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L’ÉVOLUTION
QUESTIONS SUR
L’ÉVOLUTION
Le hasard
Le finalisme
La loi des gènes
La notion d’espèce
L’ÉVOLUTION RETRACÉE
L’inventaire des espèces
L’explosion du Cambrien
L’origine des fleurs
Le monde à ARN
LES MÉCANISMES
DE L’ÉVOLUTION
Mutations et nouveauté
Les séquences d’ADN mobiles
L’évolution des chromosomes
La sélection naturelle
L'ÉVOLUTION RETRACÉE
L'inventaire des espèces vivantes, Robert May 40
Actualité et urgence des inventaires d’espèces, Simon Tillier 47
Le Big Bang de l'évolution animale, Jeffrey Levinton 48
La radiation des mammifères, Jean-Louis Hartenberger 56
L'origine des plantes à fleurs, Annick Le Thomas 62
L'évolution des primates, Marc Godinot 68
L'avènement de la cladistique, Pascal Tassy 74
Les fossiles vivants n'existent pas, Armand de Ricqlès 78
Intérêt et limites des phylogénies moléculaires, Hervé Philippe 84
À la recherche de l’ancêtre de toutes les cellules, Patrick Forterre 88
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2. PLAN D’ORGANISATION DES VERTÉBRÉS. Dans sa Philosophie zoo- dessinant sur une même planche un singe (un atèle), un poisson
logique de 1818, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire pose, dès la pre- (un brochet), un oiseau (un pingouin) et un monotrème (un
mière phrase, une question essentielle : «L’organisation des ani- échidné), il a voulu illustrer la notion de plan d’organisation, indis-
maux vertébrés peut-elle être ramenée à un type uniforme?» En pensable à la compréhension de l’homologie.
quelques milliers d’années! Ce premier subi une série de catastrophes anéan- ment apparues s’engageaient continuel-
obstacle fut levé par Georges Buffon tissant chaque fois la faune. Après lement dans un processus d’accroisse-
(1707-1788) lorsqu’il proposa de multi- chaque catastrophe, de nouvelles ment de la complexité qui leur faisait
plier l’âge de la Terre par 100. Peu après, espèces auraient été créées et se gravir peu à peu l’échelle des êtres.
la paléontologie, sous l’impulsion de seraient maintenues à l’identique Cette interprétation transformiste n’eut
Cuvier pour les vertébrés et de Lamarck jusqu’à la catastrophe suivante. pas beaucoup de succès.
pour les mollusques, montra de façon À cette interprétation qui conservait C’est alors qu’Étienne Geoffroy
indubitable que la faune avait considéra- le «dogme» de la fixité de l’espèce, Saint-Hilaire (1772-1844) définit
blement varié au cours des âges. Lamarck en opposa une autre. Il avait l’homologie. Sont homologues deux
remarqué que les faunes de mollusques organes qui ont la même situation dans
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Cette notion suscita de grands pro- cohérence interne et donnant de surcroît
grès en anatomie comparée, en particu- un sens nouveau à bon nombre de
lier chez les vertébrés. Elle fut aussi connaissances et de concepts antérieurs.
appliquée aux plantes, notamment par le Après Darwin, la classification
suisse Augustin-Pyrame de Candolle naturelle reflète les relations de
(1778-1841). Elle contribua en outre à parenté entre les espèces. L’homologie
jeter un pont entre embryologie et anato- ne traduit plus seulement une origine
mie comparée. Étienne Geoffroy Saint- embryonnaire commune, mais encore
Hilaire lui-même et Étienne Serres l’héritage d’un ancêtre commun. Les
(1786-1868) constatèrent que les observations de Geoffroy Saint-
embryons des animaux «supérieurs», au Hilaire, Serres et von Baer sont réin-
cours de leur développement, passaient terprétées selon la «loi biogénétique
transitoirement par des organisations très fondamentale» énoncée par Ernst
semblables à celles d’organismes «infé- Haeckel (1834-1919) : «La série des
rieurs» adultes. Karl von Baer (1792- formes par lesquelles passe l’orga-
1876) affirmait quant à lui que les com- nisme individuel à partir de la cellule
paraisons pertinentes étaient celles des primordiale jusqu’à son plein dévelop-
embryons entre eux et non celles pement n’est qu’une répétition en
d’adultes à embryons. En outre, il remar- miniature de la longue série des trans-
qua que, lors de l’embryogenèse, les 3. LA CLASSIFICATION DES INSECTES réalisée formations subies par les ancêtres du
caractères généraux, ceux de l’embran- ici par Cuvier, répondait aux aspirations des même organisme, depuis les temps les
chement ou de la classe – par exemple, la naturalistes du XVIIIe siècle qui recherchaient plus reculés jusqu’à nos jours».
corde des embryons de vertébrés, struc- les lois d’organisation du vivant. La puissance explicative de cette
ture dorsale autour de laquelle s’organi- notion de descendance avec modifica-
sera la colonne vertébrale –, apparais- convainquit de l’importance de la com- tion explique qu’elle ait été relativement
saient avant les caractères des unités pétition à laquelle sont soumis les orga- vite adoptée par la communauté scienti-
taxinomiques inférieures. Pour la plupart nismes dans les peuplements naturels, et fique de la fin du XIXe siècle. La notion
des auteurs de l’époque, cependant, ces il s’intéressa aux résultats obtenus par de sélection naturelle soulevait, quant à
résultats ne remettaient pas en cause la les sélectionneurs sur les animaux elle, des difficultés. Si la sélection
conception fixiste de l’histoire du vivant. domestiques, principalement les che- retient les plus aptes aux dépens des
Entre-temps, Charles Darwin (1809- vaux, les chiens et les pigeons. Il com- moins aptes dans des conditions envi-
1882) avait effectué à bord du Beagle para la diversité des races obtenues par ronnementales données, c’est qu’il
un long voyage autour du monde (1831- la sélection artificielle à la diversité existe une variabilité. Il faut en outre
1836), au cours duquel il avait recueilli entre espèces sauvages voisines. que les caractères des individus retenus
une foule d’observations dans tous les Toutes ces réflexions le conduisirent par la sélection soient transmis à leurs
domaines des sciences naturelles. à proposer simultanément le concept de descendants. Le couple variabilité/sélec-
Certaines de ces observations le condui- descendance avec modification et celui tion naturelle ne peut expliquer la des-
sirent à s’interroger sur la fixité de de sélection naturelle, celle-ci expli- cendance avec modification que si la
l’espèce. Par ailleurs, au terme d’une quant celle-là. Ainsi se trouvait fondée variabilité en question est héréditaire. Le
longue période de réflexion, il se une théorie présentant d’emblée une point faible de la théorie de Darwin est
4. JEAN-BAPTISTE LAMARCK ET CHARLES DARWIN. Lamarck pro- Lamarck, mais proposa un mécanisme pour la transformation
posa le premier une hypothèse transformiste de la diversité du graduelle des espèces : la sélection naturelle, qui sélectionne cer-
vivant : les espèces se transformeraient les unes dans les autres taines variations individuelles au sein d’une population en favori-
au cours des temps géologiques. Darwin reprit l’hypothèse de sant la survie du plus apte.
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qu’elle ne repose sur aucune donnée
valable quant à l’origine et au mode de
transmission de la variabilité héréditaire.
On peut regretter que Darwin ne se
soit pas appuyé sur les résultats publiés
en 1866 par Gregor Mendel (1822-
1884), fruits de ses expériences sur
l’hérédité des pois. Il est possible que
Darwin en ait eu connaissance, et qu’il
n’en ait pas compris l’importance pour sa
propre théorie, pour au moins deux rai-
sons. Tout d’abord, ce que montrent les
lois de Mendel, c’est la transmission, de
parent à descendant, de gènes absolu-
ment immuables. Par conséquent, elles
ne fournissent pas de solution au pro-
blème de l’origine de la variabilité héré-
ditaire et apporteraient plutôt de l’eau au
moulin des fixistes. En outre, elles trai-
tent de caractères discontinus, alors que
Darwin insistait beaucoup sur la progres-
sivité de l’évolution, en se fondant sur la
nocivité évidente de certaines variations
brusques apparues chez des espèces
domestiques. Quoi qu’il en soit, Darwin
fut réduit à accepter, comme Lamarck
avant lui, l’idée de l’hérédité des carac-
tères acquis au cours de la vie de l’indi-
vidu. En termes lapidaires, le fils du for-
geron avait de gros bras car son père
avait développé des muscles puissants. 5. DANS SA FLORE FRANÇAISE, (1778), le Chevalier de Lamarck classe les espèces végétales
en fonction de leurs caractéristiques morphologiques.
telles sont les bases du lamarckisme. OISEAUX «Ils sentent ; acquièrent des idées
L’année 1900 est marquée par la conservables ; exécutent des opé-
«redécouverte» des lois de Mendel, due rations entre ces idées, qui leurs
MONOTRÈMES M. AMPHIBIENS en fournissent d’autres ; et sont
à Carl Correns (1864-1933), Erich von
intelligents dans différents degrés.
Tschermak (1871-1962) et Hugo de Une colonne vertébrale ; un cer-
Vries (1848-1935). Ce dernier introdui- veau et une moelle épinière ; des
sit en outre la notion de mutation, appa- sens distincts ; les organes du
rition brusque, dans une lignée, d’un M. CÉTACÉS mouvement fixés sur les parties
d’un squelette intérieur».
nouveau caractère héréditaire ; cette
notion servit de fondement à une troi-
M. ONGUICULÉS M. ONGULÉS
sième théorie de l’origine des espèces, le
mutationnisme. Dès lors allaient se sépa- 6. DANS CE TABLEAU SOUS FORME D’ARBRE, Lamarck schématise «l’origine des différents ani-
rer deux écoles de biologistes se consa- maux». Les points tracent les possibles transformations. Selon Lamarck, il y aurait génération
crant à l’étude de la variation. Les uns, spontanée au niveau des vers, qui s’engageraient continûment sur la voie de la complexifi-
se réclamant de Darwin, s’intéressaient à cation : l’échelle des êtres se transforme en un tapis roulant. Darwin niera la génération
la variation continue, dont l’étude néces- spontanée continue, et comprendra qu’un arbre représente une histoire.
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7. FLEUR NORMALE ET FLEURS MUTANTES D’ARABIDOPSIS THALIANA. pétales à la place des étamines et des carpelles (au milieu), alors que
On connaît aujourd’hui les gènes qui commandent le développe- le double mutant agamous superman possède des pétales sur les
ment de la fleur. Chez Arabidopsis thaliana, la drosophile des bota- trois verticilles internes (à droite). C’est l’étude de phénomènes ana-
nistes, la fleur se développe normalement en quatre verticilles don- logues qui a conduit certains généticiens, tel Hugo de Vries, à refu-
nant respectivement des sépales, des pétales, des étamines et des ser le gradualisme darwinien pour proposer le mutationisme, à
carpelles (à gauche). Le mutant agamous présente des sépales et des savoir des changements brusques des caractères héréditaires.
sitait un arsenal mathématique élaboré : winisme intégra dès lors les données de L’histoire récente du progrès des
ce sont notamment les biométriciens la génétique et prit en compte tout à la connaissances sur l’évolution est mar-
Francis Galton (1822-1911) et Karl fois les mutations comme source de quée par l’introduction de la théorie neu-
Pearson (1857-1936). Les autres, à la variabilité héréditaire, le mécanisme traliste, défendue en particulier par
suite de William Bateson (1861-1926), chromosomique de l’hérédité tel qu’il Motoo Kimura (1924-1994) ; cette théo-
se consacraient à la variation discontinue ressortait des travaux de l’école de rie prend en considération, beaucoup
et à l’hérédité mendélienne. Thomas Morgan (1866-1945), et la plus que ne le faisait la théorie synthé-
Les deux approches devaient sélection naturelle. La voie était tracée tique classique, les phénomènes fortuits
converger avec le développement de la qui allait conduire à ce qu’on a appelé engendrant une part de la variation héré-
théorie polygénique de l’hérédité des la théorie synthétique de l’Évolution, à ditaire qui échappe plus ou moins com-
caractères à variation continue, promue laquelle sont essentiellement attachés plètement aux effets directs de la sélec-
par Ronald Fisher (1890-1962), fonda- les noms du généticien Theodosius tion naturelle. Certaines données de la
teur, avec Sewall Wright (1889-1988) Dobzhansky (1900-1975), du zoolo- paléontologie invitent à s’interroger sur
et John Haldane (1892-1964), de la giste Ernst Mayr, du paléontologue la genèse progressive des grands plans
génétique des populations. Le néo-dar- George Simpson (1902-1984) et du d’organisation. Les méthodes «cladis-
botaniste G. Ledyard Stebbins. tiques» et le développement de l’infor-
VALPARAISO
L’hérédité des caractères acquis, que matique apportent de nouveaux outils
MONTEVIDEO
la théorie synthétique ne prenait pas en pour la reconstitution des phylogénies,
CORDILLÈRE DES ANDES
compte, devenait, à mesure des progrès tandis que la biologie moléculaire donne
de la génétique, de plus en plus invrai- accès à de nouveaux caractères perti-
semblable. Un coup très dur lui fut porté nents. Enfin, les progrès récents en
par les études statistiques de Salvador génétique et en biologie moléculaire du
Luria et Max Delbrück sur les popula- développement ont mis fin à une longue
tions bactériennes. Ces études période d’incompréhension entre
ont démontré l’indépendance embryologistes et généticiens ; ils
entre la mutation apportant à une constituent la première approche vérita-
bactérie la résistance à un virus blement scientifique, non plus descrip-
PATAGONIE et la sélection opérée par ce tive mais expérimentale, des méca-
virus : les bactéries sélectionnées nismes «macroévolutifs» par lesquels se
ÎLES FALKLAND ont acquis fortuitement la résistance ; sont mis en place les grands plans
c’est cette mutation fortuite qui est héré- d’organisation des animaux.
ditaire, et non une adaptation au virus qui L’ensemble de ces apports ne remet
TERRE DE FEU
serait consécutive à l’infection. L’héré- pas en cause le cadre conceptuel de
dité des caractères acquis fut définitive- base, mais enrichit une théorie qui est
ment écartée par la compréhension de la de plus en plus «synthétique». La
8. LES VOYAGES DE DARWIN d’août 1833 à nature et du fonctionnement du matériel grande majorité des biologistes tra-
juillet 1834. Embarqué à bord du Beagle génétique. Cette percée est due aux tra- vaillent avec, en arrière-plan, l’idée
– le fouineur – pour un voyage de cinq vaux, menés principalement sur les d’évolution, et mettent en application le
ans, Darwin parcourut l’Amérique du Sud microorganismes, de E. Tatum, O. Avery, célèbre adage de Dobzhansky : «Rien
pendant deux ans, avant de voguer vers J. Watson, F. Crick, J. Monod, F. Jacob et n’a de sens en biologie, si ce n’est à la
les Galápagos. Il remarqua que les ani-
bien d’autres. Dans la décennie 1950- lumière de l’évolution».
maux et les végétaux présentaient des
variations adaptatives en fonction de la lati- 1960, la théorie synthétique triomphait :
tude et de l’altitude. Cette constatation joua elle donnait des interprétations satisfai-
un rôle essentiel dans le mûrissement de santes de la spéciation et des phénomènes Hervé Le Guyader et Jean Génermont
ses idées sur l’évolution. généralement qualifiés de microévolutifs. sont professeurs à l’Université Paris-Sud
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Q UESTIONS SUR L ' ÉVOLUTION
10 © POUR LA SCIENCE
Un changement de pigmentation fait la bonne ou la mau- de Liverpool. Sur l’écorce noire, c’est au tour de la variété
vaise fortune du papillon Biston betularia. Sur l’écorce claire d’être exposée. La mutation qui a donné naissance
claire des chênes recouverts de lichen, la variété pigmen- à la variété foncée est évidemment indépendante des
tée est une proie facile pour les oiseaux. Au XIXe siècle, la facteurs qui ont déclenché la révolution industrielle en
pollution a détruit les lichens sur les chênes des environs Angleterre. Le papillon sombre a eu de la chance.
et la valeur sélective du phénotype résul- ont mis l’accent sur la "contingence" de pées ne survivent pas parce qu’elles
tant dans un milieu donné, sont des infor- l’évolution à l’échelle des temps géolo- seraient plus performantes que leurs
mations contingentes dans le cadre théo- giques. Le succès de cette formule ne concurrentes, dans un processus darwi-
rique où il travaille. Autrement dit, ces garantit pas sa rigueur. En réalité, les paléo- nien de lutte pour l’occupation d’une cer-
effets ne peuvent être déduits dans l’état biologistes qui ont répandu la thèse de la taine niche écologique. Par exemple, si
actuel de la science. «contingence de l’histoire de la vie» ras- les diatomées ont survécu à d’autres
On retrouve la même situation épis- semblent sous cette expression accro- formes planctoniques lors de la grande
témologique à l’échelle des écosystèmes. cheuse deux idées que l’on doit distinguer. extinction du Crétacé, c’est parce qu’elles
Au delà de la population, la théorie de la avaient la chance de posséder un trait
sélection s'applique également aux rap- favorable (la capacité à s’enkyster),
Hasard et macro-évolution
ports écologiques entre espèces (chaînes apparu pour des raisons sans rapport
trophiques, compétition interspécifique, La première idée est que «le cours effec- avec les conditions physiques qui ont
parasitisme) et aux rapports des espèces tif de l’histoire de la vie est sous-déter- causé l’extinction de masse (la dormance
avec le milieu physique (changement de miné par la théorie générale de l’évolu- des diatomées serait une adaptation à
climat, formation d’une île, d’un isthme, tion dont nous disposons» (S. Gould). l’hiver des régions polaires).
etc). Les phénomènes fortuits sont là Cette incomplétude tient à la complexité Les mots "contingence" et "hasard"
encore de première importance. Maxime des interactions, à leur caractère chao- ont ici, comme dans le cas des muta-
Lamotte a parlé d’un «effet de fondation tique et au fait que des événements tions, le sens de "chance" et "mal-
de troisième ordre : de même que dans considérables (par exemple l’émergence chance". C’est d’ailleurs le terme utilisé
les effets de fondation de premier ordre de l’homme) ait dépendu de conditions par David Raup dans le titre anglais de
(dérive génétique aléatoire) ou de précaires. C’est le paradigme des «petites son livre sur les extinctions (L’extinction :
second ordre (révolution génétique), liés causes, grands effets». Autrefois l’on par- mauvais gènes ou malchance?). Les
au passage par un effectif très réduit, lait d’indéterminisme ou de causalité his- paléobiologistes font une grave erreur
c'est la constitution d'une biocénose où torique pour dire la même chose. Ce s’ils croient s’écarter du paradigme dar-
le nombre d'espèces se trouve plus ou sens du mot contingence est celui que winien en insistant sur le caractère
moins brusquement restreint qui peut nous avons explicité précédemment sous aveugle de l’extinction. Ils ne font que le
être considérée comme un phénomène le nom de «contingence par rapport à un transposer à une échelle supérieure.
fortuit». Reconnaître un rôle au hasard à système théorique». D’un point de vue conceptuel, le hasard
ce niveau, c’est admettre que la com- Toutefois les paléobiologistes ont en question est de même nature que
plexité des phénomènes déborde large- aussi autre chose à l’esprit. L’argument celui qui préside à la découverte d’une
ment la capacité des modèles écolo- majeur de S. Gould, et de quelques pièce d’or par le laboureur.
giques existants. Nous retrouvons ici le autres, concerne les extinctions de masse,
hasard-contingence. et leur impact sur la genèse de la biodi-
À la suite de Stephen Jay Gould, de versité. Selon ces auteurs, lors d’une Jean Gayon
nombreux évolutionnistes et philosophes extinction de masse, les espèces resca- est Professeur à l’Université de Bourgogne
© POUR LA SCIENCE 11
ÉVOLUTION reprendre goût aux problèmes biologiques
qu'ils avaient un peu oubliés.
Dans le même temps était apparue
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ne réalise que ce qui était possible. La position vaticane
À la roulette, il y a 36 numéros ; le
60 ne sortirait jamais, même si l'on Sur ce sujet, le discours de Jean
jouait une éternité, puisque le 60 Paul II à l'Académie Pontificale des
n'existe pas dans le jeu. L'œil et la Sciences le 22 octobre 1996 mérite
pensée sont apparus parce qu'ils analyse. Dans toutes les religions, il
étaient dans le jeu. Le hasard obéit a toujours coexisté plusieurs cou-
au déterminisme comme le reste rants de pensée, et il est facile de
de la nature, abstraction faite du donner d’un texte des interpréta-
principe d’incertitude de tions différentes. Le discours de Jean
Heisenberg. Il n'est imprévisible Paul II sur l'Évolution a été lu très
que parce que nous ne connaissons différemment selon les éditorialistes.
pas, aujourd'hui du moins, le Tout Les thèses que nous venons de
de la nature. donner nous semblent en accord
Le métaphysicien se pose les avec le point de vue papal : le Pape
questions ultimes. Il a un regard accepte les théories modernes de
d'ensemble sur le cosmos, ou les l'Évolution, il demande seulement
cosmos – d'après certains auteurs, il que l'on attribue à l'homme une
en existerait plusieurs –, sur la créa- situation centrale. Il écrit : «Les
ture raisonnable vivant sur cette sciences de l'observation décrivent
planète, et peut-être sur d'autres. Il et mesurent avec toujours plus de
lui paraît impensable que tout ceci précision les multiples manifesta-
existe sans une profonde raison tions de la vie... Le moment du pas-
d’être. Le mot d'Émergence décrit, sage au spirituel n'est pas objet
mais n'explique rien. Le métaphysi- d'une observation de ce type ; (cette
cien se demande pourquoi il existe observation) peut néanmoins déce-
Pierre Theillard de Chardin (1881-1955) pendant
des hommes conscients, se posant ler, au niveau expérimental, une
la Croisière jaune (1931-1932).
des problèmes sur leur avenir et série de signes très précieux de la
leur destin. Ces êtres pensants existaient la fabuleuse complexité du cerveau spécificité de l'être humain.» Il n'est donc
déjà «en puissance» avant le Big Bang, humain, avec ses milliards de neurones et pas en désaccord avec ceux qui pensent
«avant le temps» suivant l'expression d’Ilya ses dizaines de millions de milliards de que la matière en évolution a donné, selon
Prigogine. Ces questions se posent même connexions. Le spiritualiste pense qu'un ses propres lois, des êtres pensants, mais
si le cosmos a toujours existé. Saint système structuré et intelligent, une vie qui ajoutent, sans considérations théolo-
Thomas avait déjà analysé longuement ce consciente construite selon les lois de la giques, que ce phénomène pose des ques-
point de vue. nature, n’auraient pu venir à l’existence tions d'ordre métaphysique : le Pourquoi
Ainsi le scientifique spiritualiste peut sans que ces lois et leurs possibilités ne que suscite l'existence même d'une
avoir, dans son laboratoire, une vue de la soient elles-mêmes l'objet, le vouloir, le matière capable de ces prouesses.
science totalement matérialiste. Il peut pen- désir profond d'une Intelligence du monde. Ce discours est particulièrement
ser que la science expliquera un jour, à son Il cherchera alors, poussé par la seule force important, car les théologiens pourront
niveau, le Tout de l'univers, et se passion- de ses réflexions, par la seule intensité des plus facilement intégrer les thèses évolu-
nera pour ses résultats. Devant son micro- problèmes qu'il se pose (mais que son tionnistes dans leurs réflexions. Teilhard
scope, il aura exactement les mêmes rai- éducation l’invite aussi à se poser), à se lier n’obtint jamais une telle caution intellec-
sonnements que son collègue mécaniciste, à l'un des courants religieux qui imprè- tuelle, ce qui le gêna certainement dans
et ne se différenciera en rien de lui. Ce sera gnent l'humanité et enseignent que la publication de sa pensée
seulement lorsque ces deux hommes abor- l'homme n'est pas le simple fruit d'une ren- On aboutit ainsi à l'idée que théories
deront les questions ultimes de la métaphy- contre de molécules sans raison d'être. modernes de l'Évolution et conceptions
sique qu'ils auront des positions différentes Notre spiritualiste considère la théorie religieuses ne sont pas contradictoires. Les
sur le "Pourquoi" de l'univers. Ainsi, en synthétique comme un mécanisme explica- dissensions du passé étaient dues à des
regardant les arbres produits par l’analyse tif remarquable. Certes, comme toute théo- confusions entre science et philosophie.
phylogénétique, les deux chercheurs rie scientifique, elle est susceptible d’être Toutefois les raisonnements logiques n'ont
auront encore le même regard. Toutefois le modifiée par de nouvelles données expéri- pas, dans des disciplines philosophiques, la
spiritualiste sera amené à penser, selon sa mentales. Toutefois elle lui semble suffisam- valeur contraignante de ceux auxquels on
philosophie, que la prise de conscience ment cohérente : on ne doit plus chercher aboutit, après expérience, en science.
chez les hominidés, bien qu'enracinée dans qu'à lui apporter des compléments. Ce tra- Aussi pour un évolutionniste, la décision
le biologique, ne mérite pas le même chif- vail l'absorbera et le passionnera comme le d’adopter une position spiritualiste ou
frage que le nombre des vertèbres ou la jeu passionne le joueur, sans qu'il se soucie matérialiste sera toujours marquée par une
longueur d'un os. du Pourquoi de la construction du casino. part de choix philosophique ou de pari.
Le spiritualiste se sentira écrasé par la Cependant notre chercheur sera en perma-
puissance de l’Univers et par les capacités nence imprégné de l'idée que, comme
fabuleuses de la matière. Le neurophysiolo- toute science, le darwinisme n'explique que Michel Delsol
giste Edelman, qui se déclare matérialiste, a le comment de l'aventure cosmique, et non Professeur émérite aux Facultés Catholiques
écrit qu'aucun appareil conçu par les le pourquoi ou, si l'on préfère, le sens de de Lyon ; Directeur honoraire à l'École
hommes ne ressemblait, même de loin, à cette aventure. Pratique des Hautes Études (Paris)
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La loi des gènes
RICHARD DAWKINS
C
harles Darwin ne pouvait son venin, tel du curare, sert seulement à
«imaginer qu’un Dieu bienfai- immobiliser la victime. Dans ce dernier
sant et tout-puissant aurait cas, la proie peut avoir conscience d’être
volontairement créé les dévorée vivante de l’intérieur, mais ne
Ichneumonidés, avec le dessein arrêté peut bouger le moindre muscle pour s’y
que ces insectes assurent leur subsis- opposer. Cela paraît d’une cruauté bar-
tance en parasitant l’intérieur du corps bare, mais nous verrons que la nature
vivant des chenilles». On retrouve ce n’est pas cruelle : elle est simplement
comportement macabre des indifférente. Cette leçon est l’une des
Ichneumonidés chez d’autres guêpes, plus terribles qui soit pour l’Homme.
notamment chez les guêpes fouisseuses Nous ne pouvons accepter que la Nature
étudiées par le naturaliste Jean Henri ne soit ni bonne ni mauvaise, qu’elle ne
Fabre. Ce dernier rapporte qu’avant de soit ni cruelle, ni bienveillante, mais
déposer son œuf dans une chenille, la simplement inaccessible à la pitié :
guêpe fouisseuse femelle prend soin indifférente à toute souffrance et sans
d’introduire son aiguillon dans chaque but.
ganglion du système nerveux central de Notre espèce est toujours en quête
sa proie, afin de paralyser l’animal sans de la finalité. Il nous est difficile
le tuer : ainsi la viande reste fraîche d’observer quelque chose sans en cher-
pour les larves à venir. On ignore si la cher l’utilité, sans nous demander quelle
guêpe anesthésie ainsi la chenille ou si en est la cause ou la finalité. Le désir de
© POUR LA SCIENCE
de l’utilité ne s’impose pas dans le cas Le mécanisme qui a engendré les 1. LES «MACHINES À SURVIE» que sont les
d’un galet, de l’adversité, du mont ailes, les yeux, les becs, les instincts de créatures vivantes servent à propager l’ADN.
Everest ou de l’Univers. Aussi sincère- nidation et tout les autres éléments de la Le guépard est un bon exemple d’une telle
ment que ces questions puissent avoir vie en donnant l’impression qu’ils ont machine.
été formulées, elles sont hors de propos. été créés dans un dessein déterminé est
Contrairement aux roches, les orga- aujourd’hui bien connu : c’est la sélec-
nismes vivants et leurs organes sont des tion naturelle, exposée par Darwin. éclipses trouvaient encore légitime de
objets qui paraissent «prédestinés». De Darwin a imaginé que les organismes poser cette question au sujet des créa-
nombreux théologiens, de Thomas vivant aujourd’hui n’existent que parce tures vivantes. Aujourd’hui, seuls ceux
d’Aquin à William Paley, ont supposé que leurs ancêtres possédaient des qui ignorent la science en sont encore
que le vivant a une finalité. Paley, théo- caractères qui ont favorisé leur survie et là... mais ces «seules» personnes sont la
logien anglais du XVIIIe siècle, soutenait celle de leur progéniture ; les individus majorité de la population mondiale.
que, si un objet aussi simple qu’une moins bien adaptés mouraient en lais- Dans la théorie darwinienne, la
montre ne pouvait être réalisé que par sant moins de descendants, voire aucun. sélection naturelle favorise la survie et
un horloger, à plus forte raison les créa- Aussi surprenant que cela paraisse, la reproduction des individus les mieux
tures vivantes, bien plus complexes, ne notre compréhension de l’évolution ne adaptés. Autrement dit, elle favorise
pouvaient résulter que d’une conception date que d’un siècle et demi. Avant leurs gènes, qui se reproduisent et se
divine. Les créationnistes modernes ont Darwin, même les personnes cultivées transmettent à de nombreuses généra-
repris cette thèse du Grand Horloger qui avaient cessé de s’interroger sur le tions. Bien que ces deux formulations
sous une forme plus actuelle. pourquoi des roches, des fleuves ou des soient équivalentes, le «point de vue du
© POUR LA SCIENCE 15
gène» a plusieurs avantages que l’on tions logarithmiques sont disposées pour un autre pays, la fonction d’uti-
perçoit clairement si l’on considère trop méticuleusement pour être le fruit lité sera, par exemple, la durée du
deux concepts techniques : l’ingénierie du hasard. Il viendrait alors à l’esprit de mandat présidentiel, la richesse d’une
inverse et la fonction d’utilité. cet archéologue du futur qu’à un âge famille gouvernante, la stabilité au
L’ingénierie inverse se ramène au précédant celui des calculateurs électro- Moyen-Orient ou, encore, le maintien
raisonnement suivant : vous êtes ingé- niques, cet objet mettait en œuvre un des prix du pétrole. On peut imaginer
nieur, et vous avez devant vous un procédé ingénieux pour effectuer rapi- des fonctions d’utilité variées :aussi
objet que vous ne connaissez pas. Vous dement des multiplications et des divi- comprend-on parfois difficilement ce
supposez alors que cet objet a été sions. Le mystère de la règle à calcul que visent les individus, les entreprises
conçu pour exercer une fonction, et serait ainsi résolu par l’ingénierie ou les gouvernements.
vous le démontez et l’analysez pour inverse, en faisant l’hypothèse que cet
essayer de comprendre le problème objet résulte d’une conception intelli- La construction
qu’il est censé résoudre. Vous vous gente et économe.
posez alors des questions telles que : La fonction d’utilité, d’autre part,
d’un guépard
«Si j’avais voulu fabriquer une est un concept technique employé en Dans le cas des êtres vivants, de nom-
machine ayant telle fonction, aurais-je économie : un individu maximise sa breuses fonctions d’utilité sont envisa-
réalisé cet objet précis?» ou bien : fonction d’utilité, laquelle représente geables, mais nous verrons qu’elles se
«Cet objet pourrait-il être une machine sa satisfaction. Les économistes et les réduisent toutes à une seule. Imaginons
qui a telle fonction?» sociologues sont comparables aux que les êtres vivants ont été créés par un
La règle à calcul, sceptre des ingé- architectes et aux physiciens, en ce ingénieur divin et essayons de décou-
nieurs jusqu’aux années 1950, est qu’ils cherchent eux aussi à optimiser vrir, par ingénierie inverse, ce que cet
aujourd’hui un objet aussi désuet que un facteur. Les utilitaristes s’efforcent ingénieur a tenté d’optimiser : quelle
n’importe quel outil de l’Âge du de tendre vers «le plus grand bonheur est la fonction d’utilité de Dieu?
bronze. Un archéologue des siècles à pour le plus grand nombre». D’autres, Les guépards sont un exemple par-
venir qui trouverait une règle à calcul et égoïstement, cherchent à accroître leur fait de créatures qui semblent conçues
chercherait sa fonction remarquerait propre bonheur au détriment du bien- pour un but précis, de sorte que nous
d’abord qu’elle permet de tracer des être général. Si vous soumettez l’atti- devrions facilement découvrir, par ingé-
lignes droites ou de tartiner du beurre. tude de tel ou tel gouvernement à une nierie inverse, leur fonction d’utilité.
Toutefois, les éléments coulissants cen- analyse par ingénierie inverse, vous Tout en eux semble étudié pour tuer des
traux sont inutiles sur les règles ou les conclurez parfois qu’il cherche à opti- gazelles : les dents, les griffes, les
couteaux à beurre. En outre, les gradua- miser l’emploi et le bien-être national ; yeux, le museau, les muscles des pattes,
16 © POUR LA SCIENCE
la colonne vertébrale, le cerveau sem- poussant leur «machine à survie» vers tout à fait subjectifs : le coq de bruyère
blent être exactement comme si Dieu, un but opposé. La même fonction d’uti- mâle, qui se livre à des danses pom-
en créant les guépards, avait voulu leur lité – la survie de l’ ADN – explique peuses, en faisant des bruits de bouchon
permettre de tuer le plus grand nombre simultanément la «finalité» du guépard qui saute, ne paraît probablement pas
de gazelles. D’autre part, l’ingénierie et celle de la gazelle. étrange aux femelles de sa propre espèce,
inverse appliquée aux gazelles révèle de Ce principe explique toute une série et c’est là l’essentiel. Dans certains cas,
façon tout aussi convaincante qu’elles de phénomènes qui, autrement, seraient les canons de beauté des oiseaux
sont créées pour survivre et faire jeûner déconcertants. Par exemple, dans de femelles coïncident avec les nôtres : cela
les guépards. On pourrait croire que les nombreuses espèces animales, les mâles donne le paon ou l’oiseau de paradis.
guépards et les gazelles ont été conçus se livrent des combats épuisants et sou-
par deux divinités concurrentes. Car si vent risibles pour attirer les femelles ; La fonction de la beauté
l’on ne doit qu’à un seul Créateur le leurs investissements en «beauté» sem-
tigre et l’agneau, le guépard et la blent tout aussi superflus et pesants. Ces Le chant du rossignol, la queue des
gazelle, à quoi joue-t-il? Est-il un rituels d’accouplement font parfois pen- faisans, les nuances arc-en-ciel des pois-
sadique qui se réjouit de jeux sanglants? ser aux concours de beauté, mais ce sont sons des récifs tropicaux sont des solu-
Tente-t-il d’éviter la surpopulation des les mâles qui paradent. Les lieux de tions au problème de maximisation de la
mammifères en Afrique? Ce sont là des parades d’oiseaux tels que le coq de fonction d’utilité qu’est la beauté, mais
fonctions d’utilité toutes vraisem- bruyère ressemblent aux podiums où l’on cette beauté n’est pas destinée – sauf
blables... mais toutes fausses. élit les Miss : ce sont de petits terrains par accident – à réjouir les Hommes. Si
La véritable fonction d’utilité de la qu’utilisent les oiseaux mâles pour venir le spectacle de la nature nous plaît, c’est
vie, ce vers quoi tout tend dans la nature, se pavaner devant les femelles. Celles-ci accessoire. Les gènes des mâles qui
c’est la survie de l’ ADN . Or, celui-ci viennent observer les démonstrations séduisent les femelles sont transmis aux
n’est pas libre : enfermé dans des orga- fanfaronnes d’un certain nombre de générations suivantes. Une seule fonc-
nismes vivants, il doit employer les mâles avant d’en choisir un pour tion d’utilité peut rendre compte de tant
moyens d’action qui sont à sa disposi- s’accoupler. Les mâles des espèces prati- de beautés : cette grandeur dont chaque
tion. Les séquences génétiques présentes quant cette parade sont souvent dotés manifestation du monde vivant
dans le corps des guépards maximisent d’une ornementation bizarre qu’ils affi- recherche l’optimisation, c’est toujours
leur chance de survie en poussant les chent tout en effectuant de remarquables la survie de l’ADN ; c’est elle qui est res-
guépards à tuer les gazelles. Les gènes saluts, révérences et bruits étranges. Les ponsable de toutes les caractéristiques
présents dans le corps des gazelles termes «bizarre», «remarquable», que vous essayez d’expliquer.
accroissent leur chance de survie en «étrange» sont des jugements de valeur Cette fonction rend également
2. LA DIVERSITÉ DU VIVANT est un signe de l’inventivité de l’ADN, qui met en œuvre des
techniques originales pour maximiser ses chances de survie. Par exemple, les muscles
d’une patte de guépard permettent à celui-ci de poursuivre les gazelles ; de leur côté, les
gazelles sont bien équipées pour échapper aux guépards. Dans ce combat mortel les
deux animaux font tout pour tenter d’assurer leur survie. Les guêpes parasites maximi-
sent les chances de survie de leur ADN en devenant les prédateurs de chenilles : une
guêpe femelle dépose un œuf dans une chenille préalablement paralysée à l’aide de son
aiguillon et, après éclosion, la larve mange la chenille vivante. Les caractéristiques phy-
siques utilisées dans le cadre des rituels d’accouplement sont aussi spécialisées que celles
utilisées pour la chasse. Beaucoup d’oiseaux, tel le faisan de l’Himalaya, et certains pois-
sons comme le Diagramme oriental affichent des couleurs vives afin d’attirer les parte-
naires et d’assurer la reproduction de leur ADN. Les plantes, également, entrent en compé-
tition afin de se ménager de meilleures occasions de se reproduire : les forêts tropicales
humides s’étirent vers le ciel parce que chaque arbre cherche à obtenir plus de lumière
que ses congénères, ce qui lui permettra de se propager.
© POUR LA SCIENCE 17
LE G RAND N IVELEUR
18 © POUR LA SCIENCE
compte d’excès mystérieux. Les paons, chacun de la même quantité de lumière chenilles avant qu’elles ne soient dévo-
par exemple, sont alourdis d’une parure solaire, avec une dépense énergétique rées vivantes de l’intérieur. La Nature
si encombrante qu’elle pourrait les bien moindre. Si tous les arbres étaient n’est ni bienveillante ni malveillante ;
empêcher de travailler, pour peu qu’ils petits, la sélection naturelle ne pourrait elle n’est ni un adversaire ni un parti-
en soient tentés, ce qui, en fait, n’est faire autrement que de favoriser celui san de la souffrance. La Nature ne
pas le cas. Les oiseaux chanteurs mâles qui aurait poussé un peu plus haut que s’intéresse pas à une souffrance plus
dépensent des quantités considérables les autres. La hauteur optimale se trou- qu’à une autre, sauf si elle a des consé-
de temps et d’énergie à chanter : non vant ainsi relevée, d’autres arbres se quences sur la survie de l’ ADN . On
seulement leurs chants attirent les pré- mettraient à en faire autant : rien pourrait imaginer, par exemple, l’exis-
dateurs, mais cette activité leur fait n’arrêterait la course à la hauteur, tence d’un gène qui calmerait les
perdre de l’énergie, et du temps qui jusqu’à ce que les arbres soient devenus gazelles lorsqu’elles sont en train de
pourrait être utilisé à reconstituer cette exagérément grands. Toutefois, cette souffrir d’une morsure mortelle. La
énergie. Un étudiant en biologie, spé- croissance ne paraît exagérée et ridicule sélection naturelle favoriserait-elle ce
cialiste des roitelets, racontait qu’un de que si l’on juge avec des critères d’éco- gène? Sans doute pas, à moins que le
ses oiseaux mâles avait chanté jusqu’à nomie et de rationalité, en ne pensant fait de tranquilliser ainsi une gazelle
en mourir. N’importe quelle fonction qu’à une efficacité maximale plutôt n’augmente les chances de transmis-
d’utilité qui viserait la prospérité qu’à la survie de l’ADN. sion de ce gène aux générations sui-
durable de l’espèce, ou même la survie De tels effets se retrouvent dans les vantes. Comme il est difficilement ima-
individuelle d’un mâle particulier, met- sociétés humaines. Dans une récep- ginable qu’il en soit ainsi, nous devons
trait un frein à tant de chants, à tant de tion, par exemple, chacun s’égosille supposer que les gazelles connaissent
parades, à tant de luttes. pour se faire entendre de son interlo- une angoisse et des souffrances ter-
Or, on explique facilement ces com- cuteur, mais si tous se mettaient ribles lorsqu’elles sont poursuivies à
portements lorsque l’on considère la d’accord pour chuchoter, ils s’enten- mort, ce qui est le lot de beaucoup
sélection naturelle du point de vue des draient tout aussi bien, en fatiguant d’entre elles.
gènes et non plus uniquement dans moins leur voix. Malheureusement, ce La quantité totale de souffrance qui
l’optique de la survie et de la reproduc- genre d’accords ne s’obtient que sous est vécue chaque année dans le monde
tion des individus. La survie de l’ADN la contrainte. Il y a toujours quelqu’un naturel défie toute observation placide :
étant la fonction d’utilité du roitelet qui pour rompre égoïstement l’accord en pendant la seule minute où j’écris cette
chante, rien ne peut arrêter la transmis- parlant un peu plus fort, si bien que les phrase, des milliers d’animaux sont
sion d’un ADN qui n’a d’autre effet uns et les autres finissent par en faire mangés vivants ; d’autres, gémissant
bénéfique que de rendre les mâles autant. Un équilibre stable n’est atteint de peur, fuient pour sauver leur vie ;
beaux aux yeux des femelles. Si certains que lorsque chacun crie au maximum d’autres sont lentement dévorés de
gènes donnent aux mâles des qualités de ses possibilités, c’est-à-dire beau- l’intérieur par des parasites ; d’autres
que les femelles de leur espèce trouvent coup plus fort qu’il n’est nécessaire, encore, de toutes espèces, par milliers,
à leur goût, ces gènes survivront bon d’un point de vue rationnel. Une fois meurent de faim, de soif ou de quelque
gré mal gré, même s’ils mettent en péril de plus, une coopération avec une cer- maladie. Et il doit en être ainsi. Si
certains individus. taine dose de contrainte est compro- jamais une période d’abondance surve-
Nous avons tendance à supposer que mise par son instabilité intrinsèque. La nait, les populations augmenteraient
la «prospérité» doit être celle du groupe, fonction d’utilité de Dieu est rarement jusqu’à ce que l’état normal de famine
que le «bien-être» est nécessairement le plus grand bien possible pour le et de misère soit à nouveau atteint.
celui de toute la société, de l’espèce ou plus grand nombre d’individus. Au Dans un univers peuplé d’électrons
même de l’écosystème. La fonction contraire, elle trahit son origine en fai- et de gènes égoïstes, de forces phy-
d’utilité de Dieu, telle qu’on peut la sant naître une bousculade désordon- siques aveugles et de gènes qui se répli-
concevoir d’après l’observation des née pour un profit personnel. quent, des personnes sont meurtries,
mécanismes de la sélection naturelle, d’autres ont de la chance, sans rime ni
semble aux antipodes de ces visions Un univers d’indifférence raison, sans qu’on puisse y déceler la
utopiques. Il existe bien des occasions moindre justice. L’univers que nous
où des gènes tendent vers leur prospé- Revenons à notre pessimisme initial : observons a très exactement les caracté-
rité personnelle en programmant une l’optimisation de la survie de l’adn n’est ristiques attendues dans l’hypothèse où
coopération désintéressée entre orga- pas une recette du bonheur. Du moment aucune idée n’aurait présidé à sa
nismes ou même l’autodestruction de que l’adn est transmis, il importe peu conception, aucun objectif, aucun mal et
l’organisme qui les abrite. La prospérité que sa transmission se fasse au détri- aucun bien, rien d’autre qu’une indiffé-
du groupe, quant à elle, n’est jamais une ment de quelqu’un ou de quelque chose. rence excluant toute compassion.
orientation majeure : c’est toujours une Les gènes ne se préoccupent pas de la Comme l’écrivait ce poète malheureux
conséquence fortuite. souffrance, parce qu’ils ne se préoccu- que fut A. Housman :
Cette hypothèse de l’égoïsme des pent de rien.
gènes explique également des excès du Pour les gènes de la guêpe fouis- La Nature, qui est sans cœur et sans esprit,
règne végétal. Pourquoi les arbres des seuse, il est préférable que la chenille Ne veut ni se soucier ni connaître.
forêts sont-ils si grands? Parce qu’ils soit vivante et fraîche, lorsqu’elle est
visent à dépasser les arbres rivaux. Une dévorée, quelle que soit sa souffrance. L’ADN, lui non plus, n’est capable ni
fonction d’utilité «judicieuse» aurait Si la Nature était bienveillante, elle de sentiments ni de connaissance. Il
conduit à ce que les arbres soient tous aurait fait au moins une concession existe, c’est tout. Et c’est lui qui nous
de petite taille : ils bénéficieraient ainsi mineure en prévoyant d’anesthésier les impose sa loi.
© POUR LA SCIENCE 19
Contingence et nécessité
dans l’histoire de la vie
LOUIS DE BONIS
La complexification des formes du vivant vement plus large qui régit l’évolution
des sociétés humaines et qui possède
est la règle de l’évolution. Toutefois le rythme ses propres lois. Les deux aspects ne
constitueraient que deux facettes du
de l’évolution vers la complexité est contingent, même phénomène.
Une interrogation analogue se pose
et les formes de la complexité dépendent lorsque l’on considère l’histoire de la
vie, et la révision récente des célèbres
de l’apparition aléatoire de niches écologiques. gisements des schistes de Burgess, en
Colombie britannique (Canada) rappelle
la part importante du hasard dans l’Évo-
P
lution. Depuis les débuts de la vie sur la
ascal a glosé sur le nez de la Germanie, n’aurait pu empêcher l’éclo- Terre, le monde biologique s’est conti-
fameuse Cléopâtre, dont la lon- sion tôt ou tard d’un césarisme analogue nuellement transformé. Les êtres
gueur aurait pu changer le cours à celui qui vit se succéder les empereurs vivants ont évolué au cours des temps
de l’histoire. Si son nez avait été jusqu’à la chute de l’empire. À côté géologiques, certaines espèces ont peu-
autre, Jules César n’aurait pas été séduit d’une histoire événementielle et contin- plé la Terre avant de disparaître sans
ni, après lui, Marc-Antoine. Ce dernier gente dans les détails, il existe un mou- descendance ou, au contraire, ont donné
n’aurait pas combattu à Actium, où ses
galères furent détruites par la flotte a
d’Octave. Le futur Auguste ne serait pas
sorti victorieux d’un combat qui n’aurait
pas eu lieu, et n’aurait peut-être jamais
fondé l’Empire romain. Le passage de la
république au régime impérial aurait donc
été le résultat d’une série d’événements
contingents (qui auraient pu ne jamais se CHIEN
produire), chacun d’eux influant sur b
l’apparition des autres. En définitive, le c
changement de régime n’aurait tenu
qu’aux dimensions de l’appendice nasal
d’une reine d’Égypte.
Dans un déroulement historique,
l’enchaînement des faits, dans une
étroite relation de causalité, les rend RATON LAVEUR
PANTHÈRE
entièrement dépendants du bon déroule-
ment de la séquence, et l’absence de PARTIE BROYEUSE
l’un ou de l’autre rompt l’unité causale
PARTIE COUPANTE
et modifie la suite de la séquence.
Toutefois on peut aussi se demander si,
avec ou sans Cléopâtre, la république 1. LES CARNIVORES sont des mammifères normalement adaptés à un régime carné. Les
romaine n’était pas condamnée à court formes primitives possèdent une denture équilibrée entre une partie coupante destinée à
ou à moyen terme, si la succession de trancher la viande et une partie broyeuse pouvant malaxer de la viande ou d’autres ali-
ments. Ce type de denture se retrouve, par exemple, chez le chien (a). D’autres carnivores
dictateurs qui a marqué ses dernières
sont plus spécialisés dans un sens hypercarnivore (alimentation uniquement carnée) et leur
décennies n’aurait pas, de toutes denture (b) a développé la fonction sécante (chat, lion, panthère...). D’autres enfin sont hypo-
manières, abouti à l’établissement défi- carnivores (la viande ne représente qu’une faible part de l’alimentation) et la partie broyeuse
nitif d’un régime despotique et que de la denture est devenue prépondérante. C’est le cas de l’ours brun, du Grand Panda qui
même la mort de César, au cours d’une est entièrement végétarien et du raton laveur (c). Les espèces très spécialisées paraissent
campagne militaire en Gaule ou en incapables de saisir les opportunités évolutives.
20 © POUR LA SCIENCE
naissance à de nouvelles lignées se îles de la Méditerranée furent, pendant le vertébrés constitueraient un parfait
ramifiant à leur tour pour occuper des Quaternaire, le théâtre de nanisme insu- exemple de ce type d’évolution,
territoires ou des niches écologiques laire affectant les grands mammifères : il puisque les agnathes (vertébrés dépour-
différents. Cette succession historique existait des hippopotames de la taille d’un vus de mâchoires) apparaissent tout
des êtres vivants a été tributaire des gros porc domestique et des éléphants qui d’abord, suivis des premiers vertébrés
modifications du milieu, liées à des phé- dépassaient à peine un mètre de hauteur. gnathostomes (pourvus de mâchoires),
nomènes imprévisibles. L’échec ou le Selon la seconde loi, celle des proches parents des requins actuels,
succès pouvaient dépendre, dans relais, les grands types d’organisation puis des «poissons» osseux, qui seront
quelques cas, du pur hasard plutôt que se succèdent dans le temps. Lorsqu’un relayés, sur la terre ferme cette fois, par
de capacités spéciales : lors de certaines type nouveau apparaît, il ne tarde pas à les amphibiens, les reptiles et, enfin, les
extinctions de masse, les rescapés ne se se diversifier à l’intérieur d’un même mammifères. Toutefois ces «relais» ne
signalent par aucune adaptation particu- plan anatomique. Certains rameaux sont qu’une constatation a posteriori de
lière. Ainsi, à la fin du Trias (205 mil- s’éteignent, mais ils sont relayés par l’apparition successive de différents
lions d’années), la plupart des ammo- d’autres qui se développent à leur tour, groupes d’êtres vivants, les nouveaux
nites ont été éliminées ; seules ont avant de régresser ou de disparaître en coexistant souvent avec les anciens,
subsisté quelques rares espèces. Or rien laissant la place aux successeurs. Les sans les «relayer».
ne paraît distinguer les rescapés des vic-
times de l’extinction. Aussi le monde AMÉRIQUE DU SUD AMÉRIQUE DU NORD ANCIEN MONDE
vivant pourrait être fort différent.
Pourtant quelques «lois» ont été
PLÉISTOCÈNE
ARIO N
finalistes que certains ont pu en tirer ;
nous examinerons les arguments qui
PP
plaident en faveur de l’importance de la
HI
contingence dans l’histoire de la vie et
LO
NÉOHIPPA
1 DOIGT Y
ST
NANNIPPUS
US
RION
MEGAHIP HIPP
tion, une tendance générale qui ne doit HIPO
rien au hasard. 5,5 MA
PUS
ARCAE
OHIPPU
M
HIPO-
La loi d’augmentation de taille au cours
IU
HIPPUS
du temps a surtout été établie à partir de ER
S
25 MA
IT
© POUR LA SCIENCE 21
Selon la loi d’irréversibilité, jamais d’expériences de laboratoire (réappari- On a également proposé la loi de non-
un groupe disparu ne réapparaît, et tion tératologique du péroné du pou- spécialisation des espèces souches d’un
jamais un organe atrophié ne retrouve let). La probabilité d’un retour en phylum et, par conséquent, celle de la
sa plénitude. On connaît quelques cas arrière pour des caractères complexes, spécialisation progressive des rameaux
de retour d’un membre disparu, mais il qui résultent de la sélection d’un grand phylétiques. Les carnivores actuels pré-
s’agit, soit de cas pathologiques (réap- nombre de mutations, est quasiment sentent deux types extrêmes de spéciali-
parition d’un doigt latéral chez le che- nulle, et cette loi empirique est en sation. Le type hypercarnivore, dont le
val ou remplacement d’une antenne par accord avec nos connaissances sur la meilleur exemple est celui des félins
une patte chez la drosophile), soit génétique de l’Évolution. (chat, lion, panthère...), possède des dents
extrêmement coupantes, surtout les dents
30 MA dites carnassières (quatrième prémolaire
supérieure et première molaire infé-
rieure), mais dans le type hypocarnivore,
dont le meilleur exemple est celui des
FIN DE L'OLIGOCÈNE
22 © POUR LA SCIENCE
millions d’années), le développement des nèse comme «une dérive fondamentale On pourrait épiloguer sur cette
mammifères à partir de formes considé- selon laquelle l’étoffe de l’Univers se notion d’évolution dirigée et d’orthoge-
rées comme primitives jusqu’aux marsu- comporte à nos yeux comme se dépla- nèse et sur les exemples choisis pour
piaux et aux placentaires et, finalement, çant vers des états corpusculaires tou- l’illustrer. La fameuse lignée des
jusqu’à l’homme, ce dernier étant tou- jours plus complexes dans leur arrange- Equidae, cheval de bataille des «ortho-
jours le modèle ultime de la complexité et ment matériel... » génétistes», ne correspond pas à une
de la perfection. L’examen de lignées Cette complexité croissante, qui évolution aussi linéaire qu’ils le souhai-
particulières ne ferait que confirmer cette conduit la matière vivante vers des états tent. On observe plusieurs changements
impression d’ensemble. Chacune d’elles, de moins en moins probables, doit de direction au cours de l’histoire de
selon P. P. Grassé, «évolue sans grands à- conduire à une phase ultime et la nais- cette famille et, pour ne traiter que du
coups ; les genres successifs y suivent la sance de la pensée réfléchie, la plus important, on constate que les
même orientation jusqu’à une forme conscience humaine, est une étape fon- dents jugales (prémolaires et molaires)
finale où la tendance évolutive s’épa- damentale dans cette voie. Elle ne peut du cheval, hautes, prismatiques et proté-
nouit.» Le cheval actuel serait donc être l’effet d’un hasard ou d’un aléa de gées par du cément (hypsodontie), ne
l’aboutissement d’une tendance évolutive l’Évolution, mais répond à une phéno- sont pas ébauchées chez les espèces les
amorcée à l’Éocène par un animal qui ne mène global, car la vie n’est qu’une plus anciennes de la famille. Ce type de
possédait pas encore les traits distinctifs exagération privilégiée d’une dérive dents, permettant de mâcher une nourri-
de l’espèce moderne, ceux-ci étant appa- cosmique fondamentale (comme ture très abrasive, n’apparaît qu’au
rus de façon progressive et régulière par l’entropie ou la gravité) qui répond à la Miocène moyen à l’occasion d’un chan-
suite de modifications allant toujours loi de complexité - conscience - «...sans gement rapide du biotope d’élection des
dans la même direction et paraissant le jeu prolongé et universel des chances, Equidae anciens. À cette époque, le
suivre un projet préétabli. la matière manifeste la propriété de milieu forestier originel est remplacé
s’arranger en groupement de plus en par des étendues couvertes d’herbe qui
Vers une étape ultime? plus sous-tendu de conscience ; ce constitueront un nouveau milieu auquel
double mouvement conjugué d’enroule- s’adapteront certains Equidae, dont les
Ces constatations amènent inéluctable- ment physique et d’intériorisation (ou ancêtres du cheval moderne.
ment la conclusion que l’Évolution a un centration) psychique se poursuivant, Le degré de conscience de la
sens, qu’elle est dirigée vers un but. s’accélérant et se poussant aussi loin matière inanimée est une notion difficile
Sans aller jusqu’à penser, comme que possible, une fois amorcé.» Pour à appréhender d’un point de vue scienti-
Bernardin de Saint-Pierre, que le melon Teilhard de Chardin, auteur de ces fique ; parallèlement, les connaissances
a été prédécoupé en tranches pour être lignes, la conscience est inhérente à la sur la phylogénie humaine ont progressé
dégusté en famille, tout se passerait matière, et la vie ne fit que la concentrer depuis les derniers écrits de Teilhard de
comme s’il existait une prédestination à mesure que l’on approchait de Chardin. Les données actuelles ne per-
des êtres vivants. Ainsi, pour Teilhard l’homme. Le but final de cette montée mettent plus de se rallier au schéma pro-
de Chardin, l’Évolution est, par nature, de conscience étant la fusion avec la posé par Teilhard et, en suivant son
«orthogénétique», et il définit l’orthoge- conscience universelle et divine. propre raisonnement, elles affectent ses
A E F
B D
A G
F
C H
B
E
4. LA FAUNE D’ÉDIACARA : première faune connue d’êtres formés les parentés (discutées) de cette faune, elle pourrait contenir de vrais
de plusieurs cellules, elle renferme des êtres qui rappellent les Métazoaires diploblastiques (avec deux tissus embryonnaires). La
algues et les éponges (G), des méduses et autres cœlentérés (A, F) faune d’Édiacara date du Précambrien, quelques centaines de mil-
ou des vers segmentés ou non (B, C, D, E, H). Quelles que soient lions d’années après l’apparition de la première cellule.
© POUR LA SCIENCE 23
qui n’ont aucun descendant dans les
faunes suivantes. Eux aussi auraient été
éliminés au hasard de catastrophes
d’origine cosmique. Les arbres phylé-
tiques se caractérisent généralement par
un buissonnement initial, suivi d’une
phase de réduction drastique et aléatoire
du nombre d’unités taxonomiques
5. PIKAIA : ce fossile de Burgess a été rattaché aux Cordés (ou Chordés), embranchement (espèces, genres, familles).
auquel appartiennent les vertébrés, et donc l’homme! Parmi les Cordés, il rappelle les Selon S. Gould, «L’ordre actuel n’a
Céphalocordés actuels tels que Branchiostoma (ou Amphioxus). Il possède une corde dorsale, pas été imposé par des lois fondamen-
axe squelettique plus ou moins rigide qui préfigure la colonne vertébrale, et des faisceaux
tales (sélection naturelle, supériorité
musculaires faisant un angle dirigé vers l’avant.
mécanique dans l’organisation anato-
conclusions relatives à l’orthogenèse de leurs éventuels concurrents. De façon mique), ni même par des principes
la lignée humaine. plus générale, les potentialités évolu- généraux de niveau moins élevé, tou-
L’idée de retrouver une image tives des espèces de Burgess paraissent chant à l’écologie ou à la théorie de
divine à travers les découvertes scienti- aussi bonnes pour les unes ou pour les l’Évolution. L’ordre est largement le
fiques n’était pas nouvelle. Un demi- autres, et certaines qui semblent bien produit de la contingence.» En d’autres
siècle plus tôt, un autre paléontologue, avoir été parfaitement adaptées à leur termes, si l’on déroulait à nouveau le
Albert Gaudry, considérait l’harmonie de biotope ont été éliminées. La seule film de l’histoire de la vie, le résultat
la nature et son évolution comme explication raisonnable serait, pour S. pourrait être entièrement différent, et
preuves de l’existence du grand créateur. Gould, une décimation au hasard provo- notre monde serait habité par les descen-
quée par un ou des phénomènes d’ori- dants de créatures qui nous paraissent
La contingence dans gine extraterrestre. On connaît le succès parfois étranges et non par les êtres qui
remporté par l’hypothèse de l’impact nous sont familiers. L’homme lui-même
les phénomènes évolutifs d’un bolide céleste émise par L. Alvarez ne serait que le fruit contingent d’une
À l’opposé de cette vision finaliste du et ses collaborateurs pour expliquer les lignée qui a eu la chance d’échapper,
monde, d’autres travaux, notamment disparitions massives qui marquent la pour des raisons n’ayant rien à voir avec
ceux de Stephen Jay Gould, présentent transition entre le Secondaire et le ses qualités propres, aux chausse-trappes
une histoire de la vie où la part du Tertiaire. C’est à une explication du imprévisibles des extinctions de masse.
hasard et de la contingence est prépon- même ordre qu’il faudrait faire appel L’importance de l’hypothèse
dérante. À partir d’une analyse des pour comprendre ce qui s’est passé d’Alvarez et de ses collaborateurs, qui
récents travaux sur la célèbre faune après le niveau de Burgess. Le terme de expliquent les crises biologiques
d’invertébrés à corps mou des schistes décimation ne doit d’ailleurs pas être majeures par l’arrivée sur Terre de
du Cambrien moyen (530 millions entendu au sens littéral, mais comme bolides célestes (astéroïdes ou
d’années) de Burgess, en Colombie bri- l’équivalent d’hécatombe aléatoire. comètes), a orienté nos recherches sur
tannique, S. Gould insiste longuement Aucune propriété intrinsèque des les causes des extinctions, mais sa
sur les groupes taxonomiques variés espèces en présence ne permet de savoir généralisation à toutes les disparitions
qui, présents dans la faune de Burgess, lesquelles seront éliminées dans ces cir- importantes de l’histoire de la vie est-
disparaissent aussitôt après des docu- constances dramatiques et particulières. elle toujours justifiée et relègue-t-elle
ments fossiles. Ces groupes d’animaux La faucheuse frappe alors en aveugle, les processus darwiniens au placard des
sont situés à divers niveaux systéma- «les extinctions de masse préservent ou accessoires de l’évolution?
tiques ; certains appartiennent à éliminent les espèces au hasard», et le
l’embranchement des arthropodes, à résultat final «est contingent, en ce sens Le hasard
l’intérieur duquel ils constituent des qu’il est dépendant de tout ce qui s’est
classes originales, d’autres semblent passé auparavant.»
et l’origine de la vie
être les représentants de leurs propres Ces conclusions ne sont pas propres Quelle peut être la part du hasard dans
embranchements, disparus aujourd’hui. à la faune de Burgess qui, malgré l’origine de la vie? La matière vivante est
Pour quelles raisons certaines lignées l’aspect spectaculaire de certains de ses constituée essentiellement de protéines,
ont-elles subsisté pour donner nais- représentants, ne constitue qu’une étape elles-mêmes constituées d’acides ami-
sance, après bien des vicissitudes, à la parmi d’autres de l’histoire de la vie. Le nés. Ces derniers existent en dehors de la
faune moderne, alors que d’autres même problème s’est posé dans les matière vivante et en dehors même de la
allaient s’éteindre sans descendance? mêmes termes à différentes époques Terre : on en a décelé à l’intérieur de cer-
Pour quelles raisons certaines des antérieures ou postérieures à celle de taines météorites. Les atomes de car-
formes parvenues jusqu’à nous, tels les Burgess. C’est le cas de la faune dite bone, d’oxygène, d’hydrogène et d’azote
vers priapuliens, sont-elles maintenant tommotienne, d’après la petite ville de peuvent donc s’associer en dehors du
confinées à un rôle fort modeste au fond Tommot, en Sibérie, au début du contexte biologique. Ce dernier apparaît
des océans, alors que d’autres, tels les Cambrien, ou de la faune d’Édiacara à la surface de la Terre il y a 3,5 mil-
annélides, ont connu une expansion datée du Précambrien. Dans cette der- liards d’années au moins, soit guère plus
considérable dans le milieu marin et le nière, si l’on suit l’interprétation de d’un milliard d’années après la formation
domaine continental? Seilacher, paléontologue qui a revu de notre planète, ce qui est relativement
Au milieu du Cambrien, les priapu- récemment les fossiles d’Édiacara, on tôt compte tenu du temps nécessaire au
liens n’avaient pourtant rien à envier à rencontre surtout des animaux primitifs refroidissement de la surface.
24 © POUR LA SCIENCE
La facilité que montrent ces L’apparition des premiers tissus ou de la cellule. Le matériau de base, la
quelques atomes à constituer des feuillets embryonnaires va marquer brique, étant prêt, l’immeuble pouvait
chaînes aminées indique qu’il suffit de l’étape suivante. Au nombre de deux, s’élever. Même si certains des êtres
prolonger ces associations pour aboutir l’ectoderme et l’endoderme, ils consa- d’Édiacara appartiennent à des embran-
aux structures plus complexes des poly- creront la répartition des tâches à travers chements ou des règnes originaux
peptides, puis à des protéines. En fait, les différents éléments de l’organisme. aujourd’hui disparus, les métazoaires
l’invention primordiale a été celle de Schématiquement, l’ectoderme sera au d’Édiacara offrent un aperçu de cette
l’acide désoxyribonucléique, l’ADN, qui contact du milieu extérieur et jouera un phase essentielle de l’évolution. On
va permettre la duplication des êtres rôle de protection et de relation vis-à- n’aura pas la naïveté de penser que la
vivants. Sur ce point d’ailleurs, vis de l’environnement, alors que transformation de la cellule aux tissus
S. Gould pense que «l’apparition de la l’endoderme accomplira les fonctions s’est faite de façon univoque. Il est cer-
vie sur la Terre était quasiment inévi- internes. Selon l’interprétation classique tain que, là encore, les essais ont été
table étant donné la composition de de Glaessner, le paléontologue qui a le multiples, et que nombre d’entre eux
l’atmosphère et des océans primitifs, premier étudié en détail la faune d’Édia- ont été infructueux ; aussi n’est-il pas
ainsi que les principes physiques des cara, ce stade, dont les hydres d’eau étonnant de rencontrer dans le niveau
systèmes capables d’auto-organisation.» douce actuelles peuvent donner une d’Édiacara des animaux aux adaptations
Le pas évolutif suivant a été plus idée, est atteint avec cette faune d’Édia- qui nous paraissent étranges dans la
long, sans doute était-il plus difficile. À cara, quelques centaines de millions seule mesure où elles ne sont pas parve-
partir d’êtres protocaryotes (algues d’années «seulement» après l’apparition nues jusqu’à nous.
bleues et archées), il a fallu franchir
l’étape cellulaire. Les cellules sont les
constituants fondamentaux, non seule-
ment des protozoaires ou des proto-
phytes qui se réduisent à une cellule
unique, mais aussi des organismes plu-
ricellulaires. Tous les chercheurs sont
aujourd’hui persuadés que la cellule
eucaryote s’est édifiée à partir de sym-
bioses, d’associations entre plusieurs
êtres vivants. Cette augmentation spec-
taculaire de la complexité du vivant
n’est pas véritablement contingente et
cette dérive vers le complexe caractéri-
sera de façon quasi permanente toute
l’évolution du vivant. Si le temps qui
s’est écoulé depuis l’apparition de la vie
jusqu’à celle de la cellule eucaryote a
été si long (deux milliards d’années),
c’est que le chemin à parcourir était
immense pour arriver à cette usine bio-
chimique de précision qu’est une cellule
vivante. La route a dû être tortueuse,
semée d’impasses et de réalisations
avortées, éteintes sans descendance.
Toutefois, à travers mille et mille sen-
tiers barrés par des phénomènes contin-
gents, la vie s’est frayée une voie vers
une complexité croissante.
Avant d’édifier une maison, il faut
accumuler les matériaux de construc-
tion. Lorsque les briques sont réunies,
les murs peuvent s’élever rapidement. À
partir du stade cellulaire, la vie va passer
à un autre niveau de complexité en asso-
ciant ces briques élémentaires, chaque
cellule acquérant une tâche différente.
Les éponges, que l’on nomme parfois
les parazoaires, et qui forment peut-être
6. HALLUCIGENIA fut d’abord considéré comme un animal appartenant à un embranche-
un «règne» particulier, nous donnent un ment inconnu. Mais la découverte en Chine de spécimens mieux conservés appartenant
aperçu de ces premiers types d’organisa- au même ensemble a montré que la première interprétation était erronée. Hallucigenia
tion où, bien qu’il n’y ait pas de véri- avait été étudié à partir d’une reconstitution où les faces dorsale et ventrale étaient inver-
tables tissus, les groupes de cellules sont sées. En remettant l’animal sur ses pieds (dessin du bas), on a pu le rapprocher du groupe
spécialisés dans certaines fonctions. actuel des Onychophores.
© POUR LA SCIENCE 25
VOLUME RELATIF
DES HÉMISPHÈRES CÉRÉBRAUX
7 HOMO SAPIENS
4
CARNIVORES
3
2
OISEAUX
1
REPTILES
POISSONS
0
400 300 200 100 0
TEMPS EN MILLIONS D'ANNÉES
7. COURBE REPRÉSENTANT LE VOLUME DES HÉMISPHÈRES CÉRÉBRAUX groupes correspondants (axe horizontal). On notera la forte aug-
par rapport à celui des centres nerveux inférieurs chez des verté- mentation de ce rapport à partir des oiseaux, et surtout des mam-
brés actuels (axe vertical) en fonction de la date d’apparition des mifères (ici représentés par les carnivores).
La faune tommotienne de la base du connus. Hallucigenia devait son nom à mêmes : «chaque fois que l’on déroule le
Cambrien n’est pas très bien connue, son aspect hors du commun, et son film, dit S. Gould, l’évolution prend une
mais elle contient sans nul doute des image paraissait sortir du cerveau d’un voie différente de celle que nous connais-
formes originales ou, plus précisément, naturaliste fou plutôt que d’une banale sons... Chaque nouvelle voie empruntée
des formes difficiles à interpréter avec série évolutive. Un examen attentif de est tout aussi interprétable, tout aussi
les canons de la systématique moderne. nouveaux documents provenant du site explicable a posteriori que celle qui a été
Toutefois, elle montre aussi des méta- du Cambrien moyen de Chengjiang, en réellement suivie et que nous connais-
zoaires triploblastiques (qui possèdent Chine du Sud, vient de permettre à sons. Mais la diversité des itinéraires pos-
trois feuillets embryonnaires). L’explo- L. Ramskäld et Hou Xiangwang de sibles montre à l’évidence que les résul-
sion vitale cambrienne trouve sa pleine replacer Hallucigenia dans le phylum tats finaux ne peuvent être prédits au
expression avec les fossiles de Burgess. des Onychophores. Bien que peu départ.» Cette attitude relègue au second
La rapidité de la mise en place et la connus du grand public, ces modestes plan la théorie darwinienne classique, qui
diversité de cet ensemble, qui renferme animalcules, qui vivent parmi les serait incapable de résoudre, par les pro-
des représentants de la plupart des phy- feuilles mortes ou dans le bois en cours cessus de sélection, le problème de la dis-
lums modernes, pourraient surprendre si de décomposition des forêts de l’hémi- parition des phylums.
l’on oubliait que la présence de trois tis- sphère Sud, appartiennent bel et bien à Les animaux de Burgess sont consi-
sus différents la place à un niveau de la faune moderne. Il est probable que dérés comme également armés pour la
complexité embryonnaire de base qui ne d’autres fossiles énigmatiques du survie et dotés de chances égales. Or on
sera pas dépassé pendant les 530 mil- Cambrien reviendront, lorsqu’ils seront connaît bien peu de choses des condi-
lions d’années qui vont suivre, c’est-à- mieux connus, dans le giron des tions qui régnaient dans les biotopes de
dire jusqu’à aujourd’hui. Cette com- embranchements classiques. Burgess, et on sait qu’il est déjà très dif-
plexité s’exprime aussi bien par la Il n’en reste pas moins que de nom- ficile dans la nature actuelle de recon-
morphologie ou l’anatomie que par la breux groupes de la faune de Burgess naître la qualité d’une adaptation. En
différenciation du comportement. disparaissent peu après le Cambrien dehors de conditions expérimentales ou
moyen sans laisser de traces, cédant la de rares cas d’observation de l’évolu-
La faune place à des formes qui nous seront de tion des populations naturelles, on en
plus en plus familières. Les premières est souvent réduit à définir l’adaptation
de Burgess revisitée formes occupaient chacune un territoire comme la faculté de survivre en entrant
Depuis l’apparition de la vie, les êtres écologique vierge. La disparition de dans le raisonnement circulaire qui fait
vivants ont des relations de plus en plus lignées sera par la suite compensée par que ne survivent que les mieux adaptés.
élaborées avec leur milieu. La particula- l’expansion d’autres phylums qui com- Il est impossible de dire quels étaient les
rité de certains des plans d’organisation bleront les vides laissés dans l’espace animaux les mieux ou les plus mal
de Burgess a été soulignée dans les écologique, rendant ainsi plus difficile adaptés dans les conditions de Burgess,
recherches récentes et elle a même peut l’insertion de formes vraiment nouvelles. ni quelles étaient leurs capacités à
être été un peu exagérée. Ainsi quelques Pour S. Gould, le hasard a présidé à répondre à des modifications même
animaux «extravagants» de cette faune ces disparitions. Si l’on pouvait revenir légères de leur environnement.
viennent récemment de «rentrer dans le en arrière pour recommencer l’histoire de Ces raisonnements semblent montrer
rang» et dans des embranchements déjà la vie, les résultats ne seraient plus les qu’il n’y a pas de direction privilégiée de
26 © POUR LA SCIENCE
COMPLEXITÉ
DU COMPORTEMENT
HOMO SAPIENS
HOMO HABILIS
CHIMPANZÉ
ORANG-OUTAN
CARNIVORES
RONGEURS
OISEAUX
REPTILES
POISSONS
8. COURBE REPRÉSENTANT LA COMPLEXITÉ DU COMPORTEMENT chez à partir des mammifères. On a porté une espèce d’hominidés
des vertébrés actuels (axe vertical) et la date d’apparition des fossiles aujourd’hui disparue, Homo habilis, dont la complexité du comporte-
correspondants (axe horizontal). La complexité s’accentue fortement ment est évaluée à partir des outils découverts par les préhistoriens.
l’évolution : ainsi il existe dans cette Pendant l’ère primaire, les phylums avons déjà remarqué que, dans l’histoire
faune un petit animal du nom de Pikaia actuels s’implantent solidement et l’on du monde animal, les complications de
que l’on rattache au phylum des cordés voit apparaître tous les plans modernes structure allaient normalement de pair
(ou chordés) auquel nous appartenons. d’organisation, des insectes aux verté- avec les changements des relations qui
Notre existence n’a donc tenu qu’à un fil brés terrestres. Comment peut-on, à par- existent entre l’être et le milieu, ces rela-
ténu, car la disparition du malheureux tir de cette époque, mesurer le degré de tions devenant de plus en plus élaborées.
Pikaia aurait entraîné celle de ses des- complexité des êtres vivants? Au-delà Il est donc possible de se référer à l’évo-
cendants, et l’intelligence aurait pu ne d’un certain stade, les complications lution du comportement pour mesurer la
jamais apparaître sur la Terre. structurales sont extrêmement difficiles variation de complexité.
Remarquons d’abord que le raisonne- à évaluer, et les comparaisons peuvent Ainsi, chez les arthropodes, on note
ment est légèrement outrancier car, être dépourvues de signification. On ne une complexité maximale chez les
parmi les cordés, on trouve plusieurs peut pas dire qu’une abeille est plus insectes sociaux, avec la répartition des
sous-phylums tels que les vertébrés, les simple ou moins simple qu’un poisson, rôles entre les individus, les uns chargés
céphalocordés, les urocordés et les sto- ou qu’un crustacé est plus compliqué d’apporter la nourriture, les autres
mocordés. C’est au deuxième de ces qu’un poulpe. d’assurer la défense, de s’occuper du net-
groupes que paraît se rattacher Pikaia, toyage, des soins aux jeunes ou de
mais sa présence implique, même si on Comment évaluer l’entretien de la reine, cette répartition
ne les a pas découverts, celle des deux imposant des échanges complexes entre
derniers groupes, plus primitifs ; des uro-
la complexité? les membres de la communauté.
cordés et des stomocordés dérivent, suc- Pour continuer notre estimation, il faut Toutefois l’attitude d’un individu isolé
cessivement, les céphalocordés puis les changer les critères utilisés. Ainsi, cher- dans la fourmilière, la ruche ou la termi-
vertébrés, par acquisition de caractères chant à quantifier l’évolution des tech- tière, reste stéréotypée.
nouveaux. Il est à peu près certain que niques humaines, le préhistorien Tout autre a été la voie suivie par les
les cordés avaient déjà atteint un impor- A. Leroy-Gourhan eut l’idée de mesurer vertébrés, où il est aussi possible de
tant degré de diversification, et que leur la longueur de tranchant obtenue à partir suivre une évolution du comportement.
avenir n’était pas lié au seul Pikaia : il ne d’un kilogramme de matière brute par L’examen rapide des différents groupes
viendrait à l’idée de personne d’accro- les hommes préhistoriques. Il obtint de vertébrés actuels suffit en général à
cher le portrait de ce dernier dans la gale- alors une courbe dont la croissance, donner aux étudiants un premier aperçu
rie de ses ancêtres directs. d’abord faible pour les outillages les du phénomène de l’évolution. Depuis les
Après le stade des schistes de plus anciens, s’accélérait brusquement agnathes jusqu’aux mammifères et,
Burgess, les phylums vont se diversi- vers la fin du Paléolithique. Si l’on avait parmi ces derniers, jusqu’à l’homme, on
fier, soit en comprimant, voire en élimi- prolongé la courbe jusqu’à l’époque observe une série de paliers caractérisés
nant les lignées concurrentes qui occu- actuelle, on aurait pu observer un palier, par des différences de comportement. On
pent des niches voisines – ce pourrait la taille du tranchant du silex ayant cessé retrouve schématiquement la même gra-
bien avoir été le cas des annélides poly- d’évoluer à partir d’un certain seuil. dation lorsque l’on considère l’évolution
chètes vis-à-vis des vers priapuliens –, Pour continuer cette évaluation de la de ce sous-phylum depuis la base de
soit en profitant des places laissées technologie humaine, il aurait été néces- l’Ordovicien jusqu’au Quaternaire. Les
vides par des disparitions accidentelles. saire de changer de références. Nous vertébrés font leur première apparition
© POUR LA SCIENCE 27
dans les sédiments, sous la forme hémisphères, on assiste à une crois- et le plus spectaculaire, se produit à la
d’agnathes cuirassés. Ce sont des formes sance manifeste de la complexité du fin du Crétacé, à la limite entre l’ère
lourdes et peu mobiles ; l’absence de comportement. Cette complexité cul- Secondaire et l’ère Tertiaire : le monde
mâchoires limite leurs possibilités de mine chez les mammifères et, bien sûr, vivant est alors frappé par une vague
comportement alimentaire, et on leur chez l’homme. d’extinctions qui efface un grand
prête des régimes microphages ou, pour nombre d’animaux de la surface du
certains d’entre eux, à base de charognes. La complexification est-elle Globe, sur la terre ferme comme dans
Les agnathes actuels ont un mode de vie les océans. Les dinosaures sont les vic-
parasitaire ou sont des charognards. Le
inexorable? times les plus célèbres de ce cata-
système nerveux central de certains Ces modifications se sont-elles pro- clysme. Leur disparition brutale n’était
agnathes cuirassés est assez bien connu, duites selon des processus en accord pas programmée, mais elle a eu des
et leur myélencéphale (cerveau bulbaire) avec les règles générales qui président à conséquences importantes.
est très important, ce qui dénote une vie l’évolution du vivant, ou ne s’agit-il que C’est, en effet, dans les places libé-
passablement végétative. d’une dérive aléatoire, livrée aux rées que vont se développer les mam-
L’acquisition des mâchoires par les caprices du hasard et où la contingence a mifères avec, au nombre des consé-
vertébrés, sans doute au Silurien, va tenu un rôle essentiel? Pour s’en tenir au quences, la venue de l’homme au
permettre un mode de vie plus actif, en seul exemple de l’histoire des vertébrés, Plio-Pléistocène. L’apparition des
particulier dans la recherche des on sait que leur histoire a été jalonnée de mammifères semble bien tardive, sur-
proies. Cette étape, fondamentale dans multiples catastrophes. Ils ont subi, pour venant à la moitié de l’existence de la
l’histoire de notre phylum, va être sui- ne citer que les mieux connues, les Terre, cinq milliards d’années avant sa
vie par la conquête de niches écolo- extinctions du Permien, du Trias, du destruction probable lors de l’expan-
giques jusque là laissées en friche. Crétacé et enfin du Tertiaire. Certains sion du Soleil. En fait, elle aurait pu se
Cette œuvre sera poursuivie surtout par taxons ont disparu, d’autres ont vu leurs produire encore plus tard, ou peut être
les poissons actinoptérygiens (à effectifs se réduire et, pourtant, à travers pas du tout. L’évolution de la matière
nageoires rayonnées) qui peuplent toutes ces vicissitudes, le changement de vivante aurait certainement continué
aujourd’hui de façon majoritaire les l’anatomie du système nerveux s’est par un accroissement de complexité de
océans comme les eaux douces. poursuivi avec les modifications de com- structure et de comportement.
Parallèlement à cette occupation portement qui lui sont associées. Le chemin suivi par la vie pour
du milieu liquide, une autre voie se Si tout cela ne résulte que d’une aboutir à l’homme n’était pas inscrit
dessine dans l’évolution des vertébrés. direction évolutive adoptée chaque fois sur quelque trame mystérieuse ; il a été
Vers la fin du Dévonien, il y a environ par hasard, c’est alors qu’il faut crier au l’une des voies possibles parmi
360 millions d’années, sur un conti- miracle! L’hypothèse d’une dérive dans d’autres vers des êtres de plus en plus
nent qui couvrait le Nord de l’Eurasie le cadre normal de la théorie moderne de complexes. Si le fil avait été rompu, il
et de l’Amérique, le continent des l’évolution par les processus de mutation est probable que d’autres lignées
Vieux Grès Rouges, des vertébrés et de sélection paraît beaucoup plus éco- auraient été capables d’assumer le
aquatiques mais déjà munis de pou- nomique. Des fonctions de relations plus même rôle, mais jusqu’où? Nul ne peut
mons, comme le sont les dipneustes élaborées peuvent conférer un avantage le dire. La contingence a donc joué
actuels, vont occuper la terre ferme. non négligeable dans un certain nombre pour parvenir à ce terme, mais elle n’a
Ces premiers tétrapodes (vertébrés ter- de contextes. Depuis l’apparition de la pas modifié le sens général de l’évolu-
restres), les amphibiens, pondaient vie, nous avons vu émerger successive- tion. Il est vrai aussi qu’un accident
encore dans l’eau, et les larves possé- ment des êtres qui se distinguaient par imprévisible comme la rencontre
daient des branchies, tout comme les l’acquisition de comportements de plus impromptue de notre planète avec un
têtards de grenouilles. Plus tard, au en plus complexes. La pensée réfléchie astéroïde ou une comète aurait pu
Carbonifère (330 millions d’années) n’est que le résultat d’un processus éteindre d’un seul coup toute trace de
apparaît un nouveau mode de repro- engagé depuis des milliards d’années. vie sur la Terre.
duction par l’intermédiaire de l’œuf Est-ce à dire que ce résultat était iné- Cependant un phénomène contin-
amniotique qui peut être pondu à l’air luctable, et qu’à partir de la concentra- gent se trouve certainement au départ
libre. À partir de là, le milieu terrestre tion des premiers atomes de carbone, de tous les processus vitaux. Si une pla-
va être pleinement conquis. Après bien d’oxygène, d’hydrogène et d’azote, la nète ne s’était pas formée à une cer-
des avatars, les mammifères apparais- pensée réfléchie était inscrite de toute taine distance («idéale») d’une étoile
sent au Trias et se développeront plei- évidence dans le devenir du monde bio- nommée Soleil, la vie ne serait jamais
nement au Tertiaire. logique? On peut, à cet égard, faire un apparue et nous ne serions pas là pour
Il est bien sûr impossible de tester certain nombre de remarques. en parler. D’un autre côté, s’il existe,
le comportement de ces formes dispa- Le rythme de l’évolution biologique dans quelque recoin de notre Galaxie
rues, mais en analysant celui des est contingent. On observe fréquem- ou dans une de ces nombreuses
espèces actuelles les plus proches de ment dans les lignées évolutives des galaxies qui s’éloignent de la nôtre, une
ces fossiles, on constate qu’il est de périodes plus ou moins statiques, sui- petite planète qui tourne autour d’une
plus en plus diversifié et que les fonc- vies de phases d’accélération qui parais- étoile de la taille du Soleil à la «bonne»
tions de relation permettent à l’animal sent liées à des phénomènes externes distance, on peut penser que, contin-
de mieux contrôler son environne- influant directement sur les organismes. gence ou pas, les mêmes causes produi-
ment. Avec un développement diffé- L’occurrence de ces phénomènes n’est ront, sinon les mêmes effets, tout au
rencié du système nerveux, dont le pas prévisible et elle échappe au déter- moins des effets analogues. Mais ceci
volume augmente au bénéfice des minisme de la vie. Le meilleur exemple, est sans doute une autre histoire.
28 © POUR LA SCIENCE
Qu'est-ce qu'une espèce ?
JEAN GÉNERMONT
Si Linné voyait dans l’espèce un type morphologique, L'idée, énoncée par Darwin et cou-
ramment acceptée de nos jours, selon
la définition moderne de l’espèce est biologique : laquelle la sélection naturelle est à l'ori-
gine de transformations des espèces au
ses membres sont séparés des individus d’autres cours du temps, est incompatible avec le
concept typologique, car il n'est pas de
espèces par des barrières d’isolement reproductif. sélection possible sans variabilité, et la
sélection n'est efficace que si cette varia-
bilité est héréditaire. La variabilité à l'in-
L
térieur de l'espèce est donc la règle et
a notion intuitive et empirique une conception créationniste et fixiste non l'exception, et c'est même un attribut
d'espèce remonte au moins au du monde vivant : du fait de leur res- essentiel de l'espèce. Par conséquent, une
IV e siècle avant Jésus-Christ, semblance, pensait-on, les membres définition moderne de l'espèce ne peut
puisqu'Aristote désignait sous d'une espèce devaient constituer la des- être fondée sur la seule ressemblance.
le nom de eidos l’unité élémentaire de cendance d'un couple, voire d'un indi- Il est universellement admis que
sa classification des animaux. Eidos vidu (pour les organismes à reproduc- toutes les formes actuelles et fossiles
signifie apparence, de même que le mot tion uniparentale), apparu lors de la sont apparentées, et l’on représente géné-
latin species, d'où dérive le mot français création du monde et dont ils étaient ralement cette parenté sous la forme d'un
espèce. C'est Linné qui, 22 siècles plus tous des copies conformes. L'espèce arbre. Celui-ci constitue par lui-même
tard, consacra l'espèce comme l’unité de était ainsi caractérisée par un type : une classification, dite phylogénétique,
base d'une classification hiérarchique c’est le concept typologique de l'espèce. dont les unités élémentaires sont les
des entités naturelles (son «système» On admettait qu’en de rares occasions, rameaux terminaux. Ce sont non seule-
s'appliquait en effet à l'ensemble des des accidents puissent causer des écarts ment des unités de classification, mais
êtres vivants et des minéraux). par rapport au type, et Linné lui-même aussi des unités évolutives vouées à
Toutefois Linné n'a pas donné une reconnut la «variété» comme une caté- diverger de façon irréversible (ou à
définition rigoureuse de l'espèce. Il gorie systématique de rang inférieur à s'éteindre). La condition nécessaire et
réunissait dans une même espèce tous l'espèce. Toutefois, l’identification suffisante pour qu'il en soit ainsi est
les individus qui se ressemblaient suffi- d’organismes comme membres d’une qu'elles soient génétiquement indépen-
samment pour être désignés sous le même espèce restait fondée sur la pos- dantes, c'est-à-dire que des échanges
même nom. À l'époque régnait encore session de caractères communs. génétiques entre elles soient impossibles.
TRITURUS CRISTATUS
TRITURUS MARMORATUS
COHABITATION
TRITURUS CRISTATUS
TRITURUS MARMORATUS
AUTRES ESPÈCES
DU GROUPE DES TRITONS À CRÊTE
1. RÉPARTITION DE DEUX ESPÈCES DE TRITONS À CRÊTE, Triturus cristatus unions mixtes arrivent rarement à leur terme. En outre, les hybrides
et T. marmoratus. À la différence des autres tritons à crêtes, isolés par (forme blasii) ont peu d’avenir : les mâles sont stériles, et les femelles
des barrières géographiques, ces deux formes cohabitent sur une par- donnent une descendance fragile. Ces barrières d’isolement reproduc-
tie du territoire français. Toutefois, leurs parades sont différentes, et les tif font des formes cristatus et marmoratus des espèces distinctes.
30 © POUR LA SCIENCE
Ce raisonnement conduit à une défi- Les formes cristatus et marmoratus l'état adulte, mais les mâles sont totale-
nition dynamique de l'espèce dont ne se côtoient pas de très près. Dans le ment stériles. Croisées avec des mâles
voici, quelque peu abrégée, une formu- département de la Mayenne, les collines «purs», les femelles hybrides pondent
lation due à Theodosius Dobzhansky boisées sont fréquentées presque exclu- des œufs dont beaucoup avortent, tandis
(1951) : «Des espèces se forment sivement par marmoratus alors que cri- que les autres donnent naissance à des
lorsque ce qui était jusqu'alors un status est dominant dans les zones jeunes très fragiles, dont les chances de
ensemble de populations aptes à l'inter- découvertes et peu accidentées. Les tri- devenir adultes sont faibles.
croisement se scinde en au moins deux tons mènent une vie terrestre pendant la Ces obstacles font que les échanges
ensembles génétiquement isolés. Les plus grande partie de l'année, mais génétiques entre cristatus et marmora-
espèces sont donc des groupes de popu- gagnent des points d'eau au printemps tus sont, sinon interdits, du moins très
lations entre lesquels les échanges pour se reproduire. Dans certaines fortement limités. Sur un millier de tri-
génétiques sont rendus impossibles par mares, les deux formes arrivent à peu tons de la Mayenne, on n'a trouvé
des mécanismes d'isolement reproduc- près en même temps; la reproduction qu'une dizaine d'hybrides blasii, une
tif.» C'est l'expression du concept bio- des tritons à crête ne comporte pas d'ac- vingtaine d'animaux possédant un
logique de l'espèce. La paternité en est couplement à proprement parler, mais génome globalement cristatus avec une
souvent attribuée à Ernst Mayr, mais il des couples se forment. Lors d'une faible proportion de gènes marmoratus,
est plus juste de dire qu'il s'inscrit dans longue «parade nuptiale», mâle et et une vingtaine d'animaux au génome
un courant de pensée dont femelle échangent des signaux visuels, globalement marmoratus avec une
T. Dobzhansky et E. Mayr ont été des tactiles et olfactifs. Le mâle finit par faible proportion de gènes cristatus ; les
protagonistes majeurs. Ce concept défi- émettre du sperme sous la forme d'une autres tritons appartiennent à l’une ou
nit non seulement l'espèce, mais aussi masse compacte, déposée au fond de l’autre des deux formes «pures». On en
un processus évolutif essentiel, l'éclate- l'eau, que la femelle fait ensuite pénétrer conclut que les échanges génétiques
ment d'une espèce en deux espèces dis- dans ses voies génitales. entre cristatus et marmoratus sont bien
tinctes, ou spéciation. Comme les deux formes ont des trop limités pour que la divergence
parades différentes, celles qui réunissent entre les deux formes soit réversible : ce
L'espèce «biologique» un partenaire cristatus et un partenaire sont des espèces distinctes.
marmoratus atteignent rarement leur Cette conclusion n'a été atteinte
existe-t-elle? terme. Par conséquent, l'hybridation est qu'au prix de longues recherches; aussi
La définition précédente, acceptée par de rare, même dans les mares où les deux est-il exclu de consacrer de pareils
nombreux biologistes, ne s'applique qu'à formes viennent se reproduire simulta- efforts à toutes les situations quelque
des organismes à reproduction sexuée nément. Les hybrides peuvent atteindre peu délicates. Toutefois on dispose
biparentale. Elle est fondée sur la notion
de barrières d'isolement reproductif sépa-
rant les espèces, barrières dont la réalité
doit être démontrée. Nous allons illustrer
cette notion par un exemple.
Parmi les tritons du genre Triturus,
on distingue le groupe dit des tritons à
crête. La crête est un repli de peau dorsal
qui se développe chez le mâle au prin-
temps, époque de la reproduction. Chez
le triton à crête au sens strict (forme cri-
status), la crête est dentelée. Elle est
continue chez le triton marbré (forme
marmoratus), qui diffère également du PLATANUS OCCIDENTALIS PLATANUS ORIENTALIS
précédent par des caractères de colora-
tion. T. marmoratus vit dans une grande
partie de la péninsule ibérique, ainsi que
dans l'Ouest de la France, du moins au
Sud de la Normandie. T. cristatus a une
répartition bien plus vaste, couvrant une
grande partie de la France, ainsi que les
Pays-Bas, l'Allemagne et la Pologne.
Tous deux cohabitent sur une partie du
territoire français, notamment en
Bretagne, où l'on a décrit, sous le nom de HYBRIDE
blasii, une forme de caractères intermé-
diaires entre ceux de cristatus et de mar-
2. HYBRIDATION DE DEUX TYPES DE PLATANE, Platanus occidentalis et Platanus orientalis. Ces
moratus ; on sait aujourd’hui qu'elle est deux formes vivent sur des territoires différents, l’une en Europe orientale, l’autre aux États-
leur hybride naturel. De nombreux tra- Unis ; elles diffèrent notamment par la découpe des feuilles et le nombre d’inflorescences
vaux ont été consacrés à cette situation, portées par un même rameau. Cultivées côte à côte dans les parcs, elles donnent un hybride
reposant aussi bien sur des observations parfaitement fertile. Toutefois on ignore si, dans la nature, elles cohabiteraient d’assez près
de terrain que sur des expérimentations. pour se croiser. Aussi on tend à considérer que les deux espèces sont distinctes.
© POUR LA SCIENCE 31
actuellement d'un corps de données suf- des feuilles. On les a toutes deux intro- comme deux sous-espèces, cette fois
fisant pour affirmer que le concept bio- duites en Europe occidentale. Cultivées sans aucune zone de cohabitation (mais
logique de l'espèce recouvre bien une côte à côte, elles produisent spontané- on estime qu'ils s'hybrideraient s'ils
réalité : les êtres vivants, dans leur ment des hybrides parfaitement fertiles. venaient à se rencontrer). L'existence de
grande majorité, se répartissent dans des Faut-il pour autant considérer qu'elles sous-espèces au sein d'une espèce ani-
espèces séparées les une des autres par appartiennent à la même espèce? La male résulterait d'une fragmentation
des barrières d'isolement reproductif. réponse n'est pas évidente, car il n'est ancienne de l'aire de répartition de
Certaines de ces barrières sont parfaite- pas certain qu'elles soient aptes, sans l’espèce, suivie d'une divergence géné-
ment étanches ; d'autres ne le sont pas intervention humaine, à cohabiter d'as- tique, puis de la réunification de l'aire
tout à fait, mais suffisent à maintenir sez près pour se croiser. avant l'achèvement de la spéciation.
une discontinuité définitive entre patri- Les situations de ce genre sont assez L'expression de «race géogra-
moines génétiques. nombreuses pour conduire certains bio- phique» est parfois utilisée comme
La délimitation concrète des espèces logistes à rejeter la définition biologique synonyme de sous-espèce en zoologie.
est souvent malaisée. L'existence d'hy- de l'espèce, comme étant inapplicable On désigne aussi par «races chromoso-
brides entre deux formes constitue une sur le terrain. On peut rétorquer, avec miques» des populations qui se distin-
première difficulté. L'absence de carac- E. Mayr, que le fait de ne pas savoir guent du reste de l'espèce par le nombre
tère distinctif aisément décelable en est détecter les espèces ne suffit pas à prou- et la forme des chromosomes. La souris
une autre, malheureusement très fré- ver qu'elles n'existent pas. L'existence domestique en compte un certain
quente. Ainsi, les deux espèces de situations délicates pour le biologiste nombre ; par exemple, la souris de
Drosophila pseudoobscura et était prévisible : la séparation de deux Poschiavo (nommée d’après une localité
Drosophila persimilis ne sont distin- espèces à partir d'une espèce ancestrale suisse), possède 26 chromosomes, alors
guables que par l'observation des chro- n’est sans doute pas toujours un phéno- que le nombre habituel pour l'espèce est
mosomes ou encore par des caractères mène brutal, mais résulterait dans cer- 40. On voit que le nombre de chromo-
biochimiques : on parle alors d'espèces tains cas de l'accumulation progressive somes est loin d'être un critère
jumelles, dénomination due au zoolo- de petites différences. Il doit exister une infaillible de l'espèce. Toutefois, il est
giste et généticien français Louis Cuénot. succession de stades durant lesquels les préférable d'exclure le terme race du
Il est parfois impossible de savoir deux futures espèces sont encore incom- vocabulaire de la systématique. Il est en
de façon certaine si deux formes appar- plètement différenciées. Un état de spé- effet utilisé dans des acceptions trop
tiennent ou non à la même espèce. C'est ciation incomplète est certainement un variées. Les races géographiques d'ani-
le cas lorsqu'elles vivent sur des terri- casse-tête pour un classificateur, mais il maux sauvages ne peuvent être mises en
toires géographiquement isolés. Parmi apporte des informations du plus grand parallèle avec les races d’animaux
les platanes, on a décrit Platanus orien- intérêt au spécialiste de la spéciation! domestiques, sélectionnées par l'homme
talis, dont la répartition géographique dans un but précis.
s'étend de la Grèce aux contreforts de Comment classer Ces remarques soulèvent le pro-
l'Himalaya, et Platanus occidentalis, blème plus général de la classification à
qui pousse aux États-Unis. Ces deux
sous l'espèce ? l'intérieur de l'espèce. Si la définition
formes diffèrent nettement par de nom- Le terme de sous-espèce n'a pas le biologique de l'espèce est considérée
breux caractères, notamment la forme même sens en botanique et en zoologie. comme objective, il n'en va pas de
En botanique, une sous-espèce est même de celles des catégories de rangs
CORNEILLE NOIRE usuellement définie par la présence d'un inférieurs. Alors que les deux sous-
CORNEILLE MANTELÉE caractère dont l'importance est jugée espèces de corneilles sont probablement
COHABITATION trop faible pour élever au rang d'espèce le résultat d'une longue divergence
l'ensemble des individus qui le portent ; génétique, on connaît des sous-espèces
c'est une notion dérivée du concept qui ne diffèrent guère que par un couple
typologique de l'espèce. En zoologie, d'allèles!
deux sous-espèces diffèrent par au Une extension abusive et déplorable
moins un caractère visible, mais est la notion de race humaine, et plus
aussi par leur répartition géogra- encore celle de hiérarchie entre les
phique. Par exemple, il existe races, scientifiquement sans fondement,
en Europe deux sous-espèces implicitement admise par nombre de
de corneilles, la corneille ceux qui parlent de races. Nul ne
noire, à plumage unifor- contestera qu'il existe une diversité au
mément noir, au Sud- sein de l'espèce humaine, qu'il y a une
Ouest et la corneille liaison entre diversité morphologique et
mantelée, à plumage habitat, et qu'une part de cette diversifi-
noir et gris, au Nord et cation est due à l'adaptation au milieu.
à l'Est. Elles ne coha- Toute extrapolation à des caractères
3. RÉPARTITION DE LA CORNEILLE NOIRE et bitent que sur une étroite bande de terri- tels que les composantes de comporte-
de la corneille mantelée. Ces deux formes,
toire où elles s'hybrident librement. De ment ou les aptitudes intellectuelles,
qui ne diffèrent que par le plumage, sont
considérées comme des sous-espèces, car même, l'isard des Pyrénées et le cha- dont le déterminisme est à peu près
elles occupent des territoires distincts, à mois des Alpes, qui diffèrent par des inconnu, mais dont on peut exclure
l’exception d’une étroite bande où elles caractères discrets de coloration et de qu’il soit seulement génétique, est tout
s’hybrident (en rouge). forme des cornes, sont considérés à fait injustifiée.
32 © POUR LA SCIENCE
Le finalisme revisité
PIERRE HENRI GOUYON
Les biologistes se sont trop longtemps satisfait de la sique est l’œil, manifestement fait pour
voir. Il y a donc une finalité dans la
maxime du Docteur Pangloss : « Tout est au mieux ». Le nature, énoncent doctement les théolo-
giens, qui poursuivent : une finalité sup-
darwinisme et son interprétation moléculaire, explicitent pose une conscience, donc Dieu existe
et a créé chaque être selon ses fins.
à la fois l’optimisation des processus naturels et les
Aristote, Lucrèce
limites de cette optimisation. et leurs continuateurs
J
La version laïque de la finalité divine
. B. S. Haldane (1892-1964), l’un est au mieux ». Pangloss, philosophe est une cause finale «naturelle».
des principaux fondateurs de la inventé par Voltaire pour caricaturer Développé par Aristote, plus de 300 ans
biologie évolutive moderne, stig- Leibnitz, désigne volontiers le monde avant notre ère dans Les parties des ani-
matisait les idées reçues de ses comme « le meilleur des mondes pos- maux, le concept de cause finale est cri-
collègues. Il caractérisait leur sibles » (voir la légende de la figure 2). tiqué par Lucrèce deux siècles plus tard
absence de réflexion par des citations La science qu’enseigne Pangloss est dans le dernier chapitre Contre les
appropriées, telles que « Ce que je dis fondée sur l’argument premier des caté- causes finales de son ouvrage De la
trois fois est vrai » de Lewis Carroll chismes passés et des sectes actuelles : Nature. Écoutons Lucrèce :
dans La chasse au Snark, et surtout la la patente finalité des organes apparte- « La clairvoyance des yeux n’a pas
fameuse expression de Pangloss, « Tout nant aux êtres vivants. L’exemple clas- été créée, comme tu pourrais croire,
pour nous permettre de voir au loin. [...]
Interpréter les faits de cette façon, c’est
faire un raisonnement qui renverse le
rapport des choses, c’est mettre la cause
après l’effet. Aucun organe de notre
corps, en effet, n’a été créé pour notre
usage, mais c’est l’organe qui crée
l’usage. Ni la vision n’existait avant la
naissance des yeux, ni la parole avant la
création de la langue : c’est bien plutôt
la naissance de la langue qui a précédé
CRÂNE DE L’OISEAU JEUNE
de loin celle de la parole ; les oreilles
existaient bien avant l’audition du pre-
mier son ; bref tous les organes, à mon
avis, sont antérieurs à l’usage qu’on a
pu en faire. Ils n’ont donc pu être créés
en vue de nos besoins...»
Notons que Lucrèce considère que
les propositions « L’œil est fait pour
voir et l’oreille pour entendre » et « la
langue est faite pour parler » sont équi-
valentes. Lucrèce semble ignorer que si
tous les yeux du règne animal servent à
voir, la plupart des langues ne servent
CRÂNE DE L’OISEAU ADULTE pas à parler. Toujours est-il que Lucrèce
pense que l’organe précède la fonction,
1. LES PARTIES DU CRÂNE D’UN OISEAU jeune se détachent le long de sutures qui ont dispa-
et que l’organe est en quelque sorte
rues chez l’adulte. Citons Darwin : «On a pensé que les sutures du crâne des jeunes mam-
mifères seraient une magnifique adaptation à une meilleure parturition, et il n’y a pas de
« providentiel », au sens étymologique
doute qu’elles facilitent, ou sont peut-être indispensables à l’accomplissement de cette fonc- du terme : la Nature pourvoie les
tion ; mais comme les crânes des jeunes oiseaux et des reptiles sont munies de ces sutures, organes, les animaux les utilisent.
alors que ces animaux n’ont qu’à s’échapper d’un œuf cassé, on en déduit que ces sutures Bernardin de Saint Pierre, éphémère
résultent des lois de la croissance, et que les animaux supérieurs en ont tiré parti.» intendant du Jardin des Plantes de Paris
36 © POUR LA SCIENCE
au xixe siècle, ne dit pas autre chose pour voir, la fonction de l’œil est de ticien ou à l’évolutionniste de com-
dans Les harmonies de la Nature où il voir. Nuance! Cette casuistique accep- prendre en quoi une fonction est utile à
exalte la toute-puissance de la provi- tée, les biologistes purent étudier tran- l’organisme, il lui faut aussi com-
dence. On y trouve, bien sûr, la fameuse quillement la physiologie : Claude prendre la genèse de cette fonction. Et
assertion selon laquelle le melon a des Bernard étudie la fonction du foie, tout alors la causalité revient, accompagnée
dessins de tranches pour être mangé en le monde l’imite et obtient les succès de notre bon Pangloss. Admettre qu’un
famille, mais aussi l’affirmation qu’en que l’on sait. caractère existe parce que son existence
plus de nos besoins physiques, la nature Au prix de quelques sacrifices rhé- fait que l’espèce est « au mieux » est
se préoccupe de nos jouissances toriques, les biologistes éliminent ainsi panglossien. Pour éviter l’écueil, on dit
morales : « Le laurier pour la victoire, le problème de la finalité. Bien sur, cela que la sélection naturelle explique la
l’olivier pour la paix, le palmier pour la les démange encore de temps en temps, genèse des adaptations car les adapta-
gloire ». La nature procure ainsi les ins- mais ils se gardent d’avouer leur tions réussies s’accompagnent d’une
truments de notre symbolisme! trouble : «le finalisme est comme une prolifération (les individus meurent
Un demi-siècle après Candide, femme de mauvaise vie dont on ne peut moins et/ou procréent plus) et, par
Bernardin pousse la logique de la provi- pas se passer, mais avec qui il est inter- conséquent, on évoque la finalisation
dence jusqu’à l’absurde. Le problème dit d’être vu dans la rue», écrit un phy- des organismes vers la reproduction de
reste entier : en l’absence de mécanisme siologiste anglais dans les années 1950. leur information génétique.
directeur, l’adaptation des organismes est Pour la biologie évolutive, le pro- Ce point de vue remettant en piste le
incompréhensible sans Créateur. blème perdure : il ne suffit pas au géné- finalisme, doit cependant éviter deux
La finalité darwinienne
L’origine des espèces de Darwin, en
1859, fournit une explication méca-
niste : sur cette base, les biologistes ont
élaboré, en un siècle, une science de la
finalité biologique. En termes
modernes, ce finalisme repose sur les
erreurs de transmission de l’information
génétique. Les informations contenues
dans l’ADN sont reproduites de généra-
tion en génération ; ce faisant elles
varient sous l’effet des mutations et des
recombinaisons et sont triées par la
sélection naturelle. Ce processus répété
sur quelques milliards d’années, a
donné naissance aux formes vivantes
actuelles. À chaque pas la mutation se
fait « au hasard » (c’est-à-dire qu’elle
n’est pas dirigée vers un résultat) , la
direction n’est donnée qu’a posteriori
par la sélection.
Du point de vue microscopique,
Lucrèce a raison : les structures, appa-
raissant au hasard des mutations, sont
toujours antérieures à leur utilisation. Au
niveau macroscopique, Aristote a rai-
son : un organe complexe évolue dans le
sens de l’optimisation d’une fonction.
Ainsi débarrassé de la providence
nécessaire – le hasard aveugle, plus la 2. MALHEUREUX CANDIDE : « Le Baron... voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du
sélection naturelle, faisait l’affaire –, les Château à grands coups de pied dans le derrière.» Voltaire présente Pangloss, le mentor de
biologistes ont tenté de s’affranchir du Candide, en ces termes : «Pangloss enseignait la métaphysico-théologico-cosmolo-nigologie.
finalisme. D’abord par décret : dans les Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet dans cause, et que, dans ce meilleur des
études des lois qui régissent les êtres mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et
vivants, le finalisme est interdit de madame la meilleure des baronnes possibles. Il est démontré, disait-il, que les choses ne
séjour ; aussi les biologistes deviennent- peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la
meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes ; aussi
ils des champions de l’esquive.
avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, aussi
Comme il n’est plus permis de dire avons-nous des chausses. Les pierres ont formées pour être taillées et pour en faire des châ-
que l’œil est fait pour voir, il faut tout teaux ; aussi monseigneur a un très beau château: le plus grand baron de la province doit
de même en exprimer l’idée! La résolu- être le mieux logé : et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc
tion de ce dilemme passait par le toute l’année. Par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il
concept de fonction : l’œil n’est pas fait fallait dire que tout est au mieux.»
© POUR LA SCIENCE 37
écueils : l’importance exagérée accor- supérieure (maintien de l’espèce, nais- descendance peut être pénalisante pour
dée à la fonction dans l’explication de sance des jeunes, diversité biologique, le tricheur : on a ainsi expliqué la
l’existence des structures et l’estimation équilibre démographique) est invo- baisse de fertilité chez les mésanges en
de ce qui peut, ou ce qui ne peut pas, quée. Or rien dans le fonctionnement milieu pauvre en montrant que les
être du à la sélection naturelle. de la sélection naturelle ne permet nichées trop importantes subissaient
d’affirmer que l’information génétique en leur sein des mortalités plus élevées
Les deux manières suit ces impératifs. que les autres. En d’autres termes,
Les réponses sur l’altruisme et la pour que les gènes du tricheur ne se
d’être panglossien mort sont aujourd’hui satisfaisantes, en répandent pas, il faut invoquer une
Le premier point avait été relevé par ce qui concerne le sexe, l’explication pénalité, une mortalité plus élevée, qui
Darwin : il remarque que les sutures des reste un sujet de débat. Pour montrer la leur est propre. Mais alors ce n’est
os du crâne des mammifères semblent démarche suivie par les évolutionistes plus l’évitement global de la surpopu-
de merveilleuses adaptations à la partu- modernes, examinons en détail le der- lation qui est la cause de la limitation
rition (la tête doit pouvoir se déformer à nier cas de panglossisme, celui ayant de la fertilité, mais bien la survie de
la naissance), mais il retrouve les trait aux conséquences de l’appauvrisse- l’individu et de ses descendants, l’inté-
mêmes sutures chez les oiseaux. ment du milieu. rêt de ses gènes.
S. Gould et R. Lewontin explicitent sur Pour comprendre l’erreur, il suffit Dernier exemple de panglossisme :
d’autres exemples comment les de s’interroger sur le bénéfice du tri- au cours des années 1970, les biolo-
contraintes du processus de développe- cheur : si un tricheur (un mutant ou un gistes découvrent que le génome conte-
ment peuvent engendrer des structures migrant venu d’une autre population) nait des séquences répétées, introns,
qu’il est facile de prendre pour des arrivait dans la population, serait-il transposons, etc. Instantanément, les
adaptations. Ainsi l’existence de seins avantagé ou désavantagé du point de biologistes veulent expliquer leur exis-
chez la femme et de l’orgasme chez vue de la sélection? Dans ce cas la tence en termes de production de pro-
l’homme sont des adaptations fonction- réponse est évidente : même en téines et d’organes, et les hypothèses
nelles claires, alors que les structures période de surpopulation, un tricheur quant à la fonction de ces structures ont
mammaires chez les mâles et le clitoris qui produit plus de descendants repro- fleuri. Pangloss frappait encore : s’il est
chez la femme ne sont qu’une consé- duit mieux ses gènes que le reste de la légitime de chercher la fonction d’un
quence fortuite du développement population. Toutefois une importante organe pour expliquer son existence, la
embryonnaire commun aux deux sexes. même recherche appliquée a priori à
La recherche d’une explication fonc- une information génétique qui n’a pas
tionnelle de ces deux traits est une atti- besoin d’une autre fonction pour se
tude panglossienne et les prolongations reproduire, n’est pas valide. F. Crick et
sociales et freudiennes sont à proscrire. L. E. Orgel ont appelé les séquences
Les darwinistes ne devraient pas outre- répétées, l’« ADN égoïste, le parasite
passer leur domaine de compétence au ultime » : leur propre reproduction justi-
delà de ce qu’explique la sélection natu- fie pleinement leur existence.
relle : «Cordonnier, pas plus haut que la
chaussure», disaient les Anciens. Le finalisme revenu
Le second écueil panglossien est la
paresse intellectuelle. Il ne serait plus Si la physiologie a pu rejeter le finalisme
nécessaire de montrer comment se fait et accepter le concept flou de fonction, la
l’optimisation des formes vivantes par biologie évolutive ne peut se payer le
la sélection, il suffirait d’admettre que luxe de cette dérobade : l’étude des
tout est optimisé, que «tout est au causes finales en biologie est incontour-
mieux». Les affirmations suivantes sont nable. En abordant courageusement la
ainsi panglossiennes : elles font fonc- question de front, on évite la confusion
tionner la sélection naturelle à un entre les explications finalistes légitimes,
niveau qui n’est pas le bon. celles qui invoquent la sélection naturelle,
-Certains individus, dans les espèces et les autres qui relèvent de Pangloss.
animales, ont des comportements L’œil est fait pour voir – la sélection a
altruistes parce que ces comportements favorisé ce type de possibilité –, alors que
favorisent la survie de l’espèce. la langue, qui préexiste au langage, n’est
-La mort des organismes s’explique pas faite pour parler.
par le fait qu’il est nécessaire de laisser Pour répondre au «pourquoi», les
de la place aux jeunes. sciences de l’évolution doivent expli-
-La reproduction sexuée s’explique citer le «comment» du point de vue de
par la nécessité de produire de la la sélection et en tenant compte des
diversité. contraintes développementales, géné-
3. B ERNARDIN DE S AINT P IERRE (1737-
-En cas d’appauvrissement du 1814) élargit, en les caricaturant involontai- tiques et écologiques. Voilà qui donne
milieu, les individus (oiseaux, par rement, les préceptes de Pangloss. La un nouvelle dynamique à la dernière
exemple) réduisent leur nombre de des- nature fait en sorte que les hommes vivent réplique de Candide à Pangloss :
cendants pour éviter la surpopulation. «au mieux» physiologiquement, mais aussi « Cela est bien dit, mais il faut cultiver
Dans chaque cas, une nécessité socialement. En bas, Paul et Virginie. notre jardin. »
38 © POUR LA SCIENCE
L' ÉVOLUTION RETRACÉE
Combien d’espèces vivent-elles sur Terre? Même parmi les genres de plantes
cultivées qui nous sont familiers, les
Nul ne le sait. La préservation de la diversité biologique, agronomes découvrent encore de nou-
velles variétés ; en hybridant de façon
la gestion de l’environnement et l’étude de l’Évolution sélective ces variétés ou en transférant
leur matériel génétique, ils créent des
imposent un recensement des créatures du Globe. plantes plus productives ou plus résis-
tantes aux maladies. Or l’agriculture
moderne, en diminuant la diversité des
S
plantes cultivées, a augmenté leur
i un extraterrestre se posait sur la doivent se fonder sur des travaux qui sensibilité aux maladies et aux varia-
Terre, quelle serait sa première montrent comment les écosystèmes évo- tions climatiques. La perspective de
question? Je pense qu’il aimerait luent à mesure que certaines espèces dis- modifications de l’environnement glo-
connaître le nombre et la variété paraissent et qu’elles sont remplacées par bal rend plus urgentes encore la pré-
des organismes qui vivent sur notre pla- de nouvelles formes de vie. Le grand
nète. La Terre étant soumise aux mêmes problème actuel est l’élucidation des
lois que les autres corps célestes, le visi- relations fondamentales entre la diversité
teur de l’espace aurait déjà l’expérience et la stabilité d’une communauté biolo-
de milliers de mondes similaires, mais il gique. Sa résolution permettrait de mieux
aurait certainement envie de découvrir prévoir les modifications probables du
la multitude des créatures vivantes, climat : rappelons que l’atmosphère
fruits du hasard et de la nécessité, qui actuelle, riche en oxygène, fut produite
rendent notre planète unique. par les organismes vivants, et que les
Nous serions incapables de fonctionnements des écosystèmes et de
répondre, même approximativement, à l’atmosphère restent étroitement liés.
ce visiteur. Après 250 années de Le recensement des espèces ani-
recherches systématiques, on sait seule- males et végétales s’impose pour bien
ment que le nombre des espèces ani- d’autres raisons. En particulier, de nom-
males et végétales est compris entre 3 et breux médicaments contiennent des
30 millions, voire davantage, et comme principes actifs issus de plantes, de sorte
il n’existe pas d’archives mondiales, on que nous serions bien inspirés de conti-
ne sait même pas combien d’espèces nuer à explorer les richesses naturelles
ont déjà été décrites. au lieu de les détruire. D’autre part, de
La destruction rapide des habitats nombreux fruits et racines nutritifs,
sauvages rend cette ignorance intolé- inexploités, pourraient être cultivés pour
rable. Si l’on veut élaborer un pro- augmenter et diversifier les ressources
gramme rationnel de conservation de la alimentaires de l’humanité.
biodiversité, il est nécessaire de
connaître le nombre total des espèces et 1. DANS SON PARADIS TERRESTRE, Bruegel
leur répartition. Le gouvernement britan- de Velours a peint les espèces les plus utiles
nique l’a parfaitement expliqué dans un ou les plus attirantes. Les oiseaux et les
livre blanc publié en 1990 : «Notre gou- mammifères sont exagérément représentés.
vernement a un impératif éthique et Ce parti pris historique a pour conséquence
moral : toutes nos politiques environne- que le recensement des espèces d’oiseaux
mentales doivent avoir pour objectif de et de mammifères est quasi exhaustif
surveiller et de gérer au mieux la planète, aujourd’hui, tandis que la diversité d’orga-
afin de la transmettre en bon état aux nismes tels que les insectes, les araignées,
générations futures.» Pour gérer les pro- les champignons, les nématodes et les bac-
blèmes d’environnement, les politiciens téries est très mal connue.
40
servation des richesses génétiques velles espèces d’oiseaux par an. La toriées d’insectes, d’arachnides, de
existantes et l’exploration des poten- situation est identique pour les quelque champignons et de nématodes progres-
tialités des différentes plantes. 4 000 espèces de mammifères, mais on saient respectivement de 0,8, 1,8, 2,4 et
identifie encore une vingtaine d’espèces 2,4 pour cent par an.
Premières estimations et un genre chaque année ; la moitié Ces disparités correspondent, dans
environ sont des espèces totalement une certaine mesure, aux effectifs des
Depuis Aristote au moins, on cherche à nouvelles (surtout des rongeurs, des taxinomistes spécialisés dans l’étude
voir dans le monde vivant un système chauves-souris ou des musaraignes), et des divers groupes. On connaît mal ces
organisé. Carl von Linné, en Suède, fut les autres correspondent à des espèces effectifs, mais une rapide enquête que
le pionnier de la description systéma- déjà identifiées, que les méthodes bio- nous avons menée avec Kevin Gaston,
tique des espèces et de leur classifica- chimiques récentes permettent de du Muséum de Londres, auprès de
tion ; il fonda la taxinomie moderne. La reclasser correctement. chercheurs australiens, américains et
dixième édition de son livre Systema Les autres groupes sont moins bien britanniques, a montré que si N est le
Naturae, qui décrivait plus de 9 000 connus. Au XIX e siècle, on a décrit nombre moyen de taxinomistes qui
espèces de plantes et d’animaux, fut beaucoup d’espèces d’arachnides et de étudient chaque espèce de tétrapodes
publiée en 1758, un siècle après la crustacés (c’est-à-dire essentiellement (tous les vertébrés, à l’exception des
découverte des lois de la gravitation par des arthropodes autres que des poissons), 0,3N taxinomistes seulement
Isaac Newton. insectes), mais cette période prospère a se consacrent à chaque espèce de pois-
Depuis, les taxinomistes ont allongé été suivie d’une longue accalmie ; plus sons, et 0,02N à 0,04N à chaque inver-
la liste de Linné à des rythmes très dif- de la moitié des espèces connues tébré. On estime que le nombre de taxi-
férents selon les catégories biologiques. aujourd’hui ont été décrites au cours nomistes est de 10 000 en Amérique du
Les animaux à plumes et à fourrure, les des dernières décennies. Nord, et de 30 000 dans le monde. En
plus étudiés, sont quasiment tous réper- Peter Hammond, au Muséum d’his- France, il existe environ un millier de
toriés. Moins d’un siècle après la publi- toire naturelle de Londres, a montré que naturalistes taxinomistes, et les profes-
cation de l’ouvrage de Linné, la moitié le nombre d’espèces d’oiseaux connues sionnels de la taxinomie ne sont que
des 9 000 espèces d’oiseaux connues n’a augmenté que de 0,05 pour cent par quelques centaines.
avait été décrite, et l’on ne découvre an en moyenne entre 1978 et 1987, Dans le monde végétal, on compte
plus aujourd’hui que trois à cinq nou- alors que les nombres d’espèces réper- en moyenne deux fois plus de taxino-
beaucoup selon les méthodes statis-
tiques utilisées. Par des extrapolations
du nombre d’espèces nouvelles décou-
vertes dans chaque grand groupe biolo-
gique, des taxinomistes ont récemment
évalué à six ou sept millions le nombre
d’espèces.
Un monde d’insectes
Plusieurs estimations sont fondées sur
l’abondance relative des espèces dans
les différentes catégories taxinomiques.
Dans les groupes bien étudiés, tels les
oiseaux ou les mammifères, les espèces
tropicales sont environ deux fois plus
nombreuses que les espèces des régions
2. CARL VON LINNÉ (À GAUCHE) a établi au tempérées ou froides. En revanche, chez
milieu du XVIIIe siècle le système de nomen- les insectes, qui représentent la majorité
clature et de classification encore utilisé par des espèces répertoriées, les faunes de
les taxinomistes d’aujourd’hui. Une planche l’hémisphère Nord sont beaucoup
de son livre Systema Naturae (à droite) mieux connues que celles des tropiques,
montre comment il a classé les plantes en et un tiers seulement des insectes réper-
fonction du nombre de leurs étamines. toriés vit sous les tropiques. Si la pro-
portion d’espèces tropicales chez les
insectes est la même que chez les
mistes par espèce que dans le monde sur la systématique des étoiles (des oiseaux ou les mammifères (ce qui n’est
animal ; alors qu’une espèce de verté- sommes bien supérieures y sont consa- pas du tout établi), il existerait deux
brés mobilise en moyenne dix fois plus crées) que sur celle des êtres vivants ; espèces non décrites d’insectes tropi-
de taxinomistes qu’une espèce de nous connaissons mieux le nombre des caux pour chaque espèce décrite des
plantes, une espèce d’invertébrés en atomes dans l’Univers que le nombre régions tempérées et froides. Dans cette
intéresse dix fois moins. La répartition des espèces sur Terre! hypothèse, 1,5 à 1,8 million d’espèces
des taxinomistes selon les groupes Les meilleures estimations font état décrites donnerait trois à cinq millions
d’espèces ne correspond manifestement de 1,5 à 1,8 million d’espèces identi- d’espèces au total.
pas à la richesse des groupes. En outre, fiées, mais le dénombrement est claire- Certains taxinomistes estiment aussi
quatre pour cent seulement des taxino- ment incomplet. Diverses estimations du le nombre total d’espèces – notamment
mistes travaillent en Amérique du Sud nombre total d’espèces – par des le nombre d’espèces d’insectes tropi-
et en Afrique subsaharienne, où la méthodes expérimentales ou théo- caux – en réalisant un échantillonnage
diversité biologique est la plus grande. riques – ont été tentées et, au minimum, systématique des organismes qui vivent
Dépourvus d’un fichier où seraient ce nombre serait de trois millions : avec dans certaines régions mal connues, et
répertoriées toutes les espèces, les taxi- les méthodes actuelles, il serait impos- en déterminant la proportion des
nomistes ne peuvent en établir une liste sible de les découvrir et de les décrire espèces déjà décrites. Cette méthode est
complète. Ils ne disposent que de toutes dans un délai raisonnable. délicate, car même dans un périmètre
vieilles fiches signalétiques, dispersées Plusieurs naturalistes ont estimé le restreint, on ne récolte pas facilement
dans de multiples institutions, et per- nombre global des espèces à partir du toutes les espèces d’insectes tropicaux
sonne n’a encore dénombré toutes les rythme de découverte d’espèces incon- présentes ; de surcroît, la description,
espèces décrites. Nous en savons plus nues. Cependant ces estimations varient l’identification et le classement des
1. mammifères ; 2. amphibiens ; 3. bactéries ; 4. éponges ; 5. échinodermes ; 6. reptiles ; 7. cœlentérés ; 8. oiseaux ; 9. vers de terre ;
10. vers nématodes ; 11. vers plats ; 12. poissons ; 13. algues ; 14. protozoaires ; 15. champignons ; 16. mollusques ; 17. arthropodes
(insectes exceptés) ; 18. plantes ; 19. insectes. échelle : 0,8 centimètre carré = 1 000 espèces
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
3. LA RICHESSE DES FORMES DE VIE SUR TERRE apparaît sous un jour d’être tous répertoriés, les insectes représentent à eux seuls la moi-
surprenant quand on classe les organismes en fonction de leur tié de toutes les espèces décrites. En revanche, il n’existe que
contribution à la biodiversité totale, c’est-à-dire en fonction du 4 000 espèces de mammifères, soit environ 0,25 pour cent des
nombre d’espèces de chaque groupe. Bien qu’ils soient encore loin quelque 1,5 million d’espèces décrites.
42 © POUR LA SCIENCE
insectes capturés sont des travaux longs choisies sont représentatifs du peuple- héberge en moyenne 160 espèces de
et onéreux. Enfin il est difficile de ment des insectes à l’échelle du Globe. coléoptères de la canopée. Ils ont
s’assurer que le site et le groupe consi- Terry Erwin, du Smithsonian ensuite estimé le nombre de tous les
déré sont représentatifs de la répartition Institut, a dirigé une campagne éton- insectes à partir de celui des insectes qui
générale des espèces. nante au cours de laquelle son équipe a vivent dans la canopée : comme 40 pour
Ian Hodkinson et David Casson, à étudié la faune des coléoptères qui peu- cent des insectes connus sont des coléo-
Liverpool, ont évalué le nombre des plent le feuillage des arbres de la forêt ptères, si cette proportion s’applique
espèces d’hémiptères (la famille des tropicale. Les coléoptères se distin- aussi à la canopée des arbres tropicaux,
punaises) dans une région peu étendue, guent des autres insectes par leurs 400 espèces d’insectes de la canopée
au relief varié, de la forêt tropicale élytres, une paire d’ailes dures et cor- vivent sur chaque espèce d’arbres. Dans
humide de Sulawesi, en Indonésie. Ils nées qui recouvrent les ailes infé- l’hypothèse où la canopée abrite les
ont trouvé 1 690 espèces de punaises rieures, fonctionnelles ; ils représentent deux tiers des espèces d’insectes vivant
terrestres, dont 63 pour cent n’avaient près d’une espèce répertoriée sur cinq, sur les arbres, 600 espèces d’insectes
jamais encore été décrites. Si cette pro- ce qui a inspiré la boutade du généti- occupent chaque essence tropicale ; si
portion d’espèces nouvelles est valable cien britannique J. Haldane, qui remar- l’on admet, en outre, un total de
pour l’ensemble des insectes, on en quait que «Dieu a un penchant pour les 50 000 espèces d’arbres tropicaux, le
déduit que le nombre total d’espèces coléoptères». Beaucoup vivent dans les nombre d’espèces d’insectes tropicaux
d’insectes atteint deux à trois millions forêts tropicales qui, bien qu’elles ne est égal au produit du nombre d’espèces
(900 000 seulement sont connues couvrent que le seizième des terres sur chaque essence d’arbre (600) par le
aujourd’hui). émergées, abriteraient au moins autant nombre d’essences (50 000), soit
P. Hammond a fait une extrapola- d’espèces que toutes les autres régions 30 millions. Dans cette estimation, le
tion analogue ; il remarqua tout d’abord du monde. nombre de toutes les espèces d’insectes
que parmi les 22 000 espèces d’insectes À l’aide d’un gaz insecticide, qui vivent sur la Terre serait encore bien
de la faune britannique, bien inventoriée T. Erwin et ses collègues ont recueilli supérieur.
par des générations de pasteurs qui ont les coléoptères qui vivaient sur la cano-
observé avec plus d’attention leurs pée (l’étage supérieur de la végétation)
ouailles à six pattes que celles à deux d’un arbre du Panama apparenté au
jambes, on compte 67 espèces de tilleul, Luehea seemannii. En trois sai-
papillons ; d’autre part, les naturalistes sons de collecte, ils ont trouvé 1 200
accordant aux papillons le même pres- espèces de coléoptères, mais ils n’ont
tige qu’aux oiseaux, les quelque 17 500 pas encore déterminé combien d’entre
espèces décrites dans le monde repré- elles étaient déjà répertoriées ; la
sentent vraisemblablement un inventaire méthode d’extrapolation n’a pas encore
quasi complet. Le nombre exact n’est été appliquée, mais ces chercheurs ont
sans doute pas supérieur à 20 000. malgré tout proposé une estimation.
Si la composition de la faune des Ils ont d’abord déterminé combien
insectes britanniques est analogue à d’espèces, parmi celles qu’ils avaient
celle de la faune globale, six millions récoltées, vivaient spécifiquement sur
d’espèces d’insectes (20 000 fois Luehea seemannii. Environ 20 pour
22 000 divisé par 67) devraient vivre cent des coléoptères herbivores (les plus
sur la Terre. Ce type d’extrapolation est abondants dans l’échantillon recueilli)
toutefois affecté d’une incertitude fon- seraient inféodés à une essence tropicale
damentale, car on ignore si les groupes particulière. Les naturalistes en ont
d’insectes répertoriés ou les régions déduit que chaque espèce d’arbre
14 15 16 17 18 19
© POUR LA SCIENCE 43
Bien des hypothèses du raisonne- espèces d’animaux terrestres dans dif- inféodées à chaque espèce de plantes
ment précédent sont douteuses : je pense férentes classes en fonction de leur dans des associations très différentes,
notamment que les coléoptères tropicaux taille. Les taxinomistes ont constaté tant par la taille des insectes et des
sont moins spécialisés que ceux des qu’en passant d’une classe à une autre plantes que par leur localisation : en
régions tempérées, et que la valeur de où la longueur diminue d’un facteur moyenne, une dizaine d’espèces
20 pour cent est surévaluée ; elle serait dix, l’effectif augmente d’un facteur d’insectes sont associées à chaque
plutôt de deux à trois pour cent. En 100, du moins tant que la taille reste espèce de plante. Comme le nombre des
revanche, T. Erwin a probablement comprise entre quelques mètres et un espèces de plantes vasculaires atteint
sous-estimé la proportion d’espèces centimètre. Pour les animaux de lon- très vraisemblablement 270 000,
vivant aux étages autres que la canopée gueur inférieure à un centimètre, cette K. Gaston en a déduit qu’il existerait
et qui, selon moi, représentent jusqu’à relation n’est plus vérifiée, peut-être trois millions d’espèces d’insectes.
deux tiers des espèces d’insectes vivant parce que les organismes minuscules Jusqu’à présent, on a essentiellement
sur les arbres tropicaux. sont loin d’être tous dénombrés. rapporté les estimations du nombre des
Avec ces nouvelles hypothèses, le Si la relation entre la taille et la espèces d’insectes terrestres, ce qui est
nombre de toutes les espèces d’insectes densité d’espèces s’appliquait aussi aux compréhensible puisque ces créatures
serait compris entre trois et six millions. animaux millimétriques – une limite représentent plus de la moitié de toutes
Cette modification n’enlève rien à arbitraire entre le monde macrosco- les espèces décrites, même si elles sont
l’importance du travail de T. Erwin, qui pique et le monde microscopique –, le loin d’avoir été toutes répertoriées.
renouvelle les méthodologies d’estima- nombre total d’espèces animales ter- Cependant d’autres groupes taxino-
tion du nombre des espèces et qui restres avoisinerait dix millions. Ce rai- miques pourraient rivaliser avec les
prouve combien la taxinomie est étroite- sonnement serait plus convaincant si insectes, et les petits organismes ont
ment liée aux problèmes écologiques. les taxinomistes comprenaient mieux vraisemblablement été négligés.
les facteurs physiologiques, écolo- David Hawksworth, de l’Institut
Insoupçonnés, giques et évolutifs qui déterminent la mycologique international de Kew, en
distribution des tailles entre les diffé- Grande-Bretagne, a proposé une rééva-
les champignons rentes espèces. luation du nombre total des espèces de
Si les taxinomistes cherchent à éva- La structure de la chaîne alimentaire champignons aussi radicale que celle
luer la biodiversité, c’est essentielle- donne aux taxinomistes une autre possi- effectuée par T. Erwin au sujet des
ment pour répondre aux questions qui bilité d’estimation du nombre insectes. Il a tout d’abord noté que les
se posent en écologie et en biologie de d’espèces. Les plantes photosynthé- taxinomistes ont décrit 69 000 espèces
l’évolution. Les listes taxinomiques tiques, en fabriquant la matière orga- de champignons. Dans diverses régions
sont des points de départ obligés dans nique, sont le premier maillon de la d’Europe bien étudiées, les espèces de
l’étude de la structure des chaînes ali- chaîne alimentaire. Si l’on pouvait éva- champignons sont environ six fois plus
mentaires, de l’abondance relative des luer précisément le nombre de formes nombreuses que les espèces de plantes
espèces, du nombre total des orga- de vie que chaque sorte de plante peut vasculaires ; si ce rapport est conservé
nismes de différentes tailles, ainsi que nourrir, on déduirait le nombre total dans les autres régions du monde, les
de la répartition des différentes formes d’espèces de celui des espèces végé- 270 000 espèces de plantes vasculaires
de vie. On déduit de ces diverses tales, mieux connu. coexistent avec 1,6 million d’espèces de
études des règles de calcul qui permet- Bien que ce Graal taxinomique soit champignons, plus de 20 fois le nombre
tent d’estimer de façon indépendante le encore hors de portée, K. Gaston a fait d’espèces décrites aujourd’hui.
nombre des espèces. progresser l’étude des chaînes alimen- Peut-être les relations numériques
L’une de ces méthodes dérive d’une taires en rassemblant les données sur le observées dans les régions tempérées ne
observation faite en répartissant les nombre moyen d’espèces d’insectes sont-elles pas transposables aux zones
1,0
PROPORTION D’ESPÈCES CONNUES
OISEAUX ARTHROPODES
(ÉCHELLE LOGARITHMIQUE)
0,5
9 000 ESPÈCES 130 000 ESPÈCES
CONNUES EN 1992 CONNUES EN 1992
0,1
0,01
0,001
1758 1845 1990 1758 1960 1990
ANNÉE ANNÉE
4. LE NOMBRE DES ESPÈCES répertoriées a augmenté différemment velles espèces chaque année (à gauche). Au contraire, on n’a décou-
selon les formes de vie : la moitié de tous les oiseaux connus avait vert la plupart des espèces d’arachnides et de crustacés qu’après
déjà été découverte en 1850, et l’on n’identifie que quelques nou- 1960 (à droite) (l’échelle des ordonnées est logarithmique).
44 © POUR LA SCIENCE
tropicales ; chaque espèce de champi- mations récentes ont montré que la diver- Des biologistes qui ont étudié les
gnons tropicaux est peut-être associée sité des populations microbiennes natu- séquences d’ ARN ribosomal dans des
en moyenne à davantage d’espèces de relles est bien supérieure à celle des cul- populations sauvages de bactéries
plantes que ses homologues des régions tures réalisées en laboratoire. En étudiant marines ont obtenu des résultats équiva-
tempérées : il faudrait alors réviser à la les ARN extraits d’un amas de bactéries lents. Ces études sont encore plus frap-
baisse le nombre des espèces de cham- photosynthétiques vivant dans une pantes que celle des insectes de la cano-
pignons. À l’inverse, D. Hawksworth ne source chaude du parc de Yellowstone, pée tropicale, car elles montrent à quel
comptabilise pas les espèces de champi- les microbiologistes ont découvert huit point les taxinomistes connaissent mal
gnons associés à des insectes plutôt types de séquences génétiques, toutes les formes de vie les plus simples et les
qu’à des plantes, ce qui lui ferait sous- différentes des séquences des douze plus répandues.
estimer le nombre total d’espèces de souches de bactéries cultivées en labora- La classification des bactéries et des
champignons. Des études récentes, réa- toire et que l’on pensait représentatives virus est une tâche ardue, parce que les
lisées en milieu tropical, ont montré que des bactéries de tels amas. Seule une de diverses souches échangent facilement
la proportion des espèces de champi- ces séquences ressemble un peu à celles du matériel génétique et qu’un individu
gnons non encore décrites était com- d’un phyllum bactérien connu. isolé peut engendrer un clone d’indivi-
prise entre 15 et 30 pour cent, bien
moins que les 95 pour cent prévus par
D. Hawksworth. Cependant, ces études U NE ESTIMATION DE LA DIVERSITÉ DES INSECTES
sont loin d’être exhaustives, et on ne
doit pas s’attendre à ce qu’elles révèlent On a estimé le nombre total d’espèces
l’ensemble des espèces non encore d’insectes à partir du nombre d’espèces de
décrites présentes sur ces sites. coléoptères qui vivent dans le feuillage de
Notre ignorance de l’effectif des certaines essences d’arbres. Le nombre des
espèces de coléoptères inféodées à une
champignons est d’autant plus embar-
essence donnée est défini comme celui des
rassante que ces organismes jouent un espèces qui vivent uniquement sur cette
rôle fondamental dans la plupart des sorte d’arbres, auquel on ajoute la moitié
écosystèmes : ils contribuent à la des espèces qui vivent sur deux sortes
décomposition des matériaux orga- d’arbres, le tiers des espèces qui vivent sur
niques et à la formation des sols, et ils trois sortes d’arbres, etc.
ont indéniablement influé sur le déve-
loppement de la diversité biologique,
d’abord en aidant les plantes à coloniser Les insectes qui ne sont pas des coléo-
les sols secs, puis en favorisant, par des ptères représentent environ 60 pour cent de
relations symbiotiques, la dispersion et toutes les espèces d’insectes dans le monde.
Terry Erwin estime à 160 le nombre de
la diversification des plantes vascu-
coléoptères spécifiques du feuillage d’un
laires, des insectes et de multiples orga- type particulier de tilleul tropical. Si 40 pour
nismes. Ces organismes essentiels à la cent des espèces d’insectes sont des coléo-
vie méritent davantage d’attention. ptères, 400 espèces d’insectes seraient spéci-
De même, les nématodes sont sans fiques de la canopée de ces tilleuls.
doute les moins bien décrits des animaux
visibles à l’œil nu. Ces petits vers vivent
soit sous forme de parasites dans les
plantes ou les animaux, soit à l’état libre,
dans les eaux douces ou salées. Alors D’autres parties de l’arbre – le tronc,
les racines, le sol au pied de l’arbre –
qu’on n’en avait décrit que 80 espèces en
hébergent également des insectes. Selon
1860, on en connaît aujourd’hui 15 000, T. Erwin, les deux tiers de tous les insectes
et selon des estimations récentes du vivent dans le feuillage, de sorte que
nombre de nématodes terrestres et d’eau 600 espèces d’insectes seraient associées à
douce, les espèces répertoriées ne chaque espèce d’arbre.
seraient qu’une très petite partie de la
faune totale de nématodes ; la diversité
semble encore supérieure dans les envi-
ronnements marins, et la plupart des taxi-
nomistes sont d’accord avec P. Les forêts tropicales contiennent envi-
Hammond pour estimer que le nombre ron 50 000 espèces d’arbres. Si, en
d’espèces de nématodes est d’au moins moyenne, 600 espèces d’insectes sont
quelques centaines de milliers. associées à chaque espèce d’arbre, ces
Les créatures vivantes les plus petites forêts abritent quelque 30 millions
– invisibles à l’œil nu – forment égale- (50 000 fois 600) d’espèces d’insectes.
Toutefois cette estimation semble au moins
ment un monde immense. Cinq pour cent
cinq fois trop élevée.
environ des espèces décrites sont des
micro-organismes, tels les protozoaires,
les bactéries et les virus, mais des esti-
© POUR LA SCIENCE 45
107 plus intervenir sur les écosystèmes tout
en concentrant nos efforts, ce qui impo-
10 6
sera des choix déchirants. Ces actions
nécessiteront de meilleures informations
105 que celles dont nous disposons
aujourd’hui.
NOMBRE D’ESPÈCES
46 © POUR LA SCIENCE
ACTUALITÉ ET URGENCE DES INVENTAIRES D ' ESPÈCES
© POUR LA SCIENCE 47
Le Big Bang
de l’évolution animale
Jeffrey LEVINTON
Il y a 600 millions d’années, les espèces vivantes point de ramification ; les embranche-
ments sont définis par des caractères
se sont considérablement diversifiées. qui reflètent les associations évolutives
les plus anciennes.
Depuis, les mécanismes de l’évolution semblent Tous les embranchements animaux
qui ont laissé des fossiles sont apparus
s’être opposés à toute modification notable au cours des 60 millions d’années du
Cambrien ; on ignore exactement
de l’organisation structurale des animaux. quand, mais à l’échelle de l’histoire de
la vie, soit environ 3,5 milliards
d’années, l’apparition simultanée des
L
différents embranchements est un évé-
es biologistes admettent tous que simples sont les cnidaires à symétrie nement soudain et remarquable, que
les animaux, les végétaux et radiale, telles les méduses et les ané- certains paléontologues nomment
autres formes de vie du Globe mones, dont le corps est constitué de l’«explosion cambrienne».
ont évolué à partir d’organismes deux couches de tissu. Les vers plats, un Même au niveau taxinomique infé-
simples, apparus il y a plus de trois mil- peu plus compliqués, sont composés de rieur, celui des classes, la plupart des
liards d’années. Les plus vieux fossiles trois couches de tissu ; ils ont une symé- innovations seraient apparues très tôt :
connus sont ceux d’algues simples et trie bilatérale, et leurs organes senso- après le Cambrien, les nouvelles
d’autres organismes unicellulaires ; les riels sont regroupés à une extrémité. La classes ont été très rares. Le début du
organismes pluricellulaires, animaux et quasi totalité des autres animaux ont Cambrien semble avoir été un épisode
végétaux, sont apparus des centaines de trois couches tissulaires et une cavité de radiation évolutive spectaculaire.
millions d’années plus tard. L’évolution dans la couche centrale. Ce vaste Cependant l’explosion cambrienne
semble avoir été très irrégulière, avec une groupe des cœlomates comprend les reste mal connue, car les fossiles ne
poussée soudaine peu après l’apparition annélides, ou vers segmentés ; les échi- révèlent pas toujours la date d’appari-
des premiers organismes pluricellulaires, nodermes, tels les étoiles de mer, les tion des embranchements : si les
il y a presque 600 millions d’années, au concombres de mer et diverses créatures groupes animaux dont les plus anciens
cours du Précambrien supérieur. à symétrie d’ordre cinq ; les arthropodes spécimens connus datent du Cambrien
Les organisations corporelles qui se (insectes, araignées et crustacés) ; les ont eu des ancêtres dépourvus de
sont développées alors étaient des mollusques ; les vertébrés et d’autres coquille et de squelette, les diver-
ébauches des formes actuelles, et peu de organismes moins connus. gences évolutives ont peut-être été
nouveaux plans structuraux sont appa- Le système de classification des ani- bien antérieures au Cambrien, et la
rus depuis. De même que toutes les voi- maux et des végétaux qu’ont établi les diversification cambrienne n’aurait pas
tures actuelles ressemblent à leurs biologistes repose sur ces différences été aussi explosive qu’on l’admet
ancêtres, avec quatre roues et un volant, structurales : chaque groupe, tel celui des généralement.
les organismes vivants ont conservé la échinodermes, celui des arthropodes ou Les données sont contradictoires
structure de base apparue au Cambrien. celui des annélides, représente un sur ce point : les seuls animaux dont
Il n’y a eu que des variations sur ces embranchement, c’est-à-dire une division on a trouvé des fossiles datant d’avant
thèmes du Cambrien. importante du règne animal caractérisée le Cambrien appartiennent à un groupe
Pourquoi de nouvelles organisations par une organisation particulière des particulier, découvert en 1947 dans les
structurales animales ne sont-elles pas organismes qui y sont rassemblés. monts Ediacara, au Sud de l’Australie,
sorties du chaudron évolutif au cours des Chaque embranchement se divise en par le géologue R. Sprigg. Cependant
centaines de millions d’années qui ont classes, puis en ordres et en groupes plus
suivi le Cambrien? Pourquoi les organi- petits, jusqu’aux espèces.
1. L’EXPLOSION DU CAMBRIEN, il y a presque
sations ancestrales sont-elles si stables? En 1859, Charles Darwin élucida
600 millions d’années, a été caractérisée par
Ces organisations fondamentales les bases de cette hiérarchie taxino- l’apparition soudaine et quasi simultanée de
sont familières à tous les naturalistes, mique : l’Évolution procède par ramifi- formes animales nombreuses et variées.
même amateurs. Dans le règne animal, cations successives, et chaque division Jamais la vie ne s’est autant diversifiée qu’à
les créatures pluricellulaires les plus de la hiérarchie représente un autre cette époque.
48
ANNELIDA NEMATODA PORIFERA CNIDARIA
VERS SEGMENTÉS VERS RONDS ÉPONGES MÉDUSES, CORAUX,
ANÉMONES DE MER
50 © POUR LA SCIENCE
brés de la baie de Foundry, à l’embou-
chure de l’Hudson. Comme les autres
baies environnantes, celle de Foundry
fourmille d’organismes vivants : à la sur-
face de l’eau, des tourbillons piègent les
nymphes de moucherons imprudents :
des vers oligochètes et des larves
d’insectes dont se nourrissent poissons,
crabes et crevettes, peuplent les fonds
ECTOPROCTA ENTOPROCTA ROTIFERA
boueux. Pourtant la baie de Foundry se
BRYOZOAIRES BARENTSIA ET AUTRES ROTIFÈRES singularise surtout par sa pollution consi-
dérable, sans doute unique au monde, par
des composés à base de nickel.
Un autre exemple montre les diffi- sive de toutes, qui survint à la fin du Cette baie a une histoire : lors de la
cultés d’interprétation des données fos- Permien, il y a 230 millions d’années, Révolution américaine, une forge située
siles. Il y a quelques années encore, les 96 pour cent des espèces marines dispa- à cet endroit produisait des chaînes qui
échinodermes du Cambrien semblaient rurent, mais il ne semble pas que de étaient tendues en travers de l’Hudson
répartis dans de nombreuses classes nouvelles organisations structurales et pour bloquer la flotte britannique.
taxinomiques, et être tous apparus sou- de nouveaux embranchements soient Pendant la guerre de Sécession, la fon-
dainement et indépendamment. alors apparus pour occuper les niches derie fabriqua des munitions de guerre.
Pourtant, des études récentes ont abouti laissées vacantes. Il y a environ 40 ans, une usine de bat-
à un arbre phylogénique classique, au D’autre part, l’occupation de toutes teries s’y installa. Depuis 1953, les
lieu de l’espèce de prairie initiale dont les niches écologiques n’empêche vrai- usines ont déversé plus de cent tonnes
les multiples racines remontaient à des semblablement pas l’apparition de nou- de déchets de nickel-cadmium dans la
ancêtres communs inconnus. veautés évolutives. Aujourd’hui, de baie et dans la rivière. Cette pollution
Ces exemples soulignent combien la nombreux organismes dont l’organisa- ne cessa qu’à la fin des années 1970,
reconstitution de l’histoire évolutive à tion corporelle est différente vivent des après intervention des habitants.
partir de considérations taxinomiques mêmes ressources : les escargots, les Lorsque nous avons commencé à
est malaisée : certains fossiles rares, qui vers et les membres de nombreux autres étudier la baie, au début des années
semblent correspondre à des classes embranchements se nourrissent de parti- 1980, nous avons trouvé que les sédi-
particulières, sont parfois difficiles à cules organiques contenues dans la ments contenaient 25 pour cent de cad-
interpréter. Afin de démontrer qu’un boue. Il nous faut trouver une autre mium ! Néanmoins les organismes inver-
fossile représente une nouvelle classe, explication à l’absence d’innovations tébrés qui y vivaient étaient tout aussi
ou qu’il appartient à une classe connue, biologiques après le Cambrien. abondants que dans les sédiments non
les paléontologues doivent relever les Une autre hypothèse stipule que pollués. Nous avons alors étudié la tolé-
caractéristiques qu’il partage avec l’Évolution est plus lente aujourd’hui rance au cadmium de l’invertébré le plus
d’autres groupes, ou qui, au contraire, qu’au début de la vie sur la Terre. Si commun de la baie, un cousin aquatique
font défaut. Lorsqu’ils trouvent, pour la l’Évolution a ralenti pour des raisons du ver de terre, Limnodrilus hoffmeisteri.
première fois, des fragments fossilisés encore inconnues, aucune nouvelle Nous avons observé que les
d’un organisme inconnu, l’absence de organisation structurale n’a peut-être eu Limnodrilus capturés dans une baie
caractères connus leur fait naturellement le temps d’apparaître. voisine mouraient ou dépérissaient
espérer qu’un nouveau groupe a été Il y a dix ans, avec Paul Klerks, de quand on les plaçait dans les sédiments
découvert. Les fossiles étant générale- l’Université de Louisiane, nous avons de la baie de Foundry, où les vers indi-
ment fragmentaires et susceptibles décidé de tester cette hypothèse en exa- gènes se développaient et se reprodui-
d’être un jour réinterprétés, je pense, minant la tolérance au métal des inverté- saient. Nous avons ensuite élevé des
comme d’autres paléontologues, que
l’on a exagéré la diversité du Cambrien.
Adaptation expéditive
En dépit de ces réserves, la diversité ani-
male a vraisemblablement explosé au
Cambrien, et les biologistes de l’Évolu-
tion continuent à chercher pourquoi de
nouvelles organisations structurales ne
sont pas apparues au cours des 500 mil-
lions d’années qui ont suivi le Cambrien.
De nouveaux variants sont-ils appa-
rus et ont-ils évolué rapidement au
Cambrien, en raison du grand nombre
de niches écologiques libres? Je ne crois 3. WIWAXIA (À GAUCHE), un animal épineux du Cambrien, semblait appartenir à un
pas que cette explication suffise : lors embranchement aujourd’hui disparu, mais on a récemment découvert qu’il appartenait à
de la période d’extinction la plus mas- l’embranchement des annélides, comme la souris des mers Aphrodita (à droite).
© POUR LA SCIENCE 51
PRAIRIE ÉVOLUTIVE OU ARBRE PHYLOGÉNIQUE?
ANCÊTRE(S) HYPOTHÉTIQUE(S)
L es a priori sur les relations
évolutives entre les espèces
connues d’un groupe fossile
conduisent parfois à des visions
différentes de la diversité du
groupe. On pensait par exemple
que les échinodermes du
Cambrien avaient formé un
groupe très diversifié, compor-
tant de nombreuses lignées dif-
férentes ayant évolué rapide-
ment et séparément à partir
d’un ancêtre commun : on les
comparait à une vaste prairie
évolutive (ci-dessus). Cependant
des études ultérieures ont révélé
que ces mêmes échinodermes
fossiles s’organisaient sur un
arbre évolutif plus classique,
dont la diversité est bien infé-
ANCÊTRE HYPOTHÉTIQUE rieure (à gauche).
vers de la baie de Foundry dans de la L’adaptation rapide à des concen- dangereuses dans les endroits où abon-
vase non polluée et nous avons exa- trations élevées en une substance dent les poissons prédateurs. J. Endler a
miné leurs descendants : deux généra- toxique semble fréquente. Ainsi les évalué l’importance évolutive des préda-
tions après, la résistance au cadmium nouveaux pesticides font apparaître en teurs en élevant des guppies dans des
subsistait, ce qui prouve qu’elle est quelques années des souches réservoirs qui contenaient des prédateurs
génétiquement déterminée. Cette résis- d’insectes nuisibles résistants : de et dans d’autres qui en étaient
tance au cadmium aurait été acquise même, les bactéries deviennent pro- dépourvus : dans les réservoirs à préda-
en moins de 30 ans : étant donné la gressivement résistantes aux antibio- teurs, les mâles colorés se raréfiaient en
variabilité génétique des populations tiques (heureusement pour l’espèce quelques années ; au contraire, dans les
locales et la mortalité élevée, il aurait humaine, les bactéries semblent avoir réservoirs dépourvus de prédateurs, ils
suffi de deux à quatre générations pour des difficultés à transmettre la résis- se multipliaient.
que cette espèce acquière la résistance tance qu’elles ont acquise, et les La sélection naturelle modifie rapi-
au cadmium. souches résistantes à un antibiotique dement la reproduction des espèces :
Pour étayer cette conclusion, nous particulier disparaissent lorsque l’on dans un fleuve dépourvu de prédateurs,
avons élevé dans des sédiments riches cesse temporairement de l’utiliser). les guppies se reproduisent à un âge
en cadmium des vers que nous avions plus tardif et consacrent davantage de
prélevés dans un site non pollué, et nous La loi du milieu leurs ressources alimentaires à se déve-
avons croisé les survivants. Dès la troi- lopper, plutôt qu’à se reproduire. En
sième génération, les descendants étaient La tolérance aux produits toxiques n’est revanche, en présence de prédateurs, la
presque aussi résistant au cadmium que pas la seule indication de la puissance de sélection naturelle favorise les guppies
les vers de la baie de Foundry. la sélection naturelle. John Endler, de qui se reproduisent rapidement – avant
Cette rapidité de l’adaptation à un l’Université de Santa Barbara, a montré que les prédateurs ne les attaquent – , et
environnement nouveau était surpre- sur des petits poissons, les guppies, la en toute saison.
nante, car aucune autre population de rapidité de l’évolution imposée par les L’étude des espèces vivantes
vers n’a jamais été confrontée à des prédateurs. Dans la partie du fleuve de témoigne de la puissance de l’Évolu-
conditions aussi contraignantes que Trinidadian où les guppies n’ont pas de tion, aujourd’hui encore (voir dans ce
celles créées par l’Homme dans la baie prédateurs, les femelles choisissent dossier La sélection naturelle et les
de Foundry. Si certaines espèces aqua- généralement des mâles dont la nageoire pinsons de Darwin, par Peter Grant).
tiques des environs sont absentes de la caudale est particulièrement large et Était-elle plus vigoureuse autrefois?
baie, la plupart ont réussi à s’adapter à colorée (sans doute est-ce un critère de John Sepkoski, à l’Université de
ces conditions difficiles. bonne santé) ; or les couleurs vives sont Chicago, a entrepris de déterminer le
52 © POUR LA SCIENCE
rythme de l’évolution en étudiant les vivaient les Chesapecten devint de plus si rapide, tandis que celle des fossiles
variations de la diversité des différents en plus profonde, favorisant ainsi les semble avoir été si lente?
groupes fossiles au cours du temps. Ses coquilles libres et non plus celles qui Ce paradoxe résulte de la très
estimations du nombre de genres, une étaient fixées sur un substrat. Quelle longue échelle de temps de la paléonto-
catégorie taxinomique de rang peu qu’en soit la raison, l’évolution des logie : le calcul des vitesses évolutives
élevé, donnent une bonne indication du Chesapecten a été très lente. sur des centaines de milliers, voire sur
nombre des espèces au cours du temps. Des modifications évolutives com- des millions d’années, peut fausser les
Apparemment, il y eut des périodes au parables surviennent parfois beaucoup résultats. Supposons que l’on veuille
cours desquelles le nombre total plus rapidement chez les mollusques mesurer la profondeur de l’eau le long
d’espèces a été stable, et une période vivants, tels le buccin Nucella lapillus d’une côte, le premier janvier de deux
vers la fin de l’ère Paléozoïque où ce et le bigorneau Littorina obtusata. Ces années consécutives. Même si l’on
nombre s’est effondré ; cependant, au mollusques sont devenus la proie des effectue la mesure à marée basse une
cours des 60 derniers millions crabes littoraux européens, introduits année et à marée haute l’année suivante,
d’années, le nombre total d’espèces accidentellement dans certaines baies la différence sera égale à l’amplitude
semble avoir régulièrement augmenté : du Maine vers le début du XXe siècle, maximale, par exemple un mètre, et la
le fait que de nouvelles formes ne mais, en quelques dizaines d’années vitesse, quotient de la dénivellation par
soient pas apparues n’est donc pas dû à seulement, leur carapace s’est épaissie le temps écoulé, sera très faible : 0,1
un arrêt de la spéciation. et durcie, les protégeant de leurs nou- millimètre par heure seulement. Au
veaux prédateurs. contraire, si l’on mesure le niveau de la
La vitesse de l’évolution George Simpson, l’un des grands mer toutes les six heures environ, le
paléontologues du XXe siècle, avait éga- changement paraîtra beaucoup plus
Pourquoi la paléontologie indique-t-elle lement constaté que les mammifères rapide : 17 centimètres par heure.
une évolution très lente, alors que l’obser- fossiles qu’il étudiait avaient évolué Lorsqu’un changement n’est
vation des espèces vivantes révèle, au lentement : ayant observé que les opos- constant ni en vitesse, ni en direction,
contraire, des changements rapides? Cette sums modernes diffèrent peu de leurs l’échelle de temps des mesures est très
difficulté apparaît nettement quand on ancêtres qui vivaient au Crétacé il y a importante. Les vitesses d’évolution,
étudie les fossiles de la baie de 65 millions d’années, il avait extrapolé mesurées à l’échelle des temps géolo-
Chesapeake, dans le Maryland. Dans la vitesse d’évolution des opossums et giques, semblent étonnamment lentes,
cette baie, on rencontre de petites falaises était arrivé à la conclusion que les parce que de longues périodes de stabi-
de sable durci : elles contiennent les fos- mammifères n’avaient pu évoluer à par- lité ont été entrecoupées d’épisodes de
siles de milliers de créatures qui vivaient tir d’un ancêtre reptilien en moins de changements rapides et, éventuellement,
là, dans une mer peu profonde, il y a plu- 600 millions d’années, résultat qu’il d’inversions évolutives.
sieurs millions d’années. jugea absurde. Le géologue Peter Sadler, de
Dans les falaises de la baie, on L’évolutionniste J.B.S. Haldane a l’Université de Riverside, retrouva ce
trouve des fossiles de coquilles Saint- clairement exposé le problème après phénomène quand il mesura la vitesse de
Jacques du Miocène, nommées avoir examiné les résultats de Simpson dépôt de sédiments marins à différentes
Chesapecten. Ces fossiles furent les sur les fossiles de chevaux : la taille d’un périodes de l’histoire de la Terre : il
premiers décrits en Amérique du Nord, relief dentaire avait augmenté de 3,6 pour trouva que la vitesse d’accumulation des
en 1687. Les plus anciens remontent au cent par million d’années. Cette vitesse sédiments était d’autant plus faible qu’on
Miocène moyen, il y a 14 millions était si lente qu’il était difficile de distin- la mesurait sur des intervalles de temps
d’années, mais le groupe a disparu il y a guer l’œuvre de la sélection naturelle de plus longs. Le paléontologue Philip
environ trois millions d’années, laissant celle des hasards génétiques. Pourquoi Gingerich, à l’Université du Michigan,
une séquence stratigraphique de fossiles l’évolution des espèces vivantes est-elle mit en évidence une relation identique
quasi ininterrompue. L’évolution des
Chesapecten est à la fois impression- 4
TAILLE DES FOSSILES (EN CENTIMÈTRES)
© POUR LA SCIENCE 53
entre les vitesses d’évolution apparentes trois. La sélection naturelle a lentement
et les intervalles de temps considérés : sculpté la forme générale des squelettes
aux courtes échelles de temps, les chan- et des tissus mous des échinodermes.
gements chez des fossiles et des espèces Les caractères distinctifs d’un
vivantes semblaient rapides ; en groupe semblent se figer progressive-
revanche, les vitesses semblaient dimi- ment, après une longue période de plas-
PLIOCÈNE INFÉRIEUR
CHESAPECTEN CHESAPECTEN nuer sur des intervalles plus longs. ticité évolutive. La pression de sélection
SEPTENARIUS MADISONIUS Les périodes de changements évolu- finit par limiter les modes de dévelop-
tifs très rapides et intenses, qui ont vrai- pement possibles à quelques organisa-
semblablement alterné avec des inver- tions structurales adaptées. On ignore
sions et de longues périodes de les mécanismes génétiques qui figent
stagnation, peuvent passer inaperçues si ainsi le développement, mais on
elles tombent dans les brèches de découvre de plus en plus de gènes qui
l’échelle des temps paléontologiques. règlent de la même façon le mode de
Par exemple, le biologiste Michael développement précoce d’espèces diffé-
Lynch, de l’Université de l’Oregon, a rentes, même éloignées. Le Cambrien
montré que l’évolution apparemment pourrait avoir été la période au cours de
CHESAPECTEN lente des mammifères résulte probable- laquelle les programmes génétiques de
JEFFERSONIUS ment de la sélection de formes intermé- l’organisation embryonnaire se sont
diaires stables sur des millions d’années. figés, définissant les formes que nous
connaissons aujourd’hui.
Les contraintes Les mutants qui ne se développent
pas normalement n’étant généralement
MIOCÈNE SUPÉRIEUR
54 © POUR LA SCIENCE
toutes les futures caractéristiques des
différents tissus. L’exemple des gre-
nouilles montre que l’embryon n’est pas
à l’abri d’importantes modifications de
son développement, et des résultats ana-
logues sur le développement des échi-
nodermes ont été récemment obtenus.
Gregory Wray, de l’Université
Vanderhilt, et Rudolph Raff, de
l’Université de l’Indiana, ont montré
que les embryons d’oursins sont extrê-
mement variés. Les larves d’espèces
proches ont parfois des formes très dif-
férentes : certaines sont adaptées à de
longues périodes de nage et se nourris-
sent de plancton ; d’autres, au contraire,
doivent résister à de courtes périodes de
jeûne parce qu’elles sont dispersées par
les courants. Ces spécialisations écolo-
giques sont à l’origine de différences
considérables des schémas de dévelop-
pement des larves, et même des régions
de l’embryon qui donneront telle ou
6. LES GUPPIES évoluent notablement en quelques générations, et ils s’adaptent rapidement
telle structure adulte. Pourtant les
aux modifications du milieu. Quand les prédateurs sont nombreux, la sélection naturelle
adultes de ces espèces sont quasi iden- favorise les guppies ternes et transparents (en haut). Inversement quand les prédateurs sont
tiques : ils possèdent tous un squelette rares, les guppies mâles retrouvent des nageoires caudales volumineuses et colorées, qui
ovoïde et des piquants, se déplacent sur attirent leurs partenaires (en bas).
des pieds tubulaires et s’accrochent aux
rochers avec leurs mâchoires. En outre, quelle qu’ait été alors l’existence. Même l’articulation de la
Autrement dit, contrairement à la l’évolution des organisations structu- mâchoire a changé : dans certains fos-
théorie des contraintes du développe- rales, les transformations postérieures au siles de transition, l’articulation mandi-
ment, les formes adultes seraient restées Cambrien ont été considérables, et l’on bulaire reptilienne coexiste avec celle de
les mêmes, non parce qu’elles étaient ne peut récuser trop vite l’idée que les la mâchoire mammalienne.
incapables de changer, mais parce animaux modernes représentent un «pro- Si l’on comparait directement les
qu’elles étaient bien adaptées. Bien que grès» par rapport à leurs ancêtres. mâchoires des reptiles et des mammi-
les contraintes de développement gui- Darwin s’est toujours opposé à fères modernes, on ne pourrait admettre
dent sans conteste l’évolution morpho- l’idée d’un progrès évolutif, qui place- le passage d’une forme à l’autre sans
logique, la sélection naturelle semble rait l’Homme au sommet de l’échelle de supposer une mutation monstrueuse,
principalement responsable de la préser- la vie ; la notion de progrès au sein d’un radicale, et hautement improbable, mais
vation des caractéristiques de chaque groupe ne signifie pas qu’un organisme les fossiles nous rappellent que la
embranchement. soit supérieur à un autre organisme mâchoire des mammifères a évolué pro-
contemporain, mais seulement qu’il est gressivement. Loin de récuser l’impor-
Mutations contre supérieur à ses propres ancêtres. tance de la sélection naturelle, comme
Toutefois de nombreuses lignées évolu- S. Gould l’a laissé entendre, les restes
sélection naturelle tives présentent, plutôt que des progrès, fossiles confirment son influence déter-
L’énigme de l’explosion de la vie au des adaptations à l’apparition de préda- minante.
Cambrien est lancinante. La persis- teurs, aux variations du climat ou à Les organisations structurales,
tance des organisations corporelles qui diverses modifications de l’environne- anciennes et stables, des embranchements
sont apparues alors est vraisemblable- ment. sont-elles des solutions optimales aux
ment un indice important sur les Je pense que ces tendances évolu- problèmes de la survie et de la reproduc-
modalités de l’évolution. Stephen Jay tives représentent des améliorations dar- tion, atteintes après un épisode de sélec-
Gould, de l’Université Harvard, sup- winiennes progressives à des modifica- tion naturelle précoce et rapide? ou bien
pose que les formes de vie étaient tions de l’environnement. L’évolution sont-elles seulement des combinaisons
extraordinairement diversifiées au des reptiles mammaliens en mammi- aléatoires de caractères assemblés à
Cambrien, et propose que le hasard fères, par exemple, a nécessité plus de l’occasion de péripéties évolutives? Les
– et non la sélection naturelle – a 100 millions d’années et a correspondu à deux hypothèses renferment vraisembla-
décidé de la survie ou de l’extinction une meilleure adaptation à la vie ter- blement une part de vérité : l’évolution
des lignées évolutives. Toutefois la restre ; l’apparition d’un palais secon- poursuit son œuvre de spéciation, mais les
faune du Cambrien n’a peut-être pas daire a amélioré l’efficacité de la masti- organisations structurales fondamentales
été aussi diverse que S. Gould cation ; les dents ont évolué des simples survivantes ne semblent pas changer. La
l’admet : les arthropodes modernes, cônes reptiliens, régulièrement renouve- diversité animale n’augmentera sans
par exemple, ne seraient pas moins lés, à des formes plus complexes, rem- doute plus jamais comme elle l’a fait au
variés que leurs ancêtres du Cambrien. placées une fois seulement au cours de début du Cambrien.
© POUR LA SCIENCE 55
La Radiation
des Mammifères
JEAN-LOUIS HARTENBERGER
L’arbre évolutif des mammifères a longtemps logie des espèces actuelles, plus l'énigme
semblait s'épaissir. On en arriva même à
été qualifié de buisson, car tous les types adaptatifs qualifier de buisson cet arbre phylogéné-
tique si ardu à construire ! Si l'entreprise
surgissent au début de l’ère Tertiaire. On connaît était et reste difficile, c'est surtout parce
que tous les grands types adaptatifs qui
aujourd’hui les étapes de cette diversification. caractérisent les ordres surgissent dans
les gisements du Tertiaire le plus ancien,
cette ère dédiée aux mammifères. Grâce
D
aux récentes découvertes de fossiles en
epuis les observations de différents ordres les espèces appartenant Mongolie, au Kurdistan ou en Afrique,
Descartes sur la circulation des à des modèles adaptatifs similaires. Par on s'achemine aujourd'hui vers la solu-
animaux à sang chaud, nous exemple, on rangeait dans les tion. On a déjà identifié les principales
savons que nous appartenons à Artiodactyles les herbivores qui courent branches, nommées cohortes, qui don-
la gent Mammifère. Notre passé commun sur deux doigts, tel le cerf, alors que nent naissance chacune à plusieurs
avec les quelques 4000 espèces de mam- ceux dont les membres reposent sur le rameaux, ces ordres définis il y a près
mifères peuplant la planète fait que nous doigt central, tel le cheval, étaient ras- d'une centaine d'années.
avons un intérêt particulier dans la semblés sous l'étiquette de
recherche des ancêtres de cette classe de Périssodactyles. On reconnut également La leçon de Cuvier
vertébrés. Cette recherche passe par la les Chiroptères (les chauve-souris), les
construction d'un arbre phylogénétique Rongeurs, les Carnivores, les Cétacés, Comme leur nom l'indique, les mammi-
qui montre les relations de parenté entre etc., soit au total une vingtaine d'ordres fères se distinguent par la présence de
les différents types actuels et prenne en de mammifères. mamelles. Alors que les poissons, les
compte les fossiles. Commencée il y a un Par ailleurs, on utilisa les modalités amphibiens et les reptiles pondent dans
siècle, cette entreprise n'a pas encore de la reproduction pour distinguer des l'eau ou à terre des œufs qu'ils abandon-
complètement abouti. L'apparente soudai- sous-classes. Les mammifères précé- nent ensuite, du moins dans la plupart
neté de l'apparition des mammifères et la dents se développent en étant reliés à des cas, les mammifères accordent à
délicate identification de leurs restes fos- leur mère par un placenta ; à côté de ces leurs petits une assistance prolongée dont
siles constituent les principaux obstacles. mammifères placentaires, on distingua l'allaitement est le corollaire. Comment
Toutefois, depuis une dizaine d'années, la les Marsupiaux, dont le jeune naît à les paléontologues, sans disposer de cette
collaboration entre embryologistes et l'état d'embryon et poursuit sa crois- information, parviennent-ils à attribuer à
paléontologues, la découverte de nou- sance à l'abri de la poche marsupiale de des mammifères les maigres restes qu'ils
veaux fossiles et l'apport critique des don- la mère, et les Monotrèmes qui, tel l'or- étudient, des dents, au mieux des mandi-
nées moléculaires ont éclairé les grandes nithorynque, pondent des œufs. bules et des crânes plus ou moins com-
étapes de l'histoire des mammifères. Tandis que se multipliaient les plets ? Pour comprendre leur démarche,
Avant même que se pose la question découvertes de fossiles, espèces perdues revenons près de 200 ans en arrière, et
des relations évolutives des mammifères, suivant l'expression de Cuvier, on cher- assistons à la célèbre démonstration que
on se souciait déjà de les classer. Fidèles cha à retrouver dans ce passé plus ou fit Cuvier en 1804, à l'occasion de la
à l'esprit encyclopédiste qui régnait au moins proche les ancêtres des espèces découverte de la sarigue fossile dans les
XVIIIe et au XIXe siècles, zoologistes et actuelles. Toutefois, si l'on acquit très tôt Gypses de Montmartre.
paléontologues rangèrent les mammi- l'assurance que tous ces animaux qui Grâce aux collections du Muséum
fères selon leurs ressemblances et distin- allaitent leurs petits ont eu les mêmes d'Histoire Naturelle, le savant a accu-
guèrent différents types : herbivores, ancêtres et se sont détachés d'un même mulé une connaissance encyclopédique
carnassiers, volants, rongeants, etc.. tronc, aucune des tentatives pour replacer des mammifères actuels et des autres
Linné, Buffon, Cuvier et de Blainville ordres et sous-classes dans un arbre phy- vertébrés récoltés dans tous les pays du
furent les principaux artisans de ces pre- logénétique cohérent ne résista aux cri- monde. Nul squelette n'a échappé à ses
mières classifications. Leur couronne- tiques. Plus s'accroissait notre connais- observations minutieuses. Il connait
ment fut une classification d'esprit lin- sance des mammifères fossiles, de aussi très bien l'anatomie des parties
néen où l'on avait regroupé dans l'anatomie, de la biologie et de l'embryo- molles de tous ces animaux, ainsi que
56 © POUR LA SCIENCE
leur biologie et leurs mœurs. Quelques a b
semaines auparavant, extraits des
Plâtrières de Montmartre, on lui a STAPES INCUS MALLEUS
La méthode ECTOTYMPANIQUE
JOUR 90
paléontologique
Cuvier commence alors une étude com- c
parative minutieuse des os des membres,
JOUR 60
des mâchoires et du crâne. Ce sont sur-
tout les dents et les os de la main du
petit animal qui l’éclairent. Dans ses col-
lections, il a eu l'occasion d'étudier la JOUR 30
sarigue d'Amérique du Nord, ou opos- FENÊTRE DU VESTIBULE
DE L'OREILLE INTERNE PLAN ÉQUATORIAL
sum, petit marsupial aux dents aiguës DU CORTEX
fort répandu aux États-Unis et dont on
ne trouve de parent proche qu'en
Amérique du Sud et en Australie.
JOUR 21
Devant la ressemblance des deux sque-
lettes, Cuvier se range à l'évidence : le ADULTE
petit animal de l'Éocène de Montmartre
appartenait aux Marsupiaux. Ce groupe
de mammifères avait donc vécu par le JOUR 90 JOUR 15
passé sur des territoires d’où il avait
depuis disparu. Devant le scepticisme de
ses collègues, Cuvier propose alors de JOUR 60
dégager sous leurs yeux le bassin de
JOUR 7
l'animal afin d'en révéler les os marsu- JOUR 27
INCUS MALLEUS
piaux. Ces os servent d'armature à la
poche marsupiale, et sont absents chez JOUR 0
les placentaires. Beaucoup croient à un
1 CENTIMÈTRE ECTOTYMPANIQUE JOUR 1
pari, mais Cuvier, convaincu de l'exis-
tence d'une corrélation entre les diffé- 1. DÉVELOPPEMENT SIMULTANÉ DE L’OREILLE MOYENNE ET DU NÉOCORTEX chez l’embryon de
rents caractères, est sûr de lui. sarigue. L’oreille moyenne d’un mammifère adulte (a) se compose de plusieurs petits os
Triomphalement, il fait apparaître le délicatement articulés : l’ectotympanique, le malleus, l’incus et le stapes (le marteau,
pubis marsupial de l'animal de l’enclume et l’étrier chez l’homme). Le schéma b donne une vision de leur formation chez la
Montmartre. jeune sarigue, à partir d’ébauches cartilagineuses de la région mandibulaire. Celles-ci glissent
C’est une grande date pour la progressivement vers l’arrière du crâne, tandis que la mandibule se forme à partir d’un seul
paléontologie, car cette approche a fait os, le dentaire, ici dessiné à la même taille aux différents âges (comptés en jours après la
migration dans la poche marsupiale). Lorsque la chaîne des petits os a gagné sa position
florès chez ses praticiens : depuis
postérieure, aux environs du 30e jour, le néocortex se développe, en particulier les aires
Cuvier, les paléontologues s'imposent auditives (c). T. Rowe a retrouvé la même séquence d’événements dans la série de fossiles
des allers-retours entre les caractères qui va des reptiles mammaliens du Permien aux mammifères du Crétacé supérieur : la
des formes actuelles et ceux des fossiles mandibule reptilienne composée est remplacée par une mandibule d’une seule pièce, le
qu'ils découvrent, quelle que soit dentaire, tandis que les aires auditives du cerveau connaissent un développement parallèle.
l'échelle d'observation. Les dents, On vérifie une nouvelle fois que l’ontogenèse récapitule la phylogenèse.
crânes et os que l'on exhume, si l'on sait
lire les informations qu'ils recèlent, mie fonctionnelle, la génétique et même cette ère géologique. Quelques années
nous renseignent sur les modes de vie et l'écologie. Enfin les analyses à l'échelle plus tard, le paléontologue anglais
les régimes alimentaires de nos ancêtres moléculaire constituent une approche Buckland montre à Cuvier deux petites
mammaliens, et bien entendu sur leurs indirecte de l'histoire du vivant, dont les mandibules, manifestement mamma-
relations phylogénétiques. Au temps de premiers résultats sont prometteurs. liennes, qu'un ouvrier a mis au jour dans
Cuvier, on ne considérait que l'anatomie Revenons à la découverte de Cuvier les carrières jurassiques de Stonesfield :
à l'échelle macroscopique. Depuis les et à l'histoire des mammifères qui peu à la preuve est faite que les mammifères
observations ont changé d'échelle, et peu se bâtit en ce début du XIXe siècle. étaient déjà présents au Secondaire et
l'on étudie aussi la structure fine des tis- Si la présence d'un marsupial fossile furent contemporains des dinosaures!
sus osseux et dentaires. D'autres disci- dans les terrains du Tertiaire ancien Aujourd'hui le plus ancien mammi-
plines sont venues au secours des recule la date d'apparition des mammi- fère connu est Morganucodon, vieux de
paléontologues : l'embryologie, l'anato- fères, on les croit encore cantonnés à quelques 200 millions d'années. Avait-il
© POUR LA SCIENCE 57
un mode de reproduction de type pla- breux travaux, citons la récente contribu- Les Mammifères du Secondaire
centaire ou marsupial? ou pondait-il des tion de Tim Rowe, de l'université étaient des animaux de petite taille, les
œufs, comme les monotrèmes? Avant d'Austin. Ce chercheur a montré que la plus gros atteignant la taille d'un lapin.
de tenter de répondre à cette question mise en place de l'appareil auditif mam- La plupart devaient être nocturnes, car
difficile et peut-être insoluble, il nous malien a coïncidé avec une augmentation les crânes révèlent un développement
faut définir ce qu'est réellement un du volume cérébral. Cet accroissement important des aires sensorielles de
mammifère par opposition à tous les traduirait l'exigence d'un plus grand l'odorat et de la vision. Les études de
autres vertébrés. nombre de terminaisons nerveuses pour paléoanatomie fonctionnelle du sque-
En adoptant la même approche que la perception et l'interprétation des sons. lette montrent qu'ils étaient très actifs
Cuvier, les paléontologues ont conclu, Après avoir suivi cette transformation : sans doute avaient-ils une tempéra-
voici une quarantaine d'années, que l'on chez les fossiles, des reptiles mammaliens ture interne constante. En outre, la
devait reconnaître comme mammifères du Permien aux mammifères du début du possession de deux dentitions succes-
tous les vertébrés dont la mandibule est Secondaire, T. Rowe l'a retrouvée, en sives, l'une lactéale, l'autre définitive,
constituée d'un os unique, le dentaire, et accéléré, dans les étapes du développe- indique que leur développement était
pourvue de dents différenciées (inci- ment de l’oreille et du cerveau de l'em- rapide. De nombreuses espèces fos-
sives, canines, prémolaires, molaires). bryon de la sarigue moderne, suivant le siles ont laissé des dents comparables
On voit trop souvent dans cet énoncé vieil adage d'Haeckel "l'ontogenèse réca- à celles des insectivores actuels, avec
une définition arbitraire de la classe des pitule la phylogenèse" (figure 1). une série de cuspides très aiguës, sou-
Mammalia ; il s'agit en fait d'un véri- vent tranchantes.
table paradigme, produit de deux siècles L’origine du lait Un groupe totalement éteint de nos
d'observations et des efforts conjugués jours, celui des Multituberculés, mérite
d'anatomistes, d'embryologistes et de Un autre aspect fondamental de l'évolu- cependant l'attention. Sa première qua-
paléontologues. Les grandes étapes tion des mammifères est l'acquisition de lité est une exceptionnelle longévité :
furent la découverte et l'étude des rep- l'allaitement. Les glandes mammaires les multituberculés ont vécu plus de 150
tiles "mammaliens" du Permien et du dériveraient de glandes cutanées sudori- millions d'années, du Trias à la fin de
Trias, les études d'embryologie sur la pares qui se seraient spécialisées dans la l'Éocène (figure 2), et ont franchi la
formation du crâne et les études d'anato- production du lait. Darwin imagina que célèbre barrière de la fin du Crétacé qui
mie comparée des squelettes de mam- ce mode de nourrissage était apparu vit la disparition des Dinosaures et de
mifères du Secondaire, dont certains chez des femelles qui protégeaient leurs tant d'autres espèces. Cette longévité a
sont très complets. Ce paradigme de la jeunes en les maintenant contre elles ; pour corollaire une vaste répartition,
mandibule englobe non seulement l'ap- l'ingestion accidentelle de sécrétions des quasi mondiale. Enfin ils se sont large-
pareil masticateur, mais aussi, implicite- glandes cutanées abdominales aurait ment diversifiés. Ils devaient ressembler
ment, la région auditive. débouché sur leur utilisation comme aux rongeurs actuels, mais étaient, en
nourriture. Des études moléculaires ont moyenne, d'une taille supérieure. La res-
L'oreille, conforté ce scénario : le gène qui code semblance est accentuée par la présence
l'alpha-lactalbumine, l'une des protéines d'incisives développées mais, à la diffé-
la mandibule et la dent constitutives du lait, n'est présent que rence des rongeurs, la quatrième prémo-
Trois raisons expliquent le choix de la chez les mammifères et provient de la laire est très forte et coupante.
mandibule. Tout d'abord, c’est l'un des duplication du gène du lysozyme α. Or Arboricoles pour la plupart, certains de
éléments crâniens les plus fréquemment ce dernier est présent chez de très nom- ces animaux possédaient une queue pré-
fossilisés. Ensuite, l'on constate que des breux vertébrés "pondeurs" ; en outre, le hensile. Les Multituberculés présentent
reptiles aux mammifères, mastication et lysozyme a un pouvoir bactéricide et suffisamment de traits originaux pour
audition sont modifiées. Alors que chez fongicide. Les précurseurs des glandes qu'on en ait fait une sous-classe particu-
les mammifères, la mandibule est com- mammaires furent probablement des lière, au même titre que les Monotrèmes,
posée du seul dentaire, chez les reptiles, glandes cutanées qui produisaient ce les Marsupiaux et les Placentaires.
elle est formée d'un agrégat de quatre à lysozyme afin de protéger l'œuf des Si l'étude de ces animaux nous ren-
six os, le dentaire portant seul les dents. infections. Il a suffi d'un bricolage géné- seigne sur la faune qui vivait à l'ombre
Les autres os, situés plus en arrière, arti- tique, une duplication, pour que les des dinosaures, elle est surtout motivée
culent la mandibule avec le crâne ou mammifères acquièrent une protéine par une question qui taraude les évolu-
transmettent les sons. On retrouve les ayant valeur nutritive. tionnistes : tous les mammifères, y
homologues de ces os chez les mammi- Bien entendu, ces changements à compris ceux du Secondaire, ont-ils un
fères, mais le dentaire s'articule cette l'échelle moléculaire durent se doubler même ancêtre ? En déterminant la place
fois directement avec le crâne : les de modifications du comportement. des Multituberculés sur l'arbre phylogé-
autres os sont soit accolés à la région D'autres changements furent aussi nétique des Mammalia, on espère obte-
articulaire, soit sertis dans un appareil nécessaires pour que les jeunes aient nir des éléments de réponse. Or il n'y a
auditif remanié et miniaturisé (stapes, des moyens enzymatiques de digérer le pas de consensus à ce sujet, et quatre
incus, malleus), et logés tout contre le liquide nutritif. En tous cas, ce mode de hypothèses ont été avancées (figure 3).
crâne. Le résultat de cette miniaturisa- nutrition a fait ses preuves. Grâce aux Selon la première hypothèse (a), les
tion est la capacité de transmettre une études de phylogénie moléculaire, on Multituberculés se seraient différenciés
gamme d'ondes sonores plus étendue arrivera peut-être un jour à dater l'appa- très tôt et constitueraient un rameau à
qu'au stade reptilien. rition de l'allaitement, et à déterminer si part. Cette hypothèse est fondée sur
L'embryologie a confirmé ce scénario cet événement s'est produit dans une l'étude "paléobiomécanique" du membre
déduit de séries fossiles. Parmi de nom- lignée unique de reptiles mammaliens. antérieur, qui est apparu très différent
58 © POUR LA SCIENCE
MÉSOZOÏQUE CÉNOZOÏQUE
Trias 208 Jurassique Crétacé Paléogène Néogène
145
100
65
55
35
23
0
DESMOSTYLIENS
SIRÉNIENS
10 EMBRITHOPODES
PROBOSCIDIENS
8. FERAE HYRACOÏDES
10. TETHYTERIA
PÉRISSODACTYLES
? TUBULIDENTÉS
9
ZHÉLESTIDÉS
CÉTACÉS
6. GLIRES
9. UNGULATA ARTIODACTYLES
CONDYLARTHRES
MACROSCÉLIDÉS
INSECTIVORES
CRÉODONTES
7. ARCHONTA
8 CARNIVORES
5. EPITHERIA
PRIMATES
TUPAÏDÉS
7 CHIROPTÈRES
DERMOPTÈRES
LAGOMORPHES
4. XENARTHRA
5 6 RONGEURS
NOTONGULÉS
3. PLACENTALIA
LIPTOTERNES
? PYROTHÉRIENS
3
ASTRAPOTHÉRIENS
2. MARSUPIALIA
PHOLIDOTES
4 ÉDENTÉS
1. MONOTREMATA
REPTILES MAMMALIENS
MARSUPIAUX
2
Vincelestes
MULTITUBERCULÉS
Gobiconodon
MONOTRÈMES
1
Morganuconodon
2. ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE DES MAMMIFÈRES illustrant les relations le trait gras indique son extension temporelle déduite des fossiles. La
évolutives entres les différentes cohortes. L’échelle temporelle com- plupart des ordres modernes apparaissent à l’Éocène inférieur (-55
mence à la fin du Trias, il y a environ 205 millions d’années, âge du millions d’années). Chez les mammifères placentaires, on a illustré
plus vieux mammifère attesté, Morganuconodon. Les trois sous- les différentes cohortes par un trait caractéristique : les Xenarthra
classes de mammifères sont illustrées par leur mode de reproduc- (Édentés et Pholidotes) et les apophyses de leurs vertèbres (4) ; les
tion : alors que les jeunes monotrèmes se développent dans un Epitheria (tous les autres ordres) et leur oreille interne munie d’un
œuf (1), les embryons de marsupiaux quittent l’utérus de leur mère stapes en étrier (5) ; les incisives des Glires (6) ; l’articulation de
pour gagner la poche marsupiale, où ils agrippent une mamelle et l’astragale et du calcanéum qui permet la supination du pied des
terminent leur développement (2). Quant aux jeunes placentaires, ils Archonta (7) ; les dents carnassières des Ferae (8) ; le sabot des
sont reliés à leur mère par un placenta (3). Pour chaque ordre, Ungulata (9) ; et enfin l’orbite avancée des Tethyteria (10).
© POUR LA SCIENCE 59
dans sa construction et dans son mode de celui des placentaires et des marsupiaux. résume bien le prodigieux succès des
fonctionnement de ceux des autres mam- Cette question semble pour le moment mammifères à l'ère Tertiaire : dès le
mifères, Monotrèmes inclus. Il faudrait insoluble. En revanche, nous sommes début de l'Éocène, il y a environ cin-
alors envisager que le trait distinctif des mieux armés pour répondre à une autre quante millions d'années, on arrive à
mammifères, cette mandibule constituée question : le mode de reproduction mar- distinguer les principaux modèles adap-
d'un os unique, soit apparu indépendam- supial est-il une étape intermédiaire qui tatifs correspondant aux différents
ment dans différentes lignées. Les autres a précédé le mode placentaire, ou est-ce ordres de mammifères actuels.
hypothèses (b, c, d) font des l'inverse qui s'est produit?
Multituberculés des mammifères plus Les trois sous-classes actuelles, La radiation Tertiaire
ordinaires : soit les Multituberculés se Monotrèmes, Marsupiaux et
sont détachés avant les Monotrèmes, soit Placentaires, sont reconnues par les Ce surgissement brusque à l'échelle géo-
ils en sont le groupe frère, soit enfin ils paléontologues dans des gisements vieux logique a longtemps gêné la construc-
sont plus proches de l'ensemble de plus de 100 millions d'années. On a tion d'un arbre phylogénétique des mam-
Marsupiaux-Placentaires. Si des conclu- longtemps supposé que les modes de mifères qui décrive clairement leurs
sions aussi différentes peuvent être reproduction monotrèmes, marsupiaux et relations de parenté. Pour débrouiller
tirées, c'est parce que les Multituberculés placentaires avaient été successivement cette situation et faire oublier la méta-
sont encore mal connus. De surcroît, les acquis, dans une progression vers des phore du buisson, deux approches com-
paléontologues se sont partagés le tra- modes d'élevage de plus en plus perfec- plémentaires ont été mises en œuvre. La
vail, les uns étudiant la région auditive, tionnés. L'étude de la dentition de lait de première est la recherche de formes de
d'autres la mastication, d'autres encore quelques mammifères du Secondaire est transition qui relieraient les mammifères
les membres, et la synthèse de ces tra- venue contredire ce scénario. du Secondaire ou du Paléocène à ceux
vaux est délicate. Pour ne rien arranger, Comme tous les jeunes mammifères, de l'Éocène. La seconde est l'analyse
l'évolution travaille "en mosaïque" : cer- les jeunes marsupiaux possèdent une phylogénétique des caractères, ou ana-
tains organes évoluent plus vite que dentition de lait, mais elle a chez eux lyse cladistique, grâce à laquelle on a
d'autres, et il n'est pas aisé de concilier une fonction et une morphologie très regroupé les différents ordres en
les points de vue des spécialistes respec- spécifique : au sortir de l'utérus, l'em- cohortes sur la base de caractères évo-
tifs... Toutefois ces études sont cru- bryon marsupial escalade l'abdomen de lués communs.
ciales : tant qu'elles n'auront pas abouti, sa mère pour rejoindre la poche, où il La première démarche est moins
la question du polyphylétisme ou du capture une tétine qu'il ne quittera quasi- aisée qu'il n'y parait, car les formes de
monophylétisme des mammifères restera ment plus jusqu'à sa seconde naissance. transition sont difficiles à identifier, et
en suspens. Ses dents de lait antérieures ressemblent elles sont souvent détrônées par la
Au début de cette présentation des à de minuscules crochets qui servent à découverte d'un nouveau fossile... Une
mammifères du Secondaire, l'on s'est agripper la tétine. Dans l'hypothèse où le découverte récente me semble promet-
demandé si Morganucodon pondait des mode de reproduction placentaire déri- teuse. Lev Nessov et David Archibald
œufs comme les monotrèmes, ou s'il verait du mode marsupial, ces dents ont mis à jour, dans des sédiments
avait un mode de reproduction proche de constitueraient un type primitif. vieux de 85 millions d'années en
Thomas Martin, de l'université de Uzbekistan et au Kazhakstan, toute une
GROUPE EXTERNE
Berlin, a montré que tel n'était pas le cas. série de petits herbivores possédant des
Ce paléontologue étudie les mammifères dentitions étonnament modernes.
MULTITUBERCULÉS de la mine jurassique de Guimarota, au Baptisés Zhélestidés, ces mammifères
Portugal. Ce gisement a livré des fossiles seraient à l'origine des Condylarthres,
MORGANUCONODON exceptionnels vieux de 150 millions eux-mêmes considérés comme le
d'années – c'est-à-dire beaucoup plus groupe-souche du grand ensemble des
MULTITUBERCULÉS anciens que les premiers monotrèmes, Ongulés, autrement dit les "porteurs de
A marsupiaux et placentaires attestés –, et sabot", foule d'herbivores de tous pieds.
MONOTRÈMES
C
notamment des crânes de jeunes où l'on Cette découverte repousse au Crétacé
B MULTITUBERCULÉS observe la dentition de lait. Or cette den- supérieur l'acquisition du patron den-
tition n'est pas spécialisée comme celle taire "ongulé primitif" que l'on croyait
MULTITUBERCULÉS des marsupiaux, mais de type placen- apparu au tout début du Tertiaire. Du
D taire. Le mode de reproduction marsupial coup, il est possible que les bifurcations
MARSUPIAUX serait donc d'acquisition plus récente ultérieures, qui ont donné naissance aux
qu'on l'a d'abord cru. Devant la conver- nombreux ordres modernes d'ongulés,
PLACENTAIRES
gence des données de la paléontologie, des Macroscélidés aux Proboscidiens
3. RELATIONS PHYLOGÉNÉTIQUES hypothé- de l'embryologie et de la biologie de la (éléphants), se soient produites dès le
tiques des Multituberculés avec les autres reproduction, de nombreux chercheurs Crétacé supérieur.
sous-classes de mammifères. Quatre hypo- pensent aujourd'hui que cette stratégie de En outre, la découverte des
thèses sont illustrées sur cet arbre : en A, reproduction n'a rien de "primitive", et Zhélestidés apporte peut-être la solution
une divergence précoce éloigne les
doit même être qualifiée de dérivée par de l'énigme des "pseudongulés" sud-
Multituberculés de tous les autres mammi-
fères. Ils auraient alors acquis indépendam-
rapport au mode placentaire. américains. Cette cohorte sans nom
ment les traits caractéristiques des mammi- Un petit dessin dû à la plume de (en rouge sur la figure 2) rassemble
fères apparus chez Morganuconodon. Les Georges Gaylord Simpson (figure 4), quatre ordres d'herbivores, tous fossiles,
hypothèses B, C, D en font des mammifères l'un des plus prestigieux évolutionnistes qui se sont épanouis à la faveur de l'iso-
plus ordinaires. et paléomammalogistes du XXe siècle, lement qu'a connu l'Amérique du Sud
60 © POUR LA SCIENCE
durant presque tout le Tertiaire. Les d'analyses phylogéné-
uns, coureurs, imitaient les tiques pluridiscipli-
Périssodactyles ou les Artiodactyles ; naires. Vers la même
les autres étaient des animaux lourds du époque, nos collègues
type proboscidien. Aucune tentative chinois découvraient des
pour les rapprocher de telle ou telle formes intermédiaires
cohorte, y compris de celle des Ongulés qui donnaient une assise
"orthodoxes" d'Eurasie et d'Amérique paléontologique à nos
du Nord, n'a vraiment réussi. Peut-être spéculations. Malcom
sont-ils issus des Zhélestidés du Crétacé McKenna, de l'American
du Kurdistan, et ont-ils été très tôt isolés Muséum de New York, a
sur le continent sud-américain, à la récemment identifié des
faveur de la dérive des continents. À Glires dans le Crétacé
propos des mammifères austraux, men- supérieur de Mongolie,
tionnons la découverte spectaculaire de ce qui en fait l'une des
placentaires dans l'Éocène d'Australie. plus anciennes cohortes
Ces animaux, que leur découvreur, attestées. Ils se distin-
Mike Archer, rapporte aux guent par un appareil
5. CE DESSIN DE G. SIMPSON montre que les principaux types
Condylarthres, pourraient faire le lien masticateur où de puis- adaptatifs correspondant aux ordres de mammifères modernes
entre Zhélestidés et pseudongulés sud- santes incisives en sont attestés dès l’Éocène : un Insectivore (1) cherche sa nour-
américains. En tous cas, la découverte ciseaux sont séparées riture en fouissant le sol ; un ancêtre des Primates (2) évolue
est d'importance, car l'on croyait jus- des molaires par un sur l’arbre grâce à sa queue préhensile, tandis qu’un
qu'alors l'Australie dévolue aux seuls long diastème. En outre, Chiroptère (3) chasse les insectes volants et qu’un Rongeur (4)
Monotrèmes et Marsupiaux, les ces petits mammifères casse peut-être une noisette. Un grand mammifère aquatique
Placentaires n'y étant représentés que ont très tôt "inventé" (5) annonce les Cétacés alors que plus près du bord patauge
par les Chiroptères. différents modes de un Thétytère (7). Bien évidemment les Carnivores (6) poursui-
Si l'on s'attarde maintenant sur l'en- mastication, et j’y vois vent les Ongulés (8)...
semble des Ungulata, on voit les prémisses d'une
qu’Artiodactyles et Cétacés y figurent réussite annoncée : avec près de 2000 loppée, très éclectiques dans le choix de
comme groupes frères. Ce qui passa espèces, les Rongeurs sont aujourd’hui leur nourriture. L'avenir du groupe
longtemps pour une thèse farfelue est les mammifères les plus divers. aurait été assuré par l'une de ces "adap-
devenu au fil des publications une quasi tations-clés" pour reprendre un vocable
certitude. Jusqu'à ces dernières années, Quelle place cher à G. Simpson.
on pensait que les ordres de mammi- On peut généraliser cette remarque
fères marins, dont les Cétacés, s'étaient
pour les Primates? à l’ensemble des types adaptatifs qui
individualisés tardivement, après que Jusqu’à une époque récente, tous les surgissent au début du Tertiaire. Si l'on
les formes terrestres eurent acquis leurs arbres d'esprit évolutionniste représen- revient aux principales bifurcations
adaptations. Lorsque Leigh Van Valen taient les Primates dans les ramures les notées sur la figure 2, estampillées du
avait suggéré de les rapprocher de cer- plus élevées, dominant les autres caractère majeur qui définit la cohorte,
tains grands carnassiers primitifs, sa ordres de mammifères. Ils ne devaient on voit que certains caractères ont du
proposition avait trouvé peu d’écho. Or pas cette position élevée à la posses- procurer un avantage adaptatif. C'est
Philip Gingerich a découvert des céta- sion de nombreux caractères dérivés : notamment le cas des dents carnas-
cés vieux d'une cinquantaine de millions au contraire, on relève chez eux beau- sières des Ferae, des incisives des
d'années, possédant encore quatre pattes coup de caractères primitifs. Seule Glires, des sabots des Ungulata.
et des dents très proches de celles des notre appartenance aux Primates Toutefois ce n’est pas le cas de tous :
susdit carnassiers. D'autres découvertes explique – sans la justifier – cette posi- posséder des vertèbres de type xénar-
paléontologiques et différents travaux tion privilégiée! thre, ou avoir des orbites projetés vers
de phylogénie moléculaire ont appuyé L'arbre actuel nous place dans une l'avant comme les Téthytères, ne
cette thèse, dans une remarquable position bien différente. Avec les semble pas procurer de supériorité
synergie des deux disciplines. Tupaïdés d'une part, les Chiroptères et adaptative évidente.
Un regroupement doit beaucoup aux les Dermoptères d'autre part, les Il ne faut pas oublier que cette explo-
résultats conjuguées de l'approche cla- Primates forment la cohorte des sion des mammifères s'est produite dans
distique et de la recherche de fossiles Archontes. Le concept d'Archonte est un contexte environnemental chan-
intermédiaires, celui qui allie Rongeurs fondé entre autres sur l’aptitude singu- geant : crises climatiques et tectoniques
et Lagomorphes (ou lapins) au sein de lière de ces animaux à la vie arboricole : se sont succédées et ont probablement
la cohorte des Glires. Linné le premier la construction de leur cheville autorise contribué à modeler la physionomie des
avait eu l'idée de les regrouper, mais sa des mouvements de supination et de faunes de mammifères. On sait
suggestion avait été combattue jusqu'à flexion du pied ; on a conclu de cette aujourd’hui que les principales bifurca-
paraître désuète et infondée. Son renou- anatomie que les premiers archontes tions se sont produites dès le Crétacé
veau date d'un congrès qui se tint à étaient déjà des sauteurs-aggripeurs. Il supérieur, aux deux tiers de l'histoire des
Paris en 1984, et que Patrick Luckett et faut imaginer nos ancêtres du Paléocène mammifères. Cela ne signifie pas que
moi-même avions réuni. Nous avons comme de petits animaux arboricoles tout était déjà joué... Au contraire, bien
alors milité en sa faveur, sur la base des forêts tropicales, à la vue bien déve- des chapitres restaient à écrire.
© POUR LA SCIENCE 61
L'origine
des plantes à fleurs
ANNICK LE THOMAS
On sait aujourd’hui que les plantes à fleurs Depuis le siècle dernier, l’origine
des plantes à fleurs est considérée
sont issues d’un unique ancêtre, mais on cherche comme l'une des grandes énigmes de la
biologie évolutive. Darwin parla même
encore de quel type était la première fleur. d’un «abominable mystère». À cette
époque, les plus vieux fossiles connus
dataient de la fin du Crétacé, et les
L
Angiospermes semblaient surgir sous
es plantes à fleurs, ou il y a environ 100 à 130 millions d'an- leur forme moderne, sans aucune rela-
Angiospermes, sont tard venues nées. Au début de l’ère Tertiaire, elles tion avec les groupes végétaux plus
dans l’histoire du monde végé- sont devenues prédominantes. anciens. Darwin voyait dans cette
tal. Il y a plus de 600 millions De nos jours, les Angiospermes com- brusque apparition un défi à l'idée
d'années, les seuls végétaux terrestres prennent entre 250 000 et 300 000 d'évolution, et les créationnistes conti-
étaient les ancêtres des mousses, encore espèces. Elles sont les formes végétales nuent à l’interpréter ainsi.
proches du milieu aquatique. Ces dominantes dans la plupart des écosys- Comparées aux diverses lignées de
plantes primitives s’adaptent lentement tèmes terrestres actuels, à l'exception des Gymnospermes, les Angiospermes s'en
à la vie terrestre, et de nouvelles struc- forêts de conifères ; elles représentent distinguent essentiellement par leurs
tures apparaissent : le tissu conducteur aussi le plus haut degré de l'évolution organes reproducteurs, les fleurs, dont
des plantes vasculaires, facilitant le végétale. Leurs adaptations innombrables les caractères ne sont retrouvés nulle part
transport de l'eau, puis les graines des expliquent l’extraordinaire diversité de ailleurs. Chez tous les végétaux, deux
spermatophytes, protégeant l’embryon leurs formes et de leurs agencements. générations alternent : les sporophytes
végétal. À cette conquête de la terre L’apparition des plantes à fleurs, au diploïdes (à deux lots de chromosomes)
ferme succède le long règne des fou- Crétacé inférieur, marque une rupture produisent des gamétophytes haploïdes
gères et des Gymnospermes (plantes à fondamentale avec les plantes vascu- (à un seul lot de chromosomes), qui don-
«graine nue», telles que les conifères), laires éteintes ou actuelles qui existaient nent de nouveau un organisme
qui composent les forêts de l'ère avant elles et, en particulier, avec les diploïde par la fécondation. Chez les
Secondaire. Les premières plantes à autres plantes à graines, telles que les Angiospermes, les gamétophytes
fleurs apparaissent au moment de l’apo- Gymnospermes actuelles : Cycadales, mâle (le grain de pollen) et femelle (le
gée des Conifères, au début du Crétacé, Ginkgo, Conifères et Gnétales (figure 1). sac embryonnaire) sont extrêmement
1. LES GNÉTALES, gymnospermes abondantes au Crétacé, sont le en lanières sont les plus grosses que l’on connaisse, vit dans le désert
groupe frère des plantes à fleurs : ces deux groupes ont un ancêtre de Namibie. Ephedra (au centre) vit dans les régions arides et, comme
commun proche et exclusif. Les Gnétales ne comprennent plus les Angiospermes, réalise la double fécondation. Gnetum (à droite)
aujourd’hui que trois genres. Welwitschia (à gauche), dont les feuilles possède des feuilles comparables à celles des Angiospermes.
62 © POUR LA SCIENCE
réduits. En outre, l’ovule, qui contient le sphère pour donner l'embryon diploïde, sources d'informations : la comparaison
sac embryonnaire, est enfermé dans un l'autre fusionnant avec deux noyaux des angiospermes actuelles, les données
organe clos, l’ovaire, dont le sommet secondaires pour former l'albumen tri- fossiles et l’analyse cladistique.
collant (le stigmate) a pour fonction de ploïde qui sert à nourrir l'embryon. Jusqu’en 1960, la plupart des idées
recevoir le pollen. Devant ces innovations, les bota- nouvelles sur l’origine des
La troisième caractéristique des nistes se sont posé deux questions prin- Angiospermes provenaient de l’étude
Angiospermes est la double féconda- cipales : de quel type était la fleur de la comparative des angiospermes actuelles
tion : les deux noyaux haploïdes du première angiosperme, et de quelle et des autres plantes à graines. Deux
grain de pollen sont libérés dans le sac structure préflorale dérivait-elle? Pour y théories majeures s’affrontaient alors,
embryonnaire, l'un fusionnant avec l'oo- répondre, ils ont fait appel à différentes formulées l’une et l’autre en 1907.
0
MA
MONOCOTYLÉDONES
MAGNOLIIDAE HERBACÉES
MAGNOLIIDAE LIGNEUSES
HAMAMELIDAE
RANUNCULIDAE
ROSIDAE
ASTERIDAE
CÉNOZOÏQUE
TERTIAIRE
65
MA
CRÉTACÉ
GNÉTALES
145
MA
MÉSOZOÏQUE
JURASSIQUE
205
MA
FOUGÈRES À GRAINES
TRIAS
DU MÉSOZOÏQUE
245
MA
PERMIEN
GLOSSOPTÉRIDÉES
PALÉOZOÏQUE
290
MA
CARBONIFÈRE
2. APPARITION, EXPANSION ET EXTINCTION des différents groupes de nom d’Anthophytes – en raison de leurs structures reproductives sem-
plantes à graines. Les Angiospermes apparaissent au début du Crétacé blables à des fleurs – formeraient un clade, c’est-à-dire un groupe issu
et se diversifient rapidement. On n’a pas cherché à représenter les rela- d’un unique ancêtre. Les organes reproducteurs des Bennettitales et
tions de parenté entre les groupes. Les plantes rassemblées sous le des Gnétales sont des candidats au titre d’ancêtre de la fleur.
© POUR LA SCIENCE 63
périanthe (pièces stériles telles que les pollens se distinguent de ceux des autres
pétales et les sépales, entourant les plantes à graines par la structure de
pièces reproductrices), et pollinisé par l’exine : leur paroi est constituée d'un
les insectes. Une telle structure est réticule externe soutenu par de petites
observée chez les Magnolia actuels et colonnettes (structure columellaire). Plus
chez les Bennettitales, gymnospermes tard apparaissent les pollens à trois
disparues au cours du Mésozoïque sillons, caractéristiques des angio-
(figure 4). spermes (renoncule, platane) considérées
comme les plus primitives en dehors des
L’apport des pollens Magnoliidae ; puis les sillons acquièrent
un pore en leur centre, comme on
OVULE ABORTIF Pendant longtemps, ces deux théories se l’observe aujourd’hui sur les pollens de
MICROSPORANGE
sont uniquement appuyées sur l'étude la grande majorité des dicotylédones,
GRAINE comparative des flores actuelles. Cette l’une des deux grandes classes
(OVULE
DÉVELOPPÉ) situation explique le regain d'intérêt des d’Angiospermes. À la fin du Crétacé
paléobotanistes, dans les années 1960 et apparaissent les premiers pollens à trois
MACROSPORANGE 1970, pour l'étude des fossiles des pre- pores, configuration observée chez la
(OVULE) mières angiospermes : s’ils n’éclairent plupart des Hamamelidae : étant donné
pas les relations entre les Angiospermes cette apparition tardive, la fleur des
et les autres groupes, les fossiles per- Hamamelidae semble nettement dérivée,
mettent de dater l’apparition des diffé- contrairement à la théorie de Wettstein.
AXE MÂLE AXE FEMELLE rentes structures, et apportent des argu- Ce schéma a été confirmé ultérieu-
STROBILES DE GNETUM ments en faveur de l’une ou l’autre des rement par des séquences parallèles de
3. STRUCTURES REPRODUCTRICES unisexuées
deux hypothèses. feuilles fossiles issues du même gise-
de Gnetum, une Gnétale actuelle. Les Dans cette quête de la
microsporanges (organes renfermant les fleur ancestrale, la pre-
spores mâles, ou microspores) et les ovules mière des grandes contri-
sont assemblés en verticilles autour d’un butions est venue de la
axe principal ; ils constituent un axe com- palynologie (étude des pol-
posé, ou strobile. Dans l’hypothèse de lens et des spores), disci-
Wettstein, la fleur des premières angio- pline qui, à partir des
spermes aurait ressemblé au strobile des années 1940, s’est rapide-
Gnétales, que l’on a comparé aux inflores-
ment développée. Les
cences en chatons de certaines
Hamamelidae actuelles (en haut, des cha- plantes produisent une
tons de noyer). grande quantité de grains
de pollen qui, en raison des
Selon la première, due au botaniste caractéristiques chimiques
autrichien R. von Wettstein, les angio- du constituant de leur paroi
spermes ancestrales avaient de petites externe, l’exine, se fossili-
PIÈCES STÉRILES
fleurs unisexuées, simples, sans pétales, sent mieux que toute autre (PÉRIANTHE)
et pollinisées par le vent. Cette hypo- partie du végétal. MICROSPOROPHYLLE
thèse provenait du rapprochement effec- Dans les années 1970, MICROSPORANGE
tué entre certaines angiospermes et les on a entrepris l'étude des
ÉCAILLE STÉRILE
Gnétales, gymnospermes abondantes à sédiments continentaux du
l’ère Secondaire dont il n’existe plus Potomac, plaine de OVULE
aujourd'hui que trois genres, Ephedra, l'Amérique du Nord qui,
Gnetum et Welwitschia. Ces plantes ont au Crétacé inférieur, était
des structures reproductrices fonction- recouverte de gymno-
nellement unisexuées, qui sont toutes spermes. Cette étude a
construites sur un même plan : un axe révélé les séquences d'ap-
porteur d’une succession de verticilles parition des types polli-
de microsporanges (organes portant les niques angiospermiens.
microspores mâles) et d’ovules abortifs Les plus anciens datent du
(axe mâle), ou d’ovules fertiles (axe Barrémien et de l’Aptien
femelle). Cet axe composé, ou strobile, (entre 110 et 130 millions
était considéré par Wettstein comme d’années) et ont une seule 4. STRUCTURE REPRODUCTRICE BISEXUÉE de Wiellandiella,
l'homologue des inflorescences «en cha- aperture (ouverture) en plante du groupe des Bennettitales, gymnospermes dispa-
tons» des Hamamelidae, tels les chatons forme de sillon. Une telle rues à l’ère Secondaire (en bas). Elle est comparée à une
fleur de Liriodendron, plante de la famille du Magnolia (en
du noyer (figure 3). configuration est observée haut). Dans l’hypothèse d’Arber et Parkin, opposée à celle
Dans la seconde théorie, émise par actuellement chez cer- de Wettstein, la fleur des premières angiospermes était
E. Arber et J. Parkin, la fleur des pre- taines Magnoliidae constituée d’un axe unique et d’appendices latéraux mul-
mières angiospermes était au contraire ligneuses et chez les tiples. Cette hypothèse fait dériver les Angiospermes des
un système uniaxial, bisexué, muni d'un Monocotylédones. Ces Bennettitales, et place les Magnoliales à la base de l’arbre.
64 © POUR LA SCIENCE
a b c
d e f
5. PRINCIPAUX TYPES DE POLLENS APPARUS AU CRÉTACÉ INFÉRIEUR. autres appartiennent à des Magnoliidae ligneuses actuelles : pollen
Les trois premiers pollens correspondent aux grands types morpho- à un sillon, à structure grenue, d’Annonaceae (d), pollen à sillon
logiques apparus successivement : pollen à un sillon et exine réticu- ornementé et exine réticulée de Chlorantaceae (e) et pollen
lée (a), pollen à trois sillons (b) et pollen à trois pores (c). Les trois en tétrade, avec des grains à un pore, de Winteraceae (f).
ment, et par la découverte de fleurs fos- thèse d’Arber et Parkin. D'autres pol- coup de la paléobotanique pour départa-
siles complètes grâce auxquelles on a lens encore sont groupés par quatre, for- ger les différentes hypothèses!
relié directement les types polliniques mant des tétrades, avec un pore au Une approche plus récente est celle
aux types floraux. De telles découvertes centre de chaque grain, et sont iden- de la cladistique. Les premières ana-
permettent de reconstituer plus sûre- tiques à ceux des Winteraceae : ces lyses fondées sur le principe de parci-
ment la totalité de la plante disparue, et Magnoliidae ont un bois dépourvu de monie ont utilisé les données morpholo-
de la comparer aux groupes actuels. vaisseaux, comme les Gnétales, et des giques de l'ensemble des plantes à
Cette séquence d’apparition, déduite carpelles incomplètement fermés, ce qui graines fossiles et actuelles. Elles ont
des données fossiles, favorise plutôt la leur avait conféré un statut primitif. On montré que les Angiospermes représen-
théorie «magnolioïde» d'Arber et trouve enfin des pollens à un sillon avec tent l'un des groupes monophylétiques
Parkin ; il est possible d'aller plus loin une ornementation plus fine aux extré- (issus d'un ancêtre commun) les plus
en associant certains pollens fossiles mités, et qui ressemblent à ceux de cer- solides. En outre, elles soutiennent
aux différentes lignées qui constituent le taines Monocotylédones. l'idée que les Bennettitales (fossiles) et
groupe des magnoliidae ligneuses les Gnétales (actuelles) sont les plantes
actuelles, généralement considérées Du pollen à la fleur à graines les plus étroitement liées aux
comme les plus primitives des Angiospermes, comme Arber et Parkin
Magnoliidae. La plupart de ces groupes de l’avaient déjà supposé.
Parmi les pollens des lignées appa- Magnoliidae sont très primitifs, compa- Ces trois groupes, plus le genre fos-
rues à l'Aptien, certains ont un sillon rés à la majorité des angiospermes sile Pentoxylon, sont rassemblés dans le
très large, une structure de l’exine diffé- actuelles, mais ils sont déjà très diversi- clade des Anthophytes (du grec anthos,
rente, de type grenu et non columellaire, fiés dans leurs formes et leurs structures fleur) en raison de leurs structures repro-
et ressemblent à ceux des Magnoliales, florales. Sans doute ignorons-nous ductives semblables à des fleurs ; le
qui comprennent le genre Magnolia ; encore les premières phases de leur clade est lié au genre Caytonia et aux
d'autres pollens fossiles sont arrondis, diversification. Grâce aux données fos- Glossoptéridées, «fougères à graines»
avec un sillon ornementé, une exine siles, nous avons reconstitué en partie du Trias supérieur. Ceci implique que
réticulée, et se rattachent aux les débuts de l'histoire des l'ancêtre commun des Anthophytes avait
Chloranthaceae. Or les fleurs de ces Angiospermes, mais ces données sont des sporophylles (organes reproduc-
Magnoliideae, extrêmement réduites, encore insuffisantes pour que l’on sache teurs) mâles et femelles composées. Les
sont loin de correspondre au prototype à quoi ressemblait la première angio- mégasporophylles (organes femelles) se
qu’est la fleur de Magnolia dans l’hypo- sperme. Nous attendons encore beau- seraient modifiées en carpelles chez les
© POUR LA SCIENCE 65
ANTHOPHYTES Angiospermes, mais réduites en ovules
simples chez les Bennettitales et les
FOUGÈRES À GRAINES
ÉTAMINES
CARPELLE Gnétales. Les fleurs se seraient encore
GROUPE EXTERNE
DU MÉSOZOÏQUE
ANGIOSPERMES
BENNETTITALES
PENTOXYLALES
tir à un périanthe et à des microsporo-
CYCADALES
CONIFÈRES
GNÉTALES
mâle, et à un ovule unique, entouré d'un
tégument dérivé du périanthe, dans la
fleur femelle. Bien que ces analyses cla-
distiques fournissent un schéma cohé-
rent, différents tests ont montré qu'elles
étaient loin d'être définitives, et qu'il
pouvait exister de nombreux arbres phy-
logéniques très différents et presque
aussi parcimonieux.
Par la suite, on a effectué plusieurs
analyses morphologiques en prenant
cette fois un échantillon d'angiospermes
plus vaste, non limité aux seules
Magnoliales qui étaient généralement
considérées comme les plus primitives.
MÉGASPOROPHYLLES COMPOSÉES
MICROSPOROPHYLLES COMPOSÉES
On en a tiré deux hypothèses opposées :
MACROSPORANGE MÉGASPOROPHYLLES SIMPLES dans la première, les Anthophytes sont
(OVULE) MICROSPOROPHYLLES COMPOSÉES encore directement liées au genre
MICROSPORANGE MÉGASPOROPHYLLES SIMPLES Caytonia et aux Glossoptéridées, et les
(PORTE LES MICROSPORES) MICROSPOROPHYLLES SIMPLES Gnétales se trouvent à la base des
Angiospermes ; dans la seconde, le
6. UN DES ARBRES PHYLOGÉNIQUES DES PLANTES À GRAINES les plus parcimonieux, construit à clade des Anthophytes n'est plus lié au
partir de caractères morphologiques. Les Angiospermes, les Bennettitales, les Pentoxylales et
genre Caytonia, mais aux Conifères. En
les Gnétales forment un groupe monophylétique (issu d’un même ancêtre), le clade des
Anthophytes. On a représenté schématiquement les sporophylles («feuilles» portant les spo- outre, les Gnétales deviennent un
ranges) de chacun de ces groupes et de l’ancêtre commun hypothétique des Anthophytes. groupe paraphylétique (non dérivé d’un
On distingue les sporophylles simples (organisées autour d’un seul axe) et les sporophylles unique ancêtre), où seuls les genres
composées. Par exemple, le carpelle des Angiospermes, où plusieurs ovules sont enfermés, Gnetum et Welwitschia constituent un
est une mégasporophylle composée, alors que les ovules des Bennettitales et des Gnétales, groupe frère des Angiospermes .
chacun porté sur un axe, constituent des mégasporophylles simples (d’après J. Doyle, 1994). D’autres études portant sur les
plantes actuelles soutiennent le carac-
MAGNOLIALES LAURALES WINTEROÏDES EUDICOTYLÉDONES PALÉOHERBES tère monophylétique des Angiospermes,
souvent mis en doute, et leur étroite
relation avec les Gnétales. On a procédé
b c d e f à des analyses moléculaires de l' ARN
ribosomique et de l'ADN chloroplastique,
ainsi qu’à des analyses combinées, mor-
phologiques et moléculaires. Bien que
toutes ces analyses appuient le concept
d'Anthophytes, elles diffèrent de façon
sensible dans la résolution des relations
à l'intérieur de ce grand clade et des
groupes les plus proches.
L'éternelle question de savoir si la
fleur est dérivée d'un seul axe ou de plu-
sieurs n'est pas encore résolue. De
EXINE À STRUCTURE a EXINE À STRUCTURE
même, l'origine des étamines et des car-
GRENUE COLUMELLAIRE pelles des Angiospermes, ainsi que leur
homologie avec les structures des autres
7. UN DES ARBRES PHYLOGÉNIQUES DES ANGIOSPERMES les plus parcimonieux, construit à plantes à graines, demeurent encore
partir des caractères des pollens (ornementation, nombre de sillons, etc.). On a indiqué en problématiques. Parmi les Anthophytes,
couleur la structure de l’exine, le constituant de la paroi externe du grain de pollen. Cet on ne trouve aucun prototype du car-
arbre fait correspondre aux groupes d’angiospermes les plus primitives (formant des pelle relativement complexe et original
groupes monophylétiques, ou clades) les différents types polliniques apparus au Crétacé
des Angiospermes, contenant plusieurs
inférieur : pollen à un sillon de type Bennettitale (a), pollen à exine grenue de type
Magnoliale (b), pollen à sillon ornementé de type Chloranthaceae (c), pollen en tétrade de ovules courbés et entourés d’un double
type Winteraceae (d), pollen à trois sillons de type Eudicotylédone (e), pollen à ornementa- tégument. On a parfois interprété la
tion plus fine aux extrémités, de type Monocotylédone (f). Cet arbre enracine les cupule de Caytonia comme le prototype
Angiospermes dans le clade des Magnoliales, dont fait partie le genre Magnolia. possible de l'ovule angiospermien, mais
66 © POUR LA SCIENCE
cette hypothèse s'appuie seulement sur
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l'interprétation de spécimens fossiles.
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Ces incertitudes rendent nécessaire de
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morphologiques des Angiospermes et
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des groupes apparentés avant de cher-
cher d'où vient la fleur des
Angiospermes.
En revanche, on a utilisé ces résul-
tats comme base de l'analyse morpholo-
gique des Angiospermes actuelles afin
de reconstituer leur filiation. Dans ANGIOSPERMES
l’arbre résultant, les trois lignées de
base sont des Magnoliidae ligneuses :
GNÉTALES
les Magnoliales s’enracinent en pre-
mier, suivis des Laurales (comprenant
les Chloranthaceae) et des Winteroïdes
(incluant les Winteraceae). Viennent
ensuite les Eudicotylédones, produc-
trices de pollens à trois sillons, et les 8. UN DES DEUX ARBRES LES PLUS PARCIMONIEUX des Gymnospermes et des Angiospermes,
construit à partir des données moléculaires : les clades sont ordonnés en fonction du nombre
Paléoherbes, groupe associant les
de changements non ambigus dans la séquence d’un ARN ribosomique. Les clades d’angio-
Magnoliidae herbacées et les spermes représentés sont les plus primitifs : on y trouve des paléoherbes (Nymphéales,
Monocotylédones. Piperaceae et Monocotylédones) et des Magnoliidae ligneuses (Chlorantaceae, Lauraceae,
Magnoliales et Winteraceae). Cet arbre indique qu’Angiospermes et Gnétales sont monophylé-
La piste du nénuphar tiques et constituent des groupes frères ; il place les Nymphéales à la base des Angiospermes.
De leur côté, les analyses phylogéné- base des Angiospermes ont de petites similaire de l’embryon. En outre, il n'est
tiques moléculaires indiquent que les fleurs trimères (aux pièces florales grou- plus possible de considérer les
Angiospermes ne sont pas enracinées pées par trois), comme les Angiospermes comme une lignée totale-
parmi les Magnoliidae ligneuses, mais Monocotylédones, ou même plus ment isolée, puisqu'elles sont clairement
plutôt parmi les Paléoherbes, avec les simples. Toutefois, les analyses combi- liées aux deux groupes de plantes à
Nymphéales à la base. nées ne réfutent pas totalement l’hypo- graines les plus importants et les plus
On a tenté de résoudre les diver- thèse selon laquelle la première fleur était évolués de l’ère Secondaire, les
gences entre les résultats des études pré- de type Magnoliale, puisque certains Bennettitales et les Gnétales. Si l'on s'ap-
cédentes par des analyses combinées, arbres phylogénétiques à peine moins puie à la fois sur les données fossiles et
morphologiques et moléculaires. Elles parcimonieux, n'ayant qu'un pas de plus moléculaires, on est conduit à abandon-
indiquent qu'une attention excessive a été (supposant une transformation évolutive ner l'idée du polyphylétisme des
portée jusque là à la famille des supplémentaire) enracinent encore les Angiospermes, et à exclure les
Magnolias actuels et aux groupes appa- Angiospermes parmi les Magnoliales. Hamamelidae de leur origine.
rentés. À partir de ces analyses, on a Comme on le voit, il existe encore Le problème qui demeure est de
construit des modèles où les groupes de une grande lacune entre les savoir quels groupes sont à la base de
Angiospermes et les autres groupes de l'arbre phylogénétique des Angiospermes,
plantes à graines, mais on ne la consi- et quels sont leurs plus proches parents.
dère plus comme un gouffre. En outre, Tous les résultats des analyses cladis-
on sait à présent que les Angiospermes tiques indiquent que la lignée conduisant
ne sont pas apparues brusquement sous aux Angiospermes remonterait au Trias
leur forme actuelle. On observe au supérieur, 50 millions d'années avant la
contraire leur radiation rapide au radiation des plantes à fleurs au Crétacé,
Crétacé inférieur. S'il est encore impos- puisque leurs groupes frères, les
sible de dire avec certitude quelle est la Bennettitales et les Gnétales, datent de
lignée la plus ancienne, les plus vieux cette époque. On a récemment décrit des
fossiles sont tous de type Magnoliidae- structures angiospermiennes dans certains
Monocotylédones. fossiles du Jurassique et du Trias supé-
Pour le moment, toutes les données rieur, mais cette interprétation est encore
morphologiques et moléculaires indi- loin de faire l'unanimité.
quent que le groupe actuel le plus proche L’apport de nouvelles données fos-
des Angiospermes est celui des Gnétales. siles et une meilleure compréhension des
9. FLEUR DE NYMPHEA. Certaines analyses Les études embryologiques très récentes mécanismes génétiques de la morphoge-
cladistiques basées sur les caractères molé- ont d'autre part montré qu'Ephedra res- nèse de l’appareil reproducteur chez les
culaires font des Magnoliidae herbacées semble aux Angiospermes, non seule- Angiospermes et les Gymnospermes
telles que Nymphea le groupe de base des ment par le caractère de la double fécon- nous donnera sans doute la capacité de
Angiospermes. dation, mais aussi par un développement choisir entre toutes ces hypothèses.
© POUR LA SCIENCE 67
L'évolution des primates
MARC GODINOT
Ni l'origine, ni la phylogénie des grands groupes sont à dominante insectivore, alors que
les espèces plus lourdes sont plutôt
de primates ne sont établies. Toutefois le registre fossile, végétariennes, consommant préférentiel-
lement soit des fruits, soit des feuilles.
dans ses parties riches, illustre de longues séquences Le milieu arboricole où vivent la
majorité des primates impose de
d'évolution, et révèle des tendances évolutives générales. sévères contraintes sur la locomotion.
Pour grimper le long des troncs à l’aide
de griffes, comme les callitrichidés
L
d’Amérique du Sud, il faut être petit. Il
es primates actuels compren- décomptes, on reconnaît entre 170 et est difficile de sauter de branche en
nent des espèces aussi fami- 190 espèces de primates vivants, répar- branche si l’on dépasse cinq kilos.
lières que l’homme, le chim- ties dans une douzaine de familles, ce Quant au déplacement horizontal sur le
panzé, les gibbons, les babouins qui est considérable. dessus des branches, il peut s’effectuer
ou les macaques ; aussi pense-t-on fré- Une autre caractéristique remar- lentement, en agrippant fermement le
quemment qu’ils sont tous bien connus. quable des primates est la variété de support (cas des lorisinés d’Afrique et
Il n’en est rien, car les primates sont en leurs morphologies, de leurs adaptations d’Asie), ou au contraire très rapide-
fait très divers. On y trouve de nom- et de leurs modes de vie. Le poids des ment, en galopant ou en sautant,
breuses petites espèces, difficiles à étu- primates varie presque d’un facteur comme les petits singes. Toutefois la
dier, dont certaines sont fort primitives. 10 000 : alors que les gorilles mâles marche sur les branches devient dange-
La coexistence de formes primitives et peuvent atteindre 200 kilos, les adultes reuse au delà de dix kilos, car l’instabi-
de formes très évoluées rend l’étude de d’une espèce de microcèbe récemment lité augmente et les chutes sont plus ris-
l’évolution de ce groupe passionnante. redécouverte à Madagascar ne pèsent quées. Les primates plus lourds doivent
La systématique des primates n’est que 30 grammes. Deux autres espèces adopter un autre type de locomotion
pas définitivement établie : des de prosimiens (les primates autres que arboricole, ou descendre au sol. Or cha-
recherches se poursuivent pour préciser les singes, les plus primitifs) ne pèsent cun de ces modes de locomotion
le statut d’un certain nombre de genres, que 60 grammes. implique une anatomie différente.
d’espèces et de sous-espèces. On trouve À cet éventail de poids correspon- Si l’on ajoute que certains primates
encore aujourd’hui des espèces entière- dent des adaptations variées. Pour des sont diurnes, et d’autres nocturnes, et que
ment nouvelles, par exemple deux raisons physiologiques, les régimes ali- leurs structures sociales vont d’individus
espèces de ouistitis découvertes en 1992 mentaires changent avec la taille : les solitaires à des sociétés hiérarchisées, il
et en 1994 en Amazonie. Selon les espèces pesant moins de 500 grammes devient évident que les primates sont
1. LE MICROCÈBE, LE LORIS ET L’ORANG-OUTANG illustrent la diver- petits sauts, etc.) comme dans son régime alimentaire
sité des primates actuels. Ils se sont adaptés différemment à la (insectes, fruits, bourgeons, etc.) ; le loris est un «grimpeur
vie arboricole : le minuscule microcèbe de Madagascar est lent» insectivore et l’orang-outan est un «grimpeur lourd» fru-
éclectique dans ses modes de locomotion (course, grimper, givore. Tous deux habitent le Sud-Est asiatique.
68 © POUR LA SCIENCE
l’ordre de mammifères qui présente, et peut éliminer les plésiadapiformes, un
de loin, la plus grande diversité anato- ensemble de formes primitives long-
mique et comportementale. En raison de temps considérées comme une première
cette complexité, l’étude de la locomo- radiation de «primates archaïques». Si
tion des primates, celle de leurs struc- les plésiadapiformes sont effectivement
tures sociales et celle de leurs comporte- archaïques, ils possèdent en même
ments sont devenues des sous-disciplines temps des spécialisations marquées qui
à part entière. excluent une parenté proche avec les
L’évolution qui a conduit à l’extrême vrais primates. Les tupaiidés actuels du
variété des primates actuels est nécessai- Sud-Est asiatique restent de bons candi-
rement complexe. Elle s’est déroulée dats au titre de groupe-frère des pri-
pendant l’ère Tertiaire, sur plusieurs mates, mais il y a un saut évolutif consi- 2. L ES TUPAIIDÉS , petits mammifères du
continents. Les documents fossiles, dérable entre les deux groupes, et cette Sud-Est asiatique, constituent peut-être le
même incomplets, permettent de retracer parenté est débattue. Elle correspond à groupe frère des primates, mais cette hypo-
les grandes lignes de cette histoire. une histoire paléocène, ou même plus thèse est controversée.
ancienne, qui s'est déroulée dans des
L’origine des primates régions où nous n'avons pas encore diversification d’une première lignée,
découvert de faunes de ces âges. qui s’accompagne d’une augmentation
Les primates sont connus avec certitude En raison de cette lacune dans le de taille des individus (de un à sept
depuis la transition Paléocène-Éocène, registre fossile, on ne connaît pas l'his- kilos). On atteint le nombre de cinq
il y a environ 55 millions d'années. À toire des caractères qui définissent les lignées avant la fin de l'Éocène infé-
cette époque, un fort réchauffement cli- primates : un pied préhensile, une barre rieur. Dans plusieurs de ces lignées, les
matique permet à toute une petite faune post-orbitaire entourant de grands yeux dents acquièrent des caractères qui tra-
tropicale de gagner des régions plus tournés vers l’avant, et une «bulle tym- duisent une spécialisation à un régime
septentrionales et de passer d'un côté à panique» formée par le pétreux autour de alimentaire à base de feuilles. Les os
l'autre de l’Atlantique par le Nord, où l’oreille moyenne. Toutefois on a beau- des membres révèlent une évolution de
l’océan n'a pas encore complètement coup progressé dans la compréhension la locomotion où la part des sauts
séparé les deux continents. des raisons qui les ont fait apparaître. devient de plus en plus importante, mais
C’est dans ce contexte que deux ou Les travaux de M. Cartmill, de sans atteindre le mode exclusivement
trois genres de primates apparaissent en l'Université Duke, ont montré que la vie sauteur de nombre de primates actuels.
Europe et en Amérique du Nord, sans arboricole n’explique pas, à elle seule, Les notharctidés étaient probablement
doute en provenance de zones tropi- ces adaptations. Le développement de diurnes, et leurs crânes présentent un
cales d’Afrique ou d’Asie. Ces pre- grands yeux et de la vision binoculaire léger dimorphisme sexuel des canines,
miers arrivants sont à l'origine de radia- correspondrait à un mode de vie de petit qui trahit une structure sociale élaborée.
tions éocènes, assez bien connues grâce prédateur. Si le pied préhensile et le pas- Le genre Notharctus comprend l'un des
à des conditions géologiques favorables sage des griffes aux ongles sont liés à la primates fossiles les mieux connus,
à la fossilisation. vie en milieu arboricole, ils pourraient grâce à un beau matériel provenant du
En fait, un fossile africain, constituer une adaptation aux branches Bassin de Bridger, dans le Wyoming.
Altiatlasius, trouvé dans l'Atlas maro- fines, comme l'a proposé M. Cartmill ; Dans l'autre famille, celle des omo-
cain, est plus ancien puisqu'il est nette- mais ils s'expliqueraient encore mieux myidés, les espèces sont plus petites, et
ment paléocène. Toutefois il n'est connu par le comportement de saisie des proies la diversité des lignées est plus grande.
que par des dents isolées. Un matériel en milieu arboricole : l’agrippement du Une majorité d'espèces pesaient de 50 à
aussi fragmentaire, s'il n'est pas très support par les pieds libère la main pour 500 grammes, mais plusieurs des formes
proche de fossiles plus complets, reste saisir les proies, et les ongles ne déra- les plus tardives atteignaient un à deux
difficile à interpréter. Les envahisseurs pent pas comme les griffes sur la cara- kilos. Parmi les espèces dont on possède
des continents nordiques, eux, ont des pace des insectes. le crâne, les petits Shoshonius ont de
descendants très proches dont on grandes orbites et un museau court, ce
connaît les crânes et les os des Les primates européens qui leur donne une certaine ressem-
membres. Leurs caractères en font blance avec les tarsiers actuels ; ils n’en
incontestablement des primates.
et américains de l'Éocène sont pas pour autant les ancêtres. Les
Ces animaux sont assez petits, leur En Amérique du Nord, les bassins des omomyidés étaient nocturnes.
poids variant d'environ 100 grammes à Rocheuses livrent des fossiles dans une Dans les deux familles, notharctidés
près d'un kilogramme. Par leur allure séquence stratigraphique quasi ininter- et omomyidés, le nombre d’espèces dimi-
générale et leur locomotion, ils devaient rompue, couvrant une grande partie de nue à l'Éocène moyen : durant cette
ressembler au microcèbe et aux autres l’ère Tertiaire. On peut ainsi retracer période, les forêts s'éclaircissent et les
cheirogaléidés de Madagascar, mais une l'histoire des deux familles arrivées en milieux deviennent plus ouverts dans la
série de caractères primitifs les en sépa- Amérique au tout début de l’Éocène, les région des Montagnes Rocheuses.
rent nettement. S’ils ne sont pas à l’ori- notharctidés et les omomyidés. Plusieurs lignées survivent un peu plus
gine des familles actuelles de primates, Chez les notharctidés, un groupe longtemps dans des zones refuges, au
ils représentent un chapitre important de comparable aux lémuriens actuels par la Texas et en Californie. Les omomyidés
l’histoire du groupe. structure de leur appareil locomoteur et s'éteignent plus tard que les notharctidés.
L’origine de ces plus anciens pri- par leurs adaptations alimentaires, mais En Europe, la radiation débute de
mates connus n'est pas élucidée. On non directement apparenté, on suit la façon assez semblable. C'est un autre
© POUR LA SCIENCE 69
groupe de notharctidés qui se diversifie,
Protoadapis et les genres apparentés. FORAMEN MAGNUM TIBIA ET PÉRONÉ SOUDÉS
On a trouvé dans le gisement de
Messel, en Allemagne, des squelettes
écrasés, en connexion, vieux de 50 mil-
lions d’années. Ils ont permis de bien CALCANÉUM
reconstituer un primate, nommé
Europolemur, qui évoque un petit
lémurien de 200 à 400 grammes, mais
dont les proportions se rapprochent plu- ASTRAGALE
tôt de celles d’un ouistiti.
Vers le milieu de l'Éocène moyen,
une autre famille d’adapiformes se déve-
loppe en Europe et élimine assez rapide-
ment les notharctidés. Ces nouveaux
venus, les adapidés, sont à l’origine d’une 4. NECROLEMUR EST UN PETIT PRIMATE qui a vécu en Europe entre 45 et 35 millions d’années
avant notre ère. Ses os des membres (tibia et péroné soudés, astragale à trochlée en poulie et
petite radiation à l'Éocène supérieur. Ils
calcanéum très allongé) montrent à la fois un allongement du pied et un renforcement de la
étaient diurnes. Leurs crânes montrent cheville, qui sont typiques des sauteurs très spécialisés. Sur le crâne, le foramen magnum, trou
des différences que l’on avait d'abord par où passe la moelle épinière, est en position assez ventrale, indiquant des postures verticales
interprétées comme un dimorphisme habituelles, comme on les trouve chez les sauteurs exclusifs actuels. Le crâne montre aussi une
sexuel marqué ; une étude approfondie a large expansion postérieure de la bulle tympanique, qui traduit une grande acuité auditive.
révélé que ces crânes appartenaient en
fait à différentes lignées. Le plus grand et ceux des grimpeurs lents actuels Les espèces issues des deux radia-
des adapidés, Leptadapis, atteignait six à (loris, potto), mais je les considère plu- tions, l'européenne et l'américaine, ne
sept kilos, ce qui en fait le plus grand pri- tôt comme des marcheurs et coureurs survivent pas à la dégradation du climat
mate de l'Éocène. Comme les notharcti- sur les branches, analogues à certains qui marque la fin de l'Éocène, il y a 34
dés, les adapidés ont des dents adaptées à singes actuels. millions d’années. Leur histoire est
la mastication des feuilles. Chez les donc cantonnée à l’Éocène. Sur cette
notharctidés, ce sont les molaires supé- Les tendances évolutives période longue de 20 millions d'années,
rieures qui présentent les changements on observe que des transformations se
morphologiques les plus marqués ; chez Une autre famille de petits primates répètent. Au début, dans de multiples
les adapidés, ce sont les molaires infé- nocturnes, les microchoeridés, s'épa- lignées, un tubercule disparaît sur les
rieures qui ont le plus changé. nouit en même temps en Europe. Parmi molaires inférieures, alors qu'un autre se
La locomotion des adapidés pose eux figure Necrolemur, dont les os des développe sur les molaires supérieures.
encore des problèmes d'interprétation, membres sont très spécialisés : l'allon- Dans deux groupes où la taille a aug-
car ils n'ont pas d'équivalent dans la gement du pied, la fusion des os de la menté, les changements de morphologie
nature actuelle. Certains auteurs discer- jambe et d'autres caractères sont dentaire indiquent une adaptation à un
nent une analogie entre leurs caractères typiques de sauteurs exclusifs. Chez les régime plus folivore. Dans trois lignées
primates actuels qui se déplacent au moins se produit la soudure des deux
presque uniquement par bonds – les mandibules, caractère qui est aussi
galagos, les tarsiers et les indriidés mal- apparu tôt chez les singes. Les travaux
gaches –, les supports choisis sont le de W. Hylander et M. Ravosa, de
plus souvent verticaux, et les postures l’Université Duke, ont montré que la
de repos sont des postures verticales le fusion mandibulaire est une réponse à
long des troncs, d'où le nom de sau- l'augmentation des forces de cisaille-
teurs-agrippeurs verticaux donné à ces ment engendrées par la mastication d’un
primates. Or on trouve chez Necrolemur seul côté, quand les espèces augmentent
un foramen magnum (le trou du crâne de taille. De telles transformations ana-
par où passe la moelle épinière) qui tomiques, répétées dans de nombreuses
3. MANDIBULES DE DEUX PRIMATES FOSSILES de
s'ouvre sous le crâne, en arrière, ce qui lignées, sont souvent appelées ten-
l’Éocène d’Europe. Au cours des 15 à 20 mil-
lions d’années qui séparent ces deux adapi- indique que cette espèce adoptait aussi dances évolutives. Nous ne sommes pas
formes, une importante évolution s’est pro- des postures verticales, bien qu’elle encore en mesure d'évaluer la part des
duite. La plus petite mandibule est la plus n’ait aucun lien de parenté avec les sau- facteurs externes et des facteurs internes
ancienne (Éocène inférieur) ; elle est effilée teurs-agrippeurs actuels. La présence dans ces évolutions, mais il est clair que
vers l’avant et la dernière prémolaire a une d’un tel caractère chez un fossile de 40 les deux sont toujours liés de façon
seule pointe principale. La plus grande est millions d’années prouve que le redres- inextricable.
plus récente (Éocène supérieur) ; elle a un sement du tronc, entraînant le position- Les primates éocènes euraméricains
bord antérieur relevé, soudé à celui de la nement vertical du crâne, s'est produit s'étant éteints sans descendance, tous les
mandibule jumelle, la dernière prémolaire est
plusieurs fois au cours de l'évolution groupes de primates actuels sont issus
complexe, et les dents ont des crêtes dévelop-
pées. Entre ces deux fossiles, on est passé
des primates. Dans le cas de d'autres groupes fossiles ayant vécu soit
d’un petit animal de 300 grammes, primitif et Necrolemur, ce phénomène est une en Afrique, soit en Asie. Toutefois, sur
partiellement insectivore, à une espèce de 6 à conséquence de la spécialisation au ces deux continents, le contexte géolo-
7 kilogrammes, adaptée à un régime folivore. saut, devenue extrême. gique est moins favorable et les
70 © POUR LA SCIENCE
65 60 55 50 45 40 35 30 25 20 15 10 5 (MA)
PLIO-
PALÉOCÈNE ÉOCÈNE OLIGOCÈNE MIOCÈNE
PLÉISTOCÈNE
SIVALADAPIDAE
LIMITE CRÉTACÉ-TERTIAIRE
ADAPIFORMES
NOTHARCTIDAE
ADAPIDAE
Pronycticebus
LORISIDAE
Plesiopithecus
GALAGIDAE
LEMURIFORMES
(?)
DAUBENTONIIDAE
OMOMYIDAE
CHEIROGALEIDAE
INDRIIDAE
MICROCHOERINAE
LEMURIDAE
2
MEGALADAPIDAE
AMPHIPITHECINAE
Eosimias
TARSIIDAE
Altiatlasius
CALLITRICHIDAE
CEBIDAE
(?)
SIMIIFORMES
OLIGOPITHECIDAE
PARAPITHECIDAE
RELATIONS HYPOTHÉTIQUES CERCOPITHECIDAE
RELATIONS PROBABLES
FOSSILES DÉCOUVERTS
PLIOPITHECIDAE
PROPLIOPITHECIDAE
HYLOBATIDAE
OREOPITHECIDAE
HOMINOÏDES
ASIE PONGINAE
AMÉRIQUE DU NORD
PROCONSULIDAE
AMÉRIQUE DU SUD
EUROPE PANINAE
(?)
AFRIQUE
MADAGASCAR 3 HOMININAE
5. R EGISTRE FOSSILE DES PRIMATES au cours du Tertiaire et du transition Éocène-Oligocène (2), où la dégradation du climat pro-
Quaternaire. On s'est limité aux principales familles et à quelques voque leur extinction. Il y a 18 millions d’années, les singes africains
genres significatifs, et on a indiqué les événements géologiques qui ont profité du contact entre l'Afrique et l'Eurasie (3) pour quitter leur
ont affecté l'histoire du groupe. Le réchauffement climatique du continent d'origine. Des pans entiers de l'histoire sont manquants en
début de l'Éocène (1) a permis aux primates d'atteindre l'Europe Asie et en Afrique dans les périodes anciennes, ce qui explique que
occidentale et l'Amérique du Nord ; ils s’y sont épanouis jusqu'à la nombre de liaisons de la phylogénie restent inconnues.
© POUR LA SCIENCE 71
PROSIMIENS SIMIENS (SIMIIFORMES)
OMOMYIDÉS
HAPLORHINIENS
?
STREPSIRHINIENS
6. RELATIONS PHYLOGÉNÉTIQUES DES PRIMATES ACTUELS et des omomyi- pour désigner un grade adaptatif. Ce schéma évolutif est simple, mais
dés, primates disparus à la fin de l’Éocène. Les analyses cladistiques si l’on prend en compte les fossiles, les choses se compliquent.
effectuées sur les espèces actuelles établissent clairement la parenté du Nombre d’auteurs considèrent les omomyidés comme des
Tarsier (à droite) avec les simiens, ou simiiformes. Cette parenté est à la «Tarsiiformes», apparentés à Tarsius, mais on les soupçonne de ne pas
base du concept d'haplorhiniens. Le groupe des haplorhiniens a une être réellement des haplorhiniens. Face à la complexité de l'histoire des
valeur phylogénétique, à la différence des prosimiens, qui constituent primates, qui comprend au moins quatre radiations anciennes sur
un groupe paraphylétique (il ne comprend pas tous les descendants de quatre continents différents, la phylogénie fondée sur les espèces
l’ancêtre commun). Le concept de prosimien reste néanmoins très utile actuelles est trop sommaire, et se révèle rapidement simpliste.
recherches paléontologiques ont été encore à concilier les concepts simples 60 millions d’années. Ces relations de
beaucoup moins intensives, ce qui issus de la phylogénie des formes parenté ne pourront être élucidées
explique que bien des aspects de l'his- actuelles avec la complexité des radia- qu'avec un matériel fossile plus complet.
toire des primates ne soient toujours pas tions anciennes, qui se sont produites
élucidés. Un cas extrême est sur au moins quatre continents. La radiation
Madagascar, où l'histoire des lémuriens En revanche, une question fort
n’a pu être reconstituée, faute de fos- débattue a été en partie résolue au cours
des singes d'Afrique
siles anciens. Les Megaladapis, les des dernières années, celle de l'origine Les fouilles réalisées en Oman et celles
paléopropithèques qui se suspendaient des simiens, ou simiiformes. Ce groupe continuées dans la dépression du
comme des paresseux, et d'autres sub- rassemble les singes au sens large, les Fayoum, en Égypte, ont révélé, entre la
fossiles malgaches, n'ont pas plus de platyrrhiniens (singes d'Amérique du fin de l’Éocène et le début de l’Oligocène
6000 ans. Comme il existe aussi des Sud) et les catarrhiniens (singes de (36-30 millions d’années), une grande
lémuriformes (les lorisoïdes) en Afrique l'Ancien Monde, incluant les grands variété de primates. Il existe alors sur le
et en Asie, on espérait y découvrir des singes). Alors que l'on discutait âpre- continent arabo-africain trois familles de
fossiles qui donnent une indication sur ment les solutions qui faisaient dériver simiiformes, bien reconnaissables au sep-
leur âge. Hélas, les fossiles antérieurs les simiens des adapiformes ou des omo- tum osseux complet qui ferme leurs
au Miocène sont jusqu'ici décevants. myidés de l’Éocène, la découverte de orbites en arrière. Le plus célèbre d'entre
Peut-être l'énigmatique Plesiopithecus, petites dents isolées en Algérie et en eux, Aegyptopithecus, un propliopithé-
découvert récemment en Égypte, leur Tunisie, datant d’environ 45 millions cidé, illustre bien les problèmes posés par
est-il apparenté? d’années, a montré que le groupe des un matériel fragmentaire. Alors qu'on ne
simiens était déjà individualisé en possédait que des morceaux de mâchoires
Les mystères Afrique à cette époque. Les paléonto- avec quelques dents, on comparait ces
logues ont été surpris de trouver des pri- dernières à celles des grands singes
de la phylogénie mates très petits à dents broyeuses, alors actuels : leur morphologie n'en était pas
Le tarsier actuel (petit insectivore du que la petite taille s'accompagne généra- très éloignée. Lorsqu'on a découvert un
Sud-Est asiatique qui forme avec les lement d'un régime plus insectivore et de crâne complet, on s'est rendu compte que
singes le groupe des haplorhiniens) dents pointues. Aegyptopithecus était loin des grands
occupe une place centrale dans la phy- La différentiation des singes est singes : il possédait une boîte crânienne
logénie des primates, car il présente à la ancienne en Afrique, et leur origine reste assez petite, et même des caractères de
fois des caractères très primitifs et des conjecturale. Elle pourrait remonter jus- platyrrhinien comme l'absence de tube
caractères évolués. Certains auteurs ont qu'à Altiatlasius du Paléocène, qui serait auditif externe ossifié. Enfin, la décou-
qualifié les omomyidés éocènes de «tar- alors un protosimiiforme. Dans ce cas, verte des os des membres a révélé un
siiformes» à cause de leur ressemblance on exclurait Eosimias, décrit récemment appareil locomoteur analogue à celui d'un
avec le tarsier, mais il est douteux qu’ils de l'Éocène moyen de Chine, bien que platyrrhinien tel que l'alouatte. On a
soient des haplorhiniens. Les relations C. Beard, du Carnegie Museum de même observé, sur l'humérus, des carac-
entre omomyidés et tarsiidés sont Pittsburgh, le considère comme proche tères primitifs inconnus chez les singes,
conjecturales, et les dichotomies les des simiens. Le dernier ancêtre commun mais connus chez des prosimiens. Alors
plus anciennes de l'histoire des primates au tarsier asiatique et aux simiens date- que les dents seules orientaient les com-
restent obscures. Nous n’arrivons pas rait du Paléocène inférieur, il y a plus de paraisons vers tel ou tel hominoïde
72 © POUR LA SCIENCE
actuel, des restes plus complets ont mon- type «grand singe» vient d'être trouvée se sont beaucoup diversifiés par la suite.
tré qu'Aegyptopithecus avait une structure par S. Moyà Solà, du musée de Au Pliocène supérieur, une diversité
globale plus primitive que celle des Sabadell, non pas en Afrique, mais en maximale est atteinte : on trouve alors
hominoïdes et des cercopithécoïdes. Il est Catalogne, chez le dryopithèque euro- en Afrique toute une série de formes de
peut-être antérieur à la séparation de ces péen, vieux de 9,5 millions d’années grande taille, apparentées aux babouins
deux grands groupes. On ne s'attendait (âge controversé). et aux géladas actuels, et éteintes
guère à ce que les restes les plus souvent L'Afrique a fourni beaucoup moins aujourd’hui. Quant aux singes
découverts, les dents, soient aussi mono- de fossiles d’âge compris entre 10 et 4 d’Amérique du Sud, la découverte de
tones et peu informatives dans le groupe millions d’années, d'où une grande diffi- nouveaux fossiles miocènes bien diffé-
qui excite le plus la curiosité générale! culté pour préciser l'origine des homini- rents des formes actuelles a rendu
Au cours du Miocène, la grande faille nés (groupe rassemblant les australopi- caduque l’image d’un groupe stable
Est-africaine entre en activité, et les sédi- thèques et le genre Homo), et leurs depuis le Miocène moyen.
ments continentaux s'accumulent. En cer- relations historiques avec les gorilles et
tains endroits, les mouvements ultérieurs les chimpanzés. Certaines approches Les radiations récentes
ont ramené à la surface ces couches cladistiques, fondées sur les formes
anciennes, offrant ainsi un contexte favo- actuelles, font du chimpanzé un plus Les fluctuations climatiques du
rable aux paléontologues. Dans les proche parent de l'homme que le gorille, Quaternaire ont entraîné, dans les régions
faunes, deux groupes de singes sont pré- mais elle n’indiquent ni à quoi ressem- intertropicales, d'importantes fragmenta-
sents. Des cercopithécidés (singes de blait l'ancêtre commun, ni de quand il tions des forêts. Ce processus est à l’ori-
l’Ancien Monde, semi-terrestres, tels que date. En outre, cette proximité est peut- gine d’isolements géographiques qui ont
le macaque), peu nombreux, ont déjà les être trompeuse, car les trois genres sont joué un rôle dans la radiation des gueu-
principaux caractères de leur famille. En les seuls survivants d'une petite radiation nons (Cercopithecus) en Afrique, et dans
revanche, chez les hominoïdes, adaptative. Il est difficile, à partir de celle de certains petits singes sud-améri-
Proconsul et ses cousins sont bien diffé- trois lignées émergentes, de déchiffrer le cains tels que les tamarins. Les gibbons
rents de leurs descendants actuels. buissonnement du groupe au Miocène. sont eux aussi en pleine spéciation dans
L'interprétation d'un membre anté- Les australopithèques, connus les forêts d’Asie tropicale. Enfin les gala-
rieur assez complet de Proconsul a depuis 4 à 5 millions d’années avant gos, lémuriformes africains, sont sans
donné lieu à une belle controverse notre ère, sont remarquables : avant doute issus d’une radiation récente, et le
scientifique. Le grand anatomiste leur découverte, on se demandait à quoi nombre de leurs espèces est d’ailleurs
O. Lewis avait cru reconnaître dans l'ar- pouvait bien ressembler un intermé- controversé. Ils prouvent que, de leur
ticulation du poignet de Proconsul des diaire entre des arboricoles et des côté, les prosimiens ont aussi continué à
caractères typiques des grimpeurs bipèdes terrestres, et même si de tels évoluer. Ces événements récents sont
lourds actuels que sont gorilles, chim- intermédiaires étaient possibles ; or responsables d’une partie de la diversité
panzés et orangs-outans. Pour grimper Lucy et ses proches parents sont les spécifique des primates actuels.
et assurer leur stabilité dans les arbres, deux à la fois, au point que deux écoles Globalement, l’histoire évolutive
des primates de cette taille doivent se d'anatomistes s'affrontent, l'une insis- des primates révèle une série d’épi-
redresser de façon à saisir les branches tant sur l’aspect bipède terrestre, l'autre sodes de diversification, lorsque les
latéralement ou par en-dessous ; ils doi- sur l’aspect arboricole! conditions climatiques subtropicales le
vent aussi être capables de se suspendre. Plusieurs lignées d'australopithèques permettaient, suivis d’épisodes
La différence de posture est considé- ont vécu dans une grande partie de d’extinction quand le climat se refroi-
rable par rapport aux primates qui mar- l'Afrique. Les robustes d'Afrique du Sud dissait et que les faunes ne pouvaient
chent et courent sur les branches, avec (Paranthropus) illustrent la poursuite de pas se réfugier dans les régions tropi-
des orientations peu différentes de l’adaptation terrestre ; leur capacité crâ- cales. Les diversifications à partir de
celles de quadrupèdes terrestres. Du nienne a augmenté, et selon R. Susman, formes petites et primitives ont fait
marcheur au grimpeur lourd, une libéra- ils étaient des utilisateurs habituels d'ou- apparaître régulièrement des genres de
tion de l'épaule est nécessaire, accompa- tils. Ils se sont éteints sans descendance. tailles et d’adaptations variées.
gnée par un accroissement de la mobi- B. Senut et C. Tardieu, du Muséum Chez les primates, on observe dès les
lité du poignet (la position du tronc et le d’histoire naturelle et du CNRS, soutien- formes éocènes un accroissement du cer-
port de la tête sont également modifiés). nent depuis plus de 15 ans que la lignée veau par rapport aux autres mammifères.
Or, si certains détails indiquent que humaine est bien reconnaissable à Il est probablement lié au développement
Proconsul était capable de grimper agi- Hadar, le gisement même de Lucy (3,3 important de la vision au tout début de
lement comme les atèles, il a encore une millions d’années). Des os des membres l’histoire du groupe. Des espèces diurnes
structure générale de quadrupède hori- y trahissent la présence d'un bipède bien et nocturnes coexistent depuis longtemps.
zontal. Le groupe auquel appartient plus moderne que les australopithèques C’est chez les diurnes que l’on rencontre,
Proconsul, qui comprend de nombreux contemporains, et que l'on devrait appe- dès l’Éocène, un certain dimorphisme
genres, est à l’origine des Hominoïdes ler Praeanthropus. L'évolution anato- sexuel ; il indique que l’évolution des
ultérieurs. On a proposé d’en faire une mique se poursuit à l'intérieur du genre structures sociales avait déjà commencé.
«famille graduelle» (fondée sur le grade Homo, au niveau du pied, de la main et D’après les recherches sur le comporte-
évolutif), les proconsulidés, en atten- du crâne ; elle est bientôt relayée par ment et l’intelligence, cette longue his-
dant que la phylogénie de l'ensemble l'évolution culturelle. toire sociale pourrait être le facteur res-
des hominoïdes soit correctement éta- Quittons les hominoïdes pour reve- ponsable du développement exceptionnel
blie. La plus ancienne marque d'un nir aux cercopithécidés. S’ils étaient du cerveau et de l’intelligence dans cer-
redressement et d'une locomotion de peu nombreux au Miocène inférieur, ils taines familles de primates.
© POUR LA SCIENCE 73
L'avènement de la cladistique
PASCAL TASSY
En cladistique, on établit les relations de parenté entre les chait les péripéties évolutives n'étaient
que des artefacts taxinomiques.
espèces par la recherche de caractères évolués partagés, Un exemple fameux est celui de la
classe des Reptilia, dont les membres ne
en supposant un minimum de transformations évolutives. possèdent en propre que des caractères
primitifs d'amniotes (vertébrés dont
l’embryon est entouré d’une membrane
L
nommée amnios). S’ils présentent aussi
a cladistique peut être qualifiée En quoi cette démarche était-elle des caractères transformés, ils les parta-
de "science des branchements" révolutionnaire? Les évolutionnistes ont gent avec les oiseaux ; les reptiles ne for-
(le terme clade vient du grec toujours analysé les caractères des ment pas un clade, c’est-à-dire un groupe
klados, qui signifie branche). Il espèces vivantes et fossiles afin de recon- renfermant la totalité des descendants
s'agit bien entendu des branchements naître les homologies, c'est-à-dire les res- d'une espèce ancestrale. Ainsi les croco-
évolutifs qui ont abouti, à partir de la semblances existant entre différentes diles sont plus étroitement apparentés aux
première forme de vie apparue sur Terre espèces en raison de leur ascendance oiseaux qu'aux lézards, autres reptiles,
il y a plus de trois milliards d'années, à commune. Hennig a introduit une nou- bien qu'un crocodile ressemble plus par
la différenciation des deux millions velle façon de concevoir l'homologie, son aspect à un varan qu'à une hirondelle.
d'espèces vivantes répertoriées aujour- offrant le moyen de reconstruire de façon Ce principe de partition entre carac-
d'hui (il en existe sans doute dix fois explicite et testable la phylogénie. Il partit tères primitifs et transformés est aujour-
plus), sans compter les fossiles qui d'un double constat, simple mais lourd de d'hui universellement reconnu ; s'il a été
jalonnent cette longue histoire. conséquences. Premièrement, tous les aussi discuté, c'est que l'évolution se joue
Cette science, fille de l'évolution- caractères n'évoluent pas à la même des axiomes des systématiciens. Si les
nisme darwinien, est plus directement vitesse. Ainsi l'homme possède cinq caractères se transformaient une seule
issue de l'œuvre d'un entomologiste doigts à la main et au pied : si l'on suit, fois au cours de l'histoire géologique, la
allemand, Willi Hennig (1913-1976). après la sortie des eaux il y a 350 millions reconstruction phylogénétique serait une
Hennig est l'auteur d'un corpus métho- d'années, les étapes phylogénétiques entreprise relativement aisée. Or il arrive
dologique de reconstruction phylogéné- menant à l'homme, on constate que ce que les caractères se transforment dans
tique : ces principes de construction des nombre n'a pas changé. En revanche, la un même état de façon indépendante
arbres évolutifs furent d'abord désignés bipédie de l'homme est une innovation, chez différentes espèces (convergence ou
par l'expression "systématique phylogé- liée à des transformations importantes parallélisme), ou retournent en apparence
nétique" (tirée de Phylogenetic survenues chez un primate qui vivait pro- au stade ancestral (réversion), toutes ces
Systematics, livre paru aux États-Unis bablement il y a cinq millions d'années. situations étant regroupées sous le terme
en 1966), puis par les termes "cladisme" d'homoplasie. Ce problème, qui a tou-
et "cladistique". Homologie et parenté jours rendu difficile la recherche des
Bien que les arbres phylogénétiques homologies, a été résolu dans le système
soient de conception ancienne (en 1866, Deuxièmement, seul le partage par dif- cladistique par un principe d'économie. Il
le biologiste allemand Ernst Haeckel férentes espèces de caractères dont l'état s'agit de construire, à partir d'un nombre
publia un arbre demeuré célèbre, mon- est transformé (ce qu'on appelle homo- quelconque d'observations, l'arbre phylo-
trant les relations évolutives entre tous logie phylogénétique ou synapomorphie génétique qui contient le maximum d'ho-
les êtres vivants), l'œuvre de Hennig fut dans le jargon cladistique) est signe mologies phylogénétiques et le minimum
qualifiée de révolutionnaire. Les arbres d'une parenté étroite : c'est la ressem- d'évolutions parallèles et de réversions.
produits par l'analyse cladistique – les blance due à une ascendance commune. Un tel arbre minimise les transforma-
cladogrammes – sont des arbres généa- Au contraire, les caractères restés à tions évolutives : c'est l'arbre "le plus
logiques sans ancêtres qui, pourtant, ne l'état primitif (ce que l'on nomme sym- court", d'où l'expression d'analyse de par-
parlent que d'ascendance : ils montrent plésiomorphie) ne témoignent pas d'une cimonie. On utilise aujourd'hui l'informa-
les relations de parenté entre les espèces parenté. Jusqu'alors, dans l'approche tique afin de traiter simultanément un
sans que soient recherchés les ancêtres. évolutionniste "classique", il était pour- très grand nombre de caractères.
Dans les milieux évolutionnistes néodar- tant courant, sinon de règle, de chercher Prenons un exemple concret, celui
winiens des années 1960 et 1970, une des caractères communs restés à l'état des proboscidiens – ordre de mammi-
telle approche en heurta plus d'un : la primitif afin de découvrir les parentés fères représentés dans la nature actuelle
science évolutionniste se focalisait alors profondes, anciennes, et d'identifier les par les éléphants –, qui illustrera les
sur les liens directs ancêtre-descendant ancêtres. Or bien des groupes identifiés notions de synapomorphie, d'homopla-
et sur les processus de spéciation. par les sytématiciens et dont on cher- sie et de simplicité. La phylogénie des
74 © POUR LA SCIENCE
proboscidiens est établie au moyen d'un
grand nombre de caractères morpholo-
giques, mais nous nous contenterons
d'en suivre cinq pour expliquer les dif-
férentes péripéties que peuvent subir les AUTRES MAMMIFÈRES
caractères au cours de l'évolution.
Au milieu du XIX e siècle, l'anato-
miste Henri Ducrotay de Blainville pro-
posa de classer éléphants et siréniens
dans un même groupe d'animaux, qu'il
nomma "gravigrades" (les siréniens,
également appelés vaches marines, ras-
semblent les lamantins et les dugongs).
Le caractère invoqué pour ce regroupe-
ment était le mode d'éruption dentaire,
SIRÉNIENS
DUGONG
dit "horizontal". Chez les lamantins et
3
les éléphants, toutes les dents de l'ar-
cade dentaire ne fonctionnent pas en
même temps : au cours de la vie de ces
animaux, les molaires se succèdent de
l'arrière vers l'avant, les antérieures 1
étant expulsées et remplacées par les
postérieures. Or ce caractère est en fait
TÉTHYTHÈRES
LAMANTIN
une homoplasie. Tout d'abord, les
dugongs ne montrent pas ce type de 2
succession dentaire : ce n'est donc pas
un trait de sirénien, mais une particula-
rité des lamantins. Ensuite, chez les pro-
boscidiens fossiles du Tertiaire ancien,
les dents prémolaires et molaires sont
toutes présentes chez l'adulte, comme MOERITHERIUM
chez tout mammifère non spécialisé
(nous ne perdons pas nos prémolaires
ou notre première molaire lorsque sor-
PROBOSCIDIENS
CARACTÈRES 1 2 3 4 5
AUTRES MAMM. 1 2
LAMANTIN
DUGONG
MOERITHERIUM
ÉLÉPHANT
PHIOMIA
ÉLÉPHANTS
1. DISTRIBUTION DE CINQ CARACTÈRES CRÂNIENS chez les proboscidiens chiffres précédents) et par un rectangle blanc la réversion de la position
et les siréniens (tableau). Les cases bleues indiquent l'état transformé de l'orbite (caractère 2) survenue chez l'ancêtre des éléphantiformes ;
du caractère. Il s'agit (1) du remplacement dentaire dit "horizontal" ; la transformation ultérieure de ce caractère est propre aux éléphants
(2) de l'orbite antérieure ; (3) de la forme particulière de l'os tympa- modernes. Aux différents points de branchement, on a indiqué le nom
nique ; (4) de la configuration du trou auditif externe ; et (5) des fosses du taxon correspondant. L’orbite est marquée en rouge sur les crânes.
nasales reculées au-dessus ou en arrière des orbites. À partir de ces On voit que si Moeritherium ressemble aux siréniens (en raison des
caractères, on a déterminé par l'analyse de parcimonie les relations de caractères restés primitifs), il présente une homologie phylogénétique
parenté entre les espèces. Sur l'arbre résultant, on a figuré par des rec- avec les éléphants (partage d'un caractère transformé, ici la forme du
tangles bleus les transformations des cinq caractères (codés par les trou auditif externe) qui détermine sa position de proboscidien.
© POUR LA SCIENCE 75
S US
IEN TH ES ES
UR NA ES M UX IR
UES OS
A
UX SO
G
ODIL TRÈ UPIA NTA
RT PID EA MP OC NO RS A CE
TO LÉ OIS CO CR MO MA PL
2. RELATIONS DE PARENTÉ DES AMNIOTES ACTUELS avec l'inclusion (en rouge), faute d’inclure les oiseaux, n'est pas un concept phy-
d'un fossile (Compsognathus). Si un crocodile ressemble à un logénétique. Les fossiles qu'on appelle dinosaures (ici représentés
lézard (groupe des lépidosauriens), ce n'est qu'en raison de nom- par Compsognathus) effacent l'hiatus morphologique qui sépare
breux caractères restés primitifs (hérités des ancêtres 1, 2 ou 3) dans la nature actuelle oiseaux et crocodiles. De même que les
mais non en raison d'une parenté phylogénétique étroite. Au chauves-souris sont des mammifères aériens, les oiseaux sont des
contraire, crocodiles et oiseaux sont étroitement apparentés, dinosaures adaptés au vol. Compsognathus n'est pas pour autant
quoique peu ressemblants. C'est pourquoi la classe des Reptilia l'ancêtre des oiseaux.
fait, la morphologie du crâne d'un pro- Ainsi conçue, l’étude phylogéné- sont des substitutions de bases, par
boscidien tel que Moeritherium, qui tique des proboscidiens consiste, non à exemple d’une adénine (A) par une gua-
vivait à l'Eocène (il y a environ 40 mil- rechercher des ancêtres pris parmi les nine (G). Si de tels caractères discontinus
lions d'années), ressemble plus à celle fossiles, mais à mettre en évidence des constituent a priori un matériau idéal
d'un sirénien qu'à celle d'un éléphant caractères ancestraux, tels que l'orbite pour les analyses de parcimonie, l'infor-
moderne. Cette orbite antérieure est une antérieure (caractère ancestral des mation moléculaire est tellement stéréoty-
synapomorphie des proboscidiens et des téthythères), l'orbite reculée (caractère pée que les gènes sont vite "saturés". En
siréniens, que l'on rassemble aujourd'hui ancestral des éléphantiformes) et l'or- effet, un site ne peut être occupé que par
dans le groupe des Tethytheria, un terme bite secondairement avancée (carac- l'une des quatre bases de l'ADN (A, G, C
inventé par le paléontologue Malcolm tère ancestral des éléphants modernes). ou T) et il ne peut être transformé que par
McKenna en 1974. Cette histoire peut paraître compliquée la substitution, l’insertion ou la délétion
Toutefois l'évolution ne s'est pas mais c'est l'hypothèse la plus simple d’une base. Si un site mute plus de quatre
arrêtée là. Chez les éléphants modernes, (la plus parcimonieuse) concernant la fois, il sera nécessairement saturé : l'évo-
l'orbite est également antérieure, mais il phylogénie des proboscidiens si l’on lution "repassera les plats", en l’occur-
ne s'agit plus vraiment du même état : il tient compte de l'ensemble de leurs rence le même nucléotide, et la présence
y a eu réversion d'un caractère trans- caractères, et pas seulement des cinq en ce site d'une même base chez diffé-
formé chez les éléphantiformes. En choisis ici : toute autre solution rentes espèces aura toutes les chances
effet, les proboscidiens de l'Oligocène (il implique un plus grand nombre de d'être une homoplasie.
y a environ 30 millions d'années), tels transformations évolutives. La cladistique a évolué, de la systé-
que Phiomia, ont une orbite reculée en matique hennigienne aux récentes ana-
raison de l'apparition d'une trompe qui a Évaluer l’homoplasie lyses moléculaires. Il évoluera encore.
altéré la forme de la face et entraîné une Les méthodes cladistiques ont déjà
rétraction des fosses nasales et des Ce parti pris de simplicité a été critiqué : transformé durablement les pratiques
orbites (ce n'est pas une spécialisation de l'évolution a pu se faire sans minimiser phylogénétiques des biologistes et des
Phiomia, comme on pourrait le penser, les homoplasies. Toutes les analyses de paléontologues : elles guident désor-
car un grand nombre d'espèces fossiles, parcimonie montrent que l'homoplasie, mais, dans les musées du monde entier,
proches des éléphants et omises de cet même minorée, existe bel et bien. Dans les choix pédagogiques dans la présenta-
exemple, montrent cette disposition). l'exemple choisi, deux caractères sur cinq tion de l'évolution. Plus aucune exposi-
Plus tard, le mode de croissance du sont homoplasiques. Le constat est le tion moderne de paléontologie ne
crâne éléphantin s'est transformé et a même qu'il s'agisse d'analyses morpholo- montre de dinosaures sans les associer à
projeté vers l'avant la face et les orbites : giques ou moléculaires. La difficulté est leurs représentants actuels, les oiseaux,
celles-ci ont alors retrouvé une position peut-être encore plus grande en biologie et à leurs proches parents, les crocodiles.
antérieure. Le partage de ce caractère moléculaire. Les caractères moléculaires De la sorte, sans s'en rendre compte, le
par les éléphants et par Moeritherium est sont les sites nucléotidiques dans les grand public est aujourd'hui directement
donc une homoplasie. gènes, et les transformations associées atteint par la "révolution hennigienne".
76 © POUR LA SCIENCE
Les fossiles vivants
n'existent pas
ARMAND DE RICQLÈS
L
d'elles, des unités systématiques de rang
e terme de fossile vivant est fossiles, florissant au Paléozoïque et supérieur (genres, familles, ordres,
imagé et demeure fort employé, disparu au Crétacé, à la fin du classes...). Ainsi les amphibiens déri-
bien qu'il soit fondé sur un Mésozoïque, il y a 70 millions d'années. vaient des poissons, les reptiles des
paradoxe. Il consacre un Au delà de l'aspect anecdotique, et sou- amphibiens, les oiseaux et les mammi-
étrange rapprochement entre le fossile, vent séduisant, de ces découvertes, l'en- fères des reptiles.
témoin pétrifié d'une période révolue de gouement pour les «fossiles vivants» Bien entendu, les groupes les plus
l'histoire de la vie, et le vivant, apte à témoigne de la fascination des natura- anciens (et primitifs) d’après la stratigra-
relever les défis de l'environnement listes et du grand public pour les phie étaient considérés comme les
actuel. L'origine du terme est essentiel- groupes «primitifs» ou «ancestraux». formes ancestrales réelles des groupes
lement «historico-journalistique», et La notion de fossile vivant est liée à stratigraphiquement plus récents (et évo-
malgré sa fortune auprès du public, les une certaine vision de l’évolution, elle- lués). Par exemple, parmi les poissons,
biologistes ne l'emploient plus même dépassée du fait de son enracine- seuls certains groupes du Paléozoïque
aujourd’hui sans émettre certaines ment dans une théorie systématique – et non les poissons actuels – étaient
réserves. obsolète. Bien entendu, cela ne signifie considérés comme les «groupes
On qualifie de fossiles vivants des pas que le cœlacanthe, le sphénodon, souches», ou «stock de base», à l'origine
espèces animales ou végétales considé- l'ornithorynque, le nautile, la libellule des amphibiens. De même, seuls cer-
rées à divers égards comme primitives, Epiophlebia, le Gingko biloba de nos tains amphibiens du Paléozoïque – et
et qui n'ont été décrites dans la nature parcs, et tant d'autres organismes fasci- non les amphibiens actuels – représen-
actuelle qu'après la découverte de fos- nants qualifiés de fossiles vivants, taient le stock de base d'où avaient
siles qui leur sont étroitement apparen- n'existent plus, ou ne posent plus de émergé les reptiles, et ainsi de suite.
tés. Ce critère purement circonstanciel, problèmes évolutifs et biologiques inté- Dans la Systématique évolution-
voire anecdotique, rend compte de la ressants! Nous allons seulement mon- niste traditionnelle, chacun de ces
dimension «historique» du terme de fos- trer qu’une analyse logique dans le groupes souches est défini et reconnu
sile vivant. Il existe souvent un laps de cadre de la théorie systématique par la possession d'un ensemble abon-
temps de plusieurs millions d’années moderne réfute en partie la validité du dant de caractères anatomo-physiolo-
entre le dernier représentant d’un concept de fossile vivant. giques communs et corrélés, et consti-
groupe connu à l’état fossile et son tue un pallier d'organisation, ou grade
représentant actuel, si bien que ce Fossiles vivants évolutif. Ainsi, le palier d'organisation
groupe, tenu pour disparu, semble surgir «poisson», défini par de nombreux
brusquement du passé.
et "groupes souches" caractères (présence de branchies, de
La fortune journalistique du terme Pour comprendre ce que l’on entend par nageoires, d'écailles dermiques, etc.)
de fossile vivant vient du caractère sen- «fossile vivant», il faut revenir à la est à l'origine du palier d'organisation
sationnel de certaines découvertes. À la vision traditionnelle, encore appelée «amphibien», plus évolué du fait de la
fin des années 1930, la capture du éclectique, de la Systématique évolu- perte de caractères anciens (branchies,
fameux cœlacanthe (Latimeria chalum- tionniste. Cette vision a dominé la pen- écailles dermiques) et du gain de carac-
nae) dans le Canal de Mozambique fut sée et la pratique de la plupart des biolo- tères nouveaux (poumons, membres
considérée comme la justification défi- gistes systématiciens depuis la adaptés à la marche). On concevait
nitive du concept de fossile vivant : on publication par Charles Darwin de d’ailleurs la conquête de nouveaux
tenait là un représentant vivant de la l'Origine des Espèces en 1859 jusqu'au milieux écologiques comme corrélative
classe des «Poissons Crossoptérygiens», début des années 1970, soit pendant plus de ces paliers d'organisation successifs.
un groupe d'organismes entièrement d'un siècle. On admettait alors que des Ainsi, à partir des poissons, confinés au
78 © POUR LA SCIENCE
1. QUATRE ORGANISMES couramment quali-
fiés de «fossiles vivants». Ces espèces possè-
dent de nombreux caractères non transfor-
més, ou plésiomorphes, hérités d’ancêtres
lointains. Le cœlacanthe (en haut à gauche) vit
dans les profondeurs, au large des Comores,
et n’a été découvert qu’en 1938. Gingko
biloba (en haut à droite) est une plante gym-
nosperme (à «graine nue»), comme les coni-
fères, souvent plantée dans les parcs. L’orni-
thorynque (en bas à gauche) est un
mammifère monotrème, qui pond des œufs.
L’aire de répartition des monotrèmes est
réduite à l’Australie et à la Nouvelle-Guinée.
Le nautile (en bas à droite) est un mollusque
céphalopode qui rappelle les ammonites, ani-
maux disparus à la fin de l’ère Secondaire.
milieu aquatique, les Amphibiens réali- puisqu'il restitue une image à peu près relations conceptuelles établies jusque là
sent la «sortie des eaux», prélude à la fidèle de l'antique groupe souche des entre la recherche phylogénétique et la
«conquête des continents» par les rep- Crossoptérygiens dont dérivent les problématique évolutionniste.
tiles... Remarquons au passage que amphibiens (et, à travers eux, tous les Le principe essentiel de la cladistique
cette vision gradualiste, où la vie par- vertébrés terrestres) et qui, sans le cœla- est de ne prendre en considération que les
court une série de paliers, conduit canthe, ne serait connu qu'à l'état fossile. groupes dits monophylétiques, constitués
presque inéluctablement à une concep- Dans cet exemple, le cœlacanthe par l'ancêtre commun et tous ses descen-
tion orientée de l'évolution, où le supé- n'apparaît comme un fossile vivant que dants. Seuls de tels groupes, ou clades,
rieur, plus complexe, dérive nécessaire- parce qu'il a peu évolué et semble sont véritablement naturels en tant qu'en-
ment de l'inférieur, plus simple. avoir conservé les caractères des tités généalogiques et évolutives. On dis-
La notion de fossile vivant s'inscrit Crossoptérygiens «ancestraux». De tingue les clades par la présence d'une
très facilement dans ce contexte. On dis- tels organismes sont souvent qualifiés nouveauté évolutive (ou synapomorphie)
tinguait jadis, au sein des poissons, un de panchroniques : du fait d'une évolu- apparue chez l'ancêtre commun et trans-
groupe particulier, celui des tion très lente, ils traversent sans chan- mise à tous ses descendants. Il faut procé-
Crossoptérygiens du Paléozoïque gements spectaculaires des durées der à l’analyse explicite des caractères
(figure 2). En raison de la présence de géologiques considérables. Le pan- portés par les différents organismes pour
certains caractères (nageoires à un seul chronisme est une notion complexe, reconnaître les synapomorphies et déter-
os à la base, par exemple), on en a fait le mais sans doute biologiquement plus miner l’ordre des branchements évolutifs.
groupe souche dont auraient dérivé les valide que celle de fossile vivant. La classification n'est alors plus qu'une
amphibiens au milieu du Paléozoïque. formalisation de la phylogénie, traduisant
Supposons qu’à la suite de cet événe- Les fossiles vivants l'ordre des branchements, et devient une
ment, tous les Crossoptérygiens non pratique objective et testable. Cette
transformés en amphibiens se soient
détrônés par la cladistique méthode est générale, et s'applique aussi
éteints : le groupe ne serait alors connu À partir des années 1970, un nouveau bien aux caractères morphologiques
qu'à l'état fossile. Or une branche de paradigme s'est imposé en Systématique : qu’aux caractères moléculaires.
Crossoptérygiens, les Actinistiens, a per- celui de l'analyse phylogénétique, encore En pratique, l’analyse cladistique est
duré sans grandes modifications jusque nommée cladistique. Il ne s'agit pas seu- concrétisée par un cladogramme,
dans la nature actuelle, où elle est repré- lement d'une nouvelle méthode pour l'éta- schéma dichotomique traduisant une
sentée par le cœlacanthe. Celui-ci appa- blissement des classifications ,mais, plus hypothèse sur les relations de parenté
raît alors comme un «fossile vivant» profondément, d'une remise en cause des entre les taxons, déduite de la répartition
© POUR LA SCIENCE 79
des synapomorphies. Un cladogramme mécanismes évolutifs eux-mêmes. regrouper oiseaux et chauves-souris.
se présente sous la forme d'une série de En effet, tous les groupes systéma- En revanche, l'analyse cladistique a
groupes monophylétiques hiérarchique- tiques traditionnels ne correspondent révélé l'existence d'autres regroupements
ment emboîtes. Chaque point de bran- pas, loin de là, à des groupes monophy- systématiques artificiels, très fréquents
chement est défini par l'apparition d'une létiques naturels. On a compris très tôt et moins flagrants que les groupes poly-
nouvelle synapomorphie, et constitue la le caractère artificiel des groupes phylétiques : les organismes réunis dans
racine d'un groupe monophylétique. réunissant des organismes sur la base de ces groupes possèdent bien des carac-
La procédure cladistique, relative- caractères communs analogues (et non tères homologues (c'est-à-dire issus d'un
ment simple en principe, a de profondes homologues), acquis par convergence ancêtre commun), mais ces caractères
répercussions sur la conception des rap- adaptative : de tels groupes, nommés sont restés dans un état primitif, ou
ports entre la phylogénie (l'apparente- polyphylétiques, étaient déjà récusés par généralisé. Ils n’ont pas été modifiés
ment évolutif entre taxons), la taxonomie les systématiciens traditionnels. Par depuis leur apparition chez un ancêtre
(les principes selon lesquels on identifie exemple, le fait de posséder des ailes commun lointain et «non exclusif», dont
et on nomme les taxons) et l'analyse des n’est pas un caractère valable pour la descendance ne se limite pas aux
L es «fossiles vivants», «espèces reliques» ou autres «formes tères (étoile), au point de changer profondément de mor-
panchroniques» ne correspondent parfois à aucune réalité phologie par rapport aux espèces fossiles a, c, d, e, notre
phylogénétique. C'est le cas lorsque ces organismes sont systématicien serait alors tenté de classer b «à part» dans
interprétés comme des représentants actuels de groupes une nouvelle famille C, qui serait considérée comme des-
fossiles non naturels. Nous allons illustrer cette situation par cendante de A, au même titre que la famille B. Dans ce cas,
un exemple théorique. l'espèce actuelle b ne serait plus considérée comme un
Soit un groupe renfermant huit espèces actuelles et fos- «fossile vivant» de la famille A, bien que ses relations phylo-
siles, notées de a à h, dont les relations phylogénétiques ont génétiques avec les autres espèces du groupe monophylé-
été établies par l'analyse cladistique (cladogramme en haut tique a-h n'aient nullement changé!
du schéma). Ce groupe est dit monophylétique, car il On voit que la décision de considérer ou non l'espèce b
contient tous les organismes issus d’un même ancêtre. comme un «fossile vivant» provient en dernière analyse du
Dans le cadre de la Systématique évolutionniste tradition- choix de distinguer arbitrairement, au sein de l'ensemble a-h,
nelle, on distingue au sein de cet ensemble une première deux ou trois «familles» (A, B et éventuellement C) sur des
«famille» A comprenant cinq critères non phylogénétiques de
espèces, dont quatre fossiles "FAMILLE" A FAMILLE B morphologie générale.
(notées par une croix) et une L’approche cladistique clari-
a b c d e f g h
espèce actuelle, b. Du fait de l'an- fie la situation : en termes cla-
cienneté de ces fossiles et de leur distiques, la «famille» B est bien
caractère archaïque, cette «famille» naturelle (monophylétique), car
A est considérée comme ances- elle est définie par la présence
trale ou primitive par rapport à la de caractères transformés
famille B, plus évoluée, qui ras- propres au groupe, ou apomor-
semble les trois autres espèces phies (flèche bleue), et com-
dont une est fossile, g. Pour ren- prend l'ancêtre commun et tous
forcer cette opposition, la «famille ses descendants. En revanche,
ancestrale» A comprend une majo- ce n'est pas le cas de la «famille»
PRÉSENT
rité d'espèces fossiles (a, c, d, e), et A : celle-ci n’est définie que par
FAMILLE C
80 © POUR LA SCIENCE
organismes du groupe. De tels carac-
tères, dits plésiomorphes, définissent des
groupes paraphylétiques. IENS
ES S NS THE) ÉRYG
Remarquons que ces groupes, D STE TIE CAN OPT
R APO NEU INISCŒLA IN
TÉT D I P A C T ( ACT
réunissant des organismes qui possèdent
CÉNOZOÏQUE
des caractères à l'état primitif ou géné-
ralisé, excluent par définition les des-
cendants qui possèdent ces caractères à 65
MA
l'état évolué ou spécialisé. Les groupes
paraphylétiques sont nécessairement
incomplets du point de vue généalo-
MÉSOZOÏQUE
gique : ils ne comprennent pas l'ancêtre
commun et tous ses descendants, mais
seulement certains d'entre eux, ceux qui
ont le moins évolué.
245
Comme ils sont amputés de certains MA
de leurs descendants, les groupes para-
phylétiques s’accordent bien à la notion
de grade, «groupe souche» ou «stock de
base» de la Systématique évolutionniste
PALÉOZOÏQUE
CROSSOPTÉRYGIENS
traditionnelle. Toutefois l'analyse cla-
distique a révélé que ces groupes ne
sont pas naturels et ne correspondent à
aucune réalité phylogénétique. Ils n'ont
pas d'ancêtre commun exclusif ni d'his-
toire évolutive propre puisque celle-ci
est en même temps celle d'autres
groupes (voir l'encadré).
Les Crossoptérygiens, 2. REPRÉSENTATION DES RELATIONS ÉVOLUTIVES du cœlacanthe avec d’autres vertébrés dans la
vision systématique traditionnelle. Sur cet «arbre évolutif», le cœlacanthe apparaît comme un
groupe paraphylétique «fossile vivant», unique représentant du groupe fossile des Crossoptérygiens. La largeur des
Reprenons à présent l'exemple du cœla- rameaux exprime approximativement la biodiversité de chaque groupe en fonction du temps
géologique, et les pointillés indiquent un hiatus stratigraphique dans la connaissance du groupe.
canthe, «fossile vivant» supposé repré-
sentatif des Crossoptérygiens. Quelle
que soit l'analyse phylogénétique que pas d'histoire propre ou, plus précisé- géologiques, car ils évoluent lentement.
l'on préconise dans le détail, les ment, dont l'histoire est en même temps Le groupe monophylétique des lam-
Crossoptérygiens apparaissent toujours celle des Dipneustes et des Tétrapodes. proies est un bon exemple de groupe
comme un ensemble paraphylétique sur Par conséquent, les Actinistiens et panchronique. Ces organismes, peu
un cladogramme. Par conséquent, ce leur représentant actuel, le cœlacanthe, ne diversifiés dans la nature actuelle, sont
«groupe souche» ne figure que dans les peuvent témoigner de l'anatomie des ani- dépourvus de mâchoires articulées et
arbres évolutifs de la Systématique tra- maux rassemblés sous l’étiquette vivent en parasites des poissons. On a
ditionnelle (figure 2). Non seulement ce «Crossoptérygiens». Tout au plus évo- découvert des lamproies fossiles, telle
groupe masque les relations de parenté quent-ils celle des Sarcoptérygiens les Mayomyzon du Carbonifère des États-
précises entre ses propres membres et plus primitifs, en raison de leurs nom- Unis, qui présentent déjà presque toutes
les groupes monophylétiques qui en breux caractères plésiomorphes (non les caractéristiques spécialisées des
sont issus (dipneustes et tétrapodes), modifiés), ce qui est par ailleurs tout à lamproies actuelles. Une fois mis en
mais encore il semble se prolonger jus- fait intéressant! Ainsi l'observation de place, le type "lamproie" fait preuve
qu'à l'époque actuelle par l’intermé- cœlacanthes vivants a révélé qu'ils possè- d'une remarquable stabilité morpholo-
diaire des Actinistiens (cœlacanthes). dent un patron locomoteur caractérisé par gique au cours des temps géologiques.
Or, si l’on considère la structure phy- les mouvements alternés en diagonale de Dans la plupart des cas, le panchro-
logénétique du clade des Sarcoptérygiens leurs nageoires paires. C'est une apomor- nisme est difficile à établir, car les fos-
(figure 3), on constate que l'histoire des phie ancienne des Sarcoptérygiens dans siles sont généralement incomplets. Dans
Actinistiens n'a aucun lien avec celle des leur ensemble, qui est à la base du patron ces conditions, on définit le panchro-
Ostéolépiformes, des Porolépiformes ou locomoteur des tétrapodes terrestres. nisme à partir de quelques caractères
des Tétrapodes : elle n'est qu'une partie Comme on l’a vu dans le cas du anatomiques bien conservés par la fossi-
de l'histoire des Sarcoptérygiens dans cœlacanthe, la notion de fossile vivant lisation, mais il n’est pas certain que leur
leur ensemble. Les Crossoptérygiens de n’est valide que si on l'applique à un immuabilité traduise le panchronisme
la classification traditionnelle ne sont groupe naturel, c'est-à-dire monophylé- des espèces ou des groupes systéma-
définis que par des caractères primitifs tique, qui soit en outre panchronique. tiques eux-mêmes. En outre, l'évolution
(ou plésiomorphes) pour tous les Les groupes panchroniques («qui tra- n'affecte jamais tout l’organisme de
Sarcoptérygiens (voire tous les poissons versent le temps») se diversifient moins façon synchrone, mais s'exerce sur les
osseux!) : ils forment un «grade» qui n'a que les autres sur de longues périodes différents organes à des rythmes diffé-
© POUR LA SCIENCE 81
rents : on parle d'évolution en mosaïque. famille, aucun genre ni aucune espèce de très spécialisé qui diffère profondément
L'exemple des blattes, souvent consi- blatte du Carbonifère n’a survécu jusqu’à de l’appareil reproducteur des blattes du
dérées comme des organismes panchro- notre époque : le panchronisme est une Paléozoïque.
niques, illustrera notre propos. On connaît notion relative, qui dépend du niveau sys- Par conséquent, on ne doit pas consi-
une multitude de blattes fossiles dès le tématique auquel on l'applique. dérer le panchronisme comme la consé-
Carbonifère (il y a environ 300 millions En outre, si certains caractères des quence d'un rythme d’évolution globale-
d’années), dont l’aspect général ne diffère blattes, tels que la nervation des ailes, ont ment lent de l'organisme tout entier ; il
pas sensiblement de celui des blattes assez peu changé depuis le Carbonifère, il faut distinguer les vitesses d’évolution
actuelles. Envisagé globalement à un n'en va pas de même pour l'appareil des différents systèmes, ce qui rend l’ana-
niveau systématique élevé, l'ordre des reproducteur. Toutes les blattes actuelles lyse du panchronisme bien plus complexe
blattes est panchronique. Pourtant, aucune ont développé un système d'oothèques qu'il ne parait au premier abord.
b
GROUPE ÉTEINT
(GROUPE FRÈRE)
ACTINOPTÉRYGIENS
EXTERNE
(SAUMON)
GROUPE MONOPHYLÉTIQUE,
OU CLADE
ACTINISTIENS ACTINISTIENS
STRUNIIFORMES
POROLÉPIFORMES
RHIZODONTIDÉS
OSTÉOLÉPIFORMES
PANDÉRICHTHYIDÉS STRUNIIFORMES
GROUPE PARAPHYLÉTIQUE
DES "CROSSOPTÉRYGIENS"
(EXCLUANT LES TÉTRAPODES
ET LES DIPNEUSTES) POROLÉPIFORMES
SARCOPTÉRYGIENS
a
DIPNEUSTES
ACTINOPTÉRYGIENS
(SAUMON)
RHIZODONTIDÉS
OSTÉICHTHYENS
CŒLACANTHE
SARCOPTÉRYGIENS
OSTÉOLÉPIFORMES
DIPNEUSTES
PANDÉRICHTHYIDÉS
TÉTRAPODES TÉTRAPODES
3. INTERPRÉTATION DU CŒLACANTHE dans le cadre de la systématique fiés par les synapomorphies qui les lient, vont former, au sein des
phylogénétique. On réunit dans un même ensemble des vertébrés aux Sarcoptérygiens, un clade de rang supérieur, et ainsi de suite. Dans la
morphologies très variées (de la forme «poisson» à celle de l'homme) nature actuelle (a), où la plupart des Sarcoptérygiens de grade «pois-
sur la base de caractères homologues à l'état spécialisé, ou synapomor- son» ont disparu, les «poissons pulmonés», ou Dipneustes, constituent
phies. L’un d’eux est la présence de membres pairs où un seul os s'arti- le groupe frère des Tétrapodes, et ces deux clades forment un
cule aux ceintures pectorales et pelvienne, et où la musculature striée ensemble (accolade rouge) dont le groupe frère est représenté par le
est très développée (l’acquisition de ce caractère est indiquée par la cœlacanthe. Si l'on ajoute les formes fossiles connues (b), nombre
flèche mauve). Ces vertébrés, connus depuis le milieu du Paléozoïque, d'entre elles s'intercalent dans le cladogramme entre les Tétrapodes, les
forment le groupe monophylétique des Sarcoptérygiens. En leur sein, Dipneustes et le cœlacanthe, ce qui justifie la création de nombreux
le groupe le plus spécialisé est celui des Tétrapodes, caractérisé par une groupes monophylétiques supplémentaires (repérés par les accolades).
autre apomorphie : les membres pairs sont transformés en «béquilles Ces diverses formes fossiles constituaient autrefois le groupe paraphylé-
articulées» (flèche magenta) à partir de l’état primitif, ou plésiomorphe, tique des Crossoptérygiens (en bleu). Plutôt que notre «ancêtre pois-
du caractère (membres de type nageoire). Les Tétrapodes étant définis, son», comme on le qualifie souvent à tort, le cœlacanthe représente
on en recherche le groupe frère, c'est-à-dire le groupe qui possède seulement, dans la nature actuelle, le groupe frère plésiomorphe (ayant
avec les Tétrapodes un ancêtre commun proche et exclusif (propre aux hérité de caractères non transformés) d'un ensemble monophylétique
deux groupes). Les Tétrapodes et leur groupe frère, une fois authenti- formé par les Dipneustes et les Tétrapodes.
82 © POUR LA SCIENCE
En cladistique, cette constatation cor- comme exemples de tels milieux relic- De même, le sphénodon et le cœlacanthe
respond en partie à la notion d'hétérobath- tuels. sont aujourd’hui limités à des aires géo-
mie des caractères (le fait que les carac- On observe effectivement dans ces graphiques minuscules. En fait, tous les
tères d’un organisme proviennent de milieux divers organismes couramment intermédiaires existent entre des aires
«profondeurs différentes» dans le temps qualifiés de fossiles vivants, mais cette encore très vastes et écologiquement
évolutif). Il y a de fortes chances pour que relation n'a rien d'obligatoire. De nom- variées, et des milieux minuscules
les caractères très anciens d'une lignée breux zoologistes et écologistes qualifient offrant, du fait d'un certain isolement bio-
constituent pour elle des plésiomorphies en effet de fossiles vivants des organismes logique, un asile plus ou moins précaire.
(caractères à l’état non transformé, hérités très spécialisés, adaptés par de multiples Pour que ces notions d'aires rési-
d’un ancêtre lointain qui les a aussi trans- caractères morphologiques, physiologiques duelles de formes reliques deviennent
mis à d’autres lignées), par opposition aux et comportementaux à des niches particu- objectives, il faut une excellente connais-
apomorphies acquises ultérieurement. lières et restreintes, telles que les cavernes. sance de la répartition des formes fossiles
Dans le cas des blattes, le panchronisme Même si les organismes cavernicoles sont apparentées, ce qui n’est pas toujours le
apparent de la nervation alaire apparaît réellement les témoins actuels de lignées cas. En outre, les hypothèses migratoires,
comme une plésiomorphie, tandis que les naturelles (monophylétiques) très sous-jacentes à de nombreux raisonne-
spécialisations de l'appareil reproducteur anciennes, ils ne sont pas plus des «fossiles ments sur les aires résiduelles, ne sont
des blattes modernes constituent une apo- vivants» que les organismes qui ont évolué pas testables chez les fossiles.
morphie. de façon plus banale, en s'adaptant à des On dispose aujourd’hui d’un nouveau
Les groupes panchroniques posent le conditions de vie et à des milieux plus lar- modèle pour expliquer la répartition géo-
problème général des taux d'évolution, gement répandus dans la nature. Dans un graphique des «fossiles vivants». Au
autrement dit, des facteurs influant sur la cas comme dans l'autre, l’accumulation de cours de ces dernières années, la biogéo-
vitesse de l’évolution dans tel ou tel caractères apomorphes (spécialisés) graphie évolutionniste traditionnelle a été
groupe d'organismes. Pourquoi les mol- masque finalement le substrat de caractères bouleversée par deux avancées significa-
lusques monoplacophores, malgré les 400 plésiomorphes (généralisés) abondants tives. La première est la tectonique des
millions d'années écoulées depuis leur chez l'ancêtre lointain (voir l'encadré). plaques : on a montré que les masses
apparition au Silurien, n’ont-ils subi Enfin, l'adaptation poussée d’une continentales se déplacent au cours des
qu'une différenciation à l’échelle du genre espèce à un micro-milieu considéré temps géologiques, et on est parvenu à
– l'actuelle Neopilina différant à peine de comme relictuel n'implique pas nécessai- reconstituer leur répartition passée.
Pilina du Silurien – alors que dans le rement que cette espèce appartienne à un La seconde avancée est la biogéogra-
même laps de temps, les insectes et les clade ancien. Même au sein de groupes phie de la vicariance : ce modèle, où les
vertébrés ont subi d'extraordinaires trans- monophylétiques récents et en pleine entités systématiques se différencient
formations évolutives? Depuis 1944, à la expansion, il arrive que des organismes passivement en raison de la ségrégation
suite de G. Simpson, on parle de brady- s’adaptent à de tels milieux : les espèces progressive des aires géographiques
thélie au sujet des groupes à évolution qui se sont ainsi différenciées ne sont en qu'elles occupent, supplante celui de la
lente, mais ce terme dénote plus une des- rien des «fossiles vivants»! biogéographie dispersive, où les migra-
cription quantifiée du phénomène qu'une tions actives des biotes (espèces animales
explication biologique de celui-ci. Reliques et refuges et végétales caractéristiques d’une zone
Comme on l'a vu, il faudrait aussi distin- donnée) ont un rôle essentiel.
guer, dans le panchronisme, la vitesse On nomme parfois les fossiles vivants Dans ce contexte, la signification de
d'évolution de certains caractères des des reliques, par allusion à l'idée que ce la biogéographie des organismes et des
organismes, qui n'est pas nécessairement sont les restes de groupes systématiques groupes panchroniques est renouvelée.
celle des espèces ni celle des entités systé- anciens. Toutefois ce terme a aussi une Par exemple, on ne peut pas expliquer
matiques supérieures. connotation biogéographique. Au cours aisément la répartition géographique des
Parmi les formes panchroniques, cer- du temps, les représentants les plus dipneustes actuels par une contraction de
taines sont aujourd’hui confinées dans des archaïques de ces groupes anciens l'aire initiale dont les raisons seraient bio-
aires géographiques restreintes ou dans seraient de plus en plus «déphasés», et ne logiques (compétition), écologiques
des milieux écologiques rares et particu- se maintiendraient plus que dans des (modification du milieu) ou comporte-
liers. Ces dimensions spatiales ne sont pas «aires relictuelles» (ou résiduelles), où mentales (migration). Le cladogramme
moins intéressantes à analyser que les les conditions écologiques sont opti- des trois taxons actuels (où Neoceratodus
dimensions temporelles et phylogéné- males. Ces sortes d'asiles résulteraient de d’Australie apparaît comme le groupe-
tiques du problème des «fossiles vivants». la contraction, voire du morcellement, de frère du clade formé par les genres
On admet généralement que certains l’aire géographique bien plus vaste qu'oc- Protopterus, africain, et Lepidosiren,
milieux écologiques sont «conserva- cupait l'espèce relique (ou ses ascen- amazonien) s’accorde bien au schéma de
teurs», parce qu'ils permettent à des orga- dants) au moment de sa plus grande la fragmentation du Supercontinent de
nismes panchroniques de survivre sans extension. Gondwana, aire initiale indivise, au cours
changements notables. Ces milieux, dits On cite souvent le cas des tapirs, du Mésozoïque. Les «asiles» actuels
relictuels, correspondent à des habitats ongulés périssodactyles relativement plé- résulteraient de ce vaste phénomène de
particuliers, limités, souvent très stables à siomorphes par rapport aux chevaux, ségrégation vicariante.
long terme. Les espèces qui y sont adap- autrefois largement répandus dans En conclusion, les particularités des
tées seraient soumises à une concurrence l'Ancien et le Nouveau Monde, et confi- formes panchroniques (dont les ci-devant
moins variée, moins intense que dans les nés aujourd’hui dans deux aires relic- «fossiles vivants») illustrent, comme en
milieux plus ouverts et banals. On cite tuelles disjointes : les forêts tropicales négatif, tous les thèmes majeurs de l'évo-
souvent les cavernes ou les abysses d'Asie du Sud-Est et d'Amérique du Sud. lutionnisme.
© POUR LA SCIENCE 83
Intérêt et limites
des phylogénies moléculaires
HERVÉ PHILIPPE
E
méthodes ont été informatisées et utili-
n 1859, dans la première édition bactéries, mais ils ont peu à peu sées par de nombreux taxinomistes dès
de L’origine des espèces, renoncé à ce projet devant la quasi- les années 1960. Ce double apport a pro-
Darwin affirmait clairement que impossibilité de définir des caractères fondément renouvelé la taxinomie, et
la classification des espèces homologues, ces cellules sans noyau l’emploi de méthodes mathématiques lui
devait refléter leur phylogénie, autrement ayant une morphologie trop simple. a conféré un statut de «vraie» science.
dit, qu’un groupe taxinomique devait Cette première étape de recherche des C’est dans ce contexte qu’en 1965,
contenir l’espèce ancestrale et tous ses caractères est souvent passée sous E. Zuckerkandl et L. Pauling ont utilisé
descendants. Un tel groupe est dit mono- silence, mais l’exemple précédent pour la première fois des caractères
phylétique. Comme ce principe théorique montre son importance cruciale. moléculaires pour construire des phylo-
semble la seule façon d’obtenir une clas- La deuxième étape n’a été formalisée génies. La nouveauté de leur approche
sification naturelle des espèces, il a été que beaucoup plus tard, dans la deuxième résidait dans la définition de nouveaux
rapidement accepté par l’ensemble des moitié du XXe siècle. Elle a donné lieu à caractères comparables : ils ont constaté
biologistes. Toutefois, l’absence de deux approches différentes : l’approche qu’il existait une très grande similitude
méthode pour obtenir de telles phylogé- cladistique, élaborée par Willy Hennig, entre les séquences de protéines exerçant
nies est vite devenue problématique. où l’on forme des groupes sur la base de les mêmes fonctions chez différentes
Malgré la révolution darwinienne, la
SÉQUENCES DE LA CHAÎNE β DE L'HÉMOGLOBINE CHAT CHIM HOMM AUTR CROC CRAP
classification des espèces restait un «art»
où seule la présentation changeait avec CHAT E KG L V NG LWGK V N V D E VGGE A L GR L L V V Y P 0
l’utilisation d’arborescences. CHIMPANZÉ – – S A – T A – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – 4 0
La construction des phylogénies se HOMME – – SA – T A – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – 4 0 0
décompose en deux étapes principales :
AUTRUCHE – – Q – I S – – – – – – – – A DC – A – – – A – – – I – – – 9 11 11 0
l’obtention de caractères comparables
pour toutes les espèces étudiées et le CROCODILE – – Q – I GD – – H – – D – A HC – – – – – S – M – I – – – 12 13 13 8 0
choix de la meilleure classification pos- CRAPAUD DRQ – I – S T – – – L C A K T I – Q – – – – – – –WT – – 15 17 17 15 17 0
sible pour cet ensemble de caractères,
CROCODILE
c’est-à-dire de la meilleure arborescence.
AUTRUCHE
La première étape fut l’objet d’une
HOMME
lente élaboration. Le paléontologue
CHIMPANZÉ
anglais Richard Owen l’a formalisée en
CHAT
1848 en s’inspirant du principe des
CRAPAUD
connexions d’Étienne Geoffroy Saint-
Hilaire. À l’intérieur d’un même plan 1. RELATIONS PHYLOGÉNÉTIQUES ENTRE SIX VERTÉBRÉS, établies par la méthode phénétique. Les
d’organisation, deux organes sont com- séquences partielles de la chaîne β de l’hémoglobine des différentes espèces sont codées par
parables s’ils ont les mêmes des lettres, correspondant chacune à un type d’acide aminé. Les tirets indiquent un acide
connexions avec les organes voisins : aminé identique à celui de la séquence du chat à la même position. Ces séquences sont très
similaires : celles de l’homme et du chimpanzé sont identiques, et celles de l’homme et du cra-
ils sont alors dits homologues. La défi-
paud, dont les lignées ont divergé depuis 400 millions d’années, ne diffèrent qu’en 17 posi-
nition de caractères homologues est tions sur 30. On a reporté dans une «matrice de dissimilitudes» le nombre de différences entre
parfois délicate. Prenons un exemple en chaque paire d’espèces, puis on a construit une arborescence où la longueur des branches est
microbiologie : dans les années 1930, proportionnelle aux dissimilitudes. Les phylogénies ainsi construites ne sont fiables que si la
R. Stanier et C van Niel ont voulu créer vitesse d’évolution moléculaire est la même chez toutes les espèces. Ce principe d’une «hor-
une systématique phylogénétique des loge moléculaire» étant rarement vérifié, les méthodes phénétiques ne sont plus utilisées.
84 © POUR LA SCIENCE
espèces. En d’autres termes, l’enchaîne- ÉCHANTILLON 1 ÉCHANTILLON 2
ment des acides aminés est à peu près le HOMME GROUPE EXTÉRIEUR RHINOCÉROS
même dans les protéines des différentes
espèces, ce qui prouve que ces protéines DAUPHIN CÉTACÉS BALEINE
sont homologues, et les quelques posi-
tions qui diffèrent d’une espèce à l’autre CERF RUMINANTS CERF
fournissent des informations pour
reconstruire leur phylogénie (figure 1). COCHON SUIFORMES PÉCARI
© POUR LA SCIENCE 85
monophylie des Rongeurs (figure 3). Au vu de cette seule position, on regrou- monophylétique : les animaux à deux
Les 15 gènes nucléaires considérés par pera de façon incorrecte les deux feuillets embryonnaires, tels que la
D. Graur ont évolué plus vite chez le grandes branches. De manière générale, méduse ou l’anémone de mer, seraient
cochon d’Inde, ce qui explique son de nombreuses positions présentent le plus proches des champignons que des
émergence précoce sur l’arbre phylogé- même nucléotide chez les deux taxons à animaux à trois feuillets embryonnaires,
nétique «moléculaire». À l’inverse, le évolution lente, tout simplement parce tels que les Vertébrés ou les
génome mitochondrial a évolué plus vite qu’il n’y a pas eu de substitutions. Ces Arthropodes. La monophylie des
chez la souris. Les phylogénies molécu- deux taxons, possédant des séquences Métazoaires est cependant soutenue par
laires échouent à retrouver la monophy- très similaires, seront regroupés ; il vau- de nombreux caractères, par exemple la
lie des Rongeurs à cause de ces diffé- drait mieux parler d’attraction des présence de collagène, et par de nom-
rences de vitesse d’évolution. branches courtes plutôt que d’attraction breuses autres phylogénies molécu-
L’augmentation de la vitesse d’évo- des branches longues. En utilisant un laires. Ce résultat erroné est dû à une
lution d’un gène correspond à la fixation grand nombre d’espèces, on détecte les accélération de la vitesse d’évolution de
d’un plus grand nombre de mutations. substitutions multiples, et on réduit sen- l’ARN ribosomique chez les animaux à
Quand les mutations se produisent à la siblement l’impact de cet artefact. Par trois feuillets embryonnaires.
même position de la séquence nucléoti- conséquent, les phylogénies molécu- L’idée qu’un gène évolue à la même
dique chez les différentes espèces, la laires construites dans ces conditions vitesse chez tous les organismes, c’est-à-
probabilité pour que le signal phylogé- sont plus fiables. dire l’existence d’une horloge molécu-
nétique soit masqué est très forte, car il y laire, a longtemps été considérée comme
a de grands risques de réversion et de Les méduses parentes des une réalité et constitue un des piliers de
convergence. La figure 3 illustre cette la théorie neutraliste de l’évolution. Or,
situation : en une position particulière,
champignons ? il apparaît de plus en plus clairement que
plusieurs substitutions ont eu lieu dans L’attraction des longues branches est la l’horloge moléculaire est très souvent un
chacune des deux longues branches, et cause de la plupart des résultats aber- artefact. Quand les données sont affec-
aucune dans les deux autres branches. rants tirés des données moléculaires. tées d’un fort «bruit», c’est-à-dire quand
Le résultat net de cette évolution est que Par exemple, en 1988, on a conclu, à il y a un trop grand nombre de substitu-
les deux taxons à longues branches ont partir d’une analyse fondée sur des tions aux mêmes positions, on observe
le même nucléotide, T , alors que les séquences d’ARN ribosomiques, que les une apparente égalité des vitesses d’évo-
deux autres taxons ont le nucléotide G. Métazoaires ne formaient pas un groupe lution des deux lignées, même s’il existe
HOMME HOMME
SOURIS SOURIS
HOMME HOMME
A C C G G A A T
T GROUPE EXTÉRIEUR
A G HOMME
A G G COCHON D'INDE
T SOURIS
G T T G G A A C C T
3. L’ATTRACTION DES LONGUES BRANCHES est un artefact majeur des sont attirées par la longue branche du groupe extérieur. On conclut
phylogénies moléculaires. Les arbres de gauche indiquent la phylogé- alors, de façon erronée, à la non-monophylie des Rongeurs, puisque
nie réelle des espèces ; la longueur des branches est proportionnelle au l’homme devient un parent proche de l’un des deux rongeurs! L’expli-
nombre de substitutions dans les gènes étudiés. Dans le premier arbre, cation du phénomène est donnée par l’arbre du bas, où l’on a repré-
le cochon d’Inde évolue plus vite ; dans le deuxième, c’est la souris. Les senté les substitutions de nucléotides en une position hypothétique. La
arbres de droite montrent les phylogénies reconstruites à partir des souris et le groupe extérieur ont le même nucléotide (T) uniquement
séquences de ces gènes. Les espèces qui évoluent vite (cochon d’Inde par convergence. Quand à l’homme et au cochon d’Inde, ils ont
et souris) émergent à la base des arbres, car leurs longues branches conservé le même nucléotide (G) car le site n’a pas muté.
86 © POUR LA SCIENCE
une différence d’un facteur 100 entre ces
CILIÉS + DINOFLAGELLÉS
vitesses. L’irrégularité des vitesses
BACTÉRIES POURPRES
d’évolution est en fait la règle, et l’hor-
PLURICELLULAIRES
+ CHLOROPLASTES
+ MITOCHONDRIES
ARCHÉBACTÉRIES
CYANOBACTÉRIES
+ SPOROZOAIRES
ALGUES ROUGES
ALGUES DORÉES
loge moléculaire n’existe que dans
ALGUES VERTES
+ MÉTAPHYTES
CHAMPIGNONS
SPIROCHÈTES
quelques cas particuliers.
L’artefact des longues branches
ANIMAUX
GRAM +
affecte la majorité des phylogénies molé-
AMIBES
culaires, et va avoir tendance à séparer
certains taxons qui devraient être regrou-
pés. En effet, il suffit qu’une espèce évo-
lue plus vite que les autres espèces du
groupe pour qu’elle en soit exclue ; la
non-monophylie d’un groupe est un
résultat fréquemment obtenu par les phy-
logénies moléculaires, mais en général, il
n’est pas significatif. Il faut que de nom-
breux gènes montrent, de manière
concordante, qu’un groupe n’est pas
4. PHYLOGÉNIE GÉNÉRALE DU VIVANT. Cet arbre est une version très simplifiée des relations
monophylétique pour que cette conclu-
phylogéniques déduites de nombreux caractères morphologiques et de la séquence de
sion soit considérée comme fiable, mais nombreux gènes. On a représenté plusieurs lignées éteintes hypothétiques (en vert clair)
de tels résultats sont très rares. pour indiquer que la biodiversité ancestrale était tout aussi importante que l’actuelle.
Ces artefacts de non-regroupement
constituent une limitation importante des L’arbre du vivant nismes, en particulier les parasites,
phylogénies moléculaires. Toutefois évoluent souvent par perte de fonctions
c’est aussi un avantage majeur ; dans une À partir de l’analyse des caractères mor- et dérivent par conséquent d’orga-
phylogénie moléculaire, il y a peu de phologiques, on a défini un ensemble de nismes plus complexes : tous les orga-
risques qu’un regroupement particulier groupes distincts, tels que les nismes actuels d’apparence simple ne
d’espèces soit artificiel, même s’il est Métazoaires ou les Ciliés. L’approche sont pas «primitifs», comme on
surprenant. Les deux exemples donnés moléculaire a effectivement complété ces l’admet trop souvent.
précédemment, la proche parenté de résultats : grâce à l’analyse comparée de Les phylogénies moléculaires ont
l’homme et des grands singes africains et nombreux gènes, on a établi une ébauche montré l’importance d’un autre phéno-
la monophylie des archébactéries, consti- de phylogénie de l’ensemble du Vivant. mène, celui des radiations évolutives,
tuent par conséquent des résultats Une vue simplifiée en est présentée sur c’est-à-dire la diversification d’un grand
solides. Nous verrons dans la suite plu- la figure 4. On a ainsi confirmé l’origine nombre d’espèces nouvelles en un temps
sieurs autres apports à la phylogénie endosymbiotique des mitochondries et très court. Elles ont confirmé plusieurs
générale du Vivant. des chloroplastes, organites intracellu- radiations bien documentées par la
Revenons sur ce qui semble un laires respectivement responsables de la paléontologie, comme celle des animaux
avantage important des phylogénies respiration et de la photosynthèse. Dans ou celle des mammifères, et en ont révélé
moléculaires, la possibilité d’utiliser un l’hypothèse endosymbiotique, ces orga- plusieurs autres, en particulier celles qui
très grand nombre de caractères. Si une nites dérivent d’eubactéries qui se sont ont donné naissance à presque tous ou
position est sélectivement neutre, un intégrées à une cellule eucaryote de presque tous les phylums d’eubactéries,
grand nombre de mutations vont se pro- manière stable. En outre, on a démontré d’une part, et aux phylums d’eucaryotes,
duire et brouiller le message phylogé- que des organismes aujourd’hui dépour- d’autre part. À grande échelle, l’évolu-
nétique. À l’inverse, si une position est vus de mitochondries, en particulier des tion des espèces procède par des périodes
sous une forte contrainte sélective, un espèces parasites telles que Trichomonas d’intense diversification, suivies de
très petit nombre de substitutions se et Entamoeba, en possédaient jadis : il périodes d’extinction massive. Cette
produiront, voire aucune, et cette posi- existe dans leur génome des gènes qui, théorie, soutenue par le paléontologue
tion apportera très peu d’informations d’après l’analyse phylogénétique, ont Stephen Jay Gould, contredit la vision
pour la détermination de l’ordre des une origine mitochondriale. Ces espèces classique de l’arbre du Vivant, celui d’un
branchements. auraient perdu leurs mitochondries en cône de diversité croissante.
En réalité, le problème est plus com- s’adaptant à des conditions anaérobies. Les phylogénies moléculaires consti-
plexe, car la pression de sélection sur Plus surprenant, la même approche a tuent un outil supplémentaire pour l’étude
une position particulière varie au cours révélé que l’organisme unicellulaire res- de l’évolution, mais nécessitent une
du temps, si bien que la vitesse d’évolu- ponsable de la malaria, Plasmodium fal- grande quantité de données. Si elles pro-
tion de cette position varie elle aussi ciparum, a possédé au cours de son his- duisent parfois des résultats erronés, en
tout au long de l’histoire évolutive. Ce toire des chloroplastes. Autrement dit, ce particulier des absences de regroupement,
phénomène, qui affecte la grande majo- parasite intracellulaire dériverait d’un elles ont apporté une aide précieuse à la
rité des positions, perturbe gravement organisme photosynthétique. classification des organismes à morpho-
les méthodes de reconstruction phylogé- Ainsi, les phylogénies moléculaires logie simple. Grâce à elles, on dispose
nétique. Bien qu’il soit très difficile à apportent de nombreuses preuves à aujourd’hui d’un schéma général de
modéliser, on devra le prendre en l’appui de la théorie de «l’évolution l’évolution du Vivant, qui souligne
compte dans les algorithmes pour amé- physiologique régressive», exposée par l’importance de deux mécanismes, celui
liorer les phylogénies moléculaires. André Lwoff en 1943. Les micro-orga- des simplifications et celui des radiations.
© POUR LA SCIENCE 87
À la recherche de l'ancêtre
de toutes les cellules
PATRICK FORTERRE
Avant que n’apparaisse le dernier ancêtre commun Prix Nobel. Avant cette percée, on
admettait que toutes les enzymes étaient
aux trois empires actuels du vivant (bactéries, archées des protéines. Rien d’étonnant à cette
croyance : pendant longtemps les biolo-
et eucaryotes), la vie primitive est passée par plusieurs gistes ont pensé que les gènes eux-
mêmes étaient de nature protéique. La
étapes, du monde à ARN au monde à ADN. découverte des enzymes à A R N a
retourné complètement la situation au
profit des acides nucléiques : elle a
L
amené une nouvelle vision, celle d’un
a reconstitution des premières dernier ancêtre commun à tous les êtres monde à ARN, une biosphère primitive
étapes de l'évolution de la vie vivants actuels. Nous baptiserons cet sans protéines (et sans ADN), étape inter-
sur notre planète est une tâche ancêtre LUCA (acronyme pour le terme médiaire entre l'apparition de la vie sur
majeure pour les biologistes du anglo-saxon Last Universal Common notre planète et celle de LUCA.
XXIe siècle. Longtemps tabou, cet objec- Ancestor). Cette hypothèse résout, en particu-
tif est ensuite apparu scientifiquement lier, un paradoxe du type «l'œuf ou la
hors de portée. Les biologistes se conten- Le monde ancestral à ARN poule?» qui embarrassait les quelques
taient de rechercher, parmi les différents biologistes moléculaires intéressés par le
types cellulaires connus, les formes les La découverte de l'activité catalytique problème des origines de la vie :
plus simples, qu’ils supposaient les plus (enzymatique) de certains ARN par les «Qu’est-ce qui est apparu en premier, les
"primitives". Au nombre des candidats, biochimistes Américain Thomas Cech protéines ou l'ADN?» En effet, s'il faut
figuraient les mycoplasmes, des bacté- et Sydney Altman en 1980 leur a valu le des protéines pour fabriquer et répliquer
ries sans paroi dont l'unique chromo-
some est trois à quatre fois plus petit que
celui du colibacille. Selon ce scénario, U C ARN U C ADN
des mycoplasmes ancestraux auraient A G A G G C G C
donné naissance à toutes les bactéries G C G U C G C G
actuelles ; les cellules avec noyaux TRANSITION TRANSITION
C→U C→U
(nommées cellules eucaryotes) seraient U A U A
G C G U
ensuite apparues par association de plu- G C G C
sieurs lignées bactériennes. T A T A
Cependant, la nature des événe- A U A U
ments précédant l'apparition de la pre- A T A T
C G C G
mière bactérie restait totalement incon-
nue, de même que les relations de G U G U
parenté entre tous les micro-organismes U A U A
situés à la base de l'arbre du vivant. A U G C BASES DE L'ARN A T G C BASES DE L'ADN
Cette situation a duré jusqu'à la fin
des années 1970. À cette époque, deux 1. STRUCTURES DE L’ARN ET DE L’ADN. L'ARN est un polymère formé par l'association de quatre
découvertes majeures ont relancé l'inté- types de ribonucléotides comportant chacun une base aminée différente, l’adénine (A), l’ura-
rêt des biologistes moléculaires pour les cile (U), la guanine (G) ou la cytosine (C). Lorsque des parties de sa séquence sont complé-
débuts de la vie : celle des ARN enzymes mentaires (appariements AU et GC), le brin d'ARN se replie sur lui même pour former des
(ou ribozymes), et celle d'un troisième «épingles à cheveux». Dans le cas des ARN catalytiques, ou ribozymes, la structure résultante
est parfois aussi compliquée que celle d'une protéine. La molécule d'ADN, quant à elle, est for-
groupe d'êtres vivants sur Terre, les
mée de deux chaînes de déoxyribonucléotides comportant les bases A, G, C et T (thymine).
archaebactéries. Ces découvertes ont Ces deux brins sont liés sur toute leur longueur par des appariements entre les bases A et T,
conduit, d'une part à l'hypothèse d'un d’une part, G et C, d’autre part, et s’enroulent en une double hélice. La transformation sponta-
monde à ARN qui aurait précédé notre née de C en U passe inaperçue dans la séquence d'un ARN, mais sera repérée (et réparée)
monde à ADN, et d'autre part à de nom- dans celle d'un ADN . Pour cette raison, l’ ADN est plus adapté à la conservation de
breuses spéculations sur la nature du l’information ; il aurait d’ailleurs remplacé l’ARN dans cette fonction.
88 © POUR LA SCIENCE
la molécule d' ADN , c'est le message
génétique porté par l'ADN qui va dicter la
séquence des protéines, responsable de
leur individualité et de leur fonction.
Dans le monde à ARN, on suppose que
celui-ci jouait les deux rôles à la fois,
celui de matériel génétique (fonction
qu'il assure toujours chez certains virus)
et celui d'enzyme, rôle aujourd'hui tenu
essentiellement par les protéines.
Le monde à ARN a-t-il réellement
existé? Il semble à peu près certain que
l'ARN à précédé l'ADN au cours de l'évolu-
tion. L'argument le plus fort en faveur de
cette hypothèse est sans conteste le fait
que dans les cellules actuelles, le métabo-
lisme produit tout d'abord les ribonucléo-
tides, ces monomères qui s'assemblent
pour former l'ARN ; ceux-ci sont ensuite
réduits (élimination d'un oxygène) par
une protéine-enzyme, la ribonucléotide
réductase, pour donner les précurseurs de
l'ADN, les déoxyribonucléotides.
L'ADN est en quelque sorte un ARN
modifié qui se serait spécialisé dans la
conservation de l'information génétique.
En effet, la perte de l'un des oxygènes
du ribose (le sucre présent dans l'ARN)
rend la molécule d'ADN beaucoup plus
stable que celle d’ARN. Dans la molé-
cule d'ARN, cet oxygène chimiquement
actif peut attaquer la liaison qui relie
deux ribonucléotides voisins, condui-
sant à la rupture de la molécule.
Parallèlement, l'ADN a perdu les capaci-
tés enzymatiques de l'ARN, qui sont pré-
cisément liées à cet oxygène.
Le remplacement de l'uracile ( U ),
l'une des quatre bases de l'ARN (AUGC),
par la thymine (T) dans l'ADN (ATGC), 2. LE MICROBIOLOGISTE WOLFRAM ZILLIG récolte des échantillons sur l’île volcanique de
correspond également à une adaptation White Island, en Nouvelle Zélande, afin d’isoler des archées hyperthermophiles. Ces cellules
sans noyau constituent le troisième empire du vivant, à côté des bactéries et les eucaryotes.
spécifique. En effet, la cytosine (C), pré-
sente à la fois dans l'ARN et dans l'ADN,
peut se transformer spontanément en fabriquer en laboratoire par des mation des liaisons entre acides aminés
uracile (voir la figure 1). Cette «mau- méthodes «prébiotiques». De nombreux pour constituer une chaîne protéique
vaise» uracile (absente du message ori- auteurs, tels Stanley Miller et Christian semble catalysée par un ARN -enzyme
ginal) ne pourra pas être reconnue dans de Duve, supposent donc l'existence présent dans les ribosomes, ces orga-
un ARN ; en revanche, dans l’ADN, où d'une étape qui aurait précédé le monde nites cellulaires responsables de la syn-
l’uracile ne fait pas partie de l’alphabet, à ARN . Nous ne saurons sans doute thèse des protéines. Cette conclusion est
elle sera immédiatement détectée, puis jamais quelles molécules étaient alors fondée sur des expériences réalisées au
éliminée par les mécanismes de répara- présentes ; elles devaient certainement début des années 1990 dans le labora-
tion de la cellule. La conservation du posséder des activités catalytiques déjà toire de Harry Noller. Si elle est confir-
message génétique est donc plus fidèle très variées, et nombre d'entre elles ont mée, il sera possible de distinguer deux
dans l'ADN que dans l'ARN, ce qui a per- dû disparaître à jamais de la surface du étapes dans l'évolution du monde à
mis l'augmentation de la taille des globe. On suppose également que la ARN : un premier âge (avant l'invention
génomes à ADN (et du nombre de pro- membrane s'est formée très tôt : en déli- des protéines «modernes») et un
téines codées par ces génomes). mitant un milieu intérieur, la cellularisa- deuxième âge (après cette invention).
À quoi ressemblait le monde à ARN? tion donne des individus, qui vont évo- L'apparition de l' ADN (c'est-à-dire
certains chercheurs imaginent l'appari- luer par une sélection de type darwinien. celle des protéines-enzymes nécessaires
tion de la vie sous forme de molécules Il est également probable que les à la réduction des ribonucléotides et à
d'ARN barbotant dans la soupe primitive. protéines telles que nous les connais- la synthèse de la thymine) se serait
C'est certainement aller trop loin. L'ARN sons n'existaient pas à cette époque. En donc produite au cours du deuxième
est une molécule complexe, impossible à effet, dans les cellules actuelles, la for- âge du monde à ARN . Cette prise de
© POUR LA SCIENCE 89
contrôle de la machinerie cellulaire par vivants, celui des archaebactéries (ou semble absente chez les bactéries clas-
un génome à ADN marque le passage archaea, selon la terminologie introduite siques. De nombreux autres exemples ont
vers le monde à ADN. par cet auteur en 1990, que nous tradui- été rapportés précédemment. En se fon-
Quelle est la pression de sélection rons ici par archées). On utilisera désor- dant sur des données issues de la phylo-
qui a conduit à l'apparition de l'ADN? Il mais le terme d’empire pour désigner les génie moléculaire, Carl Woese propose
se pourrait que l'ADN soit apparu en tant trois divisions du monde vivant : les même d'enraciner l'arbre universel du
que sous-produit de la guerre biologique bactéries, les archées et les eucaryotes. vivant dans la branche des bactéries :
que devaient déjà se livrer les orga- dans ce cas, nous serions (nous les euca-
nismes de cette époque. L'ADN aurait été Les trois empires ryotes) le groupe frère des archées.
initialement un ARN modifié, résistant Cette conclusion est toutefois
aux enzymes fabriquées par certains
du monde vivant controversée. Il n'est pas du tout évident
organismes pour détruire le génome à Les archées sont des procaryotes (des que les séquences des macromolécules
ARN de leurs concurrents. Cette stratégie cellules sans noyau, tout comme les aient conservé suffisamment d'informa-
est encore aujourd'hui utilisée par cer- bactéries classiques), et sont très répan- tions pour permettre de déterminer des
tains virus qui modifient la structure de dues sur notre planète. On les trouve liens de parenté aussi anciens. En outre,
leur ADN pour contourner les défenses aussi bien dans les mers froides que les archées possèdent également des
des cellules qu'ils attaquent. dans nos intestins, dans les lacs salés et caractères «bactériens» classiques ; par
Quand cet événement (l'invention dans les sources chaudes. exemple, les mécanismes de la division
de l'ADN) s'est-il produit? En particulier, En apparence, elles ressemblent aux cellulaire semblent très proches de ceux
a-t-il eu lieu avant ou après la sépara- bactéries, mais au plan évolutif, elles en que l'on vient de découvrir chez le coli-
tion entre cellules procaryotes et euca- sont aussi éloignées que des eucaryotes. bacille. En l'absence d'un quatrième
ryotes? Pour répondre à cette question, Elles présentent même, à l’échelle molé- empire, il est malheureusement impos-
revenons sur la nature de LUCA. culaire, un certain nombre de caractéris- sible d'appliquer la méthode cladistique
La réflexion sur ce dernier ancêtre tiques qui les rapprochent de nous (les au problème des relations de parenté
commun a récemment progressé grâce à eucaryotes). Par exemple, notre équipe entre bactéries, archées et eucaryotes.
l’application des méthodes de la phylo- vient de découvrir que les archées possè- Cela étant, le fait de disposer de
génie moléculaire à l'étude des relations dent une enzyme apparentée à celle qui, trois «empires» est quand même très
de parenté entre micro-organismes. À la dans les cellules sexuelles, casse les chro- utile pour une analyse comparative
fin des années 1970, le biologiste améri- mosomes parentaux pour les recombiner visant à établir le portrait-robot de
cain Carl Woese a mis en évidence par et donner de nouvelles combinaisons à la LUCA. Ce dernier devrait en effet possé-
ce moyen un troisième groupe d'êtres génération suivante. Cette protéine der plus ou moins l'ensemble des carac-
MÉTHYLATION
DE L'URACILE
HYDROLYSE
SPONTANÉE
RIBOSE DÉOXY
RIBOSE
NUCLÉOTIDE ACTIVITÉ
ENZYMATIQUE
HYDROGÈNE
COUPURE
CARBONE
OXYGÈNE
PHOSPHORE
AZOTE
ARN ADN
3. STRUCTURE DES NUCLÉOTIDES, les briques élémentaires des acides cet oxygène réactif, l’ADN est plus stable, ce qui convient à sa fonction
nucléiques. Chaque nucléotide est formé par l’association de trois élé- de stockage de l’information. L’autre particularité de l’ADN est le rem-
ments : une base azotée, un sucre (ribose ou désoxyribose) et un placement de l’uracile par la thymine, une base qui correspond à une
acide phosphorique. Dans l’ARN, l’un des oxygènes du ribose est réac- uracile méthylée : grâce à ce nouvel alphabet (ATGC), la transformation
tif, ce qui explique à la fois l’instabilité de la molécule (coupure de la de la cytosine en uracile par hydrolyse spontanée ne risque plus
liaison à l’acide phosphorique) et son activité catalytique. Dépourvu de d’introduire d’erreur dans le message génétique.
90 © POUR LA SCIENCE
tères présents aujourd'hui dans les trois même l’apparition de LUCA, contraire- pées à la base des arbres. Ces observa-
empires à la fois (si l'on exclut toutefois ment à une vue assez répandue selon tions indiquent que la vitesse d'évolu-
la possibilité d’un transfert massif de laquelle LUCA était une collection de tion des ARN ribosomaux est plus faible
caractères d'un empire vers un autre cellules échangeant sans contrainte leur chez les hyperthermophiles. Pour des
après leur divergence!) matériel génétique. chercheurs tel que Carl Woese, Carl
Il est frappant de constater que le Stetter ou Norman Pace, cela signifie-
La nature code génétique, ainsi que tous les méca- rait que les hyperthermophiles ont
nismes qui assurent l'expression des
du génome de LUCA gènes et toutes les grandes voies du méta-
Il semble que LUCA possédait déjà un bolisme, sont homologues dans les trois ORIGINE DE LA VIE
(-3,8 À -4 MILLIARDS D'ANNÉES)
génome à ADN. En effet, la plupart des empires. Ceci nous apprend que LUCA
enzymes essentielles du monde à ADN était déjà un organisme complexe sur le
sont non seulement présentes dans les plan moléculaire, et unique, en ce sens
trois empires, mais aussi homologues de qu'il représentait un aboutissement parti-
l'un à l'autre, c'est-à-dire qu'elles déri- culier d'une longue évolution de type dar-
vent toutes d'un ancêtre moléculaire winien (compétition-sélection) entre dif-
INVENTION DE L'ARN
commun qui devait être présent chez férentes biologies moléculaires possibles.
LUCA. C'est le cas des enzymes qui syn- PREMIER
thétisent l'ADN au moment de la réplica- LUCA était-il ÂGE
tion, de la réparation et de la recombi-
naison (les ADN polymérases), de celles
hyperthermophile?
qui modifient le nombre d'entrelace- De nombreux auteurs, en particulier Carl
MONDE À ARN
ments entre les deux brins de la double Woese, pensent que LUCA ressemblait
hélice (les ADN topoisomérases), ou beaucoup aux procaryotes actuels, bac- INVENTION DES PROTÉINES
encore de la ribonucléotide réductase, téries et surtout archées (d'où leur nom). MODERNES
déjà mentionnée, qui fabrique les pré- Carl Woese et d'autres microbiologistes, DEUXIÈME
curseurs de l'ADN. tels que Carl Stetter et Norman Pace, ÂGE
Certaines de ces enzymes existent imaginent plus précisément LUCA sous
en plusieurs exemplaires dans les cel- les traits d'une archée hyperthermophile,
lules actuelles et appartiennent à diffé- ces micro-organismes fascinants qui
rentes familles qui se sont formées par vivent dans les sources chaudes ter-
duplication d'un gène ancestral com- restres ou sous-marines, à des tempéra-
mun. Les représentants des différentes tures allant jusqu'à 110 degrés. INVENTION DE L'ADN
familles existant dans les trois empires, D'un LUCA hyperthermophile à une
les duplications de gènes qui ont donné origine chaude de la vie, il n'y a qu'un PREMIER
ÂGE
naissance à ces familles se seraient pro- pas que de nombreux auteurs n'hésitent
duites avant même l'époque de LUCA pas à franchir. Il est vrai que certains
(figure 6). Nous sommes donc amenés à modèles d'atmosphère primitive impli-
imaginer une période évolutive com- quent des températures élevées, dues à
prise entre l'apparition du premier orga- un effet de serre produit par l'oxyde de
MONDE À ADN
nisme à ADN et celle de LUCA, période carbone. Une nouvelle théorie de l’ori-
LUCA
que j'ai proposé d'appeler le premier âge gine de la vie, proposée par le chimiste (-2 À -3,8 MILLIARDS D'ANNÉES)
du monde à ADN. Gunter Wachtershäuser, fait aussi inter-
LUCA était-il capable de reproduire venir des réactions chimiques à haute DEUXIÈME
ÂGE
son matériel génétique avec la même température. Stanley Miller et moi-
fidélité que les organismes actuels? Un même avons toutefois fait remarquer
fait semble l’indiquer : les ADN polymé- qu'il était difficile de concilier ce scéna-
rases des trois empires possèdent le rio d'une origine chaude de la vie avec
même mécanisme élaboré de correction l'hypothèse du monde à ARN, vu l'ex-
de leurs erreurs, par relecture et édition trême instabilité de cette molécule à
de l'ADN qu'elles viennent de synthétiser. haute température (toujours à cause de
De même, il est remarquable que son oxygène très réactif).
des mécanismes homologues de répara- Les partisans d'un LUCA hyperther-
tion des mauvais appariements survenus mophile s'appuient également sur la
après la réplication (A avec C au lieu de phylogénie moléculaire. Dans les NOYAU
A avec T, par exemple) soient présents arbres établis par la comparaison des BACTÉRIES ARCHÉES EUCARYOTES
chez les bactéries et chez les eucaryotes. séquences des ARN ribosomaux, les
Miroslav Radman et ses collaborateurs, branches conduisant aux organismes 4. ÉTAPES POSSIBLES de l'évolution biolo-
gique, des origines de la vie à LUCA, le der-
à l’Institut Jacques Monod, ont montré hyperthermophiles sont généralement
nier ancêtre commun aux trois empires
que ces mécanismes déterminent les plus courtes que celles conduisant aux (bactéries, archées et eucaryotes). À chaque
barrières génétiques entre espèces au organismes mésophiles (vivant à des étape, les flèches suggèrent une diversifica-
niveau moléculaire. Les mécanismes de températures «normales» pour nous). tion, suivie de la sélection d'une lignée dont
spéciation se seraient mis en place avant D'autre part, ces branches sont regrou- les descendants passent à l'étape suivante.
© POUR LA SCIENCE 91
conservé plus de caractères communs organismes mésophiles, des fonctions
avec LUCA que ne l'ont fait les autres plus générales. Il s'agit d'une enzyme DUPLICATION
DU GÈNE ANCESTRAL
organismes. Il me semble que c'est «moderne», dont l'invention a sans doute
aller un peu vite en besogne : comment été nécessaire pour qu’émergent des
savoir si ce sont les ARN des méso- organismes hyperthermophiles.
philes qui ont accéléré leur vitesse
FAMILLE A FAMILLE B
d'évolution, en s'adaptant au froid, ou LUCA était-il
si ce sont les ARN des hyperthermo-
philes qui ont ralenti leur vitesse d'évo-
un procaryote ?
lution, en s'adaptant au très hautes tem- Finalement l'idée d'un LUCA de type pro-
pératures? Le maintien de la structure caryote est elle-même discutée. Hervé
correcte des ARN à haute température Philippe et moi-même pensons que les
passe par la stabilisation des apparie- bactéries et les archées ont subi un pro-
ments en «épingle à cheveux», ce qui cessus de miniaturisation à partir d'un
impose des contraintes au niveau de la ancêtre plus complexe ; elles se seraient LUCA
séquence (accumulation des paires de ainsi adaptées de façon optimale à leur
bases G-C, plus stables que les paires A- mode de vie. Le «rêve» d'une cellule
U). Ces contraintes limitent les varia- procaryote (pour reprendre une expres-
tions possibles des séquences, et leur sion de François Jacob) est de se diviser
vitesse d'évolution. Du coup, le grou- le plus vite possible, dès que les condi-
pement des hyperthermophiles à la tions de milieux sont favorables. Par
base de l'arbre universel du vivant exemple, le système enzymatique qui BACTÉRIES ARCHÉES EUCARYOTES
pourrait n’être qu’un artefact : il est recopie la molécule d'ADN avance dix
bien connu que les méthodes de fois plus vite chez les procaryotes que 6. LES ORGANISMES ACTUELS possèdent par-
fois deux gènes homologues entre eux, et
construction d'arbre ont tendance à chez les eucaryotes.
homologues au même couple de gènes
regrouper les organismes ayant des Les cellules eucaryotes ne semblent présent dans les organismes des deux
vitesses d'évolution similaires. pas autant obsédées par la vitesse ; elles autres empires. De tels gènes sont dits para-
Enfin, les hyperthermophiles actuels ont investi au contraire dans une aug- logues, et descendent tous d'un gène
sont loin d'être primitifs ; au contraire, mentation de taille et de complexité. ancestral commun qui s'est dupliqué avant
ils possèdent des mécanismes très élabo- Elles s'associent pour former des orga- l'apparition de LUCA. L'étude de tels couples
rés permettant à leurs macromolécules nismes multicellulaires et/ou elles se de gènes permettra peut être de reconsti-
de résister aux températures extrêmes. nourrissent d'autres cellules, proca- tuer les événements qui ont précédé cette
Nous avons ainsi montré, en collabora- ryotes ou eucaryotes. apparition. Elle indique d’ores et déjà que le
monde à A D N est apparu avant L U C A .
tion avec l'équipe de Michel Duguet à Je pense que l'évolution réductrice
Certains auteurs essayent également d'enra-
Orsay, que les bactéries et les archées qui a donné naissance aux procaryotes ciner l'arbre du vivant en utilisant ces
hyperthermophiles possèdent toutes une est irréversible. En fait, les bactéries ont couples de gènes ; d'après eux, la racine
enzyme particulière, la gyrase inverse, connu un tel succès évolutif qu'elles serait dans la branche des bactéries, mais ce
qui introduit un excès d'entrelacements n'ont sans doute pas évolué depuis des résultat est très controversé, étant donné
dans la molécule d'ADN. Ces enroule- milliards d'années, sinon pour des détails l’ancienneté de ces liens de parenté.
ments ont sans doute pour fonction de (rappelons au passage que les estima-
contrecarrer l'effet de l'élévation de tem- tions de l'âge de LUCA varient entre 2 et 4 bactéries), ont connu une évolution
pérature sur la cohésion de la double milliards d'années). Au contraire, les continue vers une complexité toujours
hélice d'ADN. Or cette enzyme est appa- eucaryotes, qui ont du survivre à de plus grande (jusqu'au cerveau humain!).
rue par la fusion de deux gènes codant graves crises environnementales (par Il me semble plus réaliste d’imaginer
des protéines qui exercent, chez les exemple la production d'oxygène par les LUCA comme un organisme totipotent,
capable de donner à la fois naissance aux
A B B A B B procaryotes et aux eucaryotes, selon les
BACTÉRIES ARCHÉES EUCARYOTES BACTÉRIES ARCHÉES EUCARYOTES stratégies évolutives choisies par ses des-
cendants. Quoi qu'il en soit, un fait est
A
certain : ceux-ci ont éliminé tous leurs
B petits camarades, c'est-à-dire les descen-
dants des organismes qui ont vécu en
B
même temps que LUCA. Pour quelle rai-
A son? Est-ce un avantage sélectif décisif
A B (lequel?) ou un hasard lié à une catas-
trophe écologique? Certaines cellules
primitives de l'ère pré-LUCA ont-elles sur-
5. LE PROBLÈME DE LA RACINE. Des chercheurs, impressionnés par la présence de caractères
vécu de nos jours sous d'autres formes,
eucaryotes chez les archées, favorisent un arbre universel enraciné dans la branche des bactéries
(à gauche). Toutefois, seule une analyse cladistique permettrait de résoudre la question en déter-
par exemple virales? Autant de questions
minant si le caractère commun B était déjà présent chez LUCA, le dernier ancêtre commun aux que la plupart des biologistes jugent
trois empires, car on ne peut pas éliminer a priori l'arbre de droite, qui regroupe archées et bac- aujourd’hui encore inabordables. Cela
téries. Malheureusement, une telle analyse est impossible, puisque nous ne connaissons pas de étant, qui aurait prévu, il y a vingt ans le
quatrième empire du vivant, qui permettrait d'orienter la transition A vers B ou B vers A. monde à ARN et l'empire des archées?
92 © POUR LA SCIENCE
L ES MÉCANISMES DE L ' ÉVOLUTION
L
comprendre les relations entre mutation,
es mutations sont source de A priori, une mutation, puisqu'elle nouveauté et évolution.
nouveauté... En un sens, c’est affecte le matériel héréditaire, est héri-
un truisme, car une mutation tée par les cellules issues de la cellule Mutation et changement
est une modification du maté- initialement modifiée ; toutefois cela
riel génétique d'une cellule. Le même n'implique pas que cette modification La structure en double hélice de l'ADN,
terme désigne aussi le résultat de cette va se maintenir au fil des générations. matériel génétique commun à toutes les
modification du génotype, quand elle Dans une population d’organismes uni- cellules, et la complémentarité des quatre
se traduit, après expression de l'infor- cellulaires, ou chez un organisme pluri- bases nucléiques qui en constituent
mation génétique, par un phénotype cellulaire à reproduction végétative, l’alphabet (l’adénine s’apparie à la thy-
différent. Toutefois, plusieurs condi- une mutation touchant une cellule qui mine, la cytosine à la guanine) sont la
tions doivent être réunies pour qu'un se multiplie ne fera apparaître un carac- base du mécanisme de réplication
changement mutationnel soit source de tère nouveau que si la mutation ne pro- conforme ; par ce mécanisme, une cellule
nouveauté biologique. voque pas la mort de la cellule, ou de donne naissance à deux cellules iden-
Réglons tout de suite son sort à l'individu avant qu’il se soit reproduit, tiques, aux accidents mutationnels près.
l’idée reçue qui associe la notion de c’est-à-dire n’est pas défavorable dans Ces mutations, dues à des erreurs
mutant à un caractère défavorable. les conditions où ils se trouvent. de réplication ainsi qu’à plusieurs
Une mutation peut être neutre, c'est-à- Chez un organisme pluricellulaire à autres causes que nous examinerons
dire ne pas donner prise à des pres- reproduction sexuée, le changement doit dans la suite, vont produire de la diver-
sions de sélection, et même favorable : se produire dans une cellule reproduc- sité, pour autant que les cellules et les
dans certains cas, les organismes trice de l’individu pour être héritée par individus mutants soient viables dans
mutants survivent dans des conditions ses descendants. En revanche, si c'est les conditions de leur environnement.
devenues néfastes pour les organismes une cellule somatique (non reproduc- Certaines mutations touchant un gène
non mutants. trice) qui est mutée, la modification sont «silencieuses», d’autre affectent
1. UNE SÉRIE DE MUTATIONS SURVENUES CHEZ LE MOUTON À VIANDE (à gauche) a fait apparaître le mouton à laine de la variété Mérinos
(à droite). De telles mutations sont sources de diversité intraspécifique.
94 © POUR LA SCIENCE
L’hémoglobine est une protéine LES DIFFÉRENTS TYPES DE MUTATIONS :
constituée de quatre chaînes poly-
peptidiques de deux types, deux EXEMPLE DU G È NE β DE L’ HÉMOGLOBINE
chaînes α (ou globine α) et deux
chaînes β (ou globine β), chacune MUTATIONS PONCTUELLES
associée à un groupement conte- SUBSTITUTIONS
nant du fer (hème). A
Hémoglobine normale β
Les séquences en acides aminés
Site Init 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
des globines α et β sont très homo- Codon AUG GUG CAC CUG ACU CCU GAG GAG AAG UCU GCC
logues, et sont codées par des gènes Acide aminé Val His Leu Thr Pro Glu Glu Lys Ser Ala
appartenant à deux familles situées
sur deux chromosomes différents. Mutation silencieuse βA*
Site Init 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 ...
On considère que tous les gènes de
Codon AUG GUG CAC CUG ACU CCU GAA GAG AAG UCU GCC ...
globine dérivent d’un même gène Acide aminé ...
Val His Leu Thr Pro Glu Glu Lys Ser Ala
ancestral par des duplications suivies
de mutations. La séparation entre les Drépanocytose βS
familles α et β a dû se produire par Site Init 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 ...
une translocation chromosomique. Codon AUG GUG CAC CUG ACU CCU GUG GAG AAG UCU GCC ...
Acide aminé Val His Leu Thr Pro Val Glu Lys Ser Ala ...
La famille des gènes β comporte
cinq gènes fonctionnels, exprimés à
différents stades du développement, β thalassémie β0 thal
Site ... 33 34 35 36 37 38 39 40 41 ...
et un gène inexprimé, ou pseudo- Codon ... GUG GUC UAC CCU UGG ACC UAG AGG UUC ...
gène. Elle a valeur de modèle par Acide aminé ... Val Val Tyr Pro Try Thr STOP
son évolution de type duplication-
divergence. En outre, elle a été étu- DÉLÉTIONS
diée intensivement, et l’on y a
trouvé pratiquement tous les types β thalassémie β0 thal
de mutation possibles, souvent à Site ... 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
Codon ... CCU G-GG AGA AGU CUG CCG UUA CUG CCC UGU GGG GCA AGG UGA
l’origine de pathologies humaines.
Acide aminé ... Pro Gly Arg Ser Leu Pro Leu Leu Pro Cys Gly Ala Arg STOP
La drépanocytose, par exemple,
résulte d’une mutation ponctuelle
qui se traduit par le changement β thalassémie β0 thal
Site ... 38 39 40 41 42 43 44 45 ... 59
d’un acide aminé. L’hémoglobine Codon ... ACC CAG AGG UU G AGU CCU UUG GGG ... UGA
résultante, ou hémoglobine S, est Acide aminé ... Thr Gln Arg Leu Ser Pro Try Gly ... STOP
moins soluble et provoque des ano-
malies des globules rouges.
D’autres maladies, les β thalassé- REMANIEMENTS
DÉLÉTIONS ET ADDITION PAR CROSSING-OVER INÉGAL
mies, correspondent à l’absence de
chaîne β complète. Elles sont cau-
sées par des substitutions de nucléo- Gγ Aγ ψβ δ β Gγ Aγ ψβ δ β β
δ
tides qui font apparaître un codon
STOP (interruption de la synthèse de Gγ Aγ ψβ δ β Gγ Aγ ψβ β
δ
la chaîne protéique), par des délé-
tions de nucléotides qui décalent le INVERSION
cadre de lecture, ou par la perte de
fragments du chromosome 11 par
recombinaison de séquences homo- Aγ β
Gγ Aγ ψβ δ β Gγ δ ψβ
logues des gènes de β globine. β Aγ
en une seule position la séquence de la coli n'est que 10 -8 à 10 -10, alors que, colonisation progressive de différentes
protéine codée par le gène, d’autres d'après les données physico-chimiques niches écologiques.
encore décalent le cadre de lecture où sur la spécificité de l'appariement entre Un cas particulier d'erreur de répli-
se déroule la traduction du message les bases nucléiques, on s'attendrait à un cation est l'incorporation de nucléotides
génétique en protéine, ou interrompent taux de 10 -2 . Cependant, malgré les contenant des analogues des bases
cette traduction (voir l’encadré ci-des- mécanismes de correction, des erreurs nucléiques. En raison d’une instabilité
sus). Il existe aussi des mutations qui d'incorporation subsistent. Si le mésap- chimique, ces analogues sont capables
affectent l’expression des gènes. pariement n'est pas corrigé avant la de s'apparier à deux bases nucléiques
Paradoxalement, une source impor- réplication suivante, une mutation, différentes.
tante de mutations spontanées est la résultant de la substitution d'un nucléo- Indépendamment des erreurs de
réplication elle-même. Chez les orga- tide par un autre, sera fixée. Il est pro- réplication, des modifications chi-
nismes actuels, la précision de la répli- bable que dans les cellules primitives, et miques spontanées se produisent dans
cation est étonnante, et s’explique par la même chez les organismes multicellu- l'ADN : elles aboutissent également au
présence de mécanismes de correction ; laires ancestraux, le taux d'erreur était remplacement d'une paire de nucléo-
par exemple, le taux moyen d'incorpora- beaucoup plus élevé que chez les orga- tides (CG, par exemple) par une autre
tion erronée d'un nucléotide au cours de nismes actuels. La diversification résul- paire de nucléotides ( T A , dans cet
la réplication de la bactérie Escherichia tant de ces mutations aurait permis la exemple). Le taux de mutation spon-
© POUR LA SCIENCE 95
tané (nombre de mutations par orga- Il ne faut pas non plus négliger le lule ou l'organisme qui l'acquiert, le
nisme et par génération) varie de 10-5 rôle des transposons dans l'apparition de génome mutant se perpétuera au cours
à 10-8, mais les agents mutagènes aug- mutations créatrices de nouvelles fonc- des générations, et le processus de dupli-
mentent significativement ce taux tionnalités dans la cellule ou l'orga- cation-divergence se poursuivra. Des
(voir l’encadré page 97). Ainsi, des nisme. Ces éléments génétiques se organismes de plus en plus divers vont
agressions chimiques (acide nitreux, déplacent au sein du génome, ou se pro- ainsi cohabiter dans un même environ-
hydroxylamine, ethylméthane sulfo- pagent par l'insertion d'une copie de leur nement. Toutefois, diversité et nou-
nate, acridine orange, proflavine, acri- séquence en d'autres positions du veauté sont-elles synonymes? Si non, en
flavine) et physiques (rayons d'origine génome. De telles transpositions peu- quoi la diversité contribue-t-elle à l'ap-
cosmique ou géologique tels que les vent entraîner des délétions, mais aussi parition de la nouveauté?
ultraviolets, les rayons X, α, β, γ) per- modifier l'expression des gènes voisins Au plan évolutif, la diversification
turbent l'intégrité du matériel génétique (voir Séquences d’ADN mobiles et évolu- consiste à broder sur un même thème,
en altérant une base nucléique, en tion du génome, page 106). sans introduire de réelle innovation ; en
modifiant l'espacement entre les paires revanche, la nouveauté correspond à l'ap-
de bases ou en provoquant des cassures Diversité et spéciation parition de quelque chose de vraiment
des filaments d'ADN. Il en résulte des différent, qu’on ne peut plus considérer
modifications du message génétique Au vu des sources de mutation énumé- comme une variante de ce qui existe déjà.
par substitution de nucléotides, mais rées précédemment, il apparaît que les L'apparition d'une nouvelle espèce est un
aussi par addition ou perte d'un ou conditions qui régnaient au début de exemple de nouveauté manifeste : dans la
deux nucléotides. l’histoire de la vie (en particulier l'im- définition biologique de l'espèce, le cri-
Les cassures de l'ADN, notamment pact des rayonnements, plus important tère déterminant est l'interfécondité, c'est-
provoquées par les rayonnements, qu’aujourd’hui) étaient propices à l'ac- à-dire la possibilité d'obtenir, par croise-
entraînent des délétions, des duplica- cumulation de mutations dans les cel- ment de deux individus, une descendance
tions et/ou des remaniements plus ou lules primitives. Or le génome de ces fertile. Par conséquent, une espèce est
moins importants de la structure des cellules devait déjà contenir des assimilable à un ensemble de gènes qui
chromosomes par le rapprochement de séquences répétées, issues de duplica- sont transmis de génération en génération
segments d'ADN, voire de morceaux de tions. Dans une cellule où certains gènes sans interférence avec d'autres ensembles
chromosomes, auparavant éloignés assurant des fonctions essentielles exis- de gènes (c’est-à-dire d'autres espèces),
(translocation, inversion, fissions et tent en plusieurs exemplaires, le risque du fait de l'isolement reproductif.
fusions de chromosomes). Les délé- qu'une mutation entraîne la mort cellu- La spéciation résulte-t-elle d'un type
tions et les additions sont aussi favori- laire par l’inactivation d’un de ces gènes particulier de mutation? Est-il nécessaire
sées par la présence de séquences répé- est moindre. La duplication de d’accumuler de nombreuses mutations
tées dans le génome : ces séquences séquences génomiques offre la possibi- avant qu'une nouvelle espèce apparaisse?
homologues sont le support de phéno- lité d’accumuler les modifications dans Des différences géniques suffisent-elles à
mènes de recombinaison qui aboutis- l’une des copies, qui peut ainsi acquérir expliquer la spéciation, ou faut-il des
sent au brassage des parties codantes une nouvelle fonction, tout en préservant remaniements importants des chromo-
des gènes, ou exons (voir Les la fonction assurée par l’autre copie. Si somes, inversions, translocations, voire
domaines des protéines, témoins de la nouvelle fonction n'est pas défavo- l'apparition ou la perte de chromosomes?
l’évolution, page 98). rable, et a fortiori si elle avantage la cel- L'étude des organismes actuels a montré
que toutes les situations existent.
Chez des individus d'une même
espèce, le nombre de chromosomes peut
être différent : c'est le cas du mollusque
gastéropode marin Thais lapillus, dont
le nombre de chromosomes varie de 26
à 36. Les lots chromosomiques des deux
formes renferment toutefois le même
contenu informatif, car la variation du
nombre de chromosomes est produite
par de simples fusions centromériques,
où deux chromosomes à un bras for-
ment un chromosome à deux bras.
À l’inverse, des individus apparte-
nant à des genres différents peuvent pré-
senter un nombre identique de chromo-
somes ; c'est le cas, chez les primates,
pour le chimpanzé, le gorille et l'orang-
2. LA COMPARAISON DES CARYOTYPES du chimpanzé et de l’homme révèle que les deux outan. En revanche, on connaît de nom-
espèces diffèrent par le nombre de chromosomes, ainsi que par plusieurs remaniements chro-
breuses autres espèces de primates qui
mosomiques. On dénombre une fusion (le chromosome 2 humain correspond à la fusion de
deux chromosomes existant séparés chez le chimpanzé), neuf inversions péricentriques diffèrent par des inversions, des translo-
(retournement d’un segment du chromosome incluant le centromère) et une addition de cations ou des fusions, avec ou sans
matériel sur le chromosome 1 humain et sur le chromosome 13 de chimpanzé. Toutefois, il modification du nombre de chromo-
arrive que deux espèces apparentées ne montrent aucune différence chomosomique. somes : c’est le cas de l’homme et du
96 © POUR LA SCIENCE
STRESS, MUTATIONS ET ÉVOLUTION
INDIVIDUS
est la survie des cellules mais, dans l'urgence, toutes les vérifications ne sont pas
faites et le taux de mutation augmente ; le stress induit également la transposi-
BARRIÈRE DE FÉCONDATION
tion des éléments transposables, jusque là inertes. Tous ces effets concourent à
augmenter la variabilité génétique de la population bactérienne, et avec elle la
probabilité d'apparition de cellules mieux adaptées à leur environnement.
Les systèmes de réparation des mésappariements, gardiens de l'intégrité du
MULTIPLICATION MULTIPLICATION génome, sont pleinement actifs dans des conditions normales, mais ils sont inhi-
RECOMBINAISON RECOMBINAISON bés en cas de perturbations importantes. Au contraire, le système SOS, activé dans
des conditions de stress, est à l'origine d'un polymorphisme qui s'accroît d'autant
plus que son activation se prolonge. Quand la population est finalement adaptée
à son nouvel environnement, le système de réponse au stress est inhibé et les
systèmes de réparation des mésappariements sont réactivés. Les nouveaux
génomes se trouvent alors sous leur surveillance attentive, ce qui va limiter très
fortement, voire même empêcher, les échanges entre des individus ou des sous-
populations : ce processus peut donner naissance à de nouvelles espèces, ce que
l’on a représenté schématiquement ci-contre. Des systèmes analogues, sinon
INDIVIDUS INDIVIDUS
INTERFÉCONDS INTERFÉCONDS
homologues, aux systèmes de réparation des mésappariements et SOS, ont été
mis en évidence chez d'autres organismes, en particulier chez les vertébrés.
chimpanzé. Enfin, chez certaines espèces phique facilite, en conjonction avec variabilité, non encore évoquées, comme
d’insectes diptères, on n'a détecté aucune l’accumulation de mutations, l’isolement le transfert de gènes d'un organisme à un
différence dans la structure et le nombre reproductif et, par ce mécanisme, la nais- autre par des virus ou des plasmides.
des chromosomes : des mutations sance de nouvelles espèces, la nouveauté. Malgré l'énorme quantité de connais-
géniques seraient seules en cause dans la Aujourd’hui, il est surtout question sances accumulées par les naturalistes, les
différenciation de ces espèces. des espèces qui disparaissent ; est-il rai- espèces vivant actuellement sur notre pla-
Mutation, sélection... adaptation : sonnable d'imaginer que de nouvelles nète sont loin d’être toutes répertoriées, et
trois mots-clefs pour expliquer les pro- espèces puissent apparaître? La perma- de nombreuses régions restent pratique-
cessus évolutifs. Ils rappelent que la nence d'un certain taux de mutations, ment inexplorées. Aussi, lorsqu’on rap-
valeur évolutive d’une mutation dépend spontanées ou provoquées par des muta- portera l’existence d'une nouvelle espèce,
des conditions de l’environnement. Ainsi, gènes «naturels», joue certainement un s'agira-t-il de la découverte d'une espèce
l’accessibilité de nouvelles niches écolo- rôle important dans le maintien de la préexistante ou d'une espèce nouvelle-
giques donne aux organismes mutants diversité intraspécifique ; ce mécanisme ment apparue? Des analyses phylogéné-
l’opportunité de prospérer sans subir la améliorerait les espèces actuelles, voire tiques, en établissant la nature primitive
concurrence de l’espèce souche. À un même assurerait leur pérennité. Par ou dérivée des caractères de l’espèce,
niveau plus vaste, l’isolement géogra- ailleurs, il existe d'autres sources de apporteront la réponse à cette question.
© POUR LA SCIENCE 97
Les domaines des protéines,
témoins de l’Évolution
RUSSEL DOOLITTLE ET PEER BORK
A
celle-ci est très longue.
u cours des dernières décen- fiques. Toutes les propriétés d’une pro- Un domaine est une séquence
nies, les biochimistes ont téine sont déterminées par sa composi- d’acides aminés qui, dans un milieu
découvert que la plupart des tion en acides aminés et par l’ordre donné, adopte spontanément une
protéines sont organisées en d’enchaînement (ou séquence) de ces conformation spécifique ; toutefois
blocs caractéristiques d’acides aminés, acides aminés. Cette séquence déter- cette définition rigoureuse et expéri-
ou domaines. Nombre de ces domaines mine notamment le repliement de la
ont des fonctions bien définies qui chaîne protéique en une structure tridi-
contribuent à l’activité globale de la mensionnelle fonctionnelle.
protéine. En outre, certains se sont fré-
quemment déplacés durant l’Évolu- De la séquence
tion, d’un emplacement à un autre
dans une protéine, ou d’une protéine à
à la conformation
une autre. Des domaines ont même été La longueur de la chaîne protéique
transférés entre divers organismes, joue un rôle important dans l’établis-
notamment entre les animaux et les sement de la structure. Une protéine
bactéries. comporte souvent plusieurs milliers
Comme la partie des gènes qui code d’acides aminés, le record de longueur
les protéines, ou séquence codante, est étant à ce jour détenu par une protéine
souvent morcelée le long de la molécule musculaire nommée titine, qui est
d’ADN, de nombreux biologistes ont sup- composée de plus de 30 000 acides
posé qu’il existait une organisation aminés. Les courtes chaînes d’acides
parallèle des gènes et des protéines, et aminés n’ont pas une taille suffisante
que chaque segment du gène codait un pour que les forces intramoléculaires
domaine protéique spécifique. Toutefois fixent une conformation moléculaire
nous soutenons un point de vue unique : elles changent sans cesse de
différent : selon nous, la subdivision des forme. Les chaînes protéiques doivent
gènes en sections codantes séparées comporter au moins 30 à 40 acides
serait apparue au cours de l’Évolution aminés pour que les forces de cohé-
beaucoup plus récemment que la subdi- sion internes établissent une confor-
vision des protéines en domaines. mation prédominante ; en outre, la sta-
Les protéines sont de longues molé- bilisation de la conformation active
cules formées par l’enchaînement de nécessite parfois des liaisons à des
petites sous-unités, les acides aminés. ions métalliques et des liaisons cova- DEUXIÈME DOMAINE CD2
Les protéines naturelles ne comportent lentes entre deux cystéines, ou ponts 1. DES MODULES GÉNÉTIQUEMENT MOBILES,
que 20 types d’acides aminés différents, disulfure (la cystéine est un acide ou domaines, ont été retrouvés dans de
caractérisés chacun par une structure et aminé dont le groupe latéral contient nombreuses protéines. Deux types de
par des propriétés chimiques spéci- un atome de soufre). domaines sont représentés ici : Fn3 et GHR
98 © POUR LA SCIENCE
mentale du domaine est peu usitée. On déterminent sa structure par diffraction leurs brins d’ ADN . La copie du gène
utilise plutôt ce terme pour désigner des rayons X, ou bien effectuent une subit ensuite un certain nombre de
toute partie d’une protéine qui apparaît analyse par résonance magnétique modifications, ou mutations, jusqu’à
structurellement distincte du reste de la nucléaire (RMN). Après avoir établi la coder une nouvelle protéine accomplis-
protéine, et dont on suppose a poste- séquence en acides aminés d’un sant une nouvelle fonction. L’ADN est
riori qu’elle s’est repliée de façon domaine, ils identifient d’autres parfois dupliqué en tandem, ce qui ne
autonome. Quelques petites protéines domaines apparentés sans effectuer crée pas une nouvelle protéine mais
se réduisent à un domaine unique, mais d’étude structurale : ils se contentent de allonge la protéine initiale et modifie
la plupart des protéines comportent rechercher les séquences d’acides ami- éventuellement ses propriétés. La com-
deux ou trois domaines ; quelques- nés analogues à celle du domaine connu. paraison des séquences en acides ami-
unes, enfin, sont constituées de nom- Ce raccourci est très utile, car on déter- nés montre que ce mécanisme de dupli-
breux domaines dont les conformations mine bien plus facilement les séquences cation interne est à l’origine de
peuvent être très semblables – c’est le en acides aminés que les structures par nombreuses protéines, des petites ferré-
cas de longues protéines à la structure diffraction des rayons X ou par RMN. En doxines bactériennes, qui n’ont que 56
répétée –, ou très différentes. l’absence d’informations biophysiques, acides aminés, jusqu’aux grosses pro-
Pour identifier un domaine, les bio- il est souvent possible de déduire la téines comme la bêta-galactosidase bac-
chimistes cristallisent la protéine et structure d’un domaine de sa seule térienne, qui en comporte plus de 1 000.
séquence. En comparant ainsi les struc- Il y a une vingtaine d’années,
tures et les séquences des protéines, on Michael Rossmann, de l’Université de
obtient de précieux renseignements sur Purdue, révéla un nouvel aspect de
leur évolution. l’évolution des protéines. Il venait de
déterminer, par diffraction des rayons X,
L’évolution des protéines la structure tridimensionnelle de
l’enzyme nommée lactate déshydrogé-
Jusqu’au début des années 1970, la nase. Une partie de cette protéine res-
plupart des biologistes pensaient que les semblait beaucoup à d’autres protéines
protéines évoluaient principalement par déjà connues : notamment, une région
un mécanisme de «duplication-diver- qui se liait à un cofacteur – une petite
gence». Le gène codant une protéine est molécule non protéique nécessaire à
parfois dupliqué par des processus de l’activité de l’enzyme – présentait des
recombinaison génétique, où deux chro-
mosomes échangent des fragments de
sont des modules de type III de la fibronectine, et PapD et CD2 sont tés biochimiques spécifiques. Au cours de l’Évolution, ces domaines
des domaines des immunoglobulines. Les domaines sont des sautent parfois d’une protéine à une autre via le déplacement de la
chaînes linéaires d’acides aminés qui se replient sur elles-mêmes séquence codante correspondante sur l’ADN. Cette mobilité favorise
pour former des structures compactes caractéristiques, aux proprié- l’apparition de nouveaux types de protéines.
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analogies frappantes avec d’autres domaines mobiles. Par exemple, la Nous ne connaissons pas encore les
déshydrogénases. fibronectine est une grande protéine fonctions de tous ces domaines.
Le plus remarquable était que le extracellulaire, constituée de deux Beaucoup reconnaissent des molécules
domaine analogue ne se trouvait pas longues chaînes qui contiennent cha- particulières auxquelles ils se lient :
toujours au même endroit dans les pro- cune plus de 2 000 acides aminés. On a ainsi les lectines possèdent un domaine
téines : au cours de l’Évolution, le seg- découvert que ces chaînes sont formées qui se lie à des glucides (des sucres)
ment commun semblait s’être déplacé le par la répétition de trois types de divers. De même, le domaine des
long des séquences d’acides aminés séquences (Fnl, Fn2 et Fn3), qui immunoglobulines, caractéristique des
sans perdre sa fonction de liaison à un contiennent respectivement 45, 60 et anticorps et d’autres molécules du sys-
cofacteur. M. Rossmann émit alors 100 acides aminés (ces répétitions sont tème immunitaire, est capable de se lier
l’hypothèse que les protéines sont imparfaites : tous les exemplaires d’un spécifiquement à d’autres molécules
constituées de modules – aujourd’hui type donné ne sont pas strictement (antigènes). Certains domaines seraient
nommés domaines – qui seraient appa- identiques). On suppose que chaque des «marques» qui révéleraient l’appar-
rus assez tôt dans l’histoire de la vie et séquence répétée, conformément à la tenance d’une protéine à un tissu ; beau-
se seraient assemblés selon diverses définition du domaine, se replie sur coup semblent être de simples traits
combinaisons. elle-même indépendamment, si bien d’union qui relient de façon neutre les
Une telle hypothèse mettait en que la protéine tout entière doit ressem- domaines fonctionnels des protéines ;
lumière un nouveau mode d’évolution bler à un long collier fait de trois types enfin quelques uns n’ont apparemment
des protéines, qui augmentait considéra- de perles. aucune fonction.
blement les possibilités offertes par le On trouva par la suite des séquences Il semblerait donc qu’au cours de
seul mécanisme de duplication-diver- semblables aux domaines Fn1, Fn2 et l’Évolution, de nombreux domaines se
gence. Autrement dit, la création de Fn3 dans de très nombreuses autres pro- soient déplacés à l’intérieur des pro-
nouvelles protéines par la recombinai- téines animales, et l’on constata la téines et entre différentes protéines.
son de domaines issus d’autres pro- même ubiquité pour divers autres Tant que le déplacement d’un domaine
téines aurait permis une croissance domaines. Le facteur de croissance épi- ne perturbe pas la fonction d’une pro-
explosive de la diversité biochimique. dermique (EGF), par exemple, est une téine, le «coût évolutif» du maintien de
petite protéine formée d’un unique la nouvelle configuration est insigni-
Domaines vagabonds domaine (long de 53 acides aminés chez fiant, conformément à la théorie neutra-
l’homme), fortement replié sur lui- liste de l’Évolution proposée par Motoo
L’interprétation de M. Rossmann était même et stabilisé par trois ponts disul- Kimura (voir La théorie neutraliste de
exacte. On connaît aujourd’hui les fure ; or l’on connaît des domaines l’évolution moléculaire par M. Kimura,
séquences en acides aminés de nom- similaires au domaine de l’ EGF dans dans ce dossier).
breuses grosses protéines : beaucoup plus d’une centaine de protéines, où ils Lorsque M. Rossmann proposa que
montrent la structure répétitive attendue sont parfois présents en plus de 30 certains domaines protéiques se dépla-
dans l’hypothèse d’une suite de exemplaires. cent à l’intérieur des protéines ou d’une
FIBRONECTINE
COLLAGÈNE XII
10
n n 9
2. TELLES LES PERLES D’UN COLLIER, les domaines constituent des musculaire nommée titine, représentées schématiquement sur cette
sous-unités distinctes dans les protéines modulaires. Certaines pro- figure, comportent de nombreuses répétitions d’un petit nombre
téines telles que la fibronectine, le collagène XII et une protéine de domaines.
SÉQUENCE CODANTE SANS INTRONS UN INTRON DE TYPE 0 S'INTERPOSE ENTRE DEUX CODONS
C C C G G G A A A C C C C C C G G G A A A C C C
INTRON
UN INTRON DE TYPE 1
INTERROMPT UN CODON APRÈS LE PREMIER NUCLÉOTIDE
C C C G G G A A A C C C C C C G G A A A C C C
INTRON
UN INTRON DE TYPE 2
INTERROMPT UN CODON APRÈS LE DEUXIÈME NUCLÉOTIDE
C C C G G G A A A C C C C C C G G G G A A A C C C
INTRON
3. CERTAINS GÈNES CODANT DES PROTÉINES sont divisés en exons (ou introns et les exons se déplaçaient au hasard au cours de l’Évolution,
séquences codantes) et en introns (ou séquences non codantes). Les les échanges entre des introns de types différents provoqueraient
triplets de nucléotides, ou codons, sont traduits en acides aminés, des mutations par suite du décalage des codons. Ce problème
dont l’enchaînement forme les protéines. Les introns peuvent inter- constitue une objection majeure contre l’idée que tous les exons
rompre les séquences codantes en trois positions différentes. Si les codent des domaines mobiles.
MUSCULAIRES
PROTÉINES
les structures tridimensionnelles, qui TWE4
BACTÉRIENNES
AME3
lution, mais certains domaines pro-
PROTÉINES
GLC2
téiques mobiles ne sont pas codés par GLC3
un unique exon. C’est le cas d’un grand GLC1
domaine de 250 acides aminés, décou- AML2
vert dans la molécule de fibrinogène AML1
des vertébrés, mais qui existe égale- AME2
ment dans d’autres protéines. La AME1
séquence qui code ce domaine est par- PXE1
fois interrompue par de nombreux LRH1
introns, mais on n’a encore jamais TNH1
EXTRACELLULAIRES
trouvé un exon de ce domaine séparé FNH10
des autres : aucun de ces exons ne UNH1 PROTÉINES
semble s’être déplacé indépendam- UNH2
ment. Par conséquent, la présence FNH9
d’introns dans un gène ne semble pas FNH1
suffisante pour rendre les exons TNH7
mobiles. Le fait que la grande majorité TNH2
des exons connus ne sont trouvés que 45TW
dans une seule configuration plaide EPH1
AUTRE PROTÉINES
AXH1
généralisée des exons. CDH1
On connaît d’autres domaines CMM5
mobiles dont la séquence codante est I2M1
interrompue par des introns. L’un des 17H1
premiers domaines mobiles connus a GRBF
été nommé kringle, parce qu’il res- KLH2
semble à une pâtisserie danoise du
4. ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE des relations évolutives entre 39 domaines Fn3 trouvés dans
même nom (le craquelin, en français). diverses protéines. Les auteurs ont construit cet arbre en comparant à l’aide d’un ordinateur
Constitué d’environ 80 acides aminés, les séquences de domaines Fn3 d’animaux et de bactéries. Les domaines bactériens ressem-
il comporte trois ponts disulfure carac- blent étonnamment à certains domaines animaux, ce qui indique que les bactéries ont pro-
téristiques et ressemble beaucoup au bablement récupéré les séquences génétiques de ces domaines chez des animaux.
GÈNE
BACTÉRIE BACTÉRIE TRANSFORMÉE
TRANSMISSION
HORIZONTALE
TRANSMISSION
VERTICALE
5. LA TRANSMISSION HORIZONTALE DES GÈNES expliquerait comment transformées par de l’ ADN présent dans leur environnement.
certains domaines mobiles des protéines sont passés des animaux Lorsqu’une bactérie prélève sur une cellule morte un fragment
aux bactéries. Les gènes sont transmis verticalement d’une généra- d’ADN codant un domaine protéique, il arrive qu’elle transmette ce
tion de cellules à la suivante. Toutefois les bactéries sont parfois gène à sa descendance.
S
elon Darwin, le moteur de l’évo- Depuis la découverte de McClintock,
lution est la sélection naturelle, on a caractérisé une grande variété de
qui opère sur les variations indi- séquences mobiles chez les bactéries et
viduelles apparaissant au sein chez les eucaryotes (l’ensemble des
d’une population. Comme ces variations champignons, des plantes et des ani-
sont héréditaires, les traits sélectionnés maux). Ces séquences, nommées élé-
se retrouvent à la génération suivante. ments transposables, représentent une
Darwin ne pouvait expliquer cette varia- part considérable du génome des euca-
bilité, faute de connaître le support de ryotes ; par exemple, elles constituent 10
l’hérédité. Nous savons aujourd’hui à 12 pour cent du génome de la droso-
qu’il s’agit de molécules d’ ADN qui, phile. Ce sont généralement de courtes
empaquetées dans le noyau des cellules, séquences d' ADN (de 5 000 à 10 000
forment les chromosomes. paires de bases, les lettres de l’ADN) qui
La variabilité décrite par Darwin, codent un petit nombre de protéines, par-
affecte les caractères visibles (le phéno- fois une seule. Les gènes portés par un
type) ; elle reflète une variabilité au élément transposable servent à sa trans-
niveau du génome, l’ensemble des position, c’est-à-dire à sa propagation
séquences d’ ADN constituant un lot dans le génome.
chromosomique. À l’origine de cette Les éléments transposables sont
variabilité, on trouve des modifications répartis en deux classes selon leur struc-
locales de l’ADN, les mutations, ainsi ture et les mécanismes utilisés lors de
que le brassage des gènes – les unités leur transposition. Les éléments de
codant les caractères héréditaires – classe I (ou rétrotransposons) se propa-
assuré par la sexualité. En dehors de ces gent par un intermédiaire ARN (l’acide
mécanismes, le génome paraissait relati- ribonucléique, molécule jumelle de
vement stable, et l’on a cru que l’orga- l’ADN et produit de sa transcription), qui
nisation linéaire des gènes sur le chro- est ensuite «rétrotranscrit» en ADN. Les
mosome était immuable.
La découverte de séquences d’ADN 1. L ES ÉLÉMENTS TRANSPOSABLES provo-
mobiles chez le maïs, due à Barbara quent des mutations instables dans les
McClintock dans les années 1940 gènes de pigmentation du maïs. C’est en
(figure 1), a considérablement modifié étudiant de telles mutations que Barbara
cette vision du génome. L’existence de Mc Clintock a découvert les «gènes
séquences capables de se déplacer et de mobiles» dans les années 1940. Dans cet
se multiplier indiquait une autre source exemple, l’insertion de l’élément Spm
dans un gène commandant la synthèse
possible de diversité génétique. On
du pigment a rendu des grains incolores.
considère aujourd’hui que ces éléments Dans certaines cellules des grains en
génétiques, par la nature et la fré- développement, l’élément Spm s’excise de
quence des modifications qu’ils provo- son site d’insertion, ce qui entraîne la
quent dans le génome, sont des acteurs réversion de la mutation et l’apparition de
majeurs de l’évolution. bigarrures sur le grain.
RECOMBINAISON RECOMBINAISON B
C A
A E C
DÉLÉTION INVERSION
A C A D C B E
2. REMANIEMENTS CHROMOSOMIQUES causés par la présence d'élé- sables entraîne, selon leur orientation respective, la délétion ou
ments transposables dans le génome. Un événement de recombi- l’inversion des séquences qu’ils encadrent. En modifiant l’environne-
naison entre les séquences homologues de deux éléments transpo- ment des gènes, une inversion peut altérer leur expression.
INTERRUPTION
TRANSCRIPTION DE LA TRANSCRIPTION TRANSCRIPTION
ARN MESSAGER
AAA
3. EFFETS DE L’INSERTION D’UN ÉLÉMENT TRANSPOSABLE sur l’expres- intronique. Inséré dans l’intron, l’élément transposable interrompt
sion d’un gène. Le gène normal est d’abord transcrit en une molé- prématurément la transcription (production d’un ARN tronqué) ou
cule d’ARN prémessager, qui subit ensuite l’épissage de la séquence empêche l’épissage (production d’un ARN chimère).
rétrotransposon ont dû fournir un pro- si le taux de mutations par substitution Chez la drosophile, on observe la
moteur additionnel qui aurait modifié apparaît relativement constant au cours dysgénèse hybride lorsqu’on croise des
l'expression des séquences adjacentes. du temps, le taux de transposition des mâles possédant un type d’élément avec
T. Bureau et S. Wessler ont réalisé le éléments transposables augmente de des femelles qui en sont dépourvues.
même type d'étude avec les éléments temps à autre de façon importante. Dans l’œuf fécondé, où la part du sper-
Tourist et Stowaway et obtenu des résul- Plusieurs études ont montré que le matozoïde est minime, les éléments
tats identiques. L'ensemble de ces tra- nombre de copies d'un élément transpo- apportés par le mâle ne sont plus régulés
vaux montre que plus de 100 gènes de sable dans une population donnée est à par des facteurs cytoplasmiques, comme
plantes contiennent des "vestiges" plus peu près constant. Cette stabilité résulte ce serait le cas si la femelle possédait des
ou moins importants d'éléments transpo- d'un équilibre entre la transposition et éléments transposables, et cette dérégula-
sables (Hopscotch, Tourist et Stowaway) des mécanismes de régulation propres à tion induit une forte transposition. T.
dans des régions régulatrices en 5’. Les l'élément et/ou au génome de l'hôte. McKay a prouvé que de tels croisements
éléments transposables auraient donc Dans certaines conditions, cet équilibre augmentent la variabilité génétique.
joué un rôle fondamental dans l'évolu- est rompu, et la transposition augmente. L’existence de ces mécanismes
tion et la mise en place des réseaux de Deux causes de rupture d’équilibre indique qu'un certain nombre de familles
régulation des gènes des plantes. ont été décrites : les stress environne- d’éléments transposables doivent
mentaux et la dysgénèse hybride. Les connaître des périodes de forte activité de
La transposition : premiers sont capables de moduler la transposition. C'est le cas chez la droso-
transcription et la transposition d'élé- phile, dont les populations naturelles étu-
une activité régulée ments transposables. Différentes natures diées dans les années 1960 se sont révé-
Nous venons de voir que les éléments de stress ont été étudiées, tels que le lées très instables génétiquement. Cette
transposables engendrent de la nou- milieu nutritif et la température. Ainsi, période correspond à l'arrivée des élé-
veauté génétique, soit en modifiant la chez la levure, la transcription de l'élé- ments P, I et hobo dans le génome de ces
structure des gènes et de leurs transcrits, ment Ty1 est diminuée quand le glycérol mouches. À l’échelle des temps géolo-
soit en modulant leur expression. est substitué au glucose dans le milieu giques, l’activité sporadique des éléments
Qu'apportent-ils aux modèles classiques de culture ; chez la drosophile, les taux transposables se traduirait par l’existence
de l'Évolution, où la diversité génétique de transcription des éléments copia et de périodes où le taux de mutation aug-
résulte de mutations ponctuelles ? Si 1731 augmentent avec la température. mente brusquement, entraînant une accé-
l’on ne compte que les substitutions de Quant aux effets sur la transposition, lération de l'évolution des populations. Si
nucléotides, on trouve un taux de muta- celle des éléments Tn3 chez Escherichia les éléments transposables influent sur la
tion très faible (de l'ordre de 10-6 par coli et tam3 chez le muflier est plus éle- macroévolution, ils ont aussi un impact
gène et par cycle de réplication), alors vée à faible température. Enfin, chez les sur la microévolution (les changements à
que le taux de mutations induites par les plantes, les stress causés par des infec- l’échelle de siècles, voire de décennies)
éléments transposables est beaucoup tions virales peuvent augmenter l'expres- en permettant une accélération ponctuelle
plus élevé (entre 10-3 et 10-4). En outre, sion du rétrotransposon Tnt1. de l'évolution du génome.
Grâce à l’étude des chromosomes, on reconstitue raître dans un avenir proche. Nos
connaissances des caractères géné-
les relations de parenté entre les espèces et on en détecte tiques et même biologiques (écolo-
giques et éthologiques) des espèces
de nouvelles. L’analyse chromosomique est parfois le seul répertoriées sont, à de rares exceptions
près, très incomplètes, même en ce qui
moyen d’observer en détail le processus de spéciation. concerne les mammifères, pourtant
beaucoup plus étudiés que tout autre
groupe d’animaux.
L
Si la contribution de la systéma-
a recherche de limites nettes L’urgence d'une telle tâche est devenue tique "classique" à notre connaissance
entre les espèces reste un des évidente récemment, lorsqu’on s’est du monde animal et végétal est indis-
problèmes majeurs de la biolo- aperçu que les espèces recensées à ce cutable, les critères morphologiques de
gie évolutive. En pratique, jour ne représentent, dans le meilleur définition des espèces sont apparus
cette recherche est fondée sur l’identi- des cas, que la moitié des espèces exis- insuffisant depuis le développement
fication de caractères qui permettent la tantes. On sait par ailleurs qu'un grand d'autres approches, parmi lesquelles,
détermination sûre d'une espèce. nombre de ces espèces risque de dispa- en premier lieu, la cytogénétique,
QU ’ EST- CE QU ’ UN CHROMOSOME ?
Chromosomes et spéciation
L'espèce de mammifères la plus
variable à l’échelle chromosomique 1
est la musaraigne commune d'Europe,
1 1
Sorex araneus. Sur son immense aire
de répartition, qui va de l'Europe de
l'Ouest jusqu'au lac Baikal, le nombre
d'autosomes varie de 18 à 30 en raison
d’un polymorphisme robertsonien. TRANSLOCATION
Plus impressionnant encore, cette 8 6 ROBERTSONIENNE
espèce renferme plus de 50 races chro-
mosomiques différentes : d’une race à
une autre, certains chromosomes méta- INVERSION
centriques ne sont homologues que par
un seul bras, car ils ont été produits
par des translocations robertsoniennes 2
différentes (figure 5). En cas d'hybri-
dation entre les deux races, cette 2 2
homologie monobrachiale sera un obs-
tacle très sérieux à la ségrégation cor-
recte des chromosomes lors de la
méiose, et risque d’empêcher la for- INVERSION INVERSION
mation de gamètes équilibrés. La ferti-
lité même des hybrides est mise en
cause par ce processus.
Cette situation exceptionnelle (on a 3
découvert par la suite un cas d'évolution 3 3
chromosomique similaire chez les sou-
ris domestiques, aujourd’hui intensive-
ment étudiées) a fait de la musaraigne INVERSION
3. C A R Y O T Y P E S P A R T I E L S des espèces
jumelles ANI-1, ANI-2 et ANI-3 du rat rous- 4 8 8
sard (seuls les chromosomes remaniés chez
une ou deux des trois formes sont présen-
tés). Les numéros indiquent la place occu-
INVERSION
pée par le chromosome dans le caryotype
complet de l’espèce. Les flèches indiquent
les différents remaniements chromoso-
miques, et les cadres en pointillés souli- 5 9 9
gnent les régions échangées dans les trans-
locations réciproques. La translocation
robertsonienne qui donne le chromo- INVERSION INVERSION
some 1 d’ANI-2 implique un chromosome
dérivé d’une translocation réciproque. 26 26 27
© POUR LA SCIENCE 113
commune d'Europe un modèle de choix
LEMNISCOMYS MACCULUS
pour étudier le rôle des remaniements
ANCÊTRE
chromosomiques dans l’établissement COMMUN ANI-1
de barrières d’isolement reproductif. En
interrompant le flux génique, l’appari- a ANI-3
tion de ces barrières constitue les pré-
ANI-2
mices de la spéciation. Depuis 1987,
des chercheurs de presque tous les pays
LEMNISCOMYS MACCULUS
compris dans l'aire de répartition de
ANCÊTRE
rob (2,6)
rob (1,7)
Sorex araneus mènent des recherches COMMUN ANI-1
communes et se réunissent tous les trois
ans pour faire le bilan de l'étude de cette b ANI-3
petite musaraigne.
ANI-2
trcp (4,7)
inv 3
inv 26
inv 28
Les données paléontologiques et bio-
inv 1
inv 2
inv 4
inv 5
géographiques indiquent que les races
chromosomiques de Sorex araneus se
sont formées dans des zones refuges iso- 4. ARBRES PHYLOGÉNÉTIQUES des espèces jumelles ANI-1, ANI-2 et ANI-3 du rat roussard
lées lors de la dernière glaciation, c’est- Arvicanthis, construits à partir des données moléculaires (a) et chromosomiques (b). Le premier
à-dire entre 20 000 et 15 000 ans avant arbre est issu de la comparaison des séquences complètes du gène du cytochrome b ; outre les
notre ère. Afin de calculer la distance relations de parenté, il indique la distance qui sépare les trois espèces. Le second arbre repré-
sente l’hypothèse la plus parcimonieuse en termes de remaniements chromosomiques. «inv»
génétique moyenne entre 20 races chro-
désigne les inversions, «trcp» les translocations réciproques et «rob» les translocations robertso-
mosomiques, on les a soumis à une ana- niennes. Dans les deux cas, l'espèce Lemniscomys macculus est utilisée comme groupe externe.
lyse électrophorétique, où l’on mesure
les différences de migration de leurs étudiées. Il ressort de ces études que Cette situation offre l’occasion de véri-
protéines dans un champ électrique. La l'analyse chromosomique reste le seul fier la robustesse de l'isolement chromo-
valeur obtenue n'est pas significative- moyen de matérialiser l’isolement repro- somique. Les études des zones de
ment différente de zéro : il est impos- ductif des populations de musaraignes. contacts entre les races, bien qu’encore
sible de distinguer les races chromoso- Sauf dans certains cas où les popula- incomplètes, prouvent l’existence d’une
miques par cette méthode. Le tions sont isolées par des barrières géo- relation directe entre le niveau de diver-
séquençage du gène de cytochrome b, graphiques infranchissables, la majorité gence chromosomique et la possibilité et
effectué pour six races chromosomiques, des races de Sorex araneus ont des aires le succès de l'hybridation. Par exemple,
n'a pas non plus révélé de différences de répartition qui se côtoient ou se che- dans la zone de contact entre deux races
génétiques spécifiques entre les races vauchent ; elles sont dites parapatriques. chromosomiques vivant en Suisse, il n'y
pas d'hybrides. Or les différences chro-
MUSARAIGNE A HYBRIDE AB
mosomiques sont maximales entre ces
deux races, au point qu'on les considère
aujourd’hui comme deux espèces
solides. Un autre exemple est la zone de
TRANSLOCATION contact entre deux races sibériennes, où
ROBERTSONIENNE
la quantité d'hybrides détectée est beau-
MUSARAIGNE ANCESTRALE coup plus faible que celle attendue théo-
riquement. Ce déficit peut être dû à la
viabilité réduite des hybrides, ou à une
CROISEMENT forme d'isolement pré-copulatoire, par
ac bd AB
exemple une incompatibilité de compor-
MUSARAIGNE B tement. En outre, on ne trouve dans cette
zone que des hybrides de première géné-
a b c d ration. Étant donné la nature de leur
caryotype, ces hybrides doivent avoir du
mal à produire des gamètes équilibrés, et
cette zone de contact n'a probablement
TRANSLOCATION
ROBERTSONIENNE
aucun avenir évolutif.
Une grande partie des études
actuelles sur les remaniements chromo-
ad bc somiques en tant que mécanismes d'iso-
lement génétique portent sur Sorex ara-
5. HOMOLOGIES MONOBRACHIALES chez un hybride issu du croisement de deux races neus et sur la souris domestique Mus
chromosomiques de la musaraigne Sorex araneus. On a représenté les chromosomes musculus domesticus. Toutes les tech-
homologues appariés, comme ils le sont pendant la méiose. Dans les races A et B, les
niques moléculaires sont utilisées dans
chromosomes acrocentriques ont subi des translocations robertsoniennes différentes. En
supposant qu’il n’existe pas d’isolement pré-copulatoire entre A et B, ils pourront donner ces travaux, mais le marquage chromo-
un hybride AB. Toutefois, celui-ci risque d’être stérile : au moment de la méiose, ses chro- somique reste le meilleur moyen de sur-
mosomes ne seront appariés deux à deux que par un bras, et formeront une structure en veiller précisément chaque étape de la
anneau (ici représenté ouvert), ce qui entravera le processus de formation des gamètes. différentiation en espèces jumelles.
L
cours de l’évolution, à l’échelle de la
a théorie darwinienne de l’Évo- l’Évolution a elle-même évolué. structure interne du gène.
lution par la sélection naturelle Lorsque Darwin formula sa théorie ori- Les progrès ultérieurs de la théorie
est admise par la plupart des ginale, les mécanismes de l’hérédité et mathématique ont fait de la génétique
biologistes. Selon cette théorie, la nature des variations transmissibles des populations un édifice d’une grande
l’évolution résulte de l’interaction entre étaient encore inconnus. La redécou-
la variation et la sélection. À chaque verte, au début du siècle, des lois de la PALÉOZOÏQUE
génération, un grand nombre de varia- génétique énoncées par Mendel 40 ans
tions apparaissent au sein d’une espèce, plus tôt a fait naître l’espoir qu’on pour- CAMBRIEN ORDOVICIEN SILURIEN DÉVONIEN CARBO
par mutation des gènes et par leur bras- rait grâce à elles expliquer les idées de 570 510 439 408 362
sage aléatoire lors de la reproduction. Darwin. Après la découverte par TEMPS EN MILLIONS D'ANNÉES
Les individus dont les gènes déterminent H. Muller de la nature élémentaire du
les caractères les mieux adaptés à l’envi- gène, et à l’aide des méthodes de la
ronnement sont les plus aptes à survivre, génétique des populations, développées
à se reproduire et à laisser une descen- principalement par R. Fisher, J. Haldane
dance qui survive et se reproduise à son et S. Wright, on a pu relier l’évolution
tour. Les espèces évoluent ainsi par et la génétique. À partir de ces travaux,
accumulation de gènes mutants adaptés les études ultérieures de Theodosius DUPLICATON
D'UN GÈNE PRIMORDIAL
et des caractères correspondants. Dobzhansky sur les populations dans la POUR CONSTITUER
Dans cette optique, n’importe quel nature, les analyses paléontologiques de LES CHAÎNES
allèle mutant, ou forme mutée d’un George Gaylord Simpson, «la génétique ALPHA ET BÊTA
gène, est soit plus adapté, soit moins écologique» de E. Ford et de son école
adapté que l’allèle dont il provient. Il et d’autres recherches ont fait de la
ne se propage dans la population que théorie néodarwinienne un monument
s’il réussit à passer le crible de la sélec- solide et impressionnant. Au début des
tion naturelle. Je soutiens un point de années 1960, l’accord était général :
vue différent depuis des années! Je tout caractère biologique pouvait être
crois que la plupart des gènes mutants interprété à la lueur de l’adaptation par
détectés par les seules techniques bio- la sélection naturelle et pratiquement
chimiques de la génétique moléculaire aucun gène mutant n’était neutre sélec-
sont sélectivement neutres, c’est-à-dire tivement. Ainsi Ernst Mayr affirmait en
que du point de vue de l’adaptation, ils 1963 : «Je considère... qu’il est haute-
ne sont ni plus ni moins avantageux ment improbable qu’un gène quel-
que les allèles qu’ils remplacent ; au conque puisse rester sélectivement
niveau moléculaire, la plupart des chan- neutre sur une longue période de
gements évolutifs résultent de la temps.» De nombreux chercheurs
«dérive aléatoire» de gènes mutants avaient étudié les mécanismes de
sélectivement neutres. l’interaction entre gènes, l’organisation
La controverse entre le point de vue d’ensembles de gènes à l’intérieur des 1. ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE illustrant les rela-
neutraliste et l’hypothèse «pansélection- espèces et les modifications des fré- tions évolutives entre sept vertébrés. Le
niste» provient de la manière dont la quences géniques dans les populations tableau de droite montre comment une pro-
théorie «synthétique» moderne de au cours de l’évolution. Toutefois ces téine importante, la chaîne α de l’hémoglo-
MÉSOZOÏQUE CENOZOÏQUE
ONIFÈRE
O PERMIEN TRIAS JURASSIQUE CRÉTACÉ CÉNOZOÏQUE
18
16
CHEVAL
22 35
40 62
SOURIS
39 64 68
63 67 79
COQ
63 68 77
72 79
SALAMANDRE
74 83
84
CARPE
85
REQUIN
bine, diffère chez ces animaux ; au croisement de deux bandes, on a d’années. Le tableau reflète l’uniformité approximative du taux d’évolu-
indiqué le nombre de différences entre les séquences d’acides aminés tion d’une même protéine chez des organismes différents. Le nombre
des chaînes de deux animaux. Les chaînes α et β de l’hémoglobine se d’acides aminés différents reste proche de 20 entre deux des trois
sont formées par duplication d’un gène unique il y a 450 millions mammifères, et proche de 70 entre la carpe et chacun d’entre eux.
FRÉQUENCE DE L'ALLÈLE e
Une conséquence du maintien de la
variabilité par le mécanisme de l’avantage
sélectif de l’hétérozygote est la naissance, à
chaque génération, d’individus possédant, HÉTÉROZYGOTE HOMOZYGOTE HOMOZYGOTE
e+/e e+/e+ e/ e
de tous les génotypes possibles, celui qui 0,5
est le plus mal adapté. Cet effet, dû au
simple jeu de la ségrégation mendélienne
des allèles et de la rencontre aléatoire des
gamètes, est nommé fardeau génétique
ségrégationnel.
0 200 400 600 800 1000
TEMPS (EN JOURS)
Les mécanismes
Variation au cours du temps de la fréquence de l’allèle mutant «ébène» (e) dans
de la spéciation une population de drosophiles enfermées en cage à populations. Partant de la
valeur initiale 0,999, la fréquence diminue puis se stabilise à 0,145 au bout de 600
Ces travaux ont montré que les raisonne-
jours environ. Si l’allèle e n’est pas éliminé, c’est parce que les mouches hétérozy-
ments théoriques des pionniers de la géné-
gotes e+/e sont les mieux adaptées. Toutefois, comme les homozygotes e+/e+
tique des populations étaient applicables sont supérieures aux homozygotes e/e, l’équilibre final est en faveur de e+.
aux situations concrètes. Il restait à prouver
que ces raisonnements s’appliquaient aussi en faisant appel à cette discipline. Par ils sont issus. La population qu’ils engen-
aux populations naturelles. Le mérite en exemple, les recherches théoriques de dreront aura une variabilité génétique pro-
revient à Theodosius Dobzhansky, dont les Sewall Wright ont précisé l’importance des fondément déséquilibrée. La sélection natu-
travaux ont surtout porté sur l’espèce amé- migrations entre populations. Ce sont ces relle va agir sur cette dernière pour la
ricaine Drosophila pseudoobscura. migrations qui, même à des taux très bas conduire à un état d’équilibre qui sera sans
Combinant des observations sur le terrain (de l’ordre d’un immigrant par population doute très différent de celui de la popula-
et des expériences en cage à populations, il et par génération), maintiennent l’homo- tion d’origine. On a validé ce raisonnement
a montré que, dans la nature, la sélection généité de l’espèce. De part et d’autre par des expériences en cage à populations.
assurait une adéquation quasi instantanée d’une barrière extrinsèque, ce lien ténu Ce phénomène, désigné sous le nom de
entre la composition génétique d’une suffit à assurer l’homogénéisation de révolution génétique par Ernst Mayr, est
population et les variations de son environ- chaque groupe de populations, mais en probablement un «accélérateur» potentiel
nement. L’efficacité de la sélection naturelle l’absence de migrations, la divergence des très efficace de la divergence créée par une
était ainsi prouvée. deux groupes est inéluctable. barrière extrinsèque. Il participerait à cer-
Toutefois, les phénomènes analysés Les travaux utilisant les cages à popu- tains types de spéciation géographique et
étaient de relativement faible amplitude, et lations ont par ailleurs montré que la sélec- intervient vraisemblablement dans d’autres
concernaient essentiellement la diversifica- tion n’agit pas de façon indépendante sur modes de spéciation.
tion à l’intérieur de l’espèce. Pour expli- les différentes composantes de la variabi- Par ailleurs, les travaux de Wright,
quer sur ces bases la naissance de nou- lité génétique d’une population. Lors de confirmés et étendus par Gustave Malécot,
velles espèces, il fallait effectuer une l’expérience précédente sur la variabilité puis repris notamment par Motoo Kimura,
extrapolation quelque peu hasardeuse. due au couple d’allèles (e, e+), la fré- ont montré que sélection et migrations ne
Divers mécanismes ont été proposés quence de e se stabilisait au voisinage de sont pas les seuls facteurs responsables de
pour expliquer la spéciation, c’est-à-dire 0,145. En fait, ce résultat n’est valable que la structuration de la variabilité génétique et
l’éclatement d’une espèce en deux si les drosophiles sont toutes homozygotes de son évolution au cours du temps. On
espèces distinctes. Un des «modèles» les vg+/vg+. Si elles sont homozygotes vg/vg, admet aujourd’hui qu’une part de la variabi-
plus anciens est celui de la spéciation géo- la fréquence finale de e s’établit à 0,36 lité génétique intraspécifique, mise en évi-
graphique. Dans ce modèle, la séparation environ. La part de variabilité due au dence par les méthodes de la biologie
de l’aire géographique d’une espèce en couple (e, e+) est donc soumise à des moléculaire, offre peu de prise à la sélec-
deux zones par une barrière extrinsèque forces sélectives qui dépendent des autres tion. S’il en était autrement, le fardeau
(sans rapport avec le patrimoine génétique gènes, en d’autres termes de l’«environne- génétique ségrégationnel serait insuppor-
de l’espèce) entraîne la divergence géné- ment génétique». Ceci traduit de façon table. Cette part de variabilité est soumise à
tique des deux populations. Les conditions plus générale une interdépendance des des fluctuations fortuites. À l’échelle de
du milieu étant différentes, la sélection diverses composantes de la variabilité temps de l’observation directe ou de l’expé-
naturelle s’exerce différemment de part et génétique, et la sélection va instaurer et rimentation, ces fluctuations ne sont percep-
d’autre de la barrière, et les individus des maintenir un état d’équilibre entre toutes tibles que dans les petites populations, mais
deux populations acquièrent des diffé- ces composantes. la théorie prévoit des effets à long terme
rences héréditaires telles qu’ils perdent Supposons à présent que quelques qui sont dans une large mesure indépen-
toute aptitude à un échange génétique, au individus d’une espèce viennent fonder dants de l’effectif. C’est sur cette base que
cas où ils se rencontreraient de nouveau. une population sur un territoire à l’abri de Motoo Kimura a construit la théorie neutra-
Ce modèle a d’abord été élaboré sans migrations ultérieures (par exemple une île liste de l’Évolution moléculaire.
référence précise aux acquis de la géné- océanique). S’ils sont très peu nombreux,
tique des populations. Toutefois, on a ils constituent un échantillon peu représen- Jean Génermont
confirmé sa validité et on l’a perfectionné tatif de la variabilité de la population dont est professeur à l’Université Paris-Sud
Bien que des plans d’organisation extrêmement divers tures spécialisées : on a alors constaté
que les huit segments abdominaux
soient apparus au cours de l’évolution, les biologistes étaient remplacés par des segments tho-
raciques.
montrent que des mécanismes moléculaires quasi Pourquoi les embryologistes s’inté-
ressent-ils aux défauts bizarres de cer-
identiques dirigent l’embryogenèse de tous les animaux. taines drosophiles et aux conséquences
de mutations des gènes homéotiques?
Parce qu’ils espèrent élucider les méca-
T
nismes de l’embryogenèse, et percer
ous les animaux se développent tiques» de la drosophile. Ces gènes ont ensuite le secret de la morphogenèse de
à partir d’une cellule unique été nommés d’après la racine grecque tous les êtres vivants.
qui, en se divisant, produit des homeo, «semblable», car leur mutation
millions de cellules embryon- provoque la transformation d’un segment Des gènes sélecteurs
naires. Comme par enchantement, ces du corps à l’image d’un autre segment.
cellules s’arrangent en un organisme Les mutations des gènes du complexe Au terme de ses premières études des
complet, où les os, les muscles, le cer- bithorax entraînent généralement de gènes bithorax, E. Lewis était arrivé à
veau et la peau s’intègrent dans un tout telles anomalies du développement dans deux conclusions essentielles : premiè-
harmonieux. Le processus fondamental la partie postérieure de la mouche. rement, les gènes homéotiques ont
est le même, mais des organismes diffé- Thomas Kaufman et ses collègues pour fonction d’assigner une identité
rents se forment. de l’Université d’Indiana ont étudié un spatiale aux cellules embryonnaires le
Au vu des différences entre hommes, autre groupe de gènes homéotiques de long de l’axe antéro-postérieur de la
souris, mouches et vers, les embryolo- la mouche, le complexe Antennapedia : mouche. Autrement dit, ils «indiquent»
gistes pensaient que des mécanismes les mutations dans ces gènes engen- aux cellules qu’elles font partie de la
génétiques tout aussi variés comman- drent des anomalies du développement tête, du thorax ou de l’abdomen.
daient le développement embryonnaire de de la moitié antérieure du corps ; par Toutefois ces indications sont interpré-
ces différentes espèces. Aujourd’hui ils exemple, certaines mutations dans tées différemment selon le stade
reconnaissent qu’une famille de gènes Antennapedia, le gène qui a donné son de développement : le complexe
homologues – les gènes HOM chez les nom au complexe, provoquent la trans- Antennapedia est responsable de
invertébrés et les gènes Hox chez les ver- formation des antennes de la mouche l’identité thoracique au stade embryon-
tébrés – commandent des phases du déve- en une paire de pattes supplémentaire. naire comme au stade nymphal du
loppement similaires chez tous les Ces mouches anormales survivent par- développement de la mouche, même si
embryons d’animaux. fois, et sont même capables de se les structures (les organes des sens, les
Si l’on ne considère que certains reproduire. pattes, les ailes, etc.) qui se forment le
systèmes moléculaires de la morphoge- Le développement des embryons long du thorax ne sont pas les mêmes
nèse, les hommes ressemblent beaucoup porteurs de mutations antennapedia chez la larve et chez l’adulte.
plus aux vers et aux mouches qu’on jusqu’au stade adulte constitue une E. Lewis découvrit également que les
l’aurait cru. L’homme et la mouche se exception, car la plupart des mutations gènes du complexe bithorax de droso-
ressemblent même tant que l’on peut des gènes homéotiques causent des mal- phile sont alignés dans le même ordre, le
remplacer les gènes HOM de la droso- formations mortelles pour les droso- long du chromosome, que les régions
phile par des gènes Hox de l’homme ou philes. Toutefois, même les embryons qu’ils déterminent le long de l’axe
de la souris sans perturber le développe- qui ne survivent pas apportent de pré- antéro-postérieur de l’embryon. La
ment embryonnaire des drosophiles! cieuses informations aux embryolo- même correspondance est retrouvée pour
L’histoire des «architectes molécu- gistes. À l’Université de Madrid, les gènes du complexe Antennapedia.
laires universels» que sont les gènes Ernesto Sanchez-Herrero et Gines Avec ces caractéristiques communes, les
HOM et Hox a commencé avec les Morata ont découvert que l’élimination gènes des ensembles bithorax et
études d’Edward Lewis, de l’Institut de de trois gènes du complexe bithorax Antennapedia sont rassemblés sous le
technologie de Californie, colauréat du (Ultrabithorax, Abdominal A et nom de complexe HOM.
prix Nobel de médecine 1994 : depuis Abdominal B) est mortelle. Cependant Afin de comprendre les mécanismes
1950, E. Lewis étudie le complexe bitho- les embryons mutants survivent assez d’action des gènes HOM, on a analysé
rax, un petit groupe de gènes «homéo- longtemps pour développer des struc- les régions de l’embryon où ces gènes
labial
proboscipedia
Deformed
Antennapedia
Abdominal B
ARRIÈRE QUEUE
1. LES EMBRYONS DE VERTÉBRÉS aussi différents que les poissons, les homéotiques analogues aux gènes Hox des vertébrés et qui
salamandres, les souris, les moutons et les hommes se ressemblent s’expriment selon le même patron à un stade précoce de l’embryo-
beaucoup au début de leur développement. La drosophile suit un genèse. Ces gènes déterminent l’identité des structures le long de
tout autre chemin, mais elle possède un ensemble de gènes l’axe antéro-postérieur (ou axe tête-queue).
5. LA RÉGION OU LE GENE DEFORMED S’EXPRIME, dans les embryons de lule possède une copie thermo-inductible du gène Deformed, une
drosophile, est révélée par un colorant brun : normalement, c’est une brève exposition à la chaleur se traduit par une production uniforme
bande de cellules qui formeront les structures postérieures de la tête de la protéine Deformed (à droite). Le développement anormal de
(à gauche). Dans un embryon génétiquement modifié où chaque cel- tels embryons révèle la fonction des différents gènes HOM.
Échange de gènes
Malgré ces similitudes de structure et
d’expression, il n’était pas démontré
que les protéines HOM et Hox agis-
sent de la même façon dans les
embryons. Les gènes de souris et de
drosophile évoluent séparément depuis
des centaines de millions d’années et
ont eu tout le temps d’acquérir des
fonctions nouvelles. Les similitudes de
structure ou d’expression pouvaient
n’être que des vestiges historiques ;
elles ne prouvaient pas nécessairement
que les protéines HOM et Hox
actuelles ont les mêmes fonctions.
Pour comparer les effets biolo-
giques des gènes Hox chez les
embryons de vertébrés à ceux des
gènes HOM chez les invertébrés, on
peut examiner si l’activation ou l’inhi- MOUCHE NORMALE MOUCHE MUTANTE
bition inappropriées d’un gène Hox 7. LES MOUCHES DONT UN GENE DEFORMED est muté présentent diverses anomalies de la tête,
pendant le développement d’une souris par exemple l’absence de la moitié inférieure des yeux. On provoque les mêmes anomalies
déclenche une transformation homéo- quand on fait produire à la mouche immature la protéine humaine HOXD4. Cette protéine
tique. Peter Gruss et ses collègues de ressemble à la protéine Deformed et semble avoir la même fonction.
L es expériences décrites par Michael Kuziora et par William n’est actif. Filippo Rijli, dans l’équipe de P. Chambon, a inactivé le
McGinnis montrent que certaines protéines Hox de mammi- gène Hoxa-2, un des deux seuls gènes Hox exprimé dans le
fères agissent dans l’embryon de mouche de la même façon que deuxième arc branchial ; normalement, le deuxième arc branchial
leurs homologues de mouche. Toutefois, cela ne nous renseigne donne une partie de l’os hyoïde (un os du cou), mais chez les ani-
pas directement sur le rôle des protéines Hox pendant l’embryo- maux mutants, cette partie de l’os hyoïde est absente. En
genèse des mammifères (notamment chez l’embryon humain). revanche, certains os, tels que le marteau et l’enclume (deux osse-
On peut aborder cette question en étudiant des animaux lets de l’oreille) ou l’os tympanique, sont présents en double
mutants, où l’un des gènes Hox ne produit plus de protéine fonc- exemplaire. Il s’agit, là encore, d’une transformation homéotique,
tionnelle. Ainsi, chez la souris, on sait inactiver le gène de son puisque les cellules du deuxième arc branchial produisent chez
choix en utilisant les techniques de recombinaison de l’ADN dans les embryons mutants des éléments squelettiques normalement
des cellules embryonnaires en culture. En introduisant ces cellules issus des cellules du premier arc. On en conclut qu’en l’absence
dans de jeunes embryons, on obtient des souris mutantes dont de la protéine Hoxa-2, une partie du programme morphogéné-
on observe les anomalies. tique du premier arc est accomplie par le deuxième arc.
Les premières mutations par inactivation de gènes Hox ont Les observations les plus informatives proviennent peut-être de
été obtenues en 1991 par les groupes de Pierre Chambon, à l’inactivation du gène Hoxd-13, réalisée dans notre laboratoire, en
Strasbourg, et de Mario Capecchi, à Salt Lake City, aux États- collaboration avec Denis Duboule, à l’Université de Genève. Nous
Unis. Contrairement aux mutations de gènes HOM de drosophile, avons d’abord montré que certains gènes Hox sont exprimés non
elles n’ont donné aucune transformation homéotique. Les gènes seulement dans le tronc de l’embryon, mais aussi dans deux types
Hox agissent-ils différemment des gènes HOM? de structures : les bourgeons des membres et le tubercule génital,
L’embryon de souris a un mode de développement distinct précurseur des organes génitaux externes. Nous avions postulé
de celui de l’embryon de drosophile : si les insectes ont une orga- qu’une partie du système Hox fournissait une instruction de déve-
nisation segmentée qui persiste jusque chez l’adulte, les loppement aux diverses structures axiales, et nous avons effective-
embryons de mammifères ne présentent qu’une segmentation ment constaté que la mutation du gène Hoxd-13 se répercute au
partielle et transitoire. Ainsi une partie du tronc des embryons des niveau de l’axe principal du corps, où l’on observe une transforma-
mammifères est segmentée en plusieurs groupes de cellules nom- tion des vertèbres sacrées, et dans le tubercule génital, où elle se
més somites, qui donnent les vertèbres et les côtes, ainsi que la traduit par une déformation caractéristique de l’os du pénis (la
musculature associée. souris et d’autres rongeurs ont un os pénien).
Le groupe de Philippe Brûlet, à l’Institut Pasteur, a inactivé le Enfin la mutation a également des conséquences dans les quatre
gène Hoxc-8, qui est exprimé dans la région thoracique et dans membres, où l’on observe un raccourcissement des doigts, dû à celui
les régions caudales de l’embryon. Contrairement aux mutations de plusieurs os et à l’absence totale des deuxièmes phalanges dans
précédentes, l’inactivation du gène Hoxc-8 entraîne la transforma- deux doigts de chaque patte. Ces anomalies des membres ne consti-
tion de toute une série de vertèbres, entre la septième vertèbre tuent pas une transformation homéotique, mais résultent d’un retard
thoracique et la première vertèbre lombaire. Comme chaque ver- de croissance de l’extrémité des pattes chez les fœtus mutants ; les
tèbre transformée adopte l’aspect de la ébauches cartilagineuses des os des doigts
vertèbre immédiatement antérieure, on sont moins bien individualisées, et il y a un
parle de «transformation antérieure». retard d’ossification de plusieurs os. La
Ces résultats, ainsi que ceux de plu- mutation du gène Hoxd-13 déclenche un
sieurs études ultérieures, montrent que retard dans le développement des
certaines mutations de gènes Hox pro- membres, de sorte que les deuxièmes
duisent bel et bien des phénomènes phalanges n’ont pas le temps d’apparaître.
homéotiques, même si les premières Ces premières mutations expérimen-
expériences semblaient indiquer le tales nous apprennent que les gènes
contraire. Comme chez la mouche, Hox agissent à la fois dans des structures
l’absence de la protéine Hoxc-8 permet segmentées et non segmentées, qu’ils
sans doute à d’autres protéines Hox, fournissent une instruction locale pour la
exprimées au même niveau, d’imposer morphogenèse et la croissance, et que
une instruction de type «antérieur». cette instruction est interprétée différem-
Il existe une autre région segmen- ment selon les régions. On espère com-
tée chez les embryons de mammifères : prendre dans un proche avenir com-
les arcs branchiaux, une série de six Dans ces squelettes de souriceaux nou- ment fonctionne l’ensemble des 39
structures symétriques, homologues à veau-nés (normal à gauche et mutant à gènes des quatre complexes Hox dont le
l’appareil branchial des poissons, et dont droite), le cartilage est coloré en bleu et rôle dépasse la simple fonction de sélec-
sont issus les mâchoires et divers élé- l’os en rouge ; chez le mutant, certains os tion homéotique.
ments du cou. Les cellules de chaque manquent et d’autres présentent un
arc branchial expriment une combinai- retard d’ossification. Ces anomalies Pascal Dollé
son précise de gènes Hox, à l’exception résultent de l’inactivation d’un gène du Institut de Génétique et de Biologie
du premier arc, où aucun gène Hox développement. Moléculaire, Illkirch/Strasbourg
Par la pression de sélection qu’ils exercent sur les la recherche d’un partenaire sexuel, à la
lutte contre ses ennemis, etc., obtient le
espèces-hôtes et par les associations qu’ils forment avec meilleur score reproductif.
Si l’on se place «du côté du para-
elles, les parasites sont des acteurs essentiels de l’Évolution. site», transmettre ses gènes exige de
rencontrer un hôte convenable : on dit
que le succès reproductif du parasite
I
tombe à zéro s’il ne rencontre pas à
l y a quelques années encore, les Le parasitisme temps un hôte convenable. Cette situa-
ouvrages sur l’Évolution, tout et l’évolution des hôtes tion se traduit par la sélection de gènes
comme ceux d’écologie, n’accor- ou de combinaisons de gènes augmen-
daient au parasitisme qu’une place On oppose souvent les systèmes préda- tant la probabilité d’une rencontre.
mineure. À cette époque, le parasitisme teurs/proies aux systèmes parasites/hôtes.
était perçu à travers un petit nombre Nous ne retiendrons qu’une de leurs dif- Les stratégies d’évitement
d’exemples touchant à la santé ou au férences, dont les implications à l’échelle
confort des humains, tels que le mor- de l’évolution sont considérables. Si l’on se place «du côté de l’hôte», on
pion et le ver solitaire. Suggérer que ces Mettons en scène, dans une savane s’attend à ce qu’un animal sain trans-
êtres tenus pour dégradés, inférieurs, africaine, une antilope et un léopard. Si mette mieux ses gènes qu’un animal
aient pu jouer un autre rôle que celui de l’antilope ne sait pas éviter le léopard, affaibli par les parasites, parce que sa
donner des cauchemars aux étudiants en par exemple en prenant la fuite assez bonne santé lui permet de produire
médecine aurait été incongru. vite, elle fait le repas du prédateur. davantage de descendants. La sélection
Depuis, on s’est avisé que les para- Supposons notre antilope sauve et naturelle favorise les traits, notamment
sites sont extrêmement nombreux, au confrontons-la à un parasite quelconque les comportements, grâce auxquels l’ani-
point que l’on se demande aujourd’hui au stade infestant, tel qu’une larve de mal évite la rencontre avec le parasite.
s’il n’y a pas davantage d’espèces tique, une cercaire de schistosome ou Si l’affrontement se prolonge au
parasites que d’espèces libres! On une filaire portée par un insecte cours des générations et si la diversité
s’est également rendu compte que les piqueur. On conçoit que l’antilope, génétique le permet, les intérêts profon-
parasites, s’ils sont presque toujours grâce à des comportements particuliers, dément divergents de l’hôte et du para-
invisibles, n’en sont pas moins omni- puisse aussi éviter la rencontre avec le site conduisent à ce que l’on nomme une
présents, et qu’il est impossible parasite ; ainsi la manière de brouter «course aux armements» : le parasite
d’affirmer qu’une seule espèce vivante l’herbe de certains herbivores minimise acquiert de nouveaux moyens de ren-
en est dépourvue. Plus important les risques de rencontre avec les stades contrer l’hôte et ce dernier acquiert de
enfin, des travaux de plus en plus infestants des parasites. nouveaux moyens d’éviter le parasite.
nombreux ont montré que les parasites Si la rencontre a eu lieu, l’antilope, Un bon exemple est donné par les
exercent sur leurs hôtes de fortes pres- a encore la possibilité de se débarrasser «poux» que l’on trouve sur presque tous
sions sélectives. des parasites. Elle peut mettre en œuvre les oiseaux ; ce sont des phthiroptères,
Dès lors, il n’était plus possible de contre les intrus la puissante machine de ou mallophages, qui n’ont en commun
laisser les parasites sur des voies de guerre de son système immunitaire et, avec les poux des enfants que le fait de
garage de l’Évolution. Aujourd’hui, on dans certains cas, des mécanismes plus vivre sur les téguments et les phanères.
leur fait jouer un rôle grandissant dans le simples. Cette deuxième chance n’est Les deux espèces de poux du pigeon
fonctionnement de la biosphère et on les pas donnée à la proie dans les systèmes biset Columba livia paraissent à pre-
soupçonne d’être liés à plusieurs proces- prédateurs-proies. mière vue inoffensives. Localisées dans
sus majeurs de l’Évolution, tels que l’ori- Comme tout hôte potentiel a une les plumes, mais non sur la peau, elles
gine et le maintien de la sexualité, la première chance et une deuxième consomment les barbules basales des
sélection des «traits de vie», la stabilité chance de se soustraire aux parasites, plumes et épargnent la partie haute. Il
ou l’instabilité des faunes et des flores, et il existe deux types d’adaptations, les semble qu’elles ne provoquent même
l’existence même de certains grands unes pour éviter de rencontrer le para- pas de démangeaisons chez leurs hôtes.
paliers de la complexité du vivant. site, les autres pour le tuer. D. Clayton, de l’Université d’Oxford, a
Deux échelles doivent être distin- Partons de la notion classique que pourtant montré qu’elles exercent de
guées : l’importance des parasites pour «l’objectif» de tout être vivant est de très fortes pressions de sélection sur les
l’évolution de leurs hôtes d’une part, et transmettre ses gènes ; statistiquement, pigeons. L’explication est la déperdition
pour l’Évolution du monde vivant pris l’individu qui est le mieux adapté à de chaleur due à la disparition d’une
dans sa globalité d’autre part. l’exploitation de son environnement, à partie des barbules : les oiseaux parasi-
vie elle-même.
Sur un plan théorique, on conçoit que
le parasitisme influence la sélection des 50
Darwin voyait dans les diverses espèces de pinsons des ments que lorsque le temps a passé et,
même alors, notre connaissance des ères
Galápagos le produit de millions d’années d’évolution. géologiques est si imparfaite que nous
nous contentons de constater que les
Aujourd’hui nous observons l’effet de la sélection naturelle formes de vie présentes sont différentes
des formes de vie passées.»
sur les populations de pinsons lors d’une seule saison sèche. Selon Darwin, une nouvelle espèce
apparaît quand la sélection naturelle,
s’exerçant sur plusieurs générations,
C
modifie une population à tel point que
haque année, des œufs sont moléculaires, grâce à la découverte de les croisements deviennent impossibles
produits en nombre incommen- l’ADN et des gènes que porte cette molé- entre ses membres et les individus
surable par des animaux de cule. Aujourd’hui les mécanismes de d’une population apparentée. Si la
toutes tailles : minuscules vers l’évolution sont les clés de toute tenta- sélection naturelle ne produisait des
parasites, gros poissons comme le sau- tive pour comprendre comment le effets qu’à l’échelle des millénaires,
mon, etc. ; certaines plantes, telles les monde vivant est devenu tel qu’il est. nous aurions des difficultés à étudier
orchidées, dispersent leurs graines par Toutefois, 137 ans après la publication l’évolution, et le statut scientifique de
milliers ; d’autres organismes, tels les du chef d’œuvre de Darwin De l’origine cette théorie serait contestable.
cocotiers ou les tortues, se reproduisent des espèces au moyen de la sélection Ce n’est heureusement pas le cas.
beaucoup plus lentement. Toutes ces naturelle, les modalités de la sélection John Endler, de l’Université de Santa
créatures végétales et animales ont naturelle sont encore mal comprises. Barbara, a récemment recensé plus de
cependant une caractéristique démogra- J’y vois trois raisons. Tout d’abord, 100 études qui décrivent les méca-
phique commune : lorsqu’une population nombre d’auteurs ont décrit la sélection nismes de la sélection naturelle à
reste de la même taille pendant long- naturelle en termes ambigus, tel celui l’échelle de générations. Les cas les
temps, chaque parent est, en moyenne, d’«adaptation», généralement mal inter- plus aisément interprétables sont obser-
remplacé par un unique descendant. Cette prété. En outre, les vulgarisateurs du vés dans des environnements modifiés
simplicité écologique cache une com- darwinisme ont souvent confondu la par l’activité humaine : certaines
plexité évolutive : bien que la population sélection naturelle avec des concepts herbes, par exemple, devenues résis-
soit constante, certains parents laissent voisins, par exemple celui de transmis- tantes à des concentrations élevées en
plus de descendants que d’autres. Ce sion héréditaire. Enfin Darwin lui-
déséquilibre est la condition de l’évolu- même supposait, à tort, que la sélection 92° O
Pinta 0 KM 50
tion par sélection naturelle. naturelle opérait si lentement qu’elle Marchena Genovesa
La sélection naturelle opère sur les était inobservable à l’échelle humaine, 0° ÉQUATEUR
différences d’adaptation individuelles. et qu’on pouvait seulement déduire ses San Salvador
Une population d’organismes à repro- mécanismes de diverses observations. Il Grande Daphné
duction sexuée comprend des individus écrivit dans L’Origine des espèces : Baltra
Fernandina
très différents les uns des autres : cer- «La sélection naturelle observe Santa Cruz
tains sont plus grands, d’autres plus minutieusement jour après jour, heure Isabela Pinzón Santa Fé
gros, plus verts, plus velus... La sélec- après heure, dans le monde entier, San Cristobál
tion naturelle consiste en ce que certains chaque modification, même la plus ÎLES GALÁPAGOS
Santa María
organismes survivent ou se reproduisent infime ; elle rejette tout ce qui est mau- (ÉQUATEUR) Española
mieux que d’autres - précisément parce vais, préserve et accumule tout ce qui
qu’ils sont plus grands ou plus petits, est bon ; elle travaille silencieusement 1. LE RAYONNEMENT ADAPTATIF, c’est-à-dire la
différenciation d’une population à la suite
plus verts ou plus velus. et insensiblement, à chaque fois qu’elle
d’une dispersion entre des habitats différents,
Charles Darwin a forgé le concept de le peut et partout où l’occasion se pré- serait responsable de la multiplication des
sélection naturelle alors qu’il cherchait sente, à l’amélioration de chaque «être» espèces de pinsons de Darwin depuis un à
l’origine de la diversité des organismes. en fonction de ses conditions de vie cinq millions d’années. Sur les 14 espèces
Depuis sa théorie a été perfectionnée, organique et inorganique. Nous ne pre- recensées dans le monde, 13 vivent dans
élargie, corrigée et interprétée en termes nons conscience de ces lents change- l’archipel des Galápagos (ci-dessus).
PINSON
À BEC
PINSON POINTU PINSON
DES CACTUS DES ÎLES
COCOS
PINSON
À BEC
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PINSON PINSON
CRASSIROSTRE PAUPER
PINSON
PSITTACIN
deux populations de pinsons, le pinson à ture avait péri. Les pinsons à bec moyen L’événement se répéta en 1982, lors
bec moyen Geospiza fortis et le pinson ne procréèrent même pas. La vie sur d’une nouvelle sécheresse : la fécondité
des cactus Geospiza scandens. l’île fut rude entre le milieu de l’année diminua et la mortalité augmenta,
Nous capturons les oiseaux à l’aide 1976 et le début du mois de janvier notamment chez les oiseaux de petite
de filets très fins, puis nous les mesu- 1978, où il plut à nouveau. taille. Nous pensons que cette nouvelle
rons et nous passons autour de leurs Durant ces 18 mois, de nombreux sélection, qui se déroula dans des condi-
pattes une bague métallique numérotée oiseaux disparurent. Les pinsons à bec tions identiques à la précédente et favo-
et trois bagues de plastique coloré afin moyen furent les plus touchés – seuls 15 risa de nouveau les oiseaux les plus
de pouvoir les identifier à distance, la pour cent d’entre eux survécurent. En grands, avait la même cause climatique.
combinaison des couleurs codant le outre, la sélection favorisa les oiseaux de La principale conséquence de la séche-
numéro de la bague métallique. grande taille, dans les deux espèces que resse (hormis le manque d’eau) est la
En 1977, nous avons bagué plus de la nous étudiions : des oiseaux de toutes raréfaction de la nourriture et, notam-
moitié des oiseaux de l’île ; en 1980, tailles périrent, mais les plus petits furent ment, des graines dont se nourrit le pin-
nous avons recensé 90 pour cent des les plus touchés. Enfin nous avons son à bec moyen.
oiseaux et, aujourd’hui, ils sont tous constaté que les oiseaux qui ont survécu Au cours des saisons humides nor-
bagués. Dès le début du baguage, nous avaient un bec plus grand. males, de nombreuses herbes et plantes
étions à même d’observer les effets de Les oiseaux qui avaient disparu herbacées produisent beaucoup de
la sélection naturelle. étaient-ils morts ou avaient-ils émigré? petites graines, et quelques autres
Une telle sélection se produisit en On ne peut éliminer la deuxième éven- espèces de plantes donnent des graines
1977, lorsque l’île connut la séche- tualité, mais deux faits semblent prou- plus grosses, mais plus rares. Les pin-
resse : moins de 25 millimètres d’eau ver que la majorité étaient morts : pre- sons consomment les grosses graines
tombèrent lors de la saison habituelle- mièrement, aucun des oiseaux qui quand ils ont épuisé le stock des
ment humide. Les plantes caduques avaient disparu en 1976 et 1977 ne petites ; un gros bec solide est alors un
eurent peu de feuilles et les chenilles reparut en 1978 ; deuxièmement, la avantage parce qu’il permet d’ouvrir les
furent rares. Certains couples de pin- taille moyenne de 38 oiseaux retrouvés grosses graines pour en retirer
sons des cactus se reproduisirent, mais morts sur l’île était proche de celle des l’amande. Cet avantage est déterminant
trois mois plus tard toute leur progéni- oiseaux disparus. en cas de sécheresse, parce que la survie
des oiseaux repose sur la consommation
prolongée de grosses graines.
Sélection et adaptation
On pourrait tester l’hypothèse d’une
sélection par élimination des oiseaux
les plus petits en réalisant une expé-
rience où l’on modifierait la composi-
tion et la quantité de nourriture d’un
groupe d’oiseaux, mais pas celles d’un
groupe témoin.
Aux Galápagos, où la faune et la flore
sont protégées, une telle expérience est
inenvisageable, mais on pourrait l’effec-
tuer ailleurs et avec d’autres oiseaux.
Toutefois, elle n’exclurait pas une autre
interprétation du phénomène, à savoir
que les gros oiseaux survivent mieux que
les petits parce que leur taille leur donne
un statut social supérieur et qu’ils
s’approprient les maigres ressources en
2. LA VÉGÉTATION DE LA GRANDE DAPHNÉ, une île des Galápagos, change considérablement
nourriture et en eau.
selon que l’année est humide (en avril 1987, à gauche) ou sèche (en mars 1989, à droite). Comme la taille corporelle et celle du
Les variations climatiques modifient la nourriture disponible et ont diverses conséquences bec sont liées, on détermine difficilement
sur les populations locales. Par exemple, les fous à pied bleu (à droite) ne vivent dans ce quelle explication est la bonne. Par une
petit cratère que durant les sécheresses. analyse statistique, on a établi une corré-
lation entre la survie et la taille du corps, lation. L’épaisseur du bec et la taille cor- et en déterminant si la taille finale des
d’une part, et entre la survie et l’épaisseur porelle des pinsons à bec moyen étaient- adultes varie selon que les oisillons ont
du bec, d’autre part : la longueur du bec elles des caractères héréditaires? été élevés par leurs parents biologiques
n’intervient pas. Autrement dit, les L’héritabilité d’un caractère mesure ou par leurs parents adoptifs. Nous
oiseaux survivent aux sécheresses quand le degré avec lequel ce caractère varie n’avons pas effectué cette expérience
ils sont grands ou que leur bec est épais ; dans une population sous l’influence des aux Galápagos, mais les expériences
la résistance aux contraintes environne- gènes. Certains oiseaux sont gros, en effectuées ailleurs n’ont montré aucun
mentales résulterait d’une combinaison partie à cause des gènes qu’ils ont hérité indice d’un tel biais dans l’estimation
d’avantages morphologiques, comporte- de leurs parents, et en partie à cause des de l’héritabilité. Nous avons vérifié dif-
mentaux et même physiologiques. conditions favorables dans lesquelles féremment l’absence de biais, en com-
Darwin assista peut-être à un leur croissance s’est effectuée. De parant la descendance des oiseaux des
exemple similaire de sélection naturelle même, la petite taille d’autres individus territoires riches et celle des oiseaux des
sans s’en rendre compte : lors du ter- résulte à la fois de particularités géné- territoires pauvres en nourriture : nous
rible hiver 1854-1855, les quatre cin- tiques et de facteurs environnementaux. n’avons pas constaté que les oiseaux
quièmes des oiseaux du Sud de On mesure l’influence des gènes sur la aient tendance à se reproduire dans le
l’Angleterre périrent, et les causes et les taille du corps ou l’épaisseur du bec en type de territoire où ils ont été élevés.
effets semblent avoir été analogues à comparant les moyennes de ces carac- Bien que d’autres petites erreurs
ceux que nous avons observés en 1977 tères chez les parents et chez leurs des- d’interprétation puissent exister, il n’est
chez les pinsons à bec moyen. cendants, dans le plus grand nombre de
Jusqu’ici, j’ai essentiellement uti- familles possible. On obtient alors une AVANT LA SÉLECTION
lisé le terme de survie, plutôt que droite (voir la figure 4) dont la pente
d’adaptation, afin d’éviter un malen- indique l’héritabilité du caractère.
tendu répandu, il y a plus de 100 ans, Nous avons ainsi estimé à 0,74
par Herbert Spencer. Ce dernier assimi- l’héritabilité de l’épaisseur du bec dans
lait à tort la sélection naturelle et la la population des pinsons à bec moyen.
«survie des mieux adaptés». Or cette Autrement dit, on peut attribuer 74 pour
expression, qu’il inventa afin de popu- cent de la variation de l’épaisseur du
lariser les travaux de Darwin, est tauto- bec aux effets conjugués de tous les APRÈS LA SÉLECTION
NOMBRE D'OISEAUX
logique : les individus les mieux adap- gènes concernés ; les 26 pour cent res-
tés étant définis comme ceux qui tants sont essentiellement dus à des fac-
survivent, la phrase de Spencer se teurs environnementaux. La taille cor-
ramène à la «survie des survivants»! porelle présente une héritabilité
Toutefois, la survie des mieux adap- supérieure : 91 pour cent. D’autres
tés – ou, plutôt, la probabilité supérieure caractères morphologiques, tels que la
de survie parmi les mieux adaptés – longueur du bec et celle des ailes, sont
EFFETS SUR LA GÉNÉRATION SUIVANTE
décrit en partie l’essence de la sélection aussi essentiellement héréditaires.
naturelle, à condition de préciser deux De telles estimations sont souvent
points : certains individus sont mieux biaisées. Les descendants ne ressemblent-
adaptés que d’autres en raison de leurs ils pas à leurs parents parce qu’ils ont
caractères individuels, et le degré grandi dans le même milieu? Les oiseaux
d’adaptation doit s’évaluer au nombre devraient grandir davantage dans des
de descendants vivants des individus. environnements plus favorables ; si ces
Il existe un autre risque de confusion individus, devenus adultes, s’approprient ÉPAISSEUR DU BEC
entre la sélection et la variation géné- les meilleurs territoires en en tenant écar- 3. L ES PHÉNOM ÈNES MICRO - ÉVOLUTIFS se
tique, c’est-à-dire les gènes déterminant tés les oiseaux plus petits, leurs descen- déroulent en trois étapes : dans une popu-
les variations des caractères sur les- dants seront probablement plus grands lation ayant une distribution donnée d’un
quelles agit la sélection. Le généticien que la moyenne à l’âge adulte. Le même caractère, tel l’épaisseur du bec (en haut),
britannique J. Haldane montra que la phénomène devrait également agir sur les des modifications de l’environnement pro-
sélection qui s’exerce sur une génération petits oiseaux, de sorte que l’on suresti- voquent la mort des individus les moins
bien adaptés, ici les oiseaux au bec fin. La
n’a d’effets à la génération suivante que merait la part des gènes dans la ressem-
population modifiée (au milieu) transmet
si elle agit sur des caractères déterminés blance entre parents proches. une partie des effets de cette sélection à la
génétiquement, c’est-à-dire héréditaires. On pourrait déceler de tels biais en génération suivante (en bas). La différence
En ce cas, la sélection provoque une échangeant au hasard les œufs ou les entre la deuxième et la troisième courbe
petite modification évolutive de la popu- nichées au sein d’une même population, dépend de l’héritabilité du caractère.
portements stables. On pourrait en Dans ces conditions, les pinsons qui PUBLICITÉ France : Chef de Publicité :
Susan Mackie, assistée de Anne-Claire Ternois,
conclure que les pinsons de la Grande avaient un bec fort et épais étaient mieux 8, rue Férou, 75006 Paris
Daphné sont une exception, puisqu’ils équipés pour extraire les arthropodes et Tel (1) 46 34 21 42. Télex : LIBELIN 202978 F.
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tendent encore à grandir. Toutefois je survécurent en plus grand nombre. Étranger : John Moeling, 415 Madison Avenue,
pense que cette tendance est apparente, et De telles oscillations évolutives New York N.Y. 10017 – Tel (212) 754 02 62
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que d’autres phénomènes interviennent. constituent sans doute un phénomène très DIFFUSION DE LA BIBLIOTHÈQUE POUR LA SCIENCE
général. On sait que l’effectif de nom- Canada : Modulo, 233, avenue Dunbar, Mont-Royal, Québec,
H3P 2H4 Canada.
La sélection oscillante breuses populations animales, des Suisse : GM Diffusion, 27, chemin du Grand-Mont, 1052 Le
insectes aux mammifères, fluctue grande- Mont-sur-Lausanne.
Autres Pays : Éditions Belin, B.P. 205, 75264 Paris Cedex 06.
Ainsi les effets des sécheresses de 1977 ment en réponse aux variations clima- Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le
et 1982 furent à peu près compensés par tiques. La plupart de ces populations public français ou francophone, les textes, les photos, les des-
une sélection dans la direction opposée occupent des zones tempérées, mais les sins ou les documents contenus dans la revue «Pour la
Science», dans la revue «Scientific American», dans les livres
– vers une plus petite taille corporelle – effectifs des populations des forêts tropi- édités par «Pour la Science» doivent être adressées par écrit à
en 1984-1985 (voir la figure 5) : la rela- cales humides sont loin d’être aussi «Pour la science S.A.R.L.», 8, rue Férou, 75006 Paris.
POUR LA SCIENCE Directeur : Philippe Boulanger.
tive rareté des grosses graines et l’abon- stables qu’on l’avait imaginé. Rédaction : Philippe Boulanger (Rédacteur en Chef), Hervé
dance des petites favorisèrent alors les Lors de telles variations d’effectif, la This (Rédacteur en Chef Adjoint), Luc Allemand, Françoise
petits individus. Comme, sur cette île, la fréquence des gènes a tendance à changer Cinotti, Yann Esnault, Bénédicte Leclercq, Philippe Pajot.
Secrétariat : Annie Tacquenet, Pascale Thiollier. Direction
composition et la taille de la nourriture sous l’effet de fluctuations aléatoires, en Marketing et Publicité : Henri Gibelin, assisté de Séverine
changent d’une année sur l’autre, la particulier lorsque la population devient Merviel. Direction Financière : Pierre Lecomte. Fabrication :
Jérôme Jalabert, assisté de Delphine Savin. Directeur de la
forme optimale du bec pour un pinson réduite. Une question reste posée : outre publication : Olivier Brossollet. Dossier réalisé par Yann
varie également, et la population, sou- ces modifications aléatoires du génotype, Esnault. Maquette : Céline Lapert.
mise à la sélection naturelle, oscille en les variations démographiques s’accom- SCIENTIFIC AMERICAN Editor : John Rennie. Board of edi-
tors : Michelle Press (Managing Editor), Timothy Beardsley,
fonction des changements successifs. pagnent-elles de changements micro-évo- Wayt Gibbs, Marguerite Holloway, John Horgan, Kristin
Nous ne saurons s’il existe une tendance lutifs de traits phénotypiques causés par Leutwyler, Philip Morrison, Madhusree Mukerjee, Sacha
Nemecek, Corey Powell, Ricki Rusting, David Schneider, Gary
nette à l’augmentation qu’en poursuivant la sélection naturelle? Je pense que la Stix, Paul Wallich, Philip Yam, Glenn Zorpette. Publisher : John
notre étude. Une telle tendance pourrait réponse est généralement oui, mais, pour Moeling. Chairman and Chief Executive Officer : John Hanley.
Co-Chairman : Pierre Gerckens. Corporate officers : John
s’affirmer si le réchauffement global de la le prouver, il nous faudrait étudier de Moeling, Robert Biewen, Anthony Degutus.
Terre dû à l’activité humaine multipliait façon détaillée des individus que l’on © POUR LA SCIENCE 1981 à 1996 ISSN 1246-7685
les sécheresses dans le Pacifique. puisse suivre au sein d’une population. Tous droits de reproduction, d’adaptation et de représentation réser-
vés pour tous les pays. La marque et le nom commercial «Scientific
Nous avons observé des fluctuations Si la sélection oscillante est univer- American» sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accor-
dée à «Pour la Science S.A.R.L.». Le code de la propriété intellectuelle
d’une nature quelque peu différente dans sellement répandue et n’est pas l’apa- autorise «les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage
privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» (article
la population des pinsons à bec conique, nage des pinsons de Darwin et de L. 122-5) ; il autorise également les courtes citations effectuées dans un
Geospiza conirostris, peuplant l’île quelques autres organismes, ce modèle but d’exemple et d’illustration.
En revanche, «toute représentation ou reproduction intégrale ou
Génovèse, à une centaine de kilomètres constituera un outil très puissant qui partielle, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou
ayants cause, est illicite» (article L. 122-4).
au Nord-Est de la Grande Daphné : en nous permettra d’atteindre l’objectif Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce
soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploi-
1983, la nourriture tirée des buissons de que Darwin s’était fixé : expliquer les tation du droit de copie (3, rue Hautefeuille, 75006 Paris), constitue-
rait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et sui-
cactées changea en raison de l’abondance causes de la biodiversité. vants du Code pénal.
Imprimé en France – Berger-Levrault Graphique Toul – Dépôt légal – Janvier 1997 : N° d’édition : 7614 – 01 – Commission paritaire n° 59713 du 17-10-77– Distribution NMPP
ISSN 0 153-4092– Directeur de la publication et gérant : Olivier Brossolet.