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DOSSIER

L’ÉVOLUTION
QUESTIONS SUR
L’ÉVOLUTION
Le hasard
Le finalisme
La loi des gènes
La notion d’espèce

L’ÉVOLUTION RETRACÉE
L’inventaire des espèces
L’explosion du Cambrien
L’origine des fleurs
Le monde à ARN

LES MÉCANISMES
DE L’ÉVOLUTION
Mutations et nouveauté
Les séquences d’ADN mobiles
L’évolution des chromosomes
La sélection naturelle

DOSSIER HORS-SÉRIE – JANVIER 1997


TABLE DES MATIÈRES
L'ÉVOLUTION : UNE HISTOIRE DES IDÉES
PAR JEAN GÉNERMONT ET HERVÉ LE GUYADER 4

QUESTIONS SUR L'ÉVOLUTION


Hasard et évolution, Jean Gayon 10
Évolution et religion, Michel Delsol 12
La loi des gènes, Richard Dawkins 14
Contigence et nécessité dans l'histoire de la vie, Louis de Bonis 20
Qu'est-ce qu'une espèce? Jean Génermont 30
Le finalisme revisité, Pierre Henri Gouyon 36

L'ÉVOLUTION RETRACÉE
L'inventaire des espèces vivantes, Robert May 40
Actualité et urgence des inventaires d’espèces, Simon Tillier 47
Le Big Bang de l'évolution animale, Jeffrey Levinton 48
La radiation des mammifères, Jean-Louis Hartenberger 56
L'origine des plantes à fleurs, Annick Le Thomas 62
L'évolution des primates, Marc Godinot 68
L'avènement de la cladistique, Pascal Tassy 74
Les fossiles vivants n'existent pas, Armand de Ricqlès 78
Intérêt et limites des phylogénies moléculaires, Hervé Philippe 84
À la recherche de l’ancêtre de toutes les cellules, Patrick Forterre 88

LES MÉCANISMES DE L'ÉVOLUTION


Mutation et nouveauté, Jacqueline Laurent 94
Les domaines protéiques, témoins de l'évolution, Russel Doolittle et Peer Bork 98
Séquences d'ADN mobiles et évolution du génome, Claude Bazin, Pierre Capy, 106
Dominique Higuet et Thierry Langin
L'évolution des chromosomes, Vitaly Volobouev 110
La théorie neutraliste de l'évolution moléculaire, Motoo Kimura 116
Évolution et génétique des populations, Jean Génermont 124
Les gènes du développement, William McGinnis et Michael Kuziora 126
Les mutations des gènes HOX chez les mammifères, Pascal Dollé 133
Parasitisme et évolution, Claude Combes 134
La sélection naturelle et les pinsons de Darwin, Peter Grant 140
L’Évolution :
une histoir e des idées
HERVÉ LE GUYADER ET JEAN GÉNERMONT

L a vie sur Terre a une histoire, une


longue histoire puisque des traces de
l’activité d’êtres vivants ont été détec-
siècle, les tentatives de définition de cri-
tères et de systèmes de classification
aussi objectifs que possible. D’un auteur
sification, les caractères pertinents pour
définir les taxons. Ainsi les caractères
de définition des genres sont subordon-
tées dans des roches formées il y a à l’autre, les critères proposés n’étaient nés aux caractères de définition des
3 800 millions d’années. Les péripéties pas les mêmes, et pourtant certains grou- ordres, eux-mêmes subordonnés aux
de cette histoire ont engendré la diver- pements se retrouvaient d’une classifica- caractères de définition des classes...
sité actuelle du monde vivant : aussi ne tion à l’autre, indépendamment du «sys- Par exemple, le chevreuil
saurait-on comprendre celle-ci sans se tème». Il apparut par ailleurs que la (Capreolus capreolus) se distingue des
placer dans une perspective évolutive. diversité des organismes s’accommodait autres cervidés par sa taille, sa robe, la
Pour cette raison, il est indispen- bien d’une classification hiérarchique. forme de ses bois, etc. Comme le mou-
sable de reconstituer l’histoire de la vie, Dès lors, on pouvait conclure, avec Carl ton et le chameau, il appartient à l’ordre
et d’identifier les causes des événe- von Linné (1707-1778), à l’existence des Artiodactyles, car il possède un
ments qui la tissent. d’un «ordre souverain de la nature» et à nombre pair de doigts terminés par des
Ce n’est que dans la seconde moitié celle d’une classification «naturelle» sabots. Comme les primates et les ron-
du XIXe siècle que la notion d’évolution qu’il fallait approcher. geurs, il fait partie de la sous-classe des
s’est imposée dans les milieux scienti- C’est à Linné qu’on doit le principe mammifères, car il porte des poils,
fiques. En revanche, l’idée que la biodi- des unités systématiques emboîtées, ou allaite ses petits, a une température
versité est structurée est plus ancienne. taxons – règne, classe, ordre, genre, constante et possède trois osselets dans
Elle est issue des premières recherches espèce, variété –, structure conservée son oreille moyenne.
sur la classification des êtres vivants. Les par la suite avec toutefois une multipli- Les champions de ce principe de
classifications anciennes, fondées sur cation des niveaux taxinomiques. À cet subordination des caractères furent les
l’utilité des organismes pour l’homme, emboîtement correspond le principe de botanistes Bernard de Jussieu (1699-
étaient à l’évidence subjectives. En réac- subordination des caractères : il consiste 1777) et son neveu Antoine-Laurent
tion se multiplièrent, dès l’aube du XVIIe à identifier, à chaque niveau de la clas- (1748-1836) ; en zoologie, il fut mis en
œuvre en particulier par Georges
Cuvier (1769-1832) et Jean-Baptiste
Lamarck (1744-1829).
Une autre manière de percevoir un
ordre de la nature était d’y deviner une
«échelle des êtres», c’est-à-dire une hié-
rarchie fondée sur le degré de com-
plexité. À la base de l’échelle se trou-
vaient les minéraux, suivis par les
végétaux. Les animaux étaient rangés
selon leur plus ou moins grande ressem-
blance avec l’homme : vers, insectes,
poissons, amphibiens et reptiles, oiseaux,
mammifères. L’homme était au plus haut
de l’échelle des êtres matériels, mais au-
dessous des anges et des archanges.
Ces notions ne paraissaient nulle-
ment incompatibles avec celle de la fixité
des espèces, l’ordre de la nature tradui-
sant, pour la plupart des savants de la fin
du XVIIIe siècle, la volonté du Créateur.
On voit du reste bien mal comment on
1. PIERRE BELON (1517-1564), médecin et naturaliste français, publie en 1555 une aurait pu imaginer une transformation
Histoire de la nature des Oiseaux, avec leurs descriptions et naïfs portraicts retirez du importante des espèces au cours du
naturel. Sur cette planche, il rapproche le squelette de l’homme et celui de l’oiseau. temps, sachant que l’âge de la Terre était
C’est la première intuition d’une unité de plan chez les vertébrés. estimé, à partir des textes bibliques, à

4 © POUR LA SCIENCE
2. PLAN D’ORGANISATION DES VERTÉBRÉS. Dans sa Philosophie zoo- dessinant sur une même planche un singe (un atèle), un poisson
logique de 1818, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire pose, dès la pre- (un brochet), un oiseau (un pingouin) et un monotrème (un
mière phrase, une question essentielle : «L’organisation des ani- échidné), il a voulu illustrer la notion de plan d’organisation, indis-
maux vertébrés peut-elle être ramenée à un type uniforme?» En pensable à la compréhension de l’homologie.

quelques milliers d’années! Ce premier subi une série de catastrophes anéan- ment apparues s’engageaient continuel-
obstacle fut levé par Georges Buffon tissant chaque fois la faune. Après lement dans un processus d’accroisse-
(1707-1788) lorsqu’il proposa de multi- chaque catastrophe, de nouvelles ment de la complexité qui leur faisait
plier l’âge de la Terre par 100. Peu après, espèces auraient été créées et se gravir peu à peu l’échelle des êtres.
la paléontologie, sous l’impulsion de seraient maintenues à l’identique Cette interprétation transformiste n’eut
Cuvier pour les vertébrés et de Lamarck jusqu’à la catastrophe suivante. pas beaucoup de succès.
pour les mollusques, montra de façon À cette interprétation qui conservait C’est alors qu’Étienne Geoffroy
indubitable que la faune avait considéra- le «dogme» de la fixité de l’espèce, Saint-Hilaire (1772-1844) définit
blement varié au cours des âges. Lamarck en opposa une autre. Il avait l’homologie. Sont homologues deux
remarqué que les faunes de mollusques organes qui ont la même situation dans

C uvier avait introduit la notion de


plan d’organisation, et il avait pro-
posé de scinder le règne animal en
fossiles étaient d’autant plus différentes
de la faune actuelle qu’elles étaient plus
anciennes, et que cette divergence était
un plan d’organisation, c’est-à-dire la
même origine embryonnaire.
Homologie n’implique pas ressem-
quatre embranchements – vertébrés, progressive. Il admit que les espèces se blance, car deux organes homologues
articulés, mollusques et zoophytes –, modifiaient progressivement au cours peuvent n’avoir ni la même taille, ni la
dont les plans ne lui semblaient pré- du temps, à partir d’un état primitif très même forme, ni la même fonction :
senter aucun point commun. Ceci simple apparaissant par génération ainsi la patte antérieure du cheval, l’aile
l’amena à une interprétation création- spontanée. Dans l’hypothèse de de la chauve-souris et la palette nata-
niste : selon Cuvier, le monde aurait Lamarck, de telles créatures fraîche- toire de la baleine sont homologues.

© POUR LA SCIENCE 5
Cette notion suscita de grands pro- cohérence interne et donnant de surcroît
grès en anatomie comparée, en particu- un sens nouveau à bon nombre de
lier chez les vertébrés. Elle fut aussi connaissances et de concepts antérieurs.
appliquée aux plantes, notamment par le Après Darwin, la classification
suisse Augustin-Pyrame de Candolle naturelle reflète les relations de
(1778-1841). Elle contribua en outre à parenté entre les espèces. L’homologie
jeter un pont entre embryologie et anato- ne traduit plus seulement une origine
mie comparée. Étienne Geoffroy Saint- embryonnaire commune, mais encore
Hilaire lui-même et Étienne Serres l’héritage d’un ancêtre commun. Les
(1786-1868) constatèrent que les observations de Geoffroy Saint-
embryons des animaux «supérieurs», au Hilaire, Serres et von Baer sont réin-
cours de leur développement, passaient terprétées selon la «loi biogénétique
transitoirement par des organisations très fondamentale» énoncée par Ernst
semblables à celles d’organismes «infé- Haeckel (1834-1919) : «La série des
rieurs» adultes. Karl von Baer (1792- formes par lesquelles passe l’orga-
1876) affirmait quant à lui que les com- nisme individuel à partir de la cellule
paraisons pertinentes étaient celles des primordiale jusqu’à son plein dévelop-
embryons entre eux et non celles pement n’est qu’une répétition en
d’adultes à embryons. En outre, il remar- miniature de la longue série des trans-
qua que, lors de l’embryogenèse, les 3. LA CLASSIFICATION DES INSECTES réalisée formations subies par les ancêtres du
caractères généraux, ceux de l’embran- ici par Cuvier, répondait aux aspirations des même organisme, depuis les temps les
chement ou de la classe – par exemple, la naturalistes du XVIIIe siècle qui recherchaient plus reculés jusqu’à nos jours».
corde des embryons de vertébrés, struc- les lois d’organisation du vivant. La puissance explicative de cette
ture dorsale autour de laquelle s’organi- notion de descendance avec modifica-
sera la colonne vertébrale –, apparais- convainquit de l’importance de la com- tion explique qu’elle ait été relativement
saient avant les caractères des unités pétition à laquelle sont soumis les orga- vite adoptée par la communauté scienti-
taxinomiques inférieures. Pour la plupart nismes dans les peuplements naturels, et fique de la fin du XIXe siècle. La notion
des auteurs de l’époque, cependant, ces il s’intéressa aux résultats obtenus par de sélection naturelle soulevait, quant à
résultats ne remettaient pas en cause la les sélectionneurs sur les animaux elle, des difficultés. Si la sélection
conception fixiste de l’histoire du vivant. domestiques, principalement les che- retient les plus aptes aux dépens des
Entre-temps, Charles Darwin (1809- vaux, les chiens et les pigeons. Il com- moins aptes dans des conditions envi-
1882) avait effectué à bord du Beagle para la diversité des races obtenues par ronnementales données, c’est qu’il
un long voyage autour du monde (1831- la sélection artificielle à la diversité existe une variabilité. Il faut en outre
1836), au cours duquel il avait recueilli entre espèces sauvages voisines. que les caractères des individus retenus
une foule d’observations dans tous les Toutes ces réflexions le conduisirent par la sélection soient transmis à leurs
domaines des sciences naturelles. à proposer simultanément le concept de descendants. Le couple variabilité/sélec-
Certaines de ces observations le condui- descendance avec modification et celui tion naturelle ne peut expliquer la des-
sirent à s’interroger sur la fixité de de sélection naturelle, celle-ci expli- cendance avec modification que si la
l’espèce. Par ailleurs, au terme d’une quant celle-là. Ainsi se trouvait fondée variabilité en question est héréditaire. Le
longue période de réflexion, il se une théorie présentant d’emblée une point faible de la théorie de Darwin est

4. JEAN-BAPTISTE LAMARCK ET CHARLES DARWIN. Lamarck pro- Lamarck, mais proposa un mécanisme pour la transformation
posa le premier une hypothèse transformiste de la diversité du graduelle des espèces : la sélection naturelle, qui sélectionne cer-
vivant : les espèces se transformeraient les unes dans les autres taines variations individuelles au sein d’une population en favori-
au cours des temps géologiques. Darwin reprit l’hypothèse de sant la survie du plus apte.

6 © POUR LA SCIENCE
qu’elle ne repose sur aucune donnée
valable quant à l’origine et au mode de
transmission de la variabilité héréditaire.
On peut regretter que Darwin ne se
soit pas appuyé sur les résultats publiés
en 1866 par Gregor Mendel (1822-
1884), fruits de ses expériences sur
l’hérédité des pois. Il est possible que
Darwin en ait eu connaissance, et qu’il
n’en ait pas compris l’importance pour sa
propre théorie, pour au moins deux rai-
sons. Tout d’abord, ce que montrent les
lois de Mendel, c’est la transmission, de
parent à descendant, de gènes absolu-
ment immuables. Par conséquent, elles
ne fournissent pas de solution au pro-
blème de l’origine de la variabilité héré-
ditaire et apporteraient plutôt de l’eau au
moulin des fixistes. En outre, elles trai-
tent de caractères discontinus, alors que
Darwin insistait beaucoup sur la progres-
sivité de l’évolution, en se fondant sur la
nocivité évidente de certaines variations
brusques apparues chez des espèces
domestiques. Quoi qu’il en soit, Darwin
fut réduit à accepter, comme Lamarck
avant lui, l’idée de l’hérédité des carac-
tères acquis au cours de la vie de l’indi-
vidu. En termes lapidaires, le fils du for-
geron avait de gros bras car son père
avait développé des muscles puissants. 5. DANS SA FLORE FRANÇAISE, (1778), le Chevalier de Lamarck classe les espèces végétales
en fonction de leurs caractéristiques morphologiques.

A près la mort de Darwin, certains


évolutionnistes se rallièrent aux VERS ANIMAUX APATHIQUES

ANIMAUX SANS VERTÈBRES


affirmations de l’embryologiste August INFUSOIRES «Ils ne sentent point et ne se
Weismann (1834-1914) sur l’indépen- POLYPES meuvent que par leur irritabilité
dance entre le «germen» et le «soma» et RADIAIRES excitée. Point de cerveau, ni de
masse médullaire allongée».
sur la non-hérédité des caractères
acquis. L’association de cette idée à ANIMAUX SENSIBLES
celle de sélection naturelle établit les ANNNÉLIDES
INSECTES
«Ils sentent, mais n’obtiennent
fondations de la théorie désignée à la fin CIRRIPÈDES de leurs sensations que des
ARACHNIDÉS perceptions des objets ; un cer-
du XIXe siècle et au début du XXe siècle MOLLUSQUES
CRUSTACÉS veau et le plus souvent une
sous le nom de néo-darwinisme. masse médullaire allongée».
D’autres soutenaient au contraire
POISSONS
l’hypothèse «lamarckienne» de l’héré- REPTILES
dité des caractères acquis et minimi-
saient le rôle de la sélection naturelle : ANIMAUX INTELLIGENTS
ANIMAUX VERTÉBRÉS

telles sont les bases du lamarckisme. OISEAUX «Ils sentent ; acquièrent des idées
L’année 1900 est marquée par la conservables ; exécutent des opé-
«redécouverte» des lois de Mendel, due rations entre ces idées, qui leurs
MONOTRÈMES M. AMPHIBIENS en fournissent d’autres ; et sont
à Carl Correns (1864-1933), Erich von
intelligents dans différents degrés.
Tschermak (1871-1962) et Hugo de Une colonne vertébrale ; un cer-
Vries (1848-1935). Ce dernier introdui- veau et une moelle épinière ; des
sit en outre la notion de mutation, appa- sens distincts ; les organes du
rition brusque, dans une lignée, d’un M. CÉTACÉS mouvement fixés sur les parties
d’un squelette intérieur».
nouveau caractère héréditaire ; cette
notion servit de fondement à une troi-
M. ONGUICULÉS M. ONGULÉS
sième théorie de l’origine des espèces, le
mutationnisme. Dès lors allaient se sépa- 6. DANS CE TABLEAU SOUS FORME D’ARBRE, Lamarck schématise «l’origine des différents ani-
rer deux écoles de biologistes se consa- maux». Les points tracent les possibles transformations. Selon Lamarck, il y aurait génération
crant à l’étude de la variation. Les uns, spontanée au niveau des vers, qui s’engageraient continûment sur la voie de la complexifi-
se réclamant de Darwin, s’intéressaient à cation : l’échelle des êtres se transforme en un tapis roulant. Darwin niera la génération
la variation continue, dont l’étude néces- spontanée continue, et comprendra qu’un arbre représente une histoire.

© POUR LA SCIENCE 7
7. FLEUR NORMALE ET FLEURS MUTANTES D’ARABIDOPSIS THALIANA. pétales à la place des étamines et des carpelles (au milieu), alors que
On connaît aujourd’hui les gènes qui commandent le développe- le double mutant agamous superman possède des pétales sur les
ment de la fleur. Chez Arabidopsis thaliana, la drosophile des bota- trois verticilles internes (à droite). C’est l’étude de phénomènes ana-
nistes, la fleur se développe normalement en quatre verticilles don- logues qui a conduit certains généticiens, tel Hugo de Vries, à refu-
nant respectivement des sépales, des pétales, des étamines et des ser le gradualisme darwinien pour proposer le mutationisme, à
carpelles (à gauche). Le mutant agamous présente des sépales et des savoir des changements brusques des caractères héréditaires.

sitait un arsenal mathématique élaboré : winisme intégra dès lors les données de L’histoire récente du progrès des
ce sont notamment les biométriciens la génétique et prit en compte tout à la connaissances sur l’évolution est mar-
Francis Galton (1822-1911) et Karl fois les mutations comme source de quée par l’introduction de la théorie neu-
Pearson (1857-1936). Les autres, à la variabilité héréditaire, le mécanisme traliste, défendue en particulier par
suite de William Bateson (1861-1926), chromosomique de l’hérédité tel qu’il Motoo Kimura (1924-1994) ; cette théo-
se consacraient à la variation discontinue ressortait des travaux de l’école de rie prend en considération, beaucoup
et à l’hérédité mendélienne. Thomas Morgan (1866-1945), et la plus que ne le faisait la théorie synthé-
Les deux approches devaient sélection naturelle. La voie était tracée tique classique, les phénomènes fortuits
converger avec le développement de la qui allait conduire à ce qu’on a appelé engendrant une part de la variation héré-
théorie polygénique de l’hérédité des la théorie synthétique de l’Évolution, à ditaire qui échappe plus ou moins com-
caractères à variation continue, promue laquelle sont essentiellement attachés plètement aux effets directs de la sélec-
par Ronald Fisher (1890-1962), fonda- les noms du généticien Theodosius tion naturelle. Certaines données de la
teur, avec Sewall Wright (1889-1988) Dobzhansky (1900-1975), du zoolo- paléontologie invitent à s’interroger sur
et John Haldane (1892-1964), de la giste Ernst Mayr, du paléontologue la genèse progressive des grands plans
génétique des populations. Le néo-dar- George Simpson (1902-1984) et du d’organisation. Les méthodes «cladis-
botaniste G. Ledyard Stebbins. tiques» et le développement de l’infor-
VALPARAISO
L’hérédité des caractères acquis, que matique apportent de nouveaux outils
MONTEVIDEO
la théorie synthétique ne prenait pas en pour la reconstitution des phylogénies,
CORDILLÈRE DES ANDES

compte, devenait, à mesure des progrès tandis que la biologie moléculaire donne
de la génétique, de plus en plus invrai- accès à de nouveaux caractères perti-
semblable. Un coup très dur lui fut porté nents. Enfin, les progrès récents en
par les études statistiques de Salvador génétique et en biologie moléculaire du
Luria et Max Delbrück sur les popula- développement ont mis fin à une longue
tions bactériennes. Ces études période d’incompréhension entre
ont démontré l’indépendance embryologistes et généticiens ; ils
entre la mutation apportant à une constituent la première approche vérita-
bactérie la résistance à un virus blement scientifique, non plus descrip-
PATAGONIE et la sélection opérée par ce tive mais expérimentale, des méca-
virus : les bactéries sélectionnées nismes «macroévolutifs» par lesquels se
ÎLES FALKLAND ont acquis fortuitement la résistance ; sont mis en place les grands plans
c’est cette mutation fortuite qui est héré- d’organisation des animaux.
ditaire, et non une adaptation au virus qui L’ensemble de ces apports ne remet
TERRE DE FEU
serait consécutive à l’infection. L’héré- pas en cause le cadre conceptuel de
dité des caractères acquis fut définitive- base, mais enrichit une théorie qui est
ment écartée par la compréhension de la de plus en plus «synthétique». La
8. LES VOYAGES DE DARWIN d’août 1833 à nature et du fonctionnement du matériel grande majorité des biologistes tra-
juillet 1834. Embarqué à bord du Beagle génétique. Cette percée est due aux tra- vaillent avec, en arrière-plan, l’idée
– le fouineur – pour un voyage de cinq vaux, menés principalement sur les d’évolution, et mettent en application le
ans, Darwin parcourut l’Amérique du Sud microorganismes, de E. Tatum, O. Avery, célèbre adage de Dobzhansky : «Rien
pendant deux ans, avant de voguer vers J. Watson, F. Crick, J. Monod, F. Jacob et n’a de sens en biologie, si ce n’est à la
les Galápagos. Il remarqua que les ani-
bien d’autres. Dans la décennie 1950- lumière de l’évolution».
maux et les végétaux présentaient des
variations adaptatives en fonction de la lati- 1960, la théorie synthétique triomphait :
tude et de l’altitude. Cette constatation joua elle donnait des interprétations satisfai-
un rôle essentiel dans le mûrissement de santes de la spéciation et des phénomènes Hervé Le Guyader et Jean Génermont
ses idées sur l’évolution. généralement qualifiés de microévolutifs. sont professeurs à l’Université Paris-Sud

8 © POUR LA SCIENCE
Q UESTIONS SUR L ' ÉVOLUTION

Si l'interrogation sur le vivant est deux fois


millénaire, le concept d'évolution n'a
qu'une centaine d'années. En reliant l'histoire
du monde vivant à sa diversité actuelle,
la théorie de l'Évolution éclaire scientifiquement
l’état de la nature : la diversité du vivant
est devenue objet de science.
H ASARD ET ÉVOLUTION
favorable ou défavorable d’une mutation
comme de la fortune accidentelle du jar-
dinier : celui-ci n'a pas découvert une
pièce d'or parce qu'il l'a cherchée, mais
Jean Gayon cette découverte a des effets bénéfiques
pour lui. Une mutation ne survient pas

P rise à la lettre, la formule «l'évolution


est explicable par le hasard» signifierait
que les modifications des espèces n'ont pas
sera réalisée. Pour maîtriser ce hasard, on
utilise le calcul des probabilités. Un événe-
ment aléatoire est un événement qui suit
parce qu’elle est utile, mais elle peut avoir
des conséquences importantes pour
l’organisme et pour sa descendance.
de cause. Aucune théorie scientifique de une loi de probabilité. Le deuxième sens du mot hasard
l'évolution n'a jamais affirmé cela. En mécanique céleste, pour prédire s’applique à la notion de dérive géné-
La notion de hasard est notoirement la position future d'une planète, il ne suf- tique aléatoire. On observe cet effet à
ambiguë, mais elle prend des significations fit pas de connaître les lois fondamen- l'échelle d'une population pour un gène
précises dans des contextes scientifiques tales de Newton. Il faut aussi des infor- existant sous différentes formes, ou
définis. Faute de préciser ces contextes, et le mations sur les masses, les positions et allèles. Étant donné une génération
sens que l’on y donne au mot hasard, les les vitesses des planètes à un instant t. parentale de caractéristiques génétiques
déclarations sur le rôle du hasard en évolu- Ces «conditions initiales» sont contin- connues, les fréquences des allèles chez
tion sont stériles. gentes par rapport au système théorique les individus de la génération suivante ne
La théorie contemporaine de l’évolution que constitue la mécanique newto- sont pas rigoureusement déterminées,
est confrontée à trois sens du mot hasard : nienne, elles sont purement «empi- mais données par une loi de probabilité.
la chance, l’aléatoire et la contingence riques». Un événement peut être contin- Autrement dit, les fréquences géniques
(comme ce qui échappe à la nécessité gent dans un certain système théorique, fluctuent de manière stochastique. La
propre d’un système théorique). Ces mots et non contingent (logiquement déter- situation épistémologique est celle des
sont souvent pris les uns pour les autres, et miné) dans un autre. Par exemple, la jeux de hasard. Le calcul probabiliste per-
confondus avec "fortuit". "Fortuit" est l’adjec- valeur du facteur d'accélération g est met des prédictions quantifiées et pré-
tif correspondant à "hasard" en général (du contingente par rapport à la loi gali- cises, comme par exemple celle du temps
latin fors, hasard). Je l’utiliserai comme un léenne de la chute des corps, alors moyen de fixation d'un allèle neutre. La
terme générique. Mon but n’est pas ici de qu’elle est déductible dans la physique «théorie neutraliste de l’évolution molécu-
faire la police du vocabulaire parmi les évo- newtonienne (à condition de connaître la laire par mutation et dérive aléatoire»,
lutionnistes, mais de faire ressortir des dis- masse et la forme de la Terre). proposée par Motoo Kimura, est un
tinctions conceptuelles importantes. De là dérive un troisième sens usuel développement parmi d’autres de la
du mot hasard dans les sciences. Des évé- théorie de la dérive génétique aléatoire.
Chance, probabilité et nements (ou des classes d’événements) L’aléatoire n’y est invoqué qu’à l’échelle
sont dits fortuits s’ils ne sont pas déduc- moléculaire (séquence nucléotidique d’un
contingence tibles à l'intérieur d'une théorie, soit que segment d’ADN).
Le sens le plus familier du mot hasard ren- cette théorie n'existe pas, soit que nous ne À l'échelle du génome, les événe-
voie à la notion de finalité : quelque chose connaissions pas assez les conditions ini- ments fortuits relèvent d'un schéma théo-
se produit de manière inattendue par rap- tiales pour faire une prédiction, soit enfin rique différent. Lorsque l’effectif d’une
port à un but, conscient ou non. Un jardi- que les calculs nécessaires à la prédiction population est grandement réduit, par
nier, bêchant le sol de son jardin en vue d’y soient trop complexes. exemple à la suite d’un isolement géogra-
planter des graines, trouve une pièce d'or. Ces définitions sont suffisantes pour phique, de nombreux sites génétiques
Dire qu’il a trouvé la pièce «par hasard» repérer les sens que les évolutionnistes sont fixés à l'état homozygote (un même
signifie ceci : «le jardinier a trouvé un objet donnent au hasard dans leurs débats. La allèle présent en deux copies) du fait de la
hautement désirable en poursuivant un but théorie évolutionniste moderne fait inter- dérive génétique. Un tel événement modi-
tout à fait différent». Cet usage est le plus venir la notion de hasard à au moins cinq fie le contexte génétique de nombreux
ancien de tous. En français comme en niveaux : mutations, dérive génétique, gènes, et éventuellement leur valeur sélec-
anglais, ce sens du mot hasard est tradition- «révolutions génétiques» (événements for- tive. Cette «révolution génétique», ou
nellement rendu par les termes "chance" et tuits à l'échelle du génome entier), écosys- «effet de fondation», est une conséquence
"malchance". tèmes, macro-évolution. de la dérive aléatoire, mais la signification
En un sens plus technique, le mot du hasard y est différente : l'imprévisibilité
hasard s'applique aux événements «aléa- Hasard ne tient pas au caractère stochastique du
toires», dont nous ignorons les conditions phénomène, mais à la complexité des
déterminantes. Plus exactement, nous
et niveaux d’évolution interactions des gènes entre eux et avec le
savons que ces événements sont réalisés Dans la théorie néo-darwinienne, l’utilité milieu, interactions dont l'évolutionniste
dans certaines classes de conditions, mais ou la nocivité d’une mutation est indé- ignore le détail. Bien que nous soyons
nous sommes incapables de déterminer si pendante des facteurs qui l’ont causée. incapables de les prédire, ces effets sont
ces conditions sont réunies ou non dans En ce sens, et en ce sens seulement, les déterministes, tout comme la sélection qui
un cas particulier. L’immobilisation d’un mutations se produisent «au hasard». en résulte.
dé non pipé sur telle ou telle face est un Cette doctrine n'a guère changé depuis On retrouve ici le concept de hasard
événement aléatoire (en arabe, az-zahr Darwin, même si ce dernier parlait de désigné plus haut sous le nom de «contin-
signifie jeu de dés) : il nous faudrait variations. On reconnaît la notion de gence dans un système théorique». Pour
connaître tous les paramètres du lancer hasard définie précédemment sous le un généticien des populations, les effets
pour prédire laquelle des six possibilités nom de "chance". Il en va du caractère physiologiques de l'interaction des gènes,

10 © POUR LA SCIENCE
Un changement de pigmentation fait la bonne ou la mau- de Liverpool. Sur l’écorce noire, c’est au tour de la variété
vaise fortune du papillon Biston betularia. Sur l’écorce claire d’être exposée. La mutation qui a donné naissance
claire des chênes recouverts de lichen, la variété pigmen- à la variété foncée est évidemment indépendante des
tée est une proie facile pour les oiseaux. Au XIXe siècle, la facteurs qui ont déclenché la révolution industrielle en
pollution a détruit les lichens sur les chênes des environs Angleterre. Le papillon sombre a eu de la chance.

et la valeur sélective du phénotype résul- ont mis l’accent sur la "contingence" de pées ne survivent pas parce qu’elles
tant dans un milieu donné, sont des infor- l’évolution à l’échelle des temps géolo- seraient plus performantes que leurs
mations contingentes dans le cadre théo- giques. Le succès de cette formule ne concurrentes, dans un processus darwi-
rique où il travaille. Autrement dit, ces garantit pas sa rigueur. En réalité, les paléo- nien de lutte pour l’occupation d’une cer-
effets ne peuvent être déduits dans l’état biologistes qui ont répandu la thèse de la taine niche écologique. Par exemple, si
actuel de la science. «contingence de l’histoire de la vie» ras- les diatomées ont survécu à d’autres
On retrouve la même situation épis- semblent sous cette expression accro- formes planctoniques lors de la grande
témologique à l’échelle des écosystèmes. cheuse deux idées que l’on doit distinguer. extinction du Crétacé, c’est parce qu’elles
Au delà de la population, la théorie de la avaient la chance de posséder un trait
sélection s'applique également aux rap- favorable (la capacité à s’enkyster),
Hasard et macro-évolution
ports écologiques entre espèces (chaînes apparu pour des raisons sans rapport
trophiques, compétition interspécifique, La première idée est que «le cours effec- avec les conditions physiques qui ont
parasitisme) et aux rapports des espèces tif de l’histoire de la vie est sous-déter- causé l’extinction de masse (la dormance
avec le milieu physique (changement de miné par la théorie générale de l’évolu- des diatomées serait une adaptation à
climat, formation d’une île, d’un isthme, tion dont nous disposons» (S. Gould). l’hiver des régions polaires).
etc). Les phénomènes fortuits sont là Cette incomplétude tient à la complexité Les mots "contingence" et "hasard"
encore de première importance. Maxime des interactions, à leur caractère chao- ont ici, comme dans le cas des muta-
Lamotte a parlé d’un «effet de fondation tique et au fait que des événements tions, le sens de "chance" et "mal-
de troisième ordre : de même que dans considérables (par exemple l’émergence chance". C’est d’ailleurs le terme utilisé
les effets de fondation de premier ordre de l’homme) ait dépendu de conditions par David Raup dans le titre anglais de
(dérive génétique aléatoire) ou de précaires. C’est le paradigme des «petites son livre sur les extinctions (L’extinction :
second ordre (révolution génétique), liés causes, grands effets». Autrefois l’on par- mauvais gènes ou malchance?). Les
au passage par un effectif très réduit, lait d’indéterminisme ou de causalité his- paléobiologistes font une grave erreur
c'est la constitution d'une biocénose où torique pour dire la même chose. Ce s’ils croient s’écarter du paradigme dar-
le nombre d'espèces se trouve plus ou sens du mot contingence est celui que winien en insistant sur le caractère
moins brusquement restreint qui peut nous avons explicité précédemment sous aveugle de l’extinction. Ils ne font que le
être considérée comme un phénomène le nom de «contingence par rapport à un transposer à une échelle supérieure.
fortuit». Reconnaître un rôle au hasard à système théorique». D’un point de vue conceptuel, le hasard
ce niveau, c’est admettre que la com- Toutefois les paléobiologistes ont en question est de même nature que
plexité des phénomènes déborde large- aussi autre chose à l’esprit. L’argument celui qui préside à la découverte d’une
ment la capacité des modèles écolo- majeur de S. Gould, et de quelques pièce d’or par le laboureur.
giques existants. Nous retrouvons ici le autres, concerne les extinctions de masse,
hasard-contingence. et leur impact sur la genèse de la biodi-
À la suite de Stephen Jay Gould, de versité. Selon ces auteurs, lors d’une Jean Gayon
nombreux évolutionnistes et philosophes extinction de masse, les espèces resca- est Professeur à l’Université de Bourgogne

© POUR LA SCIENCE 11
ÉVOLUTION reprendre goût aux problèmes biologiques
qu'ils avaient un peu oubliés.
Dans le même temps était apparue

ET RELIGIONS une théorie explicative de l'évolution, la


théorie synthétique, qui faisait une place
très importante au hasard. De nouveau,
certains se crispèrent sur ce statut du
Michel Delsol hasard et soutinrent qu'il existait dans le

P endant des siècles, voire des millé-


naires, les fidèles des religions mono-
théistes, israélites, chrétiens et musulmans,
Dans cette ouverture des esprits, il faut
souligner l'influence d'un illustre père
jésuite, Teilhard de Chardin. Teilhard fut
cosmos des forces mystérieuses auxquelles
on donna des noms divers : élan vital,
orthogénèse, antihasard, etc. Ces forces
ont cru que les textes de la Bible expli- un grand homme de science doublé d’un auraient orienté l'évolution vers le pôle
quaient comment avaient été construits le philosophe et d’un théologien. Très intelli- humain comme un aimant attire la limaille
cosmos, les animaux et les hommes. gent et plein d'humour, il fut peut-être de fer. Il faut s'expliquer sur cette résistance
Toutefois nombre de penseurs comprirent l’auteur d’un canular célèbre : le "fossile" à la théorie synthétique, car on la rencontre
très tôt que ces textes n'étaient que des de Piltdown, un crâne assemblé à partir de encore chez certains spiritualistes.
images destinées aux populations souvent fragments humains et simiens qui divisa En simplifiant à l'extrême, la théorie
illettrées de l’époque où ils ont été com- les anthropologues. Cela serait bien digne synthétique de l'évolution, issue du darwi-
posés. d'une plaisanterie de jeune jésuite! Son nisme et contemporaine de l’essor de la
En 379, Grégoire de Nysse, évêque génie s’exprima surtout dans la construc- génétique, explique le fait évolutif par un
de Capadoce, ne lisait déjà plus la Bible tion d’une vaste synthèse scientifico-théo- système de mutations dues au hasard mais
de façon littérale. Dans le langage un peu logique : selon Teilhard, l'évolution, direc- retenues par la sélection naturelle. Elle
simpliste de son temps, il n'hésitait pas à tement animée par une force d'inspiration explique la constitution de structures aussi
écrire : «Dans la construction de divine, devait conduire l'humanité toute complexes que l'œil et même l’apparition,
l'homme, toutes ces dispositions... se sont entière vers un point Oméga, où elle se chez les vertébrés supérieurs, des images
introduites à la suite de notre naissance lierait dans une éternité mystique avec le mentales. Dans l'espèce humaine, ces
animale» ; ou plus loin : «Souvent aussi Christ. Toutefois il publia aussi des textes représentations débouchent sur la pensée,
son raisonnement (de l'homme) s'abrutit plus proches de ce que nous appellons l'intelligence et la conscience de soi. On dit
par son penchant et son comportement aujourd'hui la théorie synthétique, qui que ces propriétés sont apparues par
animal... Lorsqu'en effet quelqu'un explique les faits évolutifs par des méca- «Émergence». Certains se demandent alors
ramène toute son activité spirituelle à ces nismes génétiques aléatoires. Si Teilhard comment des scientifiques peuvent
mouvements... il se produit un renverse- acceptait cette vision de l’évolution, il en admettre ces thèses sans rien renier de
ment de l'empreinte de Dieu en nous vers excluait l'homme. C'était un homme leurs positions religieuses, chrétiennes ou
l'image de la brute... Ainsi le désir de la d’abord préoccupé de la réalité des faits, et autres. De tels hommes ne sont pas rares :
volupté dont le principe en nous est notre il est tout à son honneur d'avoir parfois plusieurs des «Pères fondateurs» de la
ressemblance avec les animaux...» changé d'avis. théorie synthétique étaient chrétiens. Cette
Avec Philon d'Alexandrie, Grégoire Ses idées le plus souvent exprimées, contradiction n'est qu'apparente. Elle tient
de Nysse écrit aussi que «Dieu a fait d'un trop finalistes (la progression vers le point au fait que ces auteurs distinguent totale-
seul coup, en un instant, les origines, les oméga), ne s’accordaient certainement pas ment science, philosophie et métaphysique.
causes et les puissances de toutes au réel. En revanche, elles étaient dans la
choses.» Ne prétendons pas qu'il était mentalité de son temps. Dans les années Le scientifique
évolutionniste comme l'ont écrit trop vite 1940 furent publiés en France de nom-
certains théologiens ; les connaissances breux ouvrages finalistes, et notamment
et le métaphysicien
de son époque ne le permettaient pas. ceux de quatre grands universitaires fort La science a pour but d'étudier la matière
Toutefois, à lire certains passages, on connus à cette époque : Lucien Cuénot (le réel-sensible). Elle explique les phéno-
peut se poser la question. Saint Augustin, (Invention et Finalité en Biologie), Pierre mènes par des lois, c'est-à-dire des «rela-
de son coté, compare l'histoire du monde Lecomte du Noüy (L'homme et sa tions obligatoires entre des événements»,
à une graine où était «invisiblement et destinée), Henri Rouvière (Vie et Finalité) et ou par des événements aléatoires que les
simultanément tout ce qui au cours du Rémy Collin (Mesure de l'Homme). On épistémologues nomment hasard, et que
temps s'est développé en arbre.» Saint peut penser que si Teilhard avait vécu, il l'on définit comme des «rencontres de
Thomas avait aussi abandonné ces lec- aurait privilégié ses textes de type «synthéti- séries causales indépendantes». La science
tures littérales de la Bible auxquelles se cien» que nous avons évoqués plus haut. se doit aussi de construire de grandes théo-
livrent pourtant encore certains auteurs Une autre circonstance n’a pas contri- ries, elle est le lieu d’une ambition : décrire
religieux qualifiés d'intégristes. bué à clarifier sa position : lorsque ses un jour toute la nature dans une vaste syn-
Au XIXe siècle, la naissance des idées œuvres parurent après sa mort, elles furent thèse. Cependant elle explique seulement
transformistes troubla nombre d'esprits «commentées par une volée d'épigones qui le "Comment" des choses. Ainsi le hasard
religieux. La revue Les Études accepta les sacralisent, les dogmatisent, délirent des- ne fait apparaître que des propriétés qui
l'évolution après la première guerre mon- sus et tendent à envahir tout l'espace qui existaient déjà «en puissance» dans la
diale. L'Université Laval à Québec ensei- s'étend entre les créationnistes coriaces et nature. Il ne fait pas n'importe quoi. Si le
gna les idées évolutionnistes dès 1930 les darwinistes de stricte observance.» (Régis hasard des mutations a produit des yeux
sous l'influence du philosophe Charles de Ladous, sous presse). Malgré cela, Teilhard ou un cerveau pensant, c'est parce que les
Koninck ; l’Université de Louvain prit ce rendit un immense service aux théologiens lois physico-chimiques de la matière ména-
tournant à la même époque. des Églises chrétiennes, car il les obligea à geaient la possibilité de ces structures... Il

12 © POUR LA SCIENCE
ne réalise que ce qui était possible. La position vaticane
À la roulette, il y a 36 numéros ; le
60 ne sortirait jamais, même si l'on Sur ce sujet, le discours de Jean
jouait une éternité, puisque le 60 Paul II à l'Académie Pontificale des
n'existe pas dans le jeu. L'œil et la Sciences le 22 octobre 1996 mérite
pensée sont apparus parce qu'ils analyse. Dans toutes les religions, il
étaient dans le jeu. Le hasard obéit a toujours coexisté plusieurs cou-
au déterminisme comme le reste rants de pensée, et il est facile de
de la nature, abstraction faite du donner d’un texte des interpréta-
principe d’incertitude de tions différentes. Le discours de Jean
Heisenberg. Il n'est imprévisible Paul II sur l'Évolution a été lu très
que parce que nous ne connaissons différemment selon les éditorialistes.
pas, aujourd'hui du moins, le Tout Les thèses que nous venons de
de la nature. donner nous semblent en accord
Le métaphysicien se pose les avec le point de vue papal : le Pape
questions ultimes. Il a un regard accepte les théories modernes de
d'ensemble sur le cosmos, ou les l'Évolution, il demande seulement
cosmos – d'après certains auteurs, il que l'on attribue à l'homme une
en existerait plusieurs –, sur la créa- situation centrale. Il écrit : «Les
ture raisonnable vivant sur cette sciences de l'observation décrivent
planète, et peut-être sur d'autres. Il et mesurent avec toujours plus de
lui paraît impensable que tout ceci précision les multiples manifesta-
existe sans une profonde raison tions de la vie... Le moment du pas-
d’être. Le mot d'Émergence décrit, sage au spirituel n'est pas objet
mais n'explique rien. Le métaphysi- d'une observation de ce type ; (cette
cien se demande pourquoi il existe observation) peut néanmoins déce-
Pierre Theillard de Chardin (1881-1955) pendant
des hommes conscients, se posant ler, au niveau expérimental, une
la Croisière jaune (1931-1932).
des problèmes sur leur avenir et série de signes très précieux de la
leur destin. Ces êtres pensants existaient la fabuleuse complexité du cerveau spécificité de l'être humain.» Il n'est donc
déjà «en puissance» avant le Big Bang, humain, avec ses milliards de neurones et pas en désaccord avec ceux qui pensent
«avant le temps» suivant l'expression d’Ilya ses dizaines de millions de milliards de que la matière en évolution a donné, selon
Prigogine. Ces questions se posent même connexions. Le spiritualiste pense qu'un ses propres lois, des êtres pensants, mais
si le cosmos a toujours existé. Saint système structuré et intelligent, une vie qui ajoutent, sans considérations théolo-
Thomas avait déjà analysé longuement ce consciente construite selon les lois de la giques, que ce phénomène pose des ques-
point de vue. nature, n’auraient pu venir à l’existence tions d'ordre métaphysique : le Pourquoi
Ainsi le scientifique spiritualiste peut sans que ces lois et leurs possibilités ne que suscite l'existence même d'une
avoir, dans son laboratoire, une vue de la soient elles-mêmes l'objet, le vouloir, le matière capable de ces prouesses.
science totalement matérialiste. Il peut pen- désir profond d'une Intelligence du monde. Ce discours est particulièrement
ser que la science expliquera un jour, à son Il cherchera alors, poussé par la seule force important, car les théologiens pourront
niveau, le Tout de l'univers, et se passion- de ses réflexions, par la seule intensité des plus facilement intégrer les thèses évolu-
nera pour ses résultats. Devant son micro- problèmes qu'il se pose (mais que son tionnistes dans leurs réflexions. Teilhard
scope, il aura exactement les mêmes rai- éducation l’invite aussi à se poser), à se lier n’obtint jamais une telle caution intellec-
sonnements que son collègue mécaniciste, à l'un des courants religieux qui imprè- tuelle, ce qui le gêna certainement dans
et ne se différenciera en rien de lui. Ce sera gnent l'humanité et enseignent que la publication de sa pensée
seulement lorsque ces deux hommes abor- l'homme n'est pas le simple fruit d'une ren- On aboutit ainsi à l'idée que théories
deront les questions ultimes de la métaphy- contre de molécules sans raison d'être. modernes de l'Évolution et conceptions
sique qu'ils auront des positions différentes Notre spiritualiste considère la théorie religieuses ne sont pas contradictoires. Les
sur le "Pourquoi" de l'univers. Ainsi, en synthétique comme un mécanisme explica- dissensions du passé étaient dues à des
regardant les arbres produits par l’analyse tif remarquable. Certes, comme toute théo- confusions entre science et philosophie.
phylogénétique, les deux chercheurs rie scientifique, elle est susceptible d’être Toutefois les raisonnements logiques n'ont
auront encore le même regard. Toutefois le modifiée par de nouvelles données expéri- pas, dans des disciplines philosophiques, la
spiritualiste sera amené à penser, selon sa mentales. Toutefois elle lui semble suffisam- valeur contraignante de ceux auxquels on
philosophie, que la prise de conscience ment cohérente : on ne doit plus chercher aboutit, après expérience, en science.
chez les hominidés, bien qu'enracinée dans qu'à lui apporter des compléments. Ce tra- Aussi pour un évolutionniste, la décision
le biologique, ne mérite pas le même chif- vail l'absorbera et le passionnera comme le d’adopter une position spiritualiste ou
frage que le nombre des vertèbres ou la jeu passionne le joueur, sans qu'il se soucie matérialiste sera toujours marquée par une
longueur d'un os. du Pourquoi de la construction du casino. part de choix philosophique ou de pari.
Le spiritualiste se sentira écrasé par la Cependant notre chercheur sera en perma-
puissance de l’Univers et par les capacités nence imprégné de l'idée que, comme
fabuleuses de la matière. Le neurophysiolo- toute science, le darwinisme n'explique que Michel Delsol
giste Edelman, qui se déclare matérialiste, a le comment de l'aventure cosmique, et non Professeur émérite aux Facultés Catholiques
écrit qu'aucun appareil conçu par les le pourquoi ou, si l'on préfère, le sens de de Lyon ; Directeur honoraire à l'École
hommes ne ressemblait, même de loin, à cette aventure. Pratique des Hautes Études (Paris)

© POUR LA SCIENCE 13
La loi des gènes
RICHARD DAWKINS

Pourquoi la vie? Parce qu’elle assure la survie des gènes.

C
harles Darwin ne pouvait son venin, tel du curare, sert seulement à
«imaginer qu’un Dieu bienfai- immobiliser la victime. Dans ce dernier
sant et tout-puissant aurait cas, la proie peut avoir conscience d’être
volontairement créé les dévorée vivante de l’intérieur, mais ne
Ichneumonidés, avec le dessein arrêté peut bouger le moindre muscle pour s’y
que ces insectes assurent leur subsis- opposer. Cela paraît d’une cruauté bar-
tance en parasitant l’intérieur du corps bare, mais nous verrons que la nature
vivant des chenilles». On retrouve ce n’est pas cruelle : elle est simplement
comportement macabre des indifférente. Cette leçon est l’une des
Ichneumonidés chez d’autres guêpes, plus terribles qui soit pour l’Homme.
notamment chez les guêpes fouisseuses Nous ne pouvons accepter que la Nature
étudiées par le naturaliste Jean Henri ne soit ni bonne ni mauvaise, qu’elle ne
Fabre. Ce dernier rapporte qu’avant de soit ni cruelle, ni bienveillante, mais
déposer son œuf dans une chenille, la simplement inaccessible à la pitié :
guêpe fouisseuse femelle prend soin indifférente à toute souffrance et sans
d’introduire son aiguillon dans chaque but.
ganglion du système nerveux central de Notre espèce est toujours en quête
sa proie, afin de paralyser l’animal sans de la finalité. Il nous est difficile
le tuer : ainsi la viande reste fraîche d’observer quelque chose sans en cher-
pour les larves à venir. On ignore si la cher l’utilité, sans nous demander quelle
guêpe anesthésie ainsi la chenille ou si en est la cause ou la finalité. Le désir de

trouver une explication à toute chose


paraît naturel chez un animal qui vit
entouré de machines, d’œuvres d’art,
d’outils ou d’autres objets fabriqués,
mais chez qui les pensées dominantes
sont consciemment tournées vers ses
propres buts et projets.
Bien que les voitures, les ouvre-
boîtes ou les tournevis aient manifeste-
ment une fonction, la recherche d’une
utilité ou d’une finalité n’est pas tou-
jours légitime ni sensée. Pour des
objets, on peut demander : «Quelle est
sa température?» ou «Quelle est sa cou-
leur?» mais cela n’a pas de sens de
s’interroger sur la température ou la
couleur de la jalousie ou de la prière. De
même, on peut se demander à quoi ser-
vent les garde-boue d’une bicyclette ou
le barrage de la Rance, mais la question

© POUR LA SCIENCE
de l’utilité ne s’impose pas dans le cas Le mécanisme qui a engendré les 1. LES «MACHINES À SURVIE» que sont les
d’un galet, de l’adversité, du mont ailes, les yeux, les becs, les instincts de créatures vivantes servent à propager l’ADN.
Everest ou de l’Univers. Aussi sincère- nidation et tout les autres éléments de la Le guépard est un bon exemple d’une telle
ment que ces questions puissent avoir vie en donnant l’impression qu’ils ont machine.
été formulées, elles sont hors de propos. été créés dans un dessein déterminé est
Contrairement aux roches, les orga- aujourd’hui bien connu : c’est la sélec-
nismes vivants et leurs organes sont des tion naturelle, exposée par Darwin. éclipses trouvaient encore légitime de
objets qui paraissent «prédestinés». De Darwin a imaginé que les organismes poser cette question au sujet des créa-
nombreux théologiens, de Thomas vivant aujourd’hui n’existent que parce tures vivantes. Aujourd’hui, seuls ceux
d’Aquin à William Paley, ont supposé que leurs ancêtres possédaient des qui ignorent la science en sont encore
que le vivant a une finalité. Paley, théo- caractères qui ont favorisé leur survie et là... mais ces «seules» personnes sont la
logien anglais du XVIIIe siècle, soutenait celle de leur progéniture ; les individus majorité de la population mondiale.
que, si un objet aussi simple qu’une moins bien adaptés mouraient en lais- Dans la théorie darwinienne, la
montre ne pouvait être réalisé que par sant moins de descendants, voire aucun. sélection naturelle favorise la survie et
un horloger, à plus forte raison les créa- Aussi surprenant que cela paraisse, la reproduction des individus les mieux
tures vivantes, bien plus complexes, ne notre compréhension de l’évolution ne adaptés. Autrement dit, elle favorise
pouvaient résulter que d’une conception date que d’un siècle et demi. Avant leurs gènes, qui se reproduisent et se
divine. Les créationnistes modernes ont Darwin, même les personnes cultivées transmettent à de nombreuses généra-
repris cette thèse du Grand Horloger qui avaient cessé de s’interroger sur le tions. Bien que ces deux formulations
sous une forme plus actuelle. pourquoi des roches, des fleuves ou des soient équivalentes, le «point de vue du

© POUR LA SCIENCE 15
gène» a plusieurs avantages que l’on tions logarithmiques sont disposées pour un autre pays, la fonction d’uti-
perçoit clairement si l’on considère trop méticuleusement pour être le fruit lité sera, par exemple, la durée du
deux concepts techniques : l’ingénierie du hasard. Il viendrait alors à l’esprit de mandat présidentiel, la richesse d’une
inverse et la fonction d’utilité. cet archéologue du futur qu’à un âge famille gouvernante, la stabilité au
L’ingénierie inverse se ramène au précédant celui des calculateurs électro- Moyen-Orient ou, encore, le maintien
raisonnement suivant : vous êtes ingé- niques, cet objet mettait en œuvre un des prix du pétrole. On peut imaginer
nieur, et vous avez devant vous un procédé ingénieux pour effectuer rapi- des fonctions d’utilité variées :aussi
objet que vous ne connaissez pas. Vous dement des multiplications et des divi- comprend-on parfois difficilement ce
supposez alors que cet objet a été sions. Le mystère de la règle à calcul que visent les individus, les entreprises
conçu pour exercer une fonction, et serait ainsi résolu par l’ingénierie ou les gouvernements.
vous le démontez et l’analysez pour inverse, en faisant l’hypothèse que cet
essayer de comprendre le problème objet résulte d’une conception intelli- La construction
qu’il est censé résoudre. Vous vous gente et économe.
posez alors des questions telles que : La fonction d’utilité, d’autre part,
d’un guépard
«Si j’avais voulu fabriquer une est un concept technique employé en Dans le cas des êtres vivants, de nom-
machine ayant telle fonction, aurais-je économie : un individu maximise sa breuses fonctions d’utilité sont envisa-
réalisé cet objet précis?» ou bien : fonction d’utilité, laquelle représente geables, mais nous verrons qu’elles se
«Cet objet pourrait-il être une machine sa satisfaction. Les économistes et les réduisent toutes à une seule. Imaginons
qui a telle fonction?» sociologues sont comparables aux que les êtres vivants ont été créés par un
La règle à calcul, sceptre des ingé- architectes et aux physiciens, en ce ingénieur divin et essayons de décou-
nieurs jusqu’aux années 1950, est qu’ils cherchent eux aussi à optimiser vrir, par ingénierie inverse, ce que cet
aujourd’hui un objet aussi désuet que un facteur. Les utilitaristes s’efforcent ingénieur a tenté d’optimiser : quelle
n’importe quel outil de l’Âge du de tendre vers «le plus grand bonheur est la fonction d’utilité de Dieu?
bronze. Un archéologue des siècles à pour le plus grand nombre». D’autres, Les guépards sont un exemple par-
venir qui trouverait une règle à calcul et égoïstement, cherchent à accroître leur fait de créatures qui semblent conçues
chercherait sa fonction remarquerait propre bonheur au détriment du bien- pour un but précis, de sorte que nous
d’abord qu’elle permet de tracer des être général. Si vous soumettez l’atti- devrions facilement découvrir, par ingé-
lignes droites ou de tartiner du beurre. tude de tel ou tel gouvernement à une nierie inverse, leur fonction d’utilité.
Toutefois, les éléments coulissants cen- analyse par ingénierie inverse, vous Tout en eux semble étudié pour tuer des
traux sont inutiles sur les règles ou les conclurez parfois qu’il cherche à opti- gazelles : les dents, les griffes, les
couteaux à beurre. En outre, les gradua- miser l’emploi et le bien-être national ; yeux, le museau, les muscles des pattes,

16 © POUR LA SCIENCE
la colonne vertébrale, le cerveau sem- poussant leur «machine à survie» vers tout à fait subjectifs : le coq de bruyère
blent être exactement comme si Dieu, un but opposé. La même fonction d’uti- mâle, qui se livre à des danses pom-
en créant les guépards, avait voulu leur lité – la survie de l’ ADN – explique peuses, en faisant des bruits de bouchon
permettre de tuer le plus grand nombre simultanément la «finalité» du guépard qui saute, ne paraît probablement pas
de gazelles. D’autre part, l’ingénierie et celle de la gazelle. étrange aux femelles de sa propre espèce,
inverse appliquée aux gazelles révèle de Ce principe explique toute une série et c’est là l’essentiel. Dans certains cas,
façon tout aussi convaincante qu’elles de phénomènes qui, autrement, seraient les canons de beauté des oiseaux
sont créées pour survivre et faire jeûner déconcertants. Par exemple, dans de femelles coïncident avec les nôtres : cela
les guépards. On pourrait croire que les nombreuses espèces animales, les mâles donne le paon ou l’oiseau de paradis.
guépards et les gazelles ont été conçus se livrent des combats épuisants et sou-
par deux divinités concurrentes. Car si vent risibles pour attirer les femelles ; La fonction de la beauté
l’on ne doit qu’à un seul Créateur le leurs investissements en «beauté» sem-
tigre et l’agneau, le guépard et la blent tout aussi superflus et pesants. Ces Le chant du rossignol, la queue des
gazelle, à quoi joue-t-il? Est-il un rituels d’accouplement font parfois pen- faisans, les nuances arc-en-ciel des pois-
sadique qui se réjouit de jeux sanglants? ser aux concours de beauté, mais ce sont sons des récifs tropicaux sont des solu-
Tente-t-il d’éviter la surpopulation des les mâles qui paradent. Les lieux de tions au problème de maximisation de la
mammifères en Afrique? Ce sont là des parades d’oiseaux tels que le coq de fonction d’utilité qu’est la beauté, mais
fonctions d’utilité toutes vraisem- bruyère ressemblent aux podiums où l’on cette beauté n’est pas destinée – sauf
blables... mais toutes fausses. élit les Miss : ce sont de petits terrains par accident – à réjouir les Hommes. Si
La véritable fonction d’utilité de la qu’utilisent les oiseaux mâles pour venir le spectacle de la nature nous plaît, c’est
vie, ce vers quoi tout tend dans la nature, se pavaner devant les femelles. Celles-ci accessoire. Les gènes des mâles qui
c’est la survie de l’ ADN . Or, celui-ci viennent observer les démonstrations séduisent les femelles sont transmis aux
n’est pas libre : enfermé dans des orga- fanfaronnes d’un certain nombre de générations suivantes. Une seule fonc-
nismes vivants, il doit employer les mâles avant d’en choisir un pour tion d’utilité peut rendre compte de tant
moyens d’action qui sont à sa disposi- s’accoupler. Les mâles des espèces prati- de beautés : cette grandeur dont chaque
tion. Les séquences génétiques présentes quant cette parade sont souvent dotés manifestation du monde vivant
dans le corps des guépards maximisent d’une ornementation bizarre qu’ils affi- recherche l’optimisation, c’est toujours
leur chance de survie en poussant les chent tout en effectuant de remarquables la survie de l’ADN ; c’est elle qui est res-
guépards à tuer les gazelles. Les gènes saluts, révérences et bruits étranges. Les ponsable de toutes les caractéristiques
présents dans le corps des gazelles termes «bizarre», «remarquable», que vous essayez d’expliquer.
accroissent leur chance de survie en «étrange» sont des jugements de valeur Cette fonction rend également

2. LA DIVERSITÉ DU VIVANT est un signe de l’inventivité de l’ADN, qui met en œuvre des
techniques originales pour maximiser ses chances de survie. Par exemple, les muscles
d’une patte de guépard permettent à celui-ci de poursuivre les gazelles ; de leur côté, les
gazelles sont bien équipées pour échapper aux guépards. Dans ce combat mortel les
deux animaux font tout pour tenter d’assurer leur survie. Les guêpes parasites maximi-
sent les chances de survie de leur ADN en devenant les prédateurs de chenilles : une
guêpe femelle dépose un œuf dans une chenille préalablement paralysée à l’aide de son
aiguillon et, après éclosion, la larve mange la chenille vivante. Les caractéristiques phy-
siques utilisées dans le cadre des rituels d’accouplement sont aussi spécialisées que celles
utilisées pour la chasse. Beaucoup d’oiseaux, tel le faisan de l’Himalaya, et certains pois-
sons comme le Diagramme oriental affichent des couleurs vives afin d’attirer les parte-
naires et d’assurer la reproduction de leur ADN. Les plantes, également, entrent en compé-
tition afin de se ménager de meilleures occasions de se reproduire : les forêts tropicales
humides s’étirent vers le ciel parce que chaque arbre cherche à obtenir plus de lumière
que ses congénères, ce qui lui permettra de se propager.

© POUR LA SCIENCE 17
LE G RAND N IVELEUR

P our les organismes multicellulaires, l’une des


façons de maximiser les chances de survie de
leur ADN consiste à ne pas gaspiller d’énergie pour
assurer un fonctionnement prolongé de leurs
organes. Les constructeurs d’automobiles agissent
de même. Nicholas Humphrey, de l’Université de
Cambridge, raconte qu’Henry Ford, le saint patron
du rendement industriel,
«chargea un jour une équipe d’explorer les
dépôts de pièces usagées de voitures dans toute
l’Amérique pour vérifier s’il n’existait pas des pièces
de la Ford Modèle T qui n’auraient jamais montré de LA FORD MODÈLE T, tout comme les êtres vivants, n’était pas destinée à
défaut. Ses inspecteurs revinrent avec des rapports sur durer éternellement. C’est pourquoi il aurait été ridicule de gaspiller de
presque toutes les sortes de pannes concernant des l’argent en l’équipant de pièces indestructibles.
axes, des freins, des pistons, etc. : toutes ces pièces
étaient responsables de quelques défauts de fonctionnement. À gibbons et d’évaluer la fréquence de rupture de chacun des
une remarquable exception près, soulignée dans les rapports : os principaux. S’il apparaissait, par exemple, que chaque os
dans toutes les voitures usagées, les chevilles maîtresses auraient s’est brisé au moins une fois, sauf le péroné (ce petit os qui
eu bien des années supplémentaires de bon fonctionnement. est situé parallèlement au tibia), qui jamais ne se serait cassé
Avec une logique implacable, Ford conclut que ces pièces-là, sur chez aucun gibbon, la consigne d’un Henry Ford de la
la Ford Modèle T, étaient de trop bonne qualité pour l’usage Création aurait alors été, sans hésitation, de faire redessiner
qu’on leur demandait et exigea qu’à l’avenir elles soient fabri- ce péroné avec une norme de qualité inférieure. C’est ce
quées avec des spécifications moins rigoureuses.» que réalise la sélection naturelle : des individus mutants,
Sans doute n’avez-vous, comme moi, qu’une idée assez avec un péroné de qualité inférieure et des caractéristiques
vague du rôle technique des chevilles maîtresses, mais là de croissance telles qu’une moindre quantité du précieux
n’est pas la question. Elles sont l’une des pièces nécessaires calcium serait fournie à cet os, pourraient utiliser le maté-
au fonctionnement des voitures, et la réaction apparemment riau ainsi économisé pour épaissir d’autres os de leur corps
brutale de Ford était, en fait, on ne peut plus logique. L’autre et atteindre alors la constitution idéale où aucun os n’a plus
solution possible était d’améliorer toutes les autres pièces de de chance qu’un autre de se rompre. Ou bien ces individus
la voiture pour les amener aux normes de qualité des che- pourraient utiliser le calcium ainsi économisé pour produire
villes maîtresses. Dans ce cas, la voiture construite par Ford davantage de lait et élever davantage de jeunes. L’animal
n’aurait plus été un Modèle T, mais une Rolls-Royce, ce qui peut prélever en toute sûreté une couche d’os sur son
n’était pas le but de l’opération. Il est tout à fait respectable péroné, au moins jusqu’au point où ce dernier présente un
de construire une voiture telle qu’une Rolls-Royce, et il en est risque de rupture à peu près égal au risque de rupture de
de même pour un Modèle T, mais à un prix différent. celui des autres os qui a la plus grande durée de vie. L’autre
L’astuce consiste à être certain que toute la voiture est solution – la «solution de la Rolls-Royce», qui consisterait à
construite aux normes de qualité d’une Rolls-Royce ou au porter tous les autres organes aux normes de qualité du
contraire à celles d’un Modèle T. La pire péroné – est beaucoup plus difficile à
solution est la réalisation d’une voiture mettre en œuvre.
hybride, dont certaines pièces ont la La sélection naturelle nivelle ainsi la qua-
qualité du Modèle T et d’autres celle lité aussi bien vers le haut que vers le bas,
requise pour une Rolls-Royce, car la voi- jusqu’à ce qu’un équilibre satisfaisant soit
ture sera hors d’usage lorsque la plus obtenu entre toutes les parties du corps.
vulnérable de ses pièces lâchera, et Vus sous l’angle de la sélection naturelle,
l’argent dépensé pour la fabrication des le vieillissement et la mort sont les consé-
pièces de haute qualité, qui n’auront pas quences peu réjouissantes de cette
eu le temps de s’user, sera gâché. recherche d’équilibre. Nous sommes les
La leçon donnée par Ford est applicable héritiers d’une longue lignée d’ancêtres
avec encore plus de pertinence aux corps jeunes, dont les gènes assuraient la vitalité
vivants qu’aux voitures, car, dans celles- au cours des années de reproduction,
ci, les différents éléments peuvent, dans mais pas la moindre provision de vigueur
certaines limites, être remplacés par des pour les années suivantes. Jeunesse et
pièces détachées. Les singes et les gib- santé sont indispensables pour assurer la
bons, qui passent leur vie dans les hau- transmission et la survie de l’ ADN . En
teurs des arbres, courent en permanence revanche, vivre un quatrième âge en
le risque de tomber et de se rompre les LE GIBBON ne vit pas éternellement, et pleine forme n’est sans doute qu’un luxe,
os. Supposons que nous ayons chargé ses pièces détachées sont beaucoup plus qui rappelle tout à fait les chevilles maî-
une équipe d’examiner le corps des difficiles à trouver. tresses de qualité supérieure du Modèle T.

18 © POUR LA SCIENCE
compte d’excès mystérieux. Les paons, chacun de la même quantité de lumière chenilles avant qu’elles ne soient dévo-
par exemple, sont alourdis d’une parure solaire, avec une dépense énergétique rées vivantes de l’intérieur. La Nature
si encombrante qu’elle pourrait les bien moindre. Si tous les arbres étaient n’est ni bienveillante ni malveillante ;
empêcher de travailler, pour peu qu’ils petits, la sélection naturelle ne pourrait elle n’est ni un adversaire ni un parti-
en soient tentés, ce qui, en fait, n’est faire autrement que de favoriser celui san de la souffrance. La Nature ne
pas le cas. Les oiseaux chanteurs mâles qui aurait poussé un peu plus haut que s’intéresse pas à une souffrance plus
dépensent des quantités considérables les autres. La hauteur optimale se trou- qu’à une autre, sauf si elle a des consé-
de temps et d’énergie à chanter : non vant ainsi relevée, d’autres arbres se quences sur la survie de l’ ADN . On
seulement leurs chants attirent les pré- mettraient à en faire autant : rien pourrait imaginer, par exemple, l’exis-
dateurs, mais cette activité leur fait n’arrêterait la course à la hauteur, tence d’un gène qui calmerait les
perdre de l’énergie, et du temps qui jusqu’à ce que les arbres soient devenus gazelles lorsqu’elles sont en train de
pourrait être utilisé à reconstituer cette exagérément grands. Toutefois, cette souffrir d’une morsure mortelle. La
énergie. Un étudiant en biologie, spé- croissance ne paraît exagérée et ridicule sélection naturelle favoriserait-elle ce
cialiste des roitelets, racontait qu’un de que si l’on juge avec des critères d’éco- gène? Sans doute pas, à moins que le
ses oiseaux mâles avait chanté jusqu’à nomie et de rationalité, en ne pensant fait de tranquilliser ainsi une gazelle
en mourir. N’importe quelle fonction qu’à une efficacité maximale plutôt n’augmente les chances de transmis-
d’utilité qui viserait la prospérité qu’à la survie de l’ADN. sion de ce gène aux générations sui-
durable de l’espèce, ou même la survie De tels effets se retrouvent dans les vantes. Comme il est difficilement ima-
individuelle d’un mâle particulier, met- sociétés humaines. Dans une récep- ginable qu’il en soit ainsi, nous devons
trait un frein à tant de chants, à tant de tion, par exemple, chacun s’égosille supposer que les gazelles connaissent
parades, à tant de luttes. pour se faire entendre de son interlo- une angoisse et des souffrances ter-
Or, on explique facilement ces com- cuteur, mais si tous se mettaient ribles lorsqu’elles sont poursuivies à
portements lorsque l’on considère la d’accord pour chuchoter, ils s’enten- mort, ce qui est le lot de beaucoup
sélection naturelle du point de vue des draient tout aussi bien, en fatiguant d’entre elles.
gènes et non plus uniquement dans moins leur voix. Malheureusement, ce La quantité totale de souffrance qui
l’optique de la survie et de la reproduc- genre d’accords ne s’obtient que sous est vécue chaque année dans le monde
tion des individus. La survie de l’ADN la contrainte. Il y a toujours quelqu’un naturel défie toute observation placide :
étant la fonction d’utilité du roitelet qui pour rompre égoïstement l’accord en pendant la seule minute où j’écris cette
chante, rien ne peut arrêter la transmis- parlant un peu plus fort, si bien que les phrase, des milliers d’animaux sont
sion d’un ADN qui n’a d’autre effet uns et les autres finissent par en faire mangés vivants ; d’autres, gémissant
bénéfique que de rendre les mâles autant. Un équilibre stable n’est atteint de peur, fuient pour sauver leur vie ;
beaux aux yeux des femelles. Si certains que lorsque chacun crie au maximum d’autres sont lentement dévorés de
gènes donnent aux mâles des qualités de ses possibilités, c’est-à-dire beau- l’intérieur par des parasites ; d’autres
que les femelles de leur espèce trouvent coup plus fort qu’il n’est nécessaire, encore, de toutes espèces, par milliers,
à leur goût, ces gènes survivront bon d’un point de vue rationnel. Une fois meurent de faim, de soif ou de quelque
gré mal gré, même s’ils mettent en péril de plus, une coopération avec une cer- maladie. Et il doit en être ainsi. Si
certains individus. taine dose de contrainte est compro- jamais une période d’abondance surve-
Nous avons tendance à supposer que mise par son instabilité intrinsèque. La nait, les populations augmenteraient
la «prospérité» doit être celle du groupe, fonction d’utilité de Dieu est rarement jusqu’à ce que l’état normal de famine
que le «bien-être» est nécessairement le plus grand bien possible pour le et de misère soit à nouveau atteint.
celui de toute la société, de l’espèce ou plus grand nombre d’individus. Au Dans un univers peuplé d’électrons
même de l’écosystème. La fonction contraire, elle trahit son origine en fai- et de gènes égoïstes, de forces phy-
d’utilité de Dieu, telle qu’on peut la sant naître une bousculade désordon- siques aveugles et de gènes qui se répli-
concevoir d’après l’observation des née pour un profit personnel. quent, des personnes sont meurtries,
mécanismes de la sélection naturelle, d’autres ont de la chance, sans rime ni
semble aux antipodes de ces visions Un univers d’indifférence raison, sans qu’on puisse y déceler la
utopiques. Il existe bien des occasions moindre justice. L’univers que nous
où des gènes tendent vers leur prospé- Revenons à notre pessimisme initial : observons a très exactement les caracté-
rité personnelle en programmant une l’optimisation de la survie de l’adn n’est ristiques attendues dans l’hypothèse où
coopération désintéressée entre orga- pas une recette du bonheur. Du moment aucune idée n’aurait présidé à sa
nismes ou même l’autodestruction de que l’adn est transmis, il importe peu conception, aucun objectif, aucun mal et
l’organisme qui les abrite. La prospérité que sa transmission se fasse au détri- aucun bien, rien d’autre qu’une indiffé-
du groupe, quant à elle, n’est jamais une ment de quelqu’un ou de quelque chose. rence excluant toute compassion.
orientation majeure : c’est toujours une Les gènes ne se préoccupent pas de la Comme l’écrivait ce poète malheureux
conséquence fortuite. souffrance, parce qu’ils ne se préoccu- que fut A. Housman :
Cette hypothèse de l’égoïsme des pent de rien.
gènes explique également des excès du Pour les gènes de la guêpe fouis- La Nature, qui est sans cœur et sans esprit,
règne végétal. Pourquoi les arbres des seuse, il est préférable que la chenille Ne veut ni se soucier ni connaître.
forêts sont-ils si grands? Parce qu’ils soit vivante et fraîche, lorsqu’elle est
visent à dépasser les arbres rivaux. Une dévorée, quelle que soit sa souffrance. L’ADN, lui non plus, n’est capable ni
fonction d’utilité «judicieuse» aurait Si la Nature était bienveillante, elle de sentiments ni de connaissance. Il
conduit à ce que les arbres soient tous aurait fait au moins une concession existe, c’est tout. Et c’est lui qui nous
de petite taille : ils bénéficieraient ainsi mineure en prévoyant d’anesthésier les impose sa loi.

© POUR LA SCIENCE 19
Contingence et nécessité
dans l’histoire de la vie
LOUIS DE BONIS

La complexification des formes du vivant vement plus large qui régit l’évolution
des sociétés humaines et qui possède
est la règle de l’évolution. Toutefois le rythme ses propres lois. Les deux aspects ne
constitueraient que deux facettes du
de l’évolution vers la complexité est contingent, même phénomène.
Une interrogation analogue se pose
et les formes de la complexité dépendent lorsque l’on considère l’histoire de la
vie, et la révision récente des célèbres
de l’apparition aléatoire de niches écologiques. gisements des schistes de Burgess, en
Colombie britannique (Canada) rappelle
la part importante du hasard dans l’Évo-

P
lution. Depuis les débuts de la vie sur la
ascal a glosé sur le nez de la Germanie, n’aurait pu empêcher l’éclo- Terre, le monde biologique s’est conti-
fameuse Cléopâtre, dont la lon- sion tôt ou tard d’un césarisme analogue nuellement transformé. Les êtres
gueur aurait pu changer le cours à celui qui vit se succéder les empereurs vivants ont évolué au cours des temps
de l’histoire. Si son nez avait été jusqu’à la chute de l’empire. À côté géologiques, certaines espèces ont peu-
autre, Jules César n’aurait pas été séduit d’une histoire événementielle et contin- plé la Terre avant de disparaître sans
ni, après lui, Marc-Antoine. Ce dernier gente dans les détails, il existe un mou- descendance ou, au contraire, ont donné
n’aurait pas combattu à Actium, où ses
galères furent détruites par la flotte a
d’Octave. Le futur Auguste ne serait pas
sorti victorieux d’un combat qui n’aurait
pas eu lieu, et n’aurait peut-être jamais
fondé l’Empire romain. Le passage de la
république au régime impérial aurait donc
été le résultat d’une série d’événements
contingents (qui auraient pu ne jamais se CHIEN
produire), chacun d’eux influant sur b
l’apparition des autres. En définitive, le c
changement de régime n’aurait tenu
qu’aux dimensions de l’appendice nasal
d’une reine d’Égypte.
Dans un déroulement historique,
l’enchaînement des faits, dans une
étroite relation de causalité, les rend RATON LAVEUR
PANTHÈRE
entièrement dépendants du bon déroule-
ment de la séquence, et l’absence de PARTIE BROYEUSE
l’un ou de l’autre rompt l’unité causale
PARTIE COUPANTE
et modifie la suite de la séquence.
Toutefois on peut aussi se demander si,
avec ou sans Cléopâtre, la république 1. LES CARNIVORES sont des mammifères normalement adaptés à un régime carné. Les
romaine n’était pas condamnée à court formes primitives possèdent une denture équilibrée entre une partie coupante destinée à
ou à moyen terme, si la succession de trancher la viande et une partie broyeuse pouvant malaxer de la viande ou d’autres ali-
ments. Ce type de denture se retrouve, par exemple, chez le chien (a). D’autres carnivores
dictateurs qui a marqué ses dernières
sont plus spécialisés dans un sens hypercarnivore (alimentation uniquement carnée) et leur
décennies n’aurait pas, de toutes denture (b) a développé la fonction sécante (chat, lion, panthère...). D’autres enfin sont hypo-
manières, abouti à l’établissement défi- carnivores (la viande ne représente qu’une faible part de l’alimentation) et la partie broyeuse
nitif d’un régime despotique et que de la denture est devenue prépondérante. C’est le cas de l’ours brun, du Grand Panda qui
même la mort de César, au cours d’une est entièrement végétarien et du raton laveur (c). Les espèces très spécialisées paraissent
campagne militaire en Gaule ou en incapables de saisir les opportunités évolutives.

20 © POUR LA SCIENCE
naissance à de nouvelles lignées se îles de la Méditerranée furent, pendant le vertébrés constitueraient un parfait
ramifiant à leur tour pour occuper des Quaternaire, le théâtre de nanisme insu- exemple de ce type d’évolution,
territoires ou des niches écologiques laire affectant les grands mammifères : il puisque les agnathes (vertébrés dépour-
différents. Cette succession historique existait des hippopotames de la taille d’un vus de mâchoires) apparaissent tout
des êtres vivants a été tributaire des gros porc domestique et des éléphants qui d’abord, suivis des premiers vertébrés
modifications du milieu, liées à des phé- dépassaient à peine un mètre de hauteur. gnathostomes (pourvus de mâchoires),
nomènes imprévisibles. L’échec ou le Selon la seconde loi, celle des proches parents des requins actuels,
succès pouvaient dépendre, dans relais, les grands types d’organisation puis des «poissons» osseux, qui seront
quelques cas, du pur hasard plutôt que se succèdent dans le temps. Lorsqu’un relayés, sur la terre ferme cette fois, par
de capacités spéciales : lors de certaines type nouveau apparaît, il ne tarde pas à les amphibiens, les reptiles et, enfin, les
extinctions de masse, les rescapés ne se se diversifier à l’intérieur d’un même mammifères. Toutefois ces «relais» ne
signalent par aucune adaptation particu- plan anatomique. Certains rameaux sont qu’une constatation a posteriori de
lière. Ainsi, à la fin du Trias (205 mil- s’éteignent, mais ils sont relayés par l’apparition successive de différents
lions d’années), la plupart des ammo- d’autres qui se développent à leur tour, groupes d’êtres vivants, les nouveaux
nites ont été éliminées ; seules ont avant de régresser ou de disparaître en coexistant souvent avec les anciens,
subsisté quelques rares espèces. Or rien laissant la place aux successeurs. Les sans les «relayer».
ne paraît distinguer les rescapés des vic-
times de l’extinction. Aussi le monde AMÉRIQUE DU SUD AMÉRIQUE DU NORD ANCIEN MONDE
vivant pourrait être fort différent.
Pourtant quelques «lois» ont été
PLÉISTOCÈNE

proposées pour rendre compte des phé-


nomènes paléobiologiques. Nous allons
examiner les principales lois proposées EQUUS
pour l’Évolution et les propositions

ARIO N
finalistes que certains ont pu en tirer ;
nous examinerons les arguments qui

PP
plaident en faveur de l’importance de la

HI
contingence dans l’histoire de la vie et

LO
NÉOHIPPA
1 DOIGT Y
ST
NANNIPPUS

nous verrons que, si la contingence 3 DOIGTS


PLIOCÈNE

s’exerce à certains niveaux d’intégra- HIPPARION


tion, la vie manifeste, dans son évolu-
CALIPPUS

US
RION

MEGAHIP HIPP
tion, une tendance générale qui ne doit HIPO
rien au hasard. 5,5 MA
PUS
ARCAE

Lois de l’évolution MERYCHIPPUS


et genèse des formes
MIOCÈNE

OHIPPU

M
HIPO-
La loi d’augmentation de taille au cours
IU
HIPPUS
du temps a surtout été établie à partir de ER
S

25 MA
IT

l’étude de lignées de mammifères fos- CH


AN
siles. L’exemple le plus célèbre est la PARAHIPPUS
famille des Equidae, qui contient le che-
MIOHIPPUS
val actuel, et dont les jalons fossiles sont
connus depuis le milieu de l’Éocène, il y
OLIGOCÈNE

a 55 millions d’années. Le plus lointain


ancêtre du cheval ne dépassait pas la
taille d’un agneau, et les dimensions de 35 MA MESOHIPPUS
ses descendants ont augmenté de façon
EPIHIPPUS
régulière jusqu’à l’espèce moderne.
OROHIPPUS
D’autres groupes de mammifères
(Titanothères, Proboscidiens) suivent BROUTEURS
ÉOCÈNE

cette même loi, qui a été étendue à


MANGEURS DE FEUILLAGES
d’autres classes de vertébrés et aux HYRACOTHERIUM
invertébrés. Elle paraît aussi vérifiée 55 MA
chez quelques lignées d’ammonites, de
foraminifères ou de rudistes. En contre- 2. L’ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE DES EQUIDAE, c’est-à-dire des ancêtres des chevaux, ânes,
partie, dans de nombreux cas, la taille ne hémiones ou zèbres, a parfois été présenté comme le prototype d’une évolution orthogéné-
tique, c’est-à-dire en ligne droite. À partir de l’ancêtre Hyracotherium, petit et pourvu de
subit aucune modification ou diminue. À
quatre et trois doigts aux membres respectivement antérieur et postérieur, l’évolution aurait
l’intérieur même du phylum des conduit par une augmentation de taille et une réduction des doigts latéraux jusqu’au cheval
Equidae, on connaît des rameaux qui se actuel. En fait, l’augmentation de taille peut être inversée dans certaines lignées (Nannipus),
distinguent par une diminution de la la disparition des doigts latéraux n’est pas progressive et la lignée qui conduit au cheval
taille, comme c’est le cas pour le genre, résulte d’une bifurcation évolutive pendant le Miocène moyen ; cette bifurcation coïncide
bien nommé, Nannipus. De même, les avec le développement des prairies de graminées : les équidés sont devenus brouteurs.

© POUR LA SCIENCE 21
Selon la loi d’irréversibilité, jamais d’expériences de laboratoire (réappari- On a également proposé la loi de non-
un groupe disparu ne réapparaît, et tion tératologique du péroné du pou- spécialisation des espèces souches d’un
jamais un organe atrophié ne retrouve let). La probabilité d’un retour en phylum et, par conséquent, celle de la
sa plénitude. On connaît quelques cas arrière pour des caractères complexes, spécialisation progressive des rameaux
de retour d’un membre disparu, mais il qui résultent de la sélection d’un grand phylétiques. Les carnivores actuels pré-
s’agit, soit de cas pathologiques (réap- nombre de mutations, est quasiment sentent deux types extrêmes de spéciali-
parition d’un doigt latéral chez le che- nulle, et cette loi empirique est en sation. Le type hypercarnivore, dont le
val ou remplacement d’une antenne par accord avec nos connaissances sur la meilleur exemple est celui des félins
une patte chez la drosophile), soit génétique de l’Évolution. (chat, lion, panthère...), possède des dents
extrêmement coupantes, surtout les dents
30 MA dites carnassières (quatrième prémolaire
supérieure et première molaire infé-
rieure), mais dans le type hypocarnivore,
dont le meilleur exemple est celui des
FIN DE L'OLIGOCÈNE

ursidés (ours ou grand panda), les mêmes


dents assurent une fonction broyeuse. Les
INFÉRIEUR

ancêtres communs de ces deux groupes


possédaient des dents moins spécialisées,
à la fois coupantes et broyeuses, qui leur
permettaient de s’adapter à une nourriture
plus diversifiée. De même, les ancêtres
des éléphants présentaient un développe-
BRONTOTHERIUM ment de la région du museau analogue à
PLATYCERAS celui de la plupart des mammifères. La
réduction des os nasaux et le développe-
ment de la trompe sont des spécialisa-
tions plus tardives de l’évolution des
OLIGOCÈNE

Proboscidiens. Cette loi signifie aussi que


BASAL

seuls les types structuraux restés primitifs


sont susceptibles d’une évolution ulté-
rieure importante.
BRONTOTHERIUM L’apparition et la succession des dif-
35MA LEIDYI férents groupes d’êtres vivants à travers
le temps se déroulent selon un ordre qui
va du simple au complexe. On a pu parler
SUPÉRIEUR

de progression ou d’évolution progres-


ÉOCÈNE

sive. L’idée de «progrès», voire même de


«perfection», est sous-jacente à cette loi
de complexité croissante des êtres organi-
MANTEOCERAS DOLICORHINUS
sés. De nombreux cas ont été avancés à
MANTEOCERAS HYOGNATHUS l’appui de cette thèse, qu’il s’agisse des
premières traces de vie élémentaire qui
précèdent les végétaux ou les animaux
ÉOCÈNE
MOYEN

plus complexes, des flores successives


depuis les algues unicellulaires jusqu’aux
angiospermes ou plantes à fleurs, des
insectes sans métamorphoses apparus
MESATIRHINUS PALAEOSYOPS avant les holométaboles à métamor-
PETERSONI LEIDYI phoses complètes, des Décapodes qui
INFÉRIEUR
ÉOCÈNE

sont les crustacés les plus récents et


seraient aussi les plus complexes, et de
bien d’autres exemples.
LAMBDOTHERIUM EOTITANIOPS EOTITANIOPS Les séries qui illustrent le mieux ce
55MA
POPOAGICUM PRINCEPS GREGORYI phénomène, et qui sont les plus fréquem-
ment citées, sont tirées de l’histoire des
3. LES TITANOTHÈRES (OU BRONTOTHÈRES) sont des Périssodactyles, c’est-à-dire des ongulés vertébrés. Depuis les agnathes du début
dont l’axe du membre passe normalement par le troisième doigt, comme c’est le cas pour de l’Ordovicien (500 millions d’années)
les chevaux, les rhinocéros ou les tapirs. L’évolution des Titanothères se déroule essentielle-
jusqu’aux mammifères et à l’homme, on
ment en Amérique du Nord de l’Éocène inférieur à l’Oligocène inférieur (55 à 30 millions
d’années). Elle est marquée par une augmentation de taille régulière depuis Lambdotherium remarque le degré supplémentaire de
(de la taille d’un épagneul) jusqu’à Brontotherium (plus grand qu’un rhinocéros). Cette série complexité qui marque l’apparition, par
de croissance, qui s’accompagne du développement de deux cornes nasales, a souvent été exemple, des mâchoires chez les placo-
prise pour exemple de la «loi» d’accroissement de taille. On sait aujourd’hui que cette «loi» dermes du Silurien ou celle des poumons
peut être renversée. chez les amphibiens du Dévonien (360

22 © POUR LA SCIENCE
millions d’années), le développement des nèse comme «une dérive fondamentale On pourrait épiloguer sur cette
mammifères à partir de formes considé- selon laquelle l’étoffe de l’Univers se notion d’évolution dirigée et d’orthoge-
rées comme primitives jusqu’aux marsu- comporte à nos yeux comme se dépla- nèse et sur les exemples choisis pour
piaux et aux placentaires et, finalement, çant vers des états corpusculaires tou- l’illustrer. La fameuse lignée des
jusqu’à l’homme, ce dernier étant tou- jours plus complexes dans leur arrange- Equidae, cheval de bataille des «ortho-
jours le modèle ultime de la complexité et ment matériel... » génétistes», ne correspond pas à une
de la perfection. L’examen de lignées Cette complexité croissante, qui évolution aussi linéaire qu’ils le souhai-
particulières ne ferait que confirmer cette conduit la matière vivante vers des états tent. On observe plusieurs changements
impression d’ensemble. Chacune d’elles, de moins en moins probables, doit de direction au cours de l’histoire de
selon P. P. Grassé, «évolue sans grands à- conduire à une phase ultime et la nais- cette famille et, pour ne traiter que du
coups ; les genres successifs y suivent la sance de la pensée réfléchie, la plus important, on constate que les
même orientation jusqu’à une forme conscience humaine, est une étape fon- dents jugales (prémolaires et molaires)
finale où la tendance évolutive s’épa- damentale dans cette voie. Elle ne peut du cheval, hautes, prismatiques et proté-
nouit.» Le cheval actuel serait donc être l’effet d’un hasard ou d’un aléa de gées par du cément (hypsodontie), ne
l’aboutissement d’une tendance évolutive l’Évolution, mais répond à une phéno- sont pas ébauchées chez les espèces les
amorcée à l’Éocène par un animal qui ne mène global, car la vie n’est qu’une plus anciennes de la famille. Ce type de
possédait pas encore les traits distinctifs exagération privilégiée d’une dérive dents, permettant de mâcher une nourri-
de l’espèce moderne, ceux-ci étant appa- cosmique fondamentale (comme ture très abrasive, n’apparaît qu’au
rus de façon progressive et régulière par l’entropie ou la gravité) qui répond à la Miocène moyen à l’occasion d’un chan-
suite de modifications allant toujours loi de complexité - conscience - «...sans gement rapide du biotope d’élection des
dans la même direction et paraissant le jeu prolongé et universel des chances, Equidae anciens. À cette époque, le
suivre un projet préétabli. la matière manifeste la propriété de milieu forestier originel est remplacé
s’arranger en groupement de plus en par des étendues couvertes d’herbe qui
Vers une étape ultime? plus sous-tendu de conscience ; ce constitueront un nouveau milieu auquel
double mouvement conjugué d’enroule- s’adapteront certains Equidae, dont les
Ces constatations amènent inéluctable- ment physique et d’intériorisation (ou ancêtres du cheval moderne.
ment la conclusion que l’Évolution a un centration) psychique se poursuivant, Le degré de conscience de la
sens, qu’elle est dirigée vers un but. s’accélérant et se poussant aussi loin matière inanimée est une notion difficile
Sans aller jusqu’à penser, comme que possible, une fois amorcé.» Pour à appréhender d’un point de vue scienti-
Bernardin de Saint-Pierre, que le melon Teilhard de Chardin, auteur de ces fique ; parallèlement, les connaissances
a été prédécoupé en tranches pour être lignes, la conscience est inhérente à la sur la phylogénie humaine ont progressé
dégusté en famille, tout se passerait matière, et la vie ne fit que la concentrer depuis les derniers écrits de Teilhard de
comme s’il existait une prédestination à mesure que l’on approchait de Chardin. Les données actuelles ne per-
des êtres vivants. Ainsi, pour Teilhard l’homme. Le but final de cette montée mettent plus de se rallier au schéma pro-
de Chardin, l’Évolution est, par nature, de conscience étant la fusion avec la posé par Teilhard et, en suivant son
«orthogénétique», et il définit l’orthoge- conscience universelle et divine. propre raisonnement, elles affectent ses

A E F
B D

A G
F
C H

B
E

4. LA FAUNE D’ÉDIACARA : première faune connue d’êtres formés les parentés (discutées) de cette faune, elle pourrait contenir de vrais
de plusieurs cellules, elle renferme des êtres qui rappellent les Métazoaires diploblastiques (avec deux tissus embryonnaires). La
algues et les éponges (G), des méduses et autres cœlentérés (A, F) faune d’Édiacara date du Précambrien, quelques centaines de mil-
ou des vers segmentés ou non (B, C, D, E, H). Quelles que soient lions d’années après l’apparition de la première cellule.

© POUR LA SCIENCE 23
qui n’ont aucun descendant dans les
faunes suivantes. Eux aussi auraient été
éliminés au hasard de catastrophes
d’origine cosmique. Les arbres phylé-
tiques se caractérisent généralement par
un buissonnement initial, suivi d’une
phase de réduction drastique et aléatoire
du nombre d’unités taxonomiques
5. PIKAIA : ce fossile de Burgess a été rattaché aux Cordés (ou Chordés), embranchement (espèces, genres, familles).
auquel appartiennent les vertébrés, et donc l’homme! Parmi les Cordés, il rappelle les Selon S. Gould, «L’ordre actuel n’a
Céphalocordés actuels tels que Branchiostoma (ou Amphioxus). Il possède une corde dorsale, pas été imposé par des lois fondamen-
axe squelettique plus ou moins rigide qui préfigure la colonne vertébrale, et des faisceaux
tales (sélection naturelle, supériorité
musculaires faisant un angle dirigé vers l’avant.
mécanique dans l’organisation anato-
conclusions relatives à l’orthogenèse de leurs éventuels concurrents. De façon mique), ni même par des principes
la lignée humaine. plus générale, les potentialités évolu- généraux de niveau moins élevé, tou-
L’idée de retrouver une image tives des espèces de Burgess paraissent chant à l’écologie ou à la théorie de
divine à travers les découvertes scienti- aussi bonnes pour les unes ou pour les l’Évolution. L’ordre est largement le
fiques n’était pas nouvelle. Un demi- autres, et certaines qui semblent bien produit de la contingence.» En d’autres
siècle plus tôt, un autre paléontologue, avoir été parfaitement adaptées à leur termes, si l’on déroulait à nouveau le
Albert Gaudry, considérait l’harmonie de biotope ont été éliminées. La seule film de l’histoire de la vie, le résultat
la nature et son évolution comme explication raisonnable serait, pour S. pourrait être entièrement différent, et
preuves de l’existence du grand créateur. Gould, une décimation au hasard provo- notre monde serait habité par les descen-
quée par un ou des phénomènes d’ori- dants de créatures qui nous paraissent
La contingence dans gine extraterrestre. On connaît le succès parfois étranges et non par les êtres qui
remporté par l’hypothèse de l’impact nous sont familiers. L’homme lui-même
les phénomènes évolutifs d’un bolide céleste émise par L. Alvarez ne serait que le fruit contingent d’une
À l’opposé de cette vision finaliste du et ses collaborateurs pour expliquer les lignée qui a eu la chance d’échapper,
monde, d’autres travaux, notamment disparitions massives qui marquent la pour des raisons n’ayant rien à voir avec
ceux de Stephen Jay Gould, présentent transition entre le Secondaire et le ses qualités propres, aux chausse-trappes
une histoire de la vie où la part du Tertiaire. C’est à une explication du imprévisibles des extinctions de masse.
hasard et de la contingence est prépon- même ordre qu’il faudrait faire appel L’importance de l’hypothèse
dérante. À partir d’une analyse des pour comprendre ce qui s’est passé d’Alvarez et de ses collaborateurs, qui
récents travaux sur la célèbre faune après le niveau de Burgess. Le terme de expliquent les crises biologiques
d’invertébrés à corps mou des schistes décimation ne doit d’ailleurs pas être majeures par l’arrivée sur Terre de
du Cambrien moyen (530 millions entendu au sens littéral, mais comme bolides célestes (astéroïdes ou
d’années) de Burgess, en Colombie bri- l’équivalent d’hécatombe aléatoire. comètes), a orienté nos recherches sur
tannique, S. Gould insiste longuement Aucune propriété intrinsèque des les causes des extinctions, mais sa
sur les groupes taxonomiques variés espèces en présence ne permet de savoir généralisation à toutes les disparitions
qui, présents dans la faune de Burgess, lesquelles seront éliminées dans ces cir- importantes de l’histoire de la vie est-
disparaissent aussitôt après des docu- constances dramatiques et particulières. elle toujours justifiée et relègue-t-elle
ments fossiles. Ces groupes d’animaux La faucheuse frappe alors en aveugle, les processus darwiniens au placard des
sont situés à divers niveaux systéma- «les extinctions de masse préservent ou accessoires de l’évolution?
tiques ; certains appartiennent à éliminent les espèces au hasard», et le
l’embranchement des arthropodes, à résultat final «est contingent, en ce sens Le hasard
l’intérieur duquel ils constituent des qu’il est dépendant de tout ce qui s’est
classes originales, d’autres semblent passé auparavant.»
et l’origine de la vie
être les représentants de leurs propres Ces conclusions ne sont pas propres Quelle peut être la part du hasard dans
embranchements, disparus aujourd’hui. à la faune de Burgess qui, malgré l’origine de la vie? La matière vivante est
Pour quelles raisons certaines lignées l’aspect spectaculaire de certains de ses constituée essentiellement de protéines,
ont-elles subsisté pour donner nais- représentants, ne constitue qu’une étape elles-mêmes constituées d’acides ami-
sance, après bien des vicissitudes, à la parmi d’autres de l’histoire de la vie. Le nés. Ces derniers existent en dehors de la
faune moderne, alors que d’autres même problème s’est posé dans les matière vivante et en dehors même de la
allaient s’éteindre sans descendance? mêmes termes à différentes époques Terre : on en a décelé à l’intérieur de cer-
Pour quelles raisons certaines des antérieures ou postérieures à celle de taines météorites. Les atomes de car-
formes parvenues jusqu’à nous, tels les Burgess. C’est le cas de la faune dite bone, d’oxygène, d’hydrogène et d’azote
vers priapuliens, sont-elles maintenant tommotienne, d’après la petite ville de peuvent donc s’associer en dehors du
confinées à un rôle fort modeste au fond Tommot, en Sibérie, au début du contexte biologique. Ce dernier apparaît
des océans, alors que d’autres, tels les Cambrien, ou de la faune d’Édiacara à la surface de la Terre il y a 3,5 mil-
annélides, ont connu une expansion datée du Précambrien. Dans cette der- liards d’années au moins, soit guère plus
considérable dans le milieu marin et le nière, si l’on suit l’interprétation de d’un milliard d’années après la formation
domaine continental? Seilacher, paléontologue qui a revu de notre planète, ce qui est relativement
Au milieu du Cambrien, les priapu- récemment les fossiles d’Édiacara, on tôt compte tenu du temps nécessaire au
liens n’avaient pourtant rien à envier à rencontre surtout des animaux primitifs refroidissement de la surface.

24 © POUR LA SCIENCE
La facilité que montrent ces L’apparition des premiers tissus ou de la cellule. Le matériau de base, la
quelques atomes à constituer des feuillets embryonnaires va marquer brique, étant prêt, l’immeuble pouvait
chaînes aminées indique qu’il suffit de l’étape suivante. Au nombre de deux, s’élever. Même si certains des êtres
prolonger ces associations pour aboutir l’ectoderme et l’endoderme, ils consa- d’Édiacara appartiennent à des embran-
aux structures plus complexes des poly- creront la répartition des tâches à travers chements ou des règnes originaux
peptides, puis à des protéines. En fait, les différents éléments de l’organisme. aujourd’hui disparus, les métazoaires
l’invention primordiale a été celle de Schématiquement, l’ectoderme sera au d’Édiacara offrent un aperçu de cette
l’acide désoxyribonucléique, l’ADN, qui contact du milieu extérieur et jouera un phase essentielle de l’évolution. On
va permettre la duplication des êtres rôle de protection et de relation vis-à- n’aura pas la naïveté de penser que la
vivants. Sur ce point d’ailleurs, vis de l’environnement, alors que transformation de la cellule aux tissus
S. Gould pense que «l’apparition de la l’endoderme accomplira les fonctions s’est faite de façon univoque. Il est cer-
vie sur la Terre était quasiment inévi- internes. Selon l’interprétation classique tain que, là encore, les essais ont été
table étant donné la composition de de Glaessner, le paléontologue qui a le multiples, et que nombre d’entre eux
l’atmosphère et des océans primitifs, premier étudié en détail la faune d’Édia- ont été infructueux ; aussi n’est-il pas
ainsi que les principes physiques des cara, ce stade, dont les hydres d’eau étonnant de rencontrer dans le niveau
systèmes capables d’auto-organisation.» douce actuelles peuvent donner une d’Édiacara des animaux aux adaptations
Le pas évolutif suivant a été plus idée, est atteint avec cette faune d’Édia- qui nous paraissent étranges dans la
long, sans doute était-il plus difficile. À cara, quelques centaines de millions seule mesure où elles ne sont pas parve-
partir d’êtres protocaryotes (algues d’années «seulement» après l’apparition nues jusqu’à nous.
bleues et archées), il a fallu franchir
l’étape cellulaire. Les cellules sont les
constituants fondamentaux, non seule-
ment des protozoaires ou des proto-
phytes qui se réduisent à une cellule
unique, mais aussi des organismes plu-
ricellulaires. Tous les chercheurs sont
aujourd’hui persuadés que la cellule
eucaryote s’est édifiée à partir de sym-
bioses, d’associations entre plusieurs
êtres vivants. Cette augmentation spec-
taculaire de la complexité du vivant
n’est pas véritablement contingente et
cette dérive vers le complexe caractéri-
sera de façon quasi permanente toute
l’évolution du vivant. Si le temps qui
s’est écoulé depuis l’apparition de la vie
jusqu’à celle de la cellule eucaryote a
été si long (deux milliards d’années),
c’est que le chemin à parcourir était
immense pour arriver à cette usine bio-
chimique de précision qu’est une cellule
vivante. La route a dû être tortueuse,
semée d’impasses et de réalisations
avortées, éteintes sans descendance.
Toutefois, à travers mille et mille sen-
tiers barrés par des phénomènes contin-
gents, la vie s’est frayée une voie vers
une complexité croissante.
Avant d’édifier une maison, il faut
accumuler les matériaux de construc-
tion. Lorsque les briques sont réunies,
les murs peuvent s’élever rapidement. À
partir du stade cellulaire, la vie va passer
à un autre niveau de complexité en asso-
ciant ces briques élémentaires, chaque
cellule acquérant une tâche différente.
Les éponges, que l’on nomme parfois
les parazoaires, et qui forment peut-être
6. HALLUCIGENIA fut d’abord considéré comme un animal appartenant à un embranche-
un «règne» particulier, nous donnent un ment inconnu. Mais la découverte en Chine de spécimens mieux conservés appartenant
aperçu de ces premiers types d’organisa- au même ensemble a montré que la première interprétation était erronée. Hallucigenia
tion où, bien qu’il n’y ait pas de véri- avait été étudié à partir d’une reconstitution où les faces dorsale et ventrale étaient inver-
tables tissus, les groupes de cellules sont sées. En remettant l’animal sur ses pieds (dessin du bas), on a pu le rapprocher du groupe
spécialisés dans certaines fonctions. actuel des Onychophores.

© POUR LA SCIENCE 25
VOLUME RELATIF
DES HÉMISPHÈRES CÉRÉBRAUX

7 HOMO SAPIENS

4
CARNIVORES
3

2
OISEAUX

1
REPTILES
POISSONS
0
400 300 200 100 0
TEMPS EN MILLIONS D'ANNÉES

7. COURBE REPRÉSENTANT LE VOLUME DES HÉMISPHÈRES CÉRÉBRAUX groupes correspondants (axe horizontal). On notera la forte aug-
par rapport à celui des centres nerveux inférieurs chez des verté- mentation de ce rapport à partir des oiseaux, et surtout des mam-
brés actuels (axe vertical) en fonction de la date d’apparition des mifères (ici représentés par les carnivores).

La faune tommotienne de la base du connus. Hallucigenia devait son nom à mêmes : «chaque fois que l’on déroule le
Cambrien n’est pas très bien connue, son aspect hors du commun, et son film, dit S. Gould, l’évolution prend une
mais elle contient sans nul doute des image paraissait sortir du cerveau d’un voie différente de celle que nous connais-
formes originales ou, plus précisément, naturaliste fou plutôt que d’une banale sons... Chaque nouvelle voie empruntée
des formes difficiles à interpréter avec série évolutive. Un examen attentif de est tout aussi interprétable, tout aussi
les canons de la systématique moderne. nouveaux documents provenant du site explicable a posteriori que celle qui a été
Toutefois, elle montre aussi des méta- du Cambrien moyen de Chengjiang, en réellement suivie et que nous connais-
zoaires triploblastiques (qui possèdent Chine du Sud, vient de permettre à sons. Mais la diversité des itinéraires pos-
trois feuillets embryonnaires). L’explo- L. Ramskäld et Hou Xiangwang de sibles montre à l’évidence que les résul-
sion vitale cambrienne trouve sa pleine replacer Hallucigenia dans le phylum tats finaux ne peuvent être prédits au
expression avec les fossiles de Burgess. des Onychophores. Bien que peu départ.» Cette attitude relègue au second
La rapidité de la mise en place et la connus du grand public, ces modestes plan la théorie darwinienne classique, qui
diversité de cet ensemble, qui renferme animalcules, qui vivent parmi les serait incapable de résoudre, par les pro-
des représentants de la plupart des phy- feuilles mortes ou dans le bois en cours cessus de sélection, le problème de la dis-
lums modernes, pourraient surprendre si de décomposition des forêts de l’hémi- parition des phylums.
l’on oubliait que la présence de trois tis- sphère Sud, appartiennent bel et bien à Les animaux de Burgess sont consi-
sus différents la place à un niveau de la faune moderne. Il est probable que dérés comme également armés pour la
complexité embryonnaire de base qui ne d’autres fossiles énigmatiques du survie et dotés de chances égales. Or on
sera pas dépassé pendant les 530 mil- Cambrien reviendront, lorsqu’ils seront connaît bien peu de choses des condi-
lions d’années qui vont suivre, c’est-à- mieux connus, dans le giron des tions qui régnaient dans les biotopes de
dire jusqu’à aujourd’hui. Cette com- embranchements classiques. Burgess, et on sait qu’il est déjà très dif-
plexité s’exprime aussi bien par la Il n’en reste pas moins que de nom- ficile dans la nature actuelle de recon-
morphologie ou l’anatomie que par la breux groupes de la faune de Burgess naître la qualité d’une adaptation. En
différenciation du comportement. disparaissent peu après le Cambrien dehors de conditions expérimentales ou
moyen sans laisser de traces, cédant la de rares cas d’observation de l’évolu-
La faune place à des formes qui nous seront de tion des populations naturelles, on en
plus en plus familières. Les premières est souvent réduit à définir l’adaptation
de Burgess revisitée formes occupaient chacune un territoire comme la faculté de survivre en entrant
Depuis l’apparition de la vie, les êtres écologique vierge. La disparition de dans le raisonnement circulaire qui fait
vivants ont des relations de plus en plus lignées sera par la suite compensée par que ne survivent que les mieux adaptés.
élaborées avec leur milieu. La particula- l’expansion d’autres phylums qui com- Il est impossible de dire quels étaient les
rité de certains des plans d’organisation bleront les vides laissés dans l’espace animaux les mieux ou les plus mal
de Burgess a été soulignée dans les écologique, rendant ainsi plus difficile adaptés dans les conditions de Burgess,
recherches récentes et elle a même peut l’insertion de formes vraiment nouvelles. ni quelles étaient leurs capacités à
être été un peu exagérée. Ainsi quelques Pour S. Gould, le hasard a présidé à répondre à des modifications même
animaux «extravagants» de cette faune ces disparitions. Si l’on pouvait revenir légères de leur environnement.
viennent récemment de «rentrer dans le en arrière pour recommencer l’histoire de Ces raisonnements semblent montrer
rang» et dans des embranchements déjà la vie, les résultats ne seraient plus les qu’il n’y a pas de direction privilégiée de

26 © POUR LA SCIENCE
COMPLEXITÉ
DU COMPORTEMENT

HOMO SAPIENS

HOMO HABILIS

CHIMPANZÉ
ORANG-OUTAN

CARNIVORES
RONGEURS
OISEAUX
REPTILES
POISSONS

400 300 200 100 0


TEMPS EN MILLIONS D'ANNÉES

8. COURBE REPRÉSENTANT LA COMPLEXITÉ DU COMPORTEMENT chez à partir des mammifères. On a porté une espèce d’hominidés
des vertébrés actuels (axe vertical) et la date d’apparition des fossiles aujourd’hui disparue, Homo habilis, dont la complexité du comporte-
correspondants (axe horizontal). La complexité s’accentue fortement ment est évaluée à partir des outils découverts par les préhistoriens.

l’évolution : ainsi il existe dans cette Pendant l’ère primaire, les phylums avons déjà remarqué que, dans l’histoire
faune un petit animal du nom de Pikaia actuels s’implantent solidement et l’on du monde animal, les complications de
que l’on rattache au phylum des cordés voit apparaître tous les plans modernes structure allaient normalement de pair
(ou chordés) auquel nous appartenons. d’organisation, des insectes aux verté- avec les changements des relations qui
Notre existence n’a donc tenu qu’à un fil brés terrestres. Comment peut-on, à par- existent entre l’être et le milieu, ces rela-
ténu, car la disparition du malheureux tir de cette époque, mesurer le degré de tions devenant de plus en plus élaborées.
Pikaia aurait entraîné celle de ses des- complexité des êtres vivants? Au-delà Il est donc possible de se référer à l’évo-
cendants, et l’intelligence aurait pu ne d’un certain stade, les complications lution du comportement pour mesurer la
jamais apparaître sur la Terre. structurales sont extrêmement difficiles variation de complexité.
Remarquons d’abord que le raisonne- à évaluer, et les comparaisons peuvent Ainsi, chez les arthropodes, on note
ment est légèrement outrancier car, être dépourvues de signification. On ne une complexité maximale chez les
parmi les cordés, on trouve plusieurs peut pas dire qu’une abeille est plus insectes sociaux, avec la répartition des
sous-phylums tels que les vertébrés, les simple ou moins simple qu’un poisson, rôles entre les individus, les uns chargés
céphalocordés, les urocordés et les sto- ou qu’un crustacé est plus compliqué d’apporter la nourriture, les autres
mocordés. C’est au deuxième de ces qu’un poulpe. d’assurer la défense, de s’occuper du net-
groupes que paraît se rattacher Pikaia, toyage, des soins aux jeunes ou de
mais sa présence implique, même si on Comment évaluer l’entretien de la reine, cette répartition
ne les a pas découverts, celle des deux imposant des échanges complexes entre
derniers groupes, plus primitifs ; des uro-
la complexité? les membres de la communauté.
cordés et des stomocordés dérivent, suc- Pour continuer notre estimation, il faut Toutefois l’attitude d’un individu isolé
cessivement, les céphalocordés puis les changer les critères utilisés. Ainsi, cher- dans la fourmilière, la ruche ou la termi-
vertébrés, par acquisition de caractères chant à quantifier l’évolution des tech- tière, reste stéréotypée.
nouveaux. Il est à peu près certain que niques humaines, le préhistorien Tout autre a été la voie suivie par les
les cordés avaient déjà atteint un impor- A. Leroy-Gourhan eut l’idée de mesurer vertébrés, où il est aussi possible de
tant degré de diversification, et que leur la longueur de tranchant obtenue à partir suivre une évolution du comportement.
avenir n’était pas lié au seul Pikaia : il ne d’un kilogramme de matière brute par L’examen rapide des différents groupes
viendrait à l’idée de personne d’accro- les hommes préhistoriques. Il obtint de vertébrés actuels suffit en général à
cher le portrait de ce dernier dans la gale- alors une courbe dont la croissance, donner aux étudiants un premier aperçu
rie de ses ancêtres directs. d’abord faible pour les outillages les du phénomène de l’évolution. Depuis les
Après le stade des schistes de plus anciens, s’accélérait brusquement agnathes jusqu’aux mammifères et,
Burgess, les phylums vont se diversi- vers la fin du Paléolithique. Si l’on avait parmi ces derniers, jusqu’à l’homme, on
fier, soit en comprimant, voire en élimi- prolongé la courbe jusqu’à l’époque observe une série de paliers caractérisés
nant les lignées concurrentes qui occu- actuelle, on aurait pu observer un palier, par des différences de comportement. On
pent des niches voisines – ce pourrait la taille du tranchant du silex ayant cessé retrouve schématiquement la même gra-
bien avoir été le cas des annélides poly- d’évoluer à partir d’un certain seuil. dation lorsque l’on considère l’évolution
chètes vis-à-vis des vers priapuliens –, Pour continuer cette évaluation de la de ce sous-phylum depuis la base de
soit en profitant des places laissées technologie humaine, il aurait été néces- l’Ordovicien jusqu’au Quaternaire. Les
vides par des disparitions accidentelles. saire de changer de références. Nous vertébrés font leur première apparition

© POUR LA SCIENCE 27
dans les sédiments, sous la forme hémisphères, on assiste à une crois- et le plus spectaculaire, se produit à la
d’agnathes cuirassés. Ce sont des formes sance manifeste de la complexité du fin du Crétacé, à la limite entre l’ère
lourdes et peu mobiles ; l’absence de comportement. Cette complexité cul- Secondaire et l’ère Tertiaire : le monde
mâchoires limite leurs possibilités de mine chez les mammifères et, bien sûr, vivant est alors frappé par une vague
comportement alimentaire, et on leur chez l’homme. d’extinctions qui efface un grand
prête des régimes microphages ou, pour nombre d’animaux de la surface du
certains d’entre eux, à base de charognes. La complexification est-elle Globe, sur la terre ferme comme dans
Les agnathes actuels ont un mode de vie les océans. Les dinosaures sont les vic-
parasitaire ou sont des charognards. Le
inexorable? times les plus célèbres de ce cata-
système nerveux central de certains Ces modifications se sont-elles pro- clysme. Leur disparition brutale n’était
agnathes cuirassés est assez bien connu, duites selon des processus en accord pas programmée, mais elle a eu des
et leur myélencéphale (cerveau bulbaire) avec les règles générales qui président à conséquences importantes.
est très important, ce qui dénote une vie l’évolution du vivant, ou ne s’agit-il que C’est, en effet, dans les places libé-
passablement végétative. d’une dérive aléatoire, livrée aux rées que vont se développer les mam-
L’acquisition des mâchoires par les caprices du hasard et où la contingence a mifères avec, au nombre des consé-
vertébrés, sans doute au Silurien, va tenu un rôle essentiel? Pour s’en tenir au quences, la venue de l’homme au
permettre un mode de vie plus actif, en seul exemple de l’histoire des vertébrés, Plio-Pléistocène. L’apparition des
particulier dans la recherche des on sait que leur histoire a été jalonnée de mammifères semble bien tardive, sur-
proies. Cette étape, fondamentale dans multiples catastrophes. Ils ont subi, pour venant à la moitié de l’existence de la
l’histoire de notre phylum, va être sui- ne citer que les mieux connues, les Terre, cinq milliards d’années avant sa
vie par la conquête de niches écolo- extinctions du Permien, du Trias, du destruction probable lors de l’expan-
giques jusque là laissées en friche. Crétacé et enfin du Tertiaire. Certains sion du Soleil. En fait, elle aurait pu se
Cette œuvre sera poursuivie surtout par taxons ont disparu, d’autres ont vu leurs produire encore plus tard, ou peut être
les poissons actinoptérygiens (à effectifs se réduire et, pourtant, à travers pas du tout. L’évolution de la matière
nageoires rayonnées) qui peuplent toutes ces vicissitudes, le changement de vivante aurait certainement continué
aujourd’hui de façon majoritaire les l’anatomie du système nerveux s’est par un accroissement de complexité de
océans comme les eaux douces. poursuivi avec les modifications de com- structure et de comportement.
Parallèlement à cette occupation portement qui lui sont associées. Le chemin suivi par la vie pour
du milieu liquide, une autre voie se Si tout cela ne résulte que d’une aboutir à l’homme n’était pas inscrit
dessine dans l’évolution des vertébrés. direction évolutive adoptée chaque fois sur quelque trame mystérieuse ; il a été
Vers la fin du Dévonien, il y a environ par hasard, c’est alors qu’il faut crier au l’une des voies possibles parmi
360 millions d’années, sur un conti- miracle! L’hypothèse d’une dérive dans d’autres vers des êtres de plus en plus
nent qui couvrait le Nord de l’Eurasie le cadre normal de la théorie moderne de complexes. Si le fil avait été rompu, il
et de l’Amérique, le continent des l’évolution par les processus de mutation est probable que d’autres lignées
Vieux Grès Rouges, des vertébrés et de sélection paraît beaucoup plus éco- auraient été capables d’assumer le
aquatiques mais déjà munis de pou- nomique. Des fonctions de relations plus même rôle, mais jusqu’où? Nul ne peut
mons, comme le sont les dipneustes élaborées peuvent conférer un avantage le dire. La contingence a donc joué
actuels, vont occuper la terre ferme. non négligeable dans un certain nombre pour parvenir à ce terme, mais elle n’a
Ces premiers tétrapodes (vertébrés ter- de contextes. Depuis l’apparition de la pas modifié le sens général de l’évolu-
restres), les amphibiens, pondaient vie, nous avons vu émerger successive- tion. Il est vrai aussi qu’un accident
encore dans l’eau, et les larves possé- ment des êtres qui se distinguaient par imprévisible comme la rencontre
daient des branchies, tout comme les l’acquisition de comportements de plus impromptue de notre planète avec un
têtards de grenouilles. Plus tard, au en plus complexes. La pensée réfléchie astéroïde ou une comète aurait pu
Carbonifère (330 millions d’années) n’est que le résultat d’un processus éteindre d’un seul coup toute trace de
apparaît un nouveau mode de repro- engagé depuis des milliards d’années. vie sur la Terre.
duction par l’intermédiaire de l’œuf Est-ce à dire que ce résultat était iné- Cependant un phénomène contin-
amniotique qui peut être pondu à l’air luctable, et qu’à partir de la concentra- gent se trouve certainement au départ
libre. À partir de là, le milieu terrestre tion des premiers atomes de carbone, de tous les processus vitaux. Si une pla-
va être pleinement conquis. Après bien d’oxygène, d’hydrogène et d’azote, la nète ne s’était pas formée à une cer-
des avatars, les mammifères apparais- pensée réfléchie était inscrite de toute taine distance («idéale») d’une étoile
sent au Trias et se développeront plei- évidence dans le devenir du monde bio- nommée Soleil, la vie ne serait jamais
nement au Tertiaire. logique? On peut, à cet égard, faire un apparue et nous ne serions pas là pour
Il est bien sûr impossible de tester certain nombre de remarques. en parler. D’un autre côté, s’il existe,
le comportement de ces formes dispa- Le rythme de l’évolution biologique dans quelque recoin de notre Galaxie
rues, mais en analysant celui des est contingent. On observe fréquem- ou dans une de ces nombreuses
espèces actuelles les plus proches de ment dans les lignées évolutives des galaxies qui s’éloignent de la nôtre, une
ces fossiles, on constate qu’il est de périodes plus ou moins statiques, sui- petite planète qui tourne autour d’une
plus en plus diversifié et que les fonc- vies de phases d’accélération qui parais- étoile de la taille du Soleil à la «bonne»
tions de relation permettent à l’animal sent liées à des phénomènes externes distance, on peut penser que, contin-
de mieux contrôler son environne- influant directement sur les organismes. gence ou pas, les mêmes causes produi-
ment. Avec un développement diffé- L’occurrence de ces phénomènes n’est ront, sinon les mêmes effets, tout au
rencié du système nerveux, dont le pas prévisible et elle échappe au déter- moins des effets analogues. Mais ceci
volume augmente au bénéfice des minisme de la vie. Le meilleur exemple, est sans doute une autre histoire.

28 © POUR LA SCIENCE
Qu'est-ce qu'une espèce ?
JEAN GÉNERMONT

Si Linné voyait dans l’espèce un type morphologique, L'idée, énoncée par Darwin et cou-
ramment acceptée de nos jours, selon
la définition moderne de l’espèce est biologique : laquelle la sélection naturelle est à l'ori-
gine de transformations des espèces au
ses membres sont séparés des individus d’autres cours du temps, est incompatible avec le
concept typologique, car il n'est pas de
espèces par des barrières d’isolement reproductif. sélection possible sans variabilité, et la
sélection n'est efficace que si cette varia-
bilité est héréditaire. La variabilité à l'in-

L
térieur de l'espèce est donc la règle et
a notion intuitive et empirique une conception créationniste et fixiste non l'exception, et c'est même un attribut
d'espèce remonte au moins au du monde vivant : du fait de leur res- essentiel de l'espèce. Par conséquent, une
IV e siècle avant Jésus-Christ, semblance, pensait-on, les membres définition moderne de l'espèce ne peut
puisqu'Aristote désignait sous d'une espèce devaient constituer la des- être fondée sur la seule ressemblance.
le nom de eidos l’unité élémentaire de cendance d'un couple, voire d'un indi- Il est universellement admis que
sa classification des animaux. Eidos vidu (pour les organismes à reproduc- toutes les formes actuelles et fossiles
signifie apparence, de même que le mot tion uniparentale), apparu lors de la sont apparentées, et l’on représente géné-
latin species, d'où dérive le mot français création du monde et dont ils étaient ralement cette parenté sous la forme d'un
espèce. C'est Linné qui, 22 siècles plus tous des copies conformes. L'espèce arbre. Celui-ci constitue par lui-même
tard, consacra l'espèce comme l’unité de était ainsi caractérisée par un type : une classification, dite phylogénétique,
base d'une classification hiérarchique c’est le concept typologique de l'espèce. dont les unités élémentaires sont les
des entités naturelles (son «système» On admettait qu’en de rares occasions, rameaux terminaux. Ce sont non seule-
s'appliquait en effet à l'ensemble des des accidents puissent causer des écarts ment des unités de classification, mais
êtres vivants et des minéraux). par rapport au type, et Linné lui-même aussi des unités évolutives vouées à
Toutefois Linné n'a pas donné une reconnut la «variété» comme une caté- diverger de façon irréversible (ou à
définition rigoureuse de l'espèce. Il gorie systématique de rang inférieur à s'éteindre). La condition nécessaire et
réunissait dans une même espèce tous l'espèce. Toutefois, l’identification suffisante pour qu'il en soit ainsi est
les individus qui se ressemblaient suffi- d’organismes comme membres d’une qu'elles soient génétiquement indépen-
samment pour être désignés sous le même espèce restait fondée sur la pos- dantes, c'est-à-dire que des échanges
même nom. À l'époque régnait encore session de caractères communs. génétiques entre elles soient impossibles.

TRITURUS CRISTATUS
TRITURUS MARMORATUS
COHABITATION

TRITURUS CRISTATUS

TRITURUS MARMORATUS

AUTRES ESPÈCES
DU GROUPE DES TRITONS À CRÊTE

1. RÉPARTITION DE DEUX ESPÈCES DE TRITONS À CRÊTE, Triturus cristatus unions mixtes arrivent rarement à leur terme. En outre, les hybrides
et T. marmoratus. À la différence des autres tritons à crêtes, isolés par (forme blasii) ont peu d’avenir : les mâles sont stériles, et les femelles
des barrières géographiques, ces deux formes cohabitent sur une par- donnent une descendance fragile. Ces barrières d’isolement reproduc-
tie du territoire français. Toutefois, leurs parades sont différentes, et les tif font des formes cristatus et marmoratus des espèces distinctes.

30 © POUR LA SCIENCE
Ce raisonnement conduit à une défi- Les formes cristatus et marmoratus l'état adulte, mais les mâles sont totale-
nition dynamique de l'espèce dont ne se côtoient pas de très près. Dans le ment stériles. Croisées avec des mâles
voici, quelque peu abrégée, une formu- département de la Mayenne, les collines «purs», les femelles hybrides pondent
lation due à Theodosius Dobzhansky boisées sont fréquentées presque exclu- des œufs dont beaucoup avortent, tandis
(1951) : «Des espèces se forment sivement par marmoratus alors que cri- que les autres donnent naissance à des
lorsque ce qui était jusqu'alors un status est dominant dans les zones jeunes très fragiles, dont les chances de
ensemble de populations aptes à l'inter- découvertes et peu accidentées. Les tri- devenir adultes sont faibles.
croisement se scinde en au moins deux tons mènent une vie terrestre pendant la Ces obstacles font que les échanges
ensembles génétiquement isolés. Les plus grande partie de l'année, mais génétiques entre cristatus et marmora-
espèces sont donc des groupes de popu- gagnent des points d'eau au printemps tus sont, sinon interdits, du moins très
lations entre lesquels les échanges pour se reproduire. Dans certaines fortement limités. Sur un millier de tri-
génétiques sont rendus impossibles par mares, les deux formes arrivent à peu tons de la Mayenne, on n'a trouvé
des mécanismes d'isolement reproduc- près en même temps; la reproduction qu'une dizaine d'hybrides blasii, une
tif.» C'est l'expression du concept bio- des tritons à crête ne comporte pas d'ac- vingtaine d'animaux possédant un
logique de l'espèce. La paternité en est couplement à proprement parler, mais génome globalement cristatus avec une
souvent attribuée à Ernst Mayr, mais il des couples se forment. Lors d'une faible proportion de gènes marmoratus,
est plus juste de dire qu'il s'inscrit dans longue «parade nuptiale», mâle et et une vingtaine d'animaux au génome
un courant de pensée dont femelle échangent des signaux visuels, globalement marmoratus avec une
T. Dobzhansky et E. Mayr ont été des tactiles et olfactifs. Le mâle finit par faible proportion de gènes cristatus ; les
protagonistes majeurs. Ce concept défi- émettre du sperme sous la forme d'une autres tritons appartiennent à l’une ou
nit non seulement l'espèce, mais aussi masse compacte, déposée au fond de l’autre des deux formes «pures». On en
un processus évolutif essentiel, l'éclate- l'eau, que la femelle fait ensuite pénétrer conclut que les échanges génétiques
ment d'une espèce en deux espèces dis- dans ses voies génitales. entre cristatus et marmoratus sont bien
tinctes, ou spéciation. Comme les deux formes ont des trop limités pour que la divergence
parades différentes, celles qui réunissent entre les deux formes soit réversible : ce
L'espèce «biologique» un partenaire cristatus et un partenaire sont des espèces distinctes.
marmoratus atteignent rarement leur Cette conclusion n'a été atteinte
existe-t-elle? terme. Par conséquent, l'hybridation est qu'au prix de longues recherches; aussi
La définition précédente, acceptée par de rare, même dans les mares où les deux est-il exclu de consacrer de pareils
nombreux biologistes, ne s'applique qu'à formes viennent se reproduire simulta- efforts à toutes les situations quelque
des organismes à reproduction sexuée nément. Les hybrides peuvent atteindre peu délicates. Toutefois on dispose
biparentale. Elle est fondée sur la notion
de barrières d'isolement reproductif sépa-
rant les espèces, barrières dont la réalité
doit être démontrée. Nous allons illustrer
cette notion par un exemple.
Parmi les tritons du genre Triturus,
on distingue le groupe dit des tritons à
crête. La crête est un repli de peau dorsal
qui se développe chez le mâle au prin-
temps, époque de la reproduction. Chez
le triton à crête au sens strict (forme cri-
status), la crête est dentelée. Elle est
continue chez le triton marbré (forme
marmoratus), qui diffère également du PLATANUS OCCIDENTALIS PLATANUS ORIENTALIS
précédent par des caractères de colora-
tion. T. marmoratus vit dans une grande
partie de la péninsule ibérique, ainsi que
dans l'Ouest de la France, du moins au
Sud de la Normandie. T. cristatus a une
répartition bien plus vaste, couvrant une
grande partie de la France, ainsi que les
Pays-Bas, l'Allemagne et la Pologne.
Tous deux cohabitent sur une partie du
territoire français, notamment en
Bretagne, où l'on a décrit, sous le nom de HYBRIDE
blasii, une forme de caractères intermé-
diaires entre ceux de cristatus et de mar-
2. HYBRIDATION DE DEUX TYPES DE PLATANE, Platanus occidentalis et Platanus orientalis. Ces
moratus ; on sait aujourd’hui qu'elle est deux formes vivent sur des territoires différents, l’une en Europe orientale, l’autre aux États-
leur hybride naturel. De nombreux tra- Unis ; elles diffèrent notamment par la découpe des feuilles et le nombre d’inflorescences
vaux ont été consacrés à cette situation, portées par un même rameau. Cultivées côte à côte dans les parcs, elles donnent un hybride
reposant aussi bien sur des observations parfaitement fertile. Toutefois on ignore si, dans la nature, elles cohabiteraient d’assez près
de terrain que sur des expérimentations. pour se croiser. Aussi on tend à considérer que les deux espèces sont distinctes.

© POUR LA SCIENCE 31
actuellement d'un corps de données suf- des feuilles. On les a toutes deux intro- comme deux sous-espèces, cette fois
fisant pour affirmer que le concept bio- duites en Europe occidentale. Cultivées sans aucune zone de cohabitation (mais
logique de l'espèce recouvre bien une côte à côte, elles produisent spontané- on estime qu'ils s'hybrideraient s'ils
réalité : les êtres vivants, dans leur ment des hybrides parfaitement fertiles. venaient à se rencontrer). L'existence de
grande majorité, se répartissent dans des Faut-il pour autant considérer qu'elles sous-espèces au sein d'une espèce ani-
espèces séparées les une des autres par appartiennent à la même espèce? La male résulterait d'une fragmentation
des barrières d'isolement reproductif. réponse n'est pas évidente, car il n'est ancienne de l'aire de répartition de
Certaines de ces barrières sont parfaite- pas certain qu'elles soient aptes, sans l’espèce, suivie d'une divergence géné-
ment étanches ; d'autres ne le sont pas intervention humaine, à cohabiter d'as- tique, puis de la réunification de l'aire
tout à fait, mais suffisent à maintenir sez près pour se croiser. avant l'achèvement de la spéciation.
une discontinuité définitive entre patri- Les situations de ce genre sont assez L'expression de «race géogra-
moines génétiques. nombreuses pour conduire certains bio- phique» est parfois utilisée comme
La délimitation concrète des espèces logistes à rejeter la définition biologique synonyme de sous-espèce en zoologie.
est souvent malaisée. L'existence d'hy- de l'espèce, comme étant inapplicable On désigne aussi par «races chromoso-
brides entre deux formes constitue une sur le terrain. On peut rétorquer, avec miques» des populations qui se distin-
première difficulté. L'absence de carac- E. Mayr, que le fait de ne pas savoir guent du reste de l'espèce par le nombre
tère distinctif aisément décelable en est détecter les espèces ne suffit pas à prou- et la forme des chromosomes. La souris
une autre, malheureusement très fré- ver qu'elles n'existent pas. L'existence domestique en compte un certain
quente. Ainsi, les deux espèces de situations délicates pour le biologiste nombre ; par exemple, la souris de
Drosophila pseudoobscura et était prévisible : la séparation de deux Poschiavo (nommée d’après une localité
Drosophila persimilis ne sont distin- espèces à partir d'une espèce ancestrale suisse), possède 26 chromosomes, alors
guables que par l'observation des chro- n’est sans doute pas toujours un phéno- que le nombre habituel pour l'espèce est
mosomes ou encore par des caractères mène brutal, mais résulterait dans cer- 40. On voit que le nombre de chromo-
biochimiques : on parle alors d'espèces tains cas de l'accumulation progressive somes est loin d'être un critère
jumelles, dénomination due au zoolo- de petites différences. Il doit exister une infaillible de l'espèce. Toutefois, il est
giste et généticien français Louis Cuénot. succession de stades durant lesquels les préférable d'exclure le terme race du
Il est parfois impossible de savoir deux futures espèces sont encore incom- vocabulaire de la systématique. Il est en
de façon certaine si deux formes appar- plètement différenciées. Un état de spé- effet utilisé dans des acceptions trop
tiennent ou non à la même espèce. C'est ciation incomplète est certainement un variées. Les races géographiques d'ani-
le cas lorsqu'elles vivent sur des terri- casse-tête pour un classificateur, mais il maux sauvages ne peuvent être mises en
toires géographiquement isolés. Parmi apporte des informations du plus grand parallèle avec les races d’animaux
les platanes, on a décrit Platanus orien- intérêt au spécialiste de la spéciation! domestiques, sélectionnées par l'homme
talis, dont la répartition géographique dans un but précis.
s'étend de la Grèce aux contreforts de Comment classer Ces remarques soulèvent le pro-
l'Himalaya, et Platanus occidentalis, blème plus général de la classification à
qui pousse aux États-Unis. Ces deux
sous l'espèce ? l'intérieur de l'espèce. Si la définition
formes diffèrent nettement par de nom- Le terme de sous-espèce n'a pas le biologique de l'espèce est considérée
breux caractères, notamment la forme même sens en botanique et en zoologie. comme objective, il n'en va pas de
En botanique, une sous-espèce est même de celles des catégories de rangs
CORNEILLE NOIRE usuellement définie par la présence d'un inférieurs. Alors que les deux sous-
CORNEILLE MANTELÉE caractère dont l'importance est jugée espèces de corneilles sont probablement
COHABITATION trop faible pour élever au rang d'espèce le résultat d'une longue divergence
l'ensemble des individus qui le portent ; génétique, on connaît des sous-espèces
c'est une notion dérivée du concept qui ne diffèrent guère que par un couple
typologique de l'espèce. En zoologie, d'allèles!
deux sous-espèces diffèrent par au Une extension abusive et déplorable
moins un caractère visible, mais est la notion de race humaine, et plus
aussi par leur répartition géogra- encore celle de hiérarchie entre les
phique. Par exemple, il existe races, scientifiquement sans fondement,
en Europe deux sous-espèces implicitement admise par nombre de
de corneilles, la corneille ceux qui parlent de races. Nul ne
noire, à plumage unifor- contestera qu'il existe une diversité au
mément noir, au Sud- sein de l'espèce humaine, qu'il y a une
Ouest et la corneille liaison entre diversité morphologique et
mantelée, à plumage habitat, et qu'une part de cette diversifi-
noir et gris, au Nord et cation est due à l'adaptation au milieu.
à l'Est. Elles ne coha- Toute extrapolation à des caractères
3. RÉPARTITION DE LA CORNEILLE NOIRE et bitent que sur une étroite bande de terri- tels que les composantes de comporte-
de la corneille mantelée. Ces deux formes,
toire où elles s'hybrident librement. De ment ou les aptitudes intellectuelles,
qui ne diffèrent que par le plumage, sont
considérées comme des sous-espèces, car même, l'isard des Pyrénées et le cha- dont le déterminisme est à peu près
elles occupent des territoires distincts, à mois des Alpes, qui diffèrent par des inconnu, mais dont on peut exclure
l’exception d’une étroite bande où elles caractères discrets de coloration et de qu’il soit seulement génétique, est tout
s’hybrident (en rouge). forme des cornes, sont considérés à fait injustifiée.

32 © POUR LA SCIENCE
Le finalisme revisité
PIERRE HENRI GOUYON

Les biologistes se sont trop longtemps satisfait de la sique est l’œil, manifestement fait pour
voir. Il y a donc une finalité dans la
maxime du Docteur Pangloss : « Tout est au mieux ». Le nature, énoncent doctement les théolo-
giens, qui poursuivent : une finalité sup-
darwinisme et son interprétation moléculaire, explicitent pose une conscience, donc Dieu existe
et a créé chaque être selon ses fins.
à la fois l’optimisation des processus naturels et les
Aristote, Lucrèce
limites de cette optimisation. et leurs continuateurs

J
La version laïque de la finalité divine
. B. S. Haldane (1892-1964), l’un est au mieux ». Pangloss, philosophe est une cause finale «naturelle».
des principaux fondateurs de la inventé par Voltaire pour caricaturer Développé par Aristote, plus de 300 ans
biologie évolutive moderne, stig- Leibnitz, désigne volontiers le monde avant notre ère dans Les parties des ani-
matisait les idées reçues de ses comme « le meilleur des mondes pos- maux, le concept de cause finale est cri-
collègues. Il caractérisait leur sibles » (voir la légende de la figure 2). tiqué par Lucrèce deux siècles plus tard
absence de réflexion par des citations La science qu’enseigne Pangloss est dans le dernier chapitre Contre les
appropriées, telles que « Ce que je dis fondée sur l’argument premier des caté- causes finales de son ouvrage De la
trois fois est vrai » de Lewis Carroll chismes passés et des sectes actuelles : Nature. Écoutons Lucrèce :
dans La chasse au Snark, et surtout la la patente finalité des organes apparte- « La clairvoyance des yeux n’a pas
fameuse expression de Pangloss, « Tout nant aux êtres vivants. L’exemple clas- été créée, comme tu pourrais croire,
pour nous permettre de voir au loin. [...]
Interpréter les faits de cette façon, c’est
faire un raisonnement qui renverse le
rapport des choses, c’est mettre la cause
après l’effet. Aucun organe de notre
corps, en effet, n’a été créé pour notre
usage, mais c’est l’organe qui crée
l’usage. Ni la vision n’existait avant la
naissance des yeux, ni la parole avant la
création de la langue : c’est bien plutôt
la naissance de la langue qui a précédé
CRÂNE DE L’OISEAU JEUNE
de loin celle de la parole ; les oreilles
existaient bien avant l’audition du pre-
mier son ; bref tous les organes, à mon
avis, sont antérieurs à l’usage qu’on a
pu en faire. Ils n’ont donc pu être créés
en vue de nos besoins...»
Notons que Lucrèce considère que
les propositions « L’œil est fait pour
voir et l’oreille pour entendre » et « la
langue est faite pour parler » sont équi-
valentes. Lucrèce semble ignorer que si
tous les yeux du règne animal servent à
voir, la plupart des langues ne servent
CRÂNE DE L’OISEAU ADULTE pas à parler. Toujours est-il que Lucrèce
pense que l’organe précède la fonction,
1. LES PARTIES DU CRÂNE D’UN OISEAU jeune se détachent le long de sutures qui ont dispa-
et que l’organe est en quelque sorte
rues chez l’adulte. Citons Darwin : «On a pensé que les sutures du crâne des jeunes mam-
mifères seraient une magnifique adaptation à une meilleure parturition, et il n’y a pas de
« providentiel », au sens étymologique
doute qu’elles facilitent, ou sont peut-être indispensables à l’accomplissement de cette fonc- du terme : la Nature pourvoie les
tion ; mais comme les crânes des jeunes oiseaux et des reptiles sont munies de ces sutures, organes, les animaux les utilisent.
alors que ces animaux n’ont qu’à s’échapper d’un œuf cassé, on en déduit que ces sutures Bernardin de Saint Pierre, éphémère
résultent des lois de la croissance, et que les animaux supérieurs en ont tiré parti.» intendant du Jardin des Plantes de Paris

36 © POUR LA SCIENCE
au xixe siècle, ne dit pas autre chose pour voir, la fonction de l’œil est de ticien ou à l’évolutionniste de com-
dans Les harmonies de la Nature où il voir. Nuance! Cette casuistique accep- prendre en quoi une fonction est utile à
exalte la toute-puissance de la provi- tée, les biologistes purent étudier tran- l’organisme, il lui faut aussi com-
dence. On y trouve, bien sûr, la fameuse quillement la physiologie : Claude prendre la genèse de cette fonction. Et
assertion selon laquelle le melon a des Bernard étudie la fonction du foie, tout alors la causalité revient, accompagnée
dessins de tranches pour être mangé en le monde l’imite et obtient les succès de notre bon Pangloss. Admettre qu’un
famille, mais aussi l’affirmation qu’en que l’on sait. caractère existe parce que son existence
plus de nos besoins physiques, la nature Au prix de quelques sacrifices rhé- fait que l’espèce est « au mieux » est
se préoccupe de nos jouissances toriques, les biologistes éliminent ainsi panglossien. Pour éviter l’écueil, on dit
morales : « Le laurier pour la victoire, le problème de la finalité. Bien sur, cela que la sélection naturelle explique la
l’olivier pour la paix, le palmier pour la les démange encore de temps en temps, genèse des adaptations car les adapta-
gloire ». La nature procure ainsi les ins- mais ils se gardent d’avouer leur tions réussies s’accompagnent d’une
truments de notre symbolisme! trouble : «le finalisme est comme une prolifération (les individus meurent
Un demi-siècle après Candide, femme de mauvaise vie dont on ne peut moins et/ou procréent plus) et, par
Bernardin pousse la logique de la provi- pas se passer, mais avec qui il est inter- conséquent, on évoque la finalisation
dence jusqu’à l’absurde. Le problème dit d’être vu dans la rue», écrit un phy- des organismes vers la reproduction de
reste entier : en l’absence de mécanisme siologiste anglais dans les années 1950. leur information génétique.
directeur, l’adaptation des organismes est Pour la biologie évolutive, le pro- Ce point de vue remettant en piste le
incompréhensible sans Créateur. blème perdure : il ne suffit pas au géné- finalisme, doit cependant éviter deux

La finalité darwinienne
L’origine des espèces de Darwin, en
1859, fournit une explication méca-
niste : sur cette base, les biologistes ont
élaboré, en un siècle, une science de la
finalité biologique. En termes
modernes, ce finalisme repose sur les
erreurs de transmission de l’information
génétique. Les informations contenues
dans l’ADN sont reproduites de généra-
tion en génération ; ce faisant elles
varient sous l’effet des mutations et des
recombinaisons et sont triées par la
sélection naturelle. Ce processus répété
sur quelques milliards d’années, a
donné naissance aux formes vivantes
actuelles. À chaque pas la mutation se
fait « au hasard » (c’est-à-dire qu’elle
n’est pas dirigée vers un résultat) , la
direction n’est donnée qu’a posteriori
par la sélection.
Du point de vue microscopique,
Lucrèce a raison : les structures, appa-
raissant au hasard des mutations, sont
toujours antérieures à leur utilisation. Au
niveau macroscopique, Aristote a rai-
son : un organe complexe évolue dans le
sens de l’optimisation d’une fonction.
Ainsi débarrassé de la providence
nécessaire – le hasard aveugle, plus la 2. MALHEUREUX CANDIDE : « Le Baron... voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du
sélection naturelle, faisait l’affaire –, les Château à grands coups de pied dans le derrière.» Voltaire présente Pangloss, le mentor de
biologistes ont tenté de s’affranchir du Candide, en ces termes : «Pangloss enseignait la métaphysico-théologico-cosmolo-nigologie.
finalisme. D’abord par décret : dans les Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet dans cause, et que, dans ce meilleur des
études des lois qui régissent les êtres mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et
vivants, le finalisme est interdit de madame la meilleure des baronnes possibles. Il est démontré, disait-il, que les choses ne
séjour ; aussi les biologistes deviennent- peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la
meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes ; aussi
ils des champions de l’esquive.
avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, aussi
Comme il n’est plus permis de dire avons-nous des chausses. Les pierres ont formées pour être taillées et pour en faire des châ-
que l’œil est fait pour voir, il faut tout teaux ; aussi monseigneur a un très beau château: le plus grand baron de la province doit
de même en exprimer l’idée! La résolu- être le mieux logé : et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc
tion de ce dilemme passait par le toute l’année. Par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il
concept de fonction : l’œil n’est pas fait fallait dire que tout est au mieux.»

© POUR LA SCIENCE 37
écueils : l’importance exagérée accor- supérieure (maintien de l’espèce, nais- descendance peut être pénalisante pour
dée à la fonction dans l’explication de sance des jeunes, diversité biologique, le tricheur : on a ainsi expliqué la
l’existence des structures et l’estimation équilibre démographique) est invo- baisse de fertilité chez les mésanges en
de ce qui peut, ou ce qui ne peut pas, quée. Or rien dans le fonctionnement milieu pauvre en montrant que les
être du à la sélection naturelle. de la sélection naturelle ne permet nichées trop importantes subissaient
d’affirmer que l’information génétique en leur sein des mortalités plus élevées
Les deux manières suit ces impératifs. que les autres. En d’autres termes,
Les réponses sur l’altruisme et la pour que les gènes du tricheur ne se
d’être panglossien mort sont aujourd’hui satisfaisantes, en répandent pas, il faut invoquer une
Le premier point avait été relevé par ce qui concerne le sexe, l’explication pénalité, une mortalité plus élevée, qui
Darwin : il remarque que les sutures des reste un sujet de débat. Pour montrer la leur est propre. Mais alors ce n’est
os du crâne des mammifères semblent démarche suivie par les évolutionistes plus l’évitement global de la surpopu-
de merveilleuses adaptations à la partu- modernes, examinons en détail le der- lation qui est la cause de la limitation
rition (la tête doit pouvoir se déformer à nier cas de panglossisme, celui ayant de la fertilité, mais bien la survie de
la naissance), mais il retrouve les trait aux conséquences de l’appauvrisse- l’individu et de ses descendants, l’inté-
mêmes sutures chez les oiseaux. ment du milieu. rêt de ses gènes.
S. Gould et R. Lewontin explicitent sur Pour comprendre l’erreur, il suffit Dernier exemple de panglossisme :
d’autres exemples comment les de s’interroger sur le bénéfice du tri- au cours des années 1970, les biolo-
contraintes du processus de développe- cheur : si un tricheur (un mutant ou un gistes découvrent que le génome conte-
ment peuvent engendrer des structures migrant venu d’une autre population) nait des séquences répétées, introns,
qu’il est facile de prendre pour des arrivait dans la population, serait-il transposons, etc. Instantanément, les
adaptations. Ainsi l’existence de seins avantagé ou désavantagé du point de biologistes veulent expliquer leur exis-
chez la femme et de l’orgasme chez vue de la sélection? Dans ce cas la tence en termes de production de pro-
l’homme sont des adaptations fonction- réponse est évidente : même en téines et d’organes, et les hypothèses
nelles claires, alors que les structures période de surpopulation, un tricheur quant à la fonction de ces structures ont
mammaires chez les mâles et le clitoris qui produit plus de descendants repro- fleuri. Pangloss frappait encore : s’il est
chez la femme ne sont qu’une consé- duit mieux ses gènes que le reste de la légitime de chercher la fonction d’un
quence fortuite du développement population. Toutefois une importante organe pour expliquer son existence, la
embryonnaire commun aux deux sexes. même recherche appliquée a priori à
La recherche d’une explication fonc- une information génétique qui n’a pas
tionnelle de ces deux traits est une atti- besoin d’une autre fonction pour se
tude panglossienne et les prolongations reproduire, n’est pas valide. F. Crick et
sociales et freudiennes sont à proscrire. L. E. Orgel ont appelé les séquences
Les darwinistes ne devraient pas outre- répétées, l’« ADN égoïste, le parasite
passer leur domaine de compétence au ultime » : leur propre reproduction justi-
delà de ce qu’explique la sélection natu- fie pleinement leur existence.
relle : «Cordonnier, pas plus haut que la
chaussure», disaient les Anciens. Le finalisme revenu
Le second écueil panglossien est la
paresse intellectuelle. Il ne serait plus Si la physiologie a pu rejeter le finalisme
nécessaire de montrer comment se fait et accepter le concept flou de fonction, la
l’optimisation des formes vivantes par biologie évolutive ne peut se payer le
la sélection, il suffirait d’admettre que luxe de cette dérobade : l’étude des
tout est optimisé, que «tout est au causes finales en biologie est incontour-
mieux». Les affirmations suivantes sont nable. En abordant courageusement la
ainsi panglossiennes : elles font fonc- question de front, on évite la confusion
tionner la sélection naturelle à un entre les explications finalistes légitimes,
niveau qui n’est pas le bon. celles qui invoquent la sélection naturelle,
-Certains individus, dans les espèces et les autres qui relèvent de Pangloss.
animales, ont des comportements L’œil est fait pour voir – la sélection a
altruistes parce que ces comportements favorisé ce type de possibilité –, alors que
favorisent la survie de l’espèce. la langue, qui préexiste au langage, n’est
-La mort des organismes s’explique pas faite pour parler.
par le fait qu’il est nécessaire de laisser Pour répondre au «pourquoi», les
de la place aux jeunes. sciences de l’évolution doivent expli-
-La reproduction sexuée s’explique citer le «comment» du point de vue de
par la nécessité de produire de la la sélection et en tenant compte des
diversité. contraintes développementales, géné-
3. B ERNARDIN DE S AINT P IERRE (1737-
-En cas d’appauvrissement du 1814) élargit, en les caricaturant involontai- tiques et écologiques. Voilà qui donne
milieu, les individus (oiseaux, par rement, les préceptes de Pangloss. La un nouvelle dynamique à la dernière
exemple) réduisent leur nombre de des- nature fait en sorte que les hommes vivent réplique de Candide à Pangloss :
cendants pour éviter la surpopulation. «au mieux» physiologiquement, mais aussi « Cela est bien dit, mais il faut cultiver
Dans chaque cas, une nécessité socialement. En bas, Paul et Virginie. notre jardin. »

38 © POUR LA SCIENCE
L' ÉVOLUTION RETRACÉE

La vie a une histoire singulière et contingente :


si l'on reprenait la projection depuis le début,
on ne reverrait pas le même film. Pourtant les épisodes
de cette histoire sont riches d'enseignements,
car ils illustrent des tendances évolutives générales.
Pour comprendre l'évolution, il faut en retracer le cours.
L’inventaire
des espèces vivantes
ROBERT MAY

Combien d’espèces vivent-elles sur Terre? Même parmi les genres de plantes
cultivées qui nous sont familiers, les
Nul ne le sait. La préservation de la diversité biologique, agronomes découvrent encore de nou-
velles variétés ; en hybridant de façon
la gestion de l’environnement et l’étude de l’Évolution sélective ces variétés ou en transférant
leur matériel génétique, ils créent des
imposent un recensement des créatures du Globe. plantes plus productives ou plus résis-
tantes aux maladies. Or l’agriculture
moderne, en diminuant la diversité des

S
plantes cultivées, a augmenté leur
i un extraterrestre se posait sur la doivent se fonder sur des travaux qui sensibilité aux maladies et aux varia-
Terre, quelle serait sa première montrent comment les écosystèmes évo- tions climatiques. La perspective de
question? Je pense qu’il aimerait luent à mesure que certaines espèces dis- modifications de l’environnement glo-
connaître le nombre et la variété paraissent et qu’elles sont remplacées par bal rend plus urgentes encore la pré-
des organismes qui vivent sur notre pla- de nouvelles formes de vie. Le grand
nète. La Terre étant soumise aux mêmes problème actuel est l’élucidation des
lois que les autres corps célestes, le visi- relations fondamentales entre la diversité
teur de l’espace aurait déjà l’expérience et la stabilité d’une communauté biolo-
de milliers de mondes similaires, mais il gique. Sa résolution permettrait de mieux
aurait certainement envie de découvrir prévoir les modifications probables du
la multitude des créatures vivantes, climat : rappelons que l’atmosphère
fruits du hasard et de la nécessité, qui actuelle, riche en oxygène, fut produite
rendent notre planète unique. par les organismes vivants, et que les
Nous serions incapables de fonctionnements des écosystèmes et de
répondre, même approximativement, à l’atmosphère restent étroitement liés.
ce visiteur. Après 250 années de Le recensement des espèces ani-
recherches systématiques, on sait seule- males et végétales s’impose pour bien
ment que le nombre des espèces ani- d’autres raisons. En particulier, de nom-
males et végétales est compris entre 3 et breux médicaments contiennent des
30 millions, voire davantage, et comme principes actifs issus de plantes, de sorte
il n’existe pas d’archives mondiales, on que nous serions bien inspirés de conti-
ne sait même pas combien d’espèces nuer à explorer les richesses naturelles
ont déjà été décrites. au lieu de les détruire. D’autre part, de
La destruction rapide des habitats nombreux fruits et racines nutritifs,
sauvages rend cette ignorance intolé- inexploités, pourraient être cultivés pour
rable. Si l’on veut élaborer un pro- augmenter et diversifier les ressources
gramme rationnel de conservation de la alimentaires de l’humanité.
biodiversité, il est nécessaire de
connaître le nombre total des espèces et 1. DANS SON PARADIS TERRESTRE, Bruegel
leur répartition. Le gouvernement britan- de Velours a peint les espèces les plus utiles
nique l’a parfaitement expliqué dans un ou les plus attirantes. Les oiseaux et les
livre blanc publié en 1990 : «Notre gou- mammifères sont exagérément représentés.
vernement a un impératif éthique et Ce parti pris historique a pour conséquence
moral : toutes nos politiques environne- que le recensement des espèces d’oiseaux
mentales doivent avoir pour objectif de et de mammifères est quasi exhaustif
surveiller et de gérer au mieux la planète, aujourd’hui, tandis que la diversité d’orga-
afin de la transmettre en bon état aux nismes tels que les insectes, les araignées,
générations futures.» Pour gérer les pro- les champignons, les nématodes et les bac-
blèmes d’environnement, les politiciens téries est très mal connue.

40
servation des richesses génétiques velles espèces d’oiseaux par an. La toriées d’insectes, d’arachnides, de
existantes et l’exploration des poten- situation est identique pour les quelque champignons et de nématodes progres-
tialités des différentes plantes. 4 000 espèces de mammifères, mais on saient respectivement de 0,8, 1,8, 2,4 et
identifie encore une vingtaine d’espèces 2,4 pour cent par an.
Premières estimations et un genre chaque année ; la moitié Ces disparités correspondent, dans
environ sont des espèces totalement une certaine mesure, aux effectifs des
Depuis Aristote au moins, on cherche à nouvelles (surtout des rongeurs, des taxinomistes spécialisés dans l’étude
voir dans le monde vivant un système chauves-souris ou des musaraignes), et des divers groupes. On connaît mal ces
organisé. Carl von Linné, en Suède, fut les autres correspondent à des espèces effectifs, mais une rapide enquête que
le pionnier de la description systéma- déjà identifiées, que les méthodes bio- nous avons menée avec Kevin Gaston,
tique des espèces et de leur classifica- chimiques récentes permettent de du Muséum de Londres, auprès de
tion ; il fonda la taxinomie moderne. La reclasser correctement. chercheurs australiens, américains et
dixième édition de son livre Systema Les autres groupes sont moins bien britanniques, a montré que si N est le
Naturae, qui décrivait plus de 9 000 connus. Au XIX e siècle, on a décrit nombre moyen de taxinomistes qui
espèces de plantes et d’animaux, fut beaucoup d’espèces d’arachnides et de étudient chaque espèce de tétrapodes
publiée en 1758, un siècle après la crustacés (c’est-à-dire essentiellement (tous les vertébrés, à l’exception des
découverte des lois de la gravitation par des arthropodes autres que des poissons), 0,3N taxinomistes seulement
Isaac Newton. insectes), mais cette période prospère a se consacrent à chaque espèce de pois-
Depuis, les taxinomistes ont allongé été suivie d’une longue accalmie ; plus sons, et 0,02N à 0,04N à chaque inver-
la liste de Linné à des rythmes très dif- de la moitié des espèces connues tébré. On estime que le nombre de taxi-
férents selon les catégories biologiques. aujourd’hui ont été décrites au cours nomistes est de 10 000 en Amérique du
Les animaux à plumes et à fourrure, les des dernières décennies. Nord, et de 30 000 dans le monde. En
plus étudiés, sont quasiment tous réper- Peter Hammond, au Muséum d’his- France, il existe environ un millier de
toriés. Moins d’un siècle après la publi- toire naturelle de Londres, a montré que naturalistes taxinomistes, et les profes-
cation de l’ouvrage de Linné, la moitié le nombre d’espèces d’oiseaux connues sionnels de la taxinomie ne sont que
des 9 000 espèces d’oiseaux connues n’a augmenté que de 0,05 pour cent par quelques centaines.
avait été décrite, et l’on ne découvre an en moyenne entre 1978 et 1987, Dans le monde végétal, on compte
plus aujourd’hui que trois à cinq nou- alors que les nombres d’espèces réper- en moyenne deux fois plus de taxino-
beaucoup selon les méthodes statis-
tiques utilisées. Par des extrapolations
du nombre d’espèces nouvelles décou-
vertes dans chaque grand groupe biolo-
gique, des taxinomistes ont récemment
évalué à six ou sept millions le nombre
d’espèces.

Un monde d’insectes
Plusieurs estimations sont fondées sur
l’abondance relative des espèces dans
les différentes catégories taxinomiques.
Dans les groupes bien étudiés, tels les
oiseaux ou les mammifères, les espèces
tropicales sont environ deux fois plus
nombreuses que les espèces des régions
2. CARL VON LINNÉ (À GAUCHE) a établi au tempérées ou froides. En revanche, chez
milieu du XVIIIe siècle le système de nomen- les insectes, qui représentent la majorité
clature et de classification encore utilisé par des espèces répertoriées, les faunes de
les taxinomistes d’aujourd’hui. Une planche l’hémisphère Nord sont beaucoup
de son livre Systema Naturae (à droite) mieux connues que celles des tropiques,
montre comment il a classé les plantes en et un tiers seulement des insectes réper-
fonction du nombre de leurs étamines. toriés vit sous les tropiques. Si la pro-
portion d’espèces tropicales chez les
insectes est la même que chez les
mistes par espèce que dans le monde sur la systématique des étoiles (des oiseaux ou les mammifères (ce qui n’est
animal ; alors qu’une espèce de verté- sommes bien supérieures y sont consa- pas du tout établi), il existerait deux
brés mobilise en moyenne dix fois plus crées) que sur celle des êtres vivants ; espèces non décrites d’insectes tropi-
de taxinomistes qu’une espèce de nous connaissons mieux le nombre des caux pour chaque espèce décrite des
plantes, une espèce d’invertébrés en atomes dans l’Univers que le nombre régions tempérées et froides. Dans cette
intéresse dix fois moins. La répartition des espèces sur Terre! hypothèse, 1,5 à 1,8 million d’espèces
des taxinomistes selon les groupes Les meilleures estimations font état décrites donnerait trois à cinq millions
d’espèces ne correspond manifestement de 1,5 à 1,8 million d’espèces identi- d’espèces au total.
pas à la richesse des groupes. En outre, fiées, mais le dénombrement est claire- Certains taxinomistes estiment aussi
quatre pour cent seulement des taxino- ment incomplet. Diverses estimations du le nombre total d’espèces – notamment
mistes travaillent en Amérique du Sud nombre total d’espèces – par des le nombre d’espèces d’insectes tropi-
et en Afrique subsaharienne, où la méthodes expérimentales ou théo- caux – en réalisant un échantillonnage
diversité biologique est la plus grande. riques – ont été tentées et, au minimum, systématique des organismes qui vivent
Dépourvus d’un fichier où seraient ce nombre serait de trois millions : avec dans certaines régions mal connues, et
répertoriées toutes les espèces, les taxi- les méthodes actuelles, il serait impos- en déterminant la proportion des
nomistes ne peuvent en établir une liste sible de les découvrir et de les décrire espèces déjà décrites. Cette méthode est
complète. Ils ne disposent que de toutes dans un délai raisonnable. délicate, car même dans un périmètre
vieilles fiches signalétiques, dispersées Plusieurs naturalistes ont estimé le restreint, on ne récolte pas facilement
dans de multiples institutions, et per- nombre global des espèces à partir du toutes les espèces d’insectes tropicaux
sonne n’a encore dénombré toutes les rythme de découverte d’espèces incon- présentes ; de surcroît, la description,
espèces décrites. Nous en savons plus nues. Cependant ces estimations varient l’identification et le classement des

1. mammifères ; 2. amphibiens ; 3. bactéries ; 4. éponges ; 5. échinodermes ; 6. reptiles ; 7. cœlentérés ; 8. oiseaux ; 9. vers de terre ;
10. vers nématodes ; 11. vers plats ; 12. poissons ; 13. algues ; 14. protozoaires ; 15. champignons ; 16. mollusques ; 17. arthropodes
(insectes exceptés) ; 18. plantes ; 19. insectes. échelle : 0,8 centimètre carré = 1 000 espèces

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13

3. LA RICHESSE DES FORMES DE VIE SUR TERRE apparaît sous un jour d’être tous répertoriés, les insectes représentent à eux seuls la moi-
surprenant quand on classe les organismes en fonction de leur tié de toutes les espèces décrites. En revanche, il n’existe que
contribution à la biodiversité totale, c’est-à-dire en fonction du 4 000 espèces de mammifères, soit environ 0,25 pour cent des
nombre d’espèces de chaque groupe. Bien qu’ils soient encore loin quelque 1,5 million d’espèces décrites.

42 © POUR LA SCIENCE
insectes capturés sont des travaux longs choisies sont représentatifs du peuple- héberge en moyenne 160 espèces de
et onéreux. Enfin il est difficile de ment des insectes à l’échelle du Globe. coléoptères de la canopée. Ils ont
s’assurer que le site et le groupe consi- Terry Erwin, du Smithsonian ensuite estimé le nombre de tous les
déré sont représentatifs de la répartition Institut, a dirigé une campagne éton- insectes à partir de celui des insectes qui
générale des espèces. nante au cours de laquelle son équipe a vivent dans la canopée : comme 40 pour
Ian Hodkinson et David Casson, à étudié la faune des coléoptères qui peu- cent des insectes connus sont des coléo-
Liverpool, ont évalué le nombre des plent le feuillage des arbres de la forêt ptères, si cette proportion s’applique
espèces d’hémiptères (la famille des tropicale. Les coléoptères se distin- aussi à la canopée des arbres tropicaux,
punaises) dans une région peu étendue, guent des autres insectes par leurs 400 espèces d’insectes de la canopée
au relief varié, de la forêt tropicale élytres, une paire d’ailes dures et cor- vivent sur chaque espèce d’arbres. Dans
humide de Sulawesi, en Indonésie. Ils nées qui recouvrent les ailes infé- l’hypothèse où la canopée abrite les
ont trouvé 1 690 espèces de punaises rieures, fonctionnelles ; ils représentent deux tiers des espèces d’insectes vivant
terrestres, dont 63 pour cent n’avaient près d’une espèce répertoriée sur cinq, sur les arbres, 600 espèces d’insectes
jamais encore été décrites. Si cette pro- ce qui a inspiré la boutade du généti- occupent chaque essence tropicale ; si
portion d’espèces nouvelles est valable cien britannique J. Haldane, qui remar- l’on admet, en outre, un total de
pour l’ensemble des insectes, on en quait que «Dieu a un penchant pour les 50 000 espèces d’arbres tropicaux, le
déduit que le nombre total d’espèces coléoptères». Beaucoup vivent dans les nombre d’espèces d’insectes tropicaux
d’insectes atteint deux à trois millions forêts tropicales qui, bien qu’elles ne est égal au produit du nombre d’espèces
(900 000 seulement sont connues couvrent que le seizième des terres sur chaque essence d’arbre (600) par le
aujourd’hui). émergées, abriteraient au moins autant nombre d’essences (50 000), soit
P. Hammond a fait une extrapola- d’espèces que toutes les autres régions 30 millions. Dans cette estimation, le
tion analogue ; il remarqua tout d’abord du monde. nombre de toutes les espèces d’insectes
que parmi les 22 000 espèces d’insectes À l’aide d’un gaz insecticide, qui vivent sur la Terre serait encore bien
de la faune britannique, bien inventoriée T. Erwin et ses collègues ont recueilli supérieur.
par des générations de pasteurs qui ont les coléoptères qui vivaient sur la cano-
observé avec plus d’attention leurs pée (l’étage supérieur de la végétation)
ouailles à six pattes que celles à deux d’un arbre du Panama apparenté au
jambes, on compte 67 espèces de tilleul, Luehea seemannii. En trois sai-
papillons ; d’autre part, les naturalistes sons de collecte, ils ont trouvé 1 200
accordant aux papillons le même pres- espèces de coléoptères, mais ils n’ont
tige qu’aux oiseaux, les quelque 17 500 pas encore déterminé combien d’entre
espèces décrites dans le monde repré- elles étaient déjà répertoriées ; la
sentent vraisemblablement un inventaire méthode d’extrapolation n’a pas encore
quasi complet. Le nombre exact n’est été appliquée, mais ces chercheurs ont
sans doute pas supérieur à 20 000. malgré tout proposé une estimation.
Si la composition de la faune des Ils ont d’abord déterminé combien
insectes britanniques est analogue à d’espèces, parmi celles qu’ils avaient
celle de la faune globale, six millions récoltées, vivaient spécifiquement sur
d’espèces d’insectes (20 000 fois Luehea seemannii. Environ 20 pour
22 000 divisé par 67) devraient vivre cent des coléoptères herbivores (les plus
sur la Terre. Ce type d’extrapolation est abondants dans l’échantillon recueilli)
toutefois affecté d’une incertitude fon- seraient inféodés à une essence tropicale
damentale, car on ignore si les groupes particulière. Les naturalistes en ont
d’insectes répertoriés ou les régions déduit que chaque espèce d’arbre

14 15 16 17 18 19

© POUR LA SCIENCE 43
Bien des hypothèses du raisonne- espèces d’animaux terrestres dans dif- inféodées à chaque espèce de plantes
ment précédent sont douteuses : je pense férentes classes en fonction de leur dans des associations très différentes,
notamment que les coléoptères tropicaux taille. Les taxinomistes ont constaté tant par la taille des insectes et des
sont moins spécialisés que ceux des qu’en passant d’une classe à une autre plantes que par leur localisation : en
régions tempérées, et que la valeur de où la longueur diminue d’un facteur moyenne, une dizaine d’espèces
20 pour cent est surévaluée ; elle serait dix, l’effectif augmente d’un facteur d’insectes sont associées à chaque
plutôt de deux à trois pour cent. En 100, du moins tant que la taille reste espèce de plante. Comme le nombre des
revanche, T. Erwin a probablement comprise entre quelques mètres et un espèces de plantes vasculaires atteint
sous-estimé la proportion d’espèces centimètre. Pour les animaux de lon- très vraisemblablement 270 000,
vivant aux étages autres que la canopée gueur inférieure à un centimètre, cette K. Gaston en a déduit qu’il existerait
et qui, selon moi, représentent jusqu’à relation n’est plus vérifiée, peut-être trois millions d’espèces d’insectes.
deux tiers des espèces d’insectes vivant parce que les organismes minuscules Jusqu’à présent, on a essentiellement
sur les arbres tropicaux. sont loin d’être tous dénombrés. rapporté les estimations du nombre des
Avec ces nouvelles hypothèses, le Si la relation entre la taille et la espèces d’insectes terrestres, ce qui est
nombre de toutes les espèces d’insectes densité d’espèces s’appliquait aussi aux compréhensible puisque ces créatures
serait compris entre trois et six millions. animaux millimétriques – une limite représentent plus de la moitié de toutes
Cette modification n’enlève rien à arbitraire entre le monde macrosco- les espèces décrites, même si elles sont
l’importance du travail de T. Erwin, qui pique et le monde microscopique –, le loin d’avoir été toutes répertoriées.
renouvelle les méthodologies d’estima- nombre total d’espèces animales ter- Cependant d’autres groupes taxino-
tion du nombre des espèces et qui restres avoisinerait dix millions. Ce rai- miques pourraient rivaliser avec les
prouve combien la taxinomie est étroite- sonnement serait plus convaincant si insectes, et les petits organismes ont
ment liée aux problèmes écologiques. les taxinomistes comprenaient mieux vraisemblablement été négligés.
les facteurs physiologiques, écolo- David Hawksworth, de l’Institut
Insoupçonnés, giques et évolutifs qui déterminent la mycologique international de Kew, en
distribution des tailles entre les diffé- Grande-Bretagne, a proposé une rééva-
les champignons rentes espèces. luation du nombre total des espèces de
Si les taxinomistes cherchent à éva- La structure de la chaîne alimentaire champignons aussi radicale que celle
luer la biodiversité, c’est essentielle- donne aux taxinomistes une autre possi- effectuée par T. Erwin au sujet des
ment pour répondre aux questions qui bilité d’estimation du nombre insectes. Il a tout d’abord noté que les
se posent en écologie et en biologie de d’espèces. Les plantes photosynthé- taxinomistes ont décrit 69 000 espèces
l’évolution. Les listes taxinomiques tiques, en fabriquant la matière orga- de champignons. Dans diverses régions
sont des points de départ obligés dans nique, sont le premier maillon de la d’Europe bien étudiées, les espèces de
l’étude de la structure des chaînes ali- chaîne alimentaire. Si l’on pouvait éva- champignons sont environ six fois plus
mentaires, de l’abondance relative des luer précisément le nombre de formes nombreuses que les espèces de plantes
espèces, du nombre total des orga- de vie que chaque sorte de plante peut vasculaires ; si ce rapport est conservé
nismes de différentes tailles, ainsi que nourrir, on déduirait le nombre total dans les autres régions du monde, les
de la répartition des différentes formes d’espèces de celui des espèces végé- 270 000 espèces de plantes vasculaires
de vie. On déduit de ces diverses tales, mieux connu. coexistent avec 1,6 million d’espèces de
études des règles de calcul qui permet- Bien que ce Graal taxinomique soit champignons, plus de 20 fois le nombre
tent d’estimer de façon indépendante le encore hors de portée, K. Gaston a fait d’espèces décrites aujourd’hui.
nombre des espèces. progresser l’étude des chaînes alimen- Peut-être les relations numériques
L’une de ces méthodes dérive d’une taires en rassemblant les données sur le observées dans les régions tempérées ne
observation faite en répartissant les nombre moyen d’espèces d’insectes sont-elles pas transposables aux zones

1,0
PROPORTION D’ESPÈCES CONNUES

OISEAUX ARTHROPODES
(ÉCHELLE LOGARITHMIQUE)

0,5
9 000 ESPÈCES 130 000 ESPÈCES
CONNUES EN 1992 CONNUES EN 1992

0,1

0,01

0,001
1758 1845 1990 1758 1960 1990
ANNÉE ANNÉE

4. LE NOMBRE DES ESPÈCES répertoriées a augmenté différemment velles espèces chaque année (à gauche). Au contraire, on n’a décou-
selon les formes de vie : la moitié de tous les oiseaux connus avait vert la plupart des espèces d’arachnides et de crustacés qu’après
déjà été découverte en 1850, et l’on n’identifie que quelques nou- 1960 (à droite) (l’échelle des ordonnées est logarithmique).

44 © POUR LA SCIENCE
tropicales ; chaque espèce de champi- mations récentes ont montré que la diver- Des biologistes qui ont étudié les
gnons tropicaux est peut-être associée sité des populations microbiennes natu- séquences d’ ARN ribosomal dans des
en moyenne à davantage d’espèces de relles est bien supérieure à celle des cul- populations sauvages de bactéries
plantes que ses homologues des régions tures réalisées en laboratoire. En étudiant marines ont obtenu des résultats équiva-
tempérées : il faudrait alors réviser à la les ARN extraits d’un amas de bactéries lents. Ces études sont encore plus frap-
baisse le nombre des espèces de cham- photosynthétiques vivant dans une pantes que celle des insectes de la cano-
pignons. À l’inverse, D. Hawksworth ne source chaude du parc de Yellowstone, pée tropicale, car elles montrent à quel
comptabilise pas les espèces de champi- les microbiologistes ont découvert huit point les taxinomistes connaissent mal
gnons associés à des insectes plutôt types de séquences génétiques, toutes les formes de vie les plus simples et les
qu’à des plantes, ce qui lui ferait sous- différentes des séquences des douze plus répandues.
estimer le nombre total d’espèces de souches de bactéries cultivées en labora- La classification des bactéries et des
champignons. Des études récentes, réa- toire et que l’on pensait représentatives virus est une tâche ardue, parce que les
lisées en milieu tropical, ont montré que des bactéries de tels amas. Seule une de diverses souches échangent facilement
la proportion des espèces de champi- ces séquences ressemble un peu à celles du matériel génétique et qu’un individu
gnons non encore décrites était com- d’un phyllum bactérien connu. isolé peut engendrer un clone d’indivi-
prise entre 15 et 30 pour cent, bien
moins que les 95 pour cent prévus par
D. Hawksworth. Cependant, ces études U NE ESTIMATION DE LA DIVERSITÉ DES INSECTES
sont loin d’être exhaustives, et on ne
doit pas s’attendre à ce qu’elles révèlent On a estimé le nombre total d’espèces
l’ensemble des espèces non encore d’insectes à partir du nombre d’espèces de
décrites présentes sur ces sites. coléoptères qui vivent dans le feuillage de
Notre ignorance de l’effectif des certaines essences d’arbres. Le nombre des
espèces de coléoptères inféodées à une
champignons est d’autant plus embar-
essence donnée est défini comme celui des
rassante que ces organismes jouent un espèces qui vivent uniquement sur cette
rôle fondamental dans la plupart des sorte d’arbres, auquel on ajoute la moitié
écosystèmes : ils contribuent à la des espèces qui vivent sur deux sortes
décomposition des matériaux orga- d’arbres, le tiers des espèces qui vivent sur
niques et à la formation des sols, et ils trois sortes d’arbres, etc.
ont indéniablement influé sur le déve-
loppement de la diversité biologique,
d’abord en aidant les plantes à coloniser Les insectes qui ne sont pas des coléo-
les sols secs, puis en favorisant, par des ptères représentent environ 60 pour cent de
relations symbiotiques, la dispersion et toutes les espèces d’insectes dans le monde.
Terry Erwin estime à 160 le nombre de
la diversification des plantes vascu-
coléoptères spécifiques du feuillage d’un
laires, des insectes et de multiples orga- type particulier de tilleul tropical. Si 40 pour
nismes. Ces organismes essentiels à la cent des espèces d’insectes sont des coléo-
vie méritent davantage d’attention. ptères, 400 espèces d’insectes seraient spéci-
De même, les nématodes sont sans fiques de la canopée de ces tilleuls.
doute les moins bien décrits des animaux
visibles à l’œil nu. Ces petits vers vivent
soit sous forme de parasites dans les
plantes ou les animaux, soit à l’état libre,
dans les eaux douces ou salées. Alors D’autres parties de l’arbre – le tronc,
les racines, le sol au pied de l’arbre –
qu’on n’en avait décrit que 80 espèces en
hébergent également des insectes. Selon
1860, on en connaît aujourd’hui 15 000, T. Erwin, les deux tiers de tous les insectes
et selon des estimations récentes du vivent dans le feuillage, de sorte que
nombre de nématodes terrestres et d’eau 600 espèces d’insectes seraient associées à
douce, les espèces répertoriées ne chaque espèce d’arbre.
seraient qu’une très petite partie de la
faune totale de nématodes ; la diversité
semble encore supérieure dans les envi-
ronnements marins, et la plupart des taxi-
nomistes sont d’accord avec P. Les forêts tropicales contiennent envi-
Hammond pour estimer que le nombre ron 50 000 espèces d’arbres. Si, en
d’espèces de nématodes est d’au moins moyenne, 600 espèces d’insectes sont
quelques centaines de milliers. associées à chaque espèce d’arbre, ces
Les créatures vivantes les plus petites forêts abritent quelque 30 millions
– invisibles à l’œil nu – forment égale- (50 000 fois 600) d’espèces d’insectes.
Toutefois cette estimation semble au moins
ment un monde immense. Cinq pour cent
cinq fois trop élevée.
environ des espèces décrites sont des
micro-organismes, tels les protozoaires,
les bactéries et les virus, mais des esti-

© POUR LA SCIENCE 45
107 plus intervenir sur les écosystèmes tout
en concentrant nos efforts, ce qui impo-
10 6
sera des choix déchirants. Ces actions
nécessiteront de meilleures informations
105 que celles dont nous disposons
aujourd’hui.
NOMBRE D’ESPÈCES

Nous cherchons à comprendre la


104
diversité du vivant – combien il existe
d’espèces et pourquoi – pour les mêmes
103 raisons qui nous font rechercher l’ori-
gine et le destin de l’Univers, ou la
102 séquence du génome humain. Toutefois,
à la différence de ces quêtes du savoir,
l’étude et la conservation de la diversité
10
biologique sont urgentes : chaque année,
entre un et deux pour cent des forêts tro-
1
0,001 0,005 0,01 0,05 0,1 0,5 1 5 10 picales humides sont détruites et rempla-
TAILLE CARACTÉRISTIQUE (EN MÈTRES)
cées par des champs ; à ce rythme, les
forêts tropicales humides auront disparu
5. LA RELATION ENTRE LA TAILLE DES INDIVIDUS ET LE NOMBRE DES ESPÈCES dans un intervalle d’ici une cinquantaine d’années.
de tailles offre un moyen d’estimer grossièrement le nombre total d’espèces. Généralement
En raison de cette urgence, les taxi-
le nombre des espèces de petite taille est supérieur à celui des espèces de grande taille.
Cette relation ne semble plus valable pour les organismes de taille inférieure à un centi-
nomistes devront imaginer de nouvelles
mètre, peut-être parce que les animaux les plus petits ont été mal recensés. Si cette relation méthodes pour établir leurs classifica-
reste applicable aux petits organismes (de un millimètre de long), il y aurait environ dix mil- tions. Ils pourraient notamment recruter
lions d’espèces sur Terre. des amateurs qui collecteraient et clas-
seraient les échantillons selon des
dus identiques, formant une nouvelle En remontant la hiérarchie taxino- méthodes rudimentaires, mais éprou-
population. En outre, le matériel géné- mique des espèces aux genres, aux vées. Ils rassembleraient l’essentiel de
tique de certains virus subit des muta- familles, aux ordres, aux classes, puis l’information beaucoup plus rapidement
tions fréquentes, et change d’année en aux embranchements, on découvre des que ne l’exigeraient les canons de la
année. La notion d’espèce est ainsi plus variations génétiques de plus en plus taxinomie traditionnelle. Au Costa-
vague chez les microbes que chez les fondamentales : si moins de 15 pour Rica, Rodrigo Gamez et ses collègues
vertébrés. Manfred Eigen, de l’Institut cent de toutes les espèces décrites de l’Institut de la biodiversité mènent
Max Planck de Göttingen, et Peter vivent au fond de l’océan, plus de ainsi les premiers programmes de taxi-
Schuster, à Vienne, estiment que les 90 pour cent des classes et tous les nomie simplifiée. Des programmes
virus devraient être classés en quasi- embranchements ont des représentants similaires de codification des espèces
espèces définies par des séquences spé- marins. Les deux tiers des embranche- sont menés en Australie.
cifiques d’ARN ; la sélection naturelle ments ne regroupent même que des Les techniques modernes pourraient
n’agirait pas sur les espèces virales, organismes marins. Ainsi, si l’on aussi apporter une aide notable. Les
mais sur la nuée des quasi-espèces. considère la variété des plans d’orga- chercheurs pourraient rassembler,
La part des micro-organismes et nisation, les océans recèlent une biodi- conserver et transmettre les informa-
des nématodes dans le monde vivant versité bien supérieure à celle des tions à l’aide d’ordinateurs ; des pro-
semble immense. On a supposé que terres émergées. grammes pourraient faciliter la consul-
chaque espèce d’arthropode et de tation des banques de données
plante vasculaire (organismes qui De nouveaux moyens taxinomiques, afin d’accélérer le clas-
représentent la majorité de toutes les sement des espèces nouvelles. On pour-
espèces décrites) est parasitée par au
de recensement rait stocker des images de référence
moins une espèce de nématode, une À l’autre extrémité de la hiérarchie, les sous forme d’hologrammes, comme
espèce de protozoaire, une bactérie et taxinomistes s’intéressent aussi aux dif- cela est fait en Australie. Les tech-
un virus. Dans cette hypothèse, le férences génétiques entre les individus niques modernes du traitement de
nombre total d’espèces serait obtenu d’une même espèce. Lorsqu’une espèce l’information permettraient aux cher-
en multipliant par cinq le nombre des est menacée d’extinction, elle perd une cheurs qui travaillent dans les régions
espèces déjà décrites et dépasserait grande part de sa diversité génétique de tropicales d’avoir accès aux immenses
100 millions! Je doute cependant que façon irrémédiable ; l’étude génétique collections européennes, héritées du
le nombre d’espèces soit si grand. donne une mesure de cet appauvrisse- passé colonial.
Le dénombrement des espèces est ment. Elle nous apprend aussi si une Je crains que les générations futures
utile parce que l’espèce est une unité espèce a frôlé l’extinction dans un passé ne comprennent pas que Linné soit
concrète et bien définie permettant de pas trop lointain. encore, à la fin du XXe siècle, à la traîne
mesurer la diversité génétique, mais Le recensement des êtres vivants de Newton. Elles regretteront certaine-
diverses questions relatives à l’évolu- imposera un effort gigantesque et de ment que la recensement et la conserva-
tion et à la conservation des espèces longue haleine, mais nos sociétés n’ont tion des diverses formes de vie qui font
menacées nécessitent l’examen de pas le choix. Afin d’assurer la conserva- la richesse de la Terre aient été telle-
niveaux taxinomiques différents. tion des espèces, nous devrons de plus en ment négligées.

46 © POUR LA SCIENCE
ACTUALITÉ ET URGENCE DES INVENTAIRES D ' ESPÈCES

L a connaissance des espèces accumulée jusqu'à aujourd'hui


n'a pas été programmée ; depuis deux siècles, les systéma-
ticiens, amateurs ou professionnels, ont décrit des espèces soit
tiques des espèces, et leur accessibilité par la recherche de
nouveaux moyens informatiques.
La réalisation d'inventaires «raisonnablement» exhaustifs,
à l'occasion d'une récolte, soit à l'occasion d'une expédition même localisés, en un temps limité pose des problèmes mal
(explorations coloniales, campagnes océanographiques, etc.). résolus d'échantillonnage. En effet, chaque groupe d'organismes
D'autres systématiciens ont, sans aucune régularité, révisé des vivants, en fonction de la taille, du comportement et de l’écolo-
groupes d'espèces d'importances variées afin d’améliorer leur gie de ses membres, impose des techniques de récolte particu-
système de classification, en s’appuyant sur les collections des lières. Les entomologistes ont parlé de «nouvelle frontière»
musées d'histoire naturelle dont c'est la raison d'être. lorsque la technique du fogging (vaporisation d'insecticide au
Jusqu’à présent, l'information résultante était synthétisée sommet des arbres) a révélé que la richesse en insectes de la
dans les Traités de Zoologie et de Botanique, qui résument les canopée des forêts tropicales est supérieure de plusieurs ordres
connaissances sur les groupes d'espèces, ainsi que dans les de grandeur à tout ce qu'on avait imaginé auparavant. De
Faunes et les Flores, au moyen desquels on détermine le nom même, le tri des fractions fines des sédiments des profondeurs
des espèces d'une région donnée pour un groupe particulier (de calibre inférieur à deux millimètres), récoltés lors de cam-
d'animaux ou de plantes. Cette information est fragmentaire et pagnes océanographiques récentes dans le Pacifique, révèle un
hétérogène : les Faunes et les Flores couvrent peu de groupes nouveau monde de gastéropodes : des centaines d’espèces
biologiques dans peu de régions du monde, leur production nouvelles dont les adultes ont une taille millimétrique, alors
est sporadique et elles deviennent périmées en quelques qu’on supposait jusque là que cette fraction du sédiment conte-
dizaines d'années, à mesure que les classifications changent. nait surtout les formes juvéniles d'espèces de plus grande taille.
Les Traités ont quasiment cessé de paraître, car depuis le début Ces nouvelles techniques modifient notre vision du monde
des années 1960, l'information biologique s'accumule plus vivant à la fois quantitativement et qualitativement. Nous en
rapidement qu'elle n’est synthétisée. tirons deux conclusions : d'une part, un nombre significatif
Dans une société où la biodiversité s’impose comme un d’espèces vivantes échappe peut-être à notre attention, parce
enjeu politique et économique, où la Convention de Rio que nous n'imaginons même pas qu'elles puissent se trouver là
donne à chaque état la propriété et la responsabilité des où elles vivent, et que nous n'avons pas encore élaboré les
espèces qui vivent sur son territoire, cette approche empirique outils pour les récolter ; d'autre part, toute opération d'inven-
devient insuffisante, et on ne peut plus se contenter de l'accu- taire raisonnablement exhaustive exige des moyens techniques
mulation plus ou moins aléatoire de récoltes peu organisées sans commune mesure avec ceux qu'on a l'habitude d'utiliser.
qui dure depuis deux siècles. Les grands projets internatio- L’investissement nécessaire concerne la nature des outils
naux envisagent quatre stratégies (engins de pêche, foggers, pièges... ),
complémentaires pour répondre aux le nombre de techniques qui doivent
besoins. Une première approche, à la être mises en œuvre simultanément,
base du projet Species 2000 (http :// et le personnel nécessaire au tri et à
www.wdcm.riken.go.jp/sp2000/), la préparation des espèces récoltées
consiste à cataloguer les noms exis- avant d'en commencer l'étude.
tants pour les rendre accessibles par L'inventaire et la description des
le réseau Internet car, comme le sou- espèces sont souvent considérés
ligne Robert May, nous ne savons comme des activités moins nobles
même pas combien d’espèces ont que la recherche sur les phylogénies
déjà été décrites. Une seconde et l'évolution, probablement parce
approche, mise en œuvre par le Costa qu'ils apparaissent comme empi-
Rica, consiste à dresser l'inventaire riques et répétitifs. Ce sont pourtant
exhaustif des espèces dans des des activités fondamentales, car elles
régions de surface aussi limitée que déterminent la façon dont les scienti-
possible contenant une proportion fiques perçoivent la réalité du monde
aussi élevée que possible des espèces vivant. Par conséquent, l’inventaire et
de la région (ATBI, All Taxa la description ne sont pas des activi-
Biodiversity Inventory, http :// tés autonomes par rapport au reste
www.inbio.ac.cr/). En plus de ces de la biologie : ils se situent dans le
deux approches, l'un des sous-pro- cadre de la théorie de l'Évolution, et
grammes du projet international aident à définir les unités pertinentes
Diversitas (http ://www.unesco. pour la compréhension des méca-
org/mab/co-prgm/diversit/dv- nismes qui ont façonné le monde
home.html) propose aux institutions La technique du Fogging : un nuage vivant actuel.
participantes de faciliter la gestion des d’insecticide stagne dans la canopée, au
connaissances accumulées par l'élabo- dessus des bâches de récolte (Rivière Simon Tillier
ration de classifications phylogéné- Bleue, Nouvelle Calédonie). Muséum National d’Histoire Naturelle

© POUR LA SCIENCE 47
Le Big Bang
de l’évolution animale
Jeffrey LEVINTON

Il y a 600 millions d’années, les espèces vivantes point de ramification ; les embranche-
ments sont définis par des caractères
se sont considérablement diversifiées. qui reflètent les associations évolutives
les plus anciennes.
Depuis, les mécanismes de l’évolution semblent Tous les embranchements animaux
qui ont laissé des fossiles sont apparus
s’être opposés à toute modification notable au cours des 60 millions d’années du
Cambrien ; on ignore exactement
de l’organisation structurale des animaux. quand, mais à l’échelle de l’histoire de
la vie, soit environ 3,5 milliards
d’années, l’apparition simultanée des

L
différents embranchements est un évé-
es biologistes admettent tous que simples sont les cnidaires à symétrie nement soudain et remarquable, que
les animaux, les végétaux et radiale, telles les méduses et les ané- certains paléontologues nomment
autres formes de vie du Globe mones, dont le corps est constitué de l’«explosion cambrienne».
ont évolué à partir d’organismes deux couches de tissu. Les vers plats, un Même au niveau taxinomique infé-
simples, apparus il y a plus de trois mil- peu plus compliqués, sont composés de rieur, celui des classes, la plupart des
liards d’années. Les plus vieux fossiles trois couches de tissu ; ils ont une symé- innovations seraient apparues très tôt :
connus sont ceux d’algues simples et trie bilatérale, et leurs organes senso- après le Cambrien, les nouvelles
d’autres organismes unicellulaires ; les riels sont regroupés à une extrémité. La classes ont été très rares. Le début du
organismes pluricellulaires, animaux et quasi totalité des autres animaux ont Cambrien semble avoir été un épisode
végétaux, sont apparus des centaines de trois couches tissulaires et une cavité de radiation évolutive spectaculaire.
millions d’années plus tard. L’évolution dans la couche centrale. Ce vaste Cependant l’explosion cambrienne
semble avoir été très irrégulière, avec une groupe des cœlomates comprend les reste mal connue, car les fossiles ne
poussée soudaine peu après l’apparition annélides, ou vers segmentés ; les échi- révèlent pas toujours la date d’appari-
des premiers organismes pluricellulaires, nodermes, tels les étoiles de mer, les tion des embranchements : si les
il y a presque 600 millions d’années, au concombres de mer et diverses créatures groupes animaux dont les plus anciens
cours du Précambrien supérieur. à symétrie d’ordre cinq ; les arthropodes spécimens connus datent du Cambrien
Les organisations corporelles qui se (insectes, araignées et crustacés) ; les ont eu des ancêtres dépourvus de
sont développées alors étaient des mollusques ; les vertébrés et d’autres coquille et de squelette, les diver-
ébauches des formes actuelles, et peu de organismes moins connus. gences évolutives ont peut-être été
nouveaux plans structuraux sont appa- Le système de classification des ani- bien antérieures au Cambrien, et la
rus depuis. De même que toutes les voi- maux et des végétaux qu’ont établi les diversification cambrienne n’aurait pas
tures actuelles ressemblent à leurs biologistes repose sur ces différences été aussi explosive qu’on l’admet
ancêtres, avec quatre roues et un volant, structurales : chaque groupe, tel celui des généralement.
les organismes vivants ont conservé la échinodermes, celui des arthropodes ou Les données sont contradictoires
structure de base apparue au Cambrien. celui des annélides, représente un sur ce point : les seuls animaux dont
Il n’y a eu que des variations sur ces embranchement, c’est-à-dire une division on a trouvé des fossiles datant d’avant
thèmes du Cambrien. importante du règne animal caractérisée le Cambrien appartiennent à un groupe
Pourquoi de nouvelles organisations par une organisation particulière des particulier, découvert en 1947 dans les
structurales animales ne sont-elles pas organismes qui y sont rassemblés. monts Ediacara, au Sud de l’Australie,
sorties du chaudron évolutif au cours des Chaque embranchement se divise en par le géologue R. Sprigg. Cependant
centaines de millions d’années qui ont classes, puis en ordres et en groupes plus
suivi le Cambrien? Pourquoi les organi- petits, jusqu’aux espèces.
1. L’EXPLOSION DU CAMBRIEN, il y a presque
sations ancestrales sont-elles si stables? En 1859, Charles Darwin élucida
600 millions d’années, a été caractérisée par
Ces organisations fondamentales les bases de cette hiérarchie taxino- l’apparition soudaine et quasi simultanée de
sont familières à tous les naturalistes, mique : l’Évolution procède par ramifi- formes animales nombreuses et variées.
même amateurs. Dans le règne animal, cations successives, et chaque division Jamais la vie ne s’est autant diversifiée qu’à
les créatures pluricellulaires les plus de la hiérarchie représente un autre cette époque.

48
ANNELIDA NEMATODA PORIFERA CNIDARIA
VERS SEGMENTÉS VERS RONDS ÉPONGES MÉDUSES, CORAUX,
ANÉMONES DE MER

2. L’ORGANISATION STRUCTURALE des animaux d’un même embranchement est caractéris-


tique, et tous ces organismes partagent certaines innovations évolutives ; les divisions des
embranchements en catégories taxinomiques inférieures, telles les espèces, correspondent à
des variations sur une organisation structurale fondamentale. Tous les embranchements
d’animaux qui contiennent des tissus durs sont apparus au cours du Cambrien. On a repré-
senté ici quelques-uns des groupes d’animaux les plus communs.

la faune d’Ediacara, dont on a trouvé tique des fossiles en donne la mesure.


PLATYHELMINTHES ultérieurement la trace en d’autres Les schistes de Burgess, en Colombie
VERS PLATS
régions du Globe, semble avoir abouti britannique (Canada), renferment la col-
à un cul-de-sac évolutif : on ne peut la lection la plus spectaculaire de fossiles
relier facilement ni à des organismes du Cambrien. Remarquablement
modernes, ni même à des fossiles du conservés, ils furent découverts en 1809
Cambrien. par Charles Walcott, qui imaginait que
ces étranges fossiles pouvaient être
Une explosion amorcée associés à des groupes encore vivants.
Toutefois de nombreux paléontologues
avant le Cambrien pensent aujourd’hui que les schistes de
ECHINODERMATA
La biologie moléculaire n’a pas apporté Burgess et les autres sédiments du
ÉTOILES DE MER, les conclusions incontestables que l’on Cambrien révèlent l’existence d’organi-
OURSINS escomptait. On suppose que les bases sations structurales qui se développèrent
nucléotidiques de l’ ADN et les acides au début du Cambrien, mais se sont
aminés des protéines changent, par éteintes depuis.
mutations, à une vitesse approximative- Wiwaxia, créature épineuse d’envi-
ment constante : en ce cas, les ron deux centimètres de long, décrite
séquences de l’ ADN et des protéines par le paléontologue Simon Conway
pourraient servir d’horloge moléculaire. Morris, de l’Université de Cambridge,
Bruce Runnegar, de l’Université de Los est un exemple de ces étranges fossiles
MOLLUSCA Angeles, a comparé la globine (une pro- de Burgess. La reconstitution initiale
BIVALVES, ESCARGOTS, téine du sang) de différents organismes faisait de Wiwaxia le représentant d’un
SEICHES, PIEUVRES
vivants et en a conclu que les animaux embranchement totalement nouveau,
pluricellulaires se seraient séparés il y a mais Nicholas Butterfield, qui reprit
plus de 900 millions d’années, soit bien l’analyse du fossile à Harvard en 1990,
avant le Cambrien, en différentes supputa qu’il était apparenté à un ver à
lignées qui auraient précédé les princi- écailles moderne, la souris des mers.
paux embranchements. En revanche, les Ses recherches ultérieures confirmèrent
études de l’ARN de la sous-unité 18S du que Wiwaxia appartenait à l’embranche-
ribosome (une particule faite d’ARN et ment des annélides : les échantillons de
ARTHROPODA de protéines qui intervient dans la syn- Wiwaxia présentent les crochets chiti-
INSECTES, CRUSTACÉS, BERNACLES thèse des protéines) de différentes neux et aplatis, caractéristiques d’une
espèces semblent indiquer que la plu- sous-classe d’annélides vivants, les
part des embranchements sont apparus polychètes. De même, L. Ramsköld, du
presque simultanément, à la fin du Muséum suédois d’histoire naturelle, et
Précambrien. L’origine des différents Hou Xianguang, de l’Institut de géolo-
embranchements et leurs relations res- gie et de paléontologie de Nanjing, ont
tent obscures. récemment montré que le plus étrange
Prises ensemble, les données indiquent des fossiles de Burgess, du nom
toutefois qu’une flambée de vie com- baroque d’Hallucigenia, était vraisem-
CHORDATA
POISSONS, AMPHIBIENS,
plexe a bien eu lieu au début du blablement un ver péripate de l’embran-
REPTILES, OISEAUX, MAMMIFÈRES Cambrien ; un examen minutieux et cri- chement des Onychophores.

50 © POUR LA SCIENCE
brés de la baie de Foundry, à l’embou-
chure de l’Hudson. Comme les autres
baies environnantes, celle de Foundry
fourmille d’organismes vivants : à la sur-
face de l’eau, des tourbillons piègent les
nymphes de moucherons imprudents :
des vers oligochètes et des larves
d’insectes dont se nourrissent poissons,
crabes et crevettes, peuplent les fonds
ECTOPROCTA ENTOPROCTA ROTIFERA
boueux. Pourtant la baie de Foundry se
BRYOZOAIRES BARENTSIA ET AUTRES ROTIFÈRES singularise surtout par sa pollution consi-
dérable, sans doute unique au monde, par
des composés à base de nickel.
Un autre exemple montre les diffi- sive de toutes, qui survint à la fin du Cette baie a une histoire : lors de la
cultés d’interprétation des données fos- Permien, il y a 230 millions d’années, Révolution américaine, une forge située
siles. Il y a quelques années encore, les 96 pour cent des espèces marines dispa- à cet endroit produisait des chaînes qui
échinodermes du Cambrien semblaient rurent, mais il ne semble pas que de étaient tendues en travers de l’Hudson
répartis dans de nombreuses classes nouvelles organisations structurales et pour bloquer la flotte britannique.
taxinomiques, et être tous apparus sou- de nouveaux embranchements soient Pendant la guerre de Sécession, la fon-
dainement et indépendamment. alors apparus pour occuper les niches derie fabriqua des munitions de guerre.
Pourtant, des études récentes ont abouti laissées vacantes. Il y a environ 40 ans, une usine de bat-
à un arbre phylogénique classique, au D’autre part, l’occupation de toutes teries s’y installa. Depuis 1953, les
lieu de l’espèce de prairie initiale dont les niches écologiques n’empêche vrai- usines ont déversé plus de cent tonnes
les multiples racines remontaient à des semblablement pas l’apparition de nou- de déchets de nickel-cadmium dans la
ancêtres communs inconnus. veautés évolutives. Aujourd’hui, de baie et dans la rivière. Cette pollution
Ces exemples soulignent combien la nombreux organismes dont l’organisa- ne cessa qu’à la fin des années 1970,
reconstitution de l’histoire évolutive à tion corporelle est différente vivent des après intervention des habitants.
partir de considérations taxinomiques mêmes ressources : les escargots, les Lorsque nous avons commencé à
est malaisée : certains fossiles rares, qui vers et les membres de nombreux autres étudier la baie, au début des années
semblent correspondre à des classes embranchements se nourrissent de parti- 1980, nous avons trouvé que les sédi-
particulières, sont parfois difficiles à cules organiques contenues dans la ments contenaient 25 pour cent de cad-
interpréter. Afin de démontrer qu’un boue. Il nous faut trouver une autre mium ! Néanmoins les organismes inver-
fossile représente une nouvelle classe, explication à l’absence d’innovations tébrés qui y vivaient étaient tout aussi
ou qu’il appartient à une classe connue, biologiques après le Cambrien. abondants que dans les sédiments non
les paléontologues doivent relever les Une autre hypothèse stipule que pollués. Nous avons alors étudié la tolé-
caractéristiques qu’il partage avec l’Évolution est plus lente aujourd’hui rance au cadmium de l’invertébré le plus
d’autres groupes, ou qui, au contraire, qu’au début de la vie sur la Terre. Si commun de la baie, un cousin aquatique
font défaut. Lorsqu’ils trouvent, pour la l’Évolution a ralenti pour des raisons du ver de terre, Limnodrilus hoffmeisteri.
première fois, des fragments fossilisés encore inconnues, aucune nouvelle Nous avons observé que les
d’un organisme inconnu, l’absence de organisation structurale n’a peut-être eu Limnodrilus capturés dans une baie
caractères connus leur fait naturellement le temps d’apparaître. voisine mouraient ou dépérissaient
espérer qu’un nouveau groupe a été Il y a dix ans, avec Paul Klerks, de quand on les plaçait dans les sédiments
découvert. Les fossiles étant générale- l’Université de Louisiane, nous avons de la baie de Foundry, où les vers indi-
ment fragmentaires et susceptibles décidé de tester cette hypothèse en exa- gènes se développaient et se reprodui-
d’être un jour réinterprétés, je pense, minant la tolérance au métal des inverté- saient. Nous avons ensuite élevé des
comme d’autres paléontologues, que
l’on a exagéré la diversité du Cambrien.

Adaptation expéditive
En dépit de ces réserves, la diversité ani-
male a vraisemblablement explosé au
Cambrien, et les biologistes de l’Évolu-
tion continuent à chercher pourquoi de
nouvelles organisations structurales ne
sont pas apparues au cours des 500 mil-
lions d’années qui ont suivi le Cambrien.
De nouveaux variants sont-ils appa-
rus et ont-ils évolué rapidement au
Cambrien, en raison du grand nombre
de niches écologiques libres? Je ne crois 3. WIWAXIA (À GAUCHE), un animal épineux du Cambrien, semblait appartenir à un
pas que cette explication suffise : lors embranchement aujourd’hui disparu, mais on a récemment découvert qu’il appartenait à
de la période d’extinction la plus mas- l’embranchement des annélides, comme la souris des mers Aphrodita (à droite).

© POUR LA SCIENCE 51
PRAIRIE ÉVOLUTIVE OU ARBRE PHYLOGÉNIQUE?

ANCÊTRE(S) HYPOTHÉTIQUE(S)
L es a priori sur les relations
évolutives entre les espèces
connues d’un groupe fossile
conduisent parfois à des visions
différentes de la diversité du
groupe. On pensait par exemple
que les échinodermes du
Cambrien avaient formé un
groupe très diversifié, compor-
tant de nombreuses lignées dif-
férentes ayant évolué rapide-
ment et séparément à partir
d’un ancêtre commun : on les
comparait à une vaste prairie
évolutive (ci-dessus). Cependant
des études ultérieures ont révélé
que ces mêmes échinodermes
fossiles s’organisaient sur un
arbre évolutif plus classique,
dont la diversité est bien infé-
ANCÊTRE HYPOTHÉTIQUE rieure (à gauche).

vers de la baie de Foundry dans de la L’adaptation rapide à des concen- dangereuses dans les endroits où abon-
vase non polluée et nous avons exa- trations élevées en une substance dent les poissons prédateurs. J. Endler a
miné leurs descendants : deux généra- toxique semble fréquente. Ainsi les évalué l’importance évolutive des préda-
tions après, la résistance au cadmium nouveaux pesticides font apparaître en teurs en élevant des guppies dans des
subsistait, ce qui prouve qu’elle est quelques années des souches réservoirs qui contenaient des prédateurs
génétiquement déterminée. Cette résis- d’insectes nuisibles résistants : de et dans d’autres qui en étaient
tance au cadmium aurait été acquise même, les bactéries deviennent pro- dépourvus : dans les réservoirs à préda-
en moins de 30 ans : étant donné la gressivement résistantes aux antibio- teurs, les mâles colorés se raréfiaient en
variabilité génétique des populations tiques (heureusement pour l’espèce quelques années ; au contraire, dans les
locales et la mortalité élevée, il aurait humaine, les bactéries semblent avoir réservoirs dépourvus de prédateurs, ils
suffi de deux à quatre générations pour des difficultés à transmettre la résis- se multipliaient.
que cette espèce acquière la résistance tance qu’elles ont acquise, et les La sélection naturelle modifie rapi-
au cadmium. souches résistantes à un antibiotique dement la reproduction des espèces :
Pour étayer cette conclusion, nous particulier disparaissent lorsque l’on dans un fleuve dépourvu de prédateurs,
avons élevé dans des sédiments riches cesse temporairement de l’utiliser). les guppies se reproduisent à un âge
en cadmium des vers que nous avions plus tardif et consacrent davantage de
prélevés dans un site non pollué, et nous La loi du milieu leurs ressources alimentaires à se déve-
avons croisé les survivants. Dès la troi- lopper, plutôt qu’à se reproduire. En
sième génération, les descendants étaient La tolérance aux produits toxiques n’est revanche, en présence de prédateurs, la
presque aussi résistant au cadmium que pas la seule indication de la puissance de sélection naturelle favorise les guppies
les vers de la baie de Foundry. la sélection naturelle. John Endler, de qui se reproduisent rapidement – avant
Cette rapidité de l’adaptation à un l’Université de Santa Barbara, a montré que les prédateurs ne les attaquent – , et
environnement nouveau était surpre- sur des petits poissons, les guppies, la en toute saison.
nante, car aucune autre population de rapidité de l’évolution imposée par les L’étude des espèces vivantes
vers n’a jamais été confrontée à des prédateurs. Dans la partie du fleuve de témoigne de la puissance de l’Évolu-
conditions aussi contraignantes que Trinidadian où les guppies n’ont pas de tion, aujourd’hui encore (voir dans ce
celles créées par l’Homme dans la baie prédateurs, les femelles choisissent dossier La sélection naturelle et les
de Foundry. Si certaines espèces aqua- généralement des mâles dont la nageoire pinsons de Darwin, par Peter Grant).
tiques des environs sont absentes de la caudale est particulièrement large et Était-elle plus vigoureuse autrefois?
baie, la plupart ont réussi à s’adapter à colorée (sans doute est-ce un critère de John Sepkoski, à l’Université de
ces conditions difficiles. bonne santé) ; or les couleurs vives sont Chicago, a entrepris de déterminer le

52 © POUR LA SCIENCE
rythme de l’évolution en étudiant les vivaient les Chesapecten devint de plus si rapide, tandis que celle des fossiles
variations de la diversité des différents en plus profonde, favorisant ainsi les semble avoir été si lente?
groupes fossiles au cours du temps. Ses coquilles libres et non plus celles qui Ce paradoxe résulte de la très
estimations du nombre de genres, une étaient fixées sur un substrat. Quelle longue échelle de temps de la paléonto-
catégorie taxinomique de rang peu qu’en soit la raison, l’évolution des logie : le calcul des vitesses évolutives
élevé, donnent une bonne indication du Chesapecten a été très lente. sur des centaines de milliers, voire sur
nombre des espèces au cours du temps. Des modifications évolutives com- des millions d’années, peut fausser les
Apparemment, il y eut des périodes au parables surviennent parfois beaucoup résultats. Supposons que l’on veuille
cours desquelles le nombre total plus rapidement chez les mollusques mesurer la profondeur de l’eau le long
d’espèces a été stable, et une période vivants, tels le buccin Nucella lapillus d’une côte, le premier janvier de deux
vers la fin de l’ère Paléozoïque où ce et le bigorneau Littorina obtusata. Ces années consécutives. Même si l’on
nombre s’est effondré ; cependant, au mollusques sont devenus la proie des effectue la mesure à marée basse une
cours des 60 derniers millions crabes littoraux européens, introduits année et à marée haute l’année suivante,
d’années, le nombre total d’espèces accidentellement dans certaines baies la différence sera égale à l’amplitude
semble avoir régulièrement augmenté : du Maine vers le début du XXe siècle, maximale, par exemple un mètre, et la
le fait que de nouvelles formes ne mais, en quelques dizaines d’années vitesse, quotient de la dénivellation par
soient pas apparues n’est donc pas dû à seulement, leur carapace s’est épaissie le temps écoulé, sera très faible : 0,1
un arrêt de la spéciation. et durcie, les protégeant de leurs nou- millimètre par heure seulement. Au
veaux prédateurs. contraire, si l’on mesure le niveau de la
La vitesse de l’évolution George Simpson, l’un des grands mer toutes les six heures environ, le
paléontologues du XXe siècle, avait éga- changement paraîtra beaucoup plus
Pourquoi la paléontologie indique-t-elle lement constaté que les mammifères rapide : 17 centimètres par heure.
une évolution très lente, alors que l’obser- fossiles qu’il étudiait avaient évolué Lorsqu’un changement n’est
vation des espèces vivantes révèle, au lentement : ayant observé que les opos- constant ni en vitesse, ni en direction,
contraire, des changements rapides? Cette sums modernes diffèrent peu de leurs l’échelle de temps des mesures est très
difficulté apparaît nettement quand on ancêtres qui vivaient au Crétacé il y a importante. Les vitesses d’évolution,
étudie les fossiles de la baie de 65 millions d’années, il avait extrapolé mesurées à l’échelle des temps géolo-
Chesapeake, dans le Maryland. Dans la vitesse d’évolution des opossums et giques, semblent étonnamment lentes,
cette baie, on rencontre de petites falaises était arrivé à la conclusion que les parce que de longues périodes de stabi-
de sable durci : elles contiennent les fos- mammifères n’avaient pu évoluer à par- lité ont été entrecoupées d’épisodes de
siles de milliers de créatures qui vivaient tir d’un ancêtre reptilien en moins de changements rapides et, éventuellement,
là, dans une mer peu profonde, il y a plu- 600 millions d’années, résultat qu’il d’inversions évolutives.
sieurs millions d’années. jugea absurde. Le géologue Peter Sadler, de
Dans les falaises de la baie, on L’évolutionniste J.B.S. Haldane a l’Université de Riverside, retrouva ce
trouve des fossiles de coquilles Saint- clairement exposé le problème après phénomène quand il mesura la vitesse de
Jacques du Miocène, nommées avoir examiné les résultats de Simpson dépôt de sédiments marins à différentes
Chesapecten. Ces fossiles furent les sur les fossiles de chevaux : la taille d’un périodes de l’histoire de la Terre : il
premiers décrits en Amérique du Nord, relief dentaire avait augmenté de 3,6 pour trouva que la vitesse d’accumulation des
en 1687. Les plus anciens remontent au cent par million d’années. Cette vitesse sédiments était d’autant plus faible qu’on
Miocène moyen, il y a 14 millions était si lente qu’il était difficile de distin- la mesurait sur des intervalles de temps
d’années, mais le groupe a disparu il y a guer l’œuvre de la sélection naturelle de plus longs. Le paléontologue Philip
environ trois millions d’années, laissant celle des hasards génétiques. Pourquoi Gingerich, à l’Université du Michigan,
une séquence stratigraphique de fossiles l’évolution des espèces vivantes est-elle mit en évidence une relation identique
quasi ininterrompue. L’évolution des
Chesapecten est à la fois impression- 4
TAILLE DES FOSSILES (EN CENTIMÈTRES)

nante et majestueusement lente.


Les animaux jeunes, dans les ÉVOLUTION
espèces de coquilles Saint-Jacques 3 RÉELLE
actuelles, sont généralement de forme
triangulaire, et leur coquille est entaillée
d’une profonde encoche, par où une 2
attache filamentaire - le pied - sort pour
fixer l’animal sur son substrat ; en
vieillissant, elles s’arrondissent, et leur 1 ÉVOLUTION
pied diminue proportionnellement à APPARENTE
l’accroissement de leur taille. Au cours
de l’histoire des Chesapecten, la forme 0
adulte a suivi la même évolution, pas- 5 000 4 000 3 000 2 000 1 000
ÂGE DES FOSSILES (EN ANNÉES)
sant progressivement de formes qui res-
semblaient à celle des jeunes coquilles 4. LES VITESSES APPARENTES D’ÉVOLUTION dépendent de l’échelle de temps sur laquelle on
d’aujourd’hui, à la forme des adultes les mesure. Ce phénomène expliquerait pourquoi les changements évolutifs paraissent si
contemporains. Selon J. Miyazaki, de lents quand on étudie les fossiles. L’alternance de périodes de stabilité et de fluctuations
l’Université de Stony Brook, la mer où rapides fait apparaître une évolution moyenne (en rouge) plus lente que l’évolution réelle.

© POUR LA SCIENCE 53
entre les vitesses d’évolution apparentes trois. La sélection naturelle a lentement
et les intervalles de temps considérés : sculpté la forme générale des squelettes
aux courtes échelles de temps, les chan- et des tissus mous des échinodermes.
gements chez des fossiles et des espèces Les caractères distinctifs d’un
vivantes semblaient rapides ; en groupe semblent se figer progressive-
revanche, les vitesses semblaient dimi- ment, après une longue période de plas-
PLIOCÈNE INFÉRIEUR

CHESAPECTEN CHESAPECTEN nuer sur des intervalles plus longs. ticité évolutive. La pression de sélection
SEPTENARIUS MADISONIUS Les périodes de changements évolu- finit par limiter les modes de dévelop-
tifs très rapides et intenses, qui ont vrai- pement possibles à quelques organisa-
semblablement alterné avec des inver- tions structurales adaptées. On ignore
sions et de longues périodes de les mécanismes génétiques qui figent
stagnation, peuvent passer inaperçues si ainsi le développement, mais on
elles tombent dans les brèches de découvre de plus en plus de gènes qui
l’échelle des temps paléontologiques. règlent de la même façon le mode de
Par exemple, le biologiste Michael développement précoce d’espèces diffé-
Lynch, de l’Université de l’Oregon, a rentes, même éloignées. Le Cambrien
montré que l’évolution apparemment pourrait avoir été la période au cours de
CHESAPECTEN lente des mammifères résulte probable- laquelle les programmes génétiques de
JEFFERSONIUS ment de la sélection de formes intermé- l’organisation embryonnaire se sont
diaires stables sur des millions d’années. figés, définissant les formes que nous
connaissons aujourd’hui.
Les contraintes Les mutants qui ne se développent
pas normalement n’étant généralement
MIOCÈNE SUPÉRIEUR

du développement pas viables, de nombreux biologistes


S’il n’y a aucune raison de penser considèrent que le développement – un
que l’évolution était autrefois plus lente mécanisme extrêmement précis – ne
ou plus rapide qu’elle ne l’est peut être modifié radicalement sans dif-
aujourd’hui, l’explosion du Cambrien et ficulté. La théorie des contraintes impo-
la persistance étonnante des structures sées par le développement explique à la
CHESAPECTEN ancestrales restent inexpliquées. fois la diversification des organismes au
MIDDLESEXENSIS
Les caractéristiques qui paraissent Cambrien, et l’absence de diversifica-
définir le plan d’organisation d’un tion après le Permien ; elle explique
groupe sont parfois peu marquées, voire aussi pourquoi la vitesse de spéciation,
différentes, chez les ancêtres de ce telle que l’a mesurée J. Sepkoski, est
groupe. C. Paul, à l’Université de encore élevée aujourd’hui : les modifi-
Liverpool, et Andrew Smith, au cations qui correspondent à des diffé-
Muséum d’histoire naturelle de rences entre espèces très proches ne
Londres, ont montré que l’étoile de mer sont soumises à aucune contrainte de
n’a pas surgi des brumes du Cambrien développement.
sous sa forme actuelle, qui serait Cependant on est en droit de se
CHESAPECTEN immuable. La morphologie de l’étoile demander si les contraintes du dévelop-
SANTAMARIA
de mer telle que nous la connaissons pement expliquent réellement la stabilité
s’est façonnée au cours du Cambrien, des organismes sur des centaines de mil-
pendant des millions d’années. De lions d’années. Les échinodermes sont-ils
même, la symétrie d’ordre cinq de tous restés les échinodermes parce que leur
les échinodermes actuels n’était pas éta- développement ne pouvait pas être per-
MIOCÈNE MOYEN

blie dès l’origine de ce groupe : elle a turbé par la sélection naturelle?


été précédée par une symétrie d’ordre Les contraintes du développement
ne sont pas absolues, et elles sont par-
5. LES CHESAPECTEN FOSSILES témoignent fois contournées avec succès. Ainsi,
CHESAPECTEN d’une évolution constante, qui s’est poursui- toutes les grenouilles adultes ont à peu
NEFRENS vie pendant plus de dix millions d’années. près la même forme, mais certaines gre-
La forme de ces coquilles Saint-Jacques nouilles arboricoles ont une poche où
trouvées fossilisées dans la baie de elles placent leurs œufs, anormalement
Chesapeake, aux États-Unis, s’est progressi- grands et riches en vitellus. Le dévelop-
vement arrondie, et l’encoche marquant pement embryonnaire précoce de ces
leur point d’attache au substrat s’est pro- espèces diffère de celui des autres gre-
gressivement atténuée. Ces modifications
nouilles arboricoles, afin que l’embryon
rappellent celles que subissent les coquilles
Saint-Jacques modernes quand elles vieillis-
se développe dans un gros œuf, sur terre
sent. Dans l’une des lignées (à droite), ces plutôt que dans l’eau.
modifications ont finalement cessé, tandis Les modifications ont lieu lors de la
CHESAPECTEN que dans l’autre (à gauche), elles se sont gastrulation, une période cruciale du
COCCYMELUS poursuivies jusqu’à l’extinction de la lignée. développement où se mettent en place

54 © POUR LA SCIENCE
toutes les futures caractéristiques des
différents tissus. L’exemple des gre-
nouilles montre que l’embryon n’est pas
à l’abri d’importantes modifications de
son développement, et des résultats ana-
logues sur le développement des échi-
nodermes ont été récemment obtenus.
Gregory Wray, de l’Université
Vanderhilt, et Rudolph Raff, de
l’Université de l’Indiana, ont montré
que les embryons d’oursins sont extrê-
mement variés. Les larves d’espèces
proches ont parfois des formes très dif-
férentes : certaines sont adaptées à de
longues périodes de nage et se nourris-
sent de plancton ; d’autres, au contraire,
doivent résister à de courtes périodes de
jeûne parce qu’elles sont dispersées par
les courants. Ces spécialisations écolo-
giques sont à l’origine de différences
considérables des schémas de dévelop-
pement des larves, et même des régions
de l’embryon qui donneront telle ou
6. LES GUPPIES évoluent notablement en quelques générations, et ils s’adaptent rapidement
telle structure adulte. Pourtant les
aux modifications du milieu. Quand les prédateurs sont nombreux, la sélection naturelle
adultes de ces espèces sont quasi iden- favorise les guppies ternes et transparents (en haut). Inversement quand les prédateurs sont
tiques : ils possèdent tous un squelette rares, les guppies mâles retrouvent des nageoires caudales volumineuses et colorées, qui
ovoïde et des piquants, se déplacent sur attirent leurs partenaires (en bas).
des pieds tubulaires et s’accrochent aux
rochers avec leurs mâchoires. En outre, quelle qu’ait été alors l’existence. Même l’articulation de la
Autrement dit, contrairement à la l’évolution des organisations structu- mâchoire a changé : dans certains fos-
théorie des contraintes du développe- rales, les transformations postérieures au siles de transition, l’articulation mandi-
ment, les formes adultes seraient restées Cambrien ont été considérables, et l’on bulaire reptilienne coexiste avec celle de
les mêmes, non parce qu’elles étaient ne peut récuser trop vite l’idée que les la mâchoire mammalienne.
incapables de changer, mais parce animaux modernes représentent un «pro- Si l’on comparait directement les
qu’elles étaient bien adaptées. Bien que grès» par rapport à leurs ancêtres. mâchoires des reptiles et des mammi-
les contraintes de développement gui- Darwin s’est toujours opposé à fères modernes, on ne pourrait admettre
dent sans conteste l’évolution morpho- l’idée d’un progrès évolutif, qui place- le passage d’une forme à l’autre sans
logique, la sélection naturelle semble rait l’Homme au sommet de l’échelle de supposer une mutation monstrueuse,
principalement responsable de la préser- la vie ; la notion de progrès au sein d’un radicale, et hautement improbable, mais
vation des caractéristiques de chaque groupe ne signifie pas qu’un organisme les fossiles nous rappellent que la
embranchement. soit supérieur à un autre organisme mâchoire des mammifères a évolué pro-
contemporain, mais seulement qu’il est gressivement. Loin de récuser l’impor-
Mutations contre supérieur à ses propres ancêtres. tance de la sélection naturelle, comme
Toutefois de nombreuses lignées évolu- S. Gould l’a laissé entendre, les restes
sélection naturelle tives présentent, plutôt que des progrès, fossiles confirment son influence déter-
L’énigme de l’explosion de la vie au des adaptations à l’apparition de préda- minante.
Cambrien est lancinante. La persis- teurs, aux variations du climat ou à Les organisations structurales,
tance des organisations corporelles qui diverses modifications de l’environne- anciennes et stables, des embranchements
sont apparues alors est vraisemblable- ment. sont-elles des solutions optimales aux
ment un indice important sur les Je pense que ces tendances évolu- problèmes de la survie et de la reproduc-
modalités de l’évolution. Stephen Jay tives représentent des améliorations dar- tion, atteintes après un épisode de sélec-
Gould, de l’Université Harvard, sup- winiennes progressives à des modifica- tion naturelle précoce et rapide? ou bien
pose que les formes de vie étaient tions de l’environnement. L’évolution sont-elles seulement des combinaisons
extraordinairement diversifiées au des reptiles mammaliens en mammi- aléatoires de caractères assemblés à
Cambrien, et propose que le hasard fères, par exemple, a nécessité plus de l’occasion de péripéties évolutives? Les
– et non la sélection naturelle – a 100 millions d’années et a correspondu à deux hypothèses renferment vraisembla-
décidé de la survie ou de l’extinction une meilleure adaptation à la vie ter- blement une part de vérité : l’évolution
des lignées évolutives. Toutefois la restre ; l’apparition d’un palais secon- poursuit son œuvre de spéciation, mais les
faune du Cambrien n’a peut-être pas daire a amélioré l’efficacité de la masti- organisations structurales fondamentales
été aussi diverse que S. Gould cation ; les dents ont évolué des simples survivantes ne semblent pas changer. La
l’admet : les arthropodes modernes, cônes reptiliens, régulièrement renouve- diversité animale n’augmentera sans
par exemple, ne seraient pas moins lés, à des formes plus complexes, rem- doute plus jamais comme elle l’a fait au
variés que leurs ancêtres du Cambrien. placées une fois seulement au cours de début du Cambrien.

© POUR LA SCIENCE 55
La Radiation
des Mammifères
JEAN-LOUIS HARTENBERGER

L’arbre évolutif des mammifères a longtemps logie des espèces actuelles, plus l'énigme
semblait s'épaissir. On en arriva même à
été qualifié de buisson, car tous les types adaptatifs qualifier de buisson cet arbre phylogéné-
tique si ardu à construire ! Si l'entreprise
surgissent au début de l’ère Tertiaire. On connaît était et reste difficile, c'est surtout parce
que tous les grands types adaptatifs qui
aujourd’hui les étapes de cette diversification. caractérisent les ordres surgissent dans
les gisements du Tertiaire le plus ancien,
cette ère dédiée aux mammifères. Grâce

D
aux récentes découvertes de fossiles en
epuis les observations de différents ordres les espèces appartenant Mongolie, au Kurdistan ou en Afrique,
Descartes sur la circulation des à des modèles adaptatifs similaires. Par on s'achemine aujourd'hui vers la solu-
animaux à sang chaud, nous exemple, on rangeait dans les tion. On a déjà identifié les principales
savons que nous appartenons à Artiodactyles les herbivores qui courent branches, nommées cohortes, qui don-
la gent Mammifère. Notre passé commun sur deux doigts, tel le cerf, alors que nent naissance chacune à plusieurs
avec les quelques 4000 espèces de mam- ceux dont les membres reposent sur le rameaux, ces ordres définis il y a près
mifères peuplant la planète fait que nous doigt central, tel le cheval, étaient ras- d'une centaine d'années.
avons un intérêt particulier dans la semblés sous l'étiquette de
recherche des ancêtres de cette classe de Périssodactyles. On reconnut également La leçon de Cuvier
vertébrés. Cette recherche passe par la les Chiroptères (les chauve-souris), les
construction d'un arbre phylogénétique Rongeurs, les Carnivores, les Cétacés, Comme leur nom l'indique, les mammi-
qui montre les relations de parenté entre etc., soit au total une vingtaine d'ordres fères se distinguent par la présence de
les différents types actuels et prenne en de mammifères. mamelles. Alors que les poissons, les
compte les fossiles. Commencée il y a un Par ailleurs, on utilisa les modalités amphibiens et les reptiles pondent dans
siècle, cette entreprise n'a pas encore de la reproduction pour distinguer des l'eau ou à terre des œufs qu'ils abandon-
complètement abouti. L'apparente soudai- sous-classes. Les mammifères précé- nent ensuite, du moins dans la plupart
neté de l'apparition des mammifères et la dents se développent en étant reliés à des cas, les mammifères accordent à
délicate identification de leurs restes fos- leur mère par un placenta ; à côté de ces leurs petits une assistance prolongée dont
siles constituent les principaux obstacles. mammifères placentaires, on distingua l'allaitement est le corollaire. Comment
Toutefois, depuis une dizaine d'années, la les Marsupiaux, dont le jeune naît à les paléontologues, sans disposer de cette
collaboration entre embryologistes et l'état d'embryon et poursuit sa crois- information, parviennent-ils à attribuer à
paléontologues, la découverte de nou- sance à l'abri de la poche marsupiale de des mammifères les maigres restes qu'ils
veaux fossiles et l'apport critique des don- la mère, et les Monotrèmes qui, tel l'or- étudient, des dents, au mieux des mandi-
nées moléculaires ont éclairé les grandes nithorynque, pondent des œufs. bules et des crânes plus ou moins com-
étapes de l'histoire des mammifères. Tandis que se multipliaient les plets ? Pour comprendre leur démarche,
Avant même que se pose la question découvertes de fossiles, espèces perdues revenons près de 200 ans en arrière, et
des relations évolutives des mammifères, suivant l'expression de Cuvier, on cher- assistons à la célèbre démonstration que
on se souciait déjà de les classer. Fidèles cha à retrouver dans ce passé plus ou fit Cuvier en 1804, à l'occasion de la
à l'esprit encyclopédiste qui régnait au moins proche les ancêtres des espèces découverte de la sarigue fossile dans les
XVIIIe et au XIXe siècles, zoologistes et actuelles. Toutefois, si l'on acquit très tôt Gypses de Montmartre.
paléontologues rangèrent les mammi- l'assurance que tous ces animaux qui Grâce aux collections du Muséum
fères selon leurs ressemblances et distin- allaitent leurs petits ont eu les mêmes d'Histoire Naturelle, le savant a accu-
guèrent différents types : herbivores, ancêtres et se sont détachés d'un même mulé une connaissance encyclopédique
carnassiers, volants, rongeants, etc.. tronc, aucune des tentatives pour replacer des mammifères actuels et des autres
Linné, Buffon, Cuvier et de Blainville ordres et sous-classes dans un arbre phy- vertébrés récoltés dans tous les pays du
furent les principaux artisans de ces pre- logénétique cohérent ne résista aux cri- monde. Nul squelette n'a échappé à ses
mières classifications. Leur couronne- tiques. Plus s'accroissait notre connais- observations minutieuses. Il connait
ment fut une classification d'esprit lin- sance des mammifères fossiles, de aussi très bien l'anatomie des parties
néen où l'on avait regroupé dans l'anatomie, de la biologie et de l'embryo- molles de tous ces animaux, ainsi que

56 © POUR LA SCIENCE
leur biologie et leurs mœurs. Quelques a b
semaines auparavant, extraits des
Plâtrières de Montmartre, on lui a STAPES INCUS MALLEUS

apporté deux éclats d'un même bloc, où


affleurent les parties complémentaires
d'un squelette. Toutefois l'on discerne ADULTE
encore mal ses différents éléments,
englués dans le gypse. FENÊTRE DU VESTIBULE
DE L'OREILLE INTERNE

La méthode ECTOTYMPANIQUE
JOUR 90

paléontologique
Cuvier commence alors une étude com- c
parative minutieuse des os des membres,
JOUR 60
des mâchoires et du crâne. Ce sont sur-
tout les dents et les os de la main du
petit animal qui l’éclairent. Dans ses col-
lections, il a eu l'occasion d'étudier la JOUR 30
sarigue d'Amérique du Nord, ou opos- FENÊTRE DU VESTIBULE
DE L'OREILLE INTERNE PLAN ÉQUATORIAL
sum, petit marsupial aux dents aiguës DU CORTEX
fort répandu aux États-Unis et dont on
ne trouve de parent proche qu'en
Amérique du Sud et en Australie.
JOUR 21
Devant la ressemblance des deux sque-
lettes, Cuvier se range à l'évidence : le ADULTE
petit animal de l'Éocène de Montmartre
appartenait aux Marsupiaux. Ce groupe
de mammifères avait donc vécu par le JOUR 90 JOUR 15
passé sur des territoires d’où il avait
depuis disparu. Devant le scepticisme de
ses collègues, Cuvier propose alors de JOUR 60
dégager sous leurs yeux le bassin de
JOUR 7
l'animal afin d'en révéler les os marsu- JOUR 27
INCUS MALLEUS
piaux. Ces os servent d'armature à la
poche marsupiale, et sont absents chez JOUR 0
les placentaires. Beaucoup croient à un
1 CENTIMÈTRE ECTOTYMPANIQUE JOUR 1
pari, mais Cuvier, convaincu de l'exis-
tence d'une corrélation entre les diffé- 1. DÉVELOPPEMENT SIMULTANÉ DE L’OREILLE MOYENNE ET DU NÉOCORTEX chez l’embryon de
rents caractères, est sûr de lui. sarigue. L’oreille moyenne d’un mammifère adulte (a) se compose de plusieurs petits os
Triomphalement, il fait apparaître le délicatement articulés : l’ectotympanique, le malleus, l’incus et le stapes (le marteau,
pubis marsupial de l'animal de l’enclume et l’étrier chez l’homme). Le schéma b donne une vision de leur formation chez la
Montmartre. jeune sarigue, à partir d’ébauches cartilagineuses de la région mandibulaire. Celles-ci glissent
C’est une grande date pour la progressivement vers l’arrière du crâne, tandis que la mandibule se forme à partir d’un seul
paléontologie, car cette approche a fait os, le dentaire, ici dessiné à la même taille aux différents âges (comptés en jours après la
migration dans la poche marsupiale). Lorsque la chaîne des petits os a gagné sa position
florès chez ses praticiens : depuis
postérieure, aux environs du 30e jour, le néocortex se développe, en particulier les aires
Cuvier, les paléontologues s'imposent auditives (c). T. Rowe a retrouvé la même séquence d’événements dans la série de fossiles
des allers-retours entre les caractères qui va des reptiles mammaliens du Permien aux mammifères du Crétacé supérieur : la
des formes actuelles et ceux des fossiles mandibule reptilienne composée est remplacée par une mandibule d’une seule pièce, le
qu'ils découvrent, quelle que soit dentaire, tandis que les aires auditives du cerveau connaissent un développement parallèle.
l'échelle d'observation. Les dents, On vérifie une nouvelle fois que l’ontogenèse récapitule la phylogenèse.
crânes et os que l'on exhume, si l'on sait
lire les informations qu'ils recèlent, mie fonctionnelle, la génétique et même cette ère géologique. Quelques années
nous renseignent sur les modes de vie et l'écologie. Enfin les analyses à l'échelle plus tard, le paléontologue anglais
les régimes alimentaires de nos ancêtres moléculaire constituent une approche Buckland montre à Cuvier deux petites
mammaliens, et bien entendu sur leurs indirecte de l'histoire du vivant, dont les mandibules, manifestement mamma-
relations phylogénétiques. Au temps de premiers résultats sont prometteurs. liennes, qu'un ouvrier a mis au jour dans
Cuvier, on ne considérait que l'anatomie Revenons à la découverte de Cuvier les carrières jurassiques de Stonesfield :
à l'échelle macroscopique. Depuis les et à l'histoire des mammifères qui peu à la preuve est faite que les mammifères
observations ont changé d'échelle, et peu se bâtit en ce début du XIXe siècle. étaient déjà présents au Secondaire et
l'on étudie aussi la structure fine des tis- Si la présence d'un marsupial fossile furent contemporains des dinosaures!
sus osseux et dentaires. D'autres disci- dans les terrains du Tertiaire ancien Aujourd'hui le plus ancien mammi-
plines sont venues au secours des recule la date d'apparition des mammi- fère connu est Morganucodon, vieux de
paléontologues : l'embryologie, l'anato- fères, on les croit encore cantonnés à quelques 200 millions d'années. Avait-il

© POUR LA SCIENCE 57
un mode de reproduction de type pla- breux travaux, citons la récente contribu- Les Mammifères du Secondaire
centaire ou marsupial? ou pondait-il des tion de Tim Rowe, de l'université étaient des animaux de petite taille, les
œufs, comme les monotrèmes? Avant d'Austin. Ce chercheur a montré que la plus gros atteignant la taille d'un lapin.
de tenter de répondre à cette question mise en place de l'appareil auditif mam- La plupart devaient être nocturnes, car
difficile et peut-être insoluble, il nous malien a coïncidé avec une augmentation les crânes révèlent un développement
faut définir ce qu'est réellement un du volume cérébral. Cet accroissement important des aires sensorielles de
mammifère par opposition à tous les traduirait l'exigence d'un plus grand l'odorat et de la vision. Les études de
autres vertébrés. nombre de terminaisons nerveuses pour paléoanatomie fonctionnelle du sque-
En adoptant la même approche que la perception et l'interprétation des sons. lette montrent qu'ils étaient très actifs
Cuvier, les paléontologues ont conclu, Après avoir suivi cette transformation : sans doute avaient-ils une tempéra-
voici une quarantaine d'années, que l'on chez les fossiles, des reptiles mammaliens ture interne constante. En outre, la
devait reconnaître comme mammifères du Permien aux mammifères du début du possession de deux dentitions succes-
tous les vertébrés dont la mandibule est Secondaire, T. Rowe l'a retrouvée, en sives, l'une lactéale, l'autre définitive,
constituée d'un os unique, le dentaire, et accéléré, dans les étapes du développe- indique que leur développement était
pourvue de dents différenciées (inci- ment de l’oreille et du cerveau de l'em- rapide. De nombreuses espèces fos-
sives, canines, prémolaires, molaires). bryon de la sarigue moderne, suivant le siles ont laissé des dents comparables
On voit trop souvent dans cet énoncé vieil adage d'Haeckel "l'ontogenèse réca- à celles des insectivores actuels, avec
une définition arbitraire de la classe des pitule la phylogenèse" (figure 1). une série de cuspides très aiguës, sou-
Mammalia ; il s'agit en fait d'un véri- vent tranchantes.
table paradigme, produit de deux siècles L’origine du lait Un groupe totalement éteint de nos
d'observations et des efforts conjugués jours, celui des Multituberculés, mérite
d'anatomistes, d'embryologistes et de Un autre aspect fondamental de l'évolu- cependant l'attention. Sa première qua-
paléontologues. Les grandes étapes tion des mammifères est l'acquisition de lité est une exceptionnelle longévité :
furent la découverte et l'étude des rep- l'allaitement. Les glandes mammaires les multituberculés ont vécu plus de 150
tiles "mammaliens" du Permien et du dériveraient de glandes cutanées sudori- millions d'années, du Trias à la fin de
Trias, les études d'embryologie sur la pares qui se seraient spécialisées dans la l'Éocène (figure 2), et ont franchi la
formation du crâne et les études d'anato- production du lait. Darwin imagina que célèbre barrière de la fin du Crétacé qui
mie comparée des squelettes de mam- ce mode de nourrissage était apparu vit la disparition des Dinosaures et de
mifères du Secondaire, dont certains chez des femelles qui protégeaient leurs tant d'autres espèces. Cette longévité a
sont très complets. Ce paradigme de la jeunes en les maintenant contre elles ; pour corollaire une vaste répartition,
mandibule englobe non seulement l'ap- l'ingestion accidentelle de sécrétions des quasi mondiale. Enfin ils se sont large-
pareil masticateur, mais aussi, implicite- glandes cutanées abdominales aurait ment diversifiés. Ils devaient ressembler
ment, la région auditive. débouché sur leur utilisation comme aux rongeurs actuels, mais étaient, en
nourriture. Des études moléculaires ont moyenne, d'une taille supérieure. La res-
L'oreille, conforté ce scénario : le gène qui code semblance est accentuée par la présence
l'alpha-lactalbumine, l'une des protéines d'incisives développées mais, à la diffé-
la mandibule et la dent constitutives du lait, n'est présent que rence des rongeurs, la quatrième prémo-
Trois raisons expliquent le choix de la chez les mammifères et provient de la laire est très forte et coupante.
mandibule. Tout d'abord, c’est l'un des duplication du gène du lysozyme α. Or Arboricoles pour la plupart, certains de
éléments crâniens les plus fréquemment ce dernier est présent chez de très nom- ces animaux possédaient une queue pré-
fossilisés. Ensuite, l'on constate que des breux vertébrés "pondeurs" ; en outre, le hensile. Les Multituberculés présentent
reptiles aux mammifères, mastication et lysozyme a un pouvoir bactéricide et suffisamment de traits originaux pour
audition sont modifiées. Alors que chez fongicide. Les précurseurs des glandes qu'on en ait fait une sous-classe particu-
les mammifères, la mandibule est com- mammaires furent probablement des lière, au même titre que les Monotrèmes,
posée du seul dentaire, chez les reptiles, glandes cutanées qui produisaient ce les Marsupiaux et les Placentaires.
elle est formée d'un agrégat de quatre à lysozyme afin de protéger l'œuf des Si l'étude de ces animaux nous ren-
six os, le dentaire portant seul les dents. infections. Il a suffi d'un bricolage géné- seigne sur la faune qui vivait à l'ombre
Les autres os, situés plus en arrière, arti- tique, une duplication, pour que les des dinosaures, elle est surtout motivée
culent la mandibule avec le crâne ou mammifères acquièrent une protéine par une question qui taraude les évolu-
transmettent les sons. On retrouve les ayant valeur nutritive. tionnistes : tous les mammifères, y
homologues de ces os chez les mammi- Bien entendu, ces changements à compris ceux du Secondaire, ont-ils un
fères, mais le dentaire s'articule cette l'échelle moléculaire durent se doubler même ancêtre ? En déterminant la place
fois directement avec le crâne : les de modifications du comportement. des Multituberculés sur l'arbre phylogé-
autres os sont soit accolés à la région D'autres changements furent aussi nétique des Mammalia, on espère obte-
articulaire, soit sertis dans un appareil nécessaires pour que les jeunes aient nir des éléments de réponse. Or il n'y a
auditif remanié et miniaturisé (stapes, des moyens enzymatiques de digérer le pas de consensus à ce sujet, et quatre
incus, malleus), et logés tout contre le liquide nutritif. En tous cas, ce mode de hypothèses ont été avancées (figure 3).
crâne. Le résultat de cette miniaturisa- nutrition a fait ses preuves. Grâce aux Selon la première hypothèse (a), les
tion est la capacité de transmettre une études de phylogénie moléculaire, on Multituberculés se seraient différenciés
gamme d'ondes sonores plus étendue arrivera peut-être un jour à dater l'appa- très tôt et constitueraient un rameau à
qu'au stade reptilien. rition de l'allaitement, et à déterminer si part. Cette hypothèse est fondée sur
L'embryologie a confirmé ce scénario cet événement s'est produit dans une l'étude "paléobiomécanique" du membre
déduit de séries fossiles. Parmi de nom- lignée unique de reptiles mammaliens. antérieur, qui est apparu très différent

58 © POUR LA SCIENCE
MÉSOZOÏQUE CÉNOZOÏQUE
Trias 208 Jurassique Crétacé Paléogène Néogène

145

100

65

55

35

23

0
DESMOSTYLIENS

SIRÉNIENS
10 EMBRITHOPODES

PROBOSCIDIENS
8. FERAE HYRACOÏDES
10. TETHYTERIA
PÉRISSODACTYLES

? TUBULIDENTÉS
9
ZHÉLESTIDÉS

CÉTACÉS
6. GLIRES
9. UNGULATA ARTIODACTYLES

CONDYLARTHRES

MACROSCÉLIDÉS

INSECTIVORES

CRÉODONTES
7. ARCHONTA
8 CARNIVORES
5. EPITHERIA
PRIMATES

TUPAÏDÉS
7 CHIROPTÈRES

DERMOPTÈRES

LAGOMORPHES
4. XENARTHRA
5 6 RONGEURS

NOTONGULÉS
3. PLACENTALIA
LIPTOTERNES

? PYROTHÉRIENS
3
ASTRAPOTHÉRIENS
2. MARSUPIALIA
PHOLIDOTES

4 ÉDENTÉS
1. MONOTREMATA
REPTILES MAMMALIENS

MARSUPIAUX
2
Vincelestes
MULTITUBERCULÉS

Gobiconodon
MONOTRÈMES
1
Morganuconodon

2. ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE DES MAMMIFÈRES illustrant les relations le trait gras indique son extension temporelle déduite des fossiles. La
évolutives entres les différentes cohortes. L’échelle temporelle com- plupart des ordres modernes apparaissent à l’Éocène inférieur (-55
mence à la fin du Trias, il y a environ 205 millions d’années, âge du millions d’années). Chez les mammifères placentaires, on a illustré
plus vieux mammifère attesté, Morganuconodon. Les trois sous- les différentes cohortes par un trait caractéristique : les Xenarthra
classes de mammifères sont illustrées par leur mode de reproduc- (Édentés et Pholidotes) et les apophyses de leurs vertèbres (4) ; les
tion : alors que les jeunes monotrèmes se développent dans un Epitheria (tous les autres ordres) et leur oreille interne munie d’un
œuf (1), les embryons de marsupiaux quittent l’utérus de leur mère stapes en étrier (5) ; les incisives des Glires (6) ; l’articulation de
pour gagner la poche marsupiale, où ils agrippent une mamelle et l’astragale et du calcanéum qui permet la supination du pied des
terminent leur développement (2). Quant aux jeunes placentaires, ils Archonta (7) ; les dents carnassières des Ferae (8) ; le sabot des
sont reliés à leur mère par un placenta (3). Pour chaque ordre, Ungulata (9) ; et enfin l’orbite avancée des Tethyteria (10).

© POUR LA SCIENCE 59
dans sa construction et dans son mode de celui des placentaires et des marsupiaux. résume bien le prodigieux succès des
fonctionnement de ceux des autres mam- Cette question semble pour le moment mammifères à l'ère Tertiaire : dès le
mifères, Monotrèmes inclus. Il faudrait insoluble. En revanche, nous sommes début de l'Éocène, il y a environ cin-
alors envisager que le trait distinctif des mieux armés pour répondre à une autre quante millions d'années, on arrive à
mammifères, cette mandibule constituée question : le mode de reproduction mar- distinguer les principaux modèles adap-
d'un os unique, soit apparu indépendam- supial est-il une étape intermédiaire qui tatifs correspondant aux différents
ment dans différentes lignées. Les autres a précédé le mode placentaire, ou est-ce ordres de mammifères actuels.
hypothèses (b, c, d) font des l'inverse qui s'est produit?
Multituberculés des mammifères plus Les trois sous-classes actuelles, La radiation Tertiaire
ordinaires : soit les Multituberculés se Monotrèmes, Marsupiaux et
sont détachés avant les Monotrèmes, soit Placentaires, sont reconnues par les Ce surgissement brusque à l'échelle géo-
ils en sont le groupe frère, soit enfin ils paléontologues dans des gisements vieux logique a longtemps gêné la construc-
sont plus proches de l'ensemble de plus de 100 millions d'années. On a tion d'un arbre phylogénétique des mam-
Marsupiaux-Placentaires. Si des conclu- longtemps supposé que les modes de mifères qui décrive clairement leurs
sions aussi différentes peuvent être reproduction monotrèmes, marsupiaux et relations de parenté. Pour débrouiller
tirées, c'est parce que les Multituberculés placentaires avaient été successivement cette situation et faire oublier la méta-
sont encore mal connus. De surcroît, les acquis, dans une progression vers des phore du buisson, deux approches com-
paléontologues se sont partagés le tra- modes d'élevage de plus en plus perfec- plémentaires ont été mises en œuvre. La
vail, les uns étudiant la région auditive, tionnés. L'étude de la dentition de lait de première est la recherche de formes de
d'autres la mastication, d'autres encore quelques mammifères du Secondaire est transition qui relieraient les mammifères
les membres, et la synthèse de ces tra- venue contredire ce scénario. du Secondaire ou du Paléocène à ceux
vaux est délicate. Pour ne rien arranger, Comme tous les jeunes mammifères, de l'Éocène. La seconde est l'analyse
l'évolution travaille "en mosaïque" : cer- les jeunes marsupiaux possèdent une phylogénétique des caractères, ou ana-
tains organes évoluent plus vite que dentition de lait, mais elle a chez eux lyse cladistique, grâce à laquelle on a
d'autres, et il n'est pas aisé de concilier une fonction et une morphologie très regroupé les différents ordres en
les points de vue des spécialistes respec- spécifique : au sortir de l'utérus, l'em- cohortes sur la base de caractères évo-
tifs... Toutefois ces études sont cru- bryon marsupial escalade l'abdomen de lués communs.
ciales : tant qu'elles n'auront pas abouti, sa mère pour rejoindre la poche, où il La première démarche est moins
la question du polyphylétisme ou du capture une tétine qu'il ne quittera quasi- aisée qu'il n'y parait, car les formes de
monophylétisme des mammifères restera ment plus jusqu'à sa seconde naissance. transition sont difficiles à identifier, et
en suspens. Ses dents de lait antérieures ressemblent elles sont souvent détrônées par la
Au début de cette présentation des à de minuscules crochets qui servent à découverte d'un nouveau fossile... Une
mammifères du Secondaire, l'on s'est agripper la tétine. Dans l'hypothèse où le découverte récente me semble promet-
demandé si Morganucodon pondait des mode de reproduction placentaire déri- teuse. Lev Nessov et David Archibald
œufs comme les monotrèmes, ou s'il verait du mode marsupial, ces dents ont mis à jour, dans des sédiments
avait un mode de reproduction proche de constitueraient un type primitif. vieux de 85 millions d'années en
Thomas Martin, de l'université de Uzbekistan et au Kazhakstan, toute une
GROUPE EXTERNE
Berlin, a montré que tel n'était pas le cas. série de petits herbivores possédant des
Ce paléontologue étudie les mammifères dentitions étonnament modernes.
MULTITUBERCULÉS de la mine jurassique de Guimarota, au Baptisés Zhélestidés, ces mammifères
Portugal. Ce gisement a livré des fossiles seraient à l'origine des Condylarthres,
MORGANUCONODON exceptionnels vieux de 150 millions eux-mêmes considérés comme le
d'années – c'est-à-dire beaucoup plus groupe-souche du grand ensemble des
MULTITUBERCULÉS anciens que les premiers monotrèmes, Ongulés, autrement dit les "porteurs de
A marsupiaux et placentaires attestés –, et sabot", foule d'herbivores de tous pieds.
MONOTRÈMES
C
notamment des crânes de jeunes où l'on Cette découverte repousse au Crétacé
B MULTITUBERCULÉS observe la dentition de lait. Or cette den- supérieur l'acquisition du patron den-
tition n'est pas spécialisée comme celle taire "ongulé primitif" que l'on croyait
MULTITUBERCULÉS des marsupiaux, mais de type placen- apparu au tout début du Tertiaire. Du
D taire. Le mode de reproduction marsupial coup, il est possible que les bifurcations
MARSUPIAUX serait donc d'acquisition plus récente ultérieures, qui ont donné naissance aux
qu'on l'a d'abord cru. Devant la conver- nombreux ordres modernes d'ongulés,
PLACENTAIRES
gence des données de la paléontologie, des Macroscélidés aux Proboscidiens
3. RELATIONS PHYLOGÉNÉTIQUES hypothé- de l'embryologie et de la biologie de la (éléphants), se soient produites dès le
tiques des Multituberculés avec les autres reproduction, de nombreux chercheurs Crétacé supérieur.
sous-classes de mammifères. Quatre hypo- pensent aujourd'hui que cette stratégie de En outre, la découverte des
thèses sont illustrées sur cet arbre : en A, reproduction n'a rien de "primitive", et Zhélestidés apporte peut-être la solution
une divergence précoce éloigne les
doit même être qualifiée de dérivée par de l'énigme des "pseudongulés" sud-
Multituberculés de tous les autres mammi-
fères. Ils auraient alors acquis indépendam-
rapport au mode placentaire. américains. Cette cohorte sans nom
ment les traits caractéristiques des mammi- Un petit dessin dû à la plume de (en rouge sur la figure 2) rassemble
fères apparus chez Morganuconodon. Les Georges Gaylord Simpson (figure 4), quatre ordres d'herbivores, tous fossiles,
hypothèses B, C, D en font des mammifères l'un des plus prestigieux évolutionnistes qui se sont épanouis à la faveur de l'iso-
plus ordinaires. et paléomammalogistes du XXe siècle, lement qu'a connu l'Amérique du Sud

60 © POUR LA SCIENCE
durant presque tout le Tertiaire. Les d'analyses phylogéné-
uns, coureurs, imitaient les tiques pluridiscipli-
Périssodactyles ou les Artiodactyles ; naires. Vers la même
les autres étaient des animaux lourds du époque, nos collègues
type proboscidien. Aucune tentative chinois découvraient des
pour les rapprocher de telle ou telle formes intermédiaires
cohorte, y compris de celle des Ongulés qui donnaient une assise
"orthodoxes" d'Eurasie et d'Amérique paléontologique à nos
du Nord, n'a vraiment réussi. Peut-être spéculations. Malcom
sont-ils issus des Zhélestidés du Crétacé McKenna, de l'American
du Kurdistan, et ont-ils été très tôt isolés Muséum de New York, a
sur le continent sud-américain, à la récemment identifié des
faveur de la dérive des continents. À Glires dans le Crétacé
propos des mammifères austraux, men- supérieur de Mongolie,
tionnons la découverte spectaculaire de ce qui en fait l'une des
placentaires dans l'Éocène d'Australie. plus anciennes cohortes
Ces animaux, que leur découvreur, attestées. Ils se distin-
Mike Archer, rapporte aux guent par un appareil
5. CE DESSIN DE G. SIMPSON montre que les principaux types
Condylarthres, pourraient faire le lien masticateur où de puis- adaptatifs correspondant aux ordres de mammifères modernes
entre Zhélestidés et pseudongulés sud- santes incisives en sont attestés dès l’Éocène : un Insectivore (1) cherche sa nour-
américains. En tous cas, la découverte ciseaux sont séparées riture en fouissant le sol ; un ancêtre des Primates (2) évolue
est d'importance, car l'on croyait jus- des molaires par un sur l’arbre grâce à sa queue préhensile, tandis qu’un
qu'alors l'Australie dévolue aux seuls long diastème. En outre, Chiroptère (3) chasse les insectes volants et qu’un Rongeur (4)
Monotrèmes et Marsupiaux, les ces petits mammifères casse peut-être une noisette. Un grand mammifère aquatique
Placentaires n'y étant représentés que ont très tôt "inventé" (5) annonce les Cétacés alors que plus près du bord patauge
par les Chiroptères. différents modes de un Thétytère (7). Bien évidemment les Carnivores (6) poursui-
Si l'on s'attarde maintenant sur l'en- mastication, et j’y vois vent les Ongulés (8)...
semble des Ungulata, on voit les prémisses d'une
qu’Artiodactyles et Cétacés y figurent réussite annoncée : avec près de 2000 loppée, très éclectiques dans le choix de
comme groupes frères. Ce qui passa espèces, les Rongeurs sont aujourd’hui leur nourriture. L'avenir du groupe
longtemps pour une thèse farfelue est les mammifères les plus divers. aurait été assuré par l'une de ces "adap-
devenu au fil des publications une quasi tations-clés" pour reprendre un vocable
certitude. Jusqu'à ces dernières années, Quelle place cher à G. Simpson.
on pensait que les ordres de mammi- On peut généraliser cette remarque
fères marins, dont les Cétacés, s'étaient
pour les Primates? à l’ensemble des types adaptatifs qui
individualisés tardivement, après que Jusqu’à une époque récente, tous les surgissent au début du Tertiaire. Si l'on
les formes terrestres eurent acquis leurs arbres d'esprit évolutionniste représen- revient aux principales bifurcations
adaptations. Lorsque Leigh Van Valen taient les Primates dans les ramures les notées sur la figure 2, estampillées du
avait suggéré de les rapprocher de cer- plus élevées, dominant les autres caractère majeur qui définit la cohorte,
tains grands carnassiers primitifs, sa ordres de mammifères. Ils ne devaient on voit que certains caractères ont du
proposition avait trouvé peu d’écho. Or pas cette position élevée à la posses- procurer un avantage adaptatif. C'est
Philip Gingerich a découvert des céta- sion de nombreux caractères dérivés : notamment le cas des dents carnas-
cés vieux d'une cinquantaine de millions au contraire, on relève chez eux beau- sières des Ferae, des incisives des
d'années, possédant encore quatre pattes coup de caractères primitifs. Seule Glires, des sabots des Ungulata.
et des dents très proches de celles des notre appartenance aux Primates Toutefois ce n’est pas le cas de tous :
susdit carnassiers. D'autres découvertes explique – sans la justifier – cette posi- posséder des vertèbres de type xénar-
paléontologiques et différents travaux tion privilégiée! thre, ou avoir des orbites projetés vers
de phylogénie moléculaire ont appuyé L'arbre actuel nous place dans une l'avant comme les Téthytères, ne
cette thèse, dans une remarquable position bien différente. Avec les semble pas procurer de supériorité
synergie des deux disciplines. Tupaïdés d'une part, les Chiroptères et adaptative évidente.
Un regroupement doit beaucoup aux les Dermoptères d'autre part, les Il ne faut pas oublier que cette explo-
résultats conjuguées de l'approche cla- Primates forment la cohorte des sion des mammifères s'est produite dans
distique et de la recherche de fossiles Archontes. Le concept d'Archonte est un contexte environnemental chan-
intermédiaires, celui qui allie Rongeurs fondé entre autres sur l’aptitude singu- geant : crises climatiques et tectoniques
et Lagomorphes (ou lapins) au sein de lière de ces animaux à la vie arboricole : se sont succédées et ont probablement
la cohorte des Glires. Linné le premier la construction de leur cheville autorise contribué à modeler la physionomie des
avait eu l'idée de les regrouper, mais sa des mouvements de supination et de faunes de mammifères. On sait
suggestion avait été combattue jusqu'à flexion du pied ; on a conclu de cette aujourd’hui que les principales bifurca-
paraître désuète et infondée. Son renou- anatomie que les premiers archontes tions se sont produites dès le Crétacé
veau date d'un congrès qui se tint à étaient déjà des sauteurs-aggripeurs. Il supérieur, aux deux tiers de l'histoire des
Paris en 1984, et que Patrick Luckett et faut imaginer nos ancêtres du Paléocène mammifères. Cela ne signifie pas que
moi-même avions réuni. Nous avons comme de petits animaux arboricoles tout était déjà joué... Au contraire, bien
alors milité en sa faveur, sur la base des forêts tropicales, à la vue bien déve- des chapitres restaient à écrire.

© POUR LA SCIENCE 61
L'origine
des plantes à fleurs
ANNICK LE THOMAS

On sait aujourd’hui que les plantes à fleurs Depuis le siècle dernier, l’origine
des plantes à fleurs est considérée
sont issues d’un unique ancêtre, mais on cherche comme l'une des grandes énigmes de la
biologie évolutive. Darwin parla même
encore de quel type était la première fleur. d’un «abominable mystère». À cette
époque, les plus vieux fossiles connus
dataient de la fin du Crétacé, et les

L
Angiospermes semblaient surgir sous
es plantes à fleurs, ou il y a environ 100 à 130 millions d'an- leur forme moderne, sans aucune rela-
Angiospermes, sont tard venues nées. Au début de l’ère Tertiaire, elles tion avec les groupes végétaux plus
dans l’histoire du monde végé- sont devenues prédominantes. anciens. Darwin voyait dans cette
tal. Il y a plus de 600 millions De nos jours, les Angiospermes com- brusque apparition un défi à l'idée
d'années, les seuls végétaux terrestres prennent entre 250 000 et 300 000 d'évolution, et les créationnistes conti-
étaient les ancêtres des mousses, encore espèces. Elles sont les formes végétales nuent à l’interpréter ainsi.
proches du milieu aquatique. Ces dominantes dans la plupart des écosys- Comparées aux diverses lignées de
plantes primitives s’adaptent lentement tèmes terrestres actuels, à l'exception des Gymnospermes, les Angiospermes s'en
à la vie terrestre, et de nouvelles struc- forêts de conifères ; elles représentent distinguent essentiellement par leurs
tures apparaissent : le tissu conducteur aussi le plus haut degré de l'évolution organes reproducteurs, les fleurs, dont
des plantes vasculaires, facilitant le végétale. Leurs adaptations innombrables les caractères ne sont retrouvés nulle part
transport de l'eau, puis les graines des expliquent l’extraordinaire diversité de ailleurs. Chez tous les végétaux, deux
spermatophytes, protégeant l’embryon leurs formes et de leurs agencements. générations alternent : les sporophytes
végétal. À cette conquête de la terre L’apparition des plantes à fleurs, au diploïdes (à deux lots de chromosomes)
ferme succède le long règne des fou- Crétacé inférieur, marque une rupture produisent des gamétophytes haploïdes
gères et des Gymnospermes (plantes à fondamentale avec les plantes vascu- (à un seul lot de chromosomes), qui don-
«graine nue», telles que les conifères), laires éteintes ou actuelles qui existaient nent de nouveau un organisme
qui composent les forêts de l'ère avant elles et, en particulier, avec les diploïde par la fécondation. Chez les
Secondaire. Les premières plantes à autres plantes à graines, telles que les Angiospermes, les gamétophytes
fleurs apparaissent au moment de l’apo- Gymnospermes actuelles : Cycadales, mâle (le grain de pollen) et femelle (le
gée des Conifères, au début du Crétacé, Ginkgo, Conifères et Gnétales (figure 1). sac embryonnaire) sont extrêmement

1. LES GNÉTALES, gymnospermes abondantes au Crétacé, sont le en lanières sont les plus grosses que l’on connaisse, vit dans le désert
groupe frère des plantes à fleurs : ces deux groupes ont un ancêtre de Namibie. Ephedra (au centre) vit dans les régions arides et, comme
commun proche et exclusif. Les Gnétales ne comprennent plus les Angiospermes, réalise la double fécondation. Gnetum (à droite)
aujourd’hui que trois genres. Welwitschia (à gauche), dont les feuilles possède des feuilles comparables à celles des Angiospermes.

62 © POUR LA SCIENCE
réduits. En outre, l’ovule, qui contient le sphère pour donner l'embryon diploïde, sources d'informations : la comparaison
sac embryonnaire, est enfermé dans un l'autre fusionnant avec deux noyaux des angiospermes actuelles, les données
organe clos, l’ovaire, dont le sommet secondaires pour former l'albumen tri- fossiles et l’analyse cladistique.
collant (le stigmate) a pour fonction de ploïde qui sert à nourrir l'embryon. Jusqu’en 1960, la plupart des idées
recevoir le pollen. Devant ces innovations, les bota- nouvelles sur l’origine des
La troisième caractéristique des nistes se sont posé deux questions prin- Angiospermes provenaient de l’étude
Angiospermes est la double féconda- cipales : de quel type était la fleur de la comparative des angiospermes actuelles
tion : les deux noyaux haploïdes du première angiosperme, et de quelle et des autres plantes à graines. Deux
grain de pollen sont libérés dans le sac structure préflorale dérivait-elle? Pour y théories majeures s’affrontaient alors,
embryonnaire, l'un fusionnant avec l'oo- répondre, ils ont fait appel à différentes formulées l’une et l’autre en 1907.

GYMNOSPERMES ACTUELLES ANGIOSPERMES


PALÉOHERBES

0
MA

MONOCOTYLÉDONES

MAGNOLIIDAE HERBACÉES

MAGNOLIIDAE LIGNEUSES

HAMAMELIDAE

RANUNCULIDAE

ROSIDAE

ASTERIDAE
CÉNOZOÏQUE

TERTIAIRE

65
MA
CRÉTACÉ

GNÉTALES

145
MA
MÉSOZOÏQUE

JURASSIQUE

GINKGOALES CONIFÉRALES CYCADALES


PENTOXYLALES BENNETTITALES

205
MA
FOUGÈRES À GRAINES
TRIAS

DU MÉSOZOÏQUE

245
MA
PERMIEN

GLOSSOPTÉRIDÉES
PALÉOZOÏQUE

290
MA
CARBONIFÈRE

ANTHOPHYTES (PLANTES À "FLEURS")


PTÉRIDOSPERMALES
AUTRES PLANTES À GRAINES

2. APPARITION, EXPANSION ET EXTINCTION des différents groupes de nom d’Anthophytes – en raison de leurs structures reproductives sem-
plantes à graines. Les Angiospermes apparaissent au début du Crétacé blables à des fleurs – formeraient un clade, c’est-à-dire un groupe issu
et se diversifient rapidement. On n’a pas cherché à représenter les rela- d’un unique ancêtre. Les organes reproducteurs des Bennettitales et
tions de parenté entre les groupes. Les plantes rassemblées sous le des Gnétales sont des candidats au titre d’ancêtre de la fleur.

© POUR LA SCIENCE 63
périanthe (pièces stériles telles que les pollens se distinguent de ceux des autres
pétales et les sépales, entourant les plantes à graines par la structure de
pièces reproductrices), et pollinisé par l’exine : leur paroi est constituée d'un
les insectes. Une telle structure est réticule externe soutenu par de petites
observée chez les Magnolia actuels et colonnettes (structure columellaire). Plus
chez les Bennettitales, gymnospermes tard apparaissent les pollens à trois
disparues au cours du Mésozoïque sillons, caractéristiques des angio-
(figure 4). spermes (renoncule, platane) considérées
comme les plus primitives en dehors des
L’apport des pollens Magnoliidae ; puis les sillons acquièrent
un pore en leur centre, comme on
OVULE ABORTIF Pendant longtemps, ces deux théories se l’observe aujourd’hui sur les pollens de
MICROSPORANGE
sont uniquement appuyées sur l'étude la grande majorité des dicotylédones,
GRAINE comparative des flores actuelles. Cette l’une des deux grandes classes
(OVULE
DÉVELOPPÉ) situation explique le regain d'intérêt des d’Angiospermes. À la fin du Crétacé
paléobotanistes, dans les années 1960 et apparaissent les premiers pollens à trois
MACROSPORANGE 1970, pour l'étude des fossiles des pre- pores, configuration observée chez la
(OVULE) mières angiospermes : s’ils n’éclairent plupart des Hamamelidae : étant donné
pas les relations entre les Angiospermes cette apparition tardive, la fleur des
et les autres groupes, les fossiles per- Hamamelidae semble nettement dérivée,
mettent de dater l’apparition des diffé- contrairement à la théorie de Wettstein.
AXE MÂLE AXE FEMELLE rentes structures, et apportent des argu- Ce schéma a été confirmé ultérieu-
STROBILES DE GNETUM ments en faveur de l’une ou l’autre des rement par des séquences parallèles de
3. STRUCTURES REPRODUCTRICES unisexuées
deux hypothèses. feuilles fossiles issues du même gise-
de Gnetum, une Gnétale actuelle. Les Dans cette quête de la
microsporanges (organes renfermant les fleur ancestrale, la pre-
spores mâles, ou microspores) et les ovules mière des grandes contri-
sont assemblés en verticilles autour d’un butions est venue de la
axe principal ; ils constituent un axe com- palynologie (étude des pol-
posé, ou strobile. Dans l’hypothèse de lens et des spores), disci-
Wettstein, la fleur des premières angio- pline qui, à partir des
spermes aurait ressemblé au strobile des années 1940, s’est rapide-
Gnétales, que l’on a comparé aux inflores-
ment développée. Les
cences en chatons de certaines
Hamamelidae actuelles (en haut, des cha- plantes produisent une
tons de noyer). grande quantité de grains
de pollen qui, en raison des
Selon la première, due au botaniste caractéristiques chimiques
autrichien R. von Wettstein, les angio- du constituant de leur paroi
spermes ancestrales avaient de petites externe, l’exine, se fossili-
PIÈCES STÉRILES
fleurs unisexuées, simples, sans pétales, sent mieux que toute autre (PÉRIANTHE)
et pollinisées par le vent. Cette hypo- partie du végétal. MICROSPOROPHYLLE
thèse provenait du rapprochement effec- Dans les années 1970, MICROSPORANGE
tué entre certaines angiospermes et les on a entrepris l'étude des
ÉCAILLE STÉRILE
Gnétales, gymnospermes abondantes à sédiments continentaux du
l’ère Secondaire dont il n’existe plus Potomac, plaine de OVULE
aujourd'hui que trois genres, Ephedra, l'Amérique du Nord qui,
Gnetum et Welwitschia. Ces plantes ont au Crétacé inférieur, était
des structures reproductrices fonction- recouverte de gymno-
nellement unisexuées, qui sont toutes spermes. Cette étude a
construites sur un même plan : un axe révélé les séquences d'ap-
porteur d’une succession de verticilles parition des types polli-
de microsporanges (organes portant les niques angiospermiens.
microspores mâles) et d’ovules abortifs Les plus anciens datent du
(axe mâle), ou d’ovules fertiles (axe Barrémien et de l’Aptien
femelle). Cet axe composé, ou strobile, (entre 110 et 130 millions
était considéré par Wettstein comme d’années) et ont une seule 4. STRUCTURE REPRODUCTRICE BISEXUÉE de Wiellandiella,
l'homologue des inflorescences «en cha- aperture (ouverture) en plante du groupe des Bennettitales, gymnospermes dispa-
tons» des Hamamelidae, tels les chatons forme de sillon. Une telle rues à l’ère Secondaire (en bas). Elle est comparée à une
fleur de Liriodendron, plante de la famille du Magnolia (en
du noyer (figure 3). configuration est observée haut). Dans l’hypothèse d’Arber et Parkin, opposée à celle
Dans la seconde théorie, émise par actuellement chez cer- de Wettstein, la fleur des premières angiospermes était
E. Arber et J. Parkin, la fleur des pre- taines Magnoliidae constituée d’un axe unique et d’appendices latéraux mul-
mières angiospermes était au contraire ligneuses et chez les tiples. Cette hypothèse fait dériver les Angiospermes des
un système uniaxial, bisexué, muni d'un Monocotylédones. Ces Bennettitales, et place les Magnoliales à la base de l’arbre.

64 © POUR LA SCIENCE
a b c

d e f

5. PRINCIPAUX TYPES DE POLLENS APPARUS AU CRÉTACÉ INFÉRIEUR. autres appartiennent à des Magnoliidae ligneuses actuelles : pollen
Les trois premiers pollens correspondent aux grands types morpho- à un sillon, à structure grenue, d’Annonaceae (d), pollen à sillon
logiques apparus successivement : pollen à un sillon et exine réticu- ornementé et exine réticulée de Chlorantaceae (e) et pollen
lée (a), pollen à trois sillons (b) et pollen à trois pores (c). Les trois en tétrade, avec des grains à un pore, de Winteraceae (f).

ment, et par la découverte de fleurs fos- thèse d’Arber et Parkin. D'autres pol- coup de la paléobotanique pour départa-
siles complètes grâce auxquelles on a lens encore sont groupés par quatre, for- ger les différentes hypothèses!
relié directement les types polliniques mant des tétrades, avec un pore au Une approche plus récente est celle
aux types floraux. De telles découvertes centre de chaque grain, et sont iden- de la cladistique. Les premières ana-
permettent de reconstituer plus sûre- tiques à ceux des Winteraceae : ces lyses fondées sur le principe de parci-
ment la totalité de la plante disparue, et Magnoliidae ont un bois dépourvu de monie ont utilisé les données morpholo-
de la comparer aux groupes actuels. vaisseaux, comme les Gnétales, et des giques de l'ensemble des plantes à
Cette séquence d’apparition, déduite carpelles incomplètement fermés, ce qui graines fossiles et actuelles. Elles ont
des données fossiles, favorise plutôt la leur avait conféré un statut primitif. On montré que les Angiospermes représen-
théorie «magnolioïde» d'Arber et trouve enfin des pollens à un sillon avec tent l'un des groupes monophylétiques
Parkin ; il est possible d'aller plus loin une ornementation plus fine aux extré- (issus d'un ancêtre commun) les plus
en associant certains pollens fossiles mités, et qui ressemblent à ceux de cer- solides. En outre, elles soutiennent
aux différentes lignées qui constituent le taines Monocotylédones. l'idée que les Bennettitales (fossiles) et
groupe des magnoliidae ligneuses les Gnétales (actuelles) sont les plantes
actuelles, généralement considérées Du pollen à la fleur à graines les plus étroitement liées aux
comme les plus primitives des Angiospermes, comme Arber et Parkin
Magnoliidae. La plupart de ces groupes de l’avaient déjà supposé.
Parmi les pollens des lignées appa- Magnoliidae sont très primitifs, compa- Ces trois groupes, plus le genre fos-
rues à l'Aptien, certains ont un sillon rés à la majorité des angiospermes sile Pentoxylon, sont rassemblés dans le
très large, une structure de l’exine diffé- actuelles, mais ils sont déjà très diversi- clade des Anthophytes (du grec anthos,
rente, de type grenu et non columellaire, fiés dans leurs formes et leurs structures fleur) en raison de leurs structures repro-
et ressemblent à ceux des Magnoliales, florales. Sans doute ignorons-nous ductives semblables à des fleurs ; le
qui comprennent le genre Magnolia ; encore les premières phases de leur clade est lié au genre Caytonia et aux
d'autres pollens fossiles sont arrondis, diversification. Grâce aux données fos- Glossoptéridées, «fougères à graines»
avec un sillon ornementé, une exine siles, nous avons reconstitué en partie du Trias supérieur. Ceci implique que
réticulée, et se rattachent aux les débuts de l'histoire des l'ancêtre commun des Anthophytes avait
Chloranthaceae. Or les fleurs de ces Angiospermes, mais ces données sont des sporophylles (organes reproduc-
Magnoliideae, extrêmement réduites, encore insuffisantes pour que l’on sache teurs) mâles et femelles composées. Les
sont loin de correspondre au prototype à quoi ressemblait la première angio- mégasporophylles (organes femelles) se
qu’est la fleur de Magnolia dans l’hypo- sperme. Nous attendons encore beau- seraient modifiées en carpelles chez les

© POUR LA SCIENCE 65
ANTHOPHYTES Angiospermes, mais réduites en ovules
simples chez les Bennettitales et les

FOUGÈRES À GRAINES
ÉTAMINES
CARPELLE Gnétales. Les fleurs se seraient encore
GROUPE EXTERNE

réduites chez les Gnétales, jusqu'à abou-

DU MÉSOZOÏQUE

ANGIOSPERMES

BENNETTITALES
PENTOXYLALES
tir à un périanthe et à des microsporo-
CYCADALES
CONIFÈRES

phylles simples (étamines) dans la fleur

GNÉTALES
mâle, et à un ovule unique, entouré d'un
tégument dérivé du périanthe, dans la
fleur femelle. Bien que ces analyses cla-
distiques fournissent un schéma cohé-
rent, différents tests ont montré qu'elles
étaient loin d'être définitives, et qu'il
pouvait exister de nombreux arbres phy-
logéniques très différents et presque
aussi parcimonieux.
Par la suite, on a effectué plusieurs
analyses morphologiques en prenant
cette fois un échantillon d'angiospermes
plus vaste, non limité aux seules
Magnoliales qui étaient généralement
considérées comme les plus primitives.
MÉGASPOROPHYLLES COMPOSÉES
MICROSPOROPHYLLES COMPOSÉES
On en a tiré deux hypothèses opposées :
MACROSPORANGE MÉGASPOROPHYLLES SIMPLES dans la première, les Anthophytes sont
(OVULE) MICROSPOROPHYLLES COMPOSÉES encore directement liées au genre
MICROSPORANGE MÉGASPOROPHYLLES SIMPLES Caytonia et aux Glossoptéridées, et les
(PORTE LES MICROSPORES) MICROSPOROPHYLLES SIMPLES Gnétales se trouvent à la base des
Angiospermes ; dans la seconde, le
6. UN DES ARBRES PHYLOGÉNIQUES DES PLANTES À GRAINES les plus parcimonieux, construit à clade des Anthophytes n'est plus lié au
partir de caractères morphologiques. Les Angiospermes, les Bennettitales, les Pentoxylales et
genre Caytonia, mais aux Conifères. En
les Gnétales forment un groupe monophylétique (issu d’un même ancêtre), le clade des
Anthophytes. On a représenté schématiquement les sporophylles («feuilles» portant les spo- outre, les Gnétales deviennent un
ranges) de chacun de ces groupes et de l’ancêtre commun hypothétique des Anthophytes. groupe paraphylétique (non dérivé d’un
On distingue les sporophylles simples (organisées autour d’un seul axe) et les sporophylles unique ancêtre), où seuls les genres
composées. Par exemple, le carpelle des Angiospermes, où plusieurs ovules sont enfermés, Gnetum et Welwitschia constituent un
est une mégasporophylle composée, alors que les ovules des Bennettitales et des Gnétales, groupe frère des Angiospermes .
chacun porté sur un axe, constituent des mégasporophylles simples (d’après J. Doyle, 1994). D’autres études portant sur les
plantes actuelles soutiennent le carac-
MAGNOLIALES LAURALES WINTEROÏDES EUDICOTYLÉDONES PALÉOHERBES tère monophylétique des Angiospermes,
souvent mis en doute, et leur étroite
relation avec les Gnétales. On a procédé
b c d e f à des analyses moléculaires de l' ARN
ribosomique et de l'ADN chloroplastique,
ainsi qu’à des analyses combinées, mor-
phologiques et moléculaires. Bien que
toutes ces analyses appuient le concept
d'Anthophytes, elles diffèrent de façon
sensible dans la résolution des relations
à l'intérieur de ce grand clade et des
groupes les plus proches.
L'éternelle question de savoir si la
fleur est dérivée d'un seul axe ou de plu-
sieurs n'est pas encore résolue. De
EXINE À STRUCTURE a EXINE À STRUCTURE
même, l'origine des étamines et des car-
GRENUE COLUMELLAIRE pelles des Angiospermes, ainsi que leur
homologie avec les structures des autres
7. UN DES ARBRES PHYLOGÉNIQUES DES ANGIOSPERMES les plus parcimonieux, construit à plantes à graines, demeurent encore
partir des caractères des pollens (ornementation, nombre de sillons, etc.). On a indiqué en problématiques. Parmi les Anthophytes,
couleur la structure de l’exine, le constituant de la paroi externe du grain de pollen. Cet on ne trouve aucun prototype du car-
arbre fait correspondre aux groupes d’angiospermes les plus primitives (formant des pelle relativement complexe et original
groupes monophylétiques, ou clades) les différents types polliniques apparus au Crétacé
des Angiospermes, contenant plusieurs
inférieur : pollen à un sillon de type Bennettitale (a), pollen à exine grenue de type
Magnoliale (b), pollen à sillon ornementé de type Chloranthaceae (c), pollen en tétrade de ovules courbés et entourés d’un double
type Winteraceae (d), pollen à trois sillons de type Eudicotylédone (e), pollen à ornementa- tégument. On a parfois interprété la
tion plus fine aux extrémités, de type Monocotylédone (f). Cet arbre enracine les cupule de Caytonia comme le prototype
Angiospermes dans le clade des Magnoliales, dont fait partie le genre Magnolia. possible de l'ovule angiospermien, mais

66 © POUR LA SCIENCE
cette hypothèse s'appuie seulement sur

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l'interprétation de spécimens fossiles.

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Ces incertitudes rendent nécessaire de

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clarifier les homologies (caractères héri-

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morphologiques des Angiospermes et

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des groupes apparentés avant de cher-
cher d'où vient la fleur des
Angiospermes.
En revanche, on a utilisé ces résul-
tats comme base de l'analyse morpholo-
gique des Angiospermes actuelles afin
de reconstituer leur filiation. Dans ANGIOSPERMES
l’arbre résultant, les trois lignées de
base sont des Magnoliidae ligneuses :
GNÉTALES
les Magnoliales s’enracinent en pre-
mier, suivis des Laurales (comprenant
les Chloranthaceae) et des Winteroïdes
(incluant les Winteraceae). Viennent
ensuite les Eudicotylédones, produc-
trices de pollens à trois sillons, et les 8. UN DES DEUX ARBRES LES PLUS PARCIMONIEUX des Gymnospermes et des Angiospermes,
construit à partir des données moléculaires : les clades sont ordonnés en fonction du nombre
Paléoherbes, groupe associant les
de changements non ambigus dans la séquence d’un ARN ribosomique. Les clades d’angio-
Magnoliidae herbacées et les spermes représentés sont les plus primitifs : on y trouve des paléoherbes (Nymphéales,
Monocotylédones. Piperaceae et Monocotylédones) et des Magnoliidae ligneuses (Chlorantaceae, Lauraceae,
Magnoliales et Winteraceae). Cet arbre indique qu’Angiospermes et Gnétales sont monophylé-
La piste du nénuphar tiques et constituent des groupes frères ; il place les Nymphéales à la base des Angiospermes.

De leur côté, les analyses phylogéné- base des Angiospermes ont de petites similaire de l’embryon. En outre, il n'est
tiques moléculaires indiquent que les fleurs trimères (aux pièces florales grou- plus possible de considérer les
Angiospermes ne sont pas enracinées pées par trois), comme les Angiospermes comme une lignée totale-
parmi les Magnoliidae ligneuses, mais Monocotylédones, ou même plus ment isolée, puisqu'elles sont clairement
plutôt parmi les Paléoherbes, avec les simples. Toutefois, les analyses combi- liées aux deux groupes de plantes à
Nymphéales à la base. nées ne réfutent pas totalement l’hypo- graines les plus importants et les plus
On a tenté de résoudre les diver- thèse selon laquelle la première fleur était évolués de l’ère Secondaire, les
gences entre les résultats des études pré- de type Magnoliale, puisque certains Bennettitales et les Gnétales. Si l'on s'ap-
cédentes par des analyses combinées, arbres phylogénétiques à peine moins puie à la fois sur les données fossiles et
morphologiques et moléculaires. Elles parcimonieux, n'ayant qu'un pas de plus moléculaires, on est conduit à abandon-
indiquent qu'une attention excessive a été (supposant une transformation évolutive ner l'idée du polyphylétisme des
portée jusque là à la famille des supplémentaire) enracinent encore les Angiospermes, et à exclure les
Magnolias actuels et aux groupes appa- Angiospermes parmi les Magnoliales. Hamamelidae de leur origine.
rentés. À partir de ces analyses, on a Comme on le voit, il existe encore Le problème qui demeure est de
construit des modèles où les groupes de une grande lacune entre les savoir quels groupes sont à la base de
Angiospermes et les autres groupes de l'arbre phylogénétique des Angiospermes,
plantes à graines, mais on ne la consi- et quels sont leurs plus proches parents.
dère plus comme un gouffre. En outre, Tous les résultats des analyses cladis-
on sait à présent que les Angiospermes tiques indiquent que la lignée conduisant
ne sont pas apparues brusquement sous aux Angiospermes remonterait au Trias
leur forme actuelle. On observe au supérieur, 50 millions d'années avant la
contraire leur radiation rapide au radiation des plantes à fleurs au Crétacé,
Crétacé inférieur. S'il est encore impos- puisque leurs groupes frères, les
sible de dire avec certitude quelle est la Bennettitales et les Gnétales, datent de
lignée la plus ancienne, les plus vieux cette époque. On a récemment décrit des
fossiles sont tous de type Magnoliidae- structures angiospermiennes dans certains
Monocotylédones. fossiles du Jurassique et du Trias supé-
Pour le moment, toutes les données rieur, mais cette interprétation est encore
morphologiques et moléculaires indi- loin de faire l'unanimité.
quent que le groupe actuel le plus proche L’apport de nouvelles données fos-
des Angiospermes est celui des Gnétales. siles et une meilleure compréhension des
9. FLEUR DE NYMPHEA. Certaines analyses Les études embryologiques très récentes mécanismes génétiques de la morphoge-
cladistiques basées sur les caractères molé- ont d'autre part montré qu'Ephedra res- nèse de l’appareil reproducteur chez les
culaires font des Magnoliidae herbacées semble aux Angiospermes, non seule- Angiospermes et les Gymnospermes
telles que Nymphea le groupe de base des ment par le caractère de la double fécon- nous donnera sans doute la capacité de
Angiospermes. dation, mais aussi par un développement choisir entre toutes ces hypothèses.

© POUR LA SCIENCE 67
L'évolution des primates
MARC GODINOT

Ni l'origine, ni la phylogénie des grands groupes sont à dominante insectivore, alors que
les espèces plus lourdes sont plutôt
de primates ne sont établies. Toutefois le registre fossile, végétariennes, consommant préférentiel-
lement soit des fruits, soit des feuilles.
dans ses parties riches, illustre de longues séquences Le milieu arboricole où vivent la
majorité des primates impose de
d'évolution, et révèle des tendances évolutives générales. sévères contraintes sur la locomotion.
Pour grimper le long des troncs à l’aide
de griffes, comme les callitrichidés

L
d’Amérique du Sud, il faut être petit. Il
es primates actuels compren- décomptes, on reconnaît entre 170 et est difficile de sauter de branche en
nent des espèces aussi fami- 190 espèces de primates vivants, répar- branche si l’on dépasse cinq kilos.
lières que l’homme, le chim- ties dans une douzaine de familles, ce Quant au déplacement horizontal sur le
panzé, les gibbons, les babouins qui est considérable. dessus des branches, il peut s’effectuer
ou les macaques ; aussi pense-t-on fré- Une autre caractéristique remar- lentement, en agrippant fermement le
quemment qu’ils sont tous bien connus. quable des primates est la variété de support (cas des lorisinés d’Afrique et
Il n’en est rien, car les primates sont en leurs morphologies, de leurs adaptations d’Asie), ou au contraire très rapide-
fait très divers. On y trouve de nom- et de leurs modes de vie. Le poids des ment, en galopant ou en sautant,
breuses petites espèces, difficiles à étu- primates varie presque d’un facteur comme les petits singes. Toutefois la
dier, dont certaines sont fort primitives. 10 000 : alors que les gorilles mâles marche sur les branches devient dange-
La coexistence de formes primitives et peuvent atteindre 200 kilos, les adultes reuse au delà de dix kilos, car l’instabi-
de formes très évoluées rend l’étude de d’une espèce de microcèbe récemment lité augmente et les chutes sont plus ris-
l’évolution de ce groupe passionnante. redécouverte à Madagascar ne pèsent quées. Les primates plus lourds doivent
La systématique des primates n’est que 30 grammes. Deux autres espèces adopter un autre type de locomotion
pas définitivement établie : des de prosimiens (les primates autres que arboricole, ou descendre au sol. Or cha-
recherches se poursuivent pour préciser les singes, les plus primitifs) ne pèsent cun de ces modes de locomotion
le statut d’un certain nombre de genres, que 60 grammes. implique une anatomie différente.
d’espèces et de sous-espèces. On trouve À cet éventail de poids correspon- Si l’on ajoute que certains primates
encore aujourd’hui des espèces entière- dent des adaptations variées. Pour des sont diurnes, et d’autres nocturnes, et que
ment nouvelles, par exemple deux raisons physiologiques, les régimes ali- leurs structures sociales vont d’individus
espèces de ouistitis découvertes en 1992 mentaires changent avec la taille : les solitaires à des sociétés hiérarchisées, il
et en 1994 en Amazonie. Selon les espèces pesant moins de 500 grammes devient évident que les primates sont

1. LE MICROCÈBE, LE LORIS ET L’ORANG-OUTANG illustrent la diver- petits sauts, etc.) comme dans son régime alimentaire
sité des primates actuels. Ils se sont adaptés différemment à la (insectes, fruits, bourgeons, etc.) ; le loris est un «grimpeur
vie arboricole : le minuscule microcèbe de Madagascar est lent» insectivore et l’orang-outan est un «grimpeur lourd» fru-
éclectique dans ses modes de locomotion (course, grimper, givore. Tous deux habitent le Sud-Est asiatique.

68 © POUR LA SCIENCE
l’ordre de mammifères qui présente, et peut éliminer les plésiadapiformes, un
de loin, la plus grande diversité anato- ensemble de formes primitives long-
mique et comportementale. En raison de temps considérées comme une première
cette complexité, l’étude de la locomo- radiation de «primates archaïques». Si
tion des primates, celle de leurs struc- les plésiadapiformes sont effectivement
tures sociales et celle de leurs comporte- archaïques, ils possèdent en même
ments sont devenues des sous-disciplines temps des spécialisations marquées qui
à part entière. excluent une parenté proche avec les
L’évolution qui a conduit à l’extrême vrais primates. Les tupaiidés actuels du
variété des primates actuels est nécessai- Sud-Est asiatique restent de bons candi-
rement complexe. Elle s’est déroulée dats au titre de groupe-frère des pri-
pendant l’ère Tertiaire, sur plusieurs mates, mais il y a un saut évolutif consi- 2. L ES TUPAIIDÉS , petits mammifères du
continents. Les documents fossiles, dérable entre les deux groupes, et cette Sud-Est asiatique, constituent peut-être le
même incomplets, permettent de retracer parenté est débattue. Elle correspond à groupe frère des primates, mais cette hypo-
les grandes lignes de cette histoire. une histoire paléocène, ou même plus thèse est controversée.
ancienne, qui s'est déroulée dans des
L’origine des primates régions où nous n'avons pas encore diversification d’une première lignée,
découvert de faunes de ces âges. qui s’accompagne d’une augmentation
Les primates sont connus avec certitude En raison de cette lacune dans le de taille des individus (de un à sept
depuis la transition Paléocène-Éocène, registre fossile, on ne connaît pas l'his- kilos). On atteint le nombre de cinq
il y a environ 55 millions d'années. À toire des caractères qui définissent les lignées avant la fin de l'Éocène infé-
cette époque, un fort réchauffement cli- primates : un pied préhensile, une barre rieur. Dans plusieurs de ces lignées, les
matique permet à toute une petite faune post-orbitaire entourant de grands yeux dents acquièrent des caractères qui tra-
tropicale de gagner des régions plus tournés vers l’avant, et une «bulle tym- duisent une spécialisation à un régime
septentrionales et de passer d'un côté à panique» formée par le pétreux autour de alimentaire à base de feuilles. Les os
l'autre de l’Atlantique par le Nord, où l’oreille moyenne. Toutefois on a beau- des membres révèlent une évolution de
l’océan n'a pas encore complètement coup progressé dans la compréhension la locomotion où la part des sauts
séparé les deux continents. des raisons qui les ont fait apparaître. devient de plus en plus importante, mais
C’est dans ce contexte que deux ou Les travaux de M. Cartmill, de sans atteindre le mode exclusivement
trois genres de primates apparaissent en l'Université Duke, ont montré que la vie sauteur de nombre de primates actuels.
Europe et en Amérique du Nord, sans arboricole n’explique pas, à elle seule, Les notharctidés étaient probablement
doute en provenance de zones tropi- ces adaptations. Le développement de diurnes, et leurs crânes présentent un
cales d’Afrique ou d’Asie. Ces pre- grands yeux et de la vision binoculaire léger dimorphisme sexuel des canines,
miers arrivants sont à l'origine de radia- correspondrait à un mode de vie de petit qui trahit une structure sociale élaborée.
tions éocènes, assez bien connues grâce prédateur. Si le pied préhensile et le pas- Le genre Notharctus comprend l'un des
à des conditions géologiques favorables sage des griffes aux ongles sont liés à la primates fossiles les mieux connus,
à la fossilisation. vie en milieu arboricole, ils pourraient grâce à un beau matériel provenant du
En fait, un fossile africain, constituer une adaptation aux branches Bassin de Bridger, dans le Wyoming.
Altiatlasius, trouvé dans l'Atlas maro- fines, comme l'a proposé M. Cartmill ; Dans l'autre famille, celle des omo-
cain, est plus ancien puisqu'il est nette- mais ils s'expliqueraient encore mieux myidés, les espèces sont plus petites, et
ment paléocène. Toutefois il n'est connu par le comportement de saisie des proies la diversité des lignées est plus grande.
que par des dents isolées. Un matériel en milieu arboricole : l’agrippement du Une majorité d'espèces pesaient de 50 à
aussi fragmentaire, s'il n'est pas très support par les pieds libère la main pour 500 grammes, mais plusieurs des formes
proche de fossiles plus complets, reste saisir les proies, et les ongles ne déra- les plus tardives atteignaient un à deux
difficile à interpréter. Les envahisseurs pent pas comme les griffes sur la cara- kilos. Parmi les espèces dont on possède
des continents nordiques, eux, ont des pace des insectes. le crâne, les petits Shoshonius ont de
descendants très proches dont on grandes orbites et un museau court, ce
connaît les crânes et les os des Les primates européens qui leur donne une certaine ressem-
membres. Leurs caractères en font blance avec les tarsiers actuels ; ils n’en
incontestablement des primates.
et américains de l'Éocène sont pas pour autant les ancêtres. Les
Ces animaux sont assez petits, leur En Amérique du Nord, les bassins des omomyidés étaient nocturnes.
poids variant d'environ 100 grammes à Rocheuses livrent des fossiles dans une Dans les deux familles, notharctidés
près d'un kilogramme. Par leur allure séquence stratigraphique quasi ininter- et omomyidés, le nombre d’espèces dimi-
générale et leur locomotion, ils devaient rompue, couvrant une grande partie de nue à l'Éocène moyen : durant cette
ressembler au microcèbe et aux autres l’ère Tertiaire. On peut ainsi retracer période, les forêts s'éclaircissent et les
cheirogaléidés de Madagascar, mais une l'histoire des deux familles arrivées en milieux deviennent plus ouverts dans la
série de caractères primitifs les en sépa- Amérique au tout début de l’Éocène, les région des Montagnes Rocheuses.
rent nettement. S’ils ne sont pas à l’ori- notharctidés et les omomyidés. Plusieurs lignées survivent un peu plus
gine des familles actuelles de primates, Chez les notharctidés, un groupe longtemps dans des zones refuges, au
ils représentent un chapitre important de comparable aux lémuriens actuels par la Texas et en Californie. Les omomyidés
l’histoire du groupe. structure de leur appareil locomoteur et s'éteignent plus tard que les notharctidés.
L’origine de ces plus anciens pri- par leurs adaptations alimentaires, mais En Europe, la radiation débute de
mates connus n'est pas élucidée. On non directement apparenté, on suit la façon assez semblable. C'est un autre

© POUR LA SCIENCE 69
groupe de notharctidés qui se diversifie,
Protoadapis et les genres apparentés. FORAMEN MAGNUM TIBIA ET PÉRONÉ SOUDÉS
On a trouvé dans le gisement de
Messel, en Allemagne, des squelettes
écrasés, en connexion, vieux de 50 mil-
lions d’années. Ils ont permis de bien CALCANÉUM
reconstituer un primate, nommé
Europolemur, qui évoque un petit
lémurien de 200 à 400 grammes, mais
dont les proportions se rapprochent plu- ASTRAGALE
tôt de celles d’un ouistiti.
Vers le milieu de l'Éocène moyen,
une autre famille d’adapiformes se déve-
loppe en Europe et élimine assez rapide-
ment les notharctidés. Ces nouveaux
venus, les adapidés, sont à l’origine d’une 4. NECROLEMUR EST UN PETIT PRIMATE qui a vécu en Europe entre 45 et 35 millions d’années
avant notre ère. Ses os des membres (tibia et péroné soudés, astragale à trochlée en poulie et
petite radiation à l'Éocène supérieur. Ils
calcanéum très allongé) montrent à la fois un allongement du pied et un renforcement de la
étaient diurnes. Leurs crânes montrent cheville, qui sont typiques des sauteurs très spécialisés. Sur le crâne, le foramen magnum, trou
des différences que l’on avait d'abord par où passe la moelle épinière, est en position assez ventrale, indiquant des postures verticales
interprétées comme un dimorphisme habituelles, comme on les trouve chez les sauteurs exclusifs actuels. Le crâne montre aussi une
sexuel marqué ; une étude approfondie a large expansion postérieure de la bulle tympanique, qui traduit une grande acuité auditive.
révélé que ces crânes appartenaient en
fait à différentes lignées. Le plus grand et ceux des grimpeurs lents actuels Les espèces issues des deux radia-
des adapidés, Leptadapis, atteignait six à (loris, potto), mais je les considère plu- tions, l'européenne et l'américaine, ne
sept kilos, ce qui en fait le plus grand pri- tôt comme des marcheurs et coureurs survivent pas à la dégradation du climat
mate de l'Éocène. Comme les notharcti- sur les branches, analogues à certains qui marque la fin de l'Éocène, il y a 34
dés, les adapidés ont des dents adaptées à singes actuels. millions d’années. Leur histoire est
la mastication des feuilles. Chez les donc cantonnée à l’Éocène. Sur cette
notharctidés, ce sont les molaires supé- Les tendances évolutives période longue de 20 millions d'années,
rieures qui présentent les changements on observe que des transformations se
morphologiques les plus marqués ; chez Une autre famille de petits primates répètent. Au début, dans de multiples
les adapidés, ce sont les molaires infé- nocturnes, les microchoeridés, s'épa- lignées, un tubercule disparaît sur les
rieures qui ont le plus changé. nouit en même temps en Europe. Parmi molaires inférieures, alors qu'un autre se
La locomotion des adapidés pose eux figure Necrolemur, dont les os des développe sur les molaires supérieures.
encore des problèmes d'interprétation, membres sont très spécialisés : l'allon- Dans deux groupes où la taille a aug-
car ils n'ont pas d'équivalent dans la gement du pied, la fusion des os de la menté, les changements de morphologie
nature actuelle. Certains auteurs discer- jambe et d'autres caractères sont dentaire indiquent une adaptation à un
nent une analogie entre leurs caractères typiques de sauteurs exclusifs. Chez les régime plus folivore. Dans trois lignées
primates actuels qui se déplacent au moins se produit la soudure des deux
presque uniquement par bonds – les mandibules, caractère qui est aussi
galagos, les tarsiers et les indriidés mal- apparu tôt chez les singes. Les travaux
gaches –, les supports choisis sont le de W. Hylander et M. Ravosa, de
plus souvent verticaux, et les postures l’Université Duke, ont montré que la
de repos sont des postures verticales le fusion mandibulaire est une réponse à
long des troncs, d'où le nom de sau- l'augmentation des forces de cisaille-
teurs-agrippeurs verticaux donné à ces ment engendrées par la mastication d’un
primates. Or on trouve chez Necrolemur seul côté, quand les espèces augmentent
un foramen magnum (le trou du crâne de taille. De telles transformations ana-
par où passe la moelle épinière) qui tomiques, répétées dans de nombreuses
3. MANDIBULES DE DEUX PRIMATES FOSSILES de
s'ouvre sous le crâne, en arrière, ce qui lignées, sont souvent appelées ten-
l’Éocène d’Europe. Au cours des 15 à 20 mil-
lions d’années qui séparent ces deux adapi- indique que cette espèce adoptait aussi dances évolutives. Nous ne sommes pas
formes, une importante évolution s’est pro- des postures verticales, bien qu’elle encore en mesure d'évaluer la part des
duite. La plus petite mandibule est la plus n’ait aucun lien de parenté avec les sau- facteurs externes et des facteurs internes
ancienne (Éocène inférieur) ; elle est effilée teurs-agrippeurs actuels. La présence dans ces évolutions, mais il est clair que
vers l’avant et la dernière prémolaire a une d’un tel caractère chez un fossile de 40 les deux sont toujours liés de façon
seule pointe principale. La plus grande est millions d’années prouve que le redres- inextricable.
plus récente (Éocène supérieur) ; elle a un sement du tronc, entraînant le position- Les primates éocènes euraméricains
bord antérieur relevé, soudé à celui de la nement vertical du crâne, s'est produit s'étant éteints sans descendance, tous les
mandibule jumelle, la dernière prémolaire est
plusieurs fois au cours de l'évolution groupes de primates actuels sont issus
complexe, et les dents ont des crêtes dévelop-
pées. Entre ces deux fossiles, on est passé
des primates. Dans le cas de d'autres groupes fossiles ayant vécu soit
d’un petit animal de 300 grammes, primitif et Necrolemur, ce phénomène est une en Afrique, soit en Asie. Toutefois, sur
partiellement insectivore, à une espèce de 6 à conséquence de la spécialisation au ces deux continents, le contexte géolo-
7 kilogrammes, adaptée à un régime folivore. saut, devenue extrême. gique est moins favorable et les

70 © POUR LA SCIENCE
65 60 55 50 45 40 35 30 25 20 15 10 5 (MA)
PLIO-
PALÉOCÈNE ÉOCÈNE OLIGOCÈNE MIOCÈNE
PLÉISTOCÈNE
SIVALADAPIDAE
LIMITE CRÉTACÉ-TERTIAIRE

ADAPIFORMES
NOTHARCTIDAE

ADAPIDAE

Pronycticebus
LORISIDAE
Plesiopithecus
GALAGIDAE

LEMURIFORMES
(?)

DAUBENTONIIDAE
OMOMYIDAE
CHEIROGALEIDAE

INDRIIDAE

MICROCHOERINAE
LEMURIDAE

2
MEGALADAPIDAE
AMPHIPITHECINAE

Eosimias

TARSIIDAE

Altiatlasius
CALLITRICHIDAE

CEBIDAE
(?)

SIMIIFORMES

OLIGOPITHECIDAE

PARAPITHECIDAE
RELATIONS HYPOTHÉTIQUES CERCOPITHECIDAE
RELATIONS PROBABLES
FOSSILES DÉCOUVERTS
PLIOPITHECIDAE
PROPLIOPITHECIDAE
HYLOBATIDAE

OREOPITHECIDAE
HOMINOÏDES

ASIE PONGINAE
AMÉRIQUE DU NORD
PROCONSULIDAE
AMÉRIQUE DU SUD
EUROPE PANINAE
(?)

AFRIQUE
MADAGASCAR 3 HOMININAE

5. R EGISTRE FOSSILE DES PRIMATES au cours du Tertiaire et du transition Éocène-Oligocène (2), où la dégradation du climat pro-
Quaternaire. On s'est limité aux principales familles et à quelques voque leur extinction. Il y a 18 millions d’années, les singes africains
genres significatifs, et on a indiqué les événements géologiques qui ont profité du contact entre l'Afrique et l'Eurasie (3) pour quitter leur
ont affecté l'histoire du groupe. Le réchauffement climatique du continent d'origine. Des pans entiers de l'histoire sont manquants en
début de l'Éocène (1) a permis aux primates d'atteindre l'Europe Asie et en Afrique dans les périodes anciennes, ce qui explique que
occidentale et l'Amérique du Nord ; ils s’y sont épanouis jusqu'à la nombre de liaisons de la phylogénie restent inconnues.

© POUR LA SCIENCE 71
PROSIMIENS SIMIENS (SIMIIFORMES)

LÉMURIFORMES TARSIUS PLATYRRHINIENS CATARRHINIENS

OMOMYIDÉS

HAPLORHINIENS
?

STREPSIRHINIENS

6. RELATIONS PHYLOGÉNÉTIQUES DES PRIMATES ACTUELS et des omomyi- pour désigner un grade adaptatif. Ce schéma évolutif est simple, mais
dés, primates disparus à la fin de l’Éocène. Les analyses cladistiques si l’on prend en compte les fossiles, les choses se compliquent.
effectuées sur les espèces actuelles établissent clairement la parenté du Nombre d’auteurs considèrent les omomyidés comme des
Tarsier (à droite) avec les simiens, ou simiiformes. Cette parenté est à la «Tarsiiformes», apparentés à Tarsius, mais on les soupçonne de ne pas
base du concept d'haplorhiniens. Le groupe des haplorhiniens a une être réellement des haplorhiniens. Face à la complexité de l'histoire des
valeur phylogénétique, à la différence des prosimiens, qui constituent primates, qui comprend au moins quatre radiations anciennes sur
un groupe paraphylétique (il ne comprend pas tous les descendants de quatre continents différents, la phylogénie fondée sur les espèces
l’ancêtre commun). Le concept de prosimien reste néanmoins très utile actuelles est trop sommaire, et se révèle rapidement simpliste.

recherches paléontologiques ont été encore à concilier les concepts simples 60 millions d’années. Ces relations de
beaucoup moins intensives, ce qui issus de la phylogénie des formes parenté ne pourront être élucidées
explique que bien des aspects de l'his- actuelles avec la complexité des radia- qu'avec un matériel fossile plus complet.
toire des primates ne soient toujours pas tions anciennes, qui se sont produites
élucidés. Un cas extrême est sur au moins quatre continents. La radiation
Madagascar, où l'histoire des lémuriens En revanche, une question fort
n’a pu être reconstituée, faute de fos- débattue a été en partie résolue au cours
des singes d'Afrique
siles anciens. Les Megaladapis, les des dernières années, celle de l'origine Les fouilles réalisées en Oman et celles
paléopropithèques qui se suspendaient des simiens, ou simiiformes. Ce groupe continuées dans la dépression du
comme des paresseux, et d'autres sub- rassemble les singes au sens large, les Fayoum, en Égypte, ont révélé, entre la
fossiles malgaches, n'ont pas plus de platyrrhiniens (singes d'Amérique du fin de l’Éocène et le début de l’Oligocène
6000 ans. Comme il existe aussi des Sud) et les catarrhiniens (singes de (36-30 millions d’années), une grande
lémuriformes (les lorisoïdes) en Afrique l'Ancien Monde, incluant les grands variété de primates. Il existe alors sur le
et en Asie, on espérait y découvrir des singes). Alors que l'on discutait âpre- continent arabo-africain trois familles de
fossiles qui donnent une indication sur ment les solutions qui faisaient dériver simiiformes, bien reconnaissables au sep-
leur âge. Hélas, les fossiles antérieurs les simiens des adapiformes ou des omo- tum osseux complet qui ferme leurs
au Miocène sont jusqu'ici décevants. myidés de l’Éocène, la découverte de orbites en arrière. Le plus célèbre d'entre
Peut-être l'énigmatique Plesiopithecus, petites dents isolées en Algérie et en eux, Aegyptopithecus, un propliopithé-
découvert récemment en Égypte, leur Tunisie, datant d’environ 45 millions cidé, illustre bien les problèmes posés par
est-il apparenté? d’années, a montré que le groupe des un matériel fragmentaire. Alors qu'on ne
simiens était déjà individualisé en possédait que des morceaux de mâchoires
Les mystères Afrique à cette époque. Les paléonto- avec quelques dents, on comparait ces
logues ont été surpris de trouver des pri- dernières à celles des grands singes
de la phylogénie mates très petits à dents broyeuses, alors actuels : leur morphologie n'en était pas
Le tarsier actuel (petit insectivore du que la petite taille s'accompagne généra- très éloignée. Lorsqu'on a découvert un
Sud-Est asiatique qui forme avec les lement d'un régime plus insectivore et de crâne complet, on s'est rendu compte que
singes le groupe des haplorhiniens) dents pointues. Aegyptopithecus était loin des grands
occupe une place centrale dans la phy- La différentiation des singes est singes : il possédait une boîte crânienne
logénie des primates, car il présente à la ancienne en Afrique, et leur origine reste assez petite, et même des caractères de
fois des caractères très primitifs et des conjecturale. Elle pourrait remonter jus- platyrrhinien comme l'absence de tube
caractères évolués. Certains auteurs ont qu'à Altiatlasius du Paléocène, qui serait auditif externe ossifié. Enfin, la décou-
qualifié les omomyidés éocènes de «tar- alors un protosimiiforme. Dans ce cas, verte des os des membres a révélé un
siiformes» à cause de leur ressemblance on exclurait Eosimias, décrit récemment appareil locomoteur analogue à celui d'un
avec le tarsier, mais il est douteux qu’ils de l'Éocène moyen de Chine, bien que platyrrhinien tel que l'alouatte. On a
soient des haplorhiniens. Les relations C. Beard, du Carnegie Museum de même observé, sur l'humérus, des carac-
entre omomyidés et tarsiidés sont Pittsburgh, le considère comme proche tères primitifs inconnus chez les singes,
conjecturales, et les dichotomies les des simiens. Le dernier ancêtre commun mais connus chez des prosimiens. Alors
plus anciennes de l'histoire des primates au tarsier asiatique et aux simiens date- que les dents seules orientaient les com-
restent obscures. Nous n’arrivons pas rait du Paléocène inférieur, il y a plus de paraisons vers tel ou tel hominoïde

72 © POUR LA SCIENCE
actuel, des restes plus complets ont mon- type «grand singe» vient d'être trouvée se sont beaucoup diversifiés par la suite.
tré qu'Aegyptopithecus avait une structure par S. Moyà Solà, du musée de Au Pliocène supérieur, une diversité
globale plus primitive que celle des Sabadell, non pas en Afrique, mais en maximale est atteinte : on trouve alors
hominoïdes et des cercopithécoïdes. Il est Catalogne, chez le dryopithèque euro- en Afrique toute une série de formes de
peut-être antérieur à la séparation de ces péen, vieux de 9,5 millions d’années grande taille, apparentées aux babouins
deux grands groupes. On ne s'attendait (âge controversé). et aux géladas actuels, et éteintes
guère à ce que les restes les plus souvent L'Afrique a fourni beaucoup moins aujourd’hui. Quant aux singes
découverts, les dents, soient aussi mono- de fossiles d’âge compris entre 10 et 4 d’Amérique du Sud, la découverte de
tones et peu informatives dans le groupe millions d’années, d'où une grande diffi- nouveaux fossiles miocènes bien diffé-
qui excite le plus la curiosité générale! culté pour préciser l'origine des homini- rents des formes actuelles a rendu
Au cours du Miocène, la grande faille nés (groupe rassemblant les australopi- caduque l’image d’un groupe stable
Est-africaine entre en activité, et les sédi- thèques et le genre Homo), et leurs depuis le Miocène moyen.
ments continentaux s'accumulent. En cer- relations historiques avec les gorilles et
tains endroits, les mouvements ultérieurs les chimpanzés. Certaines approches Les radiations récentes
ont ramené à la surface ces couches cladistiques, fondées sur les formes
anciennes, offrant ainsi un contexte favo- actuelles, font du chimpanzé un plus Les fluctuations climatiques du
rable aux paléontologues. Dans les proche parent de l'homme que le gorille, Quaternaire ont entraîné, dans les régions
faunes, deux groupes de singes sont pré- mais elle n’indiquent ni à quoi ressem- intertropicales, d'importantes fragmenta-
sents. Des cercopithécidés (singes de blait l'ancêtre commun, ni de quand il tions des forêts. Ce processus est à l’ori-
l’Ancien Monde, semi-terrestres, tels que date. En outre, cette proximité est peut- gine d’isolements géographiques qui ont
le macaque), peu nombreux, ont déjà les être trompeuse, car les trois genres sont joué un rôle dans la radiation des gueu-
principaux caractères de leur famille. En les seuls survivants d'une petite radiation nons (Cercopithecus) en Afrique, et dans
revanche, chez les hominoïdes, adaptative. Il est difficile, à partir de celle de certains petits singes sud-améri-
Proconsul et ses cousins sont bien diffé- trois lignées émergentes, de déchiffrer le cains tels que les tamarins. Les gibbons
rents de leurs descendants actuels. buissonnement du groupe au Miocène. sont eux aussi en pleine spéciation dans
L'interprétation d'un membre anté- Les australopithèques, connus les forêts d’Asie tropicale. Enfin les gala-
rieur assez complet de Proconsul a depuis 4 à 5 millions d’années avant gos, lémuriformes africains, sont sans
donné lieu à une belle controverse notre ère, sont remarquables : avant doute issus d’une radiation récente, et le
scientifique. Le grand anatomiste leur découverte, on se demandait à quoi nombre de leurs espèces est d’ailleurs
O. Lewis avait cru reconnaître dans l'ar- pouvait bien ressembler un intermé- controversé. Ils prouvent que, de leur
ticulation du poignet de Proconsul des diaire entre des arboricoles et des côté, les prosimiens ont aussi continué à
caractères typiques des grimpeurs bipèdes terrestres, et même si de tels évoluer. Ces événements récents sont
lourds actuels que sont gorilles, chim- intermédiaires étaient possibles ; or responsables d’une partie de la diversité
panzés et orangs-outans. Pour grimper Lucy et ses proches parents sont les spécifique des primates actuels.
et assurer leur stabilité dans les arbres, deux à la fois, au point que deux écoles Globalement, l’histoire évolutive
des primates de cette taille doivent se d'anatomistes s'affrontent, l'une insis- des primates révèle une série d’épi-
redresser de façon à saisir les branches tant sur l’aspect bipède terrestre, l'autre sodes de diversification, lorsque les
latéralement ou par en-dessous ; ils doi- sur l’aspect arboricole! conditions climatiques subtropicales le
vent aussi être capables de se suspendre. Plusieurs lignées d'australopithèques permettaient, suivis d’épisodes
La différence de posture est considé- ont vécu dans une grande partie de d’extinction quand le climat se refroi-
rable par rapport aux primates qui mar- l'Afrique. Les robustes d'Afrique du Sud dissait et que les faunes ne pouvaient
chent et courent sur les branches, avec (Paranthropus) illustrent la poursuite de pas se réfugier dans les régions tropi-
des orientations peu différentes de l’adaptation terrestre ; leur capacité crâ- cales. Les diversifications à partir de
celles de quadrupèdes terrestres. Du nienne a augmenté, et selon R. Susman, formes petites et primitives ont fait
marcheur au grimpeur lourd, une libéra- ils étaient des utilisateurs habituels d'ou- apparaître régulièrement des genres de
tion de l'épaule est nécessaire, accompa- tils. Ils se sont éteints sans descendance. tailles et d’adaptations variées.
gnée par un accroissement de la mobi- B. Senut et C. Tardieu, du Muséum Chez les primates, on observe dès les
lité du poignet (la position du tronc et le d’histoire naturelle et du CNRS, soutien- formes éocènes un accroissement du cer-
port de la tête sont également modifiés). nent depuis plus de 15 ans que la lignée veau par rapport aux autres mammifères.
Or, si certains détails indiquent que humaine est bien reconnaissable à Il est probablement lié au développement
Proconsul était capable de grimper agi- Hadar, le gisement même de Lucy (3,3 important de la vision au tout début de
lement comme les atèles, il a encore une millions d’années). Des os des membres l’histoire du groupe. Des espèces diurnes
structure générale de quadrupède hori- y trahissent la présence d'un bipède bien et nocturnes coexistent depuis longtemps.
zontal. Le groupe auquel appartient plus moderne que les australopithèques C’est chez les diurnes que l’on rencontre,
Proconsul, qui comprend de nombreux contemporains, et que l'on devrait appe- dès l’Éocène, un certain dimorphisme
genres, est à l’origine des Hominoïdes ler Praeanthropus. L'évolution anato- sexuel ; il indique que l’évolution des
ultérieurs. On a proposé d’en faire une mique se poursuit à l'intérieur du genre structures sociales avait déjà commencé.
«famille graduelle» (fondée sur le grade Homo, au niveau du pied, de la main et D’après les recherches sur le comporte-
évolutif), les proconsulidés, en atten- du crâne ; elle est bientôt relayée par ment et l’intelligence, cette longue his-
dant que la phylogénie de l'ensemble l'évolution culturelle. toire sociale pourrait être le facteur res-
des hominoïdes soit correctement éta- Quittons les hominoïdes pour reve- ponsable du développement exceptionnel
blie. La plus ancienne marque d'un nir aux cercopithécidés. S’ils étaient du cerveau et de l’intelligence dans cer-
redressement et d'une locomotion de peu nombreux au Miocène inférieur, ils taines familles de primates.

© POUR LA SCIENCE 73
L'avènement de la cladistique
PASCAL TASSY

En cladistique, on établit les relations de parenté entre les chait les péripéties évolutives n'étaient
que des artefacts taxinomiques.
espèces par la recherche de caractères évolués partagés, Un exemple fameux est celui de la
classe des Reptilia, dont les membres ne
en supposant un minimum de transformations évolutives. possèdent en propre que des caractères
primitifs d'amniotes (vertébrés dont
l’embryon est entouré d’une membrane

L
nommée amnios). S’ils présentent aussi
a cladistique peut être qualifiée En quoi cette démarche était-elle des caractères transformés, ils les parta-
de "science des branchements" révolutionnaire? Les évolutionnistes ont gent avec les oiseaux ; les reptiles ne for-
(le terme clade vient du grec toujours analysé les caractères des ment pas un clade, c’est-à-dire un groupe
klados, qui signifie branche). Il espèces vivantes et fossiles afin de recon- renfermant la totalité des descendants
s'agit bien entendu des branchements naître les homologies, c'est-à-dire les res- d'une espèce ancestrale. Ainsi les croco-
évolutifs qui ont abouti, à partir de la semblances existant entre différentes diles sont plus étroitement apparentés aux
première forme de vie apparue sur Terre espèces en raison de leur ascendance oiseaux qu'aux lézards, autres reptiles,
il y a plus de trois milliards d'années, à commune. Hennig a introduit une nou- bien qu'un crocodile ressemble plus par
la différenciation des deux millions velle façon de concevoir l'homologie, son aspect à un varan qu'à une hirondelle.
d'espèces vivantes répertoriées aujour- offrant le moyen de reconstruire de façon Ce principe de partition entre carac-
d'hui (il en existe sans doute dix fois explicite et testable la phylogénie. Il partit tères primitifs et transformés est aujour-
plus), sans compter les fossiles qui d'un double constat, simple mais lourd de d'hui universellement reconnu ; s'il a été
jalonnent cette longue histoire. conséquences. Premièrement, tous les aussi discuté, c'est que l'évolution se joue
Cette science, fille de l'évolution- caractères n'évoluent pas à la même des axiomes des systématiciens. Si les
nisme darwinien, est plus directement vitesse. Ainsi l'homme possède cinq caractères se transformaient une seule
issue de l'œuvre d'un entomologiste doigts à la main et au pied : si l'on suit, fois au cours de l'histoire géologique, la
allemand, Willi Hennig (1913-1976). après la sortie des eaux il y a 350 millions reconstruction phylogénétique serait une
Hennig est l'auteur d'un corpus métho- d'années, les étapes phylogénétiques entreprise relativement aisée. Or il arrive
dologique de reconstruction phylogéné- menant à l'homme, on constate que ce que les caractères se transforment dans
tique : ces principes de construction des nombre n'a pas changé. En revanche, la un même état de façon indépendante
arbres évolutifs furent d'abord désignés bipédie de l'homme est une innovation, chez différentes espèces (convergence ou
par l'expression "systématique phylogé- liée à des transformations importantes parallélisme), ou retournent en apparence
nétique" (tirée de Phylogenetic survenues chez un primate qui vivait pro- au stade ancestral (réversion), toutes ces
Systematics, livre paru aux États-Unis bablement il y a cinq millions d'années. situations étant regroupées sous le terme
en 1966), puis par les termes "cladisme" d'homoplasie. Ce problème, qui a tou-
et "cladistique". Homologie et parenté jours rendu difficile la recherche des
Bien que les arbres phylogénétiques homologies, a été résolu dans le système
soient de conception ancienne (en 1866, Deuxièmement, seul le partage par dif- cladistique par un principe d'économie. Il
le biologiste allemand Ernst Haeckel férentes espèces de caractères dont l'état s'agit de construire, à partir d'un nombre
publia un arbre demeuré célèbre, mon- est transformé (ce qu'on appelle homo- quelconque d'observations, l'arbre phylo-
trant les relations évolutives entre tous logie phylogénétique ou synapomorphie génétique qui contient le maximum d'ho-
les êtres vivants), l'œuvre de Hennig fut dans le jargon cladistique) est signe mologies phylogénétiques et le minimum
qualifiée de révolutionnaire. Les arbres d'une parenté étroite : c'est la ressem- d'évolutions parallèles et de réversions.
produits par l'analyse cladistique – les blance due à une ascendance commune. Un tel arbre minimise les transforma-
cladogrammes – sont des arbres généa- Au contraire, les caractères restés à tions évolutives : c'est l'arbre "le plus
logiques sans ancêtres qui, pourtant, ne l'état primitif (ce que l'on nomme sym- court", d'où l'expression d'analyse de par-
parlent que d'ascendance : ils montrent plésiomorphie) ne témoignent pas d'une cimonie. On utilise aujourd'hui l'informa-
les relations de parenté entre les espèces parenté. Jusqu'alors, dans l'approche tique afin de traiter simultanément un
sans que soient recherchés les ancêtres. évolutionniste "classique", il était pour- très grand nombre de caractères.
Dans les milieux évolutionnistes néodar- tant courant, sinon de règle, de chercher Prenons un exemple concret, celui
winiens des années 1960 et 1970, une des caractères communs restés à l'état des proboscidiens – ordre de mammi-
telle approche en heurta plus d'un : la primitif afin de découvrir les parentés fères représentés dans la nature actuelle
science évolutionniste se focalisait alors profondes, anciennes, et d'identifier les par les éléphants –, qui illustrera les
sur les liens directs ancêtre-descendant ancêtres. Or bien des groupes identifiés notions de synapomorphie, d'homopla-
et sur les processus de spéciation. par les sytématiciens et dont on cher- sie et de simplicité. La phylogénie des

74 © POUR LA SCIENCE
proboscidiens est établie au moyen d'un
grand nombre de caractères morpholo-
giques, mais nous nous contenterons
d'en suivre cinq pour expliquer les dif-
férentes péripéties que peuvent subir les AUTRES MAMMIFÈRES
caractères au cours de l'évolution.
Au milieu du XIX e siècle, l'anato-
miste Henri Ducrotay de Blainville pro-
posa de classer éléphants et siréniens
dans un même groupe d'animaux, qu'il
nomma "gravigrades" (les siréniens,
également appelés vaches marines, ras-
semblent les lamantins et les dugongs).
Le caractère invoqué pour ce regroupe-
ment était le mode d'éruption dentaire,

SIRÉNIENS
DUGONG
dit "horizontal". Chez les lamantins et
3
les éléphants, toutes les dents de l'ar-
cade dentaire ne fonctionnent pas en
même temps : au cours de la vie de ces
animaux, les molaires se succèdent de
l'arrière vers l'avant, les antérieures 1
étant expulsées et remplacées par les
postérieures. Or ce caractère est en fait
TÉTHYTHÈRES

LAMANTIN
une homoplasie. Tout d'abord, les
dugongs ne montrent pas ce type de 2
succession dentaire : ce n'est donc pas
un trait de sirénien, mais une particula-
rité des lamantins. Ensuite, chez les pro-
boscidiens fossiles du Tertiaire ancien,
les dents prémolaires et molaires sont
toutes présentes chez l'adulte, comme MOERITHERIUM
chez tout mammifère non spécialisé
(nous ne perdons pas nos prémolaires
ou notre première molaire lorsque sor-
PROBOSCIDIENS

tent nos dents de sagesse).


Pourtant, siréniens et éléphants sont
4
effectivement étroitement apparentés.
L'un des caractères qui soutient cette
hypothèse est la position de l'orbite.
Chez les proboscidiens du Tertiaire PHIOMIA
ÉLÉPHANTIFORMES

ancien, l'orbite est très antérieure, ce qui


est une disposition assez rare chez les
mammifères. Or on la retrouve chez tous 5 2
les siréniens, actuels comme fossiles. De

CARACTÈRES 1 2 3 4 5

AUTRES MAMM. 1 2
LAMANTIN
DUGONG
MOERITHERIUM
ÉLÉPHANT
PHIOMIA
ÉLÉPHANTS

1. DISTRIBUTION DE CINQ CARACTÈRES CRÂNIENS chez les proboscidiens chiffres précédents) et par un rectangle blanc la réversion de la position
et les siréniens (tableau). Les cases bleues indiquent l'état transformé de l'orbite (caractère 2) survenue chez l'ancêtre des éléphantiformes ;
du caractère. Il s'agit (1) du remplacement dentaire dit "horizontal" ; la transformation ultérieure de ce caractère est propre aux éléphants
(2) de l'orbite antérieure ; (3) de la forme particulière de l'os tympa- modernes. Aux différents points de branchement, on a indiqué le nom
nique ; (4) de la configuration du trou auditif externe ; et (5) des fosses du taxon correspondant. L’orbite est marquée en rouge sur les crânes.
nasales reculées au-dessus ou en arrière des orbites. À partir de ces On voit que si Moeritherium ressemble aux siréniens (en raison des
caractères, on a déterminé par l'analyse de parcimonie les relations de caractères restés primitifs), il présente une homologie phylogénétique
parenté entre les espèces. Sur l'arbre résultant, on a figuré par des rec- avec les éléphants (partage d'un caractère transformé, ici la forme du
tangles bleus les transformations des cinq caractères (codés par les trou auditif externe) qui détermine sa position de proboscidien.

© POUR LA SCIENCE 75
S US
IEN TH ES ES
UR NA ES M UX IR
UES OS
A
UX SO
G
ODIL TRÈ UPIA NTA
RT PID EA MP OC NO RS A CE
TO LÉ OIS CO CR MO MA PL

2. RELATIONS DE PARENTÉ DES AMNIOTES ACTUELS avec l'inclusion (en rouge), faute d’inclure les oiseaux, n'est pas un concept phy-
d'un fossile (Compsognathus). Si un crocodile ressemble à un logénétique. Les fossiles qu'on appelle dinosaures (ici représentés
lézard (groupe des lépidosauriens), ce n'est qu'en raison de nom- par Compsognathus) effacent l'hiatus morphologique qui sépare
breux caractères restés primitifs (hérités des ancêtres 1, 2 ou 3) dans la nature actuelle oiseaux et crocodiles. De même que les
mais non en raison d'une parenté phylogénétique étroite. Au chauves-souris sont des mammifères aériens, les oiseaux sont des
contraire, crocodiles et oiseaux sont étroitement apparentés, dinosaures adaptés au vol. Compsognathus n'est pas pour autant
quoique peu ressemblants. C'est pourquoi la classe des Reptilia l'ancêtre des oiseaux.

fait, la morphologie du crâne d'un pro- Ainsi conçue, l’étude phylogéné- sont des substitutions de bases, par
boscidien tel que Moeritherium, qui tique des proboscidiens consiste, non à exemple d’une adénine (A) par une gua-
vivait à l'Eocène (il y a environ 40 mil- rechercher des ancêtres pris parmi les nine (G). Si de tels caractères discontinus
lions d'années), ressemble plus à celle fossiles, mais à mettre en évidence des constituent a priori un matériau idéal
d'un sirénien qu'à celle d'un éléphant caractères ancestraux, tels que l'orbite pour les analyses de parcimonie, l'infor-
moderne. Cette orbite antérieure est une antérieure (caractère ancestral des mation moléculaire est tellement stéréoty-
synapomorphie des proboscidiens et des téthythères), l'orbite reculée (caractère pée que les gènes sont vite "saturés". En
siréniens, que l'on rassemble aujourd'hui ancestral des éléphantiformes) et l'or- effet, un site ne peut être occupé que par
dans le groupe des Tethytheria, un terme bite secondairement avancée (carac- l'une des quatre bases de l'ADN (A, G, C
inventé par le paléontologue Malcolm tère ancestral des éléphants modernes). ou T) et il ne peut être transformé que par
McKenna en 1974. Cette histoire peut paraître compliquée la substitution, l’insertion ou la délétion
Toutefois l'évolution ne s'est pas mais c'est l'hypothèse la plus simple d’une base. Si un site mute plus de quatre
arrêtée là. Chez les éléphants modernes, (la plus parcimonieuse) concernant la fois, il sera nécessairement saturé : l'évo-
l'orbite est également antérieure, mais il phylogénie des proboscidiens si l’on lution "repassera les plats", en l’occur-
ne s'agit plus vraiment du même état : il tient compte de l'ensemble de leurs rence le même nucléotide, et la présence
y a eu réversion d'un caractère trans- caractères, et pas seulement des cinq en ce site d'une même base chez diffé-
formé chez les éléphantiformes. En choisis ici : toute autre solution rentes espèces aura toutes les chances
effet, les proboscidiens de l'Oligocène (il implique un plus grand nombre de d'être une homoplasie.
y a environ 30 millions d'années), tels transformations évolutives. La cladistique a évolué, de la systé-
que Phiomia, ont une orbite reculée en matique hennigienne aux récentes ana-
raison de l'apparition d'une trompe qui a Évaluer l’homoplasie lyses moléculaires. Il évoluera encore.
altéré la forme de la face et entraîné une Les méthodes cladistiques ont déjà
rétraction des fosses nasales et des Ce parti pris de simplicité a été critiqué : transformé durablement les pratiques
orbites (ce n'est pas une spécialisation de l'évolution a pu se faire sans minimiser phylogénétiques des biologistes et des
Phiomia, comme on pourrait le penser, les homoplasies. Toutes les analyses de paléontologues : elles guident désor-
car un grand nombre d'espèces fossiles, parcimonie montrent que l'homoplasie, mais, dans les musées du monde entier,
proches des éléphants et omises de cet même minorée, existe bel et bien. Dans les choix pédagogiques dans la présenta-
exemple, montrent cette disposition). l'exemple choisi, deux caractères sur cinq tion de l'évolution. Plus aucune exposi-
Plus tard, le mode de croissance du sont homoplasiques. Le constat est le tion moderne de paléontologie ne
crâne éléphantin s'est transformé et a même qu'il s'agisse d'analyses morpholo- montre de dinosaures sans les associer à
projeté vers l'avant la face et les orbites : giques ou moléculaires. La difficulté est leurs représentants actuels, les oiseaux,
celles-ci ont alors retrouvé une position peut-être encore plus grande en biologie et à leurs proches parents, les crocodiles.
antérieure. Le partage de ce caractère moléculaire. Les caractères moléculaires De la sorte, sans s'en rendre compte, le
par les éléphants et par Moeritherium est sont les sites nucléotidiques dans les grand public est aujourd'hui directement
donc une homoplasie. gènes, et les transformations associées atteint par la "révolution hennigienne".

76 © POUR LA SCIENCE
Les fossiles vivants
n'existent pas
ARMAND DE RICQLÈS

La notion de "fossile vivant" est trompeuse, groupes primitifs, anciens ou «ances-


traux», donnaient naissance au cours des
car elle est liée à une conception dépassée temps géologiques à des groupes plus
évolués, du fait des mécanismes (muta-
des rapports entre Systématique et Évolution. tions, recombinaisons, sélection natu-
relle) présidant à la transformation et au
remplacement des espèces et, au dessus

L
d'elles, des unités systématiques de rang
e terme de fossile vivant est fossiles, florissant au Paléozoïque et supérieur (genres, familles, ordres,
imagé et demeure fort employé, disparu au Crétacé, à la fin du classes...). Ainsi les amphibiens déri-
bien qu'il soit fondé sur un Mésozoïque, il y a 70 millions d'années. vaient des poissons, les reptiles des
paradoxe. Il consacre un Au delà de l'aspect anecdotique, et sou- amphibiens, les oiseaux et les mammi-
étrange rapprochement entre le fossile, vent séduisant, de ces découvertes, l'en- fères des reptiles.
témoin pétrifié d'une période révolue de gouement pour les «fossiles vivants» Bien entendu, les groupes les plus
l'histoire de la vie, et le vivant, apte à témoigne de la fascination des natura- anciens (et primitifs) d’après la stratigra-
relever les défis de l'environnement listes et du grand public pour les phie étaient considérés comme les
actuel. L'origine du terme est essentiel- groupes «primitifs» ou «ancestraux». formes ancestrales réelles des groupes
lement «historico-journalistique», et La notion de fossile vivant est liée à stratigraphiquement plus récents (et évo-
malgré sa fortune auprès du public, les une certaine vision de l’évolution, elle- lués). Par exemple, parmi les poissons,
biologistes ne l'emploient plus même dépassée du fait de son enracine- seuls certains groupes du Paléozoïque
aujourd’hui sans émettre certaines ment dans une théorie systématique – et non les poissons actuels – étaient
réserves. obsolète. Bien entendu, cela ne signifie considérés comme les «groupes
On qualifie de fossiles vivants des pas que le cœlacanthe, le sphénodon, souches», ou «stock de base», à l'origine
espèces animales ou végétales considé- l'ornithorynque, le nautile, la libellule des amphibiens. De même, seuls cer-
rées à divers égards comme primitives, Epiophlebia, le Gingko biloba de nos tains amphibiens du Paléozoïque – et
et qui n'ont été décrites dans la nature parcs, et tant d'autres organismes fasci- non les amphibiens actuels – représen-
actuelle qu'après la découverte de fos- nants qualifiés de fossiles vivants, taient le stock de base d'où avaient
siles qui leur sont étroitement apparen- n'existent plus, ou ne posent plus de émergé les reptiles, et ainsi de suite.
tés. Ce critère purement circonstanciel, problèmes évolutifs et biologiques inté- Dans la Systématique évolution-
voire anecdotique, rend compte de la ressants! Nous allons seulement mon- niste traditionnelle, chacun de ces
dimension «historique» du terme de fos- trer qu’une analyse logique dans le groupes souches est défini et reconnu
sile vivant. Il existe souvent un laps de cadre de la théorie systématique par la possession d'un ensemble abon-
temps de plusieurs millions d’années moderne réfute en partie la validité du dant de caractères anatomo-physiolo-
entre le dernier représentant d’un concept de fossile vivant. giques communs et corrélés, et consti-
groupe connu à l’état fossile et son tue un pallier d'organisation, ou grade
représentant actuel, si bien que ce Fossiles vivants évolutif. Ainsi, le palier d'organisation
groupe, tenu pour disparu, semble surgir «poisson», défini par de nombreux
brusquement du passé.
et "groupes souches" caractères (présence de branchies, de
La fortune journalistique du terme Pour comprendre ce que l’on entend par nageoires, d'écailles dermiques, etc.)
de fossile vivant vient du caractère sen- «fossile vivant», il faut revenir à la est à l'origine du palier d'organisation
sationnel de certaines découvertes. À la vision traditionnelle, encore appelée «amphibien», plus évolué du fait de la
fin des années 1930, la capture du éclectique, de la Systématique évolu- perte de caractères anciens (branchies,
fameux cœlacanthe (Latimeria chalum- tionniste. Cette vision a dominé la pen- écailles dermiques) et du gain de carac-
nae) dans le Canal de Mozambique fut sée et la pratique de la plupart des biolo- tères nouveaux (poumons, membres
considérée comme la justification défi- gistes systématiciens depuis la adaptés à la marche). On concevait
nitive du concept de fossile vivant : on publication par Charles Darwin de d’ailleurs la conquête de nouveaux
tenait là un représentant vivant de la l'Origine des Espèces en 1859 jusqu'au milieux écologiques comme corrélative
classe des «Poissons Crossoptérygiens», début des années 1970, soit pendant plus de ces paliers d'organisation successifs.
un groupe d'organismes entièrement d'un siècle. On admettait alors que des Ainsi, à partir des poissons, confinés au

78 © POUR LA SCIENCE
1. QUATRE ORGANISMES couramment quali-
fiés de «fossiles vivants». Ces espèces possè-
dent de nombreux caractères non transfor-
més, ou plésiomorphes, hérités d’ancêtres
lointains. Le cœlacanthe (en haut à gauche) vit
dans les profondeurs, au large des Comores,
et n’a été découvert qu’en 1938. Gingko
biloba (en haut à droite) est une plante gym-
nosperme (à «graine nue»), comme les coni-
fères, souvent plantée dans les parcs. L’orni-
thorynque (en bas à gauche) est un
mammifère monotrème, qui pond des œufs.
L’aire de répartition des monotrèmes est
réduite à l’Australie et à la Nouvelle-Guinée.
Le nautile (en bas à droite) est un mollusque
céphalopode qui rappelle les ammonites, ani-
maux disparus à la fin de l’ère Secondaire.

milieu aquatique, les Amphibiens réali- puisqu'il restitue une image à peu près relations conceptuelles établies jusque là
sent la «sortie des eaux», prélude à la fidèle de l'antique groupe souche des entre la recherche phylogénétique et la
«conquête des continents» par les rep- Crossoptérygiens dont dérivent les problématique évolutionniste.
tiles... Remarquons au passage que amphibiens (et, à travers eux, tous les Le principe essentiel de la cladistique
cette vision gradualiste, où la vie par- vertébrés terrestres) et qui, sans le cœla- est de ne prendre en considération que les
court une série de paliers, conduit canthe, ne serait connu qu'à l'état fossile. groupes dits monophylétiques, constitués
presque inéluctablement à une concep- Dans cet exemple, le cœlacanthe par l'ancêtre commun et tous ses descen-
tion orientée de l'évolution, où le supé- n'apparaît comme un fossile vivant que dants. Seuls de tels groupes, ou clades,
rieur, plus complexe, dérive nécessaire- parce qu'il a peu évolué et semble sont véritablement naturels en tant qu'en-
ment de l'inférieur, plus simple. avoir conservé les caractères des tités généalogiques et évolutives. On dis-
La notion de fossile vivant s'inscrit Crossoptérygiens «ancestraux». De tingue les clades par la présence d'une
très facilement dans ce contexte. On dis- tels organismes sont souvent qualifiés nouveauté évolutive (ou synapomorphie)
tinguait jadis, au sein des poissons, un de panchroniques : du fait d'une évolu- apparue chez l'ancêtre commun et trans-
groupe particulier, celui des tion très lente, ils traversent sans chan- mise à tous ses descendants. Il faut procé-
Crossoptérygiens du Paléozoïque gements spectaculaires des durées der à l’analyse explicite des caractères
(figure 2). En raison de la présence de géologiques considérables. Le pan- portés par les différents organismes pour
certains caractères (nageoires à un seul chronisme est une notion complexe, reconnaître les synapomorphies et déter-
os à la base, par exemple), on en a fait le mais sans doute biologiquement plus miner l’ordre des branchements évolutifs.
groupe souche dont auraient dérivé les valide que celle de fossile vivant. La classification n'est alors plus qu'une
amphibiens au milieu du Paléozoïque. formalisation de la phylogénie, traduisant
Supposons qu’à la suite de cet événe- Les fossiles vivants l'ordre des branchements, et devient une
ment, tous les Crossoptérygiens non pratique objective et testable. Cette
transformés en amphibiens se soient
détrônés par la cladistique méthode est générale, et s'applique aussi
éteints : le groupe ne serait alors connu À partir des années 1970, un nouveau bien aux caractères morphologiques
qu'à l'état fossile. Or une branche de paradigme s'est imposé en Systématique : qu’aux caractères moléculaires.
Crossoptérygiens, les Actinistiens, a per- celui de l'analyse phylogénétique, encore En pratique, l’analyse cladistique est
duré sans grandes modifications jusque nommée cladistique. Il ne s'agit pas seu- concrétisée par un cladogramme,
dans la nature actuelle, où elle est repré- lement d'une nouvelle méthode pour l'éta- schéma dichotomique traduisant une
sentée par le cœlacanthe. Celui-ci appa- blissement des classifications ,mais, plus hypothèse sur les relations de parenté
raît alors comme un «fossile vivant» profondément, d'une remise en cause des entre les taxons, déduite de la répartition

© POUR LA SCIENCE 79
des synapomorphies. Un cladogramme mécanismes évolutifs eux-mêmes. regrouper oiseaux et chauves-souris.
se présente sous la forme d'une série de En effet, tous les groupes systéma- En revanche, l'analyse cladistique a
groupes monophylétiques hiérarchique- tiques traditionnels ne correspondent révélé l'existence d'autres regroupements
ment emboîtes. Chaque point de bran- pas, loin de là, à des groupes monophy- systématiques artificiels, très fréquents
chement est défini par l'apparition d'une létiques naturels. On a compris très tôt et moins flagrants que les groupes poly-
nouvelle synapomorphie, et constitue la le caractère artificiel des groupes phylétiques : les organismes réunis dans
racine d'un groupe monophylétique. réunissant des organismes sur la base de ces groupes possèdent bien des carac-
La procédure cladistique, relative- caractères communs analogues (et non tères homologues (c'est-à-dire issus d'un
ment simple en principe, a de profondes homologues), acquis par convergence ancêtre commun), mais ces caractères
répercussions sur la conception des rap- adaptative : de tels groupes, nommés sont restés dans un état primitif, ou
ports entre la phylogénie (l'apparente- polyphylétiques, étaient déjà récusés par généralisé. Ils n’ont pas été modifiés
ment évolutif entre taxons), la taxonomie les systématiciens traditionnels. Par depuis leur apparition chez un ancêtre
(les principes selon lesquels on identifie exemple, le fait de posséder des ailes commun lointain et «non exclusif», dont
et on nomme les taxons) et l'analyse des n’est pas un caractère valable pour la descendance ne se limite pas aux

«F OSSILES VIVANTS » ET GROUPES PARAPHYLÉTIQUES

L es «fossiles vivants», «espèces reliques» ou autres «formes tères (étoile), au point de changer profondément de mor-
panchroniques» ne correspondent parfois à aucune réalité phologie par rapport aux espèces fossiles a, c, d, e, notre
phylogénétique. C'est le cas lorsque ces organismes sont systématicien serait alors tenté de classer b «à part» dans
interprétés comme des représentants actuels de groupes une nouvelle famille C, qui serait considérée comme des-
fossiles non naturels. Nous allons illustrer cette situation par cendante de A, au même titre que la famille B. Dans ce cas,
un exemple théorique. l'espèce actuelle b ne serait plus considérée comme un
Soit un groupe renfermant huit espèces actuelles et fos- «fossile vivant» de la famille A, bien que ses relations phylo-
siles, notées de a à h, dont les relations phylogénétiques ont génétiques avec les autres espèces du groupe monophylé-
été établies par l'analyse cladistique (cladogramme en haut tique a-h n'aient nullement changé!
du schéma). Ce groupe est dit monophylétique, car il On voit que la décision de considérer ou non l'espèce b
contient tous les organismes issus d’un même ancêtre. comme un «fossile vivant» provient en dernière analyse du
Dans le cadre de la Systématique évolutionniste tradition- choix de distinguer arbitrairement, au sein de l'ensemble a-h,
nelle, on distingue au sein de cet ensemble une première deux ou trois «familles» (A, B et éventuellement C) sur des
«famille» A comprenant cinq critères non phylogénétiques de
espèces, dont quatre fossiles "FAMILLE" A FAMILLE B morphologie générale.
(notées par une croix) et une L’approche cladistique clari-
a b c d e f g h
espèce actuelle, b. Du fait de l'an- fie la situation : en termes cla-
cienneté de ces fossiles et de leur distiques, la «famille» B est bien
caractère archaïque, cette «famille» naturelle (monophylétique), car
A est considérée comme ances- elle est définie par la présence
trale ou primitive par rapport à la de caractères transformés
famille B, plus évoluée, qui ras- propres au groupe, ou apomor-
semble les trois autres espèces phies (flèche bleue), et com-
dont une est fossile, g. Pour ren- prend l'ancêtre commun et tous
forcer cette opposition, la «famille ses descendants. En revanche,
ancestrale» A comprend une majo- ce n'est pas le cas de la «famille»
PRÉSENT
rité d'espèces fossiles (a, c, d, e), et A : celle-ci n’est définie que par
FAMILLE C

la famille B, évoluée, une majorité b f h la présence de caractères plésio-


d'espèces actuelles (f, h). morphes, non transformés, mais
FAMILLE B

Pour un systématicien évolu- g primitifs et généralisés pour tout


tionniste, l'espèce b, unique sur- l’ensemble monophylétique a-h
TEMPS GÉOLOGIQUE

vivante de la famille A, serait un (flèche rouge) ; elle renferme


magnifique «fossile vivant», bien l'ancêtre commun, mais
représentant prestigieux et soli- pas tous ses descendants (les
taire de cette famille primitive... à e familles B et C, si cette dernière
la condition toutefois que b ne d est distinguée, étant exclues par
c
présente pas trop de caractères définition). Par conséquent, la
évolués qui lui soient propres famille A constitue un groupe
a
FAMILLE A

(autapomorphies), fortement artificiel, dit paraphylétique. Ce


divergents par rapport à ceux groupe n’a pas d'histoire propre
des espèces fossiles de la famille ou, plus exactement, son his-
A. En effet, si l'espèce b avait, au toire est en même temps celle
cours de son histoire, divergé par de b et de f, g, h (d’après Ph.
acquisition de nouveaux carac- Janvier, 1983).

80 © POUR LA SCIENCE
organismes du groupe. De tels carac-
tères, dits plésiomorphes, définissent des
groupes paraphylétiques. IENS
ES S NS THE) ÉRYG
Remarquons que ces groupes, D STE TIE CAN OPT
R APO NEU INISCŒLA IN
TÉT D I P A C T ( ACT
réunissant des organismes qui possèdent

CÉNOZOÏQUE
des caractères à l'état primitif ou géné-
ralisé, excluent par définition les des-
cendants qui possèdent ces caractères à 65
MA
l'état évolué ou spécialisé. Les groupes
paraphylétiques sont nécessairement
incomplets du point de vue généalo-

MÉSOZOÏQUE
gique : ils ne comprennent pas l'ancêtre
commun et tous ses descendants, mais
seulement certains d'entre eux, ceux qui
ont le moins évolué.
245
Comme ils sont amputés de certains MA
de leurs descendants, les groupes para-
phylétiques s’accordent bien à la notion
de grade, «groupe souche» ou «stock de
base» de la Systématique évolutionniste
PALÉOZOÏQUE

CROSSOPTÉRYGIENS
traditionnelle. Toutefois l'analyse cla-
distique a révélé que ces groupes ne
sont pas naturels et ne correspondent à
aucune réalité phylogénétique. Ils n'ont
pas d'ancêtre commun exclusif ni d'his-
toire évolutive propre puisque celle-ci
est en même temps celle d'autres
groupes (voir l'encadré).

Les Crossoptérygiens, 2. REPRÉSENTATION DES RELATIONS ÉVOLUTIVES du cœlacanthe avec d’autres vertébrés dans la
vision systématique traditionnelle. Sur cet «arbre évolutif», le cœlacanthe apparaît comme un
groupe paraphylétique «fossile vivant», unique représentant du groupe fossile des Crossoptérygiens. La largeur des
Reprenons à présent l'exemple du cœla- rameaux exprime approximativement la biodiversité de chaque groupe en fonction du temps
géologique, et les pointillés indiquent un hiatus stratigraphique dans la connaissance du groupe.
canthe, «fossile vivant» supposé repré-
sentatif des Crossoptérygiens. Quelle
que soit l'analyse phylogénétique que pas d'histoire propre ou, plus précisé- géologiques, car ils évoluent lentement.
l'on préconise dans le détail, les ment, dont l'histoire est en même temps Le groupe monophylétique des lam-
Crossoptérygiens apparaissent toujours celle des Dipneustes et des Tétrapodes. proies est un bon exemple de groupe
comme un ensemble paraphylétique sur Par conséquent, les Actinistiens et panchronique. Ces organismes, peu
un cladogramme. Par conséquent, ce leur représentant actuel, le cœlacanthe, ne diversifiés dans la nature actuelle, sont
«groupe souche» ne figure que dans les peuvent témoigner de l'anatomie des ani- dépourvus de mâchoires articulées et
arbres évolutifs de la Systématique tra- maux rassemblés sous l’étiquette vivent en parasites des poissons. On a
ditionnelle (figure 2). Non seulement ce «Crossoptérygiens». Tout au plus évo- découvert des lamproies fossiles, telle
groupe masque les relations de parenté quent-ils celle des Sarcoptérygiens les Mayomyzon du Carbonifère des États-
précises entre ses propres membres et plus primitifs, en raison de leurs nom- Unis, qui présentent déjà presque toutes
les groupes monophylétiques qui en breux caractères plésiomorphes (non les caractéristiques spécialisées des
sont issus (dipneustes et tétrapodes), modifiés), ce qui est par ailleurs tout à lamproies actuelles. Une fois mis en
mais encore il semble se prolonger jus- fait intéressant! Ainsi l'observation de place, le type "lamproie" fait preuve
qu'à l'époque actuelle par l’intermé- cœlacanthes vivants a révélé qu'ils possè- d'une remarquable stabilité morpholo-
diaire des Actinistiens (cœlacanthes). dent un patron locomoteur caractérisé par gique au cours des temps géologiques.
Or, si l’on considère la structure phy- les mouvements alternés en diagonale de Dans la plupart des cas, le panchro-
logénétique du clade des Sarcoptérygiens leurs nageoires paires. C'est une apomor- nisme est difficile à établir, car les fos-
(figure 3), on constate que l'histoire des phie ancienne des Sarcoptérygiens dans siles sont généralement incomplets. Dans
Actinistiens n'a aucun lien avec celle des leur ensemble, qui est à la base du patron ces conditions, on définit le panchro-
Ostéolépiformes, des Porolépiformes ou locomoteur des tétrapodes terrestres. nisme à partir de quelques caractères
des Tétrapodes : elle n'est qu'une partie Comme on l’a vu dans le cas du anatomiques bien conservés par la fossi-
de l'histoire des Sarcoptérygiens dans cœlacanthe, la notion de fossile vivant lisation, mais il n’est pas certain que leur
leur ensemble. Les Crossoptérygiens de n’est valide que si on l'applique à un immuabilité traduise le panchronisme
la classification traditionnelle ne sont groupe naturel, c'est-à-dire monophylé- des espèces ou des groupes systéma-
définis que par des caractères primitifs tique, qui soit en outre panchronique. tiques eux-mêmes. En outre, l'évolution
(ou plésiomorphes) pour tous les Les groupes panchroniques («qui tra- n'affecte jamais tout l’organisme de
Sarcoptérygiens (voire tous les poissons versent le temps») se diversifient moins façon synchrone, mais s'exerce sur les
osseux!) : ils forment un «grade» qui n'a que les autres sur de longues périodes différents organes à des rythmes diffé-

© POUR LA SCIENCE 81
rents : on parle d'évolution en mosaïque. famille, aucun genre ni aucune espèce de très spécialisé qui diffère profondément
L'exemple des blattes, souvent consi- blatte du Carbonifère n’a survécu jusqu’à de l’appareil reproducteur des blattes du
dérées comme des organismes panchro- notre époque : le panchronisme est une Paléozoïque.
niques, illustrera notre propos. On connaît notion relative, qui dépend du niveau sys- Par conséquent, on ne doit pas consi-
une multitude de blattes fossiles dès le tématique auquel on l'applique. dérer le panchronisme comme la consé-
Carbonifère (il y a environ 300 millions En outre, si certains caractères des quence d'un rythme d’évolution globale-
d’années), dont l’aspect général ne diffère blattes, tels que la nervation des ailes, ont ment lent de l'organisme tout entier ; il
pas sensiblement de celui des blattes assez peu changé depuis le Carbonifère, il faut distinguer les vitesses d’évolution
actuelles. Envisagé globalement à un n'en va pas de même pour l'appareil des différents systèmes, ce qui rend l’ana-
niveau systématique élevé, l'ordre des reproducteur. Toutes les blattes actuelles lyse du panchronisme bien plus complexe
blattes est panchronique. Pourtant, aucune ont développé un système d'oothèques qu'il ne parait au premier abord.

b
GROUPE ÉTEINT
(GROUPE FRÈRE)
ACTINOPTÉRYGIENS
EXTERNE
(SAUMON)
GROUPE MONOPHYLÉTIQUE,
OU CLADE

ACTINISTIENS ACTINISTIENS
STRUNIIFORMES
POROLÉPIFORMES
RHIZODONTIDÉS
OSTÉOLÉPIFORMES
PANDÉRICHTHYIDÉS STRUNIIFORMES

GROUPE PARAPHYLÉTIQUE
DES "CROSSOPTÉRYGIENS"
(EXCLUANT LES TÉTRAPODES
ET LES DIPNEUSTES) POROLÉPIFORMES

SARCOPTÉRYGIENS
a
DIPNEUSTES

ACTINOPTÉRYGIENS
(SAUMON)

RHIZODONTIDÉS
OSTÉICHTHYENS

CŒLACANTHE
SARCOPTÉRYGIENS

OSTÉOLÉPIFORMES

DIPNEUSTES
PANDÉRICHTHYIDÉS

TÉTRAPODES TÉTRAPODES

NATURE ACTUELLE PALÉOZOÏQUE

3. INTERPRÉTATION DU CŒLACANTHE dans le cadre de la systématique fiés par les synapomorphies qui les lient, vont former, au sein des
phylogénétique. On réunit dans un même ensemble des vertébrés aux Sarcoptérygiens, un clade de rang supérieur, et ainsi de suite. Dans la
morphologies très variées (de la forme «poisson» à celle de l'homme) nature actuelle (a), où la plupart des Sarcoptérygiens de grade «pois-
sur la base de caractères homologues à l'état spécialisé, ou synapomor- son» ont disparu, les «poissons pulmonés», ou Dipneustes, constituent
phies. L’un d’eux est la présence de membres pairs où un seul os s'arti- le groupe frère des Tétrapodes, et ces deux clades forment un
cule aux ceintures pectorales et pelvienne, et où la musculature striée ensemble (accolade rouge) dont le groupe frère est représenté par le
est très développée (l’acquisition de ce caractère est indiquée par la cœlacanthe. Si l'on ajoute les formes fossiles connues (b), nombre
flèche mauve). Ces vertébrés, connus depuis le milieu du Paléozoïque, d'entre elles s'intercalent dans le cladogramme entre les Tétrapodes, les
forment le groupe monophylétique des Sarcoptérygiens. En leur sein, Dipneustes et le cœlacanthe, ce qui justifie la création de nombreux
le groupe le plus spécialisé est celui des Tétrapodes, caractérisé par une groupes monophylétiques supplémentaires (repérés par les accolades).
autre apomorphie : les membres pairs sont transformés en «béquilles Ces diverses formes fossiles constituaient autrefois le groupe paraphylé-
articulées» (flèche magenta) à partir de l’état primitif, ou plésiomorphe, tique des Crossoptérygiens (en bleu). Plutôt que notre «ancêtre pois-
du caractère (membres de type nageoire). Les Tétrapodes étant définis, son», comme on le qualifie souvent à tort, le cœlacanthe représente
on en recherche le groupe frère, c'est-à-dire le groupe qui possède seulement, dans la nature actuelle, le groupe frère plésiomorphe (ayant
avec les Tétrapodes un ancêtre commun proche et exclusif (propre aux hérité de caractères non transformés) d'un ensemble monophylétique
deux groupes). Les Tétrapodes et leur groupe frère, une fois authenti- formé par les Dipneustes et les Tétrapodes.

82 © POUR LA SCIENCE
En cladistique, cette constatation cor- comme exemples de tels milieux relic- De même, le sphénodon et le cœlacanthe
respond en partie à la notion d'hétérobath- tuels. sont aujourd’hui limités à des aires géo-
mie des caractères (le fait que les carac- On observe effectivement dans ces graphiques minuscules. En fait, tous les
tères d’un organisme proviennent de milieux divers organismes couramment intermédiaires existent entre des aires
«profondeurs différentes» dans le temps qualifiés de fossiles vivants, mais cette encore très vastes et écologiquement
évolutif). Il y a de fortes chances pour que relation n'a rien d'obligatoire. De nom- variées, et des milieux minuscules
les caractères très anciens d'une lignée breux zoologistes et écologistes qualifient offrant, du fait d'un certain isolement bio-
constituent pour elle des plésiomorphies en effet de fossiles vivants des organismes logique, un asile plus ou moins précaire.
(caractères à l’état non transformé, hérités très spécialisés, adaptés par de multiples Pour que ces notions d'aires rési-
d’un ancêtre lointain qui les a aussi trans- caractères morphologiques, physiologiques duelles de formes reliques deviennent
mis à d’autres lignées), par opposition aux et comportementaux à des niches particu- objectives, il faut une excellente connais-
apomorphies acquises ultérieurement. lières et restreintes, telles que les cavernes. sance de la répartition des formes fossiles
Dans le cas des blattes, le panchronisme Même si les organismes cavernicoles sont apparentées, ce qui n’est pas toujours le
apparent de la nervation alaire apparaît réellement les témoins actuels de lignées cas. En outre, les hypothèses migratoires,
comme une plésiomorphie, tandis que les naturelles (monophylétiques) très sous-jacentes à de nombreux raisonne-
spécialisations de l'appareil reproducteur anciennes, ils ne sont pas plus des «fossiles ments sur les aires résiduelles, ne sont
des blattes modernes constituent une apo- vivants» que les organismes qui ont évolué pas testables chez les fossiles.
morphie. de façon plus banale, en s'adaptant à des On dispose aujourd’hui d’un nouveau
Les groupes panchroniques posent le conditions de vie et à des milieux plus lar- modèle pour expliquer la répartition géo-
problème général des taux d'évolution, gement répandus dans la nature. Dans un graphique des «fossiles vivants». Au
autrement dit, des facteurs influant sur la cas comme dans l'autre, l’accumulation de cours de ces dernières années, la biogéo-
vitesse de l’évolution dans tel ou tel caractères apomorphes (spécialisés) graphie évolutionniste traditionnelle a été
groupe d'organismes. Pourquoi les mol- masque finalement le substrat de caractères bouleversée par deux avancées significa-
lusques monoplacophores, malgré les 400 plésiomorphes (généralisés) abondants tives. La première est la tectonique des
millions d'années écoulées depuis leur chez l'ancêtre lointain (voir l'encadré). plaques : on a montré que les masses
apparition au Silurien, n’ont-ils subi Enfin, l'adaptation poussée d’une continentales se déplacent au cours des
qu'une différenciation à l’échelle du genre espèce à un micro-milieu considéré temps géologiques, et on est parvenu à
– l'actuelle Neopilina différant à peine de comme relictuel n'implique pas nécessai- reconstituer leur répartition passée.
Pilina du Silurien – alors que dans le rement que cette espèce appartienne à un La seconde avancée est la biogéogra-
même laps de temps, les insectes et les clade ancien. Même au sein de groupes phie de la vicariance : ce modèle, où les
vertébrés ont subi d'extraordinaires trans- monophylétiques récents et en pleine entités systématiques se différencient
formations évolutives? Depuis 1944, à la expansion, il arrive que des organismes passivement en raison de la ségrégation
suite de G. Simpson, on parle de brady- s’adaptent à de tels milieux : les espèces progressive des aires géographiques
thélie au sujet des groupes à évolution qui se sont ainsi différenciées ne sont en qu'elles occupent, supplante celui de la
lente, mais ce terme dénote plus une des- rien des «fossiles vivants»! biogéographie dispersive, où les migra-
cription quantifiée du phénomène qu'une tions actives des biotes (espèces animales
explication biologique de celui-ci. Reliques et refuges et végétales caractéristiques d’une zone
Comme on l'a vu, il faudrait aussi distin- donnée) ont un rôle essentiel.
guer, dans le panchronisme, la vitesse On nomme parfois les fossiles vivants Dans ce contexte, la signification de
d'évolution de certains caractères des des reliques, par allusion à l'idée que ce la biogéographie des organismes et des
organismes, qui n'est pas nécessairement sont les restes de groupes systématiques groupes panchroniques est renouvelée.
celle des espèces ni celle des entités systé- anciens. Toutefois ce terme a aussi une Par exemple, on ne peut pas expliquer
matiques supérieures. connotation biogéographique. Au cours aisément la répartition géographique des
Parmi les formes panchroniques, cer- du temps, les représentants les plus dipneustes actuels par une contraction de
taines sont aujourd’hui confinées dans des archaïques de ces groupes anciens l'aire initiale dont les raisons seraient bio-
aires géographiques restreintes ou dans seraient de plus en plus «déphasés», et ne logiques (compétition), écologiques
des milieux écologiques rares et particu- se maintiendraient plus que dans des (modification du milieu) ou comporte-
liers. Ces dimensions spatiales ne sont pas «aires relictuelles» (ou résiduelles), où mentales (migration). Le cladogramme
moins intéressantes à analyser que les les conditions écologiques sont opti- des trois taxons actuels (où Neoceratodus
dimensions temporelles et phylogéné- males. Ces sortes d'asiles résulteraient de d’Australie apparaît comme le groupe-
tiques du problème des «fossiles vivants». la contraction, voire du morcellement, de frère du clade formé par les genres
On admet généralement que certains l’aire géographique bien plus vaste qu'oc- Protopterus, africain, et Lepidosiren,
milieux écologiques sont «conserva- cupait l'espèce relique (ou ses ascen- amazonien) s’accorde bien au schéma de
teurs», parce qu'ils permettent à des orga- dants) au moment de sa plus grande la fragmentation du Supercontinent de
nismes panchroniques de survivre sans extension. Gondwana, aire initiale indivise, au cours
changements notables. Ces milieux, dits On cite souvent le cas des tapirs, du Mésozoïque. Les «asiles» actuels
relictuels, correspondent à des habitats ongulés périssodactyles relativement plé- résulteraient de ce vaste phénomène de
particuliers, limités, souvent très stables à siomorphes par rapport aux chevaux, ségrégation vicariante.
long terme. Les espèces qui y sont adap- autrefois largement répandus dans En conclusion, les particularités des
tées seraient soumises à une concurrence l'Ancien et le Nouveau Monde, et confi- formes panchroniques (dont les ci-devant
moins variée, moins intense que dans les nés aujourd’hui dans deux aires relic- «fossiles vivants») illustrent, comme en
milieux plus ouverts et banals. On cite tuelles disjointes : les forêts tropicales négatif, tous les thèmes majeurs de l'évo-
souvent les cavernes ou les abysses d'Asie du Sud-Est et d'Amérique du Sud. lutionnisme.

© POUR LA SCIENCE 83
Intérêt et limites
des phylogénies moléculaires
HERVÉ PHILIPPE

Les phylogénies construites à partir des caractères la possession en commun de caractères


nouveaux (voir L’avènement de la cladis-
moléculaires complètent les phylogénies classiques, tique, par Pascal Tassy, page 74), et
l’approche phénétique, élaborée par
mais sont source d’erreurs nouvelles. P. Sneath et R. Sokal, où l’on forme des
groupes sur la base de la plus grande
similitude globale (figure 1). Les deux

E
méthodes ont été informatisées et utili-
n 1859, dans la première édition bactéries, mais ils ont peu à peu sées par de nombreux taxinomistes dès
de L’origine des espèces, renoncé à ce projet devant la quasi- les années 1960. Ce double apport a pro-
Darwin affirmait clairement que impossibilité de définir des caractères fondément renouvelé la taxinomie, et
la classification des espèces homologues, ces cellules sans noyau l’emploi de méthodes mathématiques lui
devait refléter leur phylogénie, autrement ayant une morphologie trop simple. a conféré un statut de «vraie» science.
dit, qu’un groupe taxinomique devait Cette première étape de recherche des C’est dans ce contexte qu’en 1965,
contenir l’espèce ancestrale et tous ses caractères est souvent passée sous E. Zuckerkandl et L. Pauling ont utilisé
descendants. Un tel groupe est dit mono- silence, mais l’exemple précédent pour la première fois des caractères
phylétique. Comme ce principe théorique montre son importance cruciale. moléculaires pour construire des phylo-
semble la seule façon d’obtenir une clas- La deuxième étape n’a été formalisée génies. La nouveauté de leur approche
sification naturelle des espèces, il a été que beaucoup plus tard, dans la deuxième résidait dans la définition de nouveaux
rapidement accepté par l’ensemble des moitié du XXe siècle. Elle a donné lieu à caractères comparables : ils ont constaté
biologistes. Toutefois, l’absence de deux approches différentes : l’approche qu’il existait une très grande similitude
méthode pour obtenir de telles phylogé- cladistique, élaborée par Willy Hennig, entre les séquences de protéines exerçant
nies est vite devenue problématique. où l’on forme des groupes sur la base de les mêmes fonctions chez différentes
Malgré la révolution darwinienne, la
SÉQUENCES DE LA CHAÎNE β DE L'HÉMOGLOBINE CHAT CHIM HOMM AUTR CROC CRAP
classification des espèces restait un «art»
où seule la présentation changeait avec CHAT E KG L V NG LWGK V N V D E VGGE A L GR L L V V Y P 0
l’utilisation d’arborescences. CHIMPANZÉ – – S A – T A – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – 4 0
La construction des phylogénies se HOMME – – SA – T A – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – 4 0 0
décompose en deux étapes principales :
AUTRUCHE – – Q – I S – – – – – – – – A DC – A – – – A – – – I – – – 9 11 11 0
l’obtention de caractères comparables
pour toutes les espèces étudiées et le CROCODILE – – Q – I GD – – H – – D – A HC – – – – – S – M – I – – – 12 13 13 8 0
choix de la meilleure classification pos- CRAPAUD DRQ – I – S T – – – L C A K T I – Q – – – – – – –WT – – 15 17 17 15 17 0
sible pour cet ensemble de caractères,
CROCODILE
c’est-à-dire de la meilleure arborescence.
AUTRUCHE
La première étape fut l’objet d’une
HOMME
lente élaboration. Le paléontologue
CHIMPANZÉ
anglais Richard Owen l’a formalisée en
CHAT
1848 en s’inspirant du principe des
CRAPAUD
connexions d’Étienne Geoffroy Saint-
Hilaire. À l’intérieur d’un même plan 1. RELATIONS PHYLOGÉNÉTIQUES ENTRE SIX VERTÉBRÉS, établies par la méthode phénétique. Les
d’organisation, deux organes sont com- séquences partielles de la chaîne β de l’hémoglobine des différentes espèces sont codées par
parables s’ils ont les mêmes des lettres, correspondant chacune à un type d’acide aminé. Les tirets indiquent un acide
connexions avec les organes voisins : aminé identique à celui de la séquence du chat à la même position. Ces séquences sont très
similaires : celles de l’homme et du chimpanzé sont identiques, et celles de l’homme et du cra-
ils sont alors dits homologues. La défi-
paud, dont les lignées ont divergé depuis 400 millions d’années, ne diffèrent qu’en 17 posi-
nition de caractères homologues est tions sur 30. On a reporté dans une «matrice de dissimilitudes» le nombre de différences entre
parfois délicate. Prenons un exemple en chaque paire d’espèces, puis on a construit une arborescence où la longueur des branches est
microbiologie : dans les années 1930, proportionnelle aux dissimilitudes. Les phylogénies ainsi construites ne sont fiables que si la
R. Stanier et C van Niel ont voulu créer vitesse d’évolution moléculaire est la même chez toutes les espèces. Ce principe d’une «hor-
une systématique phylogénétique des loge moléculaire» étant rarement vérifié, les méthodes phénétiques ne sont plus utilisées.

84 © POUR LA SCIENCE
espèces. En d’autres termes, l’enchaîne- ÉCHANTILLON 1 ÉCHANTILLON 2
ment des acides aminés est à peu près le HOMME GROUPE EXTÉRIEUR RHINOCÉROS
même dans les protéines des différentes
espèces, ce qui prouve que ces protéines DAUPHIN CÉTACÉS BALEINE
sont homologues, et les quelques posi-
tions qui diffèrent d’une espèce à l’autre CERF RUMINANTS CERF
fournissent des informations pour
reconstruire leur phylogénie (figure 1). COCHON SUIFORMES PÉCARI

La phylogénie des Vertébrés établie


par Zuckerkandl et Pauling à partir de
données moléculaires est à peu près
identique à celle obtenue à partir de
données morphologiques, anatomiques
et paléontologiques. L’accord de ces
deux analyses indépendantes prouve
que la mémoire des mêmes événements
historiques a été conservée à deux 2. SELON LES ESPÈCES COMPARÉES, l’analyse moléculaire conduit à deux versions des relations
niveaux d’organisation complètement phylogénétiques des cétacés avec les artiodactyles, ordre qui rassemble les ruminants (vache,
différents. Ce résultat valide en même cerf), les suiformes (cochon, hippopotame) et les tylopodes (chameau). L’arbre de gauche,
temps la reconstruction phylogénétique construit à partir des séquences d’une protéine de la respiration, le cytochrome b, chez quatre
et la théorie de l’évolution. Deux ans espèces, fait des ruminants et des suiformes deux groupes frères ; l’arbre de droite, construit à
plus tard, W. Fitch et E. Margoliash ont partir de la même protéine mais avec un échantillon d’espèces différent, rapproche au
contraire cétacés et ruminants. Des analyses plus exhaustives, utilisant un plus grand nombre
obtenu à peu près la même phylogénie
d’espèces et plusieurs gènes, donnent un résultat plus fiable : les cétacés seraient proches
des Vertébrés à partir d’un autre gène, parents de l’hippopotame, auquel ils ressemblent d’ailleurs par de nombreux caractères.
le cytochrome c. En quelques années,
les phylogénies moléculaires ont montré nies moléculaires. L’équipe d’A. Wilson tout), mais sur quatre espèces seule-
leur pertinence. a conclu, grâce à l’analyse de nom- ment. Or les reconstructions phylogéné-
Les génomes contenant des milliers, breuses protéines et à l’hypothèse de tiques sont très sensibles à l’échantillon-
voire des millions, de caractères homo- «l’horloge moléculaire», que la diver- nage taxinomique et donnent facilement
logues, on pensait disposer de suffisam- gence entre l’homme et les grands des résultats erronés, bien que statisti-
ment d’informations pour reconstruire singes africains (chimpanzé et gorille) quement valides, lorsqu’on utilise peu
l’histoire de l’ensemble du monde ne daterait que de 5 à 10 millions d’espèces (figure 2). En 1996, une ana-
vivant. On espérait ainsi confirmer et d’années, et non de 30 millions d’années lyse du génome mitochondrial complet
affiner les résultats anciens sur des comme le soutenaient alors la plupart (environ 16 000 nucléotides) a aussi
groupes déjà bien étudiés, tels que les des paléoanthropologues. D’autre part, indiqué que les Rongeurs n’étaient pas
animaux et les plantes à fleurs, et sur- l’équipe de C. Woese a mis en évidence, monophylétiques, mais le cochon
tout établir une première classification par l’analyse phylogénétique des ARN d’Inde se retrouvait cette fois plus
phylogénétique de tous les autres ribosomiques, un nouveau groupe proche des Primates que de la souris!
groupes, incluant les bactéries et les d’organismes, les archébactéries, aussi On s’est aperçu que ce résultat, lui non
eucaryotes unicellulaires. différents des bactéries classiques que plus, n’était pas valable.
En effet, les molécules assurant les des eucaryotes (voir À la recherche de L’approche moléculaire a ainsi
fonctions élémentaires de la vie cellu- l’ancêtre de toutes les cellules, page 88). fourni, en quelques années, deux résul-
laire, telles que la synthèse protéique ou tats contradictoires et très probablement
le métabolisme central, ont gardé le Arbres contradictoires erronés, mais qui furent chacun présen-
même «patron» chez tous les orga- tés comme une certitude. Une nouvelle
nismes vivants. Les gènes correspon- À partir de 1985, avec la quantité crois- analyse de l’ensemble de ces données,
dants, par exemple ceux codant les ARN sante de séquences disponibles, on a cru incluant cette fois un grand nombre
ribosomiques, des composants essentiels que les phylogénies moléculaires allaient d’espèces, a montré que la monophylie
de la machinerie de synthèse des pro- résoudre tous les problèmes phylogéné- des Rongeurs n’était pas contredite par
téines, sont parfaitement comparables tiques. Trop souvent, les biologistes ont les données moléculaires, et que le pro-
entre bactéries, plantes et animaux. abandonné tout esprit critique face à blème résidait en partie dans l’utilisa-
La seule limitation à la perspective l’avalanche de nouveaux résultats. Ainsi, tion d’un trop petit nombre d’espèces.
grandiose d’une phylogénie complète du en 1991, D. Graur affirmait, à partir de Cet exemple illustre l’un des arte-
vivant a longtemps été l’acquisition des l’analyse de quinze protéines, que les facts majeurs des phylogénies molécu-
séquences de protéines, puis d’ADN. Cette Rongeurs ne formaient pas un groupe laires, celui de l’attraction des longues
limitation a presque disparu depuis la fin monophylétique, et plus précisément, que branches. J. Felsenstein a démontré, en
des années 1980, avec l’utilisation de la souris était plus proche parente des 1978, que si deux espèces évoluent
nouvelles techniques de biologie molécu- Primates que du cochon d’Inde. Ce résul- beaucoup plus vite que les autres, alors
laire telles que la PCR, et surtout avec le tat est en flagrante contradiction avec un la phylogénie reconstruite regroupe sys-
séquençage de génomes complets. riche corpus de données morphologiques tématiquement les espèces évoluant le
Au cours des années 1970, deux et paléontologiques. plus vite, quelles que soient les vraies
résultats spectaculaires ont confirmé L’analyse de D. Graur était fondée relations de parenté. Cet artefact fournit
définitivement la puissance des phylogé- sur de nombreux caractères (1998 en l’explication du problème de la non-

© POUR LA SCIENCE 85
monophylie des Rongeurs (figure 3). Au vu de cette seule position, on regrou- monophylétique : les animaux à deux
Les 15 gènes nucléaires considérés par pera de façon incorrecte les deux feuillets embryonnaires, tels que la
D. Graur ont évolué plus vite chez le grandes branches. De manière générale, méduse ou l’anémone de mer, seraient
cochon d’Inde, ce qui explique son de nombreuses positions présentent le plus proches des champignons que des
émergence précoce sur l’arbre phylogé- même nucléotide chez les deux taxons à animaux à trois feuillets embryonnaires,
nétique «moléculaire». À l’inverse, le évolution lente, tout simplement parce tels que les Vertébrés ou les
génome mitochondrial a évolué plus vite qu’il n’y a pas eu de substitutions. Ces Arthropodes. La monophylie des
chez la souris. Les phylogénies molécu- deux taxons, possédant des séquences Métazoaires est cependant soutenue par
laires échouent à retrouver la monophy- très similaires, seront regroupés ; il vau- de nombreux caractères, par exemple la
lie des Rongeurs à cause de ces diffé- drait mieux parler d’attraction des présence de collagène, et par de nom-
rences de vitesse d’évolution. branches courtes plutôt que d’attraction breuses autres phylogénies molécu-
L’augmentation de la vitesse d’évo- des branches longues. En utilisant un laires. Ce résultat erroné est dû à une
lution d’un gène correspond à la fixation grand nombre d’espèces, on détecte les accélération de la vitesse d’évolution de
d’un plus grand nombre de mutations. substitutions multiples, et on réduit sen- l’ARN ribosomique chez les animaux à
Quand les mutations se produisent à la siblement l’impact de cet artefact. Par trois feuillets embryonnaires.
même position de la séquence nucléoti- conséquent, les phylogénies molécu- L’idée qu’un gène évolue à la même
dique chez les différentes espèces, la laires construites dans ces conditions vitesse chez tous les organismes, c’est-à-
probabilité pour que le signal phylogé- sont plus fiables. dire l’existence d’une horloge molécu-
nétique soit masqué est très forte, car il y laire, a longtemps été considérée comme
a de grands risques de réversion et de Les méduses parentes des une réalité et constitue un des piliers de
convergence. La figure 3 illustre cette la théorie neutraliste de l’évolution. Or,
situation : en une position particulière,
champignons ? il apparaît de plus en plus clairement que
plusieurs substitutions ont eu lieu dans L’attraction des longues branches est la l’horloge moléculaire est très souvent un
chacune des deux longues branches, et cause de la plupart des résultats aber- artefact. Quand les données sont affec-
aucune dans les deux autres branches. rants tirés des données moléculaires. tées d’un fort «bruit», c’est-à-dire quand
Le résultat net de cette évolution est que Par exemple, en 1988, on a conclu, à il y a un trop grand nombre de substitu-
les deux taxons à longues branches ont partir d’une analyse fondée sur des tions aux mêmes positions, on observe
le même nucléotide, T , alors que les séquences d’ARN ribosomiques, que les une apparente égalité des vitesses d’évo-
deux autres taxons ont le nucléotide G. Métazoaires ne formaient pas un groupe lution des deux lignées, même s’il existe

PHYLOGÉNIE RÉELLE PHYLOGÉNIE MOLÉCULAIRE (SÉQUENCE DU GÈNE X)

GROUPE EXTÉRIEUR GROUPE EXTÉRIEUR

HOMME HOMME

SOURIS SOURIS

Branche à évolution rapide


COCHON D'INDE COCHON D'INDE

GROUPE EXTÉRIEUR GROUPE EXTÉRIEUR

HOMME HOMME

COCHON D'INDE COCHON D'INDE


Branche à évolution rapide
SOURIS SOURIS
NOMBRE DE SUBSTITUTIONS DANS LE GÈNE X

A C C G G A A T
T GROUPE EXTÉRIEUR

A G HOMME

A G G COCHON D'INDE

T SOURIS
G T T G G A A C C T
3. L’ATTRACTION DES LONGUES BRANCHES est un artefact majeur des sont attirées par la longue branche du groupe extérieur. On conclut
phylogénies moléculaires. Les arbres de gauche indiquent la phylogé- alors, de façon erronée, à la non-monophylie des Rongeurs, puisque
nie réelle des espèces ; la longueur des branches est proportionnelle au l’homme devient un parent proche de l’un des deux rongeurs! L’expli-
nombre de substitutions dans les gènes étudiés. Dans le premier arbre, cation du phénomène est donnée par l’arbre du bas, où l’on a repré-
le cochon d’Inde évolue plus vite ; dans le deuxième, c’est la souris. Les senté les substitutions de nucléotides en une position hypothétique. La
arbres de droite montrent les phylogénies reconstruites à partir des souris et le groupe extérieur ont le même nucléotide (T) uniquement
séquences de ces gènes. Les espèces qui évoluent vite (cochon d’Inde par convergence. Quand à l’homme et au cochon d’Inde, ils ont
et souris) émergent à la base des arbres, car leurs longues branches conservé le même nucléotide (G) car le site n’a pas muté.

86 © POUR LA SCIENCE
une différence d’un facteur 100 entre ces

CILIÉS + DINOFLAGELLÉS
vitesses. L’irrégularité des vitesses

BACTÉRIES POURPRES
d’évolution est en fait la règle, et l’hor-

PLURICELLULAIRES
+ CHLOROPLASTES

+ MITOCHONDRIES
ARCHÉBACTÉRIES

CYANOBACTÉRIES

+ SPOROZOAIRES

ALGUES ROUGES

ALGUES DORÉES
loge moléculaire n’existe que dans

ALGUES VERTES
+ MÉTAPHYTES
CHAMPIGNONS
SPIROCHÈTES
quelques cas particuliers.
L’artefact des longues branches

ANIMAUX
GRAM +
affecte la majorité des phylogénies molé-

AMIBES
culaires, et va avoir tendance à séparer
certains taxons qui devraient être regrou-
pés. En effet, il suffit qu’une espèce évo-
lue plus vite que les autres espèces du
groupe pour qu’elle en soit exclue ; la
non-monophylie d’un groupe est un
résultat fréquemment obtenu par les phy-
logénies moléculaires, mais en général, il
n’est pas significatif. Il faut que de nom-
breux gènes montrent, de manière
concordante, qu’un groupe n’est pas
4. PHYLOGÉNIE GÉNÉRALE DU VIVANT. Cet arbre est une version très simplifiée des relations
monophylétique pour que cette conclu-
phylogéniques déduites de nombreux caractères morphologiques et de la séquence de
sion soit considérée comme fiable, mais nombreux gènes. On a représenté plusieurs lignées éteintes hypothétiques (en vert clair)
de tels résultats sont très rares. pour indiquer que la biodiversité ancestrale était tout aussi importante que l’actuelle.
Ces artefacts de non-regroupement
constituent une limitation importante des L’arbre du vivant nismes, en particulier les parasites,
phylogénies moléculaires. Toutefois évoluent souvent par perte de fonctions
c’est aussi un avantage majeur ; dans une À partir de l’analyse des caractères mor- et dérivent par conséquent d’orga-
phylogénie moléculaire, il y a peu de phologiques, on a défini un ensemble de nismes plus complexes : tous les orga-
risques qu’un regroupement particulier groupes distincts, tels que les nismes actuels d’apparence simple ne
d’espèces soit artificiel, même s’il est Métazoaires ou les Ciliés. L’approche sont pas «primitifs», comme on
surprenant. Les deux exemples donnés moléculaire a effectivement complété ces l’admet trop souvent.
précédemment, la proche parenté de résultats : grâce à l’analyse comparée de Les phylogénies moléculaires ont
l’homme et des grands singes africains et nombreux gènes, on a établi une ébauche montré l’importance d’un autre phéno-
la monophylie des archébactéries, consti- de phylogénie de l’ensemble du Vivant. mène, celui des radiations évolutives,
tuent par conséquent des résultats Une vue simplifiée en est présentée sur c’est-à-dire la diversification d’un grand
solides. Nous verrons dans la suite plu- la figure 4. On a ainsi confirmé l’origine nombre d’espèces nouvelles en un temps
sieurs autres apports à la phylogénie endosymbiotique des mitochondries et très court. Elles ont confirmé plusieurs
générale du Vivant. des chloroplastes, organites intracellu- radiations bien documentées par la
Revenons sur ce qui semble un laires respectivement responsables de la paléontologie, comme celle des animaux
avantage important des phylogénies respiration et de la photosynthèse. Dans ou celle des mammifères, et en ont révélé
moléculaires, la possibilité d’utiliser un l’hypothèse endosymbiotique, ces orga- plusieurs autres, en particulier celles qui
très grand nombre de caractères. Si une nites dérivent d’eubactéries qui se sont ont donné naissance à presque tous ou
position est sélectivement neutre, un intégrées à une cellule eucaryote de presque tous les phylums d’eubactéries,
grand nombre de mutations vont se pro- manière stable. En outre, on a démontré d’une part, et aux phylums d’eucaryotes,
duire et brouiller le message phylogé- que des organismes aujourd’hui dépour- d’autre part. À grande échelle, l’évolu-
nétique. À l’inverse, si une position est vus de mitochondries, en particulier des tion des espèces procède par des périodes
sous une forte contrainte sélective, un espèces parasites telles que Trichomonas d’intense diversification, suivies de
très petit nombre de substitutions se et Entamoeba, en possédaient jadis : il périodes d’extinction massive. Cette
produiront, voire aucune, et cette posi- existe dans leur génome des gènes qui, théorie, soutenue par le paléontologue
tion apportera très peu d’informations d’après l’analyse phylogénétique, ont Stephen Jay Gould, contredit la vision
pour la détermination de l’ordre des une origine mitochondriale. Ces espèces classique de l’arbre du Vivant, celui d’un
branchements. auraient perdu leurs mitochondries en cône de diversité croissante.
En réalité, le problème est plus com- s’adaptant à des conditions anaérobies. Les phylogénies moléculaires consti-
plexe, car la pression de sélection sur Plus surprenant, la même approche a tuent un outil supplémentaire pour l’étude
une position particulière varie au cours révélé que l’organisme unicellulaire res- de l’évolution, mais nécessitent une
du temps, si bien que la vitesse d’évolu- ponsable de la malaria, Plasmodium fal- grande quantité de données. Si elles pro-
tion de cette position varie elle aussi ciparum, a possédé au cours de son his- duisent parfois des résultats erronés, en
tout au long de l’histoire évolutive. Ce toire des chloroplastes. Autrement dit, ce particulier des absences de regroupement,
phénomène, qui affecte la grande majo- parasite intracellulaire dériverait d’un elles ont apporté une aide précieuse à la
rité des positions, perturbe gravement organisme photosynthétique. classification des organismes à morpho-
les méthodes de reconstruction phylogé- Ainsi, les phylogénies moléculaires logie simple. Grâce à elles, on dispose
nétique. Bien qu’il soit très difficile à apportent de nombreuses preuves à aujourd’hui d’un schéma général de
modéliser, on devra le prendre en l’appui de la théorie de «l’évolution l’évolution du Vivant, qui souligne
compte dans les algorithmes pour amé- physiologique régressive», exposée par l’importance de deux mécanismes, celui
liorer les phylogénies moléculaires. André Lwoff en 1943. Les micro-orga- des simplifications et celui des radiations.

© POUR LA SCIENCE 87
À la recherche de l'ancêtre
de toutes les cellules
PATRICK FORTERRE

Avant que n’apparaisse le dernier ancêtre commun Prix Nobel. Avant cette percée, on
admettait que toutes les enzymes étaient
aux trois empires actuels du vivant (bactéries, archées des protéines. Rien d’étonnant à cette
croyance : pendant longtemps les biolo-
et eucaryotes), la vie primitive est passée par plusieurs gistes ont pensé que les gènes eux-
mêmes étaient de nature protéique. La
étapes, du monde à ARN au monde à ADN. découverte des enzymes à A R N a
retourné complètement la situation au
profit des acides nucléiques : elle a

L
amené une nouvelle vision, celle d’un
a reconstitution des premières dernier ancêtre commun à tous les êtres monde à ARN, une biosphère primitive
étapes de l'évolution de la vie vivants actuels. Nous baptiserons cet sans protéines (et sans ADN), étape inter-
sur notre planète est une tâche ancêtre LUCA (acronyme pour le terme médiaire entre l'apparition de la vie sur
majeure pour les biologistes du anglo-saxon Last Universal Common notre planète et celle de LUCA.
XXIe siècle. Longtemps tabou, cet objec- Ancestor). Cette hypothèse résout, en particu-
tif est ensuite apparu scientifiquement lier, un paradoxe du type «l'œuf ou la
hors de portée. Les biologistes se conten- Le monde ancestral à ARN poule?» qui embarrassait les quelques
taient de rechercher, parmi les différents biologistes moléculaires intéressés par le
types cellulaires connus, les formes les La découverte de l'activité catalytique problème des origines de la vie :
plus simples, qu’ils supposaient les plus (enzymatique) de certains ARN par les «Qu’est-ce qui est apparu en premier, les
"primitives". Au nombre des candidats, biochimistes Américain Thomas Cech protéines ou l'ADN?» En effet, s'il faut
figuraient les mycoplasmes, des bacté- et Sydney Altman en 1980 leur a valu le des protéines pour fabriquer et répliquer
ries sans paroi dont l'unique chromo-
some est trois à quatre fois plus petit que
celui du colibacille. Selon ce scénario, U C ARN U C ADN
des mycoplasmes ancestraux auraient A G A G G C G C
donné naissance à toutes les bactéries G C G U C G C G
actuelles ; les cellules avec noyaux TRANSITION TRANSITION
C→U C→U
(nommées cellules eucaryotes) seraient U A U A
G C G U
ensuite apparues par association de plu- G C G C
sieurs lignées bactériennes. T A T A
Cependant, la nature des événe- A U A U
ments précédant l'apparition de la pre- A T A T
C G C G
mière bactérie restait totalement incon-
nue, de même que les relations de G U G U
parenté entre tous les micro-organismes U A U A
situés à la base de l'arbre du vivant. A U G C BASES DE L'ARN A T G C BASES DE L'ADN
Cette situation a duré jusqu'à la fin
des années 1970. À cette époque, deux 1. STRUCTURES DE L’ARN ET DE L’ADN. L'ARN est un polymère formé par l'association de quatre
découvertes majeures ont relancé l'inté- types de ribonucléotides comportant chacun une base aminée différente, l’adénine (A), l’ura-
rêt des biologistes moléculaires pour les cile (U), la guanine (G) ou la cytosine (C). Lorsque des parties de sa séquence sont complé-
débuts de la vie : celle des ARN enzymes mentaires (appariements AU et GC), le brin d'ARN se replie sur lui même pour former des
(ou ribozymes), et celle d'un troisième «épingles à cheveux». Dans le cas des ARN catalytiques, ou ribozymes, la structure résultante
est parfois aussi compliquée que celle d'une protéine. La molécule d'ADN, quant à elle, est for-
groupe d'êtres vivants sur Terre, les
mée de deux chaînes de déoxyribonucléotides comportant les bases A, G, C et T (thymine).
archaebactéries. Ces découvertes ont Ces deux brins sont liés sur toute leur longueur par des appariements entre les bases A et T,
conduit, d'une part à l'hypothèse d'un d’une part, G et C, d’autre part, et s’enroulent en une double hélice. La transformation sponta-
monde à ARN qui aurait précédé notre née de C en U passe inaperçue dans la séquence d'un ARN, mais sera repérée (et réparée)
monde à ADN, et d'autre part à de nom- dans celle d'un ADN . Pour cette raison, l’ ADN est plus adapté à la conservation de
breuses spéculations sur la nature du l’information ; il aurait d’ailleurs remplacé l’ARN dans cette fonction.

88 © POUR LA SCIENCE
la molécule d' ADN , c'est le message
génétique porté par l'ADN qui va dicter la
séquence des protéines, responsable de
leur individualité et de leur fonction.
Dans le monde à ARN, on suppose que
celui-ci jouait les deux rôles à la fois,
celui de matériel génétique (fonction
qu'il assure toujours chez certains virus)
et celui d'enzyme, rôle aujourd'hui tenu
essentiellement par les protéines.
Le monde à ARN a-t-il réellement
existé? Il semble à peu près certain que
l'ARN à précédé l'ADN au cours de l'évolu-
tion. L'argument le plus fort en faveur de
cette hypothèse est sans conteste le fait
que dans les cellules actuelles, le métabo-
lisme produit tout d'abord les ribonucléo-
tides, ces monomères qui s'assemblent
pour former l'ARN ; ceux-ci sont ensuite
réduits (élimination d'un oxygène) par
une protéine-enzyme, la ribonucléotide
réductase, pour donner les précurseurs de
l'ADN, les déoxyribonucléotides.
L'ADN est en quelque sorte un ARN
modifié qui se serait spécialisé dans la
conservation de l'information génétique.
En effet, la perte de l'un des oxygènes
du ribose (le sucre présent dans l'ARN)
rend la molécule d'ADN beaucoup plus
stable que celle d’ARN. Dans la molé-
cule d'ARN, cet oxygène chimiquement
actif peut attaquer la liaison qui relie
deux ribonucléotides voisins, condui-
sant à la rupture de la molécule.
Parallèlement, l'ADN a perdu les capaci-
tés enzymatiques de l'ARN, qui sont pré-
cisément liées à cet oxygène.
Le remplacement de l'uracile ( U ),
l'une des quatre bases de l'ARN (AUGC),
par la thymine (T) dans l'ADN (ATGC), 2. LE MICROBIOLOGISTE WOLFRAM ZILLIG récolte des échantillons sur l’île volcanique de
correspond également à une adaptation White Island, en Nouvelle Zélande, afin d’isoler des archées hyperthermophiles. Ces cellules
sans noyau constituent le troisième empire du vivant, à côté des bactéries et les eucaryotes.
spécifique. En effet, la cytosine (C), pré-
sente à la fois dans l'ARN et dans l'ADN,
peut se transformer spontanément en fabriquer en laboratoire par des mation des liaisons entre acides aminés
uracile (voir la figure 1). Cette «mau- méthodes «prébiotiques». De nombreux pour constituer une chaîne protéique
vaise» uracile (absente du message ori- auteurs, tels Stanley Miller et Christian semble catalysée par un ARN -enzyme
ginal) ne pourra pas être reconnue dans de Duve, supposent donc l'existence présent dans les ribosomes, ces orga-
un ARN ; en revanche, dans l’ADN, où d'une étape qui aurait précédé le monde nites cellulaires responsables de la syn-
l’uracile ne fait pas partie de l’alphabet, à ARN . Nous ne saurons sans doute thèse des protéines. Cette conclusion est
elle sera immédiatement détectée, puis jamais quelles molécules étaient alors fondée sur des expériences réalisées au
éliminée par les mécanismes de répara- présentes ; elles devaient certainement début des années 1990 dans le labora-
tion de la cellule. La conservation du posséder des activités catalytiques déjà toire de Harry Noller. Si elle est confir-
message génétique est donc plus fidèle très variées, et nombre d'entre elles ont mée, il sera possible de distinguer deux
dans l'ADN que dans l'ARN, ce qui a per- dû disparaître à jamais de la surface du étapes dans l'évolution du monde à
mis l'augmentation de la taille des globe. On suppose également que la ARN : un premier âge (avant l'invention
génomes à ADN (et du nombre de pro- membrane s'est formée très tôt : en déli- des protéines «modernes») et un
téines codées par ces génomes). mitant un milieu intérieur, la cellularisa- deuxième âge (après cette invention).
À quoi ressemblait le monde à ARN? tion donne des individus, qui vont évo- L'apparition de l' ADN (c'est-à-dire
certains chercheurs imaginent l'appari- luer par une sélection de type darwinien. celle des protéines-enzymes nécessaires
tion de la vie sous forme de molécules Il est également probable que les à la réduction des ribonucléotides et à
d'ARN barbotant dans la soupe primitive. protéines telles que nous les connais- la synthèse de la thymine) se serait
C'est certainement aller trop loin. L'ARN sons n'existaient pas à cette époque. En donc produite au cours du deuxième
est une molécule complexe, impossible à effet, dans les cellules actuelles, la for- âge du monde à ARN . Cette prise de

© POUR LA SCIENCE 89
contrôle de la machinerie cellulaire par vivants, celui des archaebactéries (ou semble absente chez les bactéries clas-
un génome à ADN marque le passage archaea, selon la terminologie introduite siques. De nombreux autres exemples ont
vers le monde à ADN. par cet auteur en 1990, que nous tradui- été rapportés précédemment. En se fon-
Quelle est la pression de sélection rons ici par archées). On utilisera désor- dant sur des données issues de la phylo-
qui a conduit à l'apparition de l'ADN? Il mais le terme d’empire pour désigner les génie moléculaire, Carl Woese propose
se pourrait que l'ADN soit apparu en tant trois divisions du monde vivant : les même d'enraciner l'arbre universel du
que sous-produit de la guerre biologique bactéries, les archées et les eucaryotes. vivant dans la branche des bactéries :
que devaient déjà se livrer les orga- dans ce cas, nous serions (nous les euca-
nismes de cette époque. L'ADN aurait été Les trois empires ryotes) le groupe frère des archées.
initialement un ARN modifié, résistant Cette conclusion est toutefois
aux enzymes fabriquées par certains
du monde vivant controversée. Il n'est pas du tout évident
organismes pour détruire le génome à Les archées sont des procaryotes (des que les séquences des macromolécules
ARN de leurs concurrents. Cette stratégie cellules sans noyau, tout comme les aient conservé suffisamment d'informa-
est encore aujourd'hui utilisée par cer- bactéries classiques), et sont très répan- tions pour permettre de déterminer des
tains virus qui modifient la structure de dues sur notre planète. On les trouve liens de parenté aussi anciens. En outre,
leur ADN pour contourner les défenses aussi bien dans les mers froides que les archées possèdent également des
des cellules qu'ils attaquent. dans nos intestins, dans les lacs salés et caractères «bactériens» classiques ; par
Quand cet événement (l'invention dans les sources chaudes. exemple, les mécanismes de la division
de l'ADN) s'est-il produit? En particulier, En apparence, elles ressemblent aux cellulaire semblent très proches de ceux
a-t-il eu lieu avant ou après la sépara- bactéries, mais au plan évolutif, elles en que l'on vient de découvrir chez le coli-
tion entre cellules procaryotes et euca- sont aussi éloignées que des eucaryotes. bacille. En l'absence d'un quatrième
ryotes? Pour répondre à cette question, Elles présentent même, à l’échelle molé- empire, il est malheureusement impos-
revenons sur la nature de LUCA. culaire, un certain nombre de caractéris- sible d'appliquer la méthode cladistique
La réflexion sur ce dernier ancêtre tiques qui les rapprochent de nous (les au problème des relations de parenté
commun a récemment progressé grâce à eucaryotes). Par exemple, notre équipe entre bactéries, archées et eucaryotes.
l’application des méthodes de la phylo- vient de découvrir que les archées possè- Cela étant, le fait de disposer de
génie moléculaire à l'étude des relations dent une enzyme apparentée à celle qui, trois «empires» est quand même très
de parenté entre micro-organismes. À la dans les cellules sexuelles, casse les chro- utile pour une analyse comparative
fin des années 1970, le biologiste améri- mosomes parentaux pour les recombiner visant à établir le portrait-robot de
cain Carl Woese a mis en évidence par et donner de nouvelles combinaisons à la LUCA. Ce dernier devrait en effet possé-
ce moyen un troisième groupe d'êtres génération suivante. Cette protéine der plus ou moins l'ensemble des carac-

MÉTHYLATION
DE L'URACILE

HYDROLYSE
SPONTANÉE

CYTOSINE URACILE THYMINE

RIBOSE DÉOXY
RIBOSE

NUCLÉOTIDE ACTIVITÉ
ENZYMATIQUE
HYDROGÈNE
COUPURE
CARBONE

OXYGÈNE

PHOSPHORE

AZOTE
ARN ADN

3. STRUCTURE DES NUCLÉOTIDES, les briques élémentaires des acides cet oxygène réactif, l’ADN est plus stable, ce qui convient à sa fonction
nucléiques. Chaque nucléotide est formé par l’association de trois élé- de stockage de l’information. L’autre particularité de l’ADN est le rem-
ments : une base azotée, un sucre (ribose ou désoxyribose) et un placement de l’uracile par la thymine, une base qui correspond à une
acide phosphorique. Dans l’ARN, l’un des oxygènes du ribose est réac- uracile méthylée : grâce à ce nouvel alphabet (ATGC), la transformation
tif, ce qui explique à la fois l’instabilité de la molécule (coupure de la de la cytosine en uracile par hydrolyse spontanée ne risque plus
liaison à l’acide phosphorique) et son activité catalytique. Dépourvu de d’introduire d’erreur dans le message génétique.

90 © POUR LA SCIENCE
tères présents aujourd'hui dans les trois même l’apparition de LUCA, contraire- pées à la base des arbres. Ces observa-
empires à la fois (si l'on exclut toutefois ment à une vue assez répandue selon tions indiquent que la vitesse d'évolu-
la possibilité d’un transfert massif de laquelle LUCA était une collection de tion des ARN ribosomaux est plus faible
caractères d'un empire vers un autre cellules échangeant sans contrainte leur chez les hyperthermophiles. Pour des
après leur divergence!) matériel génétique. chercheurs tel que Carl Woese, Carl
Il est frappant de constater que le Stetter ou Norman Pace, cela signifie-
La nature code génétique, ainsi que tous les méca- rait que les hyperthermophiles ont
nismes qui assurent l'expression des
du génome de LUCA gènes et toutes les grandes voies du méta-
Il semble que LUCA possédait déjà un bolisme, sont homologues dans les trois ORIGINE DE LA VIE
(-3,8 À -4 MILLIARDS D'ANNÉES)
génome à ADN. En effet, la plupart des empires. Ceci nous apprend que LUCA
enzymes essentielles du monde à ADN était déjà un organisme complexe sur le
sont non seulement présentes dans les plan moléculaire, et unique, en ce sens
trois empires, mais aussi homologues de qu'il représentait un aboutissement parti-
l'un à l'autre, c'est-à-dire qu'elles déri- culier d'une longue évolution de type dar-
vent toutes d'un ancêtre moléculaire winien (compétition-sélection) entre dif-
INVENTION DE L'ARN
commun qui devait être présent chez férentes biologies moléculaires possibles.
LUCA. C'est le cas des enzymes qui syn- PREMIER
thétisent l'ADN au moment de la réplica- LUCA était-il ÂGE
tion, de la réparation et de la recombi-
naison (les ADN polymérases), de celles
hyperthermophile?
qui modifient le nombre d'entrelace- De nombreux auteurs, en particulier Carl

MONDE À ARN
ments entre les deux brins de la double Woese, pensent que LUCA ressemblait
hélice (les ADN topoisomérases), ou beaucoup aux procaryotes actuels, bac- INVENTION DES PROTÉINES
encore de la ribonucléotide réductase, téries et surtout archées (d'où leur nom). MODERNES
déjà mentionnée, qui fabrique les pré- Carl Woese et d'autres microbiologistes, DEUXIÈME
curseurs de l'ADN. tels que Carl Stetter et Norman Pace, ÂGE
Certaines de ces enzymes existent imaginent plus précisément LUCA sous
en plusieurs exemplaires dans les cel- les traits d'une archée hyperthermophile,
lules actuelles et appartiennent à diffé- ces micro-organismes fascinants qui
rentes familles qui se sont formées par vivent dans les sources chaudes ter-
duplication d'un gène ancestral com- restres ou sous-marines, à des tempéra-
mun. Les représentants des différentes tures allant jusqu'à 110 degrés. INVENTION DE L'ADN
familles existant dans les trois empires, D'un LUCA hyperthermophile à une
les duplications de gènes qui ont donné origine chaude de la vie, il n'y a qu'un PREMIER
ÂGE
naissance à ces familles se seraient pro- pas que de nombreux auteurs n'hésitent
duites avant même l'époque de LUCA pas à franchir. Il est vrai que certains
(figure 6). Nous sommes donc amenés à modèles d'atmosphère primitive impli-
imaginer une période évolutive com- quent des températures élevées, dues à
prise entre l'apparition du premier orga- un effet de serre produit par l'oxyde de
MONDE À ADN

nisme à ADN et celle de LUCA, période carbone. Une nouvelle théorie de l’ori-
LUCA
que j'ai proposé d'appeler le premier âge gine de la vie, proposée par le chimiste (-2 À -3,8 MILLIARDS D'ANNÉES)
du monde à ADN. Gunter Wachtershäuser, fait aussi inter-
LUCA était-il capable de reproduire venir des réactions chimiques à haute DEUXIÈME
ÂGE
son matériel génétique avec la même température. Stanley Miller et moi-
fidélité que les organismes actuels? Un même avons toutefois fait remarquer
fait semble l’indiquer : les ADN polymé- qu'il était difficile de concilier ce scéna-
rases des trois empires possèdent le rio d'une origine chaude de la vie avec
même mécanisme élaboré de correction l'hypothèse du monde à ARN, vu l'ex-
de leurs erreurs, par relecture et édition trême instabilité de cette molécule à
de l'ADN qu'elles viennent de synthétiser. haute température (toujours à cause de
De même, il est remarquable que son oxygène très réactif).
des mécanismes homologues de répara- Les partisans d'un LUCA hyperther-
tion des mauvais appariements survenus mophile s'appuient également sur la
après la réplication (A avec C au lieu de phylogénie moléculaire. Dans les NOYAU

A avec T, par exemple) soient présents arbres établis par la comparaison des BACTÉRIES ARCHÉES EUCARYOTES
chez les bactéries et chez les eucaryotes. séquences des ARN ribosomaux, les
Miroslav Radman et ses collaborateurs, branches conduisant aux organismes 4. ÉTAPES POSSIBLES de l'évolution biolo-
gique, des origines de la vie à LUCA, le der-
à l’Institut Jacques Monod, ont montré hyperthermophiles sont généralement
nier ancêtre commun aux trois empires
que ces mécanismes déterminent les plus courtes que celles conduisant aux (bactéries, archées et eucaryotes). À chaque
barrières génétiques entre espèces au organismes mésophiles (vivant à des étape, les flèches suggèrent une diversifica-
niveau moléculaire. Les mécanismes de températures «normales» pour nous). tion, suivie de la sélection d'une lignée dont
spéciation se seraient mis en place avant D'autre part, ces branches sont regrou- les descendants passent à l'étape suivante.

© POUR LA SCIENCE 91
conservé plus de caractères communs organismes mésophiles, des fonctions
avec LUCA que ne l'ont fait les autres plus générales. Il s'agit d'une enzyme DUPLICATION
DU GÈNE ANCESTRAL
organismes. Il me semble que c'est «moderne», dont l'invention a sans doute
aller un peu vite en besogne : comment été nécessaire pour qu’émergent des
savoir si ce sont les ARN des méso- organismes hyperthermophiles.
philes qui ont accéléré leur vitesse
FAMILLE A FAMILLE B
d'évolution, en s'adaptant au froid, ou LUCA était-il
si ce sont les ARN des hyperthermo-
philes qui ont ralenti leur vitesse d'évo-
un procaryote ?
lution, en s'adaptant au très hautes tem- Finalement l'idée d'un LUCA de type pro-
pératures? Le maintien de la structure caryote est elle-même discutée. Hervé
correcte des ARN à haute température Philippe et moi-même pensons que les
passe par la stabilisation des apparie- bactéries et les archées ont subi un pro-
ments en «épingle à cheveux», ce qui cessus de miniaturisation à partir d'un
impose des contraintes au niveau de la ancêtre plus complexe ; elles se seraient LUCA
séquence (accumulation des paires de ainsi adaptées de façon optimale à leur
bases G-C, plus stables que les paires A- mode de vie. Le «rêve» d'une cellule
U). Ces contraintes limitent les varia- procaryote (pour reprendre une expres-
tions possibles des séquences, et leur sion de François Jacob) est de se diviser
vitesse d'évolution. Du coup, le grou- le plus vite possible, dès que les condi-
pement des hyperthermophiles à la tions de milieux sont favorables. Par
base de l'arbre universel du vivant exemple, le système enzymatique qui BACTÉRIES ARCHÉES EUCARYOTES
pourrait n’être qu’un artefact : il est recopie la molécule d'ADN avance dix
bien connu que les méthodes de fois plus vite chez les procaryotes que 6. LES ORGANISMES ACTUELS possèdent par-
fois deux gènes homologues entre eux, et
construction d'arbre ont tendance à chez les eucaryotes.
homologues au même couple de gènes
regrouper les organismes ayant des Les cellules eucaryotes ne semblent présent dans les organismes des deux
vitesses d'évolution similaires. pas autant obsédées par la vitesse ; elles autres empires. De tels gènes sont dits para-
Enfin, les hyperthermophiles actuels ont investi au contraire dans une aug- logues, et descendent tous d'un gène
sont loin d'être primitifs ; au contraire, mentation de taille et de complexité. ancestral commun qui s'est dupliqué avant
ils possèdent des mécanismes très élabo- Elles s'associent pour former des orga- l'apparition de LUCA. L'étude de tels couples
rés permettant à leurs macromolécules nismes multicellulaires et/ou elles se de gènes permettra peut être de reconsti-
de résister aux températures extrêmes. nourrissent d'autres cellules, proca- tuer les événements qui ont précédé cette
Nous avons ainsi montré, en collabora- ryotes ou eucaryotes. apparition. Elle indique d’ores et déjà que le
monde à A D N est apparu avant L U C A .
tion avec l'équipe de Michel Duguet à Je pense que l'évolution réductrice
Certains auteurs essayent également d'enra-
Orsay, que les bactéries et les archées qui a donné naissance aux procaryotes ciner l'arbre du vivant en utilisant ces
hyperthermophiles possèdent toutes une est irréversible. En fait, les bactéries ont couples de gènes ; d'après eux, la racine
enzyme particulière, la gyrase inverse, connu un tel succès évolutif qu'elles serait dans la branche des bactéries, mais ce
qui introduit un excès d'entrelacements n'ont sans doute pas évolué depuis des résultat est très controversé, étant donné
dans la molécule d'ADN. Ces enroule- milliards d'années, sinon pour des détails l’ancienneté de ces liens de parenté.
ments ont sans doute pour fonction de (rappelons au passage que les estima-
contrecarrer l'effet de l'élévation de tem- tions de l'âge de LUCA varient entre 2 et 4 bactéries), ont connu une évolution
pérature sur la cohésion de la double milliards d'années). Au contraire, les continue vers une complexité toujours
hélice d'ADN. Or cette enzyme est appa- eucaryotes, qui ont du survivre à de plus grande (jusqu'au cerveau humain!).
rue par la fusion de deux gènes codant graves crises environnementales (par Il me semble plus réaliste d’imaginer
des protéines qui exercent, chez les exemple la production d'oxygène par les LUCA comme un organisme totipotent,
capable de donner à la fois naissance aux
A B B A B B procaryotes et aux eucaryotes, selon les
BACTÉRIES ARCHÉES EUCARYOTES BACTÉRIES ARCHÉES EUCARYOTES stratégies évolutives choisies par ses des-
cendants. Quoi qu'il en soit, un fait est
A
certain : ceux-ci ont éliminé tous leurs
B petits camarades, c'est-à-dire les descen-
dants des organismes qui ont vécu en
B
même temps que LUCA. Pour quelle rai-
A son? Est-ce un avantage sélectif décisif
A B (lequel?) ou un hasard lié à une catas-
trophe écologique? Certaines cellules
primitives de l'ère pré-LUCA ont-elles sur-
5. LE PROBLÈME DE LA RACINE. Des chercheurs, impressionnés par la présence de caractères
vécu de nos jours sous d'autres formes,
eucaryotes chez les archées, favorisent un arbre universel enraciné dans la branche des bactéries
(à gauche). Toutefois, seule une analyse cladistique permettrait de résoudre la question en déter-
par exemple virales? Autant de questions
minant si le caractère commun B était déjà présent chez LUCA, le dernier ancêtre commun aux que la plupart des biologistes jugent
trois empires, car on ne peut pas éliminer a priori l'arbre de droite, qui regroupe archées et bac- aujourd’hui encore inabordables. Cela
téries. Malheureusement, une telle analyse est impossible, puisque nous ne connaissons pas de étant, qui aurait prévu, il y a vingt ans le
quatrième empire du vivant, qui permettrait d'orienter la transition A vers B ou B vers A. monde à ARN et l'empire des archées?

92 © POUR LA SCIENCE
L ES MÉCANISMES DE L ' ÉVOLUTION

Darwin a montré que


le moteur de l'évolution est
la sélection naturelle, qui favorise
certaines variations individuelles,
mais il ignorait l'origine de cette variabilité.
La théorie moderne de l'évolution a intégré
l'apport de la génétique : on connaît désormais
les mécanismes qui font naître ces variations
au sein d'une population.
Mutation et nouveauté
JACQUELINE LAURENT

Il existe de nombreuses sources de mutations n’affectera que l'individu, et non sa des-


cendance. Dans une perspective évolu-
qui contribuent au maintien de la variabilité tive, une mutation somatique n'a pas
d’avenir et disparaît avec l’individu qui
au sein des populations. En conjonction avec d’autres la porte. Par conséquent, dans le cas
d'organismes pluricellulaires à repro-
facteurs, notamment écologiques, des mutations duction sexuée, seules les mutations
germinales, touchant les cellules repro-
peuvent déterminer l’apparition de nouvelles espèces. ductrices, sont sources de nouveauté.
Toutefois, il faut prendre en compte
d'autres aspects des mutations pour

L
comprendre les relations entre mutation,
es mutations sont source de A priori, une mutation, puisqu'elle nouveauté et évolution.
nouveauté... En un sens, c’est affecte le matériel héréditaire, est héri-
un truisme, car une mutation tée par les cellules issues de la cellule Mutation et changement
est une modification du maté- initialement modifiée ; toutefois cela
riel génétique d'une cellule. Le même n'implique pas que cette modification La structure en double hélice de l'ADN,
terme désigne aussi le résultat de cette va se maintenir au fil des générations. matériel génétique commun à toutes les
modification du génotype, quand elle Dans une population d’organismes uni- cellules, et la complémentarité des quatre
se traduit, après expression de l'infor- cellulaires, ou chez un organisme pluri- bases nucléiques qui en constituent
mation génétique, par un phénotype cellulaire à reproduction végétative, l’alphabet (l’adénine s’apparie à la thy-
différent. Toutefois, plusieurs condi- une mutation touchant une cellule qui mine, la cytosine à la guanine) sont la
tions doivent être réunies pour qu'un se multiplie ne fera apparaître un carac- base du mécanisme de réplication
changement mutationnel soit source de tère nouveau que si la mutation ne pro- conforme ; par ce mécanisme, une cellule
nouveauté biologique. voque pas la mort de la cellule, ou de donne naissance à deux cellules iden-
Réglons tout de suite son sort à l'individu avant qu’il se soit reproduit, tiques, aux accidents mutationnels près.
l’idée reçue qui associe la notion de c’est-à-dire n’est pas défavorable dans Ces mutations, dues à des erreurs
mutant à un caractère défavorable. les conditions où ils se trouvent. de réplication ainsi qu’à plusieurs
Une mutation peut être neutre, c'est-à- Chez un organisme pluricellulaire à autres causes que nous examinerons
dire ne pas donner prise à des pres- reproduction sexuée, le changement doit dans la suite, vont produire de la diver-
sions de sélection, et même favorable : se produire dans une cellule reproduc- sité, pour autant que les cellules et les
dans certains cas, les organismes trice de l’individu pour être héritée par individus mutants soient viables dans
mutants survivent dans des conditions ses descendants. En revanche, si c'est les conditions de leur environnement.
devenues néfastes pour les organismes une cellule somatique (non reproduc- Certaines mutations touchant un gène
non mutants. trice) qui est mutée, la modification sont «silencieuses», d’autre affectent

1. UNE SÉRIE DE MUTATIONS SURVENUES CHEZ LE MOUTON À VIANDE (à gauche) a fait apparaître le mouton à laine de la variété Mérinos
(à droite). De telles mutations sont sources de diversité intraspécifique.

94 © POUR LA SCIENCE
L’hémoglobine est une protéine LES DIFFÉRENTS TYPES DE MUTATIONS :
constituée de quatre chaînes poly-
peptidiques de deux types, deux EXEMPLE DU G È NE β DE L’ HÉMOGLOBINE
chaînes α (ou globine α) et deux
chaînes β (ou globine β), chacune MUTATIONS PONCTUELLES
associée à un groupement conte- SUBSTITUTIONS
nant du fer (hème). A
Hémoglobine normale β
Les séquences en acides aminés
Site Init 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
des globines α et β sont très homo- Codon AUG GUG CAC CUG ACU CCU GAG GAG AAG UCU GCC
logues, et sont codées par des gènes Acide aminé Val His Leu Thr Pro Glu Glu Lys Ser Ala
appartenant à deux familles situées
sur deux chromosomes différents. Mutation silencieuse βA*
Site Init 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 ...
On considère que tous les gènes de
Codon AUG GUG CAC CUG ACU CCU GAA GAG AAG UCU GCC ...
globine dérivent d’un même gène Acide aminé ...
Val His Leu Thr Pro Glu Glu Lys Ser Ala
ancestral par des duplications suivies
de mutations. La séparation entre les Drépanocytose βS
familles α et β a dû se produire par Site Init 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 ...
une translocation chromosomique. Codon AUG GUG CAC CUG ACU CCU GUG GAG AAG UCU GCC ...
Acide aminé Val His Leu Thr Pro Val Glu Lys Ser Ala ...
La famille des gènes β comporte
cinq gènes fonctionnels, exprimés à
différents stades du développement, β thalassémie β0 thal
Site ... 33 34 35 36 37 38 39 40 41 ...
et un gène inexprimé, ou pseudo- Codon ... GUG GUC UAC CCU UGG ACC UAG AGG UUC ...
gène. Elle a valeur de modèle par Acide aminé ... Val Val Tyr Pro Try Thr STOP
son évolution de type duplication-
divergence. En outre, elle a été étu- DÉLÉTIONS
diée intensivement, et l’on y a
trouvé pratiquement tous les types β thalassémie β0 thal
de mutation possibles, souvent à Site ... 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
Codon ... CCU G-GG AGA AGU CUG CCG UUA CUG CCC UGU GGG GCA AGG UGA
l’origine de pathologies humaines.
Acide aminé ... Pro Gly Arg Ser Leu Pro Leu Leu Pro Cys Gly Ala Arg STOP
La drépanocytose, par exemple,
résulte d’une mutation ponctuelle
qui se traduit par le changement β thalassémie β0 thal
Site ... 38 39 40 41 42 43 44 45 ... 59
d’un acide aminé. L’hémoglobine Codon ... ACC CAG AGG UU G AGU CCU UUG GGG ... UGA
résultante, ou hémoglobine S, est Acide aminé ... Thr Gln Arg Leu Ser Pro Try Gly ... STOP
moins soluble et provoque des ano-
malies des globules rouges.
D’autres maladies, les β thalassé- REMANIEMENTS
DÉLÉTIONS ET ADDITION PAR CROSSING-OVER INÉGAL
mies, correspondent à l’absence de
chaîne β complète. Elles sont cau-
sées par des substitutions de nucléo- Gγ Aγ ψβ δ β Gγ Aγ ψβ δ β β
δ
tides qui font apparaître un codon
STOP (interruption de la synthèse de Gγ Aγ ψβ δ β Gγ Aγ ψβ β
δ
la chaîne protéique), par des délé-
tions de nucléotides qui décalent le INVERSION
cadre de lecture, ou par la perte de
fragments du chromosome 11 par
recombinaison de séquences homo- Aγ β
Gγ Aγ ψβ δ β Gγ δ ψβ
logues des gènes de β globine. β Aγ

en une seule position la séquence de la coli n'est que 10 -8 à 10 -10, alors que, colonisation progressive de différentes
protéine codée par le gène, d’autres d'après les données physico-chimiques niches écologiques.
encore décalent le cadre de lecture où sur la spécificité de l'appariement entre Un cas particulier d'erreur de répli-
se déroule la traduction du message les bases nucléiques, on s'attendrait à un cation est l'incorporation de nucléotides
génétique en protéine, ou interrompent taux de 10 -2 . Cependant, malgré les contenant des analogues des bases
cette traduction (voir l’encadré ci-des- mécanismes de correction, des erreurs nucléiques. En raison d’une instabilité
sus). Il existe aussi des mutations qui d'incorporation subsistent. Si le mésap- chimique, ces analogues sont capables
affectent l’expression des gènes. pariement n'est pas corrigé avant la de s'apparier à deux bases nucléiques
Paradoxalement, une source impor- réplication suivante, une mutation, différentes.
tante de mutations spontanées est la résultant de la substitution d'un nucléo- Indépendamment des erreurs de
réplication elle-même. Chez les orga- tide par un autre, sera fixée. Il est pro- réplication, des modifications chi-
nismes actuels, la précision de la répli- bable que dans les cellules primitives, et miques spontanées se produisent dans
cation est étonnante, et s’explique par la même chez les organismes multicellu- l'ADN : elles aboutissent également au
présence de mécanismes de correction ; laires ancestraux, le taux d'erreur était remplacement d'une paire de nucléo-
par exemple, le taux moyen d'incorpora- beaucoup plus élevé que chez les orga- tides (CG, par exemple) par une autre
tion erronée d'un nucléotide au cours de nismes actuels. La diversification résul- paire de nucléotides ( T A , dans cet
la réplication de la bactérie Escherichia tant de ces mutations aurait permis la exemple). Le taux de mutation spon-

© POUR LA SCIENCE 95
tané (nombre de mutations par orga- Il ne faut pas non plus négliger le lule ou l'organisme qui l'acquiert, le
nisme et par génération) varie de 10-5 rôle des transposons dans l'apparition de génome mutant se perpétuera au cours
à 10-8, mais les agents mutagènes aug- mutations créatrices de nouvelles fonc- des générations, et le processus de dupli-
mentent significativement ce taux tionnalités dans la cellule ou l'orga- cation-divergence se poursuivra. Des
(voir l’encadré page 97). Ainsi, des nisme. Ces éléments génétiques se organismes de plus en plus divers vont
agressions chimiques (acide nitreux, déplacent au sein du génome, ou se pro- ainsi cohabiter dans un même environ-
hydroxylamine, ethylméthane sulfo- pagent par l'insertion d'une copie de leur nement. Toutefois, diversité et nou-
nate, acridine orange, proflavine, acri- séquence en d'autres positions du veauté sont-elles synonymes? Si non, en
flavine) et physiques (rayons d'origine génome. De telles transpositions peu- quoi la diversité contribue-t-elle à l'ap-
cosmique ou géologique tels que les vent entraîner des délétions, mais aussi parition de la nouveauté?
ultraviolets, les rayons X, α, β, γ) per- modifier l'expression des gènes voisins Au plan évolutif, la diversification
turbent l'intégrité du matériel génétique (voir Séquences d’ADN mobiles et évolu- consiste à broder sur un même thème,
en altérant une base nucléique, en tion du génome, page 106). sans introduire de réelle innovation ; en
modifiant l'espacement entre les paires revanche, la nouveauté correspond à l'ap-
de bases ou en provoquant des cassures Diversité et spéciation parition de quelque chose de vraiment
des filaments d'ADN. Il en résulte des différent, qu’on ne peut plus considérer
modifications du message génétique Au vu des sources de mutation énumé- comme une variante de ce qui existe déjà.
par substitution de nucléotides, mais rées précédemment, il apparaît que les L'apparition d'une nouvelle espèce est un
aussi par addition ou perte d'un ou conditions qui régnaient au début de exemple de nouveauté manifeste : dans la
deux nucléotides. l’histoire de la vie (en particulier l'im- définition biologique de l'espèce, le cri-
Les cassures de l'ADN, notamment pact des rayonnements, plus important tère déterminant est l'interfécondité, c'est-
provoquées par les rayonnements, qu’aujourd’hui) étaient propices à l'ac- à-dire la possibilité d'obtenir, par croise-
entraînent des délétions, des duplica- cumulation de mutations dans les cel- ment de deux individus, une descendance
tions et/ou des remaniements plus ou lules primitives. Or le génome de ces fertile. Par conséquent, une espèce est
moins importants de la structure des cellules devait déjà contenir des assimilable à un ensemble de gènes qui
chromosomes par le rapprochement de séquences répétées, issues de duplica- sont transmis de génération en génération
segments d'ADN, voire de morceaux de tions. Dans une cellule où certains gènes sans interférence avec d'autres ensembles
chromosomes, auparavant éloignés assurant des fonctions essentielles exis- de gènes (c’est-à-dire d'autres espèces),
(translocation, inversion, fissions et tent en plusieurs exemplaires, le risque du fait de l'isolement reproductif.
fusions de chromosomes). Les délé- qu'une mutation entraîne la mort cellu- La spéciation résulte-t-elle d'un type
tions et les additions sont aussi favori- laire par l’inactivation d’un de ces gènes particulier de mutation? Est-il nécessaire
sées par la présence de séquences répé- est moindre. La duplication de d’accumuler de nombreuses mutations
tées dans le génome : ces séquences séquences génomiques offre la possibi- avant qu'une nouvelle espèce apparaisse?
homologues sont le support de phéno- lité d’accumuler les modifications dans Des différences géniques suffisent-elles à
mènes de recombinaison qui aboutis- l’une des copies, qui peut ainsi acquérir expliquer la spéciation, ou faut-il des
sent au brassage des parties codantes une nouvelle fonction, tout en préservant remaniements importants des chromo-
des gènes, ou exons (voir Les la fonction assurée par l’autre copie. Si somes, inversions, translocations, voire
domaines des protéines, témoins de la nouvelle fonction n'est pas défavo- l'apparition ou la perte de chromosomes?
l’évolution, page 98). rable, et a fortiori si elle avantage la cel- L'étude des organismes actuels a montré
que toutes les situations existent.
Chez des individus d'une même
espèce, le nombre de chromosomes peut
être différent : c'est le cas du mollusque
gastéropode marin Thais lapillus, dont
le nombre de chromosomes varie de 26
à 36. Les lots chromosomiques des deux
formes renferment toutefois le même
contenu informatif, car la variation du
nombre de chromosomes est produite
par de simples fusions centromériques,
où deux chromosomes à un bras for-
ment un chromosome à deux bras.
À l’inverse, des individus apparte-
nant à des genres différents peuvent pré-
senter un nombre identique de chromo-
somes ; c'est le cas, chez les primates,
pour le chimpanzé, le gorille et l'orang-
2. LA COMPARAISON DES CARYOTYPES du chimpanzé et de l’homme révèle que les deux outan. En revanche, on connaît de nom-
espèces diffèrent par le nombre de chromosomes, ainsi que par plusieurs remaniements chro-
breuses autres espèces de primates qui
mosomiques. On dénombre une fusion (le chromosome 2 humain correspond à la fusion de
deux chromosomes existant séparés chez le chimpanzé), neuf inversions péricentriques diffèrent par des inversions, des translo-
(retournement d’un segment du chromosome incluant le centromère) et une addition de cations ou des fusions, avec ou sans
matériel sur le chromosome 1 humain et sur le chromosome 13 de chimpanzé. Toutefois, il modification du nombre de chromo-
arrive que deux espèces apparentées ne montrent aucune différence chomosomique. somes : c’est le cas de l’homme et du

96 © POUR LA SCIENCE
STRESS, MUTATIONS ET ÉVOLUTION
INDIVIDUS

CONDITIONS D'ENVIRONNEMENT STABLES


C
INTERFÉCONDS
hez les bactéries, les systèmes de réparation des mésappariements jouent
un rôle important dans le maintien de l'intégrité du génome. On a décou-
RECOMBINAISON
vert l’existence de ces systèmes en constatant les désordres qu’entraîne leur
inactivation, due à des mutations dans les gènes codant leurs protéines consti-
tutives : en biologie, il arrive souvent qu’une fonction soit ainsi révélée par les
NOUVELLE ASSOCIATION
DES CARACTÈRES
conséquences de son absence. Ces souches mutantes, incapables de réparer les
erreurs, sont aussi mutatrices : elles présentent un taux de mutations «sponta-
MUTATION
nées» très supérieur à celui des souches de référence. Des phénotypes muta-
teurs transitoires existent également au sein d'une population : le taux de
mutation augmente pendant une ou deux générations, puis reprend une
RÉPARATION valeur «normale». Ces phénotypes s'expliquent par des erreurs de transcription
PLUSIEURS TYPES
D'INDIVIDUS VIABLES
ou de traduction des gènes impliqués dans les systèmes de réplication ou de
réparation ; ils contribuent à augmenter la variabilité au sein d'une population.
Si un brin d'ADN est cassé, la réparation peut se faire par copie d'un brin
d'une autre origine, du moment qu'il est suffisamment semblable au brin
lésé : ce phénomène, nommé conversion génique, est fondé sur la recombi-
STRESS naison entre régions homologues, seul moyen de réparer une molécule d'ADN
dont les deux brins sont endommagés. Bien qu'il existe un mécanisme de
NOMBREUSES MUTATIONS contrôle vérifiant qu'il n'y a pas une trop grande divergence entre les
séquences à recombiner, la conversion génique est susceptible d’augmenter la
S.O.S variabilité génétique au sein d'une population ; la recombinaison peut même
s’effectuer avec des molécules exogènes.
RÉPARATIONS IMPRÉCISES Les bactéries possèdent un deuxième système de réparation de l'ADN, qui
intervient dans des circonstances différentes : ce système de réponse au stress,
nommé système SOS, détermine la capacité de réaction à des modifications de
l'environnement. Toute agression qui endommage sérieusement l'ADN engendre
une réponse SOS par la dérépression d'une vingtaine de gènes responsables de la
MORTALITÉ IMPORTANTE synthèse de protéines de réparation de l'ADN. Le premier effet de cette réponse
STABILISATION DES CONDITIONS D'ENVIRONNEMENT

est la survie des cellules mais, dans l'urgence, toutes les vérifications ne sont pas
faites et le taux de mutation augmente ; le stress induit également la transposi-
BARRIÈRE DE FÉCONDATION

tion des éléments transposables, jusque là inertes. Tous ces effets concourent à
augmenter la variabilité génétique de la population bactérienne, et avec elle la
probabilité d'apparition de cellules mieux adaptées à leur environnement.
Les systèmes de réparation des mésappariements, gardiens de l'intégrité du
MULTIPLICATION MULTIPLICATION génome, sont pleinement actifs dans des conditions normales, mais ils sont inhi-
RECOMBINAISON RECOMBINAISON bés en cas de perturbations importantes. Au contraire, le système SOS, activé dans
des conditions de stress, est à l'origine d'un polymorphisme qui s'accroît d'autant
plus que son activation se prolonge. Quand la population est finalement adaptée
à son nouvel environnement, le système de réponse au stress est inhibé et les
systèmes de réparation des mésappariements sont réactivés. Les nouveaux
génomes se trouvent alors sous leur surveillance attentive, ce qui va limiter très
fortement, voire même empêcher, les échanges entre des individus ou des sous-
populations : ce processus peut donner naissance à de nouvelles espèces, ce que
l’on a représenté schématiquement ci-contre. Des systèmes analogues, sinon
INDIVIDUS INDIVIDUS
INTERFÉCONDS INTERFÉCONDS
homologues, aux systèmes de réparation des mésappariements et SOS, ont été
mis en évidence chez d'autres organismes, en particulier chez les vertébrés.

chimpanzé. Enfin, chez certaines espèces phique facilite, en conjonction avec variabilité, non encore évoquées, comme
d’insectes diptères, on n'a détecté aucune l’accumulation de mutations, l’isolement le transfert de gènes d'un organisme à un
différence dans la structure et le nombre reproductif et, par ce mécanisme, la nais- autre par des virus ou des plasmides.
des chromosomes : des mutations sance de nouvelles espèces, la nouveauté. Malgré l'énorme quantité de connais-
géniques seraient seules en cause dans la Aujourd’hui, il est surtout question sances accumulées par les naturalistes, les
différenciation de ces espèces. des espèces qui disparaissent ; est-il rai- espèces vivant actuellement sur notre pla-
Mutation, sélection... adaptation : sonnable d'imaginer que de nouvelles nète sont loin d’être toutes répertoriées, et
trois mots-clefs pour expliquer les pro- espèces puissent apparaître? La perma- de nombreuses régions restent pratique-
cessus évolutifs. Ils rappelent que la nence d'un certain taux de mutations, ment inexplorées. Aussi, lorsqu’on rap-
valeur évolutive d’une mutation dépend spontanées ou provoquées par des muta- portera l’existence d'une nouvelle espèce,
des conditions de l’environnement. Ainsi, gènes «naturels», joue certainement un s'agira-t-il de la découverte d'une espèce
l’accessibilité de nouvelles niches écolo- rôle important dans le maintien de la préexistante ou d'une espèce nouvelle-
giques donne aux organismes mutants diversité intraspécifique ; ce mécanisme ment apparue? Des analyses phylogéné-
l’opportunité de prospérer sans subir la améliorerait les espèces actuelles, voire tiques, en établissant la nature primitive
concurrence de l’espèce souche. À un même assurerait leur pérennité. Par ou dérivée des caractères de l’espèce,
niveau plus vaste, l’isolement géogra- ailleurs, il existe d'autres sources de apporteront la réponse à cette question.

© POUR LA SCIENCE 97
Les domaines des protéines,
témoins de l’Évolution
RUSSEL DOOLITTLE ET PEER BORK

De nombreuses protéines sont constituées Dans un milieu stable, toute protéine


qui comporte un nombre suffisant
d’un petit nombre de domaines indépendants. d’acides aminés adopte toujours la
même conformation. Ce milieu peut
On retrace la dissémination de ces domaines parmi être une solution saline diluée, comme
la plupart des fluides biologiques ; une
les protéines et parmi les espèces vivantes double couche lipidique, comme celle
des membranes biologiques ; un
au cours de l’Évolution. ensemble de protéines adjacentes ;
enfin, ce peut être aussi un ensemble de
parties d’une même protéine lorsque

A
celle-ci est très longue.
u cours des dernières décen- fiques. Toutes les propriétés d’une pro- Un domaine est une séquence
nies, les biochimistes ont téine sont déterminées par sa composi- d’acides aminés qui, dans un milieu
découvert que la plupart des tion en acides aminés et par l’ordre donné, adopte spontanément une
protéines sont organisées en d’enchaînement (ou séquence) de ces conformation spécifique ; toutefois
blocs caractéristiques d’acides aminés, acides aminés. Cette séquence déter- cette définition rigoureuse et expéri-
ou domaines. Nombre de ces domaines mine notamment le repliement de la
ont des fonctions bien définies qui chaîne protéique en une structure tridi-
contribuent à l’activité globale de la mensionnelle fonctionnelle.
protéine. En outre, certains se sont fré-
quemment déplacés durant l’Évolu- De la séquence
tion, d’un emplacement à un autre
dans une protéine, ou d’une protéine à
à la conformation
une autre. Des domaines ont même été La longueur de la chaîne protéique
transférés entre divers organismes, joue un rôle important dans l’établis-
notamment entre les animaux et les sement de la structure. Une protéine
bactéries. comporte souvent plusieurs milliers
Comme la partie des gènes qui code d’acides aminés, le record de longueur
les protéines, ou séquence codante, est étant à ce jour détenu par une protéine
souvent morcelée le long de la molécule musculaire nommée titine, qui est
d’ADN, de nombreux biologistes ont sup- composée de plus de 30 000 acides
posé qu’il existait une organisation aminés. Les courtes chaînes d’acides
parallèle des gènes et des protéines, et aminés n’ont pas une taille suffisante
que chaque segment du gène codait un pour que les forces intramoléculaires
domaine protéique spécifique. Toutefois fixent une conformation moléculaire
nous soutenons un point de vue unique : elles changent sans cesse de
différent : selon nous, la subdivision des forme. Les chaînes protéiques doivent
gènes en sections codantes séparées comporter au moins 30 à 40 acides
serait apparue au cours de l’Évolution aminés pour que les forces de cohé-
beaucoup plus récemment que la subdi- sion internes établissent une confor-
vision des protéines en domaines. mation prédominante ; en outre, la sta-
Les protéines sont de longues molé- bilisation de la conformation active
cules formées par l’enchaînement de nécessite parfois des liaisons à des
petites sous-unités, les acides aminés. ions métalliques et des liaisons cova- DEUXIÈME DOMAINE CD2
Les protéines naturelles ne comportent lentes entre deux cystéines, ou ponts 1. DES MODULES GÉNÉTIQUEMENT MOBILES,
que 20 types d’acides aminés différents, disulfure (la cystéine est un acide ou domaines, ont été retrouvés dans de
caractérisés chacun par une structure et aminé dont le groupe latéral contient nombreuses protéines. Deux types de
par des propriétés chimiques spéci- un atome de soufre). domaines sont représentés ici : Fn3 et GHR

98 © POUR LA SCIENCE
mentale du domaine est peu usitée. On déterminent sa structure par diffraction leurs brins d’ ADN . La copie du gène
utilise plutôt ce terme pour désigner des rayons X, ou bien effectuent une subit ensuite un certain nombre de
toute partie d’une protéine qui apparaît analyse par résonance magnétique modifications, ou mutations, jusqu’à
structurellement distincte du reste de la nucléaire (RMN). Après avoir établi la coder une nouvelle protéine accomplis-
protéine, et dont on suppose a poste- séquence en acides aminés d’un sant une nouvelle fonction. L’ADN est
riori qu’elle s’est repliée de façon domaine, ils identifient d’autres parfois dupliqué en tandem, ce qui ne
autonome. Quelques petites protéines domaines apparentés sans effectuer crée pas une nouvelle protéine mais
se réduisent à un domaine unique, mais d’étude structurale : ils se contentent de allonge la protéine initiale et modifie
la plupart des protéines comportent rechercher les séquences d’acides ami- éventuellement ses propriétés. La com-
deux ou trois domaines ; quelques- nés analogues à celle du domaine connu. paraison des séquences en acides ami-
unes, enfin, sont constituées de nom- Ce raccourci est très utile, car on déter- nés montre que ce mécanisme de dupli-
breux domaines dont les conformations mine bien plus facilement les séquences cation interne est à l’origine de
peuvent être très semblables – c’est le en acides aminés que les structures par nombreuses protéines, des petites ferré-
cas de longues protéines à la structure diffraction des rayons X ou par RMN. En doxines bactériennes, qui n’ont que 56
répétée –, ou très différentes. l’absence d’informations biophysiques, acides aminés, jusqu’aux grosses pro-
Pour identifier un domaine, les bio- il est souvent possible de déduire la téines comme la bêta-galactosidase bac-
chimistes cristallisent la protéine et structure d’un domaine de sa seule térienne, qui en comporte plus de 1 000.
séquence. En comparant ainsi les struc- Il y a une vingtaine d’années,
tures et les séquences des protéines, on Michael Rossmann, de l’Université de
obtient de précieux renseignements sur Purdue, révéla un nouvel aspect de
leur évolution. l’évolution des protéines. Il venait de
déterminer, par diffraction des rayons X,
L’évolution des protéines la structure tridimensionnelle de
l’enzyme nommée lactate déshydrogé-
Jusqu’au début des années 1970, la nase. Une partie de cette protéine res-
plupart des biologistes pensaient que les semblait beaucoup à d’autres protéines
protéines évoluaient principalement par déjà connues : notamment, une région
un mécanisme de «duplication-diver- qui se liait à un cofacteur – une petite
gence». Le gène codant une protéine est molécule non protéique nécessaire à
parfois dupliqué par des processus de l’activité de l’enzyme – présentait des
recombinaison génétique, où deux chro-
mosomes échangent des fragments de

PREMIER DOMAINE PapD PREMIER DOMAINE GHR DIXIÈME DOMAINE Fn3

sont des modules de type III de la fibronectine, et PapD et CD2 sont tés biochimiques spécifiques. Au cours de l’Évolution, ces domaines
des domaines des immunoglobulines. Les domaines sont des sautent parfois d’une protéine à une autre via le déplacement de la
chaînes linéaires d’acides aminés qui se replient sur elles-mêmes séquence codante correspondante sur l’ADN. Cette mobilité favorise
pour former des structures compactes caractéristiques, aux proprié- l’apparition de nouveaux types de protéines.

© POUR LA SCIENCE 99
analogies frappantes avec d’autres domaines mobiles. Par exemple, la Nous ne connaissons pas encore les
déshydrogénases. fibronectine est une grande protéine fonctions de tous ces domaines.
Le plus remarquable était que le extracellulaire, constituée de deux Beaucoup reconnaissent des molécules
domaine analogue ne se trouvait pas longues chaînes qui contiennent cha- particulières auxquelles ils se lient :
toujours au même endroit dans les pro- cune plus de 2 000 acides aminés. On a ainsi les lectines possèdent un domaine
téines : au cours de l’Évolution, le seg- découvert que ces chaînes sont formées qui se lie à des glucides (des sucres)
ment commun semblait s’être déplacé le par la répétition de trois types de divers. De même, le domaine des
long des séquences d’acides aminés séquences (Fnl, Fn2 et Fn3), qui immunoglobulines, caractéristique des
sans perdre sa fonction de liaison à un contiennent respectivement 45, 60 et anticorps et d’autres molécules du sys-
cofacteur. M. Rossmann émit alors 100 acides aminés (ces répétitions sont tème immunitaire, est capable de se lier
l’hypothèse que les protéines sont imparfaites : tous les exemplaires d’un spécifiquement à d’autres molécules
constituées de modules – aujourd’hui type donné ne sont pas strictement (antigènes). Certains domaines seraient
nommés domaines – qui seraient appa- identiques). On suppose que chaque des «marques» qui révéleraient l’appar-
rus assez tôt dans l’histoire de la vie et séquence répétée, conformément à la tenance d’une protéine à un tissu ; beau-
se seraient assemblés selon diverses définition du domaine, se replie sur coup semblent être de simples traits
combinaisons. elle-même indépendamment, si bien d’union qui relient de façon neutre les
Une telle hypothèse mettait en que la protéine tout entière doit ressem- domaines fonctionnels des protéines ;
lumière un nouveau mode d’évolution bler à un long collier fait de trois types enfin quelques uns n’ont apparemment
des protéines, qui augmentait considéra- de perles. aucune fonction.
blement les possibilités offertes par le On trouva par la suite des séquences Il semblerait donc qu’au cours de
seul mécanisme de duplication-diver- semblables aux domaines Fn1, Fn2 et l’Évolution, de nombreux domaines se
gence. Autrement dit, la création de Fn3 dans de très nombreuses autres pro- soient déplacés à l’intérieur des pro-
nouvelles protéines par la recombinai- téines animales, et l’on constata la téines et entre différentes protéines.
son de domaines issus d’autres pro- même ubiquité pour divers autres Tant que le déplacement d’un domaine
téines aurait permis une croissance domaines. Le facteur de croissance épi- ne perturbe pas la fonction d’une pro-
explosive de la diversité biochimique. dermique (EGF), par exemple, est une téine, le «coût évolutif» du maintien de
petite protéine formée d’un unique la nouvelle configuration est insigni-
Domaines vagabonds domaine (long de 53 acides aminés chez fiant, conformément à la théorie neutra-
l’homme), fortement replié sur lui- liste de l’Évolution proposée par Motoo
L’interprétation de M. Rossmann était même et stabilisé par trois ponts disul- Kimura (voir La théorie neutraliste de
exacte. On connaît aujourd’hui les fure ; or l’on connaît des domaines l’évolution moléculaire par M. Kimura,
séquences en acides aminés de nom- similaires au domaine de l’ EGF dans dans ce dossier).
breuses grosses protéines : beaucoup plus d’une centaine de protéines, où ils Lorsque M. Rossmann proposa que
montrent la structure répétitive attendue sont parfois présents en plus de 30 certains domaines protéiques se dépla-
dans l’hypothèse d’une suite de exemplaires. cent à l’intérieur des protéines ou d’une

FIBRONECTINE

COLLAGÈNE XII

10

PROTÉINE MUSCULAIRE GÉANTE TITINE

n n 9

RÉCEPTEUR TYROSINE KINASE EPH

PROTÉINE KINASE SRC

TRIPLE HÉLICE RÉGION AUCUNE HOMOLOGIE CONNUE COPIES RÉPÉTÉES


DU COLLAGÈNE TRANSMEMBRANAIRE AVEC D’AUTRES PROTÉINES DU DOMAINE
n

Fn1 Fn2 Fn3 VWA TSPO Ig TYR-KIN CRR S3 SH2

2. TELLES LES PERLES D’UN COLLIER, les domaines constituent des musculaire nommée titine, représentées schématiquement sur cette
sous-unités distinctes dans les protéines modulaires. Certaines pro- figure, comportent de nombreuses répétitions d’un petit nombre
téines telles que la fibronectine, le collagène XII et une protéine de domaines.

100 © POUR LA SCIENCE


protéine à une autre, personne n’avait ces éléments favorisent les erreurs de l’origine de la vie, et les exons auraient
idée des mécanismes génétiques per- recombinaison durant la méiose, le été créés indépendamment.
mettant ces réarrangements. Peu après, processus de division cellulaire qui Cette hypothèse est encore contro-
les biologistes moléculaires découvri- aboutit à la formation des ovules et versée : les introns sont-ils apparus très
rent une surprenante caractéristique des spermatozoïdes. tôt dans l’histoire de la vie, jouant un
des gènes, qui semblait fournir une Cependant de nombreux êtres rôle clef en étant à l’origine de toutes
explication. Depuis le travail de James vivants se reproduisent sans méiose. les protéines? Ou, au contraire, sont-ils
Watson et de Francis Crick, en 1953, on Perdent-ils ainsi un moyen efficace de apparus bien plus tard? Thomas
sait que l’information génétique est produire de nouvelles protéines? Cavalier-Smith, de l’Université de
codée dans les molécules d’acide L’immense majorité des introns inter- Colombie britannique, défend cette
désoxyribonucléique (ADN), constituées rompent les gènes dans l’ADN des cel- dernière hypothèse, dite de «l’intron
de deux brins enroulés l’un autour de lules munies d’un noyau, ou cellules tardif» : les ancêtres des introns
l’autre en une double hélice. De même eucaryotes. Les gènes bactériens n’en seraient de courts fragments d’acides
que les protéines sont des chaînes contiennent quasiment pas : si l’on nucléiques très mobiles, ou transpo-
d’acides aminés, chaque brin d’ADN est part du début de la séquence codante sons, qui proviendraient de bactéries
une chaîne de nucléotides. Dans les d’un de ces gènes, chaque groupe de ayant jadis infecté les ancêtres des cel-
cellules, les séquences nucléotidiques trois bases correspond à un acide lules eucaryotes avant de se transfor-
de l’ADN sont copiées, ou transcrites, aminé de la protéine (en fait, certaines mer en organites tels que les mitochon-
en séquences complémentaires d’acide bactéries comportent de rares introns, dries ou les chloroplastes.
ribonucléique ( ARN ) messager ; puis mais ils sont d’un autre type que ceux
des usines miniatures, les ribosomes, examinés ici). Tous les exons
fabriquent les protéines en décodant le Ford Doolittle, de l’Université
message inscrit dans l’ ARN : chaque Dalhousie, et James Darnell, de
sont-ils mobiles?
séquence de trois nucléotides de l’ARN, l’Université Rockefeller, ont émis Les séquences d’ADN qui spécifient les
ou codon, détermine l’addition d’un indépendamment l’hypothèse que les domaines mobiles sont souvent (mais
acide aminé spécifique sur la protéine bactéries possédaient jadis des introns pas toujours) entourées d’introns : en
en cours de synthèse. dans leurs gènes, mais qu’elles les d’autres termes, les domaines structu-
auraient ensuite perdus. Leur génome raux de nombreuses protéines sont
La découverte des introns se serait progressivement simplifié codés par des exons. De cette observa-
pour être répliqué plus efficacement. tion, on a conclu un peu vite que tous
La découverte qui a conforté l’hypo- L’existence des introns remonterait à les exons se déplacent au cours de
thèse de M. Rossmann, au milieu des
années 1970, était celle de la fragmen- TAILLE DE QUELQUES DOMAINES MOBILES
tation des séquences codantes d’ADN :
celles-ci sont parfois interrompues par
des séquences d’ ADN auxquelles ne L a taille des domaines mobiles est variable. Certains gardent une conformation
stable en partie grâce aux ponts disulfure qui relient deux cystéines. D’autres
sont stables en l’absence de ponts disulfure.
correspond aucune séquence d’acides
aminés dans la protéine finale. Ces
DOMAINES CONTENANT NOMBRE APPROXIMATIF NOMBRE
séquences non codantes, ou introns DES PONTS DISULFURES D’ACIDES AMINÉS DE CYSTÉINES
(pour intervening sequences,
Somatomédine B 40 8
«séquences intermédiaires»), sont éli-
Complément C9 40 6
minées avant que l’ARN messager soit EGF 45 6
traduit en protéine. Fn1 45 4
Walter Gilbert, de l’Université Fn2 60 4
Harvard, proposa alors que les introns βGP26 61 4
favorisent les échanges entre les Ovomucoïde 68 6
régions codantes des gènes, nommées VWF-C 72 8
Kringle 80 6
exons (pour expressed sequences,
Kunitz 80 6
«séquences exprimées»). L’insertion Link ~ 100 4
des introns entre les exons augmente- Récepteur des phagocytes 110 6
rait la probabilité des recombinaisons Domaine apparenté 250 4 ou 6
génétiques, qui résultent de cassures au fibrinogène
aléatoires de l’ADN, et la présence de
séquences semblables dans différents DOMAINES SANS
PONT DISULFURE
introns induirait en erreur le système
de recombinaison de l’ ADN , provo- Collagène 18
quant des réarrangements de gènes. On Domaine riche en leucines 25
ne disposait alors d’aucune preuve de «Gla» 35
l’existence de telles séquences simi- Domaine de liaison au collagène 50
laires, mais des travaux ultérieurs Domaine semblable à la lectine 100
révélèrent la présence de nombreux Fn3 ~ 100
SH2 100
éléments génétiques mobiles dans les SH3 100
introns : les séquences similaires de

© POUR LA SCIENCE 101


l’Évolution et codent les domaines qui déplacés au cours de l’Évolution sont exons a conduit certains biologistes à
constituent les protéines. flanquées par des introns de type 1. supposer que les organismes primitifs
Nous pensons que cette idée est La seconde raison pour laquelle seuls ont assemblé toutes leurs protéines à
fausse pour deux raisons. La première quelques exons sont mobiles au cours de partir d’un stock d’exons codant des
est que, même si tous les exons sont l’Évolution est que seuls les vrais éléments structuraux primitifs.
capables de se déplacer, seuls domaines, c’est-à-dire les séquences pro- Cependant plusieurs observations
quelques uns pourront être correcte- téiques capables de se replier complète- infirment cette hypothèse. Tout
ment traduits en protéines dans leur ment et indépendamment, peuvent sub- d’abord, les exons primitifs auraient
nouvelle position. Lorsqu’un intron sister dans les protéines «hôtes». Les été trop petits pour produire des
s’insère dans une séquence génétique séquences plus courtes et moins auto- domaines protéiques capables de se
codante, il peut occuper trois types de nomes, incapables de se replier correcte- replier par eux-mêmes. Dans les
positions : entre deux codons (type 0), ment, perdraient leur identité. En outre, génomes des vertébrés actuels, la taille
entre le premier et le deuxième si une séquence mobile s’insérait entre moyenne des exons est de 135 nucléo-
nucléotide d’un codon (type 1) ou deux exons qui ne codent pas eux- tides, ce qui correspond à 45 acides
entre le deuxième et le troisième mêmes des domaines, le produit du gène aminés seulement ; des polypeptides
nucléotide d’un codon (type 2). résultant serait incapable de se replier aussi courts requièrent généralement
Lorsque cet intron et l’exon adjacent correctement. une stabilisation auxiliaire pour se
se déplacent de nouveau, l’intron doit Ces deux arguments, l’un géné- replier en une conformation stable.
retrouver le même type de position tique et l’autre structural, expliquent
pour que les codons déplacés soient pourquoi les différents domaines Des introns
correctement traduits, sinon il se pro- mobiles sont si souvent retrouvés
duit un décalage du cadre de lecture ensemble dans les protéines. Les pro-
précoces ou tardifs?
des codons qui aboutit à la synthèse téines qui contiennent un domaine Par ailleurs, les partisans de la théorie de
d’une séquence non fonctionnelle mobile en contiennent assez souvent «l’intron précoce» admettent que des
d’acides aminés. Si les introns étaient d’autres ; certaines sont même des introns sont constamment perdus au
insérés au hasard dans les gènes, un mosaïques de cinq domaines mobiles cours de l’Évolution. En effet, les introns
tiers seulement des nouvelles combi- différents. Ce type de protéine résiste semblent répartis au hasard dans le
naisons d’exons seraient en phase généralement bien aux événements de génome des différentes espèces. Cette
après un réarrangement. Curieusement, déplacement de domaines. répartition sporadique pourrait résulter de
la plupart des séquences codant des La découverte de nombreux gains ou de pertes d’introns ; toutefois, si
domaines qui se sont fréquemment domaines protéiques codés par des les introns étaient présents dès l’origine,

SÉQUENCE CODANTE SANS INTRONS UN INTRON DE TYPE 0 S'INTERPOSE ENTRE DEUX CODONS

CODON EXON EXON

C C C G G G A A A C C C C C C G G G A A A C C C

INTRON

UN INTRON DE TYPE 1
INTERROMPT UN CODON APRÈS LE PREMIER NUCLÉOTIDE

C C C G G G A A A C C C C C C G G A A A C C C

INTRON

ÉCHANGE D'EXONS CODONS DÉCALÉS

UN INTRON DE TYPE 2
INTERROMPT UN CODON APRÈS LE DEUXIÈME NUCLÉOTIDE

C C C G G G A A A C C C C C C G G G G A A A C C C

INTRON

3. CERTAINS GÈNES CODANT DES PROTÉINES sont divisés en exons (ou introns et les exons se déplaçaient au hasard au cours de l’Évolution,
séquences codantes) et en introns (ou séquences non codantes). Les les échanges entre des introns de types différents provoqueraient
triplets de nucléotides, ou codons, sont traduits en acides aminés, des mutations par suite du décalage des codons. Ce problème
dont l’enchaînement forme les protéines. Les introns peuvent inter- constitue une objection majeure contre l’idée que tous les exons
rompre les séquences codantes en trois positions différentes. Si les codent des domaines mobiles.

102 © POUR LA SCIENCE


leur nombre ne peut qu’avoir diminué. domaine Fn2, dont il ne diffère que on a identifié chez certaines plantes des
Par conséquent, les séquences codantes par le nombre d’acides aminés com- protéines à domaines qui n’ont pas
primitives auraient été interrompues par pris entre les cystéines (certains biolo- d’équivalent chez les animaux, et réci-
de plus nombreux introns et les premiers gistes ne distinguent d’ailleurs même proquement : ces domaines sont apparus
exons auraient été encore plus petits que pas ces deux domaines). Dans certains après la différenciation des plantes et
les exons actuels : ils auraient probable- cas, le gène codant le domaine kringle des animaux. Enfin l’assemblage des
ment produit des polypeptides trop est interrompu par un intron, mais on domaines de certaines protéines bacté-
courts, incapables de se replier par eux- n’a encore jamais trouvé de domaine riennes semble si récent que ces pro-
mêmes pour former des domaines. kringle incomplet dans une protéine. téines ont dû évoluer sans l’aide
Une autre observation contredit La théorie de «l’intron tardif» est d’introns, que les bactéries en aient ou
l’idée que les protéines en mosaïque également confortée par le fait que les non jadis possédés. Toutes ces observa-
actuelles dérivent de l’assemblage de introns sont beaucoup plus abondants tions indiquent que les introns sont pro-
domaines mobiles primitifs : la plupart chez les plantes et les animaux que chez bablement apparus après les eucaryotes.
des domaines mobiles connus à ce jour les eucaryotes inférieurs. Aucun intron En résumé, si certains exons codent
sont retrouvés exclusivement dans des n’a jamais été trouvé chez les euca- des domaines, ce n’est pas le cas de la
protéines animales. On ignore encore où ryotes primitifs tels que Giardia lamblia plupart. Ceux qui codent des domaines
et quand ces domaines sont apparus. (un parasite intestinal unicellulaire sont capables de se dupliquer et de se
Existe-t-il chez les plantes, les champi- dépourvu de mitochondries, qui res- déplacer, mais l’on se demande encore
gnons et les protozoaires des domaines semble à certaines amibes). De surcroît, laquelle de ces deux caractéristiques est
apparentés dont les relations évolutives
auraient été brouillées par d’importants TIR3
changements de séquence? En étudiant MKC1

MUSCULAIRES
PROTÉINES
les structures tridimensionnelles, qui TWE4

sont plus conservées que les séquences TWD1


TWD2
en acides aminés au cours de l’Évolu-
PCC2
tion, on pourra peut-être répondre à
NCHU
cette question. IBH2
DPA1
Les exons entravés CLCF
CHB2
Non seulement la plupart des exons
CHB1
ne sont pas mobiles au cours de l’Évo-

BACTÉRIENNES
AME3
lution, mais certains domaines pro-

PROTÉINES
GLC2
téiques mobiles ne sont pas codés par GLC3
un unique exon. C’est le cas d’un grand GLC1
domaine de 250 acides aminés, décou- AML2
vert dans la molécule de fibrinogène AML1
des vertébrés, mais qui existe égale- AME2
ment dans d’autres protéines. La AME1
séquence qui code ce domaine est par- PXE1
fois interrompue par de nombreux LRH1
introns, mais on n’a encore jamais TNH1

EXTRACELLULAIRES
trouvé un exon de ce domaine séparé FNH10
des autres : aucun de ces exons ne UNH1 PROTÉINES
semble s’être déplacé indépendam- UNH2
ment. Par conséquent, la présence FNH9
d’introns dans un gène ne semble pas FNH1
suffisante pour rendre les exons TNH7
mobiles. Le fait que la grande majorité TNH2
des exons connus ne sont trouvés que 45TW
dans une seule configuration plaide EPH1
AUTRE PROTÉINES

contre une mobilité indifférenciée et


CYTOKINES ET

AXH1
généralisée des exons. CDH1
On connaît d’autres domaines CMM5
mobiles dont la séquence codante est I2M1
interrompue par des introns. L’un des 17H1
premiers domaines mobiles connus a GRBF
été nommé kringle, parce qu’il res- KLH2
semble à une pâtisserie danoise du
4. ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE des relations évolutives entre 39 domaines Fn3 trouvés dans
même nom (le craquelin, en français). diverses protéines. Les auteurs ont construit cet arbre en comparant à l’aide d’un ordinateur
Constitué d’environ 80 acides aminés, les séquences de domaines Fn3 d’animaux et de bactéries. Les domaines bactériens ressem-
il comporte trois ponts disulfure carac- blent étonnamment à certains domaines animaux, ce qui indique que les bactéries ont pro-
téristiques et ressemble beaucoup au bablement récupéré les séquences génétiques de ces domaines chez des animaux.

© POUR LA SCIENCE 103


la cause de l’autre. L’évolution des 100 acides aminés du domaine complet. dans des protéines de plantes, de cham-
introns adjacents a-t-elle facilité le bras- Pendant plusieurs années, nous avons pignons ou d’eucaryotes unicellulaires.
sage d’exons? Ou ces introns sont-ils traqué chacun de notre côté le domaine Ces découvertes soulevaient au
plus fréquemment accolés à des exons Fn3 dans diverses protéines : au terme moins deux questions : les bactéries et
qui codent des domaines mobiles parce des premières recherches, il semblait les animaux tiennent-ils ce domaine
que cette localisation favorise leur exclusivement localisé dans les pro- d’un ancêtre commun, ou bien l’un de
propre propagation? Un intron qui téines animales, mais, en 1990, des bio- ces groupes l’a-t-il transmis à l’autre?
s’intercale dans une séquence codant un logistes de l’Université de Niigata, au Par ailleurs, si ce domaine préexistait
domaine mobile sera peut-être conservé Japon, l’ont découvert dans une pro- chez un ancêtre commun aux proca-
s’il ne perturbe pas l’expression des téine bactérienne. ryotes et aux eucaryotes, pourquoi ne
exons adjacents (c’est-à-dire s’il ne pro- l’a-t-on pas retrouvé chez les champi-
voque pas un décalage du cadre de lec- Les pérégrinations gnons et chez les plantes? À l’aide d’un
ture, comme on l’a montré précédem- ordinateur, nous avons aligné les
ment) ; toutefois il ne se propagera pas,
du domaine Fn3 séquences Fn3 connues, puis nous avons
car les exons qui l’entourent ne peuvent En 1991, nous avons décidé d’unir nos construit un arbre phylogénétique som-
rester isolés ni se déplacer indépendam- efforts pour recenser les protéines qui maire en nous fondant sur leurs simili-
ment. En revanche, un intron qui comportent un domaine Fn3. Nous avons tudes. Comme il aurait été très fastidieux
s’insère entre des séquences codant tout d’abord passé au crible une banque de construire un tel arbre à partir des
deux domaines indépendants peut de données où étaient stockées les 300 séquences Fn3 recensées, nous
gagner d’autres sites en suivant les séquences de nombreuses protéines en l’avons établi à partir des séquences bac-
exons. Le déplacement des exons ne employant différentes méthodes, et tériennes et d’un sous-ensemble de
serait alors qu’une conséquence de la notamment un algorithme de recherche séquences animales particulièrement
propagation des introns. de séquences mis au point par l’un de divergentes les unes des autres.
Afin de mieux connaître l’évolution nous (P. Bork) et par Christian Nous avons rapidement compris que
des domaines mobiles, nous avons Grunwald, alors à l’Institut de biologie les séquences bactériennes ressemblaient
décidé d’étudier la structure et la diffu- moléculaire de Berlin. Nous avons ainsi beaucoup trop à certaines séquences ani-
sion d’un domaine en particulier. Notre trouvé plus de 300 exemplaires de la males pour provenir d’un ancêtre com-
choix s’est porté sur Fn3, le domaine de séquence Fn3 dans 67 protéines diffé- mun ayant vécu il y a deux milliards
type III de la fibronectine. Tout comme rentes (sans compter les protéines sem- d’années. L’ensemble des données
les séquences kringle, les séquences blables issues d’espèces différentes). – arbres phylogénétiques inclus – favori-
Fn3 sont parfois interrompues par un Parmi ces protéines, 60 étaient d’origine sait plutôt l’hypothèse selon laquelle les
intron, mais on n’a jamais observé de animale et 7 provenaient de bactéries. bactéries ont acquis le domaine Fn3
domaine Fn3 plus court que les 90 à Nous n’avons trouvé aucun domaine Fn3 d’une protéine animale.

CELLULE CELLULE FRAGMENTS D'ADN LIBRES


ANIMALE MORTE

GÈNE
BACTÉRIE BACTÉRIE TRANSFORMÉE

TRANSMISSION
HORIZONTALE

TRANSMISSION
VERTICALE

CELLULES BACTÉRIES BACTÉRIES FILLES


FILLES FILLES PORTANT UN GÈNE ANIMAL

5. LA TRANSMISSION HORIZONTALE DES GÈNES expliquerait comment transformées par de l’ ADN présent dans leur environnement.
certains domaines mobiles des protéines sont passés des animaux Lorsqu’une bactérie prélève sur une cellule morte un fragment
aux bactéries. Les gènes sont transmis verticalement d’une généra- d’ADN codant un domaine protéique, il arrive qu’elle transmette ce
tion de cellules à la suivante. Toutefois les bactéries sont parfois gène à sa descendance.

104 © POUR LA SCIENCE


Plusieurs observations vont dans ce l’ADN présent dans leur environnement, l’aide d’introns.
sens. Tout d’abord, il est courant que le issu notamment des cellules animales en Une possibilité serait que le domaine
domaine Fn3 soit présent dans une cours de décomposition qu’elles infec- Fn3 se soit disséminé parmi les bactéries
enzyme chez une espèce bactérienne don- tent. Enfin de nombreuses bactéries du sol par l’intermédiaire d’un bactério-
née, alors qu’il est absent de la même possèdent des gènes dans de petits phage (un virus bactérien) ou d’un plas-
enzyme chez une espèce voisine : ce anneaux d’ ADN nommés plasmides, mide. Nous espérons trouver une trace
domaine est donc facultatif, en termes de qu’elles échangent avec d’autres bacté- de cette transmission en découvrant un
structure et de fonction, et il a probable- ries. Tous ces mécanismes constituent bactériophage qui porterait le gène d’un
ment été transmis tardivement à des bac- théoriquement des voies de transmis- domaine Fn3. Connaissant maintenant
téries spécifiques. D’autre part, les sion horizontale des gènes. certaines séquences bactériennes du
séquences Fn3 apparaissent sporadique- S’il y a effectivement eu capture par domaine Fn3, nous pouvons synthétiser
ment et sous une forme répétée, mais tou- une bactérie d’un gène animal codant un de courts fragments d’ADN qui se lient
jours dans un ensemble spécifique domaine Fn3, quand ce transfert s’est-il spécifiquement aux séquences géné-
d’enzymes extracellulaires ; si les bacté- produit? L’arbre phylogénétique tiques du domaine Fn3. Nous utiliserons
ries avaient perdu des copies de la indique seulement qu’il a eu lieu au alors ces fragments d’ADN pour ampli-
séquence Fn3 au cours de l’Évolution, on cours du dernier milliard d’années, fier d’éventuels segments d’ADN de bac-
devrait trouver les exemplaires restants après la différenciation des animaux, tériophages ou d’autres vecteurs qui
de cette séquence dans un ensemble plus des plantes et des champignons. Pour coderaient le domaine Fn3.
varié de protéines. préciser la date du transfert, on doit L’origine du domaine Fn3 reste
Enfin, bien que les espèces de bac- connaître la vitesse moyenne d’évolu- inconnue. Est-il d’abord apparu chez
téries qui possèdent des domaines Fn3 tion de l’ADN bactérien et de l’ADN des des animaux, ou sommes-nous inca-
soient variées, elles partagent quelques cellules animales. pables d’identifier ses formes ances-
propriétés communes : toutes sont des On estime la vitesse d’évolution de trales en comparant les séquences pro-
bactéries du sol, qui se nourrissent de l’ADN codant les protéines animales en téiques? L’étude des structures
biopolymères tels que la cellulose et la comparant les séquences protéiques de tridimensionnelles indique que la struc-
chitine, issus de la décomposition différentes espèces, dont la divergence ture du domaine Fn3 ressemble éton-
d’autres organismes. Parmi les nom- est datée à partir de fossiles. namment à celle du domaine spécifique
breuses autres espèces de bactéries Malheureusement on ne dispose pas des immunoglobulines. En analysant le
examinées, aucune ne possédait de d’une telle information pour les domaine des immunoglobulines par
domaine Fn3 dans quelque protéine séquences des bactéries (on a découvert cristallographie aux rayons X et par
que ce soit. Par exemple, on connais- quelques microfossiles de bactéries, RMN , on a découvert sa parenté avec
sait en 1996 plus des trois quarts du mais on est loin de connaître la hiérar- certaines protéines de procaryotes, telles
génome de la bactérie Escherichia chie évolutive des bactéries aussi bien que la protéine PapD (une protéine
coli, mais on n’y a pas découvert la que celle des animaux). Nous disposons «chaperon» qui favorise le repliement
moindre trace d’une séquence Fn3. Il toutefois d’une autre indication : l’étude d’autres protéines), ainsi qu’avec une
en est de même pour les nombreuses des protéines animales et bactériennes enzyme bactérienne qui digère la cellu-
séquences génétiques de champignons montre que les séquences Fn3 ont ten- lose. Le domaine des immunoglobulines
et de plantes qui ont été étudiées. Si le dance à être disposées en tandem : dans comporte un pont disulfure, mais ses
domaine Fn3 avait préexisté chez un toute protéine contenant plus d’un formes anciennes, qui subsistent encore
ancêtre commun aux procaryotes et domaine Fn3, les séquences de ces chez certains vertébrés, en sont dépour-
aux eucaryotes, il devrait aujourd’hui domaines sont souvent adjacentes et vues. Ces formes primitives sont celles
subsister dans les principales branches similaires. Cette configuration indique qui ressemblent le plus au domaine Fn3.
issues de cet ancêtre primitif. que la duplication de l’ADN du domaine On découvrira sans doute bientôt
Fn3 est assez récente. d’autres exemples de domaines ainsi
La transmission Pour comprendre comment les «piratés». Selon nos recensements, le
gènes des domaines mobiles se propa- domaine Fn3 est présent dans une pro-
«horizontale» des gènes gent entre les espèces, nous devons éta- téine animale sur 50 environ : nous
Il peut sembler étonnant que la blir la chronologie de leur transmission l’avons retrouvé dans 50 séquences
séquence génétique codant ce domaine horizontale et de leurs duplications. Les parmi les 2 500 séquences animales
protéique ait pu migrer entre des orga- bactéries actuelles sont presque totale- connues en 1993 (sans tenir compte des
nismes peu apparentés. Classiquement, ment dépourvues d’introns dans les répétitions d’une espèce à l’autre).
les gènes se transmettent verticalement, séquences génétiques qui spécifient des Nous estimons que 25 domaines envi-
c’est-à-dire d’une génération à la sui- protéines – toutefois Jean-Luc Ferat et ron sont aussi répandus que le domaine
vante, mais il arrive que certains gènes François Michel, du Centre de géné- Fn3 parmi les protéines animales ; on
soient transmis horizontalement, non tique moléculaire du CNRS à Gif-sur- connaît plus d’une centaine d’autres
seulement entre deux espèces proches, Yvette, ont découvert des introns inter- domaines présents dans plus d’un type
mais aussi entre des espèces appartenant rompant des séquences codantes dans de protéines, mais qui sont moins
à des groupes très différents. Par diverses espèces bactériennes. En répandus que ceux du premier groupe.
exemple, certains virus emportent des admettant que de nombreux introns bac- L’étude de la transmission et de la
gènes de petite taille en sautant d’un tériens aient jadis existé, quand ont-ils répartition de ces domaines mobiles
hôte à un autre ; les gènes ainsi transmis disparu? À moins que cette disparition devrait fournir des renseignements pré-
s’insèrent parfois dans l’ADN du nouvel ne soit très récente, les gènes du cieux sur tous les aspects de l’évolution
hôte. Les bactéries captent parfois de domaine Fn3 ont dû se répandre sans des êtres vivants.

© POUR LA SCIENCE 105


Séquences d'ADN mobiles et
évolution du génome.
CLAUDE BAZIN, PIERRE CAPY, DOMINIQUE HIGUET ET THIERRY LANGIN

La découverte d’éléments transposables dans le génome


de tous les êtres vivants a révélé une nouvelle source de
diversité génétique, condition de l’évolution.

S
elon Darwin, le moteur de l’évo- Depuis la découverte de McClintock,
lution est la sélection naturelle, on a caractérisé une grande variété de
qui opère sur les variations indi- séquences mobiles chez les bactéries et
viduelles apparaissant au sein chez les eucaryotes (l’ensemble des
d’une population. Comme ces variations champignons, des plantes et des ani-
sont héréditaires, les traits sélectionnés maux). Ces séquences, nommées élé-
se retrouvent à la génération suivante. ments transposables, représentent une
Darwin ne pouvait expliquer cette varia- part considérable du génome des euca-
bilité, faute de connaître le support de ryotes ; par exemple, elles constituent 10
l’hérédité. Nous savons aujourd’hui à 12 pour cent du génome de la droso-
qu’il s’agit de molécules d’ ADN qui, phile. Ce sont généralement de courtes
empaquetées dans le noyau des cellules, séquences d' ADN (de 5 000 à 10 000
forment les chromosomes. paires de bases, les lettres de l’ADN) qui
La variabilité décrite par Darwin, codent un petit nombre de protéines, par-
affecte les caractères visibles (le phéno- fois une seule. Les gènes portés par un
type) ; elle reflète une variabilité au élément transposable servent à sa trans-
niveau du génome, l’ensemble des position, c’est-à-dire à sa propagation
séquences d’ ADN constituant un lot dans le génome.
chromosomique. À l’origine de cette Les éléments transposables sont
variabilité, on trouve des modifications répartis en deux classes selon leur struc-
locales de l’ADN, les mutations, ainsi ture et les mécanismes utilisés lors de
que le brassage des gènes – les unités leur transposition. Les éléments de
codant les caractères héréditaires – classe I (ou rétrotransposons) se propa-
assuré par la sexualité. En dehors de ces gent par un intermédiaire ARN (l’acide
mécanismes, le génome paraissait relati- ribonucléique, molécule jumelle de
vement stable, et l’on a cru que l’orga- l’ADN et produit de sa transcription), qui
nisation linéaire des gènes sur le chro- est ensuite «rétrotranscrit» en ADN. Les
mosome était immuable.
La découverte de séquences d’ADN 1. L ES ÉLÉMENTS TRANSPOSABLES provo-
mobiles chez le maïs, due à Barbara quent des mutations instables dans les
McClintock dans les années 1940 gènes de pigmentation du maïs. C’est en
(figure 1), a considérablement modifié étudiant de telles mutations que Barbara
cette vision du génome. L’existence de Mc Clintock a découvert les «gènes
séquences capables de se déplacer et de mobiles» dans les années 1940. Dans cet
se multiplier indiquait une autre source exemple, l’insertion de l’élément Spm
dans un gène commandant la synthèse
possible de diversité génétique. On
du pigment a rendu des grains incolores.
considère aujourd’hui que ces éléments Dans certaines cellules des grains en
génétiques, par la nature et la fré- développement, l’élément Spm s’excise de
quence des modifications qu’ils provo- son site d’insertion, ce qui entraîne la
quent dans le génome, sont des acteurs réversion de la mutation et l’apparition de
majeurs de l’évolution. bigarrures sur le grain.

106 © POUR LA SCIENCE


éléments de classe II utilisent quant à représentent une part importante du Un bel exemple est donné chez la
eux un intermédiaire ADN. Les éléments génome, et contribuent à son évolution. drosophile par la mutation dominante
de classe I sont subdivisés en deux Antp73b, qui se traduit par la formation
groupes : les rétrotransposons à longues Des facteurs d'une paire de pattes à la place des
répétitions terminales (LTR) et les rétro- antennes (voir Les gènes du développe-
transposons sans LTRs.
de variabilité génétique ment, par W. McGinnis et M. Kuziora,
Le nombre d’exemplaires d'un élé- Les éléments transposables sont généra- dans ce dossier) : cette transformation,
ment transposable donné à l’intérieur teurs de variété génétique, soit directe- dite homéotique (une partie du corps se
d’un génome varie de quelques copies à ment par leur transposition, soit indirec- transformant à l’image d’une autre) est
plusieurs centaines, voire plusieurs mil- tement par leur présence en plusieurs due à une inversion qui a placé le pro-
liers. Chez l’homme, les séquences Alu copies dans le génome, celles-ci servant moteur du gène antennapedia sous le
sont présentes en plus de 500 000 de matrice pour des événements de contrôle du promoteur du gène rfd (res-
copies. En outre, plusieurs types d'élé- recombinaison homologue. De ce fait, ponsible for dominant phénotype). Or
ments coexistent dans un organisme ils contribuent à la modification du cette inversion résulte d'un événement
donné. On dénombre ainsi chez la dro- génome et à son évolution. Ces modifi- de recombinaison entre les deux copies
sophile plus d'une trentaine de familles cations affectent aussi bien les gènes de l'élément transposable Doc présent
d'éléments transposables. que la structure des chromosomes. dans le premier intron de chacun des
On a émis plusieurs hypothèses On a ainsi trouvé, dans certaines deux gènes.
pour expliquer la distribution des élé- inversions et délétions chromosomiques, Au-delà de ces effets sur l'organisa-
ments transposables au sein des des éléments transposables au point de tion des gènes, les éléments transpo-
espèces. Trois mécanismes sont actuel- cassure ; on les soupçonne d’être à l'ori- sables contribuent à l'organisation des
lement envisagés : origine de novo à gine de ces événements par un méca- chromosomes. Ils constituent d’ailleurs
partir de séquences génomiques (ce nisme faisant intervenir la recombinai- la composante majeure de l'hétérochro-
serait le cas des séquences Alu chez son génique (figure 2). Une délétion matine. En outre, O. Danilevskaya et ses
l'homme) puis envahissement du incluant plusieurs gènes est générale- collègues ont montré en 1994 que chez la
génome ; présence de l’élément trans- ment délétère, et la sélection naturelle drosophile, les extrémités des chromo-
posable avant la différenciation des l’élimine. Les inversions affectent un somes, ou télomères, étaient essentielle-
espèces et transfert vertical d’une géné- ensemble de gènes et peuvent avoir des ment constituées de séquences répétées,
ration à la suivante, comme n'importe conséquences à plusieurs niveaux : en dont les rétrotransposons Het et TART.
quelle autre séquence chromosomique ; premier lieu sur la séquence qui che- La transposition de ces éléments renou-
ou enfin transfert horizontal, c'est-à- vauche le point de cassure, mais aussi velle en permanence les extrémités des
dire passage d'une espèce à une autre, sur l'expression et la ségrégation des chromosomes et les protège de l'érosion,
par l'intermédiaire d'un vecteur (l'élé- gènes présents dans l'inversion. Une car les télomères raccourcirent à chaque
ment P serait ainsi apparu chez la dro- inversion chromosomique provoque la cycle de réplication de l’ADN. Les rétro-
sophile). Dans le cas d'un transfert hori- dérégulation d'un gène quand ce dernier transposons ont ici une fonction compa-
zontal, l'élément peut emporter avec lui est rapproché d’une région d'hétérochro- rable à celle des télomérases présentes
d’autres séquences d' ADN et assurer matine (partie condensée de la molécule dans d'autres espèces. On voit que des
ainsi le transfert de gènes d'une espèce d’ADN, qui ne subit pas de transcription), éléments transposables peuvent jouer un
à une autre ; cet événement est toute- ou d'une séquence régulatrice étrangère : rôle fondamental.
fois rare. Quel que soit leur mode d'ac- son expression (sa transcription en ARN) À l’échelle du gène, la transposi-
quisition, les éléments transposables est alors modifiée. tion a d’autres effets. Les éléments

ÉLÉMENTS TRANSPOSABLES ÉLÉMENTS TRANSPOSABLES


DANS LA MÊME ORIENTATION SUR LE CHROMOSOME EN ORIENTATION INVERSE SUR LE CHROMOSOME

A E.T. B E.T. C A E.T. B C D E.T. E

RECOMBINAISON RECOMBINAISON B
C A
A E C

DÉLÉTION INVERSION
A C A D C B E

2. REMANIEMENTS CHROMOSOMIQUES causés par la présence d'élé- sables entraîne, selon leur orientation respective, la délétion ou
ments transposables dans le génome. Un événement de recombi- l’inversion des séquences qu’ils encadrent. En modifiant l’environne-
naison entre les séquences homologues de deux éléments transpo- ment des gènes, une inversion peut altérer leur expression.

© POUR LA SCIENCE 107


transposables peuvent s’insérer indiffé- intron du gène vestigial provoque une chez de nombreux vertébrés, en parti-
remment dans les régions codantes altération de la forme des ailes, alors culier le rat et l'homme, alors que la
(exons), non codantes (introns), ou qu’une nouvelle insertion dans la pre- régulation par les androgènes n'existe
dans les régions régulatrices en amont mière séquence hobo fait réapparaître que chez la souris.
du gène, avec des conséquences des ailes normales (figure 4). On connaît un exemple similaire chez
variables sur son expression. Les éléments transposables peuvent l'homme : les gènes des familles amy1 et
s'insérer dans les régions non-codantes amy2, qui codent des enzymes digestives
Transcrits chimères des gènes, et plus particulièrement dans nommées amylases, sont exprimés dans
leur partie 5', en amont de la séquence des tissus différents. Les deux gènes
D'une manière générale, l'insertion d'un codante (on oriente le brin d’ADN dans amy2 sont exprimés dans le pancréas,
élément transposable dans une région le sens de la transcription, et on note ses alors que les trois gènes amy1 sont actifs
d'ADN transcrite modifie la structure de extrémités amont et aval respectivement uniquement dans la glande parotide (la
l'ARN prémessager, la molécule qui n’a 5’ et 3’). Outre les changements qu’ils plus volumineuse des glandes salivaires).
pas encore subi l’excision des causent dans les séquences régulatrices Chez tous les gènes codant des amylases,
séquences introniques, ou épissage. des gènes, les éléments transposables on constate la présence d’un pseudogène
L’élément transposable peut notamment portent eux mêmes des signaux suscep- (copie inactivée d’un gène) γ-actin en
provoquer l’interruption de la transcrip- tibles d'interférer avec les signaux de amont du premier exon. D. Robins et
tion, ce qui donne des ARN messagers régulation des gènes adjacents. C'est le L. Samuelson ont montré en 1992 que la
tronqués. Quand l’insertion a eu lieu cas des LTR des rétrotransposons, qui spécificité tissulaire des gènes amy1 était
dans un intron, plusieurs cas de figure contiennent les signaux de régulation due à l’ancienne insertion d’un provirus à
sont possibles : selon la façon dont nécessaires à la synthèse et à la matura- l’intérieur de ce pseudogène. L’amylase
l’élément interfère avec le mécanisme tion des ARN messagers. des glandes salivaires est produite chez
d’épissage, on obtient des transcrits chi- les primates, les rongeurs et les lago-
mères (comprenant les séquences de Trafics d’influences morphes (le groupe des lapins), mais pas
l’intron non épissé et de l’élément trans- chez toutes les espèces de ces ordres.
posable) et des transcrits raccourcis, Plusieurs exemples illustrent l'impact Cette discontinuité entre espèces apparen-
avec maintien ou non des transcrits des éléments transposables sur l'ex- tées suggère que la spécificité tissulaire
classiques du gène (figure 3). pression des gènes. On a découvert que aurait été acquise plusieurs fois au cours
Parmi les nombreux exemples les différences d'expression de certains de l’Évolution, de façon indépendante.
décrits, citons le cas de l'insertion du gènes d’une espèce à une autre résul- Des recherches effectuées dans les
rétrotransposon du tabac Tnt1 dans le taient de l'insertion d'éléments transpo- banques de séquences génomiques révè-
gène de la nitrate réductase (NR) : cette sables. C'est le cas du gène Slp (sex- lent que ces cas ne sont pas isolés, et que
insertion provoque l’arrêt prématuré de limited-protein) de souris, qui les éléments transposables ont eu un
la transcription au niveau des LTR de appartient au complexe d'histocompati- impact sur l'évolution de nombreuses
Tnt1 si ce dernier est orienté dans le bilité (les déterminants du «soi», res- séquences responsables de l'expression
même sens que le gène NR, alors que la ponsables du rejet des greffes) et qui et de la régulation des gènes. S. White et
transcription se poursuit au travers de dérive d'une duplication du gène C4 ses collègues ont utilisé la séquence pro-
Tnt1 s’il est en sens inverse. Quand l'in- codant l'une des protéines du complé- téique d'un nouveau rétrotransposon
sertion d'un élément transposable dans ment. Contrairement au gène C4, le nommé Hopscotch (à l'origine d'une
un intron interrompt la transcription du gène Slp est exprimé en présence mutation dans le gène waxy du maïs)
gène et produit un phénotype mutant, d'hormones androgènes. Cette diffé- pour effectuer une recherche systéma-
l'insertion «gigogne» d'une nouvelle rence est due à la présence d'une LTR 5' tique dans les banques de données. Ils
séquence dans cet élément est capable d'un ancien provirus en amont du gène. ont découvert dans la région 5' de vingt-
de restaurer le phénotype sauvage. Chez L'insertion de cette séquence serait et-un gènes de plantes un "vestige" plus
la drosophile, par exemple, l'insertion postérieure à la duplication du gène ou moins conservé de l'insertion
de l'élément de classe II hobo dans un C4, car cette duplication est constatée ancienne de Hopscotch. Les LTR de ce

EXON INTRON EXON ÉLÉMENT TRANSPOSABLE ÉLÉMENT TRANSPOSABLE

INTERRUPTION
TRANSCRIPTION DE LA TRANSCRIPTION TRANSCRIPTION

ARN PRÉMESSAGER ARN TRONQUÉ ARN CHIMÈRE


AAA AAA AAA

ÉPISSAGE PAS D'ÉPISSAGE

ARN MESSAGER
AAA

3. EFFETS DE L’INSERTION D’UN ÉLÉMENT TRANSPOSABLE sur l’expres- intronique. Inséré dans l’intron, l’élément transposable interrompt
sion d’un gène. Le gène normal est d’abord transcrit en une molé- prématurément la transcription (production d’un ARN tronqué) ou
cule d’ARN prémessager, qui subit ensuite l’épissage de la séquence empêche l’épissage (production d’un ARN chimère).

108 © POUR LA SCIENCE


4. L’INSERTION DE L’ÉLÉMENT TRANSPOSABLE HOBO de drosophile résiduelle d’ARN messagers correctement épissés. L’insertion gigogne
dans un intron du gène vestigial provoque l’apparition d’encoches d’un second élément hobo dans le premier entraîne la réversion
aux extrémités des ailes (au centre), arrondies chez la mouche nor- vers le type sauvage (à gauche), tandis que l’insertion d’un second
male. Ce phénotype est partiel, car l’inactivation totale du gène se élément en 5’ du premier entraîne la délétion des séquences inter-
traduit par l’atrophie des ailes. Une des hypothèses est la présence médiaires et l’apparition d’un phénotype extrême (à droite).

rétrotransposon ont dû fournir un pro- si le taux de mutations par substitution Chez la drosophile, on observe la
moteur additionnel qui aurait modifié apparaît relativement constant au cours dysgénèse hybride lorsqu’on croise des
l'expression des séquences adjacentes. du temps, le taux de transposition des mâles possédant un type d’élément avec
T. Bureau et S. Wessler ont réalisé le éléments transposables augmente de des femelles qui en sont dépourvues.
même type d'étude avec les éléments temps à autre de façon importante. Dans l’œuf fécondé, où la part du sper-
Tourist et Stowaway et obtenu des résul- Plusieurs études ont montré que le matozoïde est minime, les éléments
tats identiques. L'ensemble de ces tra- nombre de copies d'un élément transpo- apportés par le mâle ne sont plus régulés
vaux montre que plus de 100 gènes de sable dans une population donnée est à par des facteurs cytoplasmiques, comme
plantes contiennent des "vestiges" plus peu près constant. Cette stabilité résulte ce serait le cas si la femelle possédait des
ou moins importants d'éléments transpo- d'un équilibre entre la transposition et éléments transposables, et cette dérégula-
sables (Hopscotch, Tourist et Stowaway) des mécanismes de régulation propres à tion induit une forte transposition. T.
dans des régions régulatrices en 5’. Les l'élément et/ou au génome de l'hôte. McKay a prouvé que de tels croisements
éléments transposables auraient donc Dans certaines conditions, cet équilibre augmentent la variabilité génétique.
joué un rôle fondamental dans l'évolu- est rompu, et la transposition augmente. L’existence de ces mécanismes
tion et la mise en place des réseaux de Deux causes de rupture d’équilibre indique qu'un certain nombre de familles
régulation des gènes des plantes. ont été décrites : les stress environne- d’éléments transposables doivent
mentaux et la dysgénèse hybride. Les connaître des périodes de forte activité de
La transposition : premiers sont capables de moduler la transposition. C'est le cas chez la droso-
transcription et la transposition d'élé- phile, dont les populations naturelles étu-
une activité régulée ments transposables. Différentes natures diées dans les années 1960 se sont révé-
Nous venons de voir que les éléments de stress ont été étudiées, tels que le lées très instables génétiquement. Cette
transposables engendrent de la nou- milieu nutritif et la température. Ainsi, période correspond à l'arrivée des élé-
veauté génétique, soit en modifiant la chez la levure, la transcription de l'élé- ments P, I et hobo dans le génome de ces
structure des gènes et de leurs transcrits, ment Ty1 est diminuée quand le glycérol mouches. À l’échelle des temps géolo-
soit en modulant leur expression. est substitué au glucose dans le milieu giques, l’activité sporadique des éléments
Qu'apportent-ils aux modèles classiques de culture ; chez la drosophile, les taux transposables se traduirait par l’existence
de l'Évolution, où la diversité génétique de transcription des éléments copia et de périodes où le taux de mutation aug-
résulte de mutations ponctuelles ? Si 1731 augmentent avec la température. mente brusquement, entraînant une accé-
l’on ne compte que les substitutions de Quant aux effets sur la transposition, lération de l'évolution des populations. Si
nucléotides, on trouve un taux de muta- celle des éléments Tn3 chez Escherichia les éléments transposables influent sur la
tion très faible (de l'ordre de 10-6 par coli et tam3 chez le muflier est plus éle- macroévolution, ils ont aussi un impact
gène et par cycle de réplication), alors vée à faible température. Enfin, chez les sur la microévolution (les changements à
que le taux de mutations induites par les plantes, les stress causés par des infec- l’échelle de siècles, voire de décennies)
éléments transposables est beaucoup tions virales peuvent augmenter l'expres- en permettant une accélération ponctuelle
plus élevé (entre 10-3 et 10-4). En outre, sion du rétrotransposon Tnt1. de l'évolution du génome.

© POUR LA SCIENCE 109


Chromosomes,
systématique et évolution
VITALY VOLOBOUEV

Grâce à l’étude des chromosomes, on reconstitue raître dans un avenir proche. Nos
connaissances des caractères géné-
les relations de parenté entre les espèces et on en détecte tiques et même biologiques (écolo-
giques et éthologiques) des espèces
de nouvelles. L’analyse chromosomique est parfois le seul répertoriées sont, à de rares exceptions
près, très incomplètes, même en ce qui
moyen d’observer en détail le processus de spéciation. concerne les mammifères, pourtant
beaucoup plus étudiés que tout autre
groupe d’animaux.

L
Si la contribution de la systéma-
a recherche de limites nettes L’urgence d'une telle tâche est devenue tique "classique" à notre connaissance
entre les espèces reste un des évidente récemment, lorsqu’on s’est du monde animal et végétal est indis-
problèmes majeurs de la biolo- aperçu que les espèces recensées à ce cutable, les critères morphologiques de
gie évolutive. En pratique, jour ne représentent, dans le meilleur définition des espèces sont apparus
cette recherche est fondée sur l’identi- des cas, que la moitié des espèces exis- insuffisant depuis le développement
fication de caractères qui permettent la tantes. On sait par ailleurs qu'un grand d'autres approches, parmi lesquelles,
détermination sûre d'une espèce. nombre de ces espèces risque de dispa- en premier lieu, la cytogénétique,

QU ’ EST- CE QU ’ UN CHROMOSOME ?

L es chromosomes sont des structures en forme de bâtonnet


observées dans le noyau des cellules ; chaque chromosome
est constitué de protéines et d’une molécule d’ ADN sur
qu’ils portent (toutefois ils ne portent pas nécessairement les
mêmes versions de ces gènes).
La seule exception est la paire de chromosomes sexuels
laquelle les gènes sont disposés linéairement. Cette molécule, qui, chez les mammifères, sont identiques chez la femelle
normalement déployée, se condense au moment de la divi- (XX) et hétéromorphes chez le mâle (XY). On les oppose à
sion cellulaire et est «empaquetée» par diverses protéines. Elle l’ensemble des autres chromosomes, les autosomes.
devient alors visible, après coloration, au microscope optique. Les cellules sexuelles, qui possèdent un seul lot chromo-
Un autre événement a lieu avant la division : la réplica- somique, sont produites par la méiose. Lors de cette division,
tion, c’est-à-dire la duplication de chaque molécule d’ADN. les chromosomes homologues s’apparient, leurs centromères
Les deux brins d’ADN résultants forment dans les chromo- placés en vis à vis, échangent des segments, puis se séparent
somes à ce stade deux branches pour constituer le lot chromosomique des cellules filles.
jumelles, ou chromatides. Les CENTROMÈRE La formule chromosomique
chromatides sont reliées en une est caractéristique de l’espèce : CHROMOSOME
TÉLOMÈRE
seule région, nommée centro- elle comprend à la fois le ACROCENTRIQUE
mère. Lors de la division, ce lien nombre de chromosomes, noté
est rompu et les chromatides par- 2N (où N est le nombre de
tent chacune de leur côté dans paires) et leur forme, exprimée
une cellule fille. Par commodité, par le nombre de bras de part CENTROMÈRE
dans la suite de l’article, on ne et d’autre du centromère. On
représentera pas les chromatides. ne distinguera ici que deux
Les extrémités des chromosomes types de chromosomes, acro-
sont nommées télomères. centrique (un bras) et métacen-
Dans la plupart des orga- trique (deux bras).
nismes, les chromosomes existent Toutes ces caractéristiques
en double (diploïdie). Les chromo- sont visibles sur le caryotype,
somes d’une paire, dits homo- montage photographique où
logues, sont normalement iden- les chromosomes sont réunis
tiques par leur taille, leur forme et par paires, numérotées de 1 à CHROMOSOME
surtout par l’ensemble des gènes CHROMATIDES JUMELLES N (voir la figure 3). MÉTACENTRIQUE

110 © POUR LA SCIENCE


c’est-à-dire l’étude des chromosomes
sous tous leurs aspects.
Par exemple, l'analyse chromoso-
mique de populations naturelles de cer-
taines espèces de drosophiles, effec-
tuée dans les années 1930, a montré
que d’une population à une autre, les
mouches présentaient des différences
du nombre et/ou de la forme des chro-
mosomes, qui les rendent incapables de
s'hybrider avec succès. Ces populations
sont alors considérées chacune comme
une véritable espèce. Grâce au déve-
loppement ultérieur des techniques
moléculaires, on a montré que deux
espèces morphologiquement sem-
blables, ou espèces jumelles, peuvent
être aussi différentes génétiquement
que deux espèces morphologiquement 2. LE RAT ROUSSARD, muridé africain, illustre l’insuffisance des critères morphologiques de
distinctes. L’incapacité à s’hybrider définition de l’espèce. On ne distinguait jusqu’à récemment qu’une seule espèce, Arvicanthis
des espèces jumelles peut être due à niloticus, réunissant les populations disséminées sur le territoire africain. Toutefois la compa-
des différences chromosomiques aussi raison du caryotype d’individus capturés dans trois pays africains révèle des différences dues
bien que génétiques ; parfois, ces diffé- à des remaniements chromosomiques. Ces différences sont assez importantes pour dresser
rences portent sur un ou quelques des barrières d’isolement reproductif entre ces populations, qui acquièrent le statut d’espèce.
gènes seulement.
Le développement de la cytogéné- chromatides qui restent soudées (les pour la caractérisation et l'étude de
tique évolutive doit beaucoup au choix chromatides vont par deux dans les l'évolution des espèces.
des drosophiles comme organismes chromosomes normaux, conséquence Nous allons illustrer cette démarche
d’étude. Dans les glandes salivaires de de la duplication de la molécule d’ADN par l'étude chromosomique d'un rat des
ces insectes, on trouve des chromo- avant la division cellulaire). Ces chro- savanes africaines, le rat roussard
somes particuliers, devenus géants par mosomes géants, dits polytènes, pré- Arvicanthis niloticus (la seule espèce
suite de la multiplication de leurs sentent naturellement une séquence de reconnue dans ce genre à l'époque). En
bandes claires et sombres, caractéris- traitant les échantillons d’animaux pro-
tiques de chaque paire chromoso- venant d'Égypte, de République
mique. Une telle particularité était Centrafricaine et du Burkina Faso, nous
connue bien avant le développement avons révélé trois formes caryotypiques,
des techniques moléculaires ; on l’a nommées par commodité ANI-1, ANI-2 et
exploité pour faire les premiers pas ANI-3. Par l'analyse du marquage chro-
dans la localisation précise des gènes mosomique, nous avons établi la nature
sur les chromosomes. des différences entre ces formes, c'est-à-
dire le nombre et le type des remanie-
La détermination ments survenus. En comparant les
formes deux à deux, on observe de 6 à 8
des espèces jumelles remaniements : des inversions, des
Tous les autres groupes animaux et translocations réciproques et robertso-
végétaux étant dépourvus de cette qua- niennes (voir l’encadré page 112).
lité opportune, il a fallu attendre près Or ces types de remaniements, à
de 40 ans la mise au point des tech- l'état hétérozygote (c’est-à-dire lorsqu’ils
niques de marquage chromosomique affectent un seul chromosome d’une
pour étudier leurs chromosomes. Le paire), ont un impact sur le déroulement
principe de base de ces techniques de la méiose (la division que subissent
1 MICROMÈTRE consiste à faire apparaître sur le chro- les cellules productrices de gamètes, au
mosome une séquence de bandes cours de laquelle les chromosomes d’une
claires et sombres (par traitement chi- paire sont répartis de façon aléatoire dans
mique, thermique, enzymatique ou par les cellules filles). Dans le cas du rat
1. CHROMOSOME POLYTÈNE de la glande coloration avec des fluorochromes), de roussard, l'ensemble des remaniements
salivaire d’un insecte diptère, le moucheron tailles différentes et spécifiques de identifiés est plus que suffisant pour per-
Chironomus tentans. De tels chromosomes chaque paire, comme les bandes des turber la méiose : autrement dit, les
géants, formés de nombreuses chroma-
tides, montrent clairement une série de
chromosomes polytènes de drosophile. hybrides issus du croisement éventuel de
bandes claires et sombres, caractéristique Depuis, l'analyse chromosomique, deux formes seraient sans doute stériles.
de chaque paire de chromosomes. Tous les seule ou couplée avec d'autres tech- Un tel isolement post-copulatoire aurait
diptères, dont les drosophiles, possèdent niques moléculaires, est devenue un eu pour conséquence d’arrêter les
des chromosomes polytènes. outil de choix, parfois irremplaçable, échanges géniques entre les trois formes.

© POUR LA SCIENCE 111


Nous en avons conclu que ANI-1, ANI-2 et mique se reproduisent bien, tandis que caractères, il est possible de reconstruire
ANI-3 représentent, malgré leur similarité les couples mixtes restent sans descen- la séquence des événements chromoso-
morphologique, trois espèces diffé- dance, en raison de l'agressivité (parfois miques en appliquant le principe de par-
rentes : ce sont des espèces jumelles. mortelle!) des partenaires sexuels. cimonie : retenir la solution qui
L’étude chromosomique du rat rous- L'ensemble de ces données ne laisse implique le minimum de transforma-
sard n’était pas terminée pour autant, pas de doute sur le statut spécifique tions. De cette séquence d’événements,
car nous voulions préciser la distribu- indépendant de chaque forme chromo- on déduit les relations de parenté entre
tion des espèces jumelles, et surtout somique, et la procédure d'attribution les trois espèces.
éclaircir les relations entre différencia- des noms scientifiques est d’ailleurs en Afin d’établir quels sont les états
tion chromosomique et différenciation cours. Or ce statut d’espèce était déjà chromosomiques primitifs et dérivés,
génétique. Dans ce but, J-F. Ducroz a évident d'après la seule analyse chromo- nous avons comparé le marquage chro-
complété l’analyse cytogénétique par somique (toutefois, tous les systémati- mosomique des trois espèces jumelles
une analyse moléculaire, après avoir ciens classiques ne partagent pas cette d'Arvicanthis avec celui du rat rayé
séquencé le gène mitochondrial du cyto- opinion). Cet exemple, choisi parmi de Lemniscomys macculus, le genre
chrome b chez les différentes formes. nombreux autres, démontre pourtant Lemniscomys étant unanimement consi-
Nous avons aussi procédé au croisement que le caryotype est un caractère taxino- déré comme phylogénétiquement
de ces formes en captivité afin de savoir mique très solide ; en outre, il constitue proche d’Arvicanthis. Nous avons
s’ils pouvaient s’hybrider. dans certains cas un marqueur génétique effectivement constaté que les quatre
Les données moléculaires indiquent plus aisément accessible que les mar- caryotypes sont très semblables, de
que le degré de différenciation des queurs moléculaires. nombreux chromosomes ou segments
formes ANI -1, ANI -2 et ANI -3 est très de chromosomes étant totalement
élevé ; par exemple, il est nettement plus Chromosomes conservés. Cette analyse montre claire-
élevé qu’entre espèces appartenant à un ment que Lemniscomys macculus est
même genre chez d’autres rongeurs et phylogénie plus proche de l’espèce ANI-1 que des
muridés (en particulier au sein des deux autres, car il ne présente aucun
genres Mastomys et Mus). Par la compa- La comparaison des caryotypes d'ANI-1, remaniement caractéristique de ANI-2 et
raison des séquences du cytochrome b, ANI -2 et ANI -3 a montré que certaines ANI -3. Par conséquent, l’espèce ANI -1
on a établi les relations phylogénétiques paires de chromosomes sont identiques serait la plus proche du caryotype
entre ces formes. Les expériences de chez les trois espèces, alors que d'autres ancestral, ce que confirme la forme de
croisement en captivité, quant à elles, sont modifiées chez l'une ou l'autre des ses chromosomes, essentiellement acro-
ont montré que les couples constitués à espèces. Si on considère les états diffé- centriques : comme ces chromosomes
partir d'une même forme chromoso- rents d'un chromosome comme des sont fréquemment transformés en chro-
mosomes métacentriques par les rema-
niements, il est plus simple de faire
LES REMANIEMENTS CHROMOSOMIQUES dériver A N I -2 et A N I -3 de A N I -1
(figure 3). Ce raisonnement nous a

T oute mutation d’un chromosome qui modifie la séquence linéaire habituelle


de ses gènes est nommée remaniement. Parmi les remaniements chromoso-
miques, on distingue :
conduit à un schéma évolutif montrant
la séquence des événements chromoso-
miques ainsi que les relations de
(a) les inversions, retournements d’un segment du chromosome. Une inver-
parenté entre ANI -1, ANI -2 et ANI -3
sion peut transformer un chromosome acrocentrique en chromosome métacen-
trique en ramenant le centromère à l’intérieur.
(figure 4).
(b) les translocations réciproques, échanges de segments chromosomiques Si l’on compare cet arbre «chromo-
entre deux chromosomes. somique» avec l'arbre «moléculaire»
(c) les translocations robertsoniennes, fusions de deux chromosomes acro- déduit de la comparaison des séquences
centriques en un chromosome métacentrique. du gène du cytochrome b, on constate
(d) les translocations en tandem, fusion de deux chromosomes en un seul qu'ils sont identiques en ce qui concerne
par la jonction des télomères, ou par celle d’un télomère au centromère de les événements majeurs, c'est-à-dire les
l’autre chromosome, si ce dernier est acrocentrique. points de bifurcation et le groupement
La fréquence d’apparition des remaniements chromosomiques varie de des taxons. Une faiblesse des arbres
0,4 × 10-4 à 1,3 × 10-4 par gamète et par génération ; la fréquence exacte
chromosomiques est l'impossibilité de
dépend du type de remaniement.
mesurer une distance génétique entre les
(a) INVERSION (b) TRANSLOCATION (c) TRANSLOCATION (d) TRANSLOCATION taxons, comme on sait le faire à partir
RÉCIPROQUE ROBERTSONIENNE EN TANDEM de l'analyse biochimique ou molécu-
laire. Pourtant, nous pensons qu’il est
possible d'établir une distance cytogéné-
tique en fonction de la probabilité de
fixation des différents remaniements
chromosomiques (cette probabilité est
liée à leur impact plus ou moins grand
sur le bon déroulement de la méiose) :
on disposerait alors d’une sorte d'hor-
loge chromosomique. Nous tentons
actuellement de résoudre ce problème.

112 © POUR LA SCIENCE


La principale conclusion à tirer de
l'analyse chromosomique des espèces ANI-3 ANI-1 ANI-2
jumelles d'Arvicanthis, qui sont parmi
les mieux étudiées à l’échelle molécu- TRANSLOCATION TRANSLOCATION
laire, est que les chromosomes sont de RÉCIPROQUE RÉCIPROQUE
bons caractères, utiles tant pour la déter-
mination systématique que pour la phy-
logénie à l'échelle du genre, voire même 9 7
entre les genres. Évidemment, l'applica- 4 7
tion de toutes les possibilités qu'offre la
cytogénétique moléculaire moderne
(marquage chromosomique de haute
résolution, "peinture" chromosomique,
hybridation in situ) va augmenter les 6
capacités de l'analyse chromosomique
dans la résolution de problèmes systé- TRANSLOCATION
ROBERTSONIENNE
matiques et phylogénétiques.
INVERSION

Chromosomes et spéciation
L'espèce de mammifères la plus
variable à l’échelle chromosomique 1
est la musaraigne commune d'Europe,
1 1
Sorex araneus. Sur son immense aire
de répartition, qui va de l'Europe de
l'Ouest jusqu'au lac Baikal, le nombre
d'autosomes varie de 18 à 30 en raison
d’un polymorphisme robertsonien. TRANSLOCATION
Plus impressionnant encore, cette 8 6 ROBERTSONIENNE
espèce renferme plus de 50 races chro-
mosomiques différentes : d’une race à
une autre, certains chromosomes méta- INVERSION
centriques ne sont homologues que par
un seul bras, car ils ont été produits
par des translocations robertsoniennes 2
différentes (figure 5). En cas d'hybri-
dation entre les deux races, cette 2 2
homologie monobrachiale sera un obs-
tacle très sérieux à la ségrégation cor-
recte des chromosomes lors de la
méiose, et risque d’empêcher la for- INVERSION INVERSION
mation de gamètes équilibrés. La ferti-
lité même des hybrides est mise en
cause par ce processus.
Cette situation exceptionnelle (on a 3
découvert par la suite un cas d'évolution 3 3
chromosomique similaire chez les sou-
ris domestiques, aujourd’hui intensive-
ment étudiées) a fait de la musaraigne INVERSION

3. C A R Y O T Y P E S P A R T I E L S des espèces
jumelles ANI-1, ANI-2 et ANI-3 du rat rous- 4 8 8
sard (seuls les chromosomes remaniés chez
une ou deux des trois formes sont présen-
tés). Les numéros indiquent la place occu-
INVERSION
pée par le chromosome dans le caryotype
complet de l’espèce. Les flèches indiquent
les différents remaniements chromoso-
miques, et les cadres en pointillés souli- 5 9 9
gnent les régions échangées dans les trans-
locations réciproques. La translocation
robertsonienne qui donne le chromo- INVERSION INVERSION
some 1 d’ANI-2 implique un chromosome
dérivé d’une translocation réciproque. 26 26 27
© POUR LA SCIENCE 113
commune d'Europe un modèle de choix
LEMNISCOMYS MACCULUS
pour étudier le rôle des remaniements
ANCÊTRE
chromosomiques dans l’établissement COMMUN ANI-1
de barrières d’isolement reproductif. En
interrompant le flux génique, l’appari- a ANI-3
tion de ces barrières constitue les pré-
ANI-2
mices de la spéciation. Depuis 1987,
des chercheurs de presque tous les pays
LEMNISCOMYS MACCULUS
compris dans l'aire de répartition de
ANCÊTRE

rob (2,6)

rob (1,7)
Sorex araneus mènent des recherches COMMUN ANI-1
communes et se réunissent tous les trois
ans pour faire le bilan de l'étude de cette b ANI-3
petite musaraigne.
ANI-2

trcp (4,7)

inv 3

inv 26

inv 28
Les données paléontologiques et bio-

inv 1

inv 2

inv 4

inv 5
géographiques indiquent que les races
chromosomiques de Sorex araneus se
sont formées dans des zones refuges iso- 4. ARBRES PHYLOGÉNÉTIQUES des espèces jumelles ANI-1, ANI-2 et ANI-3 du rat roussard
lées lors de la dernière glaciation, c’est- Arvicanthis, construits à partir des données moléculaires (a) et chromosomiques (b). Le premier
à-dire entre 20 000 et 15 000 ans avant arbre est issu de la comparaison des séquences complètes du gène du cytochrome b ; outre les
notre ère. Afin de calculer la distance relations de parenté, il indique la distance qui sépare les trois espèces. Le second arbre repré-
sente l’hypothèse la plus parcimonieuse en termes de remaniements chromosomiques. «inv»
génétique moyenne entre 20 races chro-
désigne les inversions, «trcp» les translocations réciproques et «rob» les translocations robertso-
mosomiques, on les a soumis à une ana- niennes. Dans les deux cas, l'espèce Lemniscomys macculus est utilisée comme groupe externe.
lyse électrophorétique, où l’on mesure
les différences de migration de leurs étudiées. Il ressort de ces études que Cette situation offre l’occasion de véri-
protéines dans un champ électrique. La l'analyse chromosomique reste le seul fier la robustesse de l'isolement chromo-
valeur obtenue n'est pas significative- moyen de matérialiser l’isolement repro- somique. Les études des zones de
ment différente de zéro : il est impos- ductif des populations de musaraignes. contacts entre les races, bien qu’encore
sible de distinguer les races chromoso- Sauf dans certains cas où les popula- incomplètes, prouvent l’existence d’une
miques par cette méthode. Le tions sont isolées par des barrières géo- relation directe entre le niveau de diver-
séquençage du gène de cytochrome b, graphiques infranchissables, la majorité gence chromosomique et la possibilité et
effectué pour six races chromosomiques, des races de Sorex araneus ont des aires le succès de l'hybridation. Par exemple,
n'a pas non plus révélé de différences de répartition qui se côtoient ou se che- dans la zone de contact entre deux races
génétiques spécifiques entre les races vauchent ; elles sont dites parapatriques. chromosomiques vivant en Suisse, il n'y
pas d'hybrides. Or les différences chro-
MUSARAIGNE A HYBRIDE AB
mosomiques sont maximales entre ces
deux races, au point qu'on les considère
aujourd’hui comme deux espèces
solides. Un autre exemple est la zone de
TRANSLOCATION contact entre deux races sibériennes, où
ROBERTSONIENNE
la quantité d'hybrides détectée est beau-
MUSARAIGNE ANCESTRALE coup plus faible que celle attendue théo-
riquement. Ce déficit peut être dû à la
viabilité réduite des hybrides, ou à une
CROISEMENT forme d'isolement pré-copulatoire, par
ac bd AB
exemple une incompatibilité de compor-
MUSARAIGNE B tement. En outre, on ne trouve dans cette
zone que des hybrides de première géné-
a b c d ration. Étant donné la nature de leur
caryotype, ces hybrides doivent avoir du
mal à produire des gamètes équilibrés, et
cette zone de contact n'a probablement
TRANSLOCATION
ROBERTSONIENNE
aucun avenir évolutif.
Une grande partie des études
actuelles sur les remaniements chromo-
ad bc somiques en tant que mécanismes d'iso-
lement génétique portent sur Sorex ara-
5. HOMOLOGIES MONOBRACHIALES chez un hybride issu du croisement de deux races neus et sur la souris domestique Mus
chromosomiques de la musaraigne Sorex araneus. On a représenté les chromosomes musculus domesticus. Toutes les tech-
homologues appariés, comme ils le sont pendant la méiose. Dans les races A et B, les
niques moléculaires sont utilisées dans
chromosomes acrocentriques ont subi des translocations robertsoniennes différentes. En
supposant qu’il n’existe pas d’isolement pré-copulatoire entre A et B, ils pourront donner ces travaux, mais le marquage chromo-
un hybride AB. Toutefois, celui-ci risque d’être stérile : au moment de la méiose, ses chro- somique reste le meilleur moyen de sur-
mosomes ne seront appariés deux à deux que par un bras, et formeront une structure en veiller précisément chaque étape de la
anneau (ici représenté ouvert), ce qui entravera le processus de formation des gamètes. différentiation en espèces jumelles.

114 © POUR LA SCIENCE


La théorie neutraliste
de l’évolution moléculaire
MOTOO KIMURA

Au niveau moléculaire, la plupart des changements types de déductions étaient uniquement


fondées sur l’observation du phénotype,
évolutifs résulteraient non de la sélection, mais de la dérive c’est-à-dire de l’ensemble des caractères
et des fonctions d’un individu qui résul-
aléatoire de gènes mutés, sélectivement équivalents. tent de ses déterminants héréditaires (le
génotype). Il n’existait alors aucun
moyen de savoir ce qui s’était passé, au

L
cours de l’évolution, à l’échelle de la
a théorie darwinienne de l’Évo- l’Évolution a elle-même évolué. structure interne du gène.
lution par la sélection naturelle Lorsque Darwin formula sa théorie ori- Les progrès ultérieurs de la théorie
est admise par la plupart des ginale, les mécanismes de l’hérédité et mathématique ont fait de la génétique
biologistes. Selon cette théorie, la nature des variations transmissibles des populations un édifice d’une grande
l’évolution résulte de l’interaction entre étaient encore inconnus. La redécou-
la variation et la sélection. À chaque verte, au début du siècle, des lois de la PALÉOZOÏQUE
génération, un grand nombre de varia- génétique énoncées par Mendel 40 ans
tions apparaissent au sein d’une espèce, plus tôt a fait naître l’espoir qu’on pour- CAMBRIEN ORDOVICIEN SILURIEN DÉVONIEN CARBO

par mutation des gènes et par leur bras- rait grâce à elles expliquer les idées de 570 510 439 408 362
sage aléatoire lors de la reproduction. Darwin. Après la découverte par TEMPS EN MILLIONS D'ANNÉES
Les individus dont les gènes déterminent H. Muller de la nature élémentaire du
les caractères les mieux adaptés à l’envi- gène, et à l’aide des méthodes de la
ronnement sont les plus aptes à survivre, génétique des populations, développées
à se reproduire et à laisser une descen- principalement par R. Fisher, J. Haldane
dance qui survive et se reproduise à son et S. Wright, on a pu relier l’évolution
tour. Les espèces évoluent ainsi par et la génétique. À partir de ces travaux,
accumulation de gènes mutants adaptés les études ultérieures de Theodosius DUPLICATON
D'UN GÈNE PRIMORDIAL
et des caractères correspondants. Dobzhansky sur les populations dans la POUR CONSTITUER
Dans cette optique, n’importe quel nature, les analyses paléontologiques de LES CHAÎNES
allèle mutant, ou forme mutée d’un George Gaylord Simpson, «la génétique ALPHA ET BÊTA
gène, est soit plus adapté, soit moins écologique» de E. Ford et de son école
adapté que l’allèle dont il provient. Il et d’autres recherches ont fait de la
ne se propage dans la population que théorie néodarwinienne un monument
s’il réussit à passer le crible de la sélec- solide et impressionnant. Au début des
tion naturelle. Je soutiens un point de années 1960, l’accord était général :
vue différent depuis des années! Je tout caractère biologique pouvait être
crois que la plupart des gènes mutants interprété à la lueur de l’adaptation par
détectés par les seules techniques bio- la sélection naturelle et pratiquement
chimiques de la génétique moléculaire aucun gène mutant n’était neutre sélec-
sont sélectivement neutres, c’est-à-dire tivement. Ainsi Ernst Mayr affirmait en
que du point de vue de l’adaptation, ils 1963 : «Je considère... qu’il est haute-
ne sont ni plus ni moins avantageux ment improbable qu’un gène quel-
que les allèles qu’ils remplacent ; au conque puisse rester sélectivement
niveau moléculaire, la plupart des chan- neutre sur une longue période de
gements évolutifs résultent de la temps.» De nombreux chercheurs
«dérive aléatoire» de gènes mutants avaient étudié les mécanismes de
sélectivement neutres. l’interaction entre gènes, l’organisation
La controverse entre le point de vue d’ensembles de gènes à l’intérieur des 1. ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE illustrant les rela-
neutraliste et l’hypothèse «pansélection- espèces et les modifications des fré- tions évolutives entre sept vertébrés. Le
niste» provient de la manière dont la quences géniques dans les populations tableau de droite montre comment une pro-
théorie «synthétique» moderne de au cours de l’évolution. Toutefois ces téine importante, la chaîne α de l’hémoglo-

116 © POUR LA SCIENCE


complexité. Un outil de travail remar- l’étude des changements géniques au darwinienne s’appliquât à ce niveau élé-
quable a été forgé à partir d’équations cours de l’évolution sont restées plutôt mentaire ; en fait, de nombreux biolo-
aux dérivées partielles, nommées équa- limitées. La raison en est que la géné- gistes de l’évolution n’y trouvèrent que
tions de diffusion : les modèles de diffu- tique des populations s’occupe des fré- ce qu’ils voulaient découvrir et furent
sion permettent de suivre le devenir des quences des différentes formes des tout naturellement tentés d’étendre le
allèles mutants dans une population en gènes, ou allèles, alors que les études sélectionnisme au niveau moléculaire.
considérant simultanément les change- conventionnelles relatives à l’évolution L’image des changements évolutifs
ments aléatoires résultant de l’échan- étaient conduites au niveau phénoty- qui se dégage en fait des études molé-
tillonnage des gamètes (cellules germi- pique ; il n’existait alors aucun moyen culaires me semble être tout à fait
nales) lors de la reproduction, et les de relier ces deux ensembles de données incompatible avec les prédictions du
changements déterministes causés par sans ambiguïté. Cet obstacle disparut néo-darwinisme. Mes recherches sur
mutation et sélection. Bien que cette avec les progrès de la génétique molé- l’évolution ont abouti à un certain
méthode comporte des approximations, culaire. Il devint alors possible de com- nombre de résultats importants : tout
elle permet de répondre à des questions parer, entre organismes voisins, les d’abord, dans une protéine donnée, le
importantes et trop complexes pour être molécules d’ ARN (les produits immé- taux de substitution des acides aminés
résolues par d’autres méthodes. À titre diats des gènes) et les protéines (les pro- (les constituants des protéines) est à
d’exemple, on peut se poser la question duits finis), et d’estimer ainsi le taux de peu près le même dans de nombreuses
suivante : quelle est la probabilité de substitution des allèles au cours de lignées évolutives distinctes ; ensuite,
fixation d’une mutation qui apparaît iso- l’évolution ; il devint également pos- les substitutions semblent plus aléa-
lément dans une population et possède sible d’étudier la variabilité des gènes à toires qu’ordonnées. Enfin, le taux
un avantage sélectif donné? Autrement l’intérieur d’une espèce. On pouvait global du changement au niveau de
dit, quelle est la probabilité pour que désormais utiliser la théorie mathéma- l’ADN, le véritable matériau génétique,
l’allèle correspondant se propage dans tique de la génétique des populations est très élevé : il est égal à la substitu-
la population toute entière? pour essayer de comprendre la façon tion d’au moins un nucléotide (consti-
Pendant longtemps, les possibilités dont les gènes évoluaient. On s’atten- tuants de l’ADN) par génome (lot géné-
d’appliquer ce type de méthodes à dait à ce que le principe de la sélection tique complet hérité d’un des parents

MÉSOZOÏQUE CENOZOÏQUE

ONIFÈRE
O PERMIEN TRIAS JURASSIQUE CRÉTACÉ CÉNOZOÏQUE

290 245 208 145 65 0


HOMME

18

16
CHEVAL

22 35

40 62
SOURIS

39 64 68

63 67 79
COQ
63 68 77

72 79
SALAMANDRE

74 83

84
CARPE
85

REQUIN

bine, diffère chez ces animaux ; au croisement de deux bandes, on a d’années. Le tableau reflète l’uniformité approximative du taux d’évolu-
indiqué le nombre de différences entre les séquences d’acides aminés tion d’une même protéine chez des organismes différents. Le nombre
des chaînes de deux animaux. Les chaînes α et β de l’hémoglobine se d’acides aminés différents reste proche de 20 entre deux des trois
sont formées par duplication d’un gène unique il y a 450 millions mammifères, et proche de 70 entre la carpe et chacun d’entre eux.

© POUR LA SCIENCE 117


de l’individu) tous les deux ans, dans de fixations aléatoires de mutants Ces articles furent sévèrement criti-
le cas des mammifères. Quant à neutres, ou presque neutres, plutôt que qués par les évolutionnistes qui
l’importance des variations à l’inté- d’une sélection darwinienne positive ; croyaient que les nouvelles données
rieur d’une espèce, les techniques ensuite, que de nombreux polymor- moléculaires ne pouvaient être com-
d’électrophorèse (par lesquelles on phismes devaient être sélectivement prises qu’à la lueur des principes ortho-
détecte de petites différences entre les neutres, ou presque, et devaient être doxes du néo-Darwinisme ; en fait la
protéines) ont révélé une formidable maintenus dans les populations par un controverse neutraliste-sélectionniste
variabilité génétique : chez divers équilibre entre leur taux de production continue encore de nos jours. On peut
organismes, les protéines codées par la par mutation et leur élimination aléatoire. apprécier la différence essentielle entre
plupart des gènes sont polymorphes, J’ai présenté ces hypothèses lors d’une ces deux écoles en comparant leurs
c’est-à-dire qu’elles existent sous des réunion du Genetics Club à Fukuoka en explications différentes du processus
formes variées. Dans de nombreux novembre 1967 et dans un court article évolutif par lequel des gènes mutants
cas, le polymorphisme des protéines qui parut dans Nature en février suivant. prennent la place d’autres gènes au sein
n’a pas d’effets phénotypiques visibles En 1969, un article de Science de Jack d’une espèce. Chaque substitution sup-
et n’est corrélé de façon évidente avec King et de Thomas Jukes vint corroborer pose une suite d’événements : un allèle
aucun des paramètres du milieu. cette théorie. Ces auteurs étaient arrivés mutant rare apparaît, puis se répand
En 1967, après avoir longuement aux mêmes conclusions sur l’évolution dans la population, et atteint finalement
réfléchi sur ces données troublantes, j’en moléculaire (mais pas sur les polymor- une fréquence de 100 pour cent, autre-
tirais deux conclusions : d’abord, que la phismes protéiques), et ils présentaient ment dit se fixe. Les sélectionnistes sou-
majorité des substitutions de nucléotides des résultats convaincants tirés de la bio- tiennent que, pour qu’un allèle mutant
au cours de l’évolution devaient résulter logie moléculaire. se propage dans une espèce, il doit
offrir un avantage sélectif (bien qu’ils
TYPE CHAÎNES HUMAINES CHAÎNE ALPHA DE CARPE admettent qu’un allèle neutre puisse
DE CHANGEMENT ALPHA ET BÊTA ET CHAÎNE BÊTA HUMAINE éventuellement se propager en même
PAS DE CHANGEMENT 62 61 temps qu’un gène avantageux auquel il
serait lié étroitement, et atteindre par ce
UN NUCLÉOTIDE 55 49 moyen une fréquence élevée).
Les neutralistes soutiennent au
DEUX NUCLÉOTIDES 21 29
contraire que certains mutants sans
DISCONTINUITÉ 9 10
aucun avantage sélectif peuvent se
répandre d’eux-mêmes dans une popula-
tion. Le sort d’un allèle mutant sélective-
TOTAL 147 149 ment équivalent aux allèles déjà existants
est purement affaire de chance : sa fré-
quence fluctue dans le temps, diminuant
2. LE NOMBRE DE DIFFÉRENCES entre les séquences d’acides aminés de la chaîne alpha et de la ou augmentant de façon aléatoire, parce
chaîne bêta de l’hémoglobine de l’homme est comparé au nombre de différences entre les que seul un nombre relativement petit de
séquences de la chaîne alpha de la carpe et la chaîne bêta de l’homme. Dans la colonne de gamètes est «tiré au sort» dans
gauche, on a réparti les sites génétiques déterminant chaque acide aminé (les codons, des l’ensemble des gamètes mâles et
séquences de trois nucléotides) en catégories : pas de changement, un changement dû à une femelles produits à chaque génération, et
ou deux substitutions de nucléotide, ou une «discontinuité» : l’addition ou la délétion d’un acide se trouve représenté chez les individus de
aminé dans l’une des deux chaînes. Les nombres sont du même ordre, que l’on compare les la génération suivante (voir la figure 4).
chaînes d’une même espèce ou de deux espèces, ce qui suggère que les chaînes alpha des Au cours de cette dérive aléatoire,
deux lignées ont accumulé des mutations au même taux pendant 400 millions d’années. une écrasante majorité d’allèles mutants
est perdue, mais une minorité résiduelle
4Ne
1 se fixe finalement dans la population. Si
1 ν
les mutations neutres sont fréquentes au
FRÉQUENCE ALLÉLIQUE

niveau moléculaire et si la dérive aléa-


toire se poursuit longtemps (disons pen-
dant des millions de générations), la
composition génétique de la population
changera notablement. La probabilité de
fixation d’un mutant neutre quelconque
est égale à sa fréquence initiale. La durée
0
moyenne écoulée avant la fixation (en
TEMPS excluant les allèles éliminés) est quatre
fois l’effectif «efficace» de la population,
3. DES ALLÉLES MUTANTS (GENES VARIANTS) apparaissent au hasard dans une population.
soit 4Ne (l’effectif efficace d’une popula-
Leur fréquence fluctue dans le temps ; la plupart sont éliminés (courbes vertes), mais certains
se répandent dans la population et se fixent : leur fréquence atteint alors 100 pour cent
tion est approximativement égal au
(courbes rouges). Les études de génétique des populations montrent que, pour un allèle nombre d’individus participant réelle-
neutre qui va effectivement se fixer, le nombre moyen de générations qui se succèdent ment à la reproduction à chaque généra-
jusqu’à la fixation est égal à quatre fois l’effectif efficace de la population, soit 4Ne. Le tion ; il est d’ordinaire très inférieur au
nombre de générations entre deux fixations est égal à l’inverse du taux de mutation ν. nombre total d’individus de l’espèce).

118 © POUR LA SCIENCE


La théorie neutraliste ne postule pas substitutions d’acides aminés par an est à
que les gènes neutres n’ont aucune peu près constant, et il est le même pour
fonction, mais seulement que des allèles toutes les lignées. Le deuxième point
différents peuvent être aussi efficaces important est que les molécules (ou leurs 4
les uns que les autres pour assurer la parties) soumises à des contraintes fonc- 8
survie et la reproduction d’un individu. tionnelles relativement faibles évoluent
Si l’allèle mutant code une protéine où plus rapidement (en termes de substitu-
des acides aminés diffèrent de ceux de tions alléliques) que celles soumises à PREMIÈRE GÉNÉRATION
la protéine normale, il suffit, pour qu’il des contraintes plus importantes.
soit neutre, que la protéine modifiée
fonctionne aussi bien que l’originale, L’évolution moléculaire
sans être absolument équivalente. Chez
les organismes supérieurs en particulier, La constance du taux d’évolution est
l’homéostasie contrebalance les change- nette dans le cas de la molécule d’hémo- "POOL" GÉNIQUE
ments du milieu externe tout comme les globine qui, chez les poissons osseux et
changements physiologiques internes : les vertébrés supérieurs, est un tétramère ÉCHANTILLONNAGE AU HASARD
les modifications de l’environnement (molécule possédant quatre sous-unités)
n’entraînent pas nécessairement des composé de deux chaînes identiques
fluctuations comparables de l’avantage alpha et de deux chaînes identiques bêta.
sélectif procuré par les gènes mutants. Chez les mammifères, la séquence en
Certaines critiques de la théorie neu- acides aminés de la chaîne alpha, qui en
traliste proviennent d’une définition possède 141, change au taux approxima-
incorrecte du terme «sélection natu- tif d’une substitution tous les sept mil-
relle». Cette expression devrait être uti- lions d’années. Cela correspond
lisée dans le sens strictement darwi- approximativement à une substitution
nien : la sélection naturelle agit à travers tous les milliards d’années (soit 10 -9 GAMÈTES MÂLES GAMÈTES FEMELLES
– et doit être mesurée par – la survie et substitution par an) par site d’acide FERTILISATION
la reproduction différentielle des indivi- aminé. Ce taux ne semble pas dépendre
dus. La seule existence de différences de facteurs tels que le temps de généra-
fonctionnelles visibles entre deux tion (c’est-à-dire l’âge qui sépare deux
formes moléculaires ne suffit pas à adultes de deux générations succes-
prouver que la sélection naturelle puisse sives), les conditions de vie ou l’effectif 3
s’exercer ; la sélection ne peut être éta- de la population. La relative constance 8
blie que par la mesure des taux de sur- de ce taux de substitution devient évi-
vie et de fécondité. dente lorsque l’on rapproche, sur l’arbre
En outre, une distinction nette phylogénétique de la figure 1, le nombre
SECONDE GÉNÉRATION
devrait être faite entre sélection positive de différences entre les chaînes alpha de
(darwinienne) et sélection négative. deux espèces de vertébrés, de l’époque à
Cette dernière (H. Muller a montré laquelle ces espèces ont divergé.
qu’elle était la plus fréquente) élimine Les chaînes alpha et bêta ont
les mutants délétères ; elle n’a pas grand approximativement la même structure,
chose à voir avec les substitutions de sont de longueur à peu près identique et
gènes au cours de l’évolution ; l’exis- présentent des taux de substitution "POOL" GÉNIQUE
tence d’une sélection négative ne d’acides aminés voisins. Elles se sont 4. LES CHANGEMENTS AU HASARD de la fré-
contredit pas la théorie neutraliste. formées, il y a environ 450 millions quence génique résultent de l’échantillon-
Finalement, il faut toujours garder à d’années, par duplication génique, puis nage aléatoire des gamètes (cellules germi-
l’esprit la distinction entre mutation se sont différenciées indépendamment nales) au cours de la reproduction, comme
génique chez l’individu et substitution par accumulation de mutations. Si l’on nous l’avons représenté ici pour une popu-
lation hypothétique de quatre individus
allélique dans la population : seule cette compare la divergence des chaînes
(lapins), possédant chacun deux copies d’un
dernière concerne directement l’évolu- alpha et bêta de l’homme avec celles même gène (cercles) héritées de leurs
tion moléculaire. Le taux de substitution des mêmes chaînes chez la carpe, il est parents mâles et femelles. Ce gène existe
des mutants avantageux est en grande évident que les différences entre chaînes sous deux formes alléliques (en bleu et en
partie dépendant de l’effectif de la alpha et bêta sont à peu près du même blanc). À la première génération, la fré-
population, de l’importance de l’avan- ordre. Comme la chaîne alpha de quence de l’allèle bleu est de 4/8 et ainsi le
tage sélectif (comme je le montrerai l’homme et celle de la carpe diffèrent «pool» génique est bleu à 50 pour cent. Sur
plus loin) et du taux de mutation. pour la moitié de leurs acides aminés, il les nombreux gamètes produits à chaque
Deux découvertes importantes sur semble bien que ces chaînes de deux génération, seuls quelques-uns sont préle-
vés, au hasard, lors de la reproduction : ici,
l’évolution moléculaire montrent de lignées distinctes, l’une menant à la
seul un allèle bleu est présent parmi les
façon particulièrement claire qu’elle est carpe, l’autre à l’homme, ont accumulé quatre gamètes mâles de la première géné-
tout à fait différente de l’évolution phé- des mutations de façon indépendante et ration qui participent à la reproduction, de
notypique. Nous avons déjà mentionné la pratiquement au même taux pendant sorte que la fréquence de l’allèle bleu des-
première : pour chaque protéine, le taux environ 400 millions d’années. En cend à 3/8 dans la deuxième génération, et
d’évolution mesuré par le nombre de outre, ce taux de substitution est très par conséquent dans le pool génique.

© POUR LA SCIENCE 119


100 taux de substitution reste-t-il approxi- Cette relation remarquable n’est
SUBSTITUTION DE NUCLÉOTIDES
mativement constant? applicable que dans le cas des allèles
neutres. Si le mutant possède un petit
75
Les taux d’évolution avantage sélectif s, u est alors égal à 2s
avec une bonne approximation, et
Examinons maintenant les relations l’équation du taux d’évolution devient
50 quantitatives qui déterminent les taux k = 4Nsν. En d’autres termes, le taux
d’évolution et considérons d’abord les d’évolution par fixation de gènes sélec-
nucléotides formant un génome. Chez tivement avantageux dépend de la taille
25
un être humain, ce nombre de nucléo- de la population, de l’avantage sélectif
tides est très grand, de l’ordre de trois et du taux d’apparition des mutants
milliards et demi. Comme le taux de avantagés à chaque génération. On
0 25 50 75 100 125 mutation par nucléotide est faible s’attendrait dans ce cas à ce que le taux
MILLIONS D'ANNÉES (peut-être 10-8 par génération, soit une d’évolution dépende fortement du
5. LE NOMBRE DE SUBSTITUTIONS de nucléo- mutation tous les 100 millions de géné- milieu, c’est-à-dire qu’il soit élevé pour
tides, estimé à partir du nombre total rations), on peut considérer qu’à des espèces profitant de nouvelles
d’acides aminés différents dans sept pro- chaque fois qu’un mutant apparaît, conditions de vie et faible pour celles
téines de 16 paires de mammifères, est
c’est en un site différent. C’est ce qu’on vivant dans un environnement stable. Il
représenté en fonction du temps écoulé
depuis la divergence des espèces de appelle, en génétique des populations, est à mon avis très improbable que le
chaque paire. À l’exception des comparai- le modèle du «site infini». produit Nsν soit le même dans les diffé-
sons incluant des primates (cercles rouges), Soit ν le taux de mutation par rentes lignées de vertébrés, certaines
les points sont presque alignés, ce qui sug- gamète et par unité de temps (la généra- d’entre elles ayant eu une évolution
gère de nouveau une approximative tion). Comme chaque individu possède phénotypique très rapide (celle de
constance du taux d’évolution moléculaire. deux lots de chromosomes, le nombre l’homme par exemple), tandis que chez
Ces données ont été calculées par Walter total des nouvelles mutations qui appa- d’autres (celle de la carpe par exemple),
Fitch, de l’École de médecine du Wisconsin. raissent à chaque génération dans une cette évolution a pratiquement cessé
population de N individus est égal à depuis longtemps ; cependant les taux
proche de ceux que l’on mesure en 2Nν. Soit u la probabilité pour qu’une d’évolution moléculaire observés mon-
comparant deux à deux les chaînes simple mutation soit fixée. Dans ce cas, trent une constance remarquable. Il me
alpha de différents mammifères. dans un système stable où le processus semble que cette constance s’accorde
Les taux d’évolution ne sont, bien de substitution se poursuit sur une très mieux avec les prévisions de la théorie
sûr, pas aussi invariables qu’une longue période, le taux k de substitution neutraliste, c’est-à-dire avec l’équation
constante de désintégration radioactive. d’allèles mutants dans la population par k = ν, qu’avec la relation sélectionniste
Nous avons, avec mon collègue unité de temps est donné par l’équation k = 4Nsν.
Tomoko Ohta, montré en 1971 que la k = 2Nνu. En d’autres termes, 2Nν nou- La deuxième caractéristique
variance (le carré de l’écart-type) du veaux mutants apparaissent à chaque majeure de l’évolution moléculaire est
taux d’évolution de l’hémoglobine et du génération, parmi lesquels une fraction encore plus frappante que la constance
cytochrome c dans différentes lignées u pourra être fixée, et k est le taux du taux d’évolution : plus la contrainte
de mammifères est 1,5 à 2,5 fois plus d’évolution en termes de substitutions fonctionnelle sur une molécule, ou une
grande que la variance que l’on obser- alléliques. Cette équation s’applique partie de molécule, est faible, plus le
verait si le phénomène était aléatoire. non seulement au génome entier mais taux de substitutions est élevé. Il existe
Dans une analyse plus élaborée, Charles aussi, avec une bonne approximation, à des régions de l’ADN situées entre les
Langley et Walter Fitch ont combiné les un seul gène constitué de plusieurs cen- gènes et, chez les organismes supé-
données sur les chaînes alpha et bêta de taines de nucléotides, ou à une protéine rieurs, à l’intérieur même des gènes,
l’hémoglobine, le cytochrome c et le codée par un gène. qui ne participent pas à la formation
fibrinopeptide A : ils ont trouvé une La probabilité u de fixation défini- des protéines et qui sont donc moins
variation des taux de substitution envi- tive est une quantité bien connue en soumises à la sélection naturelle.
ron 2,5 fois plus grande que la variance génétique des populations. Si le mutant D’après des recherches récentes, les
attendue dans le cas d’un phénomène est sélectivement neutre, u est égal à substitutions de nucléotides sont parti-
purement aléatoire, et ils conclurent que 1/2N. La raison en est que, sur une culièrement fréquentes dans ces
cette mesure allait à l’encontre de la longue période de temps, n’importe régions non codantes!
théorie neutraliste. Cependant, ils ont lequel des 2N gènes de la population est
aussi montré qu’en portant sur un aussi susceptible qu’un autre de se La contrainte fonctionnelle
graphe le nombre estimé de substitu- fixer ; aussi le nouveau mutant a une
tions entre des branches divergentes chance sur 2N d’être ce gène chanceux. La relation entre une relative absence de
d’un arbre phylogénique en fonction de Si l’on remplace u par 1/2N dans l’équa- contrainte sélective et un taux d’évolu-
la date de la divergence, on obtenait une tion du taux d’évolution (k = 2Nνu), on tion moléculaire élevé a été bien établie
ligne droite, ce qui suggère une grande obtient k = ν. Le taux d’évolution en pour certaines protéines. Parmi celles
uniformité des taux évolutifs. Il me termes de substitutions d’allèles mutants étudiées à ce jour, le taux le plus impor-
semble incorrect de mettre l’accent sur dans la population est donc simplement tant a été découvert chez les fibrinopep-
des fluctuations locales pour réfuter la égal au taux de mutation par gamète, et tides qui, une fois séparés du fibrino-
théorie neutraliste et de ne pas s’interro- est par conséquent indépendant de gène pour permettre la formation de
ger sur la question cruciale : pourquoi le l’effectif de la population. fibrine (protéine intervenant lors de la

120 © POUR LA SCIENCE


coagulation du sang), ne semblent avoir La théorie neutraliste donne une l’extinction aléatoire ; à chaque généra-
qu’une fonction très limitée, voire explication simple et logique de ces tion apparaît un certain nombre de
inexistante. On observe le même phéno- observations. Supposons qu’une frac- mutants neutres qui, au cours du temps,
mène dans la chaîne C de la molécule tion f0 de tous les mutants moléculaires seront soit fixés, soit éliminés de la
de proinsuline, un précurseur de l’insu- soit sélectivement neutre et que l’autre population ; au passage, ils contribuent
line. La chaîne C, dont le clivage per- fraction soit néfaste. Alors le taux ν des à la variabilité génétique en constituant
met la formation d’insuline active, évo- mutations donnant des allèles neutres les polymorphismes. Dans l’optique
lue à un taux plusieurs fois supérieur à est égal au taux total de mutation ν T neutraliste, le polymorphisme et l’évo-
celui des deux autres chaînes formant la multiplié par f0, de sorte que le taux glo- lution moléculaire ne sont pas deux
molécule active. On a remarqué un effet bal de substitution k est égal à ν T f 0. phénomènes distincts, le polymor-
similaire de la contrainte sur le taux Supposons maintenant que la probabi- phisme étant simplement une phase de
évolutif pour différentes parties de la lité pour qu’un changement dû à la l’évolution moléculaire.
molécule d’hémoglobine. La structure mutation soit neutre (non néfaste) Les sélectionnistes soutiennent que
précise de la surface de la protéine dépende fortement de la contrainte les polymorphismes sont maintenus par
semble avoir moins d’importance que fonctionnelle. Plus celle-ci est faible, une forme quelconque de «sélection
celle des cavités internes qui contien- plus la probabilité f0 pour qu’un change- diversifiante», les plus importantes étant
nent les hèmes, molécules liant le fer. ment soit neutre sera forte, ce qui la sélection hétérotique, ou «avantage de
Nous avons estimé que les régions entraîne l’augmentation du taux d’évo- l’hétérozygote», et la sélection dépen-
superficielles dans les chaînes alpha et lution k. Le taux maximal est atteint dante de la fréquence. À une certaine
bêta évoluaient environ dix fois plus quand f0 est égal à 1, c’est-à-dire quand période, la première de ces deux formes
vite que celles associées à l’hème. toutes les mutations sont neutres. À fut présentée avec enthousiasme comme
Dans la molécule d’ARN messager, mon avis, les taux élevés observés dans l’agent principal du maintien du poly-
chaque groupe de trois nucléotides, ou le cas de la troisième position du codon morphisme. Il existe des cas où les indi-
codon, spécifie un acide aminé particu- approchent de cette limite. vidus hétérozygotes pour un gène parti-
lier dans la chaîne protéique correspon- La théorie neutraliste prédit que
dante. Ainsi le codon GUU (les lettres lorsque les contraintes fonctionnelles
80

SUBSTITUTIONS GÉNIQUES (LIGNÉES À COURT TEMPS DE GÉN.)


représentent les nucléotides) est spéci- diminuent, le taux d’évolution tend vers
fique de l’acide aminé valine. Or GUC une valeur maximale déterminée par le
l’est aussi : le code génétique est taux total des mutations. La confirma-
«dégénéré», la plupart des acides ami- tion par d’autres études de l’existence
60
nés étant désignés par deux codons d’une telle convergence, ou d’une
synonymes ou plus, lesquels diffèrent valeur-plateau, corrobore la théorie neu-
généralement à la troisième position. Il traliste. Cette interprétation des données
en résulte qu’une fraction importante moléculaires semblera absurde aux
(peut-être 70 pour cent) des substitu- sélectionnistes : de leur point de vue, les 40
tions aléatoires de nucléotides en troi- molécules ou les parties de molécules
sième position sont synonymiques et ne qui évoluent rapidement par substitu-
causent pas de changements. Il semble tions d’allèles mutants dans les popula-
de plus en plus évident que la fré- tions doivent avoir une fonction impor-
20
quence des substitutions en troisième tante mais jusque là inconnue, et
position est particulièrement élevée. doivent être en train de subir une amé-
Michael Grunstein et ses collègues de lioration adaptative rapide par accumu-
l’Université de Californie ont comparé lation de mutations bénéfiques. Les
les séquences d’ARN codant pour la pro- sélectionnistes acharnés ne verront
0 10 20 30
téine histone IV dans deux espèces aucune raison de croire que la limite SUBSTITUTIONS GÉNIQUES
d’oursins. Ils ont découvert que, bien supérieure du taux évolutif dépende du (LIGNÉES À LONG TEMPS DE GÉNÉRATION)
que la séquence d’acides aminés de la taux total de mutation.
protéine soit restée pratiquement 6. LE TAUX D’ÉVOLUTION MOLÉCULAIRE chez
les mammifères dont le temps de généra-
inchangée depuis un milliard d’années, Le polymorphisme tion est bref a été comparé à celui des
il existe un certain nombre de diffé- mammifères à long temps de génération
rences «silencieuses» entre les deux Les neutralistes et les sélectionnistes par Allan Wilson et ses collègues. Chaque
espèces. En utilisant leurs données et expliquent de façon diamétralement point représente le rapport des substitutions
les hypothèses des paléontologues sur opposée le mécanisme de maintien de la de nucléotides survenues dans les gènes
la date de la divergence, j’ai estimé que variabilité génétique au sein de homologues de deux animaux depuis leur
le taux de substitution des nucléotides l’espèce, en particulier le polymor- divergence. Si le taux annuel était identique
en troisième position était grosso modo phisme des protéines : la coexistence pour les deux animaux de chaque paire, les
égal à 3,7 × 10-9 par an, ce qui est très dans une même espèce de deux ou plu- points seraient alignés sur la droite verte, de
élevé. Le plus remarquable est qu’il y sieurs formes protéiques distinctes. Les pente égale à l’unité. En fait, les points sont
proches de cette droite et bien éloignés de
ait eu tant de substitutions synony- neutralistes soutiennent que les poly-
la région prédite s’il y avait un effet du
miques dans le gène de l’histone IV morphismes sont sélectivement neutres temps de génération (secteur coloré). Il
malgré le taux très bas des change- et qu’ils sont maintenus dans une popu- semble que ce soit le taux annuel d’évolu-
ments d’acides aminés dans la protéine lation sous la double influence de la tion moléculaire qui soit constant, et non
correspondante. mutation génératrice de nouveauté et de pas le taux par génération.

© POUR LA SCIENCE 121


culier (qui portent un allèle différent du différence d’aptitude des formes En d’autres termes, les neutralistes
gène sur chacun de leur deux chromo- variables des enzymes. Enfin, des expé- considèrent que la structure moléculaire
somes homologues) sont plus aptes que riences récentes à grande échelle n’ont et la fonction sont les facteurs détermi-
les individus homozygotes (qui portent pu non plus mettre en évidence une quel- nants du polymorphisme des protéines,
l’une ou l’autre des deux formes allé- conque sélection dépendant de la fré- alors que pour les sélectionnistes, les
liques sur les deux chromosomes). La quence pour l’ADH de D. melanogaster. conditions du milieu sont détermi-
sélection tendra alors à conserver les Si la sélection n’est pas responsable nantes. Ces derniers maintiennent qu’il
deux allèles dans la population en du maintien du polymorphisme, quelle doit exister une corrélation entre la
constituant ce que l’on appelle un poly- peut être l’explication neutraliste du fait variabilité génétique et les changements
morphisme balancé. En 1973, cepen- que certaines protéines sont plus souvent dans le milieu. Ils prédisent, par
dant, Roger Milkman de l’Université de polymorphes que d’autres? Récemment exemple, que les organismes vivant au
l’Iowa, trouva un abondant polymor- Richard Koehn, W. Eanes et l’équipe de fond de l’océan doivent présenter peu de
phisme chez la bactérie Escherichia Masatoshi Nei ont montré qu’il existait, variabilité génétique puisque leur envi-
coli, qui est un organisme haploïde (elle chez diverses espèces de Drosophila, ronnement est stable et homogène, alors
ne possède qu’un seul lot de gènes) ; une corrélation significative entre la que les êtres demeurant dans la zone de
l’avantage de l’hétérozygote ne pouvait variabilité génétique (ou le polymor- balancement des marées montrent au
expliquer de tels polymorphismes. phisme) des protéines et le poids molécu- contraire une énorme variabilité géné-
De nombreux sélectionnistes pen- laire de leurs sous-unités, ce qui tique, leur environnement étant très
sent aujourd’hui que les polymor- s’explique aisément dans l’hypothèse changeant. La prédiction était logique et
phismes résultent d’une sélection neutraliste puisque plus la taille d’une plausible, mais il se trouve qu’elle est
dépendant de la fréquence, cas dans sous-unité est importante, plus son taux fausse : on a montré que la variabilité
lequel les aptitudes de deux allèles de mutation doit être élevé. Harry Harris génétique est généralement très grande
varient en fonction de leur abondance et ses collègues de l’Université de parmi les organismes du fond de l’océan,
relative. Cette hypothèse fut avancée Pennsylvanie n’ont pas trouvé la même et très basse chez ceux qui vivent dans la
pour la première fois par le regretté corrélation dans leurs études sur les poly- zone de balancement des marées.
Ken-Ichi Kojima ; il avait obtenu des morphismes humains, mais ils ont établi
résultats indiquant qu’une nette sélec- que les enzymes à une seule chaîne poly- Les modèles
tion proportionnelle à la fréquence peptidique étaient plus polymorphes que
affectait les gènes codant les enzymes celles qui contenaient plusieurs sous-uni-
mathématiques
esterase-6 et déshydrogénase alcoolique tés, notion que E. Zouros de l’Université Pour mener à bien des études quantita-
( ADH ) chez la mouche du vinaigre de Dalhousie avait déjà établie lors de tives fondées sur la génétique des popu-
Drosophila melanogaster. ses études sur la drosophile. Un des lations, il est nécessaire de développer
Bryan Clarke de l’Université de résultats de E. Zouros et H. Harris des modèles mathématiques rendant
Nottingham annonça qu’il avait confirmé s’accorde particulièrement bien avec la compte de la production de nouveaux
les résultats de Ken-Ichi Kojima dans le théorie neutraliste : les enzymes à plu- allèles par mutation. Le premier modèle
cas de l’ ADH . En revanche, les expé- sieurs sous-unités, qui forment des molé- de ce type fut proposé en 1964 par
riences de Tsuneyuki Yamazaki ne cules hybrides en se combinant avec des James Crow et moi-même. Il est fondé
purent mettre en évidence l’existence enzymes codées par d’autres gènes, pré- sur le fait que chaque gène comprend un
d’une telle sélection pour les allèles de sentent un niveau de polymorphisme très grand nombre de nucléotides, de telle
l’estérase-5 chez Drosophila pseudoobs- nettement réduit. L’interaction délicate sorte qu’un nombre pratiquement infini
cura. Une équipe dirigée par Terumi entre les sous-unités lors de la formation d’allèles peut apparaître de cette façon ;
Mukai à Kyushu mena à bien de nom- de telles enzymes, augmenterait les le modèle suppose par conséquent que
breuses études sur la sélection de plu- contraintes fonctionnelles et réduirait tout mutant nouvellement apparu repré-
sieurs enzymes chez Drosophila melano- ainsi la probabilité que survienne une sente un allèle nouveau plutôt qu’un
gaster et ne trouva aucune preuve d’une mutation qui soit inoffensive ou neutre. allèle pré-existant. Dans ce cadre, on
prédit que la variabilité à l’intérieur
CHAÎNE B CHAÎNE C CHAÎNE A d’une espèce, en terme d’hétérozygotie
moyenne H par gène, dépendra essen-
PROINSULINE
tiellement du produit de l’effectif effi-
cace de la population Ne par le taux de
mutation ν par gène et par génération, et
A non pas de Ne et de ν pris séparément.
S S Autrement dit, Ne et ν apparaîtront tou-
S B S INSULINE PARTIE EXCISÉE jours sous forme de produit ; en fait, H
C
est égal à :
4Neν/(4Neν + 1)
TAUX D'ÉVOLUTION TAUX D'ÉVOLUTION
0,4 × 10 -9 PAR SITE D'ACIDE AMINÉ 2,4 × 10-9 PAR SITE D'ACIDE AMINÉ
Par exemple, si le taux de mutation est
ET PAR AN ET PAR AN de 10 -6 et l’effectif efficace de 10 5 ,
7. LA CHAINE C DE LA PROINSULINE (en jaune) est éliminée de la molécule précurseur et dis-
l’hétérozygotie moyenne par gène sera
paraît, tandis que les chaînes A et B sont arrimées par des ponts disulfures (S-S) pour former voisine de 0,286, c’est-à-dire qu’en
la molécule active d’insuline. Étant donné la relative liberté de la chaîne C vis-à-vis des moyenne 28,6 pour cent des individus
contraintes fonctionnelles, elle évolue à une vitesse beaucoup plus grande que les deux seront hétérozygotes à chaque locus.
chaînes de la molécule active. Plus l’effectif de la population, ou le

122 © POUR LA SCIENCE


taux de mutation par gène et par généra- strictement, mais soient plutôt très légè- Comme notre théorie est quantita-
tion, sera grand, plus l’hétérozygotie rement défavorables. Reprenant l’idée tive, elle est vérifiable : quand elle est
moyenne sera proche de l’unité (ou de de T. Ohta, tout en gardant la possibilité fausse, on peut la réfuter plus facile-
100 pour cent). qu’il y ait également des mutations véri- ment que les théories sélectionnistes,
Ce modèle suppose que les allèles tablement neutres, j’ai élaboré un lesquelles invoquent des formes de
sont identifiés en termes de substitu- modèle où le coefficient sélectif s’ sélection ad hoc et n’avancent généra-
tions de nucléotides au niveau de la contre le mutant suit une distribution lement aucune prévision d’ordre quan-
séquence du gène. Or la plupart des particulière, la distribution gamma. titatif. Cependant, pour vérifier la théo-
mesures de variabilité sont fondées sur Dans ce modèle, les mutations dont le rie neutraliste, il est nécessaire
l’étude électrophorétique des pro- désavantage sélectif s’ est inférieur à d’estimer des paramètres tels que les
téines, technique dont la résolution est l’inverse du double de l’effectif, soit taux de mutation, les valeurs sélectives,
loin de révéler toutes les substitutions 1/2N, sont effectivement neutres ; du les effectifs des populations et les taux
de nucléotides (et même tous les chan- coup, le taux réel de mutation neutre νe de migration.
gements d’acides aminés) ; il en devient le taux des mutations produisant De nombreux biologistes évolution-
résulte que l’hétérozygotie ainsi mesu- des variants dont la valeur sélective est nistes maintiennent que de telles
rée est plus faible que le taux réel. plus petite que 1/2N. On montre que ce valeurs ne pourront jamais être déter-
Même en modifiant le modèle de façon taux décroît lorsque l’effectif de la minées avec précision et que, par
à ce qu’il tienne compte de ce biais, les population augmente ; dans le cas de la conséquent, toute théorie fondée sur
populations de grand effectif distribution gamma, il est inversement elles est un exercice futile. Je crois fer-
devraient, selon la théorie neutraliste, proportionnel à la racine carrée de mement que si l’on veut comprendre
atteindre presque 100 pour cent d’hété- l’effectif. Dans ce modèle, le niveau les mécanismes de l’évolution, il faut
rozygotie. Lorsque l’on observe le d’hétérozygotie ne croit que légèrement calculer ces paramètres. Accepterait-on
contraire, la théorie est criticable. Par quand la population augmente. En que les astronomes éliminent des théo-
exemple, Francisco Ayala, de outre, en adoptant une estimation réa- ries faisant appel à des paramètres cos-
l’Université de Californie, a mesuré liste du temps de génération, le taux mologiques pour la simple raison que
chez la mouche D. willistoni (dont il d’évolution annuel en termes de substi- de telles valeurs sont difficiles à éva-
estime l’effectif efficace à 10 9 ) une tutions d’allèles serait à peu près luer correctement?
hétérozygotie égale à 18 pour cent constant dans différentes lignées, à La sélection darwinienne agit sur-
environ. Il remarque que, même en condition que le taux de mutation par tout sur des phénotypes déterminés par
supposant un taux de mutations neutres génération soit constant ; il faut noter l’activité de nombreux gènes. Les
par génération très faible, égal à 10-7, que si cette explication fait appel à la conditions du milieu jouent certaine-
l’hétérozygotie théorique devrait prati- sélection naturelle (par l’intermédiaire ment un rôle capital dans la désignation
quement être égale à 100 pour cent. du coefficient sélectif s’), elle est nota- des phénotypes avantagés : la sélection
Cette apparente contradiction peut blement différente de l’interprétation positive, ou darwinienne, se préoccupe
être levée d’au moins deux manières : sélectionniste. assez peu de savoir comment ces phé-
tout d’abord, il est possible que la taille notypes sont déterminés par les géno-
effective de la population de D. willis- Une approche quantitative types. Les lois régissant l’évolution
toni n’atteigne pas 10 9 , même si moléculaire sont nettement différentes
l’effectif actuel apparent est énorme.
et vérifiable de l’évolution de celles qui gouvernent l’évolution
On peut montrer mathématiquement La théorie neutraliste de l’évolution et phénotypique. Même si le principe dar-
que la variabilité génétique due aux du polymorphisme que j’ai élaborée en winien de la sélection naturelle est celui
allèles neutres peut être considérable- collaboration avec mes collègues qui décide de l’évolution au niveau phé-
ment réduite à la suite d’une diminution T. Ohta et Takeo Maruyama se dis- notypique, au niveau de la structure
drastique de l’effectif de la population, tingue de la plupart des approches interne du matériel génétique, une
et qu’il faut ensuite des millions de sélectionnistes, en particulier de celle grande partie des changements évolutifs
générations pour ramener la variabilité de la génétique écologique, en ce est régie par la dérive aléatoire. Bien
au niveau théorique caractéristique qu’elle tente de décrire de façon quanti- que ce processus aléatoire soit lent et
d’une population très grande maintenue tative l’évolution moléculaire, à l’aide sans effet notable à l’échelle de
en effectif constant sur une longue notamment des équations de diffusion. l’homme et de son existence éphémère,
période de temps. Dans le cas présent, C’est une première exploration dans le il entraîne des changements immenses à
des espèces telles que D. willistoni domaine de ce qui peut être appelé la l’échelle géologique.
pourraient continuer à ressentir les génétique moléculaire des populations. Certains m’ont dit, directement ou
effets d’une diminution notable de Nei et ses collègues à Houston ont de façon plus nuancée, que la théorie
l’effectif lors de la dernière glaciation beaucoup contribué au développement neutraliste n’est pas importante biologi-
continentale, qui eut lieu entre 10 000 de ce domaine, en particulier en reliant quement puisque les gènes neutres ne
et 30 000 ans avant notre ère. En outre, prédictions théoriques et observations jouent aucun rôle dans l’adaptation. Mon
les extinctions locales de colonies, phé- de cas réels. Ils ont ainsi montré que la opinion personnelle est que ce qui est
nomène qui doit survenir assez fré- variance de l’hétérozygotie d’enzymes important, c’est de découvrir la vérité : si
quemment, diminuent l’effectif de la particulières dans une espèce donnée la théorie neutraliste est une hypothèse
population globale. pouvait être déterminée avec assez de de travail acceptable, il faut essayer de la
Une seconde possibilité, suggérée précision par la théorie neutraliste, sur confirmer en la confrontant aux données
en 1973 par T. Ohta, est que la majorité la base de l’hétérozygotie moyenne disponibles ; une telle démarche me
des allèles «neutres» ne le soient pas réelle observée. semble tout à fait estimable.

© POUR LA SCIENCE 123


É VOLUTIONET GÉNÉTIQUE Dans l’expérience la plus simple, on
place dans la cage une population présen-

DES POPULATIONS tant une variabilité génétique due à un


seul couple d’allèles (les allèles sont des
versions différentes d’un même gène, la
forme «sauvage» étant notée «+»). Cette
Jean Génermont expérience a été réalisée pour le couple
(vg, vg+), où l’allèle mutant vg détermine

É lucider les mécanismes de l’évolution,


c’est résoudre un problème de géné-
tique, puisqu’il s’agit d’expliquer les res-
titre général A mathematical theory of
natural and artificial sélection, ou encore la
démonstration publiée par R. Fisher en
le caractère «ailes vestigiales» lorsqu’il est
présent en deux copies. On constate que
la fréquence de vg décroît en trois mois de
semblances (ou plutôt, mais cela revient au 1930 de son «théorème fondamental de sa valeur initiale, fixée à 0,5, jusqu’à zéro.
même, les différences) entre organismes la sélection naturelle». Un progrès décisif Ce temps de décroissance correspond à
apparentés. Les lois de la génétique for- dans l’étude de la sélection fut la mise au quelques générations seulement, l’inter-
melle, établies au début de ce siècle, point par Philippe L’Héritier et Georges valle minimal entre deux générations suc-
s’appliquent aux comparaisons entre indi- Teissier, dans les années 1930, de la cage cessives étant d’environ 10 jours.
vidus très proches, par exemple parents, à population (encore appelée démo- Une analyse détaillée montre que
enfants et petits-enfants. Or toute mètre). Il s’agit d’une enceinte dans l’évolution de la fréquence de vg est déter-
approche des phénomènes évolutifs laquelle on enferme une population de minée par les différences de compétitivité
implique un double changement d’échelle. drosophiles de quelques milliers d’indivi- entre les trois génotypes en présence.
Il faut bien évidemment changer dus ; celle ci va y vivre pendant des mois, Chacun d’eux est caractérisé par sa «valeur
d’échelle de temps, puisque l’on compare parfaitement préservée de toute émigra- sélective» : en première approximation,
des êtres séparés par des milliers, voire des tion ou immigration. À intervalles de c’est la probabilité pour qu’un individu de
millions de générations. Il faut aussi cesser temps réguliers, on introduit dans la cage ce génotype se reproduise. Les trois géno-
de s’intéresser aux individus pris isolé- des godets remplis d’une nourriture utili- types s’ordonnent, de la plus forte valeur
ment, car ce n’est pas telle ou telle souris sable par les larves. Cette nourriture est sélective à la plus faible, dans l’ordre
qui nous intéresse, mais l’espèce entière. tellement pauvre que moins de 10 pour vg+/vg+, vg+/vg, vg/vg. On remarque la
L’étude de la variation héréditaire, à cent des larves écloses atteignent l’état supériorité du génotype homozygote
l’échelle d’un ensemble d’individus et sur adulte. Dans des conditions aussi dras- vg+/vg+ sur le génotype hétérozygote
de longues durées, relève de la génétique tiques, les individus les plus compétitifs vg+/vg, bien que les drosophiles de ces
des populations, discipline parfois nom- pour l’accès à la nourriture ont beaucoup deux génotypes paraissent identiques,
mée génétique évolutive. plus de chances que les autres de partici- c’est-à-dire pourvues d’ailes normalement
De nombreux travaux de génétique per à la reproduction, et d’avoir des des- développées. Cette différence est pour une
des populations ont porté sur la sélection cendants dans les générations ultérieures. large part responsable de la rapidité de
naturelle. Les premiers d’entre eux étaient Un dispositif permet de prélever quand l’élimination de vg : si seules les mouches
très abstraits, tels ceux publiés par John on le souhaite, sans ouvrir la cage, un homozygotes vg/vg, pourvues d’ailes atro-
B. S. Haldane de 1924 à 1932 sous le échantillon de la population. phiées, étaient défavorisées, la fréquence
de l’allèle vg diminuerait moins vite.
Dans l’exemple précédent, la sélection a
QU ’ EST- CE QU ’ UNE FRÉQUENCE ALLÉLIQUE ? pour effet d’éliminer de la population un des
allèles, qui apparaît défavorable dans les

E n général, une population n’est pas génétiquement homogène, sauf exception


(par exemple si elle dérive d’un unique fondateur par multiplication strictement
asexuée). Limitons-nous à la variabilité déterminée par les différents allèles d’un
conditions de l’expérience. Il en va tout
autrement dans le cas du couple (e, e+) où
l’allèle e, récessif, détermine la couleur
même gène, soit A1, A2 et A3 ; on dénombre alors les individus possédant chacun
«ébène» du corps. La fréquence de e, fixée
des différents génotypes possibles. Comme chaque individu de génotype A1A1
(homozygote) possède deux exemplaires de A1, et que chaque individu de génotype au début de l’expérience à 0,999, décroît en
A1A2 ou A1A3 (hétérozygote) en possède un seul, on détermine aisément le nombre vingt mois jusqu’à 0,145, puis se maintient à
d’exemplaires de A1 dans la population, et on calcule le rapport de ce nombre au cette valeur, à quelques fluctuations près,
nombre total d’exemplaires du gène A. Ce rapport est la fréquence de l’allèle A1. jusqu’à la fin du 43ème mois, date à laquelle
Considérons par exemple la variabilité due à un couple d’allèles d’un gène l’expérience est arrêtée. On interprète ce
autosomique (c’est-à-dire localisé sur un chromosome n’intervenant pas dans le résultat en classant les trois génotypes, de la
déterminisme du sexe). Dans une population de 1 000 individus, dont 236 indivi- plus forte valeur sélective à la plus faible,
dus de génotype A 1A 1, 578 A 1A 2 et dans l’ordre e+/e, e+/e+ et e/e. L’hétérozy-
186 A 2 A 2 , la fréquence de A 1 vaut
gote est ici le mieux adapté aux conditions
(2×236 + 578) / 2 000 = 0,525, tandis
de vie, ce qui a pour conséquence le main-
que la fréquence de A 2 vaut
(2×186 + 578) / 2 000 = 0,475. On tien des deux allèles dans la population. La
remarque que la somme de ces deux supériorité de e+/e+ sur e/e est quant à elle
A1 A1 A1 A2 A2 A2 valeurs est rigoureusement égale à 1 : il responsable de la différence des deux fré-
en est ainsi, d’une façon générale, de la quences alléliques à l’équilibre, nettement à
somme des fréquences de tous les l’avantage de e+ (0,855 contre 0,145). Cet
allèles d’un même gène. exemple n’est pas exceptionnel : il est relati-
vement fréquent que la sélection agisse

124 © POUR LA SCIENCE


pour maintenir une certaine variabilité au
sein d’une population. 1

FRÉQUENCE DE L'ALLÈLE e
Une conséquence du maintien de la
variabilité par le mécanisme de l’avantage
sélectif de l’hétérozygote est la naissance, à
chaque génération, d’individus possédant, HÉTÉROZYGOTE HOMOZYGOTE HOMOZYGOTE
e+/e e+/e+ e/ e
de tous les génotypes possibles, celui qui 0,5
est le plus mal adapté. Cet effet, dû au
simple jeu de la ségrégation mendélienne
des allèles et de la rencontre aléatoire des
gamètes, est nommé fardeau génétique
ségrégationnel.
0 200 400 600 800 1000
TEMPS (EN JOURS)
Les mécanismes
Variation au cours du temps de la fréquence de l’allèle mutant «ébène» (e) dans
de la spéciation une population de drosophiles enfermées en cage à populations. Partant de la
valeur initiale 0,999, la fréquence diminue puis se stabilise à 0,145 au bout de 600
Ces travaux ont montré que les raisonne-
jours environ. Si l’allèle e n’est pas éliminé, c’est parce que les mouches hétérozy-
ments théoriques des pionniers de la géné-
gotes e+/e sont les mieux adaptées. Toutefois, comme les homozygotes e+/e+
tique des populations étaient applicables sont supérieures aux homozygotes e/e, l’équilibre final est en faveur de e+.
aux situations concrètes. Il restait à prouver
que ces raisonnements s’appliquaient aussi en faisant appel à cette discipline. Par ils sont issus. La population qu’ils engen-
aux populations naturelles. Le mérite en exemple, les recherches théoriques de dreront aura une variabilité génétique pro-
revient à Theodosius Dobzhansky, dont les Sewall Wright ont précisé l’importance des fondément déséquilibrée. La sélection natu-
travaux ont surtout porté sur l’espèce amé- migrations entre populations. Ce sont ces relle va agir sur cette dernière pour la
ricaine Drosophila pseudoobscura. migrations qui, même à des taux très bas conduire à un état d’équilibre qui sera sans
Combinant des observations sur le terrain (de l’ordre d’un immigrant par population doute très différent de celui de la popula-
et des expériences en cage à populations, il et par génération), maintiennent l’homo- tion d’origine. On a validé ce raisonnement
a montré que, dans la nature, la sélection généité de l’espèce. De part et d’autre par des expériences en cage à populations.
assurait une adéquation quasi instantanée d’une barrière extrinsèque, ce lien ténu Ce phénomène, désigné sous le nom de
entre la composition génétique d’une suffit à assurer l’homogénéisation de révolution génétique par Ernst Mayr, est
population et les variations de son environ- chaque groupe de populations, mais en probablement un «accélérateur» potentiel
nement. L’efficacité de la sélection naturelle l’absence de migrations, la divergence des très efficace de la divergence créée par une
était ainsi prouvée. deux groupes est inéluctable. barrière extrinsèque. Il participerait à cer-
Toutefois, les phénomènes analysés Les travaux utilisant les cages à popu- tains types de spéciation géographique et
étaient de relativement faible amplitude, et lations ont par ailleurs montré que la sélec- intervient vraisemblablement dans d’autres
concernaient essentiellement la diversifica- tion n’agit pas de façon indépendante sur modes de spéciation.
tion à l’intérieur de l’espèce. Pour expli- les différentes composantes de la variabi- Par ailleurs, les travaux de Wright,
quer sur ces bases la naissance de nou- lité génétique d’une population. Lors de confirmés et étendus par Gustave Malécot,
velles espèces, il fallait effectuer une l’expérience précédente sur la variabilité puis repris notamment par Motoo Kimura,
extrapolation quelque peu hasardeuse. due au couple d’allèles (e, e+), la fré- ont montré que sélection et migrations ne
Divers mécanismes ont été proposés quence de e se stabilisait au voisinage de sont pas les seuls facteurs responsables de
pour expliquer la spéciation, c’est-à-dire 0,145. En fait, ce résultat n’est valable que la structuration de la variabilité génétique et
l’éclatement d’une espèce en deux si les drosophiles sont toutes homozygotes de son évolution au cours du temps. On
espèces distinctes. Un des «modèles» les vg+/vg+. Si elles sont homozygotes vg/vg, admet aujourd’hui qu’une part de la variabi-
plus anciens est celui de la spéciation géo- la fréquence finale de e s’établit à 0,36 lité génétique intraspécifique, mise en évi-
graphique. Dans ce modèle, la séparation environ. La part de variabilité due au dence par les méthodes de la biologie
de l’aire géographique d’une espèce en couple (e, e+) est donc soumise à des moléculaire, offre peu de prise à la sélec-
deux zones par une barrière extrinsèque forces sélectives qui dépendent des autres tion. S’il en était autrement, le fardeau
(sans rapport avec le patrimoine génétique gènes, en d’autres termes de l’«environne- génétique ségrégationnel serait insuppor-
de l’espèce) entraîne la divergence géné- ment génétique». Ceci traduit de façon table. Cette part de variabilité est soumise à
tique des deux populations. Les conditions plus générale une interdépendance des des fluctuations fortuites. À l’échelle de
du milieu étant différentes, la sélection diverses composantes de la variabilité temps de l’observation directe ou de l’expé-
naturelle s’exerce différemment de part et génétique, et la sélection va instaurer et rimentation, ces fluctuations ne sont percep-
d’autre de la barrière, et les individus des maintenir un état d’équilibre entre toutes tibles que dans les petites populations, mais
deux populations acquièrent des diffé- ces composantes. la théorie prévoit des effets à long terme
rences héréditaires telles qu’ils perdent Supposons à présent que quelques qui sont dans une large mesure indépen-
toute aptitude à un échange génétique, au individus d’une espèce viennent fonder dants de l’effectif. C’est sur cette base que
cas où ils se rencontreraient de nouveau. une population sur un territoire à l’abri de Motoo Kimura a construit la théorie neutra-
Ce modèle a d’abord été élaboré sans migrations ultérieures (par exemple une île liste de l’Évolution moléculaire.
référence précise aux acquis de la géné- océanique). S’ils sont très peu nombreux,
tique des populations. Toutefois, on a ils constituent un échantillon peu représen- Jean Génermont
confirmé sa validité et on l’a perfectionné tatif de la variabilité de la population dont est professeur à l’Université Paris-Sud

© POUR LA SCIENCE 125


Les gènes du développement
WILLIAM MCGINNIS ET MICHAEL KUZIORA

Bien que des plans d’organisation extrêmement divers tures spécialisées : on a alors constaté
que les huit segments abdominaux
soient apparus au cours de l’évolution, les biologistes étaient remplacés par des segments tho-
raciques.
montrent que des mécanismes moléculaires quasi Pourquoi les embryologistes s’inté-
ressent-ils aux défauts bizarres de cer-
identiques dirigent l’embryogenèse de tous les animaux. taines drosophiles et aux conséquences
de mutations des gènes homéotiques?
Parce qu’ils espèrent élucider les méca-

T
nismes de l’embryogenèse, et percer
ous les animaux se développent tiques» de la drosophile. Ces gènes ont ensuite le secret de la morphogenèse de
à partir d’une cellule unique été nommés d’après la racine grecque tous les êtres vivants.
qui, en se divisant, produit des homeo, «semblable», car leur mutation
millions de cellules embryon- provoque la transformation d’un segment Des gènes sélecteurs
naires. Comme par enchantement, ces du corps à l’image d’un autre segment.
cellules s’arrangent en un organisme Les mutations des gènes du complexe Au terme de ses premières études des
complet, où les os, les muscles, le cer- bithorax entraînent généralement de gènes bithorax, E. Lewis était arrivé à
veau et la peau s’intègrent dans un tout telles anomalies du développement dans deux conclusions essentielles : premiè-
harmonieux. Le processus fondamental la partie postérieure de la mouche. rement, les gènes homéotiques ont
est le même, mais des organismes diffé- Thomas Kaufman et ses collègues pour fonction d’assigner une identité
rents se forment. de l’Université d’Indiana ont étudié un spatiale aux cellules embryonnaires le
Au vu des différences entre hommes, autre groupe de gènes homéotiques de long de l’axe antéro-postérieur de la
souris, mouches et vers, les embryolo- la mouche, le complexe Antennapedia : mouche. Autrement dit, ils «indiquent»
gistes pensaient que des mécanismes les mutations dans ces gènes engen- aux cellules qu’elles font partie de la
génétiques tout aussi variés comman- drent des anomalies du développement tête, du thorax ou de l’abdomen.
daient le développement embryonnaire de de la moitié antérieure du corps ; par Toutefois ces indications sont interpré-
ces différentes espèces. Aujourd’hui ils exemple, certaines mutations dans tées différemment selon le stade
reconnaissent qu’une famille de gènes Antennapedia, le gène qui a donné son de développement : le complexe
homologues – les gènes HOM chez les nom au complexe, provoquent la trans- Antennapedia est responsable de
invertébrés et les gènes Hox chez les ver- formation des antennes de la mouche l’identité thoracique au stade embryon-
tébrés – commandent des phases du déve- en une paire de pattes supplémentaire. naire comme au stade nymphal du
loppement similaires chez tous les Ces mouches anormales survivent par- développement de la mouche, même si
embryons d’animaux. fois, et sont même capables de se les structures (les organes des sens, les
Si l’on ne considère que certains reproduire. pattes, les ailes, etc.) qui se forment le
systèmes moléculaires de la morphoge- Le développement des embryons long du thorax ne sont pas les mêmes
nèse, les hommes ressemblent beaucoup porteurs de mutations antennapedia chez la larve et chez l’adulte.
plus aux vers et aux mouches qu’on jusqu’au stade adulte constitue une E. Lewis découvrit également que les
l’aurait cru. L’homme et la mouche se exception, car la plupart des mutations gènes du complexe bithorax de droso-
ressemblent même tant que l’on peut des gènes homéotiques causent des mal- phile sont alignés dans le même ordre, le
remplacer les gènes HOM de la droso- formations mortelles pour les droso- long du chromosome, que les régions
phile par des gènes Hox de l’homme ou philes. Toutefois, même les embryons qu’ils déterminent le long de l’axe
de la souris sans perturber le développe- qui ne survivent pas apportent de pré- antéro-postérieur de l’embryon. La
ment embryonnaire des drosophiles! cieuses informations aux embryolo- même correspondance est retrouvée pour
L’histoire des «architectes molécu- gistes. À l’Université de Madrid, les gènes du complexe Antennapedia.
laires universels» que sont les gènes Ernesto Sanchez-Herrero et Gines Avec ces caractéristiques communes, les
HOM et Hox a commencé avec les Morata ont découvert que l’élimination gènes des ensembles bithorax et
études d’Edward Lewis, de l’Institut de de trois gènes du complexe bithorax Antennapedia sont rassemblés sous le
technologie de Californie, colauréat du (Ultrabithorax, Abdominal A et nom de complexe HOM.
prix Nobel de médecine 1994 : depuis Abdominal B) est mortelle. Cependant Afin de comprendre les mécanismes
1950, E. Lewis étudie le complexe bitho- les embryons mutants survivent assez d’action des gènes HOM, on a analysé
rax, un petit groupe de gènes «homéo- longtemps pour développer des struc- les régions de l’embryon où ces gènes

126 © POUR LA SCIENCE


AVANT TÊTE

labial

proboscipedia

Deformed

Antennapedia

Abdominal B
ARRIÈRE QUEUE

DROSOPHILE POISSON SALAMANDRE POULET LAPIN HOMME

1. LES EMBRYONS DE VERTÉBRÉS aussi différents que les poissons, les homéotiques analogues aux gènes Hox des vertébrés et qui
salamandres, les souris, les moutons et les hommes se ressemblent s’expriment selon le même patron à un stade précoce de l’embryo-
beaucoup au début de leur développement. La drosophile suit un genèse. Ces gènes déterminent l’identité des structures le long de
tout autre chemin, mais elle possède un ensemble de gènes l’axe antéro-postérieur (ou axe tête-queue).

© POUR LA SCIENCE 127


sont actifs. Les gènes HOM sont pré- transformation homéotique : un autre devenir des cellules à une certaine posi-
sents dans l’ADN de toutes les cellules gène HOM, également actif dans la tion le long de l’axe antéro-postérieur.
de l’embryon, mais ils ne sont activés même cellule, impose sa propre informa- Mieux, l’activation des gènes du com-
que dans certaines d’entre elles : ils tion de position. Ainsi, quand le gène plexe HOM semble suffisante pour
sont alors recopiés sous la forme de Ultrabithorax ne s’exprime plus dans les déterminer le destin d’au moins cer-
molécules d’ARN messager, lesquelles cellules de la partie antérieure de l’abdo- taines cellules ; un gène donné peut
guident la synthèse des protéines HOM. men, le gène Antennapedia dirige à sa imposer une identité spécifique, non
Au début de l’embryogenèse, alors que place le développement de cette région : seulement aux cellules où il est norma-
les différentes régions de l’embryon des structures normalement caractéris- lement actif, mais aussi, lorsqu’il est
sont encore indistinguables, les gènes tiques du thorax (et commandées par activé en excès, à des cellules qui
du complexe HOM sont activés dans Antennapedia) apparaissent également à n’appartiennent pas à sa zone
des bandes de cellules, de l’avant à l’arrière du thorax. d’influence.
l’arrière de l’embryon. Certaines de ces Les transformations homéotiques
bandes d’activation se chevauchent, peuvent aussi résulter de mutations qui Les gènes chimériques
mais chacune possède une limite anté- font s’exprimer un gène homéotique à
rieure distincte, spécifique du gène un mauvais emplacement ; ainsi le phé-
activables
HOM considéré. notype Antennapedia chez la mouche Chez la drosophile, les gènes du
Quand l’absence ou l’inactivation adulte résulte de l’activation du gène complexe HOM sont les seuls à possé-
d’un gène homéotique empêche l’expres- Antennapedia dans la tête, où ce gène der ces propriétés ; de surcroît, ces
sion de la protéine HOM correspondante, est normalement inactif. Au total, les gènes homéotiques appartiennent tous
les cellules embryonnaires, qui contien- études génétiques ont montré que à la famille des gènes à homéobox,
nent normalement des concentrations chaque gène du complexe HOM est dont la structure moléculaire est carac-
élevées de cette protéine, subissent une nécessaire à la sélection correcte du téristique. Les homéobox sont des
séquences d’ A D N qui codent des
domaines protéiques d’environ 60
acides aminés, très semblables, que
l’on a nommés homéodomaines. Ils ont
été découverts dans les protéines HOM
de drosophile, mais on a trouvé depuis
des homéodomaines dans beaucoup
d’autres protéines. Comme les homéo-
domaines des protéines HOM de droso-
phile se ressemblent beaucoup et qu’ils
sont apparentés, on les regroupe sous le
terme d’homéodomaines de la classe
Antennapedia.
Quel est le mécanisme d’action des
protéines HOM? Aujourd’hui, on sait
seulement qu’elles appartiennent à une
classe de protéines capables de se lier
aux régions de régulation de divers
gènes ; lorsqu’elles se fixent sur l’ADN,
ces protéines activent ou, au contraire,
inhibent le gène adjacent : autrement
dit, elles déclenchent ou elles stoppent
la fabrication de la protéine codée par le
gène cible. Les biochimistes ont montré
LARVE NORMALE LARVE MUTANTE que l’homéodomaine des protéines
HOM est la région de ces protéines qui
interagit directement avec l’ADN.
Bien que les protéines HOM aient
des structures très voisines, leurs effets
sont très différents. Toutes se lient à
l’ A D N et sont probablement issues
d’une unique protéine ancestrale de
classe Antennapedia, mais leurs rôles
au cours du développement sont
MOUCHE NORMALE MOUCHE MUTANTE variés : une protéine impose aux cel-
2. DANS LES TRANSFORMATIONS HOMÉOTIQUES, certaines parties du corps se développent où
lules de devenir une partie de la tête,
elles ne doivent pas. Ces anomalies apparaissent chez les drosophiles dont les gènes homéo- une autre de devenir une partie du tho-
tiques sont mutés. Certaines mutations du gène Antennapedia, par exemple, font apparaître rax, etc.
des ceintures de denticules thoraciques (des spicules) sur la tête des larves (en haut, à droite). L’explication de ce paradoxe est
En outre, les adultes mutants ont des pattes à la place des antennes (en bas, à droite). simple : apparemment, les protéines

128 © POUR LA SCIENCE


HOM déterminent l’identité de position nous avons utilisé une méthode mise au La spécificité
des cellules le long de l’axe antéro-pos- point par Gary Struhl, à l’Université de des homéodomaines
térieur en commandant l’expression de Columbia : nous avons lié nos
gènes cibles subordonnés. La spécificité constructions à des séquences régula- Comme les protéines HOM ont des
fonctionnelle des protéines HOM serait trices qui commandent l’expression du homéodomaines qui se ressemblent
due à leurs petites différences de struc- gène adjacent en fonction de la tempé- beaucoup et que, in vitro, elles se lient
ture, qui leur permettraient de se lier à rature, et nous avons introduit ces à des segments d’ADN quasi identiques,
telle séquence d’ADN plutôt qu’à telle gènes HOM chimériques et thermo- nous pensions que les séquences leur
autre, activant ainsi sélectivement cer- activables dans des chromosomes de conférant leur spécificité étaient locali-
tains gènes embryonnaires. drosophile. sées en dehors des homéodomaines.
Afin de mieux comprendre cette Toutes les cellules des drosophiles Nous avions tort. Nous avons décou-
spécificité, nous avons décidé de ainsi transformées contenaient des vert qu’en remplaçant l’homéodomaine
construire des protéines HOM «chimé- gènes chimériques, et ceux-ci com- de la protéine Deformed par l’homéo-
riques», c’est-à-dire composées de mandaient la synthèse des protéines domaine Ultrabithorax, nous obtenions
régions issues de différentes protéines chimériques à n’importe quel stade du une protéine chimérique qui n’activait
HOM ; en l’occurrence, le terme «chi- développement, pourvu que la tempé- plus l’expression du gène Deformed
mérique» est approprié, car la Chimère rature des chambres d’élevage soit por- dans les embryons. En revanche, la
de la mythologie grecque avait une tée au-dessus de 37 °C (les drosophiles nouvelle protéine agissait sur l’expres-
tête et un poitrail de lion, un ventre de vivent normalement à 25 °C, mais elles sion du gène Antennapedia, comme la
chèvre et une queue de dragon. En supportent une température de 37 °C protéine Ultrabithorax : en introduisant
déterminant la fonction de telles pro- pendant une heure ou deux). Grâce à l’homéodomaine Ultrabithorax dans la
téines, nous espérions identifier les ces animaux, nous avons testé la capa- protéine Deformed, nous avions appa-
régions des protéines HOM respon- cité des protéines chimériques à agir remment transféré la spécificité de la
sables de leur spécificité. sur les séquences régulatrices des protéine Ultrabithorax. Une expérience
Lors de nos premières expériences, gènes cibles, dans leur position chro- analogue a donné un résultat compa-
en 1986, nous avons choisi les pro- mosomique normale et dans l’environ- rable : une protéine Deformed dont
téines HOM Deformed, Ultrabithorax nement naturel de l’embryon ; avec l’homéodomaine avait été remplacé par
et Abdominal B. Ces protéines ont des une telle méthode, on se rapproche des celui d’Abdominal B présentait la
homéodomaines quasi identiques : conditions normales dans lesquelles même spécificité que la protéine
celui de la protéine Deformed et celui ces protéines fonctionnent. Abdominal B.
de la protéine Ultrabithorax comptent
tous deux 66 acides aminés, dont 44 EMBRYON DE DROSOPHILE

sont identiques dans les deux TÊTE THORAX ABDOMEN


protéines ; les autres régions sont diffé-
rentes. Ces protéines agissent égale-
ment sur d’autres gènes de la famille
HOM. Ainsi la protéine Deformed
active sélectivement l’expression de
son propre gène ; la protéine
Ultrabithorax inhibe l’expression du
gène Antennapedia ; la protéine
Abdominal B règle l’expression de son
propre gène et celle d’autres gènes
du complexe HOM, notamment
Antennapedia, Ultrabithorax et
Abdominal A. Nous comptions tirer lab pb Dfd Scr Antp Ubx Abd-A Abd-B
parti de ces mécanismes d’auto-régula-
tion et de régulations croisées pour GÈNES HOM DE DROSOPHILE
déterminer les fonctions spécifiques
des protéines HOM chimériques. B1 B2 B3 B4 B5 B6 B7 B8 B9
La première difficulté fut de créer
les gènes qui exprimeraient les pro- GÈNES HoxB DE SOURIS
téines chimériques. Les techniques du A1 A2 A3 A4 A5 A6 A7 A8
génie génétique permettent de décou-
per et d’enchaîner des segments GÈNES HoxA DE SOURIS
d’ ADN : on peut ainsi remplacer un D1 D3 D4 D9
D8
domaine d’une protéine par celui d’une
autre en substituant la séquence d’ADN GÈNES HOXD HUMAINS
correspondante dans le gène codant la 3. DES COMPLEXES DE GENES HOMÉOTIQUES ont été identifiés chez les invertébrés comme
première protéine. chez les vertébrés. Les gènes HOM de drosophile sont disposés sur le chromosome de la
Afin de nous assurer que les gènes mouche dans le même ordre que les régions dont ils commandent le développement le
chimériques seraient actifs et fonction- long de l’embryon. Les souris et les hommes ont des gènes Hox qui ressemblent beaucoup
nels dans tous les tissus de l’embryon, aux gènes du complexe HOM : ils ont des structures et des fonctions comparables.

© POUR LA SCIENCE 129


Les protéines chimériques ne se com- Dans d’autres expériences, Richard d’espoir de succès, donneraient proba-
portaient pas exactement comme la pro- Mann et David Hogness, de l’Université blement des résultats interprétables.
téine dont l’homéodomaine était issu : les de Stanford, et Greg Gibson et Walter Ces expériences consistaient à intro-
chimères Deformed/Ultrabithorax et Gehring, de l’Université de Bâle, ont duire des homéodomaines humains ou
Deformed/Abdominal B activaient étudié les transformations homéotiques de souris dans des embryons de droso-
l’expression de leurs gènes cibles, que des protéines HOM mutantes ou phile ; afin d’en comprendre l’objectif,
alors que les protéines Ultrabithorax et chimériques déclenchent chez les droso- considérons d’abord les gènes Hox des
Abdominal B normales inhibent philes en développement. Leurs résul- mammifères.
l’expression de ces mêmes gènes. Des tats sont plus difficiles à interpréter, Durant les onze dernières années, on
régions de la protéine Deformed en mais ils montrent que les quelques a trouvé des gènes homéotiques de type
dehors de l’homéodomaine semblaient acides aminés qui diffèrent de la Antennapedia dans les chromosomes de
exercer un effet activateur quel que séquence consensus dans les homéodo- nombreuses espèces animales. Ces
soit l’homéodomaine HOM associé. maines (ou des acides aminés adjacents) gènes ont été principalement étudiés
Cette hypothèse est confortée par le assurent la spécificité fonctionnelle des chez la grenouille, la souris et l’homme,
fait que la protéine Deformed contient protéines HOM. où ils sont nommés Hox. Chez la souris
des séquences riches en acides aminés Ces découvertes nous ont aussi et chez l’homme, les gènes Hox forment
caractéristiques des domaines d’acti- encouragés, parce qu’elles indiquaient quatre grands complexes, situés sur dif-
vation d’autres protéines régulatrices que des expériences alors en cours, férents chromosomes.
de gènes. pour lesquelles nous avions peu Les gènes des complexes Hox res-
semblent beaucoup aux gènes du com-
H2N COOH
plexe HOM de la drosophile, tant par
PROTÉINE HOMÉOTIQUE
leur organisation sur le chromosome
RÉGION VARIABLE HOMÉODOMAINE que par leur expression au cours de
l’embryogenèse : on a ainsi identifié
des gènes Hox qui ont la même struc-
SÉQUENCE CONSENSUS ture que les gènes HOM labial, pro-
R K R G R T T Y T R Y Q T L E L E K E F H F N R Y LT R R R R I E I A H A L C LT E R Q I K I W F Q N R R M K W K K E N boscipedia, Deformed, Antennapedia
Labial et Abdominal B ; en outre, les gènes
N N S - - - N F - N K - LT - - - - - - - - - - - - - - A - - - - - - N T - Q - N - T - V - - - - - - - - - - Q - - R V
Hox et HOM équivalents sont alignés
PGGL - - NF TR LT - - - - - - - - - K - - S - A - - V - - - AT - G - N - T - V - - - - - - - - - - Q - - R E dans le même ordre, dans leurs com-
HoxB1
plexes respectifs.
Deformed Pascal Dollé, à l’Institut de
P - -Q - - A - - - H - I - - - - - - - - Y - - - - - - - - - - - - - - T - V - S - - - - - - - - - - - - - - - - - D - Génétique Moléculaire, à Strasbourg,
P - - S - - A - - - Q - V - - - - - - - - Y - - - - - - - - - V - - - - - - - - S - - - - - - - - - - - - - - - - - DH Denis Duboule, à l’Université de
HoxB4 Genève, et Robb Krumlauf et ses col-
Antennapedia lègues de Londres ont trouvé d’autres
- - - - -Q - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - ressemblances entre les gènes Hox et
- - - - -Q - - - - - - - - - - - - - - - Y- - - - - - - - - - - - - - T - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - HOM. Notamment, le patron d’expres-
HoxB7 sion est le même pour les deux types
Abdominal-B de gènes : les gènes Hox sont actifs
VRKK - KP - SKF - - - - - - - - - L - - A - VSKQK-W- L -RN- Q - - - - - V - - - - - - - - - - N - - NS dans des régions successives, de la tête
SRKK - CP - - K - - - - - - - - - - L - -M - - - - D - - H - V - RL - N- S- - - V - - - - - - - - - - M- - L - à la queue de l’embryon de souris,
HoxB9 comme les gènes HOM le long de
4. LES HOMÉODOMAINES SE RESSEMBLENT BEAUCOUP dans toutes les protéines codées par les l’embryon de drosophile.
gènes homéotiques. Chaque lettre de la séquence consensus (en haut) représente un acide Entre les protéines homéotiques de
aminé. On a représenté, pour quelques protéines HOM et Hox, les acides aminés qui diffè- mouche et de souris, ce sont surtout les
rent de ceux de la séquence consensus. homéodomaines qui se ressemblent :

5. LA RÉGION OU LE GENE DEFORMED S’EXPRIME, dans les embryons de lule possède une copie thermo-inductible du gène Deformed, une
drosophile, est révélée par un colorant brun : normalement, c’est une brève exposition à la chaleur se traduit par une production uniforme
bande de cellules qui formeront les structures postérieures de la tête de la protéine Deformed (à droite). Le développement anormal de
(à gauche). Dans un embryon génétiquement modifié où chaque cel- tels embryons révèle la fonction des différents gènes HOM.

130 © POUR LA SCIENCE


les homéodomaines Antennapedia de l’Institut Max Planck de biophysique, à mais n’est pas exprimée dans les par-
la drosophile et HoxB6 de la souris ont Göttingen, ont créé des lignées de sou- ties situées plus en avant. Certaines
des séquences en acides aminés quasi ris transgéniques dont les embryons souris où le gène HoxA7 s’exprime de
identiques : seuls 4 des 61 acides ami- produisent la protéine HoxA7 de façon façon anormale ont des malformations
nés sont différents. Mieux encore, les anormale, dans la tête et dans la région de l’oreille et du palais et, parfois, pré-
gènes codant ces deux protéines se res- cervicale antérieure. Normalement, la sentent des transformations homéo-
semblent davantage que le gène protéine HoxA7 (comparable aux pro- tiques des vertèbres cervicales.
Antennapedia et n’importe quel autre téines Antennapedia et Ultrabithorax L’expérience inverse, c’est-à-dire la
gène HOM de drosophile ; ils sont du complexe HOM) se trouve surtout suppression de la fonction d’un gène
issus d’un gène ancestral commun, dif- dans la région cervicale postérieure et Hox, est plus délicate ; Pierre
férent de celui dont dérivent les gènes dans la région thoracique antérieure, Chambon, Thomas Lufkin et leurs col-
Abdominal B ou Deformed, par
exemple.
De même, la comparaison des com- PROTÉINE CHIMÉRIQUE Deformed/Ultrabithorax
plexes HOM et Hox complets montre
que le dernier ancêtre commun aux ACTIVATION
drosophiles, aux souris et aux hommes
– une créature vermiforme qui a vécu il
y a 700 millions d’années, à quelques
millions d’années près – devait avoir GÈNE Antennapedia
GÈNE Deformed
un protocomplexe de gènes homéo-
tiques de la classe Antennapedia. On
ACTIVATION INHIBITION
ignore quel était l’arrangement précis
des gènes dans ce complexe, mais
nous sommes certains, connaissant les
complexes Hox et HOM modernes, PROTÉINE Deformed PROTÉINE Ultrabithorax
que le protocomplexe ancestral conte-
nait des homologues structuraux de 6. LA SPÉCIFICITÉ DE LA LIAISON des protéines homéotiques à leurs cibles génétiques est
labial, proboscipedia, Deformed, assurée par les homéodomaines. Une protéine chimérique Deformed, dont on a remplacé
Antennapedia et Abdominal B. Ces l’homéodomaine par celui d’Ultrabithorax, agit sur les mêmes gènes cibles que la protéine
hypothèses sur l’origine évolutive des Ultrabithorax entière. Cependant, si la reconnaissance est assurée par l’homéodomaine, l'ef-
gènes Hox et HOM semblent confir- fet régulateur de la protéine, c'est-à-dire l'activation ou l'inhibition des gènes cibles, dépen-
drait plutôt de régions situées hors de l'homéodomaine. Ici, l'action de la protéine chimé-
mées par une découverte récente : le
rique est comparable à celle de la protéine Deformed.
ver Caenorhabditis elegans possède
également un complexe HOM, qui res-
semble un peu aux complexes HOM de
drosophile et Hox de vertébrés.

Échange de gènes
Malgré ces similitudes de structure et
d’expression, il n’était pas démontré
que les protéines HOM et Hox agis-
sent de la même façon dans les
embryons. Les gènes de souris et de
drosophile évoluent séparément depuis
des centaines de millions d’années et
ont eu tout le temps d’acquérir des
fonctions nouvelles. Les similitudes de
structure ou d’expression pouvaient
n’être que des vestiges historiques ;
elles ne prouvaient pas nécessairement
que les protéines HOM et Hox
actuelles ont les mêmes fonctions.
Pour comparer les effets biolo-
giques des gènes Hox chez les
embryons de vertébrés à ceux des
gènes HOM chez les invertébrés, on
peut examiner si l’activation ou l’inhi- MOUCHE NORMALE MOUCHE MUTANTE
bition inappropriées d’un gène Hox 7. LES MOUCHES DONT UN GENE DEFORMED est muté présentent diverses anomalies de la tête,
pendant le développement d’une souris par exemple l’absence de la moitié inférieure des yeux. On provoque les mêmes anomalies
déclenche une transformation homéo- quand on fait produire à la mouche immature la protéine humaine HOXD4. Cette protéine
tique. Peter Gruss et ses collègues de ressemble à la protéine Deformed et semble avoir la même fonction.

© POUR LA SCIENCE 131


lègues du Laboratoire de génétique collègues de l’Institut de génétique et homéodomaine. En outre, ces protéines
moléculaire des eucaryotes, à de biophysique de Naples. homologues semblent plus ou moins
Strasbourg, l’ont réalisée pour le gène Chez la drosophile, quand le gène interchangeables à un stade précoce de
HoxA1, pendant qu’Osamu Chisaka et Deformed s’exprime en dehors de son l’embryogenèse. Le système molécu-
Mario Capecchi, de l’Université de domaine d’expression normal dans laire qui détermine les positions le long
l’Utah, l’effectuaient pour le gène l’embryon, les mouches adultes pré- de l’axe antéro-postérieur a peu évolué
HoxA3. sentent plusieurs malformations de la depuis 700 millions d’années.
Les deux équipes ont montré que le tête, telles que l’absence de la moitié Dans le puzzle des interactions
développement de certaines structures inférieure des yeux. Nous avons entre les protéines de régulation des
des régions antérieures de l’embryon constaté avec surprise que la protéine gènes, on pourrait placer aux mêmes
de souris dépend effectivement de ces HOXD4 humaine engendre les mêmes endroits les pièces correspondant aux
gènes. La mutation du gène HoxA3 est malformations lorsqu’elle est expri- protéines homologues de drosophile et
compatible avec le développement de mée dans les cellules d’une drosophile de mammifères. Cependant nous
l’embryon, mais les souris mutantes en développement. Nous ne pouvions n’avons pas encore trouvé les autres
meurent juste après la naissance ; ces pas imputer toutes ces anomalies à pièces du puzzle, celles qui permettent
souriceaux ont des malformations de l’action directe de la protéine aux protéines HOM et Hox de com-
la tête et du cou, notamment des os de humaine, car celle-ci déclenche égale- mander l’expression des gènes et
l’oreille interne et de la face, et ils ment l’expression du gène Deformed d’avoir une fonction spécifique.
n’ont pas de thymus. de la mouche (souvenez-vous que la
Comme ces malformations ressem- protéine Deformed active son propre Embryons convergents
blent à celles d’un syndrome humain gène) : si l’expression du gène humain
congénital nommé syndrome de HOXD4 mime les effets d’une expres- Ces expériences nous ramènent égale-
DiGeorge, nous espérons que l’étude sion anormale de Deformed, c’est au ment aux observations de Karl Ernst
des gènes HOM et Hox nous aidera à moins en partie parce que la protéine von Baer qui, dans les années 1820,
découvrir l’origine d’autres malforma- HOXD4 déclenche l’expression inap- avait examiné divers embryons de ver-
tions affectant des nouveau-nés propriée du gène Deformed lui-même. tébrés et conclu qu’ils passaient tous
humains. Les biologistes ont encore On pouvait toutefois conclure que la par une même forme aux stades pré-
beaucoup à faire pour comprendre la protéine humaine agit à la manière coces du développement. L’histoire,
fonction des gènes Hox dans le déve- d’une copie peu efficace de la protéine trop belle pour être vraie, raconte que
loppement des organismes supérieurs ; Deformed, mais ayant conservé la les étiquettes s’étant décollées des
toutefois ces expériences montrent même spécificité. bocaux où il avait mis des embryons de
qu’ils semblent servir aux mêmes fins Encouragé par ce résultat, notre différentes espèces, il se vit incapable
que les gènes HOM. collègue Jarema Malichi testa la fonc- de reconnaître l’embryon de lézard,
Nous avons également testé la capa- tion de la protéine HoxB6 de souris l’embryon d’oiseau ou l’embryon de
cité des protéines Hox à remplacer les dans les embryons de mouche. Cette mammifère. La similitude de la struc-
protéines HOM dans le développement protéine possède un homéodomaine ture moléculaire et de la fonction des
d’un embryon de drosophile. L’idéal qui ressemble beaucoup à celui de la gènes des complexes HOM et Hox sug-
aurait été le remplacement d’un gène protéine Antennapedia. L’expression gère que cette convergence du dévelop-
HOM de drosophile par son homologue du gène HoxB6 dans les cellules pement s’étend aux stades précoces de
Hox, lequel se serait exprimé à la place embryonnaires de drosophile a des l’embryogenèse d’une plus grande
du gène HOM, mais les gènes homéo- conséquences spectaculaires : dans les variété d’organismes. Toutefois la simi-
tiques sont trop longs pour être manipu- larves transgéniques, la région de la litude de ces embryons ne pourra être
lés par les techniques actuelles. Nous tête se développe comme s’il s’agissait «vue» qu’à travers le patron d’expres-
avons choisi d’utiliser une séquence de celle du thorax ; les ceintures de sion des gènes du développement.
Hox liée à un élément régulateur denticules – des rangées de spicules Le système HOM/Hox serait apparu
thermo-inductible, afin de pouvoir normalement disposées sur le ventre – il y a plus de 600 millions d’années ; il
déclencher la synthèse de la protéine apparaissent à la place des structures se révéla si utile que de nombreuses
Hox dans toutes les cellules de larvaires de la tête. Chez les droso- espèces animales l’utilisent aujourd’hui
l’embryon de drosophile. philes adultes, HoxB6 est responsable pour déterminer efficacement la posi-
de la transformation homéotique des tion axiale au cours du développement.
Protéines interchangeables antennes en pattes thoraciques. Au Est-ce le seul système embryogénétique
total, chez la larve ou chez l’adulte, les conservé? Sans doute pas : les généti-
La première protéine à avoir été ainsi transformations homéotiques ressem- ciens sont sur la piste d’autres gènes
testée fut la protéine humaine HOXD4, blent beaucoup à celles que déclenche régulateurs, s’exprimant à des stades
homologue de la protéine de souris l’expression inappropriée du gène comparables du développement. L’on a
HoxD4 (dans la nomenclature géné- Antennapedia. identifié récemment plusieurs nouvelles
tique standard, les noms des protéines Que conclure de ces expériences? familles de gènes homologues entre la
et des gènes humains sont écrits en Tout d’abord, elles confirment que les mouche et la souris. L’étude de ces nou-
capitales). Le gène codant cette pro- homéodomaines eux-mêmes assurent veaux gènes et de leurs interactions
téine, dont l’homéodomaine est sem- l’essentiel de la spécificité des pro- avec le système HOM/Hox éclairera les
blable à celui de la protéine Deformed, téines homéotiques, puisque des pro- mécanismes du développement et l’évo-
avait été isolé en 1986 par Fulvio téines homologues de vertébrés et de lution de ces architectes moléculaires de
Mavilio, Eduardo Boncinelli et leurs drosophile n’ont en commun que leur l’organisation corporelle des animaux.

132 © POUR LA SCIENCE


LES MUTATIONS DES GENES HOX CHEZ LES MAMMIFERES

L es expériences décrites par Michael Kuziora et par William n’est actif. Filippo Rijli, dans l’équipe de P. Chambon, a inactivé le
McGinnis montrent que certaines protéines Hox de mammi- gène Hoxa-2, un des deux seuls gènes Hox exprimé dans le
fères agissent dans l’embryon de mouche de la même façon que deuxième arc branchial ; normalement, le deuxième arc branchial
leurs homologues de mouche. Toutefois, cela ne nous renseigne donne une partie de l’os hyoïde (un os du cou), mais chez les ani-
pas directement sur le rôle des protéines Hox pendant l’embryo- maux mutants, cette partie de l’os hyoïde est absente. En
genèse des mammifères (notamment chez l’embryon humain). revanche, certains os, tels que le marteau et l’enclume (deux osse-
On peut aborder cette question en étudiant des animaux lets de l’oreille) ou l’os tympanique, sont présents en double
mutants, où l’un des gènes Hox ne produit plus de protéine fonc- exemplaire. Il s’agit, là encore, d’une transformation homéotique,
tionnelle. Ainsi, chez la souris, on sait inactiver le gène de son puisque les cellules du deuxième arc branchial produisent chez
choix en utilisant les techniques de recombinaison de l’ADN dans les embryons mutants des éléments squelettiques normalement
des cellules embryonnaires en culture. En introduisant ces cellules issus des cellules du premier arc. On en conclut qu’en l’absence
dans de jeunes embryons, on obtient des souris mutantes dont de la protéine Hoxa-2, une partie du programme morphogéné-
on observe les anomalies. tique du premier arc est accomplie par le deuxième arc.
Les premières mutations par inactivation de gènes Hox ont Les observations les plus informatives proviennent peut-être de
été obtenues en 1991 par les groupes de Pierre Chambon, à l’inactivation du gène Hoxd-13, réalisée dans notre laboratoire, en
Strasbourg, et de Mario Capecchi, à Salt Lake City, aux États- collaboration avec Denis Duboule, à l’Université de Genève. Nous
Unis. Contrairement aux mutations de gènes HOM de drosophile, avons d’abord montré que certains gènes Hox sont exprimés non
elles n’ont donné aucune transformation homéotique. Les gènes seulement dans le tronc de l’embryon, mais aussi dans deux types
Hox agissent-ils différemment des gènes HOM? de structures : les bourgeons des membres et le tubercule génital,
L’embryon de souris a un mode de développement distinct précurseur des organes génitaux externes. Nous avions postulé
de celui de l’embryon de drosophile : si les insectes ont une orga- qu’une partie du système Hox fournissait une instruction de déve-
nisation segmentée qui persiste jusque chez l’adulte, les loppement aux diverses structures axiales, et nous avons effective-
embryons de mammifères ne présentent qu’une segmentation ment constaté que la mutation du gène Hoxd-13 se répercute au
partielle et transitoire. Ainsi une partie du tronc des embryons des niveau de l’axe principal du corps, où l’on observe une transforma-
mammifères est segmentée en plusieurs groupes de cellules nom- tion des vertèbres sacrées, et dans le tubercule génital, où elle se
més somites, qui donnent les vertèbres et les côtes, ainsi que la traduit par une déformation caractéristique de l’os du pénis (la
musculature associée. souris et d’autres rongeurs ont un os pénien).
Le groupe de Philippe Brûlet, à l’Institut Pasteur, a inactivé le Enfin la mutation a également des conséquences dans les quatre
gène Hoxc-8, qui est exprimé dans la région thoracique et dans membres, où l’on observe un raccourcissement des doigts, dû à celui
les régions caudales de l’embryon. Contrairement aux mutations de plusieurs os et à l’absence totale des deuxièmes phalanges dans
précédentes, l’inactivation du gène Hoxc-8 entraîne la transforma- deux doigts de chaque patte. Ces anomalies des membres ne consti-
tion de toute une série de vertèbres, entre la septième vertèbre tuent pas une transformation homéotique, mais résultent d’un retard
thoracique et la première vertèbre lombaire. Comme chaque ver- de croissance de l’extrémité des pattes chez les fœtus mutants ; les
tèbre transformée adopte l’aspect de la ébauches cartilagineuses des os des doigts
vertèbre immédiatement antérieure, on sont moins bien individualisées, et il y a un
parle de «transformation antérieure». retard d’ossification de plusieurs os. La
Ces résultats, ainsi que ceux de plu- mutation du gène Hoxd-13 déclenche un
sieurs études ultérieures, montrent que retard dans le développement des
certaines mutations de gènes Hox pro- membres, de sorte que les deuxièmes
duisent bel et bien des phénomènes phalanges n’ont pas le temps d’apparaître.
homéotiques, même si les premières Ces premières mutations expérimen-
expériences semblaient indiquer le tales nous apprennent que les gènes
contraire. Comme chez la mouche, Hox agissent à la fois dans des structures
l’absence de la protéine Hoxc-8 permet segmentées et non segmentées, qu’ils
sans doute à d’autres protéines Hox, fournissent une instruction locale pour la
exprimées au même niveau, d’imposer morphogenèse et la croissance, et que
une instruction de type «antérieur». cette instruction est interprétée différem-
Il existe une autre région segmen- ment selon les régions. On espère com-
tée chez les embryons de mammifères : prendre dans un proche avenir com-
les arcs branchiaux, une série de six Dans ces squelettes de souriceaux nou- ment fonctionne l’ensemble des 39
structures symétriques, homologues à veau-nés (normal à gauche et mutant à gènes des quatre complexes Hox dont le
l’appareil branchial des poissons, et dont droite), le cartilage est coloré en bleu et rôle dépasse la simple fonction de sélec-
sont issus les mâchoires et divers élé- l’os en rouge ; chez le mutant, certains os tion homéotique.
ments du cou. Les cellules de chaque manquent et d’autres présentent un
arc branchial expriment une combinai- retard d’ossification. Ces anomalies Pascal Dollé
son précise de gènes Hox, à l’exception résultent de l’inactivation d’un gène du Institut de Génétique et de Biologie
du premier arc, où aucun gène Hox développement. Moléculaire, Illkirch/Strasbourg

© POUR LA SCIENCE 133


Parasitisme et Évolution
Claude COMBES

Par la pression de sélection qu’ils exercent sur les la recherche d’un partenaire sexuel, à la
lutte contre ses ennemis, etc., obtient le
espèces-hôtes et par les associations qu’ils forment avec meilleur score reproductif.
Si l’on se place «du côté du para-
elles, les parasites sont des acteurs essentiels de l’Évolution. site», transmettre ses gènes exige de
rencontrer un hôte convenable : on dit
que le succès reproductif du parasite

I
tombe à zéro s’il ne rencontre pas à
l y a quelques années encore, les Le parasitisme temps un hôte convenable. Cette situa-
ouvrages sur l’Évolution, tout et l’évolution des hôtes tion se traduit par la sélection de gènes
comme ceux d’écologie, n’accor- ou de combinaisons de gènes augmen-
daient au parasitisme qu’une place On oppose souvent les systèmes préda- tant la probabilité d’une rencontre.
mineure. À cette époque, le parasitisme teurs/proies aux systèmes parasites/hôtes.
était perçu à travers un petit nombre Nous ne retiendrons qu’une de leurs dif- Les stratégies d’évitement
d’exemples touchant à la santé ou au férences, dont les implications à l’échelle
confort des humains, tels que le mor- de l’évolution sont considérables. Si l’on se place «du côté de l’hôte», on
pion et le ver solitaire. Suggérer que ces Mettons en scène, dans une savane s’attend à ce qu’un animal sain trans-
êtres tenus pour dégradés, inférieurs, africaine, une antilope et un léopard. Si mette mieux ses gènes qu’un animal
aient pu jouer un autre rôle que celui de l’antilope ne sait pas éviter le léopard, affaibli par les parasites, parce que sa
donner des cauchemars aux étudiants en par exemple en prenant la fuite assez bonne santé lui permet de produire
médecine aurait été incongru. vite, elle fait le repas du prédateur. davantage de descendants. La sélection
Depuis, on s’est avisé que les para- Supposons notre antilope sauve et naturelle favorise les traits, notamment
sites sont extrêmement nombreux, au confrontons-la à un parasite quelconque les comportements, grâce auxquels l’ani-
point que l’on se demande aujourd’hui au stade infestant, tel qu’une larve de mal évite la rencontre avec le parasite.
s’il n’y a pas davantage d’espèces tique, une cercaire de schistosome ou Si l’affrontement se prolonge au
parasites que d’espèces libres! On une filaire portée par un insecte cours des générations et si la diversité
s’est également rendu compte que les piqueur. On conçoit que l’antilope, génétique le permet, les intérêts profon-
parasites, s’ils sont presque toujours grâce à des comportements particuliers, dément divergents de l’hôte et du para-
invisibles, n’en sont pas moins omni- puisse aussi éviter la rencontre avec le site conduisent à ce que l’on nomme une
présents, et qu’il est impossible parasite ; ainsi la manière de brouter «course aux armements» : le parasite
d’affirmer qu’une seule espèce vivante l’herbe de certains herbivores minimise acquiert de nouveaux moyens de ren-
en est dépourvue. Plus important les risques de rencontre avec les stades contrer l’hôte et ce dernier acquiert de
enfin, des travaux de plus en plus infestants des parasites. nouveaux moyens d’éviter le parasite.
nombreux ont montré que les parasites Si la rencontre a eu lieu, l’antilope, Un bon exemple est donné par les
exercent sur leurs hôtes de fortes pres- a encore la possibilité de se débarrasser «poux» que l’on trouve sur presque tous
sions sélectives. des parasites. Elle peut mettre en œuvre les oiseaux ; ce sont des phthiroptères,
Dès lors, il n’était plus possible de contre les intrus la puissante machine de ou mallophages, qui n’ont en commun
laisser les parasites sur des voies de guerre de son système immunitaire et, avec les poux des enfants que le fait de
garage de l’Évolution. Aujourd’hui, on dans certains cas, des mécanismes plus vivre sur les téguments et les phanères.
leur fait jouer un rôle grandissant dans le simples. Cette deuxième chance n’est Les deux espèces de poux du pigeon
fonctionnement de la biosphère et on les pas donnée à la proie dans les systèmes biset Columba livia paraissent à pre-
soupçonne d’être liés à plusieurs proces- prédateurs-proies. mière vue inoffensives. Localisées dans
sus majeurs de l’Évolution, tels que l’ori- Comme tout hôte potentiel a une les plumes, mais non sur la peau, elles
gine et le maintien de la sexualité, la première chance et une deuxième consomment les barbules basales des
sélection des «traits de vie», la stabilité chance de se soustraire aux parasites, plumes et épargnent la partie haute. Il
ou l’instabilité des faunes et des flores, et il existe deux types d’adaptations, les semble qu’elles ne provoquent même
l’existence même de certains grands unes pour éviter de rencontrer le para- pas de démangeaisons chez leurs hôtes.
paliers de la complexité du vivant. site, les autres pour le tuer. D. Clayton, de l’Université d’Oxford, a
Deux échelles doivent être distin- Partons de la notion classique que pourtant montré qu’elles exercent de
guées : l’importance des parasites pour «l’objectif» de tout être vivant est de très fortes pressions de sélection sur les
l’évolution de leurs hôtes d’une part, et transmettre ses gènes ; statistiquement, pigeons. L’explication est la déperdition
pour l’Évolution du monde vivant pris l’individu qui est le mieux adapté à de chaleur due à la disparition d’une
dans sa globalité d’autre part. l’exploitation de son environnement, à partie des barbules : les oiseaux parasi-

134 © POUR LA SCIENCE


tés se refroidissent plus vite, doivent se auraient développé les plus beaux s’adapter pour survivre. Trois solutions
nourrir davantage, et peuvent même ne ornements et les parades. s’offrent à lui : échapper à la sur-
pas survivre à la période hivernale. Il L’évitement de la transmission peut veillance immunitaire, déjouer les straté-
est clair que tout oiseau qui sait éviter la aussi être obtenu par des comporte- gies de la machine de guerre, ou encore
contamination a davantage de chances ments ou des apparences sans lien avec se multiplier plus vite qu’elle ne tue.
de survivre et de transmettre ses gènes. la reproduction. Les moutons, par Notons au passage que tous ces pro-
La contamination se fait à l’occa- exemple, se protègent de l’attaque du cédés, mécaniques ou immunitaires,
sion des contacts entre oiseaux : c’est diptère Oestrus ovis, qui dépose ses couramment appelés «mécanismes de
principalement lors des contacts sexuels larves dans leurs naseaux, en marchant défense», sont en réalité des méca-
que les poux passent d’un individu à le nez le plus près possible du sol, voire nismes d’attaque : l’hôte est un tueur
l’autre. Chez les pigeons, comme chez même dans la fourrure du mouton qui potentiel, alors que le parasite, qui
beaucoup d’oiseaux, les mâles effec- précède. Parfois, il s’agit d’éviter non prend l’hôte comme milieu de vie, ne
tuent des parades devant les femelles pas le parasite lui-même, mais le vec- cherche nullement à le tuer, sauf dans
qui, au vu de ces prestations, choisissent teur du parasite : on a proposé que les les cas particuliers où la mort de l’hôte
leur partenaire. L’intérêt des femelles rayures du zèbre le dissimulent aux favorise la transmission.
est alors de ne pas s’accoupler avec des mouches tsé-tsé et le protègent ainsi Ainsi s’engage, si les pressions de
mâles «pouilleux». contre la maladie du sommeil. sélection sont assez fortes et si la
D. Clayton a découvert le méca- diversité le permet, une deuxième
nisme, fort simple, qui a été sélectionné Après l’esquive, l’attaque «course aux armements» : l’hôte
pour éviter les mâles pouilleux : parce s’efforce de tuer le parasite et ce der-
qu’ils se refroidissent plus vite, les Les procédés d’évitement mis en nier s’efforce de survivre.
mâles parasités font des parades plus œuvre par les hôtes étant loin d’être Le mécanisme d’attaque le plus
courtes que les mâles sains. Les entièrement efficaces, des contamina- simple est celui qu’utilisent de nom-
femelles savent mesurer la durée des tions se produisent ; c’est alors que breux ongulés contre les parasites de
parades, et choisissent (dans une pro- l’hôte possède une «seconde chance» leur pelage. Les antilopes hébergent de
portion statistiquement significative) les contre le parasite. nombreux parasites externes, notam-
mâles aux parades de longue durée. Après la rencontre, l’initiative ment des tiques. Les larves de ces indé-
Les poux des pigeons ne sont rien revient à l’hôte, dont l’intérêt est de se sirables attendent leurs victimes agrip-
d’autre que des parasites sexuellement débarrasser du parasite, du moins tant pées aux herbes des savanes, de sorte
transmissibles, même s’ils sont aussi que celui-ci ne lui procure aucun avan- que les ongulés, se déplaçant à longueur
transmissibles en dehors des contacts tage adaptatif. Dans quelques cas, le de journée dans la végétation, accumu-
sexuels. Parfois, la sélection de compor- moyen d’y parvenir est mécanique : lent les contaminations.
tements permettant d’éviter la transmis- ainsi, oiseaux et mammifères pratiquent
sion des maladies sexuellement trans- un nettoyage attentif de leur plumage ou La stratégie des antilopes
missibles va encore plus loin : certains de leur pelage pour en retirer les para-
oiseaux, tels que l’accenteur mouchet sites. C’est toutefois le système immuni- Bien que le système immunitaire soit
Prunella modularis, pratiquent une ins- taire qui joue le rôle essentiel : cellules tout à fait capable de s’attaquer aux
pection détaillée à coups de bec du et molécules spécialisées coopèrent acti- tiques (car elles se nourrissent de sang),
cloaque de leur partenaire avant vement dans la lutte contre les parasites. le principal moyen d’attaque est méca-
d’accepter toute copulation. Face à ces attaques, le parasite doit nique. Cuvier avait déjà noté que les
La méfiance à l’égard du partenaire
sexuel revêt un aspect différent quand
la transmission du parasite ne se fait
pas directement d’hôte à hôte, mais par
l’intermédiaire d’un vecteur. En choi-
sissant un mâle non parasité, l’intérêt
d’une femelle est, non plus d’éviter sa
propre contamination (puisque celle-ci
est impossible directement), mais de 15
NOMBRE DE CHOIX

donner les meilleurs gènes possibles à


sa progéniture (ce qui revient à assurer
10
le meilleur avenir possible à ses
propres gènes). Au cours des dix der-
nières années, une série de travaux ont 5
suggéré que les brillantes couleurs et
les parades de certains oiseaux mâles
ne seraient rien d’autre qu’un label de 0
qualité indiquant aux femelles, selon CHOIX DU MÂLE CHOIX DU MÂLE REFUS
SAIN POUILLEUX DE CHOIX
que ces ornements sont réussis ou
médiocres, si le prétendant a ou non 1. LES POUX DU PIGEON BISET se transmettent lors des contacts sexuels. Les femelles évitent
des gènes de résistance aux parasites. les mâles pouilleux en choisissant les prétendants qui effectuent les plus longues parades.
Ce seraient les espèces d’oiseaux les Les mâles parasités, dont les plumes sont moins fournies, se refroidissent plus vite et leurs
plus soumises au parasitisme qui prestations sont plus courtes : ils sont choisis moins souvent.

© POUR LA SCIENCE 135


incisives des antilopes (et d’autres Face à ce parasite, les oiseaux-hôtes toyage). Très souvent, les procédés pour
ongulés) sont séparées par des espaces à ont développé, au même titre que l’anti- survivre obéissent à un leitmotiv frappé
la manière des dents d’un râteau, et il lope, des comportements pour tuer au coin du bon sens : passer autant que
avait suggéré qu’il s’agissait d’une l’intrus : si l’oiseau-hôte identifie l’œuf possible inaperçu.
adaptation anti-parasites. A. McKenzie étranger, il le fait tout simplement pas- Ainsi, les coucous pondent des
et A. Weber l’ont démontré de façon ser par dessus le rebord du nid ; dans œufs qui imitent, par la taille, la cou-
très convaincante : si on obture d’un d’autres cas, l’oiseau abandonne le nid leur et même les mouchetures, les œufs
seul côté, par du ciment dentaire, les «contaminé», et le résultat est le même. des oiseaux qu’ils parasitent. Dans le
interstices entre les dents, l’antilope Ces comportements anti-coucou, cas du coucou d’Europe, l’imitation est
peut encore enlever les parasites du côté malgré leur simplicité, n’en sont pas bonne sans être parfaite ; elle l’est chez
où la mâchoire est intacte, mais en est moins équivalents aux mécanismes plus d’autres coucous (par exemple en
empêchée du côté obturé. Semblable élaborés du système immunitaire. Inde), qui trompent même les ornitho-
expérience, réalisée sur une douzaine Comme eux, ils peuvent s’établir par logues. Quant à ceux qui parasitent des
d’antilopes, capturées, relâchées dans la sélection à partir du moment où nids construits dans des anfractuosités
nature, puis capturées de nouveau, a l’espèce hôte potentielle rencontre obscures ou des creux d’arbres, ils ont
montré qu’au bout de trois semaines, le l’espèce parasite pour la première fois : trouvé la parade absolue contre le rejet
nombre de tiques est de l’ordre de 1000 M. Soler et A. Moller, de l’Université en pondant des œufs noirs!
du côté intact et de l’ordre de 10 000 du de Copenhague, ont montré que là ou Il est tentant de comparer les adapta-
côté obturé. un oiseau-hôte n’a jamais été en contact tions du coucou aux mécanismes rete-
avec un oiseau-parasite, il ne sait géné- nus par les parasites plus convention-
Résister aux coucous ralement pas rejeter les œufs étrangers ; nels pour échapper au système
la pie, par exemple, n’apprend à rejeter immunitaire. Là aussi, la discrétion
D’autres parasites, peu conventionnels, les œufs de l’oxylophe geai (Clamator règne en maître : les parasites partagent
illustrent mieux encore la sélection des glandarius) qu’après un certain temps des antigènes avec l’hôte, adsorbent des
mécanismes de rejet chez les hôtes ; il de cohabitation géographique ; ce rejet molécules de l’hôte sur leur membrane
s’agit des coucous. peut alors atteindre une redoutable effi- cellulaire, voire se dissimulent dans des
Le coucou d’Europe, Cuculus cacité (figure 3). sites privilégiés, afin de passer inaper-
canorus, est un authentique parasite, L’incapacité de rejeter les œufs çus. Par conséquent, les pressions que
en ce sens qu’il fait élever ses petits d’oiseaux parasites nouvellement ren- les parasites, lorsqu’ils sont assez viru-
par d’autres oiseaux : le coucou contrés peut mettre en péril certaines lents, exercent sur leurs hôtes sont per-
femelle profite d’un instant d’inatten- espèces d’oiseaux-hôtes : c’est le cas de pétuellement renouvellées, et les hôtes
tion d’un oiseau qui vient de pondre plusieurs passereaux d’Amérique du doivent sans arrêt développer de nou-
pour gober l’un des œufs de sa victime Nord, confrontés à un oiseau parasite veaux procédés de détection.
et pondre aussitôt le sien en remplace- local (Molothrus ater) à la suite de modi- En réalité, les choses sont moins
ment. Si le subterfuge passe inaperçu, fications de l’écosystème causées par simples. Tout d’abord, les deux courses
les oiseaux-hôtes élèvent l’intrus l’homme ; cette situation rappelle celle aux armements ne sont pas indépen-
comme leur propre progéniture. Le des populations indiennes démunies de dantes (par exemple, l’hôte peut
jeune coucou pousse même le crime protection immunitaire contre les mala- répondre aux adaptations du parasite
jusqu’à éjecter du nid les œufs ou les dies que les conquérants du Nouveau favorisant la rencontre par la seule
poussins de ses parents adoptifs. Monde apportèrent au XVIe siècle, et qui immunité, sans surenchérir dans le
furent bien davantage extermi- développement de procédés d’évite-
nées par les agents pathogènes ment). Ensuite, un parasite peut infester
que par les armes. plusieurs espèces d’hôtes et inverse-
Qu’il s’agisse de la ment, une espèce d’hôte se bat contre
confrontation entre les tiques plusieurs espèces de parasites : la
et les ongulés, de celle entre coévolution est rarement réductible au
les coucous et leurs oiseaux- «duel» jusqu’ici évoqué.
hôtes ou de toute autre
confrontation parasite-hôte, le S’accommoder
succès des adaptations visant
à tuer les parasites n’est
des parasites
jamais définitif, car ces der- On a constaté, dans l’expérience de
niers développent à leur tour A. McKenzie et A. Weber sur les anti-
des adaptations qui augmen- lopes, que la destruction des parasites
tent leurs chances de survie. plafonnait à 90 pour cent, même quand
Les parasites externes, par la denture était intacte. On peut se
exemple, savent très bien se demander pourquoi le mécanisme n’est
réfugier dans les endroits les pas efficace à 100 pour cent.
moins accessibles au net- L’explication est qu’il existe pour
toyage, tels que la tête ou les l’hôte un «coût de la résistance» et que
oreilles (ce à quoi certains ani- se débarrasser des tiques jusqu’à la der-
2. LES ANTILOPES ARRACHENT LES TIQUES fixées sur leurs maux répondent en laissant des nière coûterait plus cher, notamment en
flancs grâce à leur «peigne dentaire». oiseaux se charger du net- termes énergétiques, que de tolérer une

136 © POUR LA SCIENCE


charge résiduelle : une antilope qui agi- mesuré, dans différentes localités, la Nous avons donné jusqu’ici au para-
rait autrement n’aurait plus assez de taille à laquelle C. californica atteignait site son visage d’intrus désavantageux
temps pour se nourrir, ni peut-être assez la maturité sexuelle ainsi que la préva- contre lequel l’hôte se défend par néces-
de vigilance pour détecter de loin ses lence du parasitisme. En établissant la sité, puisque ne pas se défendre rédui-
prédateurs. À partir d’un certain seuil corrélation de ces deux variables, il a rait son succès reproductif. Toutefois, si
dans la recherche de la perfection, la démontré que les mollusques se repro- l’on excepte certaines transmissions
lutte anti-parasites est contre-sélection- duisaient à un âge plus précoce dans les particulières où le parasite «manipule»
née ; mieux vaut supporter quelques localités où les taux de parasitisme le comportement de son hôte afin de le
démangeaisons que dépérir ou se faire étaient les plus élevés. En échangeant faire manger par un prédateur, un para-
dévorer... En outre, la pression de sélec- sur le terrain des mollusques de plu- site n’a pas intérêt à la mort de son hôte.
tion amènera le parasite à inventer tôt ou sieurs populations, il a aussi montré que Son intérêt est même que l’hôte ne soit
tard de nouvelles parades. Les hôtes les descendants des mollusques déplacés pas trop faible et vive le plus longtemps
n’ont d’autre solution que de réduire le maintiennent l’âge de la maturité carac- possible. D’ailleurs, si le parasite pou-
parasitisme à un poids supportable, puis téristique de leur population d’origine ; vait, sans nuire à son propre succès
s’en accommoder. ceci valide l’hypothèse du déterminisme reproductif, arriver à l’effet pathogène
Dès lors, il n’est pas étonnant que la génétique de ce caractère et montre que zéro, l’hôte ne pourrait plus acquérir
biologie des hôtes en arrive à «se mode- les populations du mollusque sont suffi- aucun mécanisme destructeur par sélec-
ler» pour aboutir à un partage des res- samment isolées pour que des traits de tion, puisqu’il n’y aurait plus de pres-
sources avec les parasites dans les condi- vie différents soient sélectionnés. sion sélective.
tions les moins défavorables possibles. Il Une telle neutralité est possible,
s’agit d’un domaine de recherches Offrir des fleurs à son hôte mais pas exactement de cette manière.
encore peu exploré, et l’on est loin de En effet, un parasite ne peut pas devenir
pouvoir esquisser aujourd’hui une syn- On soupçonne aujourd’hui le parasi- totalement non-pathogène. Même s’il ne
thèse du rôle des parasites sur l’évolution tisme d’avoir joué un rôle dans l’Évolu- provoque pas de maladie visible, même
des animaux libres en général. Il faut tion du monde vivant dans sa globalité, s’il ne cause aucune lésion, le parasite
ajouter que l’échelle d’observation d’une et ceci à plusieurs échelles. se fait au moins transporter, ce qui
vie humaine ne permet aucune expéri-
mentation ou analyse directe du fait lui-
même, et qu’il est difficile de distinguer ŒUFS NON MIMÉTIQUES
entre plusieurs sources éventuelles de
ŒUFS MIMÉTIQUES
pression sélective.

Mûrir pour survivre PIE BAVARDE

De très intéressants travaux ont été 100


récemment consacrés à la relation entre
le parasitisme et les «traits de vie», des
caractères tels que la taille à la nais- OXYLOPHE GEAI
sance et à la maturité sexuelle, le mode
de croissance, l’importance de la progé-
niture, la fréquence et la durée des
périodes de reproduction, la durée de la
REJET DES ŒUFS (EN %)

vie elle-même.
Sur un plan théorique, on conçoit que
le parasitisme influence la sélection des 50

traits de vie. Par exemple, un parasite


peut entraîner la sélection d’une maturité
sexuelle précoce de l’hôte, car tout indi-
vidu qui se reproduit jeune, c’est-à-dire
avant que le parasite n’ait eu le temps
d’exercer son effet pathogène, possède
un avantage sélectif sur un individu qui
se reproduit à un âge plus avancé.
Sur un plan pratique, on a obtenu 0
récemment des indices d’une telle sélec- NON SYMPATRIE SYMPATRIE
tion. K. Lafferty, de l’Université de San SYMPATRIE RÉCENTE ANCIENNE
Diego, l’a mis en évidence dans le cas
3. L’OXYLOPHE GEAI EST UN OISEAU-PARASITE qui pond ses œufs dans les nids de pie. Le
de Cerithidea californica, un mollusque
comportement des pies dépend de l’ancienneté de leur cohabitation avec le parasite : si l’on
des côtes pacifiques d’Amérique du introduit de faux œufs de pie, bien imités («mimétiques») ou mal imités («non mimétiques»),
Nord. Ce petit prosobranche héberge de le rejet est nul là où les pies n’ont jamais vu l’oxylophe geai (régions de «non sympatrie»),
nombreuses espèces de vers trématodes très fréquent là où l’oiseau parasite est présent depuis longtemps (régions de «sympatrie
dont les adultes parasitent essentielle- ancienne»), intermédiaire là où il est présent depuis peu (régions de «sympatrie récente»).
ment les oiseaux marins. K. Lafferty a On note que le rejet est moins efficace si les faux œufs sont bien imités.

© POUR LA SCIENCE 137


coûte à son hôte ne serait-ce que peut-être jamais franchi (ou beaucoup le maintient de la sexualité, contre la
quelques quanta d’énergie ; seul le coût plus tard, par un long processus de tentation des populations de revenir à
disproportionné de la résistance sélection), de sorte que l’association des types de reproduction asexuée tels
empêche l’hôte de réagir aux parasites fonctionne désormais comme une entité que la parthénogenèse. En effet, la
faiblement pathogènes. La notion de unique vis-à-vis de l’évolution. Le suc- sexualité «coûte» très cher : elle a pour
parasite non pathogène est d’ailleurs cès de ces associations a été tel que la inconvénient majeur que seule la moitié
contestée depuis la découverte d’effets face du monde vivant en a été changée. des individus d’une population, les
subtils mais bien réels, tels que des Songeons à ce qu’apportent les femelles, produisent des descendants,
modifications du métabolisme. Le cas bactéries Rhizobium et Frankia à de alors que dans une population parthéno-
des pigeons, dont la thermorégulation nombreux végétaux (les gènes de fixa- génétique, par exemple, tous les indivi-
est affectée par de minuscules ectopara- tion de l’azote), ce qu’apportent bacté- dus sont femelles et se reproduisent.
sites jusque là présumés bénins, est un ries et protozoaires à tous les animaux Sauf lorsqu’ils participent à l’élevage
bon exemple. herbivores (les gènes de digestion de la des jeunes, les mâles n’apportent que
S’ils ne peuvent complètement cellulose), ce qu’ont apporté les bacté- leur sperme, ce qui est bien peu. Il faut
réduire leurs effets pathogènes, les ries précurseurs des mitochondries aux donc, même si cela apparaît paradoxal,
parasites disposent d’un autre moyen cellules eucaryotes (les gènes les plus «expliquer» la sexualité, c’est à dire
pour faire baisser les défenses de leurs importants de leur métabolisme). On découvrir l’avantage adaptatif qui com-
hôtes. Cette stratégie consiste à leur peut même dire sans exagérer que les pense son énorme coût. C’est principa-
apporter quelque chose de positif, c’est- réalisations les plus abouties de l’Évo- lement John Maynard Smith, de
à-dire à n’être plus les seuls à profiter lution (les vertébrés supérieurs, l’Université de Brighton, qui a fait
de l’association. Si le parasite, bien que l’homme inclus) se trouvent au som- prendre conscience de cette difficulté,
prélevant de l’énergie, apporte un met d’une pyramide construite sur des au cours des années 1980. Les théories
«plus» à son hôte et augmente globale- associations entre des organismes dont modernes proposent que l’augmentation
ment son succès reproductif, c’est alors les destinées, au départ, étaient entière- de diversité qu’apporte la recombinai-
l’individu qui ne se défend pas qui est ment distinctes. son génétique compense très largement
positivement sélectionné. Ainsi prend les désavantages de la sexualité. Cette
naissance une association que l’on qua- Un parasite à l’origine de la diversité est nécessaire, nous l’avons
lifie de mutualiste, mais qui n’est rien vu, dans les courses aux armements : la
d’autre qu’un parasitisme (parasite
sexualité? recombinaison génétique, par sa faculté
signifie «qui mange à la table de») dans Quelle est l’origine de la sexualité, avec d’invention continuelle, permet au para-
lequel le parasite apporte une part du son alternance de production et de site de déjouer les défenses immuni-
repas en commun. fusion de gamètes? D. Hickey, de taires de son hôte, et à l’hôte de déjouer
L’intérêt de ce qu’apporte le parasite l’Université d’Ottawa, pense que la les ruses du parasite.
varie en fonction de l’environnement, fusion cellulaire, telle qu’on l’observe Les parasites, et plus généralement
comme le montre l’exemple des dans le processus de fécondation, pour- les agents pathogènes, seraient donc
Scaphidura étudiés par N. Smith. Ces rait avoir été «contrainte» par un ADN responsables, au moins en partie, du
oiseaux d’Amérique Centrale sont des parasite. On sait que de nombreuses besoin de diversité génétique des êtres
parasites dont la biologie est analogue à séquences d’ADN mobiles parasitent les vivants et du maintien de la sexualité.
celle des coucous d’Europe, mais dont génomes, l’élément P des drosophiles
les jeunes ont le bon goût de ne pas tuer étant parmi les plus connues. D. Hickey Les parasites
la progéniture de leurs hôtes. Mieux, le constate que, s’il ne se produit pas de
jeune de l’oiseau parasite est capable de fusion entre les cellules, de tels élé-
et l’évolution de l’homme
dévorer les Philornis, insectes agressifs ments ne se multiplient que dans des Enfin, il est possible que le parasitisme
qui s’attaquent aux poussins de l’hôte. clones cellulaires particuliers ; en ait joué un rôle dans l’évolution des
On devine que cette capacité est le début revanche, si des fusions se produisent, populations humaines elles-mêmes.
d’un mutualisme : l’oiseau parasite se l’ ADN parasite peut envahir toute la Par le nombre de gens atteints et
fait nourrir par ses parents adoptifs mais population de cellules. D. Hickey pro- affaiblis, les maladies parasitaires sont
protège en retour leurs poussins. pose qu’un gène appartenant à l’ADN du aujourd’hui les maladies les plus impor-
N. Smith a montré que l’aptitude à reje- parasite ait été sélectionné sur la base de tantes. Pour le seul exemple du palu-
ter les œufs de Scaphidura était sélec- son aptitude à provoquer la fusion de la disme, les estimations vont jusqu’à un
tionnée chez les oiseaux-hôtes dans les cellule hôte avec une autre cellule, par milliard de malades et plusieurs mil-
régions dépourvues d’insectes parasites, exemple en modifiant la composition lions de décès par an ; quand aux
mais qu’elle n’était pas sélectionnée là protéique de la membrane. Ce gène chances d’y échapper, elles sont nulles
où les insectes étaient présents. serait à l’origine de la fécondation et, dans bien des régions : il existe des
Les parasites qui savent se faire partant, de la sexualité toute entière. zones de la planète ou chaque habitant
accepter de la sorte (ou qui obtiennent D. Hickey suppose que les cellules reçoit en moyenne une cinquantaine de
de se faire rejeter de manière moins hôtes devenues diploïdes ont par la suite piqûres de moustiques par nuit, dont
agressive) sont certainement plus nom- développé un processus de réduction deux à quatre lui transmettent le para-
breux qu’on ne le pense, et les consé- chromatique, la méiose, pour redonner site, soit près de 1000 piqûres infes-
quences sont parfois extraordinairement des cellules haploïdes, à un seul lot de tantes par an...
positives pour les hôtes : les gènes du chromosomes : les gamètes. Devant ces chiffres, on est en droit
parasite peuvent leur faire franchir une À l’échelle des individus, les para- de se demander si l’histoire évolutive
étape de l’évolution qu’ils n’auraient sites pourraient aussi jouer un rôle dans des hominidés n’a pas été influencée

138 © POUR LA SCIENCE


par les parasites. Plusieurs travaux et si la survie de l’hôte est gravement ment des individus vers les forêts à
récents, utilisant des approches molécu- affectée, la probabilité que le parasite feuilles persistantes. On devine que ce
laires, indiquent que nombre de parasi- puisse se transmettre à un nouvel hôte flux de gènes empêche toute sélection
toses humaines actuelles ont été devient très faible, voire nulle. De tels d’une bonne adaptation à l’environne-
acquises lors de l’émergence des homi- parasites sont contre-sélectionnés au ment «feuilles persistantes».
nidés, c’est-à-dire très récemment à profit de souches moins virulentes. Il est facile de transposer ce modèle
l’échelle de l’Évolution. C’est le cas du aux maladies humaines : aussi longtemps
paludisme sous sa forme la plus grave Virulence et maladaptation qu’un parasite se développe à la fois
(Plasmodium falciparum), qui pourrait chez des espèces animales et chez
être originellement un parasite d’oiseau. On peut se demander pourquoi les l’homme, il sera incapable de s’adapter
C’est aussi le cas des bilharzioses, dont maladies parasitaires des hommes ne correctement à celui-ci, et de diminuer sa
certaines ont évolué chez des rongeurs sont pas devenues beaucoup moins virulence. Ce n’est que lorsque l’espèce
et d’autres chez des ongulés. Ces trans- pathogènes qu’elles ne le sont en réalité, parasite de l’homme s’est entièrement
ferts de parasites se sont produits parce puisque leur acquisition remonte parfois séparée génétiquement de l’espèce origi-
que l’homme, changeant son écologie et à des dizaines, voire à des centaines de nelle parasite de l’animal, que la sélec-
ses comportements, est venu à la ren- milliers d’années. La réponse à ce para- tion peut opérer efficacement et réduire
contre de parasites qui n’avaient jamais doxe réside peut-être dans la persistance l’effet pathogène du parasite.
contaminé les primates auparavant. d’une «maladaptation» du parasite qui, Les hominidés, nés dans une zone
Certains de ces parasites ont su infester très souvent, n’exploite pas seulement tropicale où les parasites abondaient,
les hommes avec succès et ces maladies l’espèce humaine. ont dû payer un lourd tribut aux parasi-
nouvelles ont vraisemblablement été Un exemple où interviennent des toses, jusqu’à ce que des gènes de résis-
fortement pathogènes. organismes libres fera comprendre tance immunitaire aient été sélectionnés
Cette évolution de la virulence fait pourquoi une maladaptation peut persis- en assez grand nombre, et certainement
l’objet de débats, car les différents sys- ter en dépit de la sélection. Il existe aussi jusqu’à ce que des comportements
tèmes parasite-hôte ne répondent pas dans le Sud de la France des popula- appropriés aient été appris et transmis
tous au même modèle. On admet toute- tions de mésanges bleues qui habitent culturellement. Il est également possible
fois qu’une maladie nouvellement des forêts à feuilles caduques, et qu’en émigrant vers des zones plus
acquise est souvent grave et qu’elle d’autres populations qui habitent des froides, où la pression du parasitisme
évolue ensuite progressivement vers un forêts à feuilles persistantes. Ces deux était plus faible, les populations
état plus bénin. L’explication est environnements n’offrent pas aux humaines aient connu une progression
double : d’une part, les défenses immu- mésanges les mêmes opportunités de démographique plus rapide. Il s’agit
nitaires de l’hôte ne sont pas préparées capture de leurs proies. Or le comporte- pour l’instant de spéculations, mais
à lutter contre un intrus qui n’a jamais ment des mésanges, quelles que soient elles sont supportées par le constat que,
été rencontré auparavant. Avec le les populations, est adapté aux forêts à en cette fin du XXe siècle, les parasites
temps, la sélection des individus les feuilles caduques, et non aux forêts à exercent toujours des pressions considé-
plus résistants accroît l’efficacité du feuilles persistantes. J. Blondel et ses rables sur la population des régions tro-
système immunitaire. élèves, au CNRS de Montpellier, ont picales, c’est-à-dire sur une partie
D’autre part, au début de la coexis- montré que les forêts à feuilles notable de l’humanité.
tence, la sélection n’a pas eu le temps caduques sont les plus favorables aux Les populations humaines ne sont
de faire émerger des souches peu patho- mésanges, de sorte que la pression certainement pas les seules dont la
gènes. Si l’effet pathogène est trop fort démographique fait émigrer continuelle- destinée a été influencée par le parasi-
tisme. Des travaux récents, en labora-
toire ou sur le terrain, montrent que les
parasites peuvent influencer fortement
l’issue de la compétition entre les êtres
libres. Nous avons parlé plus haut du
choc entre les conquérants blancs et
les populations indiennes d’Amérique,
dans lequel les parasites ont volé au
secours des envahisseurs. Lorsqu’un
parasite est capable de se développer
chez plusieurs espèces d’hôtes en
compétition, il peut aussi jouer ce
même rôle d’arbitre, mais à une
échelle interspécifique. Il suffit qu’il
soit plus pathogène pour une espèce-
hôte que pour l’autre, ce qui est très
fréquent. De tels processus, ignorés il
y a quelques années, pourraient expli-
quer certaines extinctions en masse,
4. L’ANOPHÈLE, VECTEUR DU PALUDISME. Dans certains villages d’Afrique, chaque habitant consécutives à l’établissement de
reçoit entre 40 et 90 piqûres par nuit suivant les mois, dont une à quatre est infestante ponts intercontinentaux au cours de
(d’après P. Carnevale et ses collaborateurs). l’histoire de la Terre.

© POUR LA SCIENCE 139


La sélection naturelle
et les pinsons de Darwin
PETER GRANT

Darwin voyait dans les diverses espèces de pinsons des ments que lorsque le temps a passé et,
même alors, notre connaissance des ères
Galápagos le produit de millions d’années d’évolution. géologiques est si imparfaite que nous
nous contentons de constater que les
Aujourd’hui nous observons l’effet de la sélection naturelle formes de vie présentes sont différentes
des formes de vie passées.»
sur les populations de pinsons lors d’une seule saison sèche. Selon Darwin, une nouvelle espèce
apparaît quand la sélection naturelle,
s’exerçant sur plusieurs générations,

C
modifie une population à tel point que
haque année, des œufs sont moléculaires, grâce à la découverte de les croisements deviennent impossibles
produits en nombre incommen- l’ADN et des gènes que porte cette molé- entre ses membres et les individus
surable par des animaux de cule. Aujourd’hui les mécanismes de d’une population apparentée. Si la
toutes tailles : minuscules vers l’évolution sont les clés de toute tenta- sélection naturelle ne produisait des
parasites, gros poissons comme le sau- tive pour comprendre comment le effets qu’à l’échelle des millénaires,
mon, etc. ; certaines plantes, telles les monde vivant est devenu tel qu’il est. nous aurions des difficultés à étudier
orchidées, dispersent leurs graines par Toutefois, 137 ans après la publication l’évolution, et le statut scientifique de
milliers ; d’autres organismes, tels les du chef d’œuvre de Darwin De l’origine cette théorie serait contestable.
cocotiers ou les tortues, se reproduisent des espèces au moyen de la sélection Ce n’est heureusement pas le cas.
beaucoup plus lentement. Toutes ces naturelle, les modalités de la sélection John Endler, de l’Université de Santa
créatures végétales et animales ont naturelle sont encore mal comprises. Barbara, a récemment recensé plus de
cependant une caractéristique démogra- J’y vois trois raisons. Tout d’abord, 100 études qui décrivent les méca-
phique commune : lorsqu’une population nombre d’auteurs ont décrit la sélection nismes de la sélection naturelle à
reste de la même taille pendant long- naturelle en termes ambigus, tel celui l’échelle de générations. Les cas les
temps, chaque parent est, en moyenne, d’«adaptation», généralement mal inter- plus aisément interprétables sont obser-
remplacé par un unique descendant. Cette prété. En outre, les vulgarisateurs du vés dans des environnements modifiés
simplicité écologique cache une com- darwinisme ont souvent confondu la par l’activité humaine : certaines
plexité évolutive : bien que la population sélection naturelle avec des concepts herbes, par exemple, devenues résis-
soit constante, certains parents laissent voisins, par exemple celui de transmis- tantes à des concentrations élevées en
plus de descendants que d’autres. Ce sion héréditaire. Enfin Darwin lui-
déséquilibre est la condition de l’évolu- même supposait, à tort, que la sélection 92° O
Pinta 0 KM 50

tion par sélection naturelle. naturelle opérait si lentement qu’elle Marchena Genovesa
La sélection naturelle opère sur les était inobservable à l’échelle humaine, 0° ÉQUATEUR
différences d’adaptation individuelles. et qu’on pouvait seulement déduire ses San Salvador
Une population d’organismes à repro- mécanismes de diverses observations. Il Grande Daphné
duction sexuée comprend des individus écrivit dans L’Origine des espèces : Baltra
Fernandina
très différents les uns des autres : cer- «La sélection naturelle observe Santa Cruz

tains sont plus grands, d’autres plus minutieusement jour après jour, heure Isabela Pinzón Santa Fé
gros, plus verts, plus velus... La sélec- après heure, dans le monde entier, San Cristobál

tion naturelle consiste en ce que certains chaque modification, même la plus ÎLES GALÁPAGOS
Santa María
organismes survivent ou se reproduisent infime ; elle rejette tout ce qui est mau- (ÉQUATEUR) Española
mieux que d’autres - précisément parce vais, préserve et accumule tout ce qui
qu’ils sont plus grands ou plus petits, est bon ; elle travaille silencieusement 1. LE RAYONNEMENT ADAPTATIF, c’est-à-dire la
différenciation d’une population à la suite
plus verts ou plus velus. et insensiblement, à chaque fois qu’elle
d’une dispersion entre des habitats différents,
Charles Darwin a forgé le concept de le peut et partout où l’occasion se pré- serait responsable de la multiplication des
sélection naturelle alors qu’il cherchait sente, à l’amélioration de chaque «être» espèces de pinsons de Darwin depuis un à
l’origine de la diversité des organismes. en fonction de ses conditions de vie cinq millions d’années. Sur les 14 espèces
Depuis sa théorie a été perfectionnée, organique et inorganique. Nous ne pre- recensées dans le monde, 13 vivent dans
élargie, corrigée et interprétée en termes nons conscience de ces lents change- l’archipel des Galápagos (ci-dessus).

140 © POUR LA SCIENCE


plomb, se sont mises à pousser sur des Les pinsons de Darwin d’oiseaux présentant une évolution sem-
résidus d’extraction du plomb ; un autre blable, les Drépanidés d’Hawaï, était
exemple est l’émergence de souches Treize espèces de pinsons de Darwin également inféodé à un archipel, il pro-
bactériennes résistantes aux antibio- habitent les îles Galápagos ; elles sont posa que de nombreuses espèces, voire
tiques : lorsqu’un traitement antibio- issues d’un ancêtre commun qui vivait il la plupart, se soient individualisées à la
tique échoue à tuer toutes les bactéries y a un à cinq millions d’années. Ces suite d’un isolement géographique.
infectant un patient, il «sélectionne» les oiseaux ont tous une couleur foncée et L’évolution des oiseaux des Galápagos
quelques individus ayant acquis fortui- des proportions corporelles similaires, et d’Hawaï est un exemple unique, car
tement la résistance, qui vont alors mais leur longueur varie, selon les elle s’est produite si récemment que
transmettre ce trait à leur descendance espèces, de 7 à 12 centimètres – c’est-à- l’on en trouve encore des preuves.
et former une nouvelle souche, bien dire entre la taille d’une fauvette et celle En réalité, ces preuves sont plus que
plus difficile à éradiquer. d’un gros moineau. La forme de leur bec récentes, elle sont présentes : en dix ans,
L’étude de la sélection naturelle dépend de leur régime alimentaire. Leurs j’ai vu les pinsons des Galápagos évo-
dans les environnements naturels a un noms communs dénotent leur habitat ou luer sous l’effet de modifications clima-
objectif plus ambitieux : il s’agit de leurs caractéristiques : pinson des cactus tiques saisonnières : en effet, selon les
comprendre le développement de la bio- ou pinson des mangroves, pinson à bec années et le régime du courant El Niño,
diversité au cours de la longue histoire pointu ou pinson minuscule. les îles sont verdoyantes ou asséchées.
de la Terre, le problème que Darwin a Il y a plus de 40 ans, le biologiste En 1973, j’ai commencé à étudier les
tenté de résoudre. Le rayonnement américain David Lack a souligné com- pinsons vivant sur la Grande Daphné, un
adaptatif des pinsons qui portent son bien ces pinsons sont un bel exemple de îlot d’environ 40 hectares. Cette zone
nom offre un exemple particulièrement rayonnement adaptatif ; après avoir était suffisamment petite pour que nous
net de ce processus. remarqué que le seul autre groupe puissions étudier tous les oiseaux des

PINSON
À BEC
PINSON POINTU PINSON
DES CACTUS DES ÎLES
COCOS

PINSON
À BEC
PIN
GEOSPIZA DIFFICILIS

CONIQUE PINSON
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M
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MINUSCULE

PINSON PINSON
CRASSIROSTRE PAUPER
PINSON
PSITTACIN

© POUR LA SCIENCE 141


CARTHIDEA PINCE À BEC PINAROLOXIAS PINCE À BEC CAMARHYNCHUS PINCE PERROQUET
OLIVACEA EFFILÉ INORNATA DE CORBIN EFFILÉ CRASSIROSTRIS DE SERRAGE

deux populations de pinsons, le pinson à ture avait péri. Les pinsons à bec moyen L’événement se répéta en 1982, lors
bec moyen Geospiza fortis et le pinson ne procréèrent même pas. La vie sur d’une nouvelle sécheresse : la fécondité
des cactus Geospiza scandens. l’île fut rude entre le milieu de l’année diminua et la mortalité augmenta,
Nous capturons les oiseaux à l’aide 1976 et le début du mois de janvier notamment chez les oiseaux de petite
de filets très fins, puis nous les mesu- 1978, où il plut à nouveau. taille. Nous pensons que cette nouvelle
rons et nous passons autour de leurs Durant ces 18 mois, de nombreux sélection, qui se déroula dans des condi-
pattes une bague métallique numérotée oiseaux disparurent. Les pinsons à bec tions identiques à la précédente et favo-
et trois bagues de plastique coloré afin moyen furent les plus touchés – seuls 15 risa de nouveau les oiseaux les plus
de pouvoir les identifier à distance, la pour cent d’entre eux survécurent. En grands, avait la même cause climatique.
combinaison des couleurs codant le outre, la sélection favorisa les oiseaux de La principale conséquence de la séche-
numéro de la bague métallique. grande taille, dans les deux espèces que resse (hormis le manque d’eau) est la
En 1977, nous avons bagué plus de la nous étudiions : des oiseaux de toutes raréfaction de la nourriture et, notam-
moitié des oiseaux de l’île ; en 1980, tailles périrent, mais les plus petits furent ment, des graines dont se nourrit le pin-
nous avons recensé 90 pour cent des les plus touchés. Enfin nous avons son à bec moyen.
oiseaux et, aujourd’hui, ils sont tous constaté que les oiseaux qui ont survécu Au cours des saisons humides nor-
bagués. Dès le début du baguage, nous avaient un bec plus grand. males, de nombreuses herbes et plantes
étions à même d’observer les effets de Les oiseaux qui avaient disparu herbacées produisent beaucoup de
la sélection naturelle. étaient-ils morts ou avaient-ils émigré? petites graines, et quelques autres
Une telle sélection se produisit en On ne peut éliminer la deuxième éven- espèces de plantes donnent des graines
1977, lorsque l’île connut la séche- tualité, mais deux faits semblent prou- plus grosses, mais plus rares. Les pin-
resse : moins de 25 millimètres d’eau ver que la majorité étaient morts : pre- sons consomment les grosses graines
tombèrent lors de la saison habituelle- mièrement, aucun des oiseaux qui quand ils ont épuisé le stock des
ment humide. Les plantes caduques avaient disparu en 1976 et 1977 ne petites ; un gros bec solide est alors un
eurent peu de feuilles et les chenilles reparut en 1978 ; deuxièmement, la avantage parce qu’il permet d’ouvrir les
furent rares. Certains couples de pin- taille moyenne de 38 oiseaux retrouvés grosses graines pour en retirer
sons des cactus se reproduisirent, mais morts sur l’île était proche de celle des l’amande. Cet avantage est déterminant
trois mois plus tard toute leur progéni- oiseaux disparus. en cas de sécheresse, parce que la survie
des oiseaux repose sur la consommation
prolongée de grosses graines.

Sélection et adaptation
On pourrait tester l’hypothèse d’une
sélection par élimination des oiseaux
les plus petits en réalisant une expé-
rience où l’on modifierait la composi-
tion et la quantité de nourriture d’un
groupe d’oiseaux, mais pas celles d’un
groupe témoin.
Aux Galápagos, où la faune et la flore
sont protégées, une telle expérience est
inenvisageable, mais on pourrait l’effec-
tuer ailleurs et avec d’autres oiseaux.
Toutefois, elle n’exclurait pas une autre
interprétation du phénomène, à savoir
que les gros oiseaux survivent mieux que
les petits parce que leur taille leur donne
un statut social supérieur et qu’ils
s’approprient les maigres ressources en
2. LA VÉGÉTATION DE LA GRANDE DAPHNÉ, une île des Galápagos, change considérablement
nourriture et en eau.
selon que l’année est humide (en avril 1987, à gauche) ou sèche (en mars 1989, à droite). Comme la taille corporelle et celle du
Les variations climatiques modifient la nourriture disponible et ont diverses conséquences bec sont liées, on détermine difficilement
sur les populations locales. Par exemple, les fous à pied bleu (à droite) ne vivent dans ce quelle explication est la bonne. Par une
petit cratère que durant les sécheresses. analyse statistique, on a établi une corré-

142 © POUR LA SCIENCE


GEOSPIZA PINCE À BEC LONG CAMARHYNCHUS PINCE À HAUTE GEOSPIZA PINCE DE MONTEURS
SCANDENS PAUPER PUISSANCE DE LEVIER MAGNIROSTRIS DE LIGNES

lation entre la survie et la taille du corps, lation. L’épaisseur du bec et la taille cor- et en déterminant si la taille finale des
d’une part, et entre la survie et l’épaisseur porelle des pinsons à bec moyen étaient- adultes varie selon que les oisillons ont
du bec, d’autre part : la longueur du bec elles des caractères héréditaires? été élevés par leurs parents biologiques
n’intervient pas. Autrement dit, les L’héritabilité d’un caractère mesure ou par leurs parents adoptifs. Nous
oiseaux survivent aux sécheresses quand le degré avec lequel ce caractère varie n’avons pas effectué cette expérience
ils sont grands ou que leur bec est épais ; dans une population sous l’influence des aux Galápagos, mais les expériences
la résistance aux contraintes environne- gènes. Certains oiseaux sont gros, en effectuées ailleurs n’ont montré aucun
mentales résulterait d’une combinaison partie à cause des gènes qu’ils ont hérité indice d’un tel biais dans l’estimation
d’avantages morphologiques, comporte- de leurs parents, et en partie à cause des de l’héritabilité. Nous avons vérifié dif-
mentaux et même physiologiques. conditions favorables dans lesquelles féremment l’absence de biais, en com-
Darwin assista peut-être à un leur croissance s’est effectuée. De parant la descendance des oiseaux des
exemple similaire de sélection naturelle même, la petite taille d’autres individus territoires riches et celle des oiseaux des
sans s’en rendre compte : lors du ter- résulte à la fois de particularités géné- territoires pauvres en nourriture : nous
rible hiver 1854-1855, les quatre cin- tiques et de facteurs environnementaux. n’avons pas constaté que les oiseaux
quièmes des oiseaux du Sud de On mesure l’influence des gènes sur la aient tendance à se reproduire dans le
l’Angleterre périrent, et les causes et les taille du corps ou l’épaisseur du bec en type de territoire où ils ont été élevés.
effets semblent avoir été analogues à comparant les moyennes de ces carac- Bien que d’autres petites erreurs
ceux que nous avons observés en 1977 tères chez les parents et chez leurs des- d’interprétation puissent exister, il n’est
chez les pinsons à bec moyen. cendants, dans le plus grand nombre de
Jusqu’ici, j’ai essentiellement uti- familles possible. On obtient alors une AVANT LA SÉLECTION
lisé le terme de survie, plutôt que droite (voir la figure 4) dont la pente
d’adaptation, afin d’éviter un malen- indique l’héritabilité du caractère.
tendu répandu, il y a plus de 100 ans, Nous avons ainsi estimé à 0,74
par Herbert Spencer. Ce dernier assimi- l’héritabilité de l’épaisseur du bec dans
lait à tort la sélection naturelle et la la population des pinsons à bec moyen.
«survie des mieux adaptés». Or cette Autrement dit, on peut attribuer 74 pour
expression, qu’il inventa afin de popu- cent de la variation de l’épaisseur du
lariser les travaux de Darwin, est tauto- bec aux effets conjugués de tous les APRÈS LA SÉLECTION
NOMBRE D'OISEAUX

logique : les individus les mieux adap- gènes concernés ; les 26 pour cent res-
tés étant définis comme ceux qui tants sont essentiellement dus à des fac-
survivent, la phrase de Spencer se teurs environnementaux. La taille cor-
ramène à la «survie des survivants»! porelle présente une héritabilité
Toutefois, la survie des mieux adap- supérieure : 91 pour cent. D’autres
tés – ou, plutôt, la probabilité supérieure caractères morphologiques, tels que la
de survie parmi les mieux adaptés – longueur du bec et celle des ailes, sont
EFFETS SUR LA GÉNÉRATION SUIVANTE
décrit en partie l’essence de la sélection aussi essentiellement héréditaires.
naturelle, à condition de préciser deux De telles estimations sont souvent
points : certains individus sont mieux biaisées. Les descendants ne ressemblent-
adaptés que d’autres en raison de leurs ils pas à leurs parents parce qu’ils ont
caractères individuels, et le degré grandi dans le même milieu? Les oiseaux
d’adaptation doit s’évaluer au nombre devraient grandir davantage dans des
de descendants vivants des individus. environnements plus favorables ; si ces
Il existe un autre risque de confusion individus, devenus adultes, s’approprient ÉPAISSEUR DU BEC
entre la sélection et la variation géné- les meilleurs territoires en en tenant écar- 3. L ES PHÉNOM ÈNES MICRO - ÉVOLUTIFS se
tique, c’est-à-dire les gènes déterminant tés les oiseaux plus petits, leurs descen- déroulent en trois étapes : dans une popu-
les variations des caractères sur les- dants seront probablement plus grands lation ayant une distribution donnée d’un
quelles agit la sélection. Le généticien que la moyenne à l’âge adulte. Le même caractère, tel l’épaisseur du bec (en haut),
britannique J. Haldane montra que la phénomène devrait également agir sur les des modifications de l’environnement pro-
sélection qui s’exerce sur une génération petits oiseaux, de sorte que l’on suresti- voquent la mort des individus les moins
bien adaptés, ici les oiseaux au bec fin. La
n’a d’effets à la génération suivante que merait la part des gènes dans la ressem-
population modifiée (au milieu) transmet
si elle agit sur des caractères déterminés blance entre parents proches. une partie des effets de cette sélection à la
génétiquement, c’est-à-dire héréditaires. On pourrait déceler de tels biais en génération suivante (en bas). La différence
En ce cas, la sélection provoque une échangeant au hasard les œufs ou les entre la deuxième et la troisième courbe
petite modification évolutive de la popu- nichées au sein d’une même population, dépend de l’héritabilité du caractère.

© POUR LA SCIENCE 143


pas douteux que la taille du corps et La réaction évolutive à la sélection De telles études nous aident à com-
l’épaisseur du bec soient des caractères est plus compliquée lorsque plusieurs prendre rétrospectivement l’œuvre de
héréditaires chez ces pinsons. Nous avons caractères sont modifiés simultanément l’évolution à l’échelle des millénaires
conclu que la population évolue parce par la sélection, car la variation génétique et, notamment, les mécanismes de for-
que les effets de la sélection sur la distri- de chaque caractère interagit avec celle mation des espèces. Dans le cas des pin-
bution de ces caractères sont transmis des autres. Nous simplifions l’analyse en sons de Darwin, nous pouvons extrapo-
génétiquement à la génération suivante. remplaçant ces différents caractères ler la micro-évolution que nous avons
L’importance du changement par un indice qui correspondrait à un observée pour imaginer l’amplitude, les
dépend à la fois de la sélection et de caractère unique et synthétique : cet causes et les circonstances des modifi-
l’héritabilité : le produit de ces deux fac- indice rend compte de la plupart des cations qui ont entraîné la différencia-
teurs doit rendre compte de la différence variations individuelles de taille cor- tion des espèces de pinsons.
entre les valeurs moyennes d’un carac- porelle, d’épaisseur du bec, etc. Avec Trevor Price, nous avons com-
tère avant et après la sélection. Cette dif- À la fin des années 1970, mon col- paré les différences morphologiques entre
férence, généralement exprimée en lègue Peter Boag utilisa un tel caractère les diverses espèces aux variations cau-
écarts types, est appelée réaction évolu- synthétique, héréditaire à 75 pour cent, sées par la sélection de 1977. À partir de
tive à la sélection (l’écart type mesure la qui correspondait assez bien à un indice ces valeurs, nous avons estimé le nombre
dispersion par rapport à la moyenne). de taille puisqu’il expliquait 64 pour cent d’épisodes de sélection nécessaires pour
Quand la sélection agit sur un carac- de la variation de la taille du bec, des transformer le pinson à bec moyen
tère qui n’est pas héréditaire (héritabilité ailes, des pattes et de diverses parties du Geospiza fortis en son proche parent, le
nulle), la descendance ne diffère pas de la corps du pinson à bec moyen. pinson à gros bec Geospiza magnirostris,
population parentale avant la sélection ; P. Boag trouva que la sélection avait environ une fois et demie plus grand.
selon les termes de Haldane, la sélection provoqué une réaction évolutive de ce Ce nombre est étonnamment petit :
aura été inefficace. Au contraire, quand la caractère égale à 0,36 écart type, en bon environ 20 événements sélectifs auraient
sélection porte sur un caractère parfaite- accord avec la valeur prévue en calcu- suffi. En supposant qu’une sécheresse se
ment héréditaire (héritabilité de un), la lant le produit des facteurs de sélection produise une fois tous les dix ans en
valeur moyenne du caractère chez les et de l’héritabilité (0,40). Autrement dit, moyenne, une sélection continue, à ce
descendants sera la même que dans la la sélection naturelle avait causé une rythme, sans sélection entre deux séche-
population parentale après la sélection. microévolution ; l’épaisseur du bec et la resses, transformerait Geospiza fortis en
Ces deux cas sont extrêmes et, en géné- taille corporelle avaient augmenté en Geospiza magnirostris en 200 ans. Même
ral, le résultat est intermédiaire. moyenne de quatre pour cent. en supposant que ce résultat est sous-
estimé d’un facteur 10, 2 000 ans repré-
sentent une période extrêmement courte
11
par rapport à la durée de l’occupation de
ÉPAISSEUR DU BEC DES DESCENDANTS

l’archipel par les pinsons (quelques cen-


taines de milliers d’années).
En revanche, le temps nécessaire
10 pour qu’apparaisse une espèce dont la
(MILLIMÈTRES)

forme – et non plus la taille – soit diffé-


rente est beaucoup plus long, car la
sélection doit alors s’exercer dans des
9 directions opposées sur différents carac-
tères qui peuvent être corrélés. Ainsi la
transformation du pinson à bec moyen en
pinson des cactus nécessiterait une aug-
8
PINSON À BEC MOYEN mentation relative de la taille du bec,
mais une diminution relative de son
8 9 10 11 épaisseur et de la masse corporelle
ÉPAISSEUR MOYENNE DU BEC DES PARENTS (MILLIMÈTRES) – ce qui serait six fois plus long que la
transformation en pinson à gros bec.
4. L’HÉRITABILITÉ DE L’ÉPAISSEUR DU BEC est mesurée par la pente de la droite représentant Ce scénario décrit l’apparition d’une
l’épaisseur du bec des descendants en fonction de l’épaisseur moyenne du bec de leurs parents. nouvelle espèce sur une seule et même
île. Une autre hypothèse suppose la
ÉPAISSEUR DU BEC

colonisation de plusieurs îles de l’archi-


ANNÉE PLUVIEUSE pel. Une espèce se transformerait en une
autre par les effets cumulés de la sélec-
tion, dans une direction unique ou pré-
dominante, non pas sur une seule île,
mais sur plusieurs. Cette hypothèse est
1977 1980 1982 1984 plausible car, comme nous l’avons
5. CERTAINS CARACTÈRES (ici l’épaisseur du bec des pinsons) oscillent en réaction aux varia- montré, chaque île offre un assortiment
tions climatiques. Lors des sécheresses (flèches vers le haut), les oiseaux aux becs épais sont différent de nourriture aux pinsons.
mieux adaptés que les autres, parce qu’ils peuvent briser les grosses graines qui constituent Dans chaque île, la sélection devrait
alors la principale nourriture disponible. conduire rapidement les caractères de la

144 © POUR LA SCIENCE


RÉFÉRENCES DES ILLUSTRATIONS
Couverture : © Bibliothèque centrale/MNHN, Paris. P. 3 (haut) :
J.L. Charmet ; (milieu) : © D. Serrette/ MNHN , Paris ; (bas) :
J.B. Rattner, University of Calgary, A.P. Leonard et L. Grace. P. 6
(haut et bas gauche) : J.L. Charmet ; (bas droit) : J. Moss/Black Star,
prêté par G. Darwin. P. 7 (haut) : Académie des sciences. P. 8 :
(haut gauche) : G.N. Drews/Cell ; (haut milieu et droit) :
J.L. Bowman ; (bas) : PLS / EDIMEDIA . P. 11 : B. Tagawa. P. 13 :
© Relations publiques Citroën. Pp. 14 et 15 : T. Draper,
H. Reinhard/Bruce Coleman, Inc., Video Surgery, Photo
Researchers, Inc. et K. Eward, Biografx, Science Source, Photo
Researchers, Inc. P. 16 (haut) : G.G. Dimijian, Photo Researchers,
Inc. ; (bas gauche) : P. Greany, USDA ; (bas droit) S. Nielsen, Bruce
Coleman, Inc. P. 17 (gauche) : N. Wu ; (droite) : D. Madison, Bruce
Coleman, Inc. P. 18 (haut) : Bettmann Archive ; (bas) :
E.R. Degginger, Animals, Animals. Pp. 23 à 25 : P. Horber. Pp. 30
(droite) : J. Montano-Meunier, Inventaire de la faune de France,
MNHN /Nathan. P. 32 : PLS /F. Desbords. P. 36 : B. Jay, MNHN ,
Laboratoire d’anatomie comparée. P. 37 :BELIN. P. 38 : PLS/ F. Godé.
P. 40 : The Terrestrial Paradise, Brueghel de Velours, Museo Laraz
Galdiano/Art Ressource. P. 42 (haut) : Bettmann Archive. Pp. 42
(bas) et 43 : J. Brenning. P. 47 : E. Guilbert. Pp. 49 à 54 : P. Wynne et
J. Johnson. P. 55 : J. Hendler, University of Santa Barbara. P. 57 :
T. Rowe/Science (vol. 273 - août 1996. P. 59 : PLS/J.-L. Hartenberger.
P. 61 : G.G. Simpson, La géographie de l’évolution, 1969, © Masson,
6. L’OISEAU EST ATTRAPÉ DANS UN FILET (à gauche), puis bagué (à droite). De cette manière, Paris. P. 62 (gauche et doite) : D. Callen - MNHN/CNRS ; (milieu) :
l’auteur a recensé tous les pinsons peuplant deux petites îles des Galápagos. G. Aymonin. P. 64 (haut gauche) : A. Le Thomas, Laboratoire de
phytomorphologie, École pratique des hautes études ; (haut droit) :
A. Raynal/MNHN. P. 65 (b, c, f) : D. Callen ; (a, d, e) : A. Le Thomas.
P. 67 (bas) : D. Callen. P. 68 : S. Cordier, R. Austing-PHR/Jacana et
population nouvellement établie vers la des pluies déclenchées par la situation Planet Earth/K&K Ammann/Pix. Pp. 69 et 70 : M. Godinot. P. 72 :
meilleure forme possible. La stabilisation particulière du courant El Niño. En 1984, Varin/Visage/Jacana. P. 75 : PLS/P. Tassy. P. 79 (haut gauche) :
H. Fricke ; (haut droit) : J. Brun, Jacana ; (bas gauche) : S. Cordier,
de la sélection maintiendrait ensuite la les oiseaux au bec long, les plus aptes à Jacana ; (bas droit) : Jacana. P. 85 : P. Wynne. P. 86 : J. Boyer et
Guerrier/Pix. P. 89 : P. Forterre. P. 94 (gauche) : Schwind Herbert,
population près de la forme optimale, se nourrir sur les cactées, furent désavan- Jacana ; (droite) : J. Cancalosi, Jacana. P. 96 (gauche) : R. Poinot, Pix ;
(droite) : M. Krasowitz, Pix. Pp. 98 et 99 : Visual Logic. Pp. 100 à
jusqu’à ce que l’environnement (et la tagés, car les fleurs et les fruits de cactées 104 : J. Schneidman Design. P. 106 : F. Goro. P. 109 : C. Bazin. P. 111
(haut) : L. Granjon ; (bas) : W. Beermann. P. 113 : Vitaly Volobouev.
nourriture disponible) change, peut-être avaient diminué considérablement. En Pp. 116 et 117 : A. Brotman/PLS. P. 127 : T. Narashima. P. 128
(haut) : W. McGinnis. Pp. 128 (bas), 129 : T. Narashima. P. 130
en raison d’une augmentation ou d’une 1985, année de sécheresse, ces oiseaux (haut) : J. Schneidman/JSD ; (bas) : W. McGinnis. P. 131 (haut) :
diminution du nombre des compétiteurs. eurent peu de nourriture, hormis quelques J. Schneidman/JSD ; (bas) : T. Narashima. P. 133 : P. Dollé. P. 135 :
J. Solers/Jacana. P. 136 : A. McKenzie. P. 137 : S. Cordier,
La plupart des espèces sauvages sem- arthropodes qui vivaient sous l’écorce des M. Danegger/Jacana. P. 139 : P. Lorne/Jacana. P. 141 : P. Wynne.
P. 142 (haut) : J. Küffer ; (bas) : P. Grant. P. 143 (haut) : J. Küffer.
blent avoir atteint des formes et des com- arbres et dans les pieds durs des cactus. P. 145 : P. Grant.

portements stables. On pourrait en Dans ces conditions, les pinsons qui PUBLICITÉ France : Chef de Publicité :
Susan Mackie, assistée de Anne-Claire Ternois,
conclure que les pinsons de la Grande avaient un bec fort et épais étaient mieux 8, rue Férou, 75006 Paris
Daphné sont une exception, puisqu’ils équipés pour extraire les arthropodes et Tel (1) 46 34 21 42. Télex : LIBELIN 202978 F.
Télécopieur : 43 25 18 29
tendent encore à grandir. Toutefois je survécurent en plus grand nombre. Étranger : John Moeling, 415 Madison Avenue,
pense que cette tendance est apparente, et De telles oscillations évolutives New York N.Y. 10017 – Tel (212) 754 02 62
SERVICE DE VENTE RÉSEAU NMPP
que d’autres phénomènes interviennent. constituent sans doute un phénomène très DIFFUSION DE LA BIBLIOTHÈQUE POUR LA SCIENCE
général. On sait que l’effectif de nom- Canada : Modulo, 233, avenue Dunbar, Mont-Royal, Québec,
H3P 2H4 Canada.
La sélection oscillante breuses populations animales, des Suisse : GM Diffusion, 27, chemin du Grand-Mont, 1052 Le
insectes aux mammifères, fluctue grande- Mont-sur-Lausanne.
Autres Pays : Éditions Belin, B.P. 205, 75264 Paris Cedex 06.
Ainsi les effets des sécheresses de 1977 ment en réponse aux variations clima- Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le
et 1982 furent à peu près compensés par tiques. La plupart de ces populations public français ou francophone, les textes, les photos, les des-
une sélection dans la direction opposée occupent des zones tempérées, mais les sins ou les documents contenus dans la revue «Pour la
Science», dans la revue «Scientific American», dans les livres
– vers une plus petite taille corporelle – effectifs des populations des forêts tropi- édités par «Pour la Science» doivent être adressées par écrit à
en 1984-1985 (voir la figure 5) : la rela- cales humides sont loin d’être aussi «Pour la science S.A.R.L.», 8, rue Férou, 75006 Paris.
POUR LA SCIENCE Directeur : Philippe Boulanger.
tive rareté des grosses graines et l’abon- stables qu’on l’avait imaginé. Rédaction : Philippe Boulanger (Rédacteur en Chef), Hervé
dance des petites favorisèrent alors les Lors de telles variations d’effectif, la This (Rédacteur en Chef Adjoint), Luc Allemand, Françoise
petits individus. Comme, sur cette île, la fréquence des gènes a tendance à changer Cinotti, Yann Esnault, Bénédicte Leclercq, Philippe Pajot.
Secrétariat : Annie Tacquenet, Pascale Thiollier. Direction
composition et la taille de la nourriture sous l’effet de fluctuations aléatoires, en Marketing et Publicité : Henri Gibelin, assisté de Séverine
changent d’une année sur l’autre, la particulier lorsque la population devient Merviel. Direction Financière : Pierre Lecomte. Fabrication :
Jérôme Jalabert, assisté de Delphine Savin. Directeur de la
forme optimale du bec pour un pinson réduite. Une question reste posée : outre publication : Olivier Brossollet. Dossier réalisé par Yann
varie également, et la population, sou- ces modifications aléatoires du génotype, Esnault. Maquette : Céline Lapert.

mise à la sélection naturelle, oscille en les variations démographiques s’accom- SCIENTIFIC AMERICAN Editor : John Rennie. Board of edi-
tors : Michelle Press (Managing Editor), Timothy Beardsley,
fonction des changements successifs. pagnent-elles de changements micro-évo- Wayt Gibbs, Marguerite Holloway, John Horgan, Kristin
Nous ne saurons s’il existe une tendance lutifs de traits phénotypiques causés par Leutwyler, Philip Morrison, Madhusree Mukerjee, Sacha
Nemecek, Corey Powell, Ricki Rusting, David Schneider, Gary
nette à l’augmentation qu’en poursuivant la sélection naturelle? Je pense que la Stix, Paul Wallich, Philip Yam, Glenn Zorpette. Publisher : John
notre étude. Une telle tendance pourrait réponse est généralement oui, mais, pour Moeling. Chairman and Chief Executive Officer : John Hanley.
Co-Chairman : Pierre Gerckens. Corporate officers : John
s’affirmer si le réchauffement global de la le prouver, il nous faudrait étudier de Moeling, Robert Biewen, Anthony Degutus.
Terre dû à l’activité humaine multipliait façon détaillée des individus que l’on © POUR LA SCIENCE 1981 à 1996 ISSN 1246-7685
les sécheresses dans le Pacifique. puisse suivre au sein d’une population. Tous droits de reproduction, d’adaptation et de représentation réser-
vés pour tous les pays. La marque et le nom commercial «Scientific
Nous avons observé des fluctuations Si la sélection oscillante est univer- American» sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accor-
dée à «Pour la Science S.A.R.L.». Le code de la propriété intellectuelle
d’une nature quelque peu différente dans sellement répandue et n’est pas l’apa- autorise «les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage
privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» (article
la population des pinsons à bec conique, nage des pinsons de Darwin et de L. 122-5) ; il autorise également les courtes citations effectuées dans un
Geospiza conirostris, peuplant l’île quelques autres organismes, ce modèle but d’exemple et d’illustration.
En revanche, «toute représentation ou reproduction intégrale ou
Génovèse, à une centaine de kilomètres constituera un outil très puissant qui partielle, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou
ayants cause, est illicite» (article L. 122-4).
au Nord-Est de la Grande Daphné : en nous permettra d’atteindre l’objectif Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce
soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploi-
1983, la nourriture tirée des buissons de que Darwin s’était fixé : expliquer les tation du droit de copie (3, rue Hautefeuille, 75006 Paris), constitue-
rait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et sui-
cactées changea en raison de l’abondance causes de la biodiversité. vants du Code pénal.

© POUR LA SCIENCE 145


n° 3, pp. 413-421, juin 1992.
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recherche au CNRS. Centre de génétique moléculaire de San Diego. Peer l'Université de Princeton.
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Imprimé en France – Berger-Levrault Graphique Toul – Dépôt légal – Janvier 1997 : N° d’édition : 7614 – 01 – Commission paritaire n° 59713 du 17-10-77– Distribution NMPP
ISSN 0 153-4092– Directeur de la publication et gérant : Olivier Brossolet.

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