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ISBN : 978-2-271-11957-5
Présentation de l’éditeur
Introduction
Création et historicité
Anarchie positive et pluralité
Ce qu’est le progrès
Ce qu’est la décadence
De l’espoir en l’avenir
Métaphysique de la représentation
Autonomie et immanence
Doxa et épistémè
Doxa
Épistémè
Action et décision politiques
Phronêsis et tragédie
Pluralisme et justice
Symbolique et émancipation
Paradoxes et contradictions
Dépasser les droits de l’homme
Droit et État
Droit et capitalisme
Le peuple en acte
Un socialisme libertaire
Justice et morale
Causalité et contradiction
Mutualité et justice
De la guerre
Amitié et inimitié
Misères du pacifisme
La force et le droit
Critique du cosmopolitisme
Le fédéralisme intégral de Proudhon
Chapitre XIV. Conflits, frontières et fédéralisme
L’État et ses frontières : une critique proudhonienne
La subjectivation révolutionnaire
Radicalité et extrémisme
Conclusion
Notes
Bibliographie
il n’y a plus ni morale ni justice ; il n’y a point de certitude du droit et du devoir : le juste et
l’injuste sont confondus, indiscernables. Je vous défie de me dire en quoi consiste l’outrage aux
mœurs, l’adultère, le parjure, le vol, la banqueroute et l’assassinat ; de me définir l’usure,
l’accaparement, la coalition, la concussion, la corruption de fonctionnaires, la fausse monnaie :
avec la liberté des feuilletons, des discours, des tableaux, des danses ; avec la liberté du
commerce et de l’industrie ; avec l’arbitraire des valeurs et la vénalité des charges ; avec les
circonstances atténuantes ; avec la liberté d’association, de circulation, de donation ; avec le
travailleur libre et la femme libre ! Non que je veuille, prenez-y garde, inculper la liberté ; je dis
seulement que (…) notre liberté, n’ayant ni lest ni boussole, est celle de tous les crimes, et notre
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ordre social une parfaite dissolution .
(…) c’est surtout dans le langage, création spontanée de son instinct, que l’homme a le mieux
suivi la loi des groupes et des divisions, à tel point que le langage n’est qu’un reflet des séries de
la nature. D’abord, emporté par son imagination et ses sens, l’homme n’aperçoit que l’être, la
substance indivise et infinie. Son premier langage est, comme cette conception indifférenciée,
formée de monosyllabes fixes et invariables. Mais bientôt il découvre dans cet infini substantiel
des mouvements, des forces, des collections, des groupes, des séries, des rapports ; aussitôt ses
vocables s’animent, se meuvent, se fléchissent, se différencient : substantif et qualificatif, verbe
et adverbe, article et préposition ; puis nombre, genre, dualité, déclinaison, temps et modes,
inflexions locatives, minoratives, augmentatives, etc., il y a expression pour tout. Sensible,
enfin, aux harmonies de la nature, l’homme voit partout le nombre, la cadence, l’alternance et la
période : et il rythme son langage, mesure sa phrase, cherche les consonances, déroule sa pensée
en pieds, en vers et en strophes ; puis, mariant la parole au chant, au jeu des instruments, aux
évolutions de la danse, il conçoit le drame et l’épopée. Les anciens philosophes nommaient Dieu
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l’éternel géomètre, ils pouvaient aussi bien l’appeler l’éternel musicien .
À partir de l’Un ou du chaos (ou les deux), il devient alors possible pour
l’homme de créer de l’ordre en séparant et en organisant ce qui lui
paraissait homogène : « Concevons un moment où l’Univers ne soit qu’un
tout homogène, identique, indifférencié, un chaos pour tout dire : la
Création nous apparaîtra sous l’idée de séparation, distinction,
circonscription, différence ; l’Ordre sera la série, c’est-à-dire la figure, les
lois et les rapports, selon lesquels chaque être créé se séparera de tout
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indivis . » De cette manière, la théorie de Proudhon échappe à la mise en
garde de René Girard qui souligne 26 que dans le plus célèbre fragment
d’Anaximandre, toutes choses émergent d’abord du chaos puis se
différencient pour finalement retomber dans l’abîme d’où elles sont sorties,
« en se punissant les unes les autres pour leur scélératesse selon l’ordre des
temps ». Autrement dit ici l’écart entre la différence et l’indifférenciation
s’effacerait devant la réciprocité de la violence mimétique. Or chez
Proudhon l’organisation de la différenciation ne se fait pas exclusivement
sur le fond d’un indéterminisme pur ou d’un chaos comme pure négativité :
elle suppose toujours la justice comme expression de l’équilibre des forces
et de la pluralité (qui ne se confond pas avec la multitude). En cela
l’éventuelle escalade de la violence est contenue dès lors précisément que la
différenciation va de pair avec la répartition de l’objet tel que l’autorité ou
le capital, limitant ainsi la lutte pour le monopole de l’objet du désir propre
à la rivalité mimétique.
Dès lors, donc, que l’homme conçoit la possibilité de différencier et de
séparer ce qu’il prenait pour l’Un, l’homme se rapproche de l’ordre.
Cependant, comme la langue, l’histoire, la politique, l’économie ou la
société demeurent une matière qui préexiste à l’homme. Aussi « L’homme
de lettres, poète ou prosateur, n’est pas le créateur de la langue ; il en est, si
l’on me permet l’expression socratique, l’accoucheur : c’est lui qui la
reconnaît, la dégage, la purge, puis la reproduit dans son œuvre, avec un
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surcroît de netteté, de force et d’éclat ». L’homme ne crée donc rien ex-
nihilo mais à partir de matériaux. Nous pouvons parler de création dans la
mesure où on l’identifie à ce que Proudhon appelle « surcroît », tout en
sachant que l’homme peut tout aussi bien magnifier ou massacrer la langue
selon qu’il se conforme à sa conscience qui l’informe de ce qu’est la
Justice. Nous pouvons cependant nous demander si l’anarchie négative du
commencement, sorte d’illusion de l’ordre, dont nous avons vu qu’elle va
de pair avec l’Un, avec l’archè, ne se double pas d’un chaos primordial
réel, sans archè, qu’il nous est nécessaire de reconnaître pour fonder
l’anarchie positive ou autonomie. C’est à partir de cette thèse du chaos que
Castoriadis, réinterprétant la philosophie grecque, va développer sa théorie
de la création et de l’historicité.
Création et historicité
« Chez Hésiode, au commencement était le chaos. Au sens propre et au
sens premier, chaos, en grec, signifie vide, néant. C’est du vide le plus total
qu’émerge le monde. Mais déjà chez Hésiode, l’univers est aussi chaos au
sens où il n’est pas parfaitement ordonné, c’est-à-dire où il n’est pas soumis
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à des lois pleines de sens . » Autrement dit le chaos étant au
commencement et continuant à inscrire sa marque dans l’ordre quel qu’il
soit indique que l’ordre du monde n’a pas de sens pour l’homme, pas de
telos. C’est en raison de l’antagonisme du cosmos et du chaos, et donc de la
reconnaissance de l’abîme sur lequel repose l’univers que les Grecs vont
créer l’activité philosophique. Le sens est la mise en forme de l’abîme :
« Tout aussi essentielle que la reconnaissance de l’abîme est la décision et
la volonté d’affronter l’Abîme. Il y a à faire, et il y a à penser et à dire –
dans un monde où rien n’assure, d’avance, la valeur du faire, la vérité du
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penser et du dire . » Contre l’historicisme qui suppose que les hommes
sont gouvernés par les lois de l’histoire, Castoriadis affirme l’historicité en
tant que domaine « praxique-poïétique » à partir duquel l’homme crée sa
propre histoire. Ici, la théorie de Proudhon peut être amendée et développée
par celle de Castoriadis. La notion d’imagination développée par celui-ci
peut ainsi être rapprochée de la notion d’intuition chez Proudhon dont il
écrit qu’elle est « une forme que notre âme, par la sensation, détache de
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l’infini, qui renferme toutes les formes possibles ». D’autre part,
Proudhon a plusieurs fois affirmé qu’une science universelle était
impossible et qu’il n’existait pas de loi de l’histoire déterminant l’homme,
donc par conséquent pas de telos fatal (se démarquant ici de l’historicisme
marxiste) : « Les idées d’intelligence et de cause finale sont étrangères à la
conception de l’ordre. En effet, l’ordre peut nous apparaître comme résultat
non prévu de propriétés inhérentes aux diverses parties d’un tout :
l’intelligence ne peut, dans ce cas, être assignée comme principe d’ordre. –
D’autre part, il peut exister dans le désordre une tendance ou fin secrète : la
finalité ne saurait être davantage être prise comme caractère essentiel de
31
l’ordre . » Toute théologie se calque sur celle que décrit Platon dans le
Timée : le démiurge utilise les eidè, c’est-à-dire les formes préexistantes
pour les modeler selon l’Idée éternelle d’un souverain Bien. Cette création
n’est donc pas une création ontologique radicale dans le sens où elle ne crée
pas un nouvel Eidos. Or la création sociale-historique suppose précisément
la possibilité d’une telle création sur fond d’un indéterminisme radical dont
est absente toute Idée d’un souverain Bien. Il devient alors possible
d’apparenter ce que Castoriadis appelle « création » au « miracle » dont
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parle Hannah Arendt pour penser la liberté . « Il y a du nouveau absolu »,
ce qui nécessite certes « des conditions nécessaires, mais ces conditions
(…) ne sont pas suffisantes, d’où la nouveauté de ce qui est créé en tant que
forme, en tant qu’eidos ; la création est ex nihilo mais elle n’est pas in
nihilo ni cum nihilo ; elle surgit quelque part et elle surgit moyennant des
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choses . » Si cette conception d’un chaos primordial permet en effet de
préserver de toute archè et de toute hétéronomie, tout en permettant la
possibilité de la mise en forme d’un ordre positif (à la différence de
l’anarchie de Levinas et de Heidegger), elle ne dit rien sur le contenu de
cette forme et de cette mise en sens. Ici Castoriadis ne conçoit que ce que
Proudhon appelle les séries idéelles et délaisse les séries réelles,
l’empêchant à la fois de penser la dialectique, l’histoire et la praxis 34. Ainsi,
« (…) dans la série réelle, il y a une nature, un quelque chose qui résiste,
qui se défend, qui veut rester ce qu’il est, et se brise plutôt que de se
soumettre à aucune métamorphose, à la plus légère altération ; quelque
chose de plus que le poids, la couleur, le mouvement, la figure, la série ;
quelque chose enfin d’intraitable à la pensée de l’homme. Au contraire,
dans la série idéelle, les unités peuvent être transposées, retournées, sans
cesser d’être elles-mêmes et de former des séries 35 ». C’est qu’il existe une
grande différence entre le passage du Néant à l’Être qui suppose une cause
première et une création par Dieu, et le passage du désordre à l’ordre qui
suppose que le monde est toujours déjà là. Or, la conception
« créationniste » de l’ordre chez Castoriadis ne nous permet pas de savoir
ce sur quoi nous pouvons agir et par conséquent ce qu’il nous est permis
d’espérer 36. Le passage progressif d’une anarchie négative à une anarchie
positive s’inscrit nécessairement dans une histoire qui nous lègue un
héritage, bon et/ou mauvais, et qu’il s’agit de retransmettre en faisant en
sorte qu’il soit plus juste. « Nos pères nous ont transmis de la Société une
forme particulière ; nous en transmettons une autre à nos neveux : là se
borne notre science, si c’en est une ; là se réduit l’exercice de notre liberté.
C’est donc sur nous-mêmes que nous devons agir, si nous voulons influer
sur la destinée du monde ; c’est le passé de nos aïeux que nous avons à
exploiter, en réservant l’avenir de nos descendants 37. » Proudhon,
cependant ne verse pas plus dans un historicisme que dans un progressisme
naïf. L’histoire est souvent souterraine : « Au-dessous de l’appareil
gouvernemental, à l’ombre des institutions politiques, loin des regards des
hommes d’État et des prêtres, la société produisait lentement et en silence
son propre organisme ; elle se faisait un ordre nouveau, expression de sa
vitalité et de son autonomie, et négation de l’ancienne politique comme de
l’ancienne religion 38. ». L’histoire ne serait pas ainsi la succession d’actes
de création mais constituerait un mouvement où les ruptures ne sont
souvent que les faces immergées de l’iceberg. D’autre part, elle est tissée de
micro-évènements ou relations, prenant ainsi le cours que l’humanité veut
bien lui faire prendre : « Les idées de continuité et de progression semblent
même s’exclure : qui dit progrès dit nécessairement succession, transport,
croissance, passage, addition, multiplication, différence, série enfin ; en
sorte que l’expression mouvement continu n’est pas autre chose qu’une
métaphore. Le mouvement est la série de la force, comme le temps est la
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série de l’éternité . » Ainsi « la force vitale qui nous anime est comptée,
pesée, mesurée, sériée : si elle était continue, elle serait indivisible, et nous
serions immortels 40 ».
Après une critique systématique des différentes idées de progrès issues
notamment des lumières (de Condorcet à Hegel), Proudhon pose la
question : « Qu’est-ce donc que le progrès, si nous ne devons le chercher ni
dans notre corps, ni dans notre intelligence, ni dans notre richesse, ni dans
notre vertu, ni dans notre idéal 41 ? » Proudhon fixe le point de départ de sa
théorie « dans la Justice, d’où le mouvement devra s’irradier, soit pour le
bien, soit pour le mal, sur toutes les facultés de l’être humain, collectif et
individuel », ce mouvement ayant « pour moteur la Liberté. (…) Le
mouvement de la Justice peut s’opérer de deux manières, selon qu’elle est
en développement ou en rétrogradation. » Dans le premier cas, il s’agit de la
« Sanctification ou perfectionnement de l’humanité pour elle-même », c’est
le progrès ; dans le second cas, nous avons la « corruption de l’humanité par
42
elle-même », c’est la décadence. Cette philosophie de l’histoire autorise
Proudhon à distinguer les faits anté-normaux et les faits anormaux. Les faits
anté-normaux sont antérieurs à l’ordre, ce sont les cas par exemple de la
religion ou de la royauté qui sont appelés à se transformer. Ils s’inscrivent
dans une certaine linéarité de l’histoire : on ne songerait pas par exemple à
la possibilité de résurgence des religions premières dans l’Occident actuel.
Les faits anormaux sont en revanche des anomalies, comme l’esclavage et
la tyrannie, et sont appelés à disparaître complètement avec l’ordre. Elles
peuvent cependant être de tous temps et de tous lieux dès lors que
l’humanité se détourne de la Justice.
Anarchie positive et pluralité
« L’ordre n’est point quelque chose de réel, mais seulement de formel ;
c’est l’idée inscrite dans la substance, la pensée exprimée sous chaque
collection, série, organisme, genre et espèce, comme la parole dans
l’écriture 43. » Ici, le rapprochement avec la pensée de Simondon nous paraît
intéressant pour préciser et développer celle de Proudhon quant à la
médiation qui s’opère entre la forme et la matière dans un champ
d’immanence. Dans les premières pages de sa thèse, L’individuation à la
lumière des notions de forme et d’information, Simondon établit que la
mise en forme ne résulte pas de l’imposition d’une forme sur une matière,
comme si la forme et la matière étaient hétérogènes. « Donner une forme à
l’argile, ce n’est pas imposer la forme parallépipédique à de l’argile brute :
c’est tasser de l’argile préparée dans un moule fabriqué 44. » Ainsi ce n’est
pas tant le moule qui impose sa forme de l’extérieur que l’argile qui prend
forme grâce à lui, ce produisant un équilibre des forces, puisque « c’est en
tant que forces que matière et forme sont mises en présence 45 ». Ainsi « Le
moule limite et stabilise plutôt qu’il n’impose une forme 46 ». Par un
processus de médiations entre forme et matière sur un plan d’immanence,
résultant d’un équilibre des forces, l’ordre peut ainsi émerger du chaos,
c’est-à-dire de l’indéterminé et de l’homogène. Pour ceux qui occupent la
place de l’archè, gérant tant bien que mal l’anarchie négative, cela ne va
évidemment pas de soi : les politiques, « quelle que soit leur bannière,
répugnent invinciblement à l’anarchie, qu’ils prennent pour le désordre ;
comme si la démocratie pouvait se réaliser autrement que par la distribution
de l’autorité, et que le véritable sens du mot démocratie ne fût pas
destitution du gouvernement 47 ». La distribution de cette autorité suppose la
réappropriation par les forces collectives de leur pouvoir de décision
concernant la chose publique (dans la mesure où cela les concerne),
distribution dont le corollaire indispensable est la réappropriation par les
forces collectives du surplus économique qu’elles ont produit et des moyens
de production (sur le mode de la socialisation). Pour ce faire, comme nous
l’avons vu, il s’agit de procéder à une opération de séparation qui, à
l’inverse de l’aliénation qui coupe les forces collectives de ce qu’elles
peuvent, permet l’exercice de l’autonomie : il faut ainsi, « pour qu’une
nation se manifeste dans son unité, que cette nation soit centralisée dans sa
force militaire, centralisée dans son agriculture, son industrie et son
commerce, centralisée dans ses finances, centralisée en un mot dans toutes
ses fonctions et facultés ; il faut que la centralisation s’effectue de bas en
haut, de la circonférence au centre, et que toutes les fonctions soient
indépendantes et se gouvernent chacune par elle-même 48 ». La société ainsi
organisée ne « reconnaît plus d’autorité personnelle, parce qu’en elle,
comme en tout être organisé et vivant, comme dans l’infini de Pascal, le
centre est partout, la circonférence nulle part 49 ». L’ordre social, expression
de la pluralité du social constitue ainsi un agencement d’êtres collectifs
autonomes qui coopèrent, se mesurent les uns les autres et se coordonnent
dans des rapports de « commutation ». Que l’un de ces groupes soit mis en
difficulté, et la solidarité qui résulte des associations et des contrats fasse
son œuvre, le corps social se régénère lui-même grâce à la puissance
publique (pendant de la raison collective).Pour ainsi dire, « (…) le
gouvernement n’existe plus, puisque, par le progrès de leur séparation et de
leur centralisation, les facultés que rassemblait autrefois le gouvernement,
ont toutes, les unes disparu, les autres échappés à son initiative : de
l’anarchie est sorti l’ordre 50 ».
Chapitre II
L’équité est la sociabilité élevée par la raison et la justice jusqu’à l’idéal ; son caractère le plus
ordinaire est l’urbanité ou la politesse, qui, chez certains peuples, résume à elles seule presque
tous les devoirs de société. Or, ce sentiment est inconnu des bêtes, qui aiment, s’attachent et
témoignent quelques préférences, mais qui ne comprennent pas l’estime, et dans lesquelles on
ne remarque ni générosité, ni admiration, ni cérémonial. Ce sentiment ne vient pas de
l’intelligence, qui par elle-même calcule, suppute, balance, mais n’aime point, qui voit et ne sent
pas. Comme la justice est un produit mixte de l’instinct social et de la réflexion, de même
l’équité est un produit mixte de la justice et du goût, je veux dire de notre faculté d’apprécier et
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d’idéaliser .
Tragédie et anarchie
L’avènement des sociétés dites « séculières » a impliqué avec la
présumée mort de Dieu la dissolution des repères de la certitude.
L’ouverture des possibles et des remises en question radicales induisait
alors une angoisse non moins radicale (c’est pourquoi progressisme et
catastrophisme sont toutes deux filles de la modernité). L’actuelle question
du rapport à la nature s’inscrit dans cette indétermination profonde qui
appelle précisément certaines déterminations politiques. Prenant conscience
qu’il est la seule espèce à pouvoir détruire l’environnement auquel il
appartient, l’homme recherche des limites à sa toute-puissance (reste à
savoir selon quelles modalités : retour au sacré, procédure démocratique,
gouvernance économique,…). Dieu est mort et l’homme est nu : la
dissolution des repères de la certitude s’est accompagnée d’une réflexivité
relative à l’infini des possibles et la conjuration des dangers dont ces
possibles sont porteurs. Problématique déjà posée en profondeur à la fin du
e
XIX siècle par Dostoïevski et Nietzsche qui ont vu dans l’avènement de la
« Depuis que la notion de Progrès s’est glissée dans les esprits, l’Absolu
ayant conservé la plupart des positions, le chaos est dans toutes les têtes ; et
comme le Progrès, à un degré quelconque, s’impose à tous avec une force
invincible, le plus fou est encore celui qui, en croyant s’en débarrasser, a la
prétention de ne pas paraître fou 1. »
Misères du progressisme
Commençons donc par examiner ce que Proudhon écrit des penseurs
progressistes : « On me dit, je résume en quelques mots la théorie des
progressistes : c’est dans l’esprit général des sociétés, dans l’organique de la
civilisation, qu’il faut chercher le progrès, et c’est là que l’histoire
universelle le montre. L’esprit social n’est pas le même en Orient, dans la
Grèce, l’empire romain, le monde chrétien ; il va s’améliorant, s’épurant de
siècle en siècle, changeant ses formes. À cet égard la civilisation ne fait que
continuer l’échelle des êtres, que la Nature a conçus et organisés selon une
série ascendante, image première et paradigme du progrès. J’avoue que j’ai
été autrefois dupe de ce bilboquet physiologico-politique, qui n’a pas tenu
longtemps devant l’examen 3. »
Tel est maintenant le dilemme qui, grâce à ces intelligents progressistes, nous éventre de ses
deux cornes : Ou la fatalité pure, telle qu’on la trouve au fond de toutes les philosophies de
l’histoire, d’après Aristote, Machiavel, Vico, Herder, Hegel, Saint-Simon, Fourier et leurs
disciples ; ou la religion, c’est-à-dire une nature imparfaite, une terre maudite, une civilisation
tourmentée, sans principe ni fin assignable ; une humanité pécheresse et lâche, attendant de
Dieu son expiation et sa délivrance, par conséquent sans moralité et sans valeur. Faut-il, après
cela, nous étonner des titubations du peuple français ? Quand l’élite d’une nation, préparée par
une longue tradition, une ample philosophie, une science prodigieuse, aboutit à de telles folies,
que voulez-vous que devienne la multitude affamée et sans lettres ? Les sages déraisonnent, et le
5
peuple fait ses bamboches .
Ce qu’est le progrès
Dans sa Philosophie du progrès, Proudhon définit le progrès comme
étant essentiellement un mouvement perpétuel s’opposant en cela aux idées
fixes, toujours potentiellement réactionnaires. D’aucuns ont vu dans cette
définition l’illustration d’un Proudhon typiquement progressiste 6. C’est
cependant méconnaître toute une partie de l’œuvre de Proudhon qui entend
préciser cette affirmation sommaire. Ainsi, dans De la justice dans la
Révolution et dans l’Église : « Progrès est plus que mouvement, et l’on n’a
pas le moins du monde prouvé qu’une chose est en progrès quand on a
prouvé qu’elle se meut 7. » Autrement dit, une simple mécanique ne saurait
valider en soi la direction prise : la liberté de se mouvoir ne peut être jugée
qu’à l’aune du criterium de la justice. D’autre part, si Proudhon a pu dans
un premier temps sembler céder aux sirènes du scientisme de son siècle
prétendant découvrir les lois universelles de l’histoire, il s’en est vite
détaché. Cette ambition prométhéenne est aussi absurde et dangereuse que
les utopies qui ont très vite fait l’objet de critiques acerbes de sa part :
« Exposer les lois de la Providence, ou, comme nous disons aujourd’hui, du
progrès, ce n’est point, ainsi que l’essayèrent Bossuet, Vico et d’autres,
trouver une formule applicable à la totalité du sujet historique, l’histoire, à
ce point de vue, est une impossibilité, une chimère 8. »
Mais alors, que peut donc recouvrir l’idée de progrès chez Proudhon si
elle ne correspond pas à cette linéarité qu’on lui attribue si souvent ? « […]
le Progrès est avant tout un phénomène de l’ordre moral, dont le
mouvement s’irradie ensuite, soit pour le bien, soit pour le mal, sur toutes
les facultés de l’être humain, collectif et individuel. Cette irradiation de la
conscience peut s’opérer de deux manières, selon qu’elle suit la voie de la
vertu ou celle du péché. Dans le premier cas je l’appelle Justification ou
perfectionnement de l’humanité par elle-même ; elle a pour effet de faire
croître indéfiniment l’humanité en liberté et en Justice ; par suite, de
développer de plus en plus sa puissance, ses facultés et ses moyens, et
conséquemment de l’élever au-dessus de ce qu’il y a en elle de fatal : c’est
en cela […] que consiste le Progrès. Dans le second cas, je nomme le
mouvement de la conscience Corruption ou dissolution de l’humanité par
elle-même, manifestée par la perte successive des mœurs, de la liberté, du
génie, par la diminution du courage, de la foi, l’appauvrissement des
races, etc. : c’est la décadence. Dans les deux cas, je dis que l’humanité se
perfectionne ou se défait elle-même, parce que tout dépend ici,
exclusivement, de la conscience et de la liberté, en sorte que le mouvement,
ayant sa base d’opération dans la Justice, sa force motrice dans la liberté, ne
peut plus conserver rien de fatal 9. »
Ce qu’est la décadence
Une véritable théorie du progrès ne peut paradoxalement mais
logiquement se concevoir que si elle suppose de bien comprendre ce qu’est
la décadence. Quel est le processus qui conduit les hommes à se détourner
de la Justice ? « La foi à la Justice ébranlée, l’idéal qui la soutenait, et qui
par elle protégeait la cité et la famille, cet idéal détruit, un autre va prendre
sa place. Car, ainsi que nous l’avons dit, l’homme est idéaliste ; tant qu’il
lui reste l’intelligence, il est mené par l’idéal. La sollicitation des sens a sur
lui beaucoup moins de prise qu’on ne croit ; elle se réduirait à peu de chose,
et le péché compterait à peine dans l’existence, s’il n’avait pour cause
directe que l’appétit sensuel. Ce sera toujours l’idéal qui servira de mobile
aux actions humaines : seulement, au lieu de représenter la Justice, il
relèvera de l’intérêt 13. » S’ensuit une décomposition de l’ordre social, une
corruption des mœurs et une disparition de la foi publique qui affecte les
institutions : « En vain alors les lois se multiplient ; la mauvaise conscience
est encore plus féconde : chaque décret du législateur lui apporte de
nouveaux moyens de se soustraire à la loi […]. Que la dictature s’empare
du gouvernement, et entreprenne, comme Auguste, de régénérer les mœurs :
elle ne servira qu’à mettre en relief la dissolution universelle, et finira par
être elle-même bientôt submergée. Pas de puissance qui tienne tête à la
conjuration des iniquités de tout un peuple. Sous une apparence de paix, la
société est à l’état de guerre ; elle se consume de ses propres feux 14. »
Très tôt, Proudhon est saisi par le vertige du mystère divin, « Je pense à
Dieu depuis que j’existe, et ne reconnais à personne plus qu’à moi le droit
d’en parler. 1 » Ses digressions théologiques et métaphysiques, mêlées à des
considérations économiques ou politiques, furent l’objet de vives attaques
de la part de ses contemporains auxquels il pouvait rétorquer : « Qu’on se
raille, si l’on veut, de mes prétentions théologiques : c’est une étude que je
n’ai jamais quittée, et qui me paraît encore la plus belle de toute et la plus
féconde. C’est au désir de pénétrer les mythes religieux que je dois d’avoir
appris le peu que je sais 2. » C’est que pour Proudhon, la question de Dieu et
la question religieuse sont des problèmes sérieux que l’on ne peut balayer
d’un revers de main comme le firent les scientistes, rationalistes ou
matérialistes de son temps et comme le font encore ceux du nôtre. Aussi
peut-il affirmer dans un paradoxe tout proudhonien : « Dieu est nécessaire à
la raison, mais repoussé par la raison 3. » Le moins que l’on puisse dire,
c’est que l’humanisme feuerbachien triomphant ne le satisfait pas : le
remplacement de Dieu par l’homme constitue pour lui au mieux une erreur
logique, au pire une catastrophe morale et politique : « Les dieux sont
partis : l’homme n’a plus qu’à s’ennuyer et mourir dans son égoïsme.
Quelle effrayante solitude s’étend autour de moi et se creuse au fond de
mon âme ! Mon exaltation ressemble à l’anéantissement, et depuis que je
me suis fait Dieu, je ne me vois plus que comme une ombre 4. »
Ce que nous voudrions montrer ici, avec en considération le fait que la
question métaphysique occupe une place d’arrière-plan fondamentale dans
l’œuvre de Proudhon, tient en trois points. Tout d’abord, il s’agirait de
montrer en quoi l’antithéisme de Proudhon nous permet de saisir les sous-
bassement d’une philosophie politique où la prise en compte de l’absolu et
l’équilibre des forces constituent des éléments fondamentaux. Ensuite, nous
nous efforcerons de montrer en quoi Proudhon est susceptible d’occuper
une place non négligeable dans ce que l’on a pu appeler la « querelle de la
sécularisation 5 ». Il s’agira alors de comparer sa pensée notamment avec les
théories de Schmitt, Peterson et Blumenberg. Enfin, nous nous pencherons
sur les solutions plus proprement politiques de Proudhon qui, nous le
verrons, sont en résonance avec sa pensée théologique, tout en émettant
l’hypothèse qu’il pourrait bien être un penseur de la tragédie ayant assimilé
l’héritage chrétien.
Nous ne possédons pas une seule idée qui ne couvre un absolu, et qui ne tombe, si l’absolu lui
est retiré : notre science, tout expérimentale qu’elle soit, ne subsiste que de la découverte et de
l’affirmation de l’absolu ; en même temps qu’elle est une classification de faits, un dégagement
de rapports, une formule de lois, elle est une construction de l’absolu. Elle ne serait rien si elle
ne concluait toujours par l’absolu. Or, l’athéisme niant, et cela sans motif, ce que l’entendement
de toute nécessité suppose, un substratum des phénomènes, nie par là même la légitimité de tous
les concepts ; il s’interdit la science. Un athée n’eut pas découvert l’attraction. Une telle
négation est du chaotique, du nihilisme ; pis que tout cela, faiblesse de cœur, toujours de la
13
religion .
La religion, en affirmant Dieu, aboutit à l’absolutisme, à la
prépondérance d’une « Souveraineté » sur toutes les autres forces,
empêchant de ce fait tout antagonisme et toute pluralité au profit d’une
unité transcendante. Quant à l’athéisme, il aboutit, lui aussi, à l’absolutisme
d’une manière inverse à celle de la religion : en niant toute existence
d’absolu il revient à affirmer le néant qui n’est autre lui aussi qu’un absolu
d’autant plus redoutable qu’il est le seul existant. L’antagonisme ici n’est
pas seulement empêché, il est surtout impossible. Au fond, la religion
14
autant que l’athéisme participent à la même négation de l’antagonisme
des forces, nécessaire au développement de l’autonomie et d’une liberté
réelle. Ils ne permettent pas de comprendre quelle position l’homme doit
avoir vis-à-vis de l’absolu et quelle relation il doit composer avec lui.
Proudhon, en se focalisant sur la source, c’est à dire à Dieu (incarnation
suprême de l’Absolu), accorde une attention toute particulière « au système
15
catholique, le plus complet de tous et le plus rationnel dans sa déraison »,
laissant le soin à ses lecteurs d’en tirer les conclusions pour les systèmes
sécularisés qui relèvent du même principe. En effet selon lui, « Aux
théologiens ou théodiciens il faut joindre la multitude des réformateurs qui,
tout en se séparant de l’Église et du théisme même, restent fidèles au
principe de subordination externe, mettant à la place de Dieu la Société,
l’Humanité, ou toute autre Souveraineté, plus ou moins visible et
respectable 16 ». Proudhon ici se fait critique de ce que Voegelin appellera
les religions politiques ou Aron les religions séculières, mais aussi d’une
certaine idéologie du progrès qui se veut messianique et que Karl Löwith a
analysé dans son ouvrage Histoire et salut, intégrant d’ailleurs Proudhon, à
tort nous semble t-il, dans un tel mouvement. Tout ceci nous amène à nous
demander quelle place occupe Proudhon dans la querelle de la
sécularisation qui soulève les questions suivantes : la religion occupe-t-elle
toujours une dimension politique dans la modernité ? L’État moderne est-il
le produit d’une sécularisation-transfert ou d’une sécularisation-
liquidation ? Toute philosophie de l’histoire ou du progrès n’est-elle que la
reproduction d’une histoire religieuse du salut ? Finalement, quelle est la
« légitimité des temps modernes » ?
Ici les propos de Kelsen méritent d’être cités in-extenso dans la mesure
où ils sont susceptibles de prolonger les réflexions de Proudhon :
Dieu, étant l’auteur du statut moral imposé à l’humanité, ne peut pas lui-même, dans son
administration cosmique, y être astreint. (…) La dérogation à la Justice par l’auteur même de
42
toute Justice est la plus grande preuve de la révélation : elle nous prouve qu’il existe
véritablement un Dieu, prévoyant et libre, édictant dans la plénitude de sa liberté les lois du
monde et de l’humanité, et jusqu’aux vérités mathématiques comme le dit Descartes. Ôtez en
Dieu cette faculté de se soustraire aux lois qu’il a faites, d’y déroger, d’en suspendre l’action, et
Dieu redevient, comme les fantômes du paganisme, sujet de la nécessité, du fatum ; pour mieux
dire, il n’y a plus de Dieu. Tel est donc le gouvernement providentiel ; tel sera, nous l’avons
montré, le gouvernement typique ou sacerdotal ; tel devra être à son tour le gouvernement
43
laïque, qui n’en est qu’une dérivation .
Faut-il pour autant voir dans cette analogie entre Dieu et l’État une
sécularisation-transfert qui serait pour Proudhon une façon de délégitimer
les temps modernes ? La comparaison de sa position avec celles de Schmitt
et Blumenberg pourrait nous permettre d’entendre une nouvelle voix dans
ce qu’il est convenu d’appeler la querelle de la sécularisation.
Pour Schmitt donc, de même que pour Proudhon, les concepts de l’État
moderne sont des concepts théologiques sécularisés, tant d’un point de vue
purement analogique où l’exception par exemple équivaut au miracle,
qu’historique. Si cette dimension historique n’est pas développée par
Schmitt, le grand historien Ernst Kantorowicz s’en chargera dans quelques
études, notamment dans « Mystères de l’État » où il écrit que « Quand la
Nation chaussa enfin les mules pontificales du prince, l’État Absolu
moderne, même sans prince, fut alors en mesure de revendiquer, comme
50
une Église pouvait le faire ». Pour Schmitt, l’état ultérieur d’un processus
n’est possible et compréhensible qu’à la condition de présupposer son état
antérieur. La catégorie de « sécularisation » présuppose alors un noyau
« absolu » et métaphysique qui transcende les transformations politico-
sociales. « Un contenu spécifique déterminé est expliqué par un autre, qui le
précède, et de telle sorte que la transformation de l’un en l’autre, qui est
l’objet de cette affirmation, n’est ni une intensification ni une élucidation,
mais une aliénation de la signification et de la fonction originelle 51. »
Blumenberg pense alors saisir l’essentiel de la théorie de Schmitt dans le
processus de transformation substantialiste et continuiste de transformation
d’un état (économique, politique, social,…) à un autre, interprétant de cette
manière la théorie de la sécularisation comme une véritable philosophie de
l’histoire, voire comme une théologie de l’histoire. Pour Blumenberg au
contraire, l’histoire de l’humanité est marquée par un enchaînement de
problématiques toujours largement en avance sur les réponses. C’est ainsi
que la naissance de la modernité est une « tentative visant à répondre à une
question médiévale avec les moyens post-médiévaux disponibles 52 ». En ce
sens, le commencement de la modernité est marqué par un excès de
question caractérisé notamment par une « crise de la certitude ». Pour
Blumenberg, donc, la notion de sécularisation est délégitimante car elle
suppose une vision substantialiste de l’histoire avec une origine et une fin,
ce qui ne permet pas de prendre en compte la spécificité des Temps
modernes qui consiste pour la première fois à s’affirmer en tant qu’époque
et à poser les bases de ses propres fondations. Peu importe si les notions de
table rase et d’évènement fondateur, mis en pratique pour la première fois
par les révolutionnaires français, sont une illusion : la dimension
performative de la modernité comme auto-fondation lui confère son
caractère légitime. Quelle est la position de Proudhon dans cette querelle ?
Il est clair qu’elle n’est pas spécifiquement celle d’un anti-moderne
puisqu’il voit dans la révolution de 1789 un moment fondateur dans la
reconnaissance du droit humain contre le système de droit divin. En cela, il
admet le progrès réalisé grâce aux penseurs du droit naturel. Cependant
pour Proudhon, il n’existe pas a priori de « légitimité des temps modernes »
marquant une rupture séparant fondamentalement des époques, mais bien
un vaste mouvement qu’il appelle Révolution et qui n’est autre que la
manifestation de la Justice dans l’histoire. La vérité, dans le mouvement de
la civilisation, reste toujours identique, toujours ancienne et toujours
nouvelle : la religion, la philosophie, la science, ne font que se traduire » 53.
Il serait par ailleurs intéressant d’approfondir la notion de traduction chez
Proudhon dans son rapport au concept de sécularisation, en ce qu’il
implique à la fois une dimension substantielle et une dimension de
perpétuel commencement.
La révolution démocratique a donc bien sûr sa place dans ce processus
qui est, rappelons-le, non nécessairement linéaire, mais Proudhon ne la
fétichise pas. Si la déclaration des droits de l’homme ouvre certes une
brèche dans le système transcendant, il serait pour le moins naïf d’avancer
que cette révolution a permis la mise en place réelle d’un régime de
l’autonomie (bien qu’il existe certes une dimension performative de
l’imaginaire démocratique). De plus, nous savons à quel point Proudhon fut
critique des révolutionnaires précisément en ce qu’ils consacraient la notion
de table rase en tirant leur légitimité d’un mythe fondateur, immanent
certes, mais qui relayait fonctionnellement le mythe transcendant. En vertu
de l’idéo-réalisme de Proudhon, nous pourrions dire qu’il partagerait
l’idéalisme de Blumenberg lorsqu’il affirme que la légitimité de l’âge
moderne réside dans sa capacité à se soustraire à un absolutisme vécu, que
ce soit celui de la transcendance ou de l’immanence, s’il était contrebalancé
par le réalisme d’un Schmitt qui affirme la persistance du schème
théologico-politique au sein de la modernité. Néanmoins, si Proudhon
partage avec Blumenberg son rejet de l’absolu 54, ce contre Schmitt, il ne le
suivrait sans doute pas dans sa vision du polythéisme et du mythe entendus
comme armes susceptibles de combattre tout absolutisme consubstantiel
aux monothéismes. Il préfère regarder l’absolu en face pour mieux le
combattre et concevoir un équilibre des forces. En cela, nous émettrons
l’hypothèse qu’il réhabilite une politique du tragique tout en intégrant
l’héritage chrétien qui pose l’existence de l’absolu et de la transcendance.
La liberté est de deux sortes : simple, c’est celle du barbare, du civilisé même qui ne reconnaît
d’autre loi que celle du chacun chez soi, chacun pour soi ; composée, lorsqu’elle suppose, pour
son existence le concours de deux ou plusieurs libertés. Au point de vue barbare, liberté est
synonyme d’isolement : celui-là est le plus libre dont l’action est la moins limitée par celle des
autres ; l’existence d’un seul individu sur toute la face du globe donnerait ainsi l’idée de la plus
haute liberté possible. – Au point de vue social, liberté et solidarité sont termes identiques : la
liberté de chacun rencontrant dans la liberté d’autrui, non plus une limite, comme dans la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793, mais un auxiliaire, l’homme le plus
58
libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables .
On parle de séparation des pouvoirs ; quelle séparation des pouvoirs ? Le parti majoritaire
dispose du pouvoir législatif ; il dispose également du pouvoir que l’on appelle hypocritement
« exécutif », pour laisser entendre qu’il ne fait qu’« exécuter » des lois, ce qui est une ânerie : le
pouvoir « exécutif » n’exécute rien, il décide et gouverne. Ce sont les huissiers et les dactylos
qui « exécutent ». Le pouvoir « exécutif » est en réalité le pouvoir gouvernemental ; il prend des
décisions qui ne sont prédéterminées par aucune loi. Il n’« applique » pas la loi, il agit dans le
cadre des lois, ce qui est tout autre chose. (…) Les actes de l’administration sont, par
comparaison, d’un intérêt secondaire, même s’il est important de préserver les citoyens de
5
l’arbitraire des sous-préfets .
Quant à Proudhon, il soutient que le gouvernement, qui se définit
comme « la centralisation des forces, telles quelles, de la nation, sera
absolu, si le centre est unique ; il sera constitutionnel ou libéral, si le centre
6
est double. La séparation des pouvoirs n’a pas d’autres significations ».
Proudhon s’est toujours amusé de cette séparation quelque peu hypocrite et
impropre à la nature d’un État toujours empreint d’une dimension
théologico-politique et consacrant l’hétéronomie pour reprendre le
vocabulaire de Castoriadis. Le gouvernement monopolise en effet toujours
ces pouvoirs, séparés ou non ; il va même jusqu’à les multiplier de telle
manière que l’État, à mesure de la complexification de la société, en vient
nécessairement à se spécialiser (par ministères) afin de maîtriser l’ordre
qu’il a créé. Il s’agit toujours du monopole de la puissance publique.
« Outre le ministère des Cultes, de la Justice, de la Guerre, du Commerce
International ou de la Douane, le gouvernement en cumule encore d’autres :
ce sont les ministères de l’Agriculture et du Commerce, le ministère des
Travaux publics, le ministère de l’Instruction publique ; c’est enfin, par-
dessus tout cela, et pour solder tout cela, le ministère des Finances ! Notre
prétendue séparation des pouvoirs n’est que le cumul de tous les pouvoirs,
notre centralisation qu’une absorption 7. » Contre cette manière d’envisager
la politique d’une manière hétéronome dirait Castoriadis, transcendante
8
dirait Proudhon , nos deux auteurs affirment la possibilité d’une politique
de l’autonomie ou de l’immanence, où la norme est produite par les
intéressés eux-mêmes.
Autonomie et immanence
Alors que chez Castoriadis, « l’histoire même du monde gréco-
occidental peut être interprétée comme l’histoire de la lutte entre autonomie
et hétéronomie 9 », pour Proudhon l’histoire est faite de la lutte entre la
transcendance, dont le système le plus complet et le plus rationnel est celui
de l’Église catholique, et l’immanence qu’il met sous le nom de Révolution.
Tous les deux mettent en exergue le fait que l’histoire des hommes est une
suite d’actions qui consiste pour eux à prendre leur destin en main. Ici le
terme « action » n’est pas anodin, il désigne la faculté pour les hommes de
s’arracher de toute nécessité ou de toute providence pour exercer leur
liberté en tant qu’êtres responsables. L’action ou la praxis nous révèle ainsi
que le réel historique n’est ni clos, « ni intégralement et exhaustivement
rationnel. S’il l’était, il n’y aurait jamais un problème du faire, car tout
serait déjà dit. Le faire implique que le réel n’est pas rationnel de part en
part ; il implique aussi qu’il n’est pas non plus un chaos, qu’il comporte des
stries, des lignes de forces, des nervures qui délimitent le possible, le
faisable, indiquent le probable, permettent à l’action de trouver des points
d’appui dans le donné 10 ». Or l’action, si tant est qu’elle ait un sens en tant
que praxis, ne peut s’entendre que dans la perspective de l’autonomie. Pour
Castoriadis, la praxis est « ce faire dans lequel les autres sont visés comme
êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement
de leur propre autonomie. La vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie
médecine, pour autant qu’elles ont jamais existé, appartiennent à la
praxis 11 ». De même chez Proudhon, à la base du droit humain, c’est à dire
de la Justice qui n’est autre que la réalité des rapports sociaux, se trouve un
principe moteur qui permet la création et la transformation, excluant toute
cause première transcendante faisant le lit des idéologies : il s’agit de
l’action. Ainsi « l’idée 12, avec ses catégories, surgit de l’action et doit
13
revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent ». L’action, ou
« pratique », est pour Proudhon ce qui fonde l’immanence. Produite par les
êtres collectifs eux-mêmes 14, elle leur permet d’exercer leur puissance par
le travail en transformant la nature et par l’association en composant avec
d’autres forces. L’autonomie et l’immanence ne constituent donc pas des
univers clos. Au contraire, elles supposent une ouverture et une
confrontation à l’hétérogène envers lequel l’homme va pouvoir
consciemment construire de nouveaux rapports. Aussi l’autonomie est-elle
pour Castoriadis la législation par soi-même alors que l’hétéronomie est la
législation de l’autre qui peut être aussi comprise comme la loi de
l’inconscient dans le sens où, comme l’écrivait Lacan, « l’inconscient, c’est
le discours de l’autre 15 ». Mais il ne s’agit pas tant d’éliminer le Ça, les
pulsions et les désirs, Éros et Thanatos, que de composer à leur égard un
rapport conscient. « L’autonomie n’est donc pas élucidation sans résidu et
élimination totale du discours de l’Autre non su comme tel. Elle est
instauration d’un autre rapport entre le discours de l’autre et le discours du
sujet. L’élimination totale du discours de l’Autre non su comme tel est un
état non historique 16. » Car en effet, « l’autre est tout autant présent dans la
forme et dans le fait du discours, comme exigence de confrontation et de
vérité (ce qui ne veut évidemment pas dire que la vérité se confond avec
l’accord des opinions) 17 ». De même avec le symbolique est-il possible
d’entretenir un rapport de sorte que le symbolique ne soit plus autonomisé
par rapport au sujet. Nous naissons dans une société avec ses institutions et
avec sa langue, or si l’on ne choisit pas avec une liberté absolue sa langue,
s’il l’on ne peut y échapper, notre mobilité dans le langage n’a cependant
« pas de limite et nous permet de tout mettre en question, y compris même
le langage et notre rapport à lui 18 ». Il en est de même avec les institutions
et le symbolique. C’est ainsi qu’en vertu du principe d’autonomie, la
hiérarchie, dans la mesure du possible, doit être « mise à plat » dès lors
qu’elle n’a aucune légitimité avérée. Au lieu de permettre la discipline et
l’ordre, elle peut au contraire être facteur de conflits :
(…) on présente la hiérarchie comme étant là pour régler les conflits, en masquant le fait que
l’existence de la hiérarchie est elle-même source d’un conflit perpétuel. Car aussi longtemps
qu’il y aura un système hiérarchique, il y aura, de ce fait même, renaissance continuelle d’un
conflit radical entre une couche dirigeante et privilégiée, et les autres catégories, réduites à des
rôles d’exécution. On dit que s’il n’y a pas de contrainte, il n’y aura aucune discipline, que
chacun fera ce qui lui chantera et que ce sera le chaos. Mais c’est là encore un sophisme. La
question n’est pas de savoir s’il faut de la discipline, ou même parfois de la contrainte, mais
19
quelle discipline, décidée par qui, contrôlée par qui, sous quelles formes et à quelles fins .
En d’autres termes, la question principale est celle de la démocratie
entendue comme pouvoir des êtres collectifs à maîtriser, décider et produire
leurs propres normes. Ainsi, « (…) en vertu du principe démocratique, tous
les citoyens doivent participer à la formation de la loi, au gouvernement de
l’État, à l’exercice des fonctions publiques. (…) Si les choses pouvaient se
passer de la sorte, l’idéal de la démocratie serait atteint ; elle aurait une
existence normale, elle se développerait en sens direct de son principe,
comme toutes les choses qui ont vie et développement. (…) C’est tout autre
chose dans la démocratie [formelle, nda], qui n’existe pleinement, d’après
les auteurs, qu’à l’instant des élections et pour la formation du pouvoir
législatif. Cet instant passé, la démocratie se replie ; elle rentre sur elle-
même, et commence son travail anti-démocratique ; elle devient
autorité 20 ». Malgré leur diagnostic commun, nos deux auteurs ne diffèrent
pas moins quant à leur manière d’envisager l’opinion et la science dans leur
rapport au politique.
Doxa et épistémè
Doxa
Castoriadis est clair : « (…) il n’y a pas d’experts dans le domaine de la
politique. La politique est le domaine de la doxa, de l’opinion, il n’y a pas
d’épistémè politique, ni de technê politique 21. » Ce qui est fondamental
dans l’élection est alors l’équivalence de toutes les doxai, seule justification
du principe majoritaire qui ne peut légitimer la prétention de professionnels
à une épistémè politique. La critique de l’épistémè chez Castoriadis est
donc avant tout la critique de l’hétéronomie légitimée par la détention d’un
savoir qui échapperait au peuple, critique qui s’adresse aussi bien à la
philosophie de Platon qu’à la bureaucratie ou la technocratie. La doxa seule
est du domaine de la politique chez Castoriadis parce qu’en dernière
instance, rien ne peut garantir a priori la justesse d’un acte, comme le
montre bien la tragédie d’Antigone : celle-ci et Créon sont tous deux dans
leur bon droit mais tous deux se crispent sur leur raison sans prendre en
compte celle de l’autre. La tragédie montre que l’hubris « peut prendre la
forme de la volonté inflexible d’appliquer les normes, s’abriter derrière des
motivations nobles et dignes – qu’elles soient rationnelles ou pieuses 22 ».
En d’autres termes, aucune loi ne saurait éliminer le tragique de la vie
humaine, par conséquent seule la doxa est juge en derrière instance de la
légitimité de son action. Une fois que la société reconnaît qu’elle est
autonome pour devenir réellement autonome, la question demeure
cependant de savoir quelles sont les lois qu’elle doit promulguer. « En
23
d’autres termes, elle ne saurait éviter la question de la justice » ni la
question des limites à ses actions. Castoriadis cependant ne s’avance pas sur
ces questions, car il n’existe pas de critère permettant d’éliminer les risques
d’une hubris collective (la Constitution par exemple n’a pas le pouvoir
d’éviter celle-ci comme le montre l’histoire de ces deux derniers siècles).
Tout au plus évoque-t-il l’« Oraison funèbre » de Périclès pour qui
l’institution de la société doit créer des êtres humains vivant avec la beauté,
24
la sagesse, et « aimant le bien commun ». Castoriadis avance pourtant
qu’il est nécessaire pour toute société d’avoir une substance qui va
conditionner l’élaboration du droit et la création des institutions, mais il
préfère mettre l’accent sur la possibilité pour la société de changer cette
substance et sa forme en ce qu’elle est auto-institution.
Épistémè
Proudhon est, quant à lui, beaucoup plus circonspect vis-à-vis de la
doxa, qu’on en juge par cette seule sentence lapidaire : « L’opinion, c’est
quelque chose de vague, d’insaisissable, de fantastique, créé un matin par
les cancans de coulisses, les bavardages des journalistes, les fantaisies d’un
orateur. – L’opinion, c’est le désespoir des cervelles humaines ; – c’est
l’entraînement d’un peuple qui ne sait ou ne veut raisonner ; c’est le bon
plaisir d’une conscience ignorante et paresseuse. » Pourtant pour Proudhon,
le peuple « n’est nullement utopiste. La fantaisie et l’enthousiasme ne le
possèdent qu’à de rares et courts intervalles. Il ne cherche point, avec les
anciens philosophes, le souverain Bien, ni avec les socialistes modernes, le
Bonheur ; il n’a aucune foi à l’Absolu, et repousse loin, comme mortel à sa
nature, tout système a priori et définitif. Son sens profond lui dit que
l’absolu, pas plus que le statu quo, ne peut entrer dans les institutions
humaines. L’absolu, pour lui, c’est la vie même, la diversité dans l’unité.
Comme il n’accepte pas de formule dernière, qu’il a besoin d’aller toujours,
il s’ensuit que la mission de ses éclaireurs consiste uniquement à lui
25
agrandir l’horizon et déblayer le chemin ».
Le problème fondamental de la doxa pour Proudhon est son caractère
arbitraire : les normes qu’elle serait susceptible de produire seraient
l’expression d’une volonté et non, comme disait Montesquieu repris ici par
Proudhon, d’un « rapport des choses ». « La loi, disait-on, est l’expression
de la volonté du souverain : donc, sous une monarchie la loi est l’expression
de la volonté du roi, dans une république, la loi est l’expression de la
volonté du peuple. À part la différence dans le nombre des volontés, les
deux systèmes sont parfaitement identiques : de part et d’autre, l’erreur est
égale, savoir que la loi est l’expression d’une volonté, tandis qu’elle doit
26
être l’expression d’un fait . » La loi, donc, au lieu d’être le produit d’une
pure subjectivité 27, doit être dans la mesure du possible objective,
exprimant un rapport social réel. Ici Proudhon se veut le découvreur des lois
économiques et sociales qui seraient autant de critériums de certitude de la
justice. Il ne verse pas pour autant dans un scientisme naïf si l’on en croit sa
conception de la vérité : « Quelle proposition particulière dans la
philosophie de la nature et de l’humanité peut être appelée vérité ? Aucune ;
l’opposition, l’antagonisme, l’antinomie éclatent partout. La vraie vérité est
1o dans l’équilibre, chose que notre raison conçoit à merveille, et qui
constitue la plus élevée et la plus fondamentale de ses catégories, mais qui
o
n’est qu’un rapport ; 2 dans l’ensemble, que nous ne saurions embrasser
jamais 28. » Or pour Proudhon un rapport ne peut être représenté, il doit être
29
compris en tant que tel sans qu’un tiers s’en accapare . Les êtres collectifs
contractent en effet directement entre eux, étendant leurs relations à l’infini,
leur liberté rencontrant chez l’autre un auxiliaire et non un obstacle. Ces
contrats – Proudhon parle de contrats synallagmatiques – se font en vertu de
la réciprocité, de l’égalité dans l’échange, loi qui doit présider les relations
sociales afin de préserver l’équilibre des forces et par là l’avènement de la
justice (justice commutative et non distributive, ce qui supposerait la
persistance de l’hétéronomie). « Ainsi, dans une société donnée, l’autorité
de l’homme sur l’homme est en raison inverse du développement
intellectuel auquel cette société est parvenue, et la durée probable de cette
autorité peut être calculée sur le désir plus ou moins général d’un
gouvernement vrai, c’est-à-dire d’un gouvernement selon la science. Et de
même que le droit de la force et le droit de la ruse se restreignent devant la
détermination de plus en plus large de la justice, et doivent finir par
s’éteindre dans l’égalité ; de même la souveraineté de la volonté cède
devant la souveraineté de la raison, et finira par s’anéantir dans un
socialisme scientifique. La propriété et la royauté sont en démolition dès le
commencement du monde ; comme l’homme cherche la justice dans
30
l’égalité, la société cherche l’ordre dans l’anarchie . » Cela dit,
l’opposition entre Proudhon et Castoriadis est moins franche qu’il n’y
paraît : tous deux insistent sur des points différents qui sont tout à fait
compatibles. Alors que le premier insiste sur la nécessité de lois qui vont
donner un sens au politique, celui de la justice, et permettre de limiter les
risques d’hubris, le second met davantage l’accent sur une éthique de
l’autonomie prenant en compte le tragique.
Action et décision politiques
Phronêsis et tragédie
Pour Castoriadis, la démocratie est le seul régime qui pose ses propres
normes, normes qui ne sont pas garanties par des normes supérieures et
extérieures, comme la Grundnorm de Kelsen. C’est pourquoi « la
démocratie est certainement un régime tragique, sujet à l’hubris, on le sait
e
et on le voit dans la dernière partie du V siècle à Athènes, elle doit faire
31
face à la question de son autolimitation ». L’autonomie suppose en effet
que l’homme est aussi responsable qu’il est libre, liberté difficile qui n’est
assortie d’aucune garantie. Autrement dit, l’homme démocratique accepte
le risque de la tragédie. Il existe cependant des choses inacceptables que la
démocratie peut et doit éviter. Comme le concède Castoriadis, « (…) si
l’humanité périt un jour à coups de bombes à hydrogène, je refuse d’appeler
cela une tragédie. Je l’appelle une connerie 32 ». Ce qu’il s’agit de retenir
avant tout, c’est qu’« aucune règle abstraite, aucun commandement
universel avec un contenu concret, ne peut nous dégager de la charge et de
la responsabilité de notre agir 33 ». Aussi est-ce pourquoi les morales
religieuses ou philosophiques du type de celle des 10 commandements ou
de celle de Kant (Agis de telle sorte que la maxime de ton acte puisse
devenir loi universelle), ne sont d’aucun secours dès lors que nous somme
confrontés à des situations concrètes qui sont toutes particulières : la
frontière entre le Bien et le Mal est souvent obscure et le Bien ne peut
souvent être atteint qu’en sacrifiant d’autres biens (il existe par exemple des
34
« cas où il faudrait tuer quelqu’un pour en sauver plusieurs autres »). Le
défaut essentiel de ces morales abstraites consiste en ce qu’elles
« méconnaissent ou occultent la dimension tragique de l’existence et de la
condition humaine, qui nous place si souvent dans des situations qui ne
comportent pas de solution sans coûts 35 ». Dans la perspective d’un
gouvernement de soi qui suppose l’autolimitation, c’est sans doute
l’exercice de la phronêsis, traduite en latin par prudentia, prudence, qui
permet la confrontation à cette dimension tragique. Par conséquent, une
véritable démocratie n’est possible que grâce à une culture et une éducation
des citoyens ou du peuple (ici Castoriadis rejoint Proudhon qui parle de
« démopédie ») : les procédures démocratiques, rotations, délibérations,
élections, sont autant de « pièces d’un processus politique éducatif, d’une
paideia active, visant à exercer, donc à développer chez tous les capacités
correspondantes et par là à rendre aussi proche que possible de la réalité
36
effective le postulat de l’égalité politique ». En aidant les individus à
devenir autonome, la paideia s’accompagne nécessairement de décisions
politiques substantives, la démocratie consistant ainsi à réaliser l’autonomie
individuelle et collective ainsi que le bien commun que l’on trouve derrière
tout droit et toute procédure. L’autonomie suppose alors la participation
générale à la politique et par conséquent la création d’un espace public qui
cesse d’être l’espace privé de la bureaucratie, des hommes politiques, des
rois, etc. L’existence d’un espace public où chacun a la possibilité de
prendre la parole et de peser dans la confection de la loi n’est pas
uniquement soutenue par des garanties juridiques : l’essentiel réside dans
les mœurs des citoyens dont les traits déterminants sont le courage, la
responsabilité et la honte.
Pluralisme et justice
Pour Proudhon aussi, certaines vertus sont nécessaires au bon
fonctionnement d’un auto-gouvernement, mais elles ne suffisent pas à
assurer sa pérennité. À cette fin il faut envisager une organisation politique
et économique qui, grâce à l’égalité dans l’échange, l’équilibre des forces et
la subsidiarité, conjure toute hubris. C’est ainsi que Proudhon est plus
prudent que Castoriadis, par exemple en ce qui concerne la législation
directe : si l’on demande au peuple français s’il faut un chemin de fer entre
Lyon et Avignon, le peuple répondra sûrement par l’affirmative, mais il en
serait tout autrement si l’on posait la question uniquement aux intéressés
qui doivent savoir qu’il existe déjà une ligne navigable qui est 70 % moins
cher que le transport ferroviaire. « Quatre-vingt deux départements
prononceront la ruine des quatre autres : ainsi le veut la démocratie directe.
(…) C’est que les questions posées au peuple seront ordinairement des
questions spéciales, et que le suffrage universel ne peut donner que des
réponses générales 37. » En d’autres termes, Proudhon insiste sur la
dimension pluraliste du politique et du social sans pour autant nier la
nécessité de l’unité qui ne doit pas se confondre avec l’Un et la
centralisation. Ainsi chaque membre social a « pour ainsi dire, deux esprits
et deux langages, un esprit d’intérêt, de spéculation et de justice propre, et
un esprit d’intérêt général, de philosophie synthétique, et de justice
universelle… Une langue pour nos idées particulières et une langue pour
38
nos idées générales ». La légitimité d’une décision résulte donc
nécessairement pour Proudhon d’un processus de délibération où ont pu se
confronter tous les êtres collectifs concernés par la norme à édicter ou la
décision à prendre. Ce processus, lié à ce que Proudhon appelle la Raison
collective, suppose une intersubjectivité qui tend d’autant plus vers
l’objectivité que les points de vue sont nombreux (on voit ici qu’il ne rejette
pas purement et simplement la subjectivité ou la doxa dès lors qu’elle n’est
pas considérée dans sa dimension moniste). En vertu du pluralisme, donc,
c’est par le vote en fonction des groupes et des fonctions que le suffrage est
amputé de son droit divin et redevient immanent. En votant eux-mêmes la
loi pour des questions précises et n’accordant de mandats qu’impératifs, les
êtres collectifs se font les artisans d’un ordre autonome et réel. « Il faut
pousser la séparation, à peine commencée, aussi loin qu’il est possible, et
centraliser à part chaque faculté ; organiser le suffrage universel suivant son
genre et son espèce, dans sa plénitude, et rendre au peuple l’énergie,
l’activité qui lui manquent 39. » Par la centralisation et la séparation des
fonctions, les forces politiques et sociales peuvent retrouver leur capacité à
maîtriser le réel, en vertu du principe d’immanence, et multiplier leur
potentiel puisque « le maximum de puissance d’une fonction correspond à
40
son plus haut degré de division et de convergence, le minimum au plus
bas degré 41 ». Les êtres collectifs, en rentrant dans leur droit à produire des
normes et à composer un ordre par la confrontation de leurs points de vue,
obéissent à la fois à leur loi (subjective) et à la loi sociale (objective) qui
doivent s’identifier progressivement, ce en vertu de la justice qui n’est
possible que parce qu’ils sont autonomes et donc responsables.
Symbolique et émancipation
Néanmoins, bien que s’inscrivant originairement dans la philosophie
libérale liée à une philosophie du droit naturel, les droits de l’homme ont pu
acquérir une dimension politique grâce à leur dimension symbolique
permettant la revendication de droits dans le cadre de luttes plurielles (qui
toutefois, de par leur dimension particularistes : communautaire,
corporatiste ou autres, n’intègrent pas nécessairement la Justice et encore
moins le bien commun). La prise en compte d’une efficience symbolique
des droits de l’homme conduit à reconnaître que la différence marxiste entre
démocratie formelle (droits de l’homme, liberté d’expression,…) et la
réalité économique et sociale (inégalité, domination, etc.) n’est pas tout à
fait fondée dans le sens où ces deux domaines ne sont pas étanches. Ici, la
redécouverte de l’aspect performatif d’une déclaration est tributaire des
thèses de J.L. Austin résumées dans son célèbre ouvrage Quand dire, c’est
faire. Les performatifs sont des énoncés qui coïncident avec l’exécution
d’une action, tels que « je parie », qui est une énonciation contractuelle ou
« je déclare la guerre » qui est une énonciation déclaratoire. Cependant, « il
est toujours nécessaire que les circonstances dans lesquelles les mots sont
prononcés soient d’une certaine façon (ou de plusieurs façons) appropriées,
et qu’il est d’habitude nécessaire que celui-là même qui parle, ou d’autres
personnes, exécutent aussi certaines autres actions – actions “physiques”
ou “mentales”, ou même actes consistant à prononcer ultérieurement
d’autres paroles. C’est ainsi que pour baptiser un bateau, il est essentiel que
je sois la personne désignée pour le faire ; que pour me marier
(chrétiennement), il est essentiel que je ne sois pas déjà marié avec une
femme vivante, saine d’esprit et non divorcée, etc. 10 ». C’est pourquoi les
droits de l’homme, pour être effectifs, doivent être soutenus par une force
qui, tout en les déclarant, les institue. Autrement dit, il est nécessaire que
l’ethos du sujet instituant lui permette d’investir de valeur ces droits sous
peine qu’ils puissent être banalement bafoués 11. De plus, « (…) pour
qu’une énonciation performative soit heureuse, certaines affirmations
doivent être vraies 12 ». Ainsi par exemple, l’aspect performatif de « je
m’excuse » doit pour être valide aussi être vrai. Ce qui n’est pas sans
compliquer la chose dès lors que les droits formels sont évalués à l’aune de
la « vérité ». C’est dans cette brèche que Marx s’engouffra, notamment dans
La question juive, en affirmant que le mensonge juridico-politique des
droits de l’homme et du citoyen s’oppose à la vérité du mouvement social et
ouvrier dont la vocation est de mettre fin à l’apparence. Or, à cette
interprétation métapolitique de l’écart entre l’homme réel et un idéalisme
d’ordre bourgeois qu’il s’agit de dénoncer afin de faire triompher la vérité
du social, s’oppose l’interprétation politique qui affirme que la
subjectivation politique est rendue possible grâce à cet écart. « Que le
peuple soit différent de lui-même n’est pas, en effet, pour la politique, un
scandale à dénoncer. C’est la condition première de son exercice 13. » Le
droit, ou le principe d’« égaliberté » est avant tout l’argument d’un tort qui
permet la subjectivation politique : l’écart entre le texte égalitaire et les
rapports inégalitaires permet précisément au sujet d’articuler son tort
particulier à l’universalité. L’apparence n’est donc « pas l’illusion qui
s’oppose au réel. Elle est l’introduction dans le champ de l’expérience d’un
visible qui modifie le régime du visible. Elle ne s’oppose pas à la réalité,
elle la divise et la refigure comme double 14 ». En ce sens, la démocratie, ou
la politique, est liée au double corps du peuple qui n’est autre que « la
dualité d’un corps social et d’un corps qui vient déplacer toute identification
sociale 15 ». L’« apparence » des droits de l’homme peut ainsi être
considérée comme effective dans le sens où ils permettent d’enclencher des
processus de politisation, par exemple sur le droit de vote des femmes, sur
le droit de grève, etc. Par conséquent, « l’apparence d’égaliberté est une
fiction symbolique qui possède à ce titre une efficience réelle qui lui est
propre. Il faut résister à la tentation proprement cynique de la réduire au
16
statut de simple illusion qui cache une effectivité différente ». Balibar, à
la suite de Proudhon, et sans toutefois qu’il ne mentionne l’idée de Justice,
insiste aussi sur la dimension efficiente et politique de l’idéal : « Il n’y a pas
de politique sans idéal. L’enfermement de la politique dans les expressions
institutionnelles de l’idéalisme renforce la domination, mais la lutte contre
la domination s’effectue toujours au nom d’une idée et donc d’une certaine
référence à la transcendance. C’est ce qui s’est passé avec la liberté ou
17
l’égalité. » Ainsi pour Balibar, l’histoire de l’émancipation n’est pas tant
l’histoire des revendications des droits ignorés que l’histoire des
18
revendications de droits réels au nom de droits formels déjà déclarés . Ici
cependant, il faut prendre garde à ce que la dialectique entre le formel et le
réel soit entendue comme articulant des catégories distinctes sur le mode
transcendance/immanence, au risque que l’idéal, s’il reste cantonné dans le
ciel des idées, ne puisse descendre sur terre que par l’intermédiaire
d’intercesseurs comme l’État. C’est pourquoi le processus de subjectivation
politique, s’il correspond à l’idéo-réalisme de Proudhon où le mouvement
dialectique ne peut aboutir à la synthèse de l’Un qui serait vierge de tout
conflit, doit, pour avoir un sens qui ne se cantonne pas à l’hystérie
revendicatrice du sujet réclamant des droits à son maître, constituer une
praxis en vertu des principes de l’autonomie et de la justice. Certes, comme
l’a montré Claude Lefort, la radicale nouveauté de la Déclaration des droits
de l’homme, ce que Proudhon appelait le « droit humain » qu’il opposait au
« droit divin », a consisté à remettre en cause tout ordre prétendument
naturel où chacun aurait une place assignée au profit d’une indétermination
radicale :
Le procès du naturalisme, tel qu’il fut conduit par des penseurs aussi différents que Burke et
Marx, en invoquant la réalité historique, ignore paradoxalement ce qui advient d’absolument
neuf, sous le couvert de l’affirmation de l’homme, de l’illusion philosophique qui efface les
hommes « concrets » au profit d’un être abstrait. Ni l’un ni l’autre ne perçoivent, en effet, ce que
l’idée des droits de l’homme récuse : la définition d’un pouvoir détenteur du droit, la notion
d’une légitimité dont le fondement serait hors des prises de l’homme, et, du même coup, la
représentation d’un monde ordonné à l’intérieur duquel les individus se trouvent
« naturellement » classés. Tous les deux, prenant pour cible l’abstraction de l’homme sans
détermination, dénoncent l’universel fictif de la Déclaration française, en méconnaissant ce
19
qu’elle nous lègue : l’universalité du principe qui ramène le droit à l’interrogation du droit .
Paradoxes et contradictions
La justification idéologique des droits de l’homme s’inscrit dans
l’émergence de la conception moderne de la démocratie libérale qui ne se
réduit pas à un régime politique. En effet apparaît avec elle une nouvelle
conception du rapport à l’autre souligné d’abord par Tocqueville, mais dont
l’ambivalence nous semble d’autant plus mise en valeur dès lors que l’on
confronte les thèses de Foucault et Gauchet concernant la folie. La
polémique est relative à l’interprétation du grand enfermement qui a lieu
aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’expérience de la folie pour Gauchet et Swain
entraîne la constitution d’une « division subjective » où l’homme intériorise
une altérité qui auparavant était radicalement extérieure. Alors que la
déraison faisait partie d’un ordre naturel, elle constitue désormais une
dimension subjective que l’homme peut traiter. Cette rentrée de la folie
dans le champ d’immanence permet de comprendre l’avènement de la
démocratie moderne dans le sens où elle détruit le partage ontologique de la
société en ordres différents (Dieu et homme, homme et femme, noble et
serf,…). Le passage de l’altérité radicale de la folie à une intériorisation où
chacun est habité à la fois par la raison et la déraison permet en outre la
reconnaissance de l’autre comme semblable : « La folie d’avant
l’enfermement (…) est en réalité bien plus profondément étrangère que la
folie qu’on enferme. Si on se met à l’exclure précisément, c’est parce
qu’elle se met, très obscurément, à ressembler – et du coup à menacer. C’est
parce qu’il y a, tout d’un coup, à se défendre contre elle alors qu’auparavant
on était assez à l’abri de s’y reconnaître pour la “tolérer”. On vivait avec, en
effet, mais moyennant la paisible certitude de sa différence. 20 » Nous
remarquerons ici que l’expérience de la folie induit une conception de
l’homme qui annonce les constructions libérales de l’individu défini
originairement à l’état de nature, proprement indifférencié. L’autre ici est
sans doute le semblable, supposant l’introduction dans la société d’un
rapport égalitaire et indéterminé, mais c’est aussi l’indifférencié, supposant
l’introduction dans la société de la notion de masse qui va marquer les
e e 21
sociétés industrielles du XIX siècle et les totalitarismes du XX siècle .
Avec Pinel et Esquirol la folie n’est pas simplement objectivée et exclue
hors de la raison puisqu’il existe toujours chez le fou un reste de raison
inaliénable permettant de l’ouvrir à la vérité de sa folie. Il s’agit alors de
transformer le fou et son rapport à soi et aux autres, notamment grâce à
l’asile dont le but est de produire la distance du fou par rapport à sa propre
folie (ce qui constitue le propre de l’« aliénation mentale »). La folie fait
alors « corps nécessairement avec ce monde clos, qui est à la fois pour elle
sa vérité et son séjour », dès lors, « la manière dont on aliène le fou se
laisse oublier pour réapparaître comme nature de l’aliénation 22 ». Or c’est
précisément cette réduction cosmologique et tragique de la folie à un simple
phénomène de mise à distance de l’homme par rapport à sa vérité (via le
e
monologue de la raison) que Foucault dénonce. « À la fin du XVIII siècle,
on voit se dessiner les lignes générales d’une nouvelle expérience, où
l’homme, dans sa folie, ne perd pas la vérité mais sa vérité ; ce ne sont plus
les lois du monde qui lui échappent, mais lui-même qui échappe aux lois de
sa propre essence 23 ». Autrement dit, la folie mettait d’abord en jeu la
relation de l’homme à un cosmos dont l’ordre était immuable et lié à
l’hétéronomie, alors que désormais elle met en jeu la relation de l’homme à
une norme, celle de la raison qui s’inscrit dans un ordre autonome mais
néanmoins d’essence naturelle. La normalité va ainsi être réduite à un
concept étroit de la raison réduit à un rationalisme hypostasié en universel,
entraînant avec elle un nombre indéfini de déviances à soigner. Aussi
Foucault peut-il affirmer que « La science des maladies mentales (…) ne
sera jamais que de l’ordre de l’observation et du classement. Elle ne sera
pas dialogue 24 ». L’ambivalence des droits de l’homme est donc
significative dès lors qu’elle est mesurée à l’aune des interprétations de
l’expérience de la folie. Entre Gauchet qui y voit à juste titre l’avènement
de la reconnaissance du semblable, la remise en cause d’un ordre
hétéronome, et Foucault qui y voit, à juste titre lui aussi, le triomphe de la
rationalité bourgeoise entraînant un processus de normalisation en fonction
de son idéologie, l’expérience de la folie nous permet d’appréhender
l’avènement de la démocratie et des droits de l’homme. Bien qu’étant issus
d’une même matrice propre à la modernité, la démocratie et les droits de
l’homme ne se réduisant pas à une simple contingence, ce couple ne va
cependant pas de soi et peut même s’avérer contradictoire.
En effet, la contradiction entre les droits de l’homme et la démocratie
résulte du fait que les premiers, entendus comme norme transcendant la
volonté du peuple, imposent une limite à la souveraineté de celui-ci. La
démocratie devient alors bridée par des interprètes des droits de l’homme,
au sein d’instances souvent internationales, sans légitimité donnée par le
peuple. Cette contradiction a sans doute été la plus rigoureusement analysée
par Carl Schmitt : dans une optique libérale classique, la liberté individuelle
ne peut en effet être garantie que s’il existe quelque chose d’absolument
transcendant à toute volonté humaine. Cela explique pourquoi les grands
penseurs libéraux, de Locke à Tocqueville, en passant par Montesquieu et
Constant, faisaient référence à une normativité transcendante, à une loi
naturelle ou un principe naturel de justice. Le libéralisme classique est ainsi
empreint d’un discours jusnaturaliste qui est lui-même marqué par une forte
dimension religieuse (puisqu’échappant à une volonté « immanente » du
souverain). Dans sa Théorie de la constitution, Schmitt constate ainsi que
l’idée libérale de l’État de droit n’était possible qu’aussi longtemps que
« les présupposés métaphysiques du droit naturel libéral étaient
acceptés 25 ». Schmitt affirme donc un lien étroit entre pensée libérale et
pensée jusnaturaliste, cette dernière constituant en quelque sorte l’armature
métaphysique de la philosophie libérale, l’horizon normatif devant lequel la
liberté peut s’épanouir en dressant des limites non arbitraires (car naturelles
et indépendantes de toute volonté humaine). Or, à cette pensée de la
transcendance radicale du libéralisme, Schmitt oppose l’immanence
radicale de la démocratie : « Toute pensée démocratique se meut
nécessairement dans un champ de représentations immanentes. Toute sortie
hors de l’immanence nierait l’identité. Toute forme de transcendance
introduite dans la vie politique d’un peuple conduit à des distinctions
qualitatives entre haut et bas, au-dessus et en-dessous, élus et non-
26
élus, etc. » La pensée libérale impose donc, selon Schmitt, une
transcendance à la démocratie et s’oppose à la notion démocratique de la
loi, qui n’est rien d’autre que l’expression de la volonté du peuple. Le
libéral ne saurait concevoir un droit du peuple à décider absolument ce qu’il
veut, sans devoir tenir compte de quelque norme que ce soit. La doctrine
libérale ne suppose donc pas uniquement de limiter le pouvoir constitué
pour protéger les individus des abus de pouvoir, il dresse aussi des obstacles
au pouvoir constituant, autrement dit au pouvoir souverain, au nom du
principe de légalité. « La notion de légalité est, historiquement et de par sa
nature, en rapport étroit avec l’État législateur parlementaire et le
normativisme qui lui est propre. Elle profite de la situation créée sous
l’empire des princes absolus, en particulier de la négation du droit
d’opposition et du droit d’obéissance sans limites ; elle les entoure du
prestige de la légalité qu’elle doit à sa codification toute préparée
d’avance 27. » Même la décision originaire, celle qui exprime la volonté
d’un peuple de former une unité politique, doit donc être pensée comme
assujettie à des normes juridiques. Or, celles-ci ne sont pas de nature
positive : elles doivent trouver leur origine dans quelque chose de supra-
positif, la nature ou Dieu. Contre cette idée qui sécularise la transcendance
de Dieu pour borner la volonté du peuple, Schmitt affirme la toute-
puissance du pouvoir constituant, dont une théorie cohérente de la
28
démocratie ne peut qu’affirmer la souveraineté pleine et entière :
Un pouvoir constitué conformément à la Constitution ne peut pas être au-dessus de la
Constitution parce que celle-ci, en tant qu’organisation du rapport d’ensemble des pouvoirs et
de la séparation des pouvoirs, est elle-même le fondement de ce pouvoir. C’est la raison pour
laquelle tous les pouvoirs constitués se voient confrontés à un pouvoir constituant. Celui-ci est,
par principe, illimité et il est absolument tout-puissant parce que, loin d’être assujetti à la
Constitution, c’est lui qui se la donne. Une contrainte quelconque ou une forme juridique
quelconque, une autolimitation quelconque, quel qu’en soit le sens, est totalement impensable,
et là où domine la volonté générale au sens de la doctrine de Rousseau, les droits inaliénables
29
de l’homme sont eux-mêmes nuls et non avenus .
Schmitt pointe ainsi à juste titre les contradictions entre les droits de
l’homme et la démocratie, mais pour mieux rejeter les droits individuels et
collectifs ainsi que les procédures, tombant ainsi dans un décisionnisme où
la démocratie peut être assimilée à la dictature. La transcendance, dont il
reprochait aux libéraux de la séculariser dans une loi supérieure à toute
décision politique, est conservée, hypostasiée par un chef censé faire corps
avec le peuple mais qui concrètement décide de ce qu’est la norme sans le
concours de celui-ci. Nous retrouvons ainsi chez les libéraux et Schmitt une
double pensée de l’hétéronomie.
Habermas est de ceux qui, tout en reconnaissant la possible
contradiction entre droits de l’homme et démocratie, a tenté de les
réconcilier grâce à sa théorie de la communication. Le rapport à l’universel,
et donc à cette loi qui englobe toutes les souverainetés particulières, peut
être envisagé démocratiquement grâce à la communication entre sujets qui
sont à la fois sujets politiques et sujets de droit. Pour lui, « la cohérence
interne recherchée entre la souveraineté du peuple et les droits de l’homme
réside donc dans le contenu normatif d’un mode d’exercice de l’autonomie
politique, dont on ne peut encore savoir à travers la forme seule des lois
universelles s’il est assuré, cela n’est à dire vrai discernable qu’à travers la
forme communicationnelle qui est celle des discussions concourant à la
30
formation de la volonté et de l’opinion ». Habermas est cependant bien
réservé sur les processus de décision démocratique et reste silencieux sur
les apories de la représentation, préférant se focaliser sur une sphère
publique qu’il affuble de toutes les vertus. Proudhon déjà mettait en garde
non pas contre l’illusion de cette sphère (qui se réduirait à la critique
marxiste des droits formels) mais contre la faiblesse de sa dimension
politique. En effet, pour fonder une véritable démocratie politique et sociale
« il ne suffit pas de manifestations électorales, plus ou moins équivoques,
de professions de foi publiées dans les journaux ; de conférences plus ou
moins suivies données par quelques orateurs, avec la permission de la
police ; il ne suffit pas même que quelques praticiens, passant de l’apostolat
à l’action, appellent autour d’eux, dans des associations de secours mutuels
ou de coopération, quelques centaines de zélateurs. L’œuvre réformatrice
pourrait s’éterniser sans produire d’autre résultat que de divertir de temps à
autre les conservateurs. Il faut agir politiquement et socialement, faire
appel, par tous les moyens légaux, à la force collective, mettre en branle
31
toutes les puissances du pays et de l’État ». Démocratie et droits de
l’homme, s’ils sont issus de la même matrice, ne sont pas nécessairement
compatibles et sans doute ne parvient-on qu’à un bricolage peu fécond dès
lors qu’ils continuent à être conçus chacun sur le mode de l’hétéronomie.
Comme le remarquait Proudhon,
si l’absolutisme démocratique est instable, le constitutionnalisme bourgeois ne l’est pas moins.
Le premier était rétrograde, sans frein, sans principes, contempteur du droit, hostile à la liberté,
destructif de toute sécurité et confiance. Le système constitutionnel, avec ses formes légales, son
esprit juridique, son tempérament contenu, ses solennités parlementaires, s’accuse nettement, en
fin de compte, comme un vaste système d’exploitation et d’intrigue, où la politique fait pendant
à l’agiotage, où l’impôt n’est que la liste civile d’une caste, et le pouvoir monopolisé l’auxiliaire
du monopole. Le peuple a le sentiment vague de cette immense spoliation : les garanties
constitutionnelles le touchent peu, et on l’a vu, notamment en 1815, préférer son empereur,
32
malgré ses infidélités, à ses rois légitimes, malgré leur libéralisme .
Droit et capitalisme
Comme le remarque Claude Lefort, Marx « avait assurément raison
quand il dénonçait les rapports d’oppression et d’exploitation que
masquaient les principes d’égalité, de liberté et de justice 49 ». Plus
précisément, l’État se trouvait dans cette contradiction consistant à la fois à
assurer des principes menaçant l’ordre social dès lors qu’ils constituaient
des signifiants pouvant être investis dans une perspective réformiste ou
révolutionnaire, et à garantir cet ordre divisé en classes au nom d’une unité
rassemblée autour de ces principes. « L’État libéral s’est fait, en principe, le
gardien des libertés civiles ; mais, dans la pratique, il a assuré la protection
des intérêts dominants, avec une constance que seule put ébranler la longue
lutte de masses mobilisées pour la conquête de leurs droits 50. » Dans cette
aporie, la conquête de ces droits, s’ils ont pu parfois améliorer les
conditions de la classe ouvrière, n’a en rien entamé la logique capitaliste
dans laquelle ils sont susceptibles de s’inscrire : « La sphère de la
circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat de la
force de travail, est en réalité un véritable Éden des droits naturels de
l’homme et du citoyen 51. » Comme le soutenait Marx, dont le manque de
nuance ici confère à une certaine provocation, « Aucun des prétendus Droits
de l’homme ne dépasse (…) l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est dans la
société bourgeoise, (…) un individu séparé de la communauté 52 ». Si la
critique de Marx est en partie fondée, il rejette à tort la notion même de
droit comme concept bourgeois qui masquerait des rapports de force
économiques, ce qui peut l’amener à regretter, parfois avec des accents
conservateurs, la « communauté » où l’individu s’effaçait devant le groupe
(le « communisme » constituant à l’avenir la substance des communautés
traditionnelles débarrassées de leurs divisions sociales). Proudhon, au
contraire, prend acte du progrès politique que constitue l’émergence des
droits civils et politiques tout en pointant la contradiction qui existe entre
ces droits et l’absence de droit économique, pourtant indispensable pour
que ceux-là deviennent réellement effectifs. Pour le bourgeois,
l’idée d’un droit économique, complément et corollaire du droit politique et du droit civil,
n’existe pas ; c’est un non-sens. (…) La science économique, telle qu’il la comprend, ne repose
pas sur une notion à deux termes, notion synthétique et positive par conséquent, qui fait la
science des intérêts à l’image de la justice même ; (…) Pour le bourgeois par exemple, il n’y a
pas de VALEUR vraie, bien qu’il parle sans cesse de la loi de l’offre et de la demande,
impliquant, chacun à un point de vue différent, l’idée d’une valeur exacte, dont le débat entre
l’offreur et le demandeur indique la recherche. Aux yeux du bourgeois la valeur est
essentiellement arbitraire, d’opinion. De ce que la valeur est mobile, il conclut qu’elle est
nécessairement fausse ; et Dieu sait combien cette fausseté qu’il impute aux choses lui rend
53
excusables les égarements de sa conscience .
Le peuple introuvable ?
L’ambivalence du peuple
Dans toute une tradition philosophique de la modernité, nous retrouvons
une face obscure du Peuple : la multitude, qui désigne une masse
désordonnée d’individus, souvent identifiée à un état de nature s’opposant à
la notion de Peuple en tant que sujet introduisant le politique. Ainsi de
Hobbes, qui conçoit l’émergence de la souveraineté par un contrat passé
entre les membres de la multitude, à Hegel qui différencie das Volk (le
peuple) et die Menge (la multitude), en passant par Rousseau, nous
retrouvons la justification d’une certaine métaphysique de la représentation
où la multitude est transcendée par le dieu mortel qu’est le souverain. Avec
Spinoza, au contraire, Hardt et Negri semblent trouver dans la « multitude »
une notion permettant de repenser le sujet politique suite à la mort du
Peuple et du Prolétariat. La multitude est un sujet social qui existe dans le
présent et qui, au sens ontologique, porte en elle le projet de devenir un
sujet politique. Aussi, si l’on peut parler de « multitudes » au pluriel pour
désigner le sujet social, le sujet politique ne peut se décliner qu’au singulier
(« multitude ») afin de caractériser sa capacité à agir et à décider en
commun 13. En tant que sujet social, la multitude se distingue du prolétariat
entendu au sens marxiste en ce qu’elle dépasse la seule fonction du travail.
En effet, elle comprend « la totalité des individus qui travaillent et
produisent sous la loi du capital 14 ». C’est bien l’avènement d’un
capitalisme « post-moderne » qui amène Hardt et Negri à revoir la notion de
prolétariat à l’aune de l’explosion de la production immatérielle
(communication, information, services,…). Cette reconceptualisation du
sujet politique n’est pas pour autant liée à un simple changement quantitatif
(où la production immatérielle aurait dépassé le travail matériel) : elle
suppose une redéfinition au sens large de la notion même de classe qui
comprend désormais l’ensemble des exploités, des soumis et des exclus
15
sous la coupe de l’Empire . Malgré cet effort de sortie hors des catégories
figées d’une figure idéalisée du peuple ou d’un matérialisme prolétarien,
tout en refusant le principe libéral de la représentation, Negri s’empêche de
penser la pluralité du sujet en l’assimilant à l’absolu, comme en témoigne
son rejet du principe de médiation dans sa conceptualisation du pouvoir
constituant. Un tel rejet de tout corps intermédiaire ou déjà constitué,
16
s’opposant ainsi à la révolution comprise au sens arendtien du terme ,
s’enracine certes dans une tradition révolutionnaire mais il est dû plus
précisément à l’hybridation de Negri entre la multitude de Spinoza et le
General Intellect de Marx : « on ne peut trouver chez Spinoza de quoi fixer
le rapport de production indépendamment de la force productive. Le refus
du concept même de médiation est au fondement de la pensée de
17
Spinoza . » L’outil comme médiation n’a plus lieu d’être :
« L’immanentisation de l’outil sous la forme du cerveau ôte tout fondement
à l’illusion métaphysique. Et c’est quand l’outil linguistique demeure le seul
outil existant qu’il n’y a plus d’outil : parce que l’outil, qui était jusque-là
l’autre de l’agent, cède désormais la place à un ensemble de prothèses qui
se sont ajoutées les unes aux autres (et qui, en s’accumulant, ont multiplié la
18
puissance productive de l’agent) . » D’où l’absence de pluralisme dans la
projection d’un monde où la dialectique de l’un et du multiple se fait sur le
fond d’une totalité singulière : « Le paradoxe de l’intellect général tient au
fait que si le capital constant occupe toute la société, la seule force
productive devient l’intellect, c’est-à-dire le cerveau, c’est-à-dire encore le
19
corps singulier . » Ici il existe peu de doute sur les conséquences réelles
d’une telle conception : « la démocratie comme la forme absolue de la
politique 20 ». Démocratie d’autant plus absolue que proportionnellement
inverse à sa prétendue radicalité, et annihilant tout espace à partir duquel les
21
forces s’équilibrent sans cesse pour devenir plus autonomes .
Sans qu’il soit question de l’élaboration sophistiquée de la notion de
Multitudes par Negri, Proudhon émet néanmoins une critique qui converge
avec nos précédentes objections. Notons tout d’abord que, selon lui, la
multitude est susceptible de constituer aussi bien la « canaille » d’« en-
haut » que celle d’« en-bas », comme si l’état de corruption des mœurs
incarné par la multitude était un miroir tendu entre les élites et le peuple, les
renvoyant dos-à-dos à leurs responsabilités : « La multitude, dans laquelle il
faut avoir soin de comprendre les classes riches, lettrées, savantes, est
d’autant plus vile que les individus qui la composent ont à se préoccuper de
plus d’intérêts. Ajoutez à la lâcheté de cœur, à la bassesse de sentiments,
22
l’ingratitude, le parjure, et la sottise . » À cette élite dévoyée, Proudhon
peut associer le peuple sous le même nom de « multitude » : « Livrée à elle-
même ou menée par ses tribuns, la multitude ne fonda jamais rien. Elle a la
face tournée en arrière : aucune tradition ne se forme chez elle ; pas d’esprit
de suite, nulle idée qui acquiert force de loi. De la politique elle ne
comprend que l’intrigue, du gouvernement que les profusions et la force, de
la justice que la vindicte, de la liberté que la faculté de s’ériger des idoles
qu’elle démolit le lendemain. L’avènement de la démocratie ouvre une ère
de rétrogradation qui conduirait la nation et l’État à la mort, s’ils ne se
dérobaient à la fatalité qui les menace par une révolution en sens inverse,
qu’il s’agit maintenant d’apprécier 23. » Aussi, lorsque Proudhon parle du
Peuple, il n’entend « pas par là la multitude, ce qui n’est que pluralité sans
24
unité ». Cette façon de concevoir le peuple, s’associant à une praxis
mêlant le chaos à l’arbitraire, sans idée d’ordre, a ainsi amené Proudhon à
critiquer la « spontanéité » des masses : « (…) les peuples n’ont montré
jusqu’à présent de spontanéité que pour faire des rois, des prêtres, des
propriétaires, des prisons, des hôpitaux 25. » Loin de l’angélisme naïf de
certains hérauts du « peuple » entendu comme « multitude », les propos de
Proudhon ne se confondent cependant pas avec un mépris élitiste, comme
aujourd’hui dès qu’il est question de « populisme ». Comme le remarque
J.C. Michéa, « on sait à quel point, depuis quelques années, les médias
officiels travaillent méthodiquement à effacer le sens originel du mot, à
seule fin de pouvoir dénoncer comme fascistes ou “moralisateurs” (à notre
époque, le crime de pensée suprême) tous les efforts des simples gens pour
maintenir une civilité démocratique minimale et s’opposer à l’emprise
croissante des “experts” sur l’organisation de leur vie 26 ». Réhabilitant le
peuple comme sujet politique sans tomber dans le fantasme de l’Un,
Ernesto Laclau a pu ainsi dépouiller le terme « populisme » de sa
connotation péjorative pour l’envisager comme mouvement politique
d’émancipation. Le populisme regroupe cinq caractéristiques : la première,
c’est le regroupement de forces hétérogènes dont les demandes ne sont pas
satisfaites, la deuxième est leur union contre un ennemi commun (la
corruption du système parlementaire, par exemple), la troisième est la
création d’une chaîne d’équivalences qui se cristallise autour d’une
signifiant vide, la quatrième est la nomination de ce signifiant vide (le
général Boulanger ou Solidarnosc) et enfin que ce nom soit l’objet d’un
investissement important afin de lui donner la force de constituer une unité
et une force hégémonique (d’où l’importance de l’affect). Le populisme
rejette tout contenu conceptuel, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser
quelques problèmes dès lors qu’il est susceptible de regrouper des projets
politiques très hétérogènes. Le populisme est d’abord lié à la fonction de
mouvement qui refuse la fixité de l’ordre symbolique au point d’en devenir
anti-institutionnel. C’est pourquoi le peuple, comme l’évoquait Benjamin,
est toujours fasciné par le bandit qui défie la loi. Il existe chez lui un
sentiment, un affect, mais aussi un pouvoir qui le conduisent à se percevoir
comme une puissance au-delà de tout ensemble codifié et normalisé 27.
« Puisque tout système institutionnel est inévitablement, partiellement au
moins, restrictif et frustrant, il y a quelque chose d’attirant dans toute figure
qui lui lance un défi, quelles que soient les raisons et les formes du défi en
question. Il y a dans toute société une réserve de sentiments bruts contre le
statu quo qui cristallisent dans certains symboles d’une manière
relativement indépendante des formes de leur articulation politique, et c’est
leur présence que nous percevons intuitivement quand nous qualifions un
28
discours ou une mobilisation de “populiste” . » Alors que le marxisme
traditionnel pensait la possibilité d’une totalité fermée où la société puisse
être entièrement transparente à elle-même, la théorie gramsciste de
l’hégémonie affirme au contraire que l’horizon d’une telle totalisation ne
peut être que mythique dans le sens où il existera toujours des demandes, et
donc toujours du politique. Or cette représentation d’une totalité mythique
est assumée par une partie qui suppose l’investissement affectif et
hégémonique d’un objet partiel. Ce n’est qu’à cette condition que peut se
construire le peuple : « le besoin de constituer un “peuple” (une plebs
prétendant être un populus) apparaît seulement quand cette plénitude n’est
pas atteinte, et que les objets partiels dans la société (les buts, les figures ;
29
les symboles) sont investis de manière à devenir le nom de son absence . »
L’unité des sujets populaires ne peut être donnée conceptuellement, chaque
sujet étant singulier (ce qui exclut tout déterminisme et tout essentialisme),
par conséquent les demandes intégrées et exclues font l’objet d’une
évaluation et d’une interrogation permanente qui suppose que l’espace
symbolique hégémonique n’est jamais clos et toujours flou. Aussi, « le
langage d’une discours populiste – qu’il soit de gauche ou de droite – va
toujours être imprécis et fluctuant : non en raison d’une faiblesse cognitive,
mais parce qu’il tente d’opérer performativement à l’intérieur d’une réalité
30
sociale qui est dans une large mesure hétérogène et fluctuante ». Cette
théorie du mouvement populiste opposé à l’idée d’un ordre symbolique clos
rejoint ici la théorie du progrès de Proudhon, rallié déjà par Bernstein qui
entendait recourir au philosophe bisontin pour réviser le marxisme. Sa
focalisation sur la notion de mouvement l’empêche cependant de penser
l’institution en tant que telle, ainsi que l’autonomie telle qu’a pu l’entendre
Proudhon ou plus récemment Castoriadis. Une telle aporie amène ainsi
Laclau à recourir à « (…) la logique de l’incarnation [qui] continue à opérer
dans les conditions démocratiques et[qui], dans certaines circonstances,
31
(…) peut acquérir une stabilité remarquable ». Cette logique ne va pas
sans poser le problème du culte de la personnalité qui, de Boulanger à
Chavez, va constituer un point de capiton permettant l’imposition concrète
d’une hégémonie selon une logique bien différente de celle envisagée par
Proudhon. Ce dernier a pourtant pu envisager un temps la possibilité d’une
révolution sociale grâce à Louis Napoléon Bonaparte, avant de se raviser
tout en analysant les raisons que peuvent lier le peuple à une autorité forte
cristallisant ses espoirs. Il nous donne ainsi à voir la contradiction entre
libéralisme et démocratie où, paradoxalement, c’est le peuple qui, tout en
aspirant le plus à la liberté, va se donner un tribun. C’est là tout le tragique
et le paradoxe de la chose : la démocratie telle qu’elle est comprise
actuellement, avec sa dimension centralisée et sa division en classe, et le
peuple tel qu’il se manifeste, comme masse désirant l’égalité, sont autant de
facteurs susceptibles d’expliquer le triomphe des « démocraties
césariennes » qui entretiennent l’illusion qu’un sauveur suprême est capable
de régler le problème social ainsi que de rétablir l’ordre contre la corruption
des élites. Ainsi, « la démocratie, pour assurer son triomphe, ignorante
d’ailleurs des conditions du pouvoir, incapable de l’exercer, se donne un
chef absolu, devant l’autorité duquel tout privilège de caste disparaisse ; la
bourgeoisie, qui redoute le despotisme à l’égal de l’anarchie, préfère
consolider sa position par l’établissement d’une royauté constitutionnelle.
Si bien qu’en fin de compte c’est le parti qui a le plus besoin de liberté et
d’ordre légal qui crée l’absolutisme et c’est le parti du privilège qui institue
le gouvernement libéral, en lui donnant pour sanction la restriction du droit
32
politique ». La démocratie césarienne n’est cependant pas la fatalité du
peuple en acte : par son auto-éducation (Proudhon parle de démopédie) et
par son expérience, le peuple est capable de se gouverner par lui-même
(Proudhon parle de self-government). Capacité potentielle qui doit toutefois
être évaluée à l’aune des nouvelles modalités de gouvernement et
d’expertise que l’on peut regrouper notamment sous le nom de
« gouvernance ».
Le peuple en acte
La multiplication des niveaux de pouvoir supra- et infra- étatiques vient
accentuer la crise de la souveraineté qui est censée être détenue par le
peuple : « La pluralisation du kratos rend le démos inassignable 33. » Au
gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple, conception déjà bien
naïve au vu de la réalité oligarchique, vient peu à peu se substituer la
gouvernementalité néolibérale, ou gouvernance, comme aboutissement
logique de la conception libérale originaire de nos démocraties modernes.
La gouvernance exacerbe alors des problèmes de taille qui minent nos
démocraties depuis leur conception : les problèmes de l’expertise (division
du savoir), des dispositifs (action) et du droit (sujet de droit, autonomie).
« On peut certes choisir de nommer démocratique la bonne gouvernance. Il
faut cependant être conscient qu’elle a peu à voir avec le gouvernement du
peuple et que, si elle rend la domination acceptable par les dominés, elle ne
tend nullement à l’abolition de la domination. L’autonomie du sujet est ici
secondaire, réduite à un moyen technique de gérer des sociétés de masse.
Que la gouvernance soit bonne ou mauvaise (c’est-à-dire impuissante à
conquérir l’adhésion et obligée de recourir à la violence), elle reste une
34
domination exercée par certains hommes ou groupes sur d’autres . » Ainsi,
avec la gouvernance libérale, l’inclusion de la société civile ne suppose pas
tant un renforcement de la démocratie qui supposerait que soient pris en
compte l’auto-législation, l’intérêt collectif et la citoyenneté, mais un
renforcement du capitalisme et des élites dirigeantes en ce que les acteurs
sont de simples relais d’intérêts privés (lobbies) dont le supposé pouvoir
justifie l’irresponsabilité de l’oligarchie politique (c’est la faute du marché).
La notion même de peuple dont résulterait l’ultime capacité de décision
devient une catégorie à déconstruire afin de mieux pouvoir le dessaisir du
peu de pouvoir qu’il avait. Paradoxalement mais logiquement, ce sont ses
représentants qui vont conduire cette opération : de la délégation de la
souveraineté à sa confiscation il n’y a qu’un pas aisément franchi par la
médiation de l’État. Le gouvernement, qui doit composer avec d’autres
instances de pouvoir, ne peut cependant se permettre d’aller directement à
l’encontre de la volonté populaire. Il faut malgré tout « faire avec »
l’encombrante figure du peuple. « L’autonomie du sujet est un obstacle avec
lequel il faut composer, en adoptant la voie de la persuasion plutôt que celle
de la contrainte. Convaincre les assujettis que l’on œuvre pour leur bien,
afin qu’ils contribuent à la réalisation de politiques qui ne peuvent aboutir
sans leur soutien, passif (l’absence de résistance) ou actif, tel est l’objectif
35
d’une bonne gouvernance ». Les référendums, qui demeuraient l’un des
rares dispositifs permettant d’exprimer la volonté du peuple, en sont réduits
à de simples procédures consultatives dont l’impact en termes de décision
politique est désormais inférieur à celui des sondages. Le peuple doit bien
voter, sinon il a tort. Mais l’illusion ne prend plus, et le référendum est en
passe de devenir un archaïsme trop dangereux à manipuler dans le nouveau
contexte de la gouvernance. Ainsi, « pour autant que les exécutifs se
soucient de légitimité, ils la comprennent uniquement comme une
confirmation post facto de décisions prises par eux-mêmes ou par les
experts auxquels ils délèguent leurs compétences : une délégation à laquelle
ils trouvent leur compte puisqu’elle leur permet d’invoquer des pouvoirs
supérieurs, souvent travestis en puissances anonymes (la “logique
objective” des marchés par exemple, pour nier leurs responsabilités dans la
marche du monde) 36 ». Le seul principe de légitimité devient celui de
l’efficacité, dont on peut par ailleurs douter du bien-fondé au regard des
multiples crises qui s’enchaînent. Ainsi Romano Prodi pouvait-il dire :
« l’efficacité de l’action des institutions européennes est sa source
principale de légitimité 37 ». Or il se trouve que les pouvoirs de cette
gouvernance « les plus visibles ne sont pas nécessairement les plus
déterminants 38 ». Cette situation n’est pas sans poser de problème dès lors
que dans l’hypothèse d’une « démocratie » se réduisant à la demande de
droits, les citoyens sont incapables de savoir à qui s’adresser. L’opacité de
la bureaucratie, en effet, se développe avec la gouvernance libérale dans le
même mouvement qui éloigne le pouvoir du peuple. L’illusion est
cependant maintenue d’une société civile comme nouveau sujet politique
s’emparant du droit contre l’arbitraire des institutions politiques. « On salue
là volontiers une refondation de la démocratie sur les principes fondateurs
du libéralisme, la soumission du politique, en la personne de l’État, à la
règle juridique qui incarne le contrat mettant en communauté les libertés
individuelles et les énergies sociales. Mais cette prétendue soumission de
l’étatique au juridique est bien plutôt une soumission du politique à
l’étatique par le bais du juridique, l’exercice d’une capacité de déposséder
la politique de son initiative par laquelle l’État se fait précéder et
39
légitimer . » Le droit devient alors la courroie de transmission d’une
gouvernance où les experts ou les lobbies économiques s’emparent de la
sphère publique avec l’assentiment de l’État au nom d’une performance
toute idéologique. Or le droit correctement entendu est « la mesure et la
comparaison des forces. La démocratie n’est autre chose que l’art d’égaliser
non les droits, mais les forces des citoyens. Le contrat social est le pondus
publicum, l’instrument public de cette égalisation 40 ». Il importe donc
d’égaliser la capacité politique des citoyens dans une perspective à la fois
pluraliste et commune, ce contre un droit individualiste épousant la logique
capitaliste qui vient ici se substituer à la logique démocratique, comme pour
signifier leur incompatibilité. Sans doute ici est-il nécessaire de remettre en
cause les contenus des principes de légitimité et d’efficacité pour les rendre
adéquats, la logique économique n’étant pas opposée par essence à la
logique politique dès lors que les principes d’autonomie et de justice
viennent se substituer à l’hétéronomie et à l’exploitation.
La notion d’efficacité comme critère de gouvernement puis de
gouvernance a pris une ampleur considérable dans le passage du libéralisme
au néolibéralisme via le biais de l’expertise sous prétexte que le peuple n’a
pas les capacités de se gouverner lui-même. « Ignorance ou impuissance, le
Peuple, d’après la théorie démocratique, est incapable de se gouverner : la
démocratie, comme la monarchie, après avoir posé comme principe la
souveraineté du Peuple, aboutie à une déclaration de l’incapacité du
e
Peuple 41 ! » Déjà au XIX siècle, Proudhon s’opposait à l’usurpation de
l’autorité politique par les experts au nom de l’ignorance supposée du
peuple : « (…) je n’ai jamais vu que le jugement du plus ignorant sur les
faits de son état et de sa profession, sur ce qui regarde ses intérêts et ses
droits, fut plus faillible que celui du plus éclairé du plus savant. Toute la
différence consiste dans le talent d’exposition, qualité acquise, non dans la
perception de l’idée qui souvent, au contraire, est plus obscure chez l’érudit
que chez l’homme de sa nature. L’avocat finit par douter de la justice
éternelle, et imagine que le droit ne tient qu’à des apparences : l’homme
42
simple ne doute jamais . » Comme le remarque à juste titre Rancière, et ce
contre les idéologies qui mettent en doute la capacité du peuple, il n’y a pas
« égale valeur de toutes les manifestations de l’intelligence mais l’égalité à
43
soi de l’intelligence dans toutes ses manifestations ». L’expérience du
concret, et en situation, vaut davantage que toutes les spéculations des
savants (qui peuvent au mieux éclairer mais en aucun cas prendre de
décision politique au titre d’expert), que ce soit en terme d’efficacité
(efficacité non libérale mais libertaire, où l’homme, selon sa situation
géographique, professionnelle ou autre, est le plus apte à décider ce qui est
bon en fonction de ces situations), ou en terme de légitimité (dès lors que
les décisions politiques impliquent l’ensemble des personnes incluses dans
les sphères publiques impliquées par ces décisions). « Le savant qui n’est
que savant est une intelligence isolée, ou pour mieux dire mutilée, faculté
puissante de généralisation et de déduction, si l’on veut, mais sans valeur
exécutive ; tandis que l’ouvrier dûment instruit représente l’intelligence au
complet, l’intelligence servie par des organes, comme disait M. de Bonald.
L’industriel, si longtemps dédaigné, devenu supérieur au savant classique,
quel paradoxe 44. » Cette philosophie nous amène à concevoir le politique
en situation, qu’il soit médié par l’économique ou par l’art comme l’évoque
Proudhon en se souvenant de son séjour en prison, ce contre une conception
platonicienne d’un art déconnecté du réel : « Pendant ma captivité à Sainte
Pélagie, en 1849, il y eut jusqu’à quatre-vingt prisonniers politiques,
nombre minime, si l’on pense aux milliers de déportés de cette triste
époque. Tous les soirs, une demi-heure avant la fermeture des cellules, les
détenus se groupaient dans la cour et chantaient la prière ; c’était un hymne
à la Liberté attribué à Armand Marrast. Une seule voix disait la strophe, et
les quatre-vingt prisonniers reprenaient le refrain, que répétaient ensuite les
cinq cents malheureux détenus dans l’autre quartier de la prison. Plus tard
ces chants furent interdits, et ce fut pour les prisonniers une véritable
aggravation de peine. C’était de la musique réelle, réaliste, appliquée, de
l’art en situation, comme les chants à l’église, les fanfares à la parade, et
aucune musique ne me plaît davantage 45. » Ce « partage du sensible »
relève à la fois d’une dimension esthétique et politique dans la mesure où il
permet aux forces collectives de transcender le réel en partant, à partir
d’une situation concrète, de points de vue dont l’optique est celle d’une
production d’un nouveau sens, d’une nouvelle carte cognitive déployant les
puissances dont le réel est porteur. Cette dimension à la fois esthétique et
politique du partage commun du sensible, qui suppose nécessairement
d’« être en situation », a bien été analysé par Jacques Rancière, notamment
dans la perspective d’une critique du scientisme marxiste :
Ce qu’une intervention artistique peut produire, ce en quoi elle peut être politique, c’est une
modification du visible, des manières de le percevoir et de le dire, de le ressentir comme
tolérable ou intolérable. L’effet de cette modification passe par son articulation avec d’autres
modifications du tissu sensible commun. C’est cela qu’« esthétique » signifie : une œuvre d’art
est définie comme telle par son appartenance à un certain régime d’identification, un certain
passage du visible, du dicible et du possible. La politique, de son côté, a une dimension
esthétique : elle est un paysage commun du donné et du possible, un paysage mouvant et non
pas une série d’actes qui seraient la conséquence de « formes de conscience » acquises
46
ailleurs .
Cicéron compare la terre à un vaste théâtre : Quemadmodum theatrum cum commune sit,
recte lumen dici potest ejus esse eum locum quem quisque occuparit. Ce passage est tout ce
que l’Antiquité nous a laissé de plus philosophique sur l’origine de la propriété. Le théâtre, dit
Cicéron, est commun à tous ; et cependant, la place que chacun y occupe est dite sienne : c’est-
à-dire évidemment qu’elle est une place possédée, non une place appropriée. Cette comparaison
anéantit la propriété ; de plus, elle implique égalité. Puis-je, dans un théâtre, occuper
simultanément une place au parterre, une autre dans les loges, une troisième vers les combles ?
Non, à moins d’avoir trois corps, comme Géryon, ou d’exister au même moment en différents
lieux, comme on le raconte le magicien Apollonius. Nul n’a droit qu’à ce qui lui suffit, d’après
Cicéron : telle est l’interprétation fidèle de son fameux axiome, suum quidque cujusque sit, à
chacun ce qui lui appartient, axiome que l’on a si étrangement appliqué. Ce qui appartient à
chacun n’est pas ce que chacun peut posséder, mais ce que chacun a droit de posséder. Or,
qu’avons-nous droit de posséder ? Ce qui suffit à notre travail et à notre consommation ; la
comparaison que Cicéron fait de la terre à un théâtre le prouve. Après cela, que chacun
s’arrange dans sa place à son gré, qu’il l’embellisse et l’améliore, s’il peut, il lui est permis :
mais que son activité ne dépasse jamais la limite qui le sépare d’autrui. La doctrine de Cicéron
conclut droit à l’égalité ; car l’occupation étant une pure tolérance, si la tolérance est mutuelle,
15
et elle ne peut pas ne pas l’être, les possessions sont égales .
– Chaque année, en septembre, une liste de pêcheurs éligibles (tous les pêcheurs licenciés
d’Alanya) est préparée, sans tenir compte de l’adhésion à la coopérative.
– Au sein d’une zone normalement utilisée par les pêcheurs d’Alanya, tous les lieux de pêche
utilisables sont nommés et listés. Ces sites sont suffisamment espacés pour que les filets placés
sur un site n’entravent pas le passage du poisson qui devrait être disponible sur les sites
adjacents.
– Ces sites de pêche nommés et leur attribution sont en application de septembre à mai.
– En septembre, les pêcheurs éligibles tirent au sort les lots auxquels ils sont affectés.
– Chaque jour, de septembre à janvier, chaque pêcheur se déplace vers l’est jusqu’au lot voisin.
Après janvier, les pêcheurs se déplacent vers l’ouest. Ce système donne aux pêcheurs des
opportunités égales par rapport aux bancs qui migrent d’est en ouest entre septembre et janvier
16
et inversement entre janvier et mai .
Une dimension qui n’a pas été abordée, et qui pourtant a toute son
21
importance , concerne le règlement des conflits. À ce problème sont
habituellement avancées deux solutions : soit l’État tranche, soit la main
invisible du marché fait « force de loi », le « laissez-faire, laissez-passer »
donnant naturellement l’avantage au plus fort. Or, toujours dans une
perspective se situant hors de l’État et du marché, « si les parties emploient
un arbitre privé, elles ne le laisseront pas, avance Ostrom, leur imposer un
contrat. L’arbitre aidera simplement les parties à trouver des méthodes de
résolution de conflit émanant d’un ensemble de règles de fonctionnement
22
que les parties auront elles-mêmes entérinées ». Par conséquent, une
théorie de l’autogouvernement des biens communs est indissociable d’une
théorie juridique où le règlement des conflits écarte à la fois la dimension
théologico-politique du jugement de l’État et l’« anarchie mercantile » où le
droit se réduit à un simple rapport de force, qui plus est inégalitaire : « Si
les théories utilisées dans la science appliquée au domaine des politiques
n’incluent pas la possibilité d’une action collective auto-organisée, alors la
prépondérance d’un système judiciaire pouvant être utilisé par les groupes
auto-organisés pour superviser et faire appliquer les contrats ne sera pas
23
reconnue . »
De la gestion des biens communs, développée par Ostrom et dont
Proudhon aborde la question en ce qui concerne la terre, aux moyens de
production, nous retrouvons les mêmes problématiques, ne serait-ce que
parce que les biens et les moyens de production proviennent des biens
communs, transformés par la main de l’homme.
Des communs aux moyens de production
La gestion collective des moyens de production, qui n’écarte pas par
ailleurs la propriété individuelle dès lors que la production n’est l’œuvre
que d’une personne (un artisan, par exemple), répond aux mêmes principes
fondamentaux que nous avons pu entrevoir concernant la gestion des biens
communs : à production commune, gestion commune et répartition
commune. En soi la propriété ne se justifie pas : elle ne trouve sa raison
d’être que grâce à la justice, et ici l’œuvre de Proudhon permet de
compléter et de renforcer d’un point de vue normatif les travaux de
sociologie politique d’Elinor Ostrom dont les démonstrations empiriques
sont affaiblies par une certaine neutralité axiologique. Selon Proudhon en
effet, le rapport de l’homme à la propriété ne peut se justifier que par sa
finalité : « Ce n’est ni dans son principe et ses origines, ni dans sa matière
qu’il faut chercher la raison de la propriété ; à tous ces égards, la propriété,
je le répète, ne peut rien nous offrir de plus que la possession ; c’est dans
ses FINS 24. » La propriété n’est donc pas un droit de l’homme comme
semble l’entendre les déclarations des droit de l’homme de 1789, 1793 et
1795. Elle est avant tout une fonction, et « c’est parce qu’elle est une
fonction à laquelle tout citoyen est appelé, comme il est appelé posséder et
à produire, qu’elle devient un droit : le droit résultant ici de la destinée, non
25
la destinée du droit ». Par conséquent, « l’acte d’appropriation en lui-
même, considéré objectivement, est sans droit. Il ne se peut légitimer par
rien. Ce n’est pas comme le salaire, qui se justifie par le TRAVAIL, comme
la possession, qui se justifie par la nécessité et l’égalité des partages ; la
propriété reste absolutiste et arbitraire, envahissante et égoïste. – Elle ne se
justifie que par la justice du sujet même. Mais comment rendre l’homme
juste ? C’est le but de l’éducation, de la civilisation, des mœurs, des
arts, etc. ; c’est aussi le but des institutions politiques et économiques dont
la propriété est la principale. Pour que la propriété soit légitimée, il faut
donc que l’homme se justifie lui-même ; qu’il veuille être juste ; qu’il se
propose la justice pour but, en tout et partout. Il faut qu’il se dise, par
exemple : la propriété en soi n’est pas juste, comment la rendrais-je juste ?
D’abord, en reconnaissant à tous le même droit à l’appropriation, à
l’usurpation ; 2o en réglementant l’usurpation, comme le corsaire
partageant le butin entre ses compagnons ; de sorte qu’elle tende
spontanément à se niveler 26. » C’est donc grâce à l’universalisation de la
propriété, et non par sa confiscation par l’État ou par quelques-uns que « les
27
fortunes sont les plus égales et que chacun travaille ». De l’organisation
des rapports, qui suppose une justice commutative, c’est-à-dire égalitaire et
horizontale, basée sur la réciprocité, résulte une propriété qui « doit se faire
opposition et concurrence, tendre à se limiter, sinon à se détruire, par
conséquent, à se faire équilibre. L’action de la propriété sur elle-même, en
dehors du pouvoir et des lois, tel sera donc notre premier moyen ». Ensuite,
la propriété n’étant pas isolée dans le système social, il faut bien qu’elle
compose avec les autres forces. Le rôle des institutions vis-à-vis de la
propriété sera, ainsi que l’écrit Proudhon, « notre second moyen de
28
gouvernement ». De par cette interdépendance et ce pluralisme social,
toute prétention à l’absolutisme est conjuré : absolutisme de la propriété qui
consacre la loi de la main invisible et finit par se réduire au monopole,
absolutisme de l’État dont l’autorité est contrebalancée par le poids des
forces économiques. Proudhon nous rend présent l’erreur identique des
marxistes et des libéraux, à savoir que le capitalisme obéirait à la loi du
marché. Chez Marx, la relation entre le capitaliste et le travailleur se fonde
sur un échange conforme aux lois de l’économie, le capitaliste payant la
valeur de la force de travail mais récupérant la plus-value qui résulte de la
différence entre le salaire et le produit de la journée de travail
(arbitrairement allongée). C’est pourquoi cette critique de l’échange
nécessite le monopole d’un État responsable de la répartition. Proudhon, au
contraire, estime que le capitalisme se reproduit en dérogeant à l’échange et
aux lois de l’économie, comme R.H Coase l’a par ailleurs montré dans son
article « The nature of the firm » (1937) à propos du fonctionnement de
l’entreprise. L’erreur de compte résulte de l’appropriation par le capitaliste
du droit collectif de propriété : c’est donc en rétablissant un véritable
échange égalitaire et une réappropriation du droit collectif de propriété que
l’on peut véritablement sortir de la logique capitaliste. « Ce qui nécessite,
en politique, cette idée de mutualité qui est le programme économique des
classes ouvrières, c’est que, dans l’ordre politique aussi, toutes choses,
toutes idées, tous intérêts soient ramenés à l’égalité, au droit commun, à la
justice, à la pondération, au libre jeu des forces, à la libre manifestation des
prétentions, à la libre activité des individus et des groupes, en un mot, à
l’autonomie 29. » L’autogouvernement des travailleurs va de pair avec la
socialisation des moyens de production, associé à l’autogouvernement des
biens communs par la socialisation du travail et des capitaux. Les
compagnies de travailleur, donc, ne sont soumises ni au capital ni à l’État :
« L’association ouvrière restera une utopie, tant que le gouvernement n’aura
pas compris que les services publics ne doivent être ni exécutés par lui-
même, ni convertis en entreprises privées et anonymes, mais confiés à
forfait et par baux à termes à des compagnies d’ouvriers solidaires et
30
responsables . » L’équilibre des forces économiques se réalise grâce à la
fédération des producteurs, autonomes et responsables, empêchant tout
monopole. Dans la continuité des propos de Proudhon, le juriste Alain
Supiot a bien saisi la notion d’autonomie qui ne va pas sans une
responsabilité solidaire, affirmant ainsi que ce sont « tous ceux qui
bénéficient d’une opération économique qui doivent être considérés comme
opérateurs, quels que soient les montages juridiques empruntés par
l’entreprise 31 ». C’est ce que prévoit notamment la loi américaine
concernant la pollution marine : depuis la marée noire de l’Exxon Valdes,
peut être poursuivie toute personne ayant la qualité de propriétaire,
d’opérateur ou d’affréteur du navire. Dans cette perspective pourrait être
mise en œuvre une véritable traçabilité des produits qui induirait une
véritable chaîne des responsabilités : chaque producteur serait responsable
de son produit, et s’il ne pouvait être identifié, le fournisseur serait
poursuivi (qui, lui-même, pourrait se retourner contre le producteur).
Reviendrait ainsi l’idée médiévale selon laquelle on ne peut jamais être
propriétaire au sens absolu comme l’affirme l’article 544 du Code civil,
mais seulement « tenancier » de la chose. « Les rapports des hommes aux
choses étaient toujours l’ombre portée de rapports entre les hommes 32. »
Une lecture conjointe de Proudhon et d’Ostrom nous permet précisément de
33
renouer ce rapport sans pour autant revenir à un état pré-moderne . Ainsi,
le rapport politique des hommes entre eux étant corrélatif au rapport
économique des hommes aux choses, les modalités de production et de
répartition des biens sont fonction d’un dénominateur social : « Toutes les
industries se réunissent, par des rapports mutuels, en un faisceau unique ;
toutes les productions se servent réciproquement de fin et de moyen ; toutes
les variétés de talents ne sont qu’une série de métamorphoses de l’inférieur
au supérieur. Or, ce fait incontestable et incontesté de la participation
générale à chaque espèce de produit a pour résultat de rendre communes
toutes les productions particulières : de telle sorte que chaque produit,
sortant des mains du producteur, se trouve d’avance frappé d’hypothèque
par la société. Le producteur lui-même n’a droit à son produit que pour une
fraction dont le dénominateur est égal au nombre des individus dont la
société se compose 34. » Autrement dit, de par sa finalité, la justice, et de par
son mode de gestion autonome et égalitaire qui implique des décisions et
des règles soutenus par une morale, « la justification de la propriété, (…) est
essentiellement politique 35 ».
Chapitre IX
Du droit social
Après la Seconde Guerre mondiale, Gurvitch rédige une déclaration des
droits sociaux dont il espère qu’elle pourra constituer la matrice de la
Révolution permettant la renaissance nationale. Cette déclaration doit
s’inscrire dans la lutte pour la démocratie dont il nous prévient qu’elle est
« une lutte de tous les jours, de tous les instants, lutte héroïque, demandant
un élan toujours renouvelé 11 ». « Comme tous les symboles, les
déclarations sont des intermédiaires entre l’idéal et le réel et doivent se
modifier afin de garder toute leur force agissante dès que la réalité sociale
12
change . » Les déclarations s’inscrivent ainsi dans un processus de
renouvellement du symbolique qui est une condition nécessaire à la
réalisation d’une démocratie réelle. Seulement, l’un des problèmes liés à la
déclaration de droits est la défense effective de ces droits. Gurvitch est
catégorique : les principes de légalité, de séparation des pouvoirs et de
souveraineté populaire se sont révélés insuffisants à protéger les droits de la
liberté humaine. Les peuples anglo-saxons ont été ici mieux inspirés que
ceux du continent en permettant à chaque particulier pour chaque cas
concret de saisir les tribunaux en invoquant le « bill of rights » ou la
« common law ». Cependant, que l’on ne s’y méprenne pas, la Déclaration
des droits sociaux de Gurvitch s’inscrit dans la continuité de sa thèse sur
L’idée de droit social, datant de 1932, qui constituait une véritable machine
de guerre contre la conception individualiste du droit : « Rien n’a peut-être
nui davantage au renouvellement positif de la raison juridique (…) que le
préjugé profondément enraciné du caractère essentiellement individualiste
du droit 13. » Cette philosophie moniste qui se décline de l’Individu à
l’Humanité en passant par l’État sur le mode d’une abstraction générale a
perpétuellement nié la dimension fondamentalement pluraliste et concrète
du droit qui permet le développement de la liberté et de la justice grâce à
une certaine articulation du tout et des parties. Les critiques de la
philosophie individualiste du droit, d’Auguste Comte à Marx en passant par
Saint Simon ou Schelling, en voulant restaurer le principe de totalité ont
ainsi rejeté purement et simplement le droit en méconnaissant ses sources
véritables. Hegel est sans doute le représentant le plus important de cette
tradition critique du droit : selon Gurvitch, il « s’est montré complètement
incapable de formuler l’idée de l’“universel concret” dans des termes
juridiques ; il est resté entièrement individualiste dans sa théorie du droit : il
14
a fondé un superindividualisme juridique de caractère hiérarchique ». Un
renouvellement de la pensée juridique contemporaine suppose donc tout
d’abord la démonstration que l’autonomie de l’idée de droit est détachée
des principes individualistes qui « ne représentent qu’une déformation de
l’essence du droit tout aussi inacceptable que la déformation
unilatéralement universaliste 15 ». Le tout ne peut s’appuyer que sur le droit,
par conséquent, anti-individualisme et droit ne sont pas des termes opposés
mais des « éléments tendant vers une synthèse 16 » respectueuse des
singularités qui composent le tout.
Le « droit social » n’est pas un droit lié à la politique de l’État qui serait
censé consacrer son rôle interventionniste dans l’économie. Gurvitch n’est
d’ailleurs pas tendre avec l’État socialiste qu’il considère comme un
« proche parent de l’État bourgeois serviteur, protecteur et maître, mais plus
17
omnipotent encore et plus absolu ». Dans le cas où les bénéficiaires sont
réduits à de simples assistés passifs, « les régimes autoritaires et totalitaires
seraient aussi capables, en principe, que les démocraties de réaliser un
18
pareil “droit social” ». Une telle conception du droit méconnaît le
phénomène du pluralisme juridique qui découle du pluralisme de fait. En
effet chaque être collectif possède « la capacité d’engendrer son propre
19
ordre juridique autonome réglant sa vie intérieure ». Il existe donc
différents ordres du droit qui ne se réduisent pas à la simplification moniste
de l’État, ce qui permet à Gurvitch de qualifier le droit social tel qu’il
l’entend de « Droit d’intégration ». Chaque être collectif engendre ainsi son
propre droit social qui ne s’aliène sous aucune forme, excluant ainsi le droit
de subordination : « Le “droit social” est pour nous le droit autonome de
communion par lequel s’intègre d’une façon objective chaque totalité
active, concrète et réelle incarnant une valeur positive, droit
d’intégration (ou si l’on préfère d’inordination), aussi distinct du droit de
coordination (ordre de droit individuel) que du droit de subordination,
seuls reconnus par les systèmes de l’individualisme juridique et de
20
l’universalisme unilatéral . » Le droit social, en tant que droit
d’intégration, ne peut donc se comprendre que si l’on admet que l’être
social, irréductible à la somme de ses membres, n’a pas besoin de se
constituer en unité transcendante et extérieure : « chaque groupe social est,
dans son idéal, une totalité immanente concrète et dynamique, qui n’admet
ni son hypostase en une entité simple, ni sa dissolution dans un assemblage
d’individus dispersés, dont le seul lien serait leur soumission à une même
21
loi abstraite . » Comment donc peuvent s’engendrer réciproquement l’un
et le multiple ? Grâce à l’« idéal moral (…), l’Esprit créateur supraconscient
dont la matière est constituée par les personnes, valeurs en soi, qui
22
participent à son activité ». La réalité empirique ne peut ainsi rejoindre
l’idéal que grâce à une dimension spirituelle et morale, dimension qui elle-
même a besoin de la réalité empirique pour se déployer. Il faut donc
s’habituer « à voir dans le droit un ordre de paix, d’union, de travail en
commun, de service social, aussi bien qu’un ordre de guerre, de séparation
disjonctive, de réparation. Il faut apprendre à distinguer le droit de la
morale, sans l’en détacher complètement, selon le procédé individualiste
qui oppose à tort la sphère extérieure qui doit représenter le droit à la sphère
23
uniquement intérieure que doit incarner la morale ». C’est que Gurvitch
est autant critique par rapport à l’individualisme qui rejette la Justice en-
dehors de l’éthique, qu’envers « l’universalisme unilatéral 24 » qui identifie
la Justice et la morale pour justifier l’harmonie d’une certaine totalité. La
Justice, et ce de Platon à Hegel, est reléguée à son aspect distributif (et
passablement oppressif), tandis que l’idéal moral passe au second rang. Dès
lors, « c’est à la contrainte inconditionnée de l’État que s’adressent Platon
et Hegel pour imputer à la Justice l’absolutisme des exigences de l’idéal
moral qu’elle ne possède pas d’elle-même 25 ». Contrairement à une telle
conception de la Justice, Gurvitch considère que « le problème même de la
Justice ne se pose que si l’on admet la possibilité d’un conflit entre des
valeurs morales équivalentes 26 ». Dans la lignée de Proudhon, la Justice
pour Gurvitch consiste donc à harmoniser, à permettre l’équilibre des
antinomies. Elle sert ainsi d’intermédiaire entre l’idéal moral (qui suppose
la synthèse harmonieuse de l’universel et du particulier), et la réalité
empirique (qui est empreinte de conflits). La Justice n’est donc « ni
complètement hétérogène à la morale, ni identique à lui 27 ». C’est pourquoi
Gurvitch distingue la règle du droit, qui est multilatérale, de la règle morale,
qui est unilatérale. La règle de droit engage toujours les différentes parties
par une relation de droits et de devoirs, contrairement à la règle morale qui
ne nécessite pas de réciprocité. D’autre part, la règle de droit est liée à des
cas concrets et est assez précise pour permettre cette relation de droits et de
devoirs, contrairement à la règle morale. La règle morale « ne tue pas », par
exemple, s’applique indistinctement, quelle que soient les situations, tandis
que la règle de droit énumère les cas où il est possible de tuer (cas de
légitime défense, guerre, etc.). « L’interdépendance des devoirs et des
prétentions réciproques forme dans son enchevêtrement l’ordre social. C’est
l’enchevêtrement des réciprocités juridiques, supposant la “réalité des
autres mois”, en tant que centres des prétentions et des devoirs
interdépendants, qui donne au droit en général le caractère d’un phénomène
28
essentiellement lié à la vie sociale . » Pour rendre possible cette vie
sociale, il faut donc admettre que tout droit est dans son essence positif, et
par conséquent que la force obligatoire des droits et des devoirs repose sur
des autorités établies communes (et non sur la diversité des consciences
juridiques). Le droit n’est pas pour autant nécessairement sanctionné par
une contrainte. Nous pourrions même avancer que tout droit sanctionné
« trouve son dernier fondement dans une couche du droit qui n’est pas
sanctionné 29 ». De même qu’il n’est pas nécessairement sanctionné, le droit
social n’est pas non plus, comme nous l’avons vu, lié à l’État. Gurvitch
distingue neuf sources formelles applicables à la constatation du droit
social : la coutume, la convention, le statut autonome, la pratique des
tribunaux non étatiques (arbitraux, syndicaux et autres), la pratique des
organes non judiciaires, la doctrine, le précédent, la déclaration sociale et la
reconnaissance. Or ces sources sont autant d’éléments qui vont permettre de
réaliser une société autonome débarrassée de l’aliénation par la propriété
privée ou la propriété d’État.
Un socialisme libertaire
« Ce n’est pas en vain que Proudhon parlait de “plagiat perpétuel” entre
le libéralisme individualiste et le communisme (on pourrait dire le
collectivisme en général) ; il consiste justement dans la même impossibilité,
pour les deux adversaires, de concevoir l’institution de la “propriété
fédéraliste”, qui appartient à des sujets collectifs complexes et qui est
fondée sur la liaison du droit individuel de propriété par le droit social du
30
“tout” que forment les propriétaires communs du patrimoine . » Cette
phrase de Georges Gurvitch, nous pourrions la corroborer, par la suivante,
toute aussi significative : « la propriété oblige ; elle doit être considérée
31
dans toutes ses formes comme la fonction sociale . » Dès lors, il est
question d’une propriété sociale qui est détenue par l’Organisation
Nationale Économique, les Organisations Économiques Régionales et les
industries qui en font partie, les coopératives de consommation et de
production, les syndicats professionnels, ainsi que les banques et caisses
d’assurance qui sont intégrées à l’Organisation Économique. En ce sens, la
propriété sociale a un caractère fédéral. Elle ne peut être confisquée par
l’État et ne peut être rachetée par lui sans le consentement des co-
propriétaires et du Conseil National Économique. D’autre part, la propriété
sociale, en ce qu’elle est proclamée la base fondamentale de l’économie
nationale, jouit d’une protection spéciale. Pour tout ce qui touche par
exemple les moyens de production et le crédit, elle est exempte d’impôts.
C’est que pour Gurvitch la propriété doit être socialisée et non privatisée ou
étatisée, ce afin de dépasser la fausse alternative du capitalisme et de
communisme ou socialisme d’État. Il s’agira alors de concevoir une
économie fédérale, démocratique et planifiée sans pour autant que le
marché disparaisse. Paradoxalement mais logiquement, comme le souligne
Alexandre Marc, « il ne saurait y avoir de marché libre sans plan, ni de
planification sans économie de marché 32 ». L’économie planifiée et
l’économie de marché doivent être pensées selon une dialectique qui trouve
son origine dans la dialectique sérielle de Proudhon. Cette économie, à la
fois basée sur la coopération et sur le conflit est une tout en étant polarisée.
Ce rapport dialectique exclut « toute juxtaposition entre plan et marché,
toute coexistence dualiste qui ne serait que le camouflage de deux
33
monismes parallèles ». En cela la dialectique au fondement de l’économie
fédéraliste suppose la prise en compte de l’hétérogénéité de l’espace
économique, ce contre les conceptions homogènes de cet espace, issues à la
fois des idéologies libérales et marxistes. Gurvitch insiste sur l’organisation
et la démocratisation de la planification allant de pair avec la philosophie
pluraliste et les principes du fédéralisme. « Les différents organes de la
démocratie industrielle sans l’économie planifiée ne sont que des ombres
sans réalité. Et l’économie planifiée sans la démocratie industrielle n’est
34
qu’un renforcement de la domination et de l’oppression . » Aussi, en
tant que citoyen, producteur et consommateur, l’homme fait partie de
différents groupes qui ont le pouvoir de décider et de légiférer dans leurs
domaines de compétence respectifs. Gurvitch, dans sa Déclaration des
droits sociaux, met ainsi en avant « le droit des associations d’usages à
participer sur un pied d’égalité avec les producteurs à la gestion des
services, des entreprises et des industries, ainsi que la direction de
l’économie régionale, nationale et internationale ; le droit des coopératives
de consommation de participer sur un pied d’égalité avec les associations
d’usagers à la susdite direction ; le droit à la liberté des coopératives, des
35
associations d’usagers et de leurs fédérations ». Les consommateurs, en
ce qu’ils constituent un groupe contribuant au droit social, ont la possibilité
de participer au contrôle des prix des produits de première nécessité et à la
gestion des caisses d’assurance, alors que le contrôle général des prix
revient aux Conseil National Économique et aux Conseils Économiques
Régionaux. Avant tout, une représentation des intéressés se doit d’être
plurielle afin d’assurer une composition équilibrée et juste des intérêts.
D’autre part, le Conseil National Économique est au sommet de
l’organisation de la planification économique. Il repose sur la démocratie
industrielle et la représentation paritaire des producteurs et des
consommateurs qui exclut la représentation gouvernementale. « Il a des
compétences spéciales dans le domaine de contrôle des prix, de
l’organisation et de la direction du crédit, de la fixation temporaire des taux
de salaires (…), des procédures de conciliation et d’arbitrage des conflits
36
économiques, etc. . » Ce Conseil National Économique n’est cependant
pas omnipotent et a un domaine de compétence restreint, toujours en vertu
du principe pluraliste et fédéraliste. Son pouvoir est donc limité à
l’extérieur, par le contrepoids de l’État, à l’intérieur, par les entreprises, les
syndicats de producteurs et de consommateurs, mais aussi par les Conseils
Économiques régionaux et le Conseil Économique International (dont la
matrice pourrait être l’actuelle OIT) qui est appelé à jouer un rôle
fondamental à l’échelle mondiale.
L’économie fédéraliste permet ainsi de répondre à la fois aux exigences
de justice sociale et de liberté en tendant à la prise en compte de l’homme
dans toutes ses dimensions, notamment sa condition politique, en tant que
citoyen, et économique, en tant que producteur et consommateur. Dans une
économie fédérale le politique et l’économique ne sont donc pas strictement
séparés, relevant tous deux d’un projet commun, celui du fédéralisme
intégral.
Chapitre X
Liberté et morale
Rappelons tout d’abord à grand traits les termes du débat qui oppose les
libéraux et les communautariens : « Les communautariens d’aujourd’hui,
comme les sceptiques ou les néo-aristotéliciens, s’opposent tous à l’idée
qu’il puisse exister des obligations morales abstraites qui s’imposeraient à
l’individu indépendamment de ses désirs, de son histoire, de ses projets ou
de la communauté, voire de la culture à laquelle il appartient. En revanche,
les contractualistes kantiens ou utilitaristes contemporains soulignent
qu’aucune valeur morale ne peut être accordée en tant que telle au fait
d’appartenir à une communauté ou à une tradition et que faire d’une telle
appartenance la source de la moralité serait renoncer à l’universalité et
l’impartialité 1. » Plus largement, ce clivage se retrouve dans l’opposition
entre le juste et le bien, la procédure et la substance, ainsi qu’entre la
déontologie et la téléologie.
Le libéralisme, à titre d’idée centrale, postule l’impossibilité de réaliser
un quelconque idéal philosophique commun supposant une certaine
conception de la vie bonne ou du bien, au risque d’un retour à des conflits
comme les guerres des religions. Chaque être collectif doit avoir la
possibilité de protéger sa conception privée de la vie bonne, chose que le
libéralisme nomme liberté individuelle, et qui s’accompagne d’une défiance
généralisée des uns envers les autres comme on le voit dans l’œuvre de
Hobbes 2. En effet, chacun considérant sa liberté et sa conception de la vie
bonne comme non négociable, se multiplient alors les interdits et les
censures résultant du perpétuel rapport de force à l’œuvre dans la société, et
dont le théâtre est devenu le tribunal (les choix prétendument privés
peuvent avoir des répercussions sur la vie commune, d’où la multiplication
de conflits entre monades étendant leur empire à mesure de leur prétention
à obtenir des droits censés protéger leurs intérêts). Cette liberté individuelle
ne peut être garantie que par l’institution d’un pouvoir axiologiquement
neutre, ou tout du moins censé l’être, permettant à tous de vivre dans une
paix où chacun puisse vivre selon sa définition de la vie bonne. Le seul lien
commun aux hommes devient le marché (capitaliste), l’espace au sein
duquel les hommes peuvent agir selon leurs intérêts particuliers. Le droit
procédural des libéraux ne peut ainsi être viable que grâce au marché qui
demeure l’unique ressource philosophique capable de soutenir, de résoudre
et de légitimer les divisions et les conflits résultant de la privatisation de la
vie bonne. Cette double conviction – la nécessité des privatisations de la vie
bonne et la possibilité d’un pouvoir axiologiquement neutre – renvoie à la
fois au relativisme moral et culturel 3, et au culte du positivisme, supposé
fonder un discours sans sujet.
Dans la théorie libérale, les individus peuvent avoir une conception
substantielle du bien en vertu du principe de neutralité. Seulement, si le
bien doit pour l’un d’entre eux constituer un ensemble de fins partagées par
tous, il ne pourra poursuivre ce « bien comme il le comprend dans un cadre
libéral parce que sa conceptualisation des conceptions du bien nie la chose
même que le libéralisme présuppose – que les conceptions du bien sont
4
assumées de façon première par des sujets distincts ». La métathéorie du
bien conçue par cet individu ne peut se concrétiser, à moins de rompre le
cadre libéral au sein duquel il ne peut exister que des conceptions
individuelles et non collectives du bien. La théorie libérale n’est donc pas
tant neutre que neutralisante. « La politique de la neutralité est menée dans
un langage qui est, comme ses concurrents, non neutre ; ceux qui ne le
parlent pas naturellement reçoivent, dans les sociétés libérales, parfois
contre leur gré, un traducteur. En dernière analyse, ce traducteur, c’est
l’État 5. » Hobbes pousse cette logique dans ses ultimes conséquences
lorsqu’il déclare ennemi de l’État le fou, le saint et le rebelle qui sont autant
d’individus dont les conceptions ne peuvent pas être traduites dans le
langage de la métathéorie libérale.
Justice et morale
Pour Proudhon en effet, « (…) la Justice, comme instinct de sociabilité,
pré-existe au libre-arbitre ; (…) ainsi l’idée du monde préexiste au libre-
arbitre », mais c’est par la liberté que l’homme « s’excite lui-même à bien
faire ; elle est cette grâce que la théologie place, avec la Justice et le libre-
arbitre, dans l’Être divin, et qui donne l’attrait à la Justice et à ses
œuvres 15 ». Ce n’est donc pas la communauté qui préexiste à la liberté, et la
liberté ne se suffit pas à elle même : en effet « les œuvres même de la
liberté, en tant qu’on les séparerait de l’œuvre pivotale pour laquelle elles
sont données, à savoir la Justice, seraient également de nulle valeur ;
16
considérées comme fin elles sont mauvaises ». « La liberté ne crée pas les
idées et les choses, elle les fait autres, elle ne les supplée ni ne les devance,
17
elle les prend pour matériaux . » La théorie de la liberté de Proudhon
conduit à la fois à une critique de la liberté négative et à une critique de
l’intérêt comme motivation du contrat social de Kant et de Hobbes. La
liberté libérale – faire tout ce qui n’est pas interdit par la loi – n’offre
aucunement à l’individu la possibilité de devenir réellement autonome dans
la mesure, notamment, où elle ne prend pas en compte la notion
d’aliénation, que ce soit par rapport à la marchandise, à la drogue, etc. Un
comportement qui ne nuit pas à autrui peut être justifié, mais pout autant
cette liberté ne permet pas de concevoir une société véritablement
autonome et désaliénée. C’est dans cette perspective, nous semble t-il, que
l’on peut entendre la critique qu’il adresse à Kant :
Kant s’efforce de construire la morale, comme la géométrie et la logique, sur une conception a
priori en dehors de tout empirisme, et ne réussit pas. Son principe fondamental, le
commandement absolu, ou impératif catégorique, de la Justice, est un fait d’expérience, dont sa
métaphysique est impuissante à donner l’interprétation. Le Droit, dit-il, est l’accord de ma
liberté avec la liberté de tous. De là sa maxime imitée de Wolf : Agis en toute chose de manière
que ton action puisse être prise pour règle générale. Le moindre défaut de ces propositions de
Kant est qu’au lieu de définir la justice, elles en posent le problème. Comment obtenir cet
accord des libertés ? En vertu de quel principe ? D’où puis-je savoir que mon action peut ou non
18
servir de règle générale ? Et que m’importe qu’elle en serve ? Que me fait cette abstraction ?
Justice et utopie
Connaissance et dialectique
Il est nécessaire au préalable de comprendre ce que Ricoeur entend par
idéologie et utopie, ce afin de mieux appréhender la dialectique qui découle
de ces deux notions. « Un examen de l’idéologie et de l’utopie révèle deux
traits partagés par les deux phénomènes. Premièrement, tous deux sont au
plus haut point des phénomènes ambigus. Chacun a un côté négatif et un
côté positif, un rôle constructif et un rôle destructeur, une dimension
constitutive et une dimension pathologique 4. » Ce mode de raisonnement
par pôles négatifs et positifs, Marx l’érailla dans son célèbre Misère de la
philosophie. L’aspect positif dans l’idéologie consiste à donner un cadre
symbolique, conférant une certaine stabilité à la société, tandis que l’utopie
permet à l’homme de faire bouger les lignes de ce cadre symbolique grâce à
un « ailleurs » correspondant davantage à ses aspirations. Dans les aspects
négatifs, on compte la dissimulation pour l’idéologie et la fuite pour
5
l’utopie . Dissimulation, car l’idéologie ne peut être adéquate au principe
de réalité en raison du point particulier (dans le monde) de son énonciation.
Fuite, car l’utopie (qui pourrait être ici couplée avec l’éthique exclusive de
la conviction aux dépens de l’éthique de responsabilité) est une négation de
la situation concrète au profit d’un lieu qui ne se trouve nulle part.
L’idéologie fait l’objet d’une attention particulière de la part de Ricoeur qui
y consacre plus des deux tiers de son ouvrage idéologie et utopie : elle est
pour lui « à la fois interprétation du réel et obturation du possible. Toute
interprétation se produit dans un champ limité ; mais l’idéologie opère un
rétrécissement de champ par rapport aux possibilités d’interprétation qui
6
appartiennent à l’élan initial de l’évènement . C’est en ce sens qu’on peut
parler de clôture idéologique 7 ». La conception d’une société ouverte,
échappant à ce qu’en termes proudhoniens nous pourrions qualifier
d’« idéomanie », appelle un autre point de vue suscitant une tension
polémique à partir de laquelle vont pouvoir se déployer les possibilités du
réel et une réelle liberté. Cette dialectique joue alors entre l’idéologie et
l’utopie, introduisant la question du jugement responsable :
le jugement porté sur une idéologie l’est toujours depuis une utopie. (…) la seule manière de
sortir du cercle dans lequel l’idéologie nous entraîne, c’est d’assumer une utopie, de la déclarer
et de juger de l’utopie de ce point de vue. Parce que l’observateur absolu est impossible, ce ne
peut-être que quelqu’un situé dans le processus lui-même qui assume la responsabilité du
jugement. Ce pourrait être aussi une posture plus modeste que d’affirmer que le jugement est
toujours porté d’un point de vue – même s’il s’agit toujours d’un point de vue polémique qui
prétend assurer un meilleur avenir à l’humanité – et d’un point de vue qui se déclare comme tel.
(…) En effet, si aucun observateur transcendant n’est possible, il faut alors assumer un concept
8
pratique .
Si nous pouvons lire une tragédie grecque, c’est précisément parce qu’elle n’est pas simplement
l’expression de la cité grecque. Cette dernière n’est pas notre souci : l’économie de l’Athènes
ancienne est morte, mais ses tragédies sont vivantes. Elles ont la capacité projective de parler à
des lecteurs ou à des auditeurs qui ne sont pas leurs contemporains, qui ne sont pas leur public
d’origine. La capacité de s’adresser, au-delà du public immédiat, à un auditoire inconnu et la
capacité d’être parlantes à plusieurs époques prouvent que les idées importantes ne sont pas que
des échos. Elles ne sont pas de pures réflexions au sens des reflets dans un miroir. Nous
devrions nous appliquer le même critère. L’élément utopique a toujours fait bouger l’élément
20
idéologique .
L’indépendance des sphères sérielles étant reconnue, une ligne de démarcation infranchissable
sépare les sciences les unes des autres, et l’idée d’une science universelle est pour nous une
contradiction. En effet, quand on supposerait toutes les sciences nées ou à naître, portées
d’abord à leur plus haut point de perfection, et réunies dans un seul homme, il en résulterait bien
pour cet homme l’universalité des connaissances, mais non pas une science universelle. (…) Si
quelque chose dans les sciences pouvait faire une synthèse générale, ce ne serait pas l’identité
présumée de leurs derniers théorèmes, puisque plus elles font de progrès, plus elles mettent
entre elles de distance ; mais bien la communauté de leur objet, et l’identité ou l’équivalence de
leurs séries. Mais les sciences diffèrent essentiellement et dans leur objet, et dans leur mode de
25
sériation : une science universelle est donc impossible .
La série peut donc être ainsi définie : c’est « l’intuition synthétique dans
la diversité, la totalisation dans la division. La loi sérielle exclut toute idée
de substance et de cause, bien qu’elle en reconnaisse la réalité objective :
elle indique un rapport d’égalité, de progression ou de similitude ; non
d’influence ou de continuité 26 ». Aussi, « découvrir une série, c’est
apercevoir l’unité dans la multiplicité, la synthèse dans la division : ce n’est
pas créer l’ordre en vertu d’une prédisposition ou préformation de
l’entendement ; c’est se mettre en sa présence, et par l’éveil de
l’intelligence, en recevoir l’image 27 ». La multiplicité seule, sous la seule
loi de l’antagonisme, finit par sombrer dans le chaos du fait de l’absence de
coordination et de principe unificateur. Quant à l’unité, en voulant tout
ordonner sans que rien ne lui échappe, notamment en bannissant tout
conflit, elle devient totalitaire. Cette loi sérielle suffit-elle pour fournir un
criterium de certitude ? N’est-elle pas l’expression d’un scepticisme radical
dû à l’impossibilité pour l’homme de tenir la position extérieure à la totalité
comme le pourrait Dieu ? Nous pourrions a priori le supposer : « L’esprit,
dit-on n’est sûr de rien, si ce n’est des vérités mathématiques ; mais,
précisément parce qu’il n’est sûr que de cela, l’esprit doit douter encore des
vérités mathématiques 28. » Cependant, ce doute n’est pas celui du
scepticisme mais bien celui d’une remise en question des idées admises qui
appelle à une évaluation et à un jugement permanent contre tout statisme.
La certitude est possible et souhaitable mais elle située, comme l’action
qu’elle entraîne. De là, la dialectique entre la praxis et l’idée : « comme il
n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans l’expérience, il
n’y a rien non plus dans la pratique sociale qui ne provienne d’une
abstraction de la raison. La société, comme la logique, a donc pour loi
primordiale l’accord de la raison et de l’expérience […]. Condition facile,
sans doute, si on ne l’envisage que dans cette formule, en apparence si
simple ; effort prodigieux, sublime, si l’on considère tout ce qu’a fait
l’homme dès le commencement, autant pour s’y soustraire que pour s’y
29
conformer . » Ici encore, nous pourrions lire Proudhon avec Ricoeur
lorsque celui-ci affirme que « l’opposition entre la science et l’idéologie est
secondaire en comparaison de l’opposition plus fondamentale entre
30
l’idéologie et la vie sociale effective, entre l’idéologie et la praxis ». Mais
cette opposition nous renvoie à un autre problème, celui du statut de la
réalité, car comme le rappelle Ricoeur, « si nous pouvions imaginer une
société où tout est réalisé, ce serait la société de la congruence. Mais ce
serait aussi une société morte, qui n’aurait plus ni distance, ni idéaux, ni
31
projets d’aucune sorte ». D’où notamment son intérêt pour l’idéologie et
32
l’utopie qui ont pour point commun de ne pas coïncider avec le réel . Or,
« la difficulté est de déterminer ce qu’est en fait la réalité. Pour mesurer la
non-congruence, nous devons avoir un concept de la réalité, mais ce
concept de la réalité fait partie du cadre d’évaluation, ce qui nous renvoie à
la circularité 33 ». Sans doute faut-il ici introduire avec Proudhon la notion
de vérité qui dépasse celle de réalité conçue dans un sens étroit : « la vérité
n’est pas seulement la réalité, la nature des choses tombant sous la
connaissance de l’homme : en vertu de l’activité propre de l’entendement,
elle est encore, en certains cas, une création opérée par l’esprit à l’image de
34
la nature . » Et Ricoeur de surenchérir en affirmant que « l’imagination
sociale est constitutive de la réalité sociale 35 ». Mais à cette dimension
imaginaire, Proudhon ajoute le raisonnement selon la méthode qui veut que
la réalité, si elle n’a pas de clôture définie, contient ce quelque chose qui
résiste comme objectivité, et ne peut être le produit du seul arbitraire
imaginaire. Aussi pour Proudhon, « l’imagination est le jeu spontané de la
pensée à travers les séries qu’elle reçoit, copie ou transpose ; le
raisonnement est la vérification du rapport et du point de vue qui
constituent la série 36 ». De la sorte, l’utopie en tant qu’imaginaire n’est pas
un point situé dans un non-lieu mais une puissance sortie des entrailles du
réel que l’homme valide grâce à sa raison. Le mobile de l’action (contre la
sclérose idéologique) n’est plus ici d’origine transcendante mais d’origine
immanente, et confère à cette action une dimension normative dont il est
possible de dire qu’elle est juste précisément parce qu’elle ne trouve pas sa
source dans un extérieur radical 37.
La tension entre idéologie et utopie que nous retrouvons chez Ricoeur
se décline aussi à travers son herméneutique critique. Dans une certaine
mesure, nous la retrouvons chez Proudhon en filigrane dans sa philosophie
soucieuse d’allier conservation et révolution, tradition (Proudhon
notamment comptait parmi les sources légitimes du droit la coutume) et
radicalité. Aussi pouvait-il écrire : « il faut des hommes qui unissent à
38
l’extrême de l’esprit radical l’extrême de l’esprit conservateur . » Sans
doute avec davantage de modération, Ricoeur entend néanmoins, par une
herméneutique critique, dépasser les positions exclusives de Gadamer et
Habermas, en l’occurrence la critique des idéologies et l’herméneutique
des traditions. Ricoeur résume ainsi en quatre points les différences
fondamentales entre ces deux positions : alors que Gadamer se fonde sur les
concepts de préjugé (lié à une inscription historique du sujet qui est
antérieure à tout jugement), de mécompréhension, des sciences de l’esprit
(en tant que réinterprétation de la tradition culturelle) et d’ontologie en tant
que « dialogue que nous sommes », Habermas développe le concept
d’intérêt, d’idéologie (liée à une distorsion de la communication), de
sciences sociales critiques et de communication comme idéal régulateur.
« Un abîme sépare ainsi le projet herméneutique qui met la tradition
assumée au-dessus du jugement, et le projet critique qui met la réflexion au-
dessus de la contrainte institutionnalisée 39. » Toute l’ambition de
l’herméneutique critique est précisément de combler cet abîme en montrant
qu’il existe une nécessaire complémentarité de ces deux projets et de leurs
40
corrections respectives . Aussi Ricoeur pouvait-il à juste titre soutenir que
« c’est la tâche de la réflexion philosophique de mettre à l’abri des
oppositions trompeuses l’intérêt pour la réinterprétation des héritages
culturels reçus du passé et de l’intérêt pour les projections futuristes d’une
humanité libérée. Que ces deux intérêts se séparent radicalement, alors
herméneutique et critique ne sont plus elles-mêmes que… des
41
idéologies ! » Le problème de la justice n’est pas loin, au contraire, et
parce que Rawls n’a pas assez pris en compte la dimension historique et
culturelle dans laquelle s’inscrit le sujet, sa théorie pourrait ne se réduire
qu’à une utopie. D’où cette interrogation faussement naïve à laquelle
Ricoeur va s’empresser de donner une réponse : « Les principes de justice
censés dériver de la délibération dans une situation irréelle, imaginaire,
anhistorique, dite “originelle”, suffisent-ils pour articuler le vouloir-vivre-
ensemble d’une communauté historique réelle dans un réseau de relations
juridiques qui arracherait ce vouloir-vivre ensemble à l’indistinction
fusionnelle, sans éloigner l’un de l’autre à l’infini des sujets réduits à l’état
d’atomes juridiques 42 ? » Bien évidemment, Ricoeur insiste sur « les relais
que les principes de justice doivent trouver dans une discussion non plus
irréelle, menée sous le voile d’ignorance, mais dans une discussion réelle
conduite au niveau de ce que Hannah Arendt appelle l’“espace public
d’apparition”. Disons tout de suite que c’est au niveau de ces relais,
destinés à enraciner l’idée de justice dans une pratique judiciaire effective,
qu’un certain recours à une idée transformée du bien ou des biens s’avérera
nécessaire, à l’encontre de l’ascétisme d’une conception purement
43
procédurale de la justice ». Il reste cependant à savoir ce que peut
désigner la notion même de justice. Pour nos deux auteurs, la justice ne peut
véritablement s’envisager qu’à partir de certaines conditions relatives à la
conception du pouvoir et de la domination, mais aussi à l’échange et la
réciprocité. Alors que nous pourrons trouver chez Ricoeur quelques
subtilités et domaines peu approfondis par Proudhon, nous retrouverons
chez ce dernier la force d’une logique qui, permettant à certaines prémisses
communes d’aller jusqu’au bout de ce qu’elles peuvent, est susceptible de
radicaliser la pensée du premier.
nous ne sommes jamais en relation directe avec ce qu’on appelle les conditions d’existence, les
classes, etc. Ces conditions doivent être représentées d’une manière ou d’une autre. Elles
doivent avoir leur origine dans un champ de motivations, dans notre système d’images, et, par
là, dans notre représentation du monde. Les causes qu’on appelle réelles n’apparaissent jamais
comme telles dans l’existence humaine mais toujours selon un mode symbolique. C’est ce mode
symbolique qui se trouve ensuite déformé, dans un second temps. C’est pourquoi la notion
d’une déformation originelle et fondamentale devient problématique et peut-être totalement
48
incompréhensible. Si tout est déformé, c’est comme si rien n’était déformé du tout .
Mutualité et justice
Les contradictions, dès lors qu’elles sont équilibrées en vertu du
principe de Justice, n’entraînent pas l’humanité dans un conflit généralisé
qui aboutirait à sa dissolution. Au contraire, Proudhon ne cesse de le
répéter, elles appellent à la fois à la réconciliation de l’humanité et
empêchent de lui donner un terme qui signerait sa mort. Là encore,
l’équilibre se conjugue avec le mouvement. Il présente ainsi cette théorie :
(…) la divergence de notre nature est le préliminaire de la société, disons mieux, le matériel de
la civilisation. C’est justement le fait, mais, remarquez-le bien, le fait indestructible dont je
cherche le sens. Certes, nous serions bien près de nous entendre si, au lieu de considérer la
dissidence et l’harmonie des facultés humaines entre deux périodes distinctes, tranchées et
consécutives dans l’histoire, vous consentiez à n’y voir avec moi que les deux faces de notre
nature, toujours adverses, toujours en œuvre de réconciliation, mais jamais entièrement
59
réconciliées .
Guerre et paix
Freund et Proudhon ont tous deux comme point commun d’avoir tenté
de montrer qu’il existait une dimension polémique propre au politique qui
était indépassable, se démarquant ainsi des traditions libérales et marxistes
qui supposent tous deux la possibilité de l’éradication des conflits, soit par
l’expansion du commerce, soit par l’avènement du communisme. Freund,
notamment dans l’Essence du politique, cite abondamment Proudhon et
plus particulièrement son ouvrage La guerre et la paix dont il s’inspire
notamment pour réhabiliter le concept de force en politique ou encore pour
critiquer la notion de guerre juste. Selon lui, Proudhon « est parmi tous ceux
qui se sont occupés du problème de la guerre un de ceux qui a le mieux
compris sa signification 1 ». Tous deux sont bien critiques vis-à-vis d’un
cosmopolitisme kantien trop abstrait et trop formel à leurs yeux. Cependant,
si un certain réalisme les distingue de l’idéalisme incarné par le philosophe
de Königsberg, il n’en reste pas moins qu’ils divergent sur plusieurs points.
Freund reproche explicitement à Proudhon son optimisme quant aux vertus
pacificatrices de l’économie et son refus de la ruse, mais c’est surtout leurs
différentes visions du concept de paix qui nous intéressera ici. Freund
affirme en effet que la paix ne peut se maintenir que grâce à une ou
plusieurs puissances dominantes et qu’elle ne peut avoir de modèle
spécifique. En cela elle est avant tout le résultat d’une négociation
perpétuelle et donc le produit de volontés desquelles résulteront une
décision sur la forme que doit prendre la paix. Proudhon émet quant à lui
clairement la thèse selon laquelle la seule forme que peut prendre la paix est
le fédéralisme, un fédéralisme intégral qui soit à la fois politique et
économique, et qui puisse toujours être l’expression de tensions et de
conflits sans violence physique.
Politique et polémique
De la guerre
Freund et Proudhon partent tous deux du constat qu’il est absurde de
mettre la guerre hors-la-loi, comme il serait absurde, pourrions-nous
ajouter, de mettre la religion hors-la-loi. La dimension polémique propre au
politique n’en est pas moins une dimension propre à l’homme. Aussi
Proudhon pouvait-il ouvrir son ouvrage La guerre et la paix par cette tirade
qui, lors de la parution de l’ouvrage, fit scandale 2 :
« Salut à la guerre ! C’est par elle que l’homme, à peine sorti de la boue
qui lui sert de matrice, se pose dans sa majesté et dans sa vaillance ; c’est
sur le corps d’un ennemi abattu qu’il fait son premier rêve de gloire et
d’immortalité. Ce sang versé à flots, ces carnages fratricides, font horreur à
notre philanthropie. J’ai peur que cette mollesse n’annonce le
refroidissement de notre vertu. Soutenir une grande cause dans un combat
héroïque, où l’honorabilité des combattants et la présomption du droit sont
égales, et au risque de donner ou de recevoir la mort, qu’y a t-il là de si
terrible ? Qu’y a t-il surtout d’immoral ? La mort est le couronnement de la
vie : comment l’homme, créature intelligente, morale et libre, pourrait-il
3
plus noblement finir ? » Pour Freund, Proudhon est l’un des penseurs qui a
le mieux saisi ce qu’était la guerre mais il émet cependant deux réserves :
d’une part sa croyance aux vertus pacifiques de l’économie et d’autre part
son parti pris pour une lutte dans les formes qui se limite au combat loyal,
excluant ainsi la ruse (Freund, pourtant, finit par rejoindre Proudhon en
admettant que la transformation de la lutte en combat est peut-être le seul
4
espoir pour limiter la violence ). Toutefois, appelant à élargir la question en
tentant de comprendre « la guerre en général », Freund s’en remet à la
définition de Proudhon qu’il cite in-extenso mais que nous ne reproduisons
ici qu’en partie : « La guerre est l’action par laquelle les agglomérations
politiques appelées États se constituent, sous certaines conditions de force,
de temps, de limite et d’assimilation. Comme action formatrice des États, la
guerre a donc sa légitimité ; comme arbitre de leurs différends, elle a sa
compétence : son jugement, n’étant à autre fin que de démontrer de quel
côté est la force et d’en assurer la prérogative, est véridique. (…) 5.» En
effet pour Proudhon, autant que pour Freund, la guerre n’est pas une affaire
où il y aurait les « bons » ou les « justes » d’un côté et les « méchants » ou
les criminels de l’autre. La guerre, « par sa nature, par son idée, par ses
motifs, par son but avoué, par la tendance éminemment juridique de ses
formes, non seulement n’est pas plus injuste d’un côté que de l’autre, elle
est, des deux parts et nécessairement, juste, vertueuse, morale, sainte, ce qui
fait d’elle un phénomène d’ordre divin, je dirai même miraculeux, et l’élève
à la hauteur d’une religion 6 ». Ainsi la guerre est pour Proudhon
essentiellement morale (contrairement à Freund). Il ne faut pas perdre de
vue que chez Proudhon, la guerre, le combat, a avant tout une dimension
morale, c’est aussi et peut-être surtout en raison de cela qu’il en fait
l’apologie. La guerre est comme l’éveilleuse de conscience de l’humanité,
c’est par elle que l’homme est devenu homme et s’est distingué des autres
créatures du paradis terrestre en se révoltant contre Dieu. Ainsi la première
déclaration de guerre de l’humanité a permis d’éprouver ce qu’était la
liberté et d’acquérir le sens moral, sachant ce qu’était le bien et le mal. Ce
que Proudhon « aime le plus de l’homme est encore cette humeur
belliqueuse qui le place au-dessus de toute autorité, de tout amour, comme
de tout fatalisme, et par laquelle il se révèle à la terre comme son légitime
souverain, celui qui pénètre la raison des choses et qui est libre 7 ». En cela
la distinction des essences que Freund opère entre économie, politique,
morale ou religion est beaucoup moins nette chez Proudhon.
Le combattant sait que celui contre lequel il se bat défend lui aussi une
grande cause ; partant de là point de haine ni de mépris de l’ennemi, « il
l’honore au contraire, il lui tend la main hors de la bataille 8 ». Il y a donc
dans la guerre une reconnaissance de l’ennemi qui conjure l’absolutisation
de l’ennemi et donc son extermination.
Comme Proudhon, et reprenant Nietzsche, Freund affirme que les idées
« n’ont de valeur que dans la bataille 9 ». Autrement dit la vie, et notamment
la vie des idées n’acquiert de valeur que si l’homme est prêt à se sacrifier. Il
existe donc une dimension polémique qui tire l’homme de son intérêt
égoïste : chez Proudhon elle est liée à la Justice, chez Freund à la défense
existentielle de la collectivité. Toutefois, Freund affirme, à la suite de
Schmitt, que la lutte comme criterium du politique est « multiforme, elle ne
se réduit pas à un seul type de conflit 10 ». Elle peut être liée à la rivalité des
cités, des classes, des religions, des idéologies, des peuples, mais elles ont
toutes en commun d’opposer des ennemis qui se rassemblent autour d’une
cause commune 11. Freund s’attache ainsi à la lutte en général et non au
uniquement au combat qui ne représente selon lui qu’un cas particulier de la
lutte (en l’occurrence une lutte dans les formes sur le mode du duel).
« Toute politique est polémique, peu importe la forme que celle-ci revêt 12. »
Freund, plus que Proudhon, a peut-être davantage insisté sur la multiplicité
des motivations de la lutte qui est souvent ramenée, lors d’une lecture
sommaire de celui-ci, à une simple causalité économique. Freund, qui n’est
pas de ces lecteurs superficiels, reconnaît lui-même que Proudhon a vu dans
l’instabilité des régimes et des institutions l’une des raisons fondamentales
des guerres : « Il y aurait comme un “vice intérieur” aux unités politiques et
aux régimes, qu’ils soient monarchiques, aristocratiques ou démocratiques,
une sorte d’usure qui apparaît tandis que d’autres sont animées par une
sorte de nouvelle “entéléchie”. Dans le premier cas, il ne sert à rien de
substituer l’investiture du peuple au gouvernement de droit divin. Peut-être
même ce changement conduit-il à “une superstition pire” et “au lieu
d’améliorer le pouvoir et de le consolider on le déprave 13”. 14 » C’est qu’il
s’agit pour Freund de sans cesse déceler des constantes du politique, et la
lutte en est une, qu’il s’agit de prendre en compte sous peine de verser dans
l’utopie, utopie qui, comme supposé remède serait pire que le mal : le réel
reviendrait en quelque sorte dans la figure des idéalistes avec une violence
certaine qui leur échapperait. Freund, comme Proudhon, ne cherche donc
pas à éradiquer ce qui pourrait apparaître en premier abord comme une
dimension « maléfique » de l’homme, en l’occurrence son caractère
belliqueux, mais au contraire tente de le cerner au mieux afin de pouvoir
envisager une paix qui ne soit pas celle des cimetières.
Freund, dans la lignée de Schmitt, considère alors que la condition
fondamentale pour envisager de manière réaliste le politique est la
nécessaire discrimination de l’ami et de l’ennemi.
Amitié et inimitié
Dans la lignée d’Aristote, Freund considère que l’amitié constitue le
ciment politique d’une collectivité : elle permet la paix et la concorde au
sein de son unité. Aussi, en tant que catégorie qui relève du sentiment, elle
ne peut être universelle : « L’amitié est une forme de l’aimer, avec l’amour
proprement dit, la charité, la bienveillance, la camaraderie, etc. (…) Que
veut dire alors aimer ? C’est faire une discrimination entre les êtres au nom
de l’affection ou du sentiment. On peut donc aimer sans être aimé en retour.
Cette discrimination implique une limitation ; on ne peut aimer tout le
monde ni une collectivité toute entière. 15 » Ici Freund se démarque de
Proudhon pour qui l’amitié, si elle est une catégorie qu’il affectionne
davantage que l’amour dans sa dimension sociale, ne peut être une
catégorie proprement politique dans le sens où elle ne peut servir de
criterium à la justice qui est universelle 16. L’amitié est cependant à
distinguer de l’amour, car en effet selon Freund, « s’il est possible d’aimer
sans être aimé, dans l’ordre de l’amour, il ne saurait y avoir d’avoir d’amitié
sans inclination mutuelle. Elle dépend de la seule bonne foi de ceux qui se
veulent amis. Ceux qui se reconnaissent comme tels, en dehors de toute
intervention extérieure. 17 » Alors que l’amour peut être unilatéral, l’amitié
suppose toujours une réciprocité et une confiance réciproque, d’où
l’importance pour Freund de cette notion qui lui permet de concevoir une
concorde intérieure à une unité politique mais aussi les alliances
susceptibles d’être passées entre États amis. Cette méfiance vis-à-vis de
l’amour de la part de Freund, qui plus est lorsqu’il s’agit de justifier une
paix mondiale, nous la retrouvons chez Proudhon pour qui l’amour peut
tout au plus être la résultante de la Justice et non sa condition. « Dans
l’ordre social, la Réciprocité est le principe de la réalité sociale, la formule
de la justice. Elle a pour base l’antagonisme éternel des idées, des opinions,
des passions, des capacités, des tempéraments, des intérêts, elle est la
18
condition de l’amour même . » À l’amour, la charité et la fraternité qui
sont autant de dimensions personnelles que l’on tente parfois d’ériger en
universel, Proudhon préfère cent fois l’amitié qui pour lui est une relation
singulière sachant « tout agrandir » : « Sans l’Amitié, qu’est-ce que la vie
de l’homme ? La science dessèche et flétrit ; le pouvoir enivre et rend
superbe, la dévotion sans charité n’est qu’hypocrisie. Le riche m’est odieux
pour son égoïsme ; l’amoureux me semble à plaindre dans son indolence ;
le voluptueux me dégoûte par sa mollesse. Mais que la divine Amitié
vienne échauffer nos âmes, et tout prend une face nouvelle, un brillant
caractère. Plaisir, amour, pouvoir, richesse, science, religion, l’Amitié sait
tout agrandir : par elle tout devient plus aimable, plus beau, plus
sublime 19. » D’autre part, l’amitié prend grâce aux yeux de Proudhon du
fait qu’elle constitue une relation fondamentalement égalitaire et libertaire :
comme le remarque Freund en effet, « Là où il y a maître, il n’y a plus
d’amitié, c’est-à-dire un chef peut être l’ami de son subordonné, mais il
perd sa qualité de chef dans l’amitié. L’ami veut l’amitié et non diriger
l’autre. Il s’agit donc d’un lien très spécial, directement contraire eu lien
politique qui implique domination, et différent de celui de l’amour 20. »
L’amitié a toujours dépassé les lois, et parce qu’elle est libre de toute
obligation sociale elle fait peur aux promoteurs de ce que Proudhon appelle
“la communauté”, terme qui englobe à la fois les utopies révolutionnaires
où la fraternité fait force de loi et les utopies religieuses où la charité
devient un principe suprême. Si Proudhon n’érige donc jamais, au contraire
de Freund, la discrimination ami-ennemi au rang de critère du politique
dans le sens où elle se trouve pour lui, et à juste titre nous semble t-il, à la
21
fois en-deçà et au-delà du politique , il n’en reste pas moins que tous deux
critiquent le pacifisme en tant qu’idéologie à la fois liberticide et,
paradoxalement, polémogène.
Misères du pacifisme
Nombreuses sont les utopies qui imaginent réduire à néant toute guerre
et tout conflit au nom d’une harmonie à venir : qu’il s’agisse de l’amour
universel du christianisme 22, du communisme marxiste ou même d’un
certain cosmopolitisme d’inspiration kantienne, la notion d’ennemi a été
soit rejeté d’emblée, soit au contraire absolutisée : l’ennemi doit alors être
éliminé afin de laisser place à une paix vierge de tout conflit. Or, Freund
souligne ici un paradoxe propre à toutes ces idéologies : « Il est
extrêmement fréquent que ceux-là mêmes qui repoussent la proposition
générale : pas de politique sans ennemi, sont les premiers à chercher à
imposer aux autres un ennemi particulier : l’impérialiste ou le communiste,
23
le colonialiste ou le nationaliste, le capitaliste ou le socialiste . » En effet
la réalisation d’une paix définitive suppose l’éradication de ceux qui
s’opposent au projet idéologique imposé, quitte à tordre la réalité au prix de
millions de morts. En imposant une vérité absolue au détriment du
pluralisme, les idéologies universalistes sont obligées de désigner un
ennemi : « Les théories négatrices de l’ennemi politique suscitent
indéfiniment l’ennemi dans la mesure où précisément elles veulent être
seules “vraies”, ce qui veut dire politiquement exclusives par négation des
24
autres . » Cercle vicieux du particulier et de l’universel : si le
particularisme présuppose l’ennemi et à partir de là lui donne une réalité, à
la manière des speech acts, l’universel le suscite. Proudhon envisage de
briser ce cercle en envisageant la traduction mutuelle de l’universel et du
particulier.
En bon réaliste, Freund se veut ainsi critique des idéologies qui, à partir
d’un système conceptuel, déchaînent la violence d’un réel qu’elles ont
méprisé. Freund se pose ainsi contre les théories politiques des origines,
qu’elles soient matérialistes (par exemple avec l’homo faber de Marx) ou
mythiques (par exemple avec le bon sauvage de Rousseau). Il refuse ainsi
tout système clos dont la fin est la suppression de tout antagonisme et donc
du politique. « Si généreuses, si utiles même qu’elles soient pour l’action,
les fins ultimes et les utopies ou mythes, elles n’arrivent cependant jamais à
vaincre la pesanteur du politique. On peut même voir dans ces théories de
l’origine une fuite du réel, un refus d’affronter les vrais problèmes. 25 » Il est
donc nécessaire pour Freund de distinguer la notion d’ami qui suppose une
vision pluraliste de l’humanité (où tout le monde ne peut être ami avec tout
le monde) de la notion de frère qui peut supposer une universalité si tant est
que l’on considère que la fin de l’humanité est de retrouver une concorde
originelle en recourant à un lien familial commun à notre espèce. De toute
façon, si l’humanité prenait la forme politique de la fratrie, rien n’exclurait
la possibilité du conflit, au contraire : aucune lutte n’est plus violente que
celle des frères ennemis. Aussi, « l’utopie de l’État mondial repose sur
l’illusion que la fraternité est nécessairement une relation amicale et
pacifique. Or, tout le monde sait que ce n’est pas seulement sur la scène des
théâtres que l’on trouve les frères ennemis. Il n’existe aucune raison
péremptoire qui nous autorise à privilégier la relation fraternelle. Elle peut
comporter autant de rivalité et de haine, de bienveillance et de confiance
que n’importe quelle autre relation interhumaine 26 ». Par conséquent, un
monde qui cherche à éviter tout conflit, non seulement ne peut y parvenir,
mais est au contraire polémogène, propice à l’éruption de multiples
violences 27.
D’autre part, le pacifisme se révèle dangereux pour une autre raison :
celle qui consiste à abdiquer sa liberté au profit de la paix, comme ont pu en
témoigner les trajectoires tragiques des nombreux pacifistes devenus
collaborationnistes durant la seconde guerre mondiale. « La majorité des
hommes veulent la paix, mais non pas à n’importe quel prix ni à n’importe
quelle condition. S’il le faut, ils acceptent de se battre pour obtenir les
conditions désirées, c’est-à-dire la paix est elle-même un enjeu de la lutte
politique, comme si les hommes avaient la sourde intuition que le courage
dont font parfois preuve les pacifistes qui renoncent individuellement à tout
combat, aurait pour résultat, si cette attitude se généralisait, la paix par
28
l’asservissement de la collectivité . » Ici Freund et Proudhon se retrouvent
en tous point : pour celui-ci, « le mal n’est pas de donner la mort ni de la
29
recevoir : c’est de vivre dans la lâcheté et l’abjection ». Proudhon vise
clairement tous les « pacificateurs », c’est à dire ceux qui marchandent la
liberté en vue d’obtenir un quelconque intérêt, mais « ils n’oublient qu’une
chose ces excellents pacificateurs, c’est que la religion, la patrie, la liberté,
les institutions, ne sont pas des choses sur lesquelles on transige ; que la
pensée seule d’une transaction est déjà une apostasie, un signe de
30
défaillance, dont aucun ne peut vouloir prendre l’initiative ». En
condamnant ce que peut être la vanité de la diplomatie lorsqu’elle se
substitue à la souveraineté du peuple, Proudhon accuse d’autant plus les
pacifistes qui refusent de combattre au nom de la vie, contre la liberté et la
justice, ce qui apparaît aux yeux de Proudhon comme le comble de la
déchéance morale. Reconnaître donc la réalité de la guerre et du conflit
suppose de reconnaître un autre élément souvent mal compris par les
philosophes : la force.
La force et le droit
Critique de l’opposition droit/force
Pour Proudhon, comme pour Freund qui le suit ici, l’erreur des juristes a
été de croire que la force s’opposait au droit et n’était qu’un héritage
honteux d’une époque primitive. Ils n’ont pas vu que les droits sans la force
finissent par perdre leur substance et ne plus avoir d’assises ni de garanties.
Freund critique alors Kelsen pour qui le droit comporterait la force en tant
qu’il est droit, ce qui aurait pour conséquence et de nier le politique et l’État
mais aussi la morale. En effet, de par son positivisme juridique, Kelsen nie
la possibilité de toute justice autre que celle établie par la loi, et par
conséquent justifie l’existence du droit même s’il n’est pas nécessairement
juste, d’où ces propos que cite Julien Freund : « Du point de vue de la
science juridique le droit établi par le régime nazi est du droit. Nous
pouvons le regretter, mais nous ne pouvons pas nier qu’il s’agit d’un droit.
Le droit de l’Union Soviétique est du droit ! Nous pouvons l’exécrer
comme nous avons horreur d’un serpent venimeux, mais nous ne pouvons
31
pas nier qu’il existe, ce qu’il veut dire qu’il vaut . » Le droit positif ne se
résume alors à rien de plus que de la simple force. Là encore nous
aboutissons au paradoxe des pacifistes qui nient le conflit et déchaînent les
plus terribles violences : le droit positif kelsenien n’aboutit à rien d’autre
qu’à une contrainte où la force fait tout le droit. Kant n’est pas en reste : en
effet pour Freund, « Il n’y a pas de droit sans force et il serait vain
d’opposer les deux concepts au sens où selon les expressions de Kant, la
force serait le principe d’une conception terroriste et le droit celui d’une
32
conception eudémoniste de l’histoire de l’humanité . Au besoin, la terreur
se dissimulera derrière une affirmation ou une conviction eudémoniste, sous
forme par exemple de la législation robespierrienne du 22 prairial dont une
des dispositions déclare : “La preuve nécessaire pour condamner les
ennemis du peuple est toute espèce de documents, soit matérielle, soit
morale, soit verbale, soit écrite, qui peut naturellement obtenir l’assentiment
de tout esprit juste et raisonnable. La règle des jugements est la conscience
des jurés éclairés par l’amour de la patrie ; leur but est le triomphe de la
République et la ruine de ses ennemis” 33. » Pour Freund donc, comme pour
Proudhon, « Sans le droit, la force deviendrait sa propre fin et contredirait la
finalité du politique, sans la force le droit serait un ensemble de normes
abstraites qui seraient tout au plus capable de justifier le statu-quo. 34 »
De la paix
Critique du cosmopolitisme
La critique du cosmopolitisme s’accompagne chez Freund par une
certaine critique de l’humanité prise en tant que sujet politique susceptible
d’incarner une volonté. Il reprend alors Nietzsche : « l’humanité, c’est la
somme de puissance dont les individus se disputent l’utilisation et la
direction 50. » Autrement dit l’humanité, ne pouvant agir sous la figure de
l’Un (l’humanité étant radicalement plurielle), ne constitue tout au plus
qu’un instrument au service de puissances ou de souverainetés aux visées
clairement impérialistes. Instrument qui permet aux États en question de se
poser en juges d’autres États, et dont la seule légitimité ne relève bien
souvent que de leur puissance. Aussi, pour Julien Freund, la justice
internationale est hypocrite : si les crimes nazis sont en effet condamnables,
que dire en effet des massacres perpétrés par les soviétiques ou par les
américains, notamment avec Hiroshima ? C’est que dans une société
internationale où règnent toujours les souverainetés, la justice rendue n’est
rien d’autres que la justice des vainqueurs qui leur permet de s’exempter de
leurs propres crimes. Non seulement, comme l’affirmait Merleau-Ponty,
« aucun politique ne peut se flatter d’être innocent 51 », « mais aucun pays
ne peut en remontrer aux autres sur le chapitre de ce qu’on appelle la
morale collective ou sociale.) 52 ». Poser la possibilité d’une justice pénale
internationale n’est donc pas seulement hypocrite 53, elle est aussi
dangereuse pour au moins deux raisons : tout d’abord l’ennemi n’est pas
reconnu comme tel du fait qu’il devient un coupable, or, « la non
reconnaissance de l’ennemi implique généralement l’intention terroriste,
parce que la terreur cherche des justifications ailleurs que dans la puissance
politique, à savoir dans une fin qui la transcenderait 54 ». La judiciarisation
des relations internationales est donc non seulement antipolitique pour
Freund, mais utopique et dangereuse, ne pouvant aboutir qu’à la tyrannie
d’une puissance ou de quelques unes. N’existant pas de volonté politique
universelle, la construction du droit ne peut se réaliser qu’au sein d’un
pluralisme d’unités politiques souveraines.
L’argumentaire anticosmopolitique de Freund se fonde avant tout sur la
fait que le politique n’a rien à voir avec l’universel : « Le politique est une
essence à vocation particulariste et non universaliste 55. » La paix conçue au
niveau international ne peut donc tout au plus qu’être le résultat d’alliances
56
précaires et de respects de traités , le plus important quant aux garanties de
son maintien consistant avant tout dans la prévention d’une explosion de la
violence susceptible d’accompagner une guerre totale. « Il résulte de cette
57
analyse que la paix s’établit entre les États dans l’inimitié. » Autrement
dit la paix comme état harmonieux purgé de tout ennemi demeure une
utopie, elle « ne sera jamais l’amitié pleine et authentique qu’elle vise ; elle
58
restera un équilibre entre les inimitiés ». Le réalisme pessimiste de Freund
ne conçoit donc pas un dépassement du modèle politique fondé sur
l’anarchie internationale des souverainetés. Il diffère ici de Proudhon qui,
s’il se distingue des socialistes utopiques par un certain réalisme,
n’envisage pas moins une paix positive fondée sur un fédéralisme qu’il
convient de qualifier d’« intégral ».
dans la mesure où elle conjure ce qui lui fait dévorer ses enfants et sauve ce
qui permet au monde de persévérer dans son être : la justice. Ajoutons
qu’elle est d’autant plus radicale qu’elle est antitotalitaire, dès lors que le
totalitarisme suppose une téléologie, une essentialisation du sujet
révolutionnaire et une absence de limite que l’on retrouve dans l’absolu de
l’extrémisme.
Histoire et révolution
Le terme de révolution trouve ses origines dans l’astronomie, où il
désignait le mouvement récurrent et cyclique des astres. En cela il semble
bien éloigné de la signification qu’il revêt aujourd’hui, supposant à la fois
rupture et commencement. Comment ce glissement sémantique a-t-il pu
s’opérer ? Son emploi politique n’advient qu’avec l’émergence de la
modernité : auparavant il peut être question d’insurrection ou de révolte
mais nullement de révolution. On parle pour la première fois de révolution
en 1660 lors du renversement du parlement Croupion en Angleterre qui
s’accompagne de la restauration de la monarchie. Lors des révolutions
américaines et françaises, les hommes étaient de même initialement
convaincus de restaurer un ordre des choses qui avait été bafoué par le
despotisme. À l’origine, l’emploi moderne du terme de révolution n’est
donc pas si éloigné de son acceptation astronomique. D’autre part, nous
retrouvons derrière ce terme la notion d’inexorabilité ou de nécessité que
l’on retrouve aussi dans le mouvement des astres. Lors de la chute de la
Bastille le 14 juillet 1789, lorsque Louis XVI s’écrie « C’est une révolte ! »,
le duc de La Rochefoucauld-Liancourt réplique immédiatement : « Non,
Sire, c’est une révolution ! ». Nous retrouvons ici l’idée, plus que celle de
restauration, qu’il existe un mouvement inéluctable qui dépasse le simple
pouvoir du roi. Nous retrouvons chez Proudhon cette idée d’une force
révolutionnaire qui lorsqu’elle est mûre ne peut souffrir d’être refoulée,
intégrée dans un vaste mouvement historique qui, s’il n’a pas de finalité
fatale, permet de dégager un horizon souhaitable. « Les révolutions sont les
manifestations successives de la JUSTICE dans l’humanité. – C’est pour
cela que toute révolution a son point de départ dans une révolution
antérieure. Qui dit donc révolution dit nécessairement progrès, dit par là
même conservation. D’où il suit que la révolution est en permanence dans
l’histoire, et qu’à proprement parler il n’y a pas eu plusieurs révolutions, il
3
n’y a eu qu’une seule et même et perpétuelle révolution . » Proudhon
insiste tout au long de ses écrits sur la nécessité de tenir ensemble pour le
meilleur conservation et progrès, qui loin de s’exclure prennent leur
dimension réelle (loin de ce que Proudhon appelle les « idéomanies ») et
positive l’une avec l’autre. Nous retrouvons un point de vue similaire sous
la plume de Hannah Arendt lorsqu’elle écrit : « D’un point de vue
terminologique, pour retrouver l’esprit perdu de la révolution, on doit dans
une certaine mesure s’efforcer de penser ensemble et d’associer utilement
ce que notre vocabulaire contemporain nous présente sur le mode de
4
l’opposition et de la contradiction . » Il ne s’agit donc pas de nier la
révolution précédente mais de la dépasser d’où le rejet par Proudhon du
concept de « table rase ». Comme nous avons pu le voir en ce qui concerne
sa philosophie du progrès, Proudhon observe une tendance générale de
l’homme vers l’égalité. La révolution a ainsi lieu par étapes successives,
avec l’égalité universelle des hommes devant Dieu via le christianisme, à
laquelle succède l’égalité des hommes devant la raison avec les Lumières,
l’égalité devant la loi avec les théoriciens du contrat social et l’avènement
de la démocratie et enfin l’égalité devant le travail et la fortune qu’il s’agit
de faire advenir. La Justice est donc inévitablement liée à l’idée de progrès
puisque la Révolution, qui l’accomplit à travers le temps, est mouvement
perpétuel, dévoilement incessant, réalisation de l’Histoire. L’homme peut
cependant s’en écarter en prenant des idéomanies (Idéologies réduisant la
pluralité du réel à l’Un) pour l’Idée de justice. Aussi une révolution doit
pour Proudhon être autre chose qu’un pur acte de destruction et de création
dont le seul moteur se réduirait à l’arbitraire (Fût-t-il justifié par un
ensemble d’idéologies déterministes). « Nulle révolution ne peut aboutir si
elle n’est JUSTE. J’entends par justice, en ce qui concerne une révolution,
la faculté qu’elle doit posséder de se développer suivant son principe,
parallèlement aux idées, aux institutions et aux droits établis, sans toucher à
ces droits, sans faire violence à ces institutions, sans contredire ces idées,
que cependant il est de son essence de convertir et d’abroger. En autres
termes, une révolution, pour être acceptée et poursuivie, doit être d’abord
légitime, c’est-à-dire qu’elle doit découler, comme conséquence logique, de
l’état antérieur de la société où elle apparaît. Elle doit, en second lieu, être
licite ou légale, c’est-à-dire qu’elle doit prendre racine et s’appuyer sur le
droit établi. Enfin elle doit être pacifique, c’est-à-dire que son
développement doit pouvoir s’accomplir en toute tolérance des faits
existants, sans usurpation ni contradiction. Ces trois caractères, la
légitimité, la légalité, la tolérance, constituent la JUSTICE d’une
révolution 5. » Certes Proudhon n’est pas contre l’insurrection en tant que
telle dès lors qu’elle s’inscrit dans une perspective réellement
révolutionnaire, autrement dit lorsqu’elle est porteuse de l’« idée » de
justice qui va venir canaliser l’action notamment en brisant la démesure que
l’on va retrouver dans la pulsion de vengeance ou de domination, et en
responsabilisant les individus via la mise en pratique directe de l’autonomie
et de l’autogestion. La révolution ne se réduit donc pas à une secousse ni à
un moment qui fait advenir nécessairement la fin de l’histoire. Les lois
sociales ne sont pas des lois prédictives dont le telos viendrait broyer
quiconque ne se situe pas sur la route qui y mène. Il est certes nécessaire de
concevoir un horizon et de se munir d’une boussole afin de pouvoir s’y
diriger, mais rien ne garantit qu’une tempête ne fera pas couler le navire. Ce
qui importe c’est le combat en gros temps pour faire en sorte que l’esquif ne
coule pas et garde le cap en évitant que l’équipage ne le détruise, se décime
lui-même par une guerre de tous contre tous ou se fasse massacrer par
quelques marins d’avant-garde. Ce qui nous amène au problème de la
manière dont les sujets peuvent devenir révolutionnaires.
La subjectivation révolutionnaire
L’action révolutionnaire ne peut supposer d’essence du sujet
révolutionnaire. Postuler une telle essence, comme le Prolétariat,
supposerait la répétition du même et l’impossible sortie de soi et de sa
condition qui est nécessaire à l’émancipation. Considérer en effet que c’est
l’ouvrier en tant qu’ouvrier qui est le sujet de la révolution induit que c’est
sa condition qui est potentiellement révolutionnaire alors que précisément
c’est sa condition qu’il s’agit d’abolir. C’est donc en mobilisant tout ce qui
fait qu’il est une multitude de choses d’autres qu’un ouvrier qu’il va
pouvoir s’émanciper. C’est aussi en cela que la révolution est
potentiellement universelle et capable de créer du commun là où
l’essentialisation du sujet et la juxtaposition des identités comme autant
d’étiquettes attribuant la raison à une condition (parmi d’autres) est
réactionnaire. Certes il est nécessaire de prendre conscience d’où l’on vient
pour envisager les moyens permettant de se diriger vers l’horizon souhaité :
il ne s’agit en aucun cas de supposer que les individus s’émancipent à partir
d’une feuille blanche ou du fameux « voile d’ignorance » de Rawls, mais
bien d’affirmer que les individus sont bien plus riches, contiennent bien
plus de potentialités et d’identités que ce que la société contemporaine leur
assigne. On ne devient pas libre en revendiquant un statut d’esclave. Chose
que Proudhon affirmait par ailleurs en parlant du prolétariat : « C’est un mal
que je veux détruire, ce n’est pas un Dieu à qui j’offre mon encens 6. »
Comme en écho à Proudhon, Jacques Rancière exprime aussi très bien cette
idée fondamentale : « Toute classe appartient au passé, appartient au temps
de la domination. Une classe est une caste, un ensemble d’hommes parqués
à l’intérieur d’une certaine désignation, d’un certain regard. (…) Proclamer
la lutte des classes, c’est se reconnaître comme une classe, se dénier le droit
à l’égalité. Inlassablement le discours de l’ouvrier émancipé proclame à
l’inverse : il n’y a pas de classes, leur proclamation est l’acte de la
7
domination qu’il faut réfuter . » Aussi est-ce parce que le réel dans toute sa
complexité et toute sa richesse excède les identités normées par la police de
l’ordre institué, qu’il est possible d’envisager la possibilité d’un nouvel
ordre. La révolution n’est la propriété de personne et dépasse de loin les
contingences liées aux attributs et aux conditions des individus. C’est ce qui
fait dire à Proudhon que la révolution « n’est le développement d’aucun
principe spéculatif, la consécration d’aucun intérêt de corporation et de
classe. La révolution est la synthèse fatale de tous les mouvements
antérieurs, en religion, philosophie, politique, économie sociale, etc. Elle
existe comme les éléments qu’elle combine, par elle-même ; elle ne vient, à
vrai dire, ni d’en haut, ni d’en bas ; elle résulte de l’épuisement des
principes, de l’opposition des idées, du conflit des intérêts, des
contradictions de la politique, de l’antagonisme des préjugés, de tout ce qui,
en un mot, semble le plus capable de donner l’idée d’un chaos moral et
intellectuel. 8 » Ce n’est donc pas une classe ou un groupe d’individu en
particulier qui seraient les sujets vainqueurs d’une révolution menée à bien
mais des individus ou des groupes qui par leur action révolutionnaire
transcendent leur condition. C’est dans cette perspective que Proudhon peut
affirmer que la distinction actuelle entre bourgeoisie et prolétariat est
contingent : le réel et la révolution excèdent une dialectique de lutte de
classes qui aurait pour finalité la domination de l’une sur l’autre en
sauvegardant l’identité de chacune (Y compris dans une supposée
décomposition qui irait de pair avec une supposée disparition de l’État via
la dictature du prolétariat) : « La distinction actuelle, d’ailleurs parfaitement
établie, entre les deux classes, ouvrière et bourgeoise, est un simple accident
révolutionnaire. Toutes deux doivent s’absorber réciproquement dans une
conscience supérieure ; et le jour où la plèbe, constituée en majorité, aura
saisi le pouvoir et proclamé, selon les aspirations du droit nouveau et les
formules de la science, la réforme économique et sociale, sera le jour de la
fusion définitive. C’est sur ces données nouvelles que les populations, qui
ne vécurent longtemps que de leur antagonisme, doivent désormais se
9
définir, marquer leur indépendance et constituer leur vie politique. » Paul
Ricoeur, dans Soi-même comme un autre, fait bien la différence entre
l’identité et la pathologie identitaire, que sont respectivement l’ipséité,
autrement dit la permanence de l’être à travers des changements incessants,
et la mêmeté (Idem) qui renvoie à une répétition de l’identique. « Aussi
déconstruite et désubstantialisée soit-elle, l’altérité ne perdra jamais son
identité constitutive minimale en tant qu’altérité, faute de quoi elle se
10
confondrait tout simplement avec la mêmeté . » C’est dans cette
perspective qu’il faut entendre la subjectivation révolutionnaire : elle n’est
ni répétition du même ni évanouissement des identités mais changement
d’existence : « La société retournée du dedans au dehors, tous les rapports
sont intervertis. Hier, nous marchions la tête en bas ; aujourd’hui nous la
portons haute, et cela sans qu’il y ait eu d’interruption dans notre vie. Sans
11
que nous perdions notre personnalité, nous changeons d’existence . » La
subjectivation révolutionnaire ne réduit pas la vérité à la subjectivité et au
pouvoir : elle permet d’envisager, y compris dans l’action, du commun dans
la mesure où elle suppose un dépassement de l’identité et de la condition en
tant que telle pour concevoir un nouvel ordre. Cet enjeu entre vérité et
subjectivité est fondamental dans la mesure où il va conditionner la manière
d’envisager le politique. Renaud Garcia, dans Le désert de la critique 12,
revient sur ce passage de 1984 de Georges Orwell où O’Brien torture
Winston afin de lui faire dire et accepter que 2 + 2 = 5. Ce qui est en jeu ici,
c’est la vérité objective, le rapport entre les énoncés et les faits, que le
régime totalitaire veut faire oublier à Winston. Tout le propos d’Orwell
consiste à avancer que la liberté humaine sera préservée tant que le sera
aussi la capacité d’affirmer que 2 + 2 est bien égal à 4. Or le philosophe
post-moderne Rorty, dans son ouvrage Contingence, Ironie et solidarité,
développe une interprétation toute autre de cet épisode, révélatrice de la
perspective déconstructionniste : ce qui est en jeu pour lui n’est pas tant la
vérité objective mais la cruauté. En bon libéral, ce qui lui semble
inadmissible et significatif du totalitarisme, c’est non que la vérité objective
soit falsifiée mais que la liberté de croire ce que veut Winston soit attaquée
de façon cruelle. Ce relativisme induit par la logique libérale et subsumé par
la notion de tolérance avait déjà été analysé par Jean Baudrillard en 1970 :
« (…) les idéologies, les opinions, les vertus et les vices n’étant plus à la
limite qu’un matériel d’échange et de consommation, tous les
contradictoires s’équivalent dans un jeu de signes. La tolérance dans ce
contexte n’est plus ni un trait psychologique ni une vertu : c’est une
modalité du système lui-même. Elle est comme l’élasticité, la
compatibilité totale des termes de mode : jupes longues et minijupes se
“tolèrent” très bien (elles ne signifient d’ailleurs rien de plus que
leur rapport respectif) 13. »
Suite aux conférences de Michel Foucault de 1983, on a cru que le
parrhesiastes était celui qui prenait des risques en énonçant « sa » vérité
subjective au souverain. « Or, comme le remarque Dany-Robert Dufour,
c’est manifestement là une interprétation fautive puisque la parrhesia
renvoie à l’opposition classique rationnelle faux/vrai et non à la
l’opposition archaïque antérieure vérité/oubli où aléthéia est alors le
contraire de léthéia – l’a-léthéia (la vérité) signifiant littéralement “non-
oubli”. La parrhesia n’est donc pas seulement dire sa vérité soigneusement
oubliée par les autres, c’est surtout dire la vérité, celle qui s’oppose au faux
et qui s’impose à tout un chacun et à celui qui parle en premier lieu. Il y
aurait fort à réfléchir sur ce retournement postmoderne, à l’intérieur même
14
de la philosophie, de la signification de parrhesia . » Jacques Bouveresse,
dans son ouvrage Nietzsche contre Foucault, a aussi bien analysé ce
renversement. Pour Foucault, la vérité est toujours produite par le pouvoir,
elle est par conséquent toujours l’effet d’une domination ou d’un rapport de
force, renvoyant en dernière instance à la lutte de tous contre tous. Cette
conception exclut ainsi la possibilité de dire la vérité au pouvoir et d’exiger
en commun qu’il rende des comptes relatifs à cette vérité objective. Comme
le souligne Bouveresse, « Ce ne sont pas les avantages de la vérité mais
ceux de la croyance à la vérité que le pouvoir a besoin de rechercher et
d’exploiter. Et c’est Nietzsche lui-même qui souligne dans L’Antéchrist
qu’il ne faut surtout pas confondre la vérité et la croyance que quelque
chose est vrai. Les deux choses sont en effet complètement différentes et les
chemins qui mènent respectivement à l’une et à l’autre le sont
15
également . » Cette nouvelle conception foucaldienne de la subjectivité a
des effets sur la conception politique des luttes et leur horizon. En Mai 68,
le slogan « ce qui est personnel est politique » impliquait un changement
des institutions pour changer la vie, mais désormais nous assistons à son
renversement par des « politiques des modes de vie » qui sont l’expression
d’une subjectivité politique en tant que telle. Les choix personnels des
individus deviennent alors l’objet d’une police de la subversion : le social
traître a un régime alimentaire, une hygiène sexuelle ou un code
vestimentaire qui ne correspondent pas à la norme contestataire. D’autre
part, la recherche du plus petit dénominateur commun a tendance à se faire
au détriment du plus grand : l’étalon de la subversion se définirait à l’aune
de l’intersection des dominations sur un mode cumulatif, jetant le soupçon
sur ceux qui ne sont pas assez dominés et entraînant une lutte entre dominés
(femme noire contre prolétaire blanc, homosexuel de classe supérieure
contre hétérosexuel de classe moyenne inférieure, etc.). L’empire du Moi et
du Nous, réduits à la mêmeté valant comme vérité, entraîne ainsi une
balkanisation des luttes et un extrémisme inversement proportionnel à la
radicalité nécessaire à la révolution.
Radicalité et extrémisme
Dans le roman de Georges Orwell 1984, le parti assène des slogans qui
se fondent sur l’équivalence d’antinomies de manière à ce que la confusion
induise le consentement servile. Ainsi « La guerre c’est la paix. La liberté
c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force. » Il aurait pu ajouter de nos
jours : « L’extrémisme, c’est la radicalité. » La radicalisation désigne alors
la terreur, et plus particulièrement le terrorisme islamiste qui fleurit sur les
16
décombres de la social-démocratie . C’est que la violence du système néo-
libéral, qui va de pair avec la brutalisation de la société et une évacuation du
sens tel que l’on pourrait le trouver dans un projet collectif, ouvre une voie
conséquente à tous projets et tous comportement proto-totalitaires. Dans
une certaine mesure, les analyses de Hannah Arendt concernant les
conditions d’avènement des totalitarismes mériteraient d’être revues à
e
l’aune du XXI siècle. Ici les extrêmes se rejoignent dans un rapport de
causalité précisément parce que la radicalité en est absente. « Il
conviendrait, une fois pour toutes, de bien distinguer une position radicale
d’une posture extrémiste (ou “extrême” – au sens où l’on parle, par
exemple, d’un sport extrême). On appellera ainsi une critique radicale toute
critique qui s’avère capable d’identifier un mal à sa racine et qui est donc en
mesure de proposer un traitement approprié. Une posture extrémiste, au
contraire, renvoie essentiellement à cette configuration psychologique bien
connue (et généralement d’origine œdipienne) qui oblige un sujet – afin de
maintenir désespérément une image positive de lui-même – à dépasser sans
cesse les limites existantes (la surenchère mimétique perpétuelle
constituant, de ce fait le rituel extrémiste par excellence). Ce sont
naturellement là deux choses très différentes. Si quelqu’un propose par
exemple (officiellement dans un but thérapeutique) que l’on coupe la jambe
droite d’un malade atteint de la grippe, on ne dira pas que le remède
proposé est radical ; on dira simplement qu’il est extrémiste (ou
extrême) 17. »
Dans une lettre qu’il adresse à Marx le 17 mai 1846, après avoir affirmé
son antidogmatisme et son refus de fonder une nouvelle religion, fut-elle la
religion de la raison, Proudhon ajoute qu’il serait « d’une mauvaise
politique pour nous de parler en exterminateurs ; les moyens de rigueur
18
viendront assez ; le peuple n’a besoin pour cela d’aucune exhortation . » Il
est flagrant de constater au contraire que l’extrémisme est mis en œuvre par
quelques avant-gardes auto-proclamées ayant la prétention de diriger et
manipuler les masses de manière à assouvir leur désir de toute puissance.
C’est lorsque le peuple n’est plus actif mais passif que la terreur
institutionnalisée devient possible. D’où le propos de Castoriadis : « Dans
une première phase de la Révolution française, les révolutionnaires ne
seraient rien, si le peuple n’était pas là. Dans une deuxième phase, les
révolutionnaires ne seraient rien si le peuple était là. Ce n’est pas là
innocenter les artisans de la Terreur ; c’est constater que la condition de la
19
Terreur a été le retrait du peuple . » Car le peuple comme sujet politique
n’est ni une masse ni une entité abstraite : dans sa réalité sociologique il ne
peut être réduit à l’Un et de par sa pluralité induit nécessairement pouvoirs
et contre-pouvoirs mais aussi contrôles des pouvoirs. En cela la chose
publique est constituée de la perpétuelle négociation des limites
déterminées par les sujets. C’est en ce sens que Proudhon rappelle ce fait
élémentaire qui distingue l’anarchie positive de toute forme de despotisme
(que ce soit celui du marché, de l’État, de l’individu, etc.) : « la République
est autre chose que la liberté absolue, (…) elle est, au contraire, la liberté
déterminée 20. » Dans la même perspective, Castoriadis rappelle ce
précepte : « La Révolution, c’est l’effort d’un peuple de se donner à soi-
21
même la liberté, et d’en tracer lui-même les limites . » Le socialisme de
Proudhon est une pensée des limites dans la mesure où est pensé l’équilibre
des forces qui sont d’autant plus puissantes et d’autant plus porteuses des
richesses du réel qu’elles entretiennent une distance conjuratoire avec
l’absolu toujours susceptible d’étendre son empire. « Seule, la révolution a
osé regarder en face l’absolu ; elle s’est dit : je le dompterai, Persequar et
22
comprehendam . » Or, il est flagrant de constater que si la plupart des
auteurs de la gauche radicale s’en prennent à la notion de transcendance, il
n’en va pas de même de l’absolu dont ils épousent souvent l’hybris (Que
l’on songe par exemple aux « multitudes » d’Antonio Negri). Marx déjà
n’échappait pas à ce travers en parlant de « tort absolu » fait au prolétariat,
légitimant ainsi l’absence de toute morale (et donc de toute limite) devant
présider à l’action du sujet supposé révolutionnaire.
L’extrémisme va se développer par la négation de la pluralité, en
s’incarnant dans l’individu qui va réifier l’autre afin de satisfaire ses désirs,
ou dans la communauté qui va considérer que pour lutter contre les ennemis
extérieurs et intérieurs, il est nécessaire de constituer un groupe en fusion
dont on dira que les liens qui le maintiennent sont d’ordre fraternels.
L’amour censé tenir ensemble le groupe sera ainsi à la mesure de la haine
contre l’ennemi commun. À l’amour politique Proudhon préfère cent fois
l’amitié qui est une relation singulière sachant « tout agrandir 23 ».
L’étymologie signale combien l’ami se définit par la privation d’une partie
de soi au profit de l’autre, résultant d’un élan hors de soi qui de par sa
singularité ne peut souffrir d’être l’objet du législateur. Certains ont
pourtant tenté de s’y essayer. Ainsi la République de Saint-Just codifie
l’amitié et lui attribue une fête le premier jour de Ventôse. Lorsqu’une
rupture est constatée entre deux amis il faut le signaler aux autorités et
expliquer au public le pourquoi de cette prise de distance, si l’un commet
un crime l’autre est banni. La fraternité politique, soi-disant révolutionnaire,
que l’on retrouve des jacobins aux islamistes en passant par les marxistes-
léninistes, s’inscrit toujours dans une lignée totalitaire qui au lieu de
prendre les choses à la racine trouve dans l’idéologie d’un Bien fantasmé et
tyrannique une justification de son aveuglement.
Le sociologue Michel Clouscard affirmait dans Néo-fascisme et
idéologie du désir : Mai 68, la contre-révolution libérale libertaire, que
24
désormais « Tout est permis, mais rien n’est possible. » Cette assertion est
à nuancer : tout n’est pas permis, comme en témoignent la censure et
l’exclusion communautaire grandissante de la political correctness, issue de
la nouvelle conception de la subjectivité évoquée précédemment. D’autre
part tout n’est pas impossible, comme le montrent les expériences à plus ou
moins grande échelle qui vont de la création de réseaux d’entraide ou de
monnaies locales à la mise en œuvre d’un socialisme libertaire au Chiapas
au Mexique ou au Rojava en Syrie. Le grand mérite, toujours d’actualité, de
ce que Hannah Arendt appelait le « trésor perdu des révolutions », fut de
permettre l’émergence d’espaces publics où les gens parlaient, débattaient
et agissaient, conditions nécessaires au politique. C’est à partir de cet
héritage qu’il est possible d’envisager de se fédérer autour d’un projet
commun, conjurant tout manichéisme et toute division utile à ceux qui
voudraient que rien ne change radicalement.
CONCLUSION
Introduction
1. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Le Seuil, 1983.
2. La voix du peuple, 28 décembre 1849. Tous les ouvrages ou articles figurant en notes sont
dus à Proudhon
3. Voir à ce propos René Berthier, « Proudhon, Marx et la méthode », in L’économie politique-
Études proudhoniennes. L’économie politique, Éditions du monde libertaire, 2010. Dans son
Introduction générale à la critique de l’économie politique, il affirme ainsi qu’« il serait faux et
inopportun de présenter la succession des catégories économiques dans l’ordre de leur action
historique. Leur ordre de succession est, bien au contraire, déterminé par les relations qu’elles ont
entre elles dans la société bourgeoise moderne et qui est précisément à l’inverse de leur ordre
apparemment naturel ou de leur évolution historique » (Marx, Introduction générale à la critique de
l’économie politique, 1857, La Pléiade, Économie I, p. 262). En cela il rejoignait l’idée de Proudhon
exposée en 1846 selon laquelle « les phases ou catégories économiques sont dans leur manifestation
tantôt contemporaines, tantôt interverties ; et de là vient l’extrême difficulté qu’ont éprouvée de tout
temps les économistes à systématiser leurs idées » (Système des contradictions économiques, I,
édité par le groupe Fresnes-Antony, coll. « Anarchiste », 1983 p. 147).
Chapitre premier
Du chaos à l’ordre : Penser l’anarchie négative et l’anarchie
positive
1. Qu’est-ce que la propriété ?, Paris, Tops/Trinquier, 1840, 1997, p. 245.
2. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Paris, Tops/Trinquier, 1851, 2000, p. 149.
3. Ibid.
4. De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, Éditions du monde libertaire, 1977,
tome 1, p. 177. C’est pourquoi Proudhon peut affirmer que « dans la politique, l’idée de causalité est
encore dominante : sous le nom d’autorité, elle apparaît partout comme le principe des institutions et
des lois » (Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, Paris, Tops/Trinquier, 1843, 2000,
p. 76).
5. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, op.cit., p. 263.
6. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Paris, Garnier frères, tome 2, p. 289.
7. Giorgio Agamben, Le règne et la gloire, Paris, Seuil, 2008, p. 108.
8. G.K. Chesterton, Orthodoxie, Paris, Gallimard, 1984, p. 41.
9. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, op.cit., p. 72.
10. Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, Paris, Le
Seuil, 1982.
11. Reiner Schürmann, op.cit., p. 15, cité par Miguel Abensour, in La démocratie contre l’État,
Paris, Le Félin, 2004, p. 174.
12. Miguel Abensour, La démocratie contre l’État, op.cit., p. 179-180.
13. Claude Lefort, Le travail de l’œuvre : Machiavel, Paris, Gallimard, 1972, p. 426, cité par
Miguel Abensour, op.cit., p. 182.
14. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, p. 128,
cité par M.Abensour, op.cit., p. 189.
15. La guerre et la paix, Paris, Tops/Trinquier, 1861, 1998, tome I, p. 41.
16. Système des contradictions ou philosophie de la misère, Paris, Marcel Rivière, 1923, p. 43.
17. Confessions d’un révolutionnaire, Paris, Tops/Trinquier, 1849, 1997, p. 57.
18. Nous pouvons aussi concevoir l’existence d’un principe premier sans l’affirmation d’un
ordre positif, il s’agit d’une « idéomanie » qui n’a pas encore étendu son emprise sur le réel.
19. De la création de l’ordre dans l’humanité, Paris, Tops/Trinquier, tome I, op.cit., p. 21.
20. Ibid., p. 243. Nous soulignons.
21. Ibid., p. 197. Avec la notion de série, Proudhon précise ainsi quel est le lien entre l’unité et
la multiplicité : « D’après les éclectiques, l’ordre est l’unité dans la multiplicité. Cette définition est
juste : toutefois il me semble qu’on pourrait la critiquer en ce qu’elle traduit la chose, mais ne la
définit pas. Qu’est-ce qui produit l’unité dans la multiplicité ? La série, la symétrie » (De la création
de l’ordre dans l’humanité, Paris, Tops/Trinquier, tome I, op.cit., p. 21, note de bas de page).
22. Ibid., p. 22-23.
23. Lettre à Huet, le 25 décembre 1860, citée par Henri de Lubac dans Proudhon et le
christianisme, Paris, Le Seuil, 1945, p. 154.
24. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., p. 136-137. « Les langues, séries de
signes articulés, présentent un phénomène extraordinaire : homologues, identiques dans leurs
éléments ou radicaux primitifs, c’est-à-dire dans ce qu’elles ont de purement idéel, formées, en un
mot, des mêmes unités, elles sont toutes des conversions l’une de l’autre, elles sont sœurs : mais
seulement analogues, inégales, pour tout ce qu’elles tiennent de la nature physiologique et sociale de
l’homme, elles cessent peu à peu de s’entendre, deviennent inconvertibles l’une à l’autre, souvent
même intraduisibles » (Ibid., p. 301).
25. Ibid., p. 30-31.
26. Cf. René Girard, Celui par qui le scandale arrive : entretiens avec Maria Stella Barberi,
Hachette Littératures, 2006.
27. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Paris, Garnier frères, tome III, 1858,
p. 111-112.
28. Cornelius Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », Domaines de
l’homme, Les carrefours du Labyrinthe 2, Paris, Le Seuil, 1986, p. 284-285.
29. Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce I, Paris, Seuil, 2004, p. 283.
30. De la création de l’ordre dans l’humanité, tome I, op.cit., p. 275.
31. Ibid., p. 21.
32. Cf. Nicolas Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis. Création et institution, Paris,
Payot, 2011, p. 454.
33. Cornelius Castoriadis, « Faux et vrai chaos », in Figures du pensable, Les carrefours du
Labyrinthe 6, Paris, Points, 2009, p. 339
34. Si Habermas est souvent injuste dans ses commentaires de Castoriadis, sa remarque ici nous
paraît pertinente et recouper en de nombreux points la théorie de Proudhon : « Savoir pourquoi une
société institue un certain horizon de signification doit être, pour Castoriadis, une question
irrecevable, car sans objet. » Ce parce que Castoriadis assimile l’activité autonome « à une praxis de
démiurges sociaux, qui, tout à la fois, créent le langage, projettent le monde et enchevêtrent les
univers. Mais alors, la praxis perd, par là même, les traits du faire humain par lesquels Catoriadis
avait, à juste titre, porté l’accent – à savoir les traits d’une entreprise intersubjective, dépendante du
contexte et répondant à des conditions finies. La finitude de la praxis renvoie non seulement à la
résistance d’une nature externe malléable, mais aussi aux limites qu’impose l’existence historique,
sociale, corporelle » (J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard,
2006, p. 392).
35. De la création de l’ordre dans l’humanité, tome I, op.cit., p. 299-300. Nous soulignons.
36. Ceci est particulièrement flagrant avec l’oblitération totale, de la part de Castoriadis, de
l’héritage romano-canonique sur lequel repose pourtant tout le système occidental. Héritage auquel
Proudhon, lui, a prêté toute son attention.
37. Confessions d’un révolutionnaire, op.cit., p. 28.
38. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, op.cit., p. 260.
39. De la création de l’ordre dans l’humanité, tome I, op.cit., p. 140.
40. Ibid., p. 141.
41. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome III, op.cit., p. 18.
42. Ibid., p. 38-39.
43. Ibid., p. 22.
44. Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information,
Jérôme Million, 2005, p. 40. L’argile est la source de la forme, elle est virtuellement et
potentiellement forme, tandis que le moule doit avoir les propriétés d’une matière qui permette le
moulage.
45. Ibid., p. 44.
46. Ibid., p. 42.
47. Confessions d’un révolutionnaire, op.cit., p. 136.
48. Ibid., p. 196.
49. Ibid., p. 197.
50. Ibid., p. 197.
Chapitre II
La condition humaine entre diabolique et symbolique
1. Voir notamment concernant cette critique David Morland, Demanding the impossible ?,
Cassell, 1997, p. 188-189.
2. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, 2004, p. 45. Elle
rajoute à cet égard : « La question de la nature de l’homme n’est pas moins théologique que celle de
la nature de Dieu. » Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 45 (Note de bas de
page). Notons qu’il ne s’agit pas tant de nier l’existence de la nature humaine, que de reconnaître
l’impossibilité de sa pleine et entière connaissance.
3. Qu’est-ce que la propriété ?, 1840, LGF, 2012, p. 396.
4. Lettre citée par Pierre Haubtmann dans Proudhon : sa vie, sa pensée, 1809-1849,
Beauchesne, 1961, p. 139-140.
5. Proudhon pointe ainsi le paradoxe de Rousseau : « on sait par quels efforts de métaphysique
J.-J. Rousseau est arrivé à cette proposition antilogique : L’homme est né bon, mais la société le
déprave ; proposition que l’on peut rigoureusement ramener à celle-ci : L’homme est né sociable,
mais la société le désassocie » (Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, op.cit., p. 397).
6. Qu’est-ce que la propriété ?, op.cit., p. 406.
7. Ibid., p. 387.
8. Ibid., p. 384. C’est en substance ce que Hannah Arendt avance lorsqu’elle écrit que « seule
l’action est la prérogative de l’homme exclusivement ; ni bête ni dieu n’en est capable, elle seule
dépend entièrement de la constante présence d’autrui » (Hannah Arendt, Condition de l’homme
moderne, op.cit., p. 60).
9. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 3, Lacroix, 1858, 1868, p. 209-211.
10. Philosophie du progrès, Marcel Rivière, 1853, 1946, p. 42.
11. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, op.cit., p. 212.
12. Ibid., p. 214.
13. Ibid., p. 240.
14. La guerre et la paix, tome 1, Tops/ Trinquier, 1861, 1998, p. 50.
15. Ibid., p. 37.
16. Ibid., p. 44.
17. Ibid., p. 130.
18. Ibid., p. 67.
19. Journal La voix du peuple du 8 Janvier 1850, cité par Pierre Haubtmann dans Proudhon
1855-1865, tome 2, Desclée de Brouwer, 1988, p. 219. Nous soulignons.
20. La guerre et la paix, op.cit., p. 41.
21. Le conflit humain chez Proudhon ne se réduit cependant pas à la pulsion de mort. Sur la
critique de la notion de pulsion de mort chez Freud notamment comme variable explicative de la
guerre, on lira avec intérêt le texte de Castoriadis « Des guerres en Europe », in Une société à la
dérive, Le Seuil, 2005, p. 109-128.
22. La guerre et la paix, op.cit., p. 166.
23. G. Agamben, Profanations, Rivages, 2006, p. 97.
24. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 76.
25. C’est pourquoi le nom de Dieu ne peut se prononcer, c’est YHVH. Il n’est pas d’autre nom
de Dieu que celui qu’il se donna lui-même : « Je suis celui qui est » (Exode, 3, 14).
26. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 300-301.
27. Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse,
Le séminaire, Livre II, Paris, Le Seuil, 1978, 2005, p. 179.
28. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, p. 302.
29. Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1951, 2008, p. 381.
30. Léon Chestov, La philosophie de la tragédie chez Dostoïevski et Nietzsche, Le bruit du
temps, 1903, 2012.
31. C.G. Jung, L’Ame et la Vie, Le Livre de Poche, 1995, p. 270.
32. Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1951, 2008, p. 370.
33. C’est ce dont rend compte Derrida lorsqu’il écrit que l’indécidable reste pris dans toute
décision, déconstruisant « de l’intérieur toute assurance de présence, toute certitude ou toute
prétendue critériologie nous assurant de la justice d’une décision, en vérité de l’évènement même
d’une décision », Derrida, Force de loi, Galilée, 2005, p. 54.
34. Philosophie de la misère, tome 3, Éditions Fresnes Antony, 1846, 1983, p. 163. Nous
soulignons.
35. Albert Camus, L’homme révolté, op.cit., p. 375.
Chapitre III
Une philosophe du progrès sans progressisme
1. Philosophie du progrès, Lacroix, 1870, p. 27.
2. Système des contradictions économiques, groupe Fresnes Antony de la Fédération
anarchiste, 1846, 1983, tome 3, p. 163.
3. De la justice dans la révolution et dans l’Église, tome 3, Lacroix, 1, p. 255.
4. Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, Flammarion, 2006, p. 100.
5. De la justice, op.cit., p. 268-269.
6. Voir notamment P.A. Taguieff, in Le sens du progrès : une approche historique et
philosophique, Flammarion, 2011.
7. De la justice, op.cit., p. 244.
8. Id., De la création de l’ordre dans l’Humanité, tome 2, Tops/Trinquier, 2000, p. 94.
9. Id., De la justice, op.cit., p. 271.
10. Ibid., p. 287.
11. De la justice, op. cit., p. 287-288.
12. Id., Le Peuple, 17 octobre 1848.
13. Id., De la justice, op. cit., p. 290.
14. Ibid., p. 292-293.
15. Ibid., p. 296-297.
16. Proudhon, correspondance du 29 octobre 1860, cité par Georges Sorel, in Les illusions du
progrès, Rivière, 1908, p. 376-377. Dans la même veine proudhonienne, Édouard Berth définissait
ainsi la décadence : « On pourrait la caractériser en quelques mots : c’est une dissolution de l’idée
sociale, une retraite de chaque individu au fond de sa coquille, de ce qu’il appelle hypocritement sa
liberté ; l’individu ne veut plus rien savoir ; il ignore et veut ignorer le social ; il ne connaît plus que
son bon plaisir : l’art pour l’art ; l’amour pour l’amour ; la science pour la science ; la liberté pour la
liberté ; et ce qu’il y a de plus remarquable, mais aussi de plus logique et de plus naturel, c’est qu’il
n’y a pas en même temps d’époques où l’on soit moins libres effectivement et où le despotisme
collectif, sous la forme de l’État, se fasse sentir plus lourdement que dans ces époques de décadence,
où toujours la liberté est invoquée avec ferveur » (Édouard Berth, Les méfaits des intellectuels,
Kontre Kulture, 1914, 2013, p. 179).
17. Correspondance du 27 octobre 1860 à Chaudey, cité par G. Sorel, in Les illusions du
progrès, op. cit., p. 380.
18. P.P. Pasolini, « Le vide du pouvoir en Italie », Corriere della sera, 1er février 1975, p. 1 et 2.
19. Georges Didi-Huberman, La survivance des lucioles, Éditions de Minuit, 2009, p. 106-107
20. De la justice, op. cit., p. 272.
21. D. Colson, Trois essais de philosophie anarchiste. Islam, Histoire, Monadologie, Leo
Scheer, 2004, p. 95.
22. Ibid., p. 214-215. Souligné par nous.
23. Ibid., p. 197.
24. H. Arendt, La crise de la culture, p. 21 (Gallimard, Folio essais, 1972) citée et souligné par
D. Colson, op. cit., p. 197.
25. Philosophie du progrès, op.cit., p. 30.
26. Cf. D. Colson, op. cit., p. 342.
27. Philosophie du progrès, op.cit., p. 60.
Chapitre IV
Composer avec l’absolu : théologie et politique
1. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, Librairie de Garnier frères, 1858,
p. 46.
2. Ibid., tome 2, op.cit., p. 323. Aussi pouvait-il écrire ceci dans une lettre à Bergmann : « Tu ne
veux pas que je mêle la théologie à la science sociale, tu me reproche mon Prologue et mes
digressions sur Dieu, le mal, etc. Je crains fort, mon cher Bergmann, que tu n’aies cédé sur ce point à
la mauvaise humeur, car je persiste à croire que les questions sur Dieu, sur la destinée humaine, sur
les idées, sur la certitude, en un mot que toutes les autres questions de la philosophie font partie
intégrante de la science économique, qui n’en est, après tout, que la réalisation extérieure, comme le
phénomène est l’expression du noumène » (Lettre à Bergmann du 4 Juin 1847).
3. Carnets, juin 1846, in Écrits sur la religion, Paris, Marcel Rivière, 1959, p. 255.
4. Philosophie de la misère, tome 1, édité par le groupe Fresnes-Antony, collection anarchiste,
1846, 1983, p. 9.
5. Cf. Jean-Claude Monod, La querelle de la sécularisation, Vrin, 2002.
6. Philosophie de la misère, tome 2, op.cit. p. 35.
7. Ibid., p. 40.
8. Ibid., p. 49.
9. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit, p. 289.
10. Philosophie de la misère, t. 2, op.cit., p. 30. Proudhon avance aussi cette idée dans ses
carnets, en la mettant en relation avec son épistémologie : « La destinée de l’homme sur la terre est
de combattre Dieu (en tant que Dieu se manifeste à l’homme) et de vaincre tout à la fois le
mysticisme par la science, l’autorité par la liberté, la propriété par l’organisation du travail et la
constitution de la valeur. Mais, parti d’un mystère, l’homme s’avance vers un autre mystère : et
pendant que la raison travaille à les reculer sans cesse, elle affirme qu’elle ne peut parvenir à les
éclaircir jamais, sans cesser d’être elle-même, et je nie la raison ; pendant que l’Humanité nie Dieu,
je nie l’Humanité ! » (Carnets, août 1845, in Écrits sur la religion, Paris, Rivière, 1959, p. 252).
11. Philosophie de la misère, tome 2, op.cit., p. 51-52.
12. « Je repousse donc la qualification d’athée, au sens que m’inflige M. Lenoir. Il n’y a
personne de moins athée que le diable, et M. Donoso Cortés a dit que j’étais le diable. J’admets
l’absolu en métaphysique ; j’admets par conséquent Dieu, mais en métaphysique aussi, et à la
condition qu’il ne sorte pas de l’absolu ; je le nie partout ailleurs, dans la physique, dans la
psychologie, dans l’éthique, et surtout dans l’éthique », De la Justice dans la Révolution et dans
l’Église, tome 2, op.cit., p. 306.
13. Ibid., p. 302.
14. « L’athéisme est au fond de toute théodicée », l’un étant en quelque sorte l’image inversée
de l’autre. (Philosophie de la misère, tome 1, op.cit., p. 6).
15. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit. p. 77.
16. Ibid., p. 76.
17. Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1922, 1988, p. 46.
18. Confessions d’un révolutionnaire, Tops/Trinquier, 1849,1997, p. 92. Nous soulignons. Nous
verrons dans les développements suivants qu’un philosophe comme Agamben a pu développer ces
intuitions de Proudhon qu’il ne mentionne pourtant pas dans ses travaux.
19. Ibid., p. 176.
20. D’une autre manière, Proudhon notant comme nous l’avons vu la figure du Christ dans la
nouvelle configuration trinitaire du gouvernement, Schmitt et Peterson rejettent le paradigme du
règne et du gouvernement chrétien (selon la formule « Le Roi règne mais ne gouverne pas ») :
Peterson en le circonscrivant à sa dimension judéico-païenne pour tenter de nier la possibilité du
théologico-économique, et Schmitt en y décelant une conception libérale contre laquelle il entend
lutter grâce au paradigme strictement théologico-politique.
21. Jésus et les origines du Christianisme, in Écrits sur la religion, Rivière, 1959, p. 542.
22. « Il ne t’est pas permis d’avoir cette femme. » Parole de Jean-Baptiste à Hérode au sujet
d’Hérodiade, femme de Philippe, frère d’Hérode (Matthieu, XIV, 4). Voir Jésus et les origines du
Christianisme, op.cit., p. 546.
23. Carl Eschweiler, « Théologie politique », in Religiöse Besinnung, 2, 1931-1932, Stuttgart,
p. 78.
24. La Bible annotée, in Écrits sur la religion, op.cit., p. 355.
25. En ce qui concerne le problème des épées, de leur distinction et de leur hiérarchisation, nous
nous reporterons aux exégèses concernant le passage des Évangiles où Pierre frappa le serviteur du
grand Prêtre et lui coupa l’oreille droite.
26. Gilles de Rome, cité par G. Agamben in Le Règne et la Gloire, Seuil, 2008, p. 162.
27. Rappelons que pour Proudhon, Jésus n’est pas le fils de Dieu mais un homme qui représente
l’anti-messie.
28. « Jésus est l’interprète, non plus mystique, mais littéral et catégorique, de la réforme sociale
et morale, partant de l’abrogation sacerdotale et césarienne. » Jésus n’est pas un messie, son
enseignement est « tout social, ni politique, ni théologique », Césarisme et christianisme, in Écrits
sur la religion, op.cit., p. 604.
29. E. Peterson, cité par Agamben, in Le Règne et la Gloire, op.cit., p. 29.
30. Ibid., p. 32.
31. Carl Schmitt, Théologie politique, 1969, p. 163.
32. L’arianisme, qui tire son nom de Arius (256-336) affirme que le Père seul est éternel alors
que le Fils et l’Esprit ont été créés. Ils s’opposent ainsi aux « trinitaires » qui affirment que Père, Fils
et Esprit sont consubstantiels, position adoptée officiellement par l’Église lors du concile de Nicée en
325.
33. Paul, Épître aux Ephésiens, 1, 9-10.
34. Photius (820-891, patriarche de Constantinople), cité par G. Agamben, in Le Règne et la
Gloire, op.cit., p. 86. Nous noterons que nous retrouvons dans cette théologie les prémisses des
principes développés dans les théories contemporaines du Care.
35. Théodoret de Cyr, Eranistes, ed. G.Hettlinger, Oxford, Clarendon Press, 1975, cité par
Giorgio Agamben, Le Règne et la Gloire, op.cit., p. 105.
36. G. Agamben, Le Règne et la Gloire, op.cit., p. 176.
37. Ibid., p. 84.
38. Ibid., p. 89-90.
39. Ibid., p. 89-90.
40. Hans Kelsen, « La notion d’État et la psychologie sociale. À propos de la théorie freudienne
des foules », Hermès, numéro Masses et politique, 1988, p. 162, publié originalement dans Imago,
revue de psychanalyse appliquée aux sciences humaines, éditée par Sigmund Freud, 1922,
vol. VIII. 2.
41. Il serait par ailleurs intéressant de suivre le processus de sécularisation de la distinction entre
pouvoir constituant et pouvoir constitué, établi par Sieyès qui remplace Dieu par le peuple,
notamment via la notion de création divine chez Thomas qui emploie les termes de ordinatio et
ordinis executio.
42. Les exemples sont nombreux dans la Bible où Dieu se soustrait à la Justice, Proudhon en
relève quelques-uns : « Jéhovah suggère à Jacob toutes ses filouteries envers son frère et son beau-
père ; c’est lui qui inspire à Joseph le conseil que celui-ci donne à Pharaon, d’organiser un immense
monopole, à l’aide duquel le roi devient propriétaire de toute la terre d’Égypte ; c’est lui qui
commande aux hébreux de voler les vases des Égyptiens. Dans les Rois, il envoie à Achaz un esprit
de mensonge, dans les Juges, il ne permet pas que les fils d’Héli se rendent aux représentations de
leur père, parce que son intention est de les tuer ; dans l’Exode, il endurcit Pharaon pour le perdre ;
dans les Prophètes, il commande à Osée de s’approcher d’une fille publique et de lui faire des
enfants, etc. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 439.)
43. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 440.
44. « La philosophie est aussi incapable de démontrer la Gouvernement que de prouver Dieu.
L’Autorité, comme la Divinité, n’est point matière de savoir ; c’est, je le répète, matière de foi »,
Confessions d’un révolutionnaire, op.cit., p. 13.
45. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit, p. 439-440.
46. Carl Schmitt, Théologie politique, op.cit., p. 46.
47. La guerre et la paix, tome 1, Tops/Trinquier, 1861, 1998, p. 49.
48. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 367.
49. De la révolution sociale démontrée par le coup d’État, Rivière, 1852, 1936, p. 169-170.
50. Ernst H. Kantorowicz, Mystères de l’État in Mourir pour la patrie et autres textes, Fayard,
2004, p. 125.
51. Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes, Gallimard, 1999, p. 12.
52. Ibid., p. 59.
53. Philosophie de la misère, t. 3, op.cit., p. 163.
54. « Une théologie politique dirigera toujours son regard sur la possibilité de produire ou de
reproduire ce qu’est désormais le thème central du religieux : l’absolu » (Hans Blumenberg, Carl
Schmitt, Briefwechsel. Francfort sur Main, Suhrkamp 2007.p. 169).
55. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 295-296.
56. Ibid., p. 374.
57. « En participant à la fois à plusieurs groupements équivalents, en faisant appel les uns contre
les autres à son profit, en se mouvant entre les groupes qui se limitent réciproquement, l’individu
affirme sa liberté et ne peut l’affirmer aujourd’hui autrement » (L’expérience juridique et la
philosophie pluraliste du droit, de Georges Gurvitch, cité par Sophie Chambost dans Proudhon et
la norme, PUR, 2004, p. 243).
58. Confessions d’un révolutionnaire, op.cit., p. 203.
59. Idée générale de la Révolution au XIXe, Rivière, 1851, 1924, p. 216.
60. , De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 271.
61. Du principe fédératif, Tops/Trinquier, 1863, 1999, p. 48.
62. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 1, éditions du Monde Libertaire, 1865,
1977, p. 87.
63. Du principe fédératif, op.cit., p. 110.
64. A. Camus, « Conférence sur l’avenir de la tragédie » (mai 1955), Théâtre, Récits,
Nouvelles, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1962, p. 1705.
65. Le représentant du peuple, no 94, 6 juillet 1848, Écrits politiques, Presses du réel, à
paraître, p. 103.
66. C. Castoriadis, « La pensée politique », in Ce qui fait la Grèce 1, Le Seuil, 2004, p. 282
67. Ibid., p. 297.
68. Philosophie de la misère, cité par Haubtmann, Proudhon, Beauchesne, 1982, p. 681.
Chapitre V
L’art et la science de l’autogouvernement
1. C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe, 4, Points, 2007,
p. 198. Et Castoriadis d’ajouter autre part : « Ces “élections” elles-mêmes constituent une
résurrection impressionnante du mystère de l’Eucharistie et de la Présence réelle. Tous les quatre ou
cinq ans, un dimanche (jeudi en Grande-Bretagne, où le dimanche est consacré à d’autres mystères),
la volonté collective se liquéfie ou fluidifie, est recueillie goutte à goutte dans des vases
sacrés/profanes appelés urnes, et le soir, moyennant quelques opérations supplémentaires, ce fluide,
condensé cent mille fois, est transvasé dans l’esprit, désormais transsubstantié, de quelques centaines
d’élus. » (Castoriadis, Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe 6, Points, 2009, p. 189).
2. C. Castoriadis, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, Points, 1999, p. 78.
3. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, éditions Garnier-frère, 1858,
p. 367.
4. La solution du problème social, Lacroix, 1848, 1868, p. 62.
5. C. Castoriadis, Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe 6, op.cit. p. 192.
6. Confessions d’un révolutionnaire, Rivière, 1848, 1929, p. 176.
7. Ibid. p. 193.
8. Il n’existe pas de différences majeures entre ces deux conceptions. Castoriadis avancerait
sûrement que l’hétéronomie dépasse la transcendance dans le sens où elle ne suppose pas uniquement
un rapport de verticalité mais surtout mais aussi et avant tout le fait que la loi soit donnée par autre
que soi (les sociétés primitives sans État rentrant dans ce cas de figure dans le sens où elles se
réfèrent aux lois des ancêtres). Proudhon, en envisageant l’immanence par rapport à la transcendance,
suppose aussi la faculté pour les êtres humains et eux-seuls de produire leurs propres normes, à ceci
près qu’il suppose toujours un rapport à la transcendance (Y compris dans la confrontation entre Dieu
et les hommes, et par déclinaison entre absolus, forces ou pouvoirs) qui s’évanouit dans l’autonomie
de Castoriadis.
9. C. Castoriadis, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, op.cit., p. 334.
10. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1999, p. 118.
11. Ibid., p. 112.
12. L’idée pour Proudhon est l’expression d’un rapport réel, il ne s’agit pas de l’idée au sens
platonicien.
13. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 215.
14. « L’action est l’opération d’un être considérée comme produite par cet être lui-même et non
par une cause qui lui serait extérieure » (André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, cité par Daniel Colson dans Petit lexique philosophique de l’anarchisme, Le Livre de
poche, 2001, p. 16).
15. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p. 150.
16. Ibid., p. 155. « La prétendue transcendance – le Chaos, l’Abîme, le Sans-Fond – envahit
constamment la prétendue immanence – le donné, le familier, l’apparemment domestiqué. Sans cette
invasion perpétuelle, il n’y aurait tout simplement pas d’“immanence”. Invasion qui se manifeste
aussi bien par l’émergence du nouveau irréductible, de l’altérité radicale, sans quoi ce qui est ne
serait que de l’Identique absolument indifférencié, c’est-à-dire Rien ; que par la destruction, la
nihilation, la mort. » (Castoriadis, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, op.cit.,
p. 467.)
17. Ibid., p. 157. « (…) si le problème de l’autonomie est que le sujet rencontre en lui-même un
sens qui n’est pas sien et qu’il a à le transformer en l’utilisant ; si l’autonomie est ce rapport dans
lequel les autres sont toujours présents comme altérité et comme ipséité du sujet – alors l’autonomie
n’est concevable, déjà philosophiquement, que comme un problème et un rapport social. »
(Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p. 159.)
18. Ibid., p. 189.
19. Cornelius Castoriadis, « Autogestion et hiérarchie », extrait du Contenu du socialisme,
brochures disponibles sur http://infokiosques.net/IMG/pdf/autogestion_et_hierarchie-
pageparpageA4.pdf. Et Castoriadis de rajouter : « Plus les fins que sert une discipline sont étrangères
aux besoins et aux désirs de ceux qui doivent les réaliser, plus les décisions concernant ces fins et les
formes de la discipline sont extérieures, et plus il y a besoin de contrainte pour les faire respecter »,
Ibid. De même qu’il s’agit de substituer un rapport égalitaire à la hiérarchie, il est nécessaire de
substituer l’égalité des salaires à leur hiérarchie qui est incompatible avec les besoins réels de la
collectivité. En effet, la consommation non essentielle des couches favorisées a un poids
disproportionné dans l’orientation de la production. Il n’en serait pas de même dans une société
autogérée où l’égalité de revenus irait de pair avec le contrôle par l’ensemble des consommateurs de
la production.
20. Du problème social, op.cit., p. 63-64.
21. Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe 4,
op.cit., p. 201.
22. Castoriadis, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, op.cit., p. 378.
23. Ibid., p. 370.
24. Ibid., p. 382.
25. Carnets II, Rivière, 1961, p. 162.
26. Qu’est-ce que la propriété ?, Rivière, 1840, 1926, p. 49.
27. « C’est là ce que je nomme subjectivisme dans le pouvoir, par opposition à la loi
OBJECTIVE, que révèlent la génération des faits et la nécessité des choses. Le subjectivisme est
commun à tous les partis, aux démocrates aussi bien qu’aux dynastiques ; son action est plus intense
dans notre pays que dans aucun autre peuple. C’est de lui que nous viennent cette manie des
gouvernements forts, et ces réclames en faveur d’une autorité qui, plus elle se cherche dans une
pareille voie, moins elle parvient à s’atteindre. Le premier fruit de la politique subjective, en effet, est
de soulever autant de résistances qu’il y a d’idées et d’intérêts, conséquemment d’isoler le pouvoir,
de lui faire un besoin constant des restrictions, défenses, censures, interdictions ; finalement, de le
précipiter à travers les mécontentements et les haines, dans les voies du despotisme, qui sent le bon
plaisir, la violence et la contradiction » (De la révolution sociale démontrée par le coup d’État,
Rivière, 1852, 1936, p. 193-194).
28. Théorie de l’impôt, Lacroix, 1861, 1868, p. 226.
29. « Supposons que, dans l’ordre des connaissances politiques, il arrive, comme en tout ordre
de connaissance, que les idées abstraites prenant peu à peu la place des idées concrètes, le
gouvernement, au lieu d’être considéré comme la représentation ou personnification du rapport
social, ce qui n’est qu’une conception matérialiste et idolâtrique, soit conçu comme étant ce
RAPPORT lui-même, chose moins poétique peut-être, moins favorable à l’imagination, mais plus
conforme aux habitudes de la logique : le gouvernement, ne se distinguant plus des intérêts et des
libertés en tant que les uns et les autres se mettent en relation, cesse d’exister. Car un rapport, une loi,
peut s’écrire, comme on écrit une formule d’algèbre, mais ne se représente pas (…) » (De la
révolution sociale démontrée par le coup d’État, op.cit., p. 288-290.)
30. Qu’est-ce que la propriété ?, op.cit., p. 339.
31. Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe 4,
op.cit., p. 202.
32. C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p. 140.
33. C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe 4, op.cit.,
p. 256.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 284.
37. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Rivière, 1851, 1923, p. 169.
38. Cours d’économie politique, cité par Sophie Chambost dans Proudhon et la norme, PUR,
2004, p. 248.
39. Confessions d’un révolutionnaire, op.cit., p. 186.
40. Proudhon donne notamment l’exemple de la fonction judiciaire : « Appliquez le suffrage
universel et l’élection graduée aux fonctions judiciaires comme aux fonctions ecclésiastiques ;
supprimez l’inamovibilité, qui est aliénation du droit électoral ; ôtez à l’État toute action, toute
influence sur l’ordre judiciaire ; que cet ordre, centralisé en lui-même et à part, ne relève plus que du
peuple : et d’abord, vous aurez ravi au pouvoir son plus puissant instrument de tyrannie, vous aurez
fait de la Justice un principe de liberté autant que d’ordre » (Confessions d’un révolutionnaire,
op.cit., p. 189).
41. Ibid., p. 187.
Chapitre VI
Perspectives sur les droits de l’homme
1. René Cassin, cité dans Éric Dupeyron, La contribution française à la rédaction de la
déclaration universelle des droits de l’homme, La documentation française, 1998, p. 125.
2. François Flahaut, Le sentiment d’exister. Ce soi qui ne va pas de soi, Descartes et Cie, 2002,
p. 453.
3. Michel Villey, Le droit et les droits de l’homme, PUF, 1983, 2008, p. 120.
4. Marcel Gauchet, « Les tâches de la philosophie politique », in La Revue du MAUSS, 1er sem.
2002, p. 288.
5. Robin Fox, « Human Nature and Human Rights », in The National Interest, hiver 2000-
2001, p. 81.
6. Kant, cependant, continue à concevoir la liberté comme un droit originaire appartenant à tout
homme en vertu de son humanité, s’inscrivant ainsi toujours dans une philosophie individualiste.
7. Kant, Métaphysique des mœurs, vol. 2, doctrine du droit, doctrine de la vertu,
Flammarion, 1994, p. 333.
8. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Garnier frères, 1858, p. 84.
9. Ibid., p. 182-183.
10. J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, Seuil, 1962, 1970, p. 43.
11. À ce sujet, voir Cornélius Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme
régime », in La montée de l’insignifiance, Les Carrefours du Labyrinthe IV, Seuil, 1998.
12. J.L. Austin, op.cit., p. 73.
13. Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995, p. 125.
14. Ibid., p. 140.
15. Ibid., p. 140.
16. Zizek, Le sujet qui fâche, Flammarion, 2007, p. 263.
17. Balibar, « Entretien », in Pensées critiques. Dix itinéraires de la revue Mouvements 1998-
2008, La Découverte, 2008-2009, p. 26.
18. Ce processus de transformation de l’ordre par les exclus relève de ce que Balibar appelle
l’hétéronomie de la politique alors que l’autonomie de la politique suppose qu’une collectivité ne
puisse se gouverner qu’en vertu des principes de liberté et d’égalité.
19. Claude Lefort, « Les droits de l’homme et l’État providence », in Essais sur le politique, Le
Seuil, 1986, p. 55-56.
20. M. Gauchet, « Un nouveau regard sur l’histoire de la folie. Entretien avec Marcel Gauchet et
Gladys Swain », in Esprit, no 83, novembre 1983, p. 78.
21. Choses que Marcel Gauchet ne remarque pas, à la différence de Georges Palante qui, dans
son article « L’embourgeoisement du sentiment de l’honneur », écrivait : « L’exigence dominante de
la conscience de troupeau étant l’interdiction de se distinguer ou d’être distingué, le premier précepte
du code de l’honorabilité bourgeoise, – en antithèse avec (…) l’Honneur – consistera à “être comme
tout le monde” » (Combat pour l’individu, Alcan, 1904, p. 105).
22. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1977, p. 546-547.
23. Ibid., p. 475.
24. Ibid., p. 507.
25. Carl Schmitt, Théorie de la constitution, PUF, 1928, 1993, p. 11.
26. Ibid., p. 237.
27. Carl Schmitt, « Légalité et légitimité », in Du politique, « Légalité et légitimité » et autres
essais, Pardès, Puiseaux, 1996, p. 47.
28. D’où les attaques de Carl Schmitt envers Sièyes auquel il reprochait d’avoir conçu un
régime mixte entre démocratie et aristocratie (analyse corroborée par ailleurs par Bernard Manin
dans son désormais classique Principes du gouvernement représentatif) : « Sieyès a associé la
théorie démocratique du pouvoir constituant du peuple (qui se dressait contre la monarchie absolue
en place) et la théorie antidémocratique de la représentation (repräsentation) de la volonté populaire
par l’Assemblée nationale constituante. La constitution fut donc formulée par la seule assemblée
nationale – et ni par le peuple, ni par le roi. En démocratie il aurait été plus logique de laisser le
peuple décider de lui-même : la volonté constituante du peuple ne peut en effet pas être représentée
sans transformer la démocratie en aristocratie. Mais en 1789, il ne s’agissait pas de produire une
démocratie, mais une constitution libérale d’État de droit bourgeois » (Carl Schmitt, Théorie de la
Constitution., op.cit., p. 218).
29. Carl Schmitt, La dictature, Le Seuil, 2000, p. 145.
30. J. Habermas, Droit et Démocratie, Gallimard, 1997, p. 119.
31. , De la capacité politique des classes ouvrières, t. 2, Paris, Monde libertaire, 1977, p. 227.
32. Du principe fédératif, Tops/Trinquier, 1863, 1997, p. 75-76. Proudhon explique ainsi
l’instabilité des régimes, minés par la corruption, qui finissent balayés par les révolutions :
« L’insuccès alternatif, répété, de la démocratie impériale et de la constitutionnalité bourgeoise, a
pour résultat de créer un troisième parti qui, arborant le drapeau du scepticisme, ne jurant par aucun
principe, foncièrement et systématiquement immoral, tend à régner, comme on l’a dit, par la bascule,
c’est-à-dire par la ruine de toute autorité et de toute liberté, en un mot par la corruption. (…) Alors
l’autorité et la liberté perdues dans les âmes, la justice et la raison considérées comme de vains mots,
la société est dissoute, la nation déchue. Ce qui subsiste n’est plus que matière et force brutale ; une
révolution devient, à peine de mort morale, imminente. (…) Et cela continuera jusqu’à ce que la
raison générale ait découvert le moyen de maîtriser les deux principes et d’équilibrer la société par la
régularisation même de ses antagonismes » (Du principe fédératif, op.cit., p. 76-77).
33. Nous soulignons.
34. De la capacité politique des classes ouvrières, t. 1, op.cit., p. 7. Nous soulignons.
35. D’où notamment les justes critiques de Léo Strauss envers Schmitt lui reprochant de voir
dans Hobbes un adversaire du libéralisme alors qu’il en était le premier théoricien.
36. Derrida, La bête et le souverain, t. 1, 2001-2002, Galilée, 2008, p. 107.
37. Ibid., p. 113.
38. Ibid., p. 115.
39. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, op.cit., p. 185-186. Nous soulignons.
Michel Villey, dans la lignée d’un Proudhon, a aussi souligné le lien fondamental entre droit et
rapport : « Le droit est rapport entre des hommes, multilatéral. Que vous en ayez ou non conscience,
quand vous faites usage du mot “droit”, il s’agit d’une relation. Comment pourrait-on inférer une
relation, couvrant plusieurs termes, d’un terme unique : l’Homme ? » (Michel Villey, Le droit et les
droits de l’homme, op.cit., p. 154.)
40. Frédéric Brahami, « Autour de la révolution française », Incidences, no 7, Le félin, 2012,
p. 260.
41. Hannah Arendt, L’impérialisme, Le Seuil, 2006, p. 301.
42. Ibid., p. 284.
43. Ibid., p. 292.
44. Ibid., p. 303.
45. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard-Tel, 2002, pp. 20-21. Marcel
Gauchet évoque avec le livre de Philippe Meyer, L’enfant et la raison d’État (Paris, Seuil, 1978), le
cas de l’État intervenant au nom des droits de l’enfant, détruisant ainsi sa famille. « Un cas qui doit
faire réfléchir sur le fait que, par elle-même, la revendication des droits ne prémunit pas
nécessairement contre certains effets aliénants de l’autorité, mais peut contribuer au contraire à les
nourrir » (Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », in La démocratie
contre elle-même, Gallimard, 2002, p. 25).
46. La liberté négative correspond selon Isaiah Berlin à la liberté des modernes qui consiste à ne
pas subir de contraintes et à ne pas être entravé dans ses choix. Elle peut être assimilée à ce que
Proudhon appelait la liberté simple de l’individu isolé, qu’il opposait à la liberté composée où
l’individu développe sa liberté avec les autres.
47. Comme l’a montré Arendt, et à sa suite M. Abensour, le totalitarisme n’est pas la
conséquence d’un trop plein de politique mais au contraire d’un retrait du politique.
48. Michel Villey, Le droit et les droits de l’homme, op.cit., p. 13. M. Villey relève ainsi
comment le signifiant vide des droits de l’homme a pu être invoqué contradictoirement tout au long
de son histoire : « Maniés par Hobbes, les droits de l’homme sont une arme contre l’anarchie, pour
l’instauration de l’absolutisme ; par Locke, un remède à l’absolutisme, pour l’instauration du
libéralisme ; quand se révélèrent les méfaits du libéralisme, ils furent la justification des régimes
totalitaires et des hôpitaux psychiatriques. Mais en Occident, notre ultime recours contre l’État
absolu ; et s’ils étaient pris au sérieux, ils nous ramèneraient à l’anarchie… » (Ibid., p. 153.)
49. Claude Lefort, « Les droits de l’homme et l’État providence », in Essais sur le politique, Le
Seuil, 1986, p. 36.
50. Ibid.
51. Karl Marx, Le Capital, Livre premier, Éditions sociales, 1976, tome 1, p. 135.
52. La Question juive (1844), cité dans Karl Marx, Œuvres choisies I, Gallimard, 1968, p. 84.
53. De la capacité politique des classes ouvrières, t. 1, op.cit., p. 206-207. Nous soulignons.
54. Ibid., p. 51.
55. De la capacité politique des classes ouvrières, t. 2, op.cit., p. 261. « Toute l’histoire le
confirme : posez en principe l’inégalité des fortunes, l’inégalité politique en sera la conséquence ;
vous aurez une théocratie, une aristocratie, société hiérarchique ou féodale. Changez maintenant la
constitution politique, et de l’aristocratie passez au régime démocratique, la tendance sociale sera
inverse : le système des garanties politiques conduira à la mutualité du garantisme économique.
N’est-ce pas justement de qu’entendaient les candidats ouvriers ! Mais c’est aussi ce que leurs
concurrents de la bourgeoisie ne veulent pas. Nous aussi nous avons notre tartufferie libérale » (Ibid.,
p. 260).
56. Hannah Arendt, L’impérialisme, op. cit., p. 305.
57. J. Habermas, « Le débat interculturel sur les droits de l’homme », in L’intégration
républicaine, Fayard, 1998,
p. 252. De même pour Aron : « (…) les formules comme “les hommes naissent libres et égaux
en droit” ne résistent pas à l’analyse : “naître libre”, au sens propre, ne signifie rien » (« Pensée
sociologique et droits de l’homme », in Études sociologiques, PUF, 1988, p. 229).
58. De la capacité politique des classes ouvrières, t. 1, op.cit., p. 195.
Chapitre VII
Le peuple introuvable ?
1. Solution du problème social, Librairie internationale, 1868, p. 92-93. De même, il est
impossible de saisir sociologiquement le peuple dès lors qu’il se dérobe à toute saisie qui
proviendrait hors de lui-même : « Toutes les affirmations théologiques du peuple ont été positives,
pratiques, réalistes : les philosophes seuls ont connu un Dieu métaphysique. Le peuple parle de lui
anthropomorphiquement. Il disparaît, s’évapore dès que l’analyse l’aborde », Carnets, (1843-1852),
Les Presses du réel, 2004. p. 1287.
2. Solution du problème social, op.cit., p. 54-55.
3. Solution du problème social, op.cit., p. 62.
4. Contradictions politiques, Rivière, 1952, p. 273.
5. Solution du problème social, op.cit., p. 79.
6. Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, Gallimard, 1998, p. 168-169.
7. G. Deleuze, L’image-temps, Éditions de Minuit, p. 286.
8. Jacques Rancière, « Il n’y a pas d’avenir en attente », Et tant pis pour les gens fatigués.
Entretiens. Amsterdam, 2009, p. 559.
9. Henri Bergson, « Le possible et le réel », in La pensée et le mouvant, PUF, 2003, p. 115.
10. Jacques Rancière, « Il n’y a pas d’avenir en attente », Et tant pis pour les gens fatigués.
Entretiens. Amsterdam, 2009, p. 559. Cependant, dans son œuvre, Rancière « fait exister la politique
comme une exception par rapport à l’ordre “normal” de la domination. » (Jacques Rancière, « Les
hommes comme animaux littéraires », Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens. Amsterdam,
2009, p. 130). Or, la démocratie doit être entendue comme un ordre normal faisant pièce à l’ordre
normal de la domination, la démocratie ne se réduisant pas à des subjectivations dans le sens où elle
peut être aussi qualifiée comme telle par des institutions et des normes adéquates (excluant la
domination et l’exploitation).
11. Proudhon, MS.2857, f. 29, cité par Edward Castleton, in Philosophie de l’anarchie, ACL,
2012, p. 106.
12. Saul Alinsky, tre radical, Éditions Aden, 1971, 2012, p. 245-246.
13. D’où la reprise par Hardt et Negri des paroles du possédé de Gerasa adressées à Jésus :
« Mon nom est légion car nous sommes innombrables » (Hardt et Negri, Multitude, La Découverte,
2004, p. 172).
14. Hardt et Negri, Multitude, op.cit., p. 133.
15. L’Empire constituant avec la globalisation la nouvelle forme souveraine de la domination
post État-nation.
16. Manifestement, si Negri se veut critique de Marx en maints endroits, il ne retient pas les
critiques de Arendt qu’il tient en bien piètre estime et qui a pourtant eu le mérite de bien pointer, dans
La condition de l’homme moderne, la contradiction dans l’œuvre de Marx : si l’essence de l’homme
est le travail et si le communisme est la libération de l’homme du travail, alors le communisme
consiste à libérer l’homme de sa propre essence.
17. A. Negri, Spinoza subversif. Variations inactuelles, trad. M. Raiola et F. Matheron, Paris,
Kimé, 1994, p. 227.
18. Negri, Kairos, Alma Venus, multitude, Calmann-Lévy, 2001, p. 84.
19. Ibid., p. 181.
20. Hardt et Negri, Empire, 10/18, 2000, p. 111.
21. Ce refus de la médiation que l’on retrouve chez beaucoup de penseurs post-marxistes a
clairement été relevé par Daniel Colson : « Entre la substance et les modes il n’y a rien, soutenait
Négri dans son livre sur Spinoza. Entre la clameur de l’être et le vide toujours répété de ses
simulacres il n’y a rien non plus soutient Badiou, à propos de Deleuze cette fois. Aussi que pourrait-il
y avoir entre l’Être et les dispositifs de Foucault tels qu’ils sont revisités par Agamben ? Pas grand-
chose en effet, la volonté critique héritée du marxisme étant le plus souvent inversement
proportionnelle à la prise en compte des conditions réelles d’un monde à venir forcément aussi
indéfini présentement qu’il le sera plus tard, dans son présent critique toujours recommencé où il
s’agit seulement, – grâce au travail du négatif –, de faire sans cesse table rase du passé et de produire
chaque jour la page blanche où le parti de la révolution se charge d’écrire les hymnes et les
chorégraphies des lendemains qui chantent » (Daniel Colson, « Agencements et dispositifs. Les
dispositifs d’Agamben », Dernières modifications : 3 juillet 2009. [En ligne].
http://raforum.info/spip.php?article5473 [Consulté le 2 mars 2012])
22. Proudhon, MS.2866, f.35 (verso), cité par Edward Castleton, in Philosophie de l’anarchie,
ACL, 2012, p. 125.
23. Du principe fédératif, Tops/Trinquier, 1863, 1997, p. 74-75.
24. Solution du problème social, op.cit., p. 9.
25. Carnets, op.cit., p. 161.
26. Jean-Claude Michéa, préface à Christopher Lasch, in La révolte des élites et la trahison de
la démocratie, Flammarion, 2007, p. 10.
27. C’est pourquoi « “le peuple” sera toujours quelque chose de plus que le pur opposé du
pouvoir. Il y a un “Réel” du peuple qui résiste à l’intégration symbolique » (E. Laclau, La raison
populiste, Le Seuil, 2008, p. 179).
28. E. Laclau, La raison populiste, op.cit., p. 147.
29. Ibid., p. 140.
30. Ibid., p. 142.
31. Ibid., p. 201.
32. Du principe fédératif, op.cit., p. 70-71.
33. Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans démos, PUF, 2011, p. 21.
34. Ibid., p. 198.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 192.
37. Romano Prodi, Président de la Commission européenne (2000-2005), Donner forme à la
Nouvelle Europe, discours devant le Parlement Européen, Strasbourg, 15 février 2000.
38. Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans démos, op.cit., p. 205.
39. Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995, p. 150-151.
40. Carnets, op.cit., p. 1228.
41. Solution du problème social, op.cit., p. 91.
42. Carnets, op.cit., p. 637. Dans le même ordre d’idée, Proudhon remarquait que la
dépendance vis-à-vis de l’État se faisait au détriment de l’autonomie du peuple : « Au lieu
d’apprendre au peuple à agir par lui-même, nous l’avons habitué à exiger que le gouvernement fasse
tout pour lui, jusqu’à la soupe et aux cigares, et à déclamer quand ce gouvernement n’agit pas.
Excellent système pour les ambitieux et les courtisans » (Carnets, op.cit., p. 681.)
43. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, 2008, p. 16.
44. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, t. 2, (1858), Rivière, 1930, p. 96-97.
45. Du principe de l’art et de sa destination sociale, Garnier frères, 1865, p. 332.
46. Jacques Rancière, « L’art du possible », Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens.
Amsterdam, 2009, p. 590-591. Ainsi Rancière, notamment contre Debord, peut-il affirmer : « On ne
passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde et d’une compréhension
intellectuelle à une décision d’action. On passe d’un monde sensible à un autre monde sensible qui
définit d’autres tolérances et intolérances, d’autres capacités et incapacités » (Jacques Rancière, Le
spectateur émancipé, La Fabrique, 2008, p. 74.)
47. Carnets, op.cit., p. 702.
48. Le rôle de l’intellectuel n’est pas dénié pour autant mais il ne peut prétendre s’ériger en
guide éclairé du peuple, et doit avoir l’humilité de considérer celui-ci comme ultime juge, quitte à
estimer qu’il se trompe provisoirement pour des raisons qui peuvent échapper à la raison de
l’intellectuel. D’où cette position de Proudhon lors des journées de 1848 : « (…) la somme d’idées
que nous avons fournies à la révolution nous interdisait de prendre aucune initiative révolutionnaire,
puisque c’eût été nous faire juges et parties dans notre propre cause. Quand le peuple aura prononcé
sur nos idées, qu’il les aura rejetées ou faites siennes, alors seulement, désintéressés que nous serons,
nous pourrons changer de rôle », Carnets, op.cit., p. 1296-1297.
49. Jacques Rancière, « Critique de la critique du “spectacle” », Et tant pis pour les gens
fatigués. Entretiens. Amsterdam, 2009, p. 624-625.
50. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard, 1990, p. 46.
51. G. Deleuze, « Spinoza et les trois Éthiques », dans Critique et Clinique, Les Éditions de
Minuit, 1993, p. 182 et 165, cité par Daniel Colson dans « Agencements et dispositifs. Les dispositifs
d’Agamben ». [En ligne]. http://raforum.info/spip.php?article5473 [Consulté le 2 mars 2012]
Chapitre VIII
Le principe d’égalité
1. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, De Boeck, 2010, p. 19.
2. Ibid., p. 27.
3. Ainsi pour Proudhon, « la relation vraie entre tous les intérêts, entre toutes les idées, est
artificiellement modifiée, artificiellement troublée par l’intervention de l’État » (, De la capacité
politique des classes ouvrières, Éditions du monde libertaire, 1977, (1865), tome 2, p. 414.)
4. Elinor Ostrom, propos recueillis par Alice Leroy dans un entretien daté du 14 juin 2010,
disponible sur http://www.aliceleroy.info/spip.php?article5
5. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, op.cit, p. 68.
6. « La communauté est inégalité, mais dans le sens inverse de la propriété. La propriété est
l’exploitation du faible par le fort ; la communauté est l’exploitation du fort par le faible. Dans la
propriété, l’inégalité des conditions résulte de la force, sous quelque nom qu’elle se déguise : sa force
physique et intellectuelle, force des événements, par hasard, fortune ; force de propriété acquise, etc.
Dans la communauté, l’inégalité vient de la médiocrité du talent et du travail, glorifiée à l’égal de la
force. (…) Qu’ils soient égaux par les conditions du travail et du salaire, mais que jamais le soupçon
réciproque d’infidélité à la tâche commune n’éveille leur jalousie » (Qu’est-ce que la propriété ?,
Rivière, 1926, (1840), p. 327.)
7. Idée générale de la Révolution, Rivière, (1851), 1923, p. 187.
8. Ibid., p. 189.
9. Ibid., p. 275.
10. « Organisation du crédit et de la circulation », dans Solution du problème social, Lacroix,
1868, t. VI, p. 93.
11. Giangiacomo Bravo et Beatrice Marelli, « Ressources communes », Revue de géographie
alpine, 96-3, 2008, http://rga.revues.org/index524.html, mis en ligne le 4 mars 2009.
12. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, op.cit., p. 54.
13. Théorie de la propriété, L’Harmattan, (1866), 2000, p. 224.
14. Ibid., p. 89.
15. Qu’est-ce que la propriété ?, op.cit., p. 167 D’une certaine manière, cette conception qu’a
Proudhon de la terre, et par extension de la propriété, préfigure en quelque sorte une théorie de
l’écologie en ce qu’elle intègre la notion de limite et de régulation responsable, contrastant ainsi avec
les théories marxistes et libérales défendant l’exploitation sans frein de la nature.
16. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, op.cit., p. 33.
17. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 1, op.cit., p. 191.
18. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, op.cit., p. 74.
19. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 2, op.cit., p. 264.
20. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs – Pour une nouvelle approche des biens
naturels, op.cit., p. 114-115. Pour les ressources communes appartenant à des systèmes plus grands :
les activités d’appropriation, de fourniture, de surveillance, d’application des règles, de résolution des
conflits et de gouvernance sont organisées par de multiples niveaux d’entreprises imbriquées.
21. Comme le remarque Ostrom, il est pourtant flagrant de constater que l’« On peut parcourir
longtemps la littérature sur le développement sans trouver de discussion digne de ce nom sur
l’importance des systèmes judiciaires pour aider les individus à s’auto-organiser. La première fois
que j’évoquai, devant un groupe de représentants de l’AID, l’importance de la mise en place d’un
appareil judiciaire efficace en tant que stratégie visant à réaliser le développement, un silence tomba
sur la salle. Un des représentants fit remarquer qu’en vingt ans de travail dans le développement, il
n’avait jamais entendu une telle recommandation être formulée » (Elinor Ostrom, Gouvernance des
biens communs – Pour une nouvelle approche des biens naturels, op.cit., p. 39-note de bas de
page).
22. Ibid., p. 30.
23. Ibid., p. 39. L’émergence de procédures d’arbitrage en matière de règlement des litiges des
noms de domaine sur internet constitue ici une expérience intéressante, en se situant à la marge de
l’État dont le domaine national de juridiction est trop restreint et dont la lourdeur bureaucratique
empêche de régler rapidement des affaires, et en échappant aux rapports de forces capitalistes
(contrairement par exemple à l’OMPI accusée de favoriser trop souvent les titulaires de marques de
commerce aux dépens notamment de la liberté d’expression pouvant prendre la forme de parodies ou
de critiques. Alors que les chances pour les titulaires des marques de commerce de remporter une
affaire si elles décident de soumettre leur litige à l’OMPI s’élèvent à 90 %, elles diminuent en
revanche à environ 60 % s’il soumet son litige à eResolution qui est une chambre d’arbitrage agréée
pour traiter les conflits relatifs aux noms de domaine. (Voir notamment « La résolution en ligne des
différends de consommation : un récit autour (et un exemple) du droit postmoderne », de Karim
Benyekhlef, in L’accès des consommateurs à la justice, sous la dir. de Pierre-Claude Lafond,
Éditions Yvon Blais, 2010.
24. , Théorie de la propriété, op.cit., p. 128.
25. Ibid., p. 149, voir aussi sa Théorie de l’impôt, chap. 2.
26. Ibid., p. 65.
27. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 2, op.cit., p. 368.
28. Théorie de la propriété, op.cit., p. 177.
29. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 2, op.cit., p. 414.
30. Du principe fédératif, Rivière, (1863), 1959, p. 275.
31. Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, Seuil, p. 152. Ici Alain Supiot reprend le vieil adage
de Droit romain : Ubi emolumentum, ibi onus (où est le profit, là est la charge).
32. Ibid., p. 155.
33. À cet égard, les remarques de Bruno Latour sur la possibilité d’un tri décloisonnant
prémodernité, modernité et post-modernité nous emblent offrir de nombreuses pistes intéressantes.
(Voir notamment son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991).
34. Qu’est-ce que la propriété ?, op.cit., p. 208. Nous soulignons.
35. Théorie de la propriété, op.cit., p. 225.
Chapitre IX
Ni capitalisme ni communisme : l’idée de droit social
1. G. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, Dalloz, 1946, 2009, p. 58-59.
2. Ibid., p. 60.
3. G. Gurvitch, L’idée du droit social, extraits in Qui a peur de l’autogestion ?, 10/18, 1978,
p. 162.
4. Ibid., p. 163.
5. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op.cit., p. 123.
6. Ibid.
7. Ibid., Art. II, p. 85.
8. G. Gurvitch, L’idée du droit social, extraits in Qui a peur de l’autogestion ?, op.cit., p. 201.
9. Ibid., p. 322. Gurvitch, cependant, fait clairement le distinguo, contrairement à Proudhon,
entre fédéralisme et confédéralisme. Proudhon au fond est favorable à la généralisation du
confédéralisme dès lors qu’il se prononce pour un droit absolu de sécession des membres qui ont
toujours la prépondérance sur les droits du pouvoir central. Gurvitch, au contraire, se prononce en
faveur du fédéralisme qui suppose une équivalence complète entre les éléments et un droit de sortie
qui soit soumis à certaines conditions. La critique de Proudhon par Gurvitch ne s’arrête certes pas
tout à fait là : il lui reproche en effet son « dogmatisme anti-historique » ou encore son « rationalisme
scientiste », mais ceci pour déclarer immédiatement après que « Proudhon, par une vision
véritablement géniale, a prévu la direction essentielle que devait prendre le droit du XXe siècle »
(Gurvitch, L’idée du droit social, extraits in Qui a peur de l’autogestion ?, 10/18, 1978, p. 343).
10. Ibid., p. 157.
11. G. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op.cit., p. 13.
12. Ibid., p. 47.
13. Gurvitch, L’idée du droit social, extraits in Qui a peur de l’autogestion ?, op.cit., p. 118.
14. Ibid., p. 120.
15. Ibid., p. 122.
16. Ibid., p. 122.
17. G. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op.cit., p. 32.
18. Ibid., p. 74.
19. Ibid., p. 72.
20. Gurvitch, L’idée du droit social, extraits in Qui a peur de l’autogestion ?, op.cit., p. 126.
21. Ibid., p. 132.
22. Ibid., p. 132.
23. Ibid., 134.
24. Le qualificatif d’« unilatéral » est ici très significatif, il désigne un universalisme qui n’est
pas fondé sur la réciprocité et les relations. La critique d’un tel universalisme fera l’objet de la
critique de Proudhon, reprise par Gurvitch mais aussi par Villey.
25. Ibid., p. 212.
26. Ibid., p. 213.
27. Ibid., p. 214.
28. Ibid., p. 221.
29. Ibid., p. 225.
30. Ibid., p. 173.
31. G. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op.cit., p. 87.
32. Alexandre Marc, Fondements du fédéralisme, p. 116.
33. Ibid., p. 92.
34. Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op.cit., p. 136.
35. Ibid., Art. V, p. 86.
36. Ibid., p. 146.
Chapitre X
Le juste, le Bien et l’anarchie
1. Dictionnaire de philosophie politique sous la direction de Philippe Raynaud et Stéphane
Rials, Paris, PUF, 2003, p. 560.
2. Cf. De Cive, partie 1, chapitre 1. Hobbes parle des liens entre les hommes qui ne sont autres
que des « amitiés mercantiles ».
3. Comme a pu le souligner Jean-Claude Michéa (voir notamment L’Empire du moindre mal :
essai sur la civilisation libérale, Paris, Climats, 2007, et La double pensée. Retour sur la question
libérale, Paris, Champs-Flammarion, 2008), c’est ainsi que les radicalités post-modernes peuvent
rejoindre les fondements philosophiques du libéralisme. Ainsi Chomsky pouvait dire à propos de
Foucault : « Ce qui m’a frappé chez lui, c’est son amoralisme total. Je n’avais jamais rencontré
quelqu’un qui manquât à ce point de moralité. » (Entretien avec James Miller du 16 janvier 1990.)
4. Patrick Neal, « Une théorie libérale du bien ? », in Libéraux et communautariens, textes
réunis par André Berten, Pablo Da Silveira, Hervé Pourtois, Paris, PUF, 1997, p. 132.
5. Ibid.
6. De la justice dans la révolution et dans l’Église, Paris, Garnier frères, 1858, tome 1, p. 66.
7. William M. Sullivan, Reconstructing Public Philosophy, Berkeley, University of California
Press, p. 173.
8. De la justice dans la révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 454.
9. Taylor, « Le juste et le bien », Revue de métaphysique et de morale, 93/1, p. 42.
10. De la Justice dans la révolution et dans l’Église, tome 3, op.cit., p. 398.
11. Ibid., tome 2, op.cit., p. 493.
12. Ibid., p. 518.
13. Confessions d’un révolutionnaire, Paris, Tops/Trinquier, 1848, 1997, p. 203.
14. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 173.
15. Ibid., tome 2, p. 519.
16. Ibid., p. 527.
17. Ibid., p. 518.
18. De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome I, op.cit., p. 190.
19. Cf. Alasdair Mac Intyre, After Virtue. A study in Moral Theory, Duckworth, 1981.
20. La guerre et la paix, tome 1, E. Dantu, 1861, p. 186.
21. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 124-125.
22. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 186.
23. De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 184.
24. Ibid., tome 3, op.cit., p. 342-343.
25. La pornocratie, Paris, Lacroix, 1875, p. 388.
26. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 182-183.
27. Correspondance, XXI, Lacroix, 1875, p. 308.
28. De la justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, op.cit., p. 72.
29. Ibid., p. 73.
30. Cours d’économie politique, cité par Sophie Chambost dans Proudhon et la norme, PUR,
2004, p. 248.
31. Alasdair Mac Intyre, « Le patriotisme est-il une vertu ? », in Libéraux et
communautariens, op.cit., p. 307.
32. Du principe fédératif, Paris, Rivière, 1863, 1959, p. 243.
33. Michael Walzer, « La critique communautarienne du libéralisme », in Libéraux et
communautariens, op.cit., p. 312.
34. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, op.cit., p. 129.
Chapitre XI
Justice et utopie
1. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église III, Rivère, 1858, p. 546.
2. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1996, p. 279.
3. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église I, op.cit., p. 211.
4. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Seuil, 2005, p. 17.
5. Paul Ricoeur, Ibid., p. 37.
6. Cet aspect de l’idéologie qui restreint les possibilités par rapport à l’évènement fondateur, de
par son écart, permet aussi paradoxalement la répétition de celui-ci, voir Paul Ricoeur, « Science et
idéologie », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Le Seuil, 1998, p. 339.
7. Paul Ricoeur, « Science et idéologie », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II,
op.cit., p. 342-343.
8. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 231.
9. Paul Ricoeur, « Éthique et morale », in Lectures 1, p. 258.
10. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, p. 409.
11. Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 411.
12. De la création de l’Ordre dans l’Humanité, Tops/Trinquier, 2000, tome 1, p. 149.
13. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 279.
14. Tout au plus les institutions peuvent-elles être traversées par la sagesse pratique comme
autant de « sphères de justice » (Michael Walzer) parmi d’autres.
15. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, op.cit., tome 1, p. 353.
16. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 1, p. 222.
17. « Direction » de laquelle découle le directum, le droit adéquat à la morale.
18. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 1, p. 298.
19. Ibid., p. 198.
20. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 410-411.
21. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 1, p. 299-300.
22. Ici la dialectique que développe Ricoeur sur la fusion des horizons comme refus du Savoir
absolu tout en incarnant une tension entre le particulier et l’universel est susceptible de compléter la
théorie de Proudhon : « Si on rétablit la dialectique des points de vue et la tension entre l’autre et le
propre, on arrive au concept le plus élevé (…), celui de la fusion des horizons. C’est un concept
dialectique qui procède d’un double refus, celui de l’objectivisme, selon lequel l’objectivation de
l’autre se fait dans l’oubli du propre, celui du savoir absolu, selon lequel l’histoire universelle est
susceptible de s’articuler dans un unique horizon. Nous n’existons ni dans des horizons fermés ni
dans un horizon unique. Il n’est pas d’horizon fermé, puisqu’on peut se transporter dans un autre
point de vue et dans une autre culture. (…) Mais il n’est pas d’horizon unique, puisque la tension de
l’autre et du propre est indépassable » (Ricoeur, « Herméneutique et critique des idéologies », in Du
texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op.cit., p. 384).
23. Prodépeutique : enseignement préparatoire.
24. De la création de l’ordre dans l’humanité, Tops/Trinquier, 2000, tome 2, p. 83.
25. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 1, p. 153-154.
26. De la création de l’Ordre dans l’Humanité, op.cit., tome 1, p. 243.
27. Ibid., p. 197.
28. Ibid., tome 2, p. 188.
29. Système des contradictions économiques, Rivière, 1846, 1923, p. 159.
30. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 28.
31. Ibid., p. 240.
32. Se pose ici notamment le problème de la fonction du symbolique qui ne peut résulter
uniquement d’un intérêt particulier ou d’une causalité liée aux conditions matérielles : « Si l’on
n’accorde pas que la vie sociale a une structure symbolique, il n’y a aucun moyen de comprendre
comment nous vivons, faisons des choses et projetons ces activités dans des idées, pas de moyen de
comprendre comment la réalité peut devenir une idée ou comment la vie réelle peut produire des
illusions ; elles ne seront toutes que des évènements mystiques et incompréhensibles » (Paul Ricoeur,
L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 26).
33. Ibid., p. 232.
34. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 2, p. 189.
35. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 19.
36. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 2, p. 189-190.
37. Proudhon a développé toute sa philosophie morale à partir d’une philosophie de
l’immanence qu’il opposait à une philosophie de la transcendance.
38. Confessions d’un révolutionnaire, Tops/Trinquier, 1997, p. 142.
39. Paul Ricoeur, « Herméneutique et critique des idéologies », in Du texte à l’action. Essais
d’herméneutique II, op.cit., p. 394.
40. Ricoeur traduit ainsi cette complémentarité : « la confrontation avec la tradition
métaphysique de l’Occident tient la place d’une critique des préjugés. (…) et une critique proprement
épistémologique ne peut être réassumée qu’indirectement, dans la mesure où peuvent être discernés
des résidus métaphysiques à l’œuvre jusque dans les sciences prétendument positives ou
empiriques » (Ricoeur, « Herméneutique et critique des idéologies », in Du texte à l’action. Essais
d’herméneutique II, op.cit., p. 402).
41. Ibid., p. 416.
42. Paul Ricoeur, « Le juste entre le légal et le bon », in Lectures 1, Le Seuil, 1999, p. 185.
43. Ibid., p. 185-186.
44. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 33.
45. Ibid., p. 33.
46. Ibid., p. 33.
47. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 153. Aussi pour Ricoeur, l’aspiration à la
légitimité permet une meilleure relation entre infrastructure et superstructure que le principe de
causalité : « Le concept de surdétermination, à mon sens, n’exige pas une théorie de la causalité »
(Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 178).
48. Ibid., p. 199.
49. Proudhon, encore influencé par la loi des trois états d’Auguste Comte, considère la
philosophie, qui pour lui est caractérisée par la recherche des causes, comme une étape vers la
métaphysique (avant tout science des rapports).
50. De la création de l’ordre dans l’humanité, op.cit., tome 1, p. 78.
51. Ibid., p. 77.
52. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 238.
53. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 283.
54. « Sans la traversée des conflits qui ébranlent une pratique guidée par les principes de la
moralité, nous succomberions aux séductions d’un situationnisme moral qui nous livrerait sans
défense à l’arbitraire. » (Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 280).
55. Correspondance, éditions Lacroix, 1875, tome IV, p. 376.
56. Ibid., tome VII, p. 116-117. « En lisant les antinomies de Kant, j’y avais vu non pas la
preuve de la faiblesse de notre raison, ni un exemple de subtilité dialectique, mais une véritable loi de
la nature et de la pensée » (Correspondance, tome II, p. 232.). « Je fais le système des antinomies de
la Société, à peu près comme Kant avait fait la critique des antinomies de la raison » (p. 207). Voir
aussi Théorie de l’impôt, p. 226.
57. Paul Ricoeur pouvait ainsi écrire que « la violence équivaut à la diminution ou à la
destruction du pouvoir-faire d’autrui » (Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 256).
58. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 299.
59. « La formule hégélienne n’est une triade que par le bon plaisir ou l’erreur du maître, qui
compte trois termes là où il n’en existe véritablement que deux, et qui n’a pas vu que l’antinomie ne
se résout point, mais qu’elle indique une oscillation, un antagonisme susceptible seulement
d’équilibre ». (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, op.cit., tome I, p. 211.)
60. Système des contradictions économiques, éditions Marcel Rivière, 1846, 1923, p. 368.
61. Emmanuel Mounier a notamment fait l’éloge de Proudhon contre Marx dans son
Communisme, anarchie et personnalisme, 1996, éditions du Seuil.
62. Paul Ricoeur, « Tâches de l’éducateur politique », in Lectures 1, p. 255.
63. Paul Ricoeur, « Le juste entre le légal et le bon », in Lectures 1, p. 178.
64. Ibid., p. 178.
65. Paul Ricoeur, « John Rawls : de l’autonomie morale à la fiction du contrat social », in
Lectures 1, op.cit., p. 203.
66. Paul Ricoeur, Le juste, la justice et son échec, Carnets de l’Herne, p. 59. « Toute tentative
de justification rationnelle de la peine et de la pénibilité de la peine paraît bien avoir échoué. » Avec
les rationalismes de Kant et de Hegel « c’est à la loi seule que justice doit être rendue. Sont oubliés le
coupable et la victime. Or l’exercice du droit pénal comporte trois pôles de référence : la victime, le
coupable la loi, soit deux partenaires et un tiers abstrait. À chacun quelque chose est dû. » (Paul
Ricoeur, Le juste, la justice et son échec, Carnets de l’Herne, p. 30-31.). D’autre part, Ricoeur ne
manque pas de souligner la nécessité de « démythologiser » la justice liée au pouvoir théologico-
politique, voir Le juste, la justice et son échec, Carnets de l’Herne, 2006, p. 69).
67. Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, op.cit., p. 393.
68. Paul Ricoeur, « Le cercle de la démonstration », in Lectures 1, op.cit., p. 219.
69. Idée générale de la révolution au XIXe siècle, éditions Rivière, 1851, 1959, p. 187. Voir aussi
De la capacité politique des classes ouvrières, Rivière, 1865, 1924, p. 132.
Chapitre XIII
Guerre et paix
1. J. Freund, L’essence du politique, Dalloz, 2004, p. 612.
2. Devant l’incompréhension de ses contemporains, souvent socialistes et pacifistes, Proudhon
est désespéré de voir à quel point l’esprit bourgeois a gangréné son époque au point d’avoir perdu le
sens des vertus, de l’honneur, et du combat : « Nous sommes bien abaissés, bien crétinisés par le
bourgeoisisme, que je serrerais volontiers en ce moment, la main d’un chef de Peaux-rouges. Au
moins, celui-là me comprendrait » (Lettre du 10 Juin 1861 à M. Rolland, reproduite dans l’appendice
de La guerre et la paix, tome 2, Tops/Trinquier, 1861, 1998, p. 257-258).
3. La guerre et la paix, tome 1, Tops/Trinquier, 1861, 1998, p. 40.
4. Cf. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 620.
5. Cité par Freund, in L’essence du politique, op.cit., p. 612.
6. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 39.
7. La guerre et la paix, tome 2, op.cit., p. 147.
8. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 91.
9. F. Nietzsche, La volonté de puissance, liv. I, chap. V, § 355, p. 166.
10. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 538.
11. Le paradoxe de la lutte sur lequel insiste Freund est que le conflit ou la lutte sont créateurs
de lien social et sont un formidable vecteur d’association. En effet la lutte contre un ennemi commun
contribue à renforcer la cohésion du groupe, qu’il s’agisse de syndicats, de coreligionnaires, de
nations.
12. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 545.
13. De la justice dans la révolution et dans l’église, Paris, 1931, t. II, p. 164, cité par Freund, in
L’essence du politique, p. 552.
14. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 552. « La peur s’infiltre finalement même dans
les conduites les plus souhaitables et dans les valeurs les plus désirables. (…) l’avènement du
principe de légitimité démocratique a jeté la société européenne dans une succession de
bouleversements qui n’ont fait qu’amplifier à tour de rôle la peur, bien que les nouvelles idées aient
pu donner satisfaction à de multiples aspirations diffuses dans les esprits. Qu’est-ce qu’un pouvoir
légitime ? “Un pouvoir qui s’est libéré de la peur” » Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 536.
Dans le même état d’esprit, Freund cite le passage d’un article de Ricoeur suite aux évènements de
Budapest : « Ce qui m’a surpris dans ces évènements, c’est qu’ils révèlent la stabilité, à travers les
révolutions économico-sociales, de la problématique du pouvoir. La surprise, c’est que le Pouvoir
n’ait pour ainsi dire pas d’histoire, que l’histoire du pouvoir se répète, piétine ; la surprise, c’est qu’il
n’y ait pas de surprise politique véritable. Les techniques changent, les relations des hommes à
l’occasion des choses évoluent, le pouvoir déroule le même paradoxe, celui d’un double progrès dans
la rationalité et dans les possibilités de perversion. » (Paul Ricoeur, « Le paradoxe politique », in
Esprit, mai 1957, p. 722, cité par Freund, in L’essence du politique, op.cit., p. 79. Nous soulignons.)
15. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 450.
16. Chez Proudhon néanmoins, le conflit et l’adversité demeurent possibles au sein d’une
certaine universalité.
17. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 452.
18. Solution du problème social, p. 93.
19. Lettre à Maguet du 17 Août 1839, cité par Pierre Haubtmann dans Proudhon, Beauchesne,
1982, p. 169.
20. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 453.
21. L’amitié est singulière chez Proudhon et ne peut servir de soubassement identitaire à une
collectivité politique.
22. L’amour universel n’a jamais empêché quelque conflit que ce fut, au contraire : « On devrait
croire qu’en vertu de sa doctrine de l’amour universel, la vocation catholique ou œcuménique du
christianisme par exemple aurait dû être en mesure d’unir plus facilement les hommes que la
politique qui s’appuie inévitablement sur la contrainte, parfois sur la violence et provoque de ce fait
des révoltes et des haines. Pourtant, loin que cette religion ait été capable de convertir tous les
hommes à la pureté de son principe, elle n’a même pas réussi à réunir ou à garder tous les chrétiens
au sein d’une même église » (J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 457).
23. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 1.
24. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 480.
25. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 79. Freund ajoute : « Parce que l’esprit divise, il
est lui aussi guerre. À force de chercher les causes “vraies” de la guerre on finit par oublier le jeu
compliqué des prétextes dans le calcul de celui qui cherche un ennemi soit par esprit de conquête soit
par idéologie. Le mythe de la causalité ultime est aussi néfaste que celui de la fin ultime » (Freund,
L’essence du politique, op.cit., p. 485). Nous ne pouvons ici qu’être d’accord avec Freund, mais cette
critique métaphysique que Freund entend appliquer à l’idéologie (notamment marxiste ou
cosmopolite), il ne l’applique pas à l’État qui tire aussi sa légitimité d’une cause ultime, et dont la
fonction fut aussi la même qu’entendent renouveler au niveau international les partisans d’un État
mondial, c’est-à-dire la pacification.
26. Ibid., p. 459.
27. Ainsi, comme l’a montré Marcel Gauchet, « (…) il faut comprendre l’ascension de la
violence comme le produit résiduel de cet affaissement du conflit parce qu’il y a d’abord une part de
conflictualité inéliminable et parce qu’ensuite quand on parle de cette pacification cela ne veut pas
dire qu’il ne va plus rien se passer et que tout le monde est endormi. (…) S’il y a un lieu que cette
pacification a touché entre tous dans notre société, c’est la famille. Elle était et demeure à certains
égards un lieu de très violente conflictualité puisqu’il y avait notamment cet épisode terminal qui
était le pouvoir des parents sur des enfants dans un âge où les enfants en viennent à s’émanciper.
(…) Le conflit était normal, pour ainsi dire programmé. Maintenant, il est un malheur. L’idéal c’est
l’évitement du conflit. C’est le fait de trouver l’harmonie, l’accord des personnes, la coexistence des
différences sans affrontement » Marcel Gauchet, entretiens avec Pascale Werner, disponible sur
gauchet.blogspot.com/…/les-sources-et-les-mtamorphoses.html
28. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 600.
29. La guerre et la paix, tome 2, op.cit., p. 156.
30. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 205.
31. H. Kelsen, dans un exposé au Congrès du Centre international des recherches concernant les
problèmes fondamentaux de la science, publié dans Das Naturrecht in der politischen Theorie,
Vienne, 1963, p. 148. Cité par Freund, in L’essence du politique, op.cit., p. 724. Nous soulignons.
32. Kant, Le conflit des facultés, 2e section, § 3.
33. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 729.
34. Ibid., p. 730.
35. Ibid., p. 547.
36. La guerre et la paix, Paris, 1927, p. 129-130, cité par Freund, in L’essence du politique,
op.cit., p. 547.
37. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 104.
38. Ibid., p. 103.
39. Ibid., p. 135.
40. Cependant si la force, par la guerre, peut aboutir à un jugement produisant du droit, prenons
garde à ne pas croire que ce jugement est infaillible, ce serait déformer la pensée de Proudhon qui
insiste bien sur le fait qu’il peut être « vrai » ou « fictif ».
41. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 515.
42. Ibid., p. 515.
43. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 473.
44. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 564. Nous reconnaissons là les violentes
attaques dont les associationistes Cole et Laski ont pu être l’objet de la part de Carl Schmitt.
45. Ibid., p. 713.
46. Pour Proudhon, s’il y a un droit du travail (possibilité de produire et de recevoir le fruit du
produit), de l’intelligence (possibilité de penser et de s’instruire), de l’amour (possibilité d’aimer et
de se marier), pourquoi la force n’aurait-elle pas aussi son droit, comme toutes les autres facultés ?
La force fait partie de l’être humain, par conséquent, « elle est comme toutes nos autres puissances,
sujet et objet, principe et matière de droit. Elle est une des mille faces de la Justice » (La guerre et la
paix, tome 1, op.cit., p. 139).
47. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 142.
48. Ibid., p. 111.
49. La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 142-143.
50. F. Nietzsche, La volonté de puissance, Paris, 1947, t. I, liv. I, § 316, p. 148, cité par Freund,
in L’essence du politique, p. 475.
51. M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, Paris, 1947, préface, p. XXVIII, cité par Freund,
in L’essence du politique, op.cit., p. 505.
52. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 505.
53. Pour Freund en effet, « la faiblesse politique de l’arbitrage a sa source dans le décalage entre
l’égalité juridique des souverainetés et leur inégalité politique fondée sur la puissance politique que
chacune représente. » (Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 503.) Freund ici pointe un réel
problème mais n’apporte aucune solution, sans doute parce qu’il n’en existe pas pour lui qui ne
soient « utopiques ».
54. J. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 499.
55. Ibid., p. 478.
56. C’est ainsi que pour Freund, notamment par le biais de la diplomatie, la ruse est « un
élément de perfectionnement et d’humanisation des relations interhumaines et interétatiques »
(Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 744).
57. Ibid., p. 632.
58. Ibid., p. 633.
59. « Une monarchie universelle serait la fusion de toutes les forces, par conséquent la négation
de l’antagonisme, l’immobilisme absolu ; une fédération universelle aboutirait à l’inertie de ces
mêmes forces par leur soumission à une autorité commune (…). Le système politique de l’humanité
est un équilibre général des États, sollicités et limités les uns par les autres, et dans lequel la liberté et
la vie résultent incessamment de l’action réciproque, je dirai presque de la menace mutuelle », La
guerre et la paix, tome 2, op.cit., p. 177.
60. « Je crois, non point à une abolition, mais à une transformation de la guerre, et par là
seulement à une rénovation intégrale des conditions de l’humanité en tout ce qui touche la religion,
les idées, le droit, la politique, l’art, le travail, les relations de famille et de cité. Sans cette foi intime,
que je tiens de la Révolution, je m’abstiendrais, comme d’un blasphème, de toute parole contre la
guerre ; je regarderais les partisans de la paix perpétuelle comme les plus détestables des hypocrites,
le fléau de la civilisation et la peste des sociétés » (La guerre et la paix, tome 1, op.cit., p. 58).
61. La guerre et la paix, tome 2, op.cit., p. 165.
62. , Du principe fédératif, Tops/Trinquier, 1863, 1997, p. 243.
63. Du principe fédératif, op.cit., p. 110.
64. Jacob Taubes, En divergent accord : à propos de Carl Schmitt, Rivages, 2003.
65. Freund, L’essence du politique, op.cit., p. 757.
Chapitre XIV
Conflits, frontières et fédéralisme
1. Ibid., p. 33.
2. Ibid., p. 12.
3. Ibid., p. 82.
4. Ibid., p. 201-202.
5. Ibid., p. 83.
6. Ibid., p. 202.
7. Remarquons que pour Balibar, « nul ne peut définir la différence entre un symbole religieux
et un symbole profane autrement que par une référence tautologique à ce qui a été, de proche en
proche, identifié comme “religion” (…). », Balibar, La crainte des masses, Galilée, 1997, p. 390.
8. E. Balibar, La crainte des masses, p. 390. Carl Schmitt est sans doute celui qui a le mieux
saisi cette dimension : « On peut (…) qualifier le nomos de rempart parce que le rempart parce que le
rempart repose lui aussi sur des localisations sacrées. (…) c’est de l’unique nomos divin que “se
nourrissent” tous les nomoi humains » (Carl Schmitt, Le nomos de la terre, PUF, coll. « Léviathan »,
2001, p. 74).
9. Carl Schmitt, Politische Romantik (1919), Duncker und Humblot, 1998, p. 18.
10. Lettre à Pauthier du 13 Août 1843, reproduite en annexe de la Création de l’Ordre dans
l’Humanité, tome 2, Tops/Trinquier, 1996, p. 253.
11. Du principe fédératif, Tops/Trinquier, 1997, p. 66.
12. Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, Tops/Trinquier, 2000, p. 151.
13. H. Arendt, Between Past and Future : Six Exercices in Political Thought, New York, 1961,
p. 211.
14. Ibid., p. 212-213.
15. H. Arendt, On Revolution, New York, Viking Press, 1963, p. 246.
16. H. Arendt, Between Past and Future : Six Exercices in Political Thought, p. 214.
17. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, Garnier frères, p. 443.
18. La guerre et la paix, tome 2, Tops/Trinquier, 1998, p. 141.
19. Du principe fédératif, op.cit., p. 109.
20. Ibid., p. 109.
21. Cette classification a déjà été entreprise par de nombreux auteurs, entre autres Charles-
Philippe David (La guerre et la paix, Presses de Sciences Po, 2006), Robert Cooper (La fracture des
nations, Paris, Denoël, 2004) et même Carl Schmitt qui en son temps pouvait déjà retenir trois types
de guerre : celle de la guerre entre États (qui culmine à l’heure du Jus Publicum Europaeum), celle
dominée par l’intervention au nom du droit international, et la guerre asymétrique caractérisée par la
figure du partisan (cf. La notion de politique/Théorie du partisan, Flammarion, 1992).
22. Pierre Hassner, La terreur et l’empire, Le Seuil, 2003, p. 348.
23. Münkler a bien montré cela dans son ouvrage Les guerres nouvelles : « En déclarant qui
était ami ou ennemi, le souverain engageait obligatoirement tous ses sujets. En revanche, dans les
guerres nouvelles, c’est le commandant local, ou parfois même un simple chef de poste contrôle qui
décide si l’individu doit être traité en ami ou en ennemi. », Herfried Münkler, Les nouvelles guerres,
Alvik éditions, 2003, p. 68.
24. Sur cette reformulation des conflits de basse intensité, voir les travaux d’Arquilla et
Ronfeldt, plus spécialement Swarming and the Future of Conflict, Rand corporation, 2000, et
Networks and Netwars, Rand Corporation, 2002.
25. Voir Eyal Weizman, À travers les murs. La nouvelle guerre urbaine, Paris, La Fabrique,
2008.
26. Voir Mille plateaux, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Éditions de Minuit, 1982.
27. Propos rapportés par Eyal Weizman, op.cit., p. 45-46.
28. Les frontières « réticulaires » comme les aéroports, les gares ou les plates-formes logistiques
illustrent bien, comme autant de points de contrôle, ce phénomène. Cependant, bien que la technique
semble pouvoir faire fi des frontières matérielles grâce aux satellites et aux réseaux numériques, les
récentes déconvenues américaines en Irak mettent en évidence l’importance géographique, politique
et stratégique de la frontière.
29. Comme Jus in bello, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui visent à limiter la violence et
protéger les droits fondamentaux des personnes humaines.
30. « L’humanité en tant que telle ne peut pas faire la guerre, car elle n’a pas d’ennemi, du
moins sur cette planète. Le concept d’humanité exclut le concept d’ennemi parce que l’ennemi lui-
même ne laisse pas d’être un homme et qu’il n’y a là aucune distinction spécifique. Le fait que
certaines guerres soient menées au nom de l’humanité ne constitue pas une réfutation de cette vérité
simple, mais seulement un renforcement de la signification politique. Quand un État combat son
ennemi politique au nom de l’humanité, ce n’est pas une guerre de l’humanité mais bien plutôt une
de celles où un État donné affrontant l’adversaire cherche à accaparer un concept universel pour
s’identifier à celui-ci (aux dépends de l’adversaire) comme on abuse d’autre part de la paix, de la
justice, du progrès et de la civilisation en les revendiquant pour soi tout en les déniant à l’ennemi. Le
concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions
impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire, il est un véhicule spécifique de l’impérialisme
économique. On peut appliquer à ce cas, avec la modification qui s’impose, un mot de Proudhon :
“Qui dit humanité veut tromper.” Étant donné qu’un nom aussi sublime entraîne certaines
conséquences pour celui qui le porte, le fait de s’attribuer ce nom d’humanité, de l’invoquer et de la
monopoliser, ne saurait que manifester une prétention effrayante à faire refuser à l’ennemi sa qualité
d’être humain, à le faire déclarer hors la loi et hors l’humanité et partant à pousser la guerre
jusqu’aux limites extrêmes de l’inhumain. » (Carl Schmitt, La notion de politique, p. 96-97).
31. Philosophie de la misère, tome 1, Groupe Fresnes-Antony, 1846, 1983, p. 9.
32. J. Derrida, La bête et le souverain, Galilée, 2008, p. 107. Proudhon insiste notamment sur le
danger d’une métaphysique du droit comme on peut concevoir une métaphysique des droits de
l’homme : « L’égalité civique et la fraternité humaine ne reposent pas sur une métaphysique du droit
pas plus que sur la participation aux mêmes sacrements ; elles reposent sur l’équivalence des facultés,
des services, des produits. » (Proudhon, La guerre et la paix, tome 2, p. 174). Et d’ajouter que ce
n’est pas en « donnant » la liberté aux hommes que l’on fait d’aux des hommes libres : encore faut-il
qu’ils en soient dignes et qu’ils soient « éduqués » pour arriver à l’autonomie (Proudhon parle
notamment de « démopédie »).
33. Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les
prairies ordinaires, 2009, p. 94.
34. Ibid., p. 203.
35. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 1, Éditions du monde libertaire, 1977,
p. 205.
36. France et Rhin, op.cit., p. 83. À cela Proudhon ajoute qu’il est nécessaire d’aller plus loin
en distribuant la souveraineté et par la même occasion la propriété afin de réduire les inégalités entre
États : « Loi d’équilibre entre les États, loi d’équilibre au sein de chaque État : telle est la double
pensée sortie des délibérations de Munster et de Vienne. Actuellement il faut une troisième idée,
logiquement déduite des deux autres, qui les complète et les sanctionne ; qui, sans entrer dans le voie
dangereuse des remaniements de limites, neutralise, par la distribution intérieure de la souveraineté et
du gouvernement, les fâcheux effets de l’inégalité entre les États, et assure davantage la liberté des
peuples » (Si les traités de 1815 ont cessé d’exister, E. Dentu Libraire-Editeur, 1863, p. 108).
37. Le terme de « fédéralisme intégral » naît sous la plume d’Alexandre Marc qui, reprenant la
théorie du fédéralisme de Proudhon, entend se démarquer de fédéralisme hamiltonien, uniquement
politique, pour insister sur les dimensions politiques et économiques du fédéralisme.
38. Du principe fédératif, op.cit., p. 48.
39. Ibid., p. 273.
40. De la capacité politique des classes ouvrières, tome 1, op.cit., p. 200.
41. Du principe fédératif, op.cit., p. 254.
42. Ibid., p. 86. Note de bas de page. Voir aussi sur une thématisation plus actuelle du
fédéralisme et du communalisme inspirée de Proudhon Michel Onfray, Décoloniser les provinces,
Éditions de l’observatoire, 2017.
43. La guerre et la paix, tome 2, op.cit., p. 164.
Chapitre XV
Radicalité révolutionnaire et extrémisme
1. Idée générale de la XIXe siècle, Tops/Trinquier, 2000, p. 260.
2. Hannah Arendt, De la révolution, Gallimard, 2013, p. 22.
3. Le Peuple, 17 octobre 1848.
4. Hannah Arendt, De la révolution, op.cit., p. 382.
5. , Le Peuple, du no 93 (19 février) au no 120 (19 mars 1849).
6. Lettre à Beslay du 25 Octobre 1861, cité par Henri de Lubac dans Proudhon et le
Christianisme, p. 73. C’est ainsi que Robespierre glorifiait les conditions, en l’occurrence la
souffrance et la misère, à des fins politiques, pour justifier la violence des masses qu’il se chargeait
d’instrumentaliser. Or « la Révolution, quand elle se détourna de la fondation de la liberté en faveur
de la libération de la souffrance, renversa les barrières de l’endurance et libéra, en quelque sorte, les
forces destructrices du malheur et de la misère, au lieu de fonder la libert. » (Hannah Arendt, De la
révolution, op.cit., p. 168-169).
7. J. Rancière, « La scène révolutionnaire et l’ouvrier émancipé (1830-1848) », Tumultes,
2003/1 (no 20), p. 60.
8. Confessions d’un révolutionnaire, Tops/Trinquier, 1997, p. 294.
9. De la capacité des classes ouvrières, tome 1, éditions du Monde Libertaire, 1977, p. 65.
10. Gabriel Rockhill, Critique et subversion dans la pensée contemporaine américaine, Le
Félin, 2010, p. 22.
11. Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, op.cit., p. 307.
12. Renaud Garcia, Le désert de la critique. Déconstruction et politique, L’échappée, 2015.
13. Jean Baudrillard, La société de consommation, Denoël, 1970, 2003, p. 277.
14. Dany-Robert Dufour, La Cité perverse, Gallimard, 2012, p. 381.
15. Jacques Bouveresse, Le monde diplomatique, Mars 2016.
16. Voir à ce sujet notamment Marie-José Mondzain, Confiscation des mots, des images et du
temps, LLL, 2017.
17. Jean-Claude Michéa, La double pensée, Flammarion, 2008, p. 17.
18. Contradictions économiques ou philosophie de la misère, p. 327, tome 3.
19. C. Castoriadis, « La révolution devant les théologiens », in Le monde morcelé, Les
carrefours du Labyrinthe 3, Seuil, 2000, p. 224.
20. La voix du peuple, no 194,14 avril 1850.
21. Castoriadis, « La révolution devant les théologiens », op.cit., p. 230.
22. De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Garnier frères, 1858, t. 2, p. 302.
23. Lettre à Maguet du 17 Août 1839 : « Sans l’Amitié, qu’est-ce que la vie de l’homme ? La
science dessèche et flétrit ; le pouvoir enivre et rend superbe, la dévotion sans charité n’est
qu’hypocrisie. Le riche m’est odieux pour son égoïsme ; l’amoureux me semble à plaindre dans son
indolence ; le voluptueux me dégoûte par sa mollesse. Mais que la divine Amitié vienne échauffer
nos âmes, et tout prend une face nouvelle, un brillant caractère. Plaisir, amour, pouvoir, richesse,
science, religion, l’Amitié sait tout agrandir : par elle tout devient plus aimable, plus beau, plus
sublime » cité par Pierre Haubtmann dans Proudhon, sa vie et sa pensée, 1809-1849, Beauchesne,
1982, p. 169.
24. Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir : Mai 68, la contre-révolution
libérale libertaire (1973), Éditions Delga, 2008, p. 184.
Conclusion
1. Paul Ricoeur, « Meurt le personnalisme, revient la personne… » (1983), in Lectures 2, Paris,
Seuil, 1999, p. 195.
2. Dans la même perspective il pouvait écrire : « Il ne s’agit pas d’imaginer, de combiner dans
notre cerveau un système que nous présenterons ensuite ; ce n’est pas ainsi qu’on réforme le monde.
(…)Personne sur terre n’est capable (…) de donner un système composé de toutes pièces et complet
qu’on n’ait plus qu’à faire jouer. C’est le plus damné mensonge qu’on puisse présenter aux
hommes » (Correspondance, I, Paris, Lacroix, 1875, p. 326).
3. Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, p. 14.
4. Hannah Arendt, L’impérialisme, Fayard, 2006, p. 45-48.
5. Ibid., p. 51.
6. Qu’est-ce que la propriété ?, Rivière, 1926, p. 325.
7. Emmanuel Mounier, « Révolution personnaliste » (1935), in Refaire la Renaissance, Paris,
Seuil, 1961, 2000, p. 87.
8. Hannah Arendt, « Politique et révolution » (1970), in Du mensonge à la violence, Paris,
Calmann-Lévy, 2006, p. 222.
9. Serge Audier, Le socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006.
10. Cf. Serge Audier, Le socialisme libéral, op.cit., p. 111.
11. Voir à ce sujet les travaux de Karl Polanyi, notamment La grande transformation, et plus
récemment ceux de Naomi Klein, notamment La doctrine du choc.
12. Les travaux de Arendt sur les origines du totalitarisme restent à cet égard d’une indéniable
actualité, ainsi que les écrits de Miguel Abensour sur la question du politique.
13. Rares sont les penseurs qui ont conçu un fédéralisme intégrant la dimension politique et
économique, avec un pouvoir qui ne vienne pas d’« en haut » mais d’« en bas ». Parmi ces rares
auteurs nous retrouvons Hannah Arendt, qui n’a malheureusement pas développé la chose mais
pouvait néanmoins tenir ces propos trop souvent oubliés : « J’aperçois (…) la possibilité d’aboutir à
une conception nouvelle de l’État. Un État constitué (…) à partir de conseils, auquel le principe de
souveraineté demeurerait totalement étranger, aurait admirablement vocation pour réaliser des
fédérations de types divers, en particulier parce que la base même de son pouvoir s’établirait sur un
plan horizontal et non vertical. Mais si vous me demandez à présent quelles peuvent en être les
chances de réalisation, je dois vous répondre qu’elles sont extrêmement faible, pour autant même
qu’elles existent. Mais, peut-être, après tout, avec la prochaine révolution… » (Hannah Arendt,
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