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Journalisme et démocratie.

Discours théorique et construction philosophico-


sociologique
L’enjeu ici est de dénaturaliser le lien entre le journalisme et la démocratie. En effet, l’attitude scientifique interdit de
considérer, a priori, le journalisme comme un quatrième pouvoir ou encore le garant du bon fonctionnement de la
démocratie car il participerait, notamment, à former des citoyens raisonnés et éclairés. Cette croyance en un rôle
politique majeur des médias est entretenue par le monde journalistique lui-même qui se légitime ainsi depuis la
création de la presse. Ce lien paraît d’autant plus évident que la naissance du journalisme est concomitante de celle des
démocraties modernes occidentales. Pour comprendre la genèse de ce lien, il faut aussi s’intéresser à la manière dont
des penseurs (philosophes, sociologues) accréditent cette thèse.

D’ores et déjà, ayons en tête que toute analyse sur le journalisme et les médias se heurte à la difficulté de généraliser.
En effet, il y a une multitude d’institutions médiatiques (d’où l’utilité du concept de champ chez P. Bourdieu), une
variété de traditions nationales et une évolution rapide des métiers de la presse (évolution technique notamment). Tout
cela fait courir à tout discours général sur le rôle des médias en démocratie « le risque d’une abstraction creuse »
comme dirait le philosophe Charles Girard.

I. Un rôle politique positif théorisé par certains philosophes

Selon Emmanuel Kant, philosophe allemand, la démocratie repose sur « le principe de publicité » que le journalisme a
vocation à construire. Dans Réponses à la question : qu’est-ce que les lumières ? (1784), il explique que le journalisme
peut permettre l’échange public des opinions qui est une condition pour qu’émerge chez l’individu une raison critique
et autonome. Le journalisme garantirait l’échange public à partir duquel émergera une opinion légitime et rationnelle.
Pour lui, le journalisme idéal doit exposer l’ensemble des points de vue, confronter les divergences.

Alexis de Tocqueville (19e s.), dans De la démocratie en Amérique (1835), considère que « la souveraineté du peuple
et la liberté de la presse sont […] deux choses entièrement corrélatives ». Pour le philosophe français, en démocratie, «
lorsqu’on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut bien lui reconnaître la capacité de choisir entre les
différentes opinions qui agitent ses contemporains, et d’apprécier les différents faits dont la connaissance peut le
guider ». Il dégage ici ce que serait le rôle démocratique de la presse, à savoir le dévoilement des faits et des opinions.
Autrement dit, la presse aurait une fonction d’institution, d’animation du débat public. Aussi, la presse aurait, selon
lui, un autre rôle : « C’est elle dont l’oeil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et
force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l’opinion ». Elle aurait alors une
fonction de contre-pouvoir.

Michel Foucault, sociologue français, dans Dits et écrits (1994), répond aux détracteurs du journalisme en appelant les
philosophes à exposer leurs idées en public, à se soumettre au principe kantien de publicité. Les philosophes doivent
participer à l’espace public et se soumettre au questionnement journalistique. C’est une des conditions pour que le
savoir se diffuse. Dans la pensée de M. Foucault, savoir, c’est pouvoir. Diffuser le savoir, c’est diffuser le pouvoir,
c’est permettre aux individus de s’approprier le pouvoir.

Robert Park, sociologue et journaliste du début du 20e s., revient sur la genèse du journalisme en Angleterre et aux E-
U. Il considère que la presse joue un double rôle : publiciser la parole politique (surveiller les acteurs politiques) et
construire du lien social. Il considère que le journalisme est une instance majeure du fonctionnement démocratique.

Géraldine Muhlmann, philosophe et journaliste contemporaine, qui a traduit Robert Park , confirme cette thèse : « le
journalisme est bien l’instance qui peut permettre à la démocratie moderne de réaliser son mariage impossible, son
alliance de l’unité et du conflit (…) c’est lui désormais qui constitue cet espace du « voir collectif » ».

Elle dresse trois types de ce que serait le journalisme idéal (Du journalisme en démocratie, 2006) :

- le « journaliste-flâneur » qui, sur le modèle de Beaudelaire, cultive un regard curieux et flâneur, à savoir une
observation passionnée de la modernité.

- le « journaliste en lutte » qui, sur le modèle de Marx, fait du journalisme en ayant conscience des rapports de
domination. Marx était lui même journaliste et considérait que le philosophe devait s’exposer publiquement, devait
fuir la solitude.

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- le « rassemblement conflictuel » correspond à une pratique journalistique ne niant pas la conflictualité mais en ayant
le souci de créer du commun, de rassembler. Il s’agit de faire des liens entre des points de vue contradictoires.

Retenons que tous ces penseurs évoquent un journalisme idéal, à ne pas confondre avec le journalisme réel.

II. Les médias contre la démocratie ? Regards sur la critique sociologique des médias

Alexis de Tocqueville met lui-même en garde contre les dérives possibles d’une presse qui, si elle parle d’une même
voie, influencerait les opinions.

Jurgen Habermas, philosophe allemand du 20e siècle, figure de l’école de Francfort, va plus loin dans son ouvrage
L’espace public : « L’espace public, qui est en même temps pré-structuré et dominé par les mass media, est devenu
une véritable arène vassalisée par le pouvoir, au sein de laquelle on lutte [pour le contrôle] des flux de communication
efficaces ». Pour Habermas, l’espace public est un espace d’individus privés se réunissant pour discuter d’intérêts
communs. Son émergence, au 18e s., en Europe occidentale, est liée à la construction de la bourgeoisie qui s’organise
contre les pouvoirs absolutistes. Selon lui, la dégradation de l’espace public est liée au déclin de la presse dite «
cultivée », dominante au 18e-19è s., et qui permettait le principe kantien de « publicité » des idées, condition pour la
délibération et l’usage de la raison. Une presse des Lumières « qui se contentait d’être le prolongement des
discussions qui avaient lieu au sein du public » désormais devancé par des médias de masse coupables d’avoir « ravi
l’innocence du principe de publicité ».

Des sociologues contemporains analysent eux-aussi le fonctionnement des médias pour souligner des
dysfonctionnements démocratiques. La critique porte essentiellement sur deux points :

- La structure économique et la dépendance des journalistes vis à vis à des pouvoirs économique et politique
aboutissent à la production d’une idéologie qui élimine ou marginalise les opinions opposées à ces mêmes intérêts
économiques et politiques. C’est ce qu’écrivent Noam Chomsky et Edward Herman en 1988 dans Manufacturing
Consent: The Political Economy of the Mass Media. Les journalistes produiraient une idéologie au service des
dominants.

- Pierre Bourdieu complexifie cette pensée en montrant, qu’à la télévision, la logique de l’audience conduit à la
valorisation des faits-divers, des divertissements, du « vide » pour attirer le public. De ce fait, cette dépolitisation
empêcherait de parler des choses importantes. Pour lui, « La télévision a une sorte de monopole de fait sur la
formation des cerveaux d'une partie très importante de la population ». Contrairement à N. Chomsky et E. Herman, la
pensée de P. Bourdieu s’intéresse davantage aux mécanismes concrets qui conduisent à l’élaboration des contenus
journalistiques (règle de l’urgence dans les rédactions, valorisation du fast-thinking). Pour lui, il faut s’intéresser au
contraintes qui pèsent sur le travail journalistique.

III. De l’antidémocratisme dans la critique des médias ?

Selon Géraldine Muhlmann, ou encore le sociologue Philippe Corcuff, il y aurait chez ces auteurs, et P. Bourdieu en
particulier, un préjugé platonicien. Platon qui, dans La République, construit une hiérarchie entre la science et
l’ignorance avec, au milieu, l’opinion. La science, la connaissance s’oppose à l’opinion comme l’intelligible s’oppose
au sensible, comme la raison s’oppose à l’émotion. Pour lui, les « hommes pratiques » sont du côté de l’opinion, des
émotions, des sens et les philosophes du côté de la science. Ces derniers auraient vocation à gouverner la cité à travers
la figure du « philosophe-roi ».

Il y aurait ce légitimisme chez P. Bourdieu qui considère que l’urgence (dans laquelle travaille les journalistes de
télévision) s’oppose à la pensée. De même, P. Bourdieu, dans Sur la télévision (1996) critique la production
télévisuelle des faits-divers car ces derniers seraient du « vide politique », ils réduiraient « la vie du monde à
l’anecdote et à l’argot » au détriment « des informations pertinentes que devraient posséder le citoyen pour exercer ses
droits démocratiques ». P. Bourdieu considère que la télévision exerce une emprise sur les champs intellectuel et
politique. Pour lui, ces espaces doivent retrouver leur « autonomie » au risque que des non-spécialistes s’expriment à
la place des spécialistes. Pour Jacques Rancière, dans Le philosophe et ses pauvres (1983), il y aurait dans la pensée
de P. Bourdieu un modèle du « sociologue-roi », une sorte de refus à accorder aux « pauvres » le pouvoir de penser.

G. Muhlmann considère que cette position bourdieusienne est un « dégoût de l’espace public », du principe de
publicité. Ce serait donc un « antidémocratisme ». Il est certain que P. Bourdieu verrait en G. Muhlmann une «
démagogue cynique » si on se fit à ces lignes : « On peut et on doit lutter contre l'audimat au nom de la démocratie. Ça
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paraît presque paradoxal parce que les gens qui défendent l'audimat prétendent qu'il n'y a rien de plus démocratique
(c'est l'argument favori des annonceurs et des publicitaires les plus cyniques, relayés par certains sociologues, sans
parler des essayistes aux idées courtes, qui identifient la critique des sondages - de l'audimat - à la critique du suffrage
universel, qu'il faut laisser aux gens la liberté de juger, de choisir ("ce sont vos préjugés d'intellectuels qui vous portent
à considérer tout ça comme méprisables"). L'audimat, c'est la sanction du marché, de l'économie, c'est-à-dire d'une
légalité externe et purement commerciale, et la soumission aux exigences de cet instrument de marketing est l'exact
équivalent en matière de culture de ce qu'est la démagogie orientée par les sondages d'opinion en matière de politique.
La télévision régie par l'audimat contribue à faire peser sur le consommateur supposé libre et éclairé les contraintes du
marché, qui n'ont rien de l'expression démocratique d'une opinion collective éclairée, rationnelle, d'une raison
publique, comme veulent le faire croire les démagogues cyniques » (Sur la télévision).

En conclusion, retenons cette citation de Walter Lipmann (journaliste, intellectuel du début du 20e s.) dans Public
opinion (1922) « le problème de la presse est obscurci car ses critiques comme ses apologues (…) attendent d’elle
qu’elle pallie tout ce qui n’était pas prévu dans la théorie de la démocratie », c’est à dire que la presse est vue comme
l’organe en mesure d’assurer la délibération et les conditions parfaites d’un débat public.

Par ailleurs, C. Girard pose très justement la question de la régulation. Comment réguler les médias pour s’assurer que
le principe de publicité est bien appliqué ? Le journalisme est une activité économique relativement autonome vis à vis
d’instance de régulation comme pourrait l’être l’État ou un ordre professionnel (comme l’ordre des médecins par
exemple). Le journalisme, métier pluriel, repose sur un « professionnalisme du flou », comme dirait Denis Ruellan.
Cette indétermination complique toute le forme de régulation.

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La démocratie, le peuple et les journalistes
Notre questionnement ici porte sur les manières dont le « peuple » est défini à la fois par les sciences sociales mais
aussi par les discours médiatiques. Notion profondément liée à celle de démocratie, le peuple est à appréhender
comme une construction sociale. D’une certaine manière, le peuple est avant tout un groupe « parlé ».

Il s’agira donc de voir comment les sciences sociales se positionnent par rapport à cette notion de « peuple » et
notamment comment la sociologie (des médias) analysent la culture populaire. A partir de là, nous pourrons ensuite
interroger les constructions médiatiques du peuple et des classes populaires. Ce plan permet de respecter notre double
objectif : à la fois mieux comprendre le lien entre journalisme et démocratie (ici le peuple et la diversité des opinions)
et, à la fois, analyser les sources dites scientifiques.

I. La démocratie et le peuple. Une pluralité de définitions

La démocratie serait le « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » selon Abraham Lincoln (pdt des EU
au 19e s.). Cette définition ne résiste pas aux analyses. La philosophe Catherine Colliot-Thélène, dans La démocratie
sans « Demos », développe une démonstration pour nous « libérer de l’utopie d’un démos unitaire ». La délégation du
pouvoir aux représentant.es, ainsi que l’asymétrie entre gouvernant.es et gouverné.es, rompent avec le mythe de
l’autogouvernement. Pour elle, la démocratie est avant la constitution progressive de droits pour les sujets qui gagnent
alors en liberté. Les sujets ont le pouvoir de s’arracher aux appartenances limitatives. Autrement dit, la démocratie
induit une dynamique de l’interpellation. Pour l’auteure, en démocratie, les sujets doivent avoir les moyens
d’interpeller le pouvoir pour la reconnaissance de droits. Dans les discours médiatiques mais aussi
scientifiques/philosophiques, les interpellations du pouvoir par des mouvements populaires sont parfois qualifiées de
« populistes ». Or, ce terme, connoté péjorativement, est particulièrement flou. Le populisme, qui opposerait le peuple
aux élites, serait de gauche et de droite ; il renverrait aux critique du néolibéralisme comme aux revendications
nationalistes. Pour le philosophe italien Federico Tarragoni, dans L’esprit démocratique du populisme, il faut en finir
avec la « populologie » qui consiste à étudier le populisme en émettant un jugement de valeur sur sa compatibilité
avec la démocratie. D’un côté, certains penseurs le décrivent comme une menace pour la démocratie (Pierre-André
Taguieff) ; de l’autre côté, il serait la quintessence de la démocratie (Ernesto Laclau, Chantal Mouffe). Pour F.
Tarragoni, le populisme est un mode d’action qui s’exprime dans une période de crise démocratique où les élites ne
sont plus en mesure les demandes sociales. La mobilisation serait alors interclassiste. Ce qui caractériserait avant tout
la mobilisation populiste, ce serait l’approfondissement de la logique démocratique. L’ambivalence du populisme c’est
que l’accession au pouvoir se fait via un leader charismatique et une forte personnalisation du pouvoir. Cette
verticalité fait dire à F. Tarragoni que le populisme n’est qu’une parenthèse politique. Il ne serait qu’une transition car,
paradoxalement, sa demande démocratique radicale peut se transformer en une sortie du régime démocratique.
L’analyse de F. Tarragoni est un décentrement salutaire par rapport aux représentations communes, notamment
médiatiques, du populisme. Trop vite considéré comme une menace pour la démocratie, il en serait autrement. Jacques
Rancière, dans La haine de la démocratie, va encore plus loin. Pour lui, les élites veulent débarrasser la démocratie de
ce qui les gêne, à savoir le peuple pour confier alors le pouvoir aux experts (cf. le référendum de 2005 en France et les
analyses du vote).

Pour nous, à ce stade, il est toujours aussi compliqué de désigner le peuple. C’est ce que tente de faire un certain
nombre de penseurs dans un ouvrage collectif Qu’est ce qu’un peuple ? Pour le philosophe Alain Badiou, le peuple se
définit de manière relationnelle avec l’État. Il est soit un sujet de pouvoir qui conduit à l’abolition ou l’apparition de
l’État ou soit un objet de pouvoir, dominé par un pouvoir colonial et/ou économique. Pour le politiste Sadri Khiari, le
mot peuple a pris sa définition moderne au moment de la colonisation européenne. Pour lui, en France par exemple, il
existe un « peuple », regroupé selon des critères de couleur de peau ou d’origine ethnique, et un « tiers-peuple »
portant les traces des colonisations passées. Pour le penseur tunisien, la souveraineté nationale est supérieure à la
souveraineté populaire. Pour Pierre Bourdieu, le peuple est objectivable à partir des pratiques ordinaires, notamment
du « parler populaire ». Pour lui, l’argot, la forme la plus poussée de ce langage, constitue un détournement de la
domination exercée par le langage des classes supérieures. Autrement dit, pour lui, un langage contestataire demeure
un langage subordonné à la norme dominante.

Particulièrement polysémique et piégeux, le terme de peuple est très souvent remplacé dans les analyses sociologiques
par celui de « classes populaires ». Ce qui ne met pas fin au débat sur la manière d’appréhender ce groupe et, ce qui
nous intéresse ici, ses pratiques culturelles (et donc médiatiques).

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II. Comment parler sociologiquement du peuple ? Les débats sociologiques autour de la notion de
« culture populaire »

Schématiquement, la culture populaire (et donc les classes populaires), domaine d’études majeur en sociologie, est
appréhendée de deux façons :

- En Angleterre dans le cadre des Cultural studies avec un ouvrage précurseur, celui de Richard Hoggart, La culture
du pauvre (1957). Celui-ci pose les jalons d’une analyse compréhensive des cultures ouvrières en montrant les
capacités de résistance et l’autonomie de ces dernières. Il évoque notamment une « consommation nonchalante » et
une « attention oblique » au sujet du rapport des classes populaires à la presse et à la radio. Cette perspective est
reprise dans les années 70 par Stuart Hall.

- En France, sous l’influence de Pierre Bourdieu, la culture populaire est replacée dans une hiérarchie culturelle
dominée par la culture légitime détenue par les classes supérieures. L’analyse est davantage relationnelle, la culture
populaire est pensée en termes de manque alors que les cultural studies évoquent un système de valeurs et de sens
propre aux classes populaires. P. Bourdieu, avec son ouvrage La distinction (1979) façonne une théorie de la légitimité
qui distingue culture populaire et culture bourgeoise, dominée et dominante, illégitime et légitime. Selon lui, le goût
des dominés forme le dégoût des dominants qui s’en distinguent en investissant des pratiques culturelles spécifiques.
D’où le titre du livre.

Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, qui ont longtemps travaillé avec P. Bourdieu, ont écrit Le savant et le
populaire en 1989 pour se démarquer des deux approches. Ils critiquent l’ethnocentrisme intellectuel et mettent en
garde contre deux biais : le misérabilisme et le populisme. Pour eux, sans rejeter l’héritage bourdieusien, il faut se
méfier du légitimisme qui empêche de saisir concrètement les pratiques populaires ne se résumant pas uniquement à
partir des logiques de domination. Même si l’approche de P. Bourdieu demeure très forte en France, le modèle de la
distinction est affiné par les enquêtes récentes. Ces dernières montrent que la domination des classes supérieures ne
repose pas sur la détention de la culture légitime mais plutôt sur leur omnivorité ou éclectisme culturel. A noter que les
clivages théoriques sont à nuancer. Attention à ne pas les durcir. P. Bourdieu a contribué à la traduction française de
l’ouvrage de R. Hoggart.

Partant de ces différentes approches, Vincent Goulet dans Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des
informations montre que ce ne sont pas les orientations politiques qui dictent les goûts médiatiques des classes
populaires mais plutôt les modes d’énonciation : « L’adhésion à des textes ou programmes populaires comme les
Grandes Gueules ne repose pas seulement sur les contenus, qui sont au sens propre et figuré, discutables, mais aussi
sur un style d’énonciation, sur une façon, directe et polémique de “parler des vrais problèmes” ». Il montre que les
membres de classes populaires (définis par leur manque de capital économique et culturel) font plusieurs usages des
informations médiatiques :

- se positionner dans le monde social, pointer les rapports de classe et de domination (discuter de l’État, des élites
économiques, des puissants…)

- discuter des faits divers, du tragique, de la précarité de la vie humaine renverrait à une fonction cathartique

- recherche de justice sociale, reconnaissance du travail et du mérite.

Pour aller plus loin concernant ce livre très important : LE GRIGNOU Brigitte, « Vincent Goulet, Médias et classes
populaires. Les usages ordinaires des informations. Paris, ina Éd. coll. Médias essais, 2010, 336 p. », Questions de
communication, 2011/2 (n° 20), p. 411-414.

III. Le traitement médiatique des classes populaires

Le peuple, ou les classes populaires, fait l’objet de définitions sociologico-philosophiques, mais aussi médiatiques. Ici,
il s’agit de pointer les logiques explicatives du traitement stéréotypé et négatif des classes populaires dans les médias
de grande diffusion ( télévision et presse régionale dans les exemples mobilisés ici). Eric Darras, politiste français,
montre que la candidature ouvrière de Philippe Poutou lors des élections présidentielles françaises fait l’objet d’un
« racisme de classe » rappelant l’exclusion des classes populaires du champ du pouvoir (politique, économique,
médiatique). Même si parfois les représentants des classes populaires peuvent constituer des « bons clients » pour
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faire l’évènement et maximiser les audiences, les rappels à l’ordre médiatique montrent leur éloignement vis à vis des
codes de l’échange politique légitime qui repose sur « des mœurs civilisés, une conception plus bourgeoise, urbaine,
policée du politique et des rapports politiques ».

L’enquête réalisée par les chercheurs toulousains sur le mouvement des gilets jaunes confirme cela. Les sociologues
montrent que la médiatisation du mouvement se fait sous l’angle de la violence des manifestants reléguant ainsi le
message politique de ces derniers ou encore les violences policières. Ceci s’explique d’abord par la dépendance des
journalistes aux sources officielles (préfecture de police) et à leur discours, mais aussi par la spécificité de ce
mouvement populaire. En effet cette mobilisation politique mais partisane échappe aux routines pratiques et cognitives
des journalistes. En effet, la couverture classique d’un mouvement social repose sur l’identification de porte-parole
Or, le mouvement des GJ ne cherche pas à se constituer en mouvement social orthodoxe, à se conformer aux
représentations et aux attentes journalistiques (nomination de porte-parole, production d’un discours reposant sur un
langage légitime). Les journalistes, qui ne présentent pas les mêmes propriétés sociales que les GJ se qui compliquent
la compréhension entre les deux groupes, sont perçus avec défiance en raison de leur proximité supposée avec le
pouvoir. Ainsi, la spécificité de ce mouvement politique, échappant aux représentations journalistiques de la politique,
aboutit à une fait-diversification et une spectacularisation de l’information. Celle-ci s’impose d’autant plus facilement
qu’elle correspond aux attentes éditoriales pour des raisons commerciales. La violence ferait vendre.

Le cas de la médiatisation des GJ rappelle que le traitement journalistique est légitimiste dans le sens où, comme
beaucoup d’analyses philosophico-sociologiques, il ne voit pas le sens propre, les codes spécifiques des classes
populaires. Ces dernières sont jugées, ou plutôt stigmatisées, pour leur éloignement vis à vis de la culture légitime.

PS : Notre questionnement est à mettre en lien avec les séances « La construction médiatique des groupes sociaux » et
« Des médias représentatifs du peuple ».

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Des médias représentatifs du « peuple » ?
En 2003, l’actuel député français François Ruffin (LFI), alors étudiant en école de journalisme, publie Les petits
soldats du journalisme. Il y dévoile la manière dont les établissements de formation préparent les étudiants à devenir
des professionnels avant tout opérationnels en dépit de la qualité de l’information. Il y regrette l’ajustement des écoles
aux attentes des entreprises de presse elles-mêmes soumises à l’audimat. Aussi utile soit cette analyse, elle gagne à
prendre en compte les profils des (futurs) journalistes. De ce point de vue, comme le montre le sociologue Samuel
Bouron, on assiste à une massification attestée par la multiplication du nombre de formations au journalisme
(notamment privées) dans un contexte de professionnalisation du métier et, plus globalement, par l’évolution
démographique dans le métier (16000 journalistes en 1980, 35000 en 2021). Cette massification ne semble pas
s’accompagner d’une démocratisation du personnel et des idées.
I. Un métier discriminant ? Les portes fermées du journalisme

L’une des caractéristiques du champ journalistique est sa relative clôture. Pour reprendre le titre de l’article de Géraud
Lafarge et D. Marchetti, ses portes sont « fermées ». Le passage par une école est une condition quasi nécessaire pour
entrer dans le métier (plus de 6 journalistes sur 10 en 2008). Géraud Lafarge, à partir d’une large enquête quantitative,
explique que ces écoles se caractérisent par un recrutement scolaire et social élevé. Les Instituts d’études politiques
constituent une voie d’accès privilégiée dans la mesure où les concours des écoles reconnues reposent sur la culture
générale. L’auteur reprend le modèle esquissé par Pierre Bourdieu dans La noblesse d’État en mettant en évidence
l’existence, d’un côté, d’une « petite porte », celle des écoles non reconnues par les instance professionnelles,
recrutant des élèves peu dotés socialement et scolairement et, de l’autre côté, une « grande porte », 12 écoles cooptant
des individus dotés de ressources multiples (scolaires, sociales, journalistiques). Selon l’auteur, cette distribution a des
effets sur le devenir professionnel : selon lui, le propre des écoles de la « grande porte » n’est pas tant de conduire aux
médias dominants que de proposer l’espace des possibles professionnels le plus ouvert. Par opposition, les écoles qui
se situent à la « petite porte » offrent un spectre de positions professionnelles beaucoup plus réduit avec comme
débouché classique la presse écrite régionale. Statistiquement, le niveau d’étude est discriminant pour accéder aux
positions prestigieuses du métier. La probabilité de travailler pour un média national croît de façon continue avec le
niveau de diplôme, passant d’une chance sur quatre pour les bacheliers à trois chances sur quatre pour les bac+5 et les
diplômés d’IEP. Le capital scolaire joue, mais également le capital social. En effet, les indicateurs de capital social
possédé, comme la taille de la commune d’habitation (en particulier le fait d’être originaire d’Île-de-France ou de
Paris) ou le fait d’avoir un journaliste dans sa famille proche, sont à ce titre particulièrement saillants. Encore une fois,
ce n’est pas le capital économique qui joue un rôle majeur mais bien le capital culturel, le niveau de diplôme étant
statistiquement la variable la plus forte.

Le sexe constitue un autre facteur de différenciation au moment d’intégrer le monde professionnel. L’écart selon le
sexe est significatif en ce qui concerne l’accès aux médias nationaux avec un taux d’accès inférieur de 15 points pour
les femmes (13 %) par rapport aux hommes (28 %). Comme cela est le cas dans de nombreuses professions féminisées
et diplômées, les formes de domination masculine en journalisme semblent s’exercer au niveau des positions les plus
élevées. C’est ce que montre Marie Buscatto et Catherine Marry dans l’article « Le plafond de verre dans tous ses
éclats. La féminisation des professions supérieurs au XXe siècle ». Un résultat à mettre en parallèle avec ce que
montre Erik Neveu dans « Le genre du journalisme. Des ambivalences de la féminisation d’une profession », à savoir
une féminisation du métier à mesure que ce dernier se précarise.

Toutes ces logiques sont d’autant plus fortes qu’elles sont intériorisés par les étudiants.

II. Un entre-soi social générateur de conceptions du monde

Pour reprendre le titre d’un livre de Charles Mills paru aux Etats-Unis en 1956, certains journalistes font partie de
L’Elite du pouvoir. Etudié par les sociologues François Denord, Paul Lagneau Ymonnet et Sylvain Thine, Le Siècle,
créé en 1944, réunit l’élite française du pouvoir afin de produire du consensus entre 700 personnes cooptés par le
conseil d’administration des patrons, hommes et femmes politiques, banquiers. Parmi eux, des journalistes
participent, non pas à ce qui serait un lieu de décision, mais à un espace de sociabilités mondaines où se nouent des
contacts et s’entretiennent des relations. Même si l’appartenance au Siècle ne concerne que des journalistes occupant
des positions prestigieuses dans les médias, on voit bien que ce monde évolue dans des espaces bourgeois où circulent
des croyances communes, notamment économiques. Comme le montre le sociologue Julien Duval dans Critique de la
raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France, les journalistes spécialisés dans la
rubrique Économie « contribuent essentiellement au fonctionnement du champ économique par la diffusion
d’informations pratiques, de croyances et de problématiques économiques ». Cette participation à la diffusion d’une
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vision néolibérale est, en partie, le résultat d’une trajectoire scolaire qui passe par les écoles de commerce. Le constat
peut également se faire à une échelle plus importante, au niveau des « géants du numérique » ou de « l’élite
technologique » de la Silicon Valley, comme dirait le sociologue Nikos Smyrnaios. Dans son article « La nouvelle
bourgeoisie issue de la Silicon Valley », il fait le constat évident de leur appartenance à la « classe capitaliste » mais,
surtout, il montre comment celle-ci s’accompagne de tout un ensemble de visions du monde. Refusant de considérer
que ses activités produisent d’énormes richesses sans les redistribuer aux travailleurs, réticente à toute forme de
régulation publique, cette nouvelle bourgeoisie « à la pointe des nouveaux modes d’exploitation » mobilise un
« imaginaire méritocratique à la limite du darwinisme social, une croyance déterministe aux bienfaits de la
technologie, une conception tolérante des mœurs et une vision libérale des questions sociétales ».

Cette relative homogénéité sociale, dans les rédactions des médias français jusqu’à la Silicon Valley, constitue une
forme de violence symbolique pour ceux qui ne maitrisent pas les codes et les idées de ce groupe social. Nesrine
Slaoui, issue d’une famille populaire d’un village du Vaucluse (Apt), est l’auteure d’une autobiographie, Illégitimes,
dans laquelle elle raconte sa confrontation avec « le métier de bourgeois par excellence » où les sociabilités sont
particulièrement excluantes. Avant ses expériences dans des médias de grande diffusion, (I-télé, France Télévisions,
C-News,…), elle travaille pour le Bondy Blog. Ce dernier est un média créé en 2005, suite aux émeutes dans les
banlieues, pour couvrir autrement les quartiers populaires et compenser le traitement des médias dominants. Selon
Sylvia Zappi, certains contributeurs occasionnels de ce média, qui se définit comme du « journalisme participatif »,
viennent de différents milieux (femmes au foyer, étudiants, enseignants, chômeurs,…) et sont sollicités parfois pour
raconter l’ordinaire de leur existence tant celle-ci permet de comprendre des phénomènes plus globaux. C’est peut
être l’illustration qu’une diversification de la population journalistique peut apporter du pluralisme dans les
productions médiatiques

Il semble évident que le journalisme, comme d’autres professions dites intellectuelles, n’est pas représentative de la
diversité de la population. Dans le cas du journalisme, ce déficit de représentativité fait débat car ce métier se définit
souvent par sa fidélité au « principe de publicité » kantien, par sa capacité à présenter objectivement la pluralité des
opinions sans interférer dans les rapports de pouvoir.

Rappelons que le décalage entre les journalistes et le « peuple » est moins économique que culturel. En effet, le
journalisme est un monde hétérogène où les différences de revenus sont importantes. Comme le signale Samuel
Bouron, il y a « d’une part une élévation du niveau d’étude global des journalistes et d’autre part une précarisation
accrue des trajectoires des journalistes qui se matérialise par une discontinuité des carrières ». Ce dernier point a
comme effet de nombreuses sorties du métier (comme le montre Jean-Marie Charon) notamment vers le monde de la
communication. Encore faudrait-il considérer que les deux espaces sont distincts.

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Le pouvoir des nouveaux médias
Ici, nous abordons une problématique centrale, et transversale, du cours. En effet, la question des effets des médias est
un grand classique en science politique. Pour avoir une réponse relativement complète, il faudra s’appuyer sur des
éléments de démonstration abordés lors d’autres séances. En effet, la question du pouvoir des médias est directement
liée à celle de l’économie, des liens entre agenda médiatique et agenda politique, de leur rôle dans les mouvements
sociaux, …

I. Les effets des médias. Éviter les pièges

Plusieurs pièges sont à éviter dans l’analyse.

- « Ruminer l’âge d’or » comme dirait le politiste Erik Neveu dans l’article « De quelques incidences des médias sur
les systèmes démocratiques ». Cette posture, qui est celle de H. Habermas notamment, consiste à regretter un âge d’or
de la politique, caractérisé par des débats rationnels. Cette posture condamne les changements induits par les médias
de masse (presse commerciale et télévision avant tout), à savoir « le règne de l’image, des petites phrases et de la
personnalisation » comme dirait Erik Neveu. Selon lui, un travail historique sérieux montrerait pourtant que le
spectacle « est consubstantiel au politique ».

- Penser, comme le paradigme dominant dans les années 1930, les effets tout puissants des médias. C’est ce que décrit
le modèle de la « seringue hypodermique » développé par Harold Lasswell (l’un des pionniers de la science politique
américaine et des études de la communication de masse). Selon lui, n’importe quel message peut atteindre un
destinataire. Ces analyses voient dans les médias un instrument efficace de propagande au service des Etats.

- Minimiser totalement le pouvoir des médias au nom des capacités de résistance des publics. Cette attitude pourrait
être qualifiée de populisme scientifique.

- « Autonomiser les médias » comme dirait E. Neveu. Pour s’éloigner du médiacentrisme, il ne faut avoir en tête que
leurs effets potentiels ne sont pas le simple produit d’une technologie de communication efficace mais bien de tout un
ensemble de changements sociaux et politiques. Ces changements seraient les suivants selon E. Neveu : «
autonomisation des institutions médiatiques et des journalistes à l’égard des autorités politiques », présidentialisation
et personnalisation de la vie politique en France, professionnalisation de la vie politique avec rationalisation des
techniques de communication et de mesure des publics.

- Considérer que le seul pouvoir des médias est de dépolitiser les débats et de divertir. E. Neveu rappelle que la
multiplication des médias permet aussi de diversifier les porte-parole, la présence de profanes dans les émissions
politiques.

Aujourd’hui, on a tendance à parler d’effets limités des médias depuis la démonstration de Paul Lazarsfeld et l’équipe
de chercheurs de l’Université de Columbia dans une enquête très célèbre publiée sous le titre The people’s choice
(1944). Ils montrent que, dans le cadre des élections, les médias ont avant tout un rôle de renforcement, de
consolidation d’opinions politiques préexistantes qui, elles, se construisent dans le cadre de socialisations antérieurs
(famille, religion, …). Autrement dit, « on vote comme on est socialement ».

Mais les effets des médias et de la communication demeurent importants. Bernard Manin, philosophe politique,
considère qu’il y a 3 âges de la démocratie participative : parlementarisme, démocratie des partis, démocratie du
public. Pour lui, dans Principes de gouvernement représentatif (1995), « la démocratie du public est le règne de
l’expert en communication ». C’est ce que nous verrons au sujet des transformations induites par internet. Pour autant,
aussi utile soit ce type d’analyse, il ne faudrait pas oublier qu’un certain nombre de décisions politiques se prennent
dans une certaine autonomie politique ou sous l’influence d’autres acteurs, comme les lobbys. Même si
l’interdépendance entre champs journalistique et politique est clair comme le montre P. Champagne (dans La double
dépendance) il ne faut pas oublier de penser l’autonomie de ces deux espaces.

II. Un idéal d’indépendance au fondement de nombreux médias

Selon Angèle Christin, les premières heures d'internet reposent un idéal d’indépendance. En effet, comme le montre
Fred Turner (2006), la contre-culture californienne aurait joué un rôle essentiel : l'aspect décentralisé, non
hiérarchique et collaboratif d'internet n'était pas sans rappeler l'idéologie des communautés des années 1970, dont le
rejet des structures hiérarchiques les conduisait à chercher de nouvelles formes de communication plus horizontales
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que verticales (cf. Le texte de D. Cardon étudié en séance 4). Ces valeurs animent également les premiers théoriciens
d'internet. La montée en puissance des blogs, des plateformes de partage, ainsi que des réseaux sociaux depuis la fin
des années 1990 contribue à renforcer cette idéologie, notamment du fait de l'aspect collaboratif à l' œuvre sur de
nombreux sites. Ces premières étapes ont profondément influencé les journalistes et rédacteurs web, notamment via la
culture des blogs (Boyd, 2006). Dans les années 1990, de nombreux journalistes travaillant pour des médias
traditionnels ont en effet découvert les nouvelles possibilités de partage liées à ces plateformes, notamment via le
développement d'espaces participatifs pour les lecteurs qui sont invités à laisser des commentaires et à suggérer des
sujets. Ce journalisme participatif serait un moyen de retisser un lien de confiance avec des lecteurs critiques voire
désabusés par les médias de grande diffusion (Matheson, 2004). De fait, l’attention croissante portée aux membres du
public et à leurs opinions – qui se manifeste également dans d’autres médias par la multiplication des programmes de
libre antenne ou de talk-shows – peut être interprétée comme une avancée démocratique et une contribution au
renouvellement du débat public (Neveu, 2001, p. 102-105). Mais, selon Catherine Datchary, on peut aussi y voir une
technique de marketing, assise sur des impératifs marchands : la volonté de « mettre le client au travail » est une
tendance aujourd’hui en plein essor, qui a pour visée d’attirer et de fidéliser l’acheteur potentiel en l’impliquant
toujours davantage dans la production de ce qu’il achète . Lancé en mars 2008, le site d’information généraliste
Mediapart entend pousser cette logique coproductive jusqu’au bout. Fondateur d’un Syndicat de la presse
indépendante d'information en ligne (SPIIL), ce média se veut interactif et participatif et, à cette fin, combine les
fonctionnalités des journaux en ligne classiques avec des outils communautaires collaboratif. Les dirigeants de
Mediapart affirment ainsi refuser de couvrir l’actualité à travers les temporalités courtes que favorisent les médias les
plus commerciaux : pas question, disent-ils, de sombrer dans le commentaire en flux tendu de dépêches AFP, quand
bien même ce type de « produits » rencontrerait un succès certain. Modèle qui repose un journalisme polyvalent
(écriture, montage, …) qui est à la fois une contrainte mais aussi une forme d’autonomie. C. Datchary explique « La
polyvalence technique leur donne alors le sentiment de se réapproprier le processus de production auquel ils
participent, sentiment qui tranche avec l’impression de dépossession caractéristique des grandes industries
médiatiques et culturelles, dans lesquelles la division du travail est poussée à l’extrême »

III. Internet, une révolution concrète?

Si Internet est bien un média de masse (près de 9 Français sur 10 sont connectés), les publics internautes sont
infiniment plus dispersés et segmentés que ceux des programmes télévisés par exemple (les journaux télévisés
continuent de réunir chaque soir, sur les deux premières chaînes françaises, plus de 10 millions de téléspectateurs).
Sous l’action des « infomédiaires » (Google, Facebook, Twitter, …) comme diraient les sociologues Nikos Smyrnaios
et Frank Rebillard, la navigation est orientée par le biais d’algorithmes qui mettent en relation les utilisateurs avec des
contenus jugés conformes à leurs goûts et à leurs attentes. Un essayiste américain, Eli Pariser, qualifia au début de la
décennie ce phénomène de « bulle de filtres ». Sur Facebook en particulier, les internautes se verraient ainsi «
enfermés » dans des univers cognitifs clos, qui les isoleraient de tout débat contradictoire. Il convient de rappeler que
ce phénomène de « bulle de filtres » n’est pas entièrement nouveau et fait écho à la notion bien connue d’exposition
sélective (CF. P. Lazarsfeld). Ainsi, on voit bien que « la présupposition d’égalité », au fondement de l’idéal
démocratique, est à nuancer comme le fait Dominique Cardon. Selon lui, il faut se méfier de la présupposé
universalité des compétences sur internet. Il y a des inégalités (de maîtrise, de politisation) à prendre en compte.

L’idée qu’internet aurait permis une diversification de l’information est également à nuancer. La sociologue Julia
Cagé, dans L’information à tout prix (2017), a montré, à partir d’une très grande enquête quantitative, que près de
deux tiers des informations diffusées sur internet sont du copier-coller. Autrement dit, selon une logique mise en
évidence par P. Bourdieu dans Sur la télévision, la multiplication des médias et la concurrence généreraient de
l’homogénéité. C’est aussi ce que montre Tristan Mattelart dans un article « Déconstruire l’argument de la diversité de
l’information à l’heure du numérique : le cas des nouvelles internationales ». Ce travail déconstruit une croyance bien
fondée et met aussi en évidence la fragilité des thèses dites scientifiques sur le sujet. L’auteur évoque des publications
célébrant la diversité de l’information à l’ère numérique. Par exemple, Brian Mac Nair, dans Cultural Chaos.
Journalism, News and Power in a Globalised World ( 2006) construit des oppositions binaires qui caractériseraient
deux périodes, avant et après l’essor du web : « hiérarchie » versus « réseau », « rareté de l’information » versus «
abondance de l’information », « exclusivité » versus « accessibilité », « homogénéité » versus « hétérogénéité
(diversité) ». A contrario, des chercheurs de l’économie politique critique, comme Oliver Boyd-Barett ont de cette
façon, dès la fin des années 1970, identifié le rôle central de « gatekeepers » que jouent les grandes agences de presse
internationales (Reuters, Associated Press), de même que les principaux médias nationaux (BBC) dans ce trafic
international des nouvelles. Ces acteurs constituent autant de filtres pour qu’un événement s’étant déroulé dans le
monde se transforme en information dans les médias du Nord comme du Sud. Pour expliquer que l’environnement de
l’information internationale en ligne serait structuré par certaines des mêmes logiques qui organisent son homologue

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hors ligne, Chris Paterson (« International news on the internet: Why more is less », 2007) montre le rôle central des
agrégateurs d’informations comme Yahoo et Google et leur « dépendance totale » aux agences de presse.

Selon T. Mattelart, les blogueurs des pays du sud pourraient jouer un rôle dans le diversification. Mais si de nouveaux
intermédiaires ont pu émerger sur le web, et constituent autant de nouveaux gatekeepers des processus de circulation
de l’information internationale, leur sociologie est bien spécifique. Et ils sont pour une grande part tributaires des
médias traditionnels pour avoir une large couverture.

Internet a peut être avant tout changé la communication politique, la manière de faire de la politique :

- D’une part, la compétence à recourir aux big data, et donc à cibler les individus pour délivrer un message précis, est
aujourd’hui au centre du jeu politique. Cette technicisation des manière de faire campagne est une évolution
fondamentale.

- D’autre part, le web est également utilisé comme un outil de démocratie participative. Mais, comme le souligne
Julien Boyadjan et Anaïs Théviot dans un chapitre intitulé « La politique à l’heure des réseaux sociaux », « la «
démocratie numérique » semble néanmoins souffrir des mêmes limites que celles rencontrées par la démocratie
participative : une faible diversité sociologique du public participatif ou encore une relative instrumentalisation de ces
dispositifs par les acteurs politiques ».

Conscient lui aussi des effets limités, le sociologue Dominique Cardon explique qu’internet a tout de même permis de
transformer des pratiques communicationnelles :

- de pluraliser les formes de la parole politique et sortir des modes conventionnels et légitime de la parole politique.

- le développement d’un « panoptisme horizontalisé » (mais aussi vertical, cf. Pegasus).

- la structuration de collectif

L’indépendance (ou l’autonomie) est une notion éminemment relationnelle et relative. On peut être indépendant vis-à-
vis du pouvoir économique (grands groupes, publicitaires), mais dépendant d’autres financeurs (abonnés, Etat). On
peut également revendiquer l’indépendance éditoriale (production d’enquêtes sur le temps long à l’opposé du suivi de
l’actualité immédiate qui caractériserait les médias de grande diffusion) tout en étant dépendant de ses propres
orientations politiques.

Les médias qui se présentent comme « indépendants », « libres » ou « alternatifs » pourraient être considérés comme
les nobles promoteurs d’un journalisme idéal tel que le théorise Gérardine Muhlmann. Benjamin Ferron met en
évidence les paradoxes de ces médias : « d’abord, la force des luttes internes concernant la définition des moyens et
fins légitimes de ces mobilisations pour des « alternatives » médiatiques, en dépit de la façade unitaire qu’elles
s’efforcent de se donner ; ensuite, le contraste entre les discours fortement distinctifs des agents qui militent pour cette
cause et l’intensité des liens qui les rattachent, malgré tout, en particulier les plus influents d’entre eux, aux univers
professionnels des médias et du journalisme ; enfin, la sélectivité sociale d’un militantisme qui recrute l’essentiel de
ses membres au sein d’une intelligentsia précarisée et politisée, davantage que dans les classes populaires, en dépit
d’une aspiration partagée – quoiqu’objet de luttes internes – à la « démocratisation » des médias ». On voit bien que ce
questionnement autour de l’indépendance, de l’autonomie des médias renvoie une interrogation plus large,
philosophico-sociologique, sur la liberté d’action.

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Des médias indépendants ?
Certains médias revendiquent le label « indépendant » (ou « libre »). L’analyse sociologique oblige à poser la question
suivante : Dans quelle mesure l’indépendance est-elle possible ? N’est-elle pas avant une construction discursive de
journalistes qui en tirent un profit symbolique ?

I. L’indépendance, un idéal au fondement d’Internet ?

Selon Angèle Christin, les premières heures d'internet reposent un idéal d’indépendance. En effet, comme le montre
Fred Turner (2006), la contre-culture californienne aurait joué un rôle essentiel : l'aspect décentralisé, non
hiérarchique et collaboratif d'internet n'était pas sans rappeler l'idéologie des communautés des années 1970, dont le
rejet des structures hiérarchiques les conduisait à chercher de nouvelles formes de communication plus horizontales
que verticales (cf. Le texte de D. Cardon étudié en séance 4). Ces valeurs animent également les premiers théoriciens
d'internet. La montée en puissance des blogs, des plateformes de partage, ainsi que des réseaux sociaux depuis la fin
des années 1990 contribue à renforcer cette idéologie, notamment du fait de l'aspect collaboratif à l' œuvre sur de
nombreux sites. Ces premières étapes ont profondément influencé les journalistes et rédacteurs web, notamment via la
culture des blogs (Boyd, 2006). Dans les années 1990, de nombreux journalistes travaillant pour des médias
traditionnels ont en effet découvert les nouvelles possibilités de partage liées à ces plateformes, notamment via le
développement d'espaces participatifs pour les lecteurs qui sont invités à laisser des commentaires et à suggérer des
sujets. Ce journalisme participatif serait un moyen de retisser un lien de confiance avec des lecteurs critiques voire
désabusés par les médias de grande diffusion (Matheson, 2004). De fait, l’attention croissante portée aux membres du
public et à leurs opinions – qui se manifeste également dans d’autres médias par la multiplication des programmes de
libre antenne ou de talk-shows – peut être interprétée comme une avancée démocratique et une contribution au
renouvellement du débat public (Neveu, 2001, p. 102-105). Mais, selon Catherine Datchary, on peut aussi y voir une
technique de marketing, assise sur des impératifs marchands : la volonté de « mettre le client au travail » est une
tendance aujourd’hui en plein essor, qui a pour visée d’attirer et de fidéliser l’acheteur potentiel en l’impliquant
toujours davantage dans la production de ce qu’il achète . Lancé en mars 2008, le site d’information généraliste
Mediapart entend pousser cette logique coproductive jusqu’au bout. Fondateur d’un Syndicat de la presse
indépendante d'information en ligne (SPIIL), ce média se veut interactif et participatif et, à cette fin, combine les
fonctionnalités des journaux en ligne classiques avec des outils communautaires collaboratif. Les dirigeants de
Mediapart affirment ainsi refuser de couvrir l’actualité à travers les temporalités courtes que favorisent les médias les
plus commerciaux : pas question, disent-ils, de sombrer dans le commentaire en flux tendu de dépêches AFP, quand
bien même ce type de « produits » rencontrerait un succès certain. Modèle qui repose un journalisme polyvalent
(écriture, montage, …) qui est à la fois une contrainte mais aussi une forme d’autonomie. C. Datchary explique « La
polyvalence technique leur donne alors le sentiment de se réapproprier le processus de production auquel ils
participent, sentiment qui tranche avec l’impression de dépossession caractéristique des grandes industries
médiatiques et culturelles, dans lesquelles la division du travail est poussée à l’extrême »

II. Internet, une perte d’indépendance face aux réalités économiques ?

Selon A. Christin, le secteur numérique n'a cependant pas évolué dans la direction imaginée par les premiers acteurs.
Les médias en ligne sont en effet devenus un terrain de jeu économique et financier sans précédent rompant avec
l’idéal d’indépendance. Plusieurs évolutions le montrent :

- Dès les années 1990, les rapports de force entre les groupes publicitaires et les éditeurs de contenus évoluent
nettement en faveur des premiers (Turow, 2011). En effet, les publicitaires, trouvant le medium internet jeune et peu
fiable, ont imposé des tarifs très faibles aux sites d'information en ligne. Suite à l'invention des cookies (des
programmes informatiques permettant de suivre les activités des internautes avant, pendant, et après leur visite sur les
sites), les éditeurs de contenu s'allièrent à d'autres acteurs (plateformes automatisées de vente et d'achats d'espaces
publicitaires, agences médias, fournisseurs de données) afin de rassembler et de vendre aux compagnies publicitaires
davantage de données sur leurs lecteurs.

- l'économie des contenus en ligne s'est graduellement réorganisée autour d'importantes compagnies, principalement
les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon)

- Des « fermes de contenus » (content farms) ou « agrégateurs d'informations » (news aggregators), se développés (les
« infomédiaires » étudiés par N. Smyrnaios). Ces sites ont mise en place des stratégies agressives de maximisation du
trafic internet en s'appuyant notamment sur l'agrégation constante de contenus publiés par d'autres sites ainsi que sur

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l'optimisation de la visibilité de leurs articles sur les moteurs de recherche et sur les réseaux sociaux (Facebook,
Twitter, Instagram).

- les médias internet français, même lorsqu’ils présentent le label « indépendance » pour se distinguer, sont
dépendants de l’État. En effet, un budget particulier, le Fonds d'aide au développement des services de presse en ligne,
a été créé en 2010 pour soutenir le développement de ce secteur (Charon et Le Floch, 2011). De même, en 2014,
l'Assemblée nationale a voté une loi abaissant la TVA à 2,1 % pour les sites d'information, leur assurant ainsi des
avantages fiscaux comparables à ceux de la presse écrite.

III. De quoi l’indépendance est-elle le nom ? Penser le lien entre l’économie et l’éditoriale

Selon A. Christin, les définitions journalistiques de la notion d'indépendance s'appuient sur des critères clairs. En ce
qui concerne l'indépendance économique, le facteur essentiel mobilisé par les journalistes web est celui de l'absence
de contrôle du capital par un grand groupe. En ce qui concerne l'indépendance éditoriale, les journalistes avancent
fréquemment le critère d'un journalisme dit « de qualité » ainsi que l'absence de mimétisme par rapport à l'agenda
médiatique mainstream (aussi appelé phénomène de « reprise », analysé par Bourdieu comme « circulation circulaire
de l'information ») (Bourdieu, 1996).

Existe-t-il un lien entre l’indépendance économique et l’indépendance éditoriale ? A. Christin s’intéresse à deux pure-
players : LaPlace à Paris (fondé par des journalistes avant d’être racheté par un groupe français de taille moyenne)
dont les revenus proviennent principalement de la publicité en ligne. Au lancement de LaPlace (2 millions de visiteurs
par mois, 15 journalistes), les journalistes décrivent le « climat start-up » de la salle de rédaction d'alors, l'absence de
structure et de hiérarchie, les nombreuses initiatives à l' oeuvre. L'approche de LaPlace est marquée par un mélange
d'irrévérence éditoriale et d'innovation journalistique attirant un lectorat urbain à fort capital culturel. Face à la baisse
des revenus publicitaires, la rédaction en chef de LaPlace essaie d'augmenter la visibilité des articles du site sur les
moteurs de recherche et sur les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter qui représentent une part grandissante du
trafic internet. Ainsi, les chefs de rubrique s'appuient-ils de plus en plus sur les mesures de lectorat afin d'améliorer la
popularité de leurs articles en ligne (et d'augmenter les revenus issus de la publicité), notamment sur Chartbeat, un
outil de mesure d'audience (web analytics) proposant des informations sur les sources de trafic et leur évolution en
temps réel. Ces évolutions ne passent pas inaperçues auprès des journalistes du site parisien. Pour la plupart des
rédacteurs, l'accélération du rythme de publication se double en effet d'une standardisation de la ligne éditoriale, qui
selon eux devient moins originale, ressemblant de plus en plus à celle des médias mainstream (entendre : les journaux
appartenant à de grands groupes). La recherche de l’équilibre financier aboutit d’une part à l’accélération des
cadences de travail pour publier davantage (course au clic) et, d’autre part, à un alignement des contenus sur les
audiences ayant pour effet de standardiser la production.

Le cas du site français Médiacités, spécialisé dans l’information locale, est également intéressant pour comprendre le
fonctionnement des médias dits indépendants et leur gestion des contraintes économiques. Selon Nicolas Kaciaf, la
presse locale structurellement prudente dans le suivi des pouvoirs locaux : surreprésentation du registre du « compte-
rendu » au détriment de genres rédactionnels manifestant une plus grande initiative journalistique , multiplication des
partenariats entre groupes de presse et collectivités, qui encouragent un suivi promotionnel des événements (culturels
notamment) portés par les institutions , dépendance vis-à-vis des sources officielles dans le traitement de l’actualité
locale, endossement d’une logique de « défense du territoire » qui conduit au partage de référents communs avec les «
décideurs » locaux. Fondé en 2016, Médiacités se légitime par la publication d’informations potentiellement
dérangeantes pour les élites locales.

Refusant de concevoir un « journal pour les annonceurs » ou un « journal d’actionnaires », les fondateurs ont défini un
modèle économique supposé surmonter le risque de « se fâcher » avec les élites locales. S’il existait un capital de
départ (notamment une bourse du ministère de la culture), les recettes du site reposent uniquement sur les revenus
d’abonnement. Tandis qu’un seuil de 3 000 abonnés par ville (soit 12 000 au total) a été fixé pour garantir l’équilibre
des comptes, le journal ne compte que 1 700 abonnés fin juin 2018. Ce déficit d’audience suppose une maîtrise
sensible des dépenses, principalement liées au paiement des piges et à l’entretien d’une protection juridique en cas de
procès. L’absence de locaux, de salariés et de frais d’impression permet de limiter les coûts.

Tout comme Médiapart, avec lequel il est associé, le site Médiacités définit l’indépendance économique comme une
indépendance vis à vis des publicitaires et des grands groupes. Mais cela a comme conséquence de générer une
dépendance vis à vis du marché des lecteurs (mais aussi des aides de l’État qui sont, certes, davantage perçues les
grands groupes médiatiques ). L’indépendance éditoriale repose elle, d’une part, sur l’indépendance vis à vis du
pouvoir. Le média serait un quatrième pouvoir en charge d’assurer la publicité des affaires politiques. Edwy Plenel,
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fondateur de Mediapart, considère que « la publicité est la sauvegarde du peuple ». D’autre part, l’indépendance
éditoriale serait en lien avec une pratique journalistique distincte des médias dominants. En effet, il s’agirait pour les
médias indépendants de refuser les règles du jeu du champ journalistique (urgence, course au scoop,
sensationnalisme). C’est ainsi que se définissent aussi les médias membres de la Coordination Permanente des Médias
Libres étudiée par Benjamin Ferron. Le sociologue explique que depuis les années 1970, les mobilisations en faveur
de pratiques « alternatives » aux médias dominants se multiplient en France : Presse parallèle, radios libres, télévisions
associatives, cinéma social, Internet militant. Schématiquement, ce mouvement est polarisé entre les tenants d’une
critique radicale des médias dominants, destinée à transformer les règles du jeu qui prévalent dans le champ
journalistique, et les défenseurs de « médias alternatifs » qui entendent fonctionner comme un « monde médiatique
renversé », non professionnel, non institutionnel et non capitaliste. Au sein de cette coordination, certains médias
souhaitent donc transformer les règles du jeu, d’autres souhaitent sortir du jeu. Ces médias disposent d’une autonomie
relative : des systèmes de valeur originaux (sujets, styles d’écriture), des quasi-instances de formation interne (stages
étudiants, ateliers d’éducation aux médias, réunions « professionnelles »), des rituels de consécration propres
(rencontres annuelles des médias libres, ventes et projections dans des festivals militants), des organes de
représentation (syndicats, réseaux).

Au cours d’un entretien, un journaliste salarié d’un pure player consacré à l’actualité écologique, distingue, parmi les
médias libres, entre d’une part, ceux qu’il qualifie de « gros poissons », dotés d’un « modèle économique », de
journalistes salariés et n’hésitant pas à effectuer des « compromis » avec les pouvoirs publics et les partis politiques et,
d’autre part, des médias moins professionnalisés, moins institutionnalisés, à diffusion plus restreinte « qui ne
cherchent pas forcément à développer un modèle économique leur permettant d’en vivre » À l’autre extrême, un
vidéaste indépendant d’une soixantaine d’années, qui se décrit comme « anarchiste », vit des minimas sociaux et loge
dans une petite chambre de bonne parisienne, s’exclame avec ironie, à l’occasion de discussions internes de la CPML
sur la distribution d’un fonds de soutien ministériel aux médias associatifs : « Intéressant en effet cette collusion
Bercy/médias associatifs… » . La polarisation entre le « pur » et « l’impur » qui organise l’opposition entre médias
dominants et « alternatifs » est donc reproduite, selon une structure en chiasme caractéristique des champs de
production culturelle. Autrement dit, les conditions de l’indépendance font débat au sein même de ces médias tant ils
semblent impossible de s’extraire de toute contrainte (grands groupes, publicitaires, lecteurs, Etat,...)

L’indépendance (ou l’autonomie) est une notion éminemment relationnelle et relative. On peut être indépendant vis-à-
vis du pouvoir économique (grands groupes, publicitaires), mais dépendant d’autres financeurs (abonnés, Etat). On
peut également revendiquer l’indépendance éditoriale (production d’enquêtes sur le temps long à l’opposé du suivi de
l’actualité immédiate qui caractériserait les médias de grande diffusion) tout en étant dépendant de ses propres
orientations politiques.

Les médias qui se présentent comme « indépendants », « libres » ou « alternatifs » pourraient être considérés comme
les nobles promoteurs d’un journalisme idéal tel que le théorise Gérardine Muhlmann. Benjamin Ferron met en
évidence les paradoxes de ces médias : « d’abord, la force des luttes internes concernant la définition des moyens et
fins légitimes de ces mobilisations pour des « alternatives » médiatiques, en dépit de la façade unitaire qu’elles
s’efforcent de se donner ; ensuite, le contraste entre les discours fortement distinctifs des agents qui militent pour cette
cause et l’intensité des liens qui les rattachent, malgré tout, en particulier les plus influents d’entre eux, aux univers
professionnels des médias et du journalisme ; enfin, la sélectivité sociale d’un militantisme qui recrute l’essentiel de
ses membres au sein d’une intelligentsia précarisée et politisée, davantage que dans les classes populaires, en dépit
d’une aspiration partagée – quoiqu’objet de luttes internes – à la « démocratisation » des médias ». On voit bien que ce
questionnement autour de l’indépendance, de l’autonomie des médias renvoie une interrogation plus large,
philosophico-sociologique, sur la liberté d’action.

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Quelle est l’influence de l’économie de marché sur le journalisme ?
La dénonciation du rapport entre l’argent et la presse est aussi ancien que celle-ci. Balzac, dans Illusions perdues
(1843), utilisaient la fiction pour dénoncer, d’une part, l’emprise des financeurs de journaux (directeurs de théâtres,
éditeurs, etc.) sur le journaliste-critique littéraire qui n’est alors pas « libre d’écrire ce qu’il pense ») et, d’autre part, la
logique commerciale qui veut que « tout journal (…) est une boutique où l’on vend au public des paroles de la couleur
dont il veut ». Balzac mettait déjà en évidence la double contrainte : celle des actionnaires-propriétaires et celle du
public.

Ici, nous partirons du principe que les contraintes économiques sur le journalisme sont multiples et qu’elles ne peuvent
se résumer à une emprise supposée des « puissants » sur le contenu éditorial comme le suggère notamment Noam
Chomsky. En s’inspirant de Karl Polanyi (La grande transformation, 1944), nous serons attentifs aux logiques
sociales à l’œuvre dans les entreprises de presse pour éviter de réduire le journaliste à un homo oeconomicus
uniquement orienté vers une logique de maximisation des profits. Aussi, pour lui, dans l’économie, tout n’est pas
marchand (existence de réciprocité, du don-contre don).

I. Les médias, des entreprises comme les autres ?

En France, les principaux médias sont détenus par des industriels. Ce simple constat suffirait à attester d’une influence
forte du monde économique sur le journalisme. En effet, l’emprise du champ économique pose une double question.
Premièrement, l’indépendance serait menacée si le domaine éditorial subit la pression des propriétaires.
Deuxièmement, le cas français donne à voir un grand niveau de concentration des médias. En effet, quelques patrons
possèdent de très nombreux médias. (la soixantaine de quotidiens régionaux appartiennent à six principaux groupes,
les dix-neuf chaînes privées de la télévision numérique terrestre sont la propriété d’à peine six acteurs). C’est donc ici
une question de pluralisme.

Cependant, dans Sur la Télévision, P. Bourdieu mettait en garde à l’égard d’interprétations causales simplistes : « par
exemple, on ne peut pas expliquer ce qui se fait à TF1 par le seul fait que cette chaîne est possédée par Bouygues ».
Renvoyant ce raisonnement au « matérialisme court associé à la tradition marxiste, qui n’explique rien, qui dénonce
sans rien éclairer », il soulignait la nécessité, pour comprendre « ce qui se passe à TF1 », de prendre en compte la
position que cette chaîne occupe « dans un univers de relations objectives entre les différentes chaînes de télévision
qui sont en concurrence […] une concurrence définie par des “rapports de force invisibles” structurant le champ
journalistique ». En effet, est-ce en vraiment celui qui paye l’orchestre qui décide de la musique ?

Julie Sedel, dans l’article « Tel propriétaire, tel dirigeant de presse ? », rappelle que l’information est un univers de
croyance comme tout champ de production de biens symboliques. Selon elle une intervention trop ostensible des
pouvoirs économiques ou politiques sur la ligne éditoriale risquerait à tout moment de saper le capital symbolique de
l’institution, son crédit, sa réputation, capital toujours fragile. C’est ce qui explique, au moins partiellement, que les
cas d’intervention directe des propriétaires sur les actualités fassent autant scandale, une fois rendus publiques, leur
exposition jetant le discrédit sur l’ensemble de l’institution. Aussi les actionnaires, s’ils veulent peser sur le traitement
d’un segment de l’actualité, sont-ils amenés à utiliser des moyens plus subtils : le budget, la neutralisation des contre-
pouvoirs, le recrutement.

Aussi, le poids des « infomédiaires » (Google, Yahoo,…), qui sont autant de firmes multinationales, a des effets sur le
fonctionnement des médias et le travail journalistique. Selon Frank Rebillard et Nikos Smyrnaios, dans « Les
infomédiaires, au cœur de la filière de l’information en ligne », les infomédiaires et les éditeurs de presse (journaux en
ligne notamment) sont dans une situation de « coopétition » : « Chaque partie a besoin de l’autre : l’infomédiaire doit
nécessairement tisser des liens avec des fournisseurs de nouvelles et, réciproquement, ces derniers ne possèdent pas
les compétences métiers de l’accès et de la recherche d’informations qui amènent sur leur site un surcroît de visiteurs.
Par ailleurs, ces deux types d’acteurs sont à la lutte pour trouver des revenus indirects auprès des mêmes financeurs
(annonceurs, link sponsors, data miners, cybermarchands) ».

Les audiences montrent la dépendance des sites d’informations aux infomédiaires : approximativement 20 % du trafic
du site lemonde.fr provient des moteurs de recherche, essentiellement Google. Le pourcentage monte à 30 % pour un
pure player comme Rue89, à 40 % dans le cas d’un site de la presse régionale comme ladepeche.fr et même à plus de
50 % pour le site de L’Express. Cette situation fonctionne comme une contrainte pour des médias qui perdent en
autonomie : « les éditeurs des sites se sont progressivement acculturés au fonctionnement de Google News allant
jusqu’à l’intégrer dans leurs outils de travail quotidien . Désormais, la modification des titres des articles et leur

15
republication à plusieurs reprises est une pratique courante dans certaines rédactions web, qui vise à les « faire
remonter » dans la hiérarchie de Google News et à générer de l’audience ».

II. Des profils de gestionnaires ?

Comprendre l’influence du domaine économique, c’est étudier le profil du personnel. J. Sedel montre que les riches
industriels propriétaires de médias ont tendance à nommer des directeurs de publication ayant des profils de
gestionnaires, détenant un « capital administratif » plutôt qu’un « capital de métier » comme c’est davantage le cas
dans les médias de la « société civile » .

Erik Darras, dans l’article « Le milliardaire éclairé. La conversion des habitus des élites politiques et journalistiques
vers l’économie », explique que les journalistes politiques se sont rapprochés du pôle économique du champ du
pouvoir. En témoigne l’entrée de journalistes dans un cercle privé, nommé Le siècle, regroupant des patrons, des
acteurs politiques et donc des journalistes. Selon l’auteur, la réputation des journalistes tient à leur capital social, leur
compétence à se rapprocher des « grands patrons ». D’ailleurs, l’enquête de Jérôme Berthaut, montre que des
présentateurs de télévision sont eux mêmes des patrons. En effet, ils possèdent les agences de production télévisuel
qui, grâce à l’externalisation, fabriquent un grand nombre de reportages et d’émissions à la télévision.

Nous verrons, lors d’une séance à venir, que le profil des journalistes est susceptible de générer une solidarité de
classe avec les élites économiques. Autrement dit, les journalistes ne subiraient pas totalement le poids de
l’économique mais ils consentiraient à cette proximité et à partageraient les mêmes conceptions économiques comme
la croyance dans le néolibéralisme (cf. le travail de J. Duval sur le journalisme économique qui montre la proximité
idéologique entre ces spécialistes et les élites économiques pour lesquels l’horizon libéral borne l’horizon).

III. Penser les effets indirects. La contrainte de l’audience et l’intériorisation du dicible

Pierre Bourdieu alerte quant au biais économiciste. Pour lui, il faut se pencher sur les mécanismes que sont la
concurrence pour les parts de marché pour mieux comprendre les contraintes économiques qui pèsent sur le
journalisme. Ce sont là des effets indirects des impératifs économiques sur le journalisme. De même, Jérôme Berthaut,
lorsqu’il étudie la fabrication des émissions de reportage, évoquent une « censure structurale » en reprenant une
expression de P. Bourdieu. L’auteur rejette les affirmations courantes réduisant les discours journalistiques à
l’expression de la « voix de leurs maîtres », annonceurs publicitaires ou actionnaires-propriétaires (privés ou publics),
même si des tentatives d’ingérence directes existent aussi (il arrive que des annonceurs retirent une campagne
publicitaire en raison d’une couverture médiatique jugée négative). Selon J. Berthaut, il faut analyser les formes de
censure indirectes aux effets probablement beaucoup plus constants et puissants. L’intériorisation des contraintes de
rendement engendre en effet de l’autocensure. Les expériences de gestion et l’anticipation des revenus et des dépenses
liées aux reportages viennent circonscrire les représentations que ces sous-traitants se font des possibles, autrement dit
les thématiques, les genres et les formats de reportages qu’ils proposent aux chaînes, en fonction des perspectives que
ces productions paraissent assurer. Les contraintes économiques qui s’exercent sur eux ont, en quelque sorte, deux
faces : l’une, externe, tournée vers la satisfaction de la « demande » des chaînes ; l’autre, interne, tournée vers le
respect d’un modèle de bonne gestion suivi par l’entreprise, en fonction des capitaux disponibles.

Au final, pour bien comprendre le poids de l’économie de marché sur le journalisme, il faut s’intéresser concrètement
au fonctionnement du journalisme et ne pas se contenter d’analyser les régimes de propriété. En effet, en sociologie, il
faut travailler, notamment, sur les phénomènes d’intériorisation par les individus. Plus qu’une censure directe, les
journalistes intériorisent le possible, le dicible, les attentes institutionnelles. Cette intériorisation est facilitée lorsqu’ils
partagent les conceptions économiques et politiques attendues.

16
La construction médiatique des problèmes publics
On pourrait penser que l’Etat est le point de départ des politiques publiques. On pourrait définir sommairement une «
politique publique » comme les interventions d’une autorité investie de puissance publique et de légitimité
gouvernementale sur un domaine spécifique de la société ou du territoire. La notion de « politiques publiques » induit
une sorte de monopole de l’Etat dans la résolution de problèmes sociaux alors qu’un grand ensemble d’acteurs
participent au processus, à commencer par les médias. La science politique aborde donc les politiques publiques dans
une perspective constructiviste qui considère que le problème est le fruit des rapports entre groupes sociaux. Ces
derniers (médias, associations, experts ...) influencent sa prise en charge par les pouvoirs publics et la définition du
problème.

I. Les médias comme co-constructeurs des problèmes publics

Le rôle des médias dans la fabrique des politiques publiques est mise en évidence par le modèle de la mise à l’agenda.
Née dans les années 1970, au croisement de la sociologie des médias (McCombs et Shaw, 1972) et de la science
politique (Cobb et Elder, 1972), cette problématique analyse les dynamiques par lesquelles des thèmes politiques
s’imposent dans l’opinion publique et/ou dans l’action publique, notamment par l’intermédiaire des médias.

Les médias jouent un second rôle, celui du cadrage du problème. Jean-Baptiste Comby montre, à propos du problème
climatique, que le problème est cadré médiatiquement de deux façons. D’une part dans le sens d’une individualisation
du problème : « les agents de l’État trouvent dans les modes de fonctionnement dominants du journalisme un climat
favorable à la désocialisation des enjeux. Faisant valoir la dimension civique de leur métier, les journalistes
généralistes adhèrent volontiers à l’idée selon laquelle les individus doivent être informés des conséquences de leurs
attitudes. (...) C’est alors la croyance dans l’efficacité supposée des mesures politiques visant la modification des
comportements individuels qui sort grandie de cette participation des médias à l’effort de « sensibilisation » aux
risques de tout ordre ». D’autre part, le cadrage se fait dans le sens d’une dépolitisation des enjeux : « plus les
journalistes couvrent cette actualité, plus ils parlent de ses conséquences au détriment de ses causes et les rares fois où
ces dernières sont évoquées, les journalistes se contentent d’évoquer les « activités humaines », catégorie globalisante
qui obscurcit la question des modes de production et de consommation dominants. Cette dynamique dépolitisante est
redoublée par la façon dont les conséquences du problème sont elles-mêmes médiatisées : ce sont bien davantage les
impacts des changements climatiques sur l’ordre naturel (altération des océans et glaciers, modification des
écosystèmes, évènements météorologiques extrêmes) que ceux sur l’ordre social (déstabilisation d’activités
économiques ou risques sanitaires par exemple) qui obtiennent les faveurs des journalistes de TF1 et France 2 ainsi
que, dans une moindre mesure, du quotidien Le Monde ».

Emmanuel Henry (2007) montre lui ce double rôle médiatique à propos des cancers liés à l’amiante. Les enjeux
propres de l’espace journalistique et les stratégies d’accès aux médias de plusieurs groupes sociaux (associations de
victimes, groupes d’intérêt de la profession, État) expliquent le vif regain d’intérêt des journalistes pour l’amiante
durant les années 1990, alors que ce problème restait jusque-là confiné dans les arènes administratives. Cette mise à
l’agenda journalistique s’accompagne d’une nouvelle définition du problème qui privilégie le risque environnemental
sur le risque professionnel. Centrée sur la figure de la victime innocente, la couverture journalistique prend la forme
d’un scandale, dénonçant la responsabilité de l’État. Cette mise en cause débouche sur une action publique vigoureuse
qui se traduit par quelques mesures « emblématiques » et radicales (interdiction de l’amiante). Pour Emmanuel Henry,
l’intervention des médias dans les politiques publiques a une fonction de « problématisation ».

Dans son enquête, Jérémie Nollet analyse « comment les principes de la construction médiatique du problème de la
vache folle s’imposent au niveau des catégories administratives ». Les médias mettent le problème à l’agenda
politique mais contribuent également à le cadrer sur trois aspects : la peur collective, le problème de santé et et la mise
en cause des responsables politiques. Cette focalisation évolue progressivement en une affaire politique et une critique
plus générale de l’action publique (transparence, réactivité, indépendance). Cette critique occasionne une
réorganisation des structures au sein du champ bureaucratique.

L’institutionnalisation de la communication politique et publique depuis les années 1970, en France, est une des
causes principales de cette dépendance de l’action publique aux médias. Les communicants jouent un rôle dans la
porosité entre médiatisation et action publique : leurs profils valorisent la prise en compte de l’injonction médiatique
dans le champ administratif.

17
II. Eviter le médiacentrisme dans l’analyse des politiques publiques

Nous avons vu le rôle central joué par les médias dans l’émergence des problèmes publics. Pour autant, il ne faudrait
pas tomber dans le médiacentrisme et ce pour quatre raisons.

Premièrement car les politiques publiques sont également le résultat de logiques internes à l‘administration. Jérémie
Nollet montre que les réformes bureaucratiques ayant fait suite à la crise sanitaire de la vache folle sont le résultat du
cadrage de la crise fait par les médias mais aussi de logiques plus complexes, relevant de luttes symboliques entre
acteurs au sein du champ bureaucratique. En effet, de nouveaux acteurs au sein d’un champ bureaucratique ancien qui
cherchent à se légitimer par la mise en œuvre de réformes « en rupture avec l’ordre et les routines bureaucratiques
existantes ». Ces acteurs disposent de propriétés nouvelles étant multipositionnés dans le champ économique,
politique et journalistique.

Deuxièmement, La mise en visibilité d’un problème social est aussi le produit de la mobilisation pour une cause.
Guillaume Garcia montre les tentatives d’appropriation de l’espace public et médiatique par les collectifs de défense
des sans-logements. Les modes d’action comme la grève de la faim ont vocation à attirer l’attention médiatique. La
spectacularisation des actions est l’une des évolutions des mouvements sociaux (écologistes, féministes, anti-
immigration notamment). En effet, en absence de mobilisations et de scandalisation du problème, la mise sur agenda
médiatique est moins évidente. C’est ce que montre Renaud Crespin et Benjamin Ferron au sujet de la pollution
intérieure : « nous sommes dans le cas d’un récit médiatique pour ainsi dire sans histoire »

Troisièmement, les experts jouent un rôle dans la construction des problèmes publics. La construction du problème de
l’échec scolaire est moins le résultat d’une activité médiatique. Selon Stanislas Moral, dans La médicalisation de
l’échec scolaire, il s’explique par le monopole des experts du secteur psycho-médical dans la définition du problème.
De même, Sylvain Laurens, dans Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, étudie
l’intense travail des lobbies pour influencer les décisions au sein des institutions de l’UE.

Quatrièmement, en lien avec cela, l’action publique est désormais transnationale. Certaines décisions sont avant tout le
produit d’instances internationales comme l’Union Européenne. A titre d’exemple, la construction de la dette comme
problème public est peut être d’abord le fait des institutions économiques même si les médias contribuent à
l’amplification.

Conclusion

- Sortir d’une vision fonctionnaliste des problèmes publics qui consisterait à réduire les politiques publiques à la
résolution d’un problème objectif.

- Les luttes pour la définition du problème ont des effets sur la société. Dans le cas de l’échec scolaire, la position
dominante de l’expertise psycho-médicale a pour effet de minimiser les raisons sociales de l’échec (distance de
certains enfants par rapport à la culture scolaire) au détriment des pathologies (dyslexie, dyspraxie,…). De même,
l’adhésion au théorie du complot chez les jeunes fait l’objet d’une politique publique d’éducation au médias basée sur
le développement de la compréhension des mécanismes de construction des discours médiatiques d’actualité.(voir
l’article d’Amandine Kervalla et al.) Cette politique publique centrée sur la sensibilisation des jeunes et la
responsabilité de l’individu dans son rapport aux médias ne s’accompagne pas d’une politique publique de régulation
de la production médiatique et d’une action publique orientée vers la responsabilité des médias et des structures
économiques qui les font tenir (privatisation, concentration,..).

- Comme on le voit depuis le début du cours, fortes relations d’interdépendances entre les champ politique et
journalistique.

18
La construction médiatique des groupes sociaux
Cette séance porte sur les raisons pour lesquelles le traitement médiatique aboutit parfois à la construction de
stéréotypes sur certains groupes sociaux. En effet, des stéréotypes médiatiques circulent au sujet des femmes, des
Arabes ou des habitants des quartiers populaires pour prendre les exemples mobilisés. Ici, il s’agit moins de le
constater comme le ferait n’importe quelle analyse de presse mais bien de dégager des explications en s’intéressant,
encore une fois, au travail journalistique concret, aux mécanismes de fonctionnement du métier.

I. La production de lieux communs

A partir d’une large analyse de presse et de programmes télévisés entre 1970 et 2004, le journaliste Thomas Deltombe
et le sociologue Mathieu Rigouste soulignent « des oppositions manichéennes véhiculées par les discours médiatiques
associés aux images de l’Arabe ». D’un côté, l’Arabe est construit comme une menace pour l’unité nationale. Cette
production médiatique est d’autant plus forte à partir de la fin des années 1980 dans un contexte marqué par « l’affaire
du voile » à Creil en 1989, la Guerre du Golfe (1990-1991), les émeutes urbaines de 1990. Les attentats de 1995 à
Paris puis ceux du 11 septembre 2001 vont accélérer la fabrique d’un discours caractérisé par un « brouillage
sémantique » amalgamant origine nationale (les pays de Maghreb), religion (islam) et appartenance territoriale ( les
banlieues françaises). De l’autre côté, le « manichéisme médiatique » célèbre les figures de « l’Arabe qui a réussi » ou
de « l’immigré qui s’est intégré ». Aussi utile soit cette analyse pour dévoiler le discours médiatique, elle ne prend pas
en compte des logiques de production.

De même, la politiste Frédérique Matonti, dans un ouvrage intitulé Le genre présidentiel. Enquête sur l’ordre des
sexes en politique, met en évidence la prégnance des représentations genrées dans les contenus médiatiques
concernant les femmes politiques : l’insistance sur le physique, la tenue vestimentaire, leur position de fille ou de
femme d’un homme politique connu, le fait de les nommer par leur prénom, la référence à la maternité, et enfin le «
cadrage Harlequin », c’est-à-dire le fait que des stratégies de femmes politiques soient analysées au prisme d’un
scénario où l’amour et ses émotions adjacentes telles que la jalousie dicteraient en réalité leur comportement. Ce
cadrage Harlequin a ainsi été mobilisé pour expliquer la candidature de S. Royal à la présidentielle de 2007 comme la
revanche d’une femme éconduite par François Hollande au profit de V. Trierweiler.

Dans la même perspective, mais avec des méthodes différentes, Jérôme Berthaut, Eric Darras et Sylvain Laurens se
demandent pourquoi les journalistes publient si souvent des sujets mettant en scène des « étrangers » ou des individus
« d’origine étrangère » dans les faits-divers ?

II. Pour une sociologie compréhensive de la production médiatique

L’approche de J. Berthaut et alii., en valorisant l’observation et l’entretien, permet elle de resituer la production du
fait-divers dans l’ensemble des contraintes dans lesquelles s’insère le travail journalistique.

Ces auteurs montrent que le produit fini s’explique triplement. Tout d’abord, la focalisation de la presse régionale sur
les faits-divers trouve son origine dans les impératifs commerciaux. En effet, pour des raisons liées aux chiffres de
ventes, cette rubrique est au coeur du « contrat de lecture » entre le journaliste et le public. Le poids des services
marketing dans les journaux aboutit d’ailleurs à la valorisation de titres accrocheurs et simplificateurs pour attirer le
lecteur. De plus, le travail journalistique est fortement dépendant des sources officielles que sont la police et la justice.
Dépendant de ces sources d’informations, le fait-diversier reprend bien souvent le récit officiel et les terminologies
policières qui reposent parfois sur une ethnicisation des contenus journalistiques. Dans l’obligation de produire
rapidement et en quantité, le journaliste ne remet pas en cause les cadrages opérés.

Avec une grille d’analyse similaire, J. Berthaut, dans La banlieue du « 20 heures ». Ethnographique d’un lieu commun
journalistique, étudie les stéréotypes médiatiques sur les banlieues par les contraintes de travail. Tout d’abord, Il met
en évidence la forte division du travail notamment entre d’un côté les « chefs » qui commandent des reportages selon
un cadrage pré-établi et de l’autre des reporters de terrain contraints de s’ajuster à ces attentes. Aussi, la nécessité de
travailler rapidement et efficacement aboutit à l’effacement de l’hétérogénéité des banlieues et à la simplification du
reportage en recourant à des images et paroles routinières (délinquance, violence) oubliant de mettre en évidence
l’ordinaire de la vie des gens. Enfin, les reporters recourent sur le terrain à des « fixeurs » connaissant les lieux.
Rémunérés, ces intermédiaires anticipent les attentes et présélectionnent les lieux et personnes susceptibles de
correspondre au cadrage. Ainsi, ils participent indirectement à la stigmatisation des quartiers populaires.

19
III. L’urgence, un facteur explicatif

La sociologie des médias montre bien que l’urgence, le temps court du travail journalistique, a des effets sur ce qui est
écrit ou ce qui est dit. Cette contrainte professionnelle favorise la production de visions simplifiées du monde car,
d’une part, la pression empêche la prise de recul (relecture, réflexivité,...) et, d’autre part, elle encourage le recours à
des routines discursives, à des raccourcis cognitives. Ces derniers ont d’autant plus de chances d’être utilisés qu’il
correspondrait aux attentes supposées du public, qu’ils constituent donc un ingrédient de la « bonne » information.
C’est ce que montre Patrick Champagne dans l’article « Le coup médiatique. Les journalistes font-ils l’évènement ? ».
Il prend l’exemple de l’affaire de RER D en 2004 et l’agression surmédiatisée d’une femme par des « jeunes de
banlieue » qui s’est avérée totalement inventée. L’auteur montre que cet emballement médiatique collectif est à la fois
du aux mécanismes de fonctionnement du champ journalistique (concurrence/surveillance permanente entre médias
aboutissant à une « circulation circulaire de l’information » pour reprendre l’expression de P. Bourdieu) et aussi aux
perspectives offertes par le récit de la femme : insécurité, bandes de banlieues, antisémitisme, etc. Cette information
offrait un récit simple et efficace reposant sur un imaginaire collectif.

Notons pour conclure que les analyses de presse (celles de T. Deltombe - M. Rigouste et celle de F. Matonti)
pourraient aboutir à des conclusions trop hâtives condamnant le sexisme ou le racisme de certains journalistes. Les
analyses prenant au sérieux le fonctionnement journalistique et les contraintes professionnelles permettent de produire
des explications plus complexes. Ainsi, même si le cas de la droitisation explicite d’un média comme C News nuance
cette idée, il faut se garder de voir dans les contenus journalistiques l’expression d’un parti pris politique ou d’une
volonté d’endoctrinement idéologique.

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(Dé)faire les mobilisations
Les mouvements sociaux sont au cœur des démocraties dans la mesure où ils engagent un rapport de force vis à vis du
pouvoir (ou ils le confortent parfois). L’enjeu ici est de comprendre dans quelle mesure les mobilisations collectives
font l’objet d’une attention médiatique. Lorsqu’ils atteignent la visibilité médiatique, ces mouvements font alors
l’objet de traitement différenciée selon des modalités à analyser.

I. Médias et mouvements sociaux : une interdépendance

Il est possible d’évoquer, comme le fait Erik Neveu, une « co-production médiatique des évènements protestataires »
pour désigner le rôle joué par les journalistes et les acteurs mobilisés. En effet, la communication à destination de
divers publics) est au cœur des mouvements sociaux pour accéder à cette ressource rare, la médiatisation. Il est vrai
que celle-ci constitue l’exception (moins de 5 % des événements protestataires) et non la règle en matière d’action
collective. La recherche de l’attention médiatique n’est pas nouvelle comme l’explique Patrick Champagne dans
l’article « La manifestation. La production de l’évènement politique » (1984). Il montre que les manifestations
paysannes du début des années 1980 sont orientées vers la production de bonnes images du monde paysan. Le groupe
mobilisé produit tout une « manifestation de papier » pour développer une image positive du mouvement. Erik Neveu
résume cela : « Pour les groupes les plus dotés en ressource (argent, capital culturel) une action protestataire peut donc
devenir un quasi-spectacle pour journalistes, soigneusement anticipé, scénarisé par des professionnels de la
communication ». Comme nous l’avons vu la semaine dernière, les médias jouent également un rôle important pour
que les problèmes sociaux soulevés par les groupes mobilisés soient convertis en problème public. Dans l’article «
Des journalistes qui font les victimes ? Le traitement médiatique des maladies professionnelles liées aux pesticides »,
Jean-Noel Jouzel et Giovanni Prete montrent que le journalisme d’investigation permet les révélations concernant la
nocivité des pesticides pour les travailleurs agricoles sous le prisme de la figure de « l’agriculteur victime ». Au point
que le travail journalistique a incité les premiers concernés à se regrouper en un mouvement collectif.

On voit bien que les mobilisations sont dépendantes des médias qui, eux-aussi, sont à la recherche de ces dernières. En
effet, les mouvements sociaux constituent un sujet classique pour les médias car ils s’inscrivent dans les rapports de
force politique. De plus, les mouvements protestataires fournissent des scènes spectaculaires qui correspondent à la
recherche de sensationnalisme et de nouveauté au coeur du métier de journaliste. Malgré ces liens, tous les
mouvements ne font pas l’objet d’une médiatisation. Comme l’explique E. Neveu, les mobilisations écologistes ont
pendant longtemps été peu traité en l’absence de spécialistes du sujet au sein des rédactions. La technicisation du
journalisme (en raison à la fois de l’élévation du niveau de diplôme mais aussi du rubricage et de la division du travail
dans les rédactions) favorise le traitement des mouvements sociaux d’autant plus que les spécialistes (les « rubricards
») ont intérêt à ce qu’on parle des sujets relevant de leurs compétence. Cependant, pour que les problèmes sociaux
fassent l’objet d’un traitement plus large, il est souvent nécessaire qu’il prennent la forme « affaire » sur le mode de la
scandalisation (affaire de l’amiante, affaire du sang contaminé, affaire de la vache folle, ...).

II. Médiatisation négative, médiatisation positive : comprendre la subjectivité journalistique

Comme l’écrit Erik Neveu, le traitement médiatique peut reposer parfois sur « un registre qui pathologise le conflit
(fièvre, passion, déraison) ». Comme le remarque Jérémie Moualek, la violence, en tant que registre d’action, est
particulièrement disqualifiée. Pour le comprendre, il faut se rappeler que celle-ci est mise à distance dans les sociétés
modernes caractérisées par « civilisation des mœurs » (N. Elias) et la disciplinarisation/le gouvernement des corps (M.
Foucault). Ce rejet médiatique de la violence est aussi à mettre en relation avec les profils journalistiques (séance 7).
En effet, la distance au monde est une des caractéristiques de l’ethos bourgeois. Par xemple, les propriétés sociales
des journalistes vont favoriser une couverture négative des « Gilets jaunes » ou des émeutes en banlieues (2005) tant
ces deux groupes leur sont éloignés culturellement et contestent un ordre social plutôt favorable à ces membres des
classes supérieures. Ces mouvements sont d’autant plus problématiques médiatiquement qu’ils ne reposent pas sur la
définition légitime du mouvement social : pas de porte-parole, revendications multiples et parfois concurrentes,
répertoires d’action hétérodoxes (violences physique et verbale). Tout ceci aboutit à une dépolitisation de ce type de
mouvement à une disqualification de ces « classes sociaux dangereuses » comme les nomment Stéphane Beaud et
Michel Pialoux.

Pour autant, il ne faudrait pas considérer que tous les mouvements dits « populaires » font l’objet d’une couverture
dépréciative. Olivier Baisnée et Frédéric Nicolas, dans une « Une médiatisation improbable ? Fermeture d’une usine
rurale et intérêts journalistiques », évoque la couverture du conflit entre des ouvriers et la direction américaine de
l’usine Molex dont la fermeture est programmée. Il tente de comprendre les logiques de cette médiatisation positive

21
pour le mouvement : « Les salariés reconnaissent en effet avoir été « bien traités » par les journalistes et avoir réussi à
« faire passer leur message » ». Plusieurs raisons expliquent ce traitement : le bon accueil reçu par les journalistes sur
le piquet de grève, la communication maladroite de l’actionnariat américain et peut être surtout « la démesure entre ce
petit bourg industriel (un peu plus de 5 000 habitants fin 2009) et les décisions d’un groupe mondial dont le siège
social se trouve à Chicago vient donner corps à l’image qui va durablement résumer le conflit : celui du petit village
d’irréductibles résistants au capitalisme globalisé ». En jouant de l’histoire de l’irréductible village gaulois via des
mises en scènes, les mobilisés ont su capter les attentes journalistiques.

III. Contourner les médias traditionnels

Comme l’explique B. Ferron, dans l’article « Des médias de mouvements aux mouvements de médias Retour sur la
genèse du « Réseau Intercontinental de Communication Alternative » (1996-1999) » », des médias dits « alternatifs »
se développent dans l’optique de couvrir autrement les mouvements sociaux et leur rendre leur autonomie. Le «
Réseau intercontinental de communication alternative » (RICA), en 1996, est considéré par de nombreux militants et
chercheurs comme le « point de départ de ce renouveau des médias critiques ». Aussi, le réseau des Centres de médias
indépendants (CMI), connu sous le nom d’Indymedia, naît lors de manifestations contre l’Organisation mondiale du
commerce (OMC), à Seattle en 1999, s’inscrit dans cette même logique.

Internet peut donc être considéré comme un facteur d’autonomisation des groupes mobilisés et de renouvellement de
l’action collective. Comme le montre Pierre Beaudet dans l’article « Mouvement étudiant et luttes populaires au
Québec », le mouvement étudiant de 2012 s’est reposé sur les réseaux sociaux pour contourner la couverture souvent
négative des médias traditionnels. Cependant, comme nous l’avons vu depuis le début du semestre, les effets des
nouveaux médias sont à nuancer (inégalités face aux outils, entre-soi, nécessité de passer par les médias traditionnels
pour diffuser plus largement,…).

En conclusion, rappelons tout le danger d’une analyse considérant que les médias sont forcément du côté du pouvoir.
Selon cette grille de lecture, chère notamment à N. Chomsky, les médias de grande diffusion (TV notamment)
produisaient des images négatives des mouvements protestataires. Pour reprendre une expression consacrée, les
journalistes seraient des « chiens de garde ». D’une part, la sociologie doit s’attacher à montrer le caractère non
systématique de ces traitements négatifs et d’autre part, elle doit montrer les logiques qui sous-tendent ces traitements
(définition de la « bonne « information, relations entre les mobilisés et les journalistes,…). Aussi, il ne faudrait pas
tomber, encore une fois, dans le médiacentrisme en gardant en tête que les groupes mobilisés gèrent aussi, eux-même,
leur médiatisation (réseaux sociaux) ou peuvent compter sur des médias dits alternatifs ou indépendants proposant des
couvertures différentes des mouvements (Cf. Brut en France).

22
(S’)informer en contexte autoritaire et révolutionnaire
L’un des dangers lorsqu’on analyse les médias est d’avoir une conception homogéne de ces derniers. On l’a vu, il est
nécessaire d’analyser la structuration du champ journalistique national (TV/Presse écrite, médias de grande
diffusion/médias à diffusion restreinte) pour faire apparaître des spécificité et éviter les généralisations abusives. Il est
indispensable également de s’inscrire dans une démarche comparatiste tant les contextes nationaux différent et les
degrés de contrôle également. Ici, nous nous contenterons de porter un regard sur les contextes autoritaires et
révolutionnaires pour sortir d’une conception occidentalo-centrée des médias.

Pour ce faire deux erreurs majeurs sont éviter : d’une part considérer que les régimes autoritaires fonctionnent selon
des logiques totalement différentes des régimes dits libéraux (ethnocentrisme, définition simpliste de la démocratie) :
d’autre, part, piège inverse, tomber dans le relativisme en considérant que la presse est neutralisée dans toutes les
sociétés.

I. La construction d’un espace médiatique en contexte autoritaire

Le cas de la presse palestinienne est intéressant pour comprendre comment émerge un espace d’informations en
contexte autoritaire où s’exerce un fort contrôle. Sadia Agsous-Bienstein, dans un chapitre intitulé « Une presse sous
domination : La destruction/reconstruction de la presse écrite palestinienne en Palestine/Israël (fin XIXe siècle-années
1970) », montre le lien entre le développement de la presse et les aspirations de souveraineté. L’auteure rappelle que
l’émergence d’une presse en Palestine repose sur des racines culturelles. En effet, une culture palestinienne autonome
existe depuis la fin de l’empire ottoman dans un contexte marqué par la Nahda dans le monde arabe. Dès 1908, une
presse palestinienne jeune, urbaine et politisée émerge en défendant un nationalisme arabe (s’opposant au
confessionnalisme). Le mandat britannique (1918-1948) a constitué une phase de développement de la presse
palestinienne. Les révoltes arabes de 36-38 ont dynamisé ce processus avec une expansion générale des lieux de
production culturelles au service du nationalisme face à l’ampleur du sionnisme. Suite à la Nakba de 1948, les lieux de
production culturelle ont quasiment disparu en raison de l’exil des journalistes et du contrôle culturel exercé par Israël
n’autorisant qu’une presse communiste. Après 1948, il existait des journaux en arabe, destinés aux immigrants juifs-
arabes, et liés au pouvoir. La presse palestinienne autonome était elle interdite. Les médias arabes contrôlés par le
pouvoir, comme le quotidien Al-Yawm, embauchaient des intellectuels palestiniens (comme le célèbre M. Darwich) et
des juifs arabes sous conditions : « Les principes démocratiques affichés ne s’appliquaient pas aux Palestiniens
puisque ces derniers étaient censurés lorsqu’ils soulevaient les conditions difficiles dans lesquelles ils vivaient – ils
subissaient un régime militaire spécial – ou celles des Juifs arabes, qui étaient parqués et qui vivaient très durement
dans des camps de transit dès leur arrivée en Israël ». Les années 1970 sont marquées par la reconstruction culturelle
(« beginning » selon E. Saïd) et le développement d’une presse indépendante sous l’effet de l’abrogation du régime
militaire de 1966 et, paradoxalement, aux effets culturels de la guerre des six jours (1967) qui a permis « aux
Palestiniens en Israël de renouer leurs liens avec les Palestiniens des Territoires, de la diaspora et avec le monde arabe
». Une sorte de libération culturelle propice à la circulation des idées et des opinions. En s’intéressant au journalisme
palestinien contemporain, Benjamin Ferron montre cependant le très fort degré de contrôle de la presse allant des
autorisations de diffusion au contenu en passant par les déplacements de journalistes. Frein à l’autonomie
journalistique, l’information fait l’objet d’un double contrôle : par les autorités israéliennes et par l’autorité
palestinienne. Au sein même de la population journalistique, l’idée même d’informer ne fait pas consensus : certains
pensent que les journaux remplissent un vide d’information et permettent de former des nouveaux cadres politiques et
des écrivains; d’autres pensent que les informations risquent de donner à l’État d’Israël une connaissance de la société
palestinienne. Les années 1990-2000 voient l’émergence de nombreuses chaînes de télévision et radiophoniques
privées en Palestine qui, d’un côté, semblent jouer un rôle de soupape populaire vis-à-vis de médias officiels, à la
solde de l’autorité palestinienne, dominés par un discours « sérieux » et nationaliste mais, d’un autre côté, s’enferment
à un rôle de divertissement et de diffusion de musique pour des raisons commerciales dans une forme de dépolitisation
des contenus. Une autre ligne de clivage traverse les journalistes palestiniens : entre une conception engagée en
faveur de la cause nationale et une vision plus distanciée reprochant aux premiers de faire de la propagande.

À travers cet exemple, on voit bien toutes les logiques qui contraignent l’émergence d’une presse autonome en milieu
autoritaire

II. La variété des formes de contrôle en régime autoritaire

Les formes de contrôle des médias prennent souvent des formes indirectes là on pourrait penser hâtivement que la
censure s’exerce de manière verticale. En Algérie, cas étudié par Chérif Dris, les médias se sont multipliés sous l’effet

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de la Constitution de 1989 instituant le multipartisme et le pluralisme médiatique. On assiste alors à l’éclosion de
dizaines d’organes de presse privés rompant ainsi avec une ère de monopole et d’unanimisme au service du FLN.
Cette ouverture a été cependant limitée à la presse écrite, le secteur audiovisuel demeurant sous l’emprise de l’État. La
promulgation du code de l’information de 1990 a signifié la dérégulation de ce secteur et son insertion dans la logique
du marché. En théorie, l’État n’est pas censé intervenir dans un marché régi par la règle de l’offre et de la demande.
Dans la logique des initiateurs de cette ouverture, la libéralisation du secteur de la presse ne devait en aucun cas être
synonyme d’une dérégulation intégrale. En effet, même si des gestes de forte portée politique ont été faits, tels que la
dissolution du ministère de l’Information, l’État a refusé de se retirer définitivement et s’est octroyé le rôle de
régulateur. Concernant la télévision, le monopole d’État fut cassé suite à une loi d’ouverture votée en 2011 (dans le
contexte des révolutions arabes). Le 14 mars 2014, le décret d’application encadrant le secteur audiovisuel a défini les
missions et prérogatives de l’Autorité de régulation de l’audiovisuel (ARAV) ainsi que les conditions requises pour la
création d’un service de communication audiovisuelle. Cette loi sur l’audiovisuel a ouvert la voie à la multiplication
de chaînes : cinq chaînes ont reçu leur accréditation (El Bilad, Echourouk, Ennahar, Hoggar TV et Djazaria One). En
2021, plus de quarante chaînes de télévision opèrent, offrant des contenus variés.

Pour autant, ces autorisations n’offrent pas la sécurité juridique nécessaire dans la mesure où les accréditations sont
renouvelables chaque année et qu’à tout moment le ministère de la Communication peut les retirer. Avec l’ARAV, les
chaînes sont sous l’emprise de l’Etat. La largesse de sa mission (veiller à l’objectivité, la transparence, l’impartialité ;
assurer le pluralisme ; la diffusion de la culture nationale,…) lui donne les apparences d’un organe assurant le bon
fonctionnement démocratique. Mais cette instance n’est pas autonome dans la mesure où ses membres sont choisis
par le pouvoir. De plus, cette instance de régulation est aussi décisionnelle dans la mesure où elle gère les
accréditations. Comme l’écrit l’auteur, elle « renvoie l’image d’un appendice du pouvoir exécutif qui l’actionne à sa
guise ». Son pouvoir est renforcé par la constitution algérienne de 2016 qui institue l’obligation du « respect des
valeurs nationales, à l’unité nationale, aux exigences de la défense et de la sécurité nationale, au respect des autres
références religieuses et des autres croyances et religions ». Cette disposition limite la marge de liberté des journalistes
tant son interprétation peut être large.

Comme le confirme Ivan Chupin dans l’article « Des médias aux ordres de Poutine ? L'émergence de médias
d'opposition en Russie », la surveillance de la production médiatique s’exprime donc de manière diffuse et plurielle :
contrôle de la propriété et des propriétaires, contrôle des administrations et des directeurs ; contrôle de l’attribution des
licences ; contrôle de la législation et de l’application de la loi ; contrôle de la production dans la mesure où la
majorité des imprimeries sont la propriété du gouvernement qu’il soit fédéral ou régional, former les journalistes
d’État à produire une information consensuelle. Dans les médias traditionnels (de la presse à la télévision), ces
dispositifs de contrôle ont pour effet, « une dépolitisation des contenus diffusant une représentation consensuelle du
monde social ».

Pour autant, depuis 2006, on assiste au développement d’une presse d’opposition par des journalistes multi-
positionnés qui « peuvent être assimilés à des publicistes, c’est-à-dire des spécialistes de l’intervention dans le débat
public ils cumulent des fonctions de journalistes mais aussi d’acteurs politiques. Ils officient dans des médias de tout
type (la télévision Dojd, la radio Écho de Moscou, divers sites internet, le journal New Times, Novaïa Gazeta…) » Ce
mouvement a accompagné le développement progressif d’une opposition politique. L’enjeu est de relayer
médiatiquement les dynamiques de l’opposition. Il est évident qu’Internet a joué un rôle dans cet élargissement de
l’espace médiatique. Mais les possibilités d’expression offertes par Internet ont poussé l’État a développé une
politique indirecte de contrôle sur ce média, il a « fortement investi, dès 2008, sur le média internet sous l’impulsion
de Dmitri Medvedev en finançant des réseaux de blogueurs chargés de produire des commentaires flatteurs à l’égard
du Kremlin ». De plus, L’État développe des stratégies d’influence pour réduire la portée médiatique de l’opposition
(fermetures occasionnels de blogs, pression économique indirecte sur la chaîne d’opposition ayant subi la fermeture de
plusieurs fournisseurs d’accès).

III. Les révolutions arabes, des révolutions 2.0 ?

Les NTIC on joué un rôle dans les révolutions arabes au point d’évoquer « une révolution internet ». Michael Bechir
Ayari, dans l’article « Non, les révolutions tunisienne et égyptienne ne sont pas des ‘‘révolutions 2.0’’ », concède
qu’elles ont contribué à la structuration des mobilisations permettant notamment à des citoyens « timorés » de se
transformer en activiste en ligne. Ceci confirme l’un des effets majeurs d’Internet, mis en évidence par D. Cardon (S4)
: « la baisse drastique des coûts de mise en place de systèmes auto-organisées à large échelle autorise les individus à
créer des formes collectives ». Selon Nabila Abbas, dans l’article « La Tunisie, une révolution internet ? », Internet,
en contournant le « black out médiatique », a en effet favorisé l’expression des opinions des « invisibles » dans un
contexte où celle-ci sont fortement contrôlées (au travail, dans les lieux de sociabilités, au sein même des familles).
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Aussi, cette participation d’individus jusque-là éloignés de la politique a permis de contourner le monopole exercé
par les syndicats et les associations dans la définition des revendications. Tout aussi évidente soit la contribution
d’Internet à ces révolutions, l’analyse dominante de cette séquence politique (Tunisie, Egypte notamment) «
absolutise l’influence d’Internet et des réseaux sociaux sur la mobilisation ». Ceci a comme effet principal de réduire
la dimension politique et violente des mobilisations, d’oublier l’importance de l’activisme hors ligne s’exprimant
notamment par l’occupation de la rue. Par ailleurs, les mobilisations sur Internet sont souvent menés par des leaders,
dotés en capitaux culturel et militant. Dans le cas de la révolution égyptienne, Caroline Barbary, dans sa thèse sur la
jeunesse révolutionnaire (Chabab Al thawra), démontre bien que cette jeunesse s’est constituée sous l’influence de
leaders d’opinions particulièrement politisés. Michael Correa insiste sur lui sur le rôle des groupes de supporters qui
mobilisent leurs compétences pour gérer les mouvements de rue et l’auto-défense face à la police pour garantir
l’occupation de la place Tahrir. On voit bien qu’Internet a été avant tout un catalyseur. De plus, il ne faudrait pas
penser qu’Internet fonctionnait comme un espace de liberté absolu. En effet, la censure gouvernementale s’exerçait
également sur Internet via des outils de surveillance (incarné en Tunisie par « Ammar 404 ») ou plus simplement, par
des coupures de réseau.

À retenir :

- Différentes formes de contrôle. Souvent indirects. Sortir d’une conception simpliste de la censure en régime
autoritaire.

- Attention à ne pas avoir une vision trop homogène des régimes autoritaires (Russie ce n’est pas la Chine). Selon Ivan
Chupin, le régime autoritaire russe offre un cas original qui est très difficile à classer, certains parlent de « semi-
autoritaire », d’autres de « démocratie dirigée », « démocrature », ou encore de « démocratie illiberale ».

- Ne pas considérer le contrôle de la presse comme un processus homogène et durable

- Internet comme possibilité nouvelle d’expression et d’organisation. Mais un poids à relativiser.

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Pour une approche extensive des médias
Les textes ci-dessous permettent de revenir sur un certains éléments d’analyses développés dans ce séminaire :
emprise du champ économique sur les médias, fabrique symbolique des groupes sociaux, le pouvoir démocratique des
médias,….

Cet ensemble de textes vient d’abord confirmer que la définition des médias est complexe. Jusque-là, nous avons traité
des médias en tant qu’entreprises de presse produisant des contenus audiovisuels ou écrits de divertissement ou
d’information. Les livres ou les séries fonctionnent également comme des médias, ou des contenus médiatiques, dans
la mesure où ils établissement un lien de communication (d’un émetteur à un récepteur, ce qui ferait que le téléphone
est un média).

Ces textes viennent rappeler à quel point il est impossible de réfléchir aux médias, au contenus médiatiques sans
prendre en compte les logiques de fonctionnement de l’espace médiatique. En pensant en termes de champ comme le
fait P. Bourdieu, on se rend compte de ce que produit la concurrence, cette conséquence des règles du jeu économique.
Pour comprendre, comme tente de le faire le sociologue Abdellali Hajjat, le succès du genre littéraire de « la femme
musulmane opprimée », il est nécessaire d’étudier le fonctionnement du champ de l’édition. A partir des années 1980,
celui-ci va se transformer avec la pénétration d’impératifs financiers. Le poids de France Loisirs, groupe incarnant la
concentration de l’édition, a un rôle dans le succès de ce genre littéraire car la production de livres s’ajuste aux
attentes supposées des lecteurs (succès du genre témoignage) qu’il mesure via des techniques marketing. Comme
l’écrit Julien Duval au sujet du journalisme et du cinéma, l’autonomie de l’édition est donc menacée car les logiques
économiques s’imposent dans ce champ. A contrario, Sophie Noël, dans « Maintenir l’économie à distance dans
l’univers des biens symboliques : le cas de l’édition indépendante « critique », montre comment certaines maisons
d’édition tentent de s’extraire de ce jeu et de la concurrence des « grosses machines » (comme France Loisirs). L’enjeu
pour elles est de ne pas considérer le livre comme un produit commercial en lui accordant son rôle symbolique
(diffusion d’idées). Ces acteurs tentent de « concilier la dimension commerçante et intellectuelle » aidés en cela par
les aides financements, ce qui pose d’ailleurs la question de leur véritable indépendance (cf. S8). On voit ici à quel
point il faut prendre en compte à la fois la dimension économique des médias mais aussi la dimension symbolique.

Ici, des maisons d’édition se construisent une légitimité en préservant leur réputation, leur capital symbolique et en
résistant à la raison économique. De même, les médias, ici les maisons d’édition, construisent des représentations
symboliques des groupes sociaux et de la réalité (cf. S6). Comme l’écrit l’auteur, « le genre littéraire est révélateur de
l’imbrication de la logique de marché et du processus de racialisation des musulmans, débouchant sur la diffusion
massive de représentations islamophobes ». En effet, ce genre littéraire, reposant sur des témoignages, tend à fabriquer
une vérité collective et dépréciative sur l’islam.

Le cas des séries télévisés vient rappeler que les médias sont au cœur des systèmes démocratiques (il ne s’agit pas de
dire qu’ils en sont les garants!). Selon Rémi Lefebvre et Emmanuel Taieb, « les séries télévisées ont un pouvoir
démocratique incomparable ». En effet, elles jouent un rôle de tireurs d’alerte et dévoilent bien souvent les coulisses
du pouvoir. Elles reposeraient ainsi sur le principe de publicité kantien. Aussi, elles permettent la constitution d’«
arènes de discussion » qui sont des lieux de politisation ordinaire où s’échangent des avis sur la série, les personnages,
la morale, le juste, l’injuste… Pour la philosophe Sandra Liogier, « L’autre dimension démocratique des séries réside
dans leur accessibilité à tous. Une sorte de compétence critique – ancrée dans l’expérience, dans la familiarité avec ces
œuvres et leurs genres – émerge dans le public. Cela donne une confiance dans son propre jugement quelle que soit
l’éducation qu’on a reçue. Il y a là quelque chose de profondément démocratique ». Ceci dans un contexte où le vote,
ou encore la manifestation et la grève sont contestés en tant que modes d’expression légitime de la parole politique.

A l’issue de ce cours, vous devrez avoir une vision complexe et fine des médias. Aussi, pour respecter le cadrage
général, il ne faudra pas oublier d’avoir une réflexion nuancée sur la démocratie, sur cet idéal pluriel hégémonique et
sur ses paradoxes. D’une certaine manière, c’est à cela que vous invitait le texte de T. Leperlier en interrogeant les
conditions d’acceptation d’un régime démocratique. Il montre que la grande majorité des écrivains algériens a soutenu
en janvier 1992 l’arrêt, par l’armée, des élections législatives qui devaient voir le Front islamique du salut l’emporter.
Les écrivains algériens se sont opposés au verdict de la démocratique électorale. L’explication est à chercher dans leur
statut d’élite sociale redevable à l’État socialiste des années 1970, mais également dans leur expérience d’écrivains :
au pôle le plus autonome du champ littéraire, les valeurs centrales sont, plus que l’égalité démocratique, la « tolérance
», la promotion de la « pluralité », en un mot, le respect des libertés individuelles auxquelles s’opposent les islamistes,
et pour lesquelles ces écrivains se sont battus avec un début de succès dans les années 1980. Ce texte rappelle aussi

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que les médias constituent un porte-voix en période de crise politique comme on a pu le voir avec les effets d’internet
en contexte révolutionnaire.

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