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PRÉSENTATION DE L’ÉDITEUR

« La propriété, c’est le vol », cette phrase connue de Proudhon dans Qu’est-


ce que la propriété ? (1840) fit scandale.
Proudhon (1809-1865) participe au bouillonnement des idées
e
socialisantes du XIX siècle avec Marx, Bakounine, ou encore Fourier…
Marx qualifia son socialisme de scientifique. C’était un penseur aussi isolé
qu’il fut novateur et qui ne se reconnaissait pas dans les camps idéologiques
de son temps. Son œuvre a été récupérée par de nombreux courants, parfois
contradictoires.
S’il demeure un homme du XIXe siècle, les lignes de force de sa pensée
e
ont traversé le XX siècle, parfois souterrainement, pour rejaillir aujourd’hui.
Le rôle de l’État, les droits de l’homme, la justice, l’organisation du travail,
l’accès au crédit, la sécularisation, la guerre, l’utopie : toutes ces
interrogations de Proudhon demeurent encore les nôtres. Tout en présentant
la pensée de Proudhon dans son impressionnante diversité et dans sa vive
complexité, Édouard Jourdain lui imprime une nouvelle force en la
confrontant à des auteurs plus proches de nous : d’Elinor Ostrom à Paul
Ricœur, de Georges Gurvitch à Chantal Mouffe, de Julien Freund à Hannah
Arendt.
Loin du petit bourgeois auquel l’a réduit un certain marxisme, c’est un
penseur dégagé de tout dogmatisme, vivifiant le débat politique que
découvrira le lecteur.

Édouard Jourdain enseigne la philosophie politique, il a notamment


publié Proudhon, un socialisme libertaire (Michalon, 2009) et
L’anarchisme (La Découverte, 2013).
Maquette : © SYLVAIN COLLET

© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2018

ISBN : 978-2-271-11957-5

Ce document numérique a été réalisé par PCA


SOMMAIRE

Présentation de l’éditeur

Introduction

Chapitre premier. Du chaos à l’ordre : Penser l’anarchie négative et l’anarchie positive


Anarchie négative et absolu

Archè, ordre et désordre

Création et historicité
Anarchie positive et pluralité

Chapitre II. La condition humaine entre diabolique et symbolique


Nature et condition humaine

L’homme, animal symbolique et diabolique


Tragédie et anarchie

Chapitre III. Une philosophe du progrès sans progressisme


Misères du progressisme

Ce qu’est le progrès

Ce qu’est la décadence

De l’espoir en l’avenir

Chapitre IV. Composer avec l’absolu : théologie et politique


Les vertus épistémologiques et morales de l’antithéisme proudhonien

Proudhon et la querelle de la sécularisation


Composer avec l’absolu, au-delà d’Athènes et de Jérusalem

Chapitre V. L’art et la science de l’autogouvernement


Se donner ses lois

Métaphysique de la représentation

Autonomie et immanence
Doxa et épistémè

Doxa

Épistémè
Action et décision politiques

Phronêsis et tragédie

Pluralisme et justice

Chapitre VI. Perspectives sur les droits de l’homme

L’ambivalente justification des droits de l’homme

Les enjeux d’une conception

Symbolique et émancipation

Paradoxes et contradictions
Dépasser les droits de l’homme

Droit et État

Droit et capitalisme

Chapitre VII. Le peuple introuvable ?


Image et parole du peuple
L’ambivalence du peuple

Le peuple en acte

Chapitre VIII. Le principe d’égalité dans le gouvernement de la propriété


Ni État ni propriété privée : perspectives à partir du dilemme du prisonnier

L’autogestion des communs


Des communs aux moyens de production
Chapitre IX. Ni capitalisme ni communisme : l’idée de droit social
Une philosophie pluraliste
Du droit social

Un socialisme libertaire

Chapitre X. Le juste, le Bien et l’anarchie


Liberté et morale

Justice et morale

Chapitre XI. Justice et utopie


Connaissance et dialectique

Causalité, conflictualité et justice

Causalité et contradiction
Mutualité et justice

Chapitre XII. « Moment machiavélien », « moment proudhonien »


La conjuration de l’Un et la division originaire du social
Le conflit entre autonomie et symbolique

Chapitre XIII. Guerre et paix


Politique et polémique

De la guerre

Amitié et inimitié
Misères du pacifisme
La force et le droit

Critique de l’opposition droit/force


Freund et la réappropriation de la théorie proudhonienne de la force

Divergences quant au droit de la force


De la paix

Critique du cosmopolitisme
Le fédéralisme intégral de Proudhon
Chapitre XIV. Conflits, frontières et fédéralisme
L’État et ses frontières : une critique proudhonienne

Critique de la frontière naturelle et théologico-politique

Le pouvoir constituant entre discrimination et absolutisme


Les limites du nouvel ordre mondial

États de guerre, états de violence

Les guerres, les territoires et leurs plis


Les territoires du fédéralisme intégral

Chapitre XV. Radicalité révolutionnaire et extrémisme


Histoire et révolution

La subjectivation révolutionnaire
Radicalité et extrémisme

Conclusion

Notes

Bibliographie

Liste des articles

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INTRODUCTION

L’historien Paul Veyne se demandait si les Grecs croyaient en leurs


propres mythes 1. Répondant par la négative, il affirmait néanmoins qu’il
était impie d’introduire des dieux non reconnus par la cité ou de parodier
des rituels. Aujourd’hui, le contemporain ne croit pas au mythe de la fin de
l’histoire mais fait comme si. Démocratie libérale et capitalisme constituent
les horizons indépassables de notre cartographie cognitive désenchantée. La
piété moderne demeure une constante qui n’a pas variée depuis celle des
Grecs. L’histoire est cependant ce que nous en faisons : si une certaine foi
civile est toujours indispensable au maintien de l’ordre, elle finit toujours
par s’étioler dès lors que cet ordre n’est plus perçu comme légitime. En ces
temps où l’imaginaire se réduit à quelques « arrières-mondes » permettant
de fuir un réel difficilement habitable, il peut être de bon augure de
sélectionner et de réévaluer quelques ressources du passé qui peuvent
constituer autant de forces permettant d’envisager un futur à hauteur
d’homme. C’est dans cette perspective que nous estimons que la
redécouverte de la pensée de Proudhon est stimulante et enrichissante à bien
des égards. Il ne s’agit pas tant de restituer sur le mode de l’histoire des
idées une pensée monolithique sous tous ses aspects, mais bien d’en faire
des lectures susceptibles de montrer la pertinence de son actualité.
L’opération consisterait alors à sélectionner et évaluer ce qui peut être
hybridé et associé afin de proposer quelques linéaments permettant de
repenser le politique.
Proudhon (1809-1865) fut un penseur aussi isolé qu’il fut novateur :
premier théoricien de l’anarchisme, premier socialiste que Marx qualifia de
« scientifique » en raison de son analyse critique de la propriété, il ne se
reconnaissait pas dans une époque marquée par des camps idéologiques qui
n’ont guère évolué : « À droite, nous rencontrons le vieux libéralisme,
hostile au pouvoir, mais défenseur de l’intérêt et de la propriété quiritaire ; à
gauche, les démocrates gouvernementalistes, adversaires comme nous de
l’exploitation de l’homme par l’homme, mais pleins de foi dans la dictature
et l’omnipotence de l’État ; au centre, l’absolutisme, qui réunit dans sa
devise les deux faces de la contre révolution ; sur nos derrières, le
modérantisme, dont la fausse sagesse est toujours prête à transiger avec
toutes les opinions. 2 » Son œuvre a pu être récupérée par de nombreux
courants, parfois contradictoires, comme c’est le cas pour toutes les grandes
pensées. L’hégémonie marxiste a cependant contribué à forger la légende
d’un Proudhon petit-bourgeois et utopiste qui reste encore tenace dans
beaucoup d’ouvrages d’histoire des idées. L’origine de cette légende se
trouve dans la cinglante réplique de Marx, Misère de la philosophie, à
l’ouvrage de Proudhon, Philosophie de la misère (1846) où celui-ci critique
ouvertement le courant communiste (Sans nommer Marx, ce dernier s’était
senti visé). Marx reproche essentiellement à Proudhon sa méthode logico-
déductive, réduite selon lui à de purs concepts sans rapport avec le réel, qui
ne prendrait pas en compte la genèse historique des rapports de production.
En d’autres termes, il reproche l’idéalisme de Proudhon qui déduirait le réel
de la pensée, sans voir que Proudhon expose une méthode d’exposition et
d’intelligibilité du réel qui passe nécessairement par le concept (ce qui lui
permet par ailleurs de différencier le réel du concept au contraire de certains
marxistes qui confondront la méthode du matérialisme dialectique avec le
réel). L’ironie de l’histoire, moins connue, consiste en ce que Marx, plus de
dix années après cette critique de Proudhon, reprendra la méthode logico-
déductive qu’il développera dans Le Capital suite à la découverte de la
Logique de Hegel (qui avait appartenu à l’origine à Bakounine, son futur
grand ennemi anarchiste au sein de la Première Internationale) 3. Proudhon
notera par ailleurs dans les marges de Misère de la philosophie qu’au fond
Marx était vexé d’avoir été devancé. Sur le fond de cette querelle vont se
dessiner toutefois avec un contraste de plus en plus net deux visions du
socialisme qui vont s’affronter tout au long de l’histoire : un socialisme
libertaire et un socialisme autoritaire, avec toutes les nuances et toutes les
proliférations diverses qu’ils vont pouvoir engendrer. Il ne s’agit pas tant de
revenir sur cette opposition que de reconsidérer la pensée de Proudhon à
e
l’aune du XXI siècle, au vu des catastrophes et espoirs suscités lors du
e
XX siècle.

Dans cette perspective nous aborderons un kaléidoscope de


problématiques rendant compte de multiples facettes de sa pensée, parmi
lesquelles nous retrouverons celles qui nous paraissent trouver un écho
particulièrement contemporain. Nous nous trouverons alors en présence de
plusieurs lignes-force débordant le corpus des textes du théoricien franc-
comtois et se chevauchant pour mieux rendre compte de l’interdépendance
des concepts. Il ne s’agit pas tant de réaliser une histoire des idées qui
rendrait au corpus de Proudhon toute sa complexité et toutes ses
contradictions sous couvert d’une prétendue objectivité, mais bien
d’assumer une lecture subjective de philosophe politique. Tout n’est pas
bon à prendre chez Proudhon et certaines de ses analyses sont évidemment
datées ou demeurées à l’état d’intuition. Aussi est-ce à l’aune de lectures là
aussi subjectives de différents autres auteurs qu’il nous semble fécond
d’établir des correspondances parfois inattendues, des corrections, des
prolongements des actualisations avec la pensée du « père fondateur de
l’anarchisme ».
Nous examinerons ainsi la notion d’« anarchie » dans son rapport à
l’absolu, puisque la présence ou l’absence d’archè va déterminer ce que
l’on conçoit comme ordre ou chaos. Rapport complexe qui nous amènera à
distinguer les catégories non suturées d’anarchie négative et anarchie
positive. Ce problème de l’archè et de l’absolu renvoient au tragique de la
condition humaine, permettant notamment à travers le fait religieux et le
fait guerrier de cerner ce qui est possible pour l’homme et ce qui est
souhaitable. Cette condition humaine est indissociable de sa condition
historique, où nous verrons qu’il est possible avec Proudhon de concevoir
un progrès purgé de l’idéologie progressiste. Cette philosophie de l’histoire
n’est pas sans lien avec la question théologico-politique, où nous sommes
jetés dans la querelle de la sécularisation quant à l’analogie entre Dieu et
l’État dans la modernité. Ces liminaires sont autant d’éléments permettant
de concevoir au mieux le politique dans son essence, ses manifestations et
ses horizons souhaitables.
Nous examinerons dans cette optique l’art et la science de
l’autogouvernement en confrontant l’œuvre de Proudhon avec celle de
Castoriadis pour envisager les conditions d’une société autonome. En
émettant l’hypothèse d’une possible cohabitation entre doxa et épistémè,
nous envisagerons quels sont les rapports de cette société avec les droits, et
plus particulièrement les droits de l’homme, mais aussi avec le ou les sujets
politiques qui peuvent la porter, notamment au regard du soupçon qui pèse
désormais sur la notion même de peuple.
Ensuite, parce que la question de la propriété est plus que jamais
d’actualité bien que peu interrogée dans les fondements de sa légitimité,
nous verrons de quelle manière les réflexions économiques de Proudhon
gardent leur pertinence. Nous serons ainsi amenés à confronter l’œuvre de
l’auteur du célèbre ouvrage Qu’est-ce que la propriété ? à celle d’Elinor
Ostrom, prix Nobel d’économie, dans la perspective d’une gestion et d’une
répartition des biens communs et des moyens de production qui ne soit ni
étatique, ni privée. Dans la lignée de cette conception nous mobiliserons
notamment les travaux de Georges Gurvitch qui a envisagé à la suite de
Proudhon un dépassement du capitalisme et du communisme.
Ces conceptions politiques et économiques ne sauraient toutefois
asseoir leur légitimité sans le concept clé que l’on retrouve en filigrane tout
au long de l’œuvre de Proudhon : la Justice. De façon certes moins
systématique mais beaucoup plus radicale et puissante qu’a pu l’élaborer
Rawls plus d’un siècle plus tard, la notion de Justice chez Proudhon a le
mérite de dépasser le clivage entre libéraux et communautariens, ainsi que
d’intégrer la notion de conflit. Ici la rencontre de son œuvre avec celle de
Ricoeur et les relectures contemporaines de Machiavel nous semblent
susceptibles d’ouvrir de nouvelles pistes fécondes en théorie politique.
Enfin, nous examinerons sa théorie de la guerre qui induit une pensée
de la paix. Loin des marxistes et des libéraux qui envisagent à terme
l’éradication des conflits et des frontières, Proudhon prend au sérieux
l’irréductibilité du polemos propre au politique pour mieux concevoir la
possibilité d’une paix au sein d’un fédéralisme global, c’est-à-dire à la fois
politique et économique, où le conflit entre forces antinomiques ne peut
dégénérer grâce à leur équilibre. Projet toujours d’une urgente actualité si
l’on en croit l’avertissement, malheureusement confirmé par l’histoire, à la
fin de son Principe fédératif publié en 1863 : « Le vingtième siècle ouvrira
l’ère des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille
ans. » C’est à l’aune d’un tel projet que se pose le problème toujours actuel
et bien entendu de la révolution, dont la radicalité dans la perspective
ouverte par Proudhon est inversement proportionnelle à tout extrémisme.
Chapitre premier

Du chaos à l’ordre : Penser l’anarchie


négative et l’anarchie positive

« Anarchie, absence de maître, de souverain, telle est la forme de


gouvernement dont nous approchons tous les jours, et que l’habitude
invétérée de prendre l’homme pour règle et sa volonté pour loi nous fait
regarder comme le comble du désordre et l’expression du chaos. 1 » C’est
par cette profession de foi dans son premier mémoire sur la propriété que
Proudhon s’avère être le premier penseur à affirmer paradoxalement la
possibilité de l’anarchie comme plus haute perfection de l’ordre. Anarchie,
absence de commandement, de principe ultime ou premier, telle est la
condition de l’anarchie positive. Non moins paradoxalement, l’anarchie
négative, qui suppose le chaos ou le désordre, est rendue possible par la
présence d’une archè, d’un absolu, qui, en réduisant le réel à une volonté ou
un principe transcendant et extérieur, l’empêche de s’organiser en vertu de
ses propres capacités. C’est ainsi que l’absolu divin est un obstacle à l’ordre
de la raison humaine, que l’absolu gouvernemental est un obstacle à l’ordre
de l’autonomie politique, et que l’absolu de la propriété est un obstacle à
l’ordre de la socialisation économique. À chaque fois, il s’agit pour
l’homme, en tant qu’être et force collective, de se réapproprier ce qui lui a
été confisqué ou dénié arbitrairement au nom d’un absolu. À ce stade, nous
voudrions ici développer ce que nous pourrions appeler « anarchie
négative » chez Proudhon pour mieux appréhender son concept d’anarchie
positive : nous verrons que cette première s’accompagne d’une théorie du
chaos dont il conçoit la sortie grâce à une méthode, la dialectique sérielle,
qui aboutit à la reconnaissance de la pluralité et de sa capacité à s’auto-
organiser. De l’anarchie négative à l’anarchie positive, nous serons toutefois
confrontés à quelques problèmes et paradoxes qui nous amèneront à
mesurer la pensée de Proudhon à l’aune d’œuvres plus contemporaines.
L’affirmation d’absence d’archè comme anarchie positive n’est-elle pas
elle-même paradoxale en supposant l’affirmation d’un ordre soutenu par un
principe permettant la sortie du chaos ? Est-ce qu’anarchie négative et
anarchie positive s’opposent ? Ne faudrait-il pas plutôt y voir une continuité
ou même une certaine configuration dans laquelle le négatif continue à
travailler le positif, transcendé par la justice ? Autant de questions qui nous
amènent à comprendre et à évaluer les concepts de chaos, de création et
d’historicité dans et à partir de la pensée de Proudhon.

Anarchie négative et absolu


Il est généralement convenu que le gouvernement est censé être le
garant de l’ordre social ; aussi, « d’après le principe, plus le Gouvernement
est fort, plus l’ordre approche de la perfection. Ces deux notions, le
gouvernement et l’ordre, seraient donc l’une à l’autre dans le rapport de la
cause à l’effet : la cause serait le gouvernement, l’effet serait l’ordre 2. » Ce
raisonnement n’en demeure pas moins faux dans la mesure où le rapport du
gouvernement à l’ordre n’est pas celui de la cause à l’effet mais « celui du
particulier au général. L’ordre, voilà le genre ; le gouvernement, voilà
l’espèce. En d’autres termes, il y a plusieurs manières de concevoir l’ordre :
qui nous prouve que l’ordre dans la société soit celui qu’il plaît à ses
3
maîtres de lui assigner ? » Dans ce cas l’ordre serait avant tout le produit
d’une volonté ou d’une cause structurant de l’extérieur l’ensemble des
forces immanentes au réel. On a ainsi cru que pour assurer l’unité du corps
social et la paix il était inévitable de concevoir l’ordre sur le mode de
l’hétéronomie, d’où le lien indéfectible entre le religieux et le politique dont
nous ne sommes pas encore réellement sortis. Or « l’Unité, conçue par les
intelligences les plus libérales de même que par les esprits les plus
absolutistes, n’est toujours qu’une unité factice, artificielle ; une unité de
coercition et de contrainte, un pur matérialisme enfin, aussi étranger à la
conscience qu’impénétrable à la raison : Dogme, Fiction, Drapeau,
Symbole de secte, de parti ou de race ; article de foi ou raison d’État 4 ». De
cette unité sort un ordre qui, ne se conformant pas à la réalité du pluralisme
social, en vient à constituer un risque pour l’existence même de la société
qui se trouve en perpétuel danger de dissolution. Il suffit qu’une
composante fasse sécession, qu’un soupçon creuse une brèche dans
l’édifice dogmatique et c’est tout le système qui s’écroule, comme en
témoigne la succession des révolutions dans l’histoire. Le désordre ou le
chaos social est ainsi conçu comme cause première ou comme prétexte par
l’autorité transcendante pour légitimer sa coercition et maintenir l’anarchie
négative qui lui donne sa raison d’être. Ce que l’on appelle « unité et
centralisation n’est autre chose que le chaos éternel, servant de base à un
arbitraire sans fin ; c’est l’anarchie des forces sociales prise pour argument
du despotisme, qui sans cette anarchie n’existerait pas 5 ». À l’anarchie
négative se superpose une archè qui la maintient en lui donnant la forme
arbitraire d’un ordre. De la sorte, anarchie négative et archè (ou absolu) se
supportent l’un l’autre. Rappelons que de par son caractère illimité, infini et
inconnaissable, l’absolu se suffit (ou croit pouvoir se suffire) à lui-même, il
est Un, homogène : « Absolu, en latin absolutum, d’absolvo, je délie,
j’affranchis, j’absous. On entend par ce mot : 1o ce qui est affranchi de tout
lien, entrave, empêchement, limite ou loi : Pouvoir absolu, maître absolu ;
o o
2 ce qui est dégagé de toute phénoménalité, attribut, mode : l’absolu ; 3 ce
qui ne dépend de rien d’autre : existence absolue, cause absolue ou cause
première ; 4o ce qui est parfait en soi, pur de toute tâche, vice ou défaut :
beauté pure ou idéale, Justice absolue ou sainteté : toute chose, par
conséquent, conçue en soi, abstraction faite des phénomènes, attributs,
rapports, modes, qui la manifestent, du milieu qui la contient, des influences
qu’elle subit, des déviations qu’elle peut éprouver : moi pur ou moi absolu,
matière pure, esprit pur ou absolu, raison pure, etc. Absolu est donc
6
synonyme d’inconditionné, indépendant, indéfini, illimité. »
En d’autres termes, nous pourrions avancer qu’il existe un principe
d’ordre théologique (ou cause première et unique au fondement de tout)
articulant à la fois le chaos et l’arbitraire. Cette propriété relative à la
paradoxale anarchie du pouvoir est particulièrement intéressante en ce qui
concerne le christianisme qui vient compliquer la chose. Nous pouvons
observer une vocation « anarchique » de la christologie. En effet, et ce
contre l’argument d’Arius qui affirme que le Fils est engendré, qu’il trouve
son fondement (arché) dans le Père, les évêques réunis à Serdica en 343
avancent que le Fils règne absolument et est, comme le Père, anarchos,
sans principe, sans fondement. Ainsi la praxis que l’on retrouve dans
l’économie du Fils se retrouve détachée du Logos de Dieu. C’est cette
séparation entre l’ontologie et la praxis, attestée par la double dimension
anarchique du Fils et du Père qui rend compte selon Agamben de la
tendance athéologique latente du christianisme. « Non seulement quelque
chose comme un gouvernement providentiel du monde n’est possible que
parce que la praxis n’a aucun fondement dans l’être, mais ce gouvernement
qui a (…) son paradigme dans le Fils et dans son économie, est lui-même
intimement anarchique. L’anarchie est ce que le gouvernement doit
présupposer et prendre sur soi comme sa propre origine et, en même temps,
comme le cap vers lequel il maintient son voyage 7. » Chez Agamben, ce
cap est celui d’une absence de droit où règne l’ennui, ultime phase d’un
processus de désœuvrement qui serait inéluctable. Contre cette idée qui
suppose à la fois l’absence de distinction entre anarchie négative et anarchie
positive, de hiérarchie entre émancipation et domination à l’intérieur même
des êtres vivants et des dispositifs, d’action et de morale qui s’évanouissent
sous les coups d’une téléologie, il reste toutefois concevable de percevoir
une certaine révélation du christianisme quant au pouvoir : ce qui est
important, ce n’est pas tant la dimension anarchique de Dieu (le fait qu’Il
soit sans fondement se retrouve dans le judaïsme ou l’Islam) que le fait
qu’il existe deux êtres anarchiques, en l’occurrence le Père et le Fils,
introduisant ainsi à la fois la liberté de conscience vis-à-vis des pouvoirs
(Jésus délivre de la Loi en affirmant la prépondérance de la conscience
morale) et la possibilité (nécessité) de l’équilibre des forces, des absolus (Il
n’existe pas de hiérarchie entre le Père et le Fils, les deux sont anarchos,
sans fondement). Cet équilibre et cette tension, se retrouve à travers le
symbolisme même de la croix tel que l’interprète Chesterton : « La croix
présente en son centre une collision et une contradiction, mais elle peut
étendre à l’infini ses quatre bras sans que jamais sa forme s’en trouve
altérée. C’est parce qu’elle présente cette contradiction en son centre qu’elle
peut grandir sans changer de caractère 8. » En cela le christianisme est
ambivalent : il permet l’élaboration d’une théologie politique et
économique tout en ouvrant un espace, un champ de bataille à partir duquel
l’homme va pouvoir conquérir son autonomie.
Certaines notions sont corrompues dans leur principe, avance Proudhon,
dès lors qu’elles sont conçues avec une archè comme pivot légitimant leur
raison d’être : c’est le cas de la concurrence avec l’absolu de la propriété
capitaliste qui, grâce au droit d’aubaine, aboutit fatalement au monopole.
« Accusez la nature humaine, nous disent les économistes ; n’accusez pas la
concurrence, – sans doute ; aussi n’accusé-je point la concurrence. Mais je
ferai observer que la nature humaine ne fait pas non plus le mal pour le mal,
et je demande comment elle a perverti sa voie. Quoi ! La concurrence
devait nous rendre de plus en plus égaux les uns les autres, et voici qu’elle
nous subalternise les uns aux autres, qu’elle rend le travailleur
progressivement esclave ! Il y a ici corruption du principe, oubli de la
loi. » 9 Nous noterons donc que si l’anarchie négative peut supposer la
présence d’une archè, c’est parce que la loi est occultée. Cette loi, naturelle
et sociale, est adéquate à la justice et il s’agit pour nous de la découvrir.
C’est cette loi, distincte de toute archè et de toute métaphysique du droit
naturel (en ce qu’elle est extérieure aux êtres collectifs), qui va précisément
permettre de concevoir l’anarchie positive.

Archè, ordre et désordre


La critique de l’archè n’a pas été le seul fait de Proudhon dans l’histoire
de la philosophie. C’est aussi le cas par exemple de Heidegger et de
Levinas qui, dans une perspective différente quant à la notion d’ordre, ont le
mérite de mettre à l’épreuve la conception proudhonienne de l’anarchie.
Pour Abensour qui relit Heidegger via l’ouvrage de Reiner Schürmann, Le
principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir 10, c’est le principe
de l’archè, comme référent métaphysique, qu’il s’agit de remettre en cause.
« Toujours l’archè fonctionne à l’égard de l’agir comme la substance
11
fonctionne à l’égard des accidents, leur impriment sens et telos . » La
clôture métaphysique s’imposerait alors comme présence d’un principe
Premier dont la fonction est la fondation positive d’un ordre. « Ce qui
implique, en outre, une autre pensée de l’origine telle que les moments
inauguraux n’exercent plus domination et commandement sur l’agir, telle
que l’agir soit affranchi des principes époquaux 12. » Cette conception de
l’origine renvoie à une philosophie de l’événement relue à l’aune du
Travail de l’œuvre : Machiavel de Claude Lefort, où l’« Être ne se laisse
appréhender qu’en regard de ce qui advient, dans l’articulation des
apparences, dans le mouvement qui leur interdit de se fixer et dans la
remise en jeu incessante de l’acquis. » 13 Suivant en cela Levinas, le
principe d’anarchie est toujours ante-politique et négatif, par delà le chaos
et l’ordre. Il est sans cesse interruption et irruption, préservant ainsi l’Être
de toutes les clôtures liées à un principe Premier et donc à la domination.
L’anarchie « ne peut que troubler – mais d’une façon radicale – et qui rend
possible des instants de négation sans aucune affirmation – l’État. L’État ne
peut ainsi s’ériger en Tout 14 ». Nous retiendrons plusieurs choses ici : tout
d’abord, l’anarchie est conçue comme un au-delà du désordre et de l’ordre,
ou plutôt elle pré-existe à ces deux états dans le sens où l’un se définit par
rapport à l’autre. L’anarchie peut alors être considérée dans son
irréductibilité radicale à partir de laquelle la liberté comme action trouve
son inépuisable force. Une telle conception de l’anarchie est susceptible de
compléter celle de Proudhon dès lors que sa dimension pré-politique ne
devient pas anti-politique, avec le risque de légitimer une liberté négative
plus proche du libéralisme que de l’anarchisme. L’anarchie ne se fondant
sur aucun principe, ne peut avoir d’objet et ne peut donner lieu à un ordre
positif qui poserait inéluctablement les bases d’une clôture métaphysique.
Sa dimension négative permettrait alors à l’homme de pouvoir échapper
aux mailles du filet de l’État en particulier et de l’ordre social en général (la
dimension existentialiste de la révolte étant privilégiée par rapport à la
supposée prétention totalisante du révolutionnaire à fonder un nouvel
ordre). Ici l’ordre positif se confond avec l’archè, ce que Proudhon
précisément dément en montrant que le véritable ordre positif ne peut se
concevoir avec une archè. L’anarchie positive, soutenue par la Justice,
échappe à toute clôture métaphysique dans le sens où la Justice ne peut
trouver d’accomplissement tant qu’il existera des rapports sociaux et donc
de l’histoire. Aussi l’anarchie positive n’exclut-elle pas la négativité
(conçue comme liberté, en bien ou en mal), elle l’englobe. Il serait en effet
contradictoire que la Justice comme ordre positif soit comprise comme
ordre suturé dès lors que la Justice résulte de l’équilibration incessante des
antinomies. Une supposée harmonie ayant banni le négatif n’aurait plus rien
à voir avec la Justice, ce serait la communauté, où « notre civilisation serait
15
une étable ». D’autre part, l’anarchie conçue comme interruption et
irruption trouant l’ordre positif quel qu’il soit, comme accueil de
l’événement, n’est pas incompatible avec l’anarchie positive de Proudhon.
Celui-ci n’écrivait-il pas : « L’univers, à mes yeux, n’est qu’un laboratoire
de magie, où il faut s’attendre à tout 16 » ? Cependant, la simple affirmation
de l’événement ne nous dit rien sur la façon de l’accueillir, la manière de le
juger ou la possibilité de le transformer. Si l’anarchie se réduit à
l’événement et à la liberté négative,

il n’y a plus ni morale ni justice ; il n’y a point de certitude du droit et du devoir : le juste et
l’injuste sont confondus, indiscernables. Je vous défie de me dire en quoi consiste l’outrage aux
mœurs, l’adultère, le parjure, le vol, la banqueroute et l’assassinat ; de me définir l’usure,
l’accaparement, la coalition, la concussion, la corruption de fonctionnaires, la fausse monnaie :
avec la liberté des feuilletons, des discours, des tableaux, des danses ; avec la liberté du
commerce et de l’industrie ; avec l’arbitraire des valeurs et la vénalité des charges ; avec les
circonstances atténuantes ; avec la liberté d’association, de circulation, de donation ; avec le
travailleur libre et la femme libre ! Non que je veuille, prenez-y garde, inculper la liberté ; je dis
seulement que (…) notre liberté, n’ayant ni lest ni boussole, est celle de tous les crimes, et notre
17
ordre social une parfaite dissolution .

Avec Proudhon nous pouvons concevoir une troisième voie entre


l’absence de principe premier et l’absence d’affirmation positive, et la
présence d’un principe premier et d’un ordre positif : l’absence d’un
principe Premier et l’affirmation d’un ordre positif 18. Quel est cet ordre ?
« J’appelle ORDRE toute disposition sériée ou symétrique. L’ordre suppose
nécessairement division, distinction, différence. Toute chose indivise,
indistincte, non différenciée, ne peut être conçue comme ordonnée : ces
notions s’excluent réciproquement 19. » La série est ainsi définie : c’est
« l’intuition synthétique dans la diversité, la totalisation dans la division. La
loi sérielle exclut toute idée de substance et de cause, bien qu’elle en
reconnaisse la réalité objective : elle indique un rapport d’égalité, de
progression ou de similitude ; non d’influence ou de continuité 20 ». Aussi
l’ordre ne peut se concevoir qu’à partir du réel et de ses virtualités qui se
dévoilent grâce tout d’abord à une méthode qui n’exclut aucun fait et
suppose une disposition critique, y compris vis-à-vis des « vérités
mathématiques ». Cette méthode par conséquent doit pouvoir prévenir et
combattre toute idéologie (entendue comme logique d’une idée qui plierai
le réel à sa volonté) : « Découvrir une série, c’est apercevoir l’unité dans la
multiplicité, la synthèse dans la division : ce n’est pas créer l’ordre en vertu
d’une prédisposition ou préformation de l’entendement ; c’est se mettre en
sa présence, et par l’éveil de l’intelligence, en recevoir l’image 21. » L’ordre
ne peut donc se réaliser que grâce à ce qu’il nous est permis d’observer et
de comprendre. Si l’on considère en effet
la création selon les trois catégories de substance, cause, relation, nous trouvons que les êtres,
perceptibles seulement pour nous par les rapports que nous soutenons avec eux, nous demeurent
impénétrables dans leur substance : que les causes, insaisissables dans leur principe et leur
origine, ne nous laissent entrevoir que la succession de leurs effets. Les rapports des choses,
l’ordre et le désordre, le beau et le laid, le bien et le mal, voilà tout ce qui tombe sous
22
l’observation de l’homme, tout ce qui fait l’objet de la science .

Substance et cause ne peuvent servir de fondement à l’ordre, comme


archè et absolu, d’une part parce qu’elles sont impénétrables à la raison et
d’autre part parce que ; ne pouvant se rapporter qu’à elles-mêmes, elles ne
peuvent imprimer au monde qu’une vision, la leur, dont la réduction
suppose inévitablement la domination (comme force en quelque sorte de
« compression » du réel). Or, sous la double loi de l’action et de la sériation,
ce que Proudhon appelle la dialectique sérielle, il nous est possible de
concevoir un ordre sans archè qui déborde tout système figé. Tout d’abord,
l’action, ou praxis, en prenant directement pied dans le réel, permet
d’échapper à l’idéomanie. Comme l’écrit Proudhon, « Ma philosophie
pratique devance ma philosophie spéculative, ou du moins elle lui sert de
23
base et de garantie . » La philosophie pratique, donc, engendre la
philosophie spéculative, l’action donnant naissance à l’idée. Or l’action
n’est pas une cause première puisqu’elle est un phénomène, l’expression
d’un rapport et donc une composition étrangère à toute idée de noumène ou
de substance qui, érigés en principe de causalité, entraînent fatalement
l’absolutisme puisque la réalité du pluralisme des forces est nié. D’autre
part, en divisant l’Un métaphysique pour établir des rapports entre séries,
Proudhon opère une déconstruction qui, à la différence de celle de Derrida,
va lui permettre de reconstruire positivement ce qui a été défait. Il en donne
un exemple avec le Logos ou le Verbe qui constitue précisément
l’archétype du principe premier :

(…) c’est surtout dans le langage, création spontanée de son instinct, que l’homme a le mieux
suivi la loi des groupes et des divisions, à tel point que le langage n’est qu’un reflet des séries de
la nature. D’abord, emporté par son imagination et ses sens, l’homme n’aperçoit que l’être, la
substance indivise et infinie. Son premier langage est, comme cette conception indifférenciée,
formée de monosyllabes fixes et invariables. Mais bientôt il découvre dans cet infini substantiel
des mouvements, des forces, des collections, des groupes, des séries, des rapports ; aussitôt ses
vocables s’animent, se meuvent, se fléchissent, se différencient : substantif et qualificatif, verbe
et adverbe, article et préposition ; puis nombre, genre, dualité, déclinaison, temps et modes,
inflexions locatives, minoratives, augmentatives, etc., il y a expression pour tout. Sensible,
enfin, aux harmonies de la nature, l’homme voit partout le nombre, la cadence, l’alternance et la
période : et il rythme son langage, mesure sa phrase, cherche les consonances, déroule sa pensée
en pieds, en vers et en strophes ; puis, mariant la parole au chant, au jeu des instruments, aux
évolutions de la danse, il conçoit le drame et l’épopée. Les anciens philosophes nommaient Dieu
24
l’éternel géomètre, ils pouvaient aussi bien l’appeler l’éternel musicien .

À partir de l’Un ou du chaos (ou les deux), il devient alors possible pour
l’homme de créer de l’ordre en séparant et en organisant ce qui lui
paraissait homogène : « Concevons un moment où l’Univers ne soit qu’un
tout homogène, identique, indifférencié, un chaos pour tout dire : la
Création nous apparaîtra sous l’idée de séparation, distinction,
circonscription, différence ; l’Ordre sera la série, c’est-à-dire la figure, les
lois et les rapports, selon lesquels chaque être créé se séparera de tout
25
indivis . » De cette manière, la théorie de Proudhon échappe à la mise en
garde de René Girard qui souligne 26 que dans le plus célèbre fragment
d’Anaximandre, toutes choses émergent d’abord du chaos puis se
différencient pour finalement retomber dans l’abîme d’où elles sont sorties,
« en se punissant les unes les autres pour leur scélératesse selon l’ordre des
temps ». Autrement dit ici l’écart entre la différence et l’indifférenciation
s’effacerait devant la réciprocité de la violence mimétique. Or chez
Proudhon l’organisation de la différenciation ne se fait pas exclusivement
sur le fond d’un indéterminisme pur ou d’un chaos comme pure négativité :
elle suppose toujours la justice comme expression de l’équilibre des forces
et de la pluralité (qui ne se confond pas avec la multitude). En cela
l’éventuelle escalade de la violence est contenue dès lors précisément que la
différenciation va de pair avec la répartition de l’objet tel que l’autorité ou
le capital, limitant ainsi la lutte pour le monopole de l’objet du désir propre
à la rivalité mimétique.
Dès lors, donc, que l’homme conçoit la possibilité de différencier et de
séparer ce qu’il prenait pour l’Un, l’homme se rapproche de l’ordre.
Cependant, comme la langue, l’histoire, la politique, l’économie ou la
société demeurent une matière qui préexiste à l’homme. Aussi « L’homme
de lettres, poète ou prosateur, n’est pas le créateur de la langue ; il en est, si
l’on me permet l’expression socratique, l’accoucheur : c’est lui qui la
reconnaît, la dégage, la purge, puis la reproduit dans son œuvre, avec un
27
surcroît de netteté, de force et d’éclat ». L’homme ne crée donc rien ex-
nihilo mais à partir de matériaux. Nous pouvons parler de création dans la
mesure où on l’identifie à ce que Proudhon appelle « surcroît », tout en
sachant que l’homme peut tout aussi bien magnifier ou massacrer la langue
selon qu’il se conforme à sa conscience qui l’informe de ce qu’est la
Justice. Nous pouvons cependant nous demander si l’anarchie négative du
commencement, sorte d’illusion de l’ordre, dont nous avons vu qu’elle va
de pair avec l’Un, avec l’archè, ne se double pas d’un chaos primordial
réel, sans archè, qu’il nous est nécessaire de reconnaître pour fonder
l’anarchie positive ou autonomie. C’est à partir de cette thèse du chaos que
Castoriadis, réinterprétant la philosophie grecque, va développer sa théorie
de la création et de l’historicité.

Création et historicité
« Chez Hésiode, au commencement était le chaos. Au sens propre et au
sens premier, chaos, en grec, signifie vide, néant. C’est du vide le plus total
qu’émerge le monde. Mais déjà chez Hésiode, l’univers est aussi chaos au
sens où il n’est pas parfaitement ordonné, c’est-à-dire où il n’est pas soumis
28
à des lois pleines de sens . » Autrement dit le chaos étant au
commencement et continuant à inscrire sa marque dans l’ordre quel qu’il
soit indique que l’ordre du monde n’a pas de sens pour l’homme, pas de
telos. C’est en raison de l’antagonisme du cosmos et du chaos, et donc de la
reconnaissance de l’abîme sur lequel repose l’univers que les Grecs vont
créer l’activité philosophique. Le sens est la mise en forme de l’abîme :
« Tout aussi essentielle que la reconnaissance de l’abîme est la décision et
la volonté d’affronter l’Abîme. Il y a à faire, et il y a à penser et à dire –
dans un monde où rien n’assure, d’avance, la valeur du faire, la vérité du
29
penser et du dire . » Contre l’historicisme qui suppose que les hommes
sont gouvernés par les lois de l’histoire, Castoriadis affirme l’historicité en
tant que domaine « praxique-poïétique » à partir duquel l’homme crée sa
propre histoire. Ici, la théorie de Proudhon peut être amendée et développée
par celle de Castoriadis. La notion d’imagination développée par celui-ci
peut ainsi être rapprochée de la notion d’intuition chez Proudhon dont il
écrit qu’elle est « une forme que notre âme, par la sensation, détache de
30
l’infini, qui renferme toutes les formes possibles ». D’autre part,
Proudhon a plusieurs fois affirmé qu’une science universelle était
impossible et qu’il n’existait pas de loi de l’histoire déterminant l’homme,
donc par conséquent pas de telos fatal (se démarquant ici de l’historicisme
marxiste) : « Les idées d’intelligence et de cause finale sont étrangères à la
conception de l’ordre. En effet, l’ordre peut nous apparaître comme résultat
non prévu de propriétés inhérentes aux diverses parties d’un tout :
l’intelligence ne peut, dans ce cas, être assignée comme principe d’ordre. –
D’autre part, il peut exister dans le désordre une tendance ou fin secrète : la
finalité ne saurait être davantage être prise comme caractère essentiel de
31
l’ordre . » Toute théologie se calque sur celle que décrit Platon dans le
Timée : le démiurge utilise les eidè, c’est-à-dire les formes préexistantes
pour les modeler selon l’Idée éternelle d’un souverain Bien. Cette création
n’est donc pas une création ontologique radicale dans le sens où elle ne crée
pas un nouvel Eidos. Or la création sociale-historique suppose précisément
la possibilité d’une telle création sur fond d’un indéterminisme radical dont
est absente toute Idée d’un souverain Bien. Il devient alors possible
d’apparenter ce que Castoriadis appelle « création » au « miracle » dont
32
parle Hannah Arendt pour penser la liberté . « Il y a du nouveau absolu »,
ce qui nécessite certes « des conditions nécessaires, mais ces conditions
(…) ne sont pas suffisantes, d’où la nouveauté de ce qui est créé en tant que
forme, en tant qu’eidos ; la création est ex nihilo mais elle n’est pas in
nihilo ni cum nihilo ; elle surgit quelque part et elle surgit moyennant des
33
choses . » Si cette conception d’un chaos primordial permet en effet de
préserver de toute archè et de toute hétéronomie, tout en permettant la
possibilité de la mise en forme d’un ordre positif (à la différence de
l’anarchie de Levinas et de Heidegger), elle ne dit rien sur le contenu de
cette forme et de cette mise en sens. Ici Castoriadis ne conçoit que ce que
Proudhon appelle les séries idéelles et délaisse les séries réelles,
l’empêchant à la fois de penser la dialectique, l’histoire et la praxis 34. Ainsi,
« (…) dans la série réelle, il y a une nature, un quelque chose qui résiste,
qui se défend, qui veut rester ce qu’il est, et se brise plutôt que de se
soumettre à aucune métamorphose, à la plus légère altération ; quelque
chose de plus que le poids, la couleur, le mouvement, la figure, la série ;
quelque chose enfin d’intraitable à la pensée de l’homme. Au contraire,
dans la série idéelle, les unités peuvent être transposées, retournées, sans
cesser d’être elles-mêmes et de former des séries 35 ». C’est qu’il existe une
grande différence entre le passage du Néant à l’Être qui suppose une cause
première et une création par Dieu, et le passage du désordre à l’ordre qui
suppose que le monde est toujours déjà là. Or, la conception
« créationniste » de l’ordre chez Castoriadis ne nous permet pas de savoir
ce sur quoi nous pouvons agir et par conséquent ce qu’il nous est permis
d’espérer 36. Le passage progressif d’une anarchie négative à une anarchie
positive s’inscrit nécessairement dans une histoire qui nous lègue un
héritage, bon et/ou mauvais, et qu’il s’agit de retransmettre en faisant en
sorte qu’il soit plus juste. « Nos pères nous ont transmis de la Société une
forme particulière ; nous en transmettons une autre à nos neveux : là se
borne notre science, si c’en est une ; là se réduit l’exercice de notre liberté.
C’est donc sur nous-mêmes que nous devons agir, si nous voulons influer
sur la destinée du monde ; c’est le passé de nos aïeux que nous avons à
exploiter, en réservant l’avenir de nos descendants 37. » Proudhon,
cependant ne verse pas plus dans un historicisme que dans un progressisme
naïf. L’histoire est souvent souterraine : « Au-dessous de l’appareil
gouvernemental, à l’ombre des institutions politiques, loin des regards des
hommes d’État et des prêtres, la société produisait lentement et en silence
son propre organisme ; elle se faisait un ordre nouveau, expression de sa
vitalité et de son autonomie, et négation de l’ancienne politique comme de
l’ancienne religion 38. ». L’histoire ne serait pas ainsi la succession d’actes
de création mais constituerait un mouvement où les ruptures ne sont
souvent que les faces immergées de l’iceberg. D’autre part, elle est tissée de
micro-évènements ou relations, prenant ainsi le cours que l’humanité veut
bien lui faire prendre : « Les idées de continuité et de progression semblent
même s’exclure : qui dit progrès dit nécessairement succession, transport,
croissance, passage, addition, multiplication, différence, série enfin ; en
sorte que l’expression mouvement continu n’est pas autre chose qu’une
métaphore. Le mouvement est la série de la force, comme le temps est la
39
série de l’éternité . » Ainsi « la force vitale qui nous anime est comptée,
pesée, mesurée, sériée : si elle était continue, elle serait indivisible, et nous
serions immortels 40 ».
Après une critique systématique des différentes idées de progrès issues
notamment des lumières (de Condorcet à Hegel), Proudhon pose la
question : « Qu’est-ce donc que le progrès, si nous ne devons le chercher ni
dans notre corps, ni dans notre intelligence, ni dans notre richesse, ni dans
notre vertu, ni dans notre idéal 41 ? » Proudhon fixe le point de départ de sa
théorie « dans la Justice, d’où le mouvement devra s’irradier, soit pour le
bien, soit pour le mal, sur toutes les facultés de l’être humain, collectif et
individuel », ce mouvement ayant « pour moteur la Liberté. (…) Le
mouvement de la Justice peut s’opérer de deux manières, selon qu’elle est
en développement ou en rétrogradation. » Dans le premier cas, il s’agit de la
« Sanctification ou perfectionnement de l’humanité pour elle-même », c’est
le progrès ; dans le second cas, nous avons la « corruption de l’humanité par
42
elle-même », c’est la décadence. Cette philosophie de l’histoire autorise
Proudhon à distinguer les faits anté-normaux et les faits anormaux. Les faits
anté-normaux sont antérieurs à l’ordre, ce sont les cas par exemple de la
religion ou de la royauté qui sont appelés à se transformer. Ils s’inscrivent
dans une certaine linéarité de l’histoire : on ne songerait pas par exemple à
la possibilité de résurgence des religions premières dans l’Occident actuel.
Les faits anormaux sont en revanche des anomalies, comme l’esclavage et
la tyrannie, et sont appelés à disparaître complètement avec l’ordre. Elles
peuvent cependant être de tous temps et de tous lieux dès lors que
l’humanité se détourne de la Justice.
Anarchie positive et pluralité
« L’ordre n’est point quelque chose de réel, mais seulement de formel ;
c’est l’idée inscrite dans la substance, la pensée exprimée sous chaque
collection, série, organisme, genre et espèce, comme la parole dans
l’écriture 43. » Ici, le rapprochement avec la pensée de Simondon nous paraît
intéressant pour préciser et développer celle de Proudhon quant à la
médiation qui s’opère entre la forme et la matière dans un champ
d’immanence. Dans les premières pages de sa thèse, L’individuation à la
lumière des notions de forme et d’information, Simondon établit que la
mise en forme ne résulte pas de l’imposition d’une forme sur une matière,
comme si la forme et la matière étaient hétérogènes. « Donner une forme à
l’argile, ce n’est pas imposer la forme parallépipédique à de l’argile brute :
c’est tasser de l’argile préparée dans un moule fabriqué 44. » Ainsi ce n’est
pas tant le moule qui impose sa forme de l’extérieur que l’argile qui prend
forme grâce à lui, ce produisant un équilibre des forces, puisque « c’est en
tant que forces que matière et forme sont mises en présence 45 ». Ainsi « Le
moule limite et stabilise plutôt qu’il n’impose une forme 46 ». Par un
processus de médiations entre forme et matière sur un plan d’immanence,
résultant d’un équilibre des forces, l’ordre peut ainsi émerger du chaos,
c’est-à-dire de l’indéterminé et de l’homogène. Pour ceux qui occupent la
place de l’archè, gérant tant bien que mal l’anarchie négative, cela ne va
évidemment pas de soi : les politiques, « quelle que soit leur bannière,
répugnent invinciblement à l’anarchie, qu’ils prennent pour le désordre ;
comme si la démocratie pouvait se réaliser autrement que par la distribution
de l’autorité, et que le véritable sens du mot démocratie ne fût pas
destitution du gouvernement 47 ». La distribution de cette autorité suppose la
réappropriation par les forces collectives de leur pouvoir de décision
concernant la chose publique (dans la mesure où cela les concerne),
distribution dont le corollaire indispensable est la réappropriation par les
forces collectives du surplus économique qu’elles ont produit et des moyens
de production (sur le mode de la socialisation). Pour ce faire, comme nous
l’avons vu, il s’agit de procéder à une opération de séparation qui, à
l’inverse de l’aliénation qui coupe les forces collectives de ce qu’elles
peuvent, permet l’exercice de l’autonomie : il faut ainsi, « pour qu’une
nation se manifeste dans son unité, que cette nation soit centralisée dans sa
force militaire, centralisée dans son agriculture, son industrie et son
commerce, centralisée dans ses finances, centralisée en un mot dans toutes
ses fonctions et facultés ; il faut que la centralisation s’effectue de bas en
haut, de la circonférence au centre, et que toutes les fonctions soient
indépendantes et se gouvernent chacune par elle-même 48 ». La société ainsi
organisée ne « reconnaît plus d’autorité personnelle, parce qu’en elle,
comme en tout être organisé et vivant, comme dans l’infini de Pascal, le
centre est partout, la circonférence nulle part 49 ». L’ordre social, expression
de la pluralité du social constitue ainsi un agencement d’êtres collectifs
autonomes qui coopèrent, se mesurent les uns les autres et se coordonnent
dans des rapports de « commutation ». Que l’un de ces groupes soit mis en
difficulté, et la solidarité qui résulte des associations et des contrats fasse
son œuvre, le corps social se régénère lui-même grâce à la puissance
publique (pendant de la raison collective).Pour ainsi dire, « (…) le
gouvernement n’existe plus, puisque, par le progrès de leur séparation et de
leur centralisation, les facultés que rassemblait autrefois le gouvernement,
ont toutes, les unes disparu, les autres échappés à son initiative : de
l’anarchie est sorti l’ordre 50 ».
Chapitre II

La condition humaine entre diabolique


et symbolique

C’est parce que les anarchistes sont particulièrement sensibles à


l’imperfection de l’homme (avec ses penchants à l’égoïsme, la violence,…)
qu’ils entendent le prémunir contre les dangers du pouvoir autoritaire qui
décuplerait inévitablement ses potentialités de domination et de destruction,
même avec les meilleures intentions (On se souvient des avertissements de
Proudhon affirmant que si Saint Vincent de Paul était au pouvoir, il
deviendrait Guizot ou Talleyrand, ou de Bakounine soutenant qu’un
démocrate sur le trône se transformerait en crapule). Considérons cependant
la contradiction suivante : si les anarchistes reconnaissent l’imperfection
humaine, comment envisager une société autonome et égalitaire intégrant
cette imperfection 1 ? Autrement dit, l’ambition anarchiste n’est-elle pas
trop exigeante envers l’humanité ? Ne sous-entend elle pas un saut qualitatif
qui n’est envisageable que dans le ciel des idées que l’on pourrait qualifier
d’utopiques ? Si l’on considère l’homme comme complètement malléable et
se réduisant à un pur sujet historique, ne fait-on pas l’impasse sur ces deux
difficiles questions permettant d’éviter le pire et de réaliser ce qui est
souhaitable : qu’est-ce que l’homme ? Que peut-il ?
C’est en tentant de répondre à ces questions, en ouvrant des pistes par
une certaine lecture de Proudhon, que nous serons amenés à envisager les
problématiques liées à la nature humaine, l’auto-limitation, la tragédie ou
l’histoire, et considérerons l’hypothèse de l’homme comme animal mû par
la dialectique du diabolique et du symbolique, en quête perpétuelle de leur
équilibre auquel il a donné le nom de justice.

Nature et condition humaine


Nous pouvons convenir avec Hannah Arendt que la connaissance de la
nature humaine est en soi chose impossible : « Il est fort peu probable que,
pouvant connaître, déterminer, définir la nature de tous les objets qui nous
entourent et qui ne sont pas nous, nous soyons jamais capables d’en faire
autant pour nous-mêmes : ce serait sauter par-dessus notre ombre 2. » À la
question de la nature humaine qui correspond à l’interrogation
augustinienne du « Qui suis-je ? », Arendt préfère substituer avec prudence
la question de la condition humaine, dont les caractéristiques sont déduites
de l’expérience. Il n’en reste pas moins que ces caractéristiques constituent
autant d’approches visant à cerner les invariants propres à l’espèce
humaine. Si certes nous pouvons nous accorder sur la difficulté voire
l’impossibilité de définir une nature humaine entendue comme essence fixe
(impossibilité qui par ailleurs ne présume pas de son inexistence : la
définition minimale de l’homme comme être malléable et purement
historique demeure tributaire d’une vision anthropologique de sa nature), il
n’en reste pas moins qu’il est sans doute indispensable de se faire une idée
de la condition humaine (dont la différence avec la notion bien comprise de
nature humaine demeure ténue), ne serait-ce que pour savoir ce qu’est
souhaitable ou non, ce qui est envisageable et ce qui ne l’est pas.
L’expérience de pensée est délicate et sujette à hypothèses qui n’en sont pas
moins nécessaires. Proudhon nous offre en la matière quelques pistes
intéressantes à explorer. Conscient que la société n’est pas telle qu’elle
devrait être, il en vient à s’interroger sur les causes de cette anomalie :
« Comment l’instinct de société, si sûr chez les animaux, a-t-il failli dans
l’homme ? Comment l’homme, né pour la société, n’est-il pas encore
associé ? Tel est, sous une expression particulière, le problème fameux de
l’origine du mal, que l’on a toujours regardé comme le plus profond
3
mystère de notre humanité . » À cet égard, il est intéressant de lire la lettre
de Proudhon à Bergmann du 4 juin 1847, où il constatait avec amertume
qu’il faut désormais « parler de misère et ne pas parler de mal, de la valeur
des produits non de la valeur des idées, du gouvernement de l’humanité,
non du gouvernement de la Providence, etc., etc., mais tu sens toi-même
quelle inconséquence il y a dans cette prétention des esprits blasés ; et, à
4
coup sûr, je n’étais pas homme à m’y soumettre ».
Depuis les mythes religieux qui expliquent ce mal par le péché originel,
jusqu’aux philosophes qui ont nié l’existence du mal pour mieux
5
condamner la société , aucune explication ne trouve grâce à ses yeux dans
la mesure où elles relèvent au mieux d’a priori théologiques, au pire de
sophismes. Il s’agit davantage d’avancer une hypothèse qui relève de
l’anthropologie politique : « (…) le mal, c’est-à-dire l’erreur et ses suites,
est fils premier-né du mélange de deux facultés antagonistes, l’instinct et la
réflexion ; le bien, ou la vérité, doit être en être le second et inévitable fruit.
Pour continuer la figure, le mal est le produit d’un inceste entre deux
puissances contraires ; le bien sera tôt ou tard l’enfant de leur sainte et
6
mystérieuse union . » Autrement dit, nous retrouvons dans l’humanité une
dialectique des contraires (où raison et instinct se mêlent et s’opposent dans
un rapport complexe à la nature) qui vont l’inscrire dans des régimes
d’historicité dont l’horizon normatif est constitué par leur équilibre bien
compris. Afin de mieux saisir cette relation entre instinct et réflexion,
Proudhon distingue trois degrés de sociabilité exprimant à la fois la
différence de degré et de nature entre les bêtes et les hommes. Le premier
degré de sociabilité est la socialité ou l’empathie : les membres d’une même
espèce se reconnaissent les uns les autres comme leurs semblables et
peuvent instinctivement se prêter mutuellement assistance. Si l’homme est
un animal social, c’est aussi le cas pour les autres espèces. Le second degré
de sociabilité est la justice liée à la répartition des biens mais aussi à celle
des droits et des devoirs : ce degré initie une différence entre les hommes et
les autres espèces. Enfin, le troisième degré désigne l’équité.

L’équité est la sociabilité élevée par la raison et la justice jusqu’à l’idéal ; son caractère le plus
ordinaire est l’urbanité ou la politesse, qui, chez certains peuples, résume à elles seule presque
tous les devoirs de société. Or, ce sentiment est inconnu des bêtes, qui aiment, s’attachent et
témoignent quelques préférences, mais qui ne comprennent pas l’estime, et dans lesquelles on
ne remarque ni générosité, ni admiration, ni cérémonial. Ce sentiment ne vient pas de
l’intelligence, qui par elle-même calcule, suppute, balance, mais n’aime point, qui voit et ne sent
pas. Comme la justice est un produit mixte de l’instinct social et de la réflexion, de même
l’équité est un produit mixte de la justice et du goût, je veux dire de notre faculté d’apprécier et
7
d’idéaliser .

Autrement dit, et pour résumer, « La société, chez les animaux, est en


mode simple ; chez l’homme elle est en mode composé. L’homme est
associé à l’homme par le même instinct qui associe l’animal à l’animal ;
mais l’homme est autrement associé que l’animal : c’est cette différence
d’association qui fait toute la différence de moralité. 8 » Ces considérations
sur la spécificité de l’homme, quand bien même seraient-elles
approximatives, ont le mérite de fournir des indications quant à ses
capacités, sa psychologie et dessinent les contours d’un horizon normatif
vers lequel il lui est possible de tendre. D’autre part, elles évoquent, par le
biais de l’instinct et de la raison, le rapport de l’homme à la nature, à la fois
comme être naturel et culturel (nature et culture ne sont pas distincts
ontologiquement mais sont néanmoins en tension). La conception de ce
rapport va faire l’objet d’un développement particulièrement intéressant
dans la lecture que fait Proudhon de la monadologie de Leibniz. Il avance
ainsi :
a. Que la puissance existe en chaque être ; qu’elle est propre à cet être, inhérente à sa nature,
qu’elle fait partie de son substratum ou sujet, lequel est individuel, existant par lui-même et
indépendant de tout autre ;
b. Que la puissance de chaque être, qu’elle se manifeste par l’action ou par l’inertie, spontanéité
pour lui-même, est, relativement aux autres êtres qui en subissent l’atteinte, nécessité ou
fatalisme ; (…)
d. Qu’ainsi l’ordre dans la création dépend, non plus d’un influx divin, d’une action divine,
d’une âme du monde ou vie universelle, élaborant unitairement la matière qu’elle crée, mais des
qualités similaires et contraires des atomes, qui s’attirent, s’assemblent, se repoussent, se
balancent, s’ordonnent et se subordonnent en raison de leurs qualités ; (….)
f. Que la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres inorganisés, plus élevée dans les plantes et
les animaux, atteint, sous le nom de LIBERTÉ, sa plénitude chez l’homme, qui tend à
s’affranchir de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s’en affranchit en effet ; (…)
h. Qu’au total on peut dire que l’univers est établi sur le chaos, et la société sur l’antagonisme ;
i. Qu’en conséquence l’état du premier, en perpétuelle transition, ne peut être considéré ni
comme meilleur, ni comme pire ;
j. Mais que si, dans cet univers, toute action finit par rencontrer une réaction égale, et si les
forces se balancent, il n’en est pas de même entre lui et l’humanité, qui triomphe sans cesse de
la fatalité des choses et de la fatalité de son organisme, et seule se constitue souveraine ;
k. Que cette liberté franche, dégagée de toute conditionnalité, est attestée par l’histoire et par la
Justice, que l’on peut définir, la première l’évolution de la liberté, la seconde le pacte que la
9
liberté fait avec elle-même pour la conquête du monde et la subordination de la nature .

Nous remarquerons tout d’abord que Proudhon se montre très critique


envers les systèmes dits « optimistes » qui considèrent l’existence d’un état
social harmonieux, soit qu’il soit donné à l’origine, par exemple dans la
version biblique de la Genèse où le péché va venir introduire la discorde
dans l’état édenique, soit qu’il soit donné de tout temps dans la mesure où
les rapports entre les hommes se réduisent à la concorde de leurs intérêts.
Contre la vision harmonieuse du monde, Proudhon soutient que le chaos a
toujours prévalu. C’est précisément à partir de ce chaos (anarchie négative)
qu’il devient possible de concevoir une anarchie positive (qui n’élimine
jamais entièrement la dimension chaotique, source à la fois de la création et
du mouvement), autrement dit, c’est à partir de la contradiction des forces
qu’il devient possible d’organiser leur équilibre. Cette conception de
l’anarchie va ainsi à l’encontre du présupposé selon lequel la société
anarchiste serait harmonieuse et supposerait des êtres débarrassés de
contradictions. La liberté chez Proudhon consiste à la fois à s’affranchir de
tout fatalisme et à reconnaître qu’elle est dépendante de ses origines.
Autrement dit, c’est paradoxalement mais logiquement en reconnaissant les
lois de notre nature (comme être composé) que nous pouvons nous
émanciper de la nature, ce pour mieux composer avec elle. Il ne s’agit pas
de trouver ou retrouver une harmonie naturelle supposée (qui se réduit chez
les animaux à une machinerie sociale huilée par leur instinct qui leur
empêche de remettre en question son fonctionnement) mais de concevoir un
équilibre des forces au sein du champ de bataille qu’est la nature (Proudhon
n’a jamais conçu la nature comme un opéra). « Rien ne subsiste disaient les
anciens sages, tout se tient et s’enchaîne, par conséquent encore, tout est
opposition, balancement, équilibre dans l’univers. Il n’y a rien ni en dehors
ni en dedans de cette danse éternelle 10. » L’histoire, produit du pacte que la
liberté fait avec elle-même au sein d’un univers constitué d’éléments
contradictoires, n’est pas l’œuvre de créations qui inaugureraient de
nouvelles ères à partir d’une origine fondatrice. Elle a davantage liée à un
procès sur le mode de la physique de Lavoisier selon qui « rien ne se perd,
rien ne se crée, tout se transforme ». La création s’entend ainsi alors à partir
d’une composition avec les éléments donnés s’inscrivant dans la danse
universelle des antagonismes (naturels et sociaux) : « (…) ce qui rend la
création possible est à mes yeux la même chose que ce qui rend la liberté
possible, l’opposition des puissances 11. » Contrairement aux animaux dont
le mode de société est réglé par leurs instincts, une fois pour toutes (sans
remise en cause de leur organisation et donc sans condition historique),
l’homme a le pouvoir de réagir contre sa spontanéité, pour le meilleur et
pour le pire. En ce sens c’est un être à la fois capable de démesure et de se
poser à lui-même ses propres limites, de se donner à lui-même ses propres
lois. « L’homme a le privilège, entre toutes les créatures dont il résume les
attributs divers, non seulement de réagir ou de ne plus réagir, à son choix,
contre le dehors, mais de résister à sa propre spontanéité, sous quelque
forme qu’elle le sollicite, organique, intellectuelle, morale, sociale : d’user
et d’abuser de cette spontanéité, de la détruire, en un mot de nier en soi et
hors de soi tout fatalisme, en se posant lui-même, et de plus en plus, comme
expression renversée de l’Absolu 12. » Autrement dit, l’homme, en tant
qu’être posant des limites à l’illimité et comme être pluriel à la fois sur le
mode de l’intime et du social, se distingue de l’Absolu à qui il a pu donner
comme nom Dieu. Non seulement il s’en distingue mais il s’y oppose pour
rendre effective sa liberté. En cela la liberté est diabolique dans la mesure
où elle rend compte de la division et de l’opposition : « La liberté,
symbolisée dans l’histoire de la tentation, est votre antichrist ; la liberté,
pour vous, c’est le diable. Viens, Satan, viens, le calomnié des prêtres et des
13
rois, que je t’embrasse, que je te serre sur ma poitrine ! » Cette liberté ne
se réduit cependant pas à une dimension diabolique : dans son exercice
même, elle induit déjà une part de symbolique en raison de l’organisation
commune des puissances nécessitée par l’opposition. D’autre part, cette
liberté ne saurait perdurer sans sa régulation par le principe qui la
transcende : la Justice, expression au sein de l’unité humaine de l’équilibre
entre le diabolique et le symbolique.

L’homme, animal symbolique et diabolique


Partir de l’articulation du diabolique et du symbolique, extension de la
dialectique du religieux et du conflit, permet de dessiner les contours d’une
anthropologie politique afin de saisir deux problématiques liées à la
question de la nature humaine, à savoir celle des limites et de l’équilibre des
forces, et celle du processus de transformation de la société par l’homme.
C’est dans cette perspective que l’intuition de Proudhon nous paraît féconde
lorsqu’il affirme qu’il « est une idée qui comprend tout, qui gouverne tout :
14
DIEU, la FORCE, la GUERRE ». C’est précisément en appréhendant
conjointement Dieu et la guerre comme « manifestation d’un acte de notre
vie interne 15 » qu’il devient possible de saisir le propre de l’homme : « La
vie de l’homme est un combat, dit Job. Militia est vita hominis super
terram. Pourquoi ce combat ? C’est là encore une fois qu’est le mystère, le
fait divin. Tout ce que les traditions, la symbolique des peuples, la
spéculation des métaphysiciens et les fables épiques des poètes nous ont
appris sur ce terrible sujet, c’est que l’humanité est divisée d’avec elle-
même, qu’en elle et dans la nature, le Bien et le Mal, comme deux
puissances ennemies, sont en lutte ; c’est en un mot, que, jusqu’à la
consommation finale, la guerre est la condition de toute créature. De là, la
16
religion ; de là, la théologie . »

La dimension diabolique, associée à la division, renvoie généralement à


une vision pessimiste de la nature humaine. Cette vision, outre qu’elle fut
développée dans les théologies monothéistes, se retrouve dans une certaine
mesure dans l’anthropologie politique du contrat social moderne conçu par
Hobbes. Pour ce dernier, lorsque l’homme est à l’état de nature, les
individus se font la guerre entre eux car ils sont égoïstes, d’où la formule
bien connue « l’homme est un loup pour l’homme ». Toutefois, en se
battant, ils risquent de perdre la vie et leurs biens. Par souci de conservation
ils passent donc entre eux un contrat qui fonde le pacte social, consistant à
abandonner leur souveraineté au Léviathan, à l’État, qui leur assure la
sécurité, la paix. Mais pour Proudhon, qui convient que l’argumentation de
Hobbes est une des plus logiques et des plus puissantes, cette théorie
absolutiste ne tient pas sur plusieurs points. Tout d’abord, l’homme ne
forme pas société uniquement par égoïsme : « le motif d’intérêt eut été
impuissant par lui-même à maintenir l’état social. Chacun voulant bien de
la paix tant qu’elle lui est utile, mais la repoussant et déchirant le pacte dès
qu’il la juge défavorable à son égoïsme, la multitude humaine aurait vécu
dans un état de dissolution perpétuelle. À la guerre se serait jointe la
trahison 17. » Ce qui rend la société possible, bien plus que les intérêts
égoïstes, c’est une « force de cohésion » immanente à l’homme : la Justice.
Mais ce que Proudhon reproche le plus à Hobbes, finalement, c’est d’être
un philosophe de la paix car contre les apparences, loin d’être un partisan
de la force il s’y oppose résolument, voyant dans la guerre un mal qu’il faut
conjurer. Le Léviathan doit en effet faire taire toute revendication du droit
de la force pour imposer la paix. Autrement dit, il ne reconnaît pas aux êtres
leur autonomie (ce qui demande la force d’être autonome) et leur capacité
normative (l’ensemble des droits découlant du droit de la force pour les
soutenir). Ainsi la force et le conflit (dimension diabolique) vont de pair
avec le droit (dimension symbolique). Le guerrier est donc « sacré pour la
défense du droit, pour la punition du crime et la protection du faible : telle
est la première forme de la justice dans la société 18 ». De là découle tout
une gamme juridique : Droit de la guerre et de la paix (réglementation des
combats et résolution du conflit), Droit des gens (évaluation des forces afin
de prévenir, par une transaction à l’amiable, une déclaration de guerre ; le
cas échéant règlement du litige par les armes) ; Droit public (qui consiste à
prévenir toute agression des individus contre la communauté et les
individus en organisant les droits et les devoirs de chacun) ; Droit civil (qui
se compose de l’ensemble des droits de l’homme et du citoyen comme le
droit de travail, d’échange, d’habitation…) ; et Droit économique (qui
englobe le travail et l’échange, régulés par le droit de concurrence). La
généalogie du droit et de la justice vont ainsi amener Proudhon à considérer
l’homme comme un être fait pour la guerre : « L’homme est avant tout un
animal guerrier. C’est par la guerre qu’il se manifeste dans la sublimité de
sa nature ; c’est la guerre seule qui fait les héros et les demi-dieux 19. » Et
de développer : « Les loups, les lions, pas plus que les moutons et les
castors, ne se font entre eux la guerre : il y a longtemps qu’on a fait de cette
remarque une satire contre notre espèce. Comment ne voit-on pas, au
contraire, que là est le signe de notre grandeur ; que si, par impossible, la
nature avait fait de l’homme un animal exclusivement industrieux et
sociable, et point guerrier, il serait tombé, dès le premier jour, au niveau des
bêtes dont l’association forme toute la destinée ; qu’il aurait perdu, avec
l’orgueil de son héroïsme, sa faculté révolutionnaire, la plus merveilleuse de
toutes et la plus féconde ? Vivant en communauté pure, notre civilisation
serait une étable 20. » De tels propos provoquèrent un certain tollé à son
époque. Et pourtant, bien compris ils constituent l’une des réflexions les
plus originales et les plus profondes de Proudhon concernant la condition
humaine. Prenant acte d’un ressort que l’homme ne saurait éliminer, il
envisage la possibilité de sa transformation (d’une certaine manière, nous
pouvons rapprocher cette opération de la sublimation de la pulsion de mort
21
chez Freud, sur le plan économique et politique ). La grande leçon de
Proudhon est qu’il n’existe jamais de véritable distinction entre la guerre et
la paix mais une modulation plus ou moins juste en raison de la variation de
l’équilibre des forces : « La guerre et la paix sont deux formes différentes
d’un seul et même mouvement, d’une seule et même loi :
l’antagonisme 22. » Comme une société entièrement « pacifiée » par une
dictature fait en fait l’objet d’une guerre menée par son propre
gouvernement, il est possible d’envisager une paix positive où les conflits
ne donnent pas lieu à la destruction des forces mais bien au développement
de leur puissance grâce à leur équilibre et leur autonomie.

Si l’homme est un être pour le conflit, qui a tout autant la capacité de


transformer cette faculté en guerre totale (qui tend à la destruction absolue)
qu’en production de droits (qui tendent à la justice), c’est aussi un être
religieux, avec la même ambigüité sous-jacente quant à la dialectique du
diabolique et du symbolique. Il est intéressant de noter par ailleurs que
parmi les différentes étymologies que l’on prête au mot « religion », nous
trouvons « re-ligere » (« relier », ce qui est en somme l’étymologie la plus
classique) mais aussi relegere qui exprime une séparation et une déliaison :
« le terme de religion ne dérive pas, selon une étymologie aussi fade
qu’inexacte de religare (ce qui lie l’humaine et le divin), mais de relegere,
qui indique l’attitude de scrupule et d’attention qui doit présider à nos
rapports avec les dieux. (…) Religio n’est pas ce qui unit les hommes et les
dieux, mais ce qui veille à les maintenir séparés 23. » Autrement dit, la
religion divise (que l’on songe à la séparation entre l’immanence et la
transcendance, ou tout simplement aux guerres de religion) et rassemble (au
sein d’une Église, d’une communauté de croyants). Là encore, ce à quoi
nous convie Proudhon est de penser la permanence du religieux et sa
possible transformation en vertu du principe de justice. La pure et simple
négation du phénomène ne peut avoir paradoxalement pour effet que de le
renforcer, sous une forme ou sous une autre (que l’on pense par exemple
e
aux multitudes de religions séculières qui ont émergé au XX siècle) : « Aux
théologiens ou théodiciens il faut joindre la multitude des réformateurs qui,
tout en se séparant de l’Église et du théisme même, restent fidèles au
principe de subordination externe, mettant à la place de Dieu la Société,
l’Humanité, ou toute autre Souveraineté, plus ou moins visible et
24
respectable . »

De même qu’elle est en chaque peuple, la faculté religieuse est en


chaque individu, elle peut être aussi variée que l’on peut aimer
différemment, travailler différemment, selon des cultures, des
tempéraments, des moments donnés, mais elle relève toujours de la
25
perception inintelligible et donc innommable de l’absolu : « De même que
tout homme venant au monde, antérieurement à toute communication avec
ses semblables, porte en son entendement, par la conception de l’absolu, les
principes de la logique, de la grammaire et des sciences ; de même, par
l’idolâtrie de ce même absolu, il porte en son cœur le principe, l’objet et
tout l’appareil de la religion. Les cultes peuvent varier, comme les langues,
les fables, les gouvernements ; la religion, toute fantastique qu’elle soit, est
une, comme la grammaire, la logique, l’économie ; et elle est une parce
qu’elle est donnée dans l’absolu 26. » Or ce que la Révolution, la Justice ou
la Guerre prétendent résoudre, c’est cette dichotomie, cette tension dans
l’être humain, entre l’absolu, unité subjective, qu’il ne nous est pas donné
de connaître mais que notre âme affirme, et la multiplicité objective qu’il
nous est possible d’atteindre en ce sens qu’elle est un composé de
phénomènes dont la raison peut se saisir. Or pour dépasser cette dichotomie
tout en conservant l’antagonisme, il faut admettre l’immuabilité de la
religion et son caractère irréformable dans son essence et transformer les
rapports de composition avec l’absolu de sorte que l’Un ne soit plus une
puissance d’absorption et de destruction.

En vertu du religieux et de la guerre, l’homme est un être de démesure.


Mais pour les mêmes raisons, c’est aussi un être capable de se donner à lui-
même ses propres limites en vertu du sentiment de justice qui travaille
depuis sa naissance la religion et la guerre. C’est à partir de cette
ambivalence qu’il devient possible de penser la dimension tragique de la
condition humaine pour mieux envisager la possibilité et la nécessité de
l’anarchie.

Tragédie et anarchie
L’avènement des sociétés dites « séculières » a impliqué avec la
présumée mort de Dieu la dissolution des repères de la certitude.
L’ouverture des possibles et des remises en question radicales induisait
alors une angoisse non moins radicale (c’est pourquoi progressisme et
catastrophisme sont toutes deux filles de la modernité). L’actuelle question
du rapport à la nature s’inscrit dans cette indétermination profonde qui
appelle précisément certaines déterminations politiques. Prenant conscience
qu’il est la seule espèce à pouvoir détruire l’environnement auquel il
appartient, l’homme recherche des limites à sa toute-puissance (reste à
savoir selon quelles modalités : retour au sacré, procédure démocratique,
gouvernance économique,…). Dieu est mort et l’homme est nu : la
dissolution des repères de la certitude s’est accompagnée d’une réflexivité
relative à l’infini des possibles et la conjuration des dangers dont ces
possibles sont porteurs. Problématique déjà posée en profondeur à la fin du
e
XIX siècle par Dostoïevski et Nietzsche qui ont vu dans l’avènement de la

société séculière la mise à nu de la fragile condition humaine.


Chez ces deux auteurs, nous retrouvons la même obsédante question :
« Que peut l’homme ? ». Tandis que Nietzsche verra dans la mort de Dieu
la possibilité et la nécessité du « surhomme », autrement dit de l’homme
Dieu, Dostoïevski trouvera dans la réponse à cette question le Dieu fait
homme, autrement dit le Christ. On connaît la célèbre affirmation de
Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Autrement dit,
l’homme livré à lui-même est incapable de se fixer des règles régulant ses
actions. Lacan va prendre le contrepied de cette affirmation : « Si Dieu
n’existe pas, dit le père, alors tout est permis. Notion évidemment naïve, car
nous savons bien, nous analystes, que si Dieu n’existe pas, alors rien n’est
27
plus permis du tout. Les névrosés nous le démontrent tous les jours . »
Sans repère, sans foi, sans ouverture vers la transcendance, sans espérance,
l’individu hérisse autour de lui des palissades de normes comme pour
mieux se protéger de la pénombre dans laquelle il est désormais plongé. Au
contraire, avec Dieu tout est permis dans la mesure où il légitime les actions
de celui qui s’en réclame : le « Dieu avec nous » ouvre la voie à tous les
possibles. D’où l’intérêt par exemple pour un Zizek de concevoir une
théologie politique laïcisée qui se voudrait révolutionnaire. Là encore, le
mérite de Proudhon est de proposer une alternative au choix entre Dieu et
l’homme-Dieu en concevant un rapport antagonique et équilibré avec
l’Absolu, permettant d’introduire une mesure entre ce qui est permis et ce
qui ne l’est pas, conjurant à la fois le nihilisme et le fanatisme. L’homme
doit assumer les questions « Dieu existe t-il ? » ou « Dieu est-il mort ? » en
leur opposant une affirmation de son autonomie par une lutte perpétuelle
contre Dieu, le Néant et ce qui les représente. C’est une affirmation contre
des hypothèses qui, conjointement, forment un ensemble qui est pour lui
une certitude : l’Absolu existe, et l’homme doit pour affirmer son humanité
le tenir à distance. « Seule, la Révolution a osé regarder en face l’Absolu ;
elle s’est dit : Je le dompterai, Persequar et comprehendam. Combien plus
puissante, plus humaine, plus radicale, surtout plus nette, est cette
philosophie !… 28 » C’est dans cette perspective qu’il faut entendre
l’invitation de Camus : « (…) la seule règle qui soit originale aujourd’hui :
apprendre à vivre et à mourir, et, pour être homme, refuser d’être dieu 29. »
La soif de pouvoir qui tend vers l’absolu, et que les anarchistes ont
perçu avec tant d’acuité, va de pair avec la servitude volontaire et la
résignation qui sont autant de maux inhérents à notre condition. C’est avant
tout en admettant et en tentant de comprendre ces inclinaisons mortifères
que leur limitation devient réaliste. Des tragédies que l’on retrouve dans les
faits divers à celles dont témoignent les expériences totalitaires, il existe des
continuums qui relèvent de processus psychologiques bien humains dont
personne n’est immunisé a priori (que l’on songe aux multiples expériences
de psychologie sociale, comme celle de Stanley Milgram sur la soumission
à l’autorité, qui montre que les individus d’une société démocratique sont
susceptibles de commettre les mêmes atrocités que ceux d’une société
totalitaire). Comme l’écrivait Chestov, « Nulle transformation ne pourra
transformer la tragédie de la vie et il semble que le moment soit venu de ne
plus nier la souffrance comme une réalité fictive dont on peut se débarrasser
(…) mais de l’accepter, de l’admettre, et peut-être enfin de la
comprendre 30 ». Une société, même anarchiste, ne sera jamais
complètement immunisée contre la tragédie. Mais précisément parce qu’elle
aura pris en compte la dimension tragique de la condition humaine, il est
raisonnable d’espérer qu’elle en atténuera les causes et les effets. C’est en
reconnaissant la part d’ombre qui traverse les êtres qu’il devient possible de
composer avec la lumière qui dès lors n’est plus synonyme de souverain
Bien. Non seulement le Bien imposé devient le mal, comme pouvait
l’affirmer Bakounine, mais la notion de Bien, si tant est qu’on puisse la
définir, coexiste avec le mal dans un équilibre précaire. D’une certaine
manière, nous retrouvons cette même problématique en ce qui concerne la
dialectique de l’ordre et du chaos. La justice constitue la symbolique et le
moteur de cette dialectique des antinomies et peut être rapprochée de ces
propos de C.G Jung :
La nature est équivoque et l’on ne peut donner tort ni à Paracelse, ni aux alchimistes de
s’exprimer « parabolice » (par des paraboles) dans leur prudence et leur responsabilité
angoissées. Ce procédé est en effet adapté à l’objet. Ce qui se produit entre la lumière et
l’obscurité, ce qui unit les contraires, participe des deux côtés et peut être jugé aussi bien de
gauche que de droite sans qu’on en devienne pour cela plus éclairé. On ne peut de la sorte que
susciter à nouveau la déchirure des opposés. Ici est seul utile le symbole qui, conformément à sa
nature paradoxale, représente le tiers, inexistant – selon les normes de la logique – mais qui,
selon la réalité, est la vérité vivante. Le symbole est la voie moyenne où s’unissent les opposés
en vue d’un mouvement nouveau, ruisseau, qui, après une longue sécheresse, répand la
31
fécondité .

Ici se pose tout le problème de la condition humaine dans sa dimension


historique. En évitant le pessimisme anthropologique des origines lié au
mythe du péché originel, ainsi que l’optimisme progressiste qui constitue sa
face moderne (il est question dans les deux cas d’un cheminement vers le
salut), il convient au contraire de faire montre d’une certaine prudence et
d’une certaine humilité, y compris, et surtout, afin d’envisager un monde
meilleur aux antipodes du « meilleur des mondes » de Huxley. C’est en
filigrane ce que soutient Camus lorsqu’il écrit que « l’homme (…) n’est pas
entièrement coupable, il n’a pas commencé l’histoire ; ni tout à fait innocent
puisqu’il la continue. Ceux qui passent cette limite et affirment son
innocence totale finissent dans la rage de la culpabilité définitive 32 ». Cette
ambivalence de la condition historique constitue un invariant qu’il
appartient à l’homme de reconnaître : il n’est jamais tout à fait coupable
dans la mesure où il ne crée rien à partir de rien. Il n’a d’autres choix que de
composer avec ce qui lui est donné : donné sans origine et en perpétuelle
transformation qui ne peut jamais disparaître définitivement. D’autre part, il
n’est jamais tout à fait innocent car les choix qu’il fera pour transformer ce
33
donné contiendront toujours une part de tragique . Ainsi pour Proudhon,
« l’humanité, dans sa marche oscillatoire, tourne incessamment sur elle-
même : ses progrès ne sont que le rajeunissement de ses traditions ; ses
systèmes, si opposés en apparence, présentent toujours le même fond, vu
de côtés différents. La vérité, dans le mouvement de la civilisation, reste
toujours identique, toujours ancienne et toujours nouvelle : la religion, la
philosophie, la science, ne font que se traduire 34 ». La condition historique
a donc changé la perspective de l’homme sur lui-même, mais les solutions
qu’il trouve ne font souvent que transférer sous une autre forme les
problèmes qu’elles étaient censées résoudre. Nous touchons ici à la
problématique historique de la transformation, que l’on retrouve notamment
dans le débat concernant la sécularisation-transfert et la sécularisation-
liquidation : la modernité constitue-t-elle une rupture épistémologique ?
Anthropologique ? Politique ? N’opère-t-elle pas des transferts (par
exemple du Dieu souverain à l’État souverain)? Nous n’approfondirons pas
ici la dialectique complexe entre forme et substance qui demanderait
d’amples développements. Mesurer le kaléidoscope de ce qui perdure pour
envisager ce qui est possible et souhaitable. Ce qui importe désormais est de
se confronter au constat désabusé diagnostiqué par Camus : « Lucifer aussi
est mort avec Dieu et, de ses cendres, a surgi un démon mesquin qui ne voit
même plus où il s’aventure 35. » L’anarchie, comme autant de multitudes de
brèches dans le temps, permet précisément de sublimer les présupposées
morts de Dieu, de Lucifer et de l’Homme. C’est paradoxalement mais
logiquement qu’une société anarchiste, car elle a le mieux saisi la
dimension tragique de la vie humaine et donc la nécessité de limiter les
propensions à l’absolu et à la démesure qui traversent les êtres et la société,
laisse entrevoir la possibilité d’un développement infini des forces en
équilibre, si tant est qu’elles demeurent vigilantes et actives, le regard rivé
vers l’horizon de la justice.
Chapitre III

Une philosophe du progrès sans


progressisme

« Depuis que la notion de Progrès s’est glissée dans les esprits, l’Absolu
ayant conservé la plupart des positions, le chaos est dans toutes les têtes ; et
comme le Progrès, à un degré quelconque, s’impose à tous avec une force
invincible, le plus fou est encore celui qui, en croyant s’en débarrasser, a la
prétention de ne pas paraître fou 1. »

On a souvent fait de Proudhon un penseur du progrès entendu comme


penseur progressiste, dans la lignée qui vont des Lumières du XVIIIe siècle à
Marx en passant par des auteurs comme Auguste Comte, Fourier, Hegel,
qui voyaient dans l’Histoire le déroulement inéluctable de différentes
phases. Cette interprétation peut de prime abord sembler légitime dans la
mesure où, en effet, Proudhon décrit une certaine évolution de l’humanité :
le polythéisme a d’abord civilisé les premiers humains mais l’esclavage,
l’inégalité des dieux et l’infériorité relative des races par la séparation entre
le monde barbare et celui de la Cité, finirent par corrompre le genre
humain ; c’est alors que la révolution de l’Évangile eut lieu, proclamant
l’égalité des hommes devant Dieu et l’unité de Dieu, elle abolit
simultanément l’idolâtrie et l’esclavage. Mais le christianisme, en
s’établissant sur la foi, affranchissait dans une certaine mesure le corps tout
en laissant la pensée esclave. C’est pourquoi advint une seconde crise qui
débuta au XVIe siècle et qui eut pour nom Philosophie. Ainsi des hommes
comme Galilée, Arnaud de Bresce, Descartes ou encore Luther continuèrent
l’œuvre du Christ en déclarant la liberté de la raison et son corollaire
logique : l’égalité de tous devant la raison. Cependant cette liberté n’était
encore qu’individuelle, il fallait aussi lui donner une réalité dans la société :
la troisième révolution, au milieu du XVIIIe siècle est donc politique, il s’agit
du Contrat social, consacrant la souveraineté du peuple (continuation et
transformation du dogme de l’unité de Dieu) et l’égalité de tous devant la
loi. Cependant en ne s’attachant qu’à la chose politique, la liberté était
davantage formelle que réelle ; c’est pourquoi la Révolution, après avoir été
religieuse, philosophique et politique, devient économique, réalisant
l’égalité des hommes devant la fortune et le travail. La Justice reste toujours
au fond de toute civilisation et de toute époque, sans cesse
approfondissement d’elle-même, c’est ce qui fait dire à Proudhon que :
« L’humanité, dans sa marche oscillatoire, tourne incessamment sur elle-
même : ses progrès ne sont que le rajeunissement de ses traditions ; ses
systèmes, si opposés en apparence, présentent toujours le même fond, vu de
côtés différents. La vérité, dans le mouvement de la civilisation, reste
toujours identique, toujours ancienne et toujours nouvelle : la religion, la
philosophie, la science, ne font que se traduire 2. »
Ainsi, les révolutions successives ne se contredisent pas, elles
participent toutes à la découverte de la Justice. La Justice est donc
inévitablement liée à l’idée de progrès puisque la Révolution, qui
l’accomplit à travers le temps, est mouvement perpétuel, dévoilement
incessant, réalisation de l’Histoire. Il serait faux, cependant, de se
représenter le progrès comme une marche continue vers une félicité
inéluctable, l’homme est en effet tout aussi capable de progrès que de régrès
lorsqu’il devient immoral et s’écarte de la Justice.

Misères du progressisme
Commençons donc par examiner ce que Proudhon écrit des penseurs
progressistes : « On me dit, je résume en quelques mots la théorie des
progressistes : c’est dans l’esprit général des sociétés, dans l’organique de la
civilisation, qu’il faut chercher le progrès, et c’est là que l’histoire
universelle le montre. L’esprit social n’est pas le même en Orient, dans la
Grèce, l’empire romain, le monde chrétien ; il va s’améliorant, s’épurant de
siècle en siècle, changeant ses formes. À cet égard la civilisation ne fait que
continuer l’échelle des êtres, que la Nature a conçus et organisés selon une
série ascendante, image première et paradigme du progrès. J’avoue que j’ai
été autrefois dupe de ce bilboquet physiologico-politique, qui n’a pas tenu
longtemps devant l’examen 3. »

Les progressistes, en considérant l’histoire sur un mode cumulatif et


continu, sont incapables de discerner ce que peut être le progrès. En effet, le
fatalisme qui préside à une telle vision ne permet pas d’évaluer ce qui est
bien et ce qui est mal, de penser et d’agir en tant qu’êtres libres. Autrement
dit, le progressisme est une illusion qui, présentant la marche de l’humanité
comme un mouvement inéluctable vers une fin précise, conduit à réduire le
réel à une idée (ce que Proudhon appelle « idéomanie »). Cette réduction a
plusieurs conséquences : d’une part, elle oblitère le potentiel des
contingences ou évènements, pour le meilleur ou pour le pire ; d’autre part,
elle fond dans une même nécessité historique le meilleur et le pire dont
résulte une confusion morale ; enfin, elle dénie aux êtres collectifs leur
capacité à être libre, c’est-à-dire à s’élever au-dessus de la fatalité et à faire
leur propre histoire. Comme l’écrivait Christopher Lasch, les progressistes,
« bien qu’ils aiment se penser comme le parti de l’espoir, n’en ont
actuellement que peu besoin, depuis qu’ils ont l’espoir de leur côté. Mais ce
manque leur interdit toute action intelligente. L’imprévoyance, une foi
aveugle dans le fait que les choses ne peuvent se dérouler que pour le
mieux, fournit un substitut indigent à la disposition qui consiste à mener les
choses à bien, y compris lorsque les difficultés qu’elles posent nous
semblent insurmontables 4 ».
Est-ce pour autant que cette critique du progressisme doit amener à
valider la pensée contre-révolutionnaire ou décliniste ? Autrement dit, la
naïveté d’une anthropologie optimiste doit-elle de nouveau laisser la place à
une anthropologie pessimiste ? La réponse de Proudhon est bien sûr
négative et renvoie dos à dos ces deux conceptions également fausses en ce
qu’elles communient dans une même ignorance de ce que peuvent être le
progrès et la justice.

Tel est maintenant le dilemme qui, grâce à ces intelligents progressistes, nous éventre de ses
deux cornes : Ou la fatalité pure, telle qu’on la trouve au fond de toutes les philosophies de
l’histoire, d’après Aristote, Machiavel, Vico, Herder, Hegel, Saint-Simon, Fourier et leurs
disciples ; ou la religion, c’est-à-dire une nature imparfaite, une terre maudite, une civilisation
tourmentée, sans principe ni fin assignable ; une humanité pécheresse et lâche, attendant de
Dieu son expiation et sa délivrance, par conséquent sans moralité et sans valeur. Faut-il, après
cela, nous étonner des titubations du peuple français ? Quand l’élite d’une nation, préparée par
une longue tradition, une ample philosophie, une science prodigieuse, aboutit à de telles folies,
que voulez-vous que devienne la multitude affamée et sans lettres ? Les sages déraisonnent, et le
5
peuple fait ses bamboches .

Aujourd’hui, le paradigme de la catastrophe fait office de la religion


dont parle Proudhon. En réalité, le progrès marche avec la catastrophe : ce
sont en quelque sorte les deux faces de la modernité. Comme l’écrivait
Hannah Arendt, « le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une
même médaille ». La démocratie libérale comme fin de l’histoire a comme
revers le choc des civilisations, le progrès technologique a comme revers le
risque (l’allongement de la vie va de pair avec les manipulations
génétiques), le productivisme capitaliste va de pair avec la crise
économique, la maîtrise de la nature va de pair avec les catastrophes
écologiques. Dès lors, le progrès paraît désormais aussi inéluctable que la
catastrophe qui lui correspond, pour ne plus constituer qu’une confusion en
clair-obscur éclipsant les potentialités de la raison.

Ce qu’est le progrès
Dans sa Philosophie du progrès, Proudhon définit le progrès comme
étant essentiellement un mouvement perpétuel s’opposant en cela aux idées
fixes, toujours potentiellement réactionnaires. D’aucuns ont vu dans cette
définition l’illustration d’un Proudhon typiquement progressiste 6. C’est
cependant méconnaître toute une partie de l’œuvre de Proudhon qui entend
préciser cette affirmation sommaire. Ainsi, dans De la justice dans la
Révolution et dans l’Église : « Progrès est plus que mouvement, et l’on n’a
pas le moins du monde prouvé qu’une chose est en progrès quand on a
prouvé qu’elle se meut 7. » Autrement dit, une simple mécanique ne saurait
valider en soi la direction prise : la liberté de se mouvoir ne peut être jugée
qu’à l’aune du criterium de la justice. D’autre part, si Proudhon a pu dans
un premier temps sembler céder aux sirènes du scientisme de son siècle
prétendant découvrir les lois universelles de l’histoire, il s’en est vite
détaché. Cette ambition prométhéenne est aussi absurde et dangereuse que
les utopies qui ont très vite fait l’objet de critiques acerbes de sa part :
« Exposer les lois de la Providence, ou, comme nous disons aujourd’hui, du
progrès, ce n’est point, ainsi que l’essayèrent Bossuet, Vico et d’autres,
trouver une formule applicable à la totalité du sujet historique, l’histoire, à
ce point de vue, est une impossibilité, une chimère 8. »

Mais alors, que peut donc recouvrir l’idée de progrès chez Proudhon si
elle ne correspond pas à cette linéarité qu’on lui attribue si souvent ? « […]
le Progrès est avant tout un phénomène de l’ordre moral, dont le
mouvement s’irradie ensuite, soit pour le bien, soit pour le mal, sur toutes
les facultés de l’être humain, collectif et individuel. Cette irradiation de la
conscience peut s’opérer de deux manières, selon qu’elle suit la voie de la
vertu ou celle du péché. Dans le premier cas je l’appelle Justification ou
perfectionnement de l’humanité par elle-même ; elle a pour effet de faire
croître indéfiniment l’humanité en liberté et en Justice ; par suite, de
développer de plus en plus sa puissance, ses facultés et ses moyens, et
conséquemment de l’élever au-dessus de ce qu’il y a en elle de fatal : c’est
en cela […] que consiste le Progrès. Dans le second cas, je nomme le
mouvement de la conscience Corruption ou dissolution de l’humanité par
elle-même, manifestée par la perte successive des mœurs, de la liberté, du
génie, par la diminution du courage, de la foi, l’appauvrissement des
races, etc. : c’est la décadence. Dans les deux cas, je dis que l’humanité se
perfectionne ou se défait elle-même, parce que tout dépend ici,
exclusivement, de la conscience et de la liberté, en sorte que le mouvement,
ayant sa base d’opération dans la Justice, sa force motrice dans la liberté, ne
peut plus conserver rien de fatal 9. »

Le progrès consiste donc tout d’abord pour l’humanité, par sa liberté, à


se défaire du fatalisme en agissant en bien ou en mal. Par cette action, elle
opère une sélection de ce qui doit être conservé et une modification de ce
qui doit être corrigé. À partir de là s’opère à la fois une tension et une
complémentarité entre conservation et révolution. Pour Proudhon, le
changement répugne d’abord à l’homme : les lois nouvelles lui paraissent
suspectes et il préfère se reposer dans la coutume. « Toute législation affecte
l’éternité : elle ne serait pas reçue, si elle se présentait comme
provisoire 10. » Les individus donc consentent aux lois et aux institutions
qu’ils se donnent comme symboles garants de leur unité, ainsi qu’aux règles
leur permettant de vivre ensemble. Il arrive cependant un moment où ce qui
semblait aller de soi n’est plus conforme à la conscience collective : s’opère
alors une révolution. « Chose singulière, la liberté, que l’on croit toujours
prête à défaire et à refaire son œuvre, de laquelle pour cette raison les
gouvernements se méfient, la liberté est essentiellement conservatrice ;
c’est la conscience qui est révolutionnaire. Ce que la liberté a une fois
idéalisé, elle le consacre, et ne consent qu’avec une peine extrême à s’en
séparer 11. » Certes, la Justice se manifeste progressivement dans
l’humanité, mais, d’une part, elle ne constitue pas une fin inéluctable,
d’autre part, la justice peut faire l’objet d’un rejet ou d’un oubli de la part
de l’humanité, et, enfin, les révolutions ne sont pas des causes premières,
autrement dit, elles supposent toujours la conservation : « Les révolutions
sont les manifestations successives de la JUSTICE dans l’humanité. – C’est
pour cela que toute révolution a son point de départ dans une révolution
antérieure. Qui dit donc révolution dit nécessairement progrès, dit par là
même conservation. D’où il suit que la révolution est en permanence dans
l’histoire, et qu’à proprement parler il n’y a pas eu plusieurs révolutions, il
n’y a eu qu’une seule et même et perpétuelle révolution 12. »

Il ne s’agit donc pas de nier la révolution précédente mais de la


dépasser, d’où le rejet par Proudhon du concept de « table rase » que l’on
retrouve dans plusieurs philosophies de l’histoire progressistes. C’est à
partir de cette tension entre conservation et révolution que peut s’expliquer
la dialectique du progrès et de la décadence.

Ce qu’est la décadence
Une véritable théorie du progrès ne peut paradoxalement mais
logiquement se concevoir que si elle suppose de bien comprendre ce qu’est
la décadence. Quel est le processus qui conduit les hommes à se détourner
de la Justice ? « La foi à la Justice ébranlée, l’idéal qui la soutenait, et qui
par elle protégeait la cité et la famille, cet idéal détruit, un autre va prendre
sa place. Car, ainsi que nous l’avons dit, l’homme est idéaliste ; tant qu’il
lui reste l’intelligence, il est mené par l’idéal. La sollicitation des sens a sur
lui beaucoup moins de prise qu’on ne croit ; elle se réduirait à peu de chose,
et le péché compterait à peine dans l’existence, s’il n’avait pour cause
directe que l’appétit sensuel. Ce sera toujours l’idéal qui servira de mobile
aux actions humaines : seulement, au lieu de représenter la Justice, il
relèvera de l’intérêt 13. » S’ensuit une décomposition de l’ordre social, une
corruption des mœurs et une disparition de la foi publique qui affecte les
institutions : « En vain alors les lois se multiplient ; la mauvaise conscience
est encore plus féconde : chaque décret du législateur lui apporte de
nouveaux moyens de se soustraire à la loi […]. Que la dictature s’empare
du gouvernement, et entreprenne, comme Auguste, de régénérer les mœurs :
elle ne servira qu’à mettre en relief la dissolution universelle, et finira par
être elle-même bientôt submergée. Pas de puissance qui tienne tête à la
conjuration des iniquités de tout un peuple. Sous une apparence de paix, la
société est à l’état de guerre ; elle se consume de ses propres feux 14. »

Le progrès ne peut en réalité se saisir avec acuité que si l’on comprend


ce qui empêche sa réalisation. Déjà dans son premier mémoire sur la
propriété, Proudhon s’interrogeait : comment se fait-il que les actions de
l’homme, au contraire de celles des animaux, ne coïncident pas avec l’ordre
naturel ? C’est dans la lignée de cette interrogation qu’il remarquait que les
hommes se font la guerre entre eux, à la différence des animaux. C’est là
toute la faiblesse et la grandeur de l’homme : il a la capacité de dépasser la
fatalité et de remettre en question l’ordre dans lequel il s’inscrit par
l’excitation de l’idéal et de l’imagination. « Voilà toute la théorie du
progrès : une théorie de l’origine du mal moral, ou de la cause qui arrête et
fait rétrograder l’homme dans la Justice, et par suite dans toutes ses
facultés, cause qui s’explique par la scission entre les deux puissances
supérieures de l’âme, le droit et l’idéal. À proprement parler, il n’y a pas de
théorie du progrès, puisque le progrès est donné par cela seul que l’homme
possède la Justice, qu’il est intelligent et libre, et que son industrie, comme
sa science, est illimitée. Il n’y a qu’une théorie du péché et de la
rétrogradation 15. »

Loin de voir, comme un Marx, l’avènement inéluctable de la révolution


par l’industrialisation croissante qui porterait en germe les contradictions du
capitalisme, Proudhon est avant tout un penseur de la crise au sens profond
du terme : autrement dit, nous y reviendrons plus tard, il existe des nœuds,
des brèches dans l’histoire qui peuvent être pour l’homme synonymes de
perdition ou au contraire de régénération. L’inquiétude préside à la
philosophie du progrès de Proudhon, lorsque ce n’est pas même une
désillusion radicale : « Aujourd’hui la civilisation est bien réellement dans
une crise dont on ne trouve qu’un seul analogue dans l’histoire : c’est la
crise qui détermina l’avènement du christianisme. Toutes les traditions sont
usées, toutes les croyances abolies ; en revanche, le nouveau programme
n’est pas fait, je veux dire qu’il n’est pas entré dans la conscience des
masses ; de là ce que j’appelle la dissolution. […] Je me fais peu d’illusions
et je ne m’attends pas, pour demain, à voir renaître dans notre pays, comme
par un coup de baguette, la liberté, le respect du droit, l’honnêteté publique,
la franchise de l’opinion, la bonne foi des journaux, la moralité du
gouvernement, la raison chez le bourgeois et le sens commun chez le
plébéien 16. » Cependant, quand bien même tout semble perdu, quand bien
même le sort s’acharne et que la barbarie semble tout envahir, il demeure un
devoir pour tout honnête homme de rester digne en préservant la flamme
vacillante de la justice : « Nous ne verrons pas l’œuvre du nouvel âge ; nous
combattrons dans la nuit ; il faut nous arranger pour supporter cette vie sans
trop de tristesse en faisant notre devoir. Aidons-nous les uns les autres ;
appelons-nous dans l’ombre et chaque fois que l’occasion s’en présente,
17
faisons justice : c’est la consolation de la vertu persécutée . »
Sans soute y a-t-il des raisons de désespérer. Pasolini, soutenant qu’au
fascisme de Mussolini avait succédé en Italie un fascisme pire encore,
dénué de toute valeur, insidieux et pervers, évoquait la fin des lucioles :
« Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout,
à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux
limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un
phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait
18
plus de lucioles . »

Selon lui, le déclin était irréversible, et le communiste qu’il était


rejoignait ici dans une étrange unité la tradition des anti-modernes et des
libéraux conservateurs ne jurant plus que par une « heuristique de la peur »,
avec la seule catastrophe pour horizon. Seulement, comme le soutient
Georges Didi Hubermann dans son beau livre La survivance des lucioles, il
est trompeur de prendre l’image pour l’horizon : si certes l’appauvrissement
de l’expérience et de l’histoire peut apparaître comme tel, rien ne garantit
que cette image contienne en elle les promesses d’un déclin irréversible. Et
Hubermann de reprendre le modèle salutaire de Lucrèce : « On se souvient
du merveilleux modèle cosmologique proposé par Lucrèce dans le De
rerum natura : les atomes “déclinent” perpétuellement, mais leur chute
admet, dans ce clinamen infini, des exceptions aux conséquences inouïes. Il
suffit qu’un atome bifurque légèrement de sa trajectoire parallèle pour qu’il
entre en collision avec les autres, d’où naîtra un monde. Telle serait donc
l’essentielle ressource du déclin : la bifurcation, la collision, la “boule de
19
feu” qui traverse l’horizon, l’invention d’une forme nouvelle ». Il peut
surgir à tout moment des forces susceptibles si ce n’est de briser, tout du
moins de dévier la flèche du temps. C’est aussi ce que soutient Proudhon
lorsqu’il refuse de considérer l’histoire comme un bloc continuiste à la
manière d’un Hegel, négligeant ainsi les détails qui sont autant de brèches
et d’évènements susceptibles de bouleverser le cours des choses.
De l’espoir en l’avenir
En effet, sa théorie du progrès permet de : « Rendre compte de la
multitude des accidents, tergiversations, retards et décadences dont
l’histoire de l’humanité abonde, et sur lesquels les théoriciens ordinaires du
progrès ferment bravement les yeux, à l’exemple de Hegel, qui ne regardait
que l’ensemble et négligeait le détail, un détail qui affecte des milliers de
20
générations, et des milliers de milliards d’hommes ! » La puissance de
vérité n’est donc pas à chercher dans l’objectivité de l’Histoire contre la
subjectivité des histoires mais dans la « qualité du monde » que chaque récit
mobilise et qui consiste dans « sa plus ou moins grande capacité à s’ouvrir
et à nous ouvrir à la puissance d’indétermination dont tous les êtres sont
porteurs ». Dans la mesure où ce qui est passé ou mort peut se retrouver
dans l’expérience présente, dans ce que Bakounine appelait « l’être intime
des choses », Daniel Colson peut alors parler à juste titre de « rapport où
mystique et matérialisme se rejoignent 21 ». Ce qu’il appelle le « présent
extensif » permet alors « de penser les failles de l’histoire, passées,
présentes et à venir, comme des êtres toujours là », l’« expérience se fait
22
pensée de la vérité et la pensée expérience de cette même vérité ». Les
évènements sont une brèche dans le sens où ils sont « la manifestation de la
faille même de la condition humaine, le point, le lieu, l’intervalle, le
milieu, où l’homme se tient et qui le fait exister en tant qu’être
humain 23 ». Colson reprend ici les propos de Hannah Arendt qui écrivait :
« Du point de vue de l’homme, qui vit toujours dans l’intervalle entre le
passé et le futur, le temps n’est pas un continuum, un flux ininterrompu ; il
est brisé au milieu, au point où “il” se tient ; et “son” lieu n’est pas le
présent tel que nous le comprenons habituellement mais plutôt une brèche
dans le temps que “son” constant combat, “sa” résistance au passé et au
futur fait exister 24. » Les failles littéraires, comme les failles de l’histoire ou
de la pensée, ne sont pas des moyens de communication, elles constituent
des faisceaux de forces, pourrait-on dire, centrifuges et centripètes, faisant
naître des projections et des attractions à partir d’elles-mêmes, dans des
mouvements de compositions et de conflits, à travers l’Histoire et la vie
quotidienne, le perceptible et l’imperceptible. Les brèches sont à la fois (et
paradoxalement) toujours radicalement nouvelles et dépendantes des failles
qui les ont précédées, en vertu notamment d’un processus d’association
sélective et analogique que Colson illustre en montrant comment les
évènements de la commune de Paris ont rencontré les évènements de la
révolution espagnole. En effet, si les communards sont partis en Espagne
retrouver les révolutionnaires, avec une réception et une influence
différentes selon qu’ils rencontraient des anarchistes ou des marxistes, c’est
parce que Paris et l’Espagne se trouvaient dans des situations analogues. De
par cette analogie il y a écho et répétition (mais ce sur le mode du différent,
d’un autre point de vue) et non phénomène de transition ou de causalité.
Cela rejoint la thèse de Proudhon selon laquelle : « […] Il n’y a pas, dans
l’univers, de cause première, seconde, ou dernière ; il n’y a qu’un seul et
même courant d’existences. Le mouvement est : voilà tout. Ce que nous
appelons cause ou force n’est, comme ce que nous nommons principe,
auteur ou moteur, qu’une face du mouvement, la face A ; tandis que l’effet,
le produit, le mobile, le but ou la fin, en est la face B. Dans l’ensemble des
existences, cette distinction n’a plus lieu : la somme des causes est
identique et adéquate à la somme des effets, ce qui est la négation même
des unes et des autres 25. »

C’est bien en faisant appel immédiatement à ce dont les Espagnols sont


porteurs que les révolutionnaires parisiens les incitent, à travers une relation
intime, à ressusciter les évènements de la commune. Relation intime car le
support extérieur (journaux, paroles,…) relie les fonds des évènements
26
parisiens et espagnols , ce dans une multitude de répétitions parfois
insoupçonnées (ainsi Colson remarque-t-il que les insurrections municipales
espagnoles de 1868 et 1869 répètent à l’avance la commune de Paris). Tout
l’enjeu consiste à évaluer et sélectionner ce dont le passé est porteur grâce
aux forces imaginaires de l’idéal afin d’envisager un futur plus juste. Il
n’est pas question ici d’envisager un homme meilleur ou pire, mais de
conjurer les montées aux extrêmes, autrement dit de mettre à distance
l’absolu : « Ce qui est vrai, c’est qu’il y a compensations à toutes les
époques entre le bien et le mal, comme entre le mérite et le démérite, et que
la condition la plus favorable pour la société est celle où le mouvement dans
la justice s’accomplit avec la moindre oscillation, dans un équilibre qui
exclut également les grands sacrifices et les grands crimes 27. »
Chapitre IV

Composer avec l’absolu : théologie


et politique

Très tôt, Proudhon est saisi par le vertige du mystère divin, « Je pense à
Dieu depuis que j’existe, et ne reconnais à personne plus qu’à moi le droit
d’en parler. 1 » Ses digressions théologiques et métaphysiques, mêlées à des
considérations économiques ou politiques, furent l’objet de vives attaques
de la part de ses contemporains auxquels il pouvait rétorquer : « Qu’on se
raille, si l’on veut, de mes prétentions théologiques : c’est une étude que je
n’ai jamais quittée, et qui me paraît encore la plus belle de toute et la plus
féconde. C’est au désir de pénétrer les mythes religieux que je dois d’avoir
appris le peu que je sais 2. » C’est que pour Proudhon, la question de Dieu et
la question religieuse sont des problèmes sérieux que l’on ne peut balayer
d’un revers de main comme le firent les scientistes, rationalistes ou
matérialistes de son temps et comme le font encore ceux du nôtre. Aussi
peut-il affirmer dans un paradoxe tout proudhonien : « Dieu est nécessaire à
la raison, mais repoussé par la raison 3. » Le moins que l’on puisse dire,
c’est que l’humanisme feuerbachien triomphant ne le satisfait pas : le
remplacement de Dieu par l’homme constitue pour lui au mieux une erreur
logique, au pire une catastrophe morale et politique : « Les dieux sont
partis : l’homme n’a plus qu’à s’ennuyer et mourir dans son égoïsme.
Quelle effrayante solitude s’étend autour de moi et se creuse au fond de
mon âme ! Mon exaltation ressemble à l’anéantissement, et depuis que je
me suis fait Dieu, je ne me vois plus que comme une ombre 4. »
Ce que nous voudrions montrer ici, avec en considération le fait que la
question métaphysique occupe une place d’arrière-plan fondamentale dans
l’œuvre de Proudhon, tient en trois points. Tout d’abord, il s’agirait de
montrer en quoi l’antithéisme de Proudhon nous permet de saisir les sous-
bassement d’une philosophie politique où la prise en compte de l’absolu et
l’équilibre des forces constituent des éléments fondamentaux. Ensuite, nous
nous efforcerons de montrer en quoi Proudhon est susceptible d’occuper
une place non négligeable dans ce que l’on a pu appeler la « querelle de la
sécularisation 5 ». Il s’agira alors de comparer sa pensée notamment avec les
théories de Schmitt, Peterson et Blumenberg. Enfin, nous nous pencherons
sur les solutions plus proprement politiques de Proudhon qui, nous le
verrons, sont en résonance avec sa pensée théologique, tout en émettant
l’hypothèse qu’il pourrait bien être un penseur de la tragédie ayant assimilé
l’héritage chrétien.

Les vertus épistémologiques et morales


de l’antithéisme proudhonien
Dès l’ouverture de son traité d’économie intitulé Contradictions
économiques ou philosophie de la misère, il insistait sur la nécessité pour
lui d’envisager l’hypothèse de Dieu, ce qui ne fut pas sans soulever un lot
d’incompréhension. « Dieu est personnel, affirme t-il, ou il n’est pas : cette
alternative est l’axiome d’où je déduirai toute ma théodicée 6. » Pour
Proudhon nous sommes donc en présence de deux êtres, deux personnes
distinctes : Dieu et l’homme. Or tous deux se distribuent les facultés
antagonistes de l’Être, un « abîme de qualité les sépare » selon l’expression
de Kierkegaard. Ainsi s’ils sont tous deux créateurs (l’homme crée par le
travail) ce n’est pas ensemble, l’un participant à la création de l’autre
comme l’enseigne le christianisme, mais comme des rivaux, chaque
mouvement créatif de l’homme étant une bataille contre Dieu car « Dieu,
s’il existe, est essentiellement hostile à notre nature, et nous ne relevons
aucunement de son autorité. Nous arrivons à la science malgré lui, à la
société malgré lui : chacun de nos progrès est une victoire dans laquelle
nous écrasons la Divinité 7. » Dieu n’est pas et ne peut pas être le tuteur de
l’humanité. Étant de nature différente de celle de l’homme, sa soi-disant
bienveillance se transforme en tyrannie et son amour en jalousie. Il ne peut
savoir ce qui est bon pour l’homme car il ne peut se mettre à sa place.
Ainsi, l’homme repousse la divine Providence comme une tentative de
violation des consciences, une perversion du sens moral immanent aux
hommes entraînant injustice et despotisme. L’homme n’a pas à devenir
Dieu car ce sont deux natures qui « se fuient » tout en étant nécessaires
l’une à l’autre. Ils sont en effet caractérisés par des attributs qui s’opposent
fondamentalement : « Dans l’homme, le sentiment coule, pour ainsi dire, de
mille sources diverses : il se contredit, il se trouble, il se déchire lui-même ;
sans cela il ne se sentirait pas. En Dieu, au contraire, le sentiment est
indéfini, c’est à dire un, plein, fixe, limpide, au-dessus des orages, et
n’ayant aucun besoin de s’irriter par le contraste pour arriver au bonheur 8. »
Dieu est infini et omniscient, il ne connaît pas l’antagonisme car il est Un. Il
ne peut avoir comme nous la faculté d’appréhender le temps et l’espace car
il est le temps et l’espace. Ainsi Dieu ne peut savoir ce qu’il en est de
l’humanité et ne peut la comprendre car sa perception de l’ordre et de la
perfection est absolue, éternelle. Seule l’humanité peut apprécier le bien et
le mal, le temps et l’espace car elle connaît l’imperfection, le mal et la mort.
Si Dieu revêtait les attributs du fini, propres à l’humanité ce ne serait plus
Dieu.
Si l’on ne peut connaître l’absolu, comment peut-on ainsi énumérer les
attributs de Dieu ? N’est-ce pas chose impossible, pure spéculation ? C’est
que Proudhon se sert de Dieu comme d’un outil conceptuel qui lui permet
de déchiffrer le monde. Peu importe que Dieu existe ou non, qu’il ait
véritablement ces attributs ou pas, c’est uniquement de cette manière que
l’on peut saisir les absolus sur terre dont Dieu incarne la synthèse suprême.
Ainsi donne t-il la définition de l’absolu dans De la Justice : « Absolu, en
latin absolutum, d’absolvo, je délie, j’affranchis, j’absous. On entend par
ce mot : 1o ce qui est affranchi de tout lien, entrave, empêchement, limite ou
loi : Pouvoir absolu, maître absolu ; 2o ce qui est dégagé de toute
phénoménalité, attribut, mode : l’absolu ; 3o ce qui ne dépend de rien
d’autre : existence absolue, cause absolue ou cause première ; 4o ce qui est
parfait en soi, pur de toute tâche, vice ou défaut : beauté pure ou idéale,
Justice absolue ou sainteté : toute chose, par conséquent, conçue en soi,
abstraction faite des phénomènes, attributs, rapports, modes, qui la
manifestent, du milieu qui la contient, des influences qu’elle subit, des
déviations qu’elle peut éprouver : moi pur ou moi absolu, matière pure,
esprit pur ou absolu, raison pure, etc. Absolu est donc synonyme
d’inconditionné, indépendant, indéfini, illimité 9. » Or l’absolu est partout
dans le monde et tend à l’absolutisme, dans le gouvernement qui tire son
pouvoir de Dieu, mais aussi dans la propriété et la communauté par
exemple. Proudhon ne fait de la métaphysique que pour mieux concevoir
les lois qui régissent l’humanité et son histoire. Ses hypothèses peuvent
parfois prendre l’allure de paris, comme les scientifiques qui découvrent des
lois physiques en pariant sur des inconnues auxquelles ils ont donné une
certaine valeur par déduction. Il estime, lui, que l’absolu, appréhendé d’une
certaine manière, permet de comprendre la loi de l’antagonisme qui régit
l’univers. Par conséquent, « le vrai remède au fanatisme, selon nous, n’est
pas d’identifier l’humanité avec Dieu, ce qui revient à affirmer, en
économie sociale, la communauté, en philosophie le mysticisme et le statu
quo ; c’est de prouver à l’humanité que Dieu, au cas qu’il y ait un Dieu, est
10
son ennemi ».
Dieu et l’homme, donc, « s’étant pour ainsi dire distribué les facultés
antagonistes de l’être, semblent jouer une partie dont le commandement de
l’univers est le prix : à l’un la spontanéité, l’immédiateté, l’infaillibilité,
l’éternité ; à l’autre la prévoyance, la déduction, la mobilité, le temps. Dieu
et l’homme se tiennent en échec perpétuel et se fuient sans cesse l’un
l’autre ; tandis que celui-ci marche sans se reposer jamais dans la réflexion
et la théorie, la premier, par son incapacité providentielle, semble reculer
dans la spontanéité de sa nature 11 ». Ainsi en séparant dans l’Être infini les
attributs divins des attributs anthropomorphiques, nous voyons que
l’homme n’est pas à l’image de Dieu et qu’ils sont foncièrement
antagoniques. Par conséquent, celui-ci ne doit pas être regardé comme un
guide par l’humanité mais comme un adversaire. Cette conclusion ruine
toute velléité de déification de l’homme, comme le voudraient les
humanistes, qui ne serait rien d’autre qu’un retour à la religion et à
l’absolutisme.
Quant à l’athéisme, qui n’est qu’une pure négation de l’absolu en tout et
pour tout, il ne trouve pas plus de grâce aux yeux de Proudhon. Il se
défendra d’ailleurs plusieurs fois de la qualification d’athée 12. L’athéisme
est incapable de comprendre l’univers dont le propre est d’être soutenu par
un pivot : l’absolu.

Nous ne possédons pas une seule idée qui ne couvre un absolu, et qui ne tombe, si l’absolu lui
est retiré : notre science, tout expérimentale qu’elle soit, ne subsiste que de la découverte et de
l’affirmation de l’absolu ; en même temps qu’elle est une classification de faits, un dégagement
de rapports, une formule de lois, elle est une construction de l’absolu. Elle ne serait rien si elle
ne concluait toujours par l’absolu. Or, l’athéisme niant, et cela sans motif, ce que l’entendement
de toute nécessité suppose, un substratum des phénomènes, nie par là même la légitimité de tous
les concepts ; il s’interdit la science. Un athée n’eut pas découvert l’attraction. Une telle
négation est du chaotique, du nihilisme ; pis que tout cela, faiblesse de cœur, toujours de la
13
religion .
La religion, en affirmant Dieu, aboutit à l’absolutisme, à la
prépondérance d’une « Souveraineté » sur toutes les autres forces,
empêchant de ce fait tout antagonisme et toute pluralité au profit d’une
unité transcendante. Quant à l’athéisme, il aboutit, lui aussi, à l’absolutisme
d’une manière inverse à celle de la religion : en niant toute existence
d’absolu il revient à affirmer le néant qui n’est autre lui aussi qu’un absolu
d’autant plus redoutable qu’il est le seul existant. L’antagonisme ici n’est
pas seulement empêché, il est surtout impossible. Au fond, la religion
14
autant que l’athéisme participent à la même négation de l’antagonisme
des forces, nécessaire au développement de l’autonomie et d’une liberté
réelle. Ils ne permettent pas de comprendre quelle position l’homme doit
avoir vis-à-vis de l’absolu et quelle relation il doit composer avec lui.
Proudhon, en se focalisant sur la source, c’est à dire à Dieu (incarnation
suprême de l’Absolu), accorde une attention toute particulière « au système
15
catholique, le plus complet de tous et le plus rationnel dans sa déraison »,
laissant le soin à ses lecteurs d’en tirer les conclusions pour les systèmes
sécularisés qui relèvent du même principe. En effet selon lui, « Aux
théologiens ou théodiciens il faut joindre la multitude des réformateurs qui,
tout en se séparant de l’Église et du théisme même, restent fidèles au
principe de subordination externe, mettant à la place de Dieu la Société,
l’Humanité, ou toute autre Souveraineté, plus ou moins visible et
respectable 16 ». Proudhon ici se fait critique de ce que Voegelin appellera
les religions politiques ou Aron les religions séculières, mais aussi d’une
certaine idéologie du progrès qui se veut messianique et que Karl Löwith a
analysé dans son ouvrage Histoire et salut, intégrant d’ailleurs Proudhon, à
tort nous semble t-il, dans un tel mouvement. Tout ceci nous amène à nous
demander quelle place occupe Proudhon dans la querelle de la
sécularisation qui soulève les questions suivantes : la religion occupe-t-elle
toujours une dimension politique dans la modernité ? L’État moderne est-il
le produit d’une sécularisation-transfert ou d’une sécularisation-
liquidation ? Toute philosophie de l’histoire ou du progrès n’est-elle que la
reproduction d’une histoire religieuse du salut ? Finalement, quelle est la
« légitimité des temps modernes » ?

Proudhon et la querelle de la sécularisation


Avec l’avènement de la modernité, le concept de « sécularisation »
devient incontournable, mais il l’est d’autant plus qu’il est difficile à saisir.
Il désigne initialement un religieux qui quitte son ordre pour revenir dans le
siècle, dans le monde entendu comme monde présent opposé au monde à
venir ou encore comme temporel par opposition au spirituel. Si les
philosophes allemands ont pour une grande part monopolisé le débat sur la
sécularisation, c’est essentiellement parce que l’Allemagne fut
profondément marquée par le Réforme protestante et la guerre des religions,
époque où le terme de sécularisation fit son apparition dans le champ
politique (nous noterons par ailleurs que c’est à cette époque qu’émerge
l’État moderne). Ainsi, les Lumières allemandes se sont-elles
particulièrement penchées sur la question religieuse dans les relations et les
implications qu’elle pouvait avoir avec le monde profane. Il n’en reste pas
moins que la pensée de Proudhon est susceptible d’occuper une place non
négligeable, bien qu’ignorée, au sein de cette querelle, ce tant par son
originalité que par sa force conceptuelle qui, si elle demande parfois
davantage de mise en forme, ne permet pas moins de transcender des
positions a priori inconciliables. Il conviendrait alors de replacer Proudhon
notamment dans les débats qui opposèrent Carl Schmitt et Hans
Blumenberg. Rappelons que pour Schmitt « tous les concept prégnants de la
théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. Et
c’est vrai non seulement de leur développement historique, parce qu’ils ont
été transférés de la théologie à la théorie de l’État – du fait, par exemple,
que le Dieu tout-puissant est devenu le législateur omnipotent – mais aussi
de leur structure systématique, dont la connaissance est nécessaire pour une
analyse sociologique de ces concepts 17 ». Ici la position de Proudhon est
très proche de celle du juriste allemand lorsqu’il écrit notamment que « les
politiques du droit divin, argumentant de la constitution même du pouvoir
prétendu démocratique, ont démontré à leurs adversaires que ce pouvoir
relevait nécessairement d’un autre principe que la souveraineté du peuple,
qu’il relevait de la théocratie, dont la monarchie n’est, ainsi que je l’ai dit,
qu’un démembrement. Le gouvernementalisme, remarquez le bien, n’est
point issu d’une doctrine philosophique, il est né d’une théorie de la
18
Providence ». Seulement, à la différence de Schmitt qui regrette que nous
soyons passés du théisme au déisme, transition ayant pour conséquence
d’ôter au souverain sa capacité de décider de l’état d’exception notamment
grâce à la prépondérance du parlement et de la loi, Proudhon au contraire
regrette la persistance du théologico-politique à la fois dans sa dimension
théiste, dans la mesure où le souverain peut toujours décider de l’état
d’exception, et dans sa dimension déiste avec la légicentrisme
parlementaire. En effet pour Proudhon les constitutions politiques modernes
reposent sur « la distinction de deux natures, ni plus ni moins, dans le
gouvernement, nature spirituelle et nature temporelle, ou, ce qui revient au
même nature législative et nature exécutive, comme en Jésus-Christ, Dieu,
et l’homme tout ensemble », et Proudhon d’en conclure : « il est surprenant
qu’au fond de notre politique nous trouvions toujours la théologie 19. » Il
faut nous arrêter ici un moment sur l’évocation de Jésus-Christ dans le
schéma théologico-politique que Proudhon décrit et dénonce. Dans la
majeure partie de ses écrits il considère la figure du Dieu unique et
transcendant, comme le fait Schmitt, pour mieux souligner la dimension
essentiellement moniste et autoritaire de l’État dont la version libérale serait
20
une forme d’avatar . En cela, la figure du Dieu des juifs ou des musulmans
est moins équivoque que celui des chrétiens qui est consubstantiel au
Christ, Dieu fait homme. Proudhon a toutefois écrit sur Jésus, notamment
concernant la séparation des deux royaumes spirituel et temporel, sans
toutefois analyser plus en profondeur les conséquences de la Trinité. Nous
sommes cependant susceptibles de combler quelques-unes de ces lacunes
grâce notamment aux travaux d’Agamben et plus particulièrement son
ouvrage le plus dense et le plus passionnant : Le règne et la gloire.
Rappelons tout d’abord que pour Proudhon, la révolution opérée par Jésus
consiste en ce qu’il « a fait appel à la conscience : sa réforme a été toute
morale ; à cet égard, sa prédication est pleinement irréprochable. – Il
21
subalternise à la conscience toute doctrine ». Proudhon résume ainsi la
doctrine de Jésus, notamment vis-à-vis du pouvoir temporel : « (…) si
Hérode, Pilate ou Caïphe me commandaient contre la conscience, alors je
dirais que je ne puis obéir, car il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes
(…). Ne vous révoltez donc jamais contre les puissances ; que si, par
malheur, elles vous commandaient quelque chose d’évidemment injuste,
22
répondez simplement, comme Jean à Hérode, cela n’est pas permis . » Ici
le jugement de Proudhon est ambivalent : d’une part, il souligne les dangers
de cette doctrine consistant à se soumettre à n’importe quel pouvoir, et ainsi
se faire complice, même passif, des crimes qu’il peut commettre. Mais
d’autre part, il en souligne la force morale qui, en imprégnant la sphère
publique, va nécessairement revêtir une dimension politique. Comme
l’affirmait Carl Eschweiler cité par Schmitt, « (…) L’empire païen ne s’est
pas dressé durant deux cent cinquante ans contre des pensées et des
sentiments intérieurs. L’Église des martyrs était une communauté dont
l’autonomie de principe par rapport à l’État n’est explicable ni par
l’impossibilité de contrôler les idées ni par des pratiques révolutionnaires
clandestines ; dès les catacombes on avait affaire à une Église au sens
spécifique du mot, c’est-à-dire à une sphère propre de l’ordre public,
23
insupportable pour l’État païen absolu ». Le grand tournant va s’effectuer
avec la conversion de Constantin, donnant lieu à un inversement des
rapports de force. « En acceptant la monnaie de César, nous cédons à la
nécessité, comme en nous soumettant à son pouvoir, nous cédons à la force.
Or, si nous étions les plus forts, que ferions-nous ? C’est à cela que Jésus ne
répond pas, car il est évident que lui-même, s’il était le plus fort, il userait
24
de la force . » C’est ce qui va se passer lorsque les Chrétiens, formés au
sein d’une Église qui se représente Jésus comme messie, vont trouver dans
l’Empire un allié. Cet allié, ou tout du mois la recherche d’une alliance avec
un pouvoir temporel était dans l’ordre des choses à des fins de juridiction et
d’exécution, ce qui n’allait pas sans poser le problème de la tension et de la
hiérarchisation entre les deux pouvoirs. Comme l’écrivait Gilles de Rome
(1247-1316), « L’Église, en tant qu’Église, selon son pouvoir et sa
domination, détient dans les choses temporelles un pouvoir et une
domination supérieurs et primaires ; mais elle n’a pas une juridiction et une
exécution immédiates. (…) César, lui, et le seigneur temporel, détiennent
cette juridiction et cette exécution. C’est pourquoi nous voyons deux
pouvoirs distincts, deux droits distincts et deux épées distinctes 25. Mais
cette distinction n’entraîne pas qu’un pouvoir ne soit pas sous l’autre, un
26
droit sous l’autre et une épée sous l’autre. » Pour Proudhon, le
messianisme 27 et le césarisme, en tendant à la souveraineté universelle, sont
au fond politiquement identiques. L’empereur Constantin, en proclamant le
christianisme comme religion d’État, opérait la synthèse entre
l’impérialisme politique et l’universalisme spirituel, ce contre le véritable
28
christianisme de Jésus . Comme le reconnaît Peterson, c’est chez Eusèbe
de Césarée, apologiste contemporain de Constantin, que nous retrouverons
formulé l’idée la plus complète de la possibilité d’une théologie politique
chrétienne : alors que les hommes vivaient dans la polyarchie (une pluralité
de tyrannies et de démocraties), l’Empereur Auguste, en même temps que la
venue du Seigneur parmi les hommes, va rétablir la paix et l’unité de
l’Empire. Ce processus s’achève avec Constantin : « Lorsque Constantin
soumet Licinius, il rétablit la monarchie politique, et assure du même coup
la monarchie (…) ; au souverain unique sur terre correspond le Dieu
unique, le souverain unique aux cieux et le nomos et logos souverain et
29
unique . » Selon Peterson, une théologie politique chrétienne serait
impossible en vertu de l’unité d’un Dieu trinitaire qui s’opposerait à l’unité
d’un Dieu unique (que l’on pourrait retrouver dans le corps d’un homme
concret). S’appuyant sur des textes de Grégoire de Nazianze, Peterson
affirme ainsi que « cette conception de l’unité n’aurait certes pas
d’équivalent dans la créature. Par ces développements, le monothéisme
30
comme problème politique se trouve liquidé de manière théologique ».
Cependant, comme se demande à juste titre Schmitt à propos de la thèse de
Peterson : « Comment une théologie qui prend résolument ses distances
avec la politique va-t-elle liquider une entité ou une prétention politique ?
Si le politique et le théologique constituent deux domaines séparés par le
contenu-distincts toto caelo- alors un problème politique ne pourra jamais
faire l’objet que d’une liquidation politique 31. »
Le texte de Grégoire de Nazianze est beaucoup plus équivoque si on le
remet dans son contexte : il s’agit avant tout dans la querelle avec
32
l’arianisme de concilier la monarchie divine avec l’affirmation des trois
hypostases (Le Père, le Fils et le Saint-Esprit). Dans cette perspective, les
apologistes chrétiens, Tertullien au premier chef, tentent de concilier
la Trinité avec le pouvoir de l’Empereur et de ses ministres. Cette
conciliation va pouvoir s’opérer grâce à la notion d’oïkonomia.
C’est chez Paul que l’on retrouve le terme d’oïkonomia pour la
première fois dans la tradition chrétienne. L’oïkonomia peut être une tâche,
une mission confiée qui consiste pour lui à annoncer l’Evangile mais peut
aussi désigner une activité qui consiste pour le messie à achever la
promesse de la rédemption 33. Cependant, c’est avec Hyppolite et Tertullien
que le terme d’oïkonomia est utilisé pour désigner l’articulation trinitaire
de la vie divine. « Oikonomia signifie précisément l’incarnation
extraordinaire et incompréhensible du Logos ; en second lieu, elle signifie
la restriction occasionnelle ou la suspension de l’efficacité de la rigueur des
lois et l’introduction d’atténuants, qui économise (…) le commandement de
la loi en vue de la faiblesse de ceux qui doivent la recevoir 34. » Si
l’économie et la théologie ne doivent pas se confondre, les Père de l’Église
ont néanmoins insisté sur leur articulation. Comme l’affirmait Théodoret de
Cyr, les Pères « ont eu à cœur de transmettre à la fois le discours de la
théologie et celui de l’économie, afin que nous ne croyions pas qu’une est
35
la personne de la divinité et autre celle de l’humanité ». La rationalité
économique et la rationalité théologique entretiennent donc un rapport
semblable à celui entre l’humanité et la divinité, l’être et la praxis : les deux
discours coïncident sans se confondre grâce à l’économie du Fils qui permet
d’éviter une scission substantielle en Dieu. Le concept d’oïkonomia ne
saurait toutefois être intelligible dans la perspective de la construction
théologico politique et économique s’il n’était pas lié à la Providence. Le
premier à élaborer cette jonction est Clément d’Alexandrie. L’idée de
providence est en effet fondamentale pour que « l’économie du sauveur »
(le Fils de Dieu qui s’est fait chair et a ressuscité) demeure une réalité
tangible qui échappe à la simple idée de mythe ou d’allégorie que l’on
retrouve chez les Païens. « Providence est le nom de l’“oikonomia”, dans
36
la mesure où elle se présente comme gouvernement du monde . » La
divinité est alors, « tout à la fois, articulation, administration de la vie
divine et gouvernement des créatures 37 ». Le terme d’oïkonomia va alors
recouvrir deux significations qui vont s’articuler entre elles : l’organisation
intérieure de la vie divine (théologie) et la manifestation historique de la
divinité à travers le plan du salut (économie). Dans cette perspective, « Le
véritable mystère “qui était caché depuis des siècles en Dieu” et qui a été
révélé aux hommes en Christ ne concerne pas son être mais sa praxis
38
salvatrice ». Aussi, comme le résume Giorgio Agamben, ce qui est en jeu
avec l’oïkonomia « n’est rien de moins que la question de la conception
même du divin et de ses relations avec le monde qui est en train de se
former à la fin de l’Antiquité. Entre l’unitarisme inarticulé des monarchiens
et du judaïsme et la prolifération gnostique des hypostases divines, entre le
Dieu des gnostiques et des épicuriens, étranger au monde, et l’idée
stoïcienne d’un deus actuosus qui prend soin du monde, l’oikonomia rend
possible une conciliation par laquelle un Dieu transcendant, tout à la fois un
et trin, peut prendre sur lui de s’occuper du monde tout en restant
transcendant et fonder une praxis immanente de gouvernement dont le
39
mystère supramondain coïncide avec l’histoire de l’humanité ».

Rappelons par ailleurs que l’identité entre la théologie et la théorie


politique de l’État moderne ne fut pas seulement signalée par des
conservateurs ou des révolutionnaires, elle le fut aussi bien par des
démocrates modérés comme le juriste Hans Kelsen, théoricien du
normativisme et ennemi déclaré de Schmitt, qui pouvait écrire qu’

Avec un concept substantiel comme la « force » ou l’« âme », avec la fiction de la


personnification, on peut établir des parallèles entre la notion d’État et l’idée de Dieu. Les
correspondances dans la structure logique des deux concepts est en effet étonnante, surtout
lorsqu’on considère l’analogie considérable qui existe entre les problèmes posés et les réponses
données dans la théologie et dans la théorie politique. (…) L’État qui transcende le droit, l’État
métajuridique, qui n’est en vérité rien d’autre que la personnification hypostasiée, l’unité
juridique postulée dans le réel, correspond rigoureusement au Dieu qui transcende la nature, au
Dieu supra-naturel, qui n’est autre que la personnification, ramenée à un anthropomorphisme
40
grandiose, de l’unité de cette nature .

Ici les propos de Kelsen méritent d’être cités in-extenso dans la mesure
où ils sont susceptibles de prolonger les réflexions de Proudhon :

La théologie tente finalement de surmonter ce dualisme qu’elle a elle-même fabriqué en référant


le problème du rapport à l’unité du Dieu métaphysique – problème insoluble selon ses propres
prémisses – à la nature et en référant la nature extra-divine à Dieu ; de même, la théorie
politique et juridique est obligée de rapporter l’État méta-éthique au droit et le droit extra-
étatique à l’État. La théologie – et pas seulement la théologie chrétienne – tente de résoudre son
problème par le biais de la mystique : à travers l’incarnation de Dieu, le Dieu supramondain se
fait monde, ou éventuellement le représentant de celui-ci, l’homme. La solution cherchée par la
théorie politique et juridique est similaire. Il s’agit de la théorie appelée de l’auto-obligation ou
de l’auto-limitation de l’État : d’après celle-ci, l’État supra-juridique devenu personne se soumet
volontairement à son propre ordre juridique, c’est-à-dire à l’ordre lui-même institué, et d’une
puissance extra-juridique, il devient un être de droit, le droit tout court. Cette théorie contredit
aux présupposés de la théorie politique et juridique qu’elle a elle-même créée et elle voudrait
rendre intelligible l’inintelligible : que deux êtres différents soient un ; c’est pourquoi, on lui a
de tout temps fait reproche de ne pas se faire faute d’un caractère quelque peu « mystique ». Or
jusqu’à présent on n’a pas encore noté que la théologie déploie le mystère de l’incarnation de
Dieu précisément sous l’angle de l’« autolimitation » de Dieu. En réalité, l’analogie entre
théologie et théorie politique va bien plus loin encore : au problème de la théodicée correspond
exactement le problème de ce qu’on appelle l’« injustice de l’État ».

Si cependant l’argumentaire de Proudhon est en de nombreux points


similaire à celui de Kelsen sur l’identité Dieu et État, il n’en reste pas moins
qu’il se sépare de lui sur la légitimité d’une norme supérieure qui ne peut se
fonder que sur Dieu, la Nature ou quelque autre idéalité hétéronome.

L’identité entre Dieu et l’État se retrouve principalement chez Proudhon


dans la capacité qu’a l’Absolu à transgresser les normes qu’il a lui-même
édictées, mais aussi dans sa dimension une et indivisible que l’on retrouve
dans la notion de souveraineté populaire 41 exercée notamment grâce au
suffrage universel. Ainsi pour Proudhon,

Dieu, étant l’auteur du statut moral imposé à l’humanité, ne peut pas lui-même, dans son
administration cosmique, y être astreint. (…) La dérogation à la Justice par l’auteur même de
42
toute Justice est la plus grande preuve de la révélation : elle nous prouve qu’il existe
véritablement un Dieu, prévoyant et libre, édictant dans la plénitude de sa liberté les lois du
monde et de l’humanité, et jusqu’aux vérités mathématiques comme le dit Descartes. Ôtez en
Dieu cette faculté de se soustraire aux lois qu’il a faites, d’y déroger, d’en suspendre l’action, et
Dieu redevient, comme les fantômes du paganisme, sujet de la nécessité, du fatum ; pour mieux
dire, il n’y a plus de Dieu. Tel est donc le gouvernement providentiel ; tel sera, nous l’avons
montré, le gouvernement typique ou sacerdotal ; tel devra être à son tour le gouvernement
43
laïque, qui n’en est qu’une dérivation .

L’État, en créant un ordre subjectif auquel doit se soumettre ses sujets,


44
n’est pas affaire de science mais de foi car rien en lui n’est expression de
rapports : tout est ramené à la volonté, à l’art et à une cause première qui va
fonder le mythe légitimant son autorité. D’où le fait que l’État, eu égard à
sa dimension théologico-politique, constitue « un régime de dispensations,
d’exceptions, de passe-droits, où la notion du juste et de l’injuste s’évanouit
45
sous le miracle. » Chose que reconnaît également Schmitt, cette fois pour
l’approuver, lorsqu’il affirme que « la situation exceptionnelle a pour la
jurisprudence la même signification que le miracle pour la théologie 46 ».
En plus de sa critique de l’état d’exception qui demeure la dimension
obscure et refoulée des démocraties libérales, Proudhon s’attaque à ce qui
fait leur fierté, en l’occurrence le suffrage universel. Selon lui, « toute la
valeur du suffrage universel (…) repose sur cette maxime, complaisamment
répétée par nos tribuns, et qui est de pur droit divin : Vox populi, vox
Dei. 47 » Le suffrage universel, qui accompagne l’atomisation sociale de la
modernité libérale, demeure ainsi le produit d’une recomposition de la
forme politique de l’Un dont la dimension théologico-politique lui fait dire
que « religion pour religion, l’urne populaire est encore au-dessous de la
sainte ampoule mérovingienne 48 ». En effet, pour Proudhon, il est
inconcevable que d’un vote de masse composé de suffrages éparpillés
puisse résulter une pensée générale. Autrement dit, si le mode de
légitimation du pouvoir se retrouve sous la forme de l’Un, nous nous
retrouvons nécessairement en présence d’une mystification :
Comprenons-nous, enfin, que la République ne peut avoir le même principe que la royauté, et
que prendre le suffrage universel pour base du droit public, c’est affirmer implicitement la
perpétuité de la monarchie ! Nous sommes réfutés par notre propre principe ; nous avons été
vaincus, parce que, à la suite de Rousseau et des plus détestables rhéteurs de 93, nous n’avons
pas voulu reconnaître que la monarchie était le produit, direct et presque infaillible, de la
spontanéité populaire ; parce que, après avoir aboli le gouvernement par la grâce de Dieu, nous
avons prétendu, à l’aide d’une autre fiction, constituer le gouvernement par la grâce du
peuple ; parce que, au lieu d’être les éducateurs de la multitude, nous nous sommes faits ses
esclaves. Comme à elle, il nous faut encore des manifestations visibles, des symboles palpables,
des mirlitons. Le roi détrôné, nous avons mis la plèbe sur le trône, sans vouloir entendre qu’elle
était la racine d’où surgirait tôt au tard une tige royale, l’oignon d’où sortirait le lis. À peine
délivrés d’une idole, nous n’aspirons qu’à nous en fabriquer une autre. Nous ressemblons aux
soldats de Titus, qui, après la prise du Temple, ne pouvaient revenir de leur surprise, en ne
trouvant dans le sanctuaire des Juifs ni statue, ni bœuf, ni âne, ni phallus, ni courtisanes. Ils ne
concevaient pas ce Jéhovah invisible : c’est ainsi que nous ne concevons pas la Liberté sans
49
proxénètes !

Faut-il pour autant voir dans cette analogie entre Dieu et l’État une
sécularisation-transfert qui serait pour Proudhon une façon de délégitimer
les temps modernes ? La comparaison de sa position avec celles de Schmitt
et Blumenberg pourrait nous permettre d’entendre une nouvelle voix dans
ce qu’il est convenu d’appeler la querelle de la sécularisation.
Pour Schmitt donc, de même que pour Proudhon, les concepts de l’État
moderne sont des concepts théologiques sécularisés, tant d’un point de vue
purement analogique où l’exception par exemple équivaut au miracle,
qu’historique. Si cette dimension historique n’est pas développée par
Schmitt, le grand historien Ernst Kantorowicz s’en chargera dans quelques
études, notamment dans « Mystères de l’État » où il écrit que « Quand la
Nation chaussa enfin les mules pontificales du prince, l’État Absolu
moderne, même sans prince, fut alors en mesure de revendiquer, comme
50
une Église pouvait le faire ». Pour Schmitt, l’état ultérieur d’un processus
n’est possible et compréhensible qu’à la condition de présupposer son état
antérieur. La catégorie de « sécularisation » présuppose alors un noyau
« absolu » et métaphysique qui transcende les transformations politico-
sociales. « Un contenu spécifique déterminé est expliqué par un autre, qui le
précède, et de telle sorte que la transformation de l’un en l’autre, qui est
l’objet de cette affirmation, n’est ni une intensification ni une élucidation,
mais une aliénation de la signification et de la fonction originelle 51. »
Blumenberg pense alors saisir l’essentiel de la théorie de Schmitt dans le
processus de transformation substantialiste et continuiste de transformation
d’un état (économique, politique, social,…) à un autre, interprétant de cette
manière la théorie de la sécularisation comme une véritable philosophie de
l’histoire, voire comme une théologie de l’histoire. Pour Blumenberg au
contraire, l’histoire de l’humanité est marquée par un enchaînement de
problématiques toujours largement en avance sur les réponses. C’est ainsi
que la naissance de la modernité est une « tentative visant à répondre à une
question médiévale avec les moyens post-médiévaux disponibles 52 ». En ce
sens, le commencement de la modernité est marqué par un excès de
question caractérisé notamment par une « crise de la certitude ». Pour
Blumenberg, donc, la notion de sécularisation est délégitimante car elle
suppose une vision substantialiste de l’histoire avec une origine et une fin,
ce qui ne permet pas de prendre en compte la spécificité des Temps
modernes qui consiste pour la première fois à s’affirmer en tant qu’époque
et à poser les bases de ses propres fondations. Peu importe si les notions de
table rase et d’évènement fondateur, mis en pratique pour la première fois
par les révolutionnaires français, sont une illusion : la dimension
performative de la modernité comme auto-fondation lui confère son
caractère légitime. Quelle est la position de Proudhon dans cette querelle ?
Il est clair qu’elle n’est pas spécifiquement celle d’un anti-moderne
puisqu’il voit dans la révolution de 1789 un moment fondateur dans la
reconnaissance du droit humain contre le système de droit divin. En cela, il
admet le progrès réalisé grâce aux penseurs du droit naturel. Cependant
pour Proudhon, il n’existe pas a priori de « légitimité des temps modernes »
marquant une rupture séparant fondamentalement des époques, mais bien
un vaste mouvement qu’il appelle Révolution et qui n’est autre que la
manifestation de la Justice dans l’histoire. La vérité, dans le mouvement de
la civilisation, reste toujours identique, toujours ancienne et toujours
nouvelle : la religion, la philosophie, la science, ne font que se traduire » 53.
Il serait par ailleurs intéressant d’approfondir la notion de traduction chez
Proudhon dans son rapport au concept de sécularisation, en ce qu’il
implique à la fois une dimension substantielle et une dimension de
perpétuel commencement.
La révolution démocratique a donc bien sûr sa place dans ce processus
qui est, rappelons-le, non nécessairement linéaire, mais Proudhon ne la
fétichise pas. Si la déclaration des droits de l’homme ouvre certes une
brèche dans le système transcendant, il serait pour le moins naïf d’avancer
que cette révolution a permis la mise en place réelle d’un régime de
l’autonomie (bien qu’il existe certes une dimension performative de
l’imaginaire démocratique). De plus, nous savons à quel point Proudhon fut
critique des révolutionnaires précisément en ce qu’ils consacraient la notion
de table rase en tirant leur légitimité d’un mythe fondateur, immanent
certes, mais qui relayait fonctionnellement le mythe transcendant. En vertu
de l’idéo-réalisme de Proudhon, nous pourrions dire qu’il partagerait
l’idéalisme de Blumenberg lorsqu’il affirme que la légitimité de l’âge
moderne réside dans sa capacité à se soustraire à un absolutisme vécu, que
ce soit celui de la transcendance ou de l’immanence, s’il était contrebalancé
par le réalisme d’un Schmitt qui affirme la persistance du schème
théologico-politique au sein de la modernité. Néanmoins, si Proudhon
partage avec Blumenberg son rejet de l’absolu 54, ce contre Schmitt, il ne le
suivrait sans doute pas dans sa vision du polythéisme et du mythe entendus
comme armes susceptibles de combattre tout absolutisme consubstantiel
aux monothéismes. Il préfère regarder l’absolu en face pour mieux le
combattre et concevoir un équilibre des forces. En cela, nous émettrons
l’hypothèse qu’il réhabilite une politique du tragique tout en intégrant
l’héritage chrétien qui pose l’existence de l’absolu et de la transcendance.

Composer avec l’absolu, au-delà d’Athènes


et de Jérusalem
La philosophie politique, sociale et morale de Proudhon ne peut se
concevoir sans le rapport qu’il conçoit avec l’absolu, conception qui résulte
du fruit de ses réflexions théologiques, et que l’on retrouve dans son
élaboration de la notion de raison collective et même dans celle de son
fédéralisme qui a pu par la suite être qualifié d’« intégral » (notamment en
ce qu’il intègre des dimensions à la fois politique et économique). Pour
Proudhon en effet, « nous avons besoin, pour les choses de l’ordre moral,
d’un correctif particulier, qui, éliminant de nos motifs l’absolu, principe de
nos erreurs, nous ramène à l’équation véritable 55 ». Ce correctif particulier
qui élimine l’absolutisme, nous le trouvons par l’opposition entre absolus,
par leur équilibre : opposition des absolus de l’homme entre eux, opposition
de l’homme à Dieu. « Comme le diamant peut seul entamer le diamant,
l’absolu libre est seul capable de balancer l’absolu libre. […] C’est par la
contradiction mutuelle que les esprits se purgent de tout alliage ultra-
phénoménal. 56 » Ce qui nous amène à son élaboration de la notion de raison
collective.
Avec le concept de raison collective, le groupe raisonne l’individu :
l’atomisme social disparaît au profit du principe de sociabilité qui se fait
grâce aux rencontres et aux rapports que composent les êtres collectifs. En
participant à plusieurs groupes qui peuvent être eux-mêmes en interaction,
l’individu n’est pas écrasé par la collectivité. Au contraire, toute sa liberté
et personnalité peuvent s’étendre et se développer à travers la multiplicité
de ces groupes (dont aucun ne peut avoir d’emprise sur lui du fait de sa
pluri-appartenance) 57. De plus les groupes, comme les individus, en luttant
et s’associant entre eux, neutralisent leur tendance à l’absolutisme pour
permettre l’émergence de la raison collective. De fait, le pluralisme social
qui est à la base de celle-ci s’oppose au monisme de l’État et à l’unicité de
son point de vue à partir duquel se déploie une vision idéologique de
l’ordre. C’est que l’Absolu est seul, illimité dans sa puissance. Étant au-
dessus de la société, il n’a aucun être collectif avec qui se confronter et
s’associer sur un pied d’égalité. Sa liberté étant simple elle tend
nécessairement vers l’absolutisme. Proudhon distingue ainsi la liberté
simple (propre à l’Un) de la liberté composée qui implique la libre
association des puissances, l’équilibre des forces et la lutte entre égaux.
Mais surtout cette liberté composée exprime le principe de sociabilité cher à
Proudhon selon lequel la liberté des uns ne trouve pas une limite dans celle
des autres, mais au contraire un auxiliaire, de telle sorte que individu et
société sont interdépendants, l’un étant indispensable à la réalisation de
l’autre.

La liberté est de deux sortes : simple, c’est celle du barbare, du civilisé même qui ne reconnaît
d’autre loi que celle du chacun chez soi, chacun pour soi ; composée, lorsqu’elle suppose, pour
son existence le concours de deux ou plusieurs libertés. Au point de vue barbare, liberté est
synonyme d’isolement : celui-là est le plus libre dont l’action est la moins limitée par celle des
autres ; l’existence d’un seul individu sur toute la face du globe donnerait ainsi l’idée de la plus
haute liberté possible. – Au point de vue social, liberté et solidarité sont termes identiques : la
liberté de chacun rencontrant dans la liberté d’autrui, non plus une limite, comme dans la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793, mais un auxiliaire, l’homme le plus
58
libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables .

Contre le monisme de l’État et en vertu de la raison collective qui est


l’expression du pluralisme social, il s’agit alors de purger le suffrage
universel de tout attribut théologico-politique en l’organisant de telle sorte
que partout où il existe une unité d’intérêt on puisse, par la confrontation
des points de vue des êtres collectifs, dégager la « pensée synthétique » du
peuple, « considéré non plus comme un être de raison, mais comme
existence supérieure et vivante 59 ». C’est par le vote en fonction des
groupes et des fonctions que le suffrage est amputé de son droit divin et
redevient immanent. En votant eux-mêmes la loi pour des questions
précises et n’accordant de mandats qu’impératifs, les êtres collectifs se font
les artisans d’un ordre autonome et réel, purgé de toute « idéomanie » et de
toute aliénation transcendante. L’organisation du suffrage a donc pour
corollaire la dissolution de la souveraineté : seule la Justice est souveraine :
« Quelle que soit la puissance de l’être collectif, elle ne constitue pas pour
cela, au regard du citoyen, une souveraineté… Nous l’avons dit, la Justice
seule commande et gouverne, la Justice qui crée le pouvoir, en faisant de la
balance des forces, une obligation pour tous. Entre le pouvoir et l’individu,
il n’y a donc que le droit, toute souveraineté répugne ; c’est déni de la
Justice, c’est de la religion 60. »
Nous retrouvons les positions de Proudhon vis-à-vis de l’absolu dans la
conception même qu’il se fait du fédéralisme en tant que système où les
groupes politiques et économiques s’équilibrent et se pondèrent les uns les
autres de manière à corriger toute résurgence des attributs théologico-
politiques de l’État. Dès l’ouverture de son ouvrage intitulé Du principe
fédératif, Proudhon entend ainsi montrer que le régime le plus libre ne peut
se concevoir qu’en vertu d’un équilibre entre Autorité et Liberté. En effet,
Autorité et Liberté pris séparément en tant qu’absolus produisent pour l’une
l’oppression générale de la société, pour l’autre sa totale dissolution. Dans
les deux cas, la Justice est niée, c’est pourquoi selon Proudhon « l’Autorité
suppose invinciblement une liberté qui la reconnaît ou la nie ; la Liberté à
son tour, dans le sens politique du mot, suppose également une Autorité qui
traite avec elle, la refrène ou la tolère. Supprimez l’une des deux, l’autre n’a
plus de sens : l’Autorité, sans une Liberté qui discute, résiste ou se soumet,
est un vain mot ; la Liberté, sans une Autorité qui lui fasse contrepoids, est
61
un non-sens ». Le fédéralisme libertaire est donc l’expression de cette
tension entre Liberté et Autorité qui permet le développement généralisé de
l’autonomie des êtres collectifs. Le contrat n’est plus alors arbitraire mais
arbitral, c’est à dire résultant de la libre composition des puissances qui
s’engagent à respecter les règles qu’elles ont édictées après délibération. Il
n’est donc pas question d’une quelconque délégation de liberté ; au
contraire, l’association permet aux contractants de conserver leur singularité
tout en augmentant leur force et leur bien-être. Aussi le contrat relie tous les
membres et tous les intérêts de la collectivité, chacun participant également
à l’élaboration des normes et aux prises de décision. Dans le fédéralisme de
Proudhon, donc, « le travailleur n’est plus un serf de l’État, englouti dans
l’océan communautaire ; c’est l’homme libre ; réellement souverain,
agissant sous sa propre initiative et sa responsabilité personnelle ;[…]
Pareillement l’État, le Gouvernement n’est plus un souverain ; l’autorité ne
fait point ici antithèse à la liberté : État, gouvernement, pouvoir,
autorité, etc., sont des expression servant à désigner sous un autre point de
vue la liberté même ; des formules générales, empruntées à l’ancienne
langue, par lesquelles on désigne, en certains cas, la somme, l’union,
l’identité et la solidarité des intérêts particuliers 62 ». Les groupes
s’équilibrant dans une fédération qui développe un maximum de liberté et
de garanties réciproques, toute tentative d’absolutisme est mise en échec par
la solidarité des êtres collectifs unis par le pacte fédératif qui se fonde sur le
respect et le développement de l’autonomie de chacun. De plus le système
fédératif met fin à la passion et aux pulsions (autodestructrices) des masses
puisqu’il n’y plus ni atomisation sociale ni centralisation politique et
géographique ; les communes, autonomes, ne sont plus subordonnées à la
capitale, « la fédération devient ainsi le salut du peuple : car elle le sauve à
la fois, en le divisant, de la tyrannie de ses propres meneurs et de sa propre
folie 63 ». En d’autres termes, l’enjeu pour Proudhon est de concevoir une
autonomie qui soit réellement capable de résister à l’hubris, à la démesure.
Ce qui nous amène à situer Proudhon comme penseur à la fois de la
tragédie et du christianisme, comme héritier à la fois d’Athènes et de
Jérusalem. L’importance fondamentale qu’il accorde à la matière juridique
en fait sans doute aussi un digne héritier de Rome qu’il admirait peut-être
davantage qu’Athènes (il disait notamment préférer l’Enéide à L’Illiade).
Les problèmes du droit et de la Justice constituent d’ailleurs sans doute une
toile de fond incontournable lorsqu’il s’agit de saisir sa pensée politique.
Cependant, tout en gardant ceci en tête, nous nous focaliserons sur la
problématique du christianisme et de la tragédie dans sa pensée, ce en vertu
du fil rouge que nous avons suivi jusqu’ici, à savoir la lutte de Proudhon
contre l’absolu.
Si l’on considère la tragédie comme à la fois ce qui expose les méfaits
de la démesure et met en scène la coexistence de raisons contraires au sein
de la vie collective, alors nous pouvons avancer que Proudhon est dans une
certaine mesure un penseur de la tragédie. Camus et Castoriadis ont
amplement développé la dimension tragique de la démocratie afin de
l’envisager de manière libertaire, ce, nous semble t-il, dans une lignée que
l’on pourrait qualifier en partie de proudhonienne. Ainsi Camus, dans son
discours à Athènes, avance que « les forces qui s’affrontent dans la tragédie
sont également légitimes, également armées en raison. (…) Chaque force
est en même temps bonne et mauvaise. (…) Antigone a raison, mais Créon
n’a pas tort. De même Prométhée est à la fois juste et injuste et Zeus qui
64
l’opprime sans pitié est aussi dans son droit ». Lorsque Camus affirme
qu’Antigone a raison mais que Créon n’a pas tout à fait tort, il faut
comprendre ici, bien qu’il ne l’explicite pas davantage, que la modernité
peut et doit reprendre la tragédie antique par le biais de l’idée immanente de
la Justice. C’est pourquoi tout ne se vaut pas et qu’il faut prendre parti pour
Antigone : toutefois Créon a sa raison d’être et il est nécessaire de le
reconnaître. De même pourrait-on ajouter que l’immanence a raison contre
la transcendance mais que sans cette transcendance elle devient un non-
sens. Le jugement de Camus sur la tragédie qui oppose Antigone et Créon
se retrouve en des termes quasiment identiques chez Proudhon concernant
une autre tragédie : celle des évènements de juin 1848. Fin juin 1848, une
insurrection a lieu à Paris où plus de 40 000 ouvriers réclament des mesures
sociales et la dissolution de l’Assemblée, insurrection qui va finir dans un
bain de sang. Proudhon est alors mis dans le sac des « communistes » qui
appellent au coup de force. Si Proudhon se retrouve naturellement du côté
de la classe ouvrière, étant même allé à la Bastille à ses côtés, il n’en reste
pas moins qu’il n’est pas près à tout accepter d’elle surtout lorsqu’elle est
menée par quelques enragés qui, selon lui, se trompent sur les moyens pour
mener à bien la révolution sociale. Si parfois l’insurrection est nécessaire, le
coup de force sans idée qui finit par s’annihiler dans une guerre civile sans
fin ne trouve pas de justification sérieuse à ses yeux. Là encore, Proudhon
met en garde contre l’hubris qui nie toute limite et tout équilibre des forces.
Aussi pouvait-il écrire quelques jours après les évènements : « N’hésitons
pas à confondre dans nos regrets, sous ce nom commun de victimes, ceux
qui sont morts pour la défense de l’ordre, et ceux qui sont tombés en
combattant contre la misère. Si le droit était de ce côté-ci des barricades, il
était aussi de ce côté-là. L’épouvantable carnage auquel nous avons assisté
ressemblait à ces tragédies antiques, où le devoir et le droit se trouvaient en
opposition, et qui partageaient les dieux 65. »
Castoriadis a, lui aussi, insisté sur la dimension tragique de la
démocratie en pointant la capacité de la cité grecque à se poser des limites
afin de prévenir l’hubris susceptible de la mettre en péril, chose qui arriva
par ailleurs dès lors qu’elle se mit à avoir une politique impérialiste. Pour
Proudhon, comme pour Castoriadis, « il y va de la recherche d’une limite à
66
l’arbitraire – ou de la possibilité de relativiser la relativisation ».
Cependant pour Proudhon, il ne suffit pas de reconnaître la dimension
tragique du politique en admettant que rien ne limite le pouvoir légiférant
du peuple et que « la démocratie est le régime qui n’a à craindre que ses
propres erreurs 67 ». Si une culture et un ethos démocratique demeurent
certes nécessaires pour la survie d’un régime autonome, il reste en effet
nécessaire pour Proudhon de penser institutionnellement l’équilibre des
forces qui va permettre au peuple précisément de ne pas sombrer dans
l’hubris et dans l’absolutisme. De plus, si Castoriadis reconnaît que la
démocratie moderne est supérieure à la démocratie antique sur un point qui
est l’universalisme, il n’en souligne pas l’origine judéo-chrétienne, ce qui
l’empêche de penser, contrairement à Proudhon, l’héritage de la
transcendance et de l’absolu dans la modernité. Sans doute est-ce cet
héritage qui permet à Proudhon de concevoir ce que ne pouvaient imaginer
les grecs, à savoir la notion d’équilibre des pouvoirs et des contre-pouvoirs,
tant d’un point de vue politique que d’un point de vue économique.
La pensée de Proudhon nous invite ainsi à ne jamais en finir avec
l’absolu, dans la perspective d’une quête éternelle de la justice, à la fois
nécessaire et impossible, qui lui fait écrire dans un style constituant à lui-
même une signature : « tandis que nous discutons, gravement assis, sur le
juste et l’injuste, le Dieu qui nous a fait contradictoires comme lui dans nos
pensées, contradictoires dans nos discours, contradictoires dans nos actions,
nous répond par un éclat de rire 68. »
Chapitre V

L’art et la science de l’autogouvernement

L’art de gouverner peut se distinguer de la science du gouvernement, le


premier constituant la manière à la fois de gouverner en vue de ce qui est
bon et de saisir les moments (kairos) propices à l’action, et la seconde cette
façon d’envisager le gouvernement comme une technique sociale
permettant d’organiser au mieux la chose publique au sens large
(notamment économique, démographique,…). Nous voudrions envisager ici
ces deux angles d’approche, celui de l’art et celui de la science, que l’on
pourrait respectivement faire coïncider avec la « doxa » et « l’épistémè »,
en les confrontant avec le problème de l’autogouvernement. Nous
mobiliserons et confronterons ici l’œuvre de Castoriadis, qui a pensé la
démocratie moderne en rapport avec l’héritage grec et développé le concept
d’autonomie comme art de l’autogouvernement, avec l’œuvre de Proudhon
qui, contre la notion de gouvernement comme art, a théorisé le self-
government comme science d’une politique se voulant radicalement
immanente. Nous verrons tout d’abord en quoi nos deux auteurs se
rejoignent dans leur affirmation de la possibilité d’une société autonome,
qui passe par la critique de la représentation, nous développerons ensuite
leur point de vue respectif concernant l’art et la science en ce qui touche la
politique, pour enfin donner un aperçu de leur façon d’envisager l’action et
la décision.

Se donner ses lois


Métaphysique de la représentation
Chez Proudhon autant que chez Castoriadis, nous retrouvons une
critique de la représentation politique qui pour l’un comme pour l’autre
s’oppose à l’auto-gouvernement. Cette critique s’inscrit dans un rejet de
l’hétéronomie qui consiste à recevoir sa loi de l’Autre. Critique liée
notamment au suffrage universel qui avalise cette représentation. Ainsi
Castoriadis écrit : « Il y a une métaphysique de la représentation politique
qui détermine tout, sans jamais être dite ou explicitée. Quel est ce mystère
théologique, cette opération alchimique, faisant que votre souveraineté, un
dimanche tous les cinq ou sept ans, devient un fluide qui parcourt tout le
pays, traverse les urnes et en ressort le soir sur les écrans de la télévision
avec le visage des “représentants du peuple” ou du Représentant du peuple,
le monarque intitulé “président” ? Il y a là une opération visiblement
1
surnaturelle, que l’on n’a jamais essayé de fonder ou même d’expliquer . »
Et Castoriadis d’ajouter : « L’idée que quiconque pourrait me représenter
me paraîtrait insupportablement insultante, si elle n’était pas hautement
2
comique . » La représentation suppose inéluctablement l’aliénation,
l’autonomisation du pouvoir des élus et la division du travail politique. Les
élections sont certes compatibles avec la démocratie, mais elles supposent
la révocabilité des élus et la division des tâches politiques de manière à ce
qu’elles soient compatibles avec la possibilité de participation réelle des
citoyens à la politique. De même, pour Proudhon, le suffrage universel tel
qu’il existe dans ce que Castoriadis appelle les « oligarchies libérales »
relève toujours de la religion de la force, du droit divin (vox Populi, vox
Dei), où l’on voudrait que ce soit le nombre qui soit synonyme de vérité et
de droit. Il s’agit toujours selon lui d’une mystification : « Religion pour
religion, l’urne populaire est encore au-dessous de la sainte ampoule
mérovingienne. Tout ce qu’elle produit a été de changer la méfiance en
3
dégoût, et le scepticisme en haine . » C’est que lorsque l’État appréhende le
peuple par le biais du suffrage universel, il n’est plus qu’une masse sans
intelligence livrée à ses pulsions, dont le gouvernement se sert pour
accroître son pouvoir et sa légitimité. En effet, en organisant le suffrage
universel suivant une conception du peuple qui en fait un être collectif
déstructuré et atomisé, l’État empêche le Peuple de prendre conscience de
lui-même et de ses capacités réelles (qui consistent notamment à produire
les normes et non seulement à les exécuter). La société n’étant pas
composée d’individus juxtaposés mais d’êtres collectifs ; étant elle-même
un être collectif (dans sa plus haute expression), il s’ensuit que le suffrage
universel est incapable d’exprimer sa volonté : « Le suffrage universel est
une sorte d’atomisme, par lequel le législateur, ne pouvant faire parler le
peuple dans l’unité de son essence, invite les citoyens à exprimer leur
opinion par tête […] comme si de l’addition d’une quantité quelconque de
suffrages, pouvait jamais résulter une pensée générale 4. » Ici déjà nous
voyons poindre chez Proudhon le sociologue préoccupé par la réalité
sociale que l’on retrouve moins chez Castoriadis. Chez tous deux cependant
la critique de la représentation va de pair avec une véritable démystification
des démocraties libérales, notamment concernant la séparation des pouvoirs
censée limiter les abus de l’État.

On parle de séparation des pouvoirs ; quelle séparation des pouvoirs ? Le parti majoritaire
dispose du pouvoir législatif ; il dispose également du pouvoir que l’on appelle hypocritement
« exécutif », pour laisser entendre qu’il ne fait qu’« exécuter » des lois, ce qui est une ânerie : le
pouvoir « exécutif » n’exécute rien, il décide et gouverne. Ce sont les huissiers et les dactylos
qui « exécutent ». Le pouvoir « exécutif » est en réalité le pouvoir gouvernemental ; il prend des
décisions qui ne sont prédéterminées par aucune loi. Il n’« applique » pas la loi, il agit dans le
cadre des lois, ce qui est tout autre chose. (…) Les actes de l’administration sont, par
comparaison, d’un intérêt secondaire, même s’il est important de préserver les citoyens de
5
l’arbitraire des sous-préfets .
Quant à Proudhon, il soutient que le gouvernement, qui se définit
comme « la centralisation des forces, telles quelles, de la nation, sera
absolu, si le centre est unique ; il sera constitutionnel ou libéral, si le centre
6
est double. La séparation des pouvoirs n’a pas d’autres significations ».
Proudhon s’est toujours amusé de cette séparation quelque peu hypocrite et
impropre à la nature d’un État toujours empreint d’une dimension
théologico-politique et consacrant l’hétéronomie pour reprendre le
vocabulaire de Castoriadis. Le gouvernement monopolise en effet toujours
ces pouvoirs, séparés ou non ; il va même jusqu’à les multiplier de telle
manière que l’État, à mesure de la complexification de la société, en vient
nécessairement à se spécialiser (par ministères) afin de maîtriser l’ordre
qu’il a créé. Il s’agit toujours du monopole de la puissance publique.
« Outre le ministère des Cultes, de la Justice, de la Guerre, du Commerce
International ou de la Douane, le gouvernement en cumule encore d’autres :
ce sont les ministères de l’Agriculture et du Commerce, le ministère des
Travaux publics, le ministère de l’Instruction publique ; c’est enfin, par-
dessus tout cela, et pour solder tout cela, le ministère des Finances ! Notre
prétendue séparation des pouvoirs n’est que le cumul de tous les pouvoirs,
notre centralisation qu’une absorption 7. » Contre cette manière d’envisager
la politique d’une manière hétéronome dirait Castoriadis, transcendante
8
dirait Proudhon , nos deux auteurs affirment la possibilité d’une politique
de l’autonomie ou de l’immanence, où la norme est produite par les
intéressés eux-mêmes.

Autonomie et immanence
Alors que chez Castoriadis, « l’histoire même du monde gréco-
occidental peut être interprétée comme l’histoire de la lutte entre autonomie
et hétéronomie 9 », pour Proudhon l’histoire est faite de la lutte entre la
transcendance, dont le système le plus complet et le plus rationnel est celui
de l’Église catholique, et l’immanence qu’il met sous le nom de Révolution.
Tous les deux mettent en exergue le fait que l’histoire des hommes est une
suite d’actions qui consiste pour eux à prendre leur destin en main. Ici le
terme « action » n’est pas anodin, il désigne la faculté pour les hommes de
s’arracher de toute nécessité ou de toute providence pour exercer leur
liberté en tant qu’êtres responsables. L’action ou la praxis nous révèle ainsi
que le réel historique n’est ni clos, « ni intégralement et exhaustivement
rationnel. S’il l’était, il n’y aurait jamais un problème du faire, car tout
serait déjà dit. Le faire implique que le réel n’est pas rationnel de part en
part ; il implique aussi qu’il n’est pas non plus un chaos, qu’il comporte des
stries, des lignes de forces, des nervures qui délimitent le possible, le
faisable, indiquent le probable, permettent à l’action de trouver des points
d’appui dans le donné 10 ». Or l’action, si tant est qu’elle ait un sens en tant
que praxis, ne peut s’entendre que dans la perspective de l’autonomie. Pour
Castoriadis, la praxis est « ce faire dans lequel les autres sont visés comme
êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement
de leur propre autonomie. La vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie
médecine, pour autant qu’elles ont jamais existé, appartiennent à la
praxis 11 ». De même chez Proudhon, à la base du droit humain, c’est à dire
de la Justice qui n’est autre que la réalité des rapports sociaux, se trouve un
principe moteur qui permet la création et la transformation, excluant toute
cause première transcendante faisant le lit des idéologies : il s’agit de
l’action. Ainsi « l’idée 12, avec ses catégories, surgit de l’action et doit
13
revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent ». L’action, ou
« pratique », est pour Proudhon ce qui fonde l’immanence. Produite par les
êtres collectifs eux-mêmes 14, elle leur permet d’exercer leur puissance par
le travail en transformant la nature et par l’association en composant avec
d’autres forces. L’autonomie et l’immanence ne constituent donc pas des
univers clos. Au contraire, elles supposent une ouverture et une
confrontation à l’hétérogène envers lequel l’homme va pouvoir
consciemment construire de nouveaux rapports. Aussi l’autonomie est-elle
pour Castoriadis la législation par soi-même alors que l’hétéronomie est la
législation de l’autre qui peut être aussi comprise comme la loi de
l’inconscient dans le sens où, comme l’écrivait Lacan, « l’inconscient, c’est
le discours de l’autre 15 ». Mais il ne s’agit pas tant d’éliminer le Ça, les
pulsions et les désirs, Éros et Thanatos, que de composer à leur égard un
rapport conscient. « L’autonomie n’est donc pas élucidation sans résidu et
élimination totale du discours de l’Autre non su comme tel. Elle est
instauration d’un autre rapport entre le discours de l’autre et le discours du
sujet. L’élimination totale du discours de l’Autre non su comme tel est un
état non historique 16. » Car en effet, « l’autre est tout autant présent dans la
forme et dans le fait du discours, comme exigence de confrontation et de
vérité (ce qui ne veut évidemment pas dire que la vérité se confond avec
l’accord des opinions) 17 ». De même avec le symbolique est-il possible
d’entretenir un rapport de sorte que le symbolique ne soit plus autonomisé
par rapport au sujet. Nous naissons dans une société avec ses institutions et
avec sa langue, or si l’on ne choisit pas avec une liberté absolue sa langue,
s’il l’on ne peut y échapper, notre mobilité dans le langage n’a cependant
« pas de limite et nous permet de tout mettre en question, y compris même
le langage et notre rapport à lui 18 ». Il en est de même avec les institutions
et le symbolique. C’est ainsi qu’en vertu du principe d’autonomie, la
hiérarchie, dans la mesure du possible, doit être « mise à plat » dès lors
qu’elle n’a aucune légitimité avérée. Au lieu de permettre la discipline et
l’ordre, elle peut au contraire être facteur de conflits :

(…) on présente la hiérarchie comme étant là pour régler les conflits, en masquant le fait que
l’existence de la hiérarchie est elle-même source d’un conflit perpétuel. Car aussi longtemps
qu’il y aura un système hiérarchique, il y aura, de ce fait même, renaissance continuelle d’un
conflit radical entre une couche dirigeante et privilégiée, et les autres catégories, réduites à des
rôles d’exécution. On dit que s’il n’y a pas de contrainte, il n’y aura aucune discipline, que
chacun fera ce qui lui chantera et que ce sera le chaos. Mais c’est là encore un sophisme. La
question n’est pas de savoir s’il faut de la discipline, ou même parfois de la contrainte, mais
19
quelle discipline, décidée par qui, contrôlée par qui, sous quelles formes et à quelles fins .
En d’autres termes, la question principale est celle de la démocratie
entendue comme pouvoir des êtres collectifs à maîtriser, décider et produire
leurs propres normes. Ainsi, « (…) en vertu du principe démocratique, tous
les citoyens doivent participer à la formation de la loi, au gouvernement de
l’État, à l’exercice des fonctions publiques. (…) Si les choses pouvaient se
passer de la sorte, l’idéal de la démocratie serait atteint ; elle aurait une
existence normale, elle se développerait en sens direct de son principe,
comme toutes les choses qui ont vie et développement. (…) C’est tout autre
chose dans la démocratie [formelle, nda], qui n’existe pleinement, d’après
les auteurs, qu’à l’instant des élections et pour la formation du pouvoir
législatif. Cet instant passé, la démocratie se replie ; elle rentre sur elle-
même, et commence son travail anti-démocratique ; elle devient
autorité 20 ». Malgré leur diagnostic commun, nos deux auteurs ne diffèrent
pas moins quant à leur manière d’envisager l’opinion et la science dans leur
rapport au politique.

Doxa et épistémè
Doxa
Castoriadis est clair : « (…) il n’y a pas d’experts dans le domaine de la
politique. La politique est le domaine de la doxa, de l’opinion, il n’y a pas
d’épistémè politique, ni de technê politique 21. » Ce qui est fondamental
dans l’élection est alors l’équivalence de toutes les doxai, seule justification
du principe majoritaire qui ne peut légitimer la prétention de professionnels
à une épistémè politique. La critique de l’épistémè chez Castoriadis est
donc avant tout la critique de l’hétéronomie légitimée par la détention d’un
savoir qui échapperait au peuple, critique qui s’adresse aussi bien à la
philosophie de Platon qu’à la bureaucratie ou la technocratie. La doxa seule
est du domaine de la politique chez Castoriadis parce qu’en dernière
instance, rien ne peut garantir a priori la justesse d’un acte, comme le
montre bien la tragédie d’Antigone : celle-ci et Créon sont tous deux dans
leur bon droit mais tous deux se crispent sur leur raison sans prendre en
compte celle de l’autre. La tragédie montre que l’hubris « peut prendre la
forme de la volonté inflexible d’appliquer les normes, s’abriter derrière des
motivations nobles et dignes – qu’elles soient rationnelles ou pieuses 22 ».
En d’autres termes, aucune loi ne saurait éliminer le tragique de la vie
humaine, par conséquent seule la doxa est juge en derrière instance de la
légitimité de son action. Une fois que la société reconnaît qu’elle est
autonome pour devenir réellement autonome, la question demeure
cependant de savoir quelles sont les lois qu’elle doit promulguer. « En
23
d’autres termes, elle ne saurait éviter la question de la justice » ni la
question des limites à ses actions. Castoriadis cependant ne s’avance pas sur
ces questions, car il n’existe pas de critère permettant d’éliminer les risques
d’une hubris collective (la Constitution par exemple n’a pas le pouvoir
d’éviter celle-ci comme le montre l’histoire de ces deux derniers siècles).
Tout au plus évoque-t-il l’« Oraison funèbre » de Périclès pour qui
l’institution de la société doit créer des êtres humains vivant avec la beauté,
24
la sagesse, et « aimant le bien commun ». Castoriadis avance pourtant
qu’il est nécessaire pour toute société d’avoir une substance qui va
conditionner l’élaboration du droit et la création des institutions, mais il
préfère mettre l’accent sur la possibilité pour la société de changer cette
substance et sa forme en ce qu’elle est auto-institution.

Épistémè
Proudhon est, quant à lui, beaucoup plus circonspect vis-à-vis de la
doxa, qu’on en juge par cette seule sentence lapidaire : « L’opinion, c’est
quelque chose de vague, d’insaisissable, de fantastique, créé un matin par
les cancans de coulisses, les bavardages des journalistes, les fantaisies d’un
orateur. – L’opinion, c’est le désespoir des cervelles humaines ; – c’est
l’entraînement d’un peuple qui ne sait ou ne veut raisonner ; c’est le bon
plaisir d’une conscience ignorante et paresseuse. » Pourtant pour Proudhon,
le peuple « n’est nullement utopiste. La fantaisie et l’enthousiasme ne le
possèdent qu’à de rares et courts intervalles. Il ne cherche point, avec les
anciens philosophes, le souverain Bien, ni avec les socialistes modernes, le
Bonheur ; il n’a aucune foi à l’Absolu, et repousse loin, comme mortel à sa
nature, tout système a priori et définitif. Son sens profond lui dit que
l’absolu, pas plus que le statu quo, ne peut entrer dans les institutions
humaines. L’absolu, pour lui, c’est la vie même, la diversité dans l’unité.
Comme il n’accepte pas de formule dernière, qu’il a besoin d’aller toujours,
il s’ensuit que la mission de ses éclaireurs consiste uniquement à lui
25
agrandir l’horizon et déblayer le chemin ».
Le problème fondamental de la doxa pour Proudhon est son caractère
arbitraire : les normes qu’elle serait susceptible de produire seraient
l’expression d’une volonté et non, comme disait Montesquieu repris ici par
Proudhon, d’un « rapport des choses ». « La loi, disait-on, est l’expression
de la volonté du souverain : donc, sous une monarchie la loi est l’expression
de la volonté du roi, dans une république, la loi est l’expression de la
volonté du peuple. À part la différence dans le nombre des volontés, les
deux systèmes sont parfaitement identiques : de part et d’autre, l’erreur est
égale, savoir que la loi est l’expression d’une volonté, tandis qu’elle doit
26
être l’expression d’un fait . » La loi, donc, au lieu d’être le produit d’une
pure subjectivité 27, doit être dans la mesure du possible objective,
exprimant un rapport social réel. Ici Proudhon se veut le découvreur des lois
économiques et sociales qui seraient autant de critériums de certitude de la
justice. Il ne verse pas pour autant dans un scientisme naïf si l’on en croit sa
conception de la vérité : « Quelle proposition particulière dans la
philosophie de la nature et de l’humanité peut être appelée vérité ? Aucune ;
l’opposition, l’antagonisme, l’antinomie éclatent partout. La vraie vérité est
1o dans l’équilibre, chose que notre raison conçoit à merveille, et qui
constitue la plus élevée et la plus fondamentale de ses catégories, mais qui
o
n’est qu’un rapport ; 2 dans l’ensemble, que nous ne saurions embrasser
jamais 28. » Or pour Proudhon un rapport ne peut être représenté, il doit être
29
compris en tant que tel sans qu’un tiers s’en accapare . Les êtres collectifs
contractent en effet directement entre eux, étendant leurs relations à l’infini,
leur liberté rencontrant chez l’autre un auxiliaire et non un obstacle. Ces
contrats – Proudhon parle de contrats synallagmatiques – se font en vertu de
la réciprocité, de l’égalité dans l’échange, loi qui doit présider les relations
sociales afin de préserver l’équilibre des forces et par là l’avènement de la
justice (justice commutative et non distributive, ce qui supposerait la
persistance de l’hétéronomie). « Ainsi, dans une société donnée, l’autorité
de l’homme sur l’homme est en raison inverse du développement
intellectuel auquel cette société est parvenue, et la durée probable de cette
autorité peut être calculée sur le désir plus ou moins général d’un
gouvernement vrai, c’est-à-dire d’un gouvernement selon la science. Et de
même que le droit de la force et le droit de la ruse se restreignent devant la
détermination de plus en plus large de la justice, et doivent finir par
s’éteindre dans l’égalité ; de même la souveraineté de la volonté cède
devant la souveraineté de la raison, et finira par s’anéantir dans un
socialisme scientifique. La propriété et la royauté sont en démolition dès le
commencement du monde ; comme l’homme cherche la justice dans
30
l’égalité, la société cherche l’ordre dans l’anarchie . » Cela dit,
l’opposition entre Proudhon et Castoriadis est moins franche qu’il n’y
paraît : tous deux insistent sur des points différents qui sont tout à fait
compatibles. Alors que le premier insiste sur la nécessité de lois qui vont
donner un sens au politique, celui de la justice, et permettre de limiter les
risques d’hubris, le second met davantage l’accent sur une éthique de
l’autonomie prenant en compte le tragique.
Action et décision politiques
Phronêsis et tragédie
Pour Castoriadis, la démocratie est le seul régime qui pose ses propres
normes, normes qui ne sont pas garanties par des normes supérieures et
extérieures, comme la Grundnorm de Kelsen. C’est pourquoi « la
démocratie est certainement un régime tragique, sujet à l’hubris, on le sait
e
et on le voit dans la dernière partie du V siècle à Athènes, elle doit faire
31
face à la question de son autolimitation ». L’autonomie suppose en effet
que l’homme est aussi responsable qu’il est libre, liberté difficile qui n’est
assortie d’aucune garantie. Autrement dit, l’homme démocratique accepte
le risque de la tragédie. Il existe cependant des choses inacceptables que la
démocratie peut et doit éviter. Comme le concède Castoriadis, « (…) si
l’humanité périt un jour à coups de bombes à hydrogène, je refuse d’appeler
cela une tragédie. Je l’appelle une connerie 32 ». Ce qu’il s’agit de retenir
avant tout, c’est qu’« aucune règle abstraite, aucun commandement
universel avec un contenu concret, ne peut nous dégager de la charge et de
la responsabilité de notre agir 33 ». Aussi est-ce pourquoi les morales
religieuses ou philosophiques du type de celle des 10 commandements ou
de celle de Kant (Agis de telle sorte que la maxime de ton acte puisse
devenir loi universelle), ne sont d’aucun secours dès lors que nous somme
confrontés à des situations concrètes qui sont toutes particulières : la
frontière entre le Bien et le Mal est souvent obscure et le Bien ne peut
souvent être atteint qu’en sacrifiant d’autres biens (il existe par exemple des
34
« cas où il faudrait tuer quelqu’un pour en sauver plusieurs autres »). Le
défaut essentiel de ces morales abstraites consiste en ce qu’elles
« méconnaissent ou occultent la dimension tragique de l’existence et de la
condition humaine, qui nous place si souvent dans des situations qui ne
comportent pas de solution sans coûts 35 ». Dans la perspective d’un
gouvernement de soi qui suppose l’autolimitation, c’est sans doute
l’exercice de la phronêsis, traduite en latin par prudentia, prudence, qui
permet la confrontation à cette dimension tragique. Par conséquent, une
véritable démocratie n’est possible que grâce à une culture et une éducation
des citoyens ou du peuple (ici Castoriadis rejoint Proudhon qui parle de
« démopédie ») : les procédures démocratiques, rotations, délibérations,
élections, sont autant de « pièces d’un processus politique éducatif, d’une
paideia active, visant à exercer, donc à développer chez tous les capacités
correspondantes et par là à rendre aussi proche que possible de la réalité
36
effective le postulat de l’égalité politique ». En aidant les individus à
devenir autonome, la paideia s’accompagne nécessairement de décisions
politiques substantives, la démocratie consistant ainsi à réaliser l’autonomie
individuelle et collective ainsi que le bien commun que l’on trouve derrière
tout droit et toute procédure. L’autonomie suppose alors la participation
générale à la politique et par conséquent la création d’un espace public qui
cesse d’être l’espace privé de la bureaucratie, des hommes politiques, des
rois, etc. L’existence d’un espace public où chacun a la possibilité de
prendre la parole et de peser dans la confection de la loi n’est pas
uniquement soutenue par des garanties juridiques : l’essentiel réside dans
les mœurs des citoyens dont les traits déterminants sont le courage, la
responsabilité et la honte.

Pluralisme et justice
Pour Proudhon aussi, certaines vertus sont nécessaires au bon
fonctionnement d’un auto-gouvernement, mais elles ne suffisent pas à
assurer sa pérennité. À cette fin il faut envisager une organisation politique
et économique qui, grâce à l’égalité dans l’échange, l’équilibre des forces et
la subsidiarité, conjure toute hubris. C’est ainsi que Proudhon est plus
prudent que Castoriadis, par exemple en ce qui concerne la législation
directe : si l’on demande au peuple français s’il faut un chemin de fer entre
Lyon et Avignon, le peuple répondra sûrement par l’affirmative, mais il en
serait tout autrement si l’on posait la question uniquement aux intéressés
qui doivent savoir qu’il existe déjà une ligne navigable qui est 70 % moins
cher que le transport ferroviaire. « Quatre-vingt deux départements
prononceront la ruine des quatre autres : ainsi le veut la démocratie directe.
(…) C’est que les questions posées au peuple seront ordinairement des
questions spéciales, et que le suffrage universel ne peut donner que des
réponses générales 37. » En d’autres termes, Proudhon insiste sur la
dimension pluraliste du politique et du social sans pour autant nier la
nécessité de l’unité qui ne doit pas se confondre avec l’Un et la
centralisation. Ainsi chaque membre social a « pour ainsi dire, deux esprits
et deux langages, un esprit d’intérêt, de spéculation et de justice propre, et
un esprit d’intérêt général, de philosophie synthétique, et de justice
universelle… Une langue pour nos idées particulières et une langue pour
38
nos idées générales ». La légitimité d’une décision résulte donc
nécessairement pour Proudhon d’un processus de délibération où ont pu se
confronter tous les êtres collectifs concernés par la norme à édicter ou la
décision à prendre. Ce processus, lié à ce que Proudhon appelle la Raison
collective, suppose une intersubjectivité qui tend d’autant plus vers
l’objectivité que les points de vue sont nombreux (on voit ici qu’il ne rejette
pas purement et simplement la subjectivité ou la doxa dès lors qu’elle n’est
pas considérée dans sa dimension moniste). En vertu du pluralisme, donc,
c’est par le vote en fonction des groupes et des fonctions que le suffrage est
amputé de son droit divin et redevient immanent. En votant eux-mêmes la
loi pour des questions précises et n’accordant de mandats qu’impératifs, les
êtres collectifs se font les artisans d’un ordre autonome et réel. « Il faut
pousser la séparation, à peine commencée, aussi loin qu’il est possible, et
centraliser à part chaque faculté ; organiser le suffrage universel suivant son
genre et son espèce, dans sa plénitude, et rendre au peuple l’énergie,
l’activité qui lui manquent 39. » Par la centralisation et la séparation des
fonctions, les forces politiques et sociales peuvent retrouver leur capacité à
maîtriser le réel, en vertu du principe d’immanence, et multiplier leur
potentiel puisque « le maximum de puissance d’une fonction correspond à
40
son plus haut degré de division et de convergence, le minimum au plus
bas degré 41 ». Les êtres collectifs, en rentrant dans leur droit à produire des
normes et à composer un ordre par la confrontation de leurs points de vue,
obéissent à la fois à leur loi (subjective) et à la loi sociale (objective) qui
doivent s’identifier progressivement, ce en vertu de la justice qui n’est
possible que parce qu’ils sont autonomes et donc responsables.

Marqué par l’héritage des Anciens, en l’occurrence celui des Grecs,


Castoriadis nous propose une éthique de l’action et de la décision
susceptible de se mesurer au tragique de l’existence, où la doxa doit faire
montre de prudence. Proudhon, davantage marqué par la modernité, tente
de déceler des critères de la certitude, notamment en tentant de dégager une
« science » de la société permettant l’avènement de la Justice. Tous deux,
avec ces différentes approches, envisagent néanmoins la possibilité d’une
société autonome. Peut-être qu’entre la doxa, liée à la prudence, de
Castoriadis et l’épistémè, liée à la justice, de Proudhon, les quatre vertus
cardinales du christianisme, célébrées depuis Pythagore, sont susceptibles
de constituer un rôle charnière (d’où notamment leur nom de « cardinales »,
du latin cardo, charnière, pivot) dès lors qu’elles sont conçues dans la
perspective d’une société autonome (d’un socialisme libertaire), ce qui
serait par ailleurs l’ironie du sort pour l’un qui méprisait le christianisme et
l’autre qui se définissait contre lui. Ces quatre vertus sont la prudence, qui
dispose la raison pratique à discerner en toute circonstance le véritable bien
et à choisir les justes moyens de l’accomplir ; la tempérance, qui assure la
maîtrise de la volonté sur les instincts et maintient les désirs dans les limites
de l’honnêteté, procurant l’équilibre dans l’usage des biens ; la force, c’est-
à-dire le courage, qui permet dans les difficultés la fermeté et la constance
dans la poursuite du bien ; la justice, enfin, qui consiste dans la constante et
ferme volonté de donner moralement à chacun ce qui lui est
universellement dû.
Chapitre VI

Perspectives sur les droits de l’homme

Proudhon n’a jamais explicitement développé une théorie contre ou en


faveur des droits de l’homme. Sa philosophie politique nous fournit
cependant quelques pistes que nous sommes susceptibles de suivre pour
penser ces droits. D’une part, il se démarque à la fois d’un matérialisme de
Marx critique des droits de l’homme en raison de leur caractère formel, et
de l’idéalisme de certains philosophes des Lumières qui ont selon lui un
discours trop abstrait et individualiste. D’autre part, soucieux à la fois de la
dimension symbolique des déclarations qui proclament le droit humain
contre le droit divin (qui est l’objet de son ouvrage majeur De la Justice
dans la révolution et dans l’Église) mais aussi de la réalité sociale qui
sous-tend la nécessité de droits collectifs issus des relations humaines,
Proudhon dépasse les clivages classiques entre matérialistes, contre-
révolutionnaires et libéraux. C’est dans cette perspective qu’il nous paraît
intéressant de développer à partir des intuitions de Proudhon une réflexion
plus large sur les droits de l’homme.

L’ambivalente justification des droits de l’homme


Les enjeux d’une conception
La Déclaration universelle des droits de l’homme, proclamée le
10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies fut précédée
d’une vaste consultation où furent recueillies les opinions d’environ 150
intellectuels de tous les pays. L’enjeu consistait à déterminer les bases
philosophiques de cette déclaration, mais face à la radicalité des
divergences aucun accord ne put se dégager et la commission des droits de
l’homme de l’ONU décida de ne pas rendre public les résultats de
l’enquête. À défaut d’un argumentaire permettant de fournir une assise
philosophique à la déclaration, un certain consensus subjectif tint lieu de
consensus : « C’est le soutien de l’opinion publique qui forme la clé de
voûte des Droits de l’homme 1 », autrement dit la justification des Droits de
l’homme se fonde sur une croyance soutenue par un consensus supposé
faire autorité. « La Déclaration, constate François Flahaut, devait être
acceptée par tous à la condition que personne ne demande ce qui la justifie.
Cela revenait à l’imposer d’autorité 2. » Se pose ainsi d’emblée la question
de la légitimité philosophique d’une telle déclaration, dont il convient pour
l’évaluer de remonter à ses origines et de cerner les contradictions
consubstantielles à son évolution. Nous pouvons retrouver les premiers
linéaments philosophiques des droits de l’homme avec l’avènement au
e
XIV siècle d’une philosophie « individualiste » que l’on retrouve chez Dun
Scott mais surtout avec le nominalisme de Guillaume d’Occam. Avec cette
ontologie nouvelle, l’ancienne méthode visant la découverte des structures
réelles du monde disparaît au profit de la logique formelle déductive. Il
n’est plus tant question de concevoir le droit en fonction de la Cité qu’en
fonction des subjectivités, cessant ainsi d’être l’objet de connaissance. « Il
faudra, comme Hobbes, le construire artificiellement, à partir des
individus. Nous venons d’atteindre à la crête, à la ligne de partage des
3
eaux : en arrière vous avez le droit, au-devant les droits de l’homme . »
Ainsi, chez Hobbes comme chez Locke, les droits sont censés appartenir
naturellement à l’homme : c’est désormais la nature, et par conséquent la
« nature humaine », qui légitime l’imprescriptibilité des droits de l’homme.
De cette manière, la théorie des droits « procède par rationalisation
mythique de l’origine. Elle projette dans le passé abstrait de l’état de nature,
passé hors histoire, la recherche d’une norme primordiale en elle-même
intemporelle quant à la composition du corps politique 4 ». Cette idée de
justification des droits en vertu de la nature et de l’innéité se retrouve dans
les premières déclarations des droits de l’homme : tout d’abord dans la
Déclaration d’indépendance américaine, en 1776, qui déclare : « Nous
tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les
hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits
inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du
bonheur. » Mais aussi dans la Déclaration française des droits de l’homme
et du citoyen de 1789, avec notamment ses deux premiers articles : « Article
1er : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les
distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des
droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la
propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. » Enfin, la Déclaration
universelle de 1948 proclame dès son article 1 : « Tous les êtres humains
naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de
conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de
fraternité. » Les droits sont donc intrinsèquement liés à l’innéité de
l’homme et à une nature, autrement dit à une origine qui leur confère une
dimension ontologique. Déduire les droits de l’homme de cette double
origine (la naissance et la nature) est doublement problématique : assimiler
les droits à l’origine de l’être évacue le problème des rapports sociaux, de la
justice et du politique, nous développerons cet aspect plus loin. D’autre
part, tirer le droit de la nature suppose des interprétations dont les
conceptions peuvent se révéler contradictoires, voire dangereuses : « Il n’y
a rien dans les “lois de la nature” qui nous dise qu’un groupe d’individus
apparentés génétiquement n’a pas le droit de chercher par tous les moyens à
maximiser le succès reproductif de ses membres 5. » Plus intéressante est la
philosophie kantienne qui fonde le droit non sur une nature humaine, mais
sur la dignité 6 : « L’humanité elle-même est une dignité, car l’homme ne
peut être utilisé par aucun homme (ni par d’autres, ni même par lui)
simplement comme moyen, mais il faut toujours qu’il le soit en même
temps comme une fin, et c’est en cela précisément que consiste sa dignité,
grâce à laquelle il s’élève au-dessus de tous les autres êtres du monde qui ne
sont pas des êtres humains et qui peuvent en tout état de cause être utilisés,
par conséquent au-dessus de toutes les choses 7. » De par sa théorie
déontologique, Kant se détache radicalement des besoins et des désirs de la
nature de l’homme qui renvoient à des propositions substantielles. Les
droits se fondent désormais sur la raison de l’homme et résultent dès lors
d’une procédure se mesurant à l’aune d’une loi universelle, ce qui n’est pas
sans poser le problème de l’autofondation de la raison et de la pluralité des
traditions dans lesquelles elle s’inscrit. En effet, une fois supposée
l’universalité du désir des hommes à être libres et bien-portants, reste à
concevoir le langage commun – et la politique commune – permettant de
réaliser de ce désir.
Reprenant pour justifier le droit le critère fondamental de la dignité,
Proudhon corrige Kant en l’inscrivant dans la chair du social qui lui permet
de donner une dimension concrète. C’est entre les individus (que l’on
pourrait rapprocher du inter esse arendtien), grâce à leur relation, que peut
se concevoir la dignité et la morale. Le droit et la Justice qui en découlent
s’inscrivent dès lors dans un plan d’immanence radical qui permet
d’envisager l’autonomie ou l’anarchie positive, incompatibles avec toute
transcendance, fut-ce celle d’un droit naturel. « Partie intégrante d’une
existence collective, l’homme sent sa dignité tout à la fois en lui-même et
en autrui, et porte ainsi dans son cœur le principe d’une moralité supérieure
à son individu. Et ce principe, il ne le reçoit pas d’ailleurs ; il lui est intime,
immanent. Il constitue son essence, l’essence de la société elle-même.
C’est la forme propre de l’âme humaine, forme qui ne fait que se préciser et
se perfectionner de plus en plus par les relations que fait naître chaque jour
8
la vie sociale . » Cette conception de la dignité permet d’envisager la
Justice, ce qui précisément est impossible dès lors que la dignité est conçue
comme l’attribut originaire (et imaginaire) d’un individu sorti de sa
condition sociale et politique. : « LA JUSTICE […] est le respect,
spontanément éprouvé et réciproquement garanti de la dignité humaine,
en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve
9
compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense . »

Symbolique et émancipation
Néanmoins, bien que s’inscrivant originairement dans la philosophie
libérale liée à une philosophie du droit naturel, les droits de l’homme ont pu
acquérir une dimension politique grâce à leur dimension symbolique
permettant la revendication de droits dans le cadre de luttes plurielles (qui
toutefois, de par leur dimension particularistes : communautaire,
corporatiste ou autres, n’intègrent pas nécessairement la Justice et encore
moins le bien commun). La prise en compte d’une efficience symbolique
des droits de l’homme conduit à reconnaître que la différence marxiste entre
démocratie formelle (droits de l’homme, liberté d’expression,…) et la
réalité économique et sociale (inégalité, domination, etc.) n’est pas tout à
fait fondée dans le sens où ces deux domaines ne sont pas étanches. Ici, la
redécouverte de l’aspect performatif d’une déclaration est tributaire des
thèses de J.L. Austin résumées dans son célèbre ouvrage Quand dire, c’est
faire. Les performatifs sont des énoncés qui coïncident avec l’exécution
d’une action, tels que « je parie », qui est une énonciation contractuelle ou
« je déclare la guerre » qui est une énonciation déclaratoire. Cependant, « il
est toujours nécessaire que les circonstances dans lesquelles les mots sont
prononcés soient d’une certaine façon (ou de plusieurs façons) appropriées,
et qu’il est d’habitude nécessaire que celui-là même qui parle, ou d’autres
personnes, exécutent aussi certaines autres actions – actions “physiques”
ou “mentales”, ou même actes consistant à prononcer ultérieurement
d’autres paroles. C’est ainsi que pour baptiser un bateau, il est essentiel que
je sois la personne désignée pour le faire ; que pour me marier
(chrétiennement), il est essentiel que je ne sois pas déjà marié avec une
femme vivante, saine d’esprit et non divorcée, etc. 10 ». C’est pourquoi les
droits de l’homme, pour être effectifs, doivent être soutenus par une force
qui, tout en les déclarant, les institue. Autrement dit, il est nécessaire que
l’ethos du sujet instituant lui permette d’investir de valeur ces droits sous
peine qu’ils puissent être banalement bafoués 11. De plus, « (…) pour
qu’une énonciation performative soit heureuse, certaines affirmations
doivent être vraies 12 ». Ainsi par exemple, l’aspect performatif de « je
m’excuse » doit pour être valide aussi être vrai. Ce qui n’est pas sans
compliquer la chose dès lors que les droits formels sont évalués à l’aune de
la « vérité ». C’est dans cette brèche que Marx s’engouffra, notamment dans
La question juive, en affirmant que le mensonge juridico-politique des
droits de l’homme et du citoyen s’oppose à la vérité du mouvement social et
ouvrier dont la vocation est de mettre fin à l’apparence. Or, à cette
interprétation métapolitique de l’écart entre l’homme réel et un idéalisme
d’ordre bourgeois qu’il s’agit de dénoncer afin de faire triompher la vérité
du social, s’oppose l’interprétation politique qui affirme que la
subjectivation politique est rendue possible grâce à cet écart. « Que le
peuple soit différent de lui-même n’est pas, en effet, pour la politique, un
scandale à dénoncer. C’est la condition première de son exercice 13. » Le
droit, ou le principe d’« égaliberté » est avant tout l’argument d’un tort qui
permet la subjectivation politique : l’écart entre le texte égalitaire et les
rapports inégalitaires permet précisément au sujet d’articuler son tort
particulier à l’universalité. L’apparence n’est donc « pas l’illusion qui
s’oppose au réel. Elle est l’introduction dans le champ de l’expérience d’un
visible qui modifie le régime du visible. Elle ne s’oppose pas à la réalité,
elle la divise et la refigure comme double 14 ». En ce sens, la démocratie, ou
la politique, est liée au double corps du peuple qui n’est autre que « la
dualité d’un corps social et d’un corps qui vient déplacer toute identification
sociale 15 ». L’« apparence » des droits de l’homme peut ainsi être
considérée comme effective dans le sens où ils permettent d’enclencher des
processus de politisation, par exemple sur le droit de vote des femmes, sur
le droit de grève, etc. Par conséquent, « l’apparence d’égaliberté est une
fiction symbolique qui possède à ce titre une efficience réelle qui lui est
propre. Il faut résister à la tentation proprement cynique de la réduire au
16
statut de simple illusion qui cache une effectivité différente ». Balibar, à
la suite de Proudhon, et sans toutefois qu’il ne mentionne l’idée de Justice,
insiste aussi sur la dimension efficiente et politique de l’idéal : « Il n’y a pas
de politique sans idéal. L’enfermement de la politique dans les expressions
institutionnelles de l’idéalisme renforce la domination, mais la lutte contre
la domination s’effectue toujours au nom d’une idée et donc d’une certaine
référence à la transcendance. C’est ce qui s’est passé avec la liberté ou
17
l’égalité. » Ainsi pour Balibar, l’histoire de l’émancipation n’est pas tant
l’histoire des revendications des droits ignorés que l’histoire des
18
revendications de droits réels au nom de droits formels déjà déclarés . Ici
cependant, il faut prendre garde à ce que la dialectique entre le formel et le
réel soit entendue comme articulant des catégories distinctes sur le mode
transcendance/immanence, au risque que l’idéal, s’il reste cantonné dans le
ciel des idées, ne puisse descendre sur terre que par l’intermédiaire
d’intercesseurs comme l’État. C’est pourquoi le processus de subjectivation
politique, s’il correspond à l’idéo-réalisme de Proudhon où le mouvement
dialectique ne peut aboutir à la synthèse de l’Un qui serait vierge de tout
conflit, doit, pour avoir un sens qui ne se cantonne pas à l’hystérie
revendicatrice du sujet réclamant des droits à son maître, constituer une
praxis en vertu des principes de l’autonomie et de la justice. Certes, comme
l’a montré Claude Lefort, la radicale nouveauté de la Déclaration des droits
de l’homme, ce que Proudhon appelait le « droit humain » qu’il opposait au
« droit divin », a consisté à remettre en cause tout ordre prétendument
naturel où chacun aurait une place assignée au profit d’une indétermination
radicale :
Le procès du naturalisme, tel qu’il fut conduit par des penseurs aussi différents que Burke et
Marx, en invoquant la réalité historique, ignore paradoxalement ce qui advient d’absolument
neuf, sous le couvert de l’affirmation de l’homme, de l’illusion philosophique qui efface les
hommes « concrets » au profit d’un être abstrait. Ni l’un ni l’autre ne perçoivent, en effet, ce que
l’idée des droits de l’homme récuse : la définition d’un pouvoir détenteur du droit, la notion
d’une légitimité dont le fondement serait hors des prises de l’homme, et, du même coup, la
représentation d’un monde ordonné à l’intérieur duquel les individus se trouvent
« naturellement » classés. Tous les deux, prenant pour cible l’abstraction de l’homme sans
détermination, dénoncent l’universel fictif de la Déclaration française, en méconnaissant ce
19
qu’elle nous lègue : l’universalité du principe qui ramène le droit à l’interrogation du droit .

Ce faisant, elle nous laissait la possibilité de poser des questions qui


n’appelaient cependant pas de réponse, laissant en suspens le problème de
l’ordre juste. Cette indétermination radicale, liée néanmoins à une certaine
conception du monde située historiquement et idéologiquement, n’est par là
même exempte ni de paradoxes ni de contradictions.

Paradoxes et contradictions
La justification idéologique des droits de l’homme s’inscrit dans
l’émergence de la conception moderne de la démocratie libérale qui ne se
réduit pas à un régime politique. En effet apparaît avec elle une nouvelle
conception du rapport à l’autre souligné d’abord par Tocqueville, mais dont
l’ambivalence nous semble d’autant plus mise en valeur dès lors que l’on
confronte les thèses de Foucault et Gauchet concernant la folie. La
polémique est relative à l’interprétation du grand enfermement qui a lieu
aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’expérience de la folie pour Gauchet et Swain
entraîne la constitution d’une « division subjective » où l’homme intériorise
une altérité qui auparavant était radicalement extérieure. Alors que la
déraison faisait partie d’un ordre naturel, elle constitue désormais une
dimension subjective que l’homme peut traiter. Cette rentrée de la folie
dans le champ d’immanence permet de comprendre l’avènement de la
démocratie moderne dans le sens où elle détruit le partage ontologique de la
société en ordres différents (Dieu et homme, homme et femme, noble et
serf,…). Le passage de l’altérité radicale de la folie à une intériorisation où
chacun est habité à la fois par la raison et la déraison permet en outre la
reconnaissance de l’autre comme semblable : « La folie d’avant
l’enfermement (…) est en réalité bien plus profondément étrangère que la
folie qu’on enferme. Si on se met à l’exclure précisément, c’est parce
qu’elle se met, très obscurément, à ressembler – et du coup à menacer. C’est
parce qu’il y a, tout d’un coup, à se défendre contre elle alors qu’auparavant
on était assez à l’abri de s’y reconnaître pour la “tolérer”. On vivait avec, en
effet, mais moyennant la paisible certitude de sa différence. 20 » Nous
remarquerons ici que l’expérience de la folie induit une conception de
l’homme qui annonce les constructions libérales de l’individu défini
originairement à l’état de nature, proprement indifférencié. L’autre ici est
sans doute le semblable, supposant l’introduction dans la société d’un
rapport égalitaire et indéterminé, mais c’est aussi l’indifférencié, supposant
l’introduction dans la société de la notion de masse qui va marquer les
e e 21
sociétés industrielles du XIX siècle et les totalitarismes du XX siècle .
Avec Pinel et Esquirol la folie n’est pas simplement objectivée et exclue
hors de la raison puisqu’il existe toujours chez le fou un reste de raison
inaliénable permettant de l’ouvrir à la vérité de sa folie. Il s’agit alors de
transformer le fou et son rapport à soi et aux autres, notamment grâce à
l’asile dont le but est de produire la distance du fou par rapport à sa propre
folie (ce qui constitue le propre de l’« aliénation mentale »). La folie fait
alors « corps nécessairement avec ce monde clos, qui est à la fois pour elle
sa vérité et son séjour », dès lors, « la manière dont on aliène le fou se
laisse oublier pour réapparaître comme nature de l’aliénation 22 ». Or c’est
précisément cette réduction cosmologique et tragique de la folie à un simple
phénomène de mise à distance de l’homme par rapport à sa vérité (via le
e
monologue de la raison) que Foucault dénonce. « À la fin du XVIII siècle,
on voit se dessiner les lignes générales d’une nouvelle expérience, où
l’homme, dans sa folie, ne perd pas la vérité mais sa vérité ; ce ne sont plus
les lois du monde qui lui échappent, mais lui-même qui échappe aux lois de
sa propre essence 23 ». Autrement dit, la folie mettait d’abord en jeu la
relation de l’homme à un cosmos dont l’ordre était immuable et lié à
l’hétéronomie, alors que désormais elle met en jeu la relation de l’homme à
une norme, celle de la raison qui s’inscrit dans un ordre autonome mais
néanmoins d’essence naturelle. La normalité va ainsi être réduite à un
concept étroit de la raison réduit à un rationalisme hypostasié en universel,
entraînant avec elle un nombre indéfini de déviances à soigner. Aussi
Foucault peut-il affirmer que « La science des maladies mentales (…) ne
sera jamais que de l’ordre de l’observation et du classement. Elle ne sera
pas dialogue 24 ». L’ambivalence des droits de l’homme est donc
significative dès lors qu’elle est mesurée à l’aune des interprétations de
l’expérience de la folie. Entre Gauchet qui y voit à juste titre l’avènement
de la reconnaissance du semblable, la remise en cause d’un ordre
hétéronome, et Foucault qui y voit, à juste titre lui aussi, le triomphe de la
rationalité bourgeoise entraînant un processus de normalisation en fonction
de son idéologie, l’expérience de la folie nous permet d’appréhender
l’avènement de la démocratie et des droits de l’homme. Bien qu’étant issus
d’une même matrice propre à la modernité, la démocratie et les droits de
l’homme ne se réduisant pas à une simple contingence, ce couple ne va
cependant pas de soi et peut même s’avérer contradictoire.
En effet, la contradiction entre les droits de l’homme et la démocratie
résulte du fait que les premiers, entendus comme norme transcendant la
volonté du peuple, imposent une limite à la souveraineté de celui-ci. La
démocratie devient alors bridée par des interprètes des droits de l’homme,
au sein d’instances souvent internationales, sans légitimité donnée par le
peuple. Cette contradiction a sans doute été la plus rigoureusement analysée
par Carl Schmitt : dans une optique libérale classique, la liberté individuelle
ne peut en effet être garantie que s’il existe quelque chose d’absolument
transcendant à toute volonté humaine. Cela explique pourquoi les grands
penseurs libéraux, de Locke à Tocqueville, en passant par Montesquieu et
Constant, faisaient référence à une normativité transcendante, à une loi
naturelle ou un principe naturel de justice. Le libéralisme classique est ainsi
empreint d’un discours jusnaturaliste qui est lui-même marqué par une forte
dimension religieuse (puisqu’échappant à une volonté « immanente » du
souverain). Dans sa Théorie de la constitution, Schmitt constate ainsi que
l’idée libérale de l’État de droit n’était possible qu’aussi longtemps que
« les présupposés métaphysiques du droit naturel libéral étaient
acceptés 25 ». Schmitt affirme donc un lien étroit entre pensée libérale et
pensée jusnaturaliste, cette dernière constituant en quelque sorte l’armature
métaphysique de la philosophie libérale, l’horizon normatif devant lequel la
liberté peut s’épanouir en dressant des limites non arbitraires (car naturelles
et indépendantes de toute volonté humaine). Or, à cette pensée de la
transcendance radicale du libéralisme, Schmitt oppose l’immanence
radicale de la démocratie : « Toute pensée démocratique se meut
nécessairement dans un champ de représentations immanentes. Toute sortie
hors de l’immanence nierait l’identité. Toute forme de transcendance
introduite dans la vie politique d’un peuple conduit à des distinctions
qualitatives entre haut et bas, au-dessus et en-dessous, élus et non-
26
élus, etc. » La pensée libérale impose donc, selon Schmitt, une
transcendance à la démocratie et s’oppose à la notion démocratique de la
loi, qui n’est rien d’autre que l’expression de la volonté du peuple. Le
libéral ne saurait concevoir un droit du peuple à décider absolument ce qu’il
veut, sans devoir tenir compte de quelque norme que ce soit. La doctrine
libérale ne suppose donc pas uniquement de limiter le pouvoir constitué
pour protéger les individus des abus de pouvoir, il dresse aussi des obstacles
au pouvoir constituant, autrement dit au pouvoir souverain, au nom du
principe de légalité. « La notion de légalité est, historiquement et de par sa
nature, en rapport étroit avec l’État législateur parlementaire et le
normativisme qui lui est propre. Elle profite de la situation créée sous
l’empire des princes absolus, en particulier de la négation du droit
d’opposition et du droit d’obéissance sans limites ; elle les entoure du
prestige de la légalité qu’elle doit à sa codification toute préparée
d’avance 27. » Même la décision originaire, celle qui exprime la volonté
d’un peuple de former une unité politique, doit donc être pensée comme
assujettie à des normes juridiques. Or, celles-ci ne sont pas de nature
positive : elles doivent trouver leur origine dans quelque chose de supra-
positif, la nature ou Dieu. Contre cette idée qui sécularise la transcendance
de Dieu pour borner la volonté du peuple, Schmitt affirme la toute-
puissance du pouvoir constituant, dont une théorie cohérente de la
28
démocratie ne peut qu’affirmer la souveraineté pleine et entière :
Un pouvoir constitué conformément à la Constitution ne peut pas être au-dessus de la
Constitution parce que celle-ci, en tant qu’organisation du rapport d’ensemble des pouvoirs et
de la séparation des pouvoirs, est elle-même le fondement de ce pouvoir. C’est la raison pour
laquelle tous les pouvoirs constitués se voient confrontés à un pouvoir constituant. Celui-ci est,
par principe, illimité et il est absolument tout-puissant parce que, loin d’être assujetti à la
Constitution, c’est lui qui se la donne. Une contrainte quelconque ou une forme juridique
quelconque, une autolimitation quelconque, quel qu’en soit le sens, est totalement impensable,
et là où domine la volonté générale au sens de la doctrine de Rousseau, les droits inaliénables
29
de l’homme sont eux-mêmes nuls et non avenus .

Schmitt pointe ainsi à juste titre les contradictions entre les droits de
l’homme et la démocratie, mais pour mieux rejeter les droits individuels et
collectifs ainsi que les procédures, tombant ainsi dans un décisionnisme où
la démocratie peut être assimilée à la dictature. La transcendance, dont il
reprochait aux libéraux de la séculariser dans une loi supérieure à toute
décision politique, est conservée, hypostasiée par un chef censé faire corps
avec le peuple mais qui concrètement décide de ce qu’est la norme sans le
concours de celui-ci. Nous retrouvons ainsi chez les libéraux et Schmitt une
double pensée de l’hétéronomie.
Habermas est de ceux qui, tout en reconnaissant la possible
contradiction entre droits de l’homme et démocratie, a tenté de les
réconcilier grâce à sa théorie de la communication. Le rapport à l’universel,
et donc à cette loi qui englobe toutes les souverainetés particulières, peut
être envisagé démocratiquement grâce à la communication entre sujets qui
sont à la fois sujets politiques et sujets de droit. Pour lui, « la cohérence
interne recherchée entre la souveraineté du peuple et les droits de l’homme
réside donc dans le contenu normatif d’un mode d’exercice de l’autonomie
politique, dont on ne peut encore savoir à travers la forme seule des lois
universelles s’il est assuré, cela n’est à dire vrai discernable qu’à travers la
forme communicationnelle qui est celle des discussions concourant à la
30
formation de la volonté et de l’opinion ». Habermas est cependant bien
réservé sur les processus de décision démocratique et reste silencieux sur
les apories de la représentation, préférant se focaliser sur une sphère
publique qu’il affuble de toutes les vertus. Proudhon déjà mettait en garde
non pas contre l’illusion de cette sphère (qui se réduirait à la critique
marxiste des droits formels) mais contre la faiblesse de sa dimension
politique. En effet, pour fonder une véritable démocratie politique et sociale
« il ne suffit pas de manifestations électorales, plus ou moins équivoques,
de professions de foi publiées dans les journaux ; de conférences plus ou
moins suivies données par quelques orateurs, avec la permission de la
police ; il ne suffit pas même que quelques praticiens, passant de l’apostolat
à l’action, appellent autour d’eux, dans des associations de secours mutuels
ou de coopération, quelques centaines de zélateurs. L’œuvre réformatrice
pourrait s’éterniser sans produire d’autre résultat que de divertir de temps à
autre les conservateurs. Il faut agir politiquement et socialement, faire
appel, par tous les moyens légaux, à la force collective, mettre en branle
31
toutes les puissances du pays et de l’État ». Démocratie et droits de
l’homme, s’ils sont issus de la même matrice, ne sont pas nécessairement
compatibles et sans doute ne parvient-on qu’à un bricolage peu fécond dès
lors qu’ils continuent à être conçus chacun sur le mode de l’hétéronomie.
Comme le remarquait Proudhon,
si l’absolutisme démocratique est instable, le constitutionnalisme bourgeois ne l’est pas moins.
Le premier était rétrograde, sans frein, sans principes, contempteur du droit, hostile à la liberté,
destructif de toute sécurité et confiance. Le système constitutionnel, avec ses formes légales, son
esprit juridique, son tempérament contenu, ses solennités parlementaires, s’accuse nettement, en
fin de compte, comme un vaste système d’exploitation et d’intrigue, où la politique fait pendant
à l’agiotage, où l’impôt n’est que la liste civile d’une caste, et le pouvoir monopolisé l’auxiliaire
du monopole. Le peuple a le sentiment vague de cette immense spoliation : les garanties
constitutionnelles le touchent peu, et on l’a vu, notamment en 1815, préférer son empereur,
32
malgré ses infidélités, à ses rois légitimes, malgré leur libéralisme .

Aussi en est-il « de la jeune démocratie comme du vieux libéralisme,


auquel on s’efforce 33 de l’accoupler : le monde commence à se retirer de
tous deux 34 ». Il ne s’agirait alors plus tant de concilier l’inconciliable que
de sélectionner et transformer leurs composantes compatibles pour mieux
les dépasser. Il n’est pas question ici de choisir la démocratie ou les droits
de l’homme, et jouer l’un contre l’autre, mais bien de résoudre leurs apories
respectives qui les rend contradictoires en « déconstruisant » le noyau
théologique qui les traverse tous les deux.

Dépasser les droits de l’homme


Droit et État
Ce noyau théologique peut être assimilé à la souveraineté dès lors que
celle-ci suppose le non-rapport, l’auto-justification, l’auto-suffisance et
l’indivisibilité. La théologie juridique permet la sortie du théologico-
politique mais l’altère plus qu’elle ne le supprime (la souveraineté
théologico-politique au sens moderne du terme ayant la même origine que
le droit naturel libéral 35).
Comme l’a remarqué à juste titre Derrida, la souveraineté est
susceptible de déborder le cadre de l’unité politique étatique au nom d’un
certain propre de l’homme, « car l’humanité de l’homme ou de la personne
humaine invoquée par les droits de l’homme ou le concept de crime contre
l’humanité, par le droit international ou les instances pénales
internationales, toutes ces instances pourraient bien être en train d’en
appeler à une autre souveraineté, la souveraineté de l’homme lui-même, de
l’être même de l’homme même (ipse, ipsissimus) au-dessus et au-delà
36
<de,> et avant la souveraineté étatique ou état-nationale. » Là encore il
s’agit pour Derrida d’être prudent : si la souveraineté étatique doit être
déconstruite contre Schmitt, il reste néanmoins nécessaire de prendre au
sérieux les dangers que peuvent receler les guerres conduites au nom de
l’humanité. Ni politique schmittienne, ni dépolitisation humanitaire, il s’agit
pour Derrida de chercher à définir un « autre concept du
37
politique ». Souveraineté étatique, souveraineté de l’humanité ou
souveraineté personnelle, il existe plusieurs souverainetés qui parfois
s’opposent, ce qui ne rend pas simple l’évaluation pourtant nécessaire
permettant d’affirmer que dans telle situation, telle souveraineté est plus
légitime qu’une autre (il est nécessaire par exemple d’approuver, certes
avec prudence, le bien-fondé de l’affirmation de la souveraineté nationale
envers une tutelle coloniale). La véritable tâche politique consisterait alors à
déconstruire la souveraineté en admettant qu’elle est divisible, entamant
ainsi la dimension théologique qui jusqu’ici prévaut : « reconnaître que la
souveraineté est divisible, qu’elle se divise et se partage, même là où il en
reste, c’est déjà avoir commencé à déconstruire un concept pur de
souveraineté qui suppose l’indivisibilité. Une souveraineté divisible n’est
plus une souveraineté, une souveraineté digne de ce nom, c’est-à-dire pure
et inconditionnelle 38. »
La Justice, comprise dans le sens que lui donne Proudhon (et non
comme Derrida qui la conçoit comme hétérogène au droit positif) ne peut
que se définir contre la souveraineté qui contamine par sa dimension
théologique l’État et les droits de l’homme. La Justice en effet suppose
avant tout un rapport, et donc deux éléments au moins, ce qui exclue l’Un
de Dieu incarné dans l’État et l’Un de l’Homme incarné dans les droits de
l’homme : « (…) la Justice, conçue comme rapport obligatoire en même
temps que comme réalité animique, ne peut plus, par la déduction de sa
notion, aboutir à la subversion d’elle-même, ainsi qu’il est arrivé à tous les
systèmes, religieux ou non-religieux, qui ont prétendu en donner la formule,
et ce qui ne manquerait pas d’arriver encore si, comme on en accuse la
Révolution, la substitution des Droits de l’homme au respect d’en haut
devait avoir pour résultat de faire de l’homme un autolâtre, c’est-à-dire un
Dieu. La Justice implique au moins deux termes, unis par le respect
commun de leur dignité, divers et rivaux pour tout le reste 39. »
La matrice commune des droits de l’homme et de l’État implique alors
ce paradoxe que si les droits de l’homme sont inaliénables, conçus comme
indépendants de toute autorité politique afin de pouvoir s’en protéger, il se
trouve que sans la protection politique de ces droits ils demeurent
ineffectifs. Ce paradoxe a été clairement analysé par Hannah Arendt en ce
qui concerne le problème des réfugiés. Si l’on considère que l’émergence
des droits de l’homme comme conscience d’une commune humanité, où
l’autre est perçu comme un semblable, constitue une indéniable avancée, il
n’en reste pas moins que l’Unité que suppose cette conscience n’est pas
exempte de nouvelles menaces et de nouvelles discriminations. Ce que
pointe Arendt est ce danger d’un déni de la pluralité qui caractérise le
jusnaturalisme entendu comme métaphysique hétéronome. D’une certaine
manière, c’est aussi ce jusnaturalisme qui, lors de la Révolution française,
en voulant abolir l’histoire, les mœurs et les médiations, avait abouti à la
terreur. En d’autres termes, « (…) le jusnaturalisme, réfractaire à la
complexité de la nature humaine, ne peut se réaliser qu’en lui faisant
40
violence ». Ce n’est pas donc parce que l’unité du genre humain se réalise
politiquement que cela est nécessairement « bon » pour l’humanité : « il est
tout à fait concevable, et même du domaine des possibilités pratiques de la
politique, qu’un beau jour une humanité hautement organisée et mécanisée
en arrive à conclure le plus démocratiquement du monde – c’est-à-dire à la
majorité – que l’humanité en tant que tout aurait avantage à liquider
41
certaines de ses parties . » Suite à l’afflux massif des réfugiés provoqués
notamment par la guerre 14-18, les États-nations se virent incapables de
fournir une loi à ceux qui avaient perdu leur protection nationale. Dès lors,
ils déléguèrent le règlement du problème à la police, entraînant ainsi une
véritable internationale des polices : « les relations entre la gestapo et la
police française ne furent jamais plus cordiales qu’à l’époque du
gouvernement de Front populaire de Léon Blum, gouvernement inspiré
pourtant par une politique fermement anti-allemande 42. » Paradoxalement,
donc, la perte des droits de l’homme survient « au moment où une personne
devient un être humain en général […] ne représentant rien d’autre que sa
propre et absolument unique individualité qui, en l’absence d’un monde
commun où elle puisse s’exprimer et sur lequel elle puisse intervenir, perd
43
toute signification ». Dès lors, un individu déchu de ses droits civiques
aura tout intérêt à commettre un crime pour retrouver un statut juridique,
redevenant l’égal des autres individus devant la loi. Au moins en prison ne
risquera t-il pas la déportation ou l’arbitraire de la police. « Il semble qu’un
homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités
qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable. C’est l’une
des raisons pour lesquelles il est beaucoup plus difficile de détruire la
personnalité juridique d’un criminel, c’est-à-dire d’un homme qui a engagé
sa responsabilité dans un acte dont les conséquences vont déterminer son
sort, que celle d’un homme à qui on a retiré toutes les responsabilités
humaines qui sont le lot commun 44. » Là encore, Arendt souligne la
nécessité de concevoir l’homme inscrit dans une chaîne de rapports lui
permettant de sauvegarder son humanité.
Lorsque les droits de l’homme s’inscrivent dans une idéologie libérale
où l’autonomie n’est pas politique mais uniquement juridique, l’individu est
pris dans un double-bind où l’extension de ses droits se développe
proportionnellement à la contrainte de l’État. Comme l’écrit Marcel
Gauchet, « l’indéniable latitude acquise par les agents individuels sur tous
les plans n’a nullement empêché, mais au contraire, a régulièrement
favorisé la constitution, à part et en sus de la sphère de l’autonomie civile,
d’un appareil administratif prenant de plus en plus largement et
minutieusement en charge l’orientation collective […] Plus s’approfondit le
droit des hommes sur la définition de leur société, et plus l’emprise
organisatrice de l’État bureaucratique, sous couvert de leur en permettre
l’exercice, leur en dérobe, en fait, la faculté 45 ». Les droits de l’homme
46
entendus comme liberté négative demeurent ainsi parfaitement
compatibles avec l’oppression de l’État dès lors que le politique est
monopolisé par ce dernier 47. Le double-bind dans lequel est pris l’individu
libéral, où chacun lutte pour son intérêt bien compris, suppose ainsi la
concurrence des droits dans une perspective évacuant le commun, le
politique et d’une certaine manière, même, le juridique dès lors que celui-ci
suppose un rapport. Dès lors les droits de l’homme conçus sur le mode
libéral de la liberté négative peuvent se révéler incompatibles entre eux :
« Le “droit à la sécurité” ne sera jamais qu’un mot vide si par des mesures
appropriées (telle la loi Peyrefitte) ne sont renforcés les moyens d’action de
la police, et limitées les garanties des justiciables. Le “droit à la vie”
s’accorde mal à la liberté de l’avortement ; le droit au mariage au droit au
divorce. Le droit de la femme à travailler – ou du père – contrariera le droit
de l’enfant à l’éducation. Le “droit au silence” est difficilement compatible
au droit à manifester dans la rue, etc., et le “droit à l’intimité”, à notre droit
à l’information généralisée… Chacun des prétendus droits de l’homme est
la négation d’autres droits de l’homme, et pratiqué séparément est
générateur d’injustices 48. » Cette incompatibilité d’ordre politique ne
saurait être comprise sans le versant économique incarné par le capitalisme.

Droit et capitalisme
Comme le remarque Claude Lefort, Marx « avait assurément raison
quand il dénonçait les rapports d’oppression et d’exploitation que
masquaient les principes d’égalité, de liberté et de justice 49 ». Plus
précisément, l’État se trouvait dans cette contradiction consistant à la fois à
assurer des principes menaçant l’ordre social dès lors qu’ils constituaient
des signifiants pouvant être investis dans une perspective réformiste ou
révolutionnaire, et à garantir cet ordre divisé en classes au nom d’une unité
rassemblée autour de ces principes. « L’État libéral s’est fait, en principe, le
gardien des libertés civiles ; mais, dans la pratique, il a assuré la protection
des intérêts dominants, avec une constance que seule put ébranler la longue
lutte de masses mobilisées pour la conquête de leurs droits 50. » Dans cette
aporie, la conquête de ces droits, s’ils ont pu parfois améliorer les
conditions de la classe ouvrière, n’a en rien entamé la logique capitaliste
dans laquelle ils sont susceptibles de s’inscrire : « La sphère de la
circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat de la
force de travail, est en réalité un véritable Éden des droits naturels de
l’homme et du citoyen 51. » Comme le soutenait Marx, dont le manque de
nuance ici confère à une certaine provocation, « Aucun des prétendus Droits
de l’homme ne dépasse (…) l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est dans la
société bourgeoise, (…) un individu séparé de la communauté 52 ». Si la
critique de Marx est en partie fondée, il rejette à tort la notion même de
droit comme concept bourgeois qui masquerait des rapports de force
économiques, ce qui peut l’amener à regretter, parfois avec des accents
conservateurs, la « communauté » où l’individu s’effaçait devant le groupe
(le « communisme » constituant à l’avenir la substance des communautés
traditionnelles débarrassées de leurs divisions sociales). Proudhon, au
contraire, prend acte du progrès politique que constitue l’émergence des
droits civils et politiques tout en pointant la contradiction qui existe entre
ces droits et l’absence de droit économique, pourtant indispensable pour
que ceux-là deviennent réellement effectifs. Pour le bourgeois,
l’idée d’un droit économique, complément et corollaire du droit politique et du droit civil,
n’existe pas ; c’est un non-sens. (…) La science économique, telle qu’il la comprend, ne repose
pas sur une notion à deux termes, notion synthétique et positive par conséquent, qui fait la
science des intérêts à l’image de la justice même ; (…) Pour le bourgeois par exemple, il n’y a
pas de VALEUR vraie, bien qu’il parle sans cesse de la loi de l’offre et de la demande,
impliquant, chacun à un point de vue différent, l’idée d’une valeur exacte, dont le débat entre
l’offreur et le demandeur indique la recherche. Aux yeux du bourgeois la valeur est
essentiellement arbitraire, d’opinion. De ce que la valeur est mobile, il conclut qu’elle est
nécessairement fausse ; et Dieu sait combien cette fausseté qu’il impute aux choses lui rend
53
excusables les égarements de sa conscience .

Le capitalisme, que vient justifier l’idéologie libérale, induit une forme


de nihilisme qui exclut toute notion de morale et de justice, allant jusqu’à
contaminer la substance même du politique et du juridique, comme en
témoigne le critère d’efficacité en passe de devenir plus que jamais la
norme suprême.
Les droits de l’homme entendus dans leur version libérale, intégrés dans
la logique capitaliste, sont alors susceptibles d’entamer la notion même de
droit conçu comme rapport. La juridicisation exponentielle des sphères de
la vie (dû au principe de la guerre de tous contre tous et à l’absence de
critères communs de justice) constituerait alors paradoxalement le
symptôme de la mort du droit.
L’enjeu fondamental n’est pas tant l’égalisation des droits que
l’égalisation des capacités, qui suppose l’équilibration incessante des forces
en vertu du principe de justice. Ainsi « (…) le mot CAPACITÉ, en parlant
du citoyen, se prend à deux points de vue différents : il y a la capacité
54
légale, et la capacité réelle ». Il n’existe pas d’opposition entre les deux,
ni l’une qui est la vérité de l’autre, elles se soutiennent au point
qu’« (…) entre l’égalité ou le droit politique, et l’égalité ou le droit
économique, il existe un intime rapport, en sorte que là où l’un des deux est
55
nié, l’autre ne tardera pas à disparaître ». Encore est-il nécessaire, pour
concevoir cette interdépendance entre droit politique et droit économique
qui imprègne toujours les droits de l’homme, d’envisager l’individu comme
être en rapport. C’est la considération du fait social qui permet à l’homme
de réaliser effectivement l’égalité tandis que la seule supposition de droits
innés de l’individu se réduit à une déclaration de principe. Comme le
soutient Hannah Arendt, « nous ne naissons pas égaux : nous devenons
égaux en tant que membres d’un groupe, en vertu de notre décision de nous
garantir mutuellement des droits égaux. Notre vie politique repose sur la
présomption que nous sommes capables d’engendrer l’égalité en nous
organisant, parce que l’homme peut agir dans un monde commun, de
concert avec ses égaux et seulement avec ses égaux 56 ». Dans le même
ordre d’idée, Jürgen Habermas n’hésite pas à dire que « la conception des
droits de l’homme doit être libérée du poids métaphysique que constitue
l’hypothèse d’un individu donné avant toute socialisation et venant en
57
quelque sorte au monde avec des droits innés ». Dans une certaine
mesure, les droits de l’homme de la seconde génération (droit au travail,
droit à l’éducation, droit à l’assistance médicale, etc. déclarés par l’ONU en
1948) participent de ce changement de point de vue anthropologique, ces
droits présupposant le fait social en considérant le droit comme une
construction collective, avec néanmoins le danger de n’attribuer l’obtention
de ces droits que par l’État. C’est que le droit ne peut affirmer sa véritable
force qu’en vertu de la justice qui suppose l’autonomie et la réciprocité ou
égalité dans l’échange (mutuum). Comme le rappelle et l’affirme
Proudhon : « c’est toujours et partout la même force de collectivité qui se
produit, au nom et en vertu du principe de mutualité ; dernière affirmation
du droit de l’homme et du citoyen 58. »
Chapitre VII

Le peuple introuvable ?

Le peuple semble aujourd’hui plus que jamais relégué au musée des


antiquités de l’Histoire. Qu’il s’agisse de la construction idéologique et
mythique d’un peuple Un qui a été battu en brèche par les théories
antitotalitaires de la démocratie renouant avec le pluralisme, ou de la perte
de souveraineté réelle du peuple comme sujet politique avec l’avènement
néo-libéral de la gouvernance, le terme même de « peuple » semble à la fois
suspect idéologiquement et encombrant politiquement. Une théorie
conséquente de la démocratie ne saurait toutefois évacuer la figure du
peuple sans tomber dans le paradoxe d’une « démocratie sans demos » qui
ne serait plus qu’une coquille vide. Nous avançons l’hypothèse que les
théories de Proudhon, éclairées et amendées au prisme de la pensée
contemporaine, sont susceptibles de nous donner des pistes afin de repenser
la démocratie avec toutes les ambivalences consubstantielles à son sujet,
autrement dit au « peuple ».
Dans un premier temps, nous verrons comment il est concevable de
penser la parole du peuple si tant est que celui-ci est un être parlant. Nous
examinerons ensuite à l’aune de la pensée de Proudhon la pertinence de
concepts pouvant prendre le relais de la notion de « peuple », comme la
« multitude ». Enfin, nous évaluerons les capacités du peuple dans ses
pratiques, en émettant l’hypothèse que ses perspectives d’émancipation
proviennent de ses propres forces.

Image et parole du peuple


Avant de demander ce que veut le peuple, il est sans doute nécessaire de
se demander qui est le peuple et s’il existe vraiment. Car le peuple est avant
tout une représentation ; représentation mentale, idéologique et/ou
sociologique qui jusqu’à maintenant a été conçue politiquement en
s’incarnant dans l’indivisibilité de la souveraineté. Or cette construction
idéologique unitaire du peuple saisit d’autant moins la réalité de son objet
qu’elle lui confère une dimension sacrée, ce pour mieux pouvoir légitimer
l’organe politique censé l’incarner. « La démocratie affirmant la
souveraineté du Peuple est comme la théologie à genoux devant le Saint
ciboire : ni l’une ni l’autre ne peut prouver le Christ qu’elle adore, et encore
moins le manifester 1. » Le peuple n’est pas une personne, d’où toute la
difficulté à saisir l’expression de sa volonté, qui plus est de sa parole. Ainsi
que le soutient Proudhon, « le Peuple, être collectif, j’ai presque dit être de
raison, ne parle point dans le sens matériel du mot. Le Peuple, non plus que
Dieu, n’a des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une bouche pour
2
parler ». C’est donc une certaine classe d’individus qui, inaugurant la
coupure entre dirigeants et dirigés, va monopoliser le logos censé exprimer
la volonté du peuple. La communauté politique se partage alors entre ceux
qui détiennent le monopole du langage commun et ceux qui font du bruit.
La classe dirigeante considère en effet le peuple comme une masse dont il
lui appartient d’interpréter les sons, voire les grognements irrationnels en
les traduisant par des mots. La procédure du suffrage universel a bien
constitué une tentative de traduction directe, mais elle n’a fait qu’entériner
la figure atomisée et indifférenciée de la masse que l’on retrouve dans tout
système oligarchique. Ainsi, « avec le suffrage universel, le Peuple a parlé,
sans doute ; mais sa parole, perdue à travers les voies individuelles n’a été
comprise de personne 3 ». En faisant voter chacun en considérant l’électeur
comme une abstraction, une monade isolée, il résulte inévitablement des
résultats du suffrage une autre abstraction qui a peu à voir avec les
véritables aspirations du peuple, et qui peut être interprétée par les gardiens
de la parole institutionnelle. C’est donc par la réappropriation de la parole
comme expression d’un réel en devenir que les individus sont susceptibles
de combler la brèche qui les sépare du logos. « Une nation qui se fait
représenter doit être représentée dans tout ce qui la constitue : dans sa
4
population, dans ses groupes, dans toutes ses facultés et conditions . » Les
voix qui résultent de cette pluralité ne sauraient bien évidemment conférer
une parole pleine et absolue aux mandataires, qui aurait pour conséquence
en s’autonomisant de reproduire une oligarchie éparpillée. La parole
démocratique fait toujours l’objet d’une réciprocité, d’une liaison et d’un
contrôle : parce que la parole est la première manifestation du pouvoir, elle
ne peut être confisquée. Dès lors, « le choix des capacités, le mandat
impératif, la révocabilité permanente, sont les conséquences les plus
immédiates, les plus incontestables du principe électoral. C’est l’inévitable
5
programme de toute la démocratie ». D’aucuns avanceront contre cette
conception d’une démocratie réelle et sociale sa dimension trop
sociologique qui viderait de son sens l’interprétation de la société dont
serait capable le principe représentatif des oligarchies libérales. Aussi
serions nous, selon Rosanvallon, en présence d’une conception « passive de
la démocratie (…) qui s’oppose à une approche active dans laquelle le
travail de la représentation est au contraire de produire la société, d’en
esquisser une interprétation, certes toujours fragile et provisoire. Le
paradoxe central de la démocratie sociale, telle que la conçoivent aussi bien
Proudhon que Fouillée ou Charles Benoist, réside donc dans
l’appauvrissement de l’idée démocratique auquel elle procède : en
cherchant à “enrichir” sociologiquement le contenu de la démocratie, elle
en dévitalise in fine le sens. Pour le dire autrement, la quête de la substance
sociale se paie dans ce cas d’une sorte de dévitalisation philosophique 6 ».
Cette critique de Rosanvallon serait en effet fondamentale si elle s’avérait
fondée, mais il dichotomise ici à l’extrême matérialisme et idéalisme,
renvoyant la démocratie sociale à la première catégorie et la démocratie
représentative à la seconde. Or la démocratie sociale entendue au sens que
lui donnait Proudhon n’a rien à voir avec un pur sociologisme matérialiste.
Ne qualifiait-il pas lui-même sa philosophie d’idéo-réalisme ? Cette
démocratie est d’autant plus capable d’interpréter la société que la parole
est conférée à tous pour déterminer cette interprétation, au contraire d’une
seule représentation libérale qui, en légitimant le monopole de la parole via
l’oligarchie étatique, coupe ce dont le réel est porteur, et ampute par la
même occasion les possibilités et dans une certaine mesure la pluralité de
son interprétation.
La question sociologique a toutefois le mérite de poser la question de la
réalité du peuple comme sujet : si tant est qu’il n’est pas qu’une fiction, qui
donc alors est le peuple ? Au chapitre VII de L’image-temps, Deleuze
montre que les cinémas américains et soviétiques d’avant-guerre, malgré
leurs différences idéologiques, conçoivent tous deux le peuple sur le mode
classique d’un sujet déjà là. Le peuple est réel avant d’être actuel, et doit
prendre conscience de soi avant de se réaliser, qu’il s’agisse du héros moral
qui entraîne le peuple contre les démagogues dans le cinéma américain ou
des masses qui se révoltent contre la classe bourgeoise dans le cinéma
soviétique. Dans le cinéma moderne, « le peuple manque » : nous passons
du réel possible au virtuel qui s’actualise. « Ce qui a sonné le glas de la
prise de conscience, c’est justement la prise de conscience qu’il n’y avait
pas de peuple, mais toujours plusieurs peuples, qui restaient à unir, ou bien
qu’il ne fallait pas unir, pour que le problème change 7. » Cette évolution de
la conscience est liée historiquement à la faillite de certains mythes du
peuple Un comme sujet politique et émancipé, porteur d’un sens de
l’histoire. Cette crise du peuple comme sujet n’est pas à déplorer pour
Deleuze, elle est l’occasion d’inventer le peuple, de créer des agencements
collectifs d’énonciation à partir de la notion bergsonienne de fonction
fabulatrice. Cette fonction a avant tout pour tâche de susciter une croyance
non pas en un autre monde passé ou à venir mais en de nouvelles formes
d’existence, en de nouveaux devenirs qui ne se fixent jamais dans une
identité prise dans un système. Le devenir du Peuple passe ainsi par la
fabulation, vertu poétique qui lui permet d’ordonner un nouveau partage du
sensible. « Si l’art et la politique communiquent entre eux, c’est en tant
qu’ils produisent tous deux des fictions, c’est-à-dire non pas des rêveries,
8
mais des reconfigurations du donné sensible . » À partir de là, les
catégories du possible ne sont plus pensées exclusivement à partir d’un réel
sociologique. Bergson déjà avait critiqué la catégorie du possible en
avançant qu’elle n’était autre qu’une idée préexistante du réel : « c’est le
réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel 9. » Deleuze
reprendra cette idée en parlant du réel comme un virtuel qui s’actualise par
la création de possibles. Rancière reprend d’une certaine manière ce
postulat en repensant la politique de l’art qui devient art de la politique :
« La politique de l’art consiste toujours à pluraliser, à fictionner ce réel que
10
la pensée dominante pose comme un donné irréductible . » Là encore,
contre une conception purement matérialiste du peuple que l’on pourrait
définir à partir de seules conditions sociales, il convient de penser le peuple
comme entité en devenir. Dès lors, le peuple est « l’universalité des
personnes et tout âge, de tout sexe et de toute condition, divisées
momentanément, sous l’action de causes providentielles, en riches et
pauvres, nobles et roturiers, bourgeois et compagnons, citadins et paysans,
propriétaires et prolétaires, clercs et laïcs, etc ; mais qui toutes, par cette
hiérarchie de transition, tendent à une seule et même liberté 11 ». Il convient
toutefois de ne pas oublier pour autant la réalité sociologique du peuple afin
de penser en termes de stratégie les possibilités d’émancipation qui se font
toujours sur le mode d’une tension entre le réel et l’idéel. Aussi convient-il
de penser le sujet politique du peuple au-delà du seul prolétariat tel qu’il est
entendu dans sa version marxiste, ou de la seule alliance des minorités telles
qu’elles sont conçues dans les programmes de la nouvelle gauche. Comme
a pu le suggérer voici déjà trente ans le militant américain Saul Alinsky,
« de larges portions de la classe moyenne, celles qui représentent la
majorité silencieuse, doivent être mises en branle. Comme le silence et
l’abdication, l’action et l’articulation vont de pair. Nous commençons un
peu tard à comprendre que même si toutes les catégories sociales à faible
revenu étaient organisées et si les noirs, les Portoricains, les Mexicains-
Américains et les pauvres blancs des Appalaches étaient tous, par quelque
miracle d’un génie de l’organisation, rassemblés en une coalition, cela ne
suffirait pas pour introduire les changements fondamentaux nécessaires.
Elle devrait faire ce que font toutes les organisations minoritaires, les petites
nations, les syndicats ouvriers, les partis politiques, bref, tout ce qui est
minoritaire : se trouver des alliés. (…) Les seuls alliés potentiels des
pauvres d’Amérique se trouvent dans les couches organisées de la classe
12
moyenne ».
La difficulté à saisir un sujet tel que le peuple, dès lors que l’on prend
soin de le concevoir dans la tension qui le caractérise (sociologique/idéal ;
réel/virtuel) nous amène inévitablement à évaluer l’élaboration de concepts,
en l’occurrence la multitude et le populisme, censés remplacer ou tout du
moins corriger la notion de peuple entendue dans sa version mythique et
unitaire.

L’ambivalence du peuple
Dans toute une tradition philosophique de la modernité, nous retrouvons
une face obscure du Peuple : la multitude, qui désigne une masse
désordonnée d’individus, souvent identifiée à un état de nature s’opposant à
la notion de Peuple en tant que sujet introduisant le politique. Ainsi de
Hobbes, qui conçoit l’émergence de la souveraineté par un contrat passé
entre les membres de la multitude, à Hegel qui différencie das Volk (le
peuple) et die Menge (la multitude), en passant par Rousseau, nous
retrouvons la justification d’une certaine métaphysique de la représentation
où la multitude est transcendée par le dieu mortel qu’est le souverain. Avec
Spinoza, au contraire, Hardt et Negri semblent trouver dans la « multitude »
une notion permettant de repenser le sujet politique suite à la mort du
Peuple et du Prolétariat. La multitude est un sujet social qui existe dans le
présent et qui, au sens ontologique, porte en elle le projet de devenir un
sujet politique. Aussi, si l’on peut parler de « multitudes » au pluriel pour
désigner le sujet social, le sujet politique ne peut se décliner qu’au singulier
(« multitude ») afin de caractériser sa capacité à agir et à décider en
commun 13. En tant que sujet social, la multitude se distingue du prolétariat
entendu au sens marxiste en ce qu’elle dépasse la seule fonction du travail.
En effet, elle comprend « la totalité des individus qui travaillent et
produisent sous la loi du capital 14 ». C’est bien l’avènement d’un
capitalisme « post-moderne » qui amène Hardt et Negri à revoir la notion de
prolétariat à l’aune de l’explosion de la production immatérielle
(communication, information, services,…). Cette reconceptualisation du
sujet politique n’est pas pour autant liée à un simple changement quantitatif
(où la production immatérielle aurait dépassé le travail matériel) : elle
suppose une redéfinition au sens large de la notion même de classe qui
comprend désormais l’ensemble des exploités, des soumis et des exclus
15
sous la coupe de l’Empire . Malgré cet effort de sortie hors des catégories
figées d’une figure idéalisée du peuple ou d’un matérialisme prolétarien,
tout en refusant le principe libéral de la représentation, Negri s’empêche de
penser la pluralité du sujet en l’assimilant à l’absolu, comme en témoigne
son rejet du principe de médiation dans sa conceptualisation du pouvoir
constituant. Un tel rejet de tout corps intermédiaire ou déjà constitué,
16
s’opposant ainsi à la révolution comprise au sens arendtien du terme ,
s’enracine certes dans une tradition révolutionnaire mais il est dû plus
précisément à l’hybridation de Negri entre la multitude de Spinoza et le
General Intellect de Marx : « on ne peut trouver chez Spinoza de quoi fixer
le rapport de production indépendamment de la force productive. Le refus
du concept même de médiation est au fondement de la pensée de
17
Spinoza . » L’outil comme médiation n’a plus lieu d’être :
« L’immanentisation de l’outil sous la forme du cerveau ôte tout fondement
à l’illusion métaphysique. Et c’est quand l’outil linguistique demeure le seul
outil existant qu’il n’y a plus d’outil : parce que l’outil, qui était jusque-là
l’autre de l’agent, cède désormais la place à un ensemble de prothèses qui
se sont ajoutées les unes aux autres (et qui, en s’accumulant, ont multiplié la
18
puissance productive de l’agent) . » D’où l’absence de pluralisme dans la
projection d’un monde où la dialectique de l’un et du multiple se fait sur le
fond d’une totalité singulière : « Le paradoxe de l’intellect général tient au
fait que si le capital constant occupe toute la société, la seule force
productive devient l’intellect, c’est-à-dire le cerveau, c’est-à-dire encore le
19
corps singulier . » Ici il existe peu de doute sur les conséquences réelles
d’une telle conception : « la démocratie comme la forme absolue de la
politique 20 ». Démocratie d’autant plus absolue que proportionnellement
inverse à sa prétendue radicalité, et annihilant tout espace à partir duquel les
21
forces s’équilibrent sans cesse pour devenir plus autonomes .
Sans qu’il soit question de l’élaboration sophistiquée de la notion de
Multitudes par Negri, Proudhon émet néanmoins une critique qui converge
avec nos précédentes objections. Notons tout d’abord que, selon lui, la
multitude est susceptible de constituer aussi bien la « canaille » d’« en-
haut » que celle d’« en-bas », comme si l’état de corruption des mœurs
incarné par la multitude était un miroir tendu entre les élites et le peuple, les
renvoyant dos-à-dos à leurs responsabilités : « La multitude, dans laquelle il
faut avoir soin de comprendre les classes riches, lettrées, savantes, est
d’autant plus vile que les individus qui la composent ont à se préoccuper de
plus d’intérêts. Ajoutez à la lâcheté de cœur, à la bassesse de sentiments,
22
l’ingratitude, le parjure, et la sottise . » À cette élite dévoyée, Proudhon
peut associer le peuple sous le même nom de « multitude » : « Livrée à elle-
même ou menée par ses tribuns, la multitude ne fonda jamais rien. Elle a la
face tournée en arrière : aucune tradition ne se forme chez elle ; pas d’esprit
de suite, nulle idée qui acquiert force de loi. De la politique elle ne
comprend que l’intrigue, du gouvernement que les profusions et la force, de
la justice que la vindicte, de la liberté que la faculté de s’ériger des idoles
qu’elle démolit le lendemain. L’avènement de la démocratie ouvre une ère
de rétrogradation qui conduirait la nation et l’État à la mort, s’ils ne se
dérobaient à la fatalité qui les menace par une révolution en sens inverse,
qu’il s’agit maintenant d’apprécier 23. » Aussi, lorsque Proudhon parle du
Peuple, il n’entend « pas par là la multitude, ce qui n’est que pluralité sans
24
unité ». Cette façon de concevoir le peuple, s’associant à une praxis
mêlant le chaos à l’arbitraire, sans idée d’ordre, a ainsi amené Proudhon à
critiquer la « spontanéité » des masses : « (…) les peuples n’ont montré
jusqu’à présent de spontanéité que pour faire des rois, des prêtres, des
propriétaires, des prisons, des hôpitaux 25. » Loin de l’angélisme naïf de
certains hérauts du « peuple » entendu comme « multitude », les propos de
Proudhon ne se confondent cependant pas avec un mépris élitiste, comme
aujourd’hui dès qu’il est question de « populisme ». Comme le remarque
J.C. Michéa, « on sait à quel point, depuis quelques années, les médias
officiels travaillent méthodiquement à effacer le sens originel du mot, à
seule fin de pouvoir dénoncer comme fascistes ou “moralisateurs” (à notre
époque, le crime de pensée suprême) tous les efforts des simples gens pour
maintenir une civilité démocratique minimale et s’opposer à l’emprise
croissante des “experts” sur l’organisation de leur vie 26 ». Réhabilitant le
peuple comme sujet politique sans tomber dans le fantasme de l’Un,
Ernesto Laclau a pu ainsi dépouiller le terme « populisme » de sa
connotation péjorative pour l’envisager comme mouvement politique
d’émancipation. Le populisme regroupe cinq caractéristiques : la première,
c’est le regroupement de forces hétérogènes dont les demandes ne sont pas
satisfaites, la deuxième est leur union contre un ennemi commun (la
corruption du système parlementaire, par exemple), la troisième est la
création d’une chaîne d’équivalences qui se cristallise autour d’une
signifiant vide, la quatrième est la nomination de ce signifiant vide (le
général Boulanger ou Solidarnosc) et enfin que ce nom soit l’objet d’un
investissement important afin de lui donner la force de constituer une unité
et une force hégémonique (d’où l’importance de l’affect). Le populisme
rejette tout contenu conceptuel, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser
quelques problèmes dès lors qu’il est susceptible de regrouper des projets
politiques très hétérogènes. Le populisme est d’abord lié à la fonction de
mouvement qui refuse la fixité de l’ordre symbolique au point d’en devenir
anti-institutionnel. C’est pourquoi le peuple, comme l’évoquait Benjamin,
est toujours fasciné par le bandit qui défie la loi. Il existe chez lui un
sentiment, un affect, mais aussi un pouvoir qui le conduisent à se percevoir
comme une puissance au-delà de tout ensemble codifié et normalisé 27.
« Puisque tout système institutionnel est inévitablement, partiellement au
moins, restrictif et frustrant, il y a quelque chose d’attirant dans toute figure
qui lui lance un défi, quelles que soient les raisons et les formes du défi en
question. Il y a dans toute société une réserve de sentiments bruts contre le
statu quo qui cristallisent dans certains symboles d’une manière
relativement indépendante des formes de leur articulation politique, et c’est
leur présence que nous percevons intuitivement quand nous qualifions un
28
discours ou une mobilisation de “populiste” . » Alors que le marxisme
traditionnel pensait la possibilité d’une totalité fermée où la société puisse
être entièrement transparente à elle-même, la théorie gramsciste de
l’hégémonie affirme au contraire que l’horizon d’une telle totalisation ne
peut être que mythique dans le sens où il existera toujours des demandes, et
donc toujours du politique. Or cette représentation d’une totalité mythique
est assumée par une partie qui suppose l’investissement affectif et
hégémonique d’un objet partiel. Ce n’est qu’à cette condition que peut se
construire le peuple : « le besoin de constituer un “peuple” (une plebs
prétendant être un populus) apparaît seulement quand cette plénitude n’est
pas atteinte, et que les objets partiels dans la société (les buts, les figures ;
29
les symboles) sont investis de manière à devenir le nom de son absence . »
L’unité des sujets populaires ne peut être donnée conceptuellement, chaque
sujet étant singulier (ce qui exclut tout déterminisme et tout essentialisme),
par conséquent les demandes intégrées et exclues font l’objet d’une
évaluation et d’une interrogation permanente qui suppose que l’espace
symbolique hégémonique n’est jamais clos et toujours flou. Aussi, « le
langage d’une discours populiste – qu’il soit de gauche ou de droite – va
toujours être imprécis et fluctuant : non en raison d’une faiblesse cognitive,
mais parce qu’il tente d’opérer performativement à l’intérieur d’une réalité
30
sociale qui est dans une large mesure hétérogène et fluctuante ». Cette
théorie du mouvement populiste opposé à l’idée d’un ordre symbolique clos
rejoint ici la théorie du progrès de Proudhon, rallié déjà par Bernstein qui
entendait recourir au philosophe bisontin pour réviser le marxisme. Sa
focalisation sur la notion de mouvement l’empêche cependant de penser
l’institution en tant que telle, ainsi que l’autonomie telle qu’a pu l’entendre
Proudhon ou plus récemment Castoriadis. Une telle aporie amène ainsi
Laclau à recourir à « (…) la logique de l’incarnation [qui] continue à opérer
dans les conditions démocratiques et[qui], dans certaines circonstances,
31
(…) peut acquérir une stabilité remarquable ». Cette logique ne va pas
sans poser le problème du culte de la personnalité qui, de Boulanger à
Chavez, va constituer un point de capiton permettant l’imposition concrète
d’une hégémonie selon une logique bien différente de celle envisagée par
Proudhon. Ce dernier a pourtant pu envisager un temps la possibilité d’une
révolution sociale grâce à Louis Napoléon Bonaparte, avant de se raviser
tout en analysant les raisons que peuvent lier le peuple à une autorité forte
cristallisant ses espoirs. Il nous donne ainsi à voir la contradiction entre
libéralisme et démocratie où, paradoxalement, c’est le peuple qui, tout en
aspirant le plus à la liberté, va se donner un tribun. C’est là tout le tragique
et le paradoxe de la chose : la démocratie telle qu’elle est comprise
actuellement, avec sa dimension centralisée et sa division en classe, et le
peuple tel qu’il se manifeste, comme masse désirant l’égalité, sont autant de
facteurs susceptibles d’expliquer le triomphe des « démocraties
césariennes » qui entretiennent l’illusion qu’un sauveur suprême est capable
de régler le problème social ainsi que de rétablir l’ordre contre la corruption
des élites. Ainsi, « la démocratie, pour assurer son triomphe, ignorante
d’ailleurs des conditions du pouvoir, incapable de l’exercer, se donne un
chef absolu, devant l’autorité duquel tout privilège de caste disparaisse ; la
bourgeoisie, qui redoute le despotisme à l’égal de l’anarchie, préfère
consolider sa position par l’établissement d’une royauté constitutionnelle.
Si bien qu’en fin de compte c’est le parti qui a le plus besoin de liberté et
d’ordre légal qui crée l’absolutisme et c’est le parti du privilège qui institue
le gouvernement libéral, en lui donnant pour sanction la restriction du droit
32
politique ». La démocratie césarienne n’est cependant pas la fatalité du
peuple en acte : par son auto-éducation (Proudhon parle de démopédie) et
par son expérience, le peuple est capable de se gouverner par lui-même
(Proudhon parle de self-government). Capacité potentielle qui doit toutefois
être évaluée à l’aune des nouvelles modalités de gouvernement et
d’expertise que l’on peut regrouper notamment sous le nom de
« gouvernance ».

Le peuple en acte
La multiplication des niveaux de pouvoir supra- et infra- étatiques vient
accentuer la crise de la souveraineté qui est censée être détenue par le
peuple : « La pluralisation du kratos rend le démos inassignable 33. » Au
gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple, conception déjà bien
naïve au vu de la réalité oligarchique, vient peu à peu se substituer la
gouvernementalité néolibérale, ou gouvernance, comme aboutissement
logique de la conception libérale originaire de nos démocraties modernes.
La gouvernance exacerbe alors des problèmes de taille qui minent nos
démocraties depuis leur conception : les problèmes de l’expertise (division
du savoir), des dispositifs (action) et du droit (sujet de droit, autonomie).
« On peut certes choisir de nommer démocratique la bonne gouvernance. Il
faut cependant être conscient qu’elle a peu à voir avec le gouvernement du
peuple et que, si elle rend la domination acceptable par les dominés, elle ne
tend nullement à l’abolition de la domination. L’autonomie du sujet est ici
secondaire, réduite à un moyen technique de gérer des sociétés de masse.
Que la gouvernance soit bonne ou mauvaise (c’est-à-dire impuissante à
conquérir l’adhésion et obligée de recourir à la violence), elle reste une
34
domination exercée par certains hommes ou groupes sur d’autres . » Ainsi,
avec la gouvernance libérale, l’inclusion de la société civile ne suppose pas
tant un renforcement de la démocratie qui supposerait que soient pris en
compte l’auto-législation, l’intérêt collectif et la citoyenneté, mais un
renforcement du capitalisme et des élites dirigeantes en ce que les acteurs
sont de simples relais d’intérêts privés (lobbies) dont le supposé pouvoir
justifie l’irresponsabilité de l’oligarchie politique (c’est la faute du marché).
La notion même de peuple dont résulterait l’ultime capacité de décision
devient une catégorie à déconstruire afin de mieux pouvoir le dessaisir du
peu de pouvoir qu’il avait. Paradoxalement mais logiquement, ce sont ses
représentants qui vont conduire cette opération : de la délégation de la
souveraineté à sa confiscation il n’y a qu’un pas aisément franchi par la
médiation de l’État. Le gouvernement, qui doit composer avec d’autres
instances de pouvoir, ne peut cependant se permettre d’aller directement à
l’encontre de la volonté populaire. Il faut malgré tout « faire avec »
l’encombrante figure du peuple. « L’autonomie du sujet est un obstacle avec
lequel il faut composer, en adoptant la voie de la persuasion plutôt que celle
de la contrainte. Convaincre les assujettis que l’on œuvre pour leur bien,
afin qu’ils contribuent à la réalisation de politiques qui ne peuvent aboutir
sans leur soutien, passif (l’absence de résistance) ou actif, tel est l’objectif
35
d’une bonne gouvernance ». Les référendums, qui demeuraient l’un des
rares dispositifs permettant d’exprimer la volonté du peuple, en sont réduits
à de simples procédures consultatives dont l’impact en termes de décision
politique est désormais inférieur à celui des sondages. Le peuple doit bien
voter, sinon il a tort. Mais l’illusion ne prend plus, et le référendum est en
passe de devenir un archaïsme trop dangereux à manipuler dans le nouveau
contexte de la gouvernance. Ainsi, « pour autant que les exécutifs se
soucient de légitimité, ils la comprennent uniquement comme une
confirmation post facto de décisions prises par eux-mêmes ou par les
experts auxquels ils délèguent leurs compétences : une délégation à laquelle
ils trouvent leur compte puisqu’elle leur permet d’invoquer des pouvoirs
supérieurs, souvent travestis en puissances anonymes (la “logique
objective” des marchés par exemple, pour nier leurs responsabilités dans la
marche du monde) 36 ». Le seul principe de légitimité devient celui de
l’efficacité, dont on peut par ailleurs douter du bien-fondé au regard des
multiples crises qui s’enchaînent. Ainsi Romano Prodi pouvait-il dire :
« l’efficacité de l’action des institutions européennes est sa source
principale de légitimité 37 ». Or il se trouve que les pouvoirs de cette
gouvernance « les plus visibles ne sont pas nécessairement les plus
déterminants 38 ». Cette situation n’est pas sans poser de problème dès lors
que dans l’hypothèse d’une « démocratie » se réduisant à la demande de
droits, les citoyens sont incapables de savoir à qui s’adresser. L’opacité de
la bureaucratie, en effet, se développe avec la gouvernance libérale dans le
même mouvement qui éloigne le pouvoir du peuple. L’illusion est
cependant maintenue d’une société civile comme nouveau sujet politique
s’emparant du droit contre l’arbitraire des institutions politiques. « On salue
là volontiers une refondation de la démocratie sur les principes fondateurs
du libéralisme, la soumission du politique, en la personne de l’État, à la
règle juridique qui incarne le contrat mettant en communauté les libertés
individuelles et les énergies sociales. Mais cette prétendue soumission de
l’étatique au juridique est bien plutôt une soumission du politique à
l’étatique par le bais du juridique, l’exercice d’une capacité de déposséder
la politique de son initiative par laquelle l’État se fait précéder et
39
légitimer . » Le droit devient alors la courroie de transmission d’une
gouvernance où les experts ou les lobbies économiques s’emparent de la
sphère publique avec l’assentiment de l’État au nom d’une performance
toute idéologique. Or le droit correctement entendu est « la mesure et la
comparaison des forces. La démocratie n’est autre chose que l’art d’égaliser
non les droits, mais les forces des citoyens. Le contrat social est le pondus
publicum, l’instrument public de cette égalisation 40 ». Il importe donc
d’égaliser la capacité politique des citoyens dans une perspective à la fois
pluraliste et commune, ce contre un droit individualiste épousant la logique
capitaliste qui vient ici se substituer à la logique démocratique, comme pour
signifier leur incompatibilité. Sans doute ici est-il nécessaire de remettre en
cause les contenus des principes de légitimité et d’efficacité pour les rendre
adéquats, la logique économique n’étant pas opposée par essence à la
logique politique dès lors que les principes d’autonomie et de justice
viennent se substituer à l’hétéronomie et à l’exploitation.
La notion d’efficacité comme critère de gouvernement puis de
gouvernance a pris une ampleur considérable dans le passage du libéralisme
au néolibéralisme via le biais de l’expertise sous prétexte que le peuple n’a
pas les capacités de se gouverner lui-même. « Ignorance ou impuissance, le
Peuple, d’après la théorie démocratique, est incapable de se gouverner : la
démocratie, comme la monarchie, après avoir posé comme principe la
souveraineté du Peuple, aboutie à une déclaration de l’incapacité du
e
Peuple 41 ! » Déjà au XIX siècle, Proudhon s’opposait à l’usurpation de
l’autorité politique par les experts au nom de l’ignorance supposée du
peuple : « (…) je n’ai jamais vu que le jugement du plus ignorant sur les
faits de son état et de sa profession, sur ce qui regarde ses intérêts et ses
droits, fut plus faillible que celui du plus éclairé du plus savant. Toute la
différence consiste dans le talent d’exposition, qualité acquise, non dans la
perception de l’idée qui souvent, au contraire, est plus obscure chez l’érudit
que chez l’homme de sa nature. L’avocat finit par douter de la justice
éternelle, et imagine que le droit ne tient qu’à des apparences : l’homme
42
simple ne doute jamais . » Comme le remarque à juste titre Rancière, et ce
contre les idéologies qui mettent en doute la capacité du peuple, il n’y a pas
« égale valeur de toutes les manifestations de l’intelligence mais l’égalité à
43
soi de l’intelligence dans toutes ses manifestations ». L’expérience du
concret, et en situation, vaut davantage que toutes les spéculations des
savants (qui peuvent au mieux éclairer mais en aucun cas prendre de
décision politique au titre d’expert), que ce soit en terme d’efficacité
(efficacité non libérale mais libertaire, où l’homme, selon sa situation
géographique, professionnelle ou autre, est le plus apte à décider ce qui est
bon en fonction de ces situations), ou en terme de légitimité (dès lors que
les décisions politiques impliquent l’ensemble des personnes incluses dans
les sphères publiques impliquées par ces décisions). « Le savant qui n’est
que savant est une intelligence isolée, ou pour mieux dire mutilée, faculté
puissante de généralisation et de déduction, si l’on veut, mais sans valeur
exécutive ; tandis que l’ouvrier dûment instruit représente l’intelligence au
complet, l’intelligence servie par des organes, comme disait M. de Bonald.
L’industriel, si longtemps dédaigné, devenu supérieur au savant classique,
quel paradoxe 44. » Cette philosophie nous amène à concevoir le politique
en situation, qu’il soit médié par l’économique ou par l’art comme l’évoque
Proudhon en se souvenant de son séjour en prison, ce contre une conception
platonicienne d’un art déconnecté du réel : « Pendant ma captivité à Sainte
Pélagie, en 1849, il y eut jusqu’à quatre-vingt prisonniers politiques,
nombre minime, si l’on pense aux milliers de déportés de cette triste
époque. Tous les soirs, une demi-heure avant la fermeture des cellules, les
détenus se groupaient dans la cour et chantaient la prière ; c’était un hymne
à la Liberté attribué à Armand Marrast. Une seule voix disait la strophe, et
les quatre-vingt prisonniers reprenaient le refrain, que répétaient ensuite les
cinq cents malheureux détenus dans l’autre quartier de la prison. Plus tard
ces chants furent interdits, et ce fut pour les prisonniers une véritable
aggravation de peine. C’était de la musique réelle, réaliste, appliquée, de
l’art en situation, comme les chants à l’église, les fanfares à la parade, et
aucune musique ne me plaît davantage 45. » Ce « partage du sensible »
relève à la fois d’une dimension esthétique et politique dans la mesure où il
permet aux forces collectives de transcender le réel en partant, à partir
d’une situation concrète, de points de vue dont l’optique est celle d’une
production d’un nouveau sens, d’une nouvelle carte cognitive déployant les
puissances dont le réel est porteur. Cette dimension à la fois esthétique et
politique du partage commun du sensible, qui suppose nécessairement
d’« être en situation », a bien été analysé par Jacques Rancière, notamment
dans la perspective d’une critique du scientisme marxiste :

Ce qu’une intervention artistique peut produire, ce en quoi elle peut être politique, c’est une
modification du visible, des manières de le percevoir et de le dire, de le ressentir comme
tolérable ou intolérable. L’effet de cette modification passe par son articulation avec d’autres
modifications du tissu sensible commun. C’est cela qu’« esthétique » signifie : une œuvre d’art
est définie comme telle par son appartenance à un certain régime d’identification, un certain
passage du visible, du dicible et du possible. La politique, de son côté, a une dimension
esthétique : elle est un paysage commun du donné et du possible, un paysage mouvant et non
pas une série d’actes qui seraient la conséquence de « formes de conscience » acquises
46
ailleurs .

Arendt, dans On revolution, remarquait à propos d’une phrase de John


Adams regrettant que les pauvres ne soient pas vus, qu’étant hors de
l’espace politique, c’est-à-dire cantonnés au social, ils ne pouvaient avoir
l’idée d’en faire partie en se rendant visibles. Or, affirme Rancière, cette
distinction du social et du politique empêche de constater que le sujet n’est
jamais prisonnier d’une sphère l’empêchant d’avoir « accès à » (la vérité, le
savoir, la politique,…) : les pratiques qu’il met en œuvre sont toujours
susceptibles d’œuvrer à un nouveau « partage du sensible ». Ce sont ces
pratiques dont Proudhon parle lorsqu’il avance que ce sont avant tout les
actes du peuple, loin de toute « idéomanie », qui l’amènent à se révéler et à
s’auto-éduquer à force d’expérience : « Le peuple ne s’exprime point par
discours mais par actes. Ses votes peuvent être tous menteurs ; ses actes
47
sont toujours véridiques . » Ce n’est donc pas à proprement parler un
savoir scientifique, même socialiste (Jan Waclav Makhaïski parle de
« socialisme des intellectuels 48 ») qui permet l’émancipation du peuple, ni
une supposée « prise de conscience » de la domination ou de l’exploitation,
mais bien des pratiques en situation dans une perspective qui est déjà celle
de l’émancipation. « L’émancipation ouvrière, cela suppose quoi au départ ?
Pas de savoir qu’il y a l’exploitation, la domination du capital et tout ça.
Cela tout le monde le sait et les exploités l’ont toujours su. L’émancipation
ouvrière, c’est la possibilité de se faire des manières de dire, des manières
de voir, des manières d’être qui sont en rupture avec celles qui sont
imposées par l’ordre et la domination. Donc la question n’est pas de savoir
qu’on est exploité ; en un sens la question est quasiment de l’ignorer 49. »
En d’autres termes, il s’agit de tenter d’échapper à la condition
prolétarienne imposée par l’ordre dominant et non de la cultiver. Le sujet
politique se considère alors autrement qu’en tant que sujet assigné à une
certaine place. Le prolétaire par exemple n’est plus prolétaire : il peut
toujours se considérer comme ouvrier ou artisan (considération de métier)
mais l’exploitation n’est plus une composante de son identité. La conquête
de son autonomie et la perception en tant qu’être autonome de ses capacités
à l’être réellement lui permet de briser la dialectique hégélienne du maître
et de l’esclave. Les dispositifs de l’ordre peuvent alors faire l’objet de
détournement sur le mode de tactiques propres à une culture populaire.
« Dans l’institution à servir s’insinuent ainsi un style d’échanges sociaux,
un style d’inventions techniques et un style de résistance morale, c’est-à-
dire une économie du “don” (des générosités à charge de revanche), une
esthétique de “coups” (des opérations d’artistes) et une éthique de la
ténacité (mille manières de refuser à l’ordre établi le statut de loi, de sens
50
ou de fatalité) . » Ces styles révèlent à coup sûr l’ambivalence des êtres,
recoupant le bon et le mauvais côté des choses dont Marx s’est raillé à
propos de la philosophie de Proudhon. Or cette ambivalence permet
précisément d’échapper aux schémas idéologiques simplistes, y compris
socialistes, qui vont essentialiser l’ami et l’ennemi en séparant le monde
entre innocents et coupables pour finalement sacrifier la liberté sur l’autel
du fanatisme. La véritable lutte pour l’émancipation, au contraire,
démultiplie les combats « au plus profond du mélange obscur des corps » là
où se « poursuit le combat entre les servitudes et les libérations », là où
« c’est le combattant lui-même qui est le combat entre ses propres parties,
entre les forces qui subjuguent ou sont subjuguées, entre les puissances qui
expriment ces rapports de forces 51 ».
Chapitre VIII

Le principe d’égalité dans


le gouvernement de la propriété

Le principe d’égalité en économie est susceptible d’interférer avec la


conception d’égalité démocratique dès lors que l’on suppose qu’une gestion
des biens peut se faire sur le mode d’une participation commune. L’égalité
peut alors se concevoir en-dehors des modes de gestion inégalitaires du
marché (qui repose sur la compétition des intérêts privés) et de l’État (qui
est fondée sur un rapport hiérarchique). C’est ainsi qu’Elinor Ostrom a dans
ses travaux montré la possibilité d’une gouvernance des biens communs
naturels à partir d’une gestion collective distincte d’une gestion de l’État et
du marché. Cette gestion égalitaire implique une dimension politique dès
lors que la communauté partage des valeurs et des pratiques propices à ce
mode de gestion. Cependant, les travaux d’Elinor Ostrom se sont
principalement focalisés sur la gouvernance des biens naturels. Nous
voudrions ici rapprocher ses travaux des réflexions de Pierre-Joseph
Proudhon sur la possibilité d’une gestion égalitaire des moyens de
production par une socialisation de la propriété, écartant de la même
manière l’État et le marché. C’est dans cette double perspective,
gouvernance des biens communs et gouvernance des moyens de production,
que nous sommes susceptibles de dégager une notion d’égalité à même de
fournir des pistes pour renouveler les théories en matière de démocratie
économique.

Ni État ni propriété privée : perspectives à partir


du dilemme du prisonnier
La célèbre théorie des jeux du dilemme du prisonnier introduit à la
critique que font Ostrom et Proudhon de la gestion des communs ou de la
propriété par le marché ou par l’État.
Le dilemme du prisonnier met en situation deux personnes confrontées
à des règles qu’ils n’ont pas choisies et qui les empêchent de communiquer.
L’histoire est la suivante : deux voleurs arrêtés par la police sont placés
dans des cellules séparées. On leur propose alors à chacun les options
suivantes : « Si tu avoues les faits et que ton complice nie, tu seras remis en
liberté et l’autre écopera de 10 ans de prison. Si vous avouez tous les deux,
vous écoperez de 5 ans de prison chacun. Si personne n’avoue, vous aurez
tous deux 6 mois de prison. » Or séparément, chacun aura intérêt à avouer :
si mon complice avoue, j’ai le choix entre ne rien dire (10 ans de prison) et
avouer (5 ans de prison), donc j’avoue. Si mon complice nie, j’ai le choix
entre avouer (je serai alors relâché) et nier (6 mois de prison), donc j’avoue.
Quoiqu’il en soit, la rationalité individuelle débouche sur l’irrationalité
collective : alors que les individus avaient tout intérêt à ne pas avouer pour
n’écoper que de six mois de prison, ils choisissent finalement d’avouer pour
être condamnés à cinq ans de prison. Or cette théorie des jeux renvoie à la
fois au marché et à l’État qui imposent des règles et limitent les options tout
en séparant les individus entre eux, sans qu’il soit possible pour les
individus de discuter eux-mêmes des règles qui leur conviennent. « Les
prisonniers du fameux dilemme ne peuvent modifier les contraintes que leur
impose le procureur : il sont en prison. Tous les utilisateurs de ressources
naturelles ne se trouvent pas dans une telle incapacité de modifier leurs
contraintes. Tant que les individus seront vus comme des prisonniers, les
directives politiques s’intéresseront à cette métaphore. Il serait préférable de
se pencher sur la manière de renforcer la capacité des acteurs concernés à
changer les règles contraignantes du jeu, afin de parvenir à d’autres
résultats que d’implacables tragédies 1. » Car, et c’est bien le problème,
« tant les partisans de la centralisation que ceux de la privatisation acceptent
comme principe central que les changements institutionnels doivent venir
de l’extérieur et être imposés aux individus concernés 2. » Or, tout l’enjeu
est bien de partir d’une réalité sociologique, telle est bien la démarche à la
fois de Proudhon et d’Ostrom, afin d’éviter la réduction idéologique du réel
par la « main invisible » ou l’État 3 : « Le marché, le gouvernement, une
communauté, peuvent être créés comme des fictions. Mais imposer une
fiction sur une situation réelle ne mène en général pas à la réussite 4. » C’est
que le marché (capitaliste) comme l’État produisent des normes ayant force
de loi sans que les personnes impactées par celles-ci soit n’en aient
connaissance, soit n’aient pu participer à leur élaboration, ce qui
généralement ne permet pas de régler un problème lié à une situation
donnée. Ainsi, selon Elinor Ostrom, « il ne devrait pas être question de
“règle” tant que la majorité des personnes dont les stratégies sont
influencées par cette règle ne sont pas informées de son existence et ne
s’attendent pas à ce que les autres procèdent à une surveillance réciproque
de leurs comportements et sanctionnent la non-conformité. En d’autres
termes, les règles opérationnelles constituent une connaissance commune,
font l’objet d’une surveillance et sont appliquées. La connaissance
commune implique que chaque participant connaisse les règles et sache que
les autres les connaissent également et savent que lui-même les connaît 5. »
Ce sont les parties elles-mêmes qui élaborent leur propre contrat et se
tiennent mutuellement pour responsables de sa bonne exécution. Ce contrat
a lieu en connaissance de cause, les parties étant en possession
d’informations essentielles liées à leur activité et leur environnement.
L’autogouvernement a cette vertu quasi absente pour une autorité centrale,
qui consiste à détenir suffisamment d’informations pour évaluer la politique
la plus pertinente à mener en fonction de la singularité de la situation.
D’autre part, la surveillance mutuelle des parties et leur évaluation des
sanctions en cas de non-respect du contrat s’avère plus efficace et moins
coûteux qu’en cas d’appel à une autorité externe. Proudhon insiste aussi sur
la symétrie du marché et de l’État qui tous deux empêchent la constitution
de contrats entre personnes autonomes. Il pointe en particulier la critique de
la propriété capitaliste qui suppose la confiscation par un propriétaire de la
force collective de travail, et la critique de l’État qui, en tant qu’autorité
transcendante et hétéronome, s’oppose à la liberté des contractants. Dans
cette perspective, Proudhon s’attaque notamment au socialisme d’État qu’il
appelle « communauté », caractérisé par une exploitation de l’homme par
6
l’homme inverse à celle du capitalisme . Par conséquent, et ici Proudhon
rejoint Ostrom dans sa critique du dilemme du prisonnier qui suppose une
justice distributive, « ce qui caractérise le contrat, la convention
commutative, c’est qu’en vertu de cette convention la liberté et le bien-être
de l’homme augmentent, tandis que par l’institution d’une autorité l’une et
l’autre nécessairement diminuent. Cela paraîtra évident, si l’on réfléchit que
le contrat est l’acte par lequel deux ou plusieurs individus conviennent
d’organiser entre eux, dans une mesure et pour un temps déterminés, cette
puissance industrielle que nous appelons l’échange ; conséquemment
s’obligent l’un envers l’autre et se garantissent réciproquement une certaine
somme de services, produits, avantages, devoirs, etc. qu’ils sont en position
de se procurer et de se rendre, se reconnaissant du reste parfaitement
7
indépendants, soit pour leur consommation, soit pour leur production ». Il
est important ici de distinguer un contrat de nature égalitaire, où les parties
sont autonomes et ont les mêmes capacités de production des règles qui
constituent l’armature du contrat (ce qui suppose aussi une certaine égalité
de possession vis-à-vis de la propriété) d’un contrat biaisé par le rapport de
force inégalitaire propre à la division sociale capitaliste : « Le contrat social
doit augmenter pour chaque citoyen le bien-être et la liberté. S’il s’y glissait
des conditions léonines ; si une partie des citoyens se trouvait, en vertu du
contrat, subalternisée, exploitée par l’autre : ce ne serait plus un contrat, ce
serait une fraude, contre laquelle la résiliation pourrait être à toute heure et
de plein droit invoquée 8. » Et Proudhon d’ajouter : « Ici donc, de deux
choses l’une : ou le travailleur, nécessairement parcellaire, sera simplement
le salarié du propriétaire-capitaliste-entrepreneur ; ou bien, il participera
aux chances de perte et de gain de l’établissement, il aura voix délibérative
au conseil, en un mot, il deviendra associé. Dans le premier cas, le
travailleur est subalternisé, exploité ; sa condition perpétuelle est
l’obéissance et la misère. Dans le second seulement, il reprend sa dignité
d’homme et de citoyen ; il peut aspirer à l’aisance ; il fait partie du
producteur, dont il n’était auparavant que l’esclave, comme dans la cité il
fait partie du souverain, dont auparavant, il n’était que le sujet 9. » Il s’agit
alors de concevoir des règles où l’égalité et la justice, loin d’être de simples
conceptions abstraites, se dégagent de situations concrètes et s’imposent
comme critères d’efficacité économique, permettant à tous de gérer au
mieux les biens naturels ou de production. « L’organisation de nos rapports
mutuels et réciproques, voilà toute la science sociale 10. » C’est ce que nous
allons voir précisément en ce qui concerne tout d’abord les biens communs
puis les moyens de production en montrant que la problématique de
l’autogouvernement et de l’égalité concerne autant les uns que les autres.

L’autogestion des communs


La notion de communs revient sur le devant de la scène, notamment en
faisant l’objet d’une critique célèbre de la part du sociobiologiste Garrett
Hardin dans un article intitulé « La tragédie des communs », publié en 1968
dans la revue Science. Considérant des pâturages communs où des bergers
cherchaient à y nourrir le plus grand nombre d’animaux, il soulignait la
tension entre les intérêts individuels et intérêt collectif : chaque berger avait
intérêt à maximiser ses gains individuels mais le champ n’appartenant à
personne, s’ensuivait une surexploitation de la ressource, en l’occurrence
l’herbe, et par conséquent une forte hausse du coût d’usage qui conduisait à
la ruine de tous. Deux solutions à cette tragédie furent proposées par les
économistes : la première consiste à privatiser les ressources communes
afin d’inciter les propriétaires à les gérer rationnellement, en internalisant
les externalités. La seconde est de confier la gestion des ressources à l’État,
jouant le rôle du tiers planifiant l’activité et taxant les appropriateurs. Pour
Hardin, les communs sont donc uniquement des ressources disponibles. Or,
le grand mérite d’Elinor Ostrom est d’avoir montré que cette conception des
communs reposait sur une abstraction sans rapport avec les communs réels
gérés collectivement depuis des millénaires (comme les réseaux d’irrigation
ou les pêcheries). C’est que les communs sont liés à des communautés, et
donc à un sens collectif, où les individus communiquent et négocient dans
une perspective qui ne se réduit pas à des intérêts immédiats. En effet,
faisant l’objet d’une gouvernance qui n’est imposée ni par le marché, ni par
l’État, le souci des biens communs est toujours de concilier le droit d’usage
avec la préservation des ressources. Or, cette conciliation, comme le montre
la gestion de biens communs complexes (comme les canaux d’irrigation),
est rendue possible, en particulier, grâce aux valeurs partagées par les
membres de la communauté. Ces valeurs permettent de surmonter les
difficultés de gestion, de véhiculer les connaissances collectives et de
« prendre conscience de l’importance de l’adaptabilité et de la flexibilité de
11
l’institution ». La gouvernance de biens communs est par conséquent un
construit social et politique qui dépend de l’arbitrage de la collectivité entre
ce qu’elle peut ou veut supporter pour le bénéfice de tous et la production
de biens libres d’accès. À problème commun donc, nécessité d’une
organisation commune, ce qui nous ramène à la résolution du dilemme du
prisonnier évoqué précédemment : « Des prisonniers placés dans des
cellules séparées et incapables de communiquer entre eux se trouvent
également dans une situation interdépendante dans laquelle ils doivent agir
de manière indépendante. Dans cette situation, l’action indépendante est le
résultat de la contrainte et non de son absence. Les éleveurs du modèle de
Hardin agissent également de manière indépendante. Chacun décide du
nombre d’animaux à placer dans la prairie sans se préoccuper de l’impact
de ses décisions sur les actions des autres 12. » Or il est nécessaire de
concevoir la terre, et de manière générale les biens communs, non comme
une simple matière dont nous pourrions user sans limite, mais de façon
raisonnable, parce qu’elle nous est léguée, parce que nous devons la
transmettre, et parce que la société lui doit de pouvoir subsister : elle
constitue donc un bien à préserver pour l’existence collective. Aussi
Proudhon avance t-il que nous avons reçu la terre « en fermage et usufruit ;
elle nous a été donnée pour être possédée, exploitée par nous solidairement
et individuellement, sous notre responsabilité collective et personnelle.
Nous devons la cultiver, la posséder, en jouir, non pas arbitrairement, mais
selon des règles et fin qui excluent tout absolutisme, de notre part, et
reportent le domaine terrien plus haut que nous 13 ». Or ces règles et ces fins
donnent à la possession terrienne une dimension « essentiellement
égalitaire : en Russie, la commune, seule censée propriétaire, doit fournir à
chaque ménage une quantité de terre labourable ; et si le nombre des
familles augmente, on refait le partage, de manière que personne ne soit
exclu. (…) L’économie politique, qui considère les lois de la production,
abstraction faite des intérêts individuels et de l’inégalité des fortunes, ne
14
peut pas elle-même exiger mieux que cette simple tenure ». Par
conséquent, la terre et les biens communs en général, s’ils peuvent être
possédés, ne peuvent être appropriés. Ce qui importe avant tout est la
possibilité d’occuper une place afin de subvenir aux besoins de tous et de
chacun, ce que Proudhon explicite en rapportant les propos de Cicéron :

Cicéron compare la terre à un vaste théâtre : Quemadmodum theatrum cum commune sit,
recte lumen dici potest ejus esse eum locum quem quisque occuparit. Ce passage est tout ce
que l’Antiquité nous a laissé de plus philosophique sur l’origine de la propriété. Le théâtre, dit
Cicéron, est commun à tous ; et cependant, la place que chacun y occupe est dite sienne : c’est-
à-dire évidemment qu’elle est une place possédée, non une place appropriée. Cette comparaison
anéantit la propriété ; de plus, elle implique égalité. Puis-je, dans un théâtre, occuper
simultanément une place au parterre, une autre dans les loges, une troisième vers les combles ?
Non, à moins d’avoir trois corps, comme Géryon, ou d’exister au même moment en différents
lieux, comme on le raconte le magicien Apollonius. Nul n’a droit qu’à ce qui lui suffit, d’après
Cicéron : telle est l’interprétation fidèle de son fameux axiome, suum quidque cujusque sit, à
chacun ce qui lui appartient, axiome que l’on a si étrangement appliqué. Ce qui appartient à
chacun n’est pas ce que chacun peut posséder, mais ce que chacun a droit de posséder. Or,
qu’avons-nous droit de posséder ? Ce qui suffit à notre travail et à notre consommation ; la
comparaison que Cicéron fait de la terre à un théâtre le prouve. Après cela, que chacun
s’arrange dans sa place à son gré, qu’il l’embellisse et l’améliore, s’il peut, il lui est permis :
mais que son activité ne dépasse jamais la limite qui le sépare d’autrui. La doctrine de Cicéron
conclut droit à l’égalité ; car l’occupation étant une pure tolérance, si la tolérance est mutuelle,
15
et elle ne peut pas ne pas l’être, les possessions sont égales .

Les cas empiriques étudiés à titre d’illustration de sa théorie par Ostrom


nous paraissent très significatifs, comme le cas des pêcheurs d’Alanya, en
Turquie. Ils étaient confrontés dans les années soixante-dix à deux
problèmes mettant en cause la viabilité économique de leur activité. D’une
part, la pêche illimitée pouvait entraîner des conflits entre utilisateurs ;
d’autre part, la concurrence entre pêcheurs pour les meilleures zones de
pêche provoquait une hausse des coûts de production et rendait incertain le
taux de récolte par bateaux. Après plus d’une décennie d’expérimentations,
les pêcheurs du littoral d’Alanya finirent par établir des règles communes
afin de remédier à ces problèmes.

– Chaque année, en septembre, une liste de pêcheurs éligibles (tous les pêcheurs licenciés
d’Alanya) est préparée, sans tenir compte de l’adhésion à la coopérative.
– Au sein d’une zone normalement utilisée par les pêcheurs d’Alanya, tous les lieux de pêche
utilisables sont nommés et listés. Ces sites sont suffisamment espacés pour que les filets placés
sur un site n’entravent pas le passage du poisson qui devrait être disponible sur les sites
adjacents.
– Ces sites de pêche nommés et leur attribution sont en application de septembre à mai.
– En septembre, les pêcheurs éligibles tirent au sort les lots auxquels ils sont affectés.
– Chaque jour, de septembre à janvier, chaque pêcheur se déplace vers l’est jusqu’au lot voisin.
Après janvier, les pêcheurs se déplacent vers l’ouest. Ce système donne aux pêcheurs des
opportunités égales par rapport aux bancs qui migrent d’est en ouest entre septembre et janvier
16
et inversement entre janvier et mai .

Ce système égalise la capacité de production de tous les pêcheurs, mais


garantit aussi la protection de leurs droits. En élaborant communément ces
règles, les pêcheurs demeurent solidaires quant à leur respect. Par
conséquent, dès lors qu’un pêcheur enfreint une règle, en allant par exemple
sur un site qui ne correspond pas à sa date d’attribution, les pêcheurs qui ont
le droit de bénéficier de ce site feront valoir ce droit avec l’appui de
l’ensemble des autres pêcheurs. Un tel cas nous semble parfaitement
illustrer les théories de la coopération d’Elinor Ostrom, hors du marché et
de l’État, corroborées par les thèses de Proudhon qui affirme : « (…) dans
nombre de circonstances l’initiative individuelle est impuissante à réaliser
ce que donne sans effort, et à bien moindre frais, la coopération de tous.
(…) Tout ce que peut exécuter l’individu, en se soumettant à la loi de
justice, sera donc laissé à l’individualité ; tout ce qui dépasse la capacité
d’une personne sera dans les attributions de la collectivité 17. »
Si l’on suit les développements d’Ostrom concernant l’organisation de
la gestion égalitaires des biens communs, nous pouvons distinguer trois
niveaux de règles qui s’emboitent dans le cadre de l’utilisation de
ressources communes : les règles opérationnelles, composées notamment du
processus d’appropriation, de fourniture ou de surveillance, qui influent
directement les décisions des appropriateurs ; les règles de choix collectifs,
qui comprennent les processus de gestion et de décision politique ; enfin les
règles de choix constitutionnels affectent l’ensemble de la gouvernance
concernant les processus de décision et de transformation du cadre qui va
déterminer les règles de choix collectifs et les règles opérationnelles. La
stratégie individuelle et collective propre à l’auto-gouvernement consiste
pour les intéressés à aller et venir entre les différents niveaux en fonction de
leur expérience, tout en sachant que les règles opérationnelles sont plus
faciles à changer que les règles de choix constitutionnelles, ne serait-ce que
pour préserver un minimum de stabilité. L’élaboration de ces règles a lieu
dans des « arènes » dotées ou non d’un cadre formel, « un bistrot local, les
réunions d’une association de producteurs ou les assemblées d’une
organisation mise sur pied dans le but spécifique de gérer et gouverner cette
ressource commune. (…) En ce qui concerne les relations entre les arènes et
les règles, il est rare qu’une seule arène soit associée à un seul ensemble de
règles. Dans la majorité des cas, plusieurs arènes de choix collectif influent
sur l’ensemble de règles opérationnelles utilisées par les appropriateurs
dans l’exercice des choix en matière de stratégies de récolte et
18
d’investissement relatives à une ressource commune ». Nous retrouvons
ici, et nous l’approfondirons par la suite avec Proudhon, la dimension
éminemment politique de la gestion de la propriété. La propriété, en
l’occurrence les biens communs, ne peut donc se réduire à une propriété
privée capitaliste : son économie relève de la Res Publica, de la chose
publique dès lors qu’elle a un impact sur la vie des individus qui composent
une société, ce qui induit l’élaboration collective de règles par les individus
concernés. C’est pourquoi la démocratie ne concerne pas seulement les
volontés mais aussi les choses, d’où cette affirmation de Proudhon : « Pour
que le suffrage soit direct, il ne suffit pas qu’il soit décerné directement de
l’électeur à l’élu ; il faut qu’il représente non moins directement des
opinions, des droits, des intérêts et des affaires : car un État, une société ne
se compose pas uniquement de volontés, il se compose aussi de choses 19. »
À partir de ce postulat, Ostrom a dégagé huit principes requis pour le bon
fonctionnement d’un autogouvernement des biens communs :

1 – Des limites clairement définies.


2 – La concordance entre les règles d’appropriation et de fourniture et les conditions locales.
3 – Des dispositifs de choix collectifs.
4 – La surveillance des conditions de la ressource commune et du comportement des
appropriateurs.
5 – Des sanctions graduelles à l’égard des appropriateurs qui transgressent les règles communes.
6 – Des mécanismes de résolution des conflits avec un accès rapide à des arènes locales.
20
7 – Une reconnaissance minimale des droits dorganisation .

Une dimension qui n’a pas été abordée, et qui pourtant a toute son
21
importance , concerne le règlement des conflits. À ce problème sont
habituellement avancées deux solutions : soit l’État tranche, soit la main
invisible du marché fait « force de loi », le « laissez-faire, laissez-passer »
donnant naturellement l’avantage au plus fort. Or, toujours dans une
perspective se situant hors de l’État et du marché, « si les parties emploient
un arbitre privé, elles ne le laisseront pas, avance Ostrom, leur imposer un
contrat. L’arbitre aidera simplement les parties à trouver des méthodes de
résolution de conflit émanant d’un ensemble de règles de fonctionnement
22
que les parties auront elles-mêmes entérinées ». Par conséquent, une
théorie de l’autogouvernement des biens communs est indissociable d’une
théorie juridique où le règlement des conflits écarte à la fois la dimension
théologico-politique du jugement de l’État et l’« anarchie mercantile » où le
droit se réduit à un simple rapport de force, qui plus est inégalitaire : « Si
les théories utilisées dans la science appliquée au domaine des politiques
n’incluent pas la possibilité d’une action collective auto-organisée, alors la
prépondérance d’un système judiciaire pouvant être utilisé par les groupes
auto-organisés pour superviser et faire appliquer les contrats ne sera pas
23
reconnue . »
De la gestion des biens communs, développée par Ostrom et dont
Proudhon aborde la question en ce qui concerne la terre, aux moyens de
production, nous retrouvons les mêmes problématiques, ne serait-ce que
parce que les biens et les moyens de production proviennent des biens
communs, transformés par la main de l’homme.
Des communs aux moyens de production
La gestion collective des moyens de production, qui n’écarte pas par
ailleurs la propriété individuelle dès lors que la production n’est l’œuvre
que d’une personne (un artisan, par exemple), répond aux mêmes principes
fondamentaux que nous avons pu entrevoir concernant la gestion des biens
communs : à production commune, gestion commune et répartition
commune. En soi la propriété ne se justifie pas : elle ne trouve sa raison
d’être que grâce à la justice, et ici l’œuvre de Proudhon permet de
compléter et de renforcer d’un point de vue normatif les travaux de
sociologie politique d’Elinor Ostrom dont les démonstrations empiriques
sont affaiblies par une certaine neutralité axiologique. Selon Proudhon en
effet, le rapport de l’homme à la propriété ne peut se justifier que par sa
finalité : « Ce n’est ni dans son principe et ses origines, ni dans sa matière
qu’il faut chercher la raison de la propriété ; à tous ces égards, la propriété,
je le répète, ne peut rien nous offrir de plus que la possession ; c’est dans
ses FINS 24. » La propriété n’est donc pas un droit de l’homme comme
semble l’entendre les déclarations des droit de l’homme de 1789, 1793 et
1795. Elle est avant tout une fonction, et « c’est parce qu’elle est une
fonction à laquelle tout citoyen est appelé, comme il est appelé posséder et
à produire, qu’elle devient un droit : le droit résultant ici de la destinée, non
25
la destinée du droit ». Par conséquent, « l’acte d’appropriation en lui-
même, considéré objectivement, est sans droit. Il ne se peut légitimer par
rien. Ce n’est pas comme le salaire, qui se justifie par le TRAVAIL, comme
la possession, qui se justifie par la nécessité et l’égalité des partages ; la
propriété reste absolutiste et arbitraire, envahissante et égoïste. – Elle ne se
justifie que par la justice du sujet même. Mais comment rendre l’homme
juste ? C’est le but de l’éducation, de la civilisation, des mœurs, des
arts, etc. ; c’est aussi le but des institutions politiques et économiques dont
la propriété est la principale. Pour que la propriété soit légitimée, il faut
donc que l’homme se justifie lui-même ; qu’il veuille être juste ; qu’il se
propose la justice pour but, en tout et partout. Il faut qu’il se dise, par
exemple : la propriété en soi n’est pas juste, comment la rendrais-je juste ?
D’abord, en reconnaissant à tous le même droit à l’appropriation, à
l’usurpation ; 2o en réglementant l’usurpation, comme le corsaire
partageant le butin entre ses compagnons ; de sorte qu’elle tende
spontanément à se niveler 26. » C’est donc grâce à l’universalisation de la
propriété, et non par sa confiscation par l’État ou par quelques-uns que « les
27
fortunes sont les plus égales et que chacun travaille ». De l’organisation
des rapports, qui suppose une justice commutative, c’est-à-dire égalitaire et
horizontale, basée sur la réciprocité, résulte une propriété qui « doit se faire
opposition et concurrence, tendre à se limiter, sinon à se détruire, par
conséquent, à se faire équilibre. L’action de la propriété sur elle-même, en
dehors du pouvoir et des lois, tel sera donc notre premier moyen ». Ensuite,
la propriété n’étant pas isolée dans le système social, il faut bien qu’elle
compose avec les autres forces. Le rôle des institutions vis-à-vis de la
propriété sera, ainsi que l’écrit Proudhon, « notre second moyen de
28
gouvernement ». De par cette interdépendance et ce pluralisme social,
toute prétention à l’absolutisme est conjuré : absolutisme de la propriété qui
consacre la loi de la main invisible et finit par se réduire au monopole,
absolutisme de l’État dont l’autorité est contrebalancée par le poids des
forces économiques. Proudhon nous rend présent l’erreur identique des
marxistes et des libéraux, à savoir que le capitalisme obéirait à la loi du
marché. Chez Marx, la relation entre le capitaliste et le travailleur se fonde
sur un échange conforme aux lois de l’économie, le capitaliste payant la
valeur de la force de travail mais récupérant la plus-value qui résulte de la
différence entre le salaire et le produit de la journée de travail
(arbitrairement allongée). C’est pourquoi cette critique de l’échange
nécessite le monopole d’un État responsable de la répartition. Proudhon, au
contraire, estime que le capitalisme se reproduit en dérogeant à l’échange et
aux lois de l’économie, comme R.H Coase l’a par ailleurs montré dans son
article « The nature of the firm » (1937) à propos du fonctionnement de
l’entreprise. L’erreur de compte résulte de l’appropriation par le capitaliste
du droit collectif de propriété : c’est donc en rétablissant un véritable
échange égalitaire et une réappropriation du droit collectif de propriété que
l’on peut véritablement sortir de la logique capitaliste. « Ce qui nécessite,
en politique, cette idée de mutualité qui est le programme économique des
classes ouvrières, c’est que, dans l’ordre politique aussi, toutes choses,
toutes idées, tous intérêts soient ramenés à l’égalité, au droit commun, à la
justice, à la pondération, au libre jeu des forces, à la libre manifestation des
prétentions, à la libre activité des individus et des groupes, en un mot, à
l’autonomie 29. » L’autogouvernement des travailleurs va de pair avec la
socialisation des moyens de production, associé à l’autogouvernement des
biens communs par la socialisation du travail et des capitaux. Les
compagnies de travailleur, donc, ne sont soumises ni au capital ni à l’État :
« L’association ouvrière restera une utopie, tant que le gouvernement n’aura
pas compris que les services publics ne doivent être ni exécutés par lui-
même, ni convertis en entreprises privées et anonymes, mais confiés à
forfait et par baux à termes à des compagnies d’ouvriers solidaires et
30
responsables . » L’équilibre des forces économiques se réalise grâce à la
fédération des producteurs, autonomes et responsables, empêchant tout
monopole. Dans la continuité des propos de Proudhon, le juriste Alain
Supiot a bien saisi la notion d’autonomie qui ne va pas sans une
responsabilité solidaire, affirmant ainsi que ce sont « tous ceux qui
bénéficient d’une opération économique qui doivent être considérés comme
opérateurs, quels que soient les montages juridiques empruntés par
l’entreprise 31 ». C’est ce que prévoit notamment la loi américaine
concernant la pollution marine : depuis la marée noire de l’Exxon Valdes,
peut être poursuivie toute personne ayant la qualité de propriétaire,
d’opérateur ou d’affréteur du navire. Dans cette perspective pourrait être
mise en œuvre une véritable traçabilité des produits qui induirait une
véritable chaîne des responsabilités : chaque producteur serait responsable
de son produit, et s’il ne pouvait être identifié, le fournisseur serait
poursuivi (qui, lui-même, pourrait se retourner contre le producteur).
Reviendrait ainsi l’idée médiévale selon laquelle on ne peut jamais être
propriétaire au sens absolu comme l’affirme l’article 544 du Code civil,
mais seulement « tenancier » de la chose. « Les rapports des hommes aux
choses étaient toujours l’ombre portée de rapports entre les hommes 32. »
Une lecture conjointe de Proudhon et d’Ostrom nous permet précisément de
33
renouer ce rapport sans pour autant revenir à un état pré-moderne . Ainsi,
le rapport politique des hommes entre eux étant corrélatif au rapport
économique des hommes aux choses, les modalités de production et de
répartition des biens sont fonction d’un dénominateur social : « Toutes les
industries se réunissent, par des rapports mutuels, en un faisceau unique ;
toutes les productions se servent réciproquement de fin et de moyen ; toutes
les variétés de talents ne sont qu’une série de métamorphoses de l’inférieur
au supérieur. Or, ce fait incontestable et incontesté de la participation
générale à chaque espèce de produit a pour résultat de rendre communes
toutes les productions particulières : de telle sorte que chaque produit,
sortant des mains du producteur, se trouve d’avance frappé d’hypothèque
par la société. Le producteur lui-même n’a droit à son produit que pour une
fraction dont le dénominateur est égal au nombre des individus dont la
société se compose 34. » Autrement dit, de par sa finalité, la justice, et de par
son mode de gestion autonome et égalitaire qui implique des décisions et
des règles soutenus par une morale, « la justification de la propriété, (…) est
essentiellement politique 35 ».
Chapitre IX

Ni capitalisme ni communisme : l’idée


de droit social

Le problème de la propriété est lié à un enjeu politique, social et


juridique qui dépasse le domaine économique stricto-sensu. Convaincu que
capitalisme et communisme menaient à des impasses, Proudhon a pu
esquisser la possibilité d’une troisième voie alliant à la fois la liberté et la
justice. Dans cette perspective, le droit tient une place fondamentale,
approfondie et développée par Georges Gurvitch qui va consacrer
l’expression de « droit social ». Né en Russie en 1894, Gurvitch vit la
révolution russe où il rencontre Lénine et à qui il adresse les plus vives
critiques. Philosophe de formation (son premier mémoire universitaire en
1915 porte sur Rousseau), il se dirige peu à peu vers la sociologie mais reste
très marqué par l’œuvre de Fichte et de Proudhon à qui il consacrera un
livre à la fin de sa vie.
La réflexion de Gurvitch prend son essor au début des années 1930,
alors que la crise de 1929, plus qu’une crise économique, apparaît comme
une grave crise de civilisation qui demande un véritable sursaut de la
pensée. Soucieux d’élaborer une philosophie pluraliste, Gurvitch a pu
théoriser l’idée d’un droit social dont les implications économiques sont
radicales : en renvoyant dos à dos capitalisme et communisme, il
développait les bases jetées par Proudhon pour concevoir une économie
fédérale, autogestionnaire et égalitaire.

Une philosophie pluraliste


Gurvitch distingue trois catégories du pluralisme : le pluralisme comme
fait, comme idéal et comme technique. Le pluralisme comme fait n’exprime
rien d’autre que la réalité sociale, toute société ayant toujours été « un
microcosme de groupements particuliers se limitant, se combattant,
s’intégrant et se rangeant hiérarchiquement dans l’ensemble social,
microcosme permettant les combinaisons les plus variées, conditionnées par
les situations historiques 1 ». Le pluralisme comme idéal est, quant à lui,
moral et juridique, il résulte d’un équilibre entre les valeurs des personnes
et des groupes, d’une « immanence réciproque entre les touts et les parties
multiples 2 ». La réalisation progressive du pluralisme comme idéal se fait
grâce au pluralisme comme technique. Tout homme est par exemple à la
fois citoyen, producteur et consommateur : c’est le pluralisme de fait. Or il
se trouve que les intérêts de ces différentes catégories peuvent entrer en
conflit et doivent être équilibrés grâce au pluralisme en tant que technique.
e
Les expériences du XX siècle nous ont appris que les révolutions entreprises
grâce au monisme étatique ne pouvaient mener qu’à des désastres. La fin
étant solidaire des moyens, l’avènement d’une démocratie sociale ne pourra
donc se faire que sur le mode d’un pluralisme an-étatique et respectueux de
l’autonomie des différentes composantes sociales : « La prétention de
l’organisation étatique à l’omnicompétence (ou à la compétence des
compétences) ne peut donc avoir aucun fondement rationnel : elle n’est le
résultat que de la fausse identification d’une organisation, nécessairement
fonctionnelle comme toutes les autres, avec la communauté objective sous-
jacente, et de cette dernière, qui est elle-même “fonctionnelle”
(communauté politique), avec la communauté nationale supra-fonctionnelle
n’admettant pas de superstructure organisée unique 3. » C’est donc plus
largement cette prétention de l’État à incarner l’intérêt général qui est mise
en cause. Lorsque celui-ci est compris comme une abstraction où
l’identique fait loi, nous sommes en présence d’une fiction illégitime
servant d’alibi à l’omnipotence de l’État. C’est pourquoi Gurvitch, au terme
controversé d’« intérêt général » préfère celui d’« intérêt commun » dont la
représentation ne peut résulter d’« un monopole de l’ordre du droit
étatique 4 ». L’intérêt général ne pouvant être représenté dans une dimension
moniste, précisément parce qu’il doit composer avec la pluralité comme fait
social, amène Gurvitch à le concevoir ainsi : il « n’est qu’un équilibre
mobile entre les intérêts contraires et il existe autant d’aspects multiples
et équivalents de l’intérêt général, qu’il y a de possibilités d’équilibrer les
intérêts contraires 5 ». L’intérêt général est donc « un universel concret où
6
les intérêts opposés trouvent leur place insubstituable ». Aussi, « tout
pouvoir qui ne réside pas soit dans la communauté globale de la Nation ou
de la Société Internationale, soit dans les communautés particulières de
producteurs, de consommateurs ou de citoyens, qui n’est pas limité par les
droits de l’homme, du citoyen, du producteur et du consommateur est tenu
pour illégal et contraire au but de la Société 7 ». Or ce pluralisme, dans la
lignée de l’œuvre de Proudhon, trouve son expression politique grâce au
fédéralisme.
Dans une structure centralisée, les décisions et donc les responsabilités
relèvent essentiellement du sommet. Au contraire dans une structure
fédérale, l’autonomie des groupes constituants (communes, régions,
ateliers, syndicats,…) se retrouve à tous les niveaux, de manière à ce que
les décisions et les responsabilités soient réparties à « hauteur d’homme ».
Le pouvoir fédéral n’intervient ainsi qu’en tant que pouvoir subsidiaire,
lorsque des problèmes dépassent le domaine de compétence des sous-
groupes fédérés. D’autre part, la législation devient l’œuvre de l’ensemble
des collectivités, chaque citoyen et producteur-consommateur participant
ainsi activement à la vie de la cité selon le principe du pluralisme social qui
prend en compte la pluri-appartenance des individus à des groupes. Enfin,
ces groupes et les États membres de la fédération sont régis par le principe
de coopération et de libre association. Le fédéralisme intégral se situe ainsi
au point de rencontre entre les forces agrégatives et ségrégatives qui
s’équilibrent grâce à une tension normalisée et organisée. Le fédéralisme
n’est pas pour autant une sorte de juste milieu entre l’unitarisme et
l’anarchie atomiste, qui ne sont au fond que les deux faces d’une même
pièce, pas plus que la santé ne résulte d’un habile dosage entre la peste et le
choléra. Le fédéralisme appelle le fédéralisme et trouve son originalité dans
l’équilibre des forces politiques et économiques. Les principes du
pluralisme supposent une critique de la volonté et de la souveraineté qui va
de pair avec une certaine conception du contrat, soutenant la notion de
fédéralisme. Suivant ici Proudhon qu’il cite explicitement, Gurvitch estime
que la volonté, dans la sphère juridique, est une force déclaratoire qui
constate mais ne crée pas : il existe en effet toujours des principes antérieurs
aux contrats qui attestent de la société comme réalité et non uniquement
comme convention. D’où la critique qu’ils peuvent tous deux faire de la
souveraineté comme volonté qui, finalement, nie l’objectivité du droit.
Rendu à sa juste dimension, « le principe de la souveraineté populaire
désigne la souveraineté du droit social de la communauté politique sous-
jacente sur sa propre organisation superposée, qui est l’État. Il s’agit non
d’une souveraineté de la volonté ou d’une organisation, mais de la
souveraineté du droit 8 ». Aussi le fédéralisme, politique ou économique
est toujours plus qu’un contrat, il est une institution stable qui mène une
« vie juridique propre, distincte des relations entre ses membres et réglée
par son propre droit autonome, le droit social de la totalité qu’elle
constitue 9 ».
La conception courante de l’État démocratique suppose une personne
collective complexe où prévaut toujours l’unité sur la multiplicité,
sanctionnée par le monopole de la contrainte inconditionnée. Gurvitch
entend réviser une telle conception, de manière à ce que l’État
démocratique ne soit plus unitaire mais fédéral, fondé sur le principe du
pluralisme et du droit social qui permettent l’existence de réels contrepoids
au pouvoir de l’État. Ainsi, les pouvoirs politiques du parlement sont
contrebalancés par un Conseil National Économique qui dirige l’économie
planifiée, il est constitué d’une Chambre politique unique concentrant le
pouvoir législatif et exécutif de l’État, le Comité exécutif étant élu par
l’Assemblée. Les contrepoids sont donc extérieurs à l’État et non pas à
l’intérieur, permettant ainsi à la volonté majoritaire d’agir sans être mis
continuellement en échec, ce tout en restant dans son domaine de
compétence, réduit par la pluralité de la démocratie sociale. Aussi, « non
seulement le droit social pur et indépendant, mais aussi le droit social pur
soumis à la tutelle étatique font valoir l’élément de la “Société” opposée à
celui de l’État et le limitant. C’est pourquoi l’idée de droit social pur a
toujours été liée dans toutes ses manifestations à l’opposition et à l’équilibre
de la “Société” et de l’“État” 10 ». Ainsi, la coutume ouvrière par exemple,
comme l’a montré Maxime Leroy, pouvait faire concurrence à la législation
officielle du travail. La notion de droit social prend ici toute sa dimension.

Du droit social
Après la Seconde Guerre mondiale, Gurvitch rédige une déclaration des
droits sociaux dont il espère qu’elle pourra constituer la matrice de la
Révolution permettant la renaissance nationale. Cette déclaration doit
s’inscrire dans la lutte pour la démocratie dont il nous prévient qu’elle est
« une lutte de tous les jours, de tous les instants, lutte héroïque, demandant
un élan toujours renouvelé 11 ». « Comme tous les symboles, les
déclarations sont des intermédiaires entre l’idéal et le réel et doivent se
modifier afin de garder toute leur force agissante dès que la réalité sociale
12
change . » Les déclarations s’inscrivent ainsi dans un processus de
renouvellement du symbolique qui est une condition nécessaire à la
réalisation d’une démocratie réelle. Seulement, l’un des problèmes liés à la
déclaration de droits est la défense effective de ces droits. Gurvitch est
catégorique : les principes de légalité, de séparation des pouvoirs et de
souveraineté populaire se sont révélés insuffisants à protéger les droits de la
liberté humaine. Les peuples anglo-saxons ont été ici mieux inspirés que
ceux du continent en permettant à chaque particulier pour chaque cas
concret de saisir les tribunaux en invoquant le « bill of rights » ou la
« common law ». Cependant, que l’on ne s’y méprenne pas, la Déclaration
des droits sociaux de Gurvitch s’inscrit dans la continuité de sa thèse sur
L’idée de droit social, datant de 1932, qui constituait une véritable machine
de guerre contre la conception individualiste du droit : « Rien n’a peut-être
nui davantage au renouvellement positif de la raison juridique (…) que le
préjugé profondément enraciné du caractère essentiellement individualiste
du droit 13. » Cette philosophie moniste qui se décline de l’Individu à
l’Humanité en passant par l’État sur le mode d’une abstraction générale a
perpétuellement nié la dimension fondamentalement pluraliste et concrète
du droit qui permet le développement de la liberté et de la justice grâce à
une certaine articulation du tout et des parties. Les critiques de la
philosophie individualiste du droit, d’Auguste Comte à Marx en passant par
Saint Simon ou Schelling, en voulant restaurer le principe de totalité ont
ainsi rejeté purement et simplement le droit en méconnaissant ses sources
véritables. Hegel est sans doute le représentant le plus important de cette
tradition critique du droit : selon Gurvitch, il « s’est montré complètement
incapable de formuler l’idée de l’“universel concret” dans des termes
juridiques ; il est resté entièrement individualiste dans sa théorie du droit : il
14
a fondé un superindividualisme juridique de caractère hiérarchique ». Un
renouvellement de la pensée juridique contemporaine suppose donc tout
d’abord la démonstration que l’autonomie de l’idée de droit est détachée
des principes individualistes qui « ne représentent qu’une déformation de
l’essence du droit tout aussi inacceptable que la déformation
unilatéralement universaliste 15 ». Le tout ne peut s’appuyer que sur le droit,
par conséquent, anti-individualisme et droit ne sont pas des termes opposés
mais des « éléments tendant vers une synthèse 16 » respectueuse des
singularités qui composent le tout.
Le « droit social » n’est pas un droit lié à la politique de l’État qui serait
censé consacrer son rôle interventionniste dans l’économie. Gurvitch n’est
d’ailleurs pas tendre avec l’État socialiste qu’il considère comme un
« proche parent de l’État bourgeois serviteur, protecteur et maître, mais plus
17
omnipotent encore et plus absolu ». Dans le cas où les bénéficiaires sont
réduits à de simples assistés passifs, « les régimes autoritaires et totalitaires
seraient aussi capables, en principe, que les démocraties de réaliser un
18
pareil “droit social” ». Une telle conception du droit méconnaît le
phénomène du pluralisme juridique qui découle du pluralisme de fait. En
effet chaque être collectif possède « la capacité d’engendrer son propre
19
ordre juridique autonome réglant sa vie intérieure ». Il existe donc
différents ordres du droit qui ne se réduisent pas à la simplification moniste
de l’État, ce qui permet à Gurvitch de qualifier le droit social tel qu’il
l’entend de « Droit d’intégration ». Chaque être collectif engendre ainsi son
propre droit social qui ne s’aliène sous aucune forme, excluant ainsi le droit
de subordination : « Le “droit social” est pour nous le droit autonome de
communion par lequel s’intègre d’une façon objective chaque totalité
active, concrète et réelle incarnant une valeur positive, droit
d’intégration (ou si l’on préfère d’inordination), aussi distinct du droit de
coordination (ordre de droit individuel) que du droit de subordination,
seuls reconnus par les systèmes de l’individualisme juridique et de
20
l’universalisme unilatéral . » Le droit social, en tant que droit
d’intégration, ne peut donc se comprendre que si l’on admet que l’être
social, irréductible à la somme de ses membres, n’a pas besoin de se
constituer en unité transcendante et extérieure : « chaque groupe social est,
dans son idéal, une totalité immanente concrète et dynamique, qui n’admet
ni son hypostase en une entité simple, ni sa dissolution dans un assemblage
d’individus dispersés, dont le seul lien serait leur soumission à une même
21
loi abstraite . » Comment donc peuvent s’engendrer réciproquement l’un
et le multiple ? Grâce à l’« idéal moral (…), l’Esprit créateur supraconscient
dont la matière est constituée par les personnes, valeurs en soi, qui
22
participent à son activité ». La réalité empirique ne peut ainsi rejoindre
l’idéal que grâce à une dimension spirituelle et morale, dimension qui elle-
même a besoin de la réalité empirique pour se déployer. Il faut donc
s’habituer « à voir dans le droit un ordre de paix, d’union, de travail en
commun, de service social, aussi bien qu’un ordre de guerre, de séparation
disjonctive, de réparation. Il faut apprendre à distinguer le droit de la
morale, sans l’en détacher complètement, selon le procédé individualiste
qui oppose à tort la sphère extérieure qui doit représenter le droit à la sphère
23
uniquement intérieure que doit incarner la morale ». C’est que Gurvitch
est autant critique par rapport à l’individualisme qui rejette la Justice en-
dehors de l’éthique, qu’envers « l’universalisme unilatéral 24 » qui identifie
la Justice et la morale pour justifier l’harmonie d’une certaine totalité. La
Justice, et ce de Platon à Hegel, est reléguée à son aspect distributif (et
passablement oppressif), tandis que l’idéal moral passe au second rang. Dès
lors, « c’est à la contrainte inconditionnée de l’État que s’adressent Platon
et Hegel pour imputer à la Justice l’absolutisme des exigences de l’idéal
moral qu’elle ne possède pas d’elle-même 25 ». Contrairement à une telle
conception de la Justice, Gurvitch considère que « le problème même de la
Justice ne se pose que si l’on admet la possibilité d’un conflit entre des
valeurs morales équivalentes 26 ». Dans la lignée de Proudhon, la Justice
pour Gurvitch consiste donc à harmoniser, à permettre l’équilibre des
antinomies. Elle sert ainsi d’intermédiaire entre l’idéal moral (qui suppose
la synthèse harmonieuse de l’universel et du particulier), et la réalité
empirique (qui est empreinte de conflits). La Justice n’est donc « ni
complètement hétérogène à la morale, ni identique à lui 27 ». C’est pourquoi
Gurvitch distingue la règle du droit, qui est multilatérale, de la règle morale,
qui est unilatérale. La règle de droit engage toujours les différentes parties
par une relation de droits et de devoirs, contrairement à la règle morale qui
ne nécessite pas de réciprocité. D’autre part, la règle de droit est liée à des
cas concrets et est assez précise pour permettre cette relation de droits et de
devoirs, contrairement à la règle morale. La règle morale « ne tue pas », par
exemple, s’applique indistinctement, quelle que soient les situations, tandis
que la règle de droit énumère les cas où il est possible de tuer (cas de
légitime défense, guerre, etc.). « L’interdépendance des devoirs et des
prétentions réciproques forme dans son enchevêtrement l’ordre social. C’est
l’enchevêtrement des réciprocités juridiques, supposant la “réalité des
autres mois”, en tant que centres des prétentions et des devoirs
interdépendants, qui donne au droit en général le caractère d’un phénomène
28
essentiellement lié à la vie sociale . » Pour rendre possible cette vie
sociale, il faut donc admettre que tout droit est dans son essence positif, et
par conséquent que la force obligatoire des droits et des devoirs repose sur
des autorités établies communes (et non sur la diversité des consciences
juridiques). Le droit n’est pas pour autant nécessairement sanctionné par
une contrainte. Nous pourrions même avancer que tout droit sanctionné
« trouve son dernier fondement dans une couche du droit qui n’est pas
sanctionné 29 ». De même qu’il n’est pas nécessairement sanctionné, le droit
social n’est pas non plus, comme nous l’avons vu, lié à l’État. Gurvitch
distingue neuf sources formelles applicables à la constatation du droit
social : la coutume, la convention, le statut autonome, la pratique des
tribunaux non étatiques (arbitraux, syndicaux et autres), la pratique des
organes non judiciaires, la doctrine, le précédent, la déclaration sociale et la
reconnaissance. Or ces sources sont autant d’éléments qui vont permettre de
réaliser une société autonome débarrassée de l’aliénation par la propriété
privée ou la propriété d’État.

Un socialisme libertaire
« Ce n’est pas en vain que Proudhon parlait de “plagiat perpétuel” entre
le libéralisme individualiste et le communisme (on pourrait dire le
collectivisme en général) ; il consiste justement dans la même impossibilité,
pour les deux adversaires, de concevoir l’institution de la “propriété
fédéraliste”, qui appartient à des sujets collectifs complexes et qui est
fondée sur la liaison du droit individuel de propriété par le droit social du
30
“tout” que forment les propriétaires communs du patrimoine . » Cette
phrase de Georges Gurvitch, nous pourrions la corroborer, par la suivante,
toute aussi significative : « la propriété oblige ; elle doit être considérée
31
dans toutes ses formes comme la fonction sociale . » Dès lors, il est
question d’une propriété sociale qui est détenue par l’Organisation
Nationale Économique, les Organisations Économiques Régionales et les
industries qui en font partie, les coopératives de consommation et de
production, les syndicats professionnels, ainsi que les banques et caisses
d’assurance qui sont intégrées à l’Organisation Économique. En ce sens, la
propriété sociale a un caractère fédéral. Elle ne peut être confisquée par
l’État et ne peut être rachetée par lui sans le consentement des co-
propriétaires et du Conseil National Économique. D’autre part, la propriété
sociale, en ce qu’elle est proclamée la base fondamentale de l’économie
nationale, jouit d’une protection spéciale. Pour tout ce qui touche par
exemple les moyens de production et le crédit, elle est exempte d’impôts.
C’est que pour Gurvitch la propriété doit être socialisée et non privatisée ou
étatisée, ce afin de dépasser la fausse alternative du capitalisme et de
communisme ou socialisme d’État. Il s’agira alors de concevoir une
économie fédérale, démocratique et planifiée sans pour autant que le
marché disparaisse. Paradoxalement mais logiquement, comme le souligne
Alexandre Marc, « il ne saurait y avoir de marché libre sans plan, ni de
planification sans économie de marché 32 ». L’économie planifiée et
l’économie de marché doivent être pensées selon une dialectique qui trouve
son origine dans la dialectique sérielle de Proudhon. Cette économie, à la
fois basée sur la coopération et sur le conflit est une tout en étant polarisée.
Ce rapport dialectique exclut « toute juxtaposition entre plan et marché,
toute coexistence dualiste qui ne serait que le camouflage de deux
33
monismes parallèles ». En cela la dialectique au fondement de l’économie
fédéraliste suppose la prise en compte de l’hétérogénéité de l’espace
économique, ce contre les conceptions homogènes de cet espace, issues à la
fois des idéologies libérales et marxistes. Gurvitch insiste sur l’organisation
et la démocratisation de la planification allant de pair avec la philosophie
pluraliste et les principes du fédéralisme. « Les différents organes de la
démocratie industrielle sans l’économie planifiée ne sont que des ombres
sans réalité. Et l’économie planifiée sans la démocratie industrielle n’est
34
qu’un renforcement de la domination et de l’oppression . » Aussi, en
tant que citoyen, producteur et consommateur, l’homme fait partie de
différents groupes qui ont le pouvoir de décider et de légiférer dans leurs
domaines de compétence respectifs. Gurvitch, dans sa Déclaration des
droits sociaux, met ainsi en avant « le droit des associations d’usages à
participer sur un pied d’égalité avec les producteurs à la gestion des
services, des entreprises et des industries, ainsi que la direction de
l’économie régionale, nationale et internationale ; le droit des coopératives
de consommation de participer sur un pied d’égalité avec les associations
d’usagers à la susdite direction ; le droit à la liberté des coopératives, des
35
associations d’usagers et de leurs fédérations ». Les consommateurs, en
ce qu’ils constituent un groupe contribuant au droit social, ont la possibilité
de participer au contrôle des prix des produits de première nécessité et à la
gestion des caisses d’assurance, alors que le contrôle général des prix
revient aux Conseil National Économique et aux Conseils Économiques
Régionaux. Avant tout, une représentation des intéressés se doit d’être
plurielle afin d’assurer une composition équilibrée et juste des intérêts.
D’autre part, le Conseil National Économique est au sommet de
l’organisation de la planification économique. Il repose sur la démocratie
industrielle et la représentation paritaire des producteurs et des
consommateurs qui exclut la représentation gouvernementale. « Il a des
compétences spéciales dans le domaine de contrôle des prix, de
l’organisation et de la direction du crédit, de la fixation temporaire des taux
de salaires (…), des procédures de conciliation et d’arbitrage des conflits
36
économiques, etc. . » Ce Conseil National Économique n’est cependant
pas omnipotent et a un domaine de compétence restreint, toujours en vertu
du principe pluraliste et fédéraliste. Son pouvoir est donc limité à
l’extérieur, par le contrepoids de l’État, à l’intérieur, par les entreprises, les
syndicats de producteurs et de consommateurs, mais aussi par les Conseils
Économiques régionaux et le Conseil Économique International (dont la
matrice pourrait être l’actuelle OIT) qui est appelé à jouer un rôle
fondamental à l’échelle mondiale.
L’économie fédéraliste permet ainsi de répondre à la fois aux exigences
de justice sociale et de liberté en tendant à la prise en compte de l’homme
dans toutes ses dimensions, notamment sa condition politique, en tant que
citoyen, et économique, en tant que producteur et consommateur. Dans une
économie fédérale le politique et l’économique ne sont donc pas strictement
séparés, relevant tous deux d’un projet commun, celui du fédéralisme
intégral.
Chapitre X

Le juste, le Bien et l’anarchie

Le débat entre libéraux et communautariens, originaire des États-Unis,


s’est peu à peu imposé dans les débats en Europe. Il s’y réduit souvent à
une querelle d’oppositions binaires réductrices qui ignore de nombreuses
traditions de pensée permettant pourtant de sortir de ces impasses
conceptuelles. Précisément, la théorie de Proudhon dépasse ce clivage qui
distingue, schématiquement, la justice et les droits des individus d’un côté
selon un raisonnement abstrait, de l’autre la morale et l’idée d’un Bien
ancré dans les traditions de la communauté. Dans la justice, chez Proudhon,
le droit et la morale sont conçus dans une perspective qui n’est ni
individualiste ni communautaire, requérant à la fois en tant que telle une
certaine idée du bien commun, davantage appuyé sur l’idée d’une morale
ordinaire que sur une autorité transcendant l’individu, et sur une logique
d’ordre idéo-réaliste qui ne se réduit pas à un procéduralisme « sans lest ni
boussole ». En liant droit et morale, Proudhon pose les bases de ce qu’il
appelle l’« anarchie positive ».

Liberté et morale
Rappelons tout d’abord à grand traits les termes du débat qui oppose les
libéraux et les communautariens : « Les communautariens d’aujourd’hui,
comme les sceptiques ou les néo-aristotéliciens, s’opposent tous à l’idée
qu’il puisse exister des obligations morales abstraites qui s’imposeraient à
l’individu indépendamment de ses désirs, de son histoire, de ses projets ou
de la communauté, voire de la culture à laquelle il appartient. En revanche,
les contractualistes kantiens ou utilitaristes contemporains soulignent
qu’aucune valeur morale ne peut être accordée en tant que telle au fait
d’appartenir à une communauté ou à une tradition et que faire d’une telle
appartenance la source de la moralité serait renoncer à l’universalité et
l’impartialité 1. » Plus largement, ce clivage se retrouve dans l’opposition
entre le juste et le bien, la procédure et la substance, ainsi qu’entre la
déontologie et la téléologie.
Le libéralisme, à titre d’idée centrale, postule l’impossibilité de réaliser
un quelconque idéal philosophique commun supposant une certaine
conception de la vie bonne ou du bien, au risque d’un retour à des conflits
comme les guerres des religions. Chaque être collectif doit avoir la
possibilité de protéger sa conception privée de la vie bonne, chose que le
libéralisme nomme liberté individuelle, et qui s’accompagne d’une défiance
généralisée des uns envers les autres comme on le voit dans l’œuvre de
Hobbes 2. En effet, chacun considérant sa liberté et sa conception de la vie
bonne comme non négociable, se multiplient alors les interdits et les
censures résultant du perpétuel rapport de force à l’œuvre dans la société, et
dont le théâtre est devenu le tribunal (les choix prétendument privés
peuvent avoir des répercussions sur la vie commune, d’où la multiplication
de conflits entre monades étendant leur empire à mesure de leur prétention
à obtenir des droits censés protéger leurs intérêts). Cette liberté individuelle
ne peut être garantie que par l’institution d’un pouvoir axiologiquement
neutre, ou tout du moins censé l’être, permettant à tous de vivre dans une
paix où chacun puisse vivre selon sa définition de la vie bonne. Le seul lien
commun aux hommes devient le marché (capitaliste), l’espace au sein
duquel les hommes peuvent agir selon leurs intérêts particuliers. Le droit
procédural des libéraux ne peut ainsi être viable que grâce au marché qui
demeure l’unique ressource philosophique capable de soutenir, de résoudre
et de légitimer les divisions et les conflits résultant de la privatisation de la
vie bonne. Cette double conviction – la nécessité des privatisations de la vie
bonne et la possibilité d’un pouvoir axiologiquement neutre – renvoie à la
fois au relativisme moral et culturel 3, et au culte du positivisme, supposé
fonder un discours sans sujet.
Dans la théorie libérale, les individus peuvent avoir une conception
substantielle du bien en vertu du principe de neutralité. Seulement, si le
bien doit pour l’un d’entre eux constituer un ensemble de fins partagées par
tous, il ne pourra poursuivre ce « bien comme il le comprend dans un cadre
libéral parce que sa conceptualisation des conceptions du bien nie la chose
même que le libéralisme présuppose – que les conceptions du bien sont
4
assumées de façon première par des sujets distincts ». La métathéorie du
bien conçue par cet individu ne peut se concrétiser, à moins de rompre le
cadre libéral au sein duquel il ne peut exister que des conceptions
individuelles et non collectives du bien. La théorie libérale n’est donc pas
tant neutre que neutralisante. « La politique de la neutralité est menée dans
un langage qui est, comme ses concurrents, non neutre ; ceux qui ne le
parlent pas naturellement reçoivent, dans les sociétés libérales, parfois
contre leur gré, un traducteur. En dernière analyse, ce traducteur, c’est
l’État 5. » Hobbes pousse cette logique dans ses ultimes conséquences
lorsqu’il déclare ennemi de l’État le fou, le saint et le rebelle qui sont autant
d’individus dont les conceptions ne peuvent pas être traduites dans le
langage de la métathéorie libérale.

Contre la théorie libérale de la justice, le communautarisme considère


qu’il est tout simplement impossible de concevoir l’individu en-dehors de
sa communauté dont les valeurs et les pratiques constituent son identité. Le
moi est ainsi découvert et non pas choisi dans le sens où il est impossible de
choisir ce qui n’est pas déjà donné. Les communautariens ne s’interrogent
pas tant sur la justice que sur le sujet en quête d’une identité lui assurant
une vie bonne. Contre la théorie libérale, la philosophie aristotélicienne des
communautariens partage avec Proudhon l’idée que « l’homme est un
animal sociable, le plus sociable de tous les animaux. Il ne peut se
développer et vivre autrement qu’en société 6 ». C’est qu’« en dehors d’une
communauté linguistique de pratiques partagées, il y aurait bien cette
abstraction logique qu’est l’homo sapiens biologique, mais il n’y aurait pas
d’êtres humains 7 ». Aussi le droit évolue dans l’histoire, « la loi, pour
Proudhon, de l’hypothèse d’une commune ignorance ; elle statue d’après la
donnée de l’opinion universelle, qui pose l’esclavage comme nécessaire, et
ne reconnaît pas dans la raison des personnes un motif de le nier. Que si
plus tard, avec le temps et l’expérience, (…) l’idée sociale, en s’élevant,
8
répudie la servitude, alors que le législateur fasse son devoir . » Au
contraire des libéraux pour qui une action n’est rationnelle qu’en vertu de
règles explicites et explicitées, Proudhon partage avec les communautariens
l’idée que « des règles, aussi développées et détaillées qu’elles puissent
être, ne s’appliquent pas d’elles-mêmes. Les normes et les idéaux exigent,
dans des circonstances toujours nouvelles, des interprétations toujours
9
renouvelées ». Cependant, pour les communautariens, la morale résulte
uniquement de la communauté dans laquelle l’individu est inscrit : or si l’on
suit ce raisonnement, dans une société libérale, la morale se réduit à une
morale libérale et le contextualisme se retourne contre les thèses mêmes
communautariennes.
La philosophie morale de Proudhon recoupe ces deux conceptions
communautarienne et libérale et à la fois les dépasse : l’individu n’est pas
pour lui un être fictif que l’on peut séparer de la société et donc du milieu et
de l’époque à laquelle il vit. L’apprentissage de la réciprocité et de la
morale la plus élémentaire passe par une relation de face à face avec le
donné, que ce soit nos voisins ou les membres de notre famille, qui n’est
pas une affaire de choix. C’est tout d’abord ce rapport à l’autre comme
proche qui constitue une condition d’accès à l’universel. D’autre part, si
nous concevons que nous ne pouvons choisir ce qui n’est pas donné, nous
pouvons néanmoins choisir les modalités du rapport avec ce donné présent
ou à venir. D’où notamment, les fonctions fondamentales à la fois de
l’imagination et de la science susceptibles de faire émerger du réel un
monde supplémentaire. Monde pouvant être évalué, jugé, à la fois en tant
que tel et dans ses modalités d’émergence, selon des règles, des principes,
autrement dit selon la Justice. Car Proudhon affirme aussi l’universalité de
la nature humaine et de la Justice : par l’intersubjectivité des êtres collectifs
se forment des séries singulières, expressions d’un « en-commun », ces
séries constituant un faisceau au sein de la série universelle qu’est la
Justice.
En abordant la question morale, Proudhon nous avertit qu’elle « est la
plus grave de toute et la plus sublime 10 ». La morale ne se réduit pas à la
sociologie, à l’économie, à l’hygiène, encore moins à la théologie, car la
conscience est déjà en possession de ses critères. Chaque homme a un point
de vue particulier constitutif en lui d’une totalité pluraliste, la morale
subjective telle que Proudhon l’entend ne relevant pas d’un relativisme
absolu. Tout ne se vaut pas : la morale est constitutive de la Justice qui est
une réalité objective se dévoilant en raison de la multiplication des rapports
des subjectivités. La société influe certes sur les jugements que porte
l’individu, mais la Justice est déjà préconstituée dans le cœur de l’homme et
n’attend qu’à s’exercer. L’intersubjectivité en considérant autrui comme
« un autre moi pensant », permet à Proudhon de rompre avec l’idéalisme
kantien qui envisage le droit exclusivement à partir de l’individu. Ainsi, la
philosophie de Proudhon dépasse le clivage entre la Sittlichkeit hegelienne,
qui se rapporte aux obligations morales des coutumes et des mœurs de la
communauté, et la Moralität kantienne liée aux obligations catégoriques
d’un individu autonome et rationnel.
Soulignons aussi chez Proudhon sa conception de la liberté qui tranche
le débat entre libéraux et communautariens en concevant plus justement la
relation entre individu et société. En témoigne tout d’abord ce passage qui
sonne comme une objection adressée aux libéraux : « La liberté, dites-vous,
est la puissance qui se manifeste dans l’homme à mesure qu’il se débarrasse
des obstacles qui entravaient sa puissance. Or, pour que l’homme se
11
débarrasse, il faut déjà de la puissance . » C’est que, comme nous avons
déjà pu en avoir un aperçu, la liberté ne peut se concevoir sans la société
dans laquelle l’homme naît. Nous retrouvons ici le Proudhon sociologue qui
conçoit le concept de force collective : en effet, « (…) il est de l’essence de
toute collectivité que sa résultante diffère en qualité de chacun des éléments
dont le groupe se compose, et surpasse en puissance leur somme : la
fonction de la liberté consistera donc à porter le sujet au-delà de toutes les
manifestations, appétences et lois, tant de la matière que de la vie et de
l’esprit ; de lui donner un caractère pour ainsi dire sur-nature, et qui
12
distinguera par excellence l’humanité ».
Proudhon distingue ainsi la liberté simple, celle de l’individu dans le
libéralisme et la liberté de la communauté chez les communautariens, de la
liberté composée qui implique la libre association et l’équilibre des forces ;
surtout, selon le principe de sociabilité cher à Proudhon, la liberté des uns
ne trouve pas une limite dans celle des autres, mais au contraire un
auxiliaire, de telle sorte que individu et société sont interdépendants, l’un
étant indispensable à la réalisation de l’autre. « La liberté est de deux
sortes : simple, c’est celle du barbare, du civilisé même qui ne reconnaît
d’autre loi que celle du chacun chez soi, chacun pour soi ; composée,
lorsqu’elle suppose, pour son existence le concours de deux ou plusieurs
libertés. Au point de vue barbare, liberté est synonyme d’isolement : celui-
là est le plus libre dont l’action est la moins limitée par celle des autres ;
l’existence d’un seul individu sur toute la face du globe donnerait ainsi
l’idée de la plus haute liberté possible. – Au point de vue social, liberté et
solidarité sont termes identiques : la liberté de chacun rencontrant dans la
liberté d’autrui, non plus une limite, comme dans la Déclaration des Droits
de l’Homme et du Citoyen de 1793, mais un auxiliaire, l’homme le plus
libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables 13. » Ainsi la
liberté se développe et croît, comme la force, par l’union. Tout groupe
résulte de cette liberté (composée) et toute liberté est la résultante du
groupe : la cause première est absente de cette relation, c’est l’action
(rapport) qui accomplit ce cycle. On retrouve ici le concept clé d’« être
collectif » qui est à la fois un composé de puissances, cherchant l’unité à
l’extérieur (composition avec d’autres êtres collectifs suivant un « en
commun »), et une singularité qui se tourne vers la pluralité du dehors pour
s’enrichir et développer sa puissance grâce à l’apport de la multiplicité des
forces rencontrées. La sociabilité est donc autant l’affirmation du moi que
du groupe qui sont, au fond, identiques : « L’essence étant identique et une
pour tous les hommes, chacun de nous se sent tout à la fois comme
14
personne et comme collectivité . » L’individu auquel les libéraux
accordent une priorité ontologique ne s’oppose plus à la collectivité qui
prévaut chez les communautariens. Sans doute est-ce la justice qui explicite
plus complètement ce dépassement.

Justice et morale
Pour Proudhon en effet, « (…) la Justice, comme instinct de sociabilité,
pré-existe au libre-arbitre ; (…) ainsi l’idée du monde préexiste au libre-
arbitre », mais c’est par la liberté que l’homme « s’excite lui-même à bien
faire ; elle est cette grâce que la théologie place, avec la Justice et le libre-
arbitre, dans l’Être divin, et qui donne l’attrait à la Justice et à ses
œuvres 15 ». Ce n’est donc pas la communauté qui préexiste à la liberté, et la
liberté ne se suffit pas à elle même : en effet « les œuvres même de la
liberté, en tant qu’on les séparerait de l’œuvre pivotale pour laquelle elles
sont données, à savoir la Justice, seraient également de nulle valeur ;
16
considérées comme fin elles sont mauvaises ». « La liberté ne crée pas les
idées et les choses, elle les fait autres, elle ne les supplée ni ne les devance,
17
elle les prend pour matériaux . » La théorie de la liberté de Proudhon
conduit à la fois à une critique de la liberté négative et à une critique de
l’intérêt comme motivation du contrat social de Kant et de Hobbes. La
liberté libérale – faire tout ce qui n’est pas interdit par la loi – n’offre
aucunement à l’individu la possibilité de devenir réellement autonome dans
la mesure, notamment, où elle ne prend pas en compte la notion
d’aliénation, que ce soit par rapport à la marchandise, à la drogue, etc. Un
comportement qui ne nuit pas à autrui peut être justifié, mais pout autant
cette liberté ne permet pas de concevoir une société véritablement
autonome et désaliénée. C’est dans cette perspective, nous semble t-il, que
l’on peut entendre la critique qu’il adresse à Kant :

Kant s’efforce de construire la morale, comme la géométrie et la logique, sur une conception a
priori en dehors de tout empirisme, et ne réussit pas. Son principe fondamental, le
commandement absolu, ou impératif catégorique, de la Justice, est un fait d’expérience, dont sa
métaphysique est impuissante à donner l’interprétation. Le Droit, dit-il, est l’accord de ma
liberté avec la liberté de tous. De là sa maxime imitée de Wolf : Agis en toute chose de manière
que ton action puisse être prise pour règle générale. Le moindre défaut de ces propositions de
Kant est qu’au lieu de définir la justice, elles en posent le problème. Comment obtenir cet
accord des libertés ? En vertu de quel principe ? D’où puis-je savoir que mon action peut ou non
18
servir de règle générale ? Et que m’importe qu’elle en serve ? Que me fait cette abstraction ?

De manière générale, la liberté de choix comme valeur intrinsèque


accorde à la remise en cause perpétuelle de ce que l’on est, de nos
engagements et de nos relations une valeur normative, alors que
précisément ceux-ci constituent de prime abord l’épaisseur sociale sans
laquelle la morale n’est pas concevable. D’autre part, aucune finalité n’est
donnée dans l’action ou le choix libres. La liberté d’écrire un livre par
exemple n’a pas de valeur en soi mais dans la mesure où ce qui est écrit
vaut la peine d’être lu. Enfin, la seule autodétermination du sujet comme
principe moral réduirait la politique à un nihilisme basé sur les seuls
rapports de force 19. C’est ce que nous retrouvons dans la logique
philosophique de Hobbes : comme l’a écrit Proudhon « (…) l’homme n’est
point seulement convié à l’état social et juridique par un simple calcul
d’intérêt ou de nécessité, comme le dit Hobbes ; le motif d’intérêt eût été
impuissant par lui-même à maintenir l’état social. Chacun voulant bien de
la paix tant qu’elle lui est utile, mais la repoussant et déchirant le pacte dès
qu’il la juge défavorable à son égoïsme, la multitude humaine aurait vécu
20
dans un état de dissolution perpétuelle ». Cet état de dissolution, qui n’est
pas total grâce à la résistance de la morale ordinaire, à ce sens de la justice
« spontanément éprouvé », est caractéristique de nos sociétés libérales dans
lesquelles l’inflation de la politique des droits résulte de la maximisation
des intérêts privé ou communautaires, fût-ce au détriment des autres. Cette
inflation se réalise dans un horizon qui est toujours celui de la liberté
négative, autrement dit celui de la négation de la responsabilité politique.
L’individu libéral est ainsi paradoxalement délié en tant que figure abstraite,
mais aussi foncièrement inséré dans la logique étatique renforcée par son
attitude de sujet hystérique au sens lacanien du terme. Il ne veut rien devoir
à la société incarnée pour lui par l’État mais réclame tout d’elle, tout du
moins juridiquement. Cette situation est liée à la fois à la perte du sens de la
chose publique et de la morale ordinaire, ainsi que le décrit Proudhon en
citant Tacite à propos de la loi Papia Poppoea, rendue par Auguste contre
les célibataires : « (…) quand l’égalité commença à disparaître, qu’à la
place du sentiment des mœurs et du respect des institutions – pro modestia
ac pudore – l’ambition et la violence marchèrent à découvert ; alors
commencèrent les oppressions de toutes sortes, et à leur suite la tyrannie
des lois (…) Avec le temps, la faculté de légiférer devint un autre moyen de
discorde et de trouble : on ne se contenta pas de statuer sur les choses
d’intérêt commun ; l’inquisition atteignit jusqu’à la vie privée, et la
corruption de la République fut marquée chaque année par la multitude des
décrets. Autant on avait souffert du déluge des crimes, autant on souffrait
21
maintenant de l’avalanche des lois . » Contre de telles formes de
décadence, une force de cohésion était indispensable : « cette force, nous la
trouvons, écrit Proudhon, dans le principe de justice, qui, plus puissant sur
les cœurs, à la longue, que l’intérêt et la nécessité, pousse l’homme à
22
l’association, fait et maintient les États ». En effet, la justice énonce un
fait, à « savoir que, s’il n’y a pas toujours et nécessairement communauté
d’intérêts entre les hommes, il y a toujours et essentiellement solidarité de
23
dignité, chose supérieure à l’intérêt ».
Or, chez Proudhon, une certaine conception du bien commun se
distingue tout à la fois des conceptions anciennes du Bien commun
(entendu dans son sens grec ou médiéval) et de la prétendue neutralité
axiologique libérale. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si
Proudhon, dans son premier mémoire sur la propriété, préfère se réclamer
républicain (pour la Res Publica, la chose publique) que démocrate. Cette
conception du bien commun, articulée à partir de la justice, rompt la
dichotomie mise en exergue par les libéraux et les communautariens.
« (…) La justice ne se réduit pas à la simple notion d’un rapport déclaré par
la raison pure comme nécessaire à l’ordre social ; mais (…) elle est aussi le
produit d’une faculté ou fonction qui a pour objet de réaliser ce rapport, et
qui entre en jeu aussitôt que l’homme se trouve en présence de
24
l’homme . » Ainsi la justice n’est pas un absolu en soi mais elle demeure
l’objet d’une certitude qui ne peut se réduire au produit d’une simple
subjectivité : « (…) il est clair que la justice, que je prends pour base de ma
philosophie, n’est point l’absolu, bien qu’elle soit pour moi d’une réalité et
25
d’une certitude absolues . » Deux lois au moins la définissent, qui ne
peuvent être l’objet d’aucune transaction ni d’aucun « éclectisme » comme
pouvait dire Proudhon. La première concerne essentiellement les
personnes : la Justice « est le respect, spontanément éprouvé et
réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans
quelque circonstance qu’elle se trouve compromise et à quelque risque que
26
nous expose sa défense ». Le respect de la dignité est spontanément
éprouvé, renvoyant ainsi à une morale ordinaire qu’Orwell qualifiait de
« Common decency ». Il doit parfois mobiliser le courage (le
républicanisme civique insiste, lui aussi, sur les nécessités de la vertu) et
faire l’objet de garanties, ce qui nous amène à la seconde définition de la
justice aux implications plus générales (notamment en matières politique et
économique) : « (…) La Justice, en soi, est la balance des antinomies, c’est-
à-dire la réduction à l’équilibre des forces en lutte, l’équation, en un mot, de
leurs prétentions respectives. C’est pour cela que je n’ai point pris pour
devise la liberté, qui est une force indéfinie, absorbante, qu’on peut écraser
mais non pas convaincre ; j’ai mis au-dessus d’elle la Justice, qui juge,
règle et distribue. La liberté est la force de la collectivité souveraine ; la
Justice est sa loi 27. »
Tous les hommes ont nécessairement des mœurs, or l’enjeu d’une
science des mœurs instaurant la justice consiste à considérer le rapport des
mœurs entre le sujet et la société. À cette fin, les mœurs sont saisies dans le
sujet à la fois comme réalité et idée : « réalité, puisqu’elles ne sont autre
chose que le sujet même considéré dans la généralité de son essence et dans
l’exercice de ses facultés ; idée ou rapport puisqu’elles résultent de la
28
communion du sujet avec la nature et les autres êtres ». Or la justice, « qui
29
est le nom générique donné aux mœurs du sujet constitué en société » doit
être à la fois réalité et idée pour avoir la consistance permettant à l’homme
de connaître une augmentation de sa dignité par le biais de la société. La
justice est ainsi cette force qui développe conjointement des êtres
individuels et collectifs. Chacun pense, raisonne par lui-même et argumente
pour défendre sa position personnelle, tout en participant à un dialogue où
la réception de nouveaux points de vue enrichit et transforme les
subjectivités de chacun. Ainsi chaque membre social a « pour ainsi dire,
deux esprits et deux langages, un esprit d’intérêt, de spéculation et de
justice propre, et un esprit d’intérêt général, de philosophie synthétique, et
de justice universelle… Une langue pour nos idées particulières et une
langue pour nos idées générales 30 ». Cette combinaison du particulier et du
général, du singulier et de l’universel, renvoie dos à dos les conceptions
libérales et communautariennes comme l’a bien remarqué Mac Intyre dans
leur rapport à la patrie : « Tandis que le moraliste libéral se montre capable
de démontrer que le patriotisme constitue une source permanente de
dangers, en ce qu’il donne à notre attachement à la nation la priorité sur
notre attachement à une critique rationnelle, le moraliste qui défend le
patriotisme se montre capable de démontrer que la morale libérale constitue
une source permanente de danger, dans la mesure où le criticisme moral,
auquel elle invite fragilise nos liens sociaux et moraux. Et chacun des partis
31
en présence a, en fait, raison . » Et, pourrions nous ajouter, chacun des
partis a tort, car ici la morale, pour dépasser ce type d’impasse, doit
rencontrer la question politique. En effet si même avec les meilleures
institutions du monde il ne peut y avoir de société juste et autonome sans
individus moraux, l’inverse est aussi vrai : une société d’anges peut se
transformer en une armée du diable avec de mauvaises institutions. C’est ce
que Proudhon sous-entend dans ses Confessions d’un révolutionnaire :
« Mettez un Saint Vincent de Paul au pouvoir, il y sera Guizot ou
Talleyrand. » Si la nationalité, dès lors qu’on l’identifie à l’État, est une
chimère, elle peut néanmoins retrouver une dimension réelle grâce à
l’institution d’une nouvelle forme d’organisation sociale : « J’ai méconnu,
selon M. Morin, l’idée moderne de nationalité. Mais ce qu’il appelle avec
tant d’autres nationalité, est le produit de la politique bien plus que de la
nature : or, la Politique ayant été jusqu’à ce jour aussi fautive que les
gouvernements dont elle est le verbe, quelle valeur puis-je accorder aux
nationalités, sorties de ses mains ? Elles n’ont même pas le mérite du fait
accompli, puisque l’institution qui leur a donné naissance étant précaires,
les soi-disant nationalités, œuvre d’un vain empirisme, sont aussi précaires
qu’elles naissent et disparaissent avec elle. » Au contraire dans le
fédéralisme intégral et libertaire, « les influences de race et de climat
reprenant leur empire, des différences se feraient peu à peu remarquer dans
l’interprétation des lois, puis dans le texte ; des coutumes locales
acquerraient autorité législative, tant et si bien que les États seraient
conduits à ajouter à leurs prérogatives celle de la législature même. Alors
vous verriez les nationalités, dont la fusion, plus ou moins arbitraire et
violente, compose la France actuelle, reparaître dans leur pureté naïve et
leur développement original, fort différentes de la figure de fantaisie que
32
vous saluez aujourd’hui ». Ainsi vient s’adosser à une philosophie morale
une philosophie politique, les deux se soutenant l’une l’autre. Philosophie
politique qui n’est autre que cette anarchie positive dont parle Proudhon, où
la liberté et l’égalité ne s’opposent pas mais sont nécessairement solidaires,
que ce soit politiquement ou économiquement.
Pour reprendre un mot de Michael Walzer, nous pourrions dire qu’« un
jour peut-être, de même qu’on est passé des culottes aristocratiques au
pantalon plébéien, on assistera à une transformation plus radicale, qui
33
rendra le libéralisme et sa critique tous deux hors de propos ». Les
intuitions de Proudhon nous semblent avoir posé les jalons d’une telle
transformation et ne demandent qu’à être développés.
Nous voudrions terminer ici avec cette réflexion de Proudhon sur
l’immortalité, qui ne nous éloigne pas de notre sujet tant elle est liée à la
philosophie morale, mais qui reste pourtant étrangère au débat entre
libéraux et communautariens, signe sans doute de l’insuffisance de leurs
théories : « Servir son pays et l’Humanité, sauver la vie à un homme,
produire une bonne action, réparer une injustice, se relever du crime par les
confessions et les larmes : Tout cela est engendrer ; c’est se reproduire dans
la vie sociale, comme devenir père est se reproduire dans la vie organique ;
je dirais presque, s’il m’étais permis de parler cette langue, c’est se rendre
participant de la Divinité.[…] Voilà ce qu’est la mort : acte d’amour final de
la créature parvenue à la plénitude de l’existence physique, intellectuelle et
morale, et rendant son âme dans un paternel baiser 34. » L’homme peut donc
être satisfait de sa vie lorsqu’il a rempli trois conditions principales : la
transmission charnelle (qui n’est autre qu’une « extension » de son être), la
perpétuation de son être par son action sur la nature (avec laquelle il doit
s’unir progressivement en découvrant ses lois), la contribution au progrès
de l’humanité et à l’avènement de la justice en participant à la vie de la
société.
Chapitre XI

Justice et utopie

Ricoeur, dans Idéologie et utopie, termine son ouvrage en analysant les


œuvres de Saint Simon et de Fourier à travers le prisme de l’utopie.
Reprenant en cela ceux qu’Engels qualifia de socialistes « utopiques », nous
remarquerons que Ricoeur ne traite pas de l’œuvre d’un autre socialiste qui
pourtant ne fut pas épargné par Marx : Proudhon. Cette mise à l’écart
provient sans doute du fait que l’œuvre de Proudhon ne peut se ranger ni
strictement du côté de l’idéologie, ni de celui de l’utopie, ni de celui d’une
prétendue science, catégories que l’on trouve chez lui toujours en tension.
Or, si l’on suit le fil de la dialectique entre idéologie et utopie chez Ricoeur,
ainsi que celui de la dialectique du réel et de l’idéal que l’on retrouve dans
l’œuvre de Proudhon, des affinités, des prolongements et des corrections
mutuelles se découvrent, nous permettant de mieux concevoir ce que peut
être la Justice.
Chez Ricoeur, l’idéologie ne s’oppose pas à la science, elle renvoie
avant tout à un ensemble de mécanismes symboliques grâce auxquels
l’homme se comprend dans une culture donnée. Toutefois, cette dimension
intégratrice se double d’une face négative qui est la légitimation d’un ordre
et d’un pouvoir qu’il s’agit d’ébranler grâce à l’utopie. Seulement, l’utopie
a aussi une double dimension : si elle mobilise l’imagination pour concevoir
un endroit de « nulle part » susceptible de produire une critique de l’ordre
existant et d’en créer un plus juste, elle n’en demeure pas moins un danger
dès lors qu’elle est prise pour elle-même, comme un but en soi niant le réel.
C’est cette dimension de l’utopie que Proudhon qualifie d’« idéomanie ».
Dans une large mesure, il adopte une démarche semblable à celle de
Ricoeur lorsqu’il envisage l’idéal (proche en de nombreux points de
l’utopie chez Ricoeur) : « Que l’idéal donc nous serve de mètre intellectuel
pour l’estimation de la qualité des choses, il est dans son rôle ; qu’il vienne
comme moyen d’exciter la sensibilité, de passionner le cœur, d’aviver
l’enthousiasme, à la bonne heure : l’erreur est de le prendre pour lui-même
pour raison, principe et substance des choses, d’aspirer à sa possession
comme d’une chose 1. » Ces dialectiques, susceptibles de se nourrir l’une et
l’autre, conduisent à interroger la nature de la Justice dans un même rejet de
la synthèse hégélienne. Ainsi, chez Ricoeur, « il ne s’agit pas d’ajouter à la
perspective éthique et au moment du devoir une troisième instance, celle de
la Sittlichkeit hégélienne 2 ». De même chez Proudhon, « la formule
hégélienne n’est une triade que par le bon plaisir ou l’erreur du maître, qui
compte trois termes là où il n’en existe véritablement que deux, et qui n’a
pas vu que l’antinomie ne se résout point, mais qu’elle indique une
oscillation, un antagonisme susceptible seulement d’équilibre 3 ». C’est
qu’il s’agit de penser chez nos deux auteurs la Justice sous la forme d’une
tension qui suppose chez Ricoeur (par-delà la déontologie et la téléologie
que l’on retrouve d’une certaine manière dans la dialectique entre idéologie
et utopie) la nécessité d’une sagesse pratique, et chez Proudhon (par delà
l’idéal et le réel) la nécessité d’un équilibre des forces sociales et politiques.

Connaissance et dialectique
Il est nécessaire au préalable de comprendre ce que Ricoeur entend par
idéologie et utopie, ce afin de mieux appréhender la dialectique qui découle
de ces deux notions. « Un examen de l’idéologie et de l’utopie révèle deux
traits partagés par les deux phénomènes. Premièrement, tous deux sont au
plus haut point des phénomènes ambigus. Chacun a un côté négatif et un
côté positif, un rôle constructif et un rôle destructeur, une dimension
constitutive et une dimension pathologique 4. » Ce mode de raisonnement
par pôles négatifs et positifs, Marx l’érailla dans son célèbre Misère de la
philosophie. L’aspect positif dans l’idéologie consiste à donner un cadre
symbolique, conférant une certaine stabilité à la société, tandis que l’utopie
permet à l’homme de faire bouger les lignes de ce cadre symbolique grâce à
un « ailleurs » correspondant davantage à ses aspirations. Dans les aspects
négatifs, on compte la dissimulation pour l’idéologie et la fuite pour
5
l’utopie . Dissimulation, car l’idéologie ne peut être adéquate au principe
de réalité en raison du point particulier (dans le monde) de son énonciation.
Fuite, car l’utopie (qui pourrait être ici couplée avec l’éthique exclusive de
la conviction aux dépens de l’éthique de responsabilité) est une négation de
la situation concrète au profit d’un lieu qui ne se trouve nulle part.
L’idéologie fait l’objet d’une attention particulière de la part de Ricoeur qui
y consacre plus des deux tiers de son ouvrage idéologie et utopie : elle est
pour lui « à la fois interprétation du réel et obturation du possible. Toute
interprétation se produit dans un champ limité ; mais l’idéologie opère un
rétrécissement de champ par rapport aux possibilités d’interprétation qui
6
appartiennent à l’élan initial de l’évènement . C’est en ce sens qu’on peut
parler de clôture idéologique 7 ». La conception d’une société ouverte,
échappant à ce qu’en termes proudhoniens nous pourrions qualifier
d’« idéomanie », appelle un autre point de vue suscitant une tension
polémique à partir de laquelle vont pouvoir se déployer les possibilités du
réel et une réelle liberté. Cette dialectique joue alors entre l’idéologie et
l’utopie, introduisant la question du jugement responsable :

le jugement porté sur une idéologie l’est toujours depuis une utopie. (…) la seule manière de
sortir du cercle dans lequel l’idéologie nous entraîne, c’est d’assumer une utopie, de la déclarer
et de juger de l’utopie de ce point de vue. Parce que l’observateur absolu est impossible, ce ne
peut-être que quelqu’un situé dans le processus lui-même qui assume la responsabilité du
jugement. Ce pourrait être aussi une posture plus modeste que d’affirmer que le jugement est
toujours porté d’un point de vue – même s’il s’agit toujours d’un point de vue polémique qui
prétend assurer un meilleur avenir à l’humanité – et d’un point de vue qui se déclare comme tel.
(…) En effet, si aucun observateur transcendant n’est possible, il faut alors assumer un concept
8
pratique .

Ce concept pratique s’incarne dans une sagesse pratique que Ricoeur


appelle de ses vœux et qui résulte d’une dialectique très semblable à celle
que nous retrouvons entre l’idéologie et l’utopie. Il s’agit en l’occurrence de
l’éthique qui, dans la tradition aristotélicienne, est caractérisée par sa
perspective téléologique, et de la morale qui, dans la lignée de l’héritage
kantien, se définit par un point de vue déontologique. Ricoeur donne « la
primauté de l’éthique sur la morale », en prêtant une attention particulière à
« la singularité des situations 9 » – la dialectique de l’idéologie et de
l’utopie, au-delà du simple cercle, doit faire l’objet d’une spirale qui
suppose un pari éthique brisant le relativisme normatif. Aussi peut-il écrire :
« Ma conviction est que nous sommes toujours pris dans cette oscillation
entre idéologie et utopie. (…) Mais il est trop simple de répondre que nous
devons garder l’enchaînement dialectique. Nous devons plutôt nous laisser
attirer dans le cercle et ensuite tenter d’en faire une spirale. On ne peut
éliminer l’élément de risque d’une éthique sociale. Nous parions sur un
certain ensemble de valeurs et nous tentons ensuite d’être conséquents par
rapport à elles : la vérification est donc une question qui concerne
l’ensemble de notre vie 10. » Aussi, contre Hegel et le Marx d’après les
manuscrits de 1844, Ricoeur, renonce à fonder toute prétention à la
connaissance de la totalité : « Au lieu d’une prétention pseudo-hégélienne à
disposer d’une vision totale, la question est celle de la sagesse pratique :
nous avons la sécurité du jugement parce que nous apprécions ce qui peut
être fait en situation. Nous ne pouvons pas sortir du cercle de l’idéologie et
de l’utopie, mais le jugement de convenance peut nous aider à comprendre
comment le cercle peut devenir spirale 11. » L’intersubjectivité et la pluralité
est aussi mise en avant par Proudhon quant à sa théorie de la connaissance
qui ne saurait préjuger d’une possible clôture. Selon lui, « notre intelligence
des choses est d’autant plus profonde, notre compréhension d’autant plus
vaste, que nous embrassons à la fois plus de séries et de points de vue 12 ».
Cette tension entre subjectivités ne saurait donc être dépassée par « une
troisième instance, celle de la Sittlichkeit hégelienne 13 » qui s’incarne dans
14
les institutions et plus particulièrement dans l’État . Ici Ricoeur rejoint
dans une certaine mesure Proudhon qui s’aperçut vite de l’absurdité de la
synthèse hégélienne, que ce soit d’un point de vue éthique, politique et
même épistémologique : « L’antinomie ne se résout pas, là est le vice
fondamental de toute la philosophie hégélienne. Les deux termes dont elle
se compose se balancent, soit entre eux, soit avec d’autres termes
15
antinomiques . » La synthèse pour Proudhon détruit tout au plus
formellement et non réellement la thèse et l’antithèse afin de mieux
expliquer leur contenu en sorte que la mécompréhension, sans être abolie,
est dévoilée et que l’on peut mieux faire face à la fois à l’absurde et à
l’absolu 16. C’est que pour Proudhon, il existe une méthode susceptible non
seulement de donner les règles d’une « direction 17 » morale ou éthique mais
aussi de fournir le criterium de certitude permettant de se diriger dans la
connaissance (posant ainsi les bases d’une véritable épistémologie). Cette
méthode est celle de la dialectique sérielle qu’il développe à partir de son
ouvrage De la création de l’ordre dans l’humanité, et que l’on peut
qualifier d’« idéo-réaliste ». « Toutes les représentations dont s’occupe
l’esprit humain se divisent en deux grandes catégories : la première, que
18
nous nommerons des séries idéelles ; la seconde, des séries réelles . » Ces
séries, qui sont « un assemblage d’unités réunies par un lien commun, que
nous avons appelé raison ou rapport 19 » peuvent être caractérisées comme
suit : « dans la série réelle, il y a une nature, un quelque chose qui résiste,
qui se défend, qui veut rester ce qu’il est, et se brise plutôt que de se
soumettre à aucune métamorphose, à la plus légère altération ; quelque
chose de plus que le poids, la couleur, le mouvement, la figure, la série ;
quelque chose enfin d’intraitable à la pensée de l’homme. » Le “ce qui
résiste”, “intraitable à la pensée de l’homme” de Proudhon s’apparente
davantage au Réel lacanien mais il pourrait aussi se retrouver chez Ricoeur
dans l’utopie, dans l’idée qui traverse l’histoire sans que son pouvoir ne
s’altère :

Si nous pouvons lire une tragédie grecque, c’est précisément parce qu’elle n’est pas simplement
l’expression de la cité grecque. Cette dernière n’est pas notre souci : l’économie de l’Athènes
ancienne est morte, mais ses tragédies sont vivantes. Elles ont la capacité projective de parler à
des lecteurs ou à des auditeurs qui ne sont pas leurs contemporains, qui ne sont pas leur public
d’origine. La capacité de s’adresser, au-delà du public immédiat, à un auditoire inconnu et la
capacité d’être parlantes à plusieurs époques prouvent que les idées importantes ne sont pas que
des échos. Elles ne sont pas de pures réflexions au sens des reflets dans un miroir. Nous
devrions nous appliquer le même critère. L’élément utopique a toujours fait bouger l’élément
20
idéologique .

Dans la série idéelle, « les unités peuvent être transposées, retournées,


sans cesser d’être elles-mêmes et de former des séries. 21 » Il ne s’agit pas
comme Hegel de prétendre à une connaissance de la totalité 22 : « la théorie
sérielle ne porte en soi la connaissance de rien ; (…) elle indique seulement
le mode général de l’être, et peut se définir la prodépeutique 23 de la
raison 24. » La théorie sérielle n’exclut rien : c’est une méthode qui
embrasse la pluralité du réel afin de mieux pouvoir l’organiser et
l’appréhender dans toutes ses potentialités. L’idée d’une science universelle
est impossible car il n’existe pas d’objet commun, mais une pluralité de
sciences qu’il s’agit de classer et de mettre en rapport :

L’indépendance des sphères sérielles étant reconnue, une ligne de démarcation infranchissable
sépare les sciences les unes des autres, et l’idée d’une science universelle est pour nous une
contradiction. En effet, quand on supposerait toutes les sciences nées ou à naître, portées
d’abord à leur plus haut point de perfection, et réunies dans un seul homme, il en résulterait bien
pour cet homme l’universalité des connaissances, mais non pas une science universelle. (…) Si
quelque chose dans les sciences pouvait faire une synthèse générale, ce ne serait pas l’identité
présumée de leurs derniers théorèmes, puisque plus elles font de progrès, plus elles mettent
entre elles de distance ; mais bien la communauté de leur objet, et l’identité ou l’équivalence de
leurs séries. Mais les sciences diffèrent essentiellement et dans leur objet, et dans leur mode de
25
sériation : une science universelle est donc impossible .

La série peut donc être ainsi définie : c’est « l’intuition synthétique dans
la diversité, la totalisation dans la division. La loi sérielle exclut toute idée
de substance et de cause, bien qu’elle en reconnaisse la réalité objective :
elle indique un rapport d’égalité, de progression ou de similitude ; non
d’influence ou de continuité 26 ». Aussi, « découvrir une série, c’est
apercevoir l’unité dans la multiplicité, la synthèse dans la division : ce n’est
pas créer l’ordre en vertu d’une prédisposition ou préformation de
l’entendement ; c’est se mettre en sa présence, et par l’éveil de
l’intelligence, en recevoir l’image 27 ». La multiplicité seule, sous la seule
loi de l’antagonisme, finit par sombrer dans le chaos du fait de l’absence de
coordination et de principe unificateur. Quant à l’unité, en voulant tout
ordonner sans que rien ne lui échappe, notamment en bannissant tout
conflit, elle devient totalitaire. Cette loi sérielle suffit-elle pour fournir un
criterium de certitude ? N’est-elle pas l’expression d’un scepticisme radical
dû à l’impossibilité pour l’homme de tenir la position extérieure à la totalité
comme le pourrait Dieu ? Nous pourrions a priori le supposer : « L’esprit,
dit-on n’est sûr de rien, si ce n’est des vérités mathématiques ; mais,
précisément parce qu’il n’est sûr que de cela, l’esprit doit douter encore des
vérités mathématiques 28. » Cependant, ce doute n’est pas celui du
scepticisme mais bien celui d’une remise en question des idées admises qui
appelle à une évaluation et à un jugement permanent contre tout statisme.
La certitude est possible et souhaitable mais elle située, comme l’action
qu’elle entraîne. De là, la dialectique entre la praxis et l’idée : « comme il
n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans l’expérience, il
n’y a rien non plus dans la pratique sociale qui ne provienne d’une
abstraction de la raison. La société, comme la logique, a donc pour loi
primordiale l’accord de la raison et de l’expérience […]. Condition facile,
sans doute, si on ne l’envisage que dans cette formule, en apparence si
simple ; effort prodigieux, sublime, si l’on considère tout ce qu’a fait
l’homme dès le commencement, autant pour s’y soustraire que pour s’y
29
conformer . » Ici encore, nous pourrions lire Proudhon avec Ricoeur
lorsque celui-ci affirme que « l’opposition entre la science et l’idéologie est
secondaire en comparaison de l’opposition plus fondamentale entre
30
l’idéologie et la vie sociale effective, entre l’idéologie et la praxis ». Mais
cette opposition nous renvoie à un autre problème, celui du statut de la
réalité, car comme le rappelle Ricoeur, « si nous pouvions imaginer une
société où tout est réalisé, ce serait la société de la congruence. Mais ce
serait aussi une société morte, qui n’aurait plus ni distance, ni idéaux, ni
31
projets d’aucune sorte ». D’où notamment son intérêt pour l’idéologie et
32
l’utopie qui ont pour point commun de ne pas coïncider avec le réel . Or,
« la difficulté est de déterminer ce qu’est en fait la réalité. Pour mesurer la
non-congruence, nous devons avoir un concept de la réalité, mais ce
concept de la réalité fait partie du cadre d’évaluation, ce qui nous renvoie à
la circularité 33 ». Sans doute faut-il ici introduire avec Proudhon la notion
de vérité qui dépasse celle de réalité conçue dans un sens étroit : « la vérité
n’est pas seulement la réalité, la nature des choses tombant sous la
connaissance de l’homme : en vertu de l’activité propre de l’entendement,
elle est encore, en certains cas, une création opérée par l’esprit à l’image de
34
la nature . » Et Ricoeur de surenchérir en affirmant que « l’imagination
sociale est constitutive de la réalité sociale 35 ». Mais à cette dimension
imaginaire, Proudhon ajoute le raisonnement selon la méthode qui veut que
la réalité, si elle n’a pas de clôture définie, contient ce quelque chose qui
résiste comme objectivité, et ne peut être le produit du seul arbitraire
imaginaire. Aussi pour Proudhon, « l’imagination est le jeu spontané de la
pensée à travers les séries qu’elle reçoit, copie ou transpose ; le
raisonnement est la vérification du rapport et du point de vue qui
constituent la série 36 ». De la sorte, l’utopie en tant qu’imaginaire n’est pas
un point situé dans un non-lieu mais une puissance sortie des entrailles du
réel que l’homme valide grâce à sa raison. Le mobile de l’action (contre la
sclérose idéologique) n’est plus ici d’origine transcendante mais d’origine
immanente, et confère à cette action une dimension normative dont il est
possible de dire qu’elle est juste précisément parce qu’elle ne trouve pas sa
source dans un extérieur radical 37.
La tension entre idéologie et utopie que nous retrouvons chez Ricoeur
se décline aussi à travers son herméneutique critique. Dans une certaine
mesure, nous la retrouvons chez Proudhon en filigrane dans sa philosophie
soucieuse d’allier conservation et révolution, tradition (Proudhon
notamment comptait parmi les sources légitimes du droit la coutume) et
radicalité. Aussi pouvait-il écrire : « il faut des hommes qui unissent à
38
l’extrême de l’esprit radical l’extrême de l’esprit conservateur . » Sans
doute avec davantage de modération, Ricoeur entend néanmoins, par une
herméneutique critique, dépasser les positions exclusives de Gadamer et
Habermas, en l’occurrence la critique des idéologies et l’herméneutique
des traditions. Ricoeur résume ainsi en quatre points les différences
fondamentales entre ces deux positions : alors que Gadamer se fonde sur les
concepts de préjugé (lié à une inscription historique du sujet qui est
antérieure à tout jugement), de mécompréhension, des sciences de l’esprit
(en tant que réinterprétation de la tradition culturelle) et d’ontologie en tant
que « dialogue que nous sommes », Habermas développe le concept
d’intérêt, d’idéologie (liée à une distorsion de la communication), de
sciences sociales critiques et de communication comme idéal régulateur.
« Un abîme sépare ainsi le projet herméneutique qui met la tradition
assumée au-dessus du jugement, et le projet critique qui met la réflexion au-
dessus de la contrainte institutionnalisée 39. » Toute l’ambition de
l’herméneutique critique est précisément de combler cet abîme en montrant
qu’il existe une nécessaire complémentarité de ces deux projets et de leurs
40
corrections respectives . Aussi Ricoeur pouvait-il à juste titre soutenir que
« c’est la tâche de la réflexion philosophique de mettre à l’abri des
oppositions trompeuses l’intérêt pour la réinterprétation des héritages
culturels reçus du passé et de l’intérêt pour les projections futuristes d’une
humanité libérée. Que ces deux intérêts se séparent radicalement, alors
herméneutique et critique ne sont plus elles-mêmes que… des
41
idéologies ! » Le problème de la justice n’est pas loin, au contraire, et
parce que Rawls n’a pas assez pris en compte la dimension historique et
culturelle dans laquelle s’inscrit le sujet, sa théorie pourrait ne se réduire
qu’à une utopie. D’où cette interrogation faussement naïve à laquelle
Ricoeur va s’empresser de donner une réponse : « Les principes de justice
censés dériver de la délibération dans une situation irréelle, imaginaire,
anhistorique, dite “originelle”, suffisent-ils pour articuler le vouloir-vivre-
ensemble d’une communauté historique réelle dans un réseau de relations
juridiques qui arracherait ce vouloir-vivre ensemble à l’indistinction
fusionnelle, sans éloigner l’un de l’autre à l’infini des sujets réduits à l’état
d’atomes juridiques 42 ? » Bien évidemment, Ricoeur insiste sur « les relais
que les principes de justice doivent trouver dans une discussion non plus
irréelle, menée sous le voile d’ignorance, mais dans une discussion réelle
conduite au niveau de ce que Hannah Arendt appelle l’“espace public
d’apparition”. Disons tout de suite que c’est au niveau de ces relais,
destinés à enraciner l’idée de justice dans une pratique judiciaire effective,
qu’un certain recours à une idée transformée du bien ou des biens s’avérera
nécessaire, à l’encontre de l’ascétisme d’une conception purement
43
procédurale de la justice ». Il reste cependant à savoir ce que peut
désigner la notion même de justice. Pour nos deux auteurs, la justice ne peut
véritablement s’envisager qu’à partir de certaines conditions relatives à la
conception du pouvoir et de la domination, mais aussi à l’échange et la
réciprocité. Alors que nous pourrons trouver chez Ricoeur quelques
subtilités et domaines peu approfondis par Proudhon, nous retrouverons
chez ce dernier la force d’une logique qui, permettant à certaines prémisses
communes d’aller jusqu’au bout de ce qu’elles peuvent, est susceptible de
radicaliser la pensée du premier.

Causalité, conflictualité et justice


Causalité et contradiction
La justice ne peut s’appréhender que si, dans la lignée des dialectiques
évoquées auparavant, l’on pense la contradiction et l’équilibre des éléments
contraires contre le principe de causalité. Ceci nous amène inévitablement à
repenser le pouvoir, la légitimité de l’autorité et les conflits qui traversent le
politique. Ricoeur, alors que Proudhon s’est particulièrement focalisé sur la
religion et sa dimension politique, a tenté de construire une théorie de la
croyance qui permet d’expliquer que la plus value est liée à la structure du
pouvoir. Ricoeur se confronte alors aux problèmes fondamentaux de la
légitimité de l’autorité et de l’idéologie par le biais de la croyance, notion
complexe à appréhender et à évaluer : « L’idéologie doit brider les tensions
qui caractérisent le procès de légitimation, c’est-à-dire les tensions entre la
prétention à la légitimité revendiquée par le pouvoir et la croyance dans
cette légitimité que proposent les citoyens. Cette tension provient de ce que,
tandis que la croyance des citoyens et la prétention de l’autorité (du
pouvoir) devraient se situer au même niveau, en fait cette équivalence n’est
jamais donnée, mais plutôt toujours plus ou moins une fabrication
culturelle. En effet, il y a toujours plus dans la prétention du pouvoir à la
44
légitimité que dans les croyances effectives des membres du groupe . »
Aussi, « la plus-value n’est pas intrinsèque à la structure de production,
45
mais elle l’est à la structure du pouvoir ». Or, « cette structure pose la
46
même question que toutes les autres, à savoir la question de la croyance ».
Ricoeur ouvre deux chantiers de réflexion importants : tout d’abord une
critique profonde du marxisme qui, en se focalisant sur les rapports
économiques de production, n’a pas suffisamment pris en compte la
question du pouvoir politique, chose que déjà les anarchistes reprochaient
aux marxistes de la première internationale. Ensuite, il nous invite à
approfondir ce « mystère », d’ordre donc à la fois théologique et politique
qu’est la servitude volontaire, et plus largement ce besoin qu’a l’homme de
croire. Ainsi pour Ricoeur, le principe de causalité, tant invoqué par les
marxistes, n’explique en rien les problèmes liés au pouvoir. Il est plus juste
de se référer ici aux notions de croyance, de légitimité et surtout de
motivation plutôt que de causalité : « dire que des forces économiques
exercent une action causale sur des idées est dépourvu de signification. Des
forces économiques ne peuvent avoir d’autres effets que matériels, sauf si
l’on adopte une grille de lecture en termes de motivation. Dans ce nouveau
cadre d’interprétation, j’utiliserai les notions de prétention à la légitimité et
de croyance dans cette légitimité, et la relation extrêmement complexe entre
gouvernants et gouvernés nous apparaîtra comme un conflit de motifs
d’action. La relation de motivation a davantage de sens pour rendre compte
des relations de pouvoir et des structures de pouvoir 47. » Les causes ne
peuvent être appréhendées en tant que telles, nous ne pouvons en avoir que
des représentations qui constituent autant d’éléments symboliques nous
reliant au réel :

nous ne sommes jamais en relation directe avec ce qu’on appelle les conditions d’existence, les
classes, etc. Ces conditions doivent être représentées d’une manière ou d’une autre. Elles
doivent avoir leur origine dans un champ de motivations, dans notre système d’images, et, par
là, dans notre représentation du monde. Les causes qu’on appelle réelles n’apparaissent jamais
comme telles dans l’existence humaine mais toujours selon un mode symbolique. C’est ce mode
symbolique qui se trouve ensuite déformé, dans un second temps. C’est pourquoi la notion
d’une déformation originelle et fondamentale devient problématique et peut-être totalement
48
incompréhensible. Si tout est déformé, c’est comme si rien n’était déformé du tout .

Tout autant hostile au principe de causalité, Proudhon a moins insisté


sur le symbolique comme médiation entre infrastructure et superstructure
(schéma qui reste pris dans les rets du marxisme et qui serait à rapprocher
des lectures par Ricœur de Hegel, notamment concernant sa théorie de la
reconnaissance) que sur les conséquences politiques qu’impliquent ce rejet
de la causalité. Pour Proudhon, « la confusion des rapports avec les causes,
et l’espoir chimérique, bien que rationnel en un sens, de tout expliquer et de
tout produire à l’aide de ces dernières, constituent l’essence de la
49
philosophie ; c’est elle qui a introduit la superstition dans la religion ; elle
qui, par son impuissante méthode, a si longtemps entravé le progrès des
50
sciences ». Dès lors que le principe de causalité est dominant dans la
politique, le gouvernement de la société est un art et non une science,
« c’est-à-dire quelque chose d’essentiellement arbitraire, duquel on peut
51
disputer sans fin, sans avoir jamais raison ni tort . » Proudhon nous
renvoie encore à une aporie touchant chez Ricoeur les risques de l’arbitraire
lié à l’imaginaire (à la fois idéologique et utopique), en raison de sa
conception de la politique : « La politique n’est pas une science, mais l’art
de s’orienter parmi les groupes en conflit. Les concepts politiques doivent
demeurer polémiques : il y a place pour le conflit et la polémique dans la
52
vie, et le reconnaître est faire preuve d’honnêteté . » Ricoeur en cela
insiste, à l’instar de Proudhon (qui n’oppose cependant pas épistémè et
conflits), sur l’irréductibilité du conflit qui n’est pas sans évoquer la
tragédie : « La tragédie d’Antigone touche à ce que, à la suite de Steiner, on
peut appeler le fond agonistique de l’épreuve humaine, où s’affrontent
interminablement l’homme et la femme, la vieillesse et la jeunesse, la
société et l’individu, les vivants et les morts, les hommes et le divin. La
reconnaissance de soi est au prix d’un dur apprentissage acquis au cours
d’un long voyage à travers ces conflits persistants, dont l’universalité est
53
inséparable de leur localisation chaque fois indépassable . » La radicalité
aux allures parfois « scientistes » de Proudhon et la sagesse pratique de
Ricoeur se rejoignent dans la reconnaissance du « fond agonistique de
54
l’épreuve humaine ». Proudhon a développé cette notion d’agonisme en
échafaudant une véritable philosophie de la contradiction. Partant du
constat que toute idée, prise en tant qu’absolu, tend à se contredire
(méthode qu’il développa dès son premier mémoire sur la propriété pour
démontrer son impossibilité), il en vient à conclure que la tâche de
l’homme, grâce à sa raison et en vertu de la Justice, est de « sérier » et
d’équilibrer ces idées. « […] La plupart des idées qui nous régissent,
poussées jusqu’à leurs dernières conséquences, sont destructrices de leur
objet et se contredisent elles-mêmes ; […] ainsi la propriété devient vol, le
gouvernement tyrannie, la concurrence privilège, la communauté elle-
même redevient propriété, etc. 55. » La contradiction n’est cependant
synonyme ni d’échec ni d’incohérence, elle constitue une réalité
sociologique susceptible de permettre le progrès dès lors que l’homme
apprend à mieux la maîtriser : « Ce mot de contradiction ne doit pas se
prendre au sens vulgaire d’un homme qui se dit et se dédit. Il s’agit au
contraire d’une opposition inhérente à tous les éléments, à toutes les forces
qui constituent la société, et qui fait que ces éléments et ces forces se
combattent et se détruisent si l’homme, par sa raison, ne trouve les moyens
de les comprendre, de les gouverner et de les tenir en équilibre 56. » D’un
point de vue politique, cet équilibre suppose un pouvoir entre égaux qui
tendrait à abolir la domination et la violence 57 (que Proudhon a notamment
théorisé sous le nom d’abus de la force). Ricoeur rend bien compte de cette
nécessité lorsqu’il écrit que « rien n’est plus grave que la confusion entre
pouvoir et domination ou, pour évoquer le vocabulaire de Spinoza, entre
potentia et potestas. La vertu de justice, au sens de l’isotès de Périclès et
d’Aristote, vise précisément à égaliser ce rapport, c’est-à-dire à remettre la
58
domination sous le contrôle du pouvoir en commun ». À partir de cette
égalisation des rapports et de l’équilibre des antinomies, il nous est alors
plus aisé de comprendre ce que peut contenir le terme « justice ».

Mutualité et justice
Les contradictions, dès lors qu’elles sont équilibrées en vertu du
principe de Justice, n’entraînent pas l’humanité dans un conflit généralisé
qui aboutirait à sa dissolution. Au contraire, Proudhon ne cesse de le
répéter, elles appellent à la fois à la réconciliation de l’humanité et
empêchent de lui donner un terme qui signerait sa mort. Là encore,
l’équilibre se conjugue avec le mouvement. Il présente ainsi cette théorie :
(…) la divergence de notre nature est le préliminaire de la société, disons mieux, le matériel de
la civilisation. C’est justement le fait, mais, remarquez-le bien, le fait indestructible dont je
cherche le sens. Certes, nous serions bien près de nous entendre si, au lieu de considérer la
dissidence et l’harmonie des facultés humaines entre deux périodes distinctes, tranchées et
consécutives dans l’histoire, vous consentiez à n’y voir avec moi que les deux faces de notre
nature, toujours adverses, toujours en œuvre de réconciliation, mais jamais entièrement
59
réconciliées .

En un mot, comme l’individualisme est le fait primordial de l’humanité,


l’association en est le terme complémentaire ; mais tous deux sont en
manifestation incessante, et sur la terre la justice est éternellement la
condition de l’amour 60. » Nous retrouvons à peu près les mêmes termes
sous la plume de Ricoeur qui invoque Emmanuel Mounier, grand lecteur de
Proudhon 61 : « il faut lutter sur les deux fronts : d’une part rassembler
l’humanité, qui est toujours menacée d’être tronçonnée en groupe rivaux ;
d’autre part sauver chaque personne de l’anonymat dans lequel elle sombre
dans la civilisation moderne. C’est pourquoi il nous faut reprendre, à
nouveaux frais, le mot d’Emmanuel Mounier, lorsqu’il parlait de
“révolution personnaliste et communautaire”. Mais il ne faut jamais séparer
un terme de l’autre, car le communautaire seul nous ramène vers le péril
totalitaire, et le personnel seul, vers les illusions de l’individualisme 62. »
Dès lors, la Justice ne peut se comprendre ni exclusivement du point de vue
de l’État (ou de la Communauté) ni exclusivement du point de vue de
l’individu. C’est ce que Ricoeur a problématisé avec sa dialectique du
« légal » et du « bon » qui renvoient respectivement à la fois aux
institutions et à l’idéologie, mais aussi à l’éthique et à l’utopie. Ainsi, les
deux orientations placées sous le titre du « bon » et du « légal » « relèvent
l’une d’une conception téléologique, l’autre d’une conception
déontologique de la vie morale et politique prise en général 63 ». Or, « la
dialectique du bon et du légal serait inhérente au rôle d’idée régulatrice qui
peut être assigné à l’idée de justice par rapport à la pratique sociale qui se
réfléchit en elle 64 ». Tout l’enjeu pour Ricoeur consisterait alors à
« esquisser une réflexion critique portant sur les limites d’une tentative
visant à substituer un point de vue exclusivement déontologique à un point
de vue téléologique, par le biais de l’alliance entre perspective
déontologique et procédure contractualiste 65 ». C’est ici que Ricoeur
rencontre la notion de mutualité (que l’on retrouve abondamment chez
Proudhon), étroitement liée à la Justice, et qui consiste à la fois à
déthéologiser la justice d’État qui se confond avec la violence et la
domination, et à égaliser des rapports de manière à ce que les termes de la
dialectique s’équilibrent : « C’est une capacité à la mutualité qui doit
devenir l’enjeu d’une justice non violente. C’est cette capacité qui est
atteinte et pervertie dans les délits et crimes que la loi punit. Dans le tort, ce
n’est pas seulement la souffrance de la victime, son identité intime, mais
aussi le lien d’altérité, qui est lésé par les formes multiples du déni de
66
reconnaissance . » Aussi, « le problème qui se pose en permanence, c’est
comment en finir, en la remplaçant, avec la relation de subordination, la
hiérarchie des dominants et des dominés. On est à la recherche
d’alternatives qui opèrent par le biais de la coopération et des relations
égalitaires 67. » Cependant Ricoeur, en insistant sur l’identité entre mutualité
et justice distributive 68, nous semble manquer un point développé par
Proudhon qui est la notion de justice commutative. La justice distributive
renvoie à une distribution et donc à un sujet qui va décider selon certains
principes à qui, quoi et comment distribuer, subordonnant ainsi la société à
un arbitraire et une idéologie trahissant l’équilibre des antinomies.
Proudhon est clair : la justice commutative doit se substituer à la justice
distributive : « En effet, qu’est-ce que le contrat social ? L’accord du
citoyen avec le Gouvernement ? non ; ce serait tourner toujours dans la
même idée. Le contrat social est l’accord de l’homme avec l’homme,
accord duquel doit résulter ce que nous appelons la société. Ici, la notion de
justice commutative, posée par le fait primitif de l’échange et définie par le
droit romain, est substituée à celle de justice distributive, congédiée sans
appel par la critique républicaine. (…) La justice commutative, le règne des
contrats, en autres termes, le règne économique ou industriel, telles sont les
différentes synonymies de l’idée qui, par son avènement, doit abolir les
vieux systèmes de justice distributive, de règne des lois, en termes plus
concrets, de régime féodal, gouvernemental ou militaire. L’avenir de
l’humanité est dans cette substitution 69… » Sans doute Proudhon ne
développe t-il pas assez ici la dimension politique de la société autonome,
en particulier la définition d’un projet commun (qui nous ramènerait
notamment à penser le symbolique), mais tout du moins a-t-il le mérite
d’envisager une Justice où l’égalité et la liberté ne sont pas garanties, et
pour cause, par l’arbitraire gouvernemental, fut-il l’État providence qui a
gardé jusque dans non nom la trace du théologico-politique.
Chapitre XII

« Moment machiavélien », « moment


proudhonien »

Depuis la remise en cause du marxisme à la fin des années soixante-


début des années soixante-dix par la philosophie postmoderne et par une
philosophie politique antitotalitaire, l’irréductibilité de la notion de conflit a
été remise à l’ordre du jour, notamment grâce à une lecture renouvelée de
Machiavel. Toute une partie de la pensée politique française, de Merleau-
Ponty à Miguel Abensour en passant par Claude Lefort et même Althusser a
ainsi recouru à l’auteur du Prince pour réviser le marxisme, voire rompre
avec lui. Il s’agissait alors de réévaluer les catégories du politique, du
symbolique et du conflit afin de renouveler la théorie politique. L’absence
de référence à Proudhon est frappante dans la mesure où l’œuvre du
premier théoricien de l’anarchisme est susceptible de fournir des outils
conceptuels précieux. Afin de comprendre ce manquement, nous évaluerons
ces lectures de Machiavel en nous intéressant particulièrement à l’œuvre de
Claude Lefort, à l’aune de la pensée de Proudhon ; évaluation rendue
possible notamment par un détour vers les sociétés primitives vues par
Pierre Clastres. De cette manière nous examinerons les notions de conflit et
de liberté, notamment dans la ligne de la philosophie critique antitotalitaire,
mais aussi le concept d’autonomie, où nous tenterons de démêler les fils du
débat entre Lefort et Castoriadis sur le problème de la société transparente à
elle-même et la division originaire du social. Ce débat nous conduira à
amender la pensée de Proudhon avec la psychanalyse, notamment les statuts
de l’imaginaire et du symbolique. Faisant l’hypothèse que l’œuvre de
Proudhon nous permet de penser à la fois l’autonomie et le conflit, nous
tenterons ici à la fois de voir en quoi celle-ci peut se nourrir des apports
philosophiques suscités et ainsi dépasser certains clivages très tranchés.

La conjuration de l’Un et la division originaire


du social
Le renouveau des travaux sur Machiavel, particulièrement dans les
années soixante, s’inscrit dans le cadre de la critique des totalitarismes, afin
de renouveler une théorie de la démocratie capable de se définir en
opposition à ces derniers régimes. C’est dans cette perspective que Claude
Lefort, dans le sillage de Merleau-Ponty avec ses « Notes sur Machiavel »,
a tenté de montrer que le propre de la démocratie était d’être conflictuelle
alors que le totalitarisme, avec son fantasme d’obtenir une société
transparente à elle-même, allait nier cette possibilité du conflit. Dans la
perspective antitotalitaire d’une révision du marxisme, le recours à
Machiavel semble à première vue judicieux dès lors que sont pris en
compte l’irréductibilité du conflit mais aussi de l’imaginaire et du
symbolique, nous le verrons dans un second temps. Cependant ce recours
demande un examen plus attentif pour évaluer sa pertinence et la comparer
aux théories de Proudhon qui auraient pu tout aussi bien faire l’objet d’un
recours similaire pour refonder une théorie politique anti-totalitaire.
Machiavel insiste sur la dimension conflictuelle du politique dont le
réalisme se détache de l’idéalisme kantien. En effet, « Machiavel n’est pas
assez naïf pour imaginer que la loi n’a besoin de nulle autre garantie
qu’elle-même. La loi est fondée sur la force, mais la force à son tour
détruira la loi, à moins qu’elle ne soit bridée ; et la force ne peut être bridée
que par une force opposée. Sociologiquement, donc, la fondation de la
liberté consiste dans l’équilibre des forces, ce que Machiavel appelle un
gouvernement “mixte” 1 ». C’est le conflit des forces, médiatisé par le
Prince, qui va permettre de faire en sorte que la loi soit juste en fonction de
l’équilibre obtenu. Plus encore, la légitimité et l’efficacité juridique ne peut
se concevoir qu’à partir d’un pluralisme agonistique dont les accents
proudhoniens dans la lecture que fait Burnham de Machiavel sont
flagrants : « Concrètement, dans la vie sociale, seul le pouvoir peut
contrôler le pouvoir. La défense juridique ne peut être garantie que lorsque
sont à l’œuvre des tendances et des forces variées et antagonistes. La
tyrannie, le pire des gouvernements, signifie la disparition de la défense
juridique ; et celle-ci disparaît toujours dès qu’une tendance sociale parvient
2
à supprimer ou absorber toutes les autres . » On trouverait chez Machiavel
une théorie de l’équilibre des forces qui conjurerait l’émergence de la
tyrannie, tyrannie dont l’aboutissement suprême serait la suppression de
tout antagonisme et de tout contre-pouvoir au profit de l’Un. Chez
Proudhon, cette intuition est développée dans un système philosophique
ambitionnant « la réconciliation universelle par la contradiction
3
universelle ». Car si partout l’antagonisme éclate dans l’univers, si toute
4
thèse a son antithèse au sein d’une série , l’homme doit s’en remettre à sa
raison afin de trouver des modes de règlement des conflits et résoudre,
finalement, le problème politique et social. L’équilibre des forces
antagoniques est constitutif de la solution : « les termes antinomiques ne se
résolvent pas plus que les pôles opposés d’une pile électrique ne se
détruisent. Le problème consiste non à trouver leur fusion qui serait leur
mort, mais leur équilibre, sans cesse instable, variable selon le
développement de la société 5. » À partir de cet équilibre peut se concevoir
une liberté qui ne se transforme pas en tyrannie : les antinomies traversent
l’ensemble du corps social et ne se réduisent pas à une composante
économique : elles sont aussi politiques, sociologiques, imaginaires, etc., et
rétives à toute synthèse les transcendant. Claude Lefort voit aussi dans le
rejet de l’Un grâce à la conflictualité une possibilité de refonder le projet
démocratique : « Tout système totalitaire prétend ignorer le conflit et, plus
généralement, imposer à toutes les activités sociales un dénominateur
commun. Ne peut-on dire que la démocratie se caractérise à l’inverse par
son intention d’affronter l’hétérogénéité des valeurs, des comportements et
6
des désirs, et de faire des conflits un moteur de croissance ? » Cette
conflictualité, cependant, s’articule chez Lefort et chez la plupart des
auteurs qui reprendront Machiavel dans l’optique d’une démocratie radicale
ou sauvage, autour d’une logique bien précise qui se détache des idées
forces de Proudhon. En effet, hormis le conflit autour de la pluralité des
valeurs liée à l’indétermination démocratique qui marque la modernité, le
véritable conflit structurant est le conflit entre les Grands, catégorie que
nous pourrions assimiler aux aristocrates et aux bourgeois, et le peuple.
Lutte entre « classes », pour les lecteurs post-totalitaires de Machiavel
restés marqués par le marxisme dont ils révisent l’issue communiste en un
état pacifié. Cette révision résulte d’une part de la mise en cause de
l’explication exclusivement économique. D’autre part, cette lutte devient
irréductible et constitue le moteur de la démocratie dans le sens où le
peuple, par ses luttes, va pouvoir peu à peu, à force de conquêtes,
revendiquer des droits et les inscrire dans la loi par la médiation du Prince
ou de l’État. Lefort rend ainsi compte des mobiles de ce conflit : « Le désir
des Grands vise un objet : l’autre, et il s’incarne dans des signes qui les
assurent de leur position : richesse, rang, prestige. Le désir du peuple est en
revanche, à rigoureusement parler, sans objet. (…) Ce qui fait la spécificité
du désir qui lui est propre, c’est de ne pas être opprimé. Telle apparaît la
négativité de ce désir qu’il s’accorde avec la liberté de la cité, avec la
7
Loi . » La liberté du peuple s’exprime alors par le désir de ne pas être
opprimé par les Grands, tendant ainsi à briser la logique d’appropriation des
grands dont le désir est avant tout de conserver ce qu’ils ont et de conquérir
toujours davantage de richesses. Le conflit doit ouvrir à la société une
réflexivité conjurant l’idéologie qui nie la réalité du conflit au nom de
l’ordre et de l’unité. La cité se corrompt, selon Lefort, dès lors qu’elle
« récuse le conflit de classes, interdit la revendication du peuple et couvre la
dénégation et la répression d’un discours sur l’ordre et la paix 8 ». La force
de la démocratie résiderait alors dans le tumulte populaire capable de faire
face aux Grands et dans l’expression de son refus d’être dominé. La lutte du
peuple s’inscrit dans la négativité : sa lutte étant sans objet propre, sa liberté
est négative. Miguel abensour, en radicalisant les thèses de Lefort avec sa
notion de « démocratie sauvage », ne se départit pas moins de ce postulat :
« (…) le principe politique, outre qu’il doit remettre en question le recours
au principe même, à l’arché, ne doit-il pas se laisser précisément affecter
par l’idée d’anarchie détachée de son acception purement politique, ne doit-
il pas se laisser atteindre par les effets de trouble qu’elle exerce dessinant
les lignes d’une dialectique négative 9 ? » Plus loin, Abensour reprend
Levinas pour qui l’anarchie désigne avant tout un trouble, un désordre,
« dessinant les lignes d’une dialectique négative, spécifique en ce qu’elle
est délivrée de toute essence affirmative, en ce que le moyen de la négation
ou le jeu de la négativité cesse de produire du positif 10 ». Miguel Abensour
a donc beau insister sur le fait que la démocratie n’est vivante que dans son
combat contre l’État, en particulier le refus du peuple d’être dominé, l’État
comme la lutte des classes demeurant des horizons indépassables, il
consacre avec Lefort la division originaire du social. Or ce postulat de la
division originaire du social demeure problématique, dès lors qu’il réduit le
conflit à des rapports de force asymétriques de domination et d’exploitation.
Cette division supposée originaire viendrait ainsi s’inscrire comme
constante du politique, et par conséquent comme élément structurant
irréductible. Or cette assertion est susceptible d’être battue en brèche,
notamment par une relecture de l’œuvre de Pierre Clastres. L’essentialisme
de Lefort touchant la division originaire du social se retrouve, selon nous,
dans sa mésinterprétation des thèses de l’auteur de La société contre l’État.
À son sujet Lefort écrit : « Quoique l’objet du refus ne soit pas représenté,
quoique l’État ne soit pas connu de ceux qui se défendent contre son
avènement, le discours et la pratique des primitifs témoignent d’une
reconnaissance tacite de la division sociale et de la possibilité de son
déploiement 11. » Lefort confond actualité et potentialité pour mieux
pouvoir justifier ses thèses, car précisément il n’existe pas dans les sociétés
sans État décrites par Clastres de division du social soutenue par une
autorité coercitive. Si la conjuration de la division suppose la conscience
d’une possibilité de son émergence, elle demeure rigoureusement
consubstantielle à une société homogène et unitaire marquée par une
hétéronomie qui n’est pas liée à l’État mais à l’autorité des Ancêtres.
« D’une part, la communauté veut persévérer en son être indivisé et
empêche pour cela qu’une instance unificatrice se sépare du corps social –
la figure du chef commandant – et y introduise la division sociale entre le
12
maître et ses sujets . » D’autre part, le conservatisme primitif cherche « à
empêcher l’innovation dans la société, il veut que le respect de la Loi assure
le maintien de l’indivision, il cherche à empêcher l’apparition de la division
dans la société. Telle est, tant au plan de l’économique (impossibilité
d’accumuler les richesses) qu’au plan de la relation de pouvoir (le chef est
là pour ne pas commander), la politique intérieure de la société primitive :
13
se conserver comme Nous indivisé, comme totalité une. »
Il n’est donc pas question de division originaire du social dans les
sociétés primitives, cette division n’advenant qu’avec l’émergence de l’État.
Ni division ni pluralité par ailleurs, puisque la communauté primitive est
foncièrement homogène et par conséquent anti-pluraliste. « Qu’est-ce que
l’État ? C’est le signe achevé de la division dans la société, en tant qu’il est
l’organe séparé du pouvoir politique : la société est désormais divisée entre
ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La société n’est plus
un Nous indivisé, une totalité une, mais un corps morcelé, un être social
hétérogène. La division sociale, l’émergence de l’État, sont la mort de la
société primitive 14. » À quoi Pierre Clastres ajoute : « l’autonomie
sociopolitique et l’indivision sociologique sont condition l’une de l’autre et
la logique centrifuge de l’émiettement est un refus de la logique unificatrice
de l’Un 15. » À cette dernière phrase il conviendrait d’émettre deux
remarques : si nous souscrivons au fait que l’autonomie sociopolitique est
indissociable de l’indivision sociologique, il faut souligner que les sociétés
primitives ne sont pas autonomes : elles reçoivent leur loi de leurs ancêtres,
par conséquent elle vient d’ailleurs et en est d’autant plus indiscutable, par
conséquent ce sont des sociétés radicalement hétéronomes. L’indivision est
davantage liée à la conjuration de l’Un, autrement dit de l’État, ce que
Clastres affirme par ailleurs. Cependant cette indivision est caractérisée par
une homogénéité qui, elle, est consubstantielle à leur dimension
hétéronome, la pluralité étant impossible en vertu de l’autorité d’une loi qui
s’impose naturellement à tous. La société primitive parvient donc à exclure
la division sociale, que ce soit entre dominants et dominés, ou entre classes
sociales non seulement « en se divisant radicalement d’avec le principe de
son ordre 16 », de multiples sociétés recevant leurs loi d’ailleurs tout en étant
divisées (que l’on pense par exemple aux sociétés indiennes de castes),
mais aussi en luttant contre la surrection de l’État grâce à la guerre et au
statut particulier de la chefferie. S’il est vrai que les sociétés primitives ne
connaissent pas la réflexivité moderne avec laquelle nous nous donnons
consciemment à nous-mêmes nos propres lois, il n’en reste pas moins
qu’elles connaissent une certaine réflexivité relative à l’émergence possible
de la division. La conscience de cette potentialité, conjurée dans une
certaine mesure, met en question la possibilité de l’histoire dans ces
sociétés. La venue des prophètes annonçant la fin proche de l’unité vient
confirmer la porosité du cycle de l’éternel retour dont l’autorité fait loi dans
ces sociétés. Selon l’hypothèse de Clastres, l’État émergerait avec la parole
du prophète contre la parole du chef. En effet, en raison de circonstances
e
déterminées, c’est-à-dire dans certaines sociétés amérindiennes aux XV -
e
XVI siècles en réaction à l’arrivée des colons européens, la voix des
prophètes permet de réunir les tribus autour d’un discours apocalyptique.
« Parole prophétique, pouvoir de cette parole : aurions-nous là le lieu
originaire du pouvoir tout court, le commencement de l’État dans le Verbe ?
Prophètes conquérants des âmes avant d’être maîtres des hommes 17 ? »
Hypothèse que nous ne discuterons pas ici mais qui a le mérite de mettre
l’accent sur ce quelque chose, ce Logos qui existe toujours, quelque soient
les situations géographiques ou historiques : « Même dans les sociétés où
l’institution politique est absente (par exemple où il n’existe pas de chefs),
même là le politique est présent, même là se pose la question du pouvoir :
non au sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d’une absence
impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement peut-être,
18
quelque chose existe dans l’absence . » Ce quelque chose, Proudhon
l’appelle l’Absolu dont on retrouve l’incarnation suprême avec Dieu. Or
pour Proudhon, le destin de l’homme est de combattre Dieu et d’établir
avec lui un équilibre, une tension à partir de laquelle peut être concevable la
liberté. Opposition des absolus de l’homme entre eux, opposition de
l’homme à Dieu : « Comme le diamant peut seul entamer le diamant,
l’absolu libre est seul capable de balancer l’absolu libre. […] C’est par la
contradiction mutuelle que les esprits se purgent de tout alliage ultra-
19
phénoménal . » Sur un mode quelque peu différent mais néanmoins
intéressant, nous retrouvons ce même souci de conjuration d’une autorité
politique coercitive et absolue dans les sociétés primitives qui « ont très tôt
pressenti que la transcendance du pouvoir recèle pour le groupe un risque
mortel, que le principe d’une autorité extérieure et créatrice de sa propre
légalité est une contestation de la culture elle-même (…). Car, découvrant la
grande parenté du pouvoir et de la nature, comme double limitation de
l’univers de la culture, les sociétés indiennes ont su inventer un moyen de
20
neutraliser la virulence de l’autorité politique » : elles instituent elles-
mêmes le pouvoir en le présentant tel qu’il est, c’est-à-dire négation de la
culture, afin, de pouvoir le maîtriser immédiatement. C’est en effet en
retournant contre le pouvoir la ruse de la nature que ces sociétés, en
nommant un chef relégué au delà d’une frontière qui lui retire tout pouvoir
de coercition, ont la possibilité de conjurer l’émergence de la
transcendance. « La société primitive sait, par nature, que la violence est
l’essence du pouvoir. En ce savoir s’enracine le souci de maintenir
constamment à l’écart l’un de l’autre le pouvoir et l’institution, le
commandement et le chef. C’est le champ même de la parole qui assure la
21
démarcation et trace la ligne de partage . » Le problème demeure bien sûr
que le chef parle au nom de la société et au nom des ancêtres. En effet
« (…) dans la société primitive, c’est le chef qui est commis à parler au
nom de la société : en son discours, le chef n’exprime jamais la fantaisie de
son désir individuel ou le dire de sa loi privée, mais seulement le désir
sociologique qu’a la société de rester indivisée et le texte d’une Loi que
personne n’a fixée, car elle ne relève pas de la décision humaine. Le
législateur est aussi le fondateur de la société, ce sont les ancêtres
mythiques, les héros culturels, les dieux. C’est de cette Loi que le chef est le
porte-parole : la substance de son discours, c’est toujours la référence à la
Loi ancestrale que nul ne peut transgresser, car elle est l’être même de la
société : violer la Loi, ce serait altérer, changer le corps social, introduire en
22
lui l’innovation et le changement qu’il repousse absolument . » De plus, la
substitution de la parole à la violence va de pair avec le conservatisme des
sociétés primitives : la parole ici assigne les forces à une place de la quelle
23
elles ne peuvent bouger ni remettre en cause .
Quant à la guerre, elle empêche dans les sociétés primitives l’émergence
de l’Un mais aussi de l’unité, si bien que l’éparpillement des communautés
entre elles, sans dénominateur commun, menace leur existence mais aussi
l’ordre sur lequel elles reposent à force d’absorption. La division interne est
ici expulsée à l’extérieur : la conjuration de la guerre civile (entre
exploiteurs et exploités, dominants et dominés, caractéristiques de la
division sociale, mais aussi entre systèmes symboliques, conjurée par une
loi qui s’impose naturellement à tous) est rendue possible grâce à la guerre
de toutes les communautés contre toutes les communautés, garantissant leur
indivision et la conjuration de l’émergence de l’Un. Ici Clastres prend le
contre-pied de Hobbes en montrant que la guerre permet un certain mode de
socialisation où l’état de nature ne se réduit pas à l’insécurité de chacun.
Quelque chose de plus est en jeu dans la mise en place d’un système de
conjuration par la guerre d’une violence se répercutant directement sur la
société par le biais d’une autorité transcendante. Ainsi, alors que pour
Hobbes, l’État est contre la guerre, la société primitive inverse cette
24
proposition en affirmant que « la guerre est contre l’État ». Ici nous
retiendrons cette idée fondamentale chez Clastres : « Non seulement le
discours sur la guerre fait partie du discours sur la société, mais il lui
assigne son sens : l’idée de la guerre mesure l’idée de la société 25. » Les
sociétés primitives, donc, multiples, luttant contre toute unification par une
loi extérieure grâce à la guerre qu’elles se font entre elles, pourraient être
comparées à un autre niveau entre les États homogènes schmittiens qui se
font la guerre pour éviter qu’une loi transcendante à l’échelle mondiale ne
vienne s’imposer à eux. Nous retrouvons par ailleurs la figure centrale de
l’Ennemi à partir desquelles l’État ou la société primitive vont pouvoir se
définir et persévérer dans leur être par le biais de la guerre. « Le
morcellement externe, l’indivision interne sont les deux faces d’une réalité
une, les deux aspects d’un même fonctionnement sociologique, de la même
logique sociale. Pour que la communauté puisse affronter efficacement le
monde des ennemis, il faut qu’elle soit unie, homogène, sans division.
Réciproquement, elle a besoin, pour exister dans l’indivision, de la figure
26
de l’Ennemi en qui elle peut lire l’image unitaire de son être social . »
Cette logique antagonique des sociétés primitives, qui conjugue la guerre
avec la conjuration de l’émergence de l’État, semble par là même conjurer
toute idée de paix, confondue avec l’Un, et toute idée de conflit interne,
confondu avec la division sociale. La théorie politique de Proudhon nous
paraît fondamentale pour démêler cette confusion : les hommes, donc, se
combattent aussi entre eux, ce qui pour Proudhon est d’une part
« inévitable », et d’autre part « bien ».
D’un côté, cela est inévitable. Il est impossible, en effet, que deux créatures, en qui la science et
la conscience sont progressives, mais ne marchent pas du même pas ; qui, sur toutes choses,
partent de points de vue différents, qui ont des intérêts opposés et travaillent à s’étendre à
l’infini, soient jamais entièrement d’accord. La divergence des idées, la contradiction des
principes, la polémique, le choc des opinions, sont l’effet certain de leur rapprochement. D’autre
part, cela est bien. C’est par la diversité des opinions et des sentiments, et par l’antagonisme
qu’elle engendre, que se crée, au-dessus du monde organique, spéculatif et affectif, un monde
nouveau, le monde des transactions sociales, monde du droit et de la liberté, monde politique,
monde moral. Mais, avant la transaction, il y a nécessairement la lutte ; avant le traité de paix, le
27
duel, la guerre, et cela toujours, à chaque instant de l’existence .

Proudhon a l’avantage de dépasser les leçons des sociétés primitives


vues par Clastres et les leçons tirées des lectures de Machiavel. D’une part,
la guerre constitue un facteur de socialisation et donne lieu à des alliances,
des contrats ou des traités. Elle peut certes contribuer à conjurer un temps
l’émergence de l’État dès lors qu’elle assure l’indépendance et la singularité
des entités combattantes : comme écrit Proudhon, « Se distinguer, se définir,
c’est être ; de même que se confondre, et s’absorber, c’est se perdre 28 ».
Cependant, l’extériorité radicale entre Nous et Eux où l’Un est finalement
absorbé dans chaque communauté en tant qu’entité homogène met en péril
l’équilibre des forces et risque de dégénérer, par la négation du conflit et du
pluralisme interne qui ne se confond pas, rappelons-le, avec la division
sociale, en une violence destructrice aussi bien vis-à-vis de l’Autre que du
Nous. D’autre part, l’hétéronomie radicale de la loi, même naturellement
acceptée par les sociétés primitives, n’en constitue pas moins une violence
consubstantielle à une paix liberticide (nous sommes proches ici du
fantasme de la société transparente à elle-même des régimes totalitaires).
D’autre part, les lectures de Machiavel, à rebours des sociétés primitives,
insistent sur la nécessité de la division du social et de la conflictualité
interne pour conjurer l’Un. L’Un n’est pas ici l’État mais précisément le
fantasme d’une société transparente à elle-même, complètement homogène.
Si nous souscrivons à la nécessité du conflit, ces lectures de Machiavel
présentent la même confusion que celle des sociétés primitives de façon
symétriquement opposée. Avec la guerre comme conjuration de l’Un dans
les sociétés primitives nous pourrions retrouver une équivalence avec le
conflit comme conjuration de l’Un totalitaire dans les récentes lectures de
Machiavel. Cependant, ces lectures machiavéliennes entendent conjurer
l’Un mais non l’État ou la division sociale, tandis que les guerres des
sociétés primitives entendent conjurer l’État mais aussi la conflictualité liée
à une pluralité qui ne suppose pas nécessairement la division sociale (au
contraire pourrions nous dire, puisque la pluralité n’est réellement possible
que grâce à un équilibre des forces conjurant les monopoles).
La lutte contre l’Un entendu à la fois comme État (leçon des sociétés
primitives) et comme société transparente à elle-même (leçon des lectures
de Machiavel) a lieu en vertu du conflit et de l’équilibre des forces qui
suppose la disparition de la guerre extérieure entre unités homogènes
(propre aux société primitives) et intérieure, au sein de la société (entre
dominants et dominés, exploitants et exploités). Devient ainsi envisageable
une unité qui conjure l’Un et une conflictualité qui conjure la guerre. La
division prend alors un tout autre sens que celui de la division originaire du
social qui présuppose l’irréductibilité de la domination et de l’exploitation.
Elle repose sur l’équilibre et la séparation des fonctions, ce qui ne va pas
sans remettre en cause la conception libérale de la séparation des pouvoirs.
En effet le gouvernement, en vertu de « la centralisation des forces, telles
quelles, de la nation, sera absolu, si le centre est unique ; il sera
constitutionnel ou libéral, si le centre est double. La séparation des pouvoirs
29
n’a pas d’autres significations ». Le gouvernement monopolise toujours
ces pouvoirs, séparés ou non, les multipliant de telle manière que l’État, à
mesure de la complexification de la société, en vient nécessairement à se
spécialiser (par ministères) afin de maîtriser l’ordre qu’il a créé. Il s’agit
toujours du monopole de la puissance publique. « Notre prétendue
séparation des pouvoirs n’est que le cumul de tous les pouvoirs, notre
30
centralisation qu’une absorption . » Afin d’éviter la réémergence de l’Un
(en tant qu’État et société transparente à elle-même) et assurer la possibilité
d’un pluralisme radical conjurant à la fois monopoles économiques et
politiques, « il faut pousser la séparation, à peine commencée, aussi loin
qu’il est possible, et centraliser à part chaque faculté ; organiser le suffrage
universel suivant son genre et son espèce, dans sa plénitude, et rendre au
31
peuple l’énergie, l’activité qui lui manquent ». Par la centralisation et la
séparation des fonctions, les forces sociales retrouvent ainsi leur capacité à
maîtriser le réel et à multiplier leur potentiel puisque « le maximum de
puissance d’une fonction correspond à son plus haut degré de division et de
32
convergence, le minimum au plus bas degré ». À la différence des
sociétés primitives, la conjuration de l’État se situe donc plus en aval qu’en
amont, étant davantage tributaire de l’expérience, de cette mémoire des
vaincus dont parlent Michel Ragon et Walter Benjamin, ainsi que du travail
de l’histoire avec l’émergence de l’autonomie et du pluralisme, que d’une
intuition ou d’un pressentiment quasi magique. Se pose néanmoins toujours
la question du symbolique et de l’indétermination propre à la modernité :
qu’est-ce qui va faire tenir ensemble la société ? Comment envisager le
rapport entre le conflit, le symbolique et l’imaginaire ? Autant de questions
auxquelles les nouvelles lectures de Machiavel donnent des réponses que
nous évaluerons à l’aune de ce que nous avons précédemment avancé, en
confrontant notamment les thèses de Lefort et de Castoriadis tout en
regrettant que Proudhon n’ait pas connu l’avènement de la psychanalyse.
Le conflit entre autonomie et symbolique
Selon Claude Lefort, l’espace social s’institue lorsqu’il s’apparaît à lui-
même grâce au théâtre du pouvoir. « Là où le pouvoir politique se
circonscrit à l’intérieur de la société, comme cet organe qui lui confère son
unité, là où il est censé tirer son origine du lieu même censé s’engendrer
sous son action, c’est la scène du social qui apparaît, c’est son institution
qui se présente sur cette scène, ce sont dans les évènements qui s’y jouent,
dans les rapports qui se nouent entre les individus et les groupes que se
33
repère la trame du “réel”. » L’imaginaire théâtral ne réside donc pas sur
un autre plan que la vie mais résulte d’un processus d’explicitation
participant de la mise en sens de la société et de la perpétuation de son
unité. La société étant divisée, elle ne peut s’instituer que par la figure
imaginaire du pouvoir, Tiers exclut incarné par le Prince qui est garant de
l’unité. « Dans la société romaine qui se défait de toutes parts, là où la loi
est défaillante, ce n’est plus que le nom du prince qui tient en respect les
appétits déchaînés, et qui assure la métamorphose de la société civile en
société politique. 34 » Les conflits, dès lors, peuvent soit dégénérer en chaos
lorsqu’ils se réduisent à une lutte entre intérêts, soit revêtir une dimension
créatrice permettant l’émergence d’un projet commun aux hommes par le
biais d’une théâtralisation qui rend compte du désir du peuple. Le lieu du
pouvoir constituerait ainsi le tiers symbolique, permettant à la société de se
rapporter à elle-même et de mettre en scène les conflits qui la traversent. De
par sa dimension symbolique, et non réelle (d’où notamment le concept de
« lieu vide » du pouvoir chez Lefort), le pouvoir permet ainsi d’éviter le
fantasme de la fragmentation ou de la fusion. Aussi le pouvoir chez Lefort
ne peut-il être localisé nulle part, ni à l’extérieur de la société comme
altérité fondatrice, ni à l’intérieur du corps social comme unité substantielle.
C’est un organe de la négativité qui empêche qu’une personne ne se
l’approprie en propre, offrant au peuple la possibilité de ne pas être
opprimé. Le peuple ne désirerait pas tant le pouvoir que de ne pas être
opprimé par les Grands, ce que permet la distance donnée par la
représentation.
Pour Lefort, la reconnaissance par la société de l’absence d’une origine
sacrée qui la fonderait conduirait par là même à la reconnaissance de la
division qui la traverse, division irréductible justifiant la permanence de
l’hétéronomie. Or, en accord ici avec Castoriadis, nous pensons au contraire
que c’est la reconnaissance de l’absence d’origine sacrée qui ouvre la
possibilité de l’autonomie, ne serait-ce que parce que les sociétés n’ont pas
attendu la reconnaissance de cette absence pour justifier l’hétéronomie.
Pour Castoriadis, la psychanalyse est une forme essentielle de la praxis à
partir de laquelle le sujet va pouvoir entretenir une relation réflexive avec
son inconscient dans la perspective d’un devenir autonome. Au contraire,
pour Lefort, la psychanalyse remet en cause le projet d’autonomie en
pointant l’impossibilité d’un dépassement des contradictions et d’une
société coïncidant avec elle-même. De même que Freud considérait que le
sujet est clivé, ne pouvant briser son désir de fusion que grâce à la loi,
Lefort estime que la société renonce à son fantasme d’unité en
reconnaissant sa division originelle, seule la loi constituant l’instance
symbolique de médiation permettant d’articuler les conflits. D’où
notamment la divergence entre un Castoriadis révolutionnaire, posant la
possibilité d’une transformation radicale de la société, et un Lefort pour qui
les luttes, les révoltes démocratiques, constituent la véritable liberté
politique qui ne coïncide pas avec le fantasme d’une société Une,
hâtivement assimilée dans son œuvre à l’autonomie. Ici le premier
malentendu est relatif au symbolique qui, comme le remarque à juste titre
Castoriadis, n’est pas nécessairement lié à l’aliénation ou à l’hétéronomie
comme l’entend Lefort : « Pas plus que je ne peux appeler aliénation mon
rapport au langage comme tel – dans lequel je peux à la fois tout dire, et
non n’importe quoi, devant lequel je suis à la fois déterminé et libre, par
rapport auquel une déchéance est possible, mais non inéluctable – il n’y a
pas de sens à appeler aliénation le rapport de la société à l’institution
comme telle. L’aliénation apparaît dans ce rapport, mais elle n’est pas ce
rapport – comme l’erreur ou le délire ne sont possible que dans le langage,
mais ce ne sont pas le langage 35. » Aussi, ce que reproche Castoriadis aux
Lacaniens est de concevoir l’institution ou la « Loi » comme quelque chose
d’immuable sans prendre en compte leur dimension éminemment sociale-
historique. Autrement dit la loi ou l’institution ne se réduisent pas à un
principe de réalité qu’il s’agirait d’accepter en tant que tels, il s’agit d’une
36
réalité située susceptible d’être transformée . De plus, les lacaniens se
trompent en faisant émerger le désir d’un manque tenant lieu de vide : « Le
désir est certes désir d’un objet manquant (ou pouvant manquer), mais
l’objet manquant est constitué comme tel en fonction du désir. Le manque
comme tel, “réel” ou autre, ne constitue rien du tout, et tout sujet baigne
dans une infinité non dénombrables de “manques” 37. » Autrement dit selon
Castoriadis le processus fantasmatique ne résulte pas du vide mais au
contraire d’un trop plein saturé de sens à partir desquels la psyché va faire
être quelque chose comme manquant, le sujet renonçant ainsi au désir de
signification totale. Chose que nous retrouvons par ailleurs chez Proudhon
lorsqu’il écrit que l’humanité se pose toujours plus de questions qu’elle ne
peut en résoudre, contrairement à ce que Marx prétend : « nous voyons en
nous et hors de nous ; et notre raison, parce qu’elle est finie, dépasse notre
horizon 38. » Nous sommes confrontés ici à un autre malentendu concernant
la conjuration d’une société transparente à elle-même que nous retrouvons
dans la lecture de Machiavel par Lefort mais aussi chez d’autres lecteurs
politiques de Lacan comme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Certes, il est
impossible pour toute société et pour tous discours d’être clôturés en tant
que totalités suturées, de même qu’il est impossible de fixer une
signification transcendante, tout en notant que la Justice, nous le verrons par
la suite, constitue précisément la série ultime permettant d’unifier le flux
des différences. « La société ne parvient jamais à être la société, parce que
tout en elle est habitée par ses limites, qui l’empêchent de se constituer
comme réalité objective. 39 » En ce sens, ici nous rejoignons Derrida, le
signifié transcendantal (arché, télos, eidos, etc.) ne peut qu’être
abandonné. Pour Derrida en effet, le centre, c’est-à-dire le signifié
transcendantal, est une sorte de non-lieu excédé par tout un système de
différences : « Dès lors a dû être pensée la loi qui commandait en quelque
sorte le désir du centre dans la constitution de la structure, et le procès de la
signification ordonnant ses déplacements et ses substitutions à cette loi de la
présence centrale ; mais d’une présence centrale qui n’a jamais été elle-
même, qui a toujours déjà été déportée hors de soi dans son substitut. Le
substitut qui ne se substitue à rien qui lui ait en quelque sorte pré-existé.
Dès lors, on a dû sans doute commencé à penser qu’il n’y avait pas de
centre, que le centre ne pouvait être pensé dans la forme d’un étant-présent,
que le centre n’avait pas de lieu naturel, qu’il n’était pas un lieu fixe mais
une fonction, une sorte de non-lieu dans lequel se jouaient à l’infini des
substitutions de signes 40. »
Cependant, nous ne pouvons pas suivre ici l’idée que le fantasme d’une
société Une est impossible en raison d’antagonismes où le sujet est
empêché par l’Autre d’être présent à lui-même. Cette lecture lacanienne du
sujet amène Mouffe et Laclau à affirmer que « c’est parce qu’un paysan ne
peut pas être un paysan qu’un antagonisme existe avec le propriétaire
41
terrien qui l’expulse de sa terre. » Autrement dit, un antagonisme
irréductible, qui revient peu ou prou à la division originaire du social de
Lefort, ne peut pas permettre au paysan d’être paysan, et par la même
occasion le projet d’autonomie est oublié au profit de multiples luttes
revendicatives. Or, nous pensons que si le sujet ne peut jamais coïncider
avec lui-même, ce n’est pas tant parce qu’il en est empêché ou parce qu’un
vide fonde son désir, que parce qu’au contraire une multitude de possibles
excèdent l’actualité de son identité. Comme l’écrivait Jean-Marie Guyau,
« Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes : nous avons plus de larmes
qu’il n’en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que
n’en justifie notre propre existence 42 ». Dans le même ordre d’idée,
Simondon écrit : « L’individu n’est que lui-même, mais il existe comme
supérieur à lui-même car il véhicule avec lui une réalité plus complète, que
l’individuation n’a pas épuisée, qui est neuve encore et potentielle, animée
par des potentiels (…) l’individu ne se sent pas seul en lui-même, ne se sent
43
pas limité comme individu à une réalité qui ne serait que lui-même . »
Nous sommes cependant bien conscients que ces quelques affirmations
n’épuisent pas toutes les questions relatives à l’individuation, notamment
quant à la notion de clivage du sujet mis en avant par la psychanalyse, mais
qui demanderait selon nous une reconceptualisation radicale.
Le problème du fantasme de la société transparente à elle-même ne
remet donc pas en cause le projet d’autonomie, au contraire puisqu’une telle
société Une ne peut se concevoir (sans toutefois que l’identité soit parfaite)
qu’en lien avec une hétéronomie radicale comme nous avons pu le voir
avec le cas des sociétés primitives. L’actualisation de la justice est certes
sans fin, mais chacune de ses avancées est marquée par une progression de
l’autonomie. Ainsi, comme l’écrit Castoriadis « Une société juste n’est pas
une société qui a adopté une fois pour toutes, des lois justes. Une société
juste est une société où la question de la justice reste constamment ouverte
– autrement dit, où il y a toujours possibilité sociale effective
44
d’interrogation sur la loi et sur le fondement de la loi. » Nous retrouvons
ici l’écart, où pour parler avec les termes de Derrida, l’hétérogènéité, qui
immunise en partie contre l’idée que se faisait Lefort d’une société
autonome transparente à elle-même. Ainsi selon Proudhon, « Le progrès de
la justice, théorique et pratique, est un état dont il ne nous est pas donné de
sortir et de voir la fin. Nous savons discerner le bien du mal ; nous ne
saurons jamais la fin du droit, parce que nous ne cesserons jamais de créer
entre nous de nouveaux rapports 45 ». Ajoutons que la justice a aussi un
contenu positif, certes jamais épuisé, qui consiste en l’équilibre des forces,
chose sur laquelle Castoriadis ne se prononce pas en raison de son
fétichisme de la Grèce antique qui ne connaissait pas notamment la notion
de contre-pouvoir 46. Cependant, nous ne pensons pas comme Castoriadis
que l’imaginaire et le symbolique se confondent, confusion qui empêche de
saisir l’évolution historique en pensant qu’il existe des miracles de
l’imagination au sein du social-historique, en l’occurrence l’émergence de
sociétés autonomes, qui aurait eu lieu deux ou trois fois au cours de
l’histoire de l’humanité 47. Cette difficulté à penser le symbolique mais aussi
l’extérieur ou la transcendance se retrouve dans son commentaire de Totem
et Tabou où Castoriadis insiste, plus que sur le meurtre du père, sur le
serment des frères qui constitue selon lui la pierre angulaire de la société où
les individus renoncent à la toute puissance et posent collectivement la loi.
Ces frères investissent toutefois le totem d’une puissance magique qui va
tenir lieu d’instance symbolique hétéronome. Totem dont nous pourrons
retrouver l’incarnation dans Dieu, l’État, le Parti, etc. Ici Castoriadis pose la
question : « ce facteur compensateur aliénant est-il vraiment nécessaire
pour la collectivité humaine ? », à laquelle il répond nous semble t-il avec
une prudence insatisfaisante, avançant « qu’il n’y a pas de réponse
théorique à la question. Cela veut dire, ajoute t-il, que c’est à partir des faits
que l’on jugera, et c’est de cela qu’il s’agit dans l’action radicale ou
révolutionnaire. Poser et essayer de prouver dans les faits que nous n’avons
pas besoin de totem, mais que nous pouvons limiter nos pouvoirs sans les
investir dans une unité mythique 48 ». Ici, la quasi-absence des faits et
l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de réponse théorique à la question
laisse dubitatif. Quant à Lefort via Lacan, sa difficulté à penser l’histoire est
liée notamment à son essentialisation de la division originaire du social qui
fait l’impasse sur une multitude de cas de figures où cette division n’existe
pas (empêchant par là même à saisir par exemple l’évolution du politique et
du droit).
Dans la continuité de l’interrogation du statut du symbolique, du conflit
et de l’autonomie, nous ne pouvons échapper à la question de la modernité,
marquée par la dissolution des repères de la certitude qui renvoie aux
situations du sujet de la démocratie libérale et du sujet du capitalisme. La
dissolution des repères de la certitude due à l’inexistence du grand Autre
signifie qu’il n’existe plus de transcendance susceptible de réguler nos
interactions, entraînant une situation où nous retrouvons « des sujets
prisonniers des conséquences imprévisibles de leurs actes, mais une
absence de stratégie globale dominant et réglant leur interaction » 49. Dans
cette perspective, donc, le sujet de la démocratie libérale, interroge et
apostrophe toujours le vide de la Loi, entretenant une culture de la plainte
propre au sujet hystérique qui rejette ses malheurs sur le grand Autre
(souvent l’État). Aussi l’attitude de l’hystérique est-elle semblable à celle
du croyant qui réclame des réparations à Dieu pour sa création ratée. Or
tout l’enjeu consiste non à adresser des demandes à Dieu en le considérant
comme l’ultime responsable, mais au contraire à lui dénier sa position de
responsable et donc de « point de capiton » soutenant l’ordre symbolique
existant. Au lieu, donc, « de demander des compensations à Dieu (ou à la
classe dirigeante, ou à qui que ce soit d’autre), il faut poser la question :
50
avons-nous vraiment besoin de Dieu ? » et réinvestir la chose publique de
façon responsable et autonome. Cette figure de l’hystérique comme sujet
démocratique se double de la figure du pervers des rapports marchands du
capitalisme (Kant avec Sade) qui obéit directement à l’injonction surmoïque
de la jouissance (c’est pourquoi le capitalisme digère aussi bien toute
transgression). Le capitalisme se fonde ainsi sur l’excès même et la norme
51
consiste à l’enfreindre . « Le problème de l’actuelle injonction surmoïque
à jouir est que, contrairement aux précédents modes d’interpellation
idéologique, elle n’ouvre aucun “monde” à proprement parler – elle renvoie
52
juste à un obscur innommable . » Autrement dit, dans une société
consumériste débarrassée d’un grand Autre qui dépassait l’individu et lui
permettait de s’inscrire dans un monde où le symbolique donnait à un sens
collectif à son existence, le sujet est cantonné à la recherche individualiste
d’un plaisir que, par ailleurs, il est incapable de satisfaire pleinement. C’est
pourquoi le sujet narcissique foucaldien qui se voue à l’« usage des
plaisirs » est aussi hanté par le sentiment de culpabilité dans le sens où il
peut échouer dans sa poursuite du plaisir que lui impose son surmoi. Les
règles que le sujet s’impose lui-même ne sont autres que la Loi à laquelle il
est exposé directement, de même qu’il existe une exposition directe, un vide
entre l’individu et les choses. Le capitalisme, transformant tout ce qui est
solide en liquide, consacrant la désintégration du symbolique et conjurant
toute médiation, détruit par là-même toute possibilité du sens, entraînant
ainsi l’individu vulnérable dans une spirale nihiliste.
De manière générale, « le droit à la différence est habituellement
associé à l’absence de contraintes et à la liberté, mais, par le biais du
fonctionnement des systèmes complexes, il semble bien impliquer, au
contraire, un accroissement des contraintes 53 ». Afin d’éviter dans la
54
mesure du possible ce phénomène de « double-bind », nous pouvons
dégager plusieurs conditions relatives à la médiation, au conflit et au
rapport au tiers ou au symbolique.
Tout d’abord, la double figure du pervers et de l’hystérique n’est
susceptible d’être conjurée que dans la constitution de « foyers
d’intégration symboliques » (Antoine Garapon), composés d’êtres collectifs
autonomes ou corps intermédiaires (communes, syndicats, associations,…),
venant conjurer la violence de l’abîme entre l’individu et la Loi, ainsi que
l’isolement et l’angoisse de l’individu face à l’ère du vide capitaliste. Ici, la
médiation du droit est fondamentale, permettant aux êtres collectifs
autonomes de se donner à eux-mêmes des règles communes qui se
distinguent de la Loi 55. Le règlement des conflits entre parties aussi égales
que possible de par leurs capacités doit ainsi être l’œuvre d’un tiers purgé
de toute dimension théologico-politique. Ici encore les sociétés primitives
sont susceptibles de nous indiquer quelques pistes intéressantes à explorer
quant au règlement des conflits : « Le chef a la charge du maintien de la
paix et de l’harmonie dans le groupe. Aussi doit-il apaiser les querelles,
régler les différends, non en usant d’une force qu’il ne possède pas et qui ne
serait pas reconnue, mais en se fiant aux seules vertus de son prestige, de
son équité et de sa parole. Plus qu’un juge qui sanctionne, il est un arbitre
qui cherche à réconcilier 56. » Ainsi, le chef n’a pas d’autorité coercitive à
proprement dit. « Essentiellement chargé de résorber les conflits qui
peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., il ne dispose, pour
rétablir l’ordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaît la
société. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens
que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacification se limitent à
l’usage exclusif de la parole : non pas même pour arbitrer entre les parties
opposées, car le chef n’est pas un juge, il ne peut se permettre de prendre
partie pour l’un ou l’autre ; mais pour, armé de sa seule éloquence, tenter de
persuader les gens qu’il faut s’apaiser, renoncer aux injures, imiter les
ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente. Entreprise jamais
assurée de la réussite, pari chaque fois incertain, car la parole du chef n’a
pas force de loi. Que l’effort de persuasion échoue, alors le conflit risque de
se résoudre dans la violence et le prestige du chef peut fort bien n’y point
survivre, puisqu’il a fait la preuve de son impuissance à réaliser ce que l’on
57
attend de lui . »
Dans cette perspective, nul besoin d’un Grand Autre justifiant et
induisant les actes des individus pour mieux monopoliser l’autorité
58
symbolique, mais par contre nécessité d’un récit faisant sens, dont la
trame (constituée de « points nodaux » qui sont autant de signifiants
privilégiés chargés de donner un sens à l’ensemble de la chaîne de
signifiants) fait émerger des institutions soutenues par un ethos dans la
perspective d’une actualisation de la Justice. Or la Justice, comme force à la
fois idéelle et réelle, comme série englobant toutes les autres séries, inclut
un double rapport au tiers en ce que celui-ci peut être considéré à la fois
comme inclus et exclu. Double rapport, donc, qui s’exprime dans une
tension entre ce que Lupasco pouvait appeler le Tiers inclus et le Tiers
exclu. Stéphane Lupasco (1900-1988) est un philosophe français d’origine
roumaine dont les travaux ont essentiellement porté sur la logique du
contradictoire et sur la conceptualisation du tiers inclus. À l’instar de
Proudhon, il remet en cause la dialectique hégélienne afin de mieux saisir la
dynamique dont le réel est porteur, ainsi que le montre B. Nicolescu
synthétisant sa thèse : « Pour obtenir une image claire du sens du tiers
inclus, représentons les trois termes de la nouvelle logique – A, non-A et
T – et leurs dynamismes associés par un triangle dont l’un des sommets se
situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de
Réalité. Si l’on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation
apparaît comme une lutte entre deux éléments contradictoires (exemple :
onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de l’état T,
s’exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni
(onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparaît
contradictoire est perçu comme non-contradictoire. C’est la projection de T
sur un seul et même niveau de Réalité qui produit l’apparence des couples
antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et même niveau
de Réalité ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est, de par
sa propre nature, auto-destructeur, s’il est séparé complètement de tous les
autres niveaux de Réalité. Un troisième terme, disons T’, qui est situé sur le
même niveau de Réalité que les opposés A et non-A, ne peut réaliser leur
conciliation. Toute la différence entre une triade de tiers inclus et une triade
hégélienne s’éclaire par la considération du rôle du temps. Dans une triade
de tiers inclus les trois termes coexistent au même moment du temps. En
revanche, les trois termes de la triade hégélienne se succèdent dans le
temps. C’est pourquoi la triade hégélienne est incapable de réaliser la
conciliation des opposés, tandis que la triade de tiers inclus est capable de la
faire. Dans la logique du tiers inclus les opposés sont plutôt des
contradictoires : la tension entre les contradictoires bâtit une unité plus
large qui les inclut. 59 » Le tiers inclus revêt une dimension symbolique sur
un plan d’immanence (cristallisant à un moment « t » l’imaginaire collectif
dans les institutions autour de notions communes) mais aussi une dimension
« diabolique » dans le sens où il permet la conflictualité des forces sans
qu’il soit question que l’une élimine ou domine l’autre, ce grâce à la notion
d’équilibre (qui peut être de tous ordres : politique, économique, social,…)
Le tiers exclu se situe quant à lui sur le plan de la transcendance. Relevant à
la fois de l’imaginaire et de l’expérience, il peut être conçu comme une
force du dehors dont la dimension absolue, qui échappe en partie à
l’entendement humain, peut revêtir divers aspects d’ordre mythiques,
sacrés, théologiques, etc. Or le rapport au tiers exclu, en vertu de la Justice,
est conflictuel dès lors qu’il s’agit de lutter contre l’Un, tel que pouvaient le
concevoir par exemple les sociétés primitives de Pierre Clastres, mais aussi
dans une dimension plus prosaïquement intersubjective (Stendhal en donne
un exemple avec ses Mémoires d’un touriste dans sa mise en garde contre
la volonté de domination par le biais de son personnage Robert Macaire).
Rapport conflictuel mais aussi constitutif de symbolique puisque le tiers
exclut constitue une sorte de point de capiton à partir duquel les êtres
collectifs se réfèrent dans une dynamique de conjuration et d’opposition, ce
qui n’est pas sans développer le phénomène de socialisation. La liberté
comme conflit est ici en partie rendue possible grâce à un extérieur, une
transcendance que l’on retrouve selon deux modalités dans les sociétés
primitives (présence dans l’absence 60) et le christianisme (absence dans la
61
présence ), rapport à cette transcendance qui va permettre une autonomie
(chose que l’on ne retrouve ni dans les sociétés primitives ni dans les
sociétés chrétiennes) qui ne se limite pas à possibilité et la conscience pour
une société d’édicter ses propres lois. La notion d’autonomie ici repose sur
l’équilibre des forces (par le contrebalancement des absolus ou contre-
pouvoirs, inconcevables en Grèce ancienne mais rendus possible avec
l’émergence des monothéismes et de la transcendance), et sur la conjuration
du pouvoir coercitif (chose qu’avaient saisi les sociétés primitives malgré
leur dimension hétéronome).
Chapitre XIII

Guerre et paix

Freund et Proudhon ont tous deux comme point commun d’avoir tenté
de montrer qu’il existait une dimension polémique propre au politique qui
était indépassable, se démarquant ainsi des traditions libérales et marxistes
qui supposent tous deux la possibilité de l’éradication des conflits, soit par
l’expansion du commerce, soit par l’avènement du communisme. Freund,
notamment dans l’Essence du politique, cite abondamment Proudhon et
plus particulièrement son ouvrage La guerre et la paix dont il s’inspire
notamment pour réhabiliter le concept de force en politique ou encore pour
critiquer la notion de guerre juste. Selon lui, Proudhon « est parmi tous ceux
qui se sont occupés du problème de la guerre un de ceux qui a le mieux
compris sa signification 1 ». Tous deux sont bien critiques vis-à-vis d’un
cosmopolitisme kantien trop abstrait et trop formel à leurs yeux. Cependant,
si un certain réalisme les distingue de l’idéalisme incarné par le philosophe
de Königsberg, il n’en reste pas moins qu’ils divergent sur plusieurs points.
Freund reproche explicitement à Proudhon son optimisme quant aux vertus
pacificatrices de l’économie et son refus de la ruse, mais c’est surtout leurs
différentes visions du concept de paix qui nous intéressera ici. Freund
affirme en effet que la paix ne peut se maintenir que grâce à une ou
plusieurs puissances dominantes et qu’elle ne peut avoir de modèle
spécifique. En cela elle est avant tout le résultat d’une négociation
perpétuelle et donc le produit de volontés desquelles résulteront une
décision sur la forme que doit prendre la paix. Proudhon émet quant à lui
clairement la thèse selon laquelle la seule forme que peut prendre la paix est
le fédéralisme, un fédéralisme intégral qui soit à la fois politique et
économique, et qui puisse toujours être l’expression de tensions et de
conflits sans violence physique.

Politique et polémique
De la guerre
Freund et Proudhon partent tous deux du constat qu’il est absurde de
mettre la guerre hors-la-loi, comme il serait absurde, pourrions-nous
ajouter, de mettre la religion hors-la-loi. La dimension polémique propre au
politique n’en est pas moins une dimension propre à l’homme. Aussi
Proudhon pouvait-il ouvrir son ouvrage La guerre et la paix par cette tirade
qui, lors de la parution de l’ouvrage, fit scandale 2 :
« Salut à la guerre ! C’est par elle que l’homme, à peine sorti de la boue
qui lui sert de matrice, se pose dans sa majesté et dans sa vaillance ; c’est
sur le corps d’un ennemi abattu qu’il fait son premier rêve de gloire et
d’immortalité. Ce sang versé à flots, ces carnages fratricides, font horreur à
notre philanthropie. J’ai peur que cette mollesse n’annonce le
refroidissement de notre vertu. Soutenir une grande cause dans un combat
héroïque, où l’honorabilité des combattants et la présomption du droit sont
égales, et au risque de donner ou de recevoir la mort, qu’y a t-il là de si
terrible ? Qu’y a t-il surtout d’immoral ? La mort est le couronnement de la
vie : comment l’homme, créature intelligente, morale et libre, pourrait-il
3
plus noblement finir ? » Pour Freund, Proudhon est l’un des penseurs qui a
le mieux saisi ce qu’était la guerre mais il émet cependant deux réserves :
d’une part sa croyance aux vertus pacifiques de l’économie et d’autre part
son parti pris pour une lutte dans les formes qui se limite au combat loyal,
excluant ainsi la ruse (Freund, pourtant, finit par rejoindre Proudhon en
admettant que la transformation de la lutte en combat est peut-être le seul
4
espoir pour limiter la violence ). Toutefois, appelant à élargir la question en
tentant de comprendre « la guerre en général », Freund s’en remet à la
définition de Proudhon qu’il cite in-extenso mais que nous ne reproduisons
ici qu’en partie : « La guerre est l’action par laquelle les agglomérations
politiques appelées États se constituent, sous certaines conditions de force,
de temps, de limite et d’assimilation. Comme action formatrice des États, la
guerre a donc sa légitimité ; comme arbitre de leurs différends, elle a sa
compétence : son jugement, n’étant à autre fin que de démontrer de quel
côté est la force et d’en assurer la prérogative, est véridique. (…) 5.» En
effet pour Proudhon, autant que pour Freund, la guerre n’est pas une affaire
où il y aurait les « bons » ou les « justes » d’un côté et les « méchants » ou
les criminels de l’autre. La guerre, « par sa nature, par son idée, par ses
motifs, par son but avoué, par la tendance éminemment juridique de ses
formes, non seulement n’est pas plus injuste d’un côté que de l’autre, elle
est, des deux parts et nécessairement, juste, vertueuse, morale, sainte, ce qui
fait d’elle un phénomène d’ordre divin, je dirai même miraculeux, et l’élève
à la hauteur d’une religion 6 ». Ainsi la guerre est pour Proudhon
essentiellement morale (contrairement à Freund). Il ne faut pas perdre de
vue que chez Proudhon, la guerre, le combat, a avant tout une dimension
morale, c’est aussi et peut-être surtout en raison de cela qu’il en fait
l’apologie. La guerre est comme l’éveilleuse de conscience de l’humanité,
c’est par elle que l’homme est devenu homme et s’est distingué des autres
créatures du paradis terrestre en se révoltant contre Dieu. Ainsi la première
déclaration de guerre de l’humanité a permis d’éprouver ce qu’était la
liberté et d’acquérir le sens moral, sachant ce qu’était le bien et le mal. Ce
que Proudhon « aime le plus de l’homme est encore cette humeur
belliqueuse qui le place au-dessus de toute autorité, de tout amour, comme
de tout fatalisme, et par laquelle il se révèle à la terre comme son légitime
souverain, celui qui pénètre la raison des choses et qui est libre 7 ». En cela
la distinction des essences que Freund opère entre économie, politique,
morale ou religion est beaucoup moins nette chez Proudhon.
Le combattant sait que celui contre lequel il se bat défend lui aussi une
grande cause ; partant de là point de haine ni de mépris de l’ennemi, « il
l’honore au contraire, il lui tend la main hors de la bataille 8 ». Il y a donc
dans la guerre une reconnaissance de l’ennemi qui conjure l’absolutisation
de l’ennemi et donc son extermination.
Comme Proudhon, et reprenant Nietzsche, Freund affirme que les idées
« n’ont de valeur que dans la bataille 9 ». Autrement dit la vie, et notamment
la vie des idées n’acquiert de valeur que si l’homme est prêt à se sacrifier. Il
existe donc une dimension polémique qui tire l’homme de son intérêt
égoïste : chez Proudhon elle est liée à la Justice, chez Freund à la défense
existentielle de la collectivité. Toutefois, Freund affirme, à la suite de
Schmitt, que la lutte comme criterium du politique est « multiforme, elle ne
se réduit pas à un seul type de conflit 10 ». Elle peut être liée à la rivalité des
cités, des classes, des religions, des idéologies, des peuples, mais elles ont
toutes en commun d’opposer des ennemis qui se rassemblent autour d’une
cause commune 11. Freund s’attache ainsi à la lutte en général et non au
uniquement au combat qui ne représente selon lui qu’un cas particulier de la
lutte (en l’occurrence une lutte dans les formes sur le mode du duel).
« Toute politique est polémique, peu importe la forme que celle-ci revêt 12. »
Freund, plus que Proudhon, a peut-être davantage insisté sur la multiplicité
des motivations de la lutte qui est souvent ramenée, lors d’une lecture
sommaire de celui-ci, à une simple causalité économique. Freund, qui n’est
pas de ces lecteurs superficiels, reconnaît lui-même que Proudhon a vu dans
l’instabilité des régimes et des institutions l’une des raisons fondamentales
des guerres : « Il y aurait comme un “vice intérieur” aux unités politiques et
aux régimes, qu’ils soient monarchiques, aristocratiques ou démocratiques,
une sorte d’usure qui apparaît tandis que d’autres sont animées par une
sorte de nouvelle “entéléchie”. Dans le premier cas, il ne sert à rien de
substituer l’investiture du peuple au gouvernement de droit divin. Peut-être
même ce changement conduit-il à “une superstition pire” et “au lieu
d’améliorer le pouvoir et de le consolider on le déprave 13”. 14 » C’est qu’il
s’agit pour Freund de sans cesse déceler des constantes du politique, et la
lutte en est une, qu’il s’agit de prendre en compte sous peine de verser dans
l’utopie, utopie qui, comme supposé remède serait pire que le mal : le réel
reviendrait en quelque sorte dans la figure des idéalistes avec une violence
certaine qui leur échapperait. Freund, comme Proudhon, ne cherche donc
pas à éradiquer ce qui pourrait apparaître en premier abord comme une
dimension « maléfique » de l’homme, en l’occurrence son caractère
belliqueux, mais au contraire tente de le cerner au mieux afin de pouvoir
envisager une paix qui ne soit pas celle des cimetières.
Freund, dans la lignée de Schmitt, considère alors que la condition
fondamentale pour envisager de manière réaliste le politique est la
nécessaire discrimination de l’ami et de l’ennemi.

Amitié et inimitié
Dans la lignée d’Aristote, Freund considère que l’amitié constitue le
ciment politique d’une collectivité : elle permet la paix et la concorde au
sein de son unité. Aussi, en tant que catégorie qui relève du sentiment, elle
ne peut être universelle : « L’amitié est une forme de l’aimer, avec l’amour
proprement dit, la charité, la bienveillance, la camaraderie, etc. (…) Que
veut dire alors aimer ? C’est faire une discrimination entre les êtres au nom
de l’affection ou du sentiment. On peut donc aimer sans être aimé en retour.
Cette discrimination implique une limitation ; on ne peut aimer tout le
monde ni une collectivité toute entière. 15 » Ici Freund se démarque de
Proudhon pour qui l’amitié, si elle est une catégorie qu’il affectionne
davantage que l’amour dans sa dimension sociale, ne peut être une
catégorie proprement politique dans le sens où elle ne peut servir de
criterium à la justice qui est universelle 16. L’amitié est cependant à
distinguer de l’amour, car en effet selon Freund, « s’il est possible d’aimer
sans être aimé, dans l’ordre de l’amour, il ne saurait y avoir d’avoir d’amitié
sans inclination mutuelle. Elle dépend de la seule bonne foi de ceux qui se
veulent amis. Ceux qui se reconnaissent comme tels, en dehors de toute
intervention extérieure. 17 » Alors que l’amour peut être unilatéral, l’amitié
suppose toujours une réciprocité et une confiance réciproque, d’où
l’importance pour Freund de cette notion qui lui permet de concevoir une
concorde intérieure à une unité politique mais aussi les alliances
susceptibles d’être passées entre États amis. Cette méfiance vis-à-vis de
l’amour de la part de Freund, qui plus est lorsqu’il s’agit de justifier une
paix mondiale, nous la retrouvons chez Proudhon pour qui l’amour peut
tout au plus être la résultante de la Justice et non sa condition. « Dans
l’ordre social, la Réciprocité est le principe de la réalité sociale, la formule
de la justice. Elle a pour base l’antagonisme éternel des idées, des opinions,
des passions, des capacités, des tempéraments, des intérêts, elle est la
18
condition de l’amour même . » À l’amour, la charité et la fraternité qui
sont autant de dimensions personnelles que l’on tente parfois d’ériger en
universel, Proudhon préfère cent fois l’amitié qui pour lui est une relation
singulière sachant « tout agrandir » : « Sans l’Amitié, qu’est-ce que la vie
de l’homme ? La science dessèche et flétrit ; le pouvoir enivre et rend
superbe, la dévotion sans charité n’est qu’hypocrisie. Le riche m’est odieux
pour son égoïsme ; l’amoureux me semble à plaindre dans son indolence ;
le voluptueux me dégoûte par sa mollesse. Mais que la divine Amitié
vienne échauffer nos âmes, et tout prend une face nouvelle, un brillant
caractère. Plaisir, amour, pouvoir, richesse, science, religion, l’Amitié sait
tout agrandir : par elle tout devient plus aimable, plus beau, plus
sublime 19. » D’autre part, l’amitié prend grâce aux yeux de Proudhon du
fait qu’elle constitue une relation fondamentalement égalitaire et libertaire :
comme le remarque Freund en effet, « Là où il y a maître, il n’y a plus
d’amitié, c’est-à-dire un chef peut être l’ami de son subordonné, mais il
perd sa qualité de chef dans l’amitié. L’ami veut l’amitié et non diriger
l’autre. Il s’agit donc d’un lien très spécial, directement contraire eu lien
politique qui implique domination, et différent de celui de l’amour 20. »
L’amitié a toujours dépassé les lois, et parce qu’elle est libre de toute
obligation sociale elle fait peur aux promoteurs de ce que Proudhon appelle
“la communauté”, terme qui englobe à la fois les utopies révolutionnaires
où la fraternité fait force de loi et les utopies religieuses où la charité
devient un principe suprême. Si Proudhon n’érige donc jamais, au contraire
de Freund, la discrimination ami-ennemi au rang de critère du politique
dans le sens où elle se trouve pour lui, et à juste titre nous semble t-il, à la
21
fois en-deçà et au-delà du politique , il n’en reste pas moins que tous deux
critiquent le pacifisme en tant qu’idéologie à la fois liberticide et,
paradoxalement, polémogène.

Misères du pacifisme
Nombreuses sont les utopies qui imaginent réduire à néant toute guerre
et tout conflit au nom d’une harmonie à venir : qu’il s’agisse de l’amour
universel du christianisme 22, du communisme marxiste ou même d’un
certain cosmopolitisme d’inspiration kantienne, la notion d’ennemi a été
soit rejeté d’emblée, soit au contraire absolutisée : l’ennemi doit alors être
éliminé afin de laisser place à une paix vierge de tout conflit. Or, Freund
souligne ici un paradoxe propre à toutes ces idéologies : « Il est
extrêmement fréquent que ceux-là mêmes qui repoussent la proposition
générale : pas de politique sans ennemi, sont les premiers à chercher à
imposer aux autres un ennemi particulier : l’impérialiste ou le communiste,
23
le colonialiste ou le nationaliste, le capitaliste ou le socialiste . » En effet
la réalisation d’une paix définitive suppose l’éradication de ceux qui
s’opposent au projet idéologique imposé, quitte à tordre la réalité au prix de
millions de morts. En imposant une vérité absolue au détriment du
pluralisme, les idéologies universalistes sont obligées de désigner un
ennemi : « Les théories négatrices de l’ennemi politique suscitent
indéfiniment l’ennemi dans la mesure où précisément elles veulent être
seules “vraies”, ce qui veut dire politiquement exclusives par négation des
24
autres . » Cercle vicieux du particulier et de l’universel : si le
particularisme présuppose l’ennemi et à partir de là lui donne une réalité, à
la manière des speech acts, l’universel le suscite. Proudhon envisage de
briser ce cercle en envisageant la traduction mutuelle de l’universel et du
particulier.
En bon réaliste, Freund se veut ainsi critique des idéologies qui, à partir
d’un système conceptuel, déchaînent la violence d’un réel qu’elles ont
méprisé. Freund se pose ainsi contre les théories politiques des origines,
qu’elles soient matérialistes (par exemple avec l’homo faber de Marx) ou
mythiques (par exemple avec le bon sauvage de Rousseau). Il refuse ainsi
tout système clos dont la fin est la suppression de tout antagonisme et donc
du politique. « Si généreuses, si utiles même qu’elles soient pour l’action,
les fins ultimes et les utopies ou mythes, elles n’arrivent cependant jamais à
vaincre la pesanteur du politique. On peut même voir dans ces théories de
l’origine une fuite du réel, un refus d’affronter les vrais problèmes. 25 » Il est
donc nécessaire pour Freund de distinguer la notion d’ami qui suppose une
vision pluraliste de l’humanité (où tout le monde ne peut être ami avec tout
le monde) de la notion de frère qui peut supposer une universalité si tant est
que l’on considère que la fin de l’humanité est de retrouver une concorde
originelle en recourant à un lien familial commun à notre espèce. De toute
façon, si l’humanité prenait la forme politique de la fratrie, rien n’exclurait
la possibilité du conflit, au contraire : aucune lutte n’est plus violente que
celle des frères ennemis. Aussi, « l’utopie de l’État mondial repose sur
l’illusion que la fraternité est nécessairement une relation amicale et
pacifique. Or, tout le monde sait que ce n’est pas seulement sur la scène des
théâtres que l’on trouve les frères ennemis. Il n’existe aucune raison
péremptoire qui nous autorise à privilégier la relation fraternelle. Elle peut
comporter autant de rivalité et de haine, de bienveillance et de confiance
que n’importe quelle autre relation interhumaine 26 ». Par conséquent, un
monde qui cherche à éviter tout conflit, non seulement ne peut y parvenir,
mais est au contraire polémogène, propice à l’éruption de multiples
violences 27.
D’autre part, le pacifisme se révèle dangereux pour une autre raison :
celle qui consiste à abdiquer sa liberté au profit de la paix, comme ont pu en
témoigner les trajectoires tragiques des nombreux pacifistes devenus
collaborationnistes durant la seconde guerre mondiale. « La majorité des
hommes veulent la paix, mais non pas à n’importe quel prix ni à n’importe
quelle condition. S’il le faut, ils acceptent de se battre pour obtenir les
conditions désirées, c’est-à-dire la paix est elle-même un enjeu de la lutte
politique, comme si les hommes avaient la sourde intuition que le courage
dont font parfois preuve les pacifistes qui renoncent individuellement à tout
combat, aurait pour résultat, si cette attitude se généralisait, la paix par
28
l’asservissement de la collectivité . » Ici Freund et Proudhon se retrouvent
en tous point : pour celui-ci, « le mal n’est pas de donner la mort ni de la
29
recevoir : c’est de vivre dans la lâcheté et l’abjection ». Proudhon vise
clairement tous les « pacificateurs », c’est à dire ceux qui marchandent la
liberté en vue d’obtenir un quelconque intérêt, mais « ils n’oublient qu’une
chose ces excellents pacificateurs, c’est que la religion, la patrie, la liberté,
les institutions, ne sont pas des choses sur lesquelles on transige ; que la
pensée seule d’une transaction est déjà une apostasie, un signe de
30
défaillance, dont aucun ne peut vouloir prendre l’initiative ». En
condamnant ce que peut être la vanité de la diplomatie lorsqu’elle se
substitue à la souveraineté du peuple, Proudhon accuse d’autant plus les
pacifistes qui refusent de combattre au nom de la vie, contre la liberté et la
justice, ce qui apparaît aux yeux de Proudhon comme le comble de la
déchéance morale. Reconnaître donc la réalité de la guerre et du conflit
suppose de reconnaître un autre élément souvent mal compris par les
philosophes : la force.

La force et le droit
Critique de l’opposition droit/force
Pour Proudhon, comme pour Freund qui le suit ici, l’erreur des juristes a
été de croire que la force s’opposait au droit et n’était qu’un héritage
honteux d’une époque primitive. Ils n’ont pas vu que les droits sans la force
finissent par perdre leur substance et ne plus avoir d’assises ni de garanties.
Freund critique alors Kelsen pour qui le droit comporterait la force en tant
qu’il est droit, ce qui aurait pour conséquence et de nier le politique et l’État
mais aussi la morale. En effet, de par son positivisme juridique, Kelsen nie
la possibilité de toute justice autre que celle établie par la loi, et par
conséquent justifie l’existence du droit même s’il n’est pas nécessairement
juste, d’où ces propos que cite Julien Freund : « Du point de vue de la
science juridique le droit établi par le régime nazi est du droit. Nous
pouvons le regretter, mais nous ne pouvons pas nier qu’il s’agit d’un droit.
Le droit de l’Union Soviétique est du droit ! Nous pouvons l’exécrer
comme nous avons horreur d’un serpent venimeux, mais nous ne pouvons
31
pas nier qu’il existe, ce qu’il veut dire qu’il vaut . » Le droit positif ne se
résume alors à rien de plus que de la simple force. Là encore nous
aboutissons au paradoxe des pacifistes qui nient le conflit et déchaînent les
plus terribles violences : le droit positif kelsenien n’aboutit à rien d’autre
qu’à une contrainte où la force fait tout le droit. Kant n’est pas en reste : en
effet pour Freund, « Il n’y a pas de droit sans force et il serait vain
d’opposer les deux concepts au sens où selon les expressions de Kant, la
force serait le principe d’une conception terroriste et le droit celui d’une
32
conception eudémoniste de l’histoire de l’humanité . Au besoin, la terreur
se dissimulera derrière une affirmation ou une conviction eudémoniste, sous
forme par exemple de la législation robespierrienne du 22 prairial dont une
des dispositions déclare : “La preuve nécessaire pour condamner les
ennemis du peuple est toute espèce de documents, soit matérielle, soit
morale, soit verbale, soit écrite, qui peut naturellement obtenir l’assentiment
de tout esprit juste et raisonnable. La règle des jugements est la conscience
des jurés éclairés par l’amour de la patrie ; leur but est le triomphe de la
République et la ruine de ses ennemis” 33. » Pour Freund donc, comme pour
Proudhon, « Sans le droit, la force deviendrait sa propre fin et contredirait la
finalité du politique, sans la force le droit serait un ensemble de normes
abstraites qui seraient tout au plus capable de justifier le statu-quo. 34 »

Freund et la réappropriation de la théorie


proudhonienne de la force
Nous l’aurons compris, Freund accorde énormément d’importance au
concept de force qui n’est pas sans rapport avec sa théorie du conflit et du
politique. Or, l’essentiel de son propos trouve sa source dans les écrits de
Proudhon : « Avec son ingénuité géniale Proudhon a clairement saisi que la
lutte politique est inévitablement un phénomène de puissance et il a su
ramener le problème à son expression la plus simple et la plus distincte : le
35
monde politique est bâti sur des rapports de forces . » Et Freund de citer
longuement et à plusieurs reprises Proudhon concernant sa théorie du droit
de la force, par exemple : « Je dis maintenant qu’il y a un droit de la force,
en vertu duquel le plus fort a droit, en certaines circonstances, à être préféré
au plus faible, rémunéré à plus haut prix, ce dernier fût-il d’ailleurs plus
industrieux, plus savant, plus aimant ou plus ancien. Et comme nous avons
vu le droit du travail, de l’intelligence et de l’amour émaner directement de
la faculté qui sert à le définir, dont il est la couronne et la sanction :
pareillement le droit de la force a aussi son principe dans la force, c’est-à-
dire toujours dans la nature humaine, manifestée sous l’hypostase de la
force. Le droit de la force n’existe pas plus que les autres par convention
tacite ; ce n’est ni une concession ni une fiction ; il n’est pas davantage un
36
rapt : c’est très réellement, et dans toute l’énergie du terme, un droit. »
Pour Freund, donc, la force, loin de suspendre le droit, et il reprend ici une
expression de Proudhon, « fait le droit ». En effet selon ce dernier, c’est à
« ce culte de la force qu’il faut faire remonter la création de tous les
rapports juridiques reconnus parmi les hommes : d’abord les premiers
linéaments d’un droit de la guerre et d’un droit des gens ; puis, la
constitution des souverainetés collectives, la formation des États, leur
37
développement par la conquête, l’établissement des magistratures, etc. ».
La force ordonne, c’est un principe organisateur propre aux sociétés
humaines (qui sont morales) : « Les animaux se battent entre eux, ils ne se
font pas la guerre ; il ne leur viendra jamais à l’esprit de réglementer leurs
combats 38. » Ainsi les litiges se règlent par le combat judiciaire, sanctionné
par le jugement de la force, et lorsque le prince se substitue aux parties
combattantes en tant que représentant de la collectivité pour rendre justice,
il le fait grâce à la force qu’il détient et qui donne de ce fait raison. La
guerre a une fonction judiciaire car elle est « un jugement vrai ou fictif de la
39 40
force » qui énonce le droit, la victoire le produisant .

Divergences quant au droit de la force


Freund puise donc largement ses références pour élaborer sa conception
de la force dans l’œuvre de Proudhon. Outre le lien de la force et de la
violence, il se rapproche des théories de ce dernier sur la force qui s’oppose
à la violence, mais il se sépare notamment de lui sur le fait que la violence
est un abus de la puissance et non de la force, et sur le fait que Freund
n’inclut pas la dimension morale dans l’usage de la force.
Pour Freund, la physique de la force s’oppose à la métaphysique de la
puissance. Alors que les forces s’additionnent et sont facteurs d’ordre (à
l’image de ce que peut être l’armée), la puissance se multiplie. Or la
violence n’est pas tant l’abus de la force que l’explosion de la puissance.
Tandis que la force soutient le droit et la loi, la violence les fait voler en
éclat comme peut en témoigner la violence révolutionnaire. La violence
peut aussi consister à changer un rapport de force où à mettre un terme à un
conflit (En cela elle peut être l’œuvre d’un État dans une guerre dite
conventionnelle). Plus généralement, Freund appelle « violence l’explosion
de la puissance qui s’attaque directement à la personne et aux biens des
autres (individus et collectivités) en vue de les dominer par la mort, par la
destruction, la soumission ou la défaite. La violence est donc concomitante
de la présence de l’ennemi. 41 » D’où la persistance du réalisme pessimiste
de Freund : « Il est fort probable que la violence durera aussi longtemps que
l’homme ; elle est de tous les temps, encore qu’elle se montre plus virulente
à certaines époques qu’à d’autres, quand l’idéologie lui prépare le
42
terrain. » Nous noterons ici que Freund concède que la violence est
susceptible de diminuer, sans toutefois s’accorder avec le point de vue
progressiste de Norbert Elias qui voit un processus civilisationnel allant de
pair avec le déclin de la violence. Il reste néanmoins en règle générale
persuadé que les violences ont toujours connu une quantité relativement
homogène tout au long de l’histoire de l’humanité : « il y aura toujours des
enthousiastes qui présenteront chaque nouvelle convention internationale
comme un nouveau pas vers l’amitié du genre humain ; ils oublient
seulement de considérer l’autre face de la question et de collectionner avec
le même zèle les ruptures et les manquements “au code de la bonne
conduite internationale”. Force est de reconnaître que dans l’ensemble les
violations et les respects s’équilibrent aujourd’hui comme autrefois 43. » La
violence, si elle est irréductible, est donc susceptible d’être légitime dès lors
qu’elle s’allie avec la force pour préserver l’ordre de l’unité politique. Ici
Freund rejoint davantage Weber et Schmitt que Proudhon en ce que sa
conception de la force lui permet de justifier le monopole de la violence de
l’État. La raison d’État et l’état d’exception sont donc légitimes ; en effet,
« croire que l’on pourra abolir la raison d’État, c’est s’imaginer qu’il n’y
aura plus jamais de situations d’exception : c’est aussi refuser la
transcendance de l’État et le réduire à une association particulière parmi
toutes les autres associations 44 ». La force doit donc constituer la mise en
œuvre des moyens par l’État afin de préserver un ordre pacifié, ce qui
suppose la lutte contre les ennemis intérieurs et la prévention de toute
sédition. D’où la définition conservatrice (et non plus révolutionnaire au
sens proudhonien du terme) que donne Freund de la force : « Nous appelons
force l’ensembles des moyens de pression, de coercition, de destruction et
de construction que la volonté et l’intelligence politiques, fondées sur des
institutions et des groupements, mettent en œuvre pour contenir d’autres
forces dans le respect d’un ordre conventionnel ou bien pour briser une
résistance ou menace, combattre des forces adverses ou encore trouver un
compromis ou un équilibre entre les forces en présence 45. »
Proudhon entend la force différemment dans le sens où elle constitue
elle-même un droit et est fondamentalement liée à la justice qui ne
s’accommode pas de n’importe quel ordre. Si le droit de la force 46 est si
important chez Proudhon, c’est parce qu’il permet de comprendre la
constitution et le développement de la liberté dans la justice par un
processus d’auto-régulation ; en effet « dans une société parvenue à un
degré élevé de civilisation, la force qui abuse se diminue elle-même et tend
à se perdre. En violant les droits nés sur sa tige, elle rend le sien odieux, et
compromet sa propre existence. En cela consiste l’horreur de la tyrannie,
47
tout à la fois suicide et infanticide ». Ces quelques lignes résument à elles
seules l’essentiel du droit de la force. Le droit de la force consiste
précisément à lutter contre l’abus de la force et à garantir le développement
des facultés. « Le plaideur sait décliner la jurisprudence devant laquelle il
est appelé, sans pour cela nier la justice ; s’inscrire en faux contre un
témoignage, sans pour cela nier l’utilité de la preuve par témoins ; protester
48
contre un abus de propriété, sans pour cela nier la propriété », de même
l’abus de la force ne remet pas en cause la force. Au contraire, sa
dénonciation permet la réhabilitation du droit de celle-ci. La force doit donc
être employée de manière humaine, c’est à dire intelligente et morale, ce
qu’ont oublié les philosophes Hobbes et Hegel, car le régime de force pure,
dénoncé par Proudhon, n’ayant pas de conscience, finit par s’abîmer dans le
nihilisme et par disparaître. C’est nier en l’homme la faculté qui est la plus
puissante, celle de la justice qui confère la possibilité d’évaluer, de juger ce
qui est bien et ce qui est mal.
Le problème de l’État en tant qu’unité théologico-politique est sa
tendance à abuser de la force en niant le droit de la force qui appartient aux
êtres collectifs sous sa coupe : c’est lui qui crée la dichotomie guerre-paix
afin d’étouffer ce droit. Par la guerre il impose sa paix qui une fois établie
est sans cesse menacée. « Si chaque faculté, puissance, force, porte son
droit en elle-même, les forces, dans l’homme et dans la société, doivent se
balancer, non s’anéantir. » Ainsi, « dans une âme maîtresse d’elle-même,
dans une société bien ordonnée, les forces ne luttent un moment que pour se
reconnaître, se contrôler, se confirmer et se classer. Comme dans la famille
la puissance paternelle a pour contrepoids l’amour, qui souvent fait pencher
la balance en faveur du plus faible ; ainsi, dans la cité, les forces
corporatives se balancent, et, par leur juste équilibre, produisent la félicité
générale. L’opposition des forces a donc pour fin leur harmonie. À cet égard
la destinée des États sur le globe n’est pas autre que celle des citoyens
d’une même ville, ou des provinces d’un même État. Tout antagonisme
dans lequel les forces, au lieu de se mettre en équilibre, s’entre-détruisent,
n’est plus de la guerre, c’est une subversion, une anomalie 49. » Sa théorie
du droit de la force préfigure donc sa théorie du fédéralisme.
Si nous retrouvons donc chez Freund et Proudhon une corrélation entre
le droit et la force, il n’en reste pas moins que leurs conceptions diffèrent
quant aux relations entre la force et la morale, l’abus de la force ou encore
la notion d’équilibre. De même, à partir de certaines prémisses communes,
ils s’accordent sur la nécessité d’un certain pluralisme et la critique d’un
certain cosmopolitisme tout en divergeant dans une certaine mesure sur les
espoirs qu’ils fondent respectivement quant à leurs façons d’envisager la
paix.

De la paix
Critique du cosmopolitisme
La critique du cosmopolitisme s’accompagne chez Freund par une
certaine critique de l’humanité prise en tant que sujet politique susceptible
d’incarner une volonté. Il reprend alors Nietzsche : « l’humanité, c’est la
somme de puissance dont les individus se disputent l’utilisation et la
direction 50. » Autrement dit l’humanité, ne pouvant agir sous la figure de
l’Un (l’humanité étant radicalement plurielle), ne constitue tout au plus
qu’un instrument au service de puissances ou de souverainetés aux visées
clairement impérialistes. Instrument qui permet aux États en question de se
poser en juges d’autres États, et dont la seule légitimité ne relève bien
souvent que de leur puissance. Aussi, pour Julien Freund, la justice
internationale est hypocrite : si les crimes nazis sont en effet condamnables,
que dire en effet des massacres perpétrés par les soviétiques ou par les
américains, notamment avec Hiroshima ? C’est que dans une société
internationale où règnent toujours les souverainetés, la justice rendue n’est
rien d’autres que la justice des vainqueurs qui leur permet de s’exempter de
leurs propres crimes. Non seulement, comme l’affirmait Merleau-Ponty,
« aucun politique ne peut se flatter d’être innocent 51 », « mais aucun pays
ne peut en remontrer aux autres sur le chapitre de ce qu’on appelle la
morale collective ou sociale.) 52 ». Poser la possibilité d’une justice pénale
internationale n’est donc pas seulement hypocrite 53, elle est aussi
dangereuse pour au moins deux raisons : tout d’abord l’ennemi n’est pas
reconnu comme tel du fait qu’il devient un coupable, or, « la non
reconnaissance de l’ennemi implique généralement l’intention terroriste,
parce que la terreur cherche des justifications ailleurs que dans la puissance
politique, à savoir dans une fin qui la transcenderait 54 ». La judiciarisation
des relations internationales est donc non seulement antipolitique pour
Freund, mais utopique et dangereuse, ne pouvant aboutir qu’à la tyrannie
d’une puissance ou de quelques unes. N’existant pas de volonté politique
universelle, la construction du droit ne peut se réaliser qu’au sein d’un
pluralisme d’unités politiques souveraines.
L’argumentaire anticosmopolitique de Freund se fonde avant tout sur la
fait que le politique n’a rien à voir avec l’universel : « Le politique est une
essence à vocation particulariste et non universaliste 55. » La paix conçue au
niveau international ne peut donc tout au plus qu’être le résultat d’alliances
56
précaires et de respects de traités , le plus important quant aux garanties de
son maintien consistant avant tout dans la prévention d’une explosion de la
violence susceptible d’accompagner une guerre totale. « Il résulte de cette
57
analyse que la paix s’établit entre les États dans l’inimitié. » Autrement
dit la paix comme état harmonieux purgé de tout ennemi demeure une
utopie, elle « ne sera jamais l’amitié pleine et authentique qu’elle vise ; elle
58
restera un équilibre entre les inimitiés ». Le réalisme pessimiste de Freund
ne conçoit donc pas un dépassement du modèle politique fondé sur
l’anarchie internationale des souverainetés. Il diffère ici de Proudhon qui,
s’il se distingue des socialistes utopiques par un certain réalisme,
n’envisage pas moins une paix positive fondée sur un fédéralisme qu’il
convient de qualifier d’« intégral ».

Le fédéralisme intégral de Proudhon


Si Proudhon peut parfois rejoindre les analyses de Freund lorsqu’il
refuse ce qu’il appelle la « monarchie universelle » et appelle à l’« équilibre
général des États 59 », il n’en reste pas moins que ses visées ultimes
concernent la fin de la guerre. La reconnaissance de l’altérité et du
pluralisme, ainsi que la dimension conflictuelle du politique, nécessite
précisément de penser le dépassement de la forme souveraine de l’État, y
compris dans sa transposition à un niveau international (le cosmopolitisme
se bornant souvent à reproduire la forme de l’État à un niveau
supérieur).Pour cela il s’agit d’envisager une transformation de la guerre 60
en éradiquant la violence « improductive » qui en résulte tout en conservant
son ressort fondamental que l’on peut assimiler à ce que les grecs pouvaient
appeler l’« agôn ». « La guerre, nous dit-on, se justifie par sa moralité. –
Oui, quant à son idée, qui est le droit de la force ; oui, quant au but que
suppose l’exercice de ce droit et qui est le progrès de la civilisation. Mais
non, quand à la cause de la guerre et à sa pratique : la première accusant un
désordre dont la réparation sort de la compétence de la guerre ; la seconde
étant en pleine contradiction avec la loi même de l’antagonisme, qui exige
que les forces, en se détruisant, se réparent. 61 » L’État, par sa tendance à
l’expansionnisme, annexant et asservissant les États conquis, est lui-même
menacé de subir le sort qu’il réserve aux vaincus. Pour échapper à cette
folie destructrice, Proudhon propose un fédéralisme intégral qui ne récuse
pas l’horizon de l’universalité, au contraire : la véritable universalité ne
peut s’accomoder de souverainetés particulières s’arrogeant le droit de juger
au nom de l’humanité, elle ne peut qu’être la résultante d’une pluralité
irréductible liée à une réalité sociologique ayant conquis son autonomie :
chaque groupe territorial autonome (commune, département, région, nation)
est lié aux autres par un pacte fédératif concernant notamment la défense.
Toute velléité hégémonique de la part d’une unité politique a peu de
chances d’être suivie par les autres groupes qui n’ont aucun intérêt à
s’exposer tous à la guerre pour l’ambition d’un seul ; la solidarité se trouve
uniquement dans la défense et non dans l’attaque. Si l’une des composantes
de la fédération est agressée, toutes les autres lui viennent en secours en
vertu du pacte fédératif. Ce pacte fédératif, partant de l’unité la plus petite
(l’individu) a une vocation universelle (le monde). N’est pas en jeu ici la
constitution d’un État mondial sur le modèle de l’État-nation mais bien de
la construction, selon le principe de subsidiarité, d’une fédération d’entités
politiques et économiques autonomes, liées par un contrat qui peut se
rompre si telle est la volonté d’une collectivité (Proudhon en cela était
favorable à la sécession des États américains du sud). Le principe du
pluralisme est alors respecté sans qu’il existe une prépondérance
particulariste ou universaliste. Notons en effet que pour Proudhon, le
fédéralisme permet aussi le pluralisme à l’intérieur de l’État : « les
influences de race et de climat reprenant leur empire, des différences se
feraient peu à peu remarquer dans l’interprétation des lois, puis dans le
texte ; des coutumes locales acquerraient autorité législative, tant et si bien
que les États seraient conduits à ajouter à leurs prérogatives celle de la
législature même. Alors vous verriez les nationalités, dont la fusion, plus ou
moins arbitraire et violente, compose la France actuelle, reparaître dans leur
pureté naïve et leur développement original, fort différentes de la figure de
fantaisie que vous saluez aujourd’hui 62. » D’autre part, le système fédératif
met fin à la passion et aux pulsions (autodestructrices) des masses puisqu’il
n’y plus ni atomisation sociale ni centralisation politique et géographique ;
les communes, autonomes, ne sont plus subordonnées à la capitale, « la
fédération devient ainsi le salut du peuple : car elle le sauve à la fois, en le
divisant, de la tyrannie de ses propres meneurs et de sa propre folie 63 ».
L’ambition d’une paix véritablement positive n’empêche donc pas
Proudhon de penser non pas tant la possibilité de l’ennemi que la nécessité
du conflit fondé sur un équilibre des forces tant sur le plan interne à l’État
qu’externe.

Freund et Proudhon sont sans doute en « divergent accord » pour


reprendre le titre d’un ouvrage de Jacob Taubes concernant ses relations
avec Carl Schmitt 64, et nous ne doutons pas que leur esprit antidogmatique
est encore susceptible de nourrir un dialogue fécond. La dernière citation
que Freund fait dans son ouvrage est par ailleurs une citation de Proudhon
sur l’histoire : si toute révélation historique est dénuée de sens, à moins de
verser dans la religion politique, il lui « semble plus raisonnable de dire
avec Proudhon : “Toutes les idées sont coéternelles dans la raison générale :
elles ne paraissent successives que dans l’histoire, où elles viennent tour à
65
tour prendre la direction des affaires et occuper le premier rang.” »
Chapitre XIV

Conflits, frontières et fédéralisme

Proudhon prend les frontières particulièrement au sérieux,


contrairement à la plupart des socialistes internationalistes de son temps
pour qui l’ère de paix ouverte par la révolution supposait leur disparition
pure et simple. Proudhon, pour reprendre un terme de Balibar, pressent la
nécessité de « se coltiner » les frontières afin de mieux comprendre le
phénomène de la guerre et mieux pouvoir envisager un projet politique où
la limite (qui suppose l’irréductibilité de l’altérité) est toujours présente
mais devient l’objet d’une « traduction » d’ordre démocratique, permettant
à la fois la pluralité des identités et l’équilibre général des forces
économico-politiques au sein d’un fédéralisme « intégral ».
Partant d’une critique des frontières naturelles, Proudhon affirme que
« la limite des États est dans le consentement des populations, nullement
dans la circonvallation de la terre et des eaux. 1 » Pour Proudhon, la
frontière naturelle détruit à la fois le principe de nationalité et l’ordre
pacifique qu’elle est censée protéger. C’est que derrière sa critique de la
frontière naturelle nous retrouvons sa critique d’un arbitraire anti-politique
censé donner corps à un peuple inexistant. Nous serons ainsi amenés à
mettre en perspective sa théorie critique avec des travaux contemporains
pour mieux cerner les enjeux politiques liés aux frontières et aux conflits
aujourd’hui. Enfin nous examinerons en quoi sa théorie du fédéralisme en
tant que projet de paix allant de pair avec une certaine conceptualisation de
la limite demeure toujours d’actualité.

L’État et ses frontières : une critique proudhonienne


Critique de la frontière naturelle et théologico-
politique
Proudhon aborde le problème de la frontière dans nombre des ses
ouvrages, parmi lesquels nous citerons principalement La guerre et la paix,
Du principe fédératif et France et Rhin. C’est que dans la deuxième moitié
du XIXe siècle, l’essor du principe des nationalités, notamment concernant
l’Italie ou la Pologne, fournit un contexte tout à fait propice pour aborder la
question de la frontière. C’est tout d’abord à la notion de frontières
naturelles que Proudhon s’attaque. Selon lui, le « principe des frontières
naturelles est sujet à deux inconvénients graves : le premier est qu’il est
incompatible avec le respect des nationalités, que cependant il est appelé à
servir ; le second, que dans les conditions politiques faites aux États, il
créerait des inégalités choquantes, et deviendrait bientôt un moyen de
soumission, bien plus qu’une garantie de paix 2 ». Il écrit notamment que la
paix supposée rendue possible par les frontières naturelles n’est autre que
« la paix garantie par la camisole de force. 3 » Proudhon entend ainsi
montrer que les frontières naturelles ne peuvent délimiter les nationalités
tout d’abord pour la simple et bonne raison que les nations apparaissaient
tout d’abord sur les hauteurs ou autour d’un cours d’eau, occupant ainsi les
deux versants de ce qui peut apparaître comme une frontière : ainsi le Nil
est égyptien, l’Alpe celtique, la manche bretonne, etc. « Les nationalités ne
se distinguent pas franchement sur le sol les unes des autres : les
distinctions procèdent par nuances imperceptibles, et ce n’est qu’à de
grandes distances et après de longs siècles que l’on finit par trouver des
différences marquées. 4 » Le problème de la fonction de la frontière consiste
en effet en ce qu’elle définit des identités qui précisément ne peuvent pas
être clairement définies : les identités constitutives d’un territoire délimité
par des frontières sont souvent multiples et ont des histoires faites de
migrations et de métissages. L’identité que « fabrique » et délimite la
frontière est donc simplifiée par l’État qui est un « réducteur de
complexité » autant qu’un facteur de complexité (dans le sens où il n’est
assujetti à aucun ordre normatif). C’est ici, peut-être, contre l’arbitraire de
l’État, que la notion de frontière naturelle pouvait encore trouver grâce aux
yeux de Proudhon : « l’idée d’une frontière assignée par la nature a le
mérite très grand, aux yeux de la philosophie, de transporter la question de
la sphère subjective, où elle est jusqu’à présent renfermée, dans la sphère
objective, hors de laquelle la vérité reste toujours conventionnelle ; ce n’est
plus seulement à la raison de l’homme, très respectable assurément, que
nous allons demander la solution du problème de la paix : c’est aussi à la
raison des choses, sans laquelle il faut bien avouer que la première n’est que
fantaisie et déception. L’entendement avec ses concepts d’unité, diversité,
liberté, etc. est l’instrument de la science et du droit ; mais cela ne suffit
pas ; l’esprit demande quelque chose de plus ; il lui faut, avec des
combinaisons, des réalités. 5 » Ici nous retrouvons le fond de la philosophie
de Proudhon qualifiée parfois d’idéo-réalisme, où l’objectif est toujours en
tension avec le subjectif, où la volonté de l’homme doit trouver une mesure
grâce à un étalon commun.
Il n’en demeure pas moins que « c’est la politique, qui en formulant des
groupes artificiels, éloignés, et créant des langues centrales, est venue
marquer les différences. 6 » La frontière, donc, a une fonction d’exclusion
qui revêt non seulement une dimension « extérieure », constituant ainsi une
séparation physique et territoriale, mais aussi « intérieure » et symbolique
dans le sens où elles sont invisibles et intériorisées par les citoyens et non
citoyens. Ici les travaux d’Etienne Balibar concernant la frontière peuvent
être lus dans la continuation de l’œuvre de Proudhon. Les frontières, selon
Balibar, ne pourraient être intérieures si elles n’étaient idéalisées,
constituant ainsi le relais de conceptions du monde et de l’homme : elles ne
sont donc pas uniquement l’enjeu d’un rapport de forces mais aussi d’un
rapport au symbolique et à l’imaginaire. En ce sens, la frontière revêt à la
fois une dimension politique et religieuse 7 : « il n’y a pas d’autre moyen de
réaliser la frontière comme séparation absolue, que de la représenter comme
une frontière religieuse – y compris lorsque cette religion est une religion
laïque, sécularisée, religion de la langue, de l’école ou du principe
constitutionnel. 8 » Proudhon a particulièrement insisté sur la dimension
théologique de l’État-souverain, à partir de laquelle nous pouvons déduire
la dimension théologique de la frontière à partir de laquelle il délimite son
corps politique. Nous émettons l’hypothèse que c’est à partir de sa critique
de la souveraineté qu’il est possible d’envisager en filigrane une certaine
critique de sa part du pouvoir constituant mais aussi de la frontière comme
critère de discrimination de l’ami et de l’ennemi.

Le pouvoir constituant entre discrimination


et absolutisme
La frontière est avant tout la marque de la souveraineté qui suppose une
discrimination entre l’ami et l’ennemi, supposant ainsi une homogénéité à
l’intérieur du corps politique qui puisse se démarquer par rapport à un
extérieur mais aussi à un intérieur. Proudhon avance souvent le fait que le
propre de l’État est de faire la guerre à la fois à l’extérieur et en son sein
e
pour mieux assurer sa propre sécurité. Le théoricien du XX siècle qui a le
mieux théorisé cette dimension de l’État-souverain pour mieux pouvoir
légitimer ce caractère théologico-politique est sans doute Carl Schmitt.
Le point de départ d’une théorie de la souveraineté aboutie est sans
doute la légitimation de la causalité. Carl Schmitt souligne bien cela
lorsqu’il attaque les romantiques accusés de bannir le théisme pour mieux
affirmer un sujet coupable selon lui de faire le lit du libéralisme : « La
définition de l’attitude romantique se détermine le plus clairement par le
concept assez particulier de l’occasio. (…) l’occasio nie le concept de
“cause”, c’est-à-dire la soumission à une causalité objective et calculable, et
par extension, la soumission à une norme. C’est un concept dissolvant, car
l’occasionnel est incompatible avec tout ce qui donne conséquence et ordre
à la vie et au devenir – que ce soit la prévisibilité mécanique des causes ou
toute relation fonctionnelle ou normative 9. » Au contraire pour Proudhon la
cause, attachée au concept de substance, ne relève pas de la science car elle
est inobservable et insaisissable. Prétendre la systématiser revient à
réintroduire l’absolu et donc une transcendance dans la société, constituant
ce que Proudhon appelle une « idéomanie », ce qui va à l’encontre des lois
sociales et du développement de l’humanité. Il s’agit en revanche d’étudier
des rapports. Ainsi, « les philosophes, chercheurs de causes, entendent par
fatalité, nécessité, destin, etc., une force invisible, toute-puissante,
inexorable, inflexible, c’est à dire quelque chose de parfaitement
inintelligible. Nous, métaphysiciens, au contraire, chercheurs de lois et de
rapports, nous entendons par fatalité la condition suprême de toute chose, le
pourquoi et le comment qui fait que chaque chose est ce qu’elle est, et ne
peut, sans perturbation, être autrement que ce qu’elle est (…). Ainsi pour
nous, tout ce qui est force, cause, de même que substance, est
inintelligible 10 ». Le concept de souveraineté ne peut se passer du concept
de cause et donc d’une dimension théologique par définition extra-humaine.
Or pour Proudhon, qui s’évertue tout au long de son œuvre à élaborer une
philosophie du « droit humain », ce qui est inintelligible ne peut constituer
le pivot à partir duquel va se légitimer la politique. La construction humaine
de l’État n’est donc pas viable à terme dès lors qu’elle repose sur une
fiction. « L’État n’est pas constitué, que déjà il porte dans la contradiction
de son idée son principe de mort. 11 » La souveraineté qui fonde l’État
relève donc toujours pour Proudhon d’un mythe qui légitime l’oppression
des êtres collectifs. C’est ce qu’il met en évidence notamment dans sa
critique de la souveraineté populaire et du contrat social. Proudhon eu un
grand intérêt pour l’œuvre de Rousseau, notamment en raison de son impact
dans la Révolution française. Cependant, bien qu’il reconnaisse dans le
philosophe genevois une certaine force intellectuelle, il n’en reste pas moins
un farouche critique et adversaire de ses théories qui sont pour lui
fondatrices d’une démocratie absolutiste. « En proclamant la liberté des
opinion, l’égalité devant la loi, la souveraineté du peuple, la subordination
du pouvoir au pays, la Révolution a fait de la société et du gouvernement
deux choses incompatibles, et c’est cette incompatibilité qui a servi de
12
cause à la concentration liberticide . »
L’absolutisation de la souveraineté populaire et de la volonté générale
conduit ainsi à l’interdiction de tout intermédiaire entre la société et l’État
(censé incarner le peuple) puisque aucun intérêt particulier ne peut se
détacher du Tout totalisant de la société rousseauiste. Rien n’est plus
absurde pour Proudhon que cette conception du politique qui, en prétendant
libérer l’individu, l’asservit au plus haut point par la négation de
l’autonomie et de la singularité des êtres collectifs qui sont totalement
aliénés par la loi transcendante et absolue de la volonté générale (expression
de la souveraineté populaire). Celle-ci, érigée en mythe légitimant le
pouvoir de l’État, peut donc aboutir aux pires absolutismes puisqu’aucune
composante sociale n’a la force de faire contrepoids à l’Absolu. Dans une
certaine mesure, Proudhon opère une critique de la volonté prométhéenne
des révolutionnaires qui, par leur soif d’absolu et d’unité, se condamnaient
à ne pouvoir atteindre un but hors de portée. Ici Proudhon pourrait sans
doute souscrire à ces propos de Hannah Arendt : « À cause de
l’impuissance de la volonté, de son incapacité à engendrer le véritable
pouvoir (…) la volonté de pouvoir se transformait instantanément en
13
volonté d’oppression . » Aussi ajoute-t-elle, « politiquement, cette
identification de la liberté à la souveraineté est peut-être la conséquence la
plus pernicieuse et la plus dangereuse de l’identification philosophique de
la liberté et du libre-arbitre 14 ». C’est pourquoi, selon Arendt, le mérite de
la révolution américaine est d’avoir expérimenté un pouvoir sans
souveraineté, constitué de « corps civils et politiques », qui, soutenus
seulement par la force des promesses mutuelles (…) étaient supposés être
assez puissants pour « instituer, établir et promulguer » toutes les lois et
instruments de gouvernements nécessaires 15 ». Aussi le Peuple n’est ni
rejeté à l’état de nature, ni représenté sous la forme de l’Un que constitue la
volonté générale, ni théorisé au point d’en faire un mythe comme ce fut le
cas de la formation de l’État nation lors de la révolution française. « Si les
hommes veulent être libres », donc, « c’est précisément à la souveraineté
16
qu’ils doivent renoncer. » À la Souveraineté mais aussi à une certaine
conception du pouvoir constituant qui, et là aussi Schmitt demeure sans
doute l’un de ses meilleurs théoriciens, renvoie de par sa dimension
absolutiste à une discrimination radicale de l’ami et de l’ennemi qui finit
toujours par l’exercice de la terreur. Au fond nous retrouvons toujours dans
le pouvoir constituant la notion d’état d’exception qui marque de son
empreinte le pouvoir constitué. Pour Proudhon en effet, tout État est marqué
d’une dimension théologico-politique, affirmant ainsi qu’« en ce qui touche
le gouvernement, on peut dire que tout est exceptionnel, puisque, d’après le
principe de la chute et en vertu de la rédemption qui a suivi, la condition de
l’humanité est extra-légale, surnaturelle, toute de grâce et d’exception 17 ».
Exception qui se dévoile ouvertement lors de l’explosion de violence qui va
voir naître le nouvel ordre étatique. D’où la critique sans concession que
fait Proudhon de 1793 sans non plus innocenter 1789 : « La Révolution,
j’entends ici par ce mot la guerre à l’ancien régime, sublime en ses motifs, a
été souillée dans ses actes et par suite compromise en ses fins : voilà ce que
la vérité oblige à dire. (…) L’indignité des uns ne couvre pas celle des
autres. La cupidité des bleus servant de prétexte à la déloyauté des blancs,
révolution et contre-révolution ne furent bientôt qu’un échange d’injures.
La guerre qui s’ensuivit ne pouvait donc être qu’une guerre de vengeance et
18
d’extermination réciproque . » S’il faut donc avoir conscience de la
démesure du pouvoir, il faut aussi prendre en compte la possibilité d’une
certaine perversion de la révolte et de la révolution qui est susceptible
d’aboutir à la terreur. La bourgeoisie a selon Proudhon bien essayé de
limiter cette dimension absolue de la souveraineté, ceci avant tout pour se
protéger du peuple. Car le Peuple, selon Proudhon, est « aussi est un des
pouvoirs de l’État, celui dont les explosions sont les plus terribles. Ce
pouvoir a besoin d’un contre-poids : la démocratie elle-même est forcée
d’en convenir, puisque c’est l’absence de ce contre-poids qui, livrant le
peuple aux excitations les plus dangereuses, laissant l’État en butte aux plus
formidables insurrections, a par deux fois fait tomber en France la
République 19 ». Les mesures qui sont mises en œuvre pour pallier au
pouvoir du peuple sont de deux ordres à l’époque de Proudhon : il s’agit de
l’armée permanente et de la restriction du suffrage universel. Or ces
mesures ont ceci de paradoxal que « le Peuple ne peut exposer la
souveraineté sans s’exposer à briser le gouvernement, ni le gouvernement
20
user de sa prérogative sans marcher à l’absolutisme ! » Paradoxe sur
lequel achoppent tous les gouvernements qui font inexorablement la guerre
à l’extérieur et à l’intérieur, en traçant les lignes de discrimination ami-
ennemi qui sont autant de frontières brisant la communauté politique.
De nos jours la situation géopolitique a considérablement changé par
e
rapport à celle du XIX siècle : les deux guerres mondiales ont vu émerger
une communauté internationale assortie de son droit, les États sont minés de
l’intérieur par des mouvements identitaires ou mafieux, et les
problématiques de sécurité, notamment dans le cadre de la lutte contre le
terrorisme ou le crime en général, en viennent à se confondre avec les
problématiques de défense. Au point que l’on parle de plus en plus d’états
de violence plutôt que d’états de guerre. Est-ce pour autant que la frontière
a perdu de sa pertinence en tant qu’objet d’analyse et instrument politique ?
La critique de la frontière par Proudhon et son projet fédéraliste ne
constituent-ils pas toujours des intuitions susceptibles d’être développées ?

Les limites du nouvel ordre mondial


États de guerre, états de violence
Au-delà ou en-deçà de la forme moderne de l’État, nous pouvons donc
remarquer deux autres formes types de conflits qui viennent perturber le
territoire ou le nomos de la terre, pour reprendre l’expression de Carl
Schmitt, et ainsi redistribuer les formes de souveraineté qui ne se limitent
pas à la dimension étatique. Nous assistons ainsi à la multiplication de
guerres à la fois postmodernes (dépassant le cadre de l’État-nation) et
prémodernes (conflits et menaces infra-étatiques) qui rendent, tout du
21
moins partiellement, caduque le système classique (moderne) instauré par
le traité de Westphalie (1648) consacrant le principe de souveraineté de
l’État aux dépens de toute domination religieuse et conquête impériale
(cuius regio, eius religio). Comme l’écrit Pierre Hassner, on assiste à ce
qu’on « pourrait appeler les “pathologies du territoire”, déchiré entre forces
centrifuges et centripètes, entre une diversité et une homogénéité, une
logique de l’union, et une logique de la séparation, également impossibles à
pousser jusqu’au bout. D’où la dialectique des minorités, des frontières et
22
des migrations ». Les conflits que l’on a pu qualifier de pré-modernes
sont en fait des conflits qui ont lieu au sein d’un État ou transversalement à
eux. Dans tous les cas, ces conflits sont hors du droit des gens classique,
transgressant toute frontière en traçant de nouvelles lignes ou en rejetant
toute limite. Le rapport au territoire et à l’espace peut être économique ou
identitaire (ethnique, religieux,…). Les lignes et les fronts n’ont plus alors
de valeur politique ou normative (en ce qu’elles pourraient délimiter une
communauté de droit) : elles sont exceptionnelles en ce qu’elles sont le fruit
23
de la violence et de la décision arbitraire , avec une indifférenciation
radicale entre armée et police, civils et combattants. Les catégories
intérieur/extérieur, privé/public, local/global sont alors sérieusement mises à
mal. Ce sont de nouvelles lignes tracées par les conflits qui vont s’inscrire
dans un espace politique bouleversé et en passe d’être annihilé. Le meilleur
exemple demeure sans doute le cas de la guérilla urbaine à Naplouse,
remarquablement décrit par Eyal Weizman. Au sein de la ville, la
configuration de l’espace tactique devient celui d’un entrelacement de
rhizomes où les combattants se harcèlent, se dissimulent suivant les formes
24
d’un « essaimage non linéaire ». La tactique consiste alors à transformer
l’espace privé des maisons, des appartements ou des couloirs en voie de
communication pour mener à bien l’entreprise sécuritaire. Eyal Weizman
explique ainsi comment les unités de l’armée israëlienne, au cours de
l’attaque de la ville de Naplouse en 2002, évitaient les axes publics (comme
les rues ou les cours) et privilégiaient un déplacement horizontal à travers
25
les murs mitoyens, et vertical en faisant sauter plafonds et planchers . Le
passage « à travers les murs », en se jouant des limites classiques que l’on
peut retrouver dans la ville (en général les axes routiers, les ponts, etc.) rend
compte de la dialectique espace lisse/espace strié développée par Deleuze et
26
Guattari , ce qui n’est pas sans poser des problèmes liés au politique.
Reprenant ces théories, Shimon Naveh, fondateur de l’Operational Theory
Research Institute (OTRI) des Israël Defense Forces (IDF) pouvait dire :
« On s’est beaucoup servi de plusieurs concepts qu’on a trouvés dans Mille
Plateaux. […] Ils nous ont permis de rendre compte de situations
contemporaines dont nous n’aurions pas pu rendre compte autrement. Ça
nous a permis de problématiser nos conceptions. […] Le plus important
était la distinction qu’ils opèrent entre les concepts d’espace “lisse” et
“strié” […] qui renvoient également aux concepts organisationnels de
“machine de guerre” et d’“appareil d’État” […]. Nous utilisons souvent
aujourd’hui l’expression “lisser l’espace” dans l’armée israélienne pour
évoquer la manière d’opérer dans un espace comme s’il était dépourvu de
frontières. Nous essayons de produire l’espace organisationnel de telle
manière que les frontières ne nous affectent pas. Les zones palestiniennes
pourraient bien être conçues comme “striées”, dans la mesure où elles sont
entourées de clôtures : des murs, des fossés, des barrages routiers, etc. Nous
voulons affronter l’espace “strié” de la pratique militaire traditionnelle,
aujourd’hui périmé, à partir de cette dimension “lisse” qui autorise un
déplacement dans l’espace, qui traverse tout type de barrières et de
frontières. Au lieu de circonscrire et d’organiser nos forces en fonction des
27
frontières existantes, nous voulons nous déplacer, les traverser . » Ainsi les
combats en milieu urbain, par exemple en détruisant les murs domestiques
qui séparent le public du privé, remettent aussi plus largement en question
la question de la limite de l’espace politique qui devient difficilement viable
lorsque l’exception devient la règle et lorsque toute limite et tout droit sont
transgressés par une violence perpétrée sur le mode de l’espace lisse.
Quant aux guerres dites post-modernes, ou humanitaires, elles sont
marquées par l’interpénétration des domaines autrefois séparés entre
intérieur ou extérieur, sécurité et défense. D’où la confusion croissante des
rôles de la police et de l’armée en fonction de ce qu’il est désormais
convenu d’appeler des « menaces ».
La notion de frontière qui séparait le « Nous » des « Autres » se déplace
vers une nouvelle discrimination de l’ami et de l’ennemi qui à la fois
intensifie et complexifie les logiques de sécurisation de l’espace politique.
La délimitation ne se fait plus exclusivement entre entités politiques mais
entre individus selon qu’ils sont considérés comme dangereux ou non. La
frontière, en plus d’une ligne, devient alors aussi un point, multipliant ainsi
les zones de défense d’un territoire désormais perçu comme étant
28
vulnérable de toutes parts . Cette complexité est donc liée à une
capillarisation des menaces et des risques qui ne peuvent pas être
« neutralisés » par la mise en place d’un équilibre, même précaire, comme
ce fut le cas par exemple entre les États-Unis et l’URSS. Ces risques, en
effet, en ce qu’ils s’inscrivent dans des rapports asymétriques (États/
Individus ou groupes), ne peuvent être tout au plus que diminués,
notamment par la technique qui elle-même engendre de nouvelles menaces.
D’autre part, la redistribution des rôles de la police et de l’armée est
significative de la mutation de la frontière et de la souveraineté. Le
renforcement organisationnel du droit international, dont l’expression
emblématique est la création de tribunaux pénaux internationaux et d’une
Cour pénale internationale, nous amène en effet à repenser ce qui distingue
originairement la fonction du policier de celle du militaire. Cette
judiciarisation des relations internationales prend un véritable essor à
l’issue de la Seconde Guerre mondiale puis à l’issue de la Guerre froide. La
Cour de justice internationale est ainsi créée en 1945. Comme elle l’affirme
dans son arrêt Cameroun septentrional (1963), sa « fonction est de dire le
droit mais elle ne peut rendre des arrêts qu’à l’occasion de cas concrets dans
lesquels il existe, au moment du jugement, un litige impliquant un conflit
d’intérêts juridiques entre les États. » Quant aux tribunaux pénaux
internationaux, créés pour l’ex-Yougoslavie en 1993, le Rwanda en 1994 et
la Sierra Leone en 2002, ils remettent à l’ordre du jour le projet de création
d’une juridiction pénale universelle. Chose en passe d’être concrétisée avec
la création de la Cour pénale internationale par le traité de Rome signé le
17 juillet 1998 (existence légale depuis 2002) par la conférence
diplomatique de plénipotentières des Nations Unies comme aboutissement
d’un projet sur lequel travaillait l’Assemblée générale depuis 1948. Son
champ d’action s’applique à tous les États ayant ratifié le statut de Rome.
L’innovation par rapport à la Cour de Justice Internationale, qui ne juge que
les États, est qu’elle peut juger des individus pour crime contre l’humanité,
crime de guerre ou crime de génocide. Le policier, afin de protéger le
contrat social, est tenu de faire respecter la Loi. Il existe donc une
dissymétrie profonde entre celui qui est hors-la-loi et celui, chargé de la
protéger, qui se trouve être le « gardien de la paix » (on ne manquera pas ici
de remarquer le parallèle avec le vocable désormais courant des forces
chargées du « maintien de la paix »). Le militaire, lui, n’a
traditionnellement vis-à-vis de l’ennemi aucun rapport dissymétrique dans
le sens où l’un et l’autre ne sont pas soumis à la même loi civile (Avec l’état
de siège, le militaire intervient de façon exceptionnelle, suspendant en
partie ou entièrement cette loi civile). Il relève d’une entité politique, et la
29
loi qui prévaut dans les batailles qu’il mène est celle de la guerre , non une
loi transcendante qu’il serait sommé de faire respecter. Or, force est de
constater que désormais la distinction entre les forces militaires et policières
tend à se brouiller et que nous assistons à une certaine judiciarisation des
frontières politiques. Le militaire agirait ainsi de plus en plus au sein d’une
sorte de polis mondiale afin de faire respecter ses lois. L’humanité
deviendrait ainsi le nouveau sujet politique et les opérations de maintien de
la paix se feraient en son nom. Elle constituerait ainsi la dernière et la plus
aboutie de toutes les souverainetés. Carl Schmitt ici fut de ceux qui a donné
l’argumentaire le plus construit pour montrer le danger d’une conception
des guerres humanitaires, transformant par la même occasion une phrase de
Proudhon affirmant : « qui dit humanité veut tromper 30 ». Mais pour
Proudhon ce qui est en cause, contrairement à Schmitt, n’est pas tant
l’universalité de l’humanité que la dimension de souveraineté que l’on peut
lui accorder. En somme, ce que Proudhon reproche à l’humanisme, c’est de
remplacer simplement Dieu par l’Homme sans que la forme de la
souveraineté ne change pour autant : Cette manière d’éliminer l’absolu pour
le retrouver finalement dans l’homme a toujours semblé absurde à
Proudhon : « Les dieux sont partis : l’homme n’a plus qu’à s’ennuyer et
mourir dans son égoïsme. Quelle effrayante solitude s’étend autour de moi
et se creuse au fond de mon âme ! Mon exaltation ressemble à
l’anéantissement, et depuis que je me suis fait Dieu, je ne me vois plus que
comme une ombre. 31 » Derrida, dans une certaine mesure, suit un tel
raisonnement lorsqu’après avoir déconstruit la souveraineté de l’État-
nation, en vient à se demander si la souveraineté n’est pas susceptible de
déborder le cadre de l’unité politique étatique au nom d’un certain propre
de l’homme, « car l’humanité de l’homme ou de la personne humaine
invoquée par les droits de l’homme ou le concept de crime contre
l’humanité, par le droit international ou les instances pénales
internationales, toutes ces instances pourraient bien être en train d’en
appeler à une autre souveraineté, la souveraineté de l’homme lui-même, de
l’être même de l’homme même (ipse, ipsissimus) au-dessus et au-delà
32
<de,> et avant la souveraineté étatique ou état-nationale ».
Nous sommes donc désormais en présence de trois niveaux de conflits
ou de guerre, moderne, prémoderne et post-moderne, dont les deux derniers
s’articulent dans une configuration qui met à mal les frontières classique de
l’État moderne.

Les guerres, les territoires et leurs plis


Cependant, et ici nous pouvons reprendre l’interrogation de Wendy
Brown, la souveraineté étatique s’érode, et pourtant des murs surgissent de
part et d’autre de la planète (les exemples les plus mis en valeur demeurant
le mur entre le Mexique et les États-Unis et le mur en Israël). Pourquoi ?
Précisément parce que sentant son autorité décliner, « la souveraineté de
l’État-nation va affirmer son caractère théologique, non plus passivement,
mais ouvertement et agressivement 33 », les murs constituant alors en
quelque sorte des fétiches, produits du désir de la population qui, si elle ne
croit pas vraiment en leur efficacité est néanmoins rassurée par eux. En
effet, « Sans la protection d’un État souverain, la nation se trouve
vulnérable, pénétrable et désespérée. Les murs restaurent l’imago du
34
souverain et de ses capacités protectrices ». L’État, donc, n’est pas mort et
n’épouse pas purement et simplement les formes du capital comme
l’affirment Hardt et Negri. La dimension théologico-politique qui marque
ses frontières est toujours présente, seulement la souveraineté est venue
prendre des formes à la fois supra et intranationales. Aussi pourrions nous
dire que les limites et les frontières sont aujourd’hui autant de plis (pour
reprendre le titre de l’ouvrage de Deleuze sur Leibniz) qui articulent trois
niveaux de souveraineté (Humanité, État, Communauté particulière infra ou
trans-étatique). Or ces plis, dans le contexte du système mondialisé et
capitaliste, se font et se défont sur le mode libéral-autoritaire, alliant
l’autorité absolue de la souveraineté au marché. Alors que le Laissez-faire
allait, selon les Libéraux, si ce n’est éroder, tout du moins faire contrepoids
à l’autorité politique, Proudhon mettait au contraire en garde contre une
telle méprise : « Là est le grand désordre contemporain : deux fléaux qui
s’arc-boutent, qui, au lieu de se paralyser réciproquement, se donnent pour
ainsi dire une sanction mutuelle. Depuis ils ont grandi tous deux, chacun
dans sa sphère. Le pouvoir central est devenu de plus en plus absorbant et
oppressif ; l’anarchie économique s’est manifestée par un agiotage effréné,
des coups de commerce inouïs, des spéculations de Bourse épouvantables,
un enchérissement progressif et universel 35. » Ces plis articulent donc
l’illimité des souverainetés (de par leur absoluité) et continuent à être des
marques de discrimination entre l’ami et l’ennemi, ce sur fond d’un marché
lui aussi illimité.
Ce qui nous intéresse ici chez Proudhon, c’est que son projet fédéraliste
est susceptible de transfigurer ces plis qui articulent actuellement sur le
mode de l’Un et de l’illimité différents plans. Proudhon en effet prend acte
e
déjà au XIX siècle que l’État n’est pas l’espace le plus adéquat comme lieu
du politique. Il insiste en effet sur la nécessité d’articuler des espaces, de la
commune au monde, de manière à ce que la pluralité se réalise avec des
limites qui permettent de se soustraire à la fois des frontières au caractère
théologico-politique et d’un espace lisse indifférencié où les identités et
l’altérité sont absorbées.
Les territoires du fédéralisme intégral
Proudhon, même s’il en vante souvent les mérites, ne pense pas que
l’équilibre des États demeure la solution adéquate pour préserver au mieux
l’humanité de la guerre. « L’Europe de Westphalie est un juste-milieu faux :
de grands États, de moyens États, de petits-États, pêle-mêle, des
républiques, des monarchies, des protestants, des catholiques, tout cela doit
s’annuler, et s’annule, en effet, devant le progrès de la Révolution 36. » Ce
progrès de la Révolution, il le voit dans la constitution d’un fédéralisme
37
« agricole industriel » ou « intégral ». Au début de son ouvrage Du
principe fédératif, Proudhon pose les bases de son système qui repose avant
tout sur une pensée de la limite : « L’Autorité suppose invinciblement une
liberté qui la reconnaît ou la nie ; la Liberté à son tour, dans le sens
politique du mot, suppose également une Autorité qui traite avec elle, la
refrène ou la tolère. Supprimez l’une des deux, l’autre n’a plus de sens :
l’Autorité, sans une Liberté qui discute, résiste ou se soumet, est un vain
mot ; la Liberté, sans une Autorité qui lui fasse contrepoids, est un non-
38
sens . » Proudhon constate que dans la société, les collectivités sont
nombreuses et que chaque individu appartient à plusieurs d’entre elles ;
elles sont de plusieurs ordres, nous nous attacherons ici à leur dimension
territoriale qui relève de l’organisation politique de la cité. La Terre est
divisée en continents, nations, régions, provinces, communes, quartiers, or
l’individu fait partie de tous ces espaces à la fois, s’inscrivant ainsi dans des
collectivités réduites englobées dans des collectivités plus grandes. Tous les
habitants d’une commune font partie de la même région mais tous les
habitants d’une région ne font pas partie de la même commune, c’est
pourquoi dans le fédéralisme de Proudhon la primauté est accordée à la
collectivité la plus réduite. Chaque groupe se définit lui-même et par
rapport aux autres dans des rapports de commutation et non de
subordination comme c’était le cas dans le système étatique. Du fait que les
êtres collectifs portent en soi leur loi, c’est d’eux-mêmes qu’émane le
système juridique. Cela ne veut pas dire pour autant que le fédéralisme de
Proudhon est miné par d’irréductibles particularismes, il serait par exemple
absurde d’abolir le système des poids et des mesures. Il s’agit en effet pour
chaque collectivité de s’auto-administrer et de produire les normes qui lui
conviennent, mais lorsqu’une question dépasse sa compétence c’est le
principe de subsidiarité qui doit opérer. « Le Pouvoir fédéral, qui est ici
pouvoir central, organe de la grande collectivité, ne peut plus absorber les
libertés individuelles, corporatives et locales, qui lui sont antérieures,
puisqu’elles lui ont donné naissance et qu’elles seules le soutiennent ; qui
de plus par la constitution qu’elles lui ont donnée et par la leur propre, lui
restent supérieures 39. » Il ne s’agit pas cependant pour Proudhon de
concevoir le fédéralisme comme un ensemble exclusivement politique
supposant une nécessaire juxtaposition des collectivités. Fédéralisme
économique et communauté de principe demeurent les conditions
nécessaires à la constitution d’un fédéralisme réellement viable : « Aussitôt
la réforme économique, mutuelliste, proclamée sur un point du globe, les
confédérations deviennent partout des nécessités. Elles n’ont pas besoin
pour exister que les États qui se fédèrent soient tous juxtaposés, groupés
comme dans une enceinte (…). La fédération peut exister entre États
séparés, disjoints et distants les uns des autres : il suffit qu’ils déclarent
vouloir unir leurs intérêts et se donner garantie réciproque, selon les
40
principes du Droit économique et de la mutualité. » Le fédéralisme ne
repose donc plus « sur un mythe, un idéal poétique ou toute autre
conception, mais sur le droit pur exprimé par le contrat (…) 41. » Toutefois,
« dans le système fédératif, le contrat est plus qu’une fiction, c’est un pacte
effectif, qui a été réellement proposé, discuté, voté, adopté, et qui se
modifie régulièrement à la volonté des contractants. Entre le contrat
fédératif et celui de Rousseau et de 93, il y a toute la distance de la réalité à
l’hypothèse 42 ». Proudhon entend ainsi, grâce au fédéralisme, transformer
la guerre et non pas la supprimer, ce grâce à une révolution politique qui
évacue la souveraineté et une révolution économique qui dissout la
propriété capitaliste. Le ressort de la guerre, l’antagonisme, est conservé
mais devient producteur de liberté (politique et économique) dans un ordre
tout entier tourné vers la Justice : « (…) la transformation de l’antagonisme
résulte de sa définition, de son mouvement, de sa loi ; il résulte encore de sa
finalité. L’antagonisme, en effet, n’a pas pour but une destruction pure et
simple, une consommation improductive, l’extermination pour
l’extermination ; il a pour but la production d’un ordre toujours supérieur,
d’un perfectionnement sans fin. 43 » Son fédéralisme permet ainsi de
résoudre la « pathologie des territoires » dues aux monismes particularistes
ou souverainetés (de l’Individu à l’Humanité en passant par l’État et la
Propriété), ce en articulant sur le mode pluraliste des plans d’immanence
qui ne font pas l’économie de la limite dès lors que celle-ci se révèle être le
moyen de composer un ordre plus juste avec l’Autre.
L’originalité de Proudhon résulte du fait qu’elle constitue une pensée
des limites qui se détache considérablement des idéologies prométhéennes
qui ont dominé les deux derniers siècles. Elle nous permet, nous semble t-il,
de penser le tragique du politique sans néanmoins désespérer des
possibilités de l’action politique, et le rapport à la limite, voire à la
transcendance, qui est paradoxalement mais logiquement la condition
première pour penser une politique radicalement immanente et autonome.
Chapitre XV

Radicalité révolutionnaire et extrémisme

La révolution occupe une place centrale dans l’œuvre de Proudhon, en


témoignent quelques titres de ses livres : Confessions d’un révolutionnaire,
Idée générale de la révolution au XIXe siècle, De la Justice dans la
Révolution et dans l’Église, etc. Sa conception de la révolution s’inscrit
dans une philosophie qui ne la réduit pas à une « secousse », un mouvement
violent ou un commencement. Elle est l’enjeu d’une transformation en
profondeur des mœurs de la société qui dépasse les appareils de partis et les
stratégies d’avant-garde, comme une gestation discrète donnant lieu à un
accouchement plus ou moins douloureux : « Au-dessous de l’appareil
gouvernemental, à l’ombre des institutions politiques, loin des regards des
hommes d’État et des prêtres, la société produisait lentement et en silence
son propre organisme ; elle se faisait un ordre nouveau, expression de sa
vitalité et de son autonomie, et négation de l’ancienne politique comme de
l’ancienne religion. 1 » Nous savons cependant à quel point la notion même
de révolution est frappée de soupçon eu égard aux tragédies du XXe siècle, et
que depuis les années soixante-dix, l’émergence d’une nouvelle subjectivité
épousant l’idéologie néo-libérale semble avoir enterré l’idée d’une
transformation radicale de la société. Le « There is no alternative » de
Thatcher aurait ainsi gagné les esprits au même titre que la « fin de
l’histoire » de Fukuyama pourtant si décrié. Pour autant, comme l’écrivait
Arendt dans son ouvrage De la révolution : « Dans la lutte qui divise le
monde actuel, et où les enjeux sont tels, il est probable que l’emporteront
ceux qui comprennent ce qu’est la révolution, alors que ceux qui continuent
de tabler sur une politique de puissance au sens traditionnel du terme, et
donc sur la guerre comme ultime recours de toute politique étrangère,
finiront par découvrir dans un avenir point trop lointain qu’ils sont passés
dans un exercice vain et obsolète 2. » Proudhon est certes un homme du
e
XIX siècle. Cependant, sa conception de la Révolution demeure actuelle

dans la mesure où elle conjure ce qui lui fait dévorer ses enfants et sauve ce
qui permet au monde de persévérer dans son être : la justice. Ajoutons
qu’elle est d’autant plus radicale qu’elle est antitotalitaire, dès lors que le
totalitarisme suppose une téléologie, une essentialisation du sujet
révolutionnaire et une absence de limite que l’on retrouve dans l’absolu de
l’extrémisme.

Histoire et révolution
Le terme de révolution trouve ses origines dans l’astronomie, où il
désignait le mouvement récurrent et cyclique des astres. En cela il semble
bien éloigné de la signification qu’il revêt aujourd’hui, supposant à la fois
rupture et commencement. Comment ce glissement sémantique a-t-il pu
s’opérer ? Son emploi politique n’advient qu’avec l’émergence de la
modernité : auparavant il peut être question d’insurrection ou de révolte
mais nullement de révolution. On parle pour la première fois de révolution
en 1660 lors du renversement du parlement Croupion en Angleterre qui
s’accompagne de la restauration de la monarchie. Lors des révolutions
américaines et françaises, les hommes étaient de même initialement
convaincus de restaurer un ordre des choses qui avait été bafoué par le
despotisme. À l’origine, l’emploi moderne du terme de révolution n’est
donc pas si éloigné de son acceptation astronomique. D’autre part, nous
retrouvons derrière ce terme la notion d’inexorabilité ou de nécessité que
l’on retrouve aussi dans le mouvement des astres. Lors de la chute de la
Bastille le 14 juillet 1789, lorsque Louis XVI s’écrie « C’est une révolte ! »,
le duc de La Rochefoucauld-Liancourt réplique immédiatement : « Non,
Sire, c’est une révolution ! ». Nous retrouvons ici l’idée, plus que celle de
restauration, qu’il existe un mouvement inéluctable qui dépasse le simple
pouvoir du roi. Nous retrouvons chez Proudhon cette idée d’une force
révolutionnaire qui lorsqu’elle est mûre ne peut souffrir d’être refoulée,
intégrée dans un vaste mouvement historique qui, s’il n’a pas de finalité
fatale, permet de dégager un horizon souhaitable. « Les révolutions sont les
manifestations successives de la JUSTICE dans l’humanité. – C’est pour
cela que toute révolution a son point de départ dans une révolution
antérieure. Qui dit donc révolution dit nécessairement progrès, dit par là
même conservation. D’où il suit que la révolution est en permanence dans
l’histoire, et qu’à proprement parler il n’y a pas eu plusieurs révolutions, il
3
n’y a eu qu’une seule et même et perpétuelle révolution . » Proudhon
insiste tout au long de ses écrits sur la nécessité de tenir ensemble pour le
meilleur conservation et progrès, qui loin de s’exclure prennent leur
dimension réelle (loin de ce que Proudhon appelle les « idéomanies ») et
positive l’une avec l’autre. Nous retrouvons un point de vue similaire sous
la plume de Hannah Arendt lorsqu’elle écrit : « D’un point de vue
terminologique, pour retrouver l’esprit perdu de la révolution, on doit dans
une certaine mesure s’efforcer de penser ensemble et d’associer utilement
ce que notre vocabulaire contemporain nous présente sur le mode de
4
l’opposition et de la contradiction . » Il ne s’agit donc pas de nier la
révolution précédente mais de la dépasser d’où le rejet par Proudhon du
concept de « table rase ». Comme nous avons pu le voir en ce qui concerne
sa philosophie du progrès, Proudhon observe une tendance générale de
l’homme vers l’égalité. La révolution a ainsi lieu par étapes successives,
avec l’égalité universelle des hommes devant Dieu via le christianisme, à
laquelle succède l’égalité des hommes devant la raison avec les Lumières,
l’égalité devant la loi avec les théoriciens du contrat social et l’avènement
de la démocratie et enfin l’égalité devant le travail et la fortune qu’il s’agit
de faire advenir. La Justice est donc inévitablement liée à l’idée de progrès
puisque la Révolution, qui l’accomplit à travers le temps, est mouvement
perpétuel, dévoilement incessant, réalisation de l’Histoire. L’homme peut
cependant s’en écarter en prenant des idéomanies (Idéologies réduisant la
pluralité du réel à l’Un) pour l’Idée de justice. Aussi une révolution doit
pour Proudhon être autre chose qu’un pur acte de destruction et de création
dont le seul moteur se réduirait à l’arbitraire (Fût-t-il justifié par un
ensemble d’idéologies déterministes). « Nulle révolution ne peut aboutir si
elle n’est JUSTE. J’entends par justice, en ce qui concerne une révolution,
la faculté qu’elle doit posséder de se développer suivant son principe,
parallèlement aux idées, aux institutions et aux droits établis, sans toucher à
ces droits, sans faire violence à ces institutions, sans contredire ces idées,
que cependant il est de son essence de convertir et d’abroger. En autres
termes, une révolution, pour être acceptée et poursuivie, doit être d’abord
légitime, c’est-à-dire qu’elle doit découler, comme conséquence logique, de
l’état antérieur de la société où elle apparaît. Elle doit, en second lieu, être
licite ou légale, c’est-à-dire qu’elle doit prendre racine et s’appuyer sur le
droit établi. Enfin elle doit être pacifique, c’est-à-dire que son
développement doit pouvoir s’accomplir en toute tolérance des faits
existants, sans usurpation ni contradiction. Ces trois caractères, la
légitimité, la légalité, la tolérance, constituent la JUSTICE d’une
révolution 5. » Certes Proudhon n’est pas contre l’insurrection en tant que
telle dès lors qu’elle s’inscrit dans une perspective réellement
révolutionnaire, autrement dit lorsqu’elle est porteuse de l’« idée » de
justice qui va venir canaliser l’action notamment en brisant la démesure que
l’on va retrouver dans la pulsion de vengeance ou de domination, et en
responsabilisant les individus via la mise en pratique directe de l’autonomie
et de l’autogestion. La révolution ne se réduit donc pas à une secousse ni à
un moment qui fait advenir nécessairement la fin de l’histoire. Les lois
sociales ne sont pas des lois prédictives dont le telos viendrait broyer
quiconque ne se situe pas sur la route qui y mène. Il est certes nécessaire de
concevoir un horizon et de se munir d’une boussole afin de pouvoir s’y
diriger, mais rien ne garantit qu’une tempête ne fera pas couler le navire. Ce
qui importe c’est le combat en gros temps pour faire en sorte que l’esquif ne
coule pas et garde le cap en évitant que l’équipage ne le détruise, se décime
lui-même par une guerre de tous contre tous ou se fasse massacrer par
quelques marins d’avant-garde. Ce qui nous amène au problème de la
manière dont les sujets peuvent devenir révolutionnaires.

La subjectivation révolutionnaire
L’action révolutionnaire ne peut supposer d’essence du sujet
révolutionnaire. Postuler une telle essence, comme le Prolétariat,
supposerait la répétition du même et l’impossible sortie de soi et de sa
condition qui est nécessaire à l’émancipation. Considérer en effet que c’est
l’ouvrier en tant qu’ouvrier qui est le sujet de la révolution induit que c’est
sa condition qui est potentiellement révolutionnaire alors que précisément
c’est sa condition qu’il s’agit d’abolir. C’est donc en mobilisant tout ce qui
fait qu’il est une multitude de choses d’autres qu’un ouvrier qu’il va
pouvoir s’émanciper. C’est aussi en cela que la révolution est
potentiellement universelle et capable de créer du commun là où
l’essentialisation du sujet et la juxtaposition des identités comme autant
d’étiquettes attribuant la raison à une condition (parmi d’autres) est
réactionnaire. Certes il est nécessaire de prendre conscience d’où l’on vient
pour envisager les moyens permettant de se diriger vers l’horizon souhaité :
il ne s’agit en aucun cas de supposer que les individus s’émancipent à partir
d’une feuille blanche ou du fameux « voile d’ignorance » de Rawls, mais
bien d’affirmer que les individus sont bien plus riches, contiennent bien
plus de potentialités et d’identités que ce que la société contemporaine leur
assigne. On ne devient pas libre en revendiquant un statut d’esclave. Chose
que Proudhon affirmait par ailleurs en parlant du prolétariat : « C’est un mal
que je veux détruire, ce n’est pas un Dieu à qui j’offre mon encens 6. »
Comme en écho à Proudhon, Jacques Rancière exprime aussi très bien cette
idée fondamentale : « Toute classe appartient au passé, appartient au temps
de la domination. Une classe est une caste, un ensemble d’hommes parqués
à l’intérieur d’une certaine désignation, d’un certain regard. (…) Proclamer
la lutte des classes, c’est se reconnaître comme une classe, se dénier le droit
à l’égalité. Inlassablement le discours de l’ouvrier émancipé proclame à
l’inverse : il n’y a pas de classes, leur proclamation est l’acte de la
7
domination qu’il faut réfuter . » Aussi est-ce parce que le réel dans toute sa
complexité et toute sa richesse excède les identités normées par la police de
l’ordre institué, qu’il est possible d’envisager la possibilité d’un nouvel
ordre. La révolution n’est la propriété de personne et dépasse de loin les
contingences liées aux attributs et aux conditions des individus. C’est ce qui
fait dire à Proudhon que la révolution « n’est le développement d’aucun
principe spéculatif, la consécration d’aucun intérêt de corporation et de
classe. La révolution est la synthèse fatale de tous les mouvements
antérieurs, en religion, philosophie, politique, économie sociale, etc. Elle
existe comme les éléments qu’elle combine, par elle-même ; elle ne vient, à
vrai dire, ni d’en haut, ni d’en bas ; elle résulte de l’épuisement des
principes, de l’opposition des idées, du conflit des intérêts, des
contradictions de la politique, de l’antagonisme des préjugés, de tout ce qui,
en un mot, semble le plus capable de donner l’idée d’un chaos moral et
intellectuel. 8 » Ce n’est donc pas une classe ou un groupe d’individu en
particulier qui seraient les sujets vainqueurs d’une révolution menée à bien
mais des individus ou des groupes qui par leur action révolutionnaire
transcendent leur condition. C’est dans cette perspective que Proudhon peut
affirmer que la distinction actuelle entre bourgeoisie et prolétariat est
contingent : le réel et la révolution excèdent une dialectique de lutte de
classes qui aurait pour finalité la domination de l’une sur l’autre en
sauvegardant l’identité de chacune (Y compris dans une supposée
décomposition qui irait de pair avec une supposée disparition de l’État via
la dictature du prolétariat) : « La distinction actuelle, d’ailleurs parfaitement
établie, entre les deux classes, ouvrière et bourgeoise, est un simple accident
révolutionnaire. Toutes deux doivent s’absorber réciproquement dans une
conscience supérieure ; et le jour où la plèbe, constituée en majorité, aura
saisi le pouvoir et proclamé, selon les aspirations du droit nouveau et les
formules de la science, la réforme économique et sociale, sera le jour de la
fusion définitive. C’est sur ces données nouvelles que les populations, qui
ne vécurent longtemps que de leur antagonisme, doivent désormais se
9
définir, marquer leur indépendance et constituer leur vie politique. » Paul
Ricoeur, dans Soi-même comme un autre, fait bien la différence entre
l’identité et la pathologie identitaire, que sont respectivement l’ipséité,
autrement dit la permanence de l’être à travers des changements incessants,
et la mêmeté (Idem) qui renvoie à une répétition de l’identique. « Aussi
déconstruite et désubstantialisée soit-elle, l’altérité ne perdra jamais son
identité constitutive minimale en tant qu’altérité, faute de quoi elle se
10
confondrait tout simplement avec la mêmeté . » C’est dans cette
perspective qu’il faut entendre la subjectivation révolutionnaire : elle n’est
ni répétition du même ni évanouissement des identités mais changement
d’existence : « La société retournée du dedans au dehors, tous les rapports
sont intervertis. Hier, nous marchions la tête en bas ; aujourd’hui nous la
portons haute, et cela sans qu’il y ait eu d’interruption dans notre vie. Sans
11
que nous perdions notre personnalité, nous changeons d’existence . » La
subjectivation révolutionnaire ne réduit pas la vérité à la subjectivité et au
pouvoir : elle permet d’envisager, y compris dans l’action, du commun dans
la mesure où elle suppose un dépassement de l’identité et de la condition en
tant que telle pour concevoir un nouvel ordre. Cet enjeu entre vérité et
subjectivité est fondamental dans la mesure où il va conditionner la manière
d’envisager le politique. Renaud Garcia, dans Le désert de la critique 12,
revient sur ce passage de 1984 de Georges Orwell où O’Brien torture
Winston afin de lui faire dire et accepter que 2 + 2 = 5. Ce qui est en jeu ici,
c’est la vérité objective, le rapport entre les énoncés et les faits, que le
régime totalitaire veut faire oublier à Winston. Tout le propos d’Orwell
consiste à avancer que la liberté humaine sera préservée tant que le sera
aussi la capacité d’affirmer que 2 + 2 est bien égal à 4. Or le philosophe
post-moderne Rorty, dans son ouvrage Contingence, Ironie et solidarité,
développe une interprétation toute autre de cet épisode, révélatrice de la
perspective déconstructionniste : ce qui est en jeu pour lui n’est pas tant la
vérité objective mais la cruauté. En bon libéral, ce qui lui semble
inadmissible et significatif du totalitarisme, c’est non que la vérité objective
soit falsifiée mais que la liberté de croire ce que veut Winston soit attaquée
de façon cruelle. Ce relativisme induit par la logique libérale et subsumé par
la notion de tolérance avait déjà été analysé par Jean Baudrillard en 1970 :
« (…) les idéologies, les opinions, les vertus et les vices n’étant plus à la
limite qu’un matériel d’échange et de consommation, tous les
contradictoires s’équivalent dans un jeu de signes. La tolérance dans ce
contexte n’est plus ni un trait psychologique ni une vertu : c’est une
modalité du système lui-même. Elle est comme l’élasticité, la
compatibilité totale des termes de mode : jupes longues et minijupes se
“tolèrent” très bien (elles ne signifient d’ailleurs rien de plus que
leur rapport respectif) 13. »
Suite aux conférences de Michel Foucault de 1983, on a cru que le
parrhesiastes était celui qui prenait des risques en énonçant « sa » vérité
subjective au souverain. « Or, comme le remarque Dany-Robert Dufour,
c’est manifestement là une interprétation fautive puisque la parrhesia
renvoie à l’opposition classique rationnelle faux/vrai et non à la
l’opposition archaïque antérieure vérité/oubli où aléthéia est alors le
contraire de léthéia – l’a-léthéia (la vérité) signifiant littéralement “non-
oubli”. La parrhesia n’est donc pas seulement dire sa vérité soigneusement
oubliée par les autres, c’est surtout dire la vérité, celle qui s’oppose au faux
et qui s’impose à tout un chacun et à celui qui parle en premier lieu. Il y
aurait fort à réfléchir sur ce retournement postmoderne, à l’intérieur même
14
de la philosophie, de la signification de parrhesia . » Jacques Bouveresse,
dans son ouvrage Nietzsche contre Foucault, a aussi bien analysé ce
renversement. Pour Foucault, la vérité est toujours produite par le pouvoir,
elle est par conséquent toujours l’effet d’une domination ou d’un rapport de
force, renvoyant en dernière instance à la lutte de tous contre tous. Cette
conception exclut ainsi la possibilité de dire la vérité au pouvoir et d’exiger
en commun qu’il rende des comptes relatifs à cette vérité objective. Comme
le souligne Bouveresse, « Ce ne sont pas les avantages de la vérité mais
ceux de la croyance à la vérité que le pouvoir a besoin de rechercher et
d’exploiter. Et c’est Nietzsche lui-même qui souligne dans L’Antéchrist
qu’il ne faut surtout pas confondre la vérité et la croyance que quelque
chose est vrai. Les deux choses sont en effet complètement différentes et les
chemins qui mènent respectivement à l’une et à l’autre le sont
15
également . » Cette nouvelle conception foucaldienne de la subjectivité a
des effets sur la conception politique des luttes et leur horizon. En Mai 68,
le slogan « ce qui est personnel est politique » impliquait un changement
des institutions pour changer la vie, mais désormais nous assistons à son
renversement par des « politiques des modes de vie » qui sont l’expression
d’une subjectivité politique en tant que telle. Les choix personnels des
individus deviennent alors l’objet d’une police de la subversion : le social
traître a un régime alimentaire, une hygiène sexuelle ou un code
vestimentaire qui ne correspondent pas à la norme contestataire. D’autre
part, la recherche du plus petit dénominateur commun a tendance à se faire
au détriment du plus grand : l’étalon de la subversion se définirait à l’aune
de l’intersection des dominations sur un mode cumulatif, jetant le soupçon
sur ceux qui ne sont pas assez dominés et entraînant une lutte entre dominés
(femme noire contre prolétaire blanc, homosexuel de classe supérieure
contre hétérosexuel de classe moyenne inférieure, etc.). L’empire du Moi et
du Nous, réduits à la mêmeté valant comme vérité, entraîne ainsi une
balkanisation des luttes et un extrémisme inversement proportionnel à la
radicalité nécessaire à la révolution.

Radicalité et extrémisme
Dans le roman de Georges Orwell 1984, le parti assène des slogans qui
se fondent sur l’équivalence d’antinomies de manière à ce que la confusion
induise le consentement servile. Ainsi « La guerre c’est la paix. La liberté
c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force. » Il aurait pu ajouter de nos
jours : « L’extrémisme, c’est la radicalité. » La radicalisation désigne alors
la terreur, et plus particulièrement le terrorisme islamiste qui fleurit sur les
16
décombres de la social-démocratie . C’est que la violence du système néo-
libéral, qui va de pair avec la brutalisation de la société et une évacuation du
sens tel que l’on pourrait le trouver dans un projet collectif, ouvre une voie
conséquente à tous projets et tous comportement proto-totalitaires. Dans
une certaine mesure, les analyses de Hannah Arendt concernant les
conditions d’avènement des totalitarismes mériteraient d’être revues à
e
l’aune du XXI siècle. Ici les extrêmes se rejoignent dans un rapport de
causalité précisément parce que la radicalité en est absente. « Il
conviendrait, une fois pour toutes, de bien distinguer une position radicale
d’une posture extrémiste (ou “extrême” – au sens où l’on parle, par
exemple, d’un sport extrême). On appellera ainsi une critique radicale toute
critique qui s’avère capable d’identifier un mal à sa racine et qui est donc en
mesure de proposer un traitement approprié. Une posture extrémiste, au
contraire, renvoie essentiellement à cette configuration psychologique bien
connue (et généralement d’origine œdipienne) qui oblige un sujet – afin de
maintenir désespérément une image positive de lui-même – à dépasser sans
cesse les limites existantes (la surenchère mimétique perpétuelle
constituant, de ce fait le rituel extrémiste par excellence). Ce sont
naturellement là deux choses très différentes. Si quelqu’un propose par
exemple (officiellement dans un but thérapeutique) que l’on coupe la jambe
droite d’un malade atteint de la grippe, on ne dira pas que le remède
proposé est radical ; on dira simplement qu’il est extrémiste (ou
extrême) 17. »

Dans une lettre qu’il adresse à Marx le 17 mai 1846, après avoir affirmé
son antidogmatisme et son refus de fonder une nouvelle religion, fut-elle la
religion de la raison, Proudhon ajoute qu’il serait « d’une mauvaise
politique pour nous de parler en exterminateurs ; les moyens de rigueur
18
viendront assez ; le peuple n’a besoin pour cela d’aucune exhortation . » Il
est flagrant de constater au contraire que l’extrémisme est mis en œuvre par
quelques avant-gardes auto-proclamées ayant la prétention de diriger et
manipuler les masses de manière à assouvir leur désir de toute puissance.
C’est lorsque le peuple n’est plus actif mais passif que la terreur
institutionnalisée devient possible. D’où le propos de Castoriadis : « Dans
une première phase de la Révolution française, les révolutionnaires ne
seraient rien, si le peuple n’était pas là. Dans une deuxième phase, les
révolutionnaires ne seraient rien si le peuple était là. Ce n’est pas là
innocenter les artisans de la Terreur ; c’est constater que la condition de la
19
Terreur a été le retrait du peuple . » Car le peuple comme sujet politique
n’est ni une masse ni une entité abstraite : dans sa réalité sociologique il ne
peut être réduit à l’Un et de par sa pluralité induit nécessairement pouvoirs
et contre-pouvoirs mais aussi contrôles des pouvoirs. En cela la chose
publique est constituée de la perpétuelle négociation des limites
déterminées par les sujets. C’est en ce sens que Proudhon rappelle ce fait
élémentaire qui distingue l’anarchie positive de toute forme de despotisme
(que ce soit celui du marché, de l’État, de l’individu, etc.) : « la République
est autre chose que la liberté absolue, (…) elle est, au contraire, la liberté
déterminée 20. » Dans la même perspective, Castoriadis rappelle ce
précepte : « La Révolution, c’est l’effort d’un peuple de se donner à soi-
21
même la liberté, et d’en tracer lui-même les limites . » Le socialisme de
Proudhon est une pensée des limites dans la mesure où est pensé l’équilibre
des forces qui sont d’autant plus puissantes et d’autant plus porteuses des
richesses du réel qu’elles entretiennent une distance conjuratoire avec
l’absolu toujours susceptible d’étendre son empire. « Seule, la révolution a
osé regarder en face l’absolu ; elle s’est dit : je le dompterai, Persequar et
22
comprehendam . » Or, il est flagrant de constater que si la plupart des
auteurs de la gauche radicale s’en prennent à la notion de transcendance, il
n’en va pas de même de l’absolu dont ils épousent souvent l’hybris (Que
l’on songe par exemple aux « multitudes » d’Antonio Negri). Marx déjà
n’échappait pas à ce travers en parlant de « tort absolu » fait au prolétariat,
légitimant ainsi l’absence de toute morale (et donc de toute limite) devant
présider à l’action du sujet supposé révolutionnaire.
L’extrémisme va se développer par la négation de la pluralité, en
s’incarnant dans l’individu qui va réifier l’autre afin de satisfaire ses désirs,
ou dans la communauté qui va considérer que pour lutter contre les ennemis
extérieurs et intérieurs, il est nécessaire de constituer un groupe en fusion
dont on dira que les liens qui le maintiennent sont d’ordre fraternels.
L’amour censé tenir ensemble le groupe sera ainsi à la mesure de la haine
contre l’ennemi commun. À l’amour politique Proudhon préfère cent fois
l’amitié qui est une relation singulière sachant « tout agrandir 23 ».
L’étymologie signale combien l’ami se définit par la privation d’une partie
de soi au profit de l’autre, résultant d’un élan hors de soi qui de par sa
singularité ne peut souffrir d’être l’objet du législateur. Certains ont
pourtant tenté de s’y essayer. Ainsi la République de Saint-Just codifie
l’amitié et lui attribue une fête le premier jour de Ventôse. Lorsqu’une
rupture est constatée entre deux amis il faut le signaler aux autorités et
expliquer au public le pourquoi de cette prise de distance, si l’un commet
un crime l’autre est banni. La fraternité politique, soi-disant révolutionnaire,
que l’on retrouve des jacobins aux islamistes en passant par les marxistes-
léninistes, s’inscrit toujours dans une lignée totalitaire qui au lieu de
prendre les choses à la racine trouve dans l’idéologie d’un Bien fantasmé et
tyrannique une justification de son aveuglement.
Le sociologue Michel Clouscard affirmait dans Néo-fascisme et
idéologie du désir : Mai 68, la contre-révolution libérale libertaire, que
24
désormais « Tout est permis, mais rien n’est possible. » Cette assertion est
à nuancer : tout n’est pas permis, comme en témoignent la censure et
l’exclusion communautaire grandissante de la political correctness, issue de
la nouvelle conception de la subjectivité évoquée précédemment. D’autre
part tout n’est pas impossible, comme le montrent les expériences à plus ou
moins grande échelle qui vont de la création de réseaux d’entraide ou de
monnaies locales à la mise en œuvre d’un socialisme libertaire au Chiapas
au Mexique ou au Rojava en Syrie. Le grand mérite, toujours d’actualité, de
ce que Hannah Arendt appelait le « trésor perdu des révolutions », fut de
permettre l’émergence d’espaces publics où les gens parlaient, débattaient
et agissaient, conditions nécessaires au politique. C’est à partir de cet
héritage qu’il est possible d’envisager de se fédérer autour d’un projet
commun, conjurant tout manichéisme et toute division utile à ceux qui
voudraient que rien ne change radicalement.
CONCLUSION

En 1983, Paul Ricoeur pouvait faire le constat suivant : « Inutile


d’insister sur l’immense appareil conceptuel des marxismes et sur
l’exceptionnelle complexité d’une pensée comme celle de Gramsci ou
d’Althusser. En somme, le personnalisme n’était pas assez compétitif pour
gagner la bataille du concept » 1. Dans les combats qui ont opposé Marx et
Proudhon, puis plus récemment Camus et Sartre, nous retrouvons cette
même tragédie qui consiste pour ceux qui sont le mieux armés
conceptuellement à l’emporter sur ceux qui ont raison devant l’Histoire.
Cette tragédie ne concerne pas uniquement le ciel des idées mais aussi des
hommes et des femmes en chair et en os, comme le montre bien Michel
Ragon dans son roman au titre évocateur : La mémoire des vaincus.
L’avantage et l’inconvénient d’un auteur comme Proudhon est de ne pas
avoir de pensée systématique, privilégiant le mouvement des contradictions
et l’incomplétude à un modèle conceptuel clos. Dans un article du Peuple
publié en 1849 il pouvait ainsi affirmer : « De système, je n’en ai pas ; j’en
repousse formellement la supposition. Le système de l’humanité ne sera
connu qu’à la fin de l’humanité. » 2 Déjà dans sa correspondance avec Karl
Marx du 17 mai 1846, il mettait en garde le théoricien du socialisme
autoritaire contre le danger d’élaborer une religion politique ou séculière,
avec ses dogmes, son clergé et ses excommunications, susceptibles de
conduire à ce que nous avons connu avec les procès staliniens : « Après
avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour,
à endoctriner le peuple ; ne tombons pas dans la contradiction de votre
compatriote Martin Luther, qui, après avoir renversé la théologie
catholique, se mit aussitôt, à grand renfort d’excommunications et
d’anathèmes, à fonder une théologie protestante. (…) parce que nous
sommes à la tête d’un mouvement, ne nous faisons pas les chefs d’une
nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle
religion ; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la
raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations ; flétrissons
toutes les exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une
question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier
argument, recommençons s’il faut, avec l’éloquence et l’ironie. » Une
idéologie s’inscrit dans le réel, y compris lorsque les effets ne sont pas
escomptés originairement. De même que Marx aurait été horrifié de voir le
« socialisme réel » en URSS, de même Adam Smith aurait été horrifié de la
tournure qu’a pris le capitalisme. Pourtant, il est indispensable de
comprendre « que la signification d’une théorie ne peut être comprise
indépendamment de la pratique historique et sociale à laquelle elle
correspond, en laquelle elle se prolonge ou qu’elle sert à recouvrir. 3 »
La géniale intuition de Proudhon, parfois aux dépens de la rigueur
réflexive, allait entamer la performativité de ses écrits alors réduits à une
influence sous-terraine qui a pu nourrir néanmoins une lutte contre les
idéologies dominantes de ces deux derniers siècles, en particulier le
marxisme et le libéralisme. Fournissant des armes conceptuelles pour les
combattre ainsi que les filtres pour y recueillir ce qu’elles peuvent apporter
en termes d’émancipation, la pensée de Proudhon initie toute une tradition
d’un socialisme libertaire critiquant le marxisme en tant que tel tout en
évitant d’opposer libéralisme et totalitarisme, vaine tentative évacuant la
question de l’émancipation politique et sociale, pour y déceler davantage
des continuités mises notamment en avant dans l’œuvre de Hannah Arendt.
Celle-ci, dans la première partie des Origines du totalitarisme, en
l’occurrence L’impérialisme, montre bien comment l’idéologie libérale a pu
justifier à la fois l’atomisation sociale (qui va de pair avec l’émergence des
masses), la toute-puissance de l’État et une loi de l’histoire. C’est Hobbes
qui peut nous permettre de comprendre l’origine de la plupart des tragédies
des XIXe et XXe siècles : il est « le seul grand philosophe que la bourgeoisie
puisse revendiquer à juste titre comme exclusivement sien, même si la
classe bourgeoise a mis longtemps à reconnaître ses principes. (…) Pour
Hobbes, le pouvoir est le contrôle accumulé qui permet à l’individu de fixer
les prix et de moduler l’offre et la demande de manière qu’elles contribuent
à son propre profit. (…) Par conséquent, si l’homme n’est réellement
motivé que par ses seuls intérêts individuels, la soif de pouvoir doit être la
passion fondamentale de l’homme. C’est elle qui règle les relations entre
individu et société, et toutes les autres ambitions, richesse, savoir et
honneur, en découlent elles aussi. (…) En ce qui concerne la loi de l’État –
à savoir le pouvoir accumulé par la société et monopolisé par l’État –, il
n’est plus question de bien ou de mal, mais uniquement d’obéissance
absolue, du conformisme aveugle de la société bourgeoise 4 ». Le corollaire
d’une société dont les bases reposent sur l’accumulation illimitée du
pouvoir (garantie de l’accumulation du capital) est l’image d’un processus
historique appelé « progrès ». Or cette notion de progrès sans fin de la
société bourgeoise, aux antipodes d’un progrès compris comme
émancipation de l’homme, « non seulement s’oppose à la liberté et à
l’autonomie de l’homme, mais (…), de plus, est prête à sacrifier tout et tous
5
à des lois historiques prétendument supra-humaines ». Libéralisme et
marxisme se rejoignent ici dans une certaine idéologie moderne que
Proudhon a pu notamment analyser en termes économiques, montrant que
capitalisme et communisme constituaient deux systèmes apparemment
opposés mais tenant pourtant grâce à la même clé de voûte : « La
communauté systématique, négation réfléchie de la propriété, est conçue
sous l’influence directe du préjugé de propriété ; et c’est la propriété qui se
retrouve au fond de toutes les théories des communistes. Les membres
d’une communauté, il est vrai, n’ont rien en propre ; mais la communauté
est propriétaire, et propriétaire non seulement des biens, mais des personnes
et des volontés. C’est d’après ce principe de propriété souveraine que dans
toute communauté, le travail, qui ne doit être pour l’homme qu’une
condition imposée par la nature, devient un commandement humain, par là
même odieux ; que l’obéissance passive, inconciliable avec une volonté
réfléchissante, est rigoureusement prescrite ; que la fidélité à des règlements
toujours défectueux, quelques sages qu’on les suppose, ne souffre aucune
réclamation ; que la vie, le talent, toutes les facultés de l’homme sont
propriétés de l’État, qui a droit d’en faire, pour l’intérêt général, tel usage
qu’il lui plaît ; (…) que l’homme enfin dépouillant son moi, sa spontanéité,
son génie, ses affections, doit s’anéantir humblement devant la majesté et
l’inflexibilité de la loi commune 6. » Certaines révisions contemporaines du
marxisme (de la théorie de la reconnaissance de Axel Honneth à la
multitude révolutionnaire de Negri en passant par le lacanisme de Zizek)
sont intéressantes dans la mesure où elles réintègrent des problématiques
évacuées par Marx (la théologie, le conflit, le politique), comme par les
libéraux par ailleurs, qui sont prises au sérieux par Proudhon. Ces révisions
demeurent néanmoins tributaires d’une certain hegelianisme (dont Marx se
vantait à tort d’en avoir infecté Proudhon) qui les empêchent notamment de
penser le pluralisme, l’autonomie et le droit (souvent réduit à la Loi). Le
capitalisme et la démocratie libérale semblent désormais constituer
l’horizon indépassable de l’histoire, comme si les aspirations humaines
devaient trouver leurs limites devant le paradoxe contemporain qui veut que
les valeurs constituant les points cardinaux de la modernité se trouvent
vidées de leur contenu, voire instrumentalisées pour mieux être inversées :
« Quand l’individualisme et le capitalisme s’affirment en défenseurs de la
personne, et de l’initiative, et de la liberté, ils commettent le même
mensonge que quand ils s’affirment en défenseur de la propriété. Ils
défendent le mot, pour mieux exproprier la chose 7. » De la même manière,
il en est de même du communisme qui s’est posé en défenseur du bien
commun et du peuple. « Pour cette seule raison, comme l’affirmait
H. Arendt, le problème du choix entre le capitalisme et le communisme est
une fausse alternative – non seulement parce que aucun des deux n’existe
où que ce soit à l’état pur, mais parce que nous nous trouvons là en face de
deux jumeaux vêtus d’une façon différente. 8 » Une troisième voie demeure
possible et nécessaire. Certains ont cru pouvoir la penser en imaginant un
socialisme libéral qui allie de façon médiocre l’intervention de l’État-
providence et le marché capitaliste. Idéologie des éclectiques, déjà raillée
par Proudhon à son époque, qui imagine, en conciliant deux systèmes qui
ne marchent pas selon le propre aveu de ceux-ci (Planification étatique et
main invisible du marché), pouvoir en tirer un système qui marche. Cette
politique de la compromission, théorisée par des auteurs comme Giddens en
Angleterre, et ralliée par la plupart des partis « socialistes » en Europe,
creuse un peu plus le fossé entre les élites et le peuple, entraînant une
montée des extrêmes et une défiance exprimée par la hausse des abstentions
aux élections. Il existe certes un socialisme libéral, différent de ce
centrisme, qui, comme le montre Serge Audier 9, intègre à la fois le
libéralisme politique (axé sur la protection des libertés individuelles), le
républicanisme (soucieux du bien commun) et le socialisme (qui remet en
cause la conception capitaliste de la propriété). Théorisé par des penseurs
comme Huet, Renouvier, Merlino, Rosselli ou Naquet, ce socialisme
réformiste n’a toutefois pas l’ambition du socialisme davantage libertaire
que libéral d’un Fournière ou un Malon. Bien que soucieux de se détacher
d’un centrisme ayant abandonné toute critique sociale, il tend aussi à
accepter la compromission avec l’intervention autoritaire de l’État ainsi
qu’avec le régime capitaliste de la propriété dont les inégalités qu’il
engendre doivent être corrigées par un simple impôt sur l’héritage 10.
Proudhon a parfois pu être présenté comme un socialiste libéral pour
mieux pouvoir légitimer un éclectisme qui induit inévitablement une
supposée indépassable division de la société en classes ainsi qu’en ordres de
dominants et dominés. Afin d’éviter ce type de confusion, il est nécessaire
ici d’établir une distinction entre l’ontologie libertaire et l’ontologie libérale
qui constituent deux modes d’existence par rapport à soi, à l’autre et au
monde radicalement différents. L’ontologie libertaire suppose que la liberté
de l’être augmente avec celle des autres êtres que l’on peut qualifier de
« collectifs », y compris lorsqu’il est question des individus dès lors que
l’on conçoit la pluralité des mondes qui habite chaque être, grâce à son
histoire et à ses relations. La rencontre des mondes qui habitent chaque être
collectif, que ce soit sur le mode de la lutte ou de la coopération, vient
enrichir les possibles et enfanter des mondes nouveaux. Au contraire,
l’ontologie libérale suppose l’individu comme atome isolé dont la seule
liberté consiste à passer des contrats pour son intérêt bien compris, d’où sa
conception d’une liberté qui s’arrête là où commence celle des autres. À
partir de cette conception libérale de la liberté, toutes sortes de compromis
vont pouvoir être possibles pour assurer la sécurité de la propriété. C’est
ainsi que des États autoritaires et policiers vont pouvoir maintenir l’illusion
de la possibilité d’un marché capitaliste libre et non faussé 11.
Alors que l’ontologie libérale considère que le totalitarisme est du à un
excès du politique empiétant sur la liberté négative (autrement dit sur les
libertés formelles et sur l’espace sacré de la sphère privée), l’ontologie
libertaire considère au contraire que le totalitarisme est une négation du
politique entendu comme capacité d’agir en commun (liberté positive), de
manière autonome. En ce sens le totalitarisme n’a fait que parachever
12
tragiquement et malgré ses intentions le nihilisme de l’ontologie libérale .
L’ontologie libertaire affirme au contraire la possibilité de penser
positivement le politique en démontrant non seulement la compatibilité
mais la nécessaire corrélation entre égalité et liberté, ce qui suppose un
refus radical de l’État souverain, de la propriété capitaliste et de toutes les
idéologies qui nient la capacité des êtres collectifs à se donner eux-mêmes
leurs propres lois. En cela, l’œuvre de Proudhon est pionnière, nous invitant
à penser, à partir de ce qui est, aussi bien de nouvelles formes politiques que
de nouveaux modes d’existence dans des perspectives dont l’actualité ne
s’épuise pas. Le dépassement du libéralisme et de l’étatisme, le
développement de l’idée de Justice, la conception d’un fédéralisme
libertaire 13 sont quelques idées parmi d’autres dont la contemporanéité leur
permet de rencontrer des forces affinitaires pour mieux enfanter les
richesses du réel.
NOTES

Introduction
1. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Le Seuil, 1983.
2. La voix du peuple, 28 décembre 1849. Tous les ouvrages ou articles figurant en notes sont
dus à Proudhon
3. Voir à ce propos René Berthier, « Proudhon, Marx et la méthode », in L’économie politique-
Études proudhoniennes. L’économie politique, Éditions du monde libertaire, 2010. Dans son
Introduction générale à la critique de l’économie politique, il affirme ainsi qu’« il serait faux et
inopportun de présenter la succession des catégories économiques dans l’ordre de leur action
historique. Leur ordre de succession est, bien au contraire, déterminé par les relations qu’elles ont
entre elles dans la société bourgeoise moderne et qui est précisément à l’inverse de leur ordre
apparemment naturel ou de leur évolution historique » (Marx, Introduction générale à la critique de
l’économie politique, 1857, La Pléiade, Économie I, p. 262). En cela il rejoignait l’idée de Proudhon
exposée en 1846 selon laquelle « les phases ou catégories économiques sont dans leur manifestation
tantôt contemporaines, tantôt interverties ; et de là vient l’extrême difficulté qu’ont éprouvée de tout
temps les économistes à systématiser leurs idées » (Système des contradictions économiques, I,
édité par le groupe Fresnes-Antony, coll. « Anarchiste », 1983 p. 147).

Chapitre premier
Du chaos à l’ordre : Penser l’anarchie négative et l’anarchie
positive
1. Qu’est-ce que la propriété ?, Paris, Tops/Trinquier, 1840, 1997, p. 245.
2. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Paris, Tops/Trinquier, 1851, 2000, p. 149.
3. Ibid.
4. De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, Éditions du monde libertaire, 1977,
tome 1, p. 177. C’est pourquoi Proudhon peut affirmer que « dans la politique, l’idée de causalité est
encore dominante : sous le nom d’autorité, elle apparaît partout comme le principe des institutions et
des lois » (Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, Paris, Tops/Trinquier, 1843, 2000,
p. 76).
5. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, op.cit., p. 263.
6. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Paris, Garnier frères, tome 2, p. 289.
7. Giorgio Agamben, Le règne et la gloire, Paris, Seuil, 2008, p. 108.
8. G.K. Chesterton, Orthodoxie, Paris, Gallimard, 1984, p. 41.
9. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, op.cit., p. 72.
10. Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, Paris, Le
Seuil, 1982.
11. Reiner Schürmann, op.cit., p. 15, cité par Miguel Abensour, in La démocratie contre l’État,
Paris, Le Félin, 2004, p. 174.
12. Miguel Abensour, La démocratie contre l’État, op.cit., p. 179-180.
13. Claude Lefort, Le travail de l’œuvre : Machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 426, cité par
Miguel Abensour, op.cit., p. 182.
14. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, p. 128,
cité par M.Abensour, op.cit., p. 189.
15. La guerre et la paix, Paris, Tops/Trinquier, 1861, 1998, tome I, p. 41.
16. Système des contradictions ou philosophie de la misère, Paris, Marcel Rivière, 1923, p. 43.
17. Confessions d’un révolutionnaire, Paris, Tops/Trinquier, 1849, 1997, p. 57.
18. Nous pouvons aussi concevoir l’existence d’un principe premier sans l’affirmation d’un
ordre positif, il s’agit d’une « idéomanie » qui n’a pas encore étendu son emprise sur le réel.
19. De la création de l’ordre dans l’humanité, Paris, Tops/Trinquier, tome I, op.cit., p. 21.
20. Ibid., p. 243. Nous soulignons.
21. Ibid., p. 197. Avec la notion de série, Proudhon précise ainsi quel est le lien entre l’unité et
la multiplicité : « D’après les éclectiques, l’ordre est l’unité dans la multiplicité. Cette définition est
juste : toutefois il me semble qu’on pourrait la critiquer en ce qu’elle traduit la chose, mais ne la
définit pas. Qu’est-ce qui produit l’unité dans la multiplicité ? La série, la symétrie » (De la création
de l’ordre dans l’humanité, Paris, Tops/Trinquier, tome I, op.cit., p. 21, note de bas de page).
22. Ibid., p. 22-23.
23. Lettre à Huet, le 25 décembre 1860, citée par Henri de Lubac dans Proudhon et le
christianisme, Paris, Le Seuil, 1945, p. 154.
24. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., p. 136-137. « Les langues, séries de
signes articulés, présentent un phénomène extraordinaire : homologues, identiques dans leurs
éléments ou radicaux primitifs, c’est-à-dire dans ce qu’elles ont de purement idéel, formées, en un
mot, des mêmes unités, elles sont toutes des conversions l’une de l’autre, elles sont sœurs : mais
seulement analogues, inégales, pour tout ce qu’elles tiennent de la nature physiologique et sociale de
l’homme, elles cessent peu à peu de s’entendre, deviennent inconvertibles l’une à l’autre, souvent
même intraduisibles » (Ibid., p. 301).
25. Ibid., p. 30-31.
26. Cf. René Girard, Celui par qui le scandale arrive : entretiens avec Maria Stella Barberi,
Hachette Littératures, 2006.
27. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Paris, Garnier frères, tome III, 1858,
p. 111-112.
28. Cornelius Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », Domaines de
l’homme, Les carrefours du Labyrinthe 2, Paris, Le Seuil, 1986, p. 284-285.
29. Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce I, Paris, Seuil, 2004, p. 283.
30. De la création de l’ordre dans l’humanité, tome I, op.cit., p. 275.
31. Ibid., p. 21.
32. Cf. Nicolas Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis. Création et institution, Paris,
Payot, 2011, p. 454.
33. Cornelius Castoriadis, « Faux et vrai chaos », in Figures du pensable, Les carrefours du
Labyrinthe 6, Paris, Points, 2009, p. 339
34. Si Habermas est souvent injuste dans ses commentaires de Castoriadis, sa remarque ici nous
paraît pertinente et recouper en de nombreux points la théorie de Proudhon : « Savoir pourquoi une
société institue un certain horizon de signification doit être, pour Castoriadis, une question
irrecevable, car sans objet. » Ce parce que Castoriadis assimile l’activité autonome « à une praxis de
démiurges sociaux, qui, tout à la fois, créent le langage, projettent le monde et enchevêtrent les
univers. Mais alors, la praxis perd, par là même, les traits du faire humain par lesquels Catoriadis
avait, à juste titre, porté l’accent – à savoir les traits d’une entreprise intersubjective, dépendante du
contexte et répondant à des conditions finies. La finitude de la praxis renvoie non seulement à la
résistance d’une nature externe malléable, mais aussi aux limites qu’impose l’existence historique,
sociale, corporelle » (J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard,
2006, p. 392).
35. De la création de l’ordre dans l’humanité, tome I, op.cit., p. 299-300. Nous soulignons.
36. Ceci est particulièrement flagrant avec l’oblitération totale, de la part de Castoriadis, de
l’héritage romano-canonique sur lequel repose pourtant tout le système occidental. Héritage auquel
Proudhon, lui, a prêté toute son attention.
37. Confessions d’un révolutionnaire, op.cit., p. 28.
38. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, op.cit., p. 260.
39. De la création de l’ordre dans l’humanité, tome I, op.cit., p. 140.
40. Ibid., p. 141.
41. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome III, op.cit., p. 18.
42. Ibid., p. 38-39.
43. Ibid., p. 22.
44. Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information,
Jérôme Million, 2005, p. 40. L’argile est la source de la forme, elle est virtuellement et
potentiellement forme, tandis que le moule doit avoir les propriétés d’une matière qui permette le
moulage.
45. Ibid., p. 44.
46. Ibid., p. 42.
47. Confessions d’un révolutionnaire, op.cit., p. 136.
48. Ibid., p. 196.
49. Ibid., p. 197.
50. Ibid., p. 197.

Chapitre II
La condition humaine entre diabolique et symbolique
1. Voir notamment concernant cette critique David Morland, Demanding the impossible ?,
Cassell, 1997, p. 188-189.
2. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, 2004, p. 45. Elle
rajoute à cet égard : « La question de la nature de l’homme n’est pas moins théologique que celle de
la nature de Dieu. » Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 45 (Note de bas de
page). Notons qu’il ne s’agit pas tant de nier l’existence de la nature humaine, que de reconnaître
l’impossibilité de sa pleine et entière connaissance.
3. Qu’est-ce que la propriété ?, 1840, LGF, 2012, p. 396.
4. Lettre citée par Pierre Haubtmann dans Proudhon : sa vie, sa pensée, 1809-1849,
Beauchesne, 1961, p. 139-140.
5. Proudhon pointe ainsi le paradoxe de Rousseau : « on sait par quels efforts de métaphysique
J.-J. Rousseau est arrivé à cette proposition antilogique : L’homme est né bon, mais la société le
déprave ; proposition que l’on peut rigoureusement ramener à celle-ci : L’homme est né sociable,
mais la société le désassocie » (Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, op.cit., p. 397).
6. Qu’est-ce que la propriété ?, op.cit., p. 406.
7. Ibid., p. 387.
8. Ibid., p. 384. C’est en substance ce que Hannah Arendt avance lorsqu’elle écrit que « seule
l’action est la prérogative de l’homme exclusivement ; ni bête ni dieu n’en est capable, elle seule
dépend entièrement de la constante présence d’autrui » (Hannah Arendt, Condition de l’homme
moderne, op.cit., p. 60).
9. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 3, Lacroix, 1858, 1868, p. 209-211.
10. Philosophie du progrès, Marcel Rivière, 1853, 1946, p. 42.
11. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, op.cit., p. 212.
12. Ibid., p. 214.
13. Ibid., p. 240.
14. La guerre et la paix, tome 1, Tops/ Trinquier, 1861, 1998, p. 50.
15. Ibid., p. 37.
16. Ibid., p. 44.
17. Ibid., p. 130.
18. Ibid., p. 67.
19. Journal La voix du peuple du 8 Janvier 1850, cité par Pierre Haubtmann dans Proudhon
1855-1865, tome 2, Desclée de Brouwer, 1988, p. 219. Nous soulignons.
20. La guerre et la paix, op.cit., p. 41.
21. Le conflit humain chez Proudhon ne se réduit cependant pas à la pulsion de mort. Sur la
critique de la notion de pulsion de mort chez Freud notamment comme variable explicative de la
guerre, on lira avec intérêt le texte de Castoriadis « Des guerres en Europe », in Une société à la
dérive, Le Seuil, 2005, p. 109-128.
22. La guerre et la paix, op.cit., p. 166.
23. G. Agamben, Profanations, Rivages, 2006, p. 97.
24. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 76.
25. C’est pourquoi le nom de Dieu ne peut se prononcer, c’est YHVH. Il n’est pas d’autre nom
de Dieu que celui qu’il se donna lui-même : « Je suis celui qui est » (Exode, 3, 14).
26. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 300-301.
27. Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse,
Le séminaire, Livre II, Paris, Le Seuil, 1978, 2005, p. 179.
28. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, p. 302.
29. Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1951, 2008, p. 381.
30. Léon Chestov, La philosophie de la tragédie chez Dostoïevski et Nietzsche, Le bruit du
temps, 1903, 2012.
31. C.G. Jung, L’Ame et la Vie, Le Livre de Poche, 1995, p. 270.
32. Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1951, 2008, p. 370.
33. C’est ce dont rend compte Derrida lorsqu’il écrit que l’indécidable reste pris dans toute
décision, déconstruisant « de l’intérieur toute assurance de présence, toute certitude ou toute
prétendue critériologie nous assurant de la justice d’une décision, en vérité de l’évènement même
d’une décision », Derrida, Force de loi, Galilée, 2005, p. 54.
34. Philosophie de la misère, tome 3, Éditions Fresnes Antony, 1846, 1983, p. 163. Nous
soulignons.
35. Albert Camus, L’homme révolté, op.cit., p. 375.

Chapitre III
Une philosophe du progrès sans progressisme
1. Philosophie du progrès, Lacroix, 1870, p. 27.
2. Système des contradictions économiques, groupe Fresnes Antony de la Fédération
anarchiste, 1846, 1983, tome 3, p. 163.
3. De la justice dans la révolution et dans l’Église, tome 3, Lacroix, 1, p. 255.
4. Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, Flammarion, 2006, p. 100.
5. De la justice, op.cit., p. 268-269.
6. Voir notamment P.A. Taguieff, in Le sens du progrès : une approche historique et
philosophique, Flammarion, 2011.
7. De la justice, op.cit., p. 244.
8. Id., De la création de l’ordre dans l’Humanité, tome 2, Tops/Trinquier, 2000, p. 94.
9. Id., De la justice, op.cit., p. 271.
10. Ibid., p. 287.
11. De la justice, op. cit., p. 287-288.
12. Id., Le Peuple, 17 octobre 1848.
13. Id., De la justice, op. cit., p. 290.
14. Ibid., p. 292-293.
15. Ibid., p. 296-297.
16. Proudhon, correspondance du 29 octobre 1860, cité par Georges Sorel, in Les illusions du
progrès, Rivière, 1908, p. 376-377. Dans la même veine proudhonienne, Édouard Berth définissait
ainsi la décadence : « On pourrait la caractériser en quelques mots : c’est une dissolution de l’idée
sociale, une retraite de chaque individu au fond de sa coquille, de ce qu’il appelle hypocritement sa
liberté ; l’individu ne veut plus rien savoir ; il ignore et veut ignorer le social ; il ne connaît plus que
son bon plaisir : l’art pour l’art ; l’amour pour l’amour ; la science pour la science ; la liberté pour la
liberté ; et ce qu’il y a de plus remarquable, mais aussi de plus logique et de plus naturel, c’est qu’il
n’y a pas en même temps d’époques où l’on soit moins libres effectivement et où le despotisme
collectif, sous la forme de l’État, se fasse sentir plus lourdement que dans ces époques de décadence,
où toujours la liberté est invoquée avec ferveur » (Édouard Berth, Les méfaits des intellectuels,
Kontre Kulture, 1914, 2013, p. 179).
17. Correspondance du 27 octobre 1860 à Chaudey, cité par G. Sorel, in Les illusions du
progrès, op. cit., p. 380.
18. P.P. Pasolini, « Le vide du pouvoir en Italie », Corriere della sera, 1er février 1975, p. 1 et 2.
19. Georges Didi-Huberman, La survivance des lucioles, Éditions de Minuit, 2009, p. 106-107
20. De la justice, op. cit., p. 272.
21. D. Colson, Trois essais de philosophie anarchiste. Islam, Histoire, Monadologie, Leo
Scheer, 2004, p. 95.
22. Ibid., p. 214-215. Souligné par nous.
23. Ibid., p. 197.
24. H. Arendt, La crise de la culture, p. 21 (Gallimard, Folio essais, 1972) citée et souligné par
D. Colson, op. cit., p. 197.
25. Philosophie du progrès, op.cit., p. 30.
26. Cf. D. Colson, op. cit., p. 342.
27. Philosophie du progrès, op.cit., p. 60.

Chapitre IV
Composer avec l’absolu : théologie et politique
1. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, Librairie de Garnier frères, 1858,
p. 46.
2. Ibid., tome 2, op.cit., p. 323. Aussi pouvait-il écrire ceci dans une lettre à Bergmann : « Tu ne
veux pas que je mêle la théologie à la science sociale, tu me reproche mon Prologue et mes
digressions sur Dieu, le mal, etc. Je crains fort, mon cher Bergmann, que tu n’aies cédé sur ce point à
la mauvaise humeur, car je persiste à croire que les questions sur Dieu, sur la destinée humaine, sur
les idées, sur la certitude, en un mot que toutes les autres questions de la philosophie font partie
intégrante de la science économique, qui n’en est, après tout, que la réalisation extérieure, comme le
phénomène est l’expression du noumène » (Lettre à Bergmann du 4 Juin 1847).
3. Carnets, juin 1846, in Écrits sur la religion, Paris, Marcel Rivière, 1959, p. 255.
4. Philosophie de la misère, tome 1, édité par le groupe Fresnes-Antony, collection anarchiste,
1846, 1983, p. 9.
5. Cf. Jean-Claude Monod, La querelle de la sécularisation, Vrin, 2002.
6. Philosophie de la misère, tome 2, op.cit. p. 35.
7. Ibid., p. 40.
8. Ibid., p. 49.
9. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit, p. 289.
10. Philosophie de la misère, t. 2, op.cit., p. 30. Proudhon avance aussi cette idée dans ses
carnets, en la mettant en relation avec son épistémologie : « La destinée de l’homme sur la terre est
de combattre Dieu (en tant que Dieu se manifeste à l’homme) et de vaincre tout à la fois le
mysticisme par la science, l’autorité par la liberté, la propriété par l’organisation du travail et la
constitution de la valeur. Mais, parti d’un mystère, l’homme s’avance vers un autre mystère : et
pendant que la raison travaille à les reculer sans cesse, elle affirme qu’elle ne peut parvenir à les
éclaircir jamais, sans cesser d’être elle-même, et je nie la raison ; pendant que l’Humanité nie Dieu,
je nie l’Humanité ! » (Carnets, août 1845, in Écrits sur la religion, Paris, Rivière, 1959, p. 252).
11. Philosophie de la misère, tome 2, op.cit., p. 51-52.
12. « Je repousse donc la qualification d’athée, au sens que m’inflige M. Lenoir. Il n’y a
personne de moins athée que le diable, et M. Donoso Cortés a dit que j’étais le diable. J’admets
l’absolu en métaphysique ; j’admets par conséquent Dieu, mais en métaphysique aussi, et à la
condition qu’il ne sorte pas de l’absolu ; je le nie partout ailleurs, dans la physique, dans la
psychologie, dans l’éthique, et surtout dans l’éthique », De la Justice dans la Révolution et dans
l’Église, tome 2, op.cit., p. 306.
13. Ibid., p. 302.
14. « L’athéisme est au fond de toute théodicée », l’un étant en quelque sorte l’image inversée
de l’autre. (Philosophie de la misère, tome 1, op.cit., p. 6).
15. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit. p. 77.
16. Ibid., p. 76.
17. Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1922, 1988, p. 46.
18. Confessions d’un révolutionnaire, Tops/Trinquier, 1849,1997, p. 92. Nous soulignons. Nous
verrons dans les développements suivants qu’un philosophe comme Agamben a pu développer ces
intuitions de Proudhon qu’il ne mentionne pourtant pas dans ses travaux.
19. Ibid., p. 176.
20. D’une autre manière, Proudhon notant comme nous l’avons vu la figure du Christ dans la
nouvelle configuration trinitaire du gouvernement, Schmitt et Peterson rejettent le paradigme du
règne et du gouvernement chrétien (selon la formule « Le Roi règne mais ne gouverne pas ») :
Peterson en le circonscrivant à sa dimension judéico-païenne pour tenter de nier la possibilité du
théologico-économique, et Schmitt en y décelant une conception libérale contre laquelle il entend
lutter grâce au paradigme strictement théologico-politique.
21. Jésus et les origines du Christianisme, in Écrits sur la religion, Rivière, 1959, p. 542.
22. « Il ne t’est pas permis d’avoir cette femme. » Parole de Jean-Baptiste à Hérode au sujet
d’Hérodiade, femme de Philippe, frère d’Hérode (Matthieu, XIV, 4). Voir Jésus et les origines du
Christianisme, op.cit., p. 546.
23. Carl Eschweiler, « Théologie politique », in Religiöse Besinnung, 2, 1931-1932, Stuttgart,
p. 78.
24. La Bible annotée, in Écrits sur la religion, op.cit., p. 355.
25. En ce qui concerne le problème des épées, de leur distinction et de leur hiérarchisation, nous
nous reporterons aux exégèses concernant le passage des Évangiles où Pierre frappa le serviteur du
grand Prêtre et lui coupa l’oreille droite.
26. Gilles de Rome, cité par G. Agamben in Le Règne et la Gloire, Seuil, 2008, p. 162.
27. Rappelons que pour Proudhon, Jésus n’est pas le fils de Dieu mais un homme qui représente
l’anti-messie.
28. « Jésus est l’interprète, non plus mystique, mais littéral et catégorique, de la réforme sociale
et morale, partant de l’abrogation sacerdotale et césarienne. » Jésus n’est pas un messie, son
enseignement est « tout social, ni politique, ni théologique », Césarisme et christianisme, in Écrits
sur la religion, op.cit., p. 604.
29. E. Peterson, cité par Agamben, in Le Règne et la Gloire, op.cit., p. 29.
30. Ibid., p. 32.
31. Carl Schmitt, Théologie politique, 1969, p. 163.
32. L’arianisme, qui tire son nom de Arius (256-336) affirme que le Père seul est éternel alors
que le Fils et l’Esprit ont été créés. Ils s’opposent ainsi aux « trinitaires » qui affirment que Père, Fils
et Esprit sont consubstantiels, position adoptée officiellement par l’Église lors du concile de Nicée en
325.
33. Paul, Épître aux Ephésiens, 1, 9-10.
34. Photius (820-891, patriarche de Constantinople), cité par G. Agamben, in Le Règne et la
Gloire, op.cit., p. 86. Nous noterons que nous retrouvons dans cette théologie les prémisses des
principes développés dans les théories contemporaines du Care.
35. Théodoret de Cyr, Eranistes, ed. G.Hettlinger, Oxford, Clarendon Press, 1975, cité par
Giorgio Agamben, Le Règne et la Gloire, op.cit., p. 105.
36. G. Agamben, Le Règne et la Gloire, op.cit., p. 176.
37. Ibid., p. 84.
38. Ibid., p. 89-90.
39. Ibid., p. 89-90.
40. Hans Kelsen, « La notion d’État et la psychologie sociale. À propos de la théorie freudienne
des foules », Hermès, numéro Masses et politique, 1988, p. 162, publié originalement dans Imago,
revue de psychanalyse appliquée aux sciences humaines, éditée par Sigmund Freud, 1922,
vol. VIII. 2.
41. Il serait par ailleurs intéressant de suivre le processus de sécularisation de la distinction entre
pouvoir constituant et pouvoir constitué, établi par Sieyès qui remplace Dieu par le peuple,
notamment via la notion de création divine chez Thomas qui emploie les termes de ordinatio et
ordinis executio.
42. Les exemples sont nombreux dans la Bible où Dieu se soustrait à la Justice, Proudhon en
relève quelques-uns : « Jéhovah suggère à Jacob toutes ses filouteries envers son frère et son beau-
père ; c’est lui qui inspire à Joseph le conseil que celui-ci donne à Pharaon, d’organiser un immense
monopole, à l’aide duquel le roi devient propriétaire de toute la terre d’Égypte ; c’est lui qui
commande aux hébreux de voler les vases des Égyptiens. Dans les Rois, il envoie à Achaz un esprit
de mensonge, dans les Juges, il ne permet pas que les fils d’Héli se rendent aux représentations de
leur père, parce que son intention est de les tuer ; dans l’Exode, il endurcit Pharaon pour le perdre ;
dans les Prophètes, il commande à Osée de s’approcher d’une fille publique et de lui faire des
enfants, etc. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 439.)
43. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 440.
44. « La philosophie est aussi incapable de démontrer la Gouvernement que de prouver Dieu.
L’Autorité, comme la Divinité, n’est point matière de savoir ; c’est, je le répète, matière de foi »,
Confessions d’un révolutionnaire, op.cit., p. 13.
45. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit, p. 439-440.
46. Carl Schmitt, Théologie politique, op.cit., p. 46.
47. La guerre et la paix, tome 1, Tops/Trinquier, 1861, 1998, p. 49.
48. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 367.
49. De la révolution sociale démontrée par le coup d’État, Rivière, 1852, 1936, p. 169-170.
50. Ernst H. Kantorowicz, Mystères de l’État in Mourir pour la patrie et autres textes, Fayard,
2004, p. 125.
51. Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes, Gallimard, 1999, p. 12.
52. Ibid., p. 59.
53. Philosophie de la misère, t. 3, op.cit., p. 163.
54. « Une théologie politique dirigera toujours son regard sur la possibilité de produire ou de
reproduire ce qu’est désormais le thème central du religieux : l’absolu » (Hans Blumenberg, Carl
Schmitt, Briefwechsel. Francfort sur Main, Suhrkamp 2007.p. 169).
55. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 295-296.
56. Ibid., p. 374.
57. « En participant à la fois à plusieurs groupements équivalents, en faisant appel les uns contre
les autres à son profit, en se mouvant entre les groupes qui se limitent réciproquement, l’individu
affirme sa liberté et ne peut l’affirmer aujourd’hui autrement » (L’expérience juridique et la
philosophie pluraliste du droit, de Georges Gurvitch, cité par Sophie Chambost dans Proudhon et
la norme, PUR, 2004, p. 243).
58. Confessions d’un révolutionnaire, op.cit., p. 203.
59. Idée générale de la Révolution au XIXe, Rivière, 1851, 1924, p. 216.
60. , De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 271.
61. Du principe fédératif, Tops/Trinquier, 1863, 1999, p. 48.
62. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 1, éditions du Monde Libertaire, 1865,
1977, p. 87.
63. Du principe fédératif, op.cit., p. 110.
64. A. Camus, « Conférence sur l’avenir de la tragédie » (mai 1955), Théâtre, Récits,
Nouvelles, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1962, p. 1705.
65. Le représentant du peuple, no 94, 6 juillet 1848, Écrits politiques, Presses du réel, à
paraître, p. 103.
66. C. Castoriadis, « La pensée politique », in Ce qui fait la Grèce 1, Le Seuil, 2004, p. 282
67. Ibid., p. 297.
68. Philosophie de la misère, cité par Haubtmann, Proudhon, Beauchesne, 1982, p. 681.

Chapitre V
L’art et la science de l’autogouvernement
1. C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe, 4, Points, 2007,
p. 198. Et Castoriadis d’ajouter autre part : « Ces “élections” elles-mêmes constituent une
résurrection impressionnante du mystère de l’Eucharistie et de la Présence réelle. Tous les quatre ou
cinq ans, un dimanche (jeudi en Grande-Bretagne, où le dimanche est consacré à d’autres mystères),
la volonté collective se liquéfie ou fluidifie, est recueillie goutte à goutte dans des vases
sacrés/profanes appelés urnes, et le soir, moyennant quelques opérations supplémentaires, ce fluide,
condensé cent mille fois, est transvasé dans l’esprit, désormais transsubstantié, de quelques centaines
d’élus. » (Castoriadis, Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe 6, Points, 2009, p. 189).
2. C. Castoriadis, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, Points, 1999, p. 78.
3. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, éditions Garnier-frère, 1858,
p. 367.
4. La solution du problème social, Lacroix, 1848, 1868, p. 62.
5. C. Castoriadis, Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe 6, op.cit. p. 192.
6. Confessions d’un révolutionnaire, Rivière, 1848, 1929, p. 176.
7. Ibid. p. 193.
8. Il n’existe pas de différences majeures entre ces deux conceptions. Castoriadis avancerait
sûrement que l’hétéronomie dépasse la transcendance dans le sens où elle ne suppose pas uniquement
un rapport de verticalité mais surtout mais aussi et avant tout le fait que la loi soit donnée par autre
que soi (les sociétés primitives sans État rentrant dans ce cas de figure dans le sens où elles se
réfèrent aux lois des ancêtres). Proudhon, en envisageant l’immanence par rapport à la transcendance,
suppose aussi la faculté pour les êtres humains et eux-seuls de produire leurs propres normes, à ceci
près qu’il suppose toujours un rapport à la transcendance (Y compris dans la confrontation entre Dieu
et les hommes, et par déclinaison entre absolus, forces ou pouvoirs) qui s’évanouit dans l’autonomie
de Castoriadis.
9. C. Castoriadis, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, op.cit., p. 334.
10. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1999, p. 118.
11. Ibid., p. 112.
12. L’idée pour Proudhon est l’expression d’un rapport réel, il ne s’agit pas de l’idée au sens
platonicien.
13. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 215.
14. « L’action est l’opération d’un être considérée comme produite par cet être lui-même et non
par une cause qui lui serait extérieure » (André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, cité par Daniel Colson dans Petit lexique philosophique de l’anarchisme, Le Livre de
poche, 2001, p. 16).
15. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p. 150.
16. Ibid., p. 155. « La prétendue transcendance – le Chaos, l’Abîme, le Sans-Fond – envahit
constamment la prétendue immanence – le donné, le familier, l’apparemment domestiqué. Sans cette
invasion perpétuelle, il n’y aurait tout simplement pas d’“immanence”. Invasion qui se manifeste
aussi bien par l’émergence du nouveau irréductible, de l’altérité radicale, sans quoi ce qui est ne
serait que de l’Identique absolument indifférencié, c’est-à-dire Rien ; que par la destruction, la
nihilation, la mort. » (Castoriadis, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, op.cit.,
p. 467.)
17. Ibid., p. 157. « (…) si le problème de l’autonomie est que le sujet rencontre en lui-même un
sens qui n’est pas sien et qu’il a à le transformer en l’utilisant ; si l’autonomie est ce rapport dans
lequel les autres sont toujours présents comme altérité et comme ipséité du sujet – alors l’autonomie
n’est concevable, déjà philosophiquement, que comme un problème et un rapport social. »
(Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p. 159.)
18. Ibid., p. 189.
19. Cornelius Castoriadis, « Autogestion et hiérarchie », extrait du Contenu du socialisme,
brochures disponibles sur http://infokiosques.net/IMG/pdf/autogestion_et_hierarchie-
pageparpageA4.pdf. Et Castoriadis de rajouter : « Plus les fins que sert une discipline sont étrangères
aux besoins et aux désirs de ceux qui doivent les réaliser, plus les décisions concernant ces fins et les
formes de la discipline sont extérieures, et plus il y a besoin de contrainte pour les faire respecter »,
Ibid. De même qu’il s’agit de substituer un rapport égalitaire à la hiérarchie, il est nécessaire de
substituer l’égalité des salaires à leur hiérarchie qui est incompatible avec les besoins réels de la
collectivité. En effet, la consommation non essentielle des couches favorisées a un poids
disproportionné dans l’orientation de la production. Il n’en serait pas de même dans une société
autogérée où l’égalité de revenus irait de pair avec le contrôle par l’ensemble des consommateurs de
la production.
20. Du problème social, op.cit., p. 63-64.
21. Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe 4,
op.cit., p. 201.
22. Castoriadis, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, op.cit., p. 378.
23. Ibid., p. 370.
24. Ibid., p. 382.
25. Carnets II, Rivière, 1961, p. 162.
26. Qu’est-ce que la propriété ?, Rivière, 1840, 1926, p. 49.
27. « C’est là ce que je nomme subjectivisme dans le pouvoir, par opposition à la loi
OBJECTIVE, que révèlent la génération des faits et la nécessité des choses. Le subjectivisme est
commun à tous les partis, aux démocrates aussi bien qu’aux dynastiques ; son action est plus intense
dans notre pays que dans aucun autre peuple. C’est de lui que nous viennent cette manie des
gouvernements forts, et ces réclames en faveur d’une autorité qui, plus elle se cherche dans une
pareille voie, moins elle parvient à s’atteindre. Le premier fruit de la politique subjective, en effet, est
de soulever autant de résistances qu’il y a d’idées et d’intérêts, conséquemment d’isoler le pouvoir,
de lui faire un besoin constant des restrictions, défenses, censures, interdictions ; finalement, de le
précipiter à travers les mécontentements et les haines, dans les voies du despotisme, qui sent le bon
plaisir, la violence et la contradiction » (De la révolution sociale démontrée par le coup d’État,
Rivière, 1852, 1936, p. 193-194).
28. Théorie de l’impôt, Lacroix, 1861, 1868, p. 226.
29. « Supposons que, dans l’ordre des connaissances politiques, il arrive, comme en tout ordre
de connaissance, que les idées abstraites prenant peu à peu la place des idées concrètes, le
gouvernement, au lieu d’être considéré comme la représentation ou personnification du rapport
social, ce qui n’est qu’une conception matérialiste et idolâtrique, soit conçu comme étant ce
RAPPORT lui-même, chose moins poétique peut-être, moins favorable à l’imagination, mais plus
conforme aux habitudes de la logique : le gouvernement, ne se distinguant plus des intérêts et des
libertés en tant que les uns et les autres se mettent en relation, cesse d’exister. Car un rapport, une loi,
peut s’écrire, comme on écrit une formule d’algèbre, mais ne se représente pas (…) » (De la
révolution sociale démontrée par le coup d’État, op.cit., p. 288-290.)
30. Qu’est-ce que la propriété ?, op.cit., p. 339.
31. Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe 4,
op.cit., p. 202.
32. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p. 140.
33. C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe 4, op.cit.,
p. 256.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 284.
37. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Rivière, 1851, 1923, p. 169.
38. Cours d’économie politique, cité par Sophie Chambost dans Proudhon et la norme, PUR,
2004, p. 248.
39. Confessions d’un révolutionnaire, op.cit., p. 186.
40. Proudhon donne notamment l’exemple de la fonction judiciaire : « Appliquez le suffrage
universel et l’élection graduée aux fonctions judiciaires comme aux fonctions ecclésiastiques ;
supprimez l’inamovibilité, qui est aliénation du droit électoral ; ôtez à l’État toute action, toute
influence sur l’ordre judiciaire ; que cet ordre, centralisé en lui-même et à part, ne relève plus que du
peuple : et d’abord, vous aurez ravi au pouvoir son plus puissant instrument de tyrannie, vous aurez
fait de la Justice un principe de liberté autant que d’ordre » (Confessions d’un révolutionnaire,
op.cit., p. 189).
41. Ibid., p. 187.

Chapitre VI
Perspectives sur les droits de l’homme
1. René Cassin, cité dans Éric Dupeyron, La contribution française à la rédaction de la
déclaration universelle des droits de l’homme, La documentation française, 1998, p. 125.
2. François Flahaut, Le sentiment d’exister. Ce soi qui ne va pas de soi, Descartes et Cie, 2002,
p. 453.
3. Michel Villey, Le droit et les droits de l’homme, PUF, 1983, 2008, p. 120.
4. Marcel Gauchet, « Les tâches de la philosophie politique », in La Revue du MAUSS, 1er sem.
2002, p. 288.
5. Robin Fox, « Human Nature and Human Rights », in The National Interest, hiver 2000-
2001, p. 81.
6. Kant, cependant, continue à concevoir la liberté comme un droit originaire appartenant à tout
homme en vertu de son humanité, s’inscrivant ainsi toujours dans une philosophie individualiste.
7. Kant, Métaphysique des mœurs, vol. 2, doctrine du droit, doctrine de la vertu,
Flammarion, 1994, p. 333.
8. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Garnier frères, 1858, p. 84.
9. Ibid., p. 182-183.
10. J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, Seuil, 1962, 1970, p. 43.
11. À ce sujet, voir Cornélius Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme
régime », in La montée de l’insignifiance, Les Carrefours du Labyrinthe IV, Seuil, 1998.
12. J.L. Austin, op.cit., p. 73.
13. Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995, p. 125.
14. Ibid., p. 140.
15. Ibid., p. 140.
16. Zizek, Le sujet qui fâche, Flammarion, 2007, p. 263.
17. Balibar, « Entretien », in Pensées critiques. Dix itinéraires de la revue Mouvements 1998-
2008, La Découverte, 2008-2009, p. 26.
18. Ce processus de transformation de l’ordre par les exclus relève de ce que Balibar appelle
l’hétéronomie de la politique alors que l’autonomie de la politique suppose qu’une collectivité ne
puisse se gouverner qu’en vertu des principes de liberté et d’égalité.
19. Claude Lefort, « Les droits de l’homme et l’État providence », in Essais sur le politique, Le
Seuil, 1986, p. 55-56.
20. M. Gauchet, « Un nouveau regard sur l’histoire de la folie. Entretien avec Marcel Gauchet et
Gladys Swain », in Esprit, no 83, novembre 1983, p. 78.
21. Choses que Marcel Gauchet ne remarque pas, à la différence de Georges Palante qui, dans
son article « L’embourgeoisement du sentiment de l’honneur », écrivait : « L’exigence dominante de
la conscience de troupeau étant l’interdiction de se distinguer ou d’être distingué, le premier précepte
du code de l’honorabilité bourgeoise, – en antithèse avec (…) l’Honneur – consistera à “être comme
tout le monde” » (Combat pour l’individu, Alcan, 1904, p. 105).
22. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1977, p. 546-547.
23. Ibid., p. 475.
24. Ibid., p. 507.
25. Carl Schmitt, Théorie de la constitution, PUF, 1928, 1993, p. 11.
26. Ibid., p. 237.
27. Carl Schmitt, « Légalité et légitimité », in Du politique, « Légalité et légitimité » et autres
essais, Pardès, Puiseaux, 1996, p. 47.
28. D’où les attaques de Carl Schmitt envers Sièyes auquel il reprochait d’avoir conçu un
régime mixte entre démocratie et aristocratie (analyse corroborée par ailleurs par Bernard Manin
dans son désormais classique Principes du gouvernement représentatif) : « Sieyès a associé la
théorie démocratique du pouvoir constituant du peuple (qui se dressait contre la monarchie absolue
en place) et la théorie antidémocratique de la représentation (repräsentation) de la volonté populaire
par l’Assemblée nationale constituante. La constitution fut donc formulée par la seule assemblée
nationale – et ni par le peuple, ni par le roi. En démocratie il aurait été plus logique de laisser le
peuple décider de lui-même : la volonté constituante du peuple ne peut en effet pas être représentée
sans transformer la démocratie en aristocratie. Mais en 1789, il ne s’agissait pas de produire une
démocratie, mais une constitution libérale d’État de droit bourgeois » (Carl Schmitt, Théorie de la
Constitution., op.cit., p. 218).
29. Carl Schmitt, La dictature, Le Seuil, 2000, p. 145.
30. J. Habermas, Droit et Démocratie, Gallimard, 1997, p. 119.
31. , De la capacité politique des classes ouvrières, t. 2, Paris, Monde libertaire, 1977, p. 227.
32. Du principe fédératif, Tops/Trinquier, 1863, 1997, p. 75-76. Proudhon explique ainsi
l’instabilité des régimes, minés par la corruption, qui finissent balayés par les révolutions :
« L’insuccès alternatif, répété, de la démocratie impériale et de la constitutionnalité bourgeoise, a
pour résultat de créer un troisième parti qui, arborant le drapeau du scepticisme, ne jurant par aucun
principe, foncièrement et systématiquement immoral, tend à régner, comme on l’a dit, par la bascule,
c’est-à-dire par la ruine de toute autorité et de toute liberté, en un mot par la corruption. (…) Alors
l’autorité et la liberté perdues dans les âmes, la justice et la raison considérées comme de vains mots,
la société est dissoute, la nation déchue. Ce qui subsiste n’est plus que matière et force brutale ; une
révolution devient, à peine de mort morale, imminente. (…) Et cela continuera jusqu’à ce que la
raison générale ait découvert le moyen de maîtriser les deux principes et d’équilibrer la société par la
régularisation même de ses antagonismes » (Du principe fédératif, op.cit., p. 76-77).
33. Nous soulignons.
34. De la capacité politique des classes ouvrières, t. 1, op.cit., p. 7. Nous soulignons.
35. D’où notamment les justes critiques de Léo Strauss envers Schmitt lui reprochant de voir
dans Hobbes un adversaire du libéralisme alors qu’il en était le premier théoricien.
36. Derrida, La bête et le souverain, t. 1, 2001-2002, Galilée, 2008, p. 107.
37. Ibid., p. 113.
38. Ibid., p. 115.
39. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, op.cit., p. 185-186. Nous soulignons.
Michel Villey, dans la lignée d’un Proudhon, a aussi souligné le lien fondamental entre droit et
rapport : « Le droit est rapport entre des hommes, multilatéral. Que vous en ayez ou non conscience,
quand vous faites usage du mot “droit”, il s’agit d’une relation. Comment pourrait-on inférer une
relation, couvrant plusieurs termes, d’un terme unique : l’Homme ? » (Michel Villey, Le droit et les
droits de l’homme, op.cit., p. 154.)
40. Frédéric Brahami, « Autour de la révolution française », Incidences, no 7, Le félin, 2012,
p. 260.
41. Hannah Arendt, L’impérialisme, Le Seuil, 2006, p. 301.
42. Ibid., p. 284.
43. Ibid., p. 292.
44. Ibid., p. 303.
45. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard-Tel, 2002, pp. 20-21. Marcel
Gauchet évoque avec le livre de Philippe Meyer, L’enfant et la raison d’État (Paris, Seuil, 1978), le
cas de l’État intervenant au nom des droits de l’enfant, détruisant ainsi sa famille. « Un cas qui doit
faire réfléchir sur le fait que, par elle-même, la revendication des droits ne prémunit pas
nécessairement contre certains effets aliénants de l’autorité, mais peut contribuer au contraire à les
nourrir » (Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », in La démocratie
contre elle-même, Gallimard, 2002, p. 25).
46. La liberté négative correspond selon Isaiah Berlin à la liberté des modernes qui consiste à ne
pas subir de contraintes et à ne pas être entravé dans ses choix. Elle peut être assimilée à ce que
Proudhon appelait la liberté simple de l’individu isolé, qu’il opposait à la liberté composée où
l’individu développe sa liberté avec les autres.
47. Comme l’a montré Arendt, et à sa suite M. Abensour, le totalitarisme n’est pas la
conséquence d’un trop plein de politique mais au contraire d’un retrait du politique.
48. Michel Villey, Le droit et les droits de l’homme, op.cit., p. 13. M. Villey relève ainsi
comment le signifiant vide des droits de l’homme a pu être invoqué contradictoirement tout au long
de son histoire : « Maniés par Hobbes, les droits de l’homme sont une arme contre l’anarchie, pour
l’instauration de l’absolutisme ; par Locke, un remède à l’absolutisme, pour l’instauration du
libéralisme ; quand se révélèrent les méfaits du libéralisme, ils furent la justification des régimes
totalitaires et des hôpitaux psychiatriques. Mais en Occident, notre ultime recours contre l’État
absolu ; et s’ils étaient pris au sérieux, ils nous ramèneraient à l’anarchie… » (Ibid., p. 153.)
49. Claude Lefort, « Les droits de l’homme et l’État providence », in Essais sur le politique, Le
Seuil, 1986, p. 36.
50. Ibid.
51. Karl Marx, Le Capital, Livre premier, Éditions sociales, 1976, tome 1, p. 135.
52. La Question juive (1844), cité dans Karl Marx, Œuvres choisies I, Gallimard, 1968, p. 84.
53. De la capacité politique des classes ouvrières, t. 1, op.cit., p. 206-207. Nous soulignons.
54. Ibid., p. 51.
55. De la capacité politique des classes ouvrières, t. 2, op.cit., p. 261. « Toute l’histoire le
confirme : posez en principe l’inégalité des fortunes, l’inégalité politique en sera la conséquence ;
vous aurez une théocratie, une aristocratie, société hiérarchique ou féodale. Changez maintenant la
constitution politique, et de l’aristocratie passez au régime démocratique, la tendance sociale sera
inverse : le système des garanties politiques conduira à la mutualité du garantisme économique.
N’est-ce pas justement de qu’entendaient les candidats ouvriers ! Mais c’est aussi ce que leurs
concurrents de la bourgeoisie ne veulent pas. Nous aussi nous avons notre tartufferie libérale » (Ibid.,
p. 260).
56. Hannah Arendt, L’impérialisme, op. cit., p. 305.
57. J. Habermas, « Le débat interculturel sur les droits de l’homme », in L’intégration
républicaine, Fayard, 1998,
p. 252. De même pour Aron : « (…) les formules comme “les hommes naissent libres et égaux
en droit” ne résistent pas à l’analyse : “naître libre”, au sens propre, ne signifie rien » (« Pensée
sociologique et droits de l’homme », in Études sociologiques, PUF, 1988, p. 229).
58. De la capacité politique des classes ouvrières, t. 1, op.cit., p. 195.

Chapitre VII
Le peuple introuvable ?
1. Solution du problème social, Librairie internationale, 1868, p. 92-93. De même, il est
impossible de saisir sociologiquement le peuple dès lors qu’il se dérobe à toute saisie qui
proviendrait hors de lui-même : « Toutes les affirmations théologiques du peuple ont été positives,
pratiques, réalistes : les philosophes seuls ont connu un Dieu métaphysique. Le peuple parle de lui
anthropomorphiquement. Il disparaît, s’évapore dès que l’analyse l’aborde », Carnets, (1843-1852),
Les Presses du réel, 2004. p. 1287.
2. Solution du problème social, op.cit., p. 54-55.
3. Solution du problème social, op.cit., p. 62.
4. Contradictions politiques, Rivière, 1952, p. 273.
5. Solution du problème social, op.cit., p. 79.
6. Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, Gallimard, 1998, p. 168-169.
7. G. Deleuze, L’image-temps, Éditions de Minuit, p. 286.
8. Jacques Rancière, « Il n’y a pas d’avenir en attente », Et tant pis pour les gens fatigués.
Entretiens. Amsterdam, 2009, p. 559.
9. Henri Bergson, « Le possible et le réel », in La pensée et le mouvant, PUF, 2003, p. 115.
10. Jacques Rancière, « Il n’y a pas d’avenir en attente », Et tant pis pour les gens fatigués.
Entretiens. Amsterdam, 2009, p. 559. Cependant, dans son œuvre, Rancière « fait exister la politique
comme une exception par rapport à l’ordre “normal” de la domination. » (Jacques Rancière, « Les
hommes comme animaux littéraires », Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens. Amsterdam,
2009, p. 130). Or, la démocratie doit être entendue comme un ordre normal faisant pièce à l’ordre
normal de la domination, la démocratie ne se réduisant pas à des subjectivations dans le sens où elle
peut être aussi qualifiée comme telle par des institutions et des normes adéquates (excluant la
domination et l’exploitation).
11. Proudhon, MS.2857, f. 29, cité par Edward Castleton, in Philosophie de l’anarchie, ACL,
2012, p. 106.
12. Saul Alinsky, tre radical, Éditions Aden, 1971, 2012, p. 245-246.
13. D’où la reprise par Hardt et Negri des paroles du possédé de Gerasa adressées à Jésus :
« Mon nom est légion car nous sommes innombrables » (Hardt et Negri, Multitude, La Découverte,
2004, p. 172).
14. Hardt et Negri, Multitude, op.cit., p. 133.
15. L’Empire constituant avec la globalisation la nouvelle forme souveraine de la domination
post État-nation.
16. Manifestement, si Negri se veut critique de Marx en maints endroits, il ne retient pas les
critiques de Arendt qu’il tient en bien piètre estime et qui a pourtant eu le mérite de bien pointer, dans
La condition de l’homme moderne, la contradiction dans l’œuvre de Marx : si l’essence de l’homme
est le travail et si le communisme est la libération de l’homme du travail, alors le communisme
consiste à libérer l’homme de sa propre essence.
17. A. Negri, Spinoza subversif. Variations inactuelles, trad. M. Raiola et F. Matheron, Paris,
Kimé, 1994, p. 227.
18. Negri, Kairos, Alma Venus, multitude, Calmann-Lévy, 2001, p. 84.
19. Ibid., p. 181.
20. Hardt et Negri, Empire, 10/18, 2000, p. 111.
21. Ce refus de la médiation que l’on retrouve chez beaucoup de penseurs post-marxistes a
clairement été relevé par Daniel Colson : « Entre la substance et les modes il n’y a rien, soutenait
Négri dans son livre sur Spinoza. Entre la clameur de l’être et le vide toujours répété de ses
simulacres il n’y a rien non plus soutient Badiou, à propos de Deleuze cette fois. Aussi que pourrait-il
y avoir entre l’Être et les dispositifs de Foucault tels qu’ils sont revisités par Agamben ? Pas grand-
chose en effet, la volonté critique héritée du marxisme étant le plus souvent inversement
proportionnelle à la prise en compte des conditions réelles d’un monde à venir forcément aussi
indéfini présentement qu’il le sera plus tard, dans son présent critique toujours recommencé où il
s’agit seulement, – grâce au travail du négatif –, de faire sans cesse table rase du passé et de produire
chaque jour la page blanche où le parti de la révolution se charge d’écrire les hymnes et les
chorégraphies des lendemains qui chantent » (Daniel Colson, « Agencements et dispositifs. Les
dispositifs d’Agamben », Dernières modifications : 3 juillet 2009. [En ligne].
http://raforum.info/spip.php?article5473 [Consulté le 2 mars 2012])
22. Proudhon, MS.2866, f.35 (verso), cité par Edward Castleton, in Philosophie de l’anarchie,
ACL, 2012, p. 125.
23. Du principe fédératif, Tops/Trinquier, 1863, 1997, p. 74-75.
24. Solution du problème social, op.cit., p. 9.
25. Carnets, op.cit., p. 161.
26. Jean-Claude Michéa, préface à Christopher Lasch, in La révolte des élites et la trahison de
la démocratie, Flammarion, 2007, p. 10.
27. C’est pourquoi « “le peuple” sera toujours quelque chose de plus que le pur opposé du
pouvoir. Il y a un “Réel” du peuple qui résiste à l’intégration symbolique » (E. Laclau, La raison
populiste, Le Seuil, 2008, p. 179).
28. E. Laclau, La raison populiste, op.cit., p. 147.
29. Ibid., p. 140.
30. Ibid., p. 142.
31. Ibid., p. 201.
32. Du principe fédératif, op.cit., p. 70-71.
33. Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans démos, PUF, 2011, p. 21.
34. Ibid., p. 198.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 192.
37. Romano Prodi, Président de la Commission européenne (2000-2005), Donner forme à la
Nouvelle Europe, discours devant le Parlement Européen, Strasbourg, 15 février 2000.
38. Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans démos, op.cit., p. 205.
39. Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995, p. 150-151.
40. Carnets, op.cit., p. 1228.
41. Solution du problème social, op.cit., p. 91.
42. Carnets, op.cit., p. 637. Dans le même ordre d’idée, Proudhon remarquait que la
dépendance vis-à-vis de l’État se faisait au détriment de l’autonomie du peuple : « Au lieu
d’apprendre au peuple à agir par lui-même, nous l’avons habitué à exiger que le gouvernement fasse
tout pour lui, jusqu’à la soupe et aux cigares, et à déclamer quand ce gouvernement n’agit pas.
Excellent système pour les ambitieux et les courtisans » (Carnets, op.cit., p. 681.)
43. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, 2008, p. 16.
44. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, t. 2, (1858), Rivière, 1930, p. 96-97.
45. Du principe de l’art et de sa destination sociale, Garnier frères, 1865, p. 332.
46. Jacques Rancière, « L’art du possible », Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens.
Amsterdam, 2009, p. 590-591. Ainsi Rancière, notamment contre Debord, peut-il affirmer : « On ne
passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde et d’une compréhension
intellectuelle à une décision d’action. On passe d’un monde sensible à un autre monde sensible qui
définit d’autres tolérances et intolérances, d’autres capacités et incapacités » (Jacques Rancière, Le
spectateur émancipé, La Fabrique, 2008, p. 74.)
47. Carnets, op.cit., p. 702.
48. Le rôle de l’intellectuel n’est pas dénié pour autant mais il ne peut prétendre s’ériger en
guide éclairé du peuple, et doit avoir l’humilité de considérer celui-ci comme ultime juge, quitte à
estimer qu’il se trompe provisoirement pour des raisons qui peuvent échapper à la raison de
l’intellectuel. D’où cette position de Proudhon lors des journées de 1848 : « (…) la somme d’idées
que nous avons fournies à la révolution nous interdisait de prendre aucune initiative révolutionnaire,
puisque c’eût été nous faire juges et parties dans notre propre cause. Quand le peuple aura prononcé
sur nos idées, qu’il les aura rejetées ou faites siennes, alors seulement, désintéressés que nous serons,
nous pourrons changer de rôle », Carnets, op.cit., p. 1296-1297.
49. Jacques Rancière, « Critique de la critique du “spectacle” », Et tant pis pour les gens
fatigués. Entretiens. Amsterdam, 2009, p. 624-625.
50. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard, 1990, p. 46.
51. G. Deleuze, « Spinoza et les trois Éthiques », dans Critique et Clinique, Les Éditions de
Minuit, 1993, p. 182 et 165, cité par Daniel Colson dans « Agencements et dispositifs. Les dispositifs
d’Agamben ». [En ligne]. http://raforum.info/spip.php?article5473 [Consulté le 2 mars 2012]
Chapitre VIII
Le principe d’égalité
1. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, De Boeck, 2010, p. 19.
2. Ibid., p. 27.
3. Ainsi pour Proudhon, « la relation vraie entre tous les intérêts, entre toutes les idées, est
artificiellement modifiée, artificiellement troublée par l’intervention de l’État » (, De la capacité
politique des classes ouvrières, Éditions du monde libertaire, 1977, (1865), tome 2, p. 414.)
4. Elinor Ostrom, propos recueillis par Alice Leroy dans un entretien daté du 14 juin 2010,
disponible sur http://www.aliceleroy.info/spip.php?article5
5. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, op.cit, p. 68.
6. « La communauté est inégalité, mais dans le sens inverse de la propriété. La propriété est
l’exploitation du faible par le fort ; la communauté est l’exploitation du fort par le faible. Dans la
propriété, l’inégalité des conditions résulte de la force, sous quelque nom qu’elle se déguise : sa force
physique et intellectuelle, force des événements, par hasard, fortune ; force de propriété acquise, etc.
Dans la communauté, l’inégalité vient de la médiocrité du talent et du travail, glorifiée à l’égal de la
force. (…) Qu’ils soient égaux par les conditions du travail et du salaire, mais que jamais le soupçon
réciproque d’infidélité à la tâche commune n’éveille leur jalousie » (Qu’est-ce que la propriété ?,
Rivière, 1926, (1840), p. 327.)
7. Idée générale de la Révolution, Rivière, (1851), 1923, p. 187.
8. Ibid., p. 189.
9. Ibid., p. 275.
10. « Organisation du crédit et de la circulation », dans Solution du problème social, Lacroix,
1868, t. VI, p. 93.
11. Giangiacomo Bravo et Beatrice Marelli, « Ressources communes », Revue de géographie
alpine, 96-3, 2008, http://rga.revues.org/index524.html, mis en ligne le 4 mars 2009.
12. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, op.cit., p. 54.
13. Théorie de la propriété, L’Harmattan, (1866), 2000, p. 224.
14. Ibid., p. 89.
15. Qu’est-ce que la propriété ?, op.cit., p. 167 D’une certaine manière, cette conception qu’a
Proudhon de la terre, et par extension de la propriété, préfigure en quelque sorte une théorie de
l’écologie en ce qu’elle intègre la notion de limite et de régulation responsable, contrastant ainsi avec
les théories marxistes et libérales défendant l’exploitation sans frein de la nature.
16. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, op.cit., p. 33.
17. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 1, op.cit., p. 191.
18. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, op.cit., p. 74.
19. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 2, op.cit., p. 264.
20. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, op.cit., p. 114-115. Pour les ressources communes appartenant à des systèmes plus grands :
les activités d’appropriation, de fourniture, de surveillance, d’application des règles, de résolution des
conflits et de gouvernance sont organisées par de multiples niveaux d’entreprises imbriquées.
21. Comme le remarque Ostrom, il est pourtant flagrant de constater que l’« On peut parcourir
longtemps la littérature sur le développement sans trouver de discussion digne de ce nom sur
l’importance des systèmes judiciaires pour aider les individus à s’auto-organiser. La première fois
que j’évoquai, devant un groupe de représentants de l’AID, l’importance de la mise en place d’un
appareil judiciaire efficace en tant que stratégie visant à réaliser le développement, un silence tomba
sur la salle. Un des représentants fit remarquer qu’en vingt ans de travail dans le développement, il
n’avait jamais entendu une telle recommandation être formulée » (Elinor Ostrom, Gouvernance des
biens communs – Pour une nouvelle approche des biens naturels, op.cit., p. 39-note de bas de
page).
22. Ibid., p. 30.
23. Ibid., p. 39. L’émergence de procédures d’arbitrage en matière de règlement des litiges des
noms de domaine sur internet constitue ici une expérience intéressante, en se situant à la marge de
l’État dont le domaine national de juridiction est trop restreint et dont la lourdeur bureaucratique
empêche de régler rapidement des affaires, et en échappant aux rapports de forces capitalistes
(contrairement par exemple à l’OMPI accusée de favoriser trop souvent les titulaires de marques de
commerce aux dépens notamment de la liberté d’expression pouvant prendre la forme de parodies ou
de critiques. Alors que les chances pour les titulaires des marques de commerce de remporter une
affaire si elles décident de soumettre leur litige à l’OMPI s’élèvent à 90 %, elles diminuent en
revanche à environ 60 % s’il soumet son litige à eResolution qui est une chambre d’arbitrage agréée
pour traiter les conflits relatifs aux noms de domaine. (Voir notamment « La résolution en ligne des
différends de consommation : un récit autour (et un exemple) du droit postmoderne », de Karim
Benyekhlef, in L’accès des consommateurs à la justice, sous la dir. de Pierre-Claude Lafond,
Éditions Yvon Blais, 2010.
24. , Théorie de la propriété, op.cit., p. 128.
25. Ibid., p. 149, voir aussi sa Théorie de l’impôt, chap. 2.
26. Ibid., p. 65.
27. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 2, op.cit., p. 368.
28. Théorie de la propriété, op.cit., p. 177.
29. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 2, op.cit., p. 414.
30. Du principe fédératif, Rivière, (1863), 1959, p. 275.
31. Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, Seuil, p. 152. Ici Alain Supiot reprend le vieil adage
de Droit romain : Ubi emolumentum, ibi onus (où est le profit, là est la charge).
32. Ibid., p. 155.
33. À cet égard, les remarques de Bruno Latour sur la possibilité d’un tri décloisonnant
prémodernité, modernité et post-modernité nous emblent offrir de nombreuses pistes intéressantes.
(Voir notamment son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991).
34. Qu’est-ce que la propriété ?, op.cit., p. 208. Nous soulignons.
35. Théorie de la propriété, op.cit., p. 225.

Chapitre IX
Ni capitalisme ni communisme : l’idée de droit social
1. G. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, Dalloz, 1946, 2009, p. 58-59.
2. Ibid., p. 60.
3. G. Gurvitch, L’idée du droit social, extraits in Qui a peur de l’autogestion ?, 10/18, 1978,
p. 162.
4. Ibid., p. 163.
5. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op.cit., p. 123.
6. Ibid.
7. Ibid., Art. II, p. 85.
8. G. Gurvitch, L’idée du droit social, extraits in Qui a peur de l’autogestion ?, op.cit., p. 201.
9. Ibid., p. 322. Gurvitch, cependant, fait clairement le distinguo, contrairement à Proudhon,
entre fédéralisme et confédéralisme. Proudhon au fond est favorable à la généralisation du
confédéralisme dès lors qu’il se prononce pour un droit absolu de sécession des membres qui ont
toujours la prépondérance sur les droits du pouvoir central. Gurvitch, au contraire, se prononce en
faveur du fédéralisme qui suppose une équivalence complète entre les éléments et un droit de sortie
qui soit soumis à certaines conditions. La critique de Proudhon par Gurvitch ne s’arrête certes pas
tout à fait là : il lui reproche en effet son « dogmatisme anti-historique » ou encore son « rationalisme
scientiste », mais ceci pour déclarer immédiatement après que « Proudhon, par une vision
véritablement géniale, a prévu la direction essentielle que devait prendre le droit du XXe siècle »
(Gurvitch, L’idée du droit social, extraits in Qui a peur de l’autogestion ?, 10/18, 1978, p. 343).
10. Ibid., p. 157.
11. G. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op.cit., p. 13.
12. Ibid., p. 47.
13. Gurvitch, L’idée du droit social, extraits in Qui a peur de l’autogestion ?, op.cit., p. 118.
14. Ibid., p. 120.
15. Ibid., p. 122.
16. Ibid., p. 122.
17. G. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op.cit., p. 32.
18. Ibid., p. 74.
19. Ibid., p. 72.
20. Gurvitch, L’idée du droit social, extraits in Qui a peur de l’autogestion ?, op.cit., p. 126.
21. Ibid., p. 132.
22. Ibid., p. 132.
23. Ibid., 134.
24. Le qualificatif d’« unilatéral » est ici très significatif, il désigne un universalisme qui n’est
pas fondé sur la réciprocité et les relations. La critique d’un tel universalisme fera l’objet de la
critique de Proudhon, reprise par Gurvitch mais aussi par Villey.
25. Ibid., p. 212.
26. Ibid., p. 213.
27. Ibid., p. 214.
28. Ibid., p. 221.
29. Ibid., p. 225.
30. Ibid., p. 173.
31. G. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op.cit., p. 87.
32. Alexandre Marc, Fondements du fédéralisme, p. 116.
33. Ibid., p. 92.
34. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op.cit., p. 136.
35. Ibid., Art. V, p. 86.
36. Ibid., p. 146.

Chapitre X
Le juste, le Bien et l’anarchie
1. Dictionnaire de philosophie politique sous la direction de Philippe Raynaud et Stéphane
Rials, Paris, PUF, 2003, p. 560.
2. Cf. De Cive, partie 1, chapitre 1. Hobbes parle des liens entre les hommes qui ne sont autres
que des « amitiés mercantiles ».
3. Comme a pu le souligner Jean-Claude Michéa (voir notamment L’Empire du moindre mal :
essai sur la civilisation libérale, Paris, Climats, 2007, et La double pensée. Retour sur la question
libérale, Paris, Champs-Flammarion, 2008), c’est ainsi que les radicalités post-modernes peuvent
rejoindre les fondements philosophiques du libéralisme. Ainsi Chomsky pouvait dire à propos de
Foucault : « Ce qui m’a frappé chez lui, c’est son amoralisme total. Je n’avais jamais rencontré
quelqu’un qui manquât à ce point de moralité. » (Entretien avec James Miller du 16 janvier 1990.)
4. Patrick Neal, « Une théorie libérale du bien ? », in Libéraux et communautariens, textes
réunis par André Berten, Pablo Da Silveira, Hervé Pourtois, Paris, PUF, 1997, p. 132.
5. Ibid.
6. De la justice dans la révolution et dans l’Église, Paris, Garnier frères, 1858, tome 1, p. 66.
7. William M. Sullivan, Reconstructing Public Philosophy, Berkeley, University of California
Press, p. 173.
8. De la justice dans la révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 454.
9. Taylor, « Le juste et le bien », Revue de métaphysique et de morale, 93/1, p. 42.
10. De la Justice dans la révolution et dans l’Église, tome 3, op.cit., p. 398.
11. Ibid., tome 2, op.cit., p. 493.
12. Ibid., p. 518.
13. Confessions d’un révolutionnaire, Paris, Tops/Trinquier, 1848, 1997, p. 203.
14. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 173.
15. Ibid., tome 2, p. 519.
16. Ibid., p. 527.
17. Ibid., p. 518.
18. De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome I, op.cit., p. 190.
19. Cf. Alasdair Mac Intyre, After Virtue. A study in Moral Theory, Duckworth, 1981.
20. La guerre et la paix, tome 1, E. Dantu, 1861, p. 186.
21. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 124-125.
22. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 186.
23. De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 184.
24. Ibid., tome 3, op.cit., p. 342-343.
25. La pornocratie, Paris, Lacroix, 1875, p. 388.
26. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 182-183.
27. Correspondance, XXI, Lacroix, 1875, p. 308.
28. De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 72.
29. Ibid., p. 73.
30. Cours d’économie politique, cité par Sophie Chambost dans Proudhon et la norme, PUR,
2004, p. 248.
31. Alasdair Mac Intyre, « Le patriotisme est-il une vertu ? », in Libéraux et
communautariens, op.cit., p. 307.
32. Du principe fédératif, Paris, Rivière, 1863, 1959, p. 243.
33. Michael Walzer, « La critique communautarienne du libéralisme », in Libéraux et
communautariens, op.cit., p. 312.
34. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 129.
Chapitre XI
Justice et utopie
1. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église III, Rivère, 1858, p. 546.
2. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1996, p. 279.
3. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église I, op.cit., p. 211.
4. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Seuil, 2005, p. 17.
5. Paul Ricoeur, Ibid., p. 37.
6. Cet aspect de l’idéologie qui restreint les possibilités par rapport à l’évènement fondateur, de
par son écart, permet aussi paradoxalement la répétition de celui-ci, voir Paul Ricoeur, « Science et
idéologie », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Le Seuil, 1998, p. 339.
7. Paul Ricoeur, « Science et idéologie », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II,
op.cit., p. 342-343.
8. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 231.
9. Paul Ricoeur, « Éthique et morale », in Lectures 1, p. 258.
10. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, p. 409.
11. Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 411.
12. De la création de l’Ordre dans l’Humanité, Tops/Trinquier, 2000, tome 1, p. 149.
13. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 279.
14. Tout au plus les institutions peuvent-elles être traversées par la sagesse pratique comme
autant de « sphères de justice » (Michael Walzer) parmi d’autres.
15. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, op.cit., tome 1, p. 353.
16. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 1, p. 222.
17. « Direction » de laquelle découle le directum, le droit adéquat à la morale.
18. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 1, p. 298.
19. Ibid., p. 198.
20. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 410-411.
21. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 1, p. 299-300.
22. Ici la dialectique que développe Ricoeur sur la fusion des horizons comme refus du Savoir
absolu tout en incarnant une tension entre le particulier et l’universel est susceptible de compléter la
théorie de Proudhon : « Si on rétablit la dialectique des points de vue et la tension entre l’autre et le
propre, on arrive au concept le plus élevé (…), celui de la fusion des horizons. C’est un concept
dialectique qui procède d’un double refus, celui de l’objectivisme, selon lequel l’objectivation de
l’autre se fait dans l’oubli du propre, celui du savoir absolu, selon lequel l’histoire universelle est
susceptible de s’articuler dans un unique horizon. Nous n’existons ni dans des horizons fermés ni
dans un horizon unique. Il n’est pas d’horizon fermé, puisqu’on peut se transporter dans un autre
point de vue et dans une autre culture. (…) Mais il n’est pas d’horizon unique, puisque la tension de
l’autre et du propre est indépassable » (Ricoeur, « Herméneutique et critique des idéologies », in Du
texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op.cit., p. 384).
23. Prodépeutique : enseignement préparatoire.
24. De la création de l’ordre dans l’humanité, Tops/Trinquier, 2000, tome 2, p. 83.
25. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 1, p. 153-154.
26. De la création de l’Ordre dans l’Humanité, op.cit., tome 1, p. 243.
27. Ibid., p. 197.
28. Ibid., tome 2, p. 188.
29. Système des contradictions économiques, Rivière, 1846, 1923, p. 159.
30. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 28.
31. Ibid., p. 240.
32. Se pose ici notamment le problème de la fonction du symbolique qui ne peut résulter
uniquement d’un intérêt particulier ou d’une causalité liée aux conditions matérielles : « Si l’on
n’accorde pas que la vie sociale a une structure symbolique, il n’y a aucun moyen de comprendre
comment nous vivons, faisons des choses et projetons ces activités dans des idées, pas de moyen de
comprendre comment la réalité peut devenir une idée ou comment la vie réelle peut produire des
illusions ; elles ne seront toutes que des évènements mystiques et incompréhensibles » (Paul Ricoeur,
L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 26).
33. Ibid., p. 232.
34. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 2, p. 189.
35. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 19.
36. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 2, p. 189-190.
37. Proudhon a développé toute sa philosophie morale à partir d’une philosophie de
l’immanence qu’il opposait à une philosophie de la transcendance.
38. Confessions d’un révolutionnaire, Tops/Trinquier, 1997, p. 142.
39. Paul Ricoeur, « Herméneutique et critique des idéologies », in Du texte à l’action. Essais
d’herméneutique II, op.cit., p. 394.
40. Ricoeur traduit ainsi cette complémentarité : « la confrontation avec la tradition
métaphysique de l’Occident tient la place d’une critique des préjugés. (…) et une critique proprement
épistémologique ne peut être réassumée qu’indirectement, dans la mesure où peuvent être discernés
des résidus métaphysiques à l’œuvre jusque dans les sciences prétendument positives ou
empiriques » (Ricoeur, « Herméneutique et critique des idéologies », in Du texte à l’action. Essais
d’herméneutique II, op.cit., p. 402).
41. Ibid., p. 416.
42. Paul Ricoeur, « Le juste entre le légal et le bon », in Lectures 1, Le Seuil, 1999, p. 185.
43. Ibid., p. 185-186.
44. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 33.
45. Ibid., p. 33.
46. Ibid., p. 33.
47. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 153. Aussi pour Ricoeur, l’aspiration à la
légitimité permet une meilleure relation entre infrastructure et superstructure que le principe de
causalité : « Le concept de surdétermination, à mon sens, n’exige pas une théorie de la causalité »
(Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 178).
48. Ibid., p. 199.
49. Proudhon, encore influencé par la loi des trois états d’Auguste Comte, considère la
philosophie, qui pour lui est caractérisée par la recherche des causes, comme une étape vers la
métaphysique (avant tout science des rapports).
50. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 1, p. 78.
51. Ibid., p. 77.
52. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 238.
53. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 283.
54. « Sans la traversée des conflits qui ébranlent une pratique guidée par les principes de la
moralité, nous succomberions aux séductions d’un situationnisme moral qui nous livrerait sans
défense à l’arbitraire. » (Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 280).
55. Correspondance, éditions Lacroix, 1875, tome IV, p. 376.
56. Ibid., tome VII, p. 116-117. « En lisant les antinomies de Kant, j’y avais vu non pas la
preuve de la faiblesse de notre raison, ni un exemple de subtilité dialectique, mais une véritable loi de
la nature et de la pensée » (Correspondance, tome II, p. 232.). « Je fais le système des antinomies de
la Société, à peu près comme Kant avait fait la critique des antinomies de la raison » (p. 207). Voir
aussi Théorie de l’impôt, p. 226.
57. Paul Ricoeur pouvait ainsi écrire que « la violence équivaut à la diminution ou à la
destruction du pouvoir-faire d’autrui » (Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 256).
58. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 299.
59. « La formule hégélienne n’est une triade que par le bon plaisir ou l’erreur du maître, qui
compte trois termes là où il n’en existe véritablement que deux, et qui n’a pas vu que l’antinomie ne
se résout point, mais qu’elle indique une oscillation, un antagonisme susceptible seulement
d’équilibre ». (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, op.cit., tome I, p. 211.)
60. Système des contradictions économiques, éditions Marcel Rivière, 1846, 1923, p. 368.
61. Emmanuel Mounier a notamment fait l’éloge de Proudhon contre Marx dans son
Communisme, anarchie et personnalisme, 1996, éditions du Seuil.
62. Paul Ricoeur, « Tâches de l’éducateur politique », in Lectures 1, p. 255.
63. Paul Ricoeur, « Le juste entre le légal et le bon », in Lectures 1, p. 178.
64. Ibid., p. 178.
65. Paul Ricoeur, « John Rawls : de l’autonomie morale à la fiction du contrat social », in
Lectures 1, op.cit., p. 203.
66. Paul Ricoeur, Le juste, la justice et son échec, Carnets de l’Herne, p. 59. « Toute tentative
de justification rationnelle de la peine et de la pénibilité de la peine paraît bien avoir échoué. » Avec
les rationalismes de Kant et de Hegel « c’est à la loi seule que justice doit être rendue. Sont oubliés le
coupable et la victime. Or l’exercice du droit pénal comporte trois pôles de référence : la victime, le
coupable la loi, soit deux partenaires et un tiers abstrait. À chacun quelque chose est dû. » (Paul
Ricoeur, Le juste, la justice et son échec, Carnets de l’Herne, p. 30-31.). D’autre part, Ricoeur ne
manque pas de souligner la nécessité de « démythologiser » la justice liée au pouvoir théologico-
politique, voir Le juste, la justice et son échec, Carnets de l’Herne, 2006, p. 69).
67. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 393.
68. Paul Ricoeur, « Le cercle de la démonstration », in Lectures 1, op.cit., p. 219.
69. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, éditions Rivière, 1851, 1959, p. 187. Voir aussi
De la capacité politique des classes ouvrières, Rivière, 1865, 1924, p. 132.

Chapitre XII « Moment machiavélien », « moment proudhonien »


1. J. Burnham, The Machiavellians : Defenders of freedom, Gateway Editions, 1943, 1963,
p. 80
2. Ibid., p. 123.
3. Correspondance, t.I-XIV, Lacroix, 1875, t.2, Lettre à Guillaumin du 7 Novembre 1846,
p. 226.
4. Une série est constituée de singularités regroupées autour de notions communes, la série
suprême étant la Justice.
5. Théorie de la propriété, L’Harmattan, (1860), 2000, p. 52.
6. C. Lefort, « Pour une sociologie de la démocratie », in Éléments d’une critique de la
bureaucratie, Gallimard, 1979, p. 348.
7. C. Lefort, « Machiavel, la dimension économique du politique », in Les formes de l’histoire.
Essais d’anthropologie politique, Gallimard, 1978, p. 131 et p. 136.
8. Claude Lefort, Le travail de l’œuvre de Machiavel, Gallimard, 1986, p. 486.
9. Miguel Abensour, La démocratie contre l’État, Paris, Éditions Le Félin, 2004, p. 157.
10. Ibid., p. 190.
11. Claude Lefort, « Sur Pierre Clastres », Libre, dernier trimestre 1978, reproduit dans Claude
Lefort, Le temps présent, Écrits 1945-2005, Belin, 2007, p. 386.
12. Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, Éditions,
de l’Aube, 2005, p. 84-85.
13. Ibid., p. 80-81.
14. Ibid., p. 85.
15. Ibid., p. 85-86.
16. Marcel Gauchet, « Politique et société : la leçon des sauvages », in La condition politique,
Paris, Gallimard, 2005, p. 159.
17. Pierre Clastres, La société contre l’État, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 150
18. Ibid., p. 20.
19. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Garnier, 1858, tome 2, p. 374. 1983,
p. 54-55.
20. Pierre Clastres, La société contre l’État, op.cit., p. 41.
21. Ibid., p. 111
22. Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, op.cit.,
p. 55-56.
23. Pierre Clastres, La société contre l’État, op.cit., p. 111.
24. Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, op.cit.,
p. 90. Dans une note à la fin de son ouvrage, Pierre Clastres précisait que son texte soulevait de
nombreuses questions, dont celle, principale, qui est la « question transcendantale : à quelles
conditions la division sociale peut-elle apparaître dans la société indivisée ? À ces questions et à
d’autres, on tentera de répondre par une série d’études que le présent texte inaugure. » Ces études ne
purent malheureusement jamais voir le jour.
25. Ibid., p. 16.
26. Ibid., p. 85-86. Comme Carl Schmitt dans son Nomos de la terre, Pierre Clastres insiste sur
l’inscription du politique dans le territoire, les sociétés primitives fussent-elles nomades : « La
dimension territoriale inclut déjà le lien politique en tant qu’elle est exclusion de l’Autre. C’est
justement l’Autre comme miroir – les groupes voisins – qui renvoie à la communauté l’image de son
unité et de sa totalité. C’est face aux communautés ou bandes voisines que telle communauté ou
bande déterminée se pose et se pense comme différence absolue, liberté irréductible, volonté de
maintenir son être comme totalité une. Voici donc comment apparaît concrètement la société
primitive : une multiplicité de communautés séparées, chacune veillant à l’intégrité de son territoire,
une série de communautés néo-nomades dont chacune affirme face aux autres sa différence. » (Pierre
Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, op. cit. p. 56). Comme
le souligne Deleuze (que Pierre Clastres a d’ailleurs lu attentivement) dans son Abécédaire (à la
lettre V de « Voyage »), les nomades sont intimement attachés au territoire, c’est précisément parce
qu’ils ne veulent pas partir qu’ils nomadisent (c’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils sont
persécutés), en ce sens ils ne voyagent pas comme peuvent le faire les migrants.
27. La guerre et la paix, tome 1, Tops/Trinquier, 1861, 1998, p. 64.
28. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 2, éditions du monde libertaire, 1865,
1977, p. 128.
29. Confessions d’un révolutionnaire, Tops/Trinquier, 1849, 1997, p. 176.
30. Ibid., p. 193.
31. Ibid., p. 186. Et Proudhon d’ajouter un peu plus loin que cette séparation permet la
constitution d’une unité qui ne se confond pas avec l’Un : « Pour créer l’unité nationale, on a cru
qu’il fallait concentrer toutes les facultés publiques dans une seule autorité ; puis, comme on s’est
bien vite aperçu qu’en procédant ainsi on ne créait que le despotisme, on a cru remédier à cet
inconvénient par le dualisme des pouvoirs, comme si, pour empêcher la guerre du gouvernement
contre le peuple, il n’existait d’autre moyen que d’organiser la guerre du gouvernement contre le
gouvernement ! Il faut, je le répète, pour qu’une nation se manifeste dans son unité, que cette nation
soit centralisée dans sa force militaire, centralisée dans son agriculture, son industrie et son
commerce, centralisée dans ses finances, centralisée en un mot dans toutes ses fonctions et facultés ;
il faut que la centralisation s’effectue de bas en haut, de la circonférence au centre, et que toutes les
fonctions soient indépendantes et se gouvernent chacune par elle-même » (Ibid., p. 196).
32. Ibid., p. 187.
33. Claude Lefort, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie », Les formes de l’histoire,
Gallimard, 2000, p. 283.
34. Claude Lefort, Le travail de l’œuvre de Machiavel, op.cit., p. 424.
35. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1999, p. 169-170
36. Voir notamment Castoriadis, Fait et à faire, Les carrefours du Labyrinthe 5, Paris, Le
Seuil, 2008, p. 125
37. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p. 422.
38. Philosophie de la misère, tome 2, op.cit., p. 51.
39. C. Mouffe et E. Laclau, Hégémonie et stratégie socialiste, Les solitaires intempestifs, 2009,
p. 232. Le problème du libéralisme est qu’il est toujours lié à une métaphysique de la présence dès
lors qu’il se rattache à l’idée d’une objectivité sociale supposant une totalité suturée et pacifiée
(comme c’est le cas depuis Hobbes, fondateur de la philosophie libérale).
40. J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », dans
L’Écriture et la Différence, Paris, Le Seuil (1967), 1979, p. 411.
41. C. Mouffe et E. Laclau, Hégémonie et stratégie socialiste, op.cit., p. 230. Selon la théorie
de l’antagonisme de ces auteurs, nous ne sommes pas en présence d’identités pleines mais en
présence d’un Autre qui empêche précisément la constitution de l’identité pleine et entière.
L’antagonisme n’est donc pas une contradiction car l’Autre existe (il n’y a pas impossibilité de
l’Autre) ni une opposition réelle car l’Autre m’empêche d’être pleinement présent à moi-même.
L’antagonisme constitue donc l’expérience de la limite de l’ordre social qui conduit à la remise en
question des identités et à leur redéfinition. La limite est toujours interne à l’ordre social et le
subvertit précisément pour l’empêcher de devenir une présence pleine aux identités fixes.
42. Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885), cité par
Pierre Kropotkine dans La morale anarchiste, Fayard, 1889, 2004, p. 67-68.
43. G. Simondon, L’individuation psychique et collective, Aubier, 1989, p. 194.
44. C. Castoriadis, Le contenu du socialisme, 10/18, 1979, p. 41-42.
45. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, éditions Rivière, tome 1, 1858, p. 327-
328. Ou encore : « Le progrès reste (…) la loi de notre âme, non pas en ce sens seulement que, par le
perfectionnement de nous-mêmes, nous devons approcher sans cesse de l’absolue justice et de
l’idéal ; mais en ce sens que l’humanité se renouvelant et se développant sans fin, comme la création
elle-même, l’idéal de justice et de beauté que nous avons à réaliser change et s’agrandit toujours »
(Ibid., tome 1, p. 233).
46. Ici, l’antithéisme méthodologique de Proudhon, lié à sa théorie des contradictions, est
fondamental. (rapport conflit-liberté-transcendance).
47. De la sorte Castoriadis a du mal à évaluer les mutation historiques qui ont lieu sur plusieurs
milliers d’année permettant de comprendre l’émergence d’une « autonomie moderne » qui n’a
finalement pas grand chose à voir avec l’« autonomie antique grecque », autonomie moderne qui
n’est pas pensable notamment sans une réflexion sur le christianisme, que cette autonomie se soit
formée contre le christianisme ou à partir de lui.
48. C. Castoriadis, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, Paris, Le Seuil,
1999, p. 57-58.
49. S. Zizek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Climats, 2004, p. 106.
50. S. Zizek, La marionnette et le nain, Paris, Le Seuil, 2006, p. 239.
51. Le principe de transgression fait lui-même partie dorénavant du système. En ce sens, Zizek
se montre très critique envers Bataille : « Qu’est-ce qu’un pauvre sujet bataillien lancé dans ses
transgressions du système à côté de l’orgie excessive du système capitaliste finissant ? » (Zizek, La
marionnette et le nain, op.cit., p. 79).
52. S. Zizek, La parallaxe, Fayard, 2008, p. 242.
53. Tomas Ibanez, Fragments épars pour un anarchisme sans dogme, rue des cascades, 2010,
p. 219.
54. Les « double-bind » ou « injonctions paradoxales » sont une notion proposée en 1956 dans
le contexte de la présentation d’une théorie des causes de la schizophrénie sous l’impulsion de
Gregory Bateson. La double contrainte exprime deux contraintes qui s’opposent : l’obligation de
chacune contenant une interdiction de l’autre, ce qui rend la situation a priori insoluble.
55. Ici des auteurs comme Gurvitch ou Maxime Leroy sont plus féconds que Lacan ou
Castoriadis qui confondent tous deux la Loi et le droit.
56. Pierre Clastres, La société contre l’État, op.cit., p. 28.
57. Ibid., p. 176.
58. Nulle question ici de Grand récit, assimilable précisément à un grand Autre supposant
l’hétéronomie, mais nécessité d’un récit comme mise en sens du politique afin de pallier au nihilisme
induit par le capitalisme qui, prétendant détruire toute idéologie au nom du réalisme, n’en constitue
pas moins une, et des plus perverses. Souvenons-nous ici de ce qu’écrivait Beaudelaire : « Mes chers
frères, n’oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des
ruses du Diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! » (Le Spleen de Paris (Petits Poèmes en
prose) (1862), Librairie générale française, 2003, p. 150).
59. Basarab Nicolescu, « Le tiers inclus – de la physique quantique à l’ontologie », Revue de
synthèse, 5e série, 2005/2, p. 439.
60. La présence de l’Un demeure virtuelle et potentielle.
61. Dieu s’est retiré du monde, reléguant son autorité aux hommes, incarnée par l’État, et
introduisant le paradoxe d’une autonomie rendu possible par la toute puissance de la transcendance
(d’où le fait que les théories du contrat aient fait leur apparition à l’époque des monarchies absolues).

Chapitre XIII
Guerre et paix
1. J. Freund, L’essence du politique, Dalloz, 2004, p. 612.
2. Devant l’incompréhension de ses contemporains, souvent socialistes et pacifistes, Proudhon
est désespéré de voir à quel point l’esprit bourgeois a gangréné son époque au point d’avoir perdu le
sens des vertus, de l’honneur, et du combat : « Nous sommes bien abaissés, bien crétinisés par le
bourgeoisisme, que je serrerais volontiers en ce moment, la main d’un chef de Peaux-rouges. Au
moins, celui-là me comprendrait » (Lettre du 10 Juin 1861 à M. Rolland, reproduite dans l’appendice
de La guerre et la paix, tome 2, Tops/Trinquier, 1861, 1998, p. 257-258).
3. La guerre et la paix, tome 1, Tops/Trinquier, 1861, 1998, p. 40.
4. Cf. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 620.
5. Cité par Freund, in L’essence du politique, op.cit., p. 612.
6. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 39.
7. La guerre et la paix, tome 2, op.cit., p. 147.
8. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 91.
9. F. Nietzsche, La volonté de puissance, liv. I, chap. V, § 355, p. 166.
10. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 538.
11. Le paradoxe de la lutte sur lequel insiste Freund est que le conflit ou la lutte sont créateurs
de lien social et sont un formidable vecteur d’association. En effet la lutte contre un ennemi commun
contribue à renforcer la cohésion du groupe, qu’il s’agisse de syndicats, de coreligionnaires, de
nations.
12. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 545.
13. De la justice dans la révolution et dans l’église, Paris, 1931, t. II, p. 164, cité par Freund, in
L’essence du politique, p. 552.
14. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 552. « La peur s’infiltre finalement même dans
les conduites les plus souhaitables et dans les valeurs les plus désirables. (…) l’avènement du
principe de légitimité démocratique a jeté la société européenne dans une succession de
bouleversements qui n’ont fait qu’amplifier à tour de rôle la peur, bien que les nouvelles idées aient
pu donner satisfaction à de multiples aspirations diffuses dans les esprits. Qu’est-ce qu’un pouvoir
légitime ? “Un pouvoir qui s’est libéré de la peur” » Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 536.
Dans le même état d’esprit, Freund cite le passage d’un article de Ricoeur suite aux évènements de
Budapest : « Ce qui m’a surpris dans ces évènements, c’est qu’ils révèlent la stabilité, à travers les
révolutions économico-sociales, de la problématique du pouvoir. La surprise, c’est que le Pouvoir
n’ait pour ainsi dire pas d’histoire, que l’histoire du pouvoir se répète, piétine ; la surprise, c’est qu’il
n’y ait pas de surprise politique véritable. Les techniques changent, les relations des hommes à
l’occasion des choses évoluent, le pouvoir déroule le même paradoxe, celui d’un double progrès dans
la rationalité et dans les possibilités de perversion. » (Paul Ricoeur, « Le paradoxe politique », in
Esprit, mai 1957, p. 722, cité par Freund, in L’essence du politique, op.cit., p. 79. Nous soulignons.)
15. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 450.
16. Chez Proudhon néanmoins, le conflit et l’adversité demeurent possibles au sein d’une
certaine universalité.
17. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 452.
18. Solution du problème social, p. 93.
19. Lettre à Maguet du 17 Août 1839, cité par Pierre Haubtmann dans Proudhon, Beauchesne,
1982, p. 169.
20. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 453.
21. L’amitié est singulière chez Proudhon et ne peut servir de soubassement identitaire à une
collectivité politique.
22. L’amour universel n’a jamais empêché quelque conflit que ce fut, au contraire : « On devrait
croire qu’en vertu de sa doctrine de l’amour universel, la vocation catholique ou œcuménique du
christianisme par exemple aurait dû être en mesure d’unir plus facilement les hommes que la
politique qui s’appuie inévitablement sur la contrainte, parfois sur la violence et provoque de ce fait
des révoltes et des haines. Pourtant, loin que cette religion ait été capable de convertir tous les
hommes à la pureté de son principe, elle n’a même pas réussi à réunir ou à garder tous les chrétiens
au sein d’une même église » (J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 457).
23. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 1.
24. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 480.
25. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 79. Freund ajoute : « Parce que l’esprit divise, il
est lui aussi guerre. À force de chercher les causes “vraies” de la guerre on finit par oublier le jeu
compliqué des prétextes dans le calcul de celui qui cherche un ennemi soit par esprit de conquête soit
par idéologie. Le mythe de la causalité ultime est aussi néfaste que celui de la fin ultime » (Freund,
L’essence du politique, op.cit., p. 485). Nous ne pouvons ici qu’être d’accord avec Freund, mais cette
critique métaphysique que Freund entend appliquer à l’idéologie (notamment marxiste ou
cosmopolite), il ne l’applique pas à l’État qui tire aussi sa légitimité d’une cause ultime, et dont la
fonction fut aussi la même qu’entendent renouveler au niveau international les partisans d’un État
mondial, c’est-à-dire la pacification.
26. Ibid., p. 459.
27. Ainsi, comme l’a montré Marcel Gauchet, « (…) il faut comprendre l’ascension de la
violence comme le produit résiduel de cet affaissement du conflit parce qu’il y a d’abord une part de
conflictualité inéliminable et parce qu’ensuite quand on parle de cette pacification cela ne veut pas
dire qu’il ne va plus rien se passer et que tout le monde est endormi. (…) S’il y a un lieu que cette
pacification a touché entre tous dans notre société, c’est la famille. Elle était et demeure à certains
égards un lieu de très violente conflictualité puisqu’il y avait notamment cet épisode terminal qui
était le pouvoir des parents sur des enfants dans un âge où les enfants en viennent à s’émanciper.
(…) Le conflit était normal, pour ainsi dire programmé. Maintenant, il est un malheur. L’idéal c’est
l’évitement du conflit. C’est le fait de trouver l’harmonie, l’accord des personnes, la coexistence des
différences sans affrontement » Marcel Gauchet, entretiens avec Pascale Werner, disponible sur
gauchet.blogspot.com/…/les-sources-et-les-mtamorphoses.html
28. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 600.
29. La guerre et la paix, tome 2, op.cit., p. 156.
30. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 205.
31. H. Kelsen, dans un exposé au Congrès du Centre international des recherches concernant les
problèmes fondamentaux de la science, publié dans Das Naturrecht in der politischen Theorie,
Vienne, 1963, p. 148. Cité par Freund, in L’essence du politique, op.cit., p. 724. Nous soulignons.
32. Kant, Le conflit des facultés, 2e section, § 3.
33. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 729.
34. Ibid., p. 730.
35. Ibid., p. 547.
36. La guerre et la paix, Paris, 1927, p. 129-130, cité par Freund, in L’essence du politique,
op.cit., p. 547.
37. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 104.
38. Ibid., p. 103.
39. Ibid., p. 135.
40. Cependant si la force, par la guerre, peut aboutir à un jugement produisant du droit, prenons
garde à ne pas croire que ce jugement est infaillible, ce serait déformer la pensée de Proudhon qui
insiste bien sur le fait qu’il peut être « vrai » ou « fictif ».
41. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 515.
42. Ibid., p. 515.
43. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 473.
44. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 564. Nous reconnaissons là les violentes
attaques dont les associationistes Cole et Laski ont pu être l’objet de la part de Carl Schmitt.
45. Ibid., p. 713.
46. Pour Proudhon, s’il y a un droit du travail (possibilité de produire et de recevoir le fruit du
produit), de l’intelligence (possibilité de penser et de s’instruire), de l’amour (possibilité d’aimer et
de se marier), pourquoi la force n’aurait-elle pas aussi son droit, comme toutes les autres facultés ?
La force fait partie de l’être humain, par conséquent, « elle est comme toutes nos autres puissances,
sujet et objet, principe et matière de droit. Elle est une des mille faces de la Justice » (La guerre et la
paix, tome 1, op.cit., p. 139).
47. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 142.
48. Ibid., p. 111.
49. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 142-143.
50. F. Nietzsche, La volonté de puissance, Paris, 1947, t. I, liv. I, § 316, p. 148, cité par Freund,
in L’essence du politique, p. 475.
51. M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, Paris, 1947, préface, p. XXVIII, cité par Freund,
in L’essence du politique, op.cit., p. 505.
52. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 505.
53. Pour Freund en effet, « la faiblesse politique de l’arbitrage a sa source dans le décalage entre
l’égalité juridique des souverainetés et leur inégalité politique fondée sur la puissance politique que
chacune représente. » (Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 503.) Freund ici pointe un réel
problème mais n’apporte aucune solution, sans doute parce qu’il n’en existe pas pour lui qui ne
soient « utopiques ».
54. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 499.
55. Ibid., p. 478.
56. C’est ainsi que pour Freund, notamment par le biais de la diplomatie, la ruse est « un
élément de perfectionnement et d’humanisation des relations interhumaines et interétatiques »
(Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 744).
57. Ibid., p. 632.
58. Ibid., p. 633.
59. « Une monarchie universelle serait la fusion de toutes les forces, par conséquent la négation
de l’antagonisme, l’immobilisme absolu ; une fédération universelle aboutirait à l’inertie de ces
mêmes forces par leur soumission à une autorité commune (…). Le système politique de l’humanité
est un équilibre général des États, sollicités et limités les uns par les autres, et dans lequel la liberté et
la vie résultent incessamment de l’action réciproque, je dirai presque de la menace mutuelle », La
guerre et la paix, tome 2, op.cit., p. 177.
60. « Je crois, non point à une abolition, mais à une transformation de la guerre, et par là
seulement à une rénovation intégrale des conditions de l’humanité en tout ce qui touche la religion,
les idées, le droit, la politique, l’art, le travail, les relations de famille et de cité. Sans cette foi intime,
que je tiens de la Révolution, je m’abstiendrais, comme d’un blasphème, de toute parole contre la
guerre ; je regarderais les partisans de la paix perpétuelle comme les plus détestables des hypocrites,
le fléau de la civilisation et la peste des sociétés » (La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 58).
61. La guerre et la paix, tome 2, op.cit., p. 165.
62. , Du principe fédératif, Tops/Trinquier, 1863, 1997, p. 243.
63. Du principe fédératif, op.cit., p. 110.
64. Jacob Taubes, En divergent accord : à propos de Carl Schmitt, Rivages, 2003.
65. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 757.

Chapitre XIV
Conflits, frontières et fédéralisme
1. Ibid., p. 33.
2. Ibid., p. 12.
3. Ibid., p. 82.
4. Ibid., p. 201-202.
5. Ibid., p. 83.
6. Ibid., p. 202.
7. Remarquons que pour Balibar, « nul ne peut définir la différence entre un symbole religieux
et un symbole profane autrement que par une référence tautologique à ce qui a été, de proche en
proche, identifié comme “religion” (…). », Balibar, La crainte des masses, Galilée, 1997, p. 390.
8. E. Balibar, La crainte des masses, p. 390. Carl Schmitt est sans doute celui qui a le mieux
saisi cette dimension : « On peut (…) qualifier le nomos de rempart parce que le rempart parce que le
rempart repose lui aussi sur des localisations sacrées. (…) c’est de l’unique nomos divin que “se
nourrissent” tous les nomoi humains » (Carl Schmitt, Le nomos de la terre, PUF, coll. « Léviathan »,
2001, p. 74).
9. Carl Schmitt, Politische Romantik (1919), Duncker und Humblot, 1998, p. 18.
10. Lettre à Pauthier du 13 Août 1843, reproduite en annexe de la Création de l’Ordre dans
l’Humanité, tome 2, Tops/Trinquier, 1996, p. 253.
11. Du principe fédératif, Tops/Trinquier, 1997, p. 66.
12. Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, Tops/Trinquier, 2000, p. 151.
13. H. Arendt, Between Past and Future : Six Exercices in Political Thought, New York, 1961,
p. 211.
14. Ibid., p. 212-213.
15. H. Arendt, On Revolution, New York, Viking Press, 1963, p. 246.
16. H. Arendt, Between Past and Future : Six Exercices in Political Thought, p. 214.
17. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, Garnier frères, p. 443.
18. La guerre et la paix, tome 2, Tops/Trinquier, 1998, p. 141.
19. Du principe fédératif, op.cit., p. 109.
20. Ibid., p. 109.
21. Cette classification a déjà été entreprise par de nombreux auteurs, entre autres Charles-
Philippe David (La guerre et la paix, Presses de Sciences Po, 2006), Robert Cooper (La fracture des
nations, Paris, Denoël, 2004) et même Carl Schmitt qui en son temps pouvait déjà retenir trois types
de guerre : celle de la guerre entre États (qui culmine à l’heure du Jus Publicum Europaeum), celle
dominée par l’intervention au nom du droit international, et la guerre asymétrique caractérisée par la
figure du partisan (cf. La notion de politique/Théorie du partisan, Flammarion, 1992).
22. Pierre Hassner, La terreur et l’empire, Le Seuil, 2003, p. 348.
23. Münkler a bien montré cela dans son ouvrage Les guerres nouvelles : « En déclarant qui
était ami ou ennemi, le souverain engageait obligatoirement tous ses sujets. En revanche, dans les
guerres nouvelles, c’est le commandant local, ou parfois même un simple chef de poste contrôle qui
décide si l’individu doit être traité en ami ou en ennemi. », Herfried Münkler, Les nouvelles guerres,
Alvik éditions, 2003, p. 68.
24. Sur cette reformulation des conflits de basse intensité, voir les travaux d’Arquilla et
Ronfeldt, plus spécialement Swarming and the Future of Conflict, Rand corporation, 2000, et
Networks and Netwars, Rand Corporation, 2002.
25. Voir Eyal Weizman, À travers les murs. La nouvelle guerre urbaine, Paris, La Fabrique,
2008.
26. Voir Mille plateaux, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Éditions de Minuit, 1982.
27. Propos rapportés par Eyal Weizman, op.cit., p. 45-46.
28. Les frontières « réticulaires » comme les aéroports, les gares ou les plates-formes logistiques
illustrent bien, comme autant de points de contrôle, ce phénomène. Cependant, bien que la technique
semble pouvoir faire fi des frontières matérielles grâce aux satellites et aux réseaux numériques, les
récentes déconvenues américaines en Irak mettent en évidence l’importance géographique, politique
et stratégique de la frontière.
29. Comme Jus in bello, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui visent à limiter la violence et
protéger les droits fondamentaux des personnes humaines.
30. « L’humanité en tant que telle ne peut pas faire la guerre, car elle n’a pas d’ennemi, du
moins sur cette planète. Le concept d’humanité exclut le concept d’ennemi parce que l’ennemi lui-
même ne laisse pas d’être un homme et qu’il n’y a là aucune distinction spécifique. Le fait que
certaines guerres soient menées au nom de l’humanité ne constitue pas une réfutation de cette vérité
simple, mais seulement un renforcement de la signification politique. Quand un État combat son
ennemi politique au nom de l’humanité, ce n’est pas une guerre de l’humanité mais bien plutôt une
de celles où un État donné affrontant l’adversaire cherche à accaparer un concept universel pour
s’identifier à celui-ci (aux dépends de l’adversaire) comme on abuse d’autre part de la paix, de la
justice, du progrès et de la civilisation en les revendiquant pour soi tout en les déniant à l’ennemi. Le
concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions
impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire, il est un véhicule spécifique de l’impérialisme
économique. On peut appliquer à ce cas, avec la modification qui s’impose, un mot de Proudhon :
“Qui dit humanité veut tromper.” Étant donné qu’un nom aussi sublime entraîne certaines
conséquences pour celui qui le porte, le fait de s’attribuer ce nom d’humanité, de l’invoquer et de la
monopoliser, ne saurait que manifester une prétention effrayante à faire refuser à l’ennemi sa qualité
d’être humain, à le faire déclarer hors la loi et hors l’humanité et partant à pousser la guerre
jusqu’aux limites extrêmes de l’inhumain. » (Carl Schmitt, La notion de politique, p. 96-97).
31. Philosophie de la misère, tome 1, Groupe Fresnes-Antony, 1846, 1983, p. 9.
32. J. Derrida, La bête et le souverain, Galilée, 2008, p. 107. Proudhon insiste notamment sur le
danger d’une métaphysique du droit comme on peut concevoir une métaphysique des droits de
l’homme : « L’égalité civique et la fraternité humaine ne reposent pas sur une métaphysique du droit
pas plus que sur la participation aux mêmes sacrements ; elles reposent sur l’équivalence des facultés,
des services, des produits. » (Proudhon, La guerre et la paix, tome 2, p. 174). Et d’ajouter que ce
n’est pas en « donnant » la liberté aux hommes que l’on fait d’aux des hommes libres : encore faut-il
qu’ils en soient dignes et qu’ils soient « éduqués » pour arriver à l’autonomie (Proudhon parle
notamment de « démopédie »).
33. Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les
prairies ordinaires, 2009, p. 94.
34. Ibid., p. 203.
35. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 1, Éditions du monde libertaire, 1977,
p. 205.
36. France et Rhin, op.cit., p. 83. À cela Proudhon ajoute qu’il est nécessaire d’aller plus loin
en distribuant la souveraineté et par la même occasion la propriété afin de réduire les inégalités entre
États : « Loi d’équilibre entre les États, loi d’équilibre au sein de chaque État : telle est la double
pensée sortie des délibérations de Munster et de Vienne. Actuellement il faut une troisième idée,
logiquement déduite des deux autres, qui les complète et les sanctionne ; qui, sans entrer dans le voie
dangereuse des remaniements de limites, neutralise, par la distribution intérieure de la souveraineté et
du gouvernement, les fâcheux effets de l’inégalité entre les États, et assure davantage la liberté des
peuples » (Si les traités de 1815 ont cessé d’exister, E. Dentu Libraire-Editeur, 1863, p. 108).
37. Le terme de « fédéralisme intégral » naît sous la plume d’Alexandre Marc qui, reprenant la
théorie du fédéralisme de Proudhon, entend se démarquer de fédéralisme hamiltonien, uniquement
politique, pour insister sur les dimensions politiques et économiques du fédéralisme.
38. Du principe fédératif, op.cit., p. 48.
39. Ibid., p. 273.
40. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 1, op.cit., p. 200.
41. Du principe fédératif, op.cit., p. 254.
42. Ibid., p. 86. Note de bas de page. Voir aussi sur une thématisation plus actuelle du
fédéralisme et du communalisme inspirée de Proudhon Michel Onfray, Décoloniser les provinces,
Éditions de l’observatoire, 2017.
43. La guerre et la paix, tome 2, op.cit., p. 164.
Chapitre XV
Radicalité révolutionnaire et extrémisme
1. Idée générale de la XIXe siècle, Tops/Trinquier, 2000, p. 260.
2. Hannah Arendt, De la révolution, Gallimard, 2013, p. 22.
3. Le Peuple, 17 octobre 1848.
4. Hannah Arendt, De la révolution, op.cit., p. 382.
5. , Le Peuple, du no 93 (19 février) au no 120 (19 mars 1849).
6. Lettre à Beslay du 25 Octobre 1861, cité par Henri de Lubac dans Proudhon et le
Christianisme, p. 73. C’est ainsi que Robespierre glorifiait les conditions, en l’occurrence la
souffrance et la misère, à des fins politiques, pour justifier la violence des masses qu’il se chargeait
d’instrumentaliser. Or « la Révolution, quand elle se détourna de la fondation de la liberté en faveur
de la libération de la souffrance, renversa les barrières de l’endurance et libéra, en quelque sorte, les
forces destructrices du malheur et de la misère, au lieu de fonder la libert. » (Hannah Arendt, De la
révolution, op.cit., p. 168-169).
7. J. Rancière, « La scène révolutionnaire et l’ouvrier émancipé (1830-1848) », Tumultes,
2003/1 (no 20), p. 60.
8. Confessions d’un révolutionnaire, Tops/Trinquier, 1997, p. 294.
9. De la capacité des classes ouvrières, tome 1, éditions du Monde Libertaire, 1977, p. 65.
10. Gabriel Rockhill, Critique et subversion dans la pensée contemporaine américaine, Le
Félin, 2010, p. 22.
11. Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, op.cit., p. 307.
12. Renaud Garcia, Le désert de la critique. Déconstruction et politique, L’échappée, 2015.
13. Jean Baudrillard, La société de consommation, Denoël, 1970, 2003, p. 277.
14. Dany-Robert Dufour, La Cité perverse, Gallimard, 2012, p. 381.
15. Jacques Bouveresse, Le monde diplomatique, Mars 2016.
16. Voir à ce sujet notamment Marie-José Mondzain, Confiscation des mots, des images et du
temps, LLL, 2017.
17. Jean-Claude Michéa, La double pensée, Flammarion, 2008, p. 17.
18. Contradictions économiques ou philosophie de la misère, p. 327, tome 3.
19. C. Castoriadis, « La révolution devant les théologiens », in Le monde morcelé, Les
carrefours du Labyrinthe 3, Seuil, 2000, p. 224.
20. La voix du peuple, no 194,14 avril 1850.
21. Castoriadis, « La révolution devant les théologiens », op.cit., p. 230.
22. De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Garnier frères, 1858, t. 2, p. 302.
23. Lettre à Maguet du 17 Août 1839 : « Sans l’Amitié, qu’est-ce que la vie de l’homme ? La
science dessèche et flétrit ; le pouvoir enivre et rend superbe, la dévotion sans charité n’est
qu’hypocrisie. Le riche m’est odieux pour son égoïsme ; l’amoureux me semble à plaindre dans son
indolence ; le voluptueux me dégoûte par sa mollesse. Mais que la divine Amitié vienne échauffer
nos âmes, et tout prend une face nouvelle, un brillant caractère. Plaisir, amour, pouvoir, richesse,
science, religion, l’Amitié sait tout agrandir : par elle tout devient plus aimable, plus beau, plus
sublime » cité par Pierre Haubtmann dans Proudhon, sa vie et sa pensée, 1809-1849, Beauchesne,
1982, p. 169.
24. Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir : Mai 68, la contre-révolution
libérale libertaire (1973), Éditions Delga, 2008, p. 184.

Conclusion
1. Paul Ricoeur, « Meurt le personnalisme, revient la personne… » (1983), in Lectures 2, Paris,
Seuil, 1999, p. 195.
2. Dans la même perspective il pouvait écrire : « Il ne s’agit pas d’imaginer, de combiner dans
notre cerveau un système que nous présenterons ensuite ; ce n’est pas ainsi qu’on réforme le monde.
(…)Personne sur terre n’est capable (…) de donner un système composé de toutes pièces et complet
qu’on n’ait plus qu’à faire jouer. C’est le plus damné mensonge qu’on puisse présenter aux
hommes » (Correspondance, I, Paris, Lacroix, 1875, p. 326).
3. Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, p. 14.
4. Hannah Arendt, L’impérialisme, Fayard, 2006, p. 45-48.
5. Ibid., p. 51.
6. Qu’est-ce que la propriété ?, Rivière, 1926, p. 325.
7. Emmanuel Mounier, « Révolution personnaliste » (1935), in Refaire la Renaissance, Paris,
Seuil, 1961, 2000, p. 87.
8. Hannah Arendt, « Politique et révolution » (1970), in Du mensonge à la violence, Paris,
Calmann-Lévy, 2006, p. 222.
9. Serge Audier, Le socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006.
10. Cf. Serge Audier, Le socialisme libéral, op.cit., p. 111.
11. Voir à ce sujet les travaux de Karl Polanyi, notamment La grande transformation, et plus
récemment ceux de Naomi Klein, notamment La doctrine du choc.
12. Les travaux de Arendt sur les origines du totalitarisme restent à cet égard d’une indéniable
actualité, ainsi que les écrits de Miguel Abensour sur la question du politique.
13. Rares sont les penseurs qui ont conçu un fédéralisme intégrant la dimension politique et
économique, avec un pouvoir qui ne vienne pas d’« en haut » mais d’« en bas ». Parmi ces rares
auteurs nous retrouvons Hannah Arendt, qui n’a malheureusement pas développé la chose mais
pouvait néanmoins tenir ces propos trop souvent oubliés : « J’aperçois (…) la possibilité d’aboutir à
une conception nouvelle de l’État. Un État constitué (…) à partir de conseils, auquel le principe de
souveraineté demeurerait totalement étranger, aurait admirablement vocation pour réaliser des
fédérations de types divers, en particulier parce que la base même de son pouvoir s’établirait sur un
plan horizontal et non vertical. Mais si vous me demandez à présent quelles peuvent en être les
chances de réalisation, je dois vous répondre qu’elles sont extrêmement faible, pour autant même
qu’elles existent. Mais, peut-être, après tout, avec la prochaine révolution… » (Hannah Arendt,
« Politique et révolution » (1970) in Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 241)
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LISTE DES ARTICLES

Certains chapitres ont paru dans une première version dans des revues
ou des ouvrages collectifs dont la liste est donnée ci-dessous.

I / Du chaos à l’ordre : Penser l’anarchie négative et l’anarchie positive. :


« Du chaos à l’ordre. Le principe d’anarchie dans l’œuvre de Proudhon »,
in Proudhon et l’anarchie, Paris, éditions Société P.J. Proudhon, 2012.
(Actes de colloque).
II / La condition humaine entre diabolique et symbolique. : « La condition
humaine entre diabolique et symbolique. Une lecture de Proudhon »,
Réfractions, hiver 2014.
III / Une philosophie du progrès sans progressisme : « Proudhon : une
philosophie du progrès sans progressisme », in Revue d’études
proudhoniennes, no1/2015.
V / L’art et la science de l’autogouvernement. : « L’art et la science de
l’autogouvernement. Perspectives à partir des œuvres de Proudhon et
Castoriadis », in L’art de gouverner : questions éthiques et politiques,
Peter Lang, 2013. (Actes de colloque).
X / Le juste, le Bien et l’anarchie. : « Le juste, le Bien et l’anarchie : une
lecture de Proudhon au-delà du clivage entre libéraux et
communautariens », in Proudhon et la morale, Paris, éditions Société P.J.
Proudhon, 2011. (Actes de colloque).
XI / Justice et utopie. « Justice et utopie : lire ensemble Ricoeur et
Proudhon », Philosophy today, août 2014.
XII / « Moment machiavélien », « moment proudhonien ». : « Moment
machiavélien, moment proudhonien », in Philosophies de l’anarchie,
Atelier de Création Libertaire, 2012. (Actes de colloque).
XIII / Guerre et paix. : « En divergent accord : Guerre et paix dans les
œuvres de Freund et Proudhon », in Julien Freund, la dynamique des
conflits, Berg international, 2010, p. 71-81. (Actes de colloques).
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www.cnrseditions.fr

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