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UN MONDE COMPLÈTEMENT SURRÉEL

Noam Chomsky
La collection «Instinct de liberté», dirigée par Marie-Eve Lamy, Sylvain Beaudet et Pierre Wyrsch,
propose des textes susceptibles d’approfondir la réflexion quant à l’avènement d’une société
nouvelle, sensible aux principes libertaires.

© Lux Éditeur, 2004, 2023


www.luxediteur.com

Dépôt légal: 2e trimestre 2023


Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
ISBN (papier) 978-2-89833-099-5
ISBN (pdf) 978-2-89833-100-8
ISBN (epub) 978-2-89833-101-5

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition.
Table
Note des éditeurs
Contrôler l’opinion publique
Les maîtres de l’humanité
Pas moyen de nous échapper
1984: celui d’Orwell et le nôtre
Note des éditeurs

S celui qui, inspectant les rayons de la


bibliothèque de Noam Chomsky, chercherait à déterminer les
convictions politiques de celui-ci. Les livres les plus divers doivent s’y
côtoyer: une anthologie de textes de Bakounine et un livre de
l’ultraconservateur Gingrich, les ouvrages historiques de Gabriel Kolko et
les autobiographies de Churchill, de Truman, de Hitler ou de Kissinger, par
exemple. De même, sur son bureau, travaux de linguistique, de
mathématiques, de philosophie, d’économie et d’histoire, rapports
d’Amnesty International et de Human Rights Watch, ainsi que maints
journaux et revues de tous horizons sont sans doute empilés les uns sur les
autres…
C’est que, en véritable intellectuel, Chomsky s’attache à lire aussi bien
ses inspirateurs et alliés idéologiques que ses opposants: il tient pour
essentiel d’étayer ses argumentations de citations précises qu’il commente
et dont, parfois, il montre la perfidie. Cette exigence contribue à la solidité
de ses travaux, qu’aucun de ses détracteurs, malgré la hargne qui anime
souvent ceux-ci, n’est parvenu à saper[1].
C’est aussi que ses investigations couvrent de larges domaines, ceux de
la politique intérieure états-unienne et de l’actualité internationale. Presque
aucune région du monde, que ce soit l’Amérique latine, le Moyen-Orient ou
l’Asie du Sud-Est, n’échappe à ses commentaires.
Neil Brooks, de la Osgoode Hall Law School, note: «Le langage
détermine notre façon de penser et d’essayer de rendre le monde
intelligible, et la langue peut aussi bien servir à obscurcir et à tromper qu’à
expliquer et à clarifier.» C’est pourquoi, selon lui, «quand les gens adoptent
le vocabulaire des puissants, ils se trouvent automatiquement, et souvent
inconsciemment, incapables d’imaginer une autre façon de penser les
choses»[2]. Le rôle que Chomsky s’est donné est de décrypter «le
vocabulaire des puissants» et d’en comprendre les véritables enjeux.
Les «institutions idéologiques occidentales» ont l’exorbitant pouvoir de
«falsifier, d’embrouiller et de réinterpréter les faits, dans l’intérêt de ceux
qui dominent l’économie et le système politique[3]», c’est-à-dire de donner
au monde une «intelligibilité» qui les sert, entravant ainsi les efforts de
compréhension individuels et indépendants. C’est à ce genre d’efforts que
nous convie la lecture de Chomsky.
Contrôler l’opinion publique[4]

Ali Idrissi: Quelle est, selon vous, l’idéologie dominante transmise par les
médias?

Noam Chomsky: Dans les pays occidentaux, les médias sont eux-mêmes
soit des entreprises privées soit des médias de l’État, lui-même influencé,
comme on le sait, par les puissances financières. Les médias aux États-Unis
représentent donc généralement de grandes entreprises ou des parties de
consortiums. Ils s’intéressent, en tant que tels, à ce qu’on appelle le
«contrôle de l’opinion publique», à savoir l’éternelle bataille pour la
conquête de la pensée populaire et son endoctrinement au service de
l’idéologie capitaliste. Je ne fais que citer certains dirigeants de l’industrie
de la communication, qui sont très francs au sujet de leur intention réelle
d’endoctrinement, et qui mettent en place beaucoup de moyens pour y
parvenir.
La société américaine est gouvernée par les affaires: chaque année, un
billion de dollars, soit le septième du produit national brut, sont dépensés
uniquement dans le domaine du marketing, dont le but est, en grande partie,
de contrôler l’opinion publique. Sachant que d’importantes institutions
médiatiques possèdent un énorme pouvoir d’influence auprès du public, il
n’est pas surprenant qu’elles se «vendent» au marché que représentent
d’autres institutions privées de marketing. C’est ainsi qu’elles essaient de
maintenir la population enfermée dans l’endoctrinement du mythe
capitaliste.
A. Idrissi: Et dans les pays en voie de développement?

N. Chomsky: Il n’y a pas qu’une seule catégorie de pays en voie de


développement. Dans plusieurs de ces pays, les médias appartiennent à
l’État et diffusent sa propagande. Toutefois, il ne faut pas négliger
l’influence des géants médiatiques venant des sociétés industrialisées; ils
ont un contrôle énorme sur l’ensemble des médias de ces pays, en incluant
le système culturel populaire (divertissement, information, etc.). Citons
simplement l’exemple des sources d’information dans le monde: elles sont
implantées presque uniquement dans quelques pays riches. Quand le tiers-
monde a tenté de développer des agences indépendantes d’information,
l’Occident a très rapidement écrasé ces tentatives. Les États-Unis ont
presque détruit l’UNESCO parce qu’ils ne supportaient pas une telle
volonté d’indépendance. Ils voulaient s’assurer le contrôle de la pensée
populaire à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

A. Idrissi: Quel devrait être le rôle des médias aujourd’hui?

N. Chomsky: C’est un peu comme demander quel aurait dû être le rôle des
médias en Union soviétique… Ils auraient dû dire la vérité, mais c’était
impossible dans le cadre des institutions de l’époque. Aux États-Unis, en
France ou ailleurs, les médias devraient permettre une discussion libre, avec
la participation des habitants, et établir la vérité sans se soumettre aux
intérêts des pouvoirs politiques ou financiers. Toutefois, nous ne pouvons
attendre un tel revirement étant donnée l’emprise du pouvoir qui les
soumet.

A. Idrissi: Les médias devraient-ils établir et préserver les démocraties?

N. Chomsky: Si la démocratie est une bonne chose, comme je le crois,


alors toutes les institutions médiatiques devraient l’encourager; mais elles
ne le font pas, car elles détestent la démocratie! Elles pourraient le faire en
développant leur propre pouvoir, indépendamment des structures politiques
et financières. Aujourd’hui, dans une certaine mesure, les médias sont
indépendants. Il y a des journalistes indépendants connus pour leur intégrité
professionnelle. Mais si les médias étaient totalement indépendants, ils
stimuleraient une compréhension et une conscience qui permettraient
l’épanouissement de la démocratie.

A. Idrissi: Pensez-vous que les États-Unis imposent leur conception du


monde par l’intermédiaire de leurs médias?

N. Chomsky: On ne peut parler des États-Unis comme la résultante d’une


seule source de pouvoir; il y a plusieurs sortes de pouvoir dont les intérêts
diffèrent et qui peuvent entrer en conflit les uns avec les autres. Ces sources
de pouvoir sont bien identifiées et contrôlent les médias. Évidemment, elles
tentent de présenter leur vision du monde de manière à ce qu’elle soit
acceptée par le grand public, pour ainsi augmenter leurs pouvoirs et leurs
profits.
Un dirigeant de l’industrie des communications a écrit un manuel intitulé
Propaganda[5], qui décrit la fabrication du consentement comme l’essence
même de la démocratie. Il explique que les détenteurs du pouvoir doivent
utiliser la propagande afin d’assurer la subordination de la population à
leurs intérêts. Ce principe date de James Madison: la Constitution
américaine a été formulée dans le cadre du principe de Madison, qui affirme
que «la responsabilité essentielle du gouvernement est de protéger les
minorités riches contre la majorité». Ce principe a été accepté à l’unanimité
lors de la Convention constitutionnelle et le rôle des médias est de faire en
sorte que cela demeure ainsi. Ce n’est pas un secret!

A. Idrissi: Dans quelle mesure la liberté d’expression est-elle présente dans


les médias américains?
N. Chomsky: La liberté d’expression existe aux États-Unis plus qu’ailleurs.
Mais elle s’obtient tout comme n’importe quel produit au sein d’une
économie capitaliste: il suffit d’avoir suffisamment d’argent pour se
l’acheter. Sur le marché, une grande quantité de chaussures sont disponibles
sans aucune restriction tant que vous avez de quoi payer. Il en va de même
pour la liberté d’expression: elle est disponible en grande quantité, sauf que
vous n’y avez accès qu’avec beaucoup d’argent.

A. Idrissi: Qu’en est-il des gens qui n’ont pas d’argent, mais qui veulent
exprimer leurs opinions?

N. Chomsky: Moi, par exemple, je suis libre de dire ce que je veux. Je


peux donner un nombre illimité de conférences à des auditoires de milliers
de gens et personne ne peut empêcher cela. Mais, bien sûr, les plus grands
médias américains ne diffusent pas et ne diffuseront jamais un discours
comme le mien. Ils sont très francs et directs sur ce sujet. Récemment, le
directeur de l’information de la National Public Radio a affirmé que je ne
pourrai jamais parler sur ses ondes. C’est tout à fait logique puisque mes
idées vont à l’encontre de leurs intérêts. On ne peut pas dire que ce soit une
atteinte à ma liberté d’expression: je garde une liberté d’expression
complète. Pour ce qui est de protéger la liberté d’expression et de la rendre
accessible à tous, la France ou le Canada ne sont pas plus en avance que les
États-Unis.

A. Idrissi: Pouvez-vous mentionner un cas de désinformation ou de


manipulation de l’information?

N. Chomsky: Prenons le cas du processus de paix au Moyen-Orient. Les


médias anglo-américains peuvent décrire ce processus comme le grand
miracle, puisqu’il apporte une solution à l’un des plus grands et des plus
vieux conflits ethniques. Les médias rapportent qu’Israël accepte de se
retirer de la Cisjordanie et de reconnaître un État palestinien, etc.
Cependant, en réalité, Israël ne s’est retiré que de 2 % des territoires
occupés, gardant le contrôle total de 70 % de ceux-ci. Les 28 % qui restent
sont constitués d’une centaine de régions dispersées, toujours sous le
contrôle de l’administration locale d’Israël. En contrepartie, les Palestiniens
devaient reconnaître la souveraineté et la légitimité de l’État d’Israël. lls
devaient ainsi accepter la présence de l’occupant dans les territoires choisis
par Israël, ainsi que le contrôle sur les réserves d’eau…
En fait, pendant vingt-cinq ans, les États-Unis sont parvenus à bloquer
toutes les initiatives diplomatiques au Moyen-Orient parce qu’elles étaient
basées sur la résolution 242 de l’ONU, laquelle exigeait qu’Israël se retire
des territoires occupés. Dès les années 1970, toutes les résolutions des
Nations Unies visaient l’autonomie palestinienne. Les États-Unis se sont
toujours opposés autant au retrait israélien des territoires qu’à l’autonomie
palestinienne. Ils ont utilisé leur droit de veto pour faire avorter les
résolutions du Conseil de sécurité et ont voté avec Israël contre toutes les
décisions de l’Assemblée générale des Nations Unies. Cependant, rien de
tout cela n’est apparu dans les médias américains. Le fait que les États-Unis
aient été les seuls à s’opposer aux initiatives de paix au Moyen-Orient n’a
jamais été rapporté au public américain. Finalement, les États-Unis ont
gagné: ils ont réussi à enterrer la résolution 242. Voilà ce que nos médias
appellent la grande solution du conflit… Même en Union soviétique les
médias n’auraient jamais réussi à déformer la réalité aussi radicalement que
ne l’ont fait et que ne le font encore les médias américains. Le pire, c’est
que l’influence des États-Unis est tellement forte que le monde entier finit
par concevoir la réalité de cette façon.

A. Idrissi: Jusqu’à quel point pensez-vous que les médias occidentaux


parviennent à façonner l’opinion publique dans un conflit comme celui du
Moyen-Orient?
N. Chomsky: Tout d’abord, je doute que, dans ce conflit, les médias
américains soient parvenus à façonner l’opinion publique. La majorité des
États-Uniens a toujours soutenu l’idée d’un État palestinien. Donc,
l’opinion publique est une chose et l’opinion officielle en est une autre.
Cela se vérifie dans plusieurs domaines. Prenons un problème qui
préoccupe tous les États-Uniens: le budget. La communauté des hommes
d’affaires favorise l’équilibre budgétaire, surtout parce qu’il constitue un
moyen de réduire les dépenses dans les secteurs sociaux. La dette, fabriquée
jusqu’à 80 % pendant les années Reagan, a été créée dans le but de réduire
ces mêmes dépenses. Par la suite, le monde des affaires, les banquiers et les
spéculateurs se sont mis à défendre la réforme budgétaire, et c’est pour cette
raison que les deux grands partis politiques sont eux aussi en sa faveur. Par
conséquent, la presse nous dit que le public y est favorable. Pourtant, les
sondages ont révélé que seulement 5 % de la population pense que
l’équilibre budgétaire est important; ce qui signifie que la majorité du
public s’y oppose. Et elle a tout à fait raison de le faire. Mais peu importe:
le peuple ne compte pas, puisqu’il est totalement écarté du domaine des
décisions.

A. Idrissi: Quelles sont les motivations de votre combat en faveur de la


liberté d’expression et de la justice sociale?

N. Chomsky: La question devrait plutôt être: comment peut-on ne pas être


en faveur de la liberté d’expression? La base de l’intégrité de l’être humain
est la liberté de penser. Avoir cette liberté de penser, mais ne pouvoir
l’exprimer librement équivaut à transformer l’être humain en machine. Si
vous attribuez à l’homme une valeur qui lui est intrinsèque, vous ne sauriez
qu’être en faveur de la liberté d’expression.
Les maîtres de l’humanité[6]

A S notait que, au cours de l’histoire, «l’ignoble maxime des


maîtres de l’humanité: tout pour nous, rien pour les autres» avait
laissé des traces. Smith ne se faisait pas d’illusions quant aux
conséquences de cette maxime. Une main invisible, dit-il, va détruire toute
possibilité d’existence humaine décente, à moins que le gouvernement ne
prenne des mesures pour éviter d’en arriver là, ce que le gouvernement de
«toute société civilisée» devrait faire. Elle va détruire l’ensemble de la
communauté, l’environnement, les valeurs humaines en général et, qui plus
est, les maîtres eux-mêmes. C’est pourquoi le monde des affaires demande
régulièrement à l’État d’intervenir pour le protéger des forces du marché.
À l’époque de Smith, les maîtres de l’humanité n’étaient nul autre que
«les marchands et les manufacturiers, principaux architectes» de la
politique étatique, qui usaient de leur pouvoir pour causer «d’épouvantables
malheurs» aux immenses royaumes qu’ils asservissaient, et qui faisaient
même du tort à leurs compatriotes anglais, bien que leurs propres intérêts
fussent «particulièrement satisfaits». De nos jours, les maîtres sont, plus que
jamais, les sociétés supranationales et les institutions financières qui
dominent l’économie mondiale et le commerce international. L’appellation
«commerce international» est d’ailleurs plutôt douteuse, puisque quelque
40 % du commerce américain est aux mains de compagnies administrées de
façon centralisée par les mêmes personnes qui dirigent planification,
production et investissements.
La Banque mondiale signale que les mesures protectionnistes des pays
industrialisés provoquent la réduction du revenu national des pays du Sud,
et que cette réduction représente environ le double du montant de l’aide
officielle qui leur est accordée – aide qui est en bonne partie un
encouragement déguisé à l’exportation et est surtout destinée aux secteurs
les plus riches qui, s’ils sont moins dans le besoin, consomment davantage.
Or, au cours des dernières années, la plupart des pays riches ont renforcé
leur protectionnisme, les reaganiens ouvrant souvent la voie à la croisade
contre le libéralisme économique. Depuis 1960, ces pratiques, de concert
avec les programmes édictés par le Fonds monétaire international (FMI) et
la Banque mondiale, ont contribué à agrandir le fossé entre pays riches et
pays pauvres. Les transferts de ressources des pays pauvres aux pays riches
représentaient, entre 1982 et 1990, plus de 400 milliards de dollars,
«l’équivalent, en devises actuelles, de six plans Marshall fournis au Nord
par le Sud», observe Susan George, du Transcontinental Institute
d’Amsterdam. Elle note également que les banques commerciales ont été
protégées par le transfert de leurs créances irrécouvrables vers le secteur
public. Comme dans le cas des caisses d’épargne aux États-Unis et de
l’industrie de pointe en général, le «capitalisme d’économie de marché» ne
doit, dans la mesure du possible, présenter aucun risque pour les maîtres.
La guerre des classes au niveau international a son pendant au niveau
national aux États-Unis, où les salaires réels sont redevenus ce qu’ils étaient
vers 1965. La stagnation des salaires s’est mise à concerner les diplômés
d’université et s’est transformée en véritable déclin au milieu des années
1980, en partie à cause de la réduction des «dépenses en armement», notre
euphémisme pour parler de la politique industrielle de l’État qui permet à
l’«entreprise privée» de s’abreuver à l’auge publique. Selon Lawrence
Mishel et Jared Bernstein, économistes à l’Economic Policy Institute, plus
de 17 millions de travailleurs étaient sans emploi ou sous-employés en juin
1992 (ce qui représente une hausse de 8 millions au cours du mandat de
George Bush). Quelque 75 % de ces travailleurs auraient définitivement
perdu leur emploi. Rüdiger Dornbusch, économiste au Massachusetts
Institute of Technology (MIT), estime que, dans les années 1980, le revenu
par habitant «a augmenté de 70 % pour 1 % de la population, c’est-à-dire
les mieux nantis, alors que la population au bas de l’échelle se retrouve tout
à fait perdante».
Les gouvernements ont tenté, et tentent toujours, de s’unir autour du
pouvoir économique. James Morgan décrit, dans le Financial Times de
Londres, le «gouvernement mondial de facto» qui prend forme dans le
«nouvel âge impérial», constitué par le FMI, la Banque mondiale, le groupe
des Sept, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT)
et toute institution destinée à servir les intérêts des entreprises
transnationales, des banques et des sociétés de placements.
Ces institutions possèdent un atout enviable: leur imperméabilité aux
influences populaires. L’hostilité de l’élite à la démocratie est, on le
comprend, profondément enracinée. Mais elle a connu plusieurs tendances.
Chez les «progressistes», tout d’abord, Walter Lippmann soutenait que «le
public doit être remis à sa place», de façon à ce que les «hommes
responsables» puissent gouverner sans subir l’ingérence «de non-initiés,
d’ignorants qui fourrent leur nez partout». La «fonction» de ces gens est de
se comporter en «spectateurs intéressés par l’action» et, de temps à autre,
lors des élections, de choisir les membres de la classe dirigeante, pour
ensuite retourner à leurs affaires personnelles. Les réactionnaires statiques,
communément appelés «conservateurs», adoptent quant à eux une ligne
plus sévère, refusant au public jusqu’au rôle de spectateur. D’où l’intérêt,
pour les reaganiens, des opérations clandestines, de la censure et des
mesures visant à ce que le tout-puissant État interventionniste ne soit pas
dérangé par la populace. Le «nouvel âge impérial» marque une transition
vers l’extrémité réactionnaire de l’éventail antidémocratique.
C’est dans cette optique que l’on doit considérer l’Accord de libre-
échange nord-américain (ALENA) et le GATT. On doit d’abord noter que le
lien entre ces accords et le libre-échange est ténu. L’un des objectifs
fondamentaux des États-Unis est d’assurer une protection accrue de la
propriété intellectuelle, ce qui comprend les logiciels, les brevets pour
semences ou médicaments, etc. La Commission du commerce international
des États-Unis (USITC) estime que les compagnies américaines pourraient
faire des profits annuels de 61 milliards de dollars aux dépens du tiers-
monde si le GATT accédait aux demandes protectionnistes américaines
(comme l’a fait l’ALENA). Cela représenterait pour le Sud un coût énorme,
qui dépasserait même le capital affluant actuellement vers le Nord, à cause
de la dette du Sud. Ces mesures visent à assurer aux compagnies établies
aux États-Unis le plein contrôle de la technologie de l’avenir, notamment de
la biotechnologie qui, souhaite-t-on, permettra aux entreprises privées,
protégées, de contrôler la santé, l’agriculture et, de façon générale, la
survie, et ainsi d’emprisonner la majorité démunie dans la dépendance et de
l’étouffer dans un sentiment d’impuissance. On utilise les mêmes méthodes
au Canada pour miner l’assurance maladie, ennuyeusement efficace, en
entravant, par exemple, la consommation de médicaments génériques, ce
qui augmente nettement les coûts et profite aux entreprises américaines
subventionnées par l’État. L’ALENA compte, de plus, des exigences
complexes, en l’occurrence des «règlements d’origine» destinés à exclure
les compétiteurs étrangers. Deux cents pages de l’accord traitent de règles
visant à assurer un pourcentage élevé de valeur ajoutée à l’Amérique du
Nord (mesures protectionnistes qui, selon certains détracteurs américains de
l’ALENA, devraient être augmentées). En outre, les ententes ne concernent
pas le seul commerce (qui n’est pas vraiment un commerce, mais plutôt un
ensemble de transferts entre compagnies): elles vont plus loin. L’un des
objectifs principaux des États-Unis est la libéralisation des services, qui
permettrait aux banques supranationales de supplanter les concurrents
nationaux et d’éliminer ainsi toute menace de planification économique
nationale et de développement indépendant. Les ententes conclues dans le
cadre de l’ALENA imposent un mélange de libéralisme et de
protectionnisme, afin que les maîtres du «nouvel âge impérial» puissent
détenir fermement la richesse et le pouvoir.
L’ALENA a été conclu en janvier 1994, au moment idéal pour passer au
premier plan dans la campagne électorale américaine. Pourtant, il n’en a
presque pas été fait mention. Le cas du Labor Advisory Committee (LAC),
basé sur des syndicats et mis sur pied par le Trade Act de 1974 pour
conseiller l’exécutif sur tout accord commercial, illustre bien la façon dont
le sujet a été écarté. En effet, le LAC a été informé du fait qu’il devait
remettre son rapport sur l’ALENA le 9 septembre, alors qu’on lui avait
fourni le texte de cet accord fort complexe la veille. Dans son rapport, le
LAC note que «l’administration n’a laissé place à aucun avis extérieur sur
la production du document et a refusé de rendre disponible un avant-projet
pouvant être commenté». Au Canada et au Mexique, la situation a été la
même: les faits ne sont pas même rapportés. On est donc sur le point
d’atteindre un idéal recherché depuis longtemps: la mise en place de
procédures démocratiques formelles mais dépourvues de sens, qui font en
sorte que les citoyens sont exclus de l’arène publique et qu’ils n’ont qu’une
vague idée des règles qui façonneront leurs vies.
On peut facilement comprendre ce besoin de tenir le public «à sa place».
Bien que la presse, dans sa maigre couverture de l’ALENA, ait été
massivement favorable à l’accord présenté dans sa forme actuelle, le public,
lui, s’y est opposé à près de deux contre un (chez les 60 % qui ont exprimé
une opinion). Outre quelques brefs commentaires et certaines interventions
– peu nombreuses – de Ross Perot, le sujet n’a pas été au programme de la
campagne présidentielle, pas plus que ne l’ont été la réforme de la santé et
une foule d’autres questions sur lesquelles l’opinion publique demeure
largement éloignée de la gamme d’options envisagées par les «hommes
responsables».
Le LAC a conclu que l’accord constituerait une véritable mine d’or pour
les investisseurs, mais qu’il nuirait aux travailleurs américains et aussi,
vraisemblablement, aux travailleurs mexicains. L’une des conséquences
probables de l’accord est l’accélération de la migration des populations
rurales vers les régions urbaines, les producteurs mexicains de maïs étant
balayés par l’industrie agricole américaine. Cette situation entraînerait une
diminution des salaires, qui ont déjà connu une brusque baisse au cours des
dernières années et qui resteront probablement peu élevés, grâce à la
poursuite de la dure répression qui représente un élément crucial du
«miracle économique mexicain» tant encensé. L’économiste David Barkin
rapporte que la part du revenu personnel de la classe ouvrière mexicaine est
passée de 36 % vers 1975 à 23 % en 1992. Moins de 8 000 comptes
bancaires – dont 1 500 appartenant à des étrangers – contiennent plus de
94 % des actions publiques…
Les droits à la propriété sont bien protégés par l’ALENA, mais les droits
des travailleurs sont ignorés, font remarquer les analystes du LAC. De plus,
il est probable que l’accord ait des effets néfastes sur l’environnement, du
fait qu’il encourage le déplacement de la production vers les régions où
l’application des règlements est moins contraignante. On trouve le
commentaire suivant dans le rapport du LAC: l’ALENA «aura pour effet
d’empêcher les membres démocratiquement élus de tous les paliers du
gouvernement de décréter des mesures qui ne concordent pas avec les
clauses de l’accord, notamment des mesures sur l’environnement, les droits
des travailleurs, la santé et la sécurité, lesquelles peuvent toutes être remises
en question en tant que “contraintes commerciales injustes”».
Cette évolution était déjà amorcée dans le cadre de l’accord de «libre-
échange» conclu entre le Canada et les États-Unis. Dans cet accord, on
s’efforce dès le départ, entre autres, de contraindre le Canada à abandonner
ses mesures de protection du saumon du Pacifique et à aligner ses lois
relatives aux pesticides et aux émissions sur les normes américaines, plus
laxistes. De plus, on compte mettre un terme aux subventions qui
permettent le reboisement après la coupe et on veut faire obstacle à un
programme ontarien d’assurance-automobile à payeur unique qui
entraînerait, pour les compagnies d’assurances américaines, la perte de
centaines de millions de dollars de profits. En attendant de connaître pire, le
Canada s’est contenté d’accuser les États-Unis de violer l’«équité
commerciale» en imposant les standards de l’Agence des États-Unis pour la
protection de l’environnement sur l’usage de l’amiante et en exigeant
l’utilisation de fibres recyclées dans la fabrication du papier journal.
L’ALENA, de même que le GATT, a prévu de nombreuses mesures pour
saper les efforts populaires visant à protéger la qualité de vie.
Le rapport du LAC conclut que «les entreprises américaines, ainsi que
leurs propriétaires et gérants, devraient récolter de gigantesques profits.
Toutefois, l’ensemble des États-Unis risque d’y perdre, et certains groupes
en particulier risquent d’y perdre énormément». Le rapport du LAC
demande une renégociation et offre une série de propositions constructives.
Une renégociation pourrait être possible, dans la mesure où la coalition des
travailleurs, les groupes environnementaux et les autres groupes populaires
qui ont demandé des changements obtiennent un appui massif de la
population.
Un rapport publié en octobre 1992 par le Bureau d’évaluation des
technologies du Congrès américain en est venu aux mêmes conclusions.
L’accord, tel que proposé, ne ferait que ratifier «la mauvaise gestion de
l’intégration économique» et «garantirait aux États-Unis un avenir où les
salaires seraient peu élevés et la productivité faible». L’ALENA pourrait
avoir des conséquences bénéfiques pour le pays s’il était radicalement
modifié de manière à inclure «des politiques sociales intérieures et
continentales et des ententes parallèles avec le Mexique sur les questions
touchant l’environnement et la main-d’œuvre». Mais ce pays compte moins
pour ces maîtres dont les règles du jeu sont différentes. En tant qu’entité
géographique, «le pays peut décliner». Toutefois, les intérêts des
«architectes principaux de la politique» seront «particulièrement satisfaits»,
expliquait le New York Times dans un article intitulé «Paradox of ’92: Weak
Economy, Strong Profits[7]».
La mondialisation de l’économie a pour conséquences la montée de
nouvelles institutions gouvernantes visant à servir les intérêts d’un pouvoir
économique transnational privé et la propagation du modèle social du tiers-
monde: des îlots d’immenses privilèges dans une mer de misère et de
désespoir. Une promenade au cœur de n’importe quelle ville américaine
donne forme humaine aux statistiques sur la qualité de vie, la distribution
des richesses, la pauvreté, l’emploi et autres éléments du «paradoxe de
1992». De plus en plus, la production est orientée vers les régions où la
répression est sévère et où les salaires sont bas. Elle est dirigée vers des
secteurs privilégiés de l’économie mondiale. Une grande partie de la
population devient alors inutile à la production et peut-être même inutile à
la consommation. Voilà en quoi notre époque diffère de celle de Henry
Ford, qui s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas vendre de voitures si le
salaire de ses employés ne leur permettait pas d’en acheter.
Le paysage se précise à la lumière de certains faits particuliers. Ainsi la
compagnie General Motors prévoit la fermeture de quelque 24 usines aux
États-Unis et au Canada, mais elle devient le plus grand employeur privé du
Mexique. Cette même compagnie a ouvert une usine d’assemblage au coût
de 690 millions de dollars en Allemagne de l’Est où, comme l’explique le
Financial Times, les employés sont prêts «à travailler un plus grand nombre
d’heures que leurs collègues gâtés d’Allemagne de l’Ouest, à 40 % du
salaire et avec peu d’avantages sociaux». On constate que le capital, lui,
peut aisément bouger, mais pas les gens. Ils en sont empêchés par ceux qui
applaudissent la doctrine d’Adam Smith, mais qui oublient qu’un des
éléments fondamentaux de cette doctrine est «la libre circulation de la
main-d’œuvre». Le fait que la plupart des pays d’Europe de l’Est retournent
à leur rôle traditionnel de service offre aux compagnies de nouvelles
possibilités de réduire leurs coûts, grâce «au chômage grandissant et à
l’appauvrissement d’une grande partie de la classe ouvrière industrielle
dans l’Est», alors que les réformes capitalistes vont de l’avant, toujours
selon le Financial Times.
Les mêmes facteurs donnent aux maîtres des armes pour dompter la
populace nationale. L’Europe doit «s’attaquer aux salaires outranciers et
aux impôts sur les sociétés, aux courtes heures de travail, à l’immobilité de
la main-d’œuvre et aux programmes sociaux de luxe», conseille le Business
Week. Elle doit retenir la leçon donnée par la Grande-Bretagne qui,
finalement, «fait quelque chose de bien», observe d’un ton approbateur The
Economist, avec «ses syndicats enchaînés» et réfrénés par la loi, «son
chômage élevé et son rejet du chapitre social de Maastricht», de façon à ce
que les employeurs soient protégés «de la surréglementation et du manque
de flexibilité de la main-d’œuvre». Les travailleurs américains doivent
retenir les mêmes leçons.
Les buts fondamentaux ont été clairement décrits par Harry Gray,
directeur général de United Technologies, cité dans une étude précieuse sur
l’ALENA menée par William McGaughey de la Minnesota Fair Trade
Coalition: «Un milieu d’affaires international libre de toute interférence
gouvernementale», telle qu’elle se manifeste dans les «réglementations
d’étiquetage et d’emballage» et l’«inspection des pratiques» visant à
protéger les consommateurs. C’est la valeur humaine prédominante, celle à
laquelle tout doit être subordonné… Gray ne désapprouve pas, bien sûr,
l’«ingérence du gouvernement», dans la mesure où elle aide sa compagnie à
exister. Le discours néolibéral est une arme employée de façon sélective
contre les pauvres. Et les riches et les puissants continuent dans cette
perspective à se fier au pouvoir de l’État.
Ces processus continueront d’exister en dépit de l’ALENA. Mais,
comme l’expliquait Kay Whitmore, président d’Eastman Kodak, l’accord
peut «faire en sorte que l’économie du Mexique ne puisse plus revenir au
protectionnisme». L’accord devrait permettre au Mexique «de solidifier ses
remarquables réformes économiques», commente pour sa part Michael
Aho, directeur des études économiques au Council on Foreign Relations,
faisant ainsi référence au «miracle économique qui a rejailli sur les riches»,
mais qui a dévasté la majorité défavorisée. Il peut repousser le danger qu’a
mentionné, en septembre 1990, un groupe de travail du Pentagone étudiant
la stratégie du développement en Amérique latine – celui-ci considérait en
effet comme «extraordinairement positives» les relations avec la dictature
mexicaine. Le groupe de travail du Pentagone n’était nullement troublé par
les élections frauduleuses, les escouades meurtrières, la torture endémique,
le traitement scandaleux infligé aux paysans et aux travailleurs, et ainsi de
suite. Il ne voyait qu’un seul nuage à l’horizon: le fait qu’une «“ouverture à
la démocratie” au Mexique pourrait nuire à ses rapports spéciaux avec les
États-Unis en donnant le pouvoir à un gouvernement plus enclin à
concurrencer les États-Unis sur les plans économique et nationaliste».
Comme toujours, une démocratie fonctionnelle représente une menace
fondamentale.
Les accords commerciaux ont préséance sur les droits des travailleurs,
des consommateurs et sur les générations futures. Ils aident à tenir le public
«tranquille». Ceci ne tient pas forcément aux accords eux-mêmes, mais
constitue les conséquences naturelles de ce qui a été accompli ces dernières
années: on a réussi à faire de la démocratie une forme vide, afin que
l’ignoble maxime des maîtres puisse continuer d’être appliquée, sans être
entravée par aucune ingérence indue.
Pas moyen de nous échapper[8]

L 29 1991, alors que bombes et missiles pleuvaient sur Bagdad


et sur Bassora et que de misérables conscrits se terraient, dans le sud
de l’Irak, au fond de tranchées creusées dans le sable, le président
George Bush déclarait: «Ce qui est en jeu est plus qu’un petit pays, c’est
une grande idée, un nouvel ordre mondial, dans lequel différentes nations
s’unissent autour d’une cause commune: la concrétisation des aspirations
universelles de l’humanité à la paix, à la sécurité, à la liberté et à l’autorité
de la loi.» Ce discours suscita à la fois crainte et admiration en Occident. Il
résonne encore dans le cœur ravi des classes dirigeantes des pays riches qui
savourent leurs victoires des années 1980 à la fois sur le tiers-monde et sur
les pauvres – en nombre croissant – de leurs propres pays. Puisque ceux qui
ont fièrement proclamé l’avènement d’une ère nouvelle ont choisi, comme
première illustration de leurs principes et intentions, la politique face à
l’Irak, nous nous proposons d’en suivre l’évolution à partir d’août 1990,
date à laquelle l’ami et allié du président Bush, Saddam Hussein, a pour la
première fois commis une faute impardonnable: désobéir aux ordres.
Le 26 juin 1993, le président Clinton ordonna de procéder à une attaque
de missiles contre l’Irak. Vingt-trois missiles de croisière Tomahawk furent
lancés sur le quartier général des services de renseignements, situé au centre
de Bagdad. Sept d’entre eux manquèrent leur cible et touchèrent une zone
résidentielle. D’après la journaliste Nora Boustany, qui se trouvait alors sur
place, huit civils furent tués et une douzaine d’autres blessés. Parmi les
victimes figuraient Layla Al-Attar, une artiste bien connue dans le monde
arabe, ainsi qu’un homme retrouvé mort, son bébé dans les bras. Il est
évident qu’une attaque menée avec des missiles ne va pas sans ratés. Mais,
comme l’a expliqué Leslie Aspin, secrétaire d’État à la Défense, elle a pour
«principal avantage», par rapport à un bombardement plus précis, «de ne
pas mettre en danger la vie des pilotes américains». Elle ne menace que
celle des civils irakiens, dont on peut bien se passer.
Les médias ont fait savoir que Clinton s’était grandement réjoui des
résultats de l’opération. En route pour l’église, le lendemain de l’attaque, le
très pieux président avait déclaré: «Je suis content de ce qui s’est passé et je
pense que le peuple américain devrait s’en réjouir.» Les colombes du
Congrès américain partagèrent sa joie: l’attaque leur semblait «indiquée,
raisonnable et nécessaire» (Barney Frank). «Nous devions montrer à ces
gens que nous n’offrons pas une cible facile au terrorisme», affirma Joseph
Moakley.
L’attaque fut présentée comme la riposte des États-Unis à une prétendue
tentative d’assassinat contre l’ancien président Bush, lors de sa visite au
Koweït, en avril 1993. Mais les missiles ont été lancés alors que les
accusés, dont les procès étaient entourés de circonstances douteuses, étaient
encore en jugement. Washington déclara publiquement posséder «des
preuves sûres» de la culpabilité irakienne, bien qu’il fût secrètement admis
qu’il s’agissait, cette fois encore, d’une machination. Un éditorial du New
York Times révéla que «des représentants de l’administration, sous le
couvert de l’anonymat», avaient informé la presse du fait «que l’affirmation
de la culpabilité irakienne était fondée sur des preuves indirectes plutôt que
sur des renseignements irréfutables». Ce sur quoi l’on ne s’est guère arrêté.
Au Conseil de sécurité des Nations Unies, l’ambassadrice des États-Unis,
Madeleine Albright, chercha à justifier le recours à la violence en invoquant
l’article 51 de la Charte des Nations Unies. Cet article autorise l’usage de la
force en cas de légitime défense contre une «attaque armée» et dans
l’attente d’une intervention du Conseil de sécurité. Le droit international
n’autorise un tel expédient que dans le cas où le besoin en est «urgent et ne
laisse ni le choix des moyens ni le temps de délibérer». S’appuyer sur
l’article 51 pour justifier un bombardement ayant lieu deux mois après une
prétendue tentative d’assassinat sur la personne d’un ancien président, cela
tient de l’absurde. Mais l’absurde n’est pas ce qui inquiète les
commentateurs.
Les rédacteurs du Washington Post assurèrent en effet aux élites des
États-Unis que les faits «concordaient parfaitement» avec l’article 51. Leurs
collègues du New York Times ajoutèrent que «tout président a le devoir
d’utiliser la force militaire pour protéger les intérêts de la nation». Pour le
Boston Globe, «d’un point de vue diplomatique, c’était l’argument qu’il
fallait invoquer. La référence du président Clinton à la Charte des Nations
Unies démontre la volonté américaine de respecter les lois internationales».
D’autres, comme Stephen Hubbell, du Christian Science Monitor, y sont
allés d’interprétations encore plus originales de l’article 51, «qui permet aux
États d’utiliser leurs forces militaires s’ils sont menacés par une puissance
hostile». Aucun journaliste n’est cependant allé aussi loin que le
Washington Post, quand il s’est agi de justifier l’invasion du Panama, en
décembre 1989: Thomas Pickering, alors ambassadeur américain aux
Nations Unies, avisa le Conseil de sécurité du fait que l’article 51 «prévoit
l’emploi des forces armées pour défendre un pays, pour défendre nos
intérêts[9]». Et le ministère de la Justice ajouta que la même clause de la
Charte donnait aux États-Unis le droit d’envahir le Panama, afin d’éviter
que son «territoire ne serve de base à la contrebande de la drogue destinée
aux États-Unis».
Bien que manifestement absurde, la référence de Clinton au droit
international fut généralement approuvée par l’intelligentsia américaine, de
même que par les pays clients les mieux soumis aux États-Unis, parmi
lesquels la Grande-Bretagne et la Russie. Même les médias qui ont mis en
doute le bien-fondé de l’invocation de l’article 51 (voir les éditoriaux du
New York Times et du Financial Times de Londres) se sont abstenus de
formuler la conclusion qui pourtant s’imposait: cette attaque constituait un
acte criminel qui devait être puni en conséquence.
Soit dit en passant, il n’est pas difficile d’imaginer à quoi ressemblerait
la planète si tous les pays adoptaient la ligne de conduite de Washington:
une sorte de jungle où les puissants imposeraient leur volonté à leur guise.
C’est d’ailleurs ainsi que nous la verrions aujourd’hui, si nous prenions la
peine d’ôter nos œillères idéologiques et doctrinales.
Le Washington Post loua Clinton d’«avoir fait face à l’agression
étrangère» et d’avoir dissipé l’inquiétude des États-Uniens, qui craignaient
de le voir moins enclin à recourir à la violence que ses prédécesseurs. Ce
bombardement, poursuivit le Post, est venu réfuter la dangereuse croyance
selon laquelle «la politique étrangère américaine, dans l’après-guerre froide,
est vouée à être constamment entravée par les contraintes du
multilatéralisme» – c’est-à-dire par les lois internationales et la Charte des
Nations Unies.
L’opération contre l’Irak parut à certains une preuve d’habileté politique.
Elle permit en effet au président de rallier le peuple américain autour du
drapeau et de gagner sa faveur. Se plaçant d’un tout autre point de vue,
Charles Glass, correspondant de la télévision américaine à Londres, posa la
question suivante: «Quel est le rapport entre Layla Al-Attar, artiste
irakienne, et Ricky Ray Rector, homme noir exécuté pour meurtre en
Arkansas, en 1992?» Le rapport, selon lui, est dans la volonté de Bill
Clinton d’augmenter sa cote de popularité en lançant des missiles sur
Bagdad d’une part, et d’autre part en retournant en Arkansas pendant la
campagne présidentielle afin de superviser la mise à mort d’un handicapé
mental, le tout dans le but de montrer «qu’un démocrate sait se montrer
sévère face au crime».
Les conseillers en relations publiques du président Clinton tâtent
constamment le pouls du pays. Ils savent que les États-Uniens sont plus que
jamais désabusés, pessimistes et inquiets quant à leurs conditions de vie, à
leur impuissance et au déclin des institutions démocratiques. Autant de
malaises augmentés par les effets de la décennie Reagan. Il n’y a rien
d’étonnant à ce que Ronald Reagan soit classé, au même titre que Richard
Nixon, parmi les ex-présidents les plus impopulaires. Il est particulièrement
détesté par les travailleurs et par les «démocrates reaganiens[10]».
Les faiseurs d’images savent également que le gouvernement n’a pas du
tout l’intention de résoudre les problèmes des gens ordinaires; toute mesure
décisive dans ce sens étant exclue puisqu’elle nuirait aux privilèges des
électeurs des primaires. Pour la haute direction des entreprises
transnationales ainsi que pour les professionnels liés aux structures du
pouvoir et les autres privilégiés, il faut que le monde soit discipliné, que les
industries de pointe reçoivent de généreuses subventions gouvernementales
et que la sécurité des riches soit assurée. Peu importe si les systèmes de
santé et d’éducation publics se détériorent, si une population «inutile»
pourrit dans les taudis et les prisons et si la société est, pour la plupart des
gens, invivable. Autrement dit, le gouvernement conforme sa ligne de
conduite à celle de ses prédécesseurs.
Il devient nécessaire, dans un tel contexte, d’effrayer le public et de
détourner son attention. L’effondrement des communautés urbaines a des
conséquences qui effraient beaucoup de gens. Dans une société dépolitisée,
où les ressources vont de plus en plus aux classes privilégiées et où
plusieurs ne voient pas de solution, beaucoup se réjouiront des sévères
coups de fouet que l’État donnera à ceux par lesquels ils se sentent
menacés. Et ils nourriront les mêmes sentiments à l’égard des hordes
étrangères, sentiments qu’exprimait le populiste président Lyndon Johnson,
qui s’alarmait: «Nous sommes, face aux forces ennemies, à un contre
quinze», ajoutant que l’ennemi était prêt à «balayer les États-Unis et à
prendre tous nos biens», et que si le pays n’avait pas les moyens de les
pulvériser dans leurs tanières, il serait «une proie facile pour n’importe quel
nain jaune muni d’un couteau de poche».
Durant toute la période où il s’est exhibé en public, Ronald Reagan,
personnage pathétique jouant au cow-boy, s’est lui aussi servi de cette idée
de danger immédiat en cas de manque de vigilance, gémissant contre les
sandinistes qui marcheraient sur le Texas, contre les terrifiantes bases
aériennes de la Grenade et autres menaces terribles du même genre.
La propagande de la guerre froide a servi à intimider pendant plusieurs
années la population américaine et à lui «donner une frousse d’enfer» dans
un style «plus parlant que la vérité», comme le recommandaient, à la fin des
années 1940, l’influent sénateur Arthur Vandenberg et son mentor Dean
Acheson. En effet, la majorité de la population vivait dans la crainte de
l’étranger, prêt à s’abattre sur elle pour lui voler le peu qui lui reste. La
menace soviétique perdant de son efficacité dans les années 1980, on
inventa de nouveaux démons, plus convaincants ceux-là. Les États-Unis
devinrent la risée de l’étranger: leur crainte de s’aventurer en Europe par
peur des Arabes forcenés, alors qu’ils auraient pourtant été bien plus en
sécurité que dans n’importe quelle ville américaine, provoquait
régulièrement l’effondrement de l’industrie touristique. Cette terreur est
devenue particulièrement manifeste durant toute la période précédant
immédiatement la guerre du Golfe: certaines villes riches qui, par exemple,
se trouvaient à cent lieues de tout, s’étaient fortifiées, de peur des terroristes
arabes, si ce n’est de Saddam en personne. En attendant, le flot de
propagande sur notre exceptionnelle générosité et sur l’ingratitude des
misérables qui en bénéficient a fait son effet: presque la moitié de la
population croit que la grande partie du budget fédéral des États-Unis va à
l’aide étrangère, un tiers voit en l’aide sociale le grand coupable des
dépenses – surestimant de beaucoup les fonds accordés à la communauté
noire et à l’aide aux enfants. Moins du quart de la population connaît la
vérité: ce sont les dépenses militaires qui sont les plus importantes. Et peu
de gens sont conscients du fait que ces dépenses font le bonheur des riches
et que notre misérable programme d’«aide» internationale est en fait l’un
des plus mesquins du monde développé.
Les gérants du système sont descendus dans l’arène sitôt la décision prise
par leur leader de répondre par la force à l’invasion du Koweït.
L’administration Clinton tira leçon de l’efficacité de la propagande: elle
pensa – à raison – qu’elle pourrait être gratifiée des mêmes faveurs
médiatiques. Ses choix ont été définis dans les questions rhétoriques
formulées par le secrétaire à la Défense: «Pourquoi mettre en danger la vie
de soldats américains, quand il ne s’agit que de réduire les pertes civiles
irakiennes? Pourquoi servir d’autres intérêts que les nôtres?» Selon les
principes sous-tendus par ces questions, on pouvait sans inconvénient
envoyer nos forces terrestres en Somalie, mais après que la famine y eut
régressé. Et comme des adolescents armés n’allaient offrir qu’une faible
résistance, on pouvait espérer tirer des opérations militaires quelques
bonnes photos. Pas question cependant de les envoyer en Bosnie, où le
massacre frise le génocide. Ni en Angola, où la situation est la même, mais
ne nécessite ni intervention ni publicité. Les intérêts occidentaux n’y sont
pas menacés et le principal massacreur, Jonas Savimbi, est un client de
longue date des États-Unis. Il est qualifié de «combattant pour la liberté»
par plusieurs hommes politiques bien en vue et fut déclaré être «un des
seuls authentiques héros de notre époque» par Jeane Kirkpatrick, après que
ses troupes se furent vantées d’avoir abattu des avions civils, causant des
centaines de morts, et d’avoir commis de nombreuses autres atrocités, tuant
et détruisant à une échelle véritablement «héroïque», grâce à l’appui des
États-Unis et de l’Afrique du Sud. En Bosnie, les règles d’intervention sont
demeurées extrêmement restrictives, tandis qu’en Somalie les troupes des
Nations Unies sont autorisées à effectuer des représailles entraînant de
nombreuses pertes civiles. Les critères opérationnels sont clairs: des
représailles pourraient s’avérer coûteuses en Bosnie, alors que la faiblesse
des Somaliens fait d’eux des proies faciles. Quelques gestes auraient pu
mettre fin aux terribles atrocités qui ont eu lieu en Haïti, mais les États-Unis
et leurs partenaires n’étaient pas pressés de remettre au pouvoir un
représentant des pauvres démocratiquement élu, dont les efforts pour aider
la population, qui contrastent avec l’habituelle exploitation brutale servant
l’intérêt des élites, ont été taxés par le gouvernement et les médias d’actes
«diviseurs» relevant de «la guerre des classes», accusations évidemment
non justifiées. Le fait de tuer massivement, de semer la terreur, est souvent
considéré comme méritoire et suscite des appuis militaires et diplomatiques
importants, comme cela s’est passé au Timor, en Amérique centrale et dans
plusieurs régions du continent africain au cours des dernières années, sans
parler d’exploits plus récents.
Il est vrai que les États-Unis auraient pu procéder à un bombardement
beaucoup plus féroce de Bagdad sans causer de morts «importantes». Mais
cela n’aurait pas été dans l’intérêt de Washington. Le président «ne voulait
pas qu’il y ait d’importantes pertes civiles», comme l’expliqua le
correspondant en chef du Times: «Un raid plus meurtrier aurait
probablement suscité un courant de sympathie pour l’Irak plutôt qu’un large
appui à Washington.» Il aurait donc été peu judicieux.
Malgré ce solide argument contre la tuerie massive, tout le monde
n’approuva pas la retenue du président. William Safire, chroniqueur du New
York Times, reprocha au gouvernement de n’avoir administré à Bagdad
qu’«une pitoyable claque sur les mains», au lieu d’une offensive à grande
échelle contre «la machine de guerre et les bases économiques de Saddam –
qui [aurait] retard[é] de plusieurs années toute possibilité de reprise». Le
New Republic approuva cette façon de voir. Ses rédacteurs exprimèrent
cependant leur satisfaction devant le «silence du monde arabe» qui
démontrait son approbation à Clinton. Ils savaient pourtant que les alliés
arabes de Washington avaient condamné le bombardement et que la Ligue
arabe l’avait dénoncé comme un acte d’agression. Le Christian Science
Monitor rapporta du Caire, le lendemain du raid, qu’«au Maroc, proche
allié des États-Unis, la presse officielle avait violemment dénoncé
Washington» et «accusé l’administration Clinton de profiter du “nouvel
ordre mondial pour réduire à l’esclavage les pays et les peuples du monde”
et d’utiliser le Conseil de sécurité des Nations Unies comme un “organe de
la politique étrangère américaine”». Quant aux dictatures familiales qui
gèrent les richesses pétrolières du Golfe au profit de l’Occident, elles ont
«gardé le silence», afin de rester à distance d’une opération qui a suscité
une grande amertume dans le monde arabe.
Bien que tout à fait mensongères, les affirmations des rédacteurs
deviennent intelligibles lorsqu’on se rappelle le bon usage des mots, usage
qu’ils illustrèrent encore en rappelant à leurs lecteurs que le président Bush,
quand il déclencha l’attaque contre l’Irak en janvier 1991, avait «préparé
l’opinion du monde contre Saddam». Cette formule est complètement
fausse, si l’on entend par «monde» l’ensemble de sa population. Elle
devient cependant juste si l’on suit la convention selon laquelle «le monde»
ne comprend que les Blancs riches, ainsi que leurs clients obéissants du
tiers-monde. De même, si pour nous «le monde arabe» ne comprend que les
Arabes qui répondent aux critères des élites occidentales, l’affirmation
selon laquelle «le monde arabe» appuie les actions des États-Unis est
évidemment juste, pour ne pas dire tautologique.
La propagande cherche à susciter la peur du «fondamentalisme
islamique», nouveau grand Satan menaçant la planète, substitut de la
menace soviétique. Abstraction faite de la comparabilité des États-Unis et
de l’Iran quant au fondamentalisme religieux, cette campagne n’en reste pas
moins grotesque. Le plus extrémiste des États islamiques fondamentalistes
au monde est l’Arabie saoudite, fidèle allié des États-Unis ou plus
précisément dictature familiale servant de «façade arabe», grâce à laquelle
les États-Unis peuvent contrôler la «péninsule arabique», pour adopter le
style colonial britannique. Là, l’Occident n’est pas gêné par le
fondamentalisme islamique. Le groupe fondamentaliste islamique le plus
fanatique de la planète est peut-être celui que dirige Gulbuddin Hekmatyar,
terroriste extrémiste, enfant chéri de la Central Intelligence Agency (CIA)
et principal bénéficiaire des 3,3 milliards de dollars d’aide américaine
(officielle) aux rebelles afghans (en plus d’un montant à peu près équivalent
obtenu de l’Arabie saoudite), celui-là même qui, ambitionnant le pouvoir, a
fait bombarder Kaboul, tuant des milliers de personnes et poussant des
centaines de milliers d’autres à fuir la ville (y compris tous les employés
des ambassades occidentales). Il faut cependant reconnaître, à sa décharge,
qu’il ne fait pas le poids devant Pol Pot, un autre client des États-Unis, qui
vida Phnom Penh de manière beaucoup plus sanguinaire encore.
Dans le même ordre d’idées, Israël ne cache pas que l’invasion du Liban
en 1982 fut surtout entreprise dans le but de détruire le nationalisme laïque
de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Elle commençait en
effet à devenir encombrante, avec ses appels constants à l’accord
diplomatique pacifique, qui minaient la stratégie israélo-américaine
d’intégration graduelle des territoires occupés au sein de l’État hébreu.
Cette invasion contribua à la création du Hezbollah, groupe fondamentaliste
soutenu par l’Iran, qui chassa les Israéliens de la majeure partie du Liban.
Pour des raisons du même ordre, Israël a soutenu des éléments
fondamentalistes opposés aux compromis que l’OLP était prête à faire sur
la question des territoires occupés. Les résultats de ces manœuvres sont
comparables à ceux qui ont été obtenus au Liban, à mesure que les attaques
du Hamas contre les militaires israéliens devinrent de plus en plus difficiles
à contenir. Autant d’exemples illustrant l’intelligence avec laquelle les
opérations sont menées par les services de renseignements, lorsque ce n’est
pas une bande de quelconques gangsters, mais les populations qu’il faut
combattre. Le raisonnement de base tire ses origines des premiers temps du
sionisme: les Palestiniens modérés représentent la plus grande menace pour
la volonté israélienne d’éviter toute entente politique et d’imposer aux
Palestiniens un état de fait.
En somme, le fondamentalisme islamique n’est l’ennemi que lorsqu’il est
«hors de contrôle». Il tombe alors dans la catégorie du «nationalisme
radical», de l’«ultranationalisme» ou, plus généralement, de «mouvement
autonome», que celui-ci soit religieux ou laïque, de droite ou de gauche,
militaire ou civil – les prêtres qui prêchent «en faveur des pauvres» en
Amérique centrale représentent un exemple de ce type de mouvement.
Le président Clinton qualifia le prétendu complot contre Bush de
«répugnant» et de «lâche». Quant à l’attaque par missiles, elle était
«essentielle à la protection de notre souveraineté» et «à l’affirmation de
l’espoir de voir les nations se comporter de manière civilisée». D’autres
affirmèrent qu’«un complot visant à tuer un ancien président» était «un
crime scandaleux» (The Washington Post) ou encore «un acte de guerre»
(The New York Times). William Safire développa l’idée suivante: il y a
«acte de guerre […] lorsqu’un chef d’État tente d’en tuer un autre. Si la
preuve avait été faite que Fidel Castro avait ordonné l’assassinat de
J.F. Kennedy, le président Johnson aurait sans aucun doute utilisé la force
militaire pour renverser le régime en place à La Havane».
Le procédé rhétorique employé par Safire nous apprend beaucoup. Bien
entendu, Safire sait parfaitement que son exemple hypothétique inverse les
rôles historiques. Ses lecteurs et lui savent en effet que l’administration
Kennedy a maintes fois tenté d’assassiner Fidel Castro – la dernière
tentative a eu lieu le jour même de l’assassinat de Kennedy. Mais l’on peut
se permettre, avec autant d’arrogance que de raffinement, une moqueuse
inversion des faits, assuré que l’on est que ses collègues, ainsi que l’élite
intellectuelle, ne «remarqueront» pas que, conformément à ce que prêche la
morale occidentale, les tentatives visant à assassiner Fidel Castro ont été
«des actes de guerre lâches et répugnants», qui auraient autorisé Castro à
employer la force militaire pour renverser le régime en place à Washington,
si cela lui avait été possible, et justifié le bombardement de Washington, en
représailles à «l’outrageant crime» de Kennedy. Une telle conclusion,
cependant, ne s’impose que si les déclarations hautaines de nos dirigeants
sont prises au sérieux, erreur d’interprétation qui susciterait le mépris des
élégants.
Qu’un journaliste réputé puisse voir l’analogie entre Castro et Kennedy
de cette façon est déjà en soi assez extraordinaire. Mais ce n’est en fait
qu’un aperçu de la corruption de l’intelligentsia américaine. Tout au long de
cette farce, les principaux médias et revues d’opinion ont réussi le tour de
force d’ignorer des faits essentiels qui auraient dû sauter aux yeux de toute
personne lettrée: Washington détient le record mondial des tentatives
d’assassinat de leaders étrangers (qu’on pense seulement à Castro ou à
Patrice Lumumba) et a joué un rôle de premier plan dans les meurtres de
Salvador Allende et de l’allié des États-Unis, Ngô Dinh Diem. Ce dernier
meurtre avait eu lieu à la suite d’un coup d’État mis en branle par
J.F. Kennedy; le président l’avait d’ailleurs approuvé quelques jours après,
dans un télégramme secret envoyé à son ambassadeur à Saïgon, qui avait
lui-même participé au coup d’État. Une presse libre et indépendante aurait
fait la une avec cette histoire. La question fut évitée à de si rares exceptions
près qu’elles sont quasiment passées inaperçues.
La discipline des classes cultivées est des plus impressionnantes.
Cela vaut peut-être la peine de rappeler les arguments avancés pour
justifier les tentatives d’assassiner Castro lors des audiences de la
commission Church du Sénat américain, qui enquêtait sur ces actions en
1975. John McCone, directeur de la CIA sous Kennedy, déclara, au sujet de
Castro, qu’il «[saisit] toutes les occasions de blâmer les États-Unis en
termes des plus violents, des plus injustes et des plus incroyables devant un
micro ou une caméra de télévision. Voilà un homme qui fait tout en son
pouvoir pour utiliser tous les canaux de communication en Amérique latine
en vue de détourner la population des principes que nous défendons et de la
mener au communisme. Voilà un homme qui a livré, en 1962, la terre sacrée
de Cuba aux Soviétiques, pour qu’ils y installent des missiles à ogives
nucléaires de courte portée» pour se défendre contre une éventuelle
invasion américaine (invasion que Cuba et les Soviétiques craignaient à
raison, comme l’a reconnu par la suite le secrétaire à la Défense Robert
McNamara), et ce, bien après les attaques terroristes meurtrières de la CIA
contre Cuba et les tentatives d’assassinat. Devant de tels crimes, il est bien
naturel d’essayer d’éliminer Castro et de rappeler, trente ans plus tard,
l’affrontement Kennedy-Castro, afin d’y trouver une justification au
bombardement de Bagdad, en réaction à une prétendue tentative
d’assassinat contre un ancien président.
L’autre tendance des commentaires médiatiques concernant l’attaque du
président Clinton fut la mise en parallèle avec le bombardement aérien que
Reagan avait ordonné contre la Libye en 1986, en riposte à un attentat à la
bombe à Berlin, dans lequel un soldat américain avait trouvé la mort. Le
bombardement avait tué des douzaines de civils libyens. L’attentat fut
imputé à la Libye, mais sur la base d’aucune preuve valable, comme le
reconnut bien après coup la presse, qui avait dissimulé les faits pendant un
certain temps. Thomas Friedman nota que «le colonel Kadhafi était
personnellement visé par le raid contre la Libye, des membres de sa famille
furent tués et il évita de justesse de se faire pulvériser dans sa tente».
Conclusion? On se sert de la tentative d’assassiner Kadhafi pour essayer de
justifier le bombardement de Clinton en représailles à un prétendu complot
d’assassinat contre George Bush.
Dès lors, nous découvrons un monde complètement surréel, défiant tout
commentaire. Dans une société civilisée, les règles du jeu doivent être
observées: les assassinats, le terrorisme, la torture et les agressions sont des
crimes qu’il faut punir sévèrement quand les cibles en sont des gens
importants. Mais ils ne valent même pas la peine d’être signalés ou peuvent
être considérés comme de louables gestes de légitime défense lorsque le
chef de la mafia en personne les commet au nom du «monde libre». Ces
thèses constituent de telles évidences que presque 100 % des reportages et
des commentaires sur l’attaque ordonnée par Clinton sont venus les
appuyer. Et les médias sont allés jusqu’à mentionner les tentatives
d’assassinat visant des chefs d’État étrangers pour justifier l’attaque des
États-Unis contre l’Irak. N’importe quel État totalitaire serait fier d’avoir
une classe intellectuelle capable de telles acrobaties.
Décrivant à grands traits le raisonnement de Washington, Thomas
Friedman a expliqué pourquoi l’attaque ne visait pas directement Saddam
Hussein: «Le gouvernement américain a toujours considéré qu’un Saddam
Hussein à la main de fer lui serait utile pour conserver l’intégrité du
territoire irakien», et les représentants du gouvernement confient en privé
que «les États-Unis préfèrent un Irak unifié à un pays éclaté en États kurde,
chiite et sunnite, éclatement qui provoquerait la déstabilisation» de la
région. C’est ainsi que le correspondant en chef du Times dévoile la pensée
de l’administration Bush après le massacre du Golfe – le mot «guerre» peut
difficilement s’appliquer à cette sorte de conflit où l’un massacre l’autre de
loin, tout en détruisant la société civile. L’opération terminée, les
vainqueurs ont regardé en silence Saddam écraser le soulèvement chiite au
sud, puis celui des Kurdes au nord, ayant lieu sous les yeux de Norman
Schwartzkopf, dont les troupes ont même interdit aux généraux rebelles
irakiens l’accès au matériel de l’armée irakienne qui avait été saisi durant le
conflit. Le gouvernement et les médias ont allégué que le fait d’appuyer ces
nouveaux massacres touchait certes nos cordes sensibles, mais qu’ils étaient
nécessaires à la «stabilité» (mot magique auquel on a toujours recours
quand il s’agit de camoufler les intérêts des riches au pouvoir, quels qu’ils
soient). En mars 1991, l’administration Bush pensait que la première tâche
des vainqueurs était de tenir en otage la société civile (déjà ruinée) au
moyen d’un sévère embargo, causant suffisamment de souffrances pour
qu’un quelconque général puisse prendre le pouvoir. Dans ce cas, écrivit
Friedman, «cela aurait été le meilleur des mondes: une junte irakienne à la
poigne de fer, moins Saddam Hussein», un retour à la belle époque, où «la
poigne de fer de Saddam […] cimentait l’Irak, à la grande satisfaction des
alliés américains de cette région, la Turquie et l’Arabie saoudite» – et, bien
entendu, de celle de leur superpuissance protectrice.
Un autre aspect du nouvel ordre mondial, qui s’est manifesté dès
l’annonce de son avènement, est le racisme et l’hypocrisie dans lesquels il
baigne. Les violentes attaques de Saddam contre les populations kurdes,
largement couvertes par les médias, provoquèrent une réaction de la part du
public qui força Washington à prendre des mesures pour protéger les
victimes aux traits et origines aryens. Quant à l’attaque contre les
populations chiites du sud, elle reçut une faible couverture médiatique et
suscita peu d’intérêt, bien qu’elle fût encore plus meurtrière. De même, les
atrocités que les Turcs firent subir aux Kurdes échappèrent à l’attention des
médias américains. Cette fois encore, seuls les médias marginaux en ont
parlé.
L’on peut juger de la sincérité de l’intérêt porté aux Kurdes d’après ce
qui s’est passé une fois les pressions publiques dissipées. Les régions
kurdes sont indirectement touchées par les sanctions prises contre l’Irak, en
plus de l’embargo que leur impose l’État irakien, par lequel il viole les
sanctions des Nations Unies. L’Occident, qui pourrait facilement venir en
aide aux Kurdes, refuse de le faire. D’après le Washington Post, «les
spécialistes kurdes et occidentaux estiment à 50 millions de dollars la
somme nécessaire au rachat d’une partie de la récolte (kurde) de blé, rachat
qui permettrait de protéger les Kurdes les plus pauvres et d’empêcher
Bagdad d’affaiblir l’économie du nord de l’Irak». Les dons ne se sont
élevés qu’à 6,8 millions de dollars, soit une somme dérisoire. Revenu de
son «infructueux voyage de deux mois, qui avait pour but de trouver des
fonds aux États-Unis, en Europe et en Arabie saoudite», le leader du Parti
démocratique kurde, Massoud Barzani, déclara que son peuple était placé
devant l’alternative suivante: «se réfugier une autre fois en Iran ou en
Turquie» ou «se rendre à Saddam Hussein». Pendant ce temps, «au sud de
l’Irak, où la situation [était] plus critique, les Nations Unies ne
[maintenaient] plus une présence permanente», affirma le directeur général
de Middle East Watch. D’ailleurs, en mars 1993, une mission de l’ONU «ne
demanda même pas la permission d’inspecter la région des marais». Le
département des Affaires humanitaires des Nations Unies prépara un
programme de reconstruction et de réhabilitation d’un demi-milliard de
dollars pour les Kurdes, les Chiites et les Sunnites pauvres du centre de
l’Irak. Les membres de l’ONU engagèrent une somme ridicule: 50 millions
de dollars. L’administration Clinton, quant à elle, offrit 15 millions de
dollars, «argent inutilisé provenant de contributions à un précédent
programme d’intervention au nord de l’Irak».
La politique américaine qui consiste à tenir la population irakienne en
otage exige une guerre économique efficace, pratique dont Washington a
l’expérience (qu’on pense aux embargos décrétés contre Cuba, le Nicaragua
et le Vietnam au cours des dernières années, afin de les punir de leur
insupportable désobéissance et de donner l’exemple). L’embargo contre
l’Irak n’a en rien affaibli le pouvoir de Saddam, mais a causé beaucoup plus
de pertes civiles que le bombardement lui-même. Dans une étude publiée
par le New England Journal of Medicine, des spécialistes américains et
étrangers de premier plan affirment «qu’il y a eu une augmentation de
46 900 morts infantiles entre janvier et août 1991» et que le chiffre s’est
encore élevé par la suite. Des décès que l’Occident n’hésiterait pas à
qualifier de génocides s’ils étaient imputables à quelque ennemi officiel.
Pendant ce temps, les États-Unis continuent de bombarder l’Irak sans
vergogne. Le dernier geste de Bush, avant de quitter son poste en janvier
1993, fut d’ordonner le lancement de 45 missiles Tomahawk sur un
complexe industriel se trouvant près de Bagdad: 37 touchèrent leur cible
tandis qu’un autre frappa l’hôtel Rashid, tuant deux personnes. Cinq mois
seulement après son arrivée au pouvoir, Bill Clinton montra qu’il était lui
aussi capable d’ordonner au Pentagone de frapper des cibles irakiennes sans
défense.
De tout ceci, nous pouvons tirer leçon. Nous apprenons tout d’abord que
l’État américain demeure un État violent et sans foi ni loi. Cette conception
est tout à fait assumée par ses alliés et clients, qui comprennent que le droit
international est une supercherie dont les puissants se servent lorsqu’ils
cherchent à jeter un voile, certes transparent, sur ce qu’ils ont décidé de
faire. Nous apprenons autre chose, qu’en fait nous savions déjà: dans un
univers intellectuel qui n’a guère de scrupules à servir le pouvoir, rien ne
s’oppose à de telles façons d’agir. Il faut se tourner vers les dictatures du
tiers-monde pour redécouvrir les truismes que le «monde libre» étouffe
habilement: le nouvel ordre mondial est «nouveau» seulement dans la
mesure où il adapte les politiques traditionnelles de domination et
d’exploitation à un nouveau contexte. Et l’Occident est séduit par ce nouvel
ordre parce qu’il n’est qu’un nouveau moyen de «réduire à l’esclavage les
pays et les peuples de la terre».
1984: celui d’Orwell et le nôtre[11]

E 1983 s’est produit à Moscou un événement remarquable. Un


courageux journaliste radiophonique, Vladimir Danchev, a dénoncé sur
la radio moscovite, en cinq émissions réparties sur une semaine, la
guerre des Russes en Afghanistan, appelant les rebelles à «ne pas déposer
les armes» et à se battre contre l’«invasion» de leur pays par les
Soviétiques. La presse occidentale a éprouvé une admiration sans borne
pour la façon saisissante dont Danchev s’est séparé de «la ligne officielle de
la propagande soviétique». Dans le New York Times, un commentateur a
écrit que Danchev s’était «révolté contre les canons de la double pensée et
de la novlangue». À Paris, on a institué en l’honneur du Russe un prix
destiné à «un journaliste qui lutte en faveur du droit à l’information». En
décembre, Danchev a repris son travail après avoir suivi un traitement
psychiatrique. On a cité d’un responsable soviétique les propos suivants: «Il
n’a pas été sanctionné parce qu’on ne peut pas sanctionner un malade.»
On a considéré que l’événement avait donné un aperçu de l’état du
monde en 1984 et on a vu – à juste titre – ce qu’a fait Danchev comme une
victoire de l’esprit de l’homme, un refus d’être totalement inhibé par la
violence totalitaire.
Ce qu’il y a de remarquable dans la démarche de Danchev, ce n’est pas
seulement la protestation, mais le fait qu’il a présenté l’occupation de
l’Afghanistan par les Russes comme une «invasion». La théologie
soviétique ne connaît aucun événement qui serait l’«invasion de
l’Afghanistan par les Russes». On préfère parler d’une «défense de
l’Afghanistan par les Soviétiques» contre les bandits qui reçoivent un
soutien de l’étranger. Comme c’est le cas dans la plupart des systèmes de
propagande, on a ici un embryon de vérité que dissimule un mensonge
opaque. Les moudjahidines opèrent bel et bien à partir de «refuges» situés
au Pakistan, où agents de la CIA et agents chinois surveillent les
mouvements d’armes. Les guérilleros s’honorent d’avoir détruit 50 % de la
totalité des écoles et des hôpitaux ainsi que d’avoir commis d’autres actions
considérées comme des «atrocités» par les envahisseurs, qui se sont
déclarés prêts à se retirer si l’Afghanistan ne risquait plus d’être attaqué
depuis le Pakistan. L’Ouest rejette cette position, arguant comme il se doit
que les agresseurs doivent se retirer «inconditionnellement», ainsi que le
Conseil de sécurité des Nations Unies l’a instamment demandé, avec le
soutien des États-Unis, qui se sont vite rétractés lorsqu’il y a eu invasion du
Liban par Israël. L’Ouest s’est également indigné à juste titre d’entendre les
Russes dénoncer cyniquement le «terrorisme» de la résistance ou se
proclamer, contre toute logique, les défenseurs de l’Afghanistan contre ces
«bandits» qui assassinent des innocents.
L’URSS rétorque que son intervention a été sollicitée, mais, comme The
Economist de Londres l’a magnifiquement proclamé, «un envahisseur est
un envahisseur dans la mesure où son intervention n’a pas été sollicitée par
un gouvernement ayant un certain droit à la légitimité». Il n’y a que dans la
novlangue orwellienne que l’on peut dire d’une telle agression qu’il s’agit
de «défense contre un terrorisme soutenu de l’extérieur».
Le 1984 d’Orwell a été dans une large mesure tiré du mode de vie de la
société soviétique existante, celle qu’ont dépeinte avec une grande
exactitude Vladimir Maximov, Boris Souvarine, Alexandre Bek, Yakov
Godin et beaucoup d’autres. C’est seulement dans les marigots culturels
comme Paris qu’on a longtemps nié les faits, de sorte que les révélations de
Krouchtchev et plus tard la répétition, avec Soljenitsyne, du scénario bien
connu, ont constitué la révélation que l’on sait à un moment où
l’intelligentsia était prête à s’aligner pour d’autres évolutions. Ce qu’il y a
de frappant dans la vision d’Orwell, ce n’est pas la description qu’il a
donnée du totalitarisme existant, mais l’avertissement que le phénomène
pourrait se produire ici.
Jusqu’à présent, du moins, il n’est rien advenu de tel. Les sociétés
capitalistes industrielles ne ressemblent guère à l’Océania d’Orwell – bien
que les régimes de terreur et de torture qu’elles ont imposés et maintenus
ailleurs atteignent en violence des niveaux qu’Orwell n’a jamais décrits,
l’Amérique latine étant seulement le cas le plus visible actuellement.
Il y a eu dans la presse qui a couvert l’affaire Danchev une note implicite
d’autosatisfaction: cela ne pourrait pas se produire ici. Ici, il n’est besoin
que de peu de courage pour défier le gouvernement sur un point de
doctrine. Aucun Danchev, à coup sûr, n’a été envoyé à l’hôpital
psychiatrique pour avoir appelé une invasion une «invasion». Mais qu’on
nous laisse chercher plus avant pourquoi exactement il en est ainsi. Une
possibilité, c’est que la question ne se pose pas parce que, sauf erreur
statistique, il n’existe ici aucun Danchev: les journalistes et autres
intellectuels sont tellement inféodés au système doctrinal qu’ils sont
incapables même de sentir qu’«un envahisseur est un envahisseur dans la
mesure où son intervention n’a pas été sollicitée par un gouvernement ayant
un certain droit à la légitimité», à partir du moment où les États-Unis sont
l’envahisseur. Ce serait là une étape au-delà de ce qu’Orwell a imaginé, une
étape au-delà de ce que le totalitarisme soviétique a accompli. Est-ce là
seulement une possibilité abstraite ou est-ce une évaluation
désagréablement exacte du monde dans lequel nous vivons?
Que l’on considère les faits suivants. En 1962, l’armée de l’air des États-
Unis a déclenché contre la population rurale du Sud-Vietnam ses attaques
directes, avec pilonnage et défoliants, dans le cadre d’un programme
destiné à pousser des millions de personnes dans des camps où, entourées
de barbelés et de sentinelles armées, elles seraient «protégées» du groupe de
guérilleros qu’elles soutenaient, le «Vietcong» – ramification, au sud, de
l’ancienne résistance antifrançaise, le «Vietminh». C’est cela que nous
appelons «agression», «invasion», quand cela est le fait de quelque ennemi
officiel. Le gouvernement de la république du Vietnam (pro-américain)
n’avait aucune légitimité et guère de soutien populaire et, effectivement,
son autorité s’est trouvée franchement ruinée dans des actions appuyées par
les États-Unis, quand on a craint de voir un accord se faire entre les États-
Unis et l’ennemi sud-vietnamien. Quelque 70 000 «Vietcongs» avaient déjà
été tués lors d’une campagne de terreur orchestrée par les États-Unis avant
la brusque invasion américaine de 1962. Les envahisseurs américains ont
continué à faire obstacle à toute tentative d’accord politique et, en 1964, ils
ont commencé des préparatifs en vue d’une vaste escalade dans la guerre
contre le Sud, préparatifs assortis d’une attaque contre le Nord-Vietnam, le
Laos et, plus tard, le Cambodge.
Depuis vingt-deux ans, je cherche en vain dans les chroniques et des
études conformistes ne serait-ce qu’une référence isolée à une «invasion
américaine du Sud-Vietnam» ou à l’«agression» américaine au Sud-
Vietnam. Dans le système doctrinal américain, il n’y a pas d’événement de
ce genre. Il n’y a pas de Danchev et, cependant, dans le cas qui nous
intéresse, il faudrait non du courage pour dire la vérité, mais simplement de
l’honnêteté. Même au plus fort de l’opposition à la guerre des États-Unis,
seule une infime partie de l’intelligentsia capable de s’exprimer s’est
opposée à cette guerre pour des raisons de principes – parce que toute
agression est indéfendable –, tandis que la plus grande partie a fini par s’y
opposer, bien après les milieux d’affaires influents, pour des raisons
«pragmatiques», à savoir que les dépenses de guerre étaient trop élevées.
Les milieux populaires ont eu des réactions assez différentes. En 1982, plus
de 70 % de la population (mais beaucoup moins de «maîtres à penser»)
considérait cette guerre non comme une simple erreur, mais comme
«fondamentalement et moralement indéfendable». Ce thème est connu sous
le nom de «syndrome vietnamien» dans le discours politique américain.
Ces faits doivent nous permettre de nous questionner. Comment en est-
on arrivé à une soumission aussi étonnante au système doctrinal? Nous
pouvons commencer à comprendre en regardant de plus près le débat entre
les «faucons» et les «colombes» dans les milieux conformistes. Les faucons
étaient ceux qui, comme le journaliste Joseph Alsop, avaient le sentiment
que si on s’engageait suffisamment, on pouvait gagner la guerre. Les
colombes admettaient, avec l’historien libéral Arthur Schlesinger, que
c’était probablement impossible, bien que, comme lui, ils eussent reconnu:
«Nous prions tous pour que M. Alsop ait raison.» C’était une «cause
désespérée», comme le critique Anthony Lake l’a fait observer. Tous
admettent que cette guerre a été une «croisade ratée», entreprise avec «les
plus généreuses intentions», pour des motifs qui étaient «nobles» bien
qu’«illusoires», selon les termes employés par Stanley Karnow dans son
ouvrage à succès hautement apprécié pour sa candeur critique.
Il est frappant que manque au débat l’idée que les États-Unis auraient pu
gagner, mais qu’il aurait été immoral de permettre le succès de l’agression
et du massacre. Telle a été la position de l’authentique mouvement pour la
paix. (Si la guerre était une «cause sans espoir», pourquoi se soucier de
s’élever contre elle et de la saboter? Pourquoi souffrir les conséquences de
cette protestation qui souvent étaient sévères?)
Ce commentaire tout à fait caractéristique illustre ce qu’il y a de génial
dans le «lavage de cerveau en régime de liberté». Dans un système
totalitaire, la seule exigence est que l’on suive la doctrine officielle. Dans
les systèmes démocratiques de dirigisme mental, on juge nécessaire de
prendre en charge toutes les facettes du débat: rien ne doit rester pensable
qui ne soit dans la ligne du parti. La propagande étatique est souvent
inexprimée, simple cadre préalable au débat entre personnes bien pensantes.
La discussion, par conséquent, doit avoir lieu entre les «colombes» et les
«faucons», les Schlesinger et les Alsop. L’opinion selon laquelle les États-
Unis sont engagés dans une agression et qu’une telle agression est
indéfendable doit rester impensable et inexprimée, selon la conception de
l’État sacré. Les «critiques responsables» apportent une contribution non
négligeable à cette cause, ce qui explique qu’ils sont tolérés, voire honorés.
La nature des systèmes occidentaux d’endoctrinement a échappé à
Orwell et, d’une manière caractéristique, n’est pas comprise des dictateurs,
qui ne saisissent pas l’utilité pour la propagande d’une position critique
regroupant les hypothèses fondamentales de la doctrine officielle et par là
même marginalisant la discussion critique authentique et rationnelle qu’il
faut bloquer. On se sépare rarement de ce schéma. Peut-être le critique le
plus perspicace de la guerre américaine dans la presse conformiste a-t-il été
Anthony Lewis, qui a avancé que l’implication des États-Unis avait débuté
par des «efforts maladroits pour faire le bien», mais que, dès 1969, il avait
été clair que c’était là «une erreur catastrophique». Peu d’universitaires ont
été plus critiques à l’égard de la politique des États-Unis que le président de
l’American Historical Society John K. Fairbank: dans son allocution de
décembre 1968, un an après que l’offensive du Têt eut convaincu une bonne
partie de l’élite organisée d’abandonner l’effort entrepris pour soumettre le
Sud-Vietnam, il avait informé l’American Historical Society du fait que
nous étions entrés dans la guerre dans un «excès de vertu et de bonté
désintéressée», mais que cela avait été une erreur, comme des événements
l’avaient montré. Peu de dictateurs peuvent se prévaloir d’un conformisme
aussi parfait par rapport à des Vérités supérieures.
Les procédés utilisés pour assurer une telle soumission sont efficaces,
bien qu’ils ne soient pas subtils à l’excès. Considérez par exemple ce que
l’on appelle universellement le «processus de paix» au Moyen-Orient: les
accords de Camp David en 1978-1979. Peu de gens demandent pourquoi les
habitants des territoires occupés par Israël ont rejeté le «processus de paix»
à la quasi-unanimité. Un moment de réflexion suffit pour en donner la
raison: comme on l’a tout de suite vu, le «processus de paix» a servi à
retirer l’Égypte du conflit afin qu’Israël soit ensuite libre, avec le soutien
des États-Unis, d’étendre son implantation et la répression dans les
territoires occupés et d’attaquer le Liban, exactement comme il l’a fait.
Mais des remarques aussi élémentaires sont exclues d’un débat
«responsable»: les États-Unis sont impliqués dans la création d’un État
d’Israël puissant et expansionniste dans le but de disposer d’un «atout
stratégique». Tout ce qui contribue à atteindre ce but est, par définition, un
«processus de paix». La formule elle-même empêche le débat de se
prolonger: qui peut être contre la paix?
Il y a des milliers d’exemples semblables. Les troupes de marine
américaines au Liban sont la «force du maintien de la paix» et les actions
dirigées contre elles sont du «terrorisme». Pour une grande partie de la
population, elles ne font que parachever l’invasion israélienne avec son
«ordre nouveau»: la domination de chrétiens de l’aile droite et de groupes
musulmans privilégiés sur des pauvres et des déshérités, pour qui le
«terrorisme» est de la résistance. Mais c’est un point de vue exclu du débat.
Quand Israël bombarde des villages près de Baalbek, faisant 500 victimes,
principalement des civils parmi lesquels 150 écoliers, il ne s’agit pas de
«terrorisme» mais de «représailles», et l’événement ne fait l’objet ni de
commentaires ni de censure: en qualité d’allié de l’Amérique, Israël hérite
du droit d’agresser et de massacrer. Souvent, des faits indésirables sont
simplement dissimulés. Les «bombardements secrets» du Laos et du
Cambodge ont été «secrets» parce que les médias ont refusé de rendre
compte des preuves abondantes dont on disposait. L’agression indonésienne
au Timor, que les États-Unis ont appuyée, a été efficacement dissimulée.
Je doute que la presse ait jamais couvert une affaire comme elle l’a fait
lorsqu’a été abattu l’avion du vol KAL 007 – preuve sérieuse que les
Russes sont les démons les plus barbares qu’on ait vus depuis Attila le Hun,
de sorte que nous avons été obligés de placer des missiles Pershing en
Allemagne et d’intensifier les mesures de guerre contre le Nicaragua.
L’index très dense du New York Times consacre sept pages complètes aux
seules atrocités de septembre 1982. En pleine période de fureur, l’Union
nationale pour l’indépendance totale de l’Angola, les «combattants de la
liberté» soutenus par les États-Unis et l’Afrique du Sud, s’est attribué le
mérite d’avoir abattu un avion anglais, tuant 126 personnes. Il n’y a eu
aucune ambiguïté: l’appareil n’était pas hors couloir et ne survolait pas
d’installations sensibles; il n’y avait dans les parages aucun avion de
reconnaissance RC 135 américain qui aurait brouillé les données (peut-être
la saturation du radar). Ça n’a été rien d’autre qu’un assassinat. L’incident a
fait l’objet d’un texte de 100 mots dans le New York Times, mais d’aucun
commentaire dans les autres médias.
Ce n’est pas le seul cas de ce genre. En octobre 1976, un avion de ligne
cubain a été bombardé par des terroristes appuyés par la CIA. Bilan: 73
civils tués. En 1973, Israël a abattu un avion civil qui s’était perdu dans une
tempête de sable au-dessus du canal de Suez. Bilan: 110 personnes tuées. Il
n’y a eu aucune protestation, rien que des commentaires d’éditoriaux sur
l’idée qu’«on ne sert aucun objectif utile à débattre avec acrimonie pour
savoir qui l’on doit blâmer» (The New York Times). Quatre jours plus tard,
la première ministre israélienne Golda Meir s’est rendue en visite aux États-
Unis où on ne l’a importunée d’aucune question embarrassante, et elle est
revenue avec, comme nouveaux cadeaux, des avions militaires.
Contrairement à ce que prétendent des mensonges récents, Israël a refusé de
payer des dédommagements comme d’accepter la moindre responsabilité: il
a simplement offert des «gratifications» financées par le généreux donateur
habituel, depuis l’étranger. En 1955, un avion d’Air India qui transportait la
délégation chinoise à la «conférence de Bandung» s’est désintégré en l’air
au cours de ce que la police de Hong Kong a appelé «un assassinat de
masse soigneusement programmé». Un déserteur américain a déclaré plus
tard que c’était lui qui avait placé la bombe pour le compte de la CIA.
Aucun de ces incidents n’est une manifestation de barbarie: tous ont été
rapidement oubliés.
On peut présenter des milliers d’exemples semblables. De cette manière,
l’histoire se façonne conformément aux intérêts de ceux qui détiennent le
pouvoir.
Tout cela tombe sous la rubrique de ce que Walter Lippmann, en 1921, a
appelé la «fabrication du consentement», un art qui est «susceptible de
grands raffinements et qui mènera à une révolution dans la pratique de la
démocratie». Cet art a été très admiré dans les sciences sociales. Le célèbre
politologue américain Harold Lasswell a écrit, en 1933, que nous devions
éviter le «dogmatisme démocratique», par exemple la croyance que les gens
sont «les meilleurs juges de leurs propres intérêts».
La démocratie permet à la voix du peuple d’être entendue, et c’est la
tâche de l’intellectuel de faire en sorte que cette voix corrobore ce que de
prévoyants chefs de file savent être la bonne voie. La propagande est à la
démocratie ce que la violence est au totalitarisme. Les techniques ont été
affinées jusqu’à devenir du grand art, bien au-delà de ce dont Orwell a rêvé.
Le procédé de dissidence feinte, regroupant les doctrines de la religion
d’État et éliminant le débat critique rationnel, est l’un des moyens les plus
subtils, bien que le simple mensonge et la simple dissimulation de la réalité
ainsi que d’autres techniques primitives soient également d’une haute
efficacité.
Il faut noter que le contrôle idéologique (agit-prop) est beaucoup plus
important dans les démocraties que dans des États où la domination se
fonde sur la violence, et il y est par conséquent plus raffiné et plus efficace.
Il n’y a pas de Danchev ici, excepté aux confins du débat politique.
Pour ceux qui recherchent obstinément la liberté, il ne peut y avoir de
tâche plus urgente que d’arriver à comprendre les mécanismes et les
méthodes de l’endoctrinement. Ce sont des choses faciles à saisir dans les
sociétés totalitaires, mais elles le sont beaucoup moins dans le système de
«lavage de cerveau sous régime de liberté» auquel nous sommes soumis et
que nous ne servons que trop souvent en tant qu’instruments consentants ou
inconscients.
[1] Voir à ce sujet: Réponses inédites. À mes détracteurs parisiens, Paris, Spartacus, 1984. Noam
Chomsky dérange, même à gauche, ou ce qui est d’ordinaire tenu pour tel. Voir la postface de Jean
Bricmont, «Folies et raisons d’un processus de dénigrement. Lire Noam Chomsky en France», dans
Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, Marseille, Agone, 2004
[1991].
[2] Neil Brooks, La gauche contre la droite. Les attaques contre le secteur public, Ottawa, Centre
canadien de politiques alternatives, septembre 1995, p. 11.
[3] Noam Chomsky et Edward S. Herman, Économie politique des droits de l’homme, vol. 1, La
«Washington Connection» et le fascisme dans le tiers monde, Paris, Albin Michel / J.-E. Hallier,
1981, p. 17.
[4] Entrevue publiée originalement dans Les Raisons de l’Ire, no 7, novembre 1995-janvier 1996.
Propos recueillis par Ali Idrissi.
[5] Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démoncratie, Montréal/Paris,
Lux/La Découverte, 2008 [1928].
[6] Publié originalement sous le titre «The Masters of Mankind», The Nation, 29 mars 1993. Traduit
de l’anglais par Aline Francoeur.
[7] Floyd Norris, «Paradox of ’92: Weak Economy, Strong Profits», The New York Times, 30 août
1992.
[8] Publié originalement sous le titre Enter a World That Is Truly Surreal: President Clinton’s Sudden
Use of International Violence, Westfield (NJ), Open Magazine, coll. «Pamphlet», 1993. Traduit de
l’anglais par Philippe Marquis, Raymond Robitaille et Stéphanie Traver.
[9] C’est Chomsky qui souligne.
[10] Les démocrates déçus qui ont appuyé les républicains pendant douze ans et dont Clinton a réussi
à regagner la confiance.
[11] Traduction publiée originalement dans Magazine libertaire, no 3, septembre 1984.
Dans la collection «Instinct de liberté»

Normand Baillargeon, Les chiens ont soif


Normand Baillargeon, L’ordre moins le pouvoir
Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle
Anselme Bellegarrigue, Manifeste de l’anarchie
Noam Chomsky, Anarchisme et socialisme
Noam Chomsky, De l’espoir en l’avenir
Noam Chomsky, Quelle sorte de créatures sommes-nous?
Voltairine de Cleyre, D’espoir et de raison
Collectif, Nous sommes ingouvernables
Thomas Déri et Francis Dupuis-Déri, L’anarchie expliquée à mon père
Francis Dupuis-Déri, Les black blocs
Francis Dupuis-Déri et Benjamin Pillet, L’anarcho-indigénisme
Coco Fusco, Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats
Emma Goldman, La liberté ou rien
David Graeber, Comme si nous étions déjà libres
David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste
John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir
Mathieu Houle-Courcelles, Sur les traces de l’anarchisme au Québec (1860-1960)
Pascal Lebrun, L’économie participaliste
Errico Malatesta, L’anarchie
Errico Malatesta, Articles politiques
Norman Nawrocki, L’anarchiste et le diable
Élisée Reclus, L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique
Gwenola Ricordeau (dir.), 1312 raisons d’abolir la police
Bertrand Russell, Le monde qui pourrait être
Mohamed Saïl, L’étrange étranger
Michael Schmidt, Cartographie de l’anarchisme révolutionnaire
James C. Scott, Petit éloge de l’anarchisme
Simon Springer, Pour une géographie anarchiste
Harsha Walia, Démanteler les frontières
George Woodcock, L’anarchisme
Howard Zinn, La mentalité américaine
La révision du texte est de Thomas P

L’epub et la mise en page sont


de claudebergeron.com

Lux Éditeur
C.P. 83578 BP Garnier
Montréal, Québec
H2J 4E9
www.luxediteur.com
«Pour ceux qui recherchent obstinément la liberté, il ne peut y avoir
de tâche plus urgente que d’arriver à comprendre les mécanismes et
les méthodes de l’endoctrinement. Ce sont des choses faciles à
saisir dans les sociétés totalitaires, mais elles le sont beaucoup
moins dans le système de “lavage de cerveau sous régime de
liberté” auquel nous sommes soumis et que nous servons trop
souvent en tant qu’instruments consentants ou inconscients.»

Le rôle que Noam Chomsky s’est donné est justement de décrypter


le vocabulaire des puissants et d’en comprendre les véritables
enjeux. Et c’est à ce genre d’efforts qu’il nous convie ici.

Noam Chomsky, professeur émérite au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et à


l’université d’Arizona, est un intellectuel et militant reconnu internationalement pour la
profondeur de ses réflexions et sa défense radicale de la liberté et de la raison. Ses
critiques de la politique internationale américaine et du pouvoir des médias ont inspiré une
foule de penseurs contemporains.

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