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DOSSIER

NOYAUX
ATOMIQUES
ET RADIOACTIVITÉ
LA PHYSIQUE DU NOYAU
Les énigmes de la radioactivité
Les noyaux exotiques
La spectroscopie nucléaire

LA RADIOACTIVITÉ
EXPLIQUE LE MONDE
L’explosion d’une supernova
L’âge de la Terre
La datation
Les sondes des matériaux

LES SCIENCES DE LA VIE


L’imagerie
La radiothérapie
L’agronomie

RADIOACTIVITÉ ET SOCIÉTÉ ET
MAR
IE
E

Les potions au radium


C
R

UR
PIER

IE

La peur du nucléaire
EL
HE

Les risques controversés


R
N

R E
I
BE CQU

1 8 9 6 - 1 8 9 8
C E N T E N A I R E
DE LA DECOUVERTE
DE LA RADIOACTIVITE
DOSSIER HORS-SÉRIE – OCTOBRE 1996 1 9 9 6 - 1 9 9 8
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE DE PAUL CARO 4

LA PHYSIQUE DU NOYAU
La découverte de la radioactivité, Pierre RADVANYI et Monique BORDRY 8
La radiochimie, Michel GENET 17
Les énigmes de la radioactivité, René BIMBOT 18
Des noyaux exotiques aux faisceaux radioactifs, Philippe CHOMAZ 28

S
ON
OT
PR
NS
UTRO
NE

Les nouvelles radioactivités, W. GREINER et A. SANDULESCU 36


La superdéformation des noyaux, Renée LUCAS 44
Les éléments superlourds, P. ARMBRUSTER et G. MÜNZENBERG 52
Les noyaux à halo, Bertsch GEORGE 60
L'équation d'état de la matière nucléaire, H. GUTBROD et H. STÖCKER 66
La double désintégration bêta, M. MOE et S. ROSEN 74

LA RADIOACTIVITÉ EXPLIQUE LE MONDE


Un tournant de l’histoire des sciences, Robert DAUTRAY 82
Les nouvelles sondes radioactives, Marcel TOULEMONDE 88
L’explosion d’une supernova, Hans BETHE et Gerald BROWN 90
L’âge de la Terre, Lawrence BADASH 98
L’âge de l’Univers, Gérard MANHES 105
Datation au carbone 14 et champ géomagnétique, C. LAJ, A. MAZAUD et J.-C. DUPLESSY 106
Les traceurs en géologie, Bruno HAMELIN 114
Les accélérateurs archéologues, Ivan BRISSAUD 120

LES SCIENCES DE LA VIE


Les rayonnements en médecine, Maurice TUBIANA 124
L’avenir de la radiothérapie 131
La médecine nucléaire, André SYROTA 132
Le marquage des végétaux au carbone 13, Michel PÉAN et Jean-Jacques LEGUAY 140
La conservation des aliments, Jacques RAFFI 142
Chaptaliseurs démasqués 144

RADIOACTIVITÉ ET SOCIÉTÉ
La peur du nucléaire, Spencer WEART 146
Le scandale des potions au radium 152
Mesurer les risques des radiations ionisantes, Catherine HILL et Danielle CHMELEVSKY 154
Les risques controversés des rayonnements, Jean-François MATTEI 158
P RÉFACE
Paul Caro

L
e mot «radioactivité» est connu de certains rayonnements étaient déviés par dont ils ont été les témoins directs,
tous, mais la compréhension que l’on l’aimant, d’autres ionisaient l’air et nombre de chimistes français ont per-
en a n’est pas limitée à sa définition phy- déchargeaient les électroscopes à feuilles sisté, jusque dans les années 1930, à
sique. Il porte une charge mystérieuse, il d’or. C’était le cas des rayons uraniques douter de la réalité de l’atome ; ainsi la
respire le pouvoir, il semble enfermer de Becquerel, mais aussi des rayons X Sorbonne, par précaution, a longtemps
l’innommable. Il engendre l’émotion, la de Röntgen. La source des rayonne- évoqué «l’hypothèse» atomique, alors
panique, le comportement irrationnel. ments était évidemment la matière. Un que les faits l’attestaient.
Dans la panoplie des horreurs poten- modèle de la matière devait donc fournir La découverte de la radioactivité a
tielles, il sonne à peu près comme devait une explication. Des efforts de compré- beaucoup apporté à la chimie. Ernest
sonner le mot «peste» au Moyen Âge. hension des rayonnements a résulté le Rutherford et Frederick Soddy, en 1901,
L’emblème de la radioactivité, sorte de modèle de l’atome, structure planétaire ont démontré la transmutation, atome
trèfle à trois feuilles, noir sur fond jaune, équilibrée entre la charge positive, por- par atome, du thorium radioactif en
qui signale les matières radioactives, tée par un noyau lourd, et un nuage de radium. Le vieux rêve des alchimistes, la
donc le danger, associe au mot la force charges électriques négatives, portées transmutation, semblait réalisé. Non seu-
du symbole spécialisé, indiquant une par des électrons. On avait également lement les atomes existaient, mais ils se
barrière, une interdiction. montré que l’émission lumineuse résul- transformaient et pouvaient être
Que la radioactivité soit un phéno- tait des oscillations des atomes entre des instables. Et l’appareil si sensible de
mène mystérieux, nombre de cher- états d’énergie différents. Peu à peu, la Pierre Curie révélait l’énorme quantité
cheurs en conviennent. D’abord parce distinction entre émissions d’ondes élec- d’énergie associée, atome par atome, à
que ce phénomène est complexe, qu’il tromagnétiques semblables à la lumière ces phénomènes radioactifs : une quan-
met en jeu des processus variés, difficiles visible, comme les rayons X, et les flux tité d’énergie qu’aucun autre processus
à comprendre. Cette complexité et ce d’émissions de particules, comme les connu ne mettait en jeu! Ainsi est née
mystère apparaissent dès sa découverte, électrons des rayons cathodiques, l’idée que la matière recèle de fabu-
à la fin du XIXe siècle. À cette époque, s’imposait. La radioactivité correspond à leuses quantités d’énergie et que, peut-
des chercheurs respectables croyaient ces deux types d’émissions : elle se être, la radioactivité est un moyen de la
encore aux fantômes ou aux ecto- manifeste soit par l’émission de parti- libérer. Ce thème mythique du génie
plasmes. De surcroît, les découvertes cules, comme les particules α (noyaux dans la bouteille a vite été exploité : la
successives de nombreux rayonnements d’hélium) ou les électrons, soit par des première description d’une bombe ato-
mystérieux – ondes radio, rayons X, rayons γ, qui sont des ondes électroma- mique (au radium) se trouve dans le
rayons cathodiques, etc. – confortaient gnétiques de très grande énergie. roman d’Anatole France de 1907, l’Île
l’idée que la nature produit des «émana- Les chimistes ont profité de cette des Pingouins. La radioactivité entrait
tions» que les sens physiologiques ne quête vers la compréhension de la dans la culture.
perçoivent pas, mais qui agissent à dis- matière. La théorie atomique a facilité

L
tance. Quelques uns de ces phéno- l’exploration d’une classification pério- es énergies observées dépassaient les
mènes étranges semblaient corrélés : dique encore incertaine, mais surtout, énergies appréhendées par la chimie
ainsi, dans les tubes à décharge sous hormis les propriétés chimiques, critères habituelle. L’étude de la structure du
vide, les pôles électriques positifs et de classement conventionnels, les chi- noyau de l’atome commençait. En
négatifs jouaient des rôles différents mistes disposaient désormais d’analyses même temps, les rayonnements, notam-
dans la création des phénomènes lumi- et de méthodes physiques. Nombre ment les rayons X, révélaient par la dif-
neux. Lumière, magnétisme, électricité, d’éléments ont été découverts à cette fraction l’arrangement géométrique des
vide, comportements variables de la époque grâce à la spectroscopie : de atomes dans les cristaux. On retrouvait
matière soumise à ces divers rayonne- nouvelles «raies» lumineuses révélaient dans la matière les polyèdres platoni-
ments constituaient autant de pièces des éléments encore inconnus, et leur ciens, mais aussi les lois mathématiques
d’un vaste puzzle. La découverte de la l’intensité révélait les progrès des sépara- qui régissent la symétrie et les nombres.
radioactivité par Henri Becquerel en tions et des purifications. Le phénomène La physique (et la chimie…) devenait
1896 ajoutait encore au mystère de la radioactivité a joué ce même rôle mathématique. La théorie quantique
puisque, cette fois, le rayonnement se dans la préparation par Marie Curie du portait l’équation au cœur de la matière.
produisait sans instrument ; il semblait polonium, puis du radium : au lieu du Par de fines observations, on a établi les
«naturel» et non plus le produit de spectre, elle mesurait l’effet de l’intensité lois des rayonnements radioactifs, on a
l’ingéniosité humaine. du rayonnement radioactif sur l’ionisa- deviné la structure des noyaux et identi-
Un esprit de synthèse était néces- tion de l’air mesurée avec une grande fié les entités qui les composent : pro-
saire pour identifier les «porteurs» de ces précision grâce au quartz piézo-élec- tons et neutrons. Les premières expé-
différents rayonnements. L’importance trique de son mari, Pierre Curie. riences contenaient déjà les germes de
des charges électriques était évidente : Curieusement, et en dépit des succès l’actuelle physique des particules «élé-

4 © POUR LA SCIENCE
mentaires» : la matière est un assem- machine à vapeur, qui, associée à un La radioactivité est très liée au
blage de quarks, gluons, etc. La radioacti- générateur, produit de l’électricité. temps. D’un côté, elle aide les géologues
vité est la mère d’une physique nucléaire Aux États-Unis, pendant la seconde à mesurer l’âge de la Terre ou les
expérimentale, qui construit de gigan- guerre mondiale, le projet Manhattan a archéologues à déterminer la date d’un
tesques «casse-noyaux», qui met en démontré l’importance de la qualité des habitat préhistorique. D’un autre, elle ins-
scène des jeux de massacres : des parti- matériaux pour toute exploitation de la pire une forte angoisse, parce qu’elle est
cules accélérées se frappent bille en tête, radioactivité. Ainsi, il a fallu purifier le indestructible : même enfouie profondé-
et l’on cherche dans les débris des indica- graphite avec un soin extrême pour ment sous terre, on la perçoit comme un
tions sur la manière dont sont construits mettre au point, à Chicago, la première bête tapie attendant qu’on l’oublie pour
les protagonistes de ces chocs. pile atomique. L’art de la préparation de fondre sur l’innocent du futur. Elle a
Plus poétique est le neutrino, la parti- substances actives a beaucoup progressé l’image implacable de la patience.
cule qui accompagne l’électron dans et, avec lui, la connaissance des interac-

A
l’une des formes de radioactivité, la tions rayonnement-matière. Plus tard, le u début, la radioactivité était perçue
radioactivité β. Le neutrino défie les cher- travail entrepris a contribué à la mise au comme une forme particulière de
cheurs par son indifférence à la matière, point des luminophores des écrans de rayonnement, et les rayons étaient géné-
qu’il traverse sans interagir (c’est pour- télévision et à la fabrication du silicium ralement bons. Peut-être parce que, dans
quoi ce type de rayonnement n’a aucune monocristallin ultra-pur, indispensable l’imagerie religieuse traditionnelle, la
sorte d’application). On le traque aux dispositifs électroniques, aux transis- Divinité rayonne et communique à dis-
aujourd’hui sous les montagnes des tors et aux circuits intégrés : c’est la parti- tance avec les fidèles par un jet de
Alpes ou du Caucase, en essayant de le cipation de la radioactivité à la révolution lumière directionnel. Il n’empêche que
piéger au moyen des quelques interac- informatique, aux formidables progrès les rayons sont effectivement bons et
tions avec certains éléments. Il pose, avec du calcul numérique et du traitement de que la radioactivité guérit plus qu’elle ne
acuité, le problème des détecteurs, c’est- données. Les modes de production indis- tue. Chaque année, des milliers de per-
à-dire des instruments ou procédés qui pensables au nucléaire se sont transférés sonnes sont soignées et guéries par la
révèlent ce qui nous est invisible. vers l’industrie et ont conduit à la fabrica- médecine nucléaire. De nombreuses
L’ancêtre du détecteur nucléaire est la tion de quantités d’objets que l’on utilise tumeurs sont définitivement éliminées
plaque photographique utilisée par aujourd’hui couramment. par les «rayons».
Becquerel. Aujourd’hui les détecteurs La crainte, légitime, de l’accident tech-

L
sont capables de mesurer l’intensité d’un a radioactivité diffère de l’électricité : nique majeur a été confortée par les évé-
rayonnement, mais aussi son énergie. il ne suffit pas de tourner un bouton nements de Tchernobyl. Cependant, dans
pour la brancher ou la débrancher ; elle les installations nucléaires industrielles, les

L
es diverses branches de la physique existe en permanence. On est frappé par contrôles sont rigoureux. On s’inquiète
et de la chimie issues de l’étude de la sa durée de vie, ou plutôt ses durées de aussi des doses que reçoit la population
radioactivité ne sont pas toutes aussi diffi- vie. L’éventail des durées est immense, de sources naturelles, dans certaines
ciles que la quête de Grande Unification d’une fraction de milliseconde à plu- zones granitiques ; il est vrai que dans
(un formalisme unique pour toutes les sieurs milliards d’années. Certains notre monde baigné d’influences phy-
interactions de la nature). Certaines ont atomes radioactifs se transforment siques ou psychologiques, de multiples
des applications pratiques, utilitaires et immédiatement, d’autres le font après causes concourent à des pathologies. La
bien sûr militaires. Dans les années 1930, des temps géologiques. Les radiochi- radioactivité est inséparable de la notion
on a découvert la radioactivité artificielle : mistes étudient des atomes «chauds», de risque, que doivent affronter toutes les
on a alors fabriqué des éléments qui des éléments de masse atomique éle- civilisations techniques.
n’existaient pas dans la nature ; on a vée qui sont produits dans des réac- La découverte et la maîtrise de la
aussi élaboré des techniques de sépara- teurs nucléaires et dont l’existence est radioactivité est l’une des grandes
tion (d’enrichissement) d’isotopes radio- très brève ; durant ce temps très conquêtes de l’humanité. Elle étend
actifs peu concentrés dans les sources court, ils exécutent des opérations chi- démesurément le pouvoir de l’Homme
naturelles (les minerais d’uranium par miques conventionnelles portant sur et fait peser sur le destin de l’espèce la
exemple). Par fissions spontanées des des quantités infimes. C’est une chi- menace de la folie de quelques uns. Mais
noyaux, en cascade ou en chaîne, ces mie de l’extrême. elle a été le germe, à la fois conceptuel et
éléments pouvaient engendrer, d’un seul En médecine et en sciences de la technique, d’une foule de progrès dont
coup, une monstrueuse quantité d’éner- terre, la radioactivité présente un avan- nous bénéficions tous les jours. Elle est
gie. La bombe atomique a donné un tage important : elle peut être suivie à la aussi ancrée dans l’imaginaire collectif. Le
corps au mythe de l’anéantissement dans trace par l’armada de détecteurs sen- monde ne pouvait plus être le même
une boule de feu. Cependant, contrôlé, sibles, que les physiciens ont inventés. après la découverte de cet étonnant phé-
domestiqué, ralenti, le même processus Introduits dans la nature ou dans les nomène naturel qu’est la radioactivité…
physique fournit une énergie thermique corps, les éléments radioactifs offrent la
contrôlable : dans les centrales nucléaires, possibilité d’étudier des parcours ou des Paul Caro est délégué aux affaires
l’énergie dégagée par les réactions processus, un peu comme un colorant scientifiques de la Cité
nucléaires fait bouillir l’eau d’une suit le devenir d’un liquide. des sciences et de l’industrie.

© POUR LA SCIENCE 5
LA PHYSIQUE DU NOYAU

La radioactivité a révélé aux physiciens


la structure de la matière : celle-ci est
constituée d’atomes, eux-mêmes consitutés
d’électrons qui gravitent autour d’un noyau,
composé de neutrons et de protons.
Depuis cette découverte, la liste des éléments
connus (que détermine le nombre de protons)
et des isotopes connus (que détermine le nombre
de neutrons) ne cesse de s’allonger. On étudie
les propriétés de ces noyaux, notamment leur stabilité.
Cette figure, nommée carte des isotopes
ou vallée de stabilité, représente la totalité
NS

des noyaux connus à ce jour :


O
OT

les noyaux noirs sont les plus stables.


PR

S
ON
UTR
NE
La découverte
de la radioactivité
Pierre RADVANYI et Monique BORDRY

La découverte de la radioactivité est un des pivots cable), qui ont une masse et une dimen-
sion propres et qui demeurent inchangées
de l’histoire des sciences. En sciences physiques, dans les transformations chimiques.
Dalton fonde son hypothèse atomique
elle est un ferment des grandes théories sur le fait que les gaz se combinent chi-
miquement dans des proportions définies,
de notre siècle : la relativité d’Einstein, la mécanique les conditions stœchiométriques. Ainsi,
pour lui, un atome d’oxygène s’unit à un
quantique et la physique des particules. atome d’hydrogène pour faire de
l’eau ; on découvrira une dizaine
d’années plus tard la véritable propor-
tion de deux atomes d’hydrogène pour
es scientifiques du XIXe siècle ont un nouveau sens aux phénomènes phy- un atome d’oxygène.

L accumulé nombre de connais-


sances sur le monde macrosco-
pique : la chimie, l’électroma-
gnétisme, l’optique. En 1896, la
découverte de la radioactivité ébranle ce
siques macroscopiques. Ainsi, au
moment même où les scientifiques
admettent l’existence d’atomes en chi-
mie, la radioactivité montre qu’ils ne sont
pas indivisibles.
L’hypothèse atomique s’impose len-
tement. En 1869, alors qu’on commence
à accepter les notions d’atome et de
molécule, le chimiste russe Dimitri
Ivanovitch Mendeleïev propose sa classi-
solide édifice de connaissances, et élargit fication périodique des éléments : il
le champ des investigations ; ses effets L’hypothèse atomique montre que les propriétés chimiques des
s’étendent vers toutes les disciplines éléments sont des fonctions «pério-
scientifiques, en médecine, en biologie, On attribue souvent l’hypothèse de diques» de leur poids atomique.
en géologie et, bien sûr, en physique, l’atome aux philosophes grecs, mais c’est Parallèlement à la chimie, la physique
comme nous allons le montrer dans cet plus de 2 000 ans après Démocrite et évolue à grands pas. La mécanique clas-
article. Leucippe que l’Anglais John Dalton for- sique atteint un haut degré de perfection.
En donnant accès à la structure mule, en 1803, la théorie atomique Ainsi, en 1846, Urbain Le Verrier
microscopique de la matière et aux forces moderne. Pour Dalton, chaque élément découvre une nouvelle planète, Neptune,
qui s’y manifestent, la radioactivité donne est composé d’atomes (du mot grec insé- à partir d’irrégularités observées dans

1. QUELQUES MINÉRAUX URANIFÈRES portent des noms en l’honneur des Curie : de gauche à droite, la curite, la sklodowskite, du nom de jeune
fille de Marie Curie, et la cuprosklodowskite.

8 © POUR LA SCIENCE
l’orbite d’Uranus.
L’observation
et l’explica-
tion des phé-
nomènes
électriques
et magné-
tiques pro-
gressent
aussi. Pour
ne citer qu’un
exem-ple, le chi-
miste et physicien a b c d
Michaël Faraday
décou-vre l’induction électromagnétique 2. LES PRINCIPAUX PROTAGONISTES de la découverte de la
(1831) et l’électrolyse (1833-1834). Une radioactivité. Wilhelm Conrad Röntgen (a) a découvert les
idée apparaît : l’électricité est véhiculée rayons X, en 1895. Henri Becquerel (b) observa les
par des porteurs matériels. En 1864, rayonnements émis par l’uranium, en 1896. Pierre et
James Clerk Maxwell unifie la descrip- Marie Curie (c et d) isolèrent de nouveaux éléments
tion des phénomènes électriques et radioactifs. Ernest Rutherford (e) expliqua la radioactivité
magnétiques au moyen de ses célèbres par la transmutation d’atomes en 1903, démontra en
équations. Celles-ci impliquent l’exis- 1909 que les particules α sont des noyaux d’hélium et
tence d’ondes électromagnétiques, dont décela l’existence du noyau au sein de l’atome par ses
Heinrich Hertz révélera expérimentale- expériences de 1911. e
ment l’existence en 1888.
L’optique, elle aussi, se développe décembre 1895, à Würzburg, en nescence au contact de la paroi de verre.
remarquablement au cours du XIXe siècle : Allemagne, Wilhelm Conrad Röntgen En 1858, Julius Plücker associe la
Augustin Fresnel étudie les phénomènes découvre les rayons X ; en mars 1896, à luminescence du verre à des rayonne-
d’interférence et de diffraction ; Paris, Henri Becquerel révèle la radioacti- ments provenant de la cathode, d’où leur
Hippolyte Fizeau propose une mesure vité de l’uranium ; en août 1896, à nom de rayons cathodiques. Son élève,
de la vitesse de la lumière (1849) ; les Leyden, Piéter Zeeman observe le dédou- Johann Wilhelm Hittorf, obtient un vide
Allemands Robert Wilhelm Bunsen et blement, sous l’action d’un champ meilleur que le centième de millimètre de
Gustav Robert Kirchhoff (1859) déve- magnétique, des raies émises par les mercure : à l’intérieur du tube, les stratifi-
loppent l’analyse spectrale, qui associe atomes ; en 1897, à Cambridge, Joseph cations de la lueur s’éteignent une à une,
la présence d’un élément chimique à John Thomson établit l’existence de laissant une obscurité presque complète,
chaque raie lumineuse d’un spectre l’électron ; entre juillet et décembre 1898, tandis que les parois de verre deviennent
optique. En analysant leurs spectres à Paris, Marie et Pierre Curie isolent le phosphorescentes (leur luminescence per-
d’émission ou d’absorption, on détecte polonium et le radium. siste après l’arrêt de l’excitation).
la présence de nouveaux éléments, sur En 1879, le physicien anglais
Terre et dans le Soleil. Des rayons cathodiques William Crookes confirme que ces
Enfin, dès le début du XIXe siècle, le rayons se propagent en ligne droite,
Français Sadi Carnot édifie la thermody-
aux rayons X comme l’avait observé Hittorf : une croix
namique, étude des relations entre tempé- Au XIXe siècle, le passage du courant de Malte en mica introduite dans le tube
rature et chaleur. En 1847, Hermann électrique à travers un tube contenant un projette son ombre sur la paroi de verre.
Ludwig Ferdinand von Helmholtz énonce gaz raréfié intrigue les physiciens. Quand Lorsqu’on approche un aimant du tube,
le principe de la conservation de l’éner- la tension appliquée est suffisante, il l’ombre se déplace dans le sens attendu
gie. À partir de 1851, William Thomson apparaît dans le gaz des phénomènes pour un flux de particules chargées néga-
(qui deviendra Lord Kelvin) fonde la lumineux extraordinaires. Ces phéno- tivement. Dix ans plus tard, Philip
théorie thermodynamique. En 1877, mènes dépendent de la pression et de la Lenard, assistant de Hertz, fait sortir les
Maxwell et l’Autrichien Ludwig nature du gaz. Faraday mène de telles rayons cathodiques de l’ampoule de
Boltzmann admettent que les gaz sont expériences : à une pression de 60 milli- verre à travers une fenêtre d’aluminium
constitués d’atomes et de molécules mètres de mercure (la pression atmosphé- très mince. Deux conceptions s’oppo-
obéissant à des lois statistiques ; ils élabo- rique en vaut 760), la décharge électrique sent alors : les physiciens anglais, tels
rent ainsi la théorie cinétique des gaz. produit quelques bandes lumineuses de Crookes puis J. J. Thomson pensent que
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’atome couleur pourpre ; contre la cathode les rayons cathodiques sont constitués
est une interprétation satisfaisante, qui (l’électrode négative) apparaît un espace de corpuscules chargés (on verra que ce
explique les propriétés globales de la obscur, nommé espace de Faraday. sont des électrons) et les physiciens
matière en chimie et en physique. Quand il réduit la pression, les bandes se allemands, tels Hertz et Lenard, esti-
Toutefois on ne connaît ni ses dimen- rejoignent. À 0,5 millimètre de mercure, ment que ce sont des ondes.
sions, ni sa nature. Brusquement, de 1895 la cathode est entourée de lumière viola- En novembre 1895, à l’Université de
à 1898, cinq découvertes ouvrent un cée dans l’air raréfié, rouge dans l’hydro- Würzburg, Röntgen étudie ces rayons
accès vers les caractéristiques de ces gène, jaune orangé dans l’azote. De plus, cathodiques dans un tube de Hittorf, puis
grains élémentaires : entre novembre et le passage du courant engendre une lumi- dans un tube de Crookes, avec des

© POUR LA SCIENCE 9
sente les résultats de Röntgen et des cli- Becquerel», sont-ils les mêmes que les
chés illustrant les propriétés des rayons rayons X découverts par Röntgen (nous
X. Il pense que l’émission des rayons X verrons que non)? Dès le 9 mars,
et la luminescence de la portion de la Becquerel constate, à l’aide d’un électro-
paroi de verre dont ils sont issus sont scope à feuilles d’or, que les rayons ura-
des phénomènes associés. L’un des aca- niques déchargent les corps électrisés,
démiciens présents, Henri Becquerel, une propriété qu’ils partagent avec les
professeur au Muséum National rayons X. Il observe également que les
d’Histoire Naturelle, est justement un éléments lourds absorbent davantage les
spécialiste de la luminescence et de la rayons. Enfin, l’intensité ne semble pas
phosphorescence, comme l’a été son diminuer avec le temps.
père Edmond Becquerel ; la lumines- Le 18 mai, après avoir noté que
cence est une émission de lumière sous l’intensité reste la même après deux mois,
l’effet d’une excitation, et dans la phos- Becquerel énonce un nouveau résultat
phorescence, cette émission perdure important : les sels d’uranium non phos-
quelque temps après l’arrêt de l’excita- phorescents émettent également ce rayon-
tion. Après une discussion avec nement. Il écrit : «j’ai donc été conduit à
3. UN DES PREMIERS TUBES À RAYONS X. Poincaré, de retour dans son laboratoire penser que cet effet était dû à la présence
Le tube de verre est en haut à droite. Au du Muséum, il entreprend de chercher de l’élément uranium dans ces sels, et que
fond, la bobine de Ruhmkorff fournit des d’autres substances luminescentes émet- le métal donnerait des effets plus intenses
impulsions à haute tension pour le tube. trices de rayons X. Pour cette étude, il que ses composés. L’expérience a
choisit des cristaux de sulfate double confirmé cette prévision.» Il ajoute : «le
décharges électriques à tension élevée. Il d’uranyle et de potassium qu’il a prépa- métal présente un phénomène de l’ordre
a soigneusement enveloppé son tube d’un rés autrefois avec son père. d’une phosphorescence invisible». Il
carton noir mince. Pourtant un écran cou- Vers le 20 février, il place ce sel sur remarque plus tard : «on n’a pu recon-
vert de platinocyanure de baryum, placé une plaque photographique enveloppée naître encore où l’uranium emprunte
sur une table non loin du tube, luit dans de deux feuilles de papier noir épais, et l’énergie qu’il émet avec une si longue
l’obscurité. Cette luminescence n’appa- il expose le tout au Soleil pendant plu- persistance». Le 12 avril 1897, dans une
raît que lorsque le tube est sous haute-ten- sieurs heures. Il développe la plaque et nouvelle note, il observe que le rayon-
sion. Röntgen s’isole dans son laboratoire reconnaît, en noir sur le cliché, la sil- nement de l’uranium n’a pas décru
pendant plusieurs semaines pour étudier houette de la substance phosphores- depuis plus d’une année.
cet effet. Il constate que les rayons invi- cente. Cette observation confirme Becquerel a ainsi établi une nouvelle
sibles qui rendent l’écran luminescent l’hypothèse d’Henri Poincaré. Comme propriété d’un corps naturel, l’élément
proviennent du tube, traversent le carton, les rayons X, les rayons observés tra- uranium, qui émet spontanément un
se propagent en ligne droite, impression- versent des feuilles de papier noir, rayonnement pénétrant. Il a le sentiment
nent les plaques photographiques et ioni- mais aussi des plaques d’aluminium et d’avoir provisoirement épuisé le sujet, et
sent l’air. Ils traversent des épaisseurs une mince feuille de cuivre. il s’intéresse maintenant à l’effet Zeeman,
importantes de matière, d’autant plus À la suite d’un hasard météorolo- découvert quelques mois avant. Il ne
aisément que la densité est faible. gique, Becquerel fait une observation reprendra des expériences sur les corps
Röntgen les baptise rayons X. plus surprenante : «quelques-unes de ces radioactifs qu’en mars 1899, après la
En interposant sa main sur leur trajet, expériences avaient été préparées le mer- découverte du polonium et du radium par
il voit l’ombre des os de ses doigts et en credi 26 et le jeudi 27 février et, comme Pierre et Marie Curie.
fait un cliché. À la fin du mois de ces jours-là le Soleil ne s’est montré que
décembre, il publie ses résultats dans les d’une manière intermittente, j’avais L’électron,
Comptes rendus des séances de la Société conservé les expériences toutes préparées
de Physique et de Médecine de Würzburg et rentré les châssis à l’obscurité dans le
support de l’électricité
sous le titre : «Sur un nouveau type de tiroir d’un meuble, en laissant en place Curieusement, peu d’expériences sont
rayons». Il envoie des épreuves de ses les lamelles du sel d’uranium. Le Soleil menées à l’étranger sur les rayons ura-
clichés à travers l’Europe. La décou- ne s’étant pas montré de nouveau les niques. Il est vrai que, durant cette
verte fait sensation dans le monde jours suivants, j’ai développé les plaques période, des physiciens croient voir des
entier, et les applications médicales sont photographiques le premier mars, en rayons de toutes sortes, mais ces «trou-
immédiates. On montre – comme le m’attendant à trouver des images très vailles» se révèlent sans fondement.
soupçonne le savant allemand – que les faibles. Les silhouettes apparurent, au L’émission des rayons uraniques est per-
rayons X sont un rayonnement électro- contraire, avec une grande intensité. Je çue comme une propriété intéressante,
magnétique de très courte longueur pensai aussitôt que l’action avait dû mais son importance et sa signification
d’onde, au-delà de l’ultraviolet. continuer à l’obscurité…» échappent aux contemporains. On n’en
Röntgen sera, en 1901, le premier lau- Ainsi l’excitation préalable par la mesurera la portée qu’après les résultats
réat du Prix Nobel de Physique. lumière solaire n’est pas nécessaire. Les de Pierre et Marie Curie.
rayonnements invisibles proviennent En 1896-1897, les physiciens sont
Les rayons uraniques d’une phosphorescence beaucoup plus mobilisés par les propriétés des rayons X
persistante que la phosphorescence ordi- et par deux grandes découvertes concer-
Le 20 janvier 1896, à l’Académie des naire. Ces rayons, qu’on nommera nant l’électron. Von Helmholtz et
Sciences de Paris, Henri Poincaré pré- «rayons uraniques» ou «rayons de l’Irlandais George Johnstone Stoney sup-

10 © POUR LA SCIENCE
posent, depuis 1881, que l’électricité est Le Français Jean Perrin a confirmé qu’ils siences. Marie a étudié à la Sorbonne,
divisée en quanta élémentaires, que portent des charges électriques négatives. car l’Université polonaise n’admettait
Stoney nomme électrons. À Leyden, aux À Cambridge, J. J. Thomson détermine pas les jeunes filles. Pierre l’épouse en
Pays-Bas, le jeune physicien Piéter les caractéristiques de ces corpuscules 1895. En septembre 1897, après la
Zeeman, assistant du théoricien Hendrik chargés. En soumettant un pinceau de naissance de leur première fille Irène,
Antoon Lorentz, recherche l’effet sur la rayons cathodiques à deux champs Marie Curie commence un travail pour
lumière d’un champ magnétique, effet magnétique et électrique croisés, le sa thèse de doctorat.
qui doit exister si la lumière est bien un savant anglais mesure leur vitesse, ainsi Sur les conseils de Pierre, elle choisit
rayonnement électromagnétique. En août que le rapport e/m de leur charge à leur d’étudier les rayons de Becquerel. Elle
1896, il place la flamme d’un brûleur à masse : dans un bon vide, leur vitesse s’installe dans un hangar de l’École de
gaz entre les pôles d’un électroaimant et atteint environ le tiers de la vitesse de la Physique et de Chimie Industrielles de la
introduit un peu de chlorure de sodium lumière et le rapport e/m ne dépend ni du Ville de Paris, où Pierre Curie est profes-
dans la flamme. Avec son nouveau spec- matériau formant la cathode, ni du gaz seur. Pour mesurer l’intensité du rayonne-
troscope à réseau, élaboré par l’américain résiduel dans le tube. Ces caractéristiques ment, Marie utilise un montage composé
Henry Augustus Rowland, il examine les sont les mêmes que celles de l’électron de d’une chambre d’ionisation, d’un électro-
raies jaune intense émises par le sodium la théorie de Lorentz. mètre à quadrants et d’un quartz piézo-
et constate que ces raies s’élargissent Ainsi l’électron semble être un électrique. Sous la contrainte qu’exerce
sous l’effet du champ magnétique. constituant élémentaire de la matière. Le sur lui un poids, les deux faces du quartz
À l’époque, les scientifiques pensent physicien anglais détermine sa masse ; à se chargent ; dans un circuit électrique,
que l’émission de lumière résulte d’oscil- sa grande surprise, elle est 1 700 fois ces charges compensent, pendant un
lations de charges électriques à l’intérieur inférieure à la masse de l’atome d’hydro- temps donné, les charges libérées dans la
de l’atome. À l’aide de sa théorie de gène, le plus léger des atomes. Il existe chambre d’ionisation par les rayonne-
l’électron dans la matière, Lorentz donc des particules bien plus petites que ments qui la traversent. La mesure du
explique l’effet Zeeman, et prédit que la les atomes. J. J. Thomson recevra le prix temps écoulé lors de la compensation et
raie lumineuse se dédouble quand la Nobel de physique de 1906. la valeur du poids suspendu au quartz
flamme est parallèle au champ magné- permettent d’évaluer l’intensité du rayon-
tique, et se divise en trois composantes Le polonium et le radium nement de la substance étudiée.
quand elle lui est perpendiculaire. Avec Marie se demande si d’autres sub-
un dispositif encore amélioré, Zeeman Pierre Curie est déjà célèbre pour ses tra- stances que l’uranium émettent spontané-
confirme la prédiction de Lorentz. Les vaux sur la piézo-électricité, en collabo- ment des rayonnements ionisant l’air et
deux physiciens hollandais se partageront ration avec son frère Jacques, la symé- impressionnant les plaques photogra-
le Prix Nobel de physique de 1902. trie dans les cristaux et le magnétisme, phiques. Parmi les métaux, sels, oxydes
Entre temps, la recherche sur la lorsqu’il rencontre Marie Sklodowska, et minéraux examinés, elle met en évi-
nature des rayons cathodiques a abouti. une jeune Polonaise licenciée-ès- dence l’activité du thorium. Elle

1 2
1 H He
Hydrogène Hélium
1 4
3 4 5 6 7 8 9 10
2 Li Be B C N O F Ne
Lithium Béryllium 26 NUMÉRO ATOMIQUE Bore Carbone Azote Oxygène Fluor Néon
7 9 Fe SYMBOLE 11 12 14 16 19 20
11 12 Fer NOM 13 14 15 16 17 18

3 Na Mg 56 MASSE ATOMIQUE (ISOTOPE LE PLUS ABONDANT) Al Si P S Cl Ar


PÉRIODES

Sodium Magnésium Aluminium Silicium Phosphore Soufre Chlore Argon


23 24 27 28 31 32 35 40
19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36

4 K Ca Sc Ti V Cr Mn Fe Co Ni Cu Zn Ga Ge As Se Br Kr
Potassium Calcium Scandium Titane Vanadium Chrome Manganèse Fer Cobalt Nickel Cuivre Zinc Gallium Germanium Arsenic Sélénium Brome Krypton
39 40 45 48 51 52 55 56 59 58 63 64 69 74 75 79 80 84
37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54
Rb Sr Y Zr Nb Mo Tc Ru Rh Pd Ag Cd In Sn Sb Te I Xe
5 Rubidium Strontium Yttrium Zirconium Niobium Molybdène Technétium Ruthénium Rhodium Palladium Argent Cadmium Indium Étain Antimoine Tellure Iode Xénon
85 88 89 90 93 98 99 102 103 106 107 114 115 120 121 130 127 132
55 56 57 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86
6 Cs Ba La Hf Ta W Re Os Ir Pt Au Hg Tl Pb Bi Po At Rn
Césium Baryum Lanthane Hafnium Tantale Tungstène Rhénium Osmium Iridium Platine Or Mercure Thallium Plomb Bismuth Polonium Astate Radon
133 138 139 180 181 184 187 192 193 195 197 202 205 208 209 210 210 222
87 88 89 104 105 106 107 108 109 110 111 112
7 Fr Ra Ac
Francium Radium Actinium
223 226 227 261 262 263 262
LANTHANIDES
58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71
Ce Pr Nd Pm Sm Eu Gd Tb Dy Ho Er Tm Tb Lu
Cérium Praséodyme Néodyme Prométhium Samarium Europium Gadolinium Terbium Dysprosium Holmium Erbium Thulium Ytterbium Lutétium
140 141 142 145 152 153 158 159 164 165 166 169 174 175
90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103
Th Pa U Np Pu Am Cm Bk Cf Es Fm Md No Lr
Thorium Protactinium Uranium Neptunium Plutonium Américium Curium Berkélium Californium Einsteinium Fermium Mendélévium Nobélium Lawrencium
232 231 238 237 242 243 247 249 251 254 253 256 254 257
ACTINIDES
4. LE TABLEAU PÉRIODIQUE DE MENDÉLEIEV. Le chimiste russe Dimitri I. Mendéleiev remarque l’existence d’une «périodicité» dans les proprié-
tés chimiques des éléments, par rapport à leur masse atomique : il a l’idée de classer les éléments chimiques en respectant cette périodicité.

© POUR LA SCIENCE 11
remarque que les éléments actifs sont collaboration avec le chimiste Gustave
ceux qui possèdent le plus fort poids ato- Bémont, ils parviennent à un produit 900
mique. En outre, «deux minéraux d’ura- fois plus actif que l’uranium. Dans le
nium, la pechblende (oxyde d’urane) et la spectre optique de la substance, le chi-
chalcolite (phosphate de cuivre et d’ura- miste E. Demarçay décèle une nouvelle
nyle), sont beaucoup plus actifs que l’ura- raie qui s’intensifie à mesure que l’acti-
nium lui-même. Ce fait est très remar- vité du chlorure enrichi croît. Ils nom-
quable et porte à croire que ces minéraux ment le nouvel élément radium (19
peuvent contenir un élément beaucoup décembre 1898). Pour poursuivre leurs
plus actif que l’uranium». En effet, la recherches, Pierre et Marie Curie se pro-
chalcolite artificielle qu’elle a synthétisée curent cent kilos, puis des tonnes, d’un
à partir de produits purs présente la même résidu de pechblende de Joachimsthal, en
activité qu’un autre sel d’uranium. Bohème. Maris Curie mesurera le poids
Pierre Curie abandonne alors ses tra- atomique du radium. À poids égal, le
vaux en cours et se joint à Marie pour radium rayonne 1,4 million de fois plus
chercher la substance inconnue. La colla- que l’uranium. C’est le plus actif des
boration entre Pierre et Marie Curie est radioéléments alors connus, que l’on pou-
exemplaire. Leurs caractères se complè- vait encore tout juste voir et peser. Il est
tent : Pierre est rêveur et imaginatif, prêt très rare, puisqu’il existe un gramme de
à aborder des sujets différents en succes- radium pour 2,8 tonnes d’uranium.
sion ou en parallèle ; Marie est énergique Les rayonnements du radium s’avè-
et tenace, persévérante dans le but qu’elle rent un formidable outil pour l’explora-
s’est fixé. Ils élaborent une nouvelle tion de la structure microscopique de la
méthode chimique : «elle consiste à matière. Des disciplines nouvelles nais- 5. L’ É L E C T R O S C O P E À F E U I L L E S D ’ O R
effectuer des séparations par les moyens sent : la physique nucléaire, la physique de Becquerel sert à mesurer la charge élec-
ordinaires de l’analyse chimique et à des particules, la chimie nucléaire, la trique libérée par les rayonnements. Dans
mesurer la radioactivité de tous les pro- radiochimie, la biologie moléculaire, les une enceinte, une tige isolée verticale se ter-
duits séparés». L’élément recherché «se datations, la géophysique et l’astrophy- mine par deux petites feuilles d’or minces
concentre dans les portions qui devien- sique. Les applications à la médecine, – dans certains instruments plus simples, la
nent de plus en plus radioactives à notamment en radiothérapie, commen- tige est simplement prolongée et une seule
mesure que progresse la séparation». Le cent dès la fin de 1901, à l’initiative de feuille d’or est utilisée. Quand on charge
18 juillet, le couple publie la découverte Pierre Curie (voir Les rayonnements et la l’électroscope, les extrémités libres des deux
d’un nouvel élément, le polonium (du médecine, par Maurice Tubiana, dans ce feuilles d’or s’écartent. Lorsqu’un rayonne-
nom du pays d’origine de Marie) ; c’est dossier). L’utilisation de l’énergie ment traverse l’enceinte de l’électroscope et
dans cette publication qu’apparaît pour la nucléaire débute dans les années 1940. qu’il ionise l’air contenu dans cette enceinte,
première fois le mot «radioactif». La découverte du radium semble plus l’électroscope se décharge et les deux
Au cours de ces expériences, Pierre et sensationnelle que celle du rayonnement feuilles d’or se rapprochent l’une de l’autre
Marie Curie rencontrent «une deuxième de l’uranium, la première observation du plus ou moins rapidement. On observe le
substance fortement radioactive et entiè- phénomène de radioactivité. Le public mouvement des feuilles au moyen d’une
rement différente de la première par ses s’intéresse à cet élément rare et cher, petite lunette graduée.
propriétés chimiques». Chimiquement, la spontanément lumineux, émettant une
nouvelle substance ressemble au baryum. quantité prodigieuse de rayonnement.
Par une succession de cristallisations Henri Becquerel et Pierre et Marie Curie par les Curie et qui deviendra leur proche
fractionnées du chlorure de baryum, en reçoivent conjointement le prix Nobel de collaborateur – isole l’actinium dans les
physique de 1903, pour la découverte de résidus de pechblende.
la radioactivité et l’étude de ses rayonne- En novembre 1899, Pierre et Marie
ments. Marie Curie recevra un deuxième Curie découvrent une nouvelle propriété
prix Nobel, de chimie cette fois, en 1911, singulière du radium : «Les rayons émis
pour la détermination du poids atomique par ces matières (fortement radioactives),
du radium et l’étude de ses propriétés. en agissant sur des substances inactives,
peuvent leur communiquer la radioacti-
Les trois rayonnements vité et cette radioactivité induite persiste
pendant un temps assez long.» Ils placent
Dans les premiers mois de 1899, les cher- à proximité d’une source intense une
cheurs se fixent trois objectifs majeurs : plaque à activer ; qu’elle soit en zinc, en
trouver d’autres corps radioactifs et étu- aluminium, en plomb, en bismuth ou
dier leurs propriétés, déterminer la nature même une feuille de papier, ils mesurent
et les caractéristiques des rayonnements une radioactivité induite, qui n’est réduite
émis, comprendre la nature de la radioac- au dixième de sa valeur qu’au bout de
6. LA SILHOUETTE DE LA CROIX DE MALTE, tivité et ses causes. On découvre de nou- deux à trois heures, une fois la source
que Becquerel avait placé entre la plaque veaux radioéléments. Ainsi au retirée. Ils attribuent d’abord le phéno-
photographique et les morceaux d’uranium Laboratoire de Chimie-physique à la mène à des poussières provenant de la
(qui laissent une image noire). Sorbonne, André Debierne – conseillé source de chlorure de baryum radifère,

12 © POUR LA SCIENCE
mais en lavant à l’eau les plaques acti- devine que ce sont des atomes ionisés nous nous refusons à la suivre dans ses
vées, ils ne réussissent pas à éliminer d’hélium, dont on a noté la présence dans conséquences, nous n’en sommes pas
l’activité. Ils concluent à un phénomène les minerais d’uranium. Dans une belle moins embarrassés… Nous sommes
de radioactivité induite. expérience, avec William Ramsay, le alors forcés à admettre que le principe
Henri Becquerel a repris ses expé- découvreur des gaz rares, Soddy de Carnot (de conservation de l’énergie)
riences sur les corps radioactifs. Il dis- démontre l’apparition d’hélium dans un n’est pas absolument général.»
tingue deux types de rayonnements : les tube contenant du radium. Rutherford Peu après, les deux savants notent :
rayonnements du radium et de l’uranium montrera ensuite rigoureusement que les «la spontanéité du rayonnement est une
sont plus pénétrants que celui du polo- particules α sont bien des atomes énigme, un sujet d’étonnement profond.
nium. Quelques mois plus tard, Pierre et d’hélium complètement ionisés. Quelle est la source de l’énergie des
Marie Curie montrent que le radium émet rayons de Becquerel? Faut-il la chercher
à la fois les deux types de rayons, une L’origine énigmatique dans les corps radioactifs eux-mêmes ou
composante très absorbable et une com- bien à l’extérieur?» Ils formulent en jan-
posante plus pénétrante.
des rayonnements vier 1902, «deux hypothèses très géné-
Au laboratoire Cavendish à Dès leurs premiers résultats, les Curie rales : 1) chaque atome radioactif pos-
Cambridge, en Grande-Bretagne, le jeune s’interrogent sur l’origine du rayonne- sède, à l’état d’énergie potentielle,
physicien néo-zélandais Ernest ment des corps radioactifs. En juin 1900, l’énergie qu’il dégage ; 2) l’atome radio-
Rutherford achève une thèse auprès de Marie Curie écrit : «Diverses manières de actif est un mécanisme qui puise, à
J. J. Thomson. Dès janvier 1899, il publie voir sont possibles à ce sujet. L’une chaque instant, en dehors de lui-même,
une étude sur le rayonnement de l’ura- d’elles est basée sur l’analogie des rayons l’énergie qu’il dégage.» Ils penchent pour
nium, où il écrit : «Ces expériences mon- du radium avec les rayons cathodiques… la seconde hypothèse, mais ils s’interro-
trent que le rayonnement de l’uranium est La théorie matérialiste de la radioactivité gent sur la nature du polonium : «le polo-
complexe et qu’il comporte au moins est très séduisante. Elle explique bien les nium fait exception ; son activité diminue
deux types distincts de rayonnements lentement avec le temps. Ce corps est une
– l’un, dénommé rayonnement alpha (α), espèce de bismuth actif ; il n’a pas encore
est facilement absorbé et l’autre, le rayon- été prouvé qu’il contienne un élément
nement bêta (β), est plus pénétrant.» nouveau. Le polonium se distingue à plu-
Les expériences se succèdent. On sieurs points de vue des autres corps
soumet les rayons à l’action d’un champ radioactifs ; il n’émet pas de rayons
magnétique, puis d’un champ électrique. déviables par le champ magnétique et il
On ne parvient pas à dévier le rayonne- ne provoque pas de radioactivité induite.»
ment absorbable comme celui du polo- Henri Becquerel était aussi la proie de
nium ; ce sera la composante «non doutes. En 1900, il tente de purifier l’ura-
déviable» (les α). La composante plus nium en répétant plusieurs fois une procé-
pénétrante, en revanche, est facilement dure de séparation chimique élaborée ; or
déviée par un champ magnétique. En le précipité est chaque fois très actif, alors
mars 1900, Pierre et Marie Curie consta- que le sel d’uranium restant en solution
tent que la charge électrique des rayons 7. LES TROIS TYPES DE RAYONNEMENTS, α, β l’est de moins en moins – mais d’une
«déviables» du radium est négative et, et γ, se séparent sous l’action d’un champ manière irrégulière – au fur et à mesure
quelques jours plus tard, Becquerel note magnétique. des séparations successives ; finalement,
que ces rayons transportent de la matière. il perd la majeure partie de son activité
En avril 1900, Paul Villard, du phénomènes de la radioactivité. initiale telle qu’elle est détectée par le
Laboratoire de Chimie de l’École Cependant, en adoptant cette théorie, il dispositif de mesure utilisé. Ainsi, selon
Normale Supérieure, montre qu’il existe, faut nous résoudre à admettre que la Becquerel, ces expériences «ne permet-
dans le rayonnement du radium, des matière radioactive n’est pas à un état tent pas encore de décider si l’uranium
rayons non déviables mais très péné- chimique ordinaire ; les atomes n’y sont possède une activité propre, ou si cette
trants, qu’on nomme rayons gamma (γ), pas constitués à l’état stable, puisque des activité est due à une substance étrangère
et qu’on identifie à des rayonnements particules plus petites que l’atome sont qu’on pourrait enlever en totalité, de
électromagnétiques. rayonnées. L’atome, indivisible au point manière à obtenir de l’uranium inactif.»
Plusieurs expériences confirment la de vue chimique, est divisible ici, et les Deux mois avant, le chercheur anglais
similitude entre rayons β et rayons catho- sous-atomes sont en mouvement. La William Crookes faisait le même
diques, comme l’a déjà remarqué matière radioactive éprouve donc une constat : voulant préparer un échantillon
Becquerel. Ces rayons sont des électrons, transformation chimique qui est la source d’uranium pur, il en sépara une substance
les rayons β étant plus rapides et plus de l’énergie rayonnée ; mais ce n’est très active, chimiquement distincte de
énergétiques que les rayons cathodiques. point une transformation chimique ordi- l’uranium, qu’il nomma uranium X
Il faut plus de temps et d’efforts pour naire, car les transformations chimiques (dénommé aujourd’hui thorium 234).
déterminer la nature des rayons α. ordinaires laissent l’atome invariable. On ne comprendra ces résultats sur-
Rutherford, devenu entre-temps profes- Dans la matière radioactive, s’il y a prenants qu’après les découvertes de
seur à Montréal, parvient à les dévier quelque chose qui se modifie, c’est forcé- Rutherford et Soddy, que nous allons
dans un fort champ magnétique, et ment l’atome, puisque c’est à l’atome décrire. L’uranium se transforme lente-
montre ainsi, à la fin de 1902, qu’ils se qu’est attachée la radioactivité. La théorie ment en uranium X ; dans l’uranium
composent de particules lourdes, de matérialiste de la radioactivité nous naturel, uranium et uranium X sont en
charge positive. Avec Frederick Soddy, il conduit donc bien loin. D’ailleurs, si équilibre radioactif, c’est-à-dire qu’ils

© POUR LA SCIENCE 13
de la période radioactive.
Pour déterminer la nature de l’émana-
tion, il s’associe, pendant près de deux
ans (1901-1903), au jeune chimiste
Frederick Soddy, qui vient d’Oxford. Ils
observent que l’émanation n’interagit
avec aucun réactif et en concluent qu’il
s’agit d’un gaz inerte analogue aux gaz
rares. Ils réussissent même à la condenser
dans l’azote liquide, grâce à la toute nou-
velle machine à air liquide, que leur labo-
ratoire vient d’acquérir.
Rutherford et Soddy séparent ensuite
une grande partie de l’activité du thorium
8. SPECTRE OPTIQUE DU CHLORURE DE RADIUM, obtenu par Marie Curie. Lorsqu’il est excité sous la forme d’un nouveau radioélé-
(par exemple par une flamme ou une étincelle), un atome émet des rayonnements lumi- ment, le thorium X, analogue à l’uranium
neux caractéristiques (des raies) de longueur d’onde bien définie (spectre d’émission). Ces X extrait de l’uranium. Toutefois le tho-
raies se situent dans le domaine visible, dans l’ultraviolet ou dans l’infrarouge. Analysés par rium X, une fois isolé, a une période
un spectroscope qui sépare ces raies, elles permettent d’identifier un élément, ou de décou- radioactive proche de quatre jours et,
vrir un élément nouveau. Eugène Demarçay (1852-1903) était un spécialiste renommé de phénomène surprenant, le thorium dont
spectroscopie : il identifia la raie principale du radium et découvrit l’élément europium. À sa on a extrait le thorium X retrouve son
mort il légua son spectroscope à Pierre Curie. activité initiale avec la même période de
quatre jours. La somme des deux activités
émettent autant de rayons par unité de Rutherford ne se contente pas de laver la demeure constante ; à l’équilibre, il se
temps l’un que l’autre. Mais l’uranium X surface : il la frotte, la gratte avec du forme autant d’atomes de thorium X qu’il
émet des rayonnements β pénétrants, papier de verre, la traite par un acide. Il en disparaît. La conclusion est
alors que l’uranium émet des rayons α parvient à enlever ce «dépôt actif», dont inéluctable : le thorium se transforme en
absorbables, que le dispositif de il prouve ainsi l’existence matérielle. thorium X ; celui-ci, à son tour, se trans-
Becquerel ne détecte pas. De ce fait, les Ces radioactivités décroissent forme en un gaz, l’émanation (le thoron),
rayons uraniques découverts par Henri exponentiellement au cours du temps ; qui se transforme à nouveau en un solide,
Becquerel en 1896, étaient les rayons β à chaque instant, leur intensité est pro- le dépôt actif. La radioactivité, un phéno-
de l’uranium X et non les rayons α de portionnelle à la quantité d’énergie res- mène atomique, est la transmutation
l’uranium. Toutefois le savant français ne tant à rayonner et proportionnelle au spontanée d’un élément chimique en un
voulait pas admettre que l’uranium émet- nombre d’atomes présents. La période autre, par émission de rayonnement.
tait des rayons α. de temps au bout de laquelle l’activité Ainsi, la radioactivité du thorium X avec
décroît de moitié est d’une minute pour émission de particules α conduit à la for-
Émanation l’émanation et de 11 heures pour le mation de l’émanation.
dépôt actif. On a gardé cette définition Les deux chercheurs étendent leurs
et transmutation
Au Canada, Ernest Rutherford réalise NUMÉRO ATOMIQUE
82 83 84 85 86 87 88 89 90
une série d’expériences sur le thorium.
Rutherford est pragmatique et concret ; il PLOMB BISMUTH POLONIUM ASTATE RADON FRANCIUM RADIUM ACTINIUM THORIUM
est ouvert à tout fait nouveau et imprévu, 232 SOLIDE Th
mais n’accepte un résultat que lorsqu’il
α
s’appuie sur une expérimentation rigou-
reuse. Il a de plus une intuition remar-
quable, et voit tout de suite les consé- 228 MTh1 MTh2 RTh
β β
quences, mêmes lointaines, d’une α
nouvelle propriété.
MASSE ATOMIQUE

Il observe d’abord (1899-1900) que 224 SOLIDE Th X 3,6 JOURS


l’oxyde ou les sels de thorium émettent
en permanence une sorte de vapeur, une α
«émanation», possédant une radioactivité
passagère. Il découvre ensuite que l’éma- 220 GAZ Tn 54 SECONDES
nation du thorium a la propriété d’induire α
une radioactivité sur toutes les surfaces
avec lesquelles elle entre en contact,
comme si elle les couvrait d’une «couche
216 SOLIDE Th A
invisible extrêmement active.» Cette α
observation est comparable à la décou-
verte, par les Curie, de la radioactivité 212 Th B
induite par le radium. Cependant, pour
déterminer la nature de cette couche, 9. TRANSMUTATIONS SUCCESSIVES DU THORIUM en thorium X, puis en émanation, le thoron (Tn).

14 © POUR LA SCIENCE
10. APPAREILS DE MESURE DE LA RADIOACTIVITÉ utilisés par Pierre et Marie Curie. La
chambre d’ionisation est constituée de deux plateaux parallèles entre lesquels on établis- ÉLECTROMÈTRE
sait une différence de potentiel. La substance à étudier était placée sur le plateau infé-
rieur. Tout rayonnement chargé traversant l’air – ou tout autre gaz – contenu dans la CHAMBRE
chambre ionisait le gaz, c’est-à-dire créait, à partir des atomes neutres, des paires élec- D'IONISATION
tron-ion positif. Les particules chargées se dirigeaient respectivement vers les deux pla-
teaux, engendrant un courant électrique. On mesurait ce courant à l’aide d’un électro-
mètre, et on le compensait à l’aide d’un quartz piézo-électrique. Dans le fond, on a placé
la photographie du laboratoire de Pierre et Marie Curie (exposition «La radioactivité»,
QUARTZ PIÉZOÉLECTRIQUE
Muséum national d’histoire naturelle).

conclusions à l’ensemble des radioélé- 1 600 ans). Le radium est moins âgé l’atome se dévoile peu à peu.
ments alors connus. Pour eux, l’uranium, que le minerai qui le contient, et doit En 1911, Ernest Rutherford,
le thorium et le radium ont le statut com- par conséquent être formé continuelle- devenu professeur à Manchester, a éta-
plet de radioélément, car on les obtient en ment par radioactivité. bli l’existence du noyau de l’atome :
quantité pondérable ; ils sont en équilibre Le physicien américain Bertram en bombardant une mince feuille d’or
radioactif avec leurs descendants. En Boltwood remarque que le radium se avec des particules α, ses deux jeunes
outre, Rutherford et Soddy indiquent déjà trouve toujours dans la même propor- collaborateurs, Hans Geiger et Ernest
que tout élément plus lourd que l’ura- tion par rapport à l’uranium dans les Marsden ont observé que quelques
nium doit être radioactif ; dans leur pre- minéraux uranifères. Il établit qu’il est particules étaient fortement déviées, la
mière esquisse des familles radioactives, un descendant de l’uranium, et identifie plupart traversant la feuille sans dévia-
ils prévoient que le terme de chaque le radioélément intermédiaire, de longue tion. Rutherford en déduit que les
famille est un élément stable. Ils démon- période, l’ionium (isotope du thorium). charges positives et presque toute la
trent que l’énergie libérée dans une trans- Dès 1905, Boltwood montre que l’élé- masse de l’atome sont rassemblées
formation radioactive est bien supérieure ment stable final de la famille de l’ura- dans un très petit volume, le noyau.
(d’un facteur 20 000 à 1 000 000) à celle nium-radium est le plomb. L’année suivante, les travaux de
des réactions chimiques ordinaires. Ils Ernest Rutherford reçoit le Prix F. Soddy, K. Fajans, G. von Hevesy et
calculent que la transmutation du radium Nobel de chimie de 1908, et Frederick A. S. Russell, aboutissent à la loi de
doit être environ un million de fois plus Soddy, celui de 1921 pour avoir établi déplacement ou loi de valence ; elle
rapide que celle de l’uranium, ce qui les l’existence d’isotopes (1910-1911), indique que la radioactivité α corres-
conduit à donner au radium une «vie» de c’est-à-dire d’atomes du même élément pond à la formation d’un nouvel élé-
quelques milliers d’années (la période du chimique mais ayant des masses ato- ment chimique deux colonnes vers la
radium, déterminée par la suite, est de miques différentes. La structure de gauche dans le tableau de Mendeleïev,

© POUR LA SCIENCE 15
et la radioactivité β à la formation Crookes expose son «spinthariscope», sède donc plusieurs états, l’état fonda-
d’un nouvel élément une colonne vers un écran transparent couvert de sulfure mental (d’énergie la plus basse) et des
la droite. Entre temps, une nouvelle de zinc phosphorescent. Lorsque des états excités correspondant à différents
détermination par Marie Curie du particules α frappent l’écran (du côté mouvements des constituants du
poids atomique du radium, aboutissant du sulfure), on observe, avec un micro- noyau. Le noyau excité passe dans un
à la valeur de 226,2, a permis de placer scope et dans l’obscurité, des scintilla- état de plus basse énergie (il se «désex-
précisément cet élément dans la classi- tions distribuées au hasard, correspon- cite») en émettant un rayon γ (un pho-
fication périodique. dant chacune à l’impact d’une particule ton).
En 1913, Henry Moseley, assistant de α sur l’écran. C’est la première fois En 1932, à Cambridge, James
Rutherford, démontre expérimentalement qu’on distingue des particules une à Chadwick, collaborateur de
que le nombre d’électrons atomiques et le une. (Plus tard, on remplacera les Rutherford, découvre le neutron, parti-
nombre de charges positives du noyau écrans à sulfure de zinc par des comp- cule dépourvue de charge électrique et
sont égaux au numéro atomique de l’élé- teurs.) Le fait est patent : l’émission des de masse voisine de celle du proton.
ment dans la classification périodique. rayons α est aléatoire. Ainsi, même si On constate à partir de là que le noyau
La même année, le physicien danois l’on connaît la probabilité de désinté- est constitué de protons et de neutrons,
Niels Bohr montre que le noyau est le gration d’un atome radioactif, on ne et non, comme on le croyait
siège de la radioactivité alors que son peut pas prévoir le moment précis où il jusqu’alors, de protons – ou de parti-
cortège d’électrons est responsable des se désintègre : il peut aussi bien se cules α – et d’électrons.
réactions chimiques. désintégrer au bout d’une seconde Alors d’où viennent les électrons
qu’au bout d’une heure. Les lois de émis dans la radioactivité β? Hormis
Relativité et interactions probabilité joueront un rôle essentiel les raies correspondant à la conversion
dans la future mécanique quantique. des rayons γ, leur spectre montre une
fondamentales Connaissant la structure de l’atome répartition continue en énergie. C’est
Nous l’avons vu, les physiciens compren- et la relation d’équivalence masse- le physicien Wolfgang Pauli qui expli-
nent vite que les rayons β sont des élec- énergie d’Einstein, on a amélioré la quera cette caractéristique
trons de grande énergie, émis à une compréhension des phénomènes de énigmatique : en même temps que
vitesse proche de celle de la lumière. À la radioactivité, plus particulièrement de l’électron, est émise une particule sans
même époque, la masse de l’électron fait l’émission des rayonnements α, β et γ. charge et pratiquement sans masse.
l’objet d’un débat. En particulier, le rap- Tout d’abord, l’énergie d’un rayonne- Cette particule, baptisée neutrino,
port e/m de sa charge à sa masse varie-t- ment spontané correspond à une diffé- emporte l’énergie manquante ; elle ne
elle avec sa vitesse? Dès 1902, pour rence de masses : la masse totale du sera détectée que 25 ans plus tard. À
répondre à cette question, le physicien système initial est nécessairement partir de cette hypothèse, l’Italien
allemand W. Kaufmann entreprend une supérieure à celle du système final. Enrico Fermi élabore en 1933-1934 la
série d’expériences sur les rayons β du En 1928, George Gamow applique théorie de la radioactivité β. Tout
radium (en réalité de ses descendants), de la nouvelle mécanique quantique à la comme le photon émis par un atome
vitesse comprise entre 20 et 97 pour cent radioactivité α. Il traite la particule α excité n’existe pas dans l’atome, l’élec-
de la vitesse de la lumière. Ces expé- comme une particule élémentaire, tron émis dans la radioactivité β ne
riences montrent que la «masse» des maintenue dans le noyau par les forces préexiste pas dans le noyau : il est créé
électrons (on dira par la suite leur inertie) nucléaires attractives ; en outre, por- au moment de son émission, par la
augmente notablement lorsque leur tant une charge électrique positive +2, transformation d’un neutron en proton.
vitesse approche celle de la lumière. elle est repoussée (par interaction élec- Cette transformation résulte de l’action
Trois ans plus tard, après les travaux tromagnétique) par le reste du noyau, d’un autre type de force, que l’on nom-
de Lorentz sur la contraction des lon- lui aussi de charge positive. La super- mera l’interaction faible.
gueurs et la dilatation des durées, Albert position de ces deux effets crée une La même année 1934, à l’Institut
Einstein formule sa théorie de la relati- «barrière de potentiel», que la particule du Radium, Frédéric et Irène Joliot-
vité restreinte, et établit la relation entre α doit franchir pour sortir du noyau ; or Curie découvrent la radioactivité artifi-
l’inertie et la vitesse des particules de la mécanique quantique prévoit que la cielle, dans laquelle sont émis des élec-
grande énergie. À la fin de 1905, dans particule a une certaine probabilité de trons positifs, les positons. Ils
Annalen der Physik, il publie un article traverser cette barrière par «effet tun- fabriquent en laboratoire de nouveaux
intitulé : «L’inertie d’un corps dépend- nel». La théorie rend bien compte des noyaux radioactifs, tels le radiophos-
elle de sa capacité d’énergie?» Il y éta- résultats expérimentaux. phore, de vie trop courte pour avoir
blit sa célèbre relation d’équivalence En 1910-1912, Otto von Baeyer, subsisté sur Terre depuis sa formation.
entre masse et énergie : E = mc2 , où c Otto Hahn et Lise Meitner observent La radioactivité β positive est l’inverse
est la vitesse de la lumière. Il conclut lors de la radioactivité β des groupes de la radioactivité β négative : elle
ainsi : «Il n’est pas impossible qu’une d’électrons d’énergie bien définie. En résulte de la transformation d’un pro-
vérification de la théorie ne puisse être 1929, Salomon Rosenblum, à l’Institut ton en neutron.
effectuée avec des corps dont la capa- du Radium à Paris, découvre la struc- Ainsi, dans la radioactivité, trois
cité d’énergie est au plus haut degré ture fine des particules α : analysés des quatre interactions fondamentales
variable (par exemple les sels de par un puissant électroaimant, les que nous connaissons sont à l’œuvre :
radium).» L’étude des corps radioac- rayons α émis par certains radioélé- l’interaction forte, l’interaction électro-
tifs et celle des réactions nucléaires ments se répartissent en plusieurs magnétique et l’interaction faible. La
confirmera cette théorie. groupes d’énergies discrètes voisines. quatrième, la gravitation, est trop faible
En mars 1903, le physicien anglais Comme l’atome, le noyau final pos- pour jouer un rôle à cette échelle!

16 © POUR LA SCIENCE
LA RADIOCHIMIE
tré, par la chimie, la production d’éléments
moins lourds que l’uranium irradié aux
neutrons ; la notion de fission de l’atome
s’est ainsi imposée. Entre 1940 et 1980, la
Michel Genet radiochimie a permis d’identifier chaque

L a découverte par Henri Becquerel


(1896, radioactivité naturelle) et celles
par Pierre et Marie Curie (1898, polonium
charte des isotopes et ouvrant la voie à
l’extension du tableau périodique au-delà de
l’uranium. Dès 1940, on découvre l’élément
élément actinide produit dans une cible irra-
diée qui en comptait plusieurs, chacun sous
forme de nombreux isotopes. Ces pro-
et radium) ont bouleversé la plupart des immédiatement suivant, le neptunium, puis blèmes étaient identiques à ceux du début
domaines scientifiques, notamment la chi- le plutonium. Après avoir découvert le pluto- du siècle, lorsqu’on cherchait à comprendre
mie et la classification périodique des élé- nium, Glenn T. Seaborg formule, en 1944, les liens entre les divers radioéléments en
ments. À la fin du XIXe siècle, la chimie était le concept des actinides : comme les lantha- équilibre séculaire.
un vaste inventaire «zoologique» des élé- nides, ou terres rares, les actinides ont des-
ments, répertoriés selon quelques proprié- couches électroniques externes incom- La radiochimie actuelle
tés immédiates, observées sur la matière plètes ; pour les lanthanides, la sous-couche
macroscopique. L’étude de la radioactivité 4f se complète par addition d’un électron Aujourd’hui la démarche est la même, que
naturelle et des effets des rayonnements quand on passe d’un élément à l’autre, tan- ce soit pour étudier les éléments lourds,
émis par les sources radioactives a permis dis que pour les actinides, c’est la sous- pour préparer des sources radioactives desti-
de comprendre la constitution des atomes couche 5f. Les cases du tableau périodique, nées aux applications médicales (voir La
et des éléments ; elle a fourni une justifica- se sont alors remplies au rythme d’une tous médecine nucléaire, par André Syrota, dans
tion de la classification périodique du chi- les deux ou trois ans ; on a identifié chimi- ce dossier) ou pour séparer les radioélé-
miste russe Mendéleïev. En outre, une nou- quement les différents isotopes produits par ments issus des déchets nucléaires. On
velle discipline est née, la radiochimie, qui des réactions nucléaires de plus en plus emploiera les mêmes méthodes pour l’inci-
porte sur l’étude des éléments radioactifs. complexes, qui produisent des atomes de nération des déchets nucléaires par trans-
À la fin du siècle dernier, on ne connais- plus en plus éphémères. En 1961, la série mutation : en bombardant de particules ces
sait que 75 éléments chimiques, dont deux des 14 actinides est complétée par le éléments transuraniens de vie longue (deux
étaient radioactifs sans que personne le lawrencium, de numéro atomique 103. milliards d’années), on espère les transfor-
sache : l’uranium et le thorium. Cent ans Commence alors la quête des transactinides. mer en éléments de vie plus courte
après la découverte de la radioactivité, le Dans cette série, au-delà de l’élément 106, (quelques dizaines d’années), plus com-
tableau périodique comporte 81 éléments seules les expériences de physique sont modes à gérer. On cherche aussi de nou-
stables et 31 éléments radioactifs, nommés assez rapides pour identifier un radioélé- veaux conditionnements des déchets, que
radioéléments. Dans ce tableau périodique, ment de très courte durée de vie, et qui est les méthodes de radiochimie aident à tester.
on classe les éléments selon leur nombre de produit à raison d’un atome par semaine! Une autre branche de la radiochimie,
protons ; ce dernier détermine le nombre nommée la chimie des rayonnements, est
d’électrons qui gravitent autour du noyau et, Les méthodes de la radiochimie consacrée à l’étude des effets chimiques des
par conséquent, les propriétés chimiques de radiations : en effet, l’émission de rayonne-
l’élément. Un élément donné possède plu- Lorsque les radioéléments sont en si faibles ments modifie parfois les propriétés chi-
sieurs isotopes, qui ne diffèrent entre eux quantités qu’ils ne sont plus visibles à l’œil miques des éléments radioactifs. L’exemple
que par leur nombre de neutrons et qui ont et qu’ils ne sont repérables que par les le plus significatif est le cas d’une solution
donc le même comportement chimique. radiations qu’ils émettent, on dit qu’ils sont acqueuse d’éléments radioactifs : les rayon-
On connaît aujourd’hui 274 isotopes en concentration de traces ou «d’indica- nements dissocient des molécules d’eau et
stables, et plus de 2 500 isotopes radioactifs. teurs» (concentrations inférieures à 1013 produisent, entre autres, de l’eau oxygénée
Le dernier isotope radioactif synthétisé à ce molécules par litre). On doit les séparer, les (H2O2), qui oxyde les radioéléments pré-
jour contient 112 protons (voir Les éléments purifier, les identifier et se doter de sents dans la solution.
lourds, par P. Armbruster et méthodes particulières ; l’une d’elles, la Dans le même esprit, les études des
G. Münzenberg, dans ce dossier). «méthode des entraîneurs», consiste à effets biologiques des rayonnements a
La construction du tableau périodique a entraîner (coprécipiter) un élément en donné naissance à la radiobiologie et à la
connu des étapes clés. D’abord les expé- traces sur un sel insoluble. Marie Curie a médecine nucléaire. Dans ces deux disci-
riences de radiochimie ont clarifié les filia- élaboré ces méthodes avec son mari, Pierre plines, on utilise des molécules marquées,
tions dans les familles radioactives naturelles Curie, pour extraire quelques milligrammes tels que des radiopharmaceutiques en
de l’uranium et du thorium, ce qui a permis de radium de plusieurs centaines de kilo- imagerie par scintillation, synthétisées par
d’établir la notion d’isotopie. Dans ces grammes de minerai ; c’est aussi elle qui a des techniques de la radiochimie.
familles, des isotopes de divers éléments de proposé le terme radiochimie. Les résultats acquis, au long de ce
numéro atomique inférieur à celui des L’expérience d’Irène et Frédéric Joliot a siècle, dans ce nouveau domaine de la chi-
«pères» cohabitent en équilibre séculaire. réussi grâce à la radiochimie : l’astucieuse mie, la radiochimie, ont été récompensés
Autrement dit, un isotope donne naissance séparation radiochimique entre l’aluminium par une dizaine de prix Nobel. Ils ont aussi
à un fils, et tous les isotopes de la famille ont de la cible et les quelques milliers d’atomes préparé le tableau périodique à accueillir
la même activité que l’isotope père, exceptés de phosphore radioactif produit par irradia- les futurs éléments «superlourds».
les derniers, qui sont stables. En 1934, Irène tion démontra l’apparition de ce phosphore
et Frédéric Joliot découvrent la radioactivité radioactif. De même, Otto Hahn et Friedrich
artificielle. Cette découverte permet de créer Strassmann ont prouvé l’existence d’une fis- Michel Genet est professeur à l’Université
des isotopes radioactifs de la plupart des élé- sion nucléaire grâce à la radiochimie : à Paris Sud (Orsay) et radiochimiste à l’Institut
ments inconnus sur terre, enrichissant la l’échelle de quelques atomes, ils ont mon- de physique nucléaire d’Orsay.

© POUR LA SCIENCE 17
Les énigmes
de la radioactivité
René BIMBOT

Avec la radioactivité, Henri Becquerel a découvert monde où les lois physiques échappent à
une intuition issue de la pratique quoti-
un signal émis par le noyau de l’atome, noyau dont dienne de notre monde macroscopique.

on ne soupçonnait même pas l’existence. Le noyau n’émet


Il fallut ensuite presque un siècle pour décoder ce signal, pas ses constituants
D’emblée, la radioactivité a surpris : dès
où la nature avait multiplié les énigmes. 1900, on savait que les rayonnements
émis par l’uranium et ses descendants
avaient trois composantes, baptisées
«alpha» (α), «bêta» (β) et «gamma» (γ),
nvisibles, échappant à nos sens, comporte plusieurs énigmes, imbriquées séparables par l’action d’un champ

I mais présents depuis l’origine du


monde, les rayonnements de radio-
activité naturelle semblent un défi
lancé par la nature à l’homme : ce dernier
devait déceler leur existence, comprendre
les unes dans les autres.
Lorsqu’on analyse ce message, on
s’aperçoit d’abord que le noyau n’émet
pas ses constituants. Ensuite, on
découvre de nouvelles forces, qui luttent
magnétique. Plus tard, on montra que la
radioactivité α était l’émission de
noyaux d’hélium, la radioactivité β
l’émission d’électrons, et la radioactivité
γ l’émission de photons (voir la figure 1).
qu’ils provenaient du noyau, minuscule et dominent à tour de rôle. Enfin, de nou- De ces observations, il était logique de
objet niché au centre de l’atome, et en velles particules de matière, et même déduire que le noyau était constitué de
tirer des informations sur la composition d’antimatière apparaissent. Le décryp- ces trois types de particules, ce qui n’est
et la structure de cet objet. Un siècle tage de ces énigmes a fourni une image pas le cas : les constituants du noyau sont
après leur découverte, on reste frappé par cohérente du monde infiniment petit dont le proton et le neutron, ce dernier n’ayant
la complication du message délivré, qui la radioactivité a révélé l’existence, un été découvert par le Britannique James
Chadwick qu’en 1932.
Alors, pourquoi les noyaux radioac-
CHAMP MAGNÉTIQUE α tifs n’émettent-ils pas des protons ou des
neutrons? Comment les noyaux éjectent-
ils autre chose que leurs constituants?
Ces questions sont précédées d’une
γ autre, sans doute plus fondamentale :
pourquoi certains noyaux sont-ils radio-
actifs? La réponse est la même pour tous
SOURCE les phénomènes physiques spontanés – la
RADIOACTIVE
pomme tombant de l’arbre, par exemple :
c’est parce que le système peut rejoindre
β un état plus stable en perdant de l’énergie
potentielle, l’excédent d’énergie s’échap-
pant sous forme d’énergie cinétique,
c’est-à-dire sous la forme de mouve-
1. LES TROIS TYPES DE RADIOACTIVITÉ, ALPHA, BÊTA ET GAMMA. Sous l’action d’un champ ment. Dans notre cas, le système initial
magnétique perpendiculaire à sa direction, le rayonnement émis par la source radioactive se est l’atome radioactif de noyau A (y
sépare en trois composantes : α, faiblement déviée (ici vers le haut), β fortement déviée en compris les électrons atomiques), le sys-
sens inverse (ici vers le bas), et γ non déviée. La déviation s’effectue dans le plan perpendi- tème final est composé de l’atome de
culaire au champ magnétique. Elle augmente avec la charge électrique des particules, mais noyau B et des particules émises, et
diminue quand leur masse ou leur vitesse augmente. Le rayonnement α est constitué de l’énergie cinétique se partage entre ces
noyaux d’hélium (deux protons et deux neutrons), massifs et portant deux charges posi- particules et le noyau B qui recule, de
tives, le rayonnement β, d’électrons, de faible masse et portant une charge négative, et le sorte que la quantité de mouvement est
rayonnement γ, de photons, particules neutres et sans masse. conservée. Et l’énergie potentielle?

18 © POUR LA SCIENCE
On sait depuis Albert Einstein (1905)
que la masse d’un système équivaut à une
énergie potentielle (E = mc2, où c est la
vitesse de la lumière, égale à 300 millions 20
234
90 Th +

MASSE
(EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS)
de mètres par seconde). Cette «équiva-
lence masse-énergie» implique que la
matière, apparemment inerte, est un
réservoir d’énergie, et même un formi-

ÉNERGIE
10
dable réservoir, compte tenu de la valeur PROTON
NEUTRON 237
Pa
énorme du coefficient c2, près de 1017 ;
U
237 91 +
+
on exploite ce réservoir dans les réacteurs 92

électronucléaires, où, par une coïncidence


amusante, le combustible le plus courant
est justement l’uranium, élément qui per-
0
U
238
92

mit la découverte de la radioactivité.


Revenons à la question, pourquoi les
–4,3 234
90 Th +

noyaux radioactifs n’émettent-ils pas des α

protons ou des neutrons? Laissons de 2. COMPARAISON DES ÉNERGIES (ou des masses) de l’uranium 238 (238U) et de divers sys-
côté, pour le moment, le cas de la radio- tèmes désunis, composés du même nombre de nucléons. L’énergie initiale de l’uranium 238
activité γ, qui ne change pas la composi- est fixée arbitrairement égale à 0. Les systèmes (237U + neutron) et (237Pa + proton) ont une
tion en protons et neutrons du noyau. Les masse supérieure à celle de l’uranium 238 ; par conséquent, celui-ci est stable par rapport à
radioactivités α et β, en revanche, modi- l’émission de neutron et de proton. En revanche, il est instable par radioactivité α, parce que le
fient cette composition. Un noyau système (234Th + α) possède une masse inférieure. Cette masse est nettement plus faible que
contient N neutrons et Z protons et pos- celle du système (234Th + 2 protons + 2 neutrons), car les protons et neutrons sont très liés
sède une certaine durée de vie (de dans la particule α : leur énergie de liaison vaut 28,3 millions d’électronvolts. Parmi les cas
quelques picosecondes pour les noyaux représentés, seule la transition vers système (234Th + α) est spontanée.
produits dans les accélérateurs actuels,
jusqu’à des milliards d’années). Les A
nucléons (A = N + Z) du noyau sont liés pour conserver la charge électrique, un (ou de la répulsion) électrostatique des
par une force (l’interaction forte), et on électron est créé. Cette transformation corps chargés électriquement, de
doit fournir une certaine quantité d’éner- est la radioactivité β– (moins, car l’élec- l’action des aimants sur certains
gie (l’énergie de séparation) pour en tron a une charge électrique négative). métaux (magnétisme), et des interac-
extraire l’un d’eux. Autrement dit, un On observe un comportement ana- tions entre aimants et courants élec-
noyau de A nucléons, même radioactif, a logue (ou plutôt symétrique) dans les triques (électromagnétisme).
généralement (nous verrons les excep- noyaux excédentaires en protons. Ceux- La découverte de la radioactivité et
tions à cette règle) une énergie poten- ci se désintègrent en transformant un de les études concernant le noyau atomique
tielle, donc une masse, inférieure à celle leurs protons en un neutron, soit par ont conduit les physiciens à introduire,
du système désuni, constitué du noyau de capture d’un électron (c’est la radioacti- non pas une – cela aurait été trop
(A – 1) nucléons et du nucléon manquant. vité par capture électronique), soit par simple! – mais deux nouvelles forces
Il n’émet donc pas spontanément (sans émission d’un électron positif, ou posi- fondamentales. Avant même de
apport d’énergie extérieure) un de ses ton : c’est la radioactivité β+. connaître la composition exacte des
nucléons, et doit recourir à un artifice. noyaux, pour expliquer l’existence de
Un noyau lourd comme l’uranium Les forces mises en jeu ces systèmes minuscules et portant par-
238, instable parce qu’il contient trop de fois de fortes charges positives, on avait
protons et de neutrons, doit vider son Nous venons d’examiner pourquoi les pressenti la nécessité d’une force de
trop-plein de nucléons (voir Des noyaux noyaux radioactifs n’émettent pas des cohésion puissante capable de dominer
exotiques aux faisceaux radioactifs, par neutrons ou des protons, mais on la répulsion électrostatique s’exerçant
Philippe Chomaz, dans ce dossier). Il s’interroge encore : comment font-ils entre ces charges (tandis que la force de
émet une particule α, un noyau pour synthétiser une particule α, ou gravitation entre deux protons est 1036
d’hélium constitué de deux protons et transformer un neutron en proton, ou fois plus faible que cette force électro-
de deux neutrons, parce que le système vice versa? Pour répondre à cette ques- magnétique). Comme le noyau est petit,
final, composé du thorium 234 et de la tion, examinons les forces en présence. cette force nucléaire devait s’exercer à
particule α, a une masse plus faible Avant la découverte de la radioacti- très courte distance (on dit à courte por-
(voir la figure 2). Ce mode de désinté- vité, on avait identifié deux forces tée). Quand Chadwick découvrit le neu-
gration est la radioactivité α. fondamentales : la force de gravitation, tron, on démontra rapidement que cette
Pour les mêmes raisons, les noyaux ou attraction universelle, et la force force attractive s’exerçait indifférem-
qui sont instables à cause d’un excès de électromagnétique. La première, intro- ment entre deux neutrons, deux protons
neutrons, tel le carbone 14, n’émettent duite par Newton, est responsable à la et entre un neutron et un proton. Dès
pas de neutron isolé. En revanche, ils ont fois de la chute des corps sur Terre (la 1935, le Japonais Hideki Yukawa en
la faculté extraordinaire de changer un pesanteur) et du mouvement des corps élabora une théorie, dont les grandes
neutron en proton ; ainsi le carbone 14 célestes, comme la révolution des pla- lignes sont encore acceptées.
se transforme en azote 14, de masse nètes du Système solaire. La seconde Cependant cette force nucléaire
inférieure. Lors de cette transformation, est responsable à la fois de l’attraction n’expliquait pas la transformation d’un

© POUR LA SCIENCE 19
neutron en proton, qui a lieu dans la ticule α ou noyau d’hélium, le plus lié À cette question, on répond par la
radioactivité β. Il fallut introduire une des petits noyaux. Dans cette émission, simple mesure de l’énergie cinétique de
quatrième force fondamentale, d’intensité deux forces fondamentales s’affrontent : la particule α ; à partir du moment où
plus faible, baptisée pour cette raison l’interaction forte tend à retenir ensemble elle se sépare nettement du noyau (le tho-
interaction faible, la force de Yukawa les nucléons, et la force électromagné- rium 234 dans l’exemple choisi), cette
devenant ipso facto l’interaction forte. tique tend à éloigner la particule α du particule est uniquement soumise à la
Ainsi, en principe, la radioactivité noyau restant, puisque tous deux sont répulsion électrostatique, et l’énergie
met en jeu les quatre forces fondamen- chargés positivement. Cependant, tel cinétique qu’elle acquiert, égale à l’éner-
tales : la gravitation et la force électro- David opposé à Goliath, c’est la moins gie potentielle électrostatique, ne dépend
magnétique, puisque les particules α et puissante, la force électromagnétique, qui que de la distance séparant les centres des
les électrons β possèdent une masse et l’emporte. L’explication de ce paradoxe deux partenaires au moment de la sépara-
une charge, et les deux interactions réside dans la portée de ces interactions. tion. Ainsi, pour que la particule α,
nucléaires, forte et faible. En fait, la gra- Si le noyau résiduel et la particule alpha expulsée du noyau d’uranium 238,
vitation, d’intensité bien moindre que s’éloignent suffisamment, l’interaction acquiert une énergie de 4,2 millions
les trois autres, a un rôle négligeable. forte, à courte portée, sera toujours battue d’électronvolts de par son accélération
par la force électrostatique, qui ne décroît par les forces de répulsion électrostatique,
qu’en raison inverse du carré de la dis- elle doit commencer son voyage à une
David et Goliath tance, et possède donc une portée infinie. distance de 60 femtomètres du noyau
Mais cette réponse amène une autre ques- (soit 60 x 10 –15 mètres), alors que la
Dans la radioactivité α, nous avons vu tion : comment la particule α a-t-elle pu somme des rayons des deux noyaux ne
que le noyau préfère, pour des raisons s’éloigner suffisamment du noyau pour vaut que 10 femtomètres (voir la figure
énergétiques, émettre un «paquet» de se retrouver dans cette situation? Et à pro- 3a). L’écart est énorme! Tout se passe
deux neutrons et de deux protons : la par- pos, à quelle distance s’est-elle éloignée? comme si la particule α se matérialisait à
une distance considérable du noyau. À
l’évidence, une telle représentation «clas-
a
sique» de l’émission α n’est pas valable.
234
Th α
L’effet tunnel

Th
234
α En 1929, le physicien George Gamow a
élaboré une théorie de l’émission α, en
s’appuyant sur la nouvelle mécanique
0 10 60 DISTANCE
b (EN FEMTOMÈTRES)
ondulatoire (ou mécanique quantique), où
25
(EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS)

toute particule possède aussi les proprié-


20 tés d’une onde, selon l’hypothèse géniale
formulée en 1924 par Louis de Broglie. À
cette époque, on n’a pas encore découvert
ÉNERGIE

15 le neutron, aussi Gamow suppose-t-il que


le noyau est constitué de particules α. Il
10 considère ces dernières comme des
ondes, retenues prisonnières dans un
5 2 puits de potentiel (voir la figure 3b). Ces
ondes se réfléchissent sur les parois
4,2 MeV
0
internes du puits et établissent un régime
0 10 20 30 40 50 60 DISTANCE d’ondes stationnaires, semblable au
(EN FEMTOMÈTRES)
régime stationnaire d’une corde vibrante.
1 Selon la mécanique ondulatoire, la
probabilité de présence de la particule est
proportionnelle au carré de l’amplitude
de l’onde : celle de la particule α est
3. EFFET TUNNEL DANS LA RADIOACTIVITÉ ALPHA de l’uranium 238. En physique classique, on donc très proche de 1 (de l’événement
représenterait l’émission α comme la fuite de la particule à partir du bord du noyau (a). Cette certain) à l’intérieur du noyau.
représentation n’est pas valable, car elle implique que la particule α, subissant la répulsion élec- Cependant, lorsque l’onde est réfléchie
trostatique du noyau résiduel de thorium 234 (234Th), s’en éloigne avec une énergie d’environ sur la paroi du puits, une composante se
25 millions d’électronvolts. On n’explique la faible valeur de l’énergie observée (de seulement propage dans la paroi du puits et s’y
4,2 millions d’électronvolts) qu’en faisant appel à la mécanique quantique (b). L’onde associée à «évanouit» : l’amplitude de cette onde
la particule alpha est prisonnière dans le puits de potentiel nucléaire négatif ; celui-ci traduit évanescente diminue exponentiellement
l’action attractive de l’interaction forte, superposée au potentiel de répulsion électrostatique, posi- avec la distance. Quand la particule α est
tif, qui décroît en raison inverse de la distance. Lorsque la particule α a une énergie de sépara- liée, elle a une énergie négative, et l’onde
tion négative (1), elle ne peut s’échapper du puits. Quand son énergie est positive (2), elle peut évanescente n’a aucune chance de
traverser la barrière de potentiel par effet tunnel : le carré de l’amplitude de l’onde évanescente s’échapper. En revanche, quand la parti-
à la sortie de la barrière donne la probabilité que cette traversée se produise. Dans ce cas, la cule α n’est pas liée, elle a une énergie
particule α ne subit la répulsion électrostatique qu’après 60 femtomètres (60 x 10–15 mètre). positive, et, si la paroi de puits n’est pas

20 © POUR LA SCIENCE
trop épaisse, l’onde émerge de cette NOMBRE D'ÉLECTRONS a 4. S PECTRES DE LA RADIOACTIVITÉ B Ê TA .
«barrière de potentiel» avec une ampli- Ne Contrairement à la radioactivité α, pour
tude réduite. Cette faible amplitude cor- laquelle les particules α ont une énergie
respond à une probabilité de présence de déterminée, l’énergie des électrons émis
la particule α à l’extérieur du noyau, très E1 lors de la radioactivité β est distribuée conti-
faible, mais non nulle. C’est ainsi, qu’un ÉNERGIE DES ÉLECTRONS
nûment (a). Ceci s’explique par l’émission
noyau tel que l’uranium 238 parvient à NOMBRE
simultanée d’une deuxième particule
b
expulser une particule α et à se transfor- D'ANTINEUTRINOS emportant le reste de l’énergie cédée par le

mer en thorium 234. noyau lors de sa désintégration β : cette
Puisqu’un noyau radioactif, à un nouvelle particule est nommée antineutrino
instant donné, a une certaine probabilité (b). Ainsi, les désintégrations β produisent
de se transformer, l’effectif d’une popu- E2 autant d’antineutrinos que d’électrons. Aux
lation de noyaux radioactifs diminue au ÉNERGIE DES ANTINEUTRINOS électrons d’énergie E 1 correspond un
cours du temps. Ainsi, la probabilité de NOMBRE c nombre égal d’antineutrinos d’énergie E2
transformation se traduit par une durée DE DÉSINTÉGRATIONS (Ne = Nν), telle que la somme E1 + E2 soit
de vie, d’autant plus longue que la pro- égale à l’énergie E libérée par le noyau
babilité est faible. On définit la période (zones rouges). Le spectre de la radioactivité
radioactive d’un noyau, ou période de β, obtenue par sommation tranche par
demi-vie, par le temps au bout duquel E tranche des distributions (a) et (b), donne
l’effectif de la population de noyaux ÉNERGIE TOTALE bien une raie unique (c).
radioactifs est réduit de moitié.
Le processus par lequel une particule
α se matérialise hors du puits de poten- l’uranium ; cette fission s’effectue sans revanche, pour des noyaux éloignés de la
tiel est nommé «effet tunnel». Il rend apport d’énergie, ce qui la différencie stabilité, créés à l’aide d’accélérateurs, le
compte à la fois de l’émission de la par- de la fission induite par neutrons, qui a proton le moins lié possède une énergie
ticule α et de son énergie cinétique. Il lieu dans les réacteurs nucléaires. positive assez élevée pour que cette
explique aussi la corrélation, pour tous Découverte par K. A. Petrzhak et radioactivité proton ait une probabilité
les émetteurs α, entre les valeurs de G. N. Flerov en 1939, la fission sponta- significative. C’est le cas de l’isomère
cette énergie cinétique et les périodes née existe en effet, mais avec une proba- cobalt 53m (nous définissons ces termes
radioactives des noyaux : on observe bilité bien inférieure à celle de l’émis- plus loin), que le Britannique K. Jackson
que plus l’énergie cinétique de la parti- sion α. Plus récemment, en 1984, les et ses collaborateurs ont découvert en
cule α est élevée, plus la durée de vie du physiciens britanniques H. J. Rose et 1970 à Oxford, en même temps que ce
noyau est faible. Cela s’explique par le G. A. Jones ont découvert un mode nouveau mode de radioactivité. Cette
fait que la barrière à franchir est moins intermédiaire de désintégration pour des découverte constitue une exception à
épaisse et donc la probabilité d’émission noyaux voisins de l’uranium, tels que le notre première affirmation selon laquelle
de la particule α est supérieure. radium 223 ; il s’agit de l’émission d’un «le noyau n’émet pas ses constituants»!
On a abandonné le modèle de noyau léger, comme le carbone 14. Cette Parfois même, au cours de processus
Gamow, notamment parce qu’il supposait découverte a permis de généraliser la extrêmement rares, des neutrons sont
la préexistence des particules α dans le théorie de la radioactivité α à toutes les émis par radioactivité : ces neutrons sont
noyau, mais il contenait l’idée essentielle émissions possibles de groupes de dits «retardés» parce qu’ils sont émis
d’une traversée de la barrière de potentiel nucléons : on considère l’ensemble des après une première désintégration (géné-
par effet tunnel. La théorie actuelle de la configurations possédant un nombre ralement β–), lorsque le noyau résultant
radioactivité α considère les deux sys- donné de protons et de neutrons, et on possède une énergie d’excitation supé-
tèmes (uranium 238) et (thorium 234 + calcule les probabilités de transition rieure à leur énergie de séparation.
α), qui possèdent le même nombre de entre ces configurations. Ces probabili-
protons et de neutrons (92 protons et 146 tés dépendent de l’énergie libérée par la Le «petit neutron»
neutrons). Au moyen de la mécanique transition, mais aussi de la complexité
quantique, on calcule la probabilité de de ce passage ; par la conjonction de ces
et la force faible
transition du premier système au second, deux paramètres, l’émission α est le Si le noyau émet parfois ses consti-
égale à la probabilité d’émission α. mode de radioactivité le plus probable tuants, il émet aussi des particules qu’il
pour l’uranium 238. ne contient pas, comme l’électron, que
La fission spontanée Pour terminer ce paragraphe, signa- le Britannique J. J. Thomson a découvert
lons que la particule α est émise parce en 1897. Lorsqu’on identifia la particule
Cependant d’autres configurations cor- qu’elle a une énergie de séparation posi- émise par radioactivité β– à l’électron,
respondant aux mêmes nombres de tive et qu’elle n’est retenue dans le noyau on en inventa tout d’abord que cette par-
nucléons ont une énergie inférieure à que par la barrière de potentiel d’origine ticule était un constituant du noyau, et
l’uranium 238 : c’est le cas de électrostatique. Dans certains noyaux, il on élabora un modèle de noyau formé de
l’ensemble constitué des deux noyaux arrive que des protons aient une énergie protons et d’électrons. Il fallut attendre
de masses moyennes, le molybdène 102 faiblement positive : ces noyaux sont des des mesures élaborées (sur le moment
(42 protons) et l’étain 134 (50 protons), émetteurs potentiels de protons, et seule cinétique du noyau et de ses hypothé-
accompagnés de deux neutrons. Par l’énorme épaisseur de la barrière à fran- tiques constituants) pour infirmer ce
conséquent, la fission spontanée est un chir rend inobservable, car trop peu pro- modèle. Lorsqu’on établit que ces
mode possible de désintégration de bable, cette «radioactivité proton». En constituants sont les neutrons et les pro-

© POUR LA SCIENCE 21
tons, une autre énigme se posa : pour-
a b
ÉLECTRON γ PROTON ÉLECTRON quoi et comment le noyau éjecte-t-il un
TEMPS électron? Nous avons vu que le noyau

TEMPS
émet un électron pour changer un neu-
ANTI-
NEUTRINO
tron en proton et se transformer ainsi en
A
A un noyau plus stable. Il reste à expliquer
comment il s’y prend.
La recherche de cette explication
passe par l’étude des caractéristiques de
ÉLECTRON NEUTRON
l’émission β–, et là, on rencontre une
nouvelle énigme : la distribution en
c
PROTON ÉLECTRON
d u d u ÉLECTRON
énergie (le spectre) des particules
émises s’étend continûment sur une

TEMPS
TEMPS

grande plage d’énergie. Ce phénomène


B
ANTI-
B distingue la radioactivité β des émis-
ANTI-
NEUTRINO NEUTRINO sions α et γ, dont le spectre est constitué
A
BOSON W– BOSON W–
de raies uniques ou multiples (voir la
A figure 4). Comme l’énergie du rayonne-
ment équivaut à la différence des
NEUTRON u d d masses entre le noyau initial et le noyau
final, elle devrait être bien définie. À
5. DIAGRAMMES DE FEYNMAN représentant des interactions entre particules au cours du première vue, l’obtention d’un spectre
temps. Sur le schéma a, un photon est émis lors d’une transition électronique au sein du continu contredit le principe de conser-
cortège atomique : à l’instant désigné par le point A, l’électron change d’état d’énergie, vation de l’énergie. D’ailleurs, vers
comme le montre la brisure de la ligne qui le représente, et libère la différence d’énergie 1930, certains physiciens, et non des
sous la forme d’un photon γ. Le schéma b représente la radioactivité β– selon la première moindres, tel Niels Bohr, se préparaient
théorie (due à Fermi) : un neutron se change en proton, au moment symbolisé par le point courageusement à abandonner ce prin-
A. Cette transformation s’accompagne de l’émission d’un électron et d’un antineutrino. Sur cipe fondamental! Wolfgang Pauli sug-
le schéma c, selon la même représentation de la radioactivité β–, le boson intermédiaire W– géra, le premier, qu’une particule élec-
porte l’interaction faible : en A, la transformation d’un neutron en proton s’accompagne de triquement neutre (non détectée) serait
l’émission d’un boson W–, par un mécanisme équivalent à la production du photon en (a) ; émise en même temps que l’électron ;
puis ce boson intermédiaire (virtuel) se matérialise en B en un électron et un antineutrino. cette particule emporterait l’énergie
Le schéma d représente la théorie actuelle de la radioactivité β–, c’est-à-dire la transforma- manquante sous la forme d’énergie
tion d’un quark d en quark u, avec l’intervention du boson intermédiaire W–. cinétique, qui prend des valeurs conti-
nues et différentes à chaque fois. Juste
après la découverte du neutron, Enrico
Fermi officialisa l’hypothèse de Pauli,
14C 14N baptisa cette particule «neutrino» («petit
ÉLECTRON
neutron» en italien) et élabora la pre-
a + + mière théorie de la radioactivité β.
Le principe de conservation de
ANTINEUTRINO l’énergie était sauvé, et l’émission β
apparaissait désormais comme le résul-
tat de la transformation :
neutron —> proton + électron + neutrino
(notée n —> p + e + ν),
ÉLECTRON qui se produit au sein du noyau. La
théorie de l’émission β était une exten-
b + + sion hardie de celle de la désexcitation
ANTINEUTRINO d’un atome par l’émission d’un photon.
NEUTRON PROTON Dans un atome excité, un électron
change de niveau d’énergie en émettant
un photon, grain (ou quantum) d’éner-
gie libéré dans un processus électroma-
ÉLECTRON gnétique (voir la figure 5a). Au cours
c de l’émission β (voir la figure 5b), le
+ + neutron ne change pas d’énergie, mais
QUARK d QUARK u ANTINEUTRINO de nature, puisqu’il devient proton ;
Fermi supposa que le quantum libéré,
6. LA POUPÉE GIGOGNE DE LA RADIOACTIVITÉ BETA MOINS. Au début, on représentait la équivalent au photon, était cette fois une
radioactivité β par une transmutation de noyaux (a). Puis on l’a considérée comme une paire de particules, l’électron et le neu-
transformation d’un neutron en proton (b). Aujourd’hui, on décrit la transformation d’un trino (ou plutôt l’antineutrino, comme
quark d en un quark u. on l’apprendra plus tard). Cependant,

22 © POUR LA SCIENCE
pour être cohérente, la description de ce force électromagnétique. Cette autre résulte du compromis entre l’attraction
processus nécessitait l’intervention énigme a été résolue lorsqu’on a décrit électrostatique et le principe d’incerti-
d’une quatrième force fondamentale, la structure de l’atome. Considérons le tude de Heisenberg que nous venons
l’interaction faible, qui allait poser système constitué d’un électron et d’un d’évoquer. À la profondeur de l’onde
nombre d’énigmes aux physiciens! proton. Lorsqu’elles sont éloignées l’une associée à l’électron, l’écartement des
La description de la radioactivité β– de l’autre, ces deux particules, de parois du puits donne le rayon de la
changea encore dans les années 1970, charges électriques opposées, s’attirent. sphère à l’intérieur de laquelle celui-ci a
lorsqu’on apprit que le proton et le neu- Toutefois, elles s’approchent rarement à une forte probabilité de présence, sans
tron ne sont pas des particules élémen- moins d’un demi-angström (0,5 x 10–10 qu’il soit possible de l’y localiser. En
taires, mais possèdent une structure mètres, soit 100 000 fois le rayon du particulier, rien n’empêche l’électron
interne. Chacun d’eux comporte trois proton), car le principe d’incertitude de d’être présent, avec une faible probabi-
quarks : deux quarks de type «u» et un Heisenberg leur interdit de s’agglutiner. lité, au sein du proton.
de type «d» pour le proton (uud), et Selon ce principe, on ne peut connaître Ainsi l’état de plus basse énergie du
l’inverse pour le neutron (ddu). La trans- la position et la vitesse de l’électron système électron-proton est l’atome
formation d’un neutron en proton se simultanément avec une grande préci- d’hydrogène, où le proton et l’électron
réduit alors à celle d’un quark u en un sion : si l’électron se collait au proton, ont la proximité maximale compatible
quark d, que l’on note : sa position serait bien définie, mais sa avec les règles de la mécanique
d —> u + e + ν. vitesse serait très indéterminée ; un tel quantique ; cet état n’est pas l’électron
L’interaction faible devient ainsi une état, où l’énergie cinétique peut prendre collé au proton, comme le suggérerait une
force agissant sur les quarks, les électrons des valeurs énormes, ne correspond pas image classique, et c’est encore moins le
et les neutrinos. Toutefois cette nouvelle à la stabilité maximale. Celle-ci est neutron! D’ailleurs, à l’état libre, le neu-
représentation théorique de la radioacti- atteinte pour une distance d’environ un tron est instable : il se désintègre sponta-
vité β– ne remet pas en question la pre- demi-angström, pour laquelle le couple nément, par radioactivité β–, en donnant
mière approche qu’en avait faite Fermi. électron-proton forme un atome un proton, un électron, et un antineutrino.
À la même époque, la théorie quan- d’hydrogène, le plus simple des atomes. Ce fait introduit une nouvelle énigme :
tique des champs, prolongement de la En mécanique quantique, l’onde qui pourquoi le neutron, instable quand il est
mécanique quantique, précisait la théorie représente l’électron est prisonnière isolé, est-il stable dans les noyaux ordi-
de l’interaction faible. Comme toutes les dans un puits de potentiel électrosta- naires? Et pourquoi redevient-il instable
forces, l’interaction faible possède un tique (voir la figure 7). La profondeur dans les noyaux radioactifs émetteurs β–?
quantum d’énergie qui peut se matériali- du puits est infinie, mais l’onde se situe Le neutron isolé est instable, parce
ser en une particule, analogue au photon à une profondeur assez faible, égale à que sa masse est supérieure à la somme
dans l’interaction électromagnétique. La l’énergie qu’on doit fournir pour séparer des masses de l’électron, du proton et
théorie quantique des champs montre l’électron de l’atome d’hydrogène (13,6 du neutrino (de masse nulle ou quasi
qu’il en existe trois, portant des charges électronvolts). Cette énergie de liaison nulle). En se désintégrant, il engendre
électriques différentes : on les nomme les
bosons intermédiaires Z0, W+ et W–. La
désintégration β implique désormais les
quarks des nucléons, par l’intermédiaire PROTON
ÉLECTRON
du boson (virtuel) W–. Ce n’est qu’en
1984, avec la preuve expérimentale au
CERN de l’existence des bosons inter- DISTANCE (EN ANGSTRÖM)
médiaires, que cette théorie a été confir-
1 2 3 4
mée, et l’émission β enfin comprise.
(EN ÉLECTRONVOLTS)

Le système électron-proton
ÉNERGIE

La théorie de l’émission β résout bien


des énigmes. Elle explique notamment la –13,6 eV
création d’un électron au cours de la
transformation d’un neutron en proton
– c’est le rôle de l’interaction faible – à
la condition expresse qu’une autre parti-
cule, l’antineutrino, soit créée simultané-
ment pour respecter les lois de conserva-
tion de la physique quantique. La
transformation d’un neutron en proton
libère une énergie suffisante pour éjecter
l’électron hors du noyau, malgré l’attrac- 7. L’ATOME D’HYDROGÈNE. L’état le plus stable du système formé d’un électron et d’un pro-
tion électrostatique qui devrait le retenir. ton est l’atome d’hydrogène. Lié par une énergie de 13,6 électronvolts, l’électron est repré-
Notons que, même sans cette énergie senté par une onde prisonnière dans le puits de potentiel électromagnétique. Sa probabilité
cinétique, les électrons du cortège ato- de présence est importante à l’intérieur d’une sphère (une orbitale) dont le rayon est voisin
mique restent à une distance respectable de un angström (10–10 mètre). Il possède une probabilité de présence faible, mais non nulle
du noyau, qui les attire pourtant par la à l’intérieur du proton.

© POUR LA SCIENCE 23
ces particules à l’état libre, et leur com- nique quantique : l’émission d’une par- appartenant généralement à une
munique l’énergie libérée par la diffé- ticule équivaut à la capture de son anti- couche électronique interne, laisse un
rence de masse sous la forme d’énergie particule. Ce «joker» offre deux possi- «trou» dans le cortège atomique. Pour
cinétique. En revanche, lorsque le neu- bilités au noyau excédentaire en combler cette lacune, le cortège élec-
tron est partie intégrante d’un noyau, on protons, la capture électronique et la tronique procède à des transitions (ou
doit considérer l’énergie de l’ensemble radioactivité β+. sauts) électroniques successifs.
du noyau ; celle-ci dépend du nombre La première solution consiste à cap- Chacune de ces transitions s’accom-
total de protons et de neutrons du turer un électron, ce qui est l’inverse de pagne de l’émission d’un photon,
noyau. Quand ces nombres correspon- l’émission d’un électron, et à émettre c’est-à-dire d’un rayonnement X ou
dent à une stabilité optimale au noyau, simultanément un neutrino, ce qui équi- ultraviolet lointain. La capture électro-
la transformation d’un neutron en pro- vaut à la capture d’un antineutrino. Il ne nique se révèle ainsi à l’expérimenta-
ton, déficitaire en énergie, ne se produit reste plus au noyau qu’à attendre qu’un teur par l’émission de plusieurs rayons
pas spontanément. Quand le noyau pos- électron se présente… Comme la ren- X en cascade, dont l’énergie est reliée
sède trop de neutrons, la transformation contre avec un électron libre est raris- au numéro atomique Z du noyau final
redevient possible et le noyau est un sime, le noyau absorbe l’un des élec- (voir la figure 8).
émetteur β – . Inversement, lorsqu’un trons de son cortège, tel Cronos Une autre caractéristique de la radio-
noyau est trop riche en protons, l’un dévorant ses propres enfants. Cette cap- activité par capture électronique est que
d’eux, «déstabilisé», se transformera en ture est favorisée par le fait que, nous toute l’énergie libérée par la transforma-
neutron. Examinons ce cas maintenant. l’avons vu, les électrons atomiques ont tion est emportée par le neutrino.
une probabilité de présence non nulle à Comme l’électron capturé occupait un
La capture électronique l’intérieur du noyau. Profitant d’un niveau d’énergie précis dans l’atome,
moment favorable, l’un des protons du les neutrinos issus de la désintégration
Quand un noyau a trop de protons par noyau interagit avec l’électron passé à d’un isotope par capture électronique
rapport aux neutrons, la solution la plus sa portée selon la réaction : ont une énergie déterminée ; ils pré-
favorable du point de vue de son éner- p + e– —> n + ν. sentent un spectre de raies, contraire-
gie est de transformer un de ses protons Comme dans la désintégration ment aux antineutrinos issus de la
en neutron, c’est-à-dire de réaliser β – , c’est l’interaction faible qui est radioactivité β – , dont le spectre est
l’inverse de la radioactivité β – . responsable de cette transformation. continu. Récemment la collaboration
Cependant, la transformation stricte- Découverte par l’Américain Luis européenne Gallex a utilisé cette parti-
ment inverse a une probabilité ridicule- Walter Alvarez en 1937, la capture cularité pour produire, à partir du
ment faible : l’inverse de l’émission électronique est un phénomène plus chrome 51, une source de neutrinos
d’un électron et d’un (anti)neutrino discret que l’émission β – , surtout d’énergie déterminée.
serait la capture simultanée de ces deux lorsqu’elle ne s’accompagne pas de La désintégration du chrome 51
particules, et une telle rencontre à trois radioactivité γ (considérée plus loin), s’effectue par capture électronique sans
corps relèverait du miracle! Pour sur- puisqu’alors le noyau ne libère qu’un émission γ dans 90 pour cent des cas et
monter cette difficulté, le noyau utilise neutrino, particule presque indéce- avec émission d’un photon γ de 320 000
une propriété extraordinaire de la méca- lable. Cependant, l’électron capturé, électronvolts dans 10 pour cent des cas
(nous verrons plus loin ce qu’est l’émis-
sion γ et pourquoi elle accompagne
2 d’autres modes de désintégration). Par
conséquent, le chrome 51 émet des neu-
trinos avec une raie à l’énergie de
750 kilo-électronvolts (90 pour cent de
1 son intensité), et une autre, dix fois plus
faible, à 430 kilo-électronvolts
(750 – 320). Placée dans un blindage
COUCHES hermétiquement clos d’une tonne de
ÉLECTRONIQUES tungstène qui arrête les photons γ de
320 000 électronvolts et les rayons X
résultant de la capture électronique,
NOYAU
cette source n’émet plus que des neu-
trinos. On a ainsi réalisé une source de
neutrinos de 62 x 1015 désintégrations
par seconde, record absolu de radioac-
tivité pour une source d’origine
humaine. Cette source sert à étalonner
un compteur qui recense les neutrinos
en provenance du Soleil. Bien que très
radioactive, une telle source de neutri-
8. LA CAPTURE ÉLECTRONIQUE. Le noyau capture un électron d’une couche interne de son nos ne présente aucun danger pour
cortège atomique. Puis ce cortège se réarrange pour combler la lacune laissée par l’électron l’homme : tout comme le blindage de
absorbé : des électrons des couches externes, représentées par des ellipses, sautent dans les tungstène, le corps humain est totale-
trous situés au niveau inférieur. À chacun de ces sauts, un photon X ou ultraviolet est émis. ment transparent aux neutrinos!

24 © POUR LA SCIENCE
L’antimatière par la matière cent des cas en émettant un rayonnement
α de 4,18 millions d’électronvolts, et
La seconde solution qui s’offre au candi-
238
92 U dans 23 pour cent des cas en émettant un
dat à la transformation d’un proton en un rayonnement α de 4,13 millions d’élec-

(EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS)


neutron, est l’émission d’un anti-élec- tronvolts, suivi d’un photon γ de 0,05
tron, baptisé positon, et la capture d’un millions d’électronvolts (voir la figure 9).
antineutrino. Cependant, comme les anti- 23%
Cependant, lorsque la durée de vie
neutrinos ne sont pas monnaie courante d’un état excité est assez longue, celui-ci

ÉNERGIE
dans son environnement, le noyau rem- 77% présente une radioactivité γ pure. On uti-
place aussi cette capture par l’émission lise alors le terme d’isomères, emprunté
d’un anti-antineutrino, c’est-à-dire d’un au langage de la chimie, pour désigner
neutrino. C’est la radioactivité β+, que un tel noyau excité métastable et son état
Frédéric et Irène Joliot-Curie ont décou- − 4,13
fondamental, qui ont tous deux la même
verte en 1934, en même temps que la composition en neutrons et protons. De
radioactivité artificielle : ils ont, les pre- tels isomères existent çà et là dans la
miers, synthétisé un isotope radioactif, le
− 4,18
234
90 Th γ 0,05 MeV carte des isotopes, tel le germanium
phosphore 30, qui se désintègre en sili- 73m, dont la période est de 0,5 seconde.
cium 30 en émettant un positon et un Le processus de radioactivité γ est
neutrino, et en libérant un électron du 9. LA DÉSINTÉGRATION DE L’URANIUM 238. analogue à celui qui accompagne la réor-
cortège atomique. Ce dernier est le quin- Dans 77 pour cent des cas, la désintégra- ganisation des électrons du cortège d’un
zième électron du phosphore 30, (qui tion de l’uranium 238 libère une particule atome, lorsque celui-ci a été excité par
possède 15 protons), devenu inutile pour α de 4,18 millions d’électronvolts, et mène une collision avec un électron ou avec un
le silicium 30, qui n’en possède que 14. au niveau fondamental du thorium 234. autre atome. Mais dans ce dernier cas, les
Notons que, lors d’une capture électro- Dans 23 pour cent des cas, elle émet une photons émis emportent une énergie bien
nique, cette mise en harmonie du cortège particule α de 4,13 millions d’électronvolts, inférieure à celle des photons γ : leur fré-
d’électrons par rapport au nombre de et conduit à un niveau excité de cet isotope quence correspond aux domaines des
protons du noyau est automatique. de thorium, situé à une énergie de 0,05 rayons X, des rayonnements ultraviolets
Bien entendu, l’émission β+ coûte million d’électronvolts supérieure à celle de ou de la lumière visible. Cette désexcita-
plus d’énergie que la capture électro- l’état fondamental ; le noyau se désexcite tion atomique par émission d’un photon
nique : la création d’un positon, qui pos- alors par émission γ. n’a rien d’étonnant : comme les électrons
sède une masse égale à celle de l’élec- d’un atome sont liés au noyau par la
tron, représente une énergie de 511 transformée en rayonnement électroma- force électromagnétique, leur réarrange-
kilo-électronvolts, et la perte de l’élec- gnétique (γ). Il semble paradoxal que la ment libère naturellement un photon, qui
tron du cortège atomique coûte la même matière, certes radioactive, engendre est le quantum d’énergie du champ élec-
énergie. Ainsi la désintégration β+ n’est spontanément un tel serpent capable de la tromagnétique. En revanche, la désexci-
possible que lorsque la masse du noyau détruire! Mais ce n’est pas le seul tation nucléaire par émission d’un photon
de départ (ici le phosphore 30) excède exemple de catastrophe naturelle. γ est une énigme de plus : le réarrange-
d’au moins 1 022 kilo-électronvolts celle ment des protons et neutrons d’un noyau
du noyau d’arrivée (le silicium 30). La radioactivité gamma met en jeu deux forces, l’interaction élec-
Le positon n’est pas la moindre des tromagnétique, certes, mais aussi l’inter-
énigmes posées à l’homme par la radio- La plupart des noyaux possèdent des action forte, qui possède son propre
activité. En 1928, alors qu’il travaillait états excités, moins stables (car plus quantum d’interaction. Pourquoi ce quan-
sur la théorie de l’électron en mécanique énergétiques) que leur «état fondamen- tum d’interaction forte ne se matérialise-
quantique et relativiste, Paul Dirac a pré- tal». Ces états ont généralement une t-il pas dans la radioactivité γ?
dit son existence en interprétant les solu- courte durée de vie (inférieure à 10–10 L’explication complète de ce para-
tions mathématiques de ses équations. seconde), car les noyaux excités se doxe réside dans la théorie quantique des
Quatre ans plus tard, on le découvrait hâtent d’émettre leur excédent d’énergie, champs, où nous ne nous aventurerons
dans le rayonnement cosmique. Dirac souvent par radioactivité γ. Sans changer pas ici. L’argument principal est que
l’interprétait comme un trou dans une leurs nombres respectifs, neutrons et pro- l’énergie nécessaire pour matérialiser un
mer d’électrons négatifs occupant tous tons se réorganisent dans le noyau ; ce quantum d’interaction forte est bien supé-
les niveaux possibles du vide. Puis faisant, ils libèrent l’excédent d’énergie rieure à celle que coûte la désintégration
Richard Feynman, le père de l’électrody- ∆E sous la forme d’un photon, dont la γ. Aujourd’hui, on sait que le quantum
namique quantique, le considérait fréquence ƒ est proportionnelle à ∆E : d’interaction forte responsable de l’inter-
comme un électron remontant le temps. ∆E = hƒ, h étant la constante de Planck. action entre les quarks est le gluon, mais
Actuellement le positon est intégré au La radioactivité γ est souvent associée on ne l’a jamais isolé. En 1935, avant
modèle standard de la physique des parti- à une autre forme de radioactivité, α ou l’hypothèse des quarks, H. Yukawa avait
cules, qui prévoit que toute particule de β. En effet, une désintégration radioactive introduit le quantum d’interaction forte
matière possède son antiparticule. peut produire un noyau dans un état entre nucléons, le méson (qui agit pour le
En tant que particule d’antimatière, le excité, lequel se désexcite dans un délai gluon par une sorte de délégation) ; mais
positon possède la propriété effrayante très bref (10–6 à 10–12 seconde) en émet- même pour faire apparaître ce «second
d’annihiler le premier électron qu’il ren- tant un γ. On a évoqué l’exemple du rôle», on doit fournir une énergie d’envi-
contre ; dans cette double disparition, chrome 51, émetteur β+. Autre exemple, ron 200 millions d’électronvolts, alors
toute l’énergie de masse des particules est l’uranium 238 se désintègre dans 77 pour que les énergies courantes dans la

© POUR LA SCIENCE 25
ristiques si proches que l’on hésite à par-
LA LOI DE DÉCROISSANCE RADIOACTIVE ler de deux particules distinctes. Parmi
les tentatives en cours pour élucider ces

Q uel que soit le mode de radioac-


tivité considéré, l’effectif d’une
population d’atomes radioactifs dimi-
N0
NOMBRE DE DÉSINTÉGRATIONS énigmes, une approche consiste à recher-
cher un nouveau mode de radioactivité,
la «double β sans neutrino», au cours de
nue exponentiellement dans le laquelle deux électrons seraient émis
temps. Notons N0 cet effectif initial.
N0
simultanément, mais sans les deux anti-
Au bout d’un certain temps t, l’effectif neutrinos de la désintégration β usuelle
2
N(t) de cette population devient : (en 1990, on a observé la radioactivité
N0
double β avec neutrinos, comportant
N(t) = N0 exp(–λt), 4 l’émission simultanée de deux électrons
où λ est la probabilité de désintégra- et de deux antineutrinos). En principe,
tion par unité de temps : λ = 0,693/T, T 2T T’ TEMPS t l’observation d’un tel mode de radioacti-
et T est la période de demi-vie, telle Décroissance d’un élément radioactif vité suffirait à prouver que la masse du
que N = N0 / 2t/T. de période T (en rouge) et d’un autre neutrino n’est pas nulle, et que cette par-
de période T’ supérieure (en bleu). ticule est sa propre antiparticule. Ce
(simple?) fait aurait des implications
considérables en physique des particules,
bien sûr, mais aussi en astrophysique
radioactivité γ sont 100 à 1000 fois plus configuration des neutrons modifie celle (voir La double désintégration bêta, par
faibles. On observe expérimentalement des protons. En outre, les mésons de M. Moe et S. P. Rosen, dans ce dossier).
des mésons quand des particules accélé- Yukawa, dont certains portent une charge Sous ses divers aspects, la radioacti-
rées communiquent aux noyaux, par col- électrique, interviennent dans ces proces- vité possède une profonde unité. Nous
lision, des énergies de plusieurs centaines sus de transferts d’énergie. Les multiples avons vu qu’un atome radioactif est un
de millions d’électronvolts. remaniements possibles, touchant assemblage de protons, de neutrons et
Notons qu’en vertu du principe nombre de nucléons du noyau, se mani- d’électrons en équilibre instable. La
d’incertitude de Heisenberg, un nucléon festent par divers modes d’émission. Un transition qui le mène vers un état
peut émettre brièvement un méson dont domaine entier de la physique nucléaire, d’équilibre plus stable diffère selon
la masse vaut 200 millions d’électron- nommé spectroscopie nucléaire, réperto- l’atome considéré, ce qui explique la
volts, même s’il ne dispose pas de cette rie ces modes d’émission et tente de diversité des modes de radioactivité.
énergie. En effet, dans une de ses ver- résoudre les énigmes que pose encore la Dans tous les cas, elle possède une pro-
sions, ce principe viole celui de conser- radioactivité γ (voir La superdéformation babilité bien définie de se produire dans
vation de l’énergie d’une certaine quan- des noyaux, par Renée Lucas, dans ce un intervalle de temps donné. Cette pro-
tité ∆E pendant un intervalle de temps ∆t dossier). babilité dépend du type d’atome radio-
à condition que le produit ∆E x ∆t soit actif, mais pour chacun d’eux, elle ne
inférieur à h (la constante de Planck divi- Les ultimes énigmes varie pas en fonction du temps. Cette
sée par 2π). Autrement dit, un nucléon probabilité constante se traduit par la loi
du noyau émet un méson de masse 200 Cent ans après la découverte de la radio- de décroissance radioactive exponen-
millions d’électronvolts, à condition activité, qui, avec celles des rayons X et tielle (voir l’encadré), valable quel que
qu’un autre nucléon le réabsorbe quasi de l’électron, a révélé l’existence du soit le mode de radioactivité, et caracté-
immédiatement (soit ∆t inférieur à 10–23 monde infiniment petit, les physiciens ont risée par une période de demi-vie.
seconde). Il est impossible d’observer déchiffré la plupart des énigmes qu’elle Un noyau radioactif ne vieillit pas,
directement, hors du noyau, un tel présentait. Poussés dans leurs retranche- sinon tous les noyaux d’une population
méson, qualifié pour cette raison de «vir- ments par ces évidences expérimentales de noyaux identiques se désintégreraient
tuel». Il en est de même pour les bosons qui heurtaient leurs références classiques, à peu près en même temps, comme tom-
intermédiaires virtuels (W+ et W–) qui ils ont créé de nouveaux concepts, adap- bent les feuilles d’un arbre à l’automne.
interviennent dans la radioactivité β. tés à ce monde neuf. Ils ont découvert de Le nombre de disparitions par seconde
Pour en revenir aux noyaux excités, nouvelles particules, inventé des modèles est proportionnel au nombre d’atomes
le remaniement du noyau libère une éner- de noyaux, maintes fois abandonnés ou radioactifs présents, ce qui signifie que
gie qui se matérialise en un photon. remaniés, et ont mis en évidence deux la probabilité de désintégration reste la
Lorsque c’est un proton qui change de nouvelles forces fondamentales. La phy- même au cours des siècles ou des mil-
niveau d’énergie dans le noyau, on sique quantique a permis d’interpréter liards d’années. Ainsi, nous sommes
conçoit que le processus soit dominé par mathématiquement ces concepts, dans un incapables de prédire à quel moment un
l’interaction électromagnétique de ce pro- formalisme entièrement nouveau. atome de carbone 14 se désintégrera,
ton avec le reste du noyau, et qu’un pho- Cependant quelques énigmes subsistent, mais nous avons la certitude que le
ton soit émis. En revanche, lorsque c’est notamment celle des neutrinos. nombre d’atomes de cet isotope qui
un neutron, on pourrait penser que seule Au début, on a supposé que la masse étaient présents dans un fossile il y a
l’interaction forte se manifeste. Or, dans du neutrino était nulle, mais on n’a 5 730 ans était le double du nombre
ce cas aussi, le noyau émet un photon ; la jamais démontré ce fait ; on ignore actuel. Cet aspect probabiliste de la phy-
force électromagnétique participe donc encore si cette masse est strictement sique a été et reste une des énigmes les
au remaniement des neutrons. En effet, nulle ou seulement très faible. De plus, le plus troublantes posées aux physiciens et
on imagine bien que tout changement de neutrino et l’antineutrino ont des caracté- aux philosophes du XXe siècle.

26 © POUR LA SCIENCE
Des noyaux exotiques
aux faisceaux radioactifs
Philippe CHOMAZ

Les noyaux exotiques n’existent pas à l’état naturel nombre de protons fixe la charge élec-
trique du noyau et, par conséquent,
sur Terre. On les fabrique pour explorer la structure détermine l’élément chimique corres-
pondant ; en effet, ce sont les électrons
et la stabilité des noyaux. Quand ils sont rares et leurs niveaux d’énergie qui fixent les
propriétés chimiques d’un élément.
et éphémères, il est plus commode de les étudier Dans un atome neutre, le nombre
d’électrons est égal au nombre de pro-
et de les utiliser sous la forme de faisceaux radioactifs. tons du noyau, nommé numéro ato-
mique. Ainsi, les noyaux qui ont huit
protons sont des noyaux d’oxygène.
Le nombre de neutrons modifie le
Ce qu’on acceptait hier est remis à La vallée de stabilité poids atomique, mais comme il ne
la meule aujourd’hui. La colossale des noyaux modifie pas les niveaux d’énergie des
machine science ne se repose jamais. électrons, ce nombre ne change pas les
Victor HUGO Au royaume de l’infiniment petit, les propriétés chimiques de l’atome ; les
conditions physiques imposent «la espèces qui ne diffèrent que par leur
ormis le nom, l’atome du XXe nécessité de dépasser les concepts fami- nombre de neutrons sont des isotopes

H siècle n’a plus rien de commun


avec l’atome du philosophe
grec Démocrite. Ce dernier
imaginait un élément ultime, indivisible,
fondamental. En 1911, Ernest Rutherford
liers», selon l’expression de Bernard
d’Espagnat : le noyau est un objet quan-
tique, c’est-à-dire que les lois physiques
qui y règnent sont très différentes de
celles qui régissent notre vie quoti-
d’un même élément. Dans le cas de
l’oxygène, on sait produire, en labora-
toire, des noyaux isotopes de l’oxygène
possédant entre 5 et 16 neutrons. Il est
commode de classer les noyaux sur une
a découvert que l’atome (dont le rayon dienne. Les nucléons (protons et neu- sorte de carte donnant en abscisse le
vaut quelques 10–10 mètre) contient un trons) constituent une matière d’une nombre de protons et en ordonnée le
noyau 100 000 fois plus petit que lui, densité extrême. Si l’on emplissait de nombre de neutrons. C’est la carte des
mais concentrant presque toute sa masse noyaux un cube de un centimètre de isotopes (voir l’image page 7).
et de charge positive. Quelques années côté, celui-ci pèserait près de 300 mil- Sur la carte des isotopes, on indique,
plus tard, il montra que ce «point de lions de tonnes. De telles densités exis- par une profondeur ou par une couleur,
matière» contenait des protons (le noyau tent dans le cœur des supernovae et des le degré de stabilité des isotopes : c’est
d’hydrogène), puis Sir James Chadwick y étoiles à neutrons. l’énergie minimale, nommée énergie de
découvrit le neutron (particule presque La masse d’un nucléon est minus- liaison, qu’il faut fournir pour séparer
identique au proton, mais ne portant pas cule, puisqu’elle ne vaut que quelques tous les nucléons d’un noyau. Les
de charge électrique). Avec la radioacti- 10–24 gramme, mais la force qui retient noyaux les plus fortement liés sont ceux
vité, découverte à la fin du XIXe siècle par le nucléon dans le noyau est colossale : qui ont un nombre de neutrons égal (ou
Henri Becquerel et Pierre et Marie Curie, elle atteint plusieurs tonnes-force (des légèrement supérieur dans le cas des
on comprit alors que le noyau est un objet dizaines de milliers de Newton). Cette noyaux les plus lourds) à celui des pro-
composite et animé, dont les constituants «interaction forte» est 10 40 fois plus tons. Par exemple, l’oxygène 16, qui a 8
interagissent et se transforment. intense que la gravitation, pourtant res- protons et 8 neutrons, est le plus lié des
Ainsi sont nées la physique et la chi- ponsable de la cohésion du Système 11 isotopes connus d’oxygène. Ainsi,
mie nucléaires, dont le but est de com- solaire. Elle est capable d’arrêter, sur dans le paysage tracé sur la carte des
prendre le noyau, cœur des atomes et quelques milliardièmes de micromètre, isotopes, les noyaux les plus stables se
des ions, combustible du Soleil et de un nucléon lancé au tiers de la vitesse trouvent au fond d’une sorte de vallée,
toutes les étoiles de l’univers, clef de la de la lumière. la «vallée de stabilité», tandis que les
genèse des éléments… Après presque un Malgré l’interaction forte, un noyau noyaux instables occupent les flancs des
siècle d’études, le noyau, cette infime peut être instable et se désintégrer par «collines» qui la bordent. Les noyaux
poussière aux limites de nos possibilités radioactivité. La stabilité des noyaux instables ont souvent une durée de vie
d’investigation, demeure un thème dépend du nombre de neutrons et de trop courte pour exister encore
majeur de la recherche fondamentale. protons, et de leur proportion. Le aujourd’hui sur Terre – c’est pour cela

28 © POUR LA SCIENCE
t=0 t = 2 x 10–22 SECONDE t = 4 x 10–22 SECONDE t = 6 x 10–22 SECONDE

1. COLLISION SIMULÉE SUR ORDINATEUR d’un noyau accéléré à une telles collisions, on synthétise des milliers de noyaux : parmi eux, le
vitesse proche de la moitié de celle de la lumière, projeté contre un noyau exotique recherché apparaît. On isole alors cette aiguille de la
noyau cible. La réaction nucléaire produit divers éléments. Par de botte de données expérimentales.

1. LE COMBAT DES FORCES ET L’ ARBITRAGE QUANTIQUE

P uisqu’ils portent une charge électrique positive, les protons position impose une grande fluctuation de la vitesse) implique
se repoussent. Comment alors sont-ils liés dans le noyau un mouvement incessant aux nucléons localisés dans le
atomique? Parce qu’ils subissent une force très attractive, noyau. Cette agitation réduit considérablement la cohésion
l’interaction forte, plus intense à courte distance que la force des noyaux. De plus, les nucléons étant des fermions, ils obéis-
électromagnétique. De plus, l’attraction forte entre un proton sent au principe d’exclusion de Pauli : deux nucléons de
et un neutron est plus intense qu’entre nucléons de même même type ne peuvent occuper le même site avec la même
type : de ce fait, un noyau comportant autant de protons que vitesse. L’agitation des nucléons dans le noyau en est aug-
de neutrons est plus stable. Toutefois, on connaît encore mal mentée, et la liaison du système réduite. Cet effet est amplifié
le rôle respectif des quand le noyau
protons et des neu- possède un excès
trons (ce qu’on 140 SURPLUS D'ÉNERGIE DE LIAISON
de particules de
ÉLÉMENTS
nomme l’isospin) PROVENANT D'EFFETS QUANTIQUES SUPERLOURDS même type (pro-
dans les noyaux et (EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS) tons ou neutrons) ;
dans les réactions 120 le noyau devient
nucléaires. –4 –2 0 2 4 6 8 10 alors instable, les
NOMBRE DE PROTONS Z

L’interaction 100 nucléons surnu-


électromagnétique méraires s’échap-
étant de portée infi- pant rapidement de
nie, sa répulsion 80 celui-ci.
est cumulative : Enfin, toujours
plus l’objet est selon la mécanique
60 100Sn
chargé plus les quantique, les
charges se repous- nucléons occupent
sent. En revanche, 40 des états détermi-
l’interaction nucléaire nés, regroupés en
étant à courte por- couches. Un noyau
20
tée, chaque nucléon est plus stable
n’est attiré que par quand il possède
0 20 40 60 80 100 120 140 160 180
ses proches voisins, suffisamment de
indépendamment de NOMBRE DE NEUTRONS N protons ou de neu-
la taille du noyau (et Pour certains nombres de protons ou de neutrons, les nombres magiques, trons pour remplir
donc de la charge). la stabilité du noyau est accrue (couleurs bleues). Ces effets de couche se une couche : le
Au total, la cohésion superposent à la répulsion électrostatique et à l’attraction forte. nombre de protons
des noyaux provient ou de neutrons cor-
d’un jeu subtil entre cette répulsion électrostatique et l’attraction respondant à la stabilité du noyau est dit magique (voir l’enca-
forte entre nucléons. Quand le nombre des charges positives dré 2). Cet effet de couche augmente la stabilité de certains
(protons) augmente, la répulsion électrostatique finit par noyaux de charge élevée, que la répulsion électrostatique
l’emporter sur l’attraction forte et casse le noyau. devrait faire exploser : ce sont les noyaux superlourds. De
Cette lutte entre la force électromagnétique et l’interaction même, elle peut augmenter la cohésion d’un noyau double-
forte est arbitrée par la mécanique quantique. Ainsi le principe ment magique, tel l’étain 100 (100Sn), pourtant proche de la
d’incertitude d’Heisenberg (selon lequel la détermination de la limite d’instabilité des noyaux riches en protons.

© POUR LA SCIENCE 29
2. LES NOMBRES MAGIQUES

À notre échelle, certains nombres jouent des rôles particu-


liers. Sans croire à certaines superstitions, on sait tous
qu’un tabouret à trois pieds n’est jamais bancal, qu’une struc-
pleine, l’atome correspondant est très stable. Les nucléons
aussi se rangent sur des couches ; les capacités respectives de
ces couches correspondent aux nombres magiques (dits
ture en nids d’abeilles (hexagonale) est d’une solidité éton- sphériques, car les noyaux ont alors une forme sphérique) 2,
nante, qu’un ballon de football, formé de 12 pentagones et 8, 20, 28, 50, 82 et 126.
de 20 hexagones, résiste aux coups… Quel est le rapport entre les trois pieds du tabouret et les
Il en est de même à l’échelle des molécules, des atomes nombres magiques des noyaux et des atomes? Ces nombres
et des noyaux : certains nombres, souvent nommés nombres sont déterminés par les propriétés géométriques de l’espace. Il
magiques, procurent une grande stabilité aux systèmes consi- faut trois pieds à un tabouret, car trois points définissent un
dérés. On a ainsi découvert des molécules en forme de ballon plan ; la deuxième couche (1p) des noyaux et des atomes
de football (pas encore en forme de tabouret!). En chimie, il contient au plus trois particules identiques, car la fonction
suffit de changer le numéro atomique d’une unité (c’est-à- d’onde de chacune de ces particules peut prendre l’une des
dire d’ajouter ou de retirer un seul électron et un seul proton) trois directions de l’espace. C’est en effet le principe de Pauli qui
pour passer d’un gaz rare inerte à un élément fortement impose aux particules d’un même niveau d’énergie de prendre
réactif. Pourquoi cela? Selon la mécanique quantique, les des états (des fonctions d’onde) distincts. Ainsi, la stabilité et la
électrons sont rangés sur des couches successives, qui ont forme des noyaux sont intimement liées aux nombres
une capacité déterminée ; chaque fois qu’une couche est magiques et aux fonctions d’onde des nucléons.

Z Z Z
Trois «objets»
stables : la mo-
lécule C60 (à
Y Y X Y
X
gauche), le ta-
X bouret à trois
Y ÉNERGIE pieds (au milieu),
1p un atome ou un
noyau dont le
X 1s deuxième niveau
d’énergie est
rempli (à droite).

qu’on les qualifie d’exotiques. Pour les Instabilité et stabilité (les noyaux à halo), pratiquement dix fois
étudier, on les recrée en laboratoire. des noyaux exotiques moins dense que la matière nucléaire nor-
En effet, la Terre n’est que scories male ; l’étude de ces nouveaux états de la
refroidies des hauts fourneaux cos- Depuis que Frédéric et Irène Joliot-Curie matière nucléaire précise également les
miques (Big-Bang, soleils, super- ont montré, en 1934, que l’homme pou- propriétés des interactions en jeu (voir
novae…) où tous les éléments ont été vait créer en laboratoire des noyaux nou- Les noyaux à halo, par Sam Austin et
synthétisés. Après 4,5 milliards veaux et observer leur radioactivité, dite George Bertsch, dans ce dossier).
d’années d’existence, notre planète n’a artificielle, plus de 2 000 espèces nou- Ainsi la création et l’étude de l’exo-
conservé que quelques centaines velles ont été synthétisées. Le temps de tisme des noyaux, par la détermination
d’espèces nucléaires (environ 300), vie de ces noyaux exotiques fabriqués de leur masse, leur durée de vie, leur
parmi les milliers qui peuplent varie entre plusieurs années et moins mode de désintégration, leur forme, la
l’Univers (plus de 3 000 selon les d’une milliseconde ; ils se transforment répartition de leurs constituants, leurs
théories). Ces noyaux, assez stables par radioactivité en espèces plus stables, états excités, constituent un moyen de
pour avoir perduré sur Terre, ont cherchant ainsi à rejoindre le fond de la connaissance : de même qu’on crée, en
au moins trois caractéristiques com- vallée de stabilité. Ils sont bien plus dis- recherche médicale, des cellules anor-
munes : d’abord l’énergie qui lie leurs parates que les noyaux stables. Leur pro- males afin de définir ce qui est normal,
nucléons est forte et presque indépen- portion de neutrons et de protons (mesu- de même qu’on ramasse des pierres de
dante du noyau considéré (environ huit rée par une quantité nommée isospin) est Lune pour reconstituer l’histoire de
millions d’électronvolts par nucléon) ; très variée ; en explorant toute la carte notre Système solaire et donc de la
ensuite la proportion de neutrons et de des isotopes, on précise le rôle respectif Terre, l’étude des noyaux exotiques
protons varie peu d’un élément à des protons et des neutrons. Certains permet de qualifier les états stables,
l’autre (entre 1 et 1,4 neutron pour un noyaux sont à peine liés et se brisent faci- d’enrichir la compréhension des phéno-
proton) ; enfin la densité de protons et lement ; leurs propriétés, ainsi que la mènes, et de tester les prédictions théo-
de neutrons qui règne à l’intérieur manière dont ils se brisent, nous rensei- riques (voir l’encadré 1).
de ces noyaux est pratiquement tou- gnent sur les forces et les mécanismes de Aujourd’hui, on explore activement
jours la même (un nucléon tous les cohésion du noyau. Quelques noyaux les limites de l’exotisme, donc de la
2,5 x 10–15 mètre). exotiques ont des bords très peu denses liaison nucléaire. En 1994, aux labora-

30 © POUR LA SCIENCE
toires GSI (Gesellschaft für Schwer dans le cyclotron effectuent plusieurs Cette technique a permis de mesurer
Ionenforschung, à Darmstadt en tours, parcourant ainsi des centaines de les masses de noyaux exotiques possé-
Allemagne) et GANIL (Grand accéléra- mètres à l’intérieur de la machine. Les dant 100 nucléons, au voisinage du
teur national d’ions lourds, à Caen en atomes les plus légers sont les plus noyau doublement magique d’étain 100.
France), on a identifié les premiers rapides. Le temps d’arrivée des atomes Ces ions exotiques résultent de la fusion
noyaux d’étain 100 (50 protons et 50 fournit donc une mesure de leur masse. de noyaux de chrome 50 et de noyaux de
neutrons). On recherchait ce noyau Cette importante augmentation de la nickel 58 : accélérés au dixième de la
depuis plusieurs dizaines d’années, car longueur de vol décuple la précision de vitesse de la lumière dans le premier
il est doublement «magique». la mesure de la vitesse des ions et donc cyclotron du GANIL , les noyaux de
En physique nucléaire, les nombres celle de la masse. chrome sont projetés sur les noyaux
«magiques» sont les nombres de pro-
tons ou de neutrons qui confèrent au
noyau une grande stabilité : ces 52
nombres sont 2, 8, 20, 28, 50, 82 et c

NOMBRE D'ISOTOPES
126 (voir l’encadré 2). Les noyaux 100
104Sn50+
doublement magiques possèdent un
nombre magique de protons et un 50 102Sn49+
NOMBRE DE PROTONS Z

10

DÉTECTÉS
nombre magique de neutrons ; ils sont
100Sn48+
rares. Encore plus rares sont les
noyaux doublement magiques qui pos- 1
sèdent autant de protons que de neu- 48 100 102 104
trons. Avant la synthèse de l’étain 100, NOMBRE DE MASSE A
on n’en connaissait que quatre :
l’hélium 4 (2 protons et 2 neutrons),
l’oxygène 16 (8 et 8), le calcium 40 46
(20 et 20) et le nickel 56 (28 et 28).
L’étain 100 est le cinquième du genre,
mais lui seul est à la fois doublement
magique et fortement exotique. La b
réunion de ces propriétés paradoxales 2,04 2,05 2,06 2,07 2,08 2,09 2,1
passionne les physiciens : la magie des RAPPORT DE LA MASSE À LA CHARGE A/Q
nombres (la stabilité) l’emporte-t-elle
sur l’exotisme (l’éloignement de la a
50
stabilité)?

Un accélérateur
NOMBRE DE PROTONS Z

«pèse» les noyaux


L’une des propriétés essentielles d’un 40
noyau est sa masse. En effet, depuis
qu’Einstein a énoncé sa célèbre for-
mule E = mc 2 , nous savons que la
masse mesure l’énergie de cohésion
des noyaux. Cependant, quand les
objets sont si petits et produits en si 30
faible quantité que les noyaux exo-
tiques, la mesure de la masse n’est pas
aisée. On a donc imaginé plusieurs
méthodes. L’une d’elles consiste à
mesurer la vitesse du noyau créé en le 2 2,02 2,04 2,06 2,08 2,1 2,12
chronométrant sur un parcourt défini, RAPPORT DE LA MASSE À LA CHARGE A/Q
puis à le dévier dans un fort champ 2. LES PREMIERS NOYAUX D’ÉTAIN 100 IDENTIFIÉS AU GANIL, à l’aide du dispositif décrit en partie
magnétique ; à vitesse (et charge) sur la figure 4. Un faisceau d’étain 112 percute une cible, et divers appareils trient les atomes
égale, les noyaux les plus lourds sont créés : on mesure le rapport de leur masse A (nombre de nucléons) à leur charge Q (A/Q en
les moins déviés. Cette méthode est abscisse), et leur numéro atomique Z ou nombre de protons (en ordonnée). Les zones colorées
peu précise, car les distances utili- de ces cartes indiquent les noyaux détectés, des plus rares (en jaune) aux plus nombreux (en
sables (ou «longueurs de vol») sont violet et en noir). Les noyaux sont distribués sur des bandes, car les trois quantités A, Q (la diffé-
limitées, par la taille des appareils, à rence entre le nombre de protons et le nombre d’électrons) et Z sont des nombres entiers. Pour
quelques dizaines de mètres. identifier l’étain 100, on sélectionne sur la carte du bas (a) la région correspondant aux numéros
Une nouvelle méthode utilise un atomiques proches de 50 ; puis on resserre la sélection autour de cette valeur (b). Un même
cyclotron, habituellement destiné à rapport A/Q correspond à des valeurs de A et d’ionisation différente ; dans une dernière étape,
accélérer des particules. Piégés par le on distingue les atomes selon leur masse A (c). On compte ainsi le nombre d’isotopes de l’étain,
champ magnétique, les atomes injectés notamment celui qui nous intéresse, l’étain 100.

© POUR LA SCIENCE 31
d’une cible de nickel. Les divers noyaux rés en même temps. Connaissant les La stabilité
synthétisés lors de ces collisions, comme masses de l’argent 100 et du cadmium des noyaux déformés
l’argent 100, le cadmium 100, l’indium 100, on a calibré la méthode sur leurs
100 et l’étain 100, sont alors injectés valeurs. On a ensuite déterminé, pour la La nature n’ayant pas de direction privi-
dans le deuxième cyclotron. Ces noyaux première fois, les masses des noyaux légiée, on peut penser que les noyaux,
étant de masses voisines, ils sont accélé- d’indium 100 et d’étain 100. infimes gouttes de matière nucléaire,

3. UN CYCLE STELLAIRE

L e cycle carbone-azote-oxygène (CNO), présent dans cer-


RADIOACTIVITÉ β+

N NEUTRONS
taines étoiles, est la transformation de l’hydrogène en
CAPTURE D'UN PROTON NOYAUX
hélium, «catalysée» par le carbone (et des éléments plus α α LOURDS
ÉMISSION α APRÈS
lourds). À partir du carbone 12 (12C), des noyaux de plus en CAPTURE D'UN PROTON
plus lourds se forment par captures de protons (des noyaux α α O F
d’hydrogène) et par radioactivité β+ (transformation d’un pro-
ton en neutron). Parfois, en capturant un proton, un noyau 9 α O F Ne
émet une particule α (un noyau d’hélium), et redescend les
8 N O F Ne
marches qui le menaient vers les noyaux lourds.
Ces réactions brûlent de l’hydrogène, produisent de 7 C N O
l’hélium et synthétisent les éléments lourds. Leur agencement
dépend des conditions de température et de pression de l’étoile. 6 C N O
En particulier, après la capture d’un proton qui conduit le car-
bone 12 vers l’azote 13 (13N), le système a le choix entre la cap- 12 13 14 15 16 17 18 A NUCLÉONS
ture d’un nouveau proton, ce qui le mènerait vers l’oxygène 14
13 C
(14O), ou bien la radioactivité β+ vers le carbone 13 (13C). Le
chemin suivi à cet embranchement dépend des vitesses des
ID (e+, ν)
O
deux réactions. Aux basses températures stellaires (inférieures à
FR

107 kelvins), la capture de protons est lente, si bien que le sys-


( p, γ) ( p, γ)
tème évolue plutôt vers le carbone 13 : c’est le cycle CNO 12 13 14
C N O
«froid» (en pointillés). Aux plus hautes températures (supé- CHAUD
rieures à 108 kelvins), la capture s’accélère, et domine par rap-
port à la radioactivité β+ : il se forme donc des noyaux d’oxy- Les cycles CNO. Quatre captures de protons sont suivies
gène 14 ; c’est le cycle CNO «chaud». d’une désintégration α. Les cycles diffèrent selon que
Ainsi les réactions stellaires font intervenir des noyaux qui l’environnement stellaire est «froid» (en pointillés) ou
n’existent pas sur Terre, tels les noyaux azote 13 et oxygène 14. «chaud» (en traits pleins ; en bas).
N NEUTRONS

N NEUTRONS

a Cl b Ar
BIFURCATION BIFURCATION
Cl Ar Ar
CAPTURE DE NEUTRON CAPTURE DE NEUTRON
S Cl Ar S Cl
RADIOACTIVITÉ β– RADIOACTIVITÉ β–
RAPIDE RAPIDE
27 S Cl Ar K 27 S Cl Ar

S Cl Ar Ca S Cl Ar K
26 26

25 S Cl 25 S Cl Ca

24 S Cl 24 S Cl

23 S Cl A NUCLÉONS 23 S Cl A NUCLÉONS

39 40 41 42 43 44 45 46 47 39 40 41 42 43 44 45 46 47
3. LES CHEMINS DE LA NUCLÉOSYNTHÈSE. Pendant l’implosion d’une mises en jeu dans ces chaînes, notamment le soufre 44, les physi-
supernova, les noyaux sont soumis à de très hauts flux de neutrons. ciens nucléaires ont élucidé la nucléosynthèse du calcium 46 (46Ca),
Les noyaux capturent rapidement des neutrons (en moins d’une longtemps restée un mystère : quoique plus proche du fond de la
seconde), et s’éloignent considérablement de la stabilité (flèches vallé de stabilité que le calcium 48 (48Ca), le calcium 46 est bien plus
rouges). Comme ces noyaux sont de plus en plus fragiles, il arrive rare que le calcium 48. On croyait que le processus rapide menait à
que leur durée de vie devienne inférieure au temps de capture d’un la formation du calcium 46 (a). Les expériences ont montré que les
neutron. Le chemin de nucléosynthèse bifurque alors et redescend chaînes de nucléosynthèse alimentent soit le calcium 45, qui décroît
vers la vallée de stabilité (flèches bleues) : c’est le processus r en quelques centaines de jours, soit des noyaux de masse supé-
(r comme rapide). En étudiant les propriétés des noyaux exotiques rieure à 46, défavorisant ainsi l’apparition du calcium 46 (b).

32 © POUR LA SCIENCE
sont sphériques. Pourtant, seuls quelques
noyaux, tels le plomb 208 ou le calcium
40, le sont. La plupart des noyaux pren-
nent des formes de ballon de rugby, de CIBLE DE
CARBONE 12 FAISCEAU
soucoupe, d’amande, de poire ou même SOURCE EXOTIQUE
de cacahuète. Certains noyaux sont deux
fois plus longs que larges : on dit qu’ils
SISSI
sont superdéformés (voir La superdéfor- CYCLOTRONS
CIBLE DE
mation des noyaux, par Renée Lucas, PLOMB 208
dans ce dossier).
Au début de la physique nucléaire
théorique, on a décrit le noyau comme
une goutte liquide susceptible de se RÉACTION PRIMAIRE RÉACTION SECONDAIRE
déformer et de vibrer. Puis ce modèle
s’est révélé insuffisant, et on a imaginé 12O

un modèle en couches fondé sur la NEUTRONS


14O
mécanique quantique : comme les élec- CHAMP
trons autour du noyau, les nucléons ÉLEC- PROTON
TRIQUE
occupent un ensemble discret d’états
organisés en couches. Quand les
couches sont complètement occupées, le
nuage de nucléons associé est sphé- 16O 14O
rique. Quand une couche est incom- 208Pb 13N
plète, le noyau est déformé. Il arrive que
les nucléons d’une couche incomplète 4. LES FAISCEAUX RADIOACTIFS DU GANIL, à Caen, servent à sonder la matière nucléaire exo-
se trouvent dans un état qui stabilise tique. On injecte un faisceau d’ions dans un ensemble de trois cyclotrons. Ces cyclotrons accélè-
fortement un noyau déformé : leur rent les ions jusqu’à près de la moitié de la vitesse de la lumière. Ainsi accélérés, les ions percu-
nombre correspond ainsi à de nouveaux tent une cible et se brisent en fragments (réaction primaire). Parmi ces fragments, on sélectionne
nombres magiques, dits déformés. À cet les noyaux à étudier, ici des noyaux d’oxygène 14. Le système de production de faisceaux exo-
égard, les noyaux exotiques sont d’une tiques (SISSI, ou source d’ions secondaires supraconductrice intense) focalise les noyaux exo-
grande utilité pour l’étude de la forme tiques sélectionnés en agissant comme un entonnoir magnétique, à l’aide de solénoïdes. Enfin,
des noyaux : entre autres phénomènes, pour étudier les propriétés des noyaux exotiques produits, on leur fait subir une seconde inter-
ils présentent des déformations plus action (réaction secondaire) : ici, on regarde le taux de dissociation de l’oxygène 14 vers l’azote
amples, ils changent de formes sur des 13 induite par l’interaction avec le noyau cible, du plomb 208. Quand le noyau cible est très
modes particuliers, et ils possèdent des lourd, donc très chargé, il possède un fort champ électrique capable de briser le noyau d’oxy-
formes nouvelles et des nombres gène en un noyau d’azote et un proton. Cette dissociation du noyau d’oxygène en azote est la
magiques nouveaux. réaction inverse du passage de l’azote à l’oxygène dans les cycles CNO (voir l’encadré 3).
Aujourd’hui, dans les accélérateurs
de particules, on crée des noyaux dans
des états très excités. En général, ces L’alchimie de l’Univers comprendre comment, dans les étoiles,
états sont brefs (ils durent quelques les noyaux plus lourds que l’hélium ont
10 –15 à quelques 10 –22 seconde) ; les Depuis sa naissance jusqu’à nos jours et été synthétisés, on ne peut se contenter
noyaux se désexcitent rapidement en pour longtemps, l’Univers est une d’étudier les noyaux présents sur Terre :
émettant divers rayonnements et revien- énorme machine à transmuter la la synthèse et l’examen des noyaux exo-
nent à un état plus stable. Toutefois, matière. Tous les noyaux qui nous tiques nous renseigneront sur le fonc-
quelques états excités ont une survie entourent ont été créés lors du Big Bang tionnement des étoiles et sur la nucléo-
anormalement longue : de quelques et forgés dans les étoiles. Ainsi ils ont, synthèse (la fabrication de nouveaux
picosecondes (10 –12 seconde) à plu- pour la plupart, déjà eu plusieurs vies noyaux) qui s’y déroule.
sieurs jours. Ces noyaux, qui vivent fantastiques dans différents chaudrons Jusqu’à l’avènement des premiers
presque aussi longtemps que leur cosmiques et autres feux célestes. faisceaux de noyaux exotiques, on a pro-
jumeau dans leur état fondamental, sont Ces transmutations successives duit ces noyaux pour constater leur exis-
dénommés isomères. Plusieurs types empruntent de nombreux chemins, qui tence, déterminer leur durée de vie, et
d’isomères existent ; quand deux passent souvent par des noyaux exo- mesurer leur masse. De plus, en les fai-
noyaux du même isotope sont de formes tiques. Par exemple, le cycle carbone- sant interagir avec des faisceaux laser ou
différentes, on a affaire à des isomères azote-oxygène, qui assure certaines en détectant les rayonnements qu’ils
de forme. Comme ils contiennent une combustions de l’hydrogène, fait inter- émettent spontanément, on a caractérisé
forte énergie d’excitation, les propriétés venir des noyaux radioactifs (voir leur forme et certains de leurs états exci-
de ces états diffèrent de celles du noyau l’encadré 3). De même, lors de cata- tés. Toutefois, ces informations restent
fondamental. Si l’on parvient à les pro- clysmes stellaires telle l’implosion partielles et ne permettent pas d’appré-
duire en quantité suffisante, ils pour- d’une supernova, les conditions extraor- hender la réalité des noyaux exotiques.
raient servir à stocker l’énergie, ou être dinaires de pression et d’énergie engen- Pour sonder la matière nucléaire instable
utilisés dans la fabrication de lasers à drent de nouveaux noyaux, très éloignés qui les constitue, on a besoin d’une sorte
rayons γ de haute énergie. de la stabilité (voir la figure 4). Pour de microscope. En physique, on a appris

© POUR LA SCIENCE 33
4. LA PRODUCTION DE FAISCEAUX RADIOACTIFS : L’ EXEMPLE DE SPIRAL

O n crée des noyaux exotiques en bombardant une cible avec Dernière étape, on accélère ce faisceau secondaire d’ions
le faisceau d’ions stables délivrés par GANIL (1) : les réactions radioactifs, pour que ceux-ci terminent leur course dans la
entre les ions projectiles et ceux de la cible engendrent une cible du physicien. On utilise pour cela le nouveau cyclotron
grande variété de noyaux nouveaux. Hélas, sur dix mille à un CIME (Cyclotron d’ions à moyenne énergie), où les énergies
million de noyaux incidents, un seul produit un noyau exotique atteignent 2 à 25 millions d’électronvolts par nucléon : un
recherché. Il faut donc atteindre les plus hauts flux d’ions inci- fort champ magnétique maintient les ions sur des trajectoires
dents ; c’est ce que fait GANIL, en accélérant et focalisant les ions en forme de spirale, dont la longueur avoisine deux kilo-
stables (de 1011 à 1013 ions par seconde). mètres ; par une multitude de petites accélérations élec-
La cible arrête les noyaux formés (2). Par une tempéra- triques, CIME accélère les ions à des vitesses proches du quart
ture supérieure à de celle de la lumière.
2 000° C, les isotopes FAISCEAU D'IONS CIME La détection et le
RADIOACTIFS
produits diffusent hors ACCÉLÉRÉS réglage des faisceaux
de la cible. Ensuite, 5 de faible intensité, de
dans une source (3), ils 1 quelques ions à 10 8
sont ionisés, c’est-à-dire GANIL ions par seconde,
qu’une partie de leurs 4 constituent un des défis
électrons sont arrachés. technologiques de ce
Le spectromètre (4) 2 3 FAISCEAU SPECTRO- système. L’accélérateur
SECONDAIRE MÈTRE
isole l’isotope souhaité CIBLE SOURCE permet de contrôler la
de l’énorme quantité FAISCEAU PRIMAIRE D'IONS pureté du faisceau pro-
d’ions produits, grâce à D'IONS STABLES RADIOACTIFS duit, ainsi que son
un triage magnétique. Le dispositif SPIRAL. énergie et sa taille.

à observer des objets inaccessibles à En outre, on pense que les faisceaux Experiment). Le second projet, nommé
notre perception, en les bombardant de noyaux exotiques engendreront de PIAFE (production, ionisation, accélération
d’ondes ou de particules : ainsi, en écho- nouvelles réactions nucléaires et de de faisceaux exotiques), est en cours
graphie ou dans les microscopes électro- nouveaux noyaux. On étudiera les effets d’élaboration : il associera les hauts flux
niques, le faisceau incident interagit avec engendrés par le remplacement d’un de neutrons de l’Institut Laue Langevin, à
la surface de l’objet étudié, et le faisceau neutron par un proton et inversement. Grenoble, au système accélérateur de
réfléchi en révèle les caractéristiques. Les premiers faisceaux de noyaux Rhône-Alpes, qui propulsera les noyaux
Le microscope du physicien exotiques (ou faisceaux radioactifs) ont exotiques riches en neutrons issus de fis-
nucléaire est l’accélérateur de particules. été produits en Europe, au Japon, aux sions. Le troisième projet, SPIRAL
On projette des particules sur les noyaux États-Unis, au Canada et en Russie. Dans (Système de production d’ions radioactifs
d’une cible, avec lesquels elles ces expériences, les noyaux exotiques ne et d’accélération en ligne), est en
réagissent ; en analysant les produits de sont pas accélérés : ils gardent la vitesse construction depuis 1994, à Caen : il uti-
la réaction, on établit certaines caracté- qu’ils possèdent lors de leur création. On lise les faisceaux d’ions lourds du GANIL
ristiques du noyau cible. Les particules- les regroupe en «faisceau» à l’aide de pour créer des noyaux exotiques qui,
sondes sont notamment des noyaux accé- systèmes magnétiques. Cependant ces après avoir été ionisés et triés, sont accé-
lérés à grande vitesse, qui forment un faisceaux sont de qualité médiocre, et ils lérés dans un cyclotron jusqu’à près du
faisceau à fort débit (voir l’encadré 4). fournissent des informations partielles. quart de la vitesse de la lumière. En 1998,
Plus récemment, au laboratoire de le laboratoire GANIL sera le premier au
Accélérer les noyaux Louvain-La-Neuve, en Belgique, on a monde à délivrer des faisceaux de noyaux
accéléré des noyaux exotiques, pour exotiques dans cette gamme d’énergies.
exotiques simuler des réactions nucléaires stel- Les premières explorations de fais-
Hélas il est impossible de constituer une laires. En 1990, le laboratoire allemand ceaux radioactifs nous ont apporté la
cible avec des noyaux radioactifs, lorsque GSI a mis en service un anneau qui per- révélation de phénomènes inattendus,
leur durée de vie est trop courte et lorsque met de stocker les nouveaux noyaux pro- tels les noyaux à halo (voir Les noyaux à
leur quantité est trop faible ; on fabrique, duits. Ces dernières années, nombre de halo, par Sam Austin et George Bertsch,
au mieux, quelques milliardièmes de projets d’«usines à faisceaux radioactifs» dans ce dossier). D’autres surprises nous
microgramme d’un noyau exotique d’un ont fleuri aux quatre coins du monde. attendent-elles? Notre compréhension
type donné. On est donc contraint de pro- En France, trois projets d’accéléra- actuelle du noyau sera-t-elle confortée
céder de façon inverse : on projette le teurs de faisceaux radioactifs sont en ou bouleversée? En outre, les faisceaux
noyau radioactif à étudier sur une cible de cours. Le premier consiste à accélérer les radioactifs serviront à explorer la
noyaux-sondes. Après leur collision avec noyaux exotiques produits par le sépara- matière sous diverses formes, ce qui
les noyaux de la cible, on examine les teur ISOLDE (acronyme de Isotope separa- ouvre des perspectives d’applications en
produits de la réaction afin d’en déduire, tor on line) au laboratoire européen du physique des solides et en biologie (voir
entre autres, la taille, la forme et la den- CERN , à Genève : on le nomme RE x- Une nouvelle sonde radioactive, par
sité des noyaux du faisceau. ISOLDE ( RE x pour Radio-active beam Marcel Toulemonde, dans ce dossier).

34 © POUR LA SCIENCE
Les nouvelles radioactivités
Walter GREINER et Aurel SANDULESCU

Certains noyaux atomiques se restructurent en éjectant l’émission d’une particule α est sans
doute le type de radioactivité le plus inté-
de gros agrégats de protons et de neutrons. ressant : elle résulte de la désintégration
d’un noyau en un noyau d’hélium 4 et
L’observation de ces nouvelles radioactivités précise un noyau résiduel, plus massif. Lorsque
les rayons α furent observés pour la pre-
les théories de la dynamique nucléaire. mière fois, les physiciens ne compre-
naient pas les mécanismes de leur émis-
sion, car ils ignoraient la structure du
noyau et les interactions fondamentales
es phénomènes de radioactivité On sait aujourd’hui qu’un noyau peut intranucléaires.

L révèlent les mécanismes d’un


monde difficilement accessible,
le noyau atomique, dont les
ambassadeurs sont des bouffées d’éner-
gie, des protons, des neutrons ou d’autres
effectivement libérer un fragment de
n’importe quelle taille ; les nouvelles
radioactivités résultent du réarrangement
spontané des nucléons, mais comme ces
réarrangements d’ensemble sont aléa-
Particules alpha
et noyaux atomiques
On sait aujourd’hui que les noyaux ato-
particules. Chacun de ces messagers toires, les nouvelles radioactivités sont miques sont quasi sphériques, de dia-
porte une information spécifique : géné- bien plus rares que la radioactivité α, par mètre égal à quelques femtomètres (ou
ralement ils annoncent la désintégration exemple. Depuis le début des années fermis, c’est-à-dire millionièmes de mil-
d’un noyau instable, de haute énergie, en 1980, les physiciens observent ces nou- liardième de mètre). Les électrons sont en
un noyau d’énergie inférieure, donc plus veaux ambassadeurs nucléaires. orbite, autour du noyau, à quelque
stable ; et parfois ils renseignent sur des L’histoire de la radioactivité com- 100 000 femtomètres de lui (par compa-
aspects précis de la structure nucléaire. mença il y a 100 ans, lorsque Niepce de raison, le rayon de l’orbite lunaire n’est
En étudiant de façon synthétique tous les Saint-Victor, Ernest Chevreul, puis Henri que 30 fois supérieur au diamètre de la
messages qui leur sont parvenus, les phy- Becquerel découvrirent que des sels Terre). La quasi-totalité de la masse d’un
siciens ont établi des modèles détaillés du d’uranium impressionnent des plaques atome et toute sa charge électrique posi-
noyau atomique. Ces modèles expliquent photographiques, même dans l’obscurité. tive sont présentes dans le noyau : la
la plupart des phénomènes nucléaires, et Les étapes suivantes furent l’identifica- masse est principalement celle des
ils prévoient l’existence de radioactivités tion, par Ernest Rutherford, des rayons α nucléons, et les protons portent les
encore inconnues. Ces dix dernières et β, puis l’observation par le physicien charges positives.
années, les théoriciens ont triomphé : les français Paul Villard d’un troisième type La structure du noyau résulte de
expérimentateurs ont découvert plusieurs de rayonnements radioactifs, que deux types d’interactions : les interac-
cas d’émission spontanée de particules Rutherford nomma rayons γ. tions fortes et les interactions électro-
complexes, prévus par la théorie. Pendant des années, les physiciens magnétiques. L’interaction nucléaire
Ces découvertes ont résolu un pro- recherchèrent la composition et l’origine forte lie les nucléons entre eux, mais
blème qui arrêtait les physiciens de ces «rayons». Ils établirent finalement elle n’agit qu’à courte distance. Pour
nucléaires depuis 40 ans : pourquoi les que les rayons γ sont des rayonnements séparer deux neutrons distants d’un
fragments émis lors des désintégrations électromagnétiques dont la longueur femtomètre, par exemple, il faut dépen-
radioactives comportaient-ils seulement d’onde est un million de fois plus courte ser une énergie de un million d’élec-
4 ou 100 nucléons environ (on nomme que celle de la lumière visible ; ces tronvolts ; en revanche, dix électron-
nucléons les constituants du noyau, rayons évacuent une partie de l’énergie volts suffisent à dissocier deux nucléons
c’est-à-dire les protons et les neutrons)? produite par les réactions nucléaires, tout distants de dix femtomètres.
Les particules α, des noyaux d’hélium, comme la lumière peut transporter l’éner- L’interaction électromagnétique, ou
composés de deux protons et de deux gie de réactions chimiques. Les rayons β, force de Coulomb, est responsable de la
neutrons, sont du premier type. d’autre part, sont composés soit d’un répulsion mutuelle entre les protons ; elle
D’autre part, les fragments de fission électron et d’une particule insaisissable est bien plus faible que la force nucléaire
nucléaire (la réaction par laquelle un appelée antineutrino, soit de leurs antipar- forte à courte distance, mais elle
noyau lourd se divise en deux parties ticules respectives ; ils signalent qu’un l’emporte sur cette dernière à longue dis-
quasi égales) ont une centaine de proton s’est transformé en neutron dans tance : entre deux protons distants d’un
nucléons chacun. Pourquoi les noyaux un noyau. Enfin les rayons α sont compo- femtomètre, la force de Coulomb est 100
n’émettraient-ils pas aussi des frag- sés de deux protons et de deux neutrons, fois plus faible que la force nucléaire ;
ments composés d’un nombre différent tout comme les noyaux d’hélium 4. Du entre deux protons distants de dix fem-
de nucléons, 14 ou 24 par exemple? point de vue de la structure nucléaire, tomètres, la force de Coulomb est dix

36 © POUR LA SCIENCE
fois plus intense. Ces caractéristiques égale à huit millions d’électronvolts noyau que si elle est propulsée au-dessus
ont des conséquences importantes pour la (MeV) par nucléon, en moyenne, mais les de la barrière de potentiel (la bille est
désintégration α. Avant qu’une particule écarts à cette valeur moyenne sont parfois alors poussée en dehors de la cuvette) ;
α n’émerge d’un noyau, elle subit notables : l’énergie de liaison est égale à mais la particule α n’a pas assez d’éner-
l’attraction nucléaire forte des autres sept MeV par nucléon pour l’hélium 4, et gie pour dépasser la barrière de potentiel.
nucléons et la répulsion coulombienne à neuf MeV pour le fer 56. En revanche, la mécanique quantique sti-
des autres protons : la particule ne quitte Quand un noyau d’énergie élevée se pule que la particule α peut traverser la
le noyau que si elle acquiert assez transforme spontanément en un noyau barrière de potentiel par un «effet tunnel»
d’énergie pour atteindre le point où la d’énergie inférieure, l’énergie cinétique (la bille passe par une sorte de tunnel
répulsion coulombienne devient supé- de la particule α qu’il éjecte est parfois dans le volcan). Gamow calcula cette
rieure à l’attraction nucléaire forte. considérable. Longtemps les physiciens probabilité de passage, ainsi que l’énergie
L’énergie nécessaire à la désintégra- n’ont pas su prédire la quantité d’énergie cinétique de la particule α émise.
tion α peut provenir d’une source exté- libérée lors de ces désintégrations, mais
rieure au noyau, mais certains noyaux en 1928, le physicien George Gamow Le modèle
peuvent se réarranger de telle sorte que la parvint à expliquer la désintégration α à
particule acquiert assez d’énergie pour l’aide de la théorie quantique, qui se
de la goutte liquide
être émise spontanément : cette émission développait. Il a imaginé une particule α Après la découverte de la radioactivité
spontanée a lieu lorsque la masse du se propageant dans un noyau, semblable artificielle par Frédéric et Irène Joliot, en
noyau initial est supérieure à la somme à une balle qui roule sur une surface bos- 1939, les physiciens allemands Otto
des masses de la particule α et du noyau selée : la hauteur en chaque point de la Hahn et Fritz Strassman découvrirent
formé. Comme la masse et l’énergie sont surface correspond à l’énergie que l’on une nouvelle réaction nucléaire : en
équivalentes, on peut également dire doit fournir pour éloigner la particule à bombardant un échantillon d’uranium
qu’un noyau peut se désintégrer en émet- une distance donnée du centre du noyau. avec des neutrons, ils observèrent une
tant une particule α si son énergie est La surface a la forme d’un volcan, avec «fission», le noyau se désintégrant en
supérieure à l’énergie totale du noyau une profonde cuvette au sommet, car il deux fragments de masses et de charges
formé et de la particule α. faut d’abord fournir de l’énergie pour comparables. Puis, en 1940, Konstantin
Comment un noyau peut-il avoir une vaincre la force nucléaire forte et éloigner Petrzhak et Georgii Flerov, de l’Institut
énergie supérieure à celle d’un noyau fils la particule ; puis de l’énergie est libérée de recherches nucléaires de Dubna,
et d’une particule α, alors que le nombre lorsque la force de Coulomb repousse la découvrirent que l’uranium pouvait fis-
de nucléons ne change pas lors de la particule α. L’énergie qui permet tout sionner spontanément. Jusqu’en 1980,
désintégration? L’énergie du noyau est la juste à la particule de sortir de la cuvette les gros fragments des fissions
somme de l’énergie de masse de tous les est la barrière de potentiel. nucléaires et les rayons α, β et γ étaient
nucléons du noyau et de l’énergie de liai- L’énergie que les autres nucléons les seules manifestations radioactives
son de ces nucléons ; la majeure partie de échangent en permanence avec la parti- observées dans les laboratoires.
cette énergie de liaison sert à équilibrer la cule α, avant son émission, fait rouler Au début des années 1940, le physi-
répulsion coulombienne entre les protons. celle-ci dans la cuvette. Selon la physique cien danois Niels Bohr avait proposé une
Dans les noyaux, l’énergie de liaison est classique, une particule α ne quitte un théorie qui expliquait la fission nucléaire

NÉON 24

URANIUM 232

PLOMB 208

1. UN NOYAU D’URANIUM, composé de 92 protons et de 140 neu- 14 (points bleus) ; la couche externe de protons contient dix pro-
trons, devrait se désintégrer en plomb 208 (82 protons et 126 tons (points rouges), alors qu’elle pourrait en regrouper 44.
neutrons) et en néon 24 (10 protons et 14 neutrons). Comme Comme les couches externes ne sont pas remplies, la structure
dans tous les autres noyaux, les protons et les neutrons de l’ura- nucléaire du noyau d’uranium est instable : le noyau d’uranium
nium se répartissent en couches (bandes respectivement orange peut se déformer spontanément et fissionner en deux noyaux
et vertes). La couche externe de neutrons, dans le noyau d’ura- stables. Prévue en 1977, cette réaction de fission superasymé-
nium, pourrait contenir 58 neutrons, mais elle n’en comporte que trique a été observée en 1984.

© POUR LA SCIENCE 37
des éléments lourds comme l’uranium : lettes, dans une goutte ainsi déformée, Modèles en couches
il supposait qu’en raison de la faible peuvent franchir la barrière de potentiel et nombres magiques
portée des forces nucléaires, les si l’énergie des produits de désintégra-
nucléons d’un noyau n’interagissent tion (les deux gouttelettes) est infé- En 1949, Maria Goeppert Mayer, du
qu’avec leurs plus proches voisins, de rieure à l’énergie du noyau déformé. Laboratoire d’Argonne, et Johannes
la même façon qu’une molécule dans Bohr calcula la probabilité que les deux Jensen, de l’Université de Heidelberg,
un liquide ne peut heurter que les molé- fragments d’un noyau traversent ainsi proposèrent indépendamment le modèle
cules voisines ; il calcula que les gros la barrière de potentiel par effet tunnel en couches sphériques du noyau : comme
noyaux devaient se comporter comme (la «pénétrabilité de barrière») et il cal- les électrons d’un atome, les nucléons se
des gouttes de liquide. cula correctement la probabilité de fis- déplacent selon les principes généraux de
Une goutte nucléaire vibre parce sion spontanée de l’uranium. la mécanique quantique : ils occupent un
qu’elle possède de l’énergie. Parfois Pourquoi certains noyaux seulement ensemble discontinu d’états, chacun asso-
elle prend la forme d’un haltère, avec se désintègrent-ils par fission? cié à une quantité d’énergie et à une
deux gouttes plus petites reliées entre Pourquoi certains noyaux sont-ils plus quantité de mouvement particulières. Le
elles par un long col ; plus les deux stables que d’autres? Les théoriciens principe d’exclusion de Pauli, qui
gouttelettes sont éloignées l’une de présentèrent successivement trois théo- s’applique également aux nucléons du
l’autre, plus la barrière de potentiel (les ries afin de répondre à ces questions : le noyau, stipule qu’un proton ne peut pas
forces nucléaires entre ces deux modèle en couches, le modèle collectif occuper un état d’énergie déjà occupé par
gouttes) décroît. Les petites goutte- et le modèle en couches à deux centres. un autre proton ; de même, chaque état
ÉNERGIE

5
Gd
240

DI S3
ST Os19
2

AN Fe
6

Gd
158
C St94
(E E E 10 St94
252
N N Gd
158
210
FE TR 0
NT E L Os
192 Fe60 42
OM ES S38 168
ÈT CE Gd
240

RE NT 15 126 84
S) RE OYAU
84 126 OTO-N
S
42 168 S DANS LE PR
N
UCLÉO
0 210 E DE N
252 NOMBR
2. LA SURFACE D’ÉNERGIE DU NOYAU DE NOBÉLIUM 252 indique noyaux est égale au nombre de nucléons du nobélium 252. Le
comment le noyau peut spontanément évoluer en deux proto- nobélium 252 se désintègre plutôt en proto-noyaux d’énergie mini-
noyaux, précurseurs des fragments de fission. L’altitude de la surface male, et les vallées de la surface indiquent les chemins de fission les
est proportionnelle à l’énergie des noyaux, qui dépend de la dis- plus probables. Une vallée correspond ainsi à la formation de gadoli-
tance entre les proto-noyaux et de leurs tailles. La partie inférieure nium 158 et de strontium 94 ; une deuxième vallée correspond à
de la figure montre les divers proto-noyaux qui peuvent se former ; l’osmium 192 et au fer 60 ; une troisième vallée conduit au radon
la somme des nucléons (protons et neutrons) des deux proto- 240 et au soufre 38.

38 © POUR LA SCIENCE
des neutrons ne peut être occupé que par du noyau peut se déformer : il indique Le modèle en couches à deux centres
un neutron. Quand un noyau se trouve comment les nucléons externes peuvent donne plusieurs méthodes pour calculer
dans l’état «fondamental», d’énergie infé- se déplacer par rapport aux nucléons l’évolution d’un noyau en deux proto-
rieure, les protons remplissent complète- internes. Ce mouvement collectif, ou noyaux. On peut notamment considérer
ment les états de proton d’énergie infé- déformation, est décrit par le modèle de deux proto-noyaux éloignés d’une cer-
rieure ; de même, les neutrons occupent la goutte liquide. taine distance ; on suppose que le premier
complètement le bas d’un second La plupart des noyaux sont des ellip- proto-noyau contient un nombre donné
ensemble d’états d’énergie. La plupart soïdes allongés, en forme de cigare ; cer- de nucléons et que le deuxième contient
des états correspondent à des énergies tains sont aplatis, en forme de galette. toutes les autres particules. On calcule
voisines les unes des autres, mais Des déformations ont lieu quand le noyau alors la quantité d’énergie nécessaire
l’échelle des états comporte également gagne ou perd de l’énergie. Un noyau qui pour transformer les noyaux en cet état
des vides, séparant des groupes que l’on se déforme peu quand son énergie aug- donné. On cherche ensuite ce qui se pas-
nomme des «couches». Cette structure est mente est un noyau «dur» ; dans le cas serait si le premier proto-noyau gagnait
analogue à celle que forment les électrons contraire, c’est un noyau mou. un autre nucléon ou s’il s’éloignait
autour des noyaux d’atomes. Le modèle collectif décrivait bien les davantage, et l’on dresse ainsi une carte
Les structures nucléaires et atomiques déformations du noyau, mais il n’expli- tridimensionnelle de l’énergie en fonction
sont étonnamment semblables : quand les quait pas comment un noyau se désin- de la masse du proto-noyau et de la dis-
électrons d’un atome remplissent complè- tègre ni comment deux noyaux fusion- tance entre les proto-noyaux.
tement une ou plusieurs couches électro- nent. Cette explication fut donnée en Une telle étude engendre une sur-
niques, comme dans l’hélium ou le néon, 1969 par l’un des auteurs (W. Greiner) et face d’énergie potentielle présentant de
l’atome est stable, c’est-à-dire chimique- ses collègues de l’Université de nombreuses bosses et vallées (voir la
ment inerte ; quand les couches de pro- Francfort : leur modèle en couches à deux figure 2). Les sommets correspondent à
tons ou de neutrons d’un noyau sont centres se fonde sur les travaux de Sven des états instables, de haute énergie, et
complètement occupées, comme dans le Nilsson et de Peter Möller, de les vallées correspondent à des noyaux
noyau de calcium ou de plomb, le noyau l’Université de Lund. En utilisant une ou proto-noyaux plus stables. Comme
est stable et sphérique. technique mise au point par Villen une particule α, un proto-noyau peut
La première couche nucléaire Strutinsky, de l’Institut de recherche traverser un escarpement par effet tun-
contient jusqu’à deux protons et deux nucléaire de Kiev, et de V. Pashkevich, nel, et gagner une autre vallée. La pro-
neutrons ; la deuxième couche jusqu’à six de l’Institut de Dubna, Joachim Maruhn babilité de cette transition (la pénétrabi-
nucléons de chaque sorte, etc. et l’un des auteurs (W. Greiner) appliquè- lité de la barrière) dépend de la hauteur
Généralement on prévoit ainsi la stabilité rent ensuite le modèle à deux centres à et de la largeur de l’escarpement. La
d’un noyau en comptant simplement le l’étude de la fission. carte indique aussi l’énergie cinétique
nombre de ses protons et neutrons ; les Comme le modèle collectif, le des fragments nucléaires.
noyaux les plus stables sont ceux qui modèle en couches à deux centres pré-
comportent un nombre «magique» de voit les formes des noyaux quand ils La fission superasymétrique
protons ou de neutrons : 2, 8, 20, 28, 40, sont dans un état proche de l’état fonda-
50, 82, 126 ou 184. Les noyaux caractéri- mental ; il décrit également les nom- Le modèle en couches à deux centres
sés par deux nombres magiques sont par- breuses déformations spontanées en décrit précisément de nombreux phéno-
ticulièrement stables : c’est le cas du cal- deux proto-noyaux, précurseurs des mènes nucléaires. Il a prédit plusieurs
cium 48 (20 protons et 28 neutrons) ou fragments de fission. types de fission, ainsi que la fusion de
du plomb 208 (82 protons et 126 neu- Ainsi le plomb 208, composé de 82 noyaux légers en noyaux superlourds. En
trons), dont les nombres de protons et de protons et de 126 neutrons, peut se trans- effet, si les vallées dans la surface d’éner-
neutrons sont simultanément magiques. former en un proto-noyau de zirconium gie indiquent qu’un noyau peut se désin-
104 (40 protons et 64 neutrons) et en un tégrer en deux noyaux plus légers, elles
Modèle collectif proto-noyau de molybdène 104 (42 pro- révèlent aussi que deux noyaux peuvent
tons et 62 neutrons). Le plomb 208 est fusionner pour former un noyau plus
et à deux centres très stable, car il est doublement magique, lourd. Le modèle en couches à deux
Le modèle en couches décrit bien la sta- mais l’énergie des nucléons, dans les centres permit ainsi la prévision, puis la
bilité nucléaire, mais il ne prévoit ni la couches externes, est supérieure à l’éner- découverte de nouveaux éléments chi-
forme d’un noyau ni ses déformations. gie de la barrière de potentiel. Autrement miques et de nouvelles radioactivités
En 1952, à l’Institut Niels Bohr de dit, un nucléon de la couche externe peut (voir Les éléments superlourds, par Peter
Copenhague, Aage Bohr (le fils de Niels) vaincre l’attraction des nucléons internes Armbruster et Gottfried Münzenberg,
et Ben Mottelson tentèrent de résoudre ce et s’éloigner du centre. dans ce dossier).
problème par le «modèle collectif», qui Lorsque le nucléon s’éloigne ainsi, il En 1977, nous avons notamment
combine certains aspects du modèle en attire d’autres nucléons de la couche prévu l’existence d’une réaction
couches et certains aspects du modèle de externe, qui commencent aussi à s’éloi- nucléaire, nommée fission superasymé-
la goutte liquide. Ils supposèrent ainsi que gner du centre initial. Finalement les trique, associée à un nouveau type de
les nucléons des couches externes, par- deux groupes forment deux proto-noyaux radioactivité. Contrairement à la fission
tiellement remplies, se déplacent sous stables : le molybdène 104 et le zirco- ordinaire, la fission superasymétrique
l’influence des couches complètes, nium 104. Les proto-noyaux peuvent produit deux fragments de masses et de
internes. Alors que le modèle en couches reformer du plomb 208, mais ils peuvent charges très différentes. L’émission du
prévoit une structure rigide, le modèle aussi vaincre leur attraction mutuelle et plus petit des deux fragments engendre
collectif considère que la partie externe fissionner en deux noyaux indépendants. un rayonnement nommé radioactivité de

© POUR LA SCIENCE 39
particules complexes (c’est-à-dire plus particules complexes. Dans tous les cas superasymétrique. D. Poenaru, M.
complexes que la particule α). Souvent probables a priori, nous avons calculé la Ivascu, leurs collègues et l’un des auteurs
ces particules sont plusieurs fois plus pénétrabilité de la barrière. Nous avons (W. Greiner) ont utilisé ce modèle et éta-
grosses qu’une particule α. ainsi montré que la probabilité d’émis- bli une table détaillée des radioactivités
On a observé la fission superasymé- sion de carbone 14 par le radium 224 est de particules complexes pour plus de 800
trique de nombreux noyaux. Les noyaux un million de fois inférieure à la probabi- noyaux. Ils ont ainsi découvert que tout
de nobélium 252, par exemple, se désin- lité d’émission de particules α. De même, isotope qui contient plus de 40 protons
tègrent en radon 214 et en soufre 38. la probabilité d’émission de néon 24 par peut se désintégrer par un de ces nou-
Cette réaction représente la désintégration du thorium 230 est 1000 fois inférieure à veaux modes. Nous pensions cependant
d’un état instable en un état plus stable : la probabilité d’émission de noyaux qu’avec les techniques actuelles, les
le nobélium 252 est très instable, mais le d’hélium 4. En 1979, D. Poenaru, Marin expérimentateurs ne détecteraient ces
noyau de radon 214, composé de 86 pro- Ivascu et l’un des auteurs (A. émissions que pour les noyaux qui fis-
tons et de 128 neutrons, est proche de la Sandulescu) démontrèrent que la radioac- sionnent en plomb 208 ou en noyaux voi-
structure très stable du plomb 208, dont tivité α est un type de fission superasy- sins ; il semblait que l’on pourrait ainsi
les couches sont complètement remplies métrique ; les périodes qu’ils calculèrent, observer plus de 150 sortes de radioacti-
par 82 protons et 126 neutrons. pour plusieurs éléments correspondaient vités par particules complexes, de période
Pourquoi le nobélium 252 se désin- bien aux périodes mesurées expérimenta- inférieure à 1023 années et dont les éner-
tègre-t-il en radon 214 et non en plomb lement (la période est la durée après gies cinétiques sont de l’ordre de deux
208, encore plus stable? Parce que selon laquelle la moitié des noyaux d’un échan- MeV par nucléon.
le modèle en couches à deux centres, la tillon a subi une désintégration α ou tout Comme les particules complexes sont
surface d’énergie potentielle du nobélium autre type de fission). émises en même temps qu’un grand
252, en fonction de la distance des proto- Pour guider les recherches expéri- nombre de particules α, le facteur expéri-
noyaux et de la masse d’un des proto- mentales de nouvelles radioactivités, la mental déterminant est le «rapport de
noyaux, comporte trois vallées : deux théorie doit répondre à plusieurs ques- branchement» : la proportion de parti-
sont dues à la fission superasymétrique, tions. Quels noyaux émettent le plus de cules complexes émises par rapport aux
et la troisième à la fission ordinaire. particules complexes? Quelles particules noyaux d’hélium émis. Nous avons cal-
L’une des vallées de fission superasymé- complexes sont possibles? Quelles sont culé les rapports de branchement pour
trique correspond à la formation d’un les fréquences relatives des diverses divers noyaux légers ; les plus facilement
proto-noyau de nombre de masse égal à radioactivités par particules complexes? détectables sont ceux de carbone 14, de
214 (plus précisément, deux proto- Pour étudier ces problèmes, on aurait dû néon 24, de néon 25 et de magnésium 28.
noyaux formés à partir du nobélium 252 explorer systématiquement quelque 2 200 Pour le radium 223, dont le rapport de
et séparés de 20 femtomètres sont dans types de noyaux différents et, pour branchement était maximal, on devait
un état de faible énergie si la masse de chaque noyau, on aurait dû considérer détecter un noyau de carbone 14 pour un
l’un des proto-noyaux est égale à 214 et toutes les combinaisons possibles de milliard de particules α!
la masse de l’autre à 38). Après la fission radioactivités. L’exploration d’un million Après dix ans de progrès théoriques,
superasymétrique, les nouveaux noyaux de cas environ est redoutable, même avec les expériences ont démontré la puissance
formés peuvent eux-mêmes fissionner. les systèmes informatiques modernes. prédictive du modèle en couches à deux
En 1978, avec Dorin Poenaru, de En 1980, une équipe de théoriciens centres. En 1984, Hans Jürgen Rose et G.
l’Institut central de physique de Bucarest, roumains et allemands commencèrent Jones, de l’Université d’Oxford, ont
nous avons recherché quels types de l’écriture d’un programme informatique détecté pour la première fois une radioac-
noyaux émettraient spontanément des nommé modèle analytique de fission tivité par particules complexes, après

80
70

NOMBRE DE PROTONS 60
50

40

50
40

NOMBRE DE NEUTRONS 60 62 70 110


80 100

90

HÉLIUM BÉRYLLIUM CARBONE AZOTE OXYGÈNE NÉON MAGNÉSIUM SILICIUM PHOSPHORE SOUFRE
CHLORE

ARGON POTASSIUM SCANDIUM TITANE VANADIUM CHROME MANGANÈSE FER COBALT CADMIUM
CALCIUM NICKEL

40 © POUR LA SCIENCE
avoir préparé leur échantillon en séparant construisirent ainsi le spectromètre à solé- Les détecteurs à traces
chimiquement de l’actinium 227 à partir noïde supraconducteur SOLENO ; aux
d’uranium naturel 235. L’actinium 227 se États-Unis, Walter Kutschera, Walter Les appareils qui détectent la radioacti-
désintègre naturellement en radium 223, Henning et leurs collaborateurs du vité par particules complexes avec la
qui devait émettre le carbone 14. Laboratoire d’Argonne construisirent un plus grande sensibilité sont les détec-
La source d’actinium était placée près spectrographe magnétique à pôles sépa- teurs à traces, qui enregistrent les radio-
d’un détecteur qui déterminait l’énergie rés. Dans le spectromètre SOLENO, un activités sur des films spéciaux :
des fragments nucléaires émis. En prin- solénoïde supraconducteur crée un champ l’impact d’un gros noyau engendre un
cipe, le détecteur pouvait distinguer les magnétique qui guide les noyaux chargés, défaut, mais les petits noyaux comme
fragments de carbone 14 des particules α, à partir de la source, à travers le spectro- l’hélium 4 traversent le film sans laisser
mais trois particules α émises simultané- mètre. Les divers types de noyaux sont de trace. Lors du développement du
ment auraient été indiscernables d’un ainsi séparés en fonction du rapport de film, le bain utilisé révèle plus vite les
noyau de carbone 14 ; c’est pourquoi les leur masse A et de leur charge électrique zones qui présentent des défauts que les
physiciens d’Oxford «préparèrent» le q. Les particules α, légères, ont générale- autres zones : la dimension de la trace
système. Dans leur expérience, la détec- ment une charge électrique égale à 2, et un révélée est proportionnelle à la masse et à
tion d’un triplet de particules α devait rapport A/q égal à 2, tandis que les noyaux la charge du noyau qui a causé le défaut.
être beaucoup plus rare que celle d’un de carbone 14, avec une charge électrique Quand on examine le film développé au
noyau de carbone 14. égale à 6, ont un rapport A/q égal à 2,33. microscope, on peut déterminer le point
Pendant les 189 jours que dura Le spectromètre était réglé de sorte que d’impact, la masse et la charge du noyau.
l’expérience, le détecteur enregistra seuls les noyaux de carbone 14 conver- En 1984, Buford Price et ses
l’émission de 65 milliards de particules α geaient vers le détecteur de particules. collègues de l’Université de Berkeley
et de 11 noyaux de carbone 14. H.J. Rose En 1985, le spectromètre SOLENO fut construisirent le premier détecteur à
et G. Jones conclurent que le carbone 14 d’abord utilisé pour l’étude des désinté- traces de ce type, au CERN. Le film de leur
est émis lorsqu’un noyau de radium 223 grations du radium 223. En cinq jours, les détecteur était un polycarbonate sensible
se désintègre en plomb 209, et que le physiciens d’Orsay enregistrèrent 11 aux noyaux contenant plus de deux pro-
radium 223 émet un noyau de carbone 14 émissions de noyaux de carbone 14 ; ils tons. Leur source de noyaux était le com-
pour un milliard de particules α. prouvèrent notamment que le nombre de plexe ISOLDE (séparateur d’isotope en
Quelques mois plus tard, Alexei Ogloblin masse des noyaux détectés était bien égal ligne) du CERN, qui émet des faisceaux de
et ses collègues de l’Institut pour l’éner- à 14. Puis ils démontrèrent que les noyaux ayant tous le même nombre de
gie atomique I.V. Kurchatov, à Moscou, noyaux de radium 222 et de radium 226 nucléons, mais des proportions variées de
effectuèrent une expérience semblable à émettaient également des noyaux de car- neutrons et de protons. Pour leur expé-
celle de H.J. Rose et G. Jones ; ils confir- bone 14, à une fréquence dix fois infé- rience, B. Price et ses collègues utilisè-
mèrent les résultats de ces derniers. Pour rieure à celle du radium 223. Peu après, rent des faisceaux contenant des noyaux
améliorer ces mesures et détecter d’autres les chercheurs du Laboratoire d’Argonne de 222, 223 ou 224 nucléons. Les fais-
types de radioactivité, des physiciens commencèrent leur expérience. Leur ceaux pénétraient dans le détecteur (une
français et américains adoptèrent une spectrographe, qui fonctionne comme le petite chambre tapissée de films de poly-
stratégie différente : ils ajoutèrent des spectromètre SOLENO, possède un détec- carbonate) et, quand ils heurtaient le fond
«filtres» qui séparent les particules com- teur différent. Lors d’une expérience qui de la chambre, ils émettaient parfois une
plexes de la multitude des particules α. dura six jours, le spectrographe détecta radioactivité par amas qui était enregis-
En France, E. Hourani et ses col- 24 noyaux de carbone 14 émis par le trée. Un système analogue révéla égale-
lègues de l’Université de Paris-Sud radium 223. ment l’émission spontanée de néon 24.
Cette découverte fut faite indépendam-
120
ment, au début de 1985, par les équipes
100
de B. Price et de S. Tretyakova, à
l’Institut de Dubna. Les deux équipes uti-
lisaient des détecteurs au polytérephtalate
d’éthylène, qui ne sont sensibles qu’aux
particules contenant plus de six protons.
L’équipe de Dubna observa l’émission de
néon 24 par le protactinium 231, l’ura-
nium 233 et le thorium 230. Le groupe de
140 150 Berkeley étudia l’émission de néon 24
120 130
par l’uranium 232 et mesura une émis-
sion d’un noyau de néon pour 500 mil-
3. PAR FISSION SUPERASYMÉTRIQUE, de nombreuses espèces de noyaux pourraient émettre liards de particules α.
de gros noyaux. Les cases colorées indiquent, pour chaque espèce, le noyau dont l’émission En 1986, B. Price et ses collègues
est la plus probable. Par exemple, un noyau d’étain 112, composé de 50 protons et de 62 de Berkeley réalisèrent alors un détec-
neutrons, éjecte surtout des noyaux de chrome, qui contiennent 24 protons ; cette carte teur à traces contenant un verre de
n’indique pas le nombre de neutrons du noyau émis. Les cases blanches correspondent à phosphate, pour l’étude des désintégra-
l’hélium 5, composé de deux protons et de trois neutrons, et les cases bleu clair, au béryl- tions des noyaux en néon, en magné-
lium 8, qui comporte quatre neutrons. Les cases bordées d’une ligne noire correspondent sium ou en silicium. Un tel détecteur
aux noyaux naturels stables. Cette table a été calculée par Dorin Poenaru, de l’Institut central enregistre très peu de signaux parasites,
de physique de Bucarest. car la particule la plus légère capable

© POUR LA SCIENCE 41
d’y laisser une trace est le noyau d’oxy- états de faible énergie de deux nouveaux Les expériences de Cl. Signarbieux et
gène. Le groupe de Berkeley choisit noyaux. Lors de la fission ordinaire de Fr. Gönnenwein ne prouvaient qu’indi-
d’étudier les noyaux d’uranium 234 parce (chaude), l’énergie de fission confère aux rectement l’existence de la fission froide
que nous avions calculé qu’ils se désinté- noyaux émis des états d’énergie élevée. de l’uranium 233, de l’uranium 235 et du
graient assez fréquemment en néon et en Au contraire, les fragments nucléaires plutonium 239. La quantité d’énergie
magnésium. Lorsque les trois détecteurs formés par fission froide sont dans leur libérée dans une fission est au plus égale à
réalisés fonctionnèrent, pendant trois état fondamental : ils sont moins défor- la différence de masse entre le noyau père
mois environ, ils enregistrèrent 14 més que ceux d’une fission ordinaire. et ses produits de désintégration ; cette
noyaux de néon et 3 noyaux de magné- Selon le modèle en couches à deux énergie apparaît habituellement sous
sium. Les physiciens américains décou- centres, un noyau qui peut se désintégrer forme d’énergie cinétique et d’énergie
vrirent ainsi une nouvelle radioactivité, par une fission ordinaire peut également d’excitation des deux fragments. Or pour
celle du magnésium 28, et la première se désintégrer – moins fréquemment tou- certaines fissions, l’énergie cinétique était
espèce nucléaire l’uranium 234 – pouvant tefois – par fission froide. égale à la différence d’énergie de masse
émettre spontanément trois types de parti- Plusieurs physiciens ont cherché à entre le noyau père et les noyaux fils : les
cules complexes (l’hélium, le néon et le distinguer les noyaux formés par fission deux fragments de fission étaient dans
magnésium). Le carbone, l’hélium, le froide des nombreux noyaux émis par leur état fondamental, et le phénomène
néon et le magnésium sont les seuls fission ordinaire (chaude). En 1981, observé était donc bien une fission froide.
noyaux connus qui soient émis par radio- Claude Signarbieux et ses collègues du Les expérimentateurs poursuivent
activité de particules complexes. Ils pro- Centre d’études nucléaires, à Saclay, ont aujourd’hui l’étude de la fission froide.
viennent de divers noyaux dont les réalisé les premières expériences de ce Martin Greiner (fils de l’un des auteurs) et
périodes sont comprises entre 1011 et type : ils bombardaient des noyaux Werner Scheid, de l’Université de
1026 années. Le modèle analytique de lourds, comme l’uranium 235, avec des Giessen, ont prévu que certains noyaux
fission superasymétrique a prévu, avec neutrons pour y induire une fission ; peuvent également émettre une radioacti-
une précision d’un facteur 30, la période deux détecteurs placés de chaque côté de vité par particules complexes dans un état
de tous les noyaux qui émettent ces par- l’échantillon déterminaient la masse et chaud, c’est-à-dire excité. Un autre succès
ticules complexes. l’énergie cinétique des fragments. du modèle en couches à deux centres fut
Peu après, Friedrich Gönnenwein et la prévision de la fission bimodale : cer-
La fission froide ses collègues de l’Université de tains noyaux lourds peuvent soit se divi-
Tübingen mirent au point une technique ser en deux noyaux symétriques, soit fis-
L’émission spontanée de particules com- de détection différente, à l’Institut Laue- sionner normalement (en se désintégrant
plexes n’est qu’un des succès du modèle Langevin de Grenoble : ils utilisèrent le en deux noyaux allongés de taille
en couches à deux centres ; le modèle, en spectromètre Lohengrin pour mesurer la inégale).
effet, a également prévu l’existence masse, la charge nucléaire et l’énergie Les premières études de cette fission
d’une fission froide, observée en 1981. cinétique des fragments de fission. Plus bimodale ont indiqué qu’elle apparaîtrait
Lors d’une fission froide, un noyau se récemment Cl. Signarbieux et ses col- plus nettement avec le fermium 264 et ses
partage en deux noyaux qui ne sont pas lègues ont construit un nouveau détec- proches voisins. La fission ordinaire du
excités ; plus précisément, les nucléons teur de sensibilité dix fois supérieure à noyau de fermium 264 produit deux frag-
d’un état de faible énergie d’un noyau celle qui fut atteinte lors des premières ments ellipsoïdaux, mais la fission froide
peuvent se réarranger pour former des expériences et ils ont repris les études. produit deux noyaux sphériques d’étain
132. La structure en couches de l’étain est
particulièrement stable, car elle contient
un nombre magique de protons (50) et un
nombre magique de neutrons (82). On
peut considérer, dans certaines situations,
que le fermium 264 est une espèce de
«molécule nucléaire» composée de deux
noyaux d’étain.
En 1986, Kenneth Hulet et ses col-
lègues du Laboratoire Lawrence
Livermore construisirent un détecteur
sensible aux noyaux contenant plus de
100 protons et plus de 156 neutrons. Ils
ont ainsi prouvé la fission bimodale du
nobélium 258, du kurchatovium (ou
rutherfordium) 260 et de trois isotopes de
mendélévium (258, 259 et 260). Les
4. LE SPECTROMETRE LOHENGRIN de l’Institut Laue-Langevin, à Grenoble, disperse les expérimentateurs poursuivent l’explora-
fragments de fission issus du réacteur (à droite) en fonction du quotient masse/charge tion des nouvelles radioactivités, de la
nucléaire. La dispersion résulte du passage successif dans un champ magnétique (appa- fusion froide et des fissions superasymé-
reil rouge) et dans un champ électrique (appareil jaune). La détection du point d’impact triques bimodales ou froides, à l’aide de
des fragments dans le plan focal de l’ensemble (derrière les parois en béton, à gauche) détecteurs dont la sensibilité devrait
permet d’identifier la masse et l’énergie cinétique des fragments. Une mesure supplé- encore augmenter.
mentaire par le système de détection révèle la charge nucléaire.

42 © POUR LA SCIENCE
La superdéformation
des noyaux
Renée LUCAS

La spectroscopie gamma ne cesse de progresser : une goutte liquide, et le «modèle en


couches», qui suppose que chaque
on détecte aujourd’hui des rayonnements nucléon est soumis au potentiel moyen
de tous les autres nucléons. Aage Bohr
de faible intensité, caractéristiques et Ben Mottelson ont proposé en 1952,
le premier modèle unifié du noyau. Puis
de noyaux très déformés. Nilsson a imaginé un modèle où les
nucléons sont considérés comme des
particules indépendantes et soumises au
champ déformé intrinsèque du noyau.
ontrairement à ce que l’on a l’étude du noyau dans ses états À l’aide de ce type de modèle, on cal-

C longtemps cru, les noyaux sont extrêmes, de déformation, de tempéra- cule les surfaces d’énergie potentielle, qui
rarement sphériques : même ture et d’isospin (paramètre lié à la diffé- représentent l’énergie du noyau en fonc-
dans leur état fondamental, ils rence entre les nombres de protons et de tion de sa forme. La forme qu’adopte le
ressemblent, le plus souvent, à des bal- neutrons). Il est important de vérifier la noyau est celle dont l’énergie est mini-
lons de rugby, forme ellipsoïdale que validité des modèles dans ces conditions male. Lorsque la surface d’énergie poten-
l’on nomme encore quadrupolaire (voir extrêmes de la matière nucléaire. tielle possède plusieurs minima, ou puits,
la figure 1). Il existe aussi des noyaux le noyau passe de l’un à l’autre en se
triaxiaux (les trois axes de l’ellipsoïde Les modèles nucléaires déformant, notamment lorsqu’il tourne
sont de longueurs différentes), voire sur lui-même. Le fond du deuxième puits
octupolaires (en forme de poire). Quand Deux modèles sont utilisés pour décrire de potentiel correspond à des états dits
le noyau adopte une forme voisine les propriétés des noyaux : le «modèle isomères de forme (voir la figure 3). Au
d’une sphère, on dit qu’il est «normale- collectif», qui examine le noyau comme total, dans un puits de potentiel donné, le
ment déformés». noyau possède un ensemble dis-
La forme d’un noyau 1 SPHÈRE cret d’états auxquels on accède
résulte à la fois du comporte- c
expérimentalement : lorsqu’un
ment collectif du noyau, consi- a=b=c noyau se désexcite vers un état
a b
déré comme une goutte d’énergie inférieure, il émet un
liquide, et de sa structure rayonnement γ ou une autre par-
quantique, c’est-à-dire de la ticule, qui emporte la différence
répartition en couches de ses 2 ELLIPSOÏDE ALLONGÉ 3 ELLIPSOÏDE APLATI d’énergie entre les deux niveaux.
différents constituants. En a > b = c a=b>c La spectroscopie nucléaire
1950, le physicien James consiste à mesurer cette quantité
Rainwater, postule l’existence c d’énergie emportée par la parti-
b c
de noyaux déformés à l’état a b cule émise, et à reconstituer les
a
fondamental. Selon Aage Bohr chemins de désexcitation du
(le fils deNiels), la déforma- noyau. C’est en faisant tourner le
tion statique du noyau doit se noyau sur lui-même qu’un obser-
manifester par des modes c b
vateur distingue un noyau sphé-
d’excitation rotationnels. a rique d’un noyau déformé.
L’étude de la forme des a=b=c L’énergie de rotation d’un noyau
noyaux est indispensable pour 4 ELLIPSOÏDE TRIAXAL déformé prend une série de
éprouver les modèles sur la 1. FORMES LES PLUS FRÉQUENTES DES NOYAUX : dans un noyau valeurs quantifiées dont le
structure nucléaire. Ces sphérique (1), les trois axes sont de même longueur ; pour un spectre permet de déduire le
modèles ont été élaborés à par- ellipsoïde allongé, en forme de ballon de rugby (2), l’un des axes moment d’inertie, donc la forme.
tir des propriétés des noyaux est plus long que les deux autres, qui sont égaux ; pour un ellip- On observe depuis longtemps de
stables. Les progrès réalisés soïde aplati, en forme de galette (3), l’un des axes est plus court, tels spectres de bandes rotation-
dans les dispositifs expérimen- que les deux autres, qui sont égaux ; enfin, dans le cas d’un nelles dans les molécules diato-
taux permettent d’entreprendre noyau triaxial (4), les longueurs des trois axes sont différentes. miques : l’énergie de ces états

44 © POUR LA SCIENCE
AZOTE
a LIQUIDE c
(–196°C)

BOUCLIER
CRISTAL
DE GERMANIUM

FAISCEAU
CIBLE
2. MULTIDÉTECTEUR EUROGAM II, installé à
Strasbourg auprès de l’accélérateur Vivitron
résulte d’une collaboration entre 10 labora-
toires (6 du CNRS et 4 britaniques). Vu de
l’extérieur (a), il forme une boule de 1,5
mètre de diamètre. Il contient 30 détecteurs
germanium répartis sur les deux calottes, et
24 détecteurs trèfles (constitués de quatre
cristaux) à l’équateur. Pour améliorer son
b fonctionnement, on refroidit chaque détec-
teur à – 196 degrés Celsius. Ce sont ces
cryostats remplis d’azote liquide que l’on
voit de l’extérieur. Un faisceau de particules
traverse la boule de part en part, percute
une cible et produit des noyaux très excités.
À l’intérieur d’Eurogam II, l’espace fait 25
centimètres de diamètre (b), et la cible est
située au centre d’une boule intérieure (c),
où la pression est maintenue inférieure à
10–9 atmosphère. Quand les noyaux pro-
duits par les réactions nucléaires émettent
des photons, ceux-ci sont piégés dans les
détecteurs qui les entourent.

ceau d’ions lourds sur un noyau cible, on


forme un noyau composé (fusion), à une
énergie d’excitation et un spin très élevés,
puis ce noyau se désexcite en émettant
des particules légères (évaporation),
généralement 3 à 6 neutrons, emportant
chacun 10 millions d’électronvolts
(MeV). Dans ces réactions, l’énergie
de rotation dépend des valeurs du ellipsoïde allongé et sont fissiles. Avant d’excitation totale du noyau composé est
moment angulaire (ou spin) collectif : en de fissionner en deux noyaux plus petits, de 50 à 80 MeV. Environ 10–15 seconde
mécanique quantique, ces valeurs sont un tel noyau adopte une forme très diffé- après la fusion, le noyau réduit son éner-
discrètes, et valent un nombre entier ou rente de celle de l’état fondamental : il est gie d’excitation à moins de huit MeV au-
demi-entier de fois h, / la constante de «piégé» dans une poche de potentiel cor- dessus de la ligne yrast (la ligne yrast
Planck divisée par 2π. respondant à un état superdéformé. Ces représente l’énergie minimale d’un noyau
états isomères de forme sont également pour un moment angulaire donné). À ce
La superdéformation nommés isomères de fission. Ils doivent stade, le noyau se désexcite principale-
franchir une barrière de potentiel pour fis- ment par émissions de rayons γ. Quand le
Loins de la stabilité nucléaire, certains sionner et ont donc une certaine durée de noyau passe par plusieurs niveaux d’éner-
noyaux se déforment considérablement : vie. À ce jour, on connaît une trentaine gie pour se désexciter, il émet une cas-
un des axes de l’ellipsoïde est plusieurs d’isomères de fission (voir la figure 4). cade de photons γ (voir la figure 5).
fois plus long que les deux autres. Pour observer des états superdéfor- Les rayonnements γ d’une même
Lorsque ce rapport est voisin de deux, on més dans des noyaux non fissiles, on les cascade de désexcitation sont émis en
parle d’états superdéformés, et lorsqu’il fait tourner sur eux-même : les même temps, c’est-à-dire dans un inter-
est voisin de trois, d’états hyperdéformés. contraintes amenées par la rotation les valle de temps très inférieur au temps de
On a observé la superdéformation dès obligent à se déformer. On produit des résolution des appareils de mesure. On
1962, dans des actinides, des noyaux de noyaux de spin élevé à l’aide des accélé- identifie une telle cascade lorsqu’au
masse atomique comprise entre 225 et rateurs, au cours de réactions de type moins deux photons γ sont détectés en
250. Ces noyaux lourds ont la forme d’un fusion-évaporation : en projetant un fais- «coïncidence». Comme ces photons

© POUR LA SCIENCE 45
sont émis dans toutes les directions, on pondérant : de nombreux photons qui Fm 100
doit multiplier le nombre de détecteurs atteignent le cristal de germanium sont Es 99
Cf 98
pour espérer les détecter en coïncidence : diffusés, de sorte qu’une partie de leur Bk 97
c’est le principe des multidétecteurs γ. énergie échappe au détecteur ; la fraction Crr 96
Am 95
Plus nombreux sont les photons détectés d’énergie qu’ils laissent au cristal n’est Pu 94
en coïncidence, meilleure est la résolution pas utilisable pour la mesure, et elle ne Np 93
U 92
entre les niveaux d’énergie : on étudie fait qu’augmenter le bruit de fond des Pa 91 150
Th 90
ainsi les voies de désexcitation les plus spectres γ. Pour éliminer ce rayonnement 140 145
rares. La qualité d’une étude expérimen- gênant, une enceinte de détecteurs scin-
ISOMÈRES DE FISSION
tale de la structure nucléaire à haut spin tillants, généralement du germanate de
dépend des performances des détecteurs : bismuth, entoure les compteurs germa-
ceux-ci doivent avoir une bonne résolu- nium : lorsqu’une diffusion Compton a
tion en énergie, une bonne efficacité de lieu dans le cristal de germanium et qu’un
détection (pour compter le maximum de rayonnement γ s’en échappe, il est détecté
photons) et un bon rapport signal sur par l’enceinte anti-Compton et l’événe-
bruit (pour séparer les pics du fond). ment est rejeté électroniquement.
En somme, on regroupe autant de
Les nouveaux détecteurs que possible autour de la cible
pour maximiser l’efficacité, tout en amé-

PROTONS
multidétecteurs gamma liorant le rapport signal sur bruit au X
L 53
On a amélioré la résolution en énergie moyen de boucliers anti-Compton. On Te 52
Sb 51
des détecteurs en changeant leurs cris- construit ainsi des «boules» de germa- Sn 50
taux : dans les années 1970, on a rem- nium (voir la figure 2). Dans les expé- In 49
Cd 48
placé les cristaux de iodure de sodium par riences actuelles, on recueille plusieurs Ag 47
des cristaux de germanium, plus sen- milliards d’événements qui doivent être Pd 46
Rh 45
sibles. Dans les multidétecteurs actuels, le ensuite triés et analysés. Ru 44
Tc 43
volume de ces cristaux atteint plusieurs On a dû attendre 1986 et l’arrivée des Mo 42
centaines de centimètres cubes, ce qui multidétecteurs γ, pour observer un effet Nb 41
Zr 40
augmente beaucoup leur efficacité. caractéristique de la superdéformation Y 39
Sr 38
Quand le noyau émet un photon, il faut dans un noyau non fissile, de spin élevé Rb 37
que le cristal détecte toute son énergie, (jusqu’à 60 h)./ L’expérience, menée par Kr 36
Br 35
c’est-à-dire le transforme complètement le physicien Peter Twin et ses collabora- Se 34
en signal électrique. Cependant, au-delà teurs, s’est déroulée en Grande-Bretagne, As 33
36 40 45 50
de 200 kilo-électronvolts (keV), le pro- avec le multidétecteur Tessa 3 qui com-
NEUTRONS
cessus de diffusion Compton devient pré- portait 16 germaniums avec leurs bou-
cliers anti Compton. Un noyau de dys-
a ÉTATS b prosium 156 a été formé par réaction
«SUPERDÉFORMÉS» d’un faisceau de calcium 48 sur une cible
ÉNERGIE POTENTIELLE

ÉNERGIE POTENTIELLE

60+ de palladium 108. Dans le noyau de dys-


prosium 152 obtenu après évaporation de
20+
4 neutrons, les chercheurs ont mis en évi-
ÉTATS dence une bande rotationnelle de 19
«NORMALEMENT» rayonnements γ régulièrement espacés
DÉFORMÉS
4+ (dans ce cas, tous les 47 keV), caractéris-
2+
0+ tiques d’une structure superdéformée
(voir la figure 6). Quand le noyau se
ISOMÈRE ISOMÈRE désexcite, il parcourt en cascade les 18
DE FORME DE FISSION états de la bande rotationnelle, en émet-
DÉFORMATION DU NOYAU DÉFORMATION DU NOYAU tant 19 photons γ. Ces émissions sont dif-
ficiles à détecter, car elles sont de très
faible intensité : environ un pour cent des
3. ÉNERGIE POTENTIELLE DU NOYAU en fonction de sa déformation, dans un noyau non fis- voies de désexcitation possibles à la suite
sile (a) et dans un noyau fissile (b). On a représenté une coupe de la surface d’énergie de la réaction de fusion initiale engendre
potentielle en fonction d’un seul paramètre de déformation, celui qui caractérise l’élonga- la séquence γ caractéristique de cette
tion. Le premier puits, à gauche, correspond aux états «normalement déformés» du noyau. bande rotationnelle. Les temps de vie de
Dans le second puits, dont le minimum correspond à une énergie plus élevée (à droite), le ces états dépendent directement du
noyau est un ellipsoïde allongé. Le noyau se désexcite en émettant des rayons γ qui peu- moment quadrupolaire du noyau, c’est-à-
plent les différents niveaux d’énergie jusqu’au niveau d’énergie minimale. Dans le cas d’un dire de sa déformation. Pour les états
noyau fissile (b), la deuxième barrière de potentiel est plus basse que dans un noyau non superdéformés du dysprosium, la valeur
fissile : le noyau peut franchir cette barrière et fissionner. On a représenté en pointillés la mesurée du moment quadrupolaire cor-
forme du potentiel que l’on obtient à l’aide d’un simple modèle de goutte liquide. Pour respond à un grand axe deux fois plus
expliquer les premiers isomères de forme, on a dû prendre en compte les effets de couche, long que le petit axe, conformément aux
c’est-à-dire la répartition en couches des nucléons dans le noyau. prédiction théoriques.

46 © POUR LA SCIENCE
RAPPORT DES AXES = 2 Po 84
Bi 83
RAPPORT DES AXES = 1,7 Pb 82
RAPPORT DES AXES = 1,5 Tl 81
ISOTOPES STABLES Hg 80
(NORMALEMENT DÉFORMÉS) Au 79
Pt 78
Ir 77
Os 76
Re 75
Os 74 118
Ta 73
Hf 72
Lu 71 115
Yb 70
Tm 69
Er 68 110
Ho 67
Dy 66
Tb 65 105
Gd 64
Eu 63
Sm 62 100
Pm 61
Nd 60
Pr 59
Ce 58
La 57 95
Ba 56
Cs 55
Xe 54
90

85

80 82
75

70

65 4. ENSEMBLE DES NOYAUX POUR LESQUELS ON A OBSERVÉ DES BANDES SUPERDÉFORMÉES. Les
zones grisées indiquent les noyaux ayant un nombre «magique» en protons ou en neu-
trons (50 ou 82). On a indiqué les isomères de fission en haut à gauche.
60

55
dant deux ou trois transitions, reste pie nucléaire à un phénix renaissant per-
constante pendant la majeure partie de pétuellement de ses cendres : périodi-
La découverte expérimentale de la la désexcitation, et enfin décroît brutale- quement, les détecteurs disponibles
superdéformation nucléaire marque le ment ; la bande disparaît alors en deux atteignent leurs limites d’observation, et
début de la spectroscopie dans le ou trois transitions, avant même que le l’on croit ne plus rien devoir apprendre
deuxième puits de potentiel. Depuis, on a noyau n’atteigne le niveau de plus basse de la spectroscopie nucléaire ; puis de
observé et étudié de nombreuses struc- énergie du second puits de potentiel nouvelles avancées technologiques ou
tures superdéformées dans des noyaux de (voir la figure 6). Ainsi, la bande dispa- de nouveaux modèles réveillent l’intérêt
masses atomiques voisines de A = 130, raît pour des spins assez élevés dans les des chercheurs et, comme l’oiseau
150, 190 et récemment 80 (voir la figure noyaux des terres rares (24 h/ pour le mythique, le domaine renaît, encore
4). Un même noyau peut posséder plu- dysprosium 152) et pour des spins plus plus vivace. D’aucuns reléguaient la
sieurs bandes excitées, jusqu’à sept. En petits pour des noyaux de masse ato- spectroscopie nucléaire dans les profon-
1989, une équipe du CNRS, en collabora- mique voisine de 190 (6 h/ pour le deurs de l’histoire. L’étude de la super-
tion avec des Britanniques, a identifié des plomb 194). À cause de cet effet, on n’a déformation l’a remise au goût du jour.
bandes superdéformées jumelles (avec pas encore observé l’état fondamental Après la découverte de la bande
des transitions γ identiques) dans des du deuxième puits de ces noyaux. De superdéformée du dysprosium, on a
noyaux voisins (qui diffèrent de une ou nombreux travaux visent à expliquer voulu en savoir plus. Ainsi, jusqu’en
deux unités de masse). On a maintenant cette séquence de formation, d’alimen- 1995, on ignorait à quelle énergie
établi cette identité des bandes superdé- tation et de disparition des bandes bien d’excitation se trouvaient les bandes de
formées dans toutes les régions superdé- au-dessus de l’état fondamental du rotation des états superdéformés par
formées connues, et on étudie ses causes deuxième puits. rapport aux états normalement
microscopiques. On extrait aussi de ces déformés : tant que l’on n’avait pas
données expérimentales des informations La renaissance identifié les transitions discrètes reliant
concernant, par exemple, les propriétés les bandes superdéformées aux états
magnétiques des structures déformées.
de la spectroscopie normalement déformés, ces bandes res-
Pour les noyaux non fissiles, l’inten- Quand on a découvert, en 1986, le pre- taient «flottantes». Du fait de la pré-
sité des raies d’une bande superdéfor- mier spectre caractéristique d’une struc- sence de la barrière de potentiel entre
mée suit une séquence particulière : ture nucléaire superdéformée, dans le les états superdéformés et normalement
l’intensité des premières raies (à haut noyau de dysprosium 152, le professeur déformés, de telles transitions entre les
spin) est faible, puis elle augmente pen- Ben Mottelson a comparé la spectrosco- deux puits sont très rares.

© POUR LA SCIENCE 47
Une nouvelle génération de spectro-
NOMBRE DE PHOTONS DÉTECTÉS 800
VALEURS DE SPIN
PHOTONS mètres 4π-γ (4π, car ils détectent dans
toutes les directions de l’espace), plus
26 28 performants, a permis d’atteindre les
30
32 liens manquants entre le deuxième et le
600 premier puits de potentiel. En 1995, les
34 Américains les ont découverts dans le
36
mercure 194, avec le multidétecteur
38 Gammasphère, puis, au début de 1996,
40
42 une équipe du CNRS les ont identifiés
400 44
dans le plomb 194, avec le multidétec-
46 teur franco-britannique Eurogam II, à
48
50
Strasbourg. On a alors déterminé
52 l’énergie d’excitation absolue des états
200 54 superdéformés pour ces noyaux (6
56
58 MeV pour le mercure 194 et 4,6 MeV
60
pour le plomb 194). Ces résultats expé-
rimentaux s’accordent aux prédictions
0
des théoriciens.
De nombreuses études restent à réa-
liser dans ce domaine, pour améliorer
0,6 0,8 1,0 1,2 1,4 1,6
nos connaissances sur la superdéforma-
ÉNERGIE (EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS)
tion, et rechercher des états hyperdéfor-
5. BANDE ROTATIONNELLE DU DYSPROSIUM 152 obtenue en 1985. Le noyau superdéformé més (des noyaux trois fois plus longs
de dysprosium 152 se désexcite par une cascade d’émission de photons : à chaque départ de que larges). En 1984, par une voie expé-
photon, la rotation de ce noyau diminue de deux quanta de spin. La figure montre de telles rimentale différente de la fusion-évapo-
successions de transitions de 60 à 26 quanta. ration (un faisceau de deutons projetés
sur une cible émet un proton, et produit
un noyau fissile), une équipe du CEA a
1
LIMITE D'OBSERVATION

IODURE DE SODIUM (1970)


découvert un troisième puits de potentiel
dans le thorium 232, qui correspondrait
à des états hyperdéformés. Cependant,
GERMANIUM (1970-1980)
on n’a encore identifié aucune décrois-
10-1 sance γ caractéristique, et on n’a observé
TESSA I (1980) aucune structure hyperdéformée dans
des noyaux non fissiles (hormis
quelques faibles indications). On attend
BANDE NORMALEMENT
10-2 DÉFORMÉE DE L'ERBIUM 154 déjà l’arrivée de détecteurs plus perfor-
TESSA II (1982)
mants pour explorer ces régions :
BANDE SUPERDÉFORMÉE Euroball, le successeur d’Eurogam II
DU DYSPROSIUM 152
sera opérationnel en Italie dés 1997.
On a élaboré les multidétecteurs γ
10-3 TESSA III (1986)
pour étudier les spins élevés, mais on
BANDE SUPERDÉFORMÉE
EXCITÉE DU TERBIUM 151 peut bien sûr les utiliser pour n’importe
EUROGAM I (1992) quelle autre expérience où des voies de
réaction sont très faiblement peuplées.
10-4 Ces multidétecteurs servent ou pour-
ront servir aussi à l’étude spectrosco-
TRANSITION DE SUPER
À NORMALEMENT DÉFORMÉ pique des noyaux très loin de la vallée
EUROGAM II (1994) de la stabilité : les noyaux pauvres en
10-5
neutrons, produits à l’aide des fais-
ceaux radioactifs du GANIL par exemple
EUROBALL I (1997) (voir Des noyaux exotiques aux fais-
(PRÉVISIONS) ceaux radioactifs, par Philippe
Chomaz, dans ce dossier), ou les
10-6 noyaux très riches en neutrons, résul-
0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 tant de réactions dites de transfert ou
MOMENT ANGULAIRE h de fissions (induites ou spontanées).
6. AMÉLIORATION DES PERFORMANCES DES MULTIDÉTECTEURS GAMMA. On indique les intensi- Eurogam et Gammasphère servent déjà
tés minimales des raies de transitions observables (normalisées à 1 pour l’intensité totale de à étudier ces fragments de fission ; ils
la réaction de fusion initiale) en fonction de la valeur du spin des états excités explorés. sont très déformés, et pourraient révé-
Grâce aux progrès des détecteurs, on observe les bandes rotationnelles des noyaux défor- ler de nouveaux isomères dont la struc-
més ayant des intensités de plus en plus faibles. ture serait intéressante à étudier.

48 © POUR LA SCIENCE
La création
d’éléments superlourds
Peter ARMBRUSTER et Gottfried MÜNZENBERG

Des phénomènes quantiques présents dans des noyaux trons ; on progressait ainsi d’une ou
de deux unités de numéro atomique.
permettent de produire des éléments superlourds. Comme tous les éléments lourds, les
transuraniens comportent plus de neu-
trons que de protons. Le plutonium
(l’élément 94), par exemple, contient
epuis 30 ans, dans le monde postulait en 1966 : ils sont déformés. 145 neutrons et seulement 94 protons ;

D entier, des physiciens cher-


chent à former des éléments
chimiques superlourds. À
l’Institut allemand de recherche sur les
ions lourds (GSI), à Darmstadt, nous
Pour favoriser la fusion, on bombarde
des noyaux stables et sphériques, natu-
rellement abondants, avec des projec-
tiles de masse moyenne, au lieu de
projeter des projectiles légers contre
l’isotope le plus stable du fermium
possède 157 neutrons et 100 protons.
Pour synthétiser des noyaux plus
lourds que celui du fermium, on ima-
gina alors de fusionner les noyaux les
avons notamment créé les noyaux d’élé- des noyaux radioactifs déformés aussi plus lourds avec un noyau plus léger,
ments comportant jusqu’à 112 protons, lourds que possible ; l’énergie commu- mais contenant plus de protons et de
plus «lourds» que l’élément 106, qui niquée doit être minimisée, et non neutrons que l’hélium. L’utilisation
semblait, il y a 20 an, la limite des tech- aussi forte que possible. des éléments de numéro atomique
niques de synthèse et d’identification atteignant 99 était appropriée, car on
des éléments lourds. Au-delà de l’élément 106 savait produire ces éléments en quanti-
Les mesures de masse et des études tés macroscopiques. À Berkeley et à
théoriques indiquent que la stabilité des Les premières tentatives de synthèse Dubna, on construisit des accélérateurs
nouveaux éléments résulte de l’ordre et d’éléments transuraniens (de numéro donnant aux ions une énergie suffi-
de l’arrangement des protons et des atomique supérieur à 92) datent des sante pour vaincre les répulsions élec-
neutrons plutôt que de propriétéS années 1930. En 1934, Enrico Fermi trostatiques entre les noyaux. Entre
connues qui stabilisent les noyaux plus bombarda du thallium par des neutrons 1958 et 1974, ces accélérateurs d’ions
légers. Nous n’avons pas encore atteint lents et obtint du plomb, après une lourds synthétisèrent ainsi les éléments
les objectifs fixés vers 1960, quand désintégration radioactive de type β (la 102 à 106. La découverte de ces élé-
l’élément 114 semblait accessible ; mais désintégration d’un neutron en un pro- ments et le privilège de les nommer
en cherchant l’origine de nos difficultés, ton et un électron) ; la capture d’un restent controversés.
nous avons amélioré notre connaissance neutron, suivie d’une désintégration β, Pour comprendre pourquoi les élé-
de la structure du noyau atomique et des forme un élément de numéro atomique ments superlourds sont si difficiles à
réactions de fusion entre noyaux. supérieur d’une unité au numéro de créer et pourquoi certains d’entre eux
La nucléosynthèse a beaucoup pro- l’élément bombardé. ont une stabilité inattendue, nous exa-
gressé depuis l’époque où des réacteurs Entre 1940 et 1955, on synthétisa minerons d’abord pourquoi les noyaux
nucléaires ont créé les premiers noyaux les éléments 93, 95, 99 et 100 en irra- sont stables ou instables, et comment
n’existant pas dans la nature. Les physi- diant des cibles avec des neutrons. Le les forces assurant la cohésion des
ciens ont bombardé des atomes cibles fermium, de numéro atomique égal à noyaux varient en fonction de la
par des projectiles de plus en plus lourds. 100, fut le plus lourd élément créé par masse. Des effets négligeables dans
La méthode la plus récente, que nous cette méthode, car aucun de ses iso- des noyaux plus légers sont respon-
avons perfectionnée, est la «fusion topes ne se désintègre par radioactivité sables des différences cruciales entre
douce», où l’on choisit les masses et les β. Simultanément on synthétisait l’élé- les isotopes stables et instables des
énergies de bombardement afin de mini- ment 94 par irradiation deutons et éléments lourds.
miser l’énergie d’excitation des noyaux désintégration β–, et les éléments 96, Dans les noyaux, les forces
formés (cette fusion douce n’a rien à voir 97, 98 et 101 par irradiation α : l’irra- nucléaires fortes, qui lient entre eux
avec la «fusion froide» thermonucléaire). diation deutons consiste à projeter des les protons et les neutrons, s’opposent
Notre étude a montré que la plu- noyaux de deutérium, constitués d’un aux forces électrostatiques, qui tendent
part des hypothèse sur la nucléosyn- proton et d’un neutron, contre des à écarter les protons les uns des autres.
thèse étaient fausses : les noyaux que noyaux lourds, et l’irradiation α est la Plus les noyaux sont lourds, plus ils
l’on synthétise ne sont pas sphériques projection de noyaux d’hélium, consti- contiennent des neutrons en excès, qui
dans l’état fondamental, comme on le tués de deux protons et de deux neu- compensent les répulsions entre les

52 © POUR LA SCIENCE
277
112

-5

-10

120

190
110
180
170
100
160

150
90
140

130
80
120
110

1. LES NOYAUX ATOMIQUES sont plus stables quand les protons et La barrière de fission qui règne dans les gouttes nucléaires (en
les neutrons forment des couches pleines (lignes noires), ana- rose) disparaît à partir de l’élément 107. La stabilisation de la
logues aux couches électroniques des atomes. Sur cette figure, on structure en couches culmine au voisinage du plomb (en bas à
a indiqué la stabilisation due à la structure en couches des gauche), puis dans la région des éléments superlourds. Les
noyaux; cette structure rend stables des isotopes qui ne le disques rouges indiquent les nombres de protons et de neutrons
seraient pas s’ils n’étaient que des «gouttes de fluide nucléaire». des isotopes synthétisés par les auteurs et leurs collègues.

protons. Cependant la cohésion des que leur numéro atomique est structure. Pour la plupart des noyaux
nucléons, c’est-à-dire des protons et élevé : la demi-vie, ou période, chute lourds, dont l’énergie de cohésion
des neutrons, est maximale dans le fer de plusieurs milliards d’années à atteint deux milliards d’électronvolts,
(26 protons et 30 neutrons), qui ne se quelques millièmes de seconde. ce surcroît de cohésion est minime,
situe qu’au quart du Tableau pério- Cependant les théories de structure mais pour les éléments les plus lourds,
dique des éléments chimiques. nucléaire semblent indiquer que des peu stables, la structure en couches est
Bien que la dissociation des éléments à peine plus lourds que ceux fondamentale : elle stabilise des élé-
noyaux plus lourds que celui du fer déjà créés seront assez stables. ments qui se désintégreraient quasi
libère de l’énergie, l’énergie initiale Les noyaux ayant certaines propor- spontanément.
que l’on doit communiquer pour frag- tions de protons et de neutrons sont Les noyaux dont les couches de
menter les éléments plus légers que le particulièrement stables : l’hélium 4, protons et de neutrons sont pleines
plomb est telle que la réaction n’a lieu l’oxygène 16, le calcium 40, le cal- sont plus stables ; après le plomb, le
que dans des conditions extraordi- cium 48 et le plomb 208 sont beau- premier noyau à couches de nucléons
naires. Les noyaux plus massifs que le coup plus stables que leurs voisins. pleines apparaît pour un nombre de
plomb atteignent un état plus stable en Leur stabilité résulte de la structure en protons égal à 114 et un nombre de
émettant une petite partie de leurs couches du noyau, analogue à la struc- neutrons égal à 184. La théorie des
nucléons : ils sont instables. Les iso- ture en couches électroniques de couches nucléoniques décrit si bien les
topes naturels du thorium et de l’ura- l’atome ; les noyaux dont les couches énergies de cohésion des éléments
nium se désintègrent généralement en de nucléons sont pleines sont particu- légers que l’on a conjecturé l’exis-
émettant une particule α (un noyau lièrement stables. La structure en tence d’un «îlot de stabilité relative»,
d’hélium). Seuls les éléments plus couche augmente l’énergie de cohé- analogue à celle de l’uranium et du
lourds que l’uranium fissionnent spon- sion de 11 millions d’électronvolts (11 thorium, pour des noyaux de masse
tanément. Généralement les noyaux MeV) dans le cas du plomb, par rap- voisine de 298 ; contrairement aux élé-
atomiques sont d’autant plus instables port à un agrégat de nucléons sans ments du groupe uranium-thorium, les

© POUR LA SCIENCE 53
éléments ultralourds à couche pleine muth 209 fusionnent avec le chrome 54 réduite par rapport à une réaction entre
seraient instables sans l’énergie due au ou le fer 58, par exemple, l’énergie une cible lourde et un projectile léger.
remplissage des couches. d’excitation du nouveau noyau est infé- Si l’on augmente l’énergie initiale
En 1981, à Darmstadt, nous avons rieure à 20 MeV environ ; avec un acti- afin de compenser ces pertes, l’énergie
identifié le premier de ces éléments nide lourd, comme le californium 249, le d’excitation augmente et le nombre de
superlourds stabilisés ; de numéro ato- berkélium 249 ou le curium 248, bom- noyaux survivant à la fusion diminue.
mique égal à 107, ses propriétés chi- bardé par le carbone 12, l’azote 15 ou La fusion douce n’est avantageuse que
miques devraient correspondre à celles l’oxygène 18, cette énergie est plus de pour les éléments de numéro atomique
postulées il y a 62 ans par Enrico Fermi, deux fois supérieure. supérieur à 106. Nous avons notam-
quand celui-ci avait proposé la structure Les noyaux formés à partir de cibles ment montré que l’énergie optimale
de «l’ékarhénium». Depuis la découverte lourdes et d’ions légers éliminent leur pour la formation des éléments lourds
de l’élément 107, nous avons également excès d’énergie en émettant plus de est même inférieure à l’énergie de la
synthétisé les éléments 108, 109, 110, quatre neutrons, tandis que ceux formés à barrière de fusion.
111 et 112. Les mesures d’énergie de partir d’ions plus lourds n’émettent qu’un Les débats théoriques sur la synthèse
cohésion indiquent que nous avons neutron ; comme la probabilité qu’un des éléments superlourds sont intéres-
atteint l’îlot des éléments superlourds. noyau se refroidisse en émettant un neu- sants, mais la pratique est très diffi-
Nous cherchons aujourd’hui à savoir si tron n’est égale qu’à quelques pour cent cile : on doit concevoir les accélérateurs
l’on pourrait former des éléments de la probabilité qu’il se désintègre par et les cibles, et mettre au point des
encore plus lourds. fission, la multiplication des émissions détecteurs vérifiant que des noyaux
de neutrons réduit notablement le superlourds ont bien été formés.
De la capture de neutrons rendement de la fusion : avec la relaxa- Quand l’idée de synthétiser des élé-
tion par émission d’un seul neutron, la ments superlourds a germé dans l’esprit
à la fusion douce probabilité qu’un noyau superlourd sub- des physiciens et des chimistes, vers la
La synthèse d’éléments lourds par siste est supérieure. fin des années 1960, aucun laboratoire
fusion est difficile : quand l’énergie du La fusion douce a cependant un allemand n’avait étudié la nucléosyn-
bombardement est insuffisante, les élé- inconvénient : les répulsions électrosta- thèse, et de nombreuses voies étaient
ments recherchés ne se forment pas, mais tiques entre la cible et le projectile envisageables. L’expérience des équipes
quand elle est trop forte, les noyaux for- s’opposent à leur fusion. Quand deux de Berkeley et de Dubna était naturelle-
més par fusion fissionnent au lieu de res- noyaux se rapprochent, une partie de leur ment utile, mais on ne voulait pas pro-
ter dans un état stable. Cherchant à chauf- énergie cinétique se transforme en éner- gresser en les copiant. Il semblait préfé-
fer le moins possible les noyaux formés, gie d’excitation du système collisionnel rable de mettre au point un accélérateur
Yuri Oganessian et ses collègues, à transitoirement formé et n’est plus dispo- d’ions lourds, et des méthodes rapides
Dubna, ont proposé d’abandonner la nible pour vaincre la barrière de fusion. de séparation et d’identification des
méthode classique, où l’on bombarde les Dans la fusion douce, quand les projec- nouveaux éléments. On ignorait enfin
noyaux les plus lourds par des ions tiles sont des ions lourds, une quantité quelles réactions nucléaires condui-
légers, et d’adopter le bombardement de supérieure d’énergie cinétique est perdue, raient au succès.
cibles plus légères par des ions plus lors du franchissement de la barrière En 1969, le gouvemement allemand
lourds. Quand le plomb 208 ou le bis- énergétique, et la probabilité de fusion est créa à Darmstadt un nouvel institut des-

CIBLE TOURNANTE
DÉFLECTEURS
MAGNÉTIQUES
DÉFLECTEURS
ÉLECTROSTATIQUES
AIMANTS
DE FOCALISATION

FAISCEAU D’IONS

2. LE FILTRE SHIP, conçu et réalisé à Darmstadt, a joué un rôle ensembles de séparateurs électriques et magnétiques, qui dévient
fondamental dans la détection et l’identification des éléments tous les ions ayant des vitesses différentes de celles prévues pour
superlourds. Sans ce dispositif, les ions projetés contre la cible les noyaux formés par fusion : les ions ayant des caractéristiques
auraient saturé le détecteur. Le filtre est constitué de deux différentes de celles des produits attendus sont séparés du fais-

54 © POUR LA SCIENCE
tiné à la recherche sur les ions lourds, le d’épaisseur avec des tonnes de neutrons ; Bien que cette technique permette
GSI (Gesellschaft für au contraire, UNILAC n’a accéléré que 100 la détection et l’identification de
Schwerionenforschung). L’Accélérateur microgrammes de fer 58 contre une cible noyaux très instables, elle nécessite un
linéaire universel (UNILAC), au cœur du en plomb 208 de quelques centaines de appareillage complexe. Les noyaux
GSI , fonctionne depuis 1975. U NILAC nanomètres d’épaisseur. En outre, la sec- formés par fusion ne sont pas seuls à
communique à tous les ions, uranium tion efficace de capture des neutrons, traverser l’aire de détection à grande
compris, des énergies supérieures à la pour la réaction qui forme le plutonium vitesse : ils sont accompagnés de bil-
barrière de fusion. On l’a conçu afin 239, est dix billions de fois supérieure à lions d’ions lourds et de milliers
d’obtenir, de façon reproductible, des celle de la réaction de fusion qui d’atomes éjectés de la cible. Afin de
flux de particules aussi intenses que engendre l’élément 109. séparer les noyaux superlourds du reste
possible, à des énergies ajustables avec La difficulté de la synthèse des du faisceau, nous avons installé un
précision. U NILAC a été dessiné par noyaux superlourds est aggravée par la filtre de vitesse, le S H I P (pour
Christophe Schmelzer et ses jeunes col- très faible stabilité des produits de réac- Separator for Heavy Ions réaction
laborateurs de l’Université de tion : les noyaux 109 se désintègrent plus Products, c’est-à-dire «séparateur
Heidelberg : ils ont amélioré les sources vite qu’ils ne sont créés et, à la fin de d’ions lourds produits par réaction
d’ions mises au point à Dubna et le sys- l’irradiation, tous les noyaux formés sont nucléaire»). L’analyse cinématique de
tème d’accélération de Berkeley. déjà désintégrés. On doit détecter et iden- la collision qui conduit à la fusion per-
Lors de la construction d’ UNILAC , tifier les nouveaux éléments pendant met de prévoir la vitesse de recul des
plusieurs équipes recherchaient la qu’on les produit. produits de fusion. On sépare alors ces
meilleure façon de l’utiliser. Quelles Pour les éléments de numéro ato- derniers de façon simple et efficace.
réactions devait-on étudier? Comment mique inférieur à 106, on transportait les Le filtre est formé de deux sys-
produirait-on ces réactions? Au début, noyaux formés du cœur de l’accélérateur tèmes où des champs électriques et
on a testé plusieurs méthodes, mais la vers le détecteur ; le temps de transport, magnétiques dévient les particules
fusion douce et la séparation des pro- entre la création et la détection des pro- chargées dans des directions
duits de fusion en fonction de leur éner- duits de réaction, était déterminé par la opposées ; seuls les noyaux ayant une
gie de recul furent finalement retenus. vitesse d’évacuation dans les gaz vec- vitesse appropriée ne sont pas déviés
teurs, par la durée de la diffusion à l’exté- et restent dans l’axe central du filtre.
Une détection difficile rieur des solides et par la vitesse de rota- Avec deux zones de filtrage placées en
tion des roues portant les cibles. Par ces tandem, on divise par 100 milliards le
Depuis la découverte du plutonium, en méthodes, on ne parvient pas à détecter nombre de projectiles entrant dans le
1941, on a synthétisé près de 400 tonnes les éléments superlourds avec certitude. filtre et par 1000 le nombre de noyaux
de cet élément (soit environ 1030 atomes) À Darmstadt, on transporte les éjectés de la cible. Le filtre SHIP élimine
; en revanche, on n’a formé et identifié noyaux formés à l’aide de leur énergie presque toutes les particules indési-
que quelques noyaux de l’élément 109. de recul : les vitesses de recul attei- rables du faisceau, mais laisse passer
Pourquoi les éléments superlourds sont- gnent quelques pour cent de la vitesse plus de 40 pour cent des produits de
ils si rares? Parce que l’on a formé le plu- de la lumière, de sorte que l’on mesure fusion. Les détecteurs placés derrière ce
tonium en bombardant des cibles d’ura- des périodes très courtes, d’environ spectromètre enregistrent les chaînes de
nium 238 de plusieurs centimètres une microseconde. désintégrations des particules ayant tra-
versé le filtre, de sorte que l’on identifie
les produits de fusion avec une certitude
quasi complète.
DÉTECTEUR Le premier composant du détecteur
DÉFLECTEURS final est un dispositif qui mesure la
ÉLECTROSTATIQUES vitesse des particules qui le traver-
sent ; puis les particules sont absor-
bées par des détecteurs en silicium,
enregistrant la position et l’énergie de
l’impact. Connaissant l’énergie et la
PRODUITS
DE FUSION vitesse des noyaux, on peut en estimer
la masse et distinguer les produits de
fusion des ions diffusés et des noyaux
AIMANTS
éjectés de la cible.
DE FOCALISATION Pour identifier rigoureusement un
noyau, on doit néanmoins relier sa
désintégration à celle de ses descen-
dants radioactifs : les désintégrations
s’effectuant à partir d’un noyau donné
IONS
proviennent toutes d’un même point
de l’espace, et les noyaux radioactifs
ceau. Le filtre réduit le nombre d’ions lourds, dans le faisceau, d’un facteur égal à 100 résultants subissent des désintégra-
milliards, et il réduit le nombre de noyaux éjectés de la cible d’un facteur 1000. En tions dont le type, l’énergie et la
revanche, la probabilité qu’un noyau superlourd parvienne au détecteur est supérieure à période sont connus par les études
deux cinquièmes. antérieures.

© POUR LA SCIENCE 55
54Cr + 209Bi 262107 + 1n 58Fe + 208Pb 265108 + 1n 53Fe + 209Bi 266109 + 1n

107 108 109


165 MILLISECONDES 2,4 MILLISECONDES 5 MILLISECONDES
9,70 MeV 10,38 MeV 11,10 MeV
105 106 107
1,2 SECONDES 360 MILLISECONDES 22 MILLISECONDES
9,10 MeV
Lr 104 105
18,1 SECONDES 9,8 SECONDES
8,45 MeV 8,79 MeV
Md No 104
12,9 SECONDES 232 MeV
Fm
1965 SECONDES 7,41 MeV
Cf

62Ni + 208Pb 269110 + 1n 64Ni + 209Bi 272111 + 1n 70Zn + 208Pb 277112 + 1n

269 272 277


0,39 MIILLISECONDES 110 11,13 MeV 2 MIILLISECONDES 111 112
10,82 MeV 0,28 MIILLISECONDES
265 268 273 11,45 MeV
0,58 MILLISECONDES 108 72 MILLISECONDES 109 0,11 MILLISECONDES 110
10,57 MeV 10,22 MeV
261 264 269 11,08 MeV
106 107 108
72 MILLISECONDES 9,58 MeV 1,45 SECONDES 9,62 MeV 19,7 SECONDES
257 260 265 9,23 MeV
104 105 106
0,78 SECONDES 0,57 SECONDES 9,20 MeV 7,4 SECONDES
256 261
103 4,7 SECONDES 104
66 SECONDES 8,46 MeV
257
8,52 MeV
15,0 SECONDES No
253
8,34 MeV
Fm

3. L ES ÉLÉMENTS SUPERLOURDS 107 À 112 ont été identifiés à de particules α et, dans le cas de l’élément 104, une fission spon-
l’Institut de recherches sur les ions lourds (GSI) de Darmstadt, à tanée. La probabilité que de tels événements soient dus à
partir de leurs désintégrations successives. Les détecteurs enregis- d’autres phénomènes que la désintégration des noyaux super-
traient la masse des produits de fusion, puis une série d’émissions lourds est infime.

À partir de ces désintégrations Les éléments 107 à 112 Nous avons identifié l’élément 109
secondaires, on identifie sans ambiguïté à partir d’une seule chaîne de désinté-
chaque produit de fusion : le noyau se Entre 1981 et 1986, avec Peter grations, observée le 29 août 1982 à 16
désintègre à partir du même point que le Hessberger, Sigurd Hofmann, Matti heures 10, lors de la réaction entre le fer
produit de fusion implanté. Connaissant Leino, Willibord Reisdorf et Karl 58 et le bismuth 209. Le noyau de l’iso-
les énergies et les périodes de désinté- Heinz Schmidt, nous avons synthétisé tope détecté avait une masse atomique
gration des noyaux fils, on identifie le et détecté les éléments 107, 108 et égale à 266 ; il n’a subsisté que cinq
père de la chaîne. Nous avons observé 109. Lors de notre étude, nous avons millisecondes avant de se désintégrer
des chaînes de désintégrations jusqu’à observé 14 isotopes des éléments 104 par émission d’une particule α de 11,1
la sixième génération de noyaux ; la à 109 (cinq d’entre eux étaient déjà MeV ; puis le noyau restant, de l’élé-
probabilité qu’une telle série d’événe- connus). ment 107, s’est désintégré en noyau 105
ments résulte d’une accumulation de En 1981, nous avons d’abord après 22 millisecondes ; l’élément 105 a
coïncidences est comprise entre 10–16 formé un isotope de l’élément 107, de formé l’élément 104 et, après 12,9
et 10 –15. Si l’on produisait un noyau masse égale à 262, en bombardant du secondes, l’élément 104 s’est désintégré
superlourd par jour, il faudrait attendre bismuth 209 par du chrome 54. Pour par fission spontanée. À partir de cette
100 fois l’âge de la Terre pour obser- l’isotope de l’élément 107 dont les seule chaîne, nous n’avons pu détermi-
ver des événements fortuits reprodui- nombres de protons et de neutrons ner l’énergie de désintégration, la
sant les désintégrations caractéris- sont impairs, cinq désintégrations α période et la section efficace de l’élé-
tiques du noyau formé. Il suffit par observées ont révélé la structure du ment 109 qu’avec une précision limitée.
conséquent d’observer un seul événe- noyau ; on sait que cet isotope possède Nous n’avons observé deux autres
ment pour démontrer l’existence d’un un isomère, c’est-à-dire un état excité chaînes de désintégrations qu’au début
isotope superlourd. de longue durée de vie. de l’année 1988, soit six ans après la pre-

56 © POUR LA SCIENCE
mière identification de l’élément 109. successivement par les éléments 264108, semaines plus tard, neuf atomes de
Elles confirment l’interprétation de 260 106, 256 104, 252 102 : nous avons l’isotope 271110. Les temps de demi-vie
l’événement observé en 1982. observé une désintégration de chacun des deux isotopes de l’élément 110 et de
En 1984, nous avons identifié trois des éléments 104 et 108, et plusieurs l’isotope de l’élément 111, estimé
chaînes de désintégration de l’isotope événements pour l’élément 106. Les d’après les désintégrations des quelques
265108, formé par réaction entre le fer énergies de liaison de ces noyaux sont atomes obtenus, sont respectivement de
58 et le plomb 208. Alors que les deux respectivement égales à 119, 107 et 94 0, 17, de 1,1 et de 1,5 milliseconde.
isotopes identifiés pour les éléments 107 MeV. Enfin, le 9 février 1996, nous avons
et 109 sont des isotopes à nombre La stabilisation due à la structure en découvert notre sixième élément, de
impair de protons et de neutrons, et de couches des noyaux augmente régulière- numéro atomique 112 et de masse ato-
probabilité de fission très réduite, on a ment pour tous les isotopes d’une même mique 277. Il résulte de la fusion d’un
trouvé un isotope pair-impair de l’élé- chaîne de désintégrations α, de l’ura- atome de zinc et d’un atome de plomb.
ment 108, dont la probabilité de fission nium 232 à l’isotope 264108 ; les valeurs Il se désintègre en 0,28 milliseconde en
est sensiblement plus grande ; cet iso- correspondantes passent d’un ou deux émettant plusieurs particules α, pour
tope subit cependant une désintégration MeV à six ou sept MeV. En fait, les élé- devenir d’abord un nouvel isotope de
α. ments compris entre l’uranium et l’élé- l’élément 110 de masse 273 et donner
Il est particulièrement intéressant ment 108 ont tous une barrière de fis- ensuite un isotope inédit de l’élément
qu’aucun isotope des éléments 107 à sion assez élevée, d’énergie voisine de 108 de masse 269.
109 ne se désintègre par fission sponta- six MeV. Contrairement à l’uranium, La stabilité des noyaux dépend de la
née ; même les isotopes pairs-pairs qui serait stable même sans la structure largeur et de la hauteur de la barrière de
260106 et 264108 ont une bonne stabilité, en couches, les éléments 106 et 108 ne fission. Pour les éléments 106 et 108, la
qui résulte des effets stabilisateurs de la doivent leur stabilité qu’à l’arrangement structure en couches allonge la durée de
structure en couches des noyaux. quantique de leurs nucléons. Des théori- vie d’un facteur 1015. À l’échelle loga-
Au-delà de l’élément 104 figure un ciens ont calculé des barrières de fission rithmique, les périodes observées sont à
îlot de noyaux se désintégrant par émis- proches de celles que nous avons mesu- mi-chemin entre le temps d’interaction
sion α en isotopes connus d’éléments rées expérimentalement. des nucléons d’un noyau (les quelque
plus légers. Ces émissions α nous indi- Nous avons synthétisé les éléments 10 –21 seconde que mettraient des
quent l’énergie de liaison des noyaux 110 et 111 en 1994, le premier le 9 nucléons indépendants à se disperser) et
superlourds. À chaque désintégration, novembre à 16 heures 39, le deuxième l’âge de l’Univers (1018 secondes) ; les
quand on connaît l’énergie de liaison du le 8 décembre à 5 heures 49. Dans les nouveaux éléments ne sont instables
noyau formé et l’énergie de la particule deux cas, nous avons utilisé des ions qu’à l’échelle humaine (2 x 10 9
α émise, on peut calculer l’énergie du nickel comme projectiles, contre une secondes). Pour que ces éléments soient
noyau initial. Dans une chaîne de désin- cible de plomb 208 (pour l’élément 110) stables à l’échelle humaine, leurs
tégrations α, on peut remonter jusqu’à ou du bismuth 209 (pour l’élément 111). périodes devraient être 1012 fois supé-
l’énergie de liaison de l’élément initial Avec du nickel 62, nous avons obtenu rieures à ce qu’elles sont… mais les
de la série à partir de l’énergie de liai- quatre atomes du nouvel isotope 269110. périodes de la physique nucléaire et
son du produit final. On a ainsi analysé En remplaçant le nickel 62 par du nickel celles de la vie humaine sont incompa-
la chaîne de désintégrations α passant 64, nous avons produit, quelques rables.

266 109
3,4 ms

264 108 265 108


0,08 ms 1,8 ms

261 107 262 107


9 ms 106 s

259 106 260 106 261 106 253 109


0,48 s 3,6 ms 0,26 s 0,9 s

256 105 257 105 258 105 260 105 266 109 262 105

2,6 s 1,4 s 4,3 s 1,6 s 1,8 s 35 s

254 104 255 104 256 104 257 104 258 104 259 104 266 109 261 104 262 104
0,5 ms 1,3 s 7,4 ms 4,3 s 13 ms 3s 21 s 65 s 50 ms

4. LES ISOTOPES SUPERLOURDS se désintègrent relativement peu par noyau est alors réduit d’une unité). Généralement la stabilité des
fission (en bleu) ; ils émettent plutôt des particules α (en rouge) ou se noyaux diminue quand la masse augmente, mais la période de l’élé-
désintègrent par capture d’un électron (au cours de ce phénomène, ment 109 est supérieure à celle de l’élément 108. Les isotopes dans
un proton se transforme en un neutron ; le numéro atomique du des cadres gras ont été synthétisés à Darmstadt, de 1981 à 1988.

© POUR LA SCIENCE 57
Les prochains les pertes par fission sont
1018 maximales, lors du proces-
éléments
10 16 sus de désexcitation. Plus la
L’îlot d’activité α que nous réaction est symétrique,
avons découvert résulte 1014 plus les pertes subies au
directement de la stabilisa- 1012 cours du refroidissement
tion par la structure en sont faibles. On essaie donc
couches. La stabilisation pré- 1010 100 ANS de se rapprocher des combi-
vue à la fin des années 1960 8 naisons symétriques. Le
10 1 AN
pour les noyaux sphériques bombardement d’un noyau
superlourds, voisins de l’élé- 106 cible voisin du plomb offre
1 JOUR
ment 114, commence en réa- 4
le meilleur compromis : les
lité bien avant et croît régu- 10 1 HEURE
pertes sont faibles au cours
lièrement. Dans l’étroit fossé 102 1 MINUTE de l’étape finale et la proba-
d’instabilité qui suit le 1 SECONDE
bilité de formation est
plomb, entre les éléments 84 10 maximale, lors de la pre-
et 88, la stabilisation par la 10-2 mière étape.
1 MILLISECONDE
structure en couches est En bombardant des
faible ; elle augmente lente- 10-4 cibles de plomb et de bis-
ment et régulièrement entre 10-6 1 MICROSECONDE muth, on profite double-
les éléments 92 à 114. ment de la stabilisation par
Les noyaux de l’îlot sont Ac Pu No Am Bk Es Md Lr 106 109 112 la structure en couches. La
ainsi stabilisés par la struc- 5. LA PÉRIODE des éléments radioactifs diminue rapidement quand la grande cohésion de ces
ture en couches, alors que les masse du noyau augmente. Les plus lourds des éléments synthétisés noyaux, avec leur double
noyaux du «continent» sont à ce jour se désintègrent peu après leur formation : on a mis au point couche complète, abaisse de
plutôt stabilisés par les pro- des techniques nouvelles afin de les détecter. plus de 10 MeV l’énergie
priétés collectives des d’excitation transmise au
nucléons, groupés en gouttes noyau produit, ce qui réduit
nucléaires. Les noyaux des éléments goutte, est insuffisante. Tout porte à d’autant les pertes par fission. En
107 à 109 sont entre l’île et le «conti- croire que les idées théoriques s’appli- outre, la probabilité de vaincre la bar-
nent» ; au choix, on les rattache à l’un quent aux éléments encore plus lourds. rière de fusion augmente quand on uti-
ou à l’autre, mais on ne les détecte que Quels mécanismes limitent-ils la lise comme partenaires de réaction des
grâce à la stabilisation de leur état fon- création des fragiles objets que sont noyaux sphériques, très stables et rela-
damental par la structure en couches, les noyaux superlourds ? Notre étude tivement solides ; là encore, les effets
comme les éléments superlourds. des réactions de fusion nous a donné de la stabilisation par la structure en
Selon les prévisions théoriques les quelques éléments de réponse. Vers couches se font sentir, mais dans la
plus récentes, la structure en couches 1979, K.-H. Schmidt a montré que des dynamique de la réaction.
stabiliserait près de 400 noyaux super- excitations de 15 MeV seulement peu- Nous commençons maintenant à
lourds, entre l’élément 106 et l’élé- vent détruire les noyaux stabilisés par comprendre pourquoi il sera très diffi-
ment 126 : la barrière de fission est la structure en couches, sphériques cile de produire des éléments encore
supérieure à quatre MeV, tous ces iso- dans l’état fondamental ; au contraire, plus lourds que ceux récemment obte-
topes devraient avoir une période des noyaux déformés dans l’état fon- nus. C’est grâce à l’interaction de la
supérieure à 10–6 seconde, et les tech- damental résistent à des excitations de stabilisation par la structure en
niques actuelles devraient permettre de 40 MeV. Même lors de la fusion douce couches des noyaux fusionnés, des
les détecter. On prévoit des régions de la plus favorable, entre le calcium 48 effets de cette stabilisation sur la
grande stabilité au voisinage des iso- et le curium 248, l’énergie d’excitation dynamique de la fusion et du faible
topes 270108 et 293115. Enfin la forme est égale à 30 MeV : nous ne pourrons échauffement des noyaux produits,
de l’état fondamental change pour les donc former que des éléments super- déformés, que nous pouvons créer
éléments dont le nombre de neutrons lourds au noyau déformé dans l’état quelques isotopes des premiers élé-
est supérieur à 170 : elle serait sphé- fondamental. On n’atteint des isotopes ments superlourds. En fait, nous
rique, alors qu’elle est déformée pour déformés que jusqu’aux éléments de devrons utiliser la stabilisation par la
les isotopes plus légers. numéro atomique inférieur à 113. structure en couches à tous les stades
Depuis 30 ans, on tente en vain de Pour fusionner deux noyaux et de la fusion. On ne crée des objets
synthétiser des isotopes situés dans le obtenir un nouveau noyau de nombre aussi fragiles que les noyaux super-
centre de stabilisation (autour du atomique supérieur à 106, il faut lourds que si l’on utilise d’emblée des
noyau 298 114). On n’a détecté ces vaincre la barrière de fusion. Pour un composés ordonnés et que l’on mini-
noyaux superlourds ni lors de fusions produit de réaction donné, on sur- mise le désordre créé par les réactions
ni lors d’aucune autre réaction monte facilement cette barrière quand de fusion. Quand on aura synthétisé
nucléaire avec des ions lourds. on bombarde une cible aussi lourde les éléments 113 et 114, leur détection
Néanmoins les expériences précédem- que possible avec des ions aussi légers sera moins une affaire d’exploration
ment décrites confirment que la struc- que possible. Les réactions très asymé- technologique que de patience : il suf-
ture en couches stabilise des noyaux triques ont toutefois l’inconvénient fira d’appliquer les méthodes que nous
dont la cohésion, par la structure en que les noyaux formés sont chauffés ; avons élaborées.

58 © POUR LA SCIENCE
Les noyaux à halo
Sam AUSTIN et George BERTSCH

Des noyaux atomiques riches en neutrons instables et de noyaux stables. Il provo-


quait des collisions de noyaux ordinaires
ou en protons sont entourés d’un halo. à haute énergie afin d’obtenir un fais-
ceau d’isotopes instables, par un pro-
Leur étude nous renseigne sur les forces cédé nommé fragmentation des projec-
tiles ; il dirigeait ce faisceau vers une
de cohésion nucléaire. feuille de carbone et comptait combien
de noyaux survivaient à la traversée de
la feuille. Ce nombre indiquait une
«section efficace», c’est-à-dire la proba-
epuis 50 ans, les physiciens stables, en transformant quelques-uns de bilité que les noyaux du faisceau inter-

D admettent que le noyau ato-


mique est comme une goutte
liquide dont la surface serait
bien définie. Toutefois des protons et
des neutrons de certains noyaux s’aven-
leurs neutrons en protons, ou vice-versa.
Certaines de ces transformations se pro-
duisent en quelques millisecondes,
d’autres seulement après des millions
d’années, mais, si l’on représente les
agissent avec ceux de la cible de car-
bone. C’est lors de ces expériences qu’il
observa une section efficace anormale-
ment grande pour les noyaux de lithium
11 : apparemment deux neutrons de ce
turent au-delà de cette surface et for- noyaux sur un graphe avec le nombre de noyau sont liés si faiblement qu’ils
ment un halo, analogue à celui des élec- protons en abscisse et le nombre de neu- errent loin de la surface du noyau, où ils
trons autour du noyau dans les atomes. trons en ordonnée, on observe que les sont facilement arrachés par la cible.
Ces noyaux entourés d’un halo ne se noyaux associés à des points éloignés de Cette découverte était extraordinaire,
comportent pas comme les noyaux ordi- la diagonale ont les durées de vie les plus car, selon les lois de la physique clas-
naires, difficiles à exciter ou à briser : ils courtes (voir la figure 1). sique, un nucléon lié aux autres par
sont fragiles, plus gros que les noyaux De part et d’autre de cette diagonale, l’interaction nucléaire forte reste dans les
ordinaires et interagissent facilement deux lignes délimitent le domaine en limites de portée de cette force. Un effet
avec eux. Comme l’existence des halos dehors duquel les noyaux ne sont pas quantique, l’effet tunnel, permet toutefois
est un phénomène de nature quantique, liés : ils se dissocient à peine formés. l’existence des halos. Imaginons un
les noyaux à halo permettent d’étudier Les noyaux les plus «exotiques» sont enfant sur une planche à roulettes, sur une
l’un des principaux mystères de la phy- ceux qui sont juste sur ces lignes, aux piste en forme de bol (voir la figure 2).
sique, celui de la cohésion nucléaire. limites de la stabilité nucléaire ; ils La hauteur qu’il atteint est limitée par
Comment les neutrons et les protons n’apparaissent que dans des conditions l’énergie qu’il communique à sa
se combinent-ils pour former les noyaux? physiques très différentes de celles qui planche : il ira d’autant plus haut que
La stabilité dépend du nombre de protons règnent sur Terre, celles qui sont pro- cette énergie est grande. En revanche, un
et de neutrons, et des forces qu’ils exer- duites par les réactions de synthèse des enfant qui obéirait aux lois de la méca-
cent les uns sur les autres. Tous les éléments lourds, dans les explosions des nique quantique pourrait atteindre le som-
nucléons (les protons et les neutrons sont novae, dans les supernovae et dans les met de la piste même si son énergie était
les deux types de nucléons) s’attirent, corps célestes émetteurs de rayons X. Des insuffisante. Le principe d’incertitude
mais il faut des protons et des neutrons astrophysiciens pensent que la croûte des d’Heisenberg relie la durée du séjour au
pour former un noyau. Un proton ne peut étoiles à neutrons contient de tels noyaux. sommet de la piste à l’énergie qui lui
s’apparier qu’avec un neutron : ils for- manque pour gravir le sommet : plus
ment un deutéron. Pour les éléments Un trop gros noyau cette différence est faible, plus il peut res-
légers, seuls les noyaux qui contiennent à ter longtemps au sommet de la piste.
peu près autant de neutrons que de pro- Le noyau à halo le plus étudié est celui La probabilité qu’un véritable enfant,
tons sont assez stables pour exister natu- d’un isotope du lithium, le lithium 11, qui sur sa planche à roulettes, sorte de la piste
rellement. Les noyaux des éléments les possède trois protons et huit neutrons (les est infime, parce qu’il est trop grand
plus lourds sont stabilisés par un léger isotopes du lithium possèdent tous trois pour subir un effet quantique, mais les
excès de neutrons. protons et un nombre variable de neu- nucléons sont très sensibles à l’effet
Les noyaux qui n’ont pas le même trons). Le lithium 11 était connu depuis tunnel : le noyau de lithium 11 peut
nombre de protons et de neutrons ont une 1966, mais sa structure inhabituelle n’est donc être entouré d’un halo. Deux de
durée de vie limitée. Bien qu’ils soient apparue qu’en 1985, quand une équipe ses neutrons ne sont liés au noyau que
«liés», c’est-à-dire qu’il faille leur fournir dirigée par Isao Tanihata, au Laboratoire par une énergie de 300 000 électrons-
de l’énergie pour leur ôter un nucléon, ils Lawrence Berkeley, a mesuré sa taille. volts environ, soit dix fois moins que
ne sont pas stables. La radioactivité bêta I. Tanihata avait cherché une technique l’énergie de liaison ordinaire.
peut les transformer en éléments plus pour observer l’interaction de noyaux Autrement dit, ces neutrons n’ont pas

60 © POUR LA SCIENCE
126
PLOMB 208
82 PROTONS
126 NEUTRONS
120

110

100

90

80
LITHIUM 11
3 PROTONS
8 NEUTRONS

70
NEUTRONS

60

50

1. L ES NOYAUX sont représentés sur ce


graphe par des carrés de couleur. Le
40 nombre de protons est porté en abscisse et
le nombre de neutrons en ordonnée. Les
noyaux stables sont en marron. Les carrés
verts sont les noyaux liés, mais instables, qui
ont un excès de neutrons, et les carrés bleus
30
ceux qui ont un excès de protons. La zone
bistre est celle de stabilité nucléaire ; elle est
limitée par des lignes, qui correspondent
aux noyaux à halo. Le grand halo du lithium
BORE 11 11, formé de deux neutrons, rend ce noyau
20
5 PROTONS presque deux fois plus gros que le bore 11,
6 NEUTRONS un noyau stable qui a le même nombre de
nucléons. Le noyau de plomb 208, qui a
197 nucléons de plus que celui de lithium
10 11 n’est qu’une fois et demie plus gros.

5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 60 65 70 75 80 82
PROTONS

© POUR LA SCIENCE 61
LIMITE LIMITE
SUPÉRIEURE SUPÉRIEURE

THÉORIE CLASSIQUE THÉORIE QUANTIQUE

2. UN ENFANT SUR UNE PLANCHE À ROULETTES aurait un mouvement limitée par son énergie. En mécanique quantique (à droite), la pro-
étonnant s’il obéissait aux lois de la mécanique quantique. Dans la babilité qu’il franchisse cette limite, par effet tunnel, n’est pas nulle,
théorie classique (à gauche), la hauteur maximale qu’il atteint est comme le montrent les silhouettes plus pâles.

besoin de beaucoup d’énergie pour la paire de neutrons du halo sont deux deux degrés, tandis que ceux qui sont
s’éloigner du noyau : ils forment un halo objets presque indépendants. issus de la fragmentation d’un noyau
ténu pendant une grande partie du temps. ordinaire se répartissent dans un cône de
Le rayon moyen du halo est d’environ La distribution de dix degrés. Malheureusement, l’interpré-
cinq femtomètres (cinq millionièmes de tation quantitative de ces résultats est
milliardième de mètre), plus du double du
la quantité de mouvement compliquée par les forces élastiques
rayon moyen d’un noyau stable de même Munis de cette information, les expéri- d’interaction entre le faisceau et la cible,
masse (voir la figure 1). mentateurs espéraient ensuite découvrir le qui dévient aussi les particules.
Le noyau de lithium 11 a d’autres comportement des nucléons du halo en Une équipe de l’Université du
caractéristiques extraordinaires. Alors étudiant la quantité de mouvement des Michigan a surmonté cette difficulté :
qu’il contient un neutron de plus que le noyaux de lithium 11. La quantité de comme les forces élastiques dévient les
noyau de lithium 10, il est lié, tandis que mouvement des particules n’a pas une particules surtout dans la direction
ce dernier ne l’est pas : ses trois protons valeur précise : elle est comprise dans un transverse à celle du faisceau, la mesure
et ses sept neutrons ne restent pas intervalle dont la largeur dépend de leur de la distribution de la composante de la
ensemble pour former un noyau. Si l’on répartition spatiale, indiquée par leur quantité de mouvement parallèle au
enlève un neutron au lithium 11, un fonction d’onde. Plus la fonction d’onde faisceau devait donner des informations
second neutron s’échappe immédiate- est étalée, c’est-à-dire moins la position plus précises sur le comportement du
ment : il reste un noyau de lithium 9. de la particule est précise, et mieux la halo. La distribution de la quantité de
Ainsi le noyau de lithium 9 et les deux quantité de mouvement est définie. De ce mouvement du faisceau utilisé était dix
neutrons forment un système à trois corps fait, si un halo est très gros et qu’il est fois supérieure à l’effet à mesurer, mais
qui se disloque quand l’un quelconque de séparé de son noyau par interaction avec le séparateur de fragments A1200 de
ses trois éléments est enlevé. On connaît une cible, la quantité de mouvement des l’Université du Michigan permet de dis-
une demi-douzaine de noyaux qui possè- neutrons ainsi isolés change peu : ils perser le faisceau, puis d’en focaliser les
dent cette caractéristique ; on dit qu’ils poursuivent leur mouvement dans la particules sur des points qui dépendent
sont «borroméens», par analogie avec les même direction, à la même vitesse. de la variation de leur quantité de mou-
armes de la famille italienne Borromée, On a d’abord déterminé la quantité de vement plutôt que de la valeur absolue
dont l’écu porte trois anneaux entrelacés mouvement du halo par une méthode de celle-ci (voir l’encadré des pages 63
de telle sorte que si l’un est enlevé, les indirecte, en observant le mouvement et 64). On peut ainsi connaître les varia-
deux autres se séparent aussi. des noyaux de lithium 9 issus de la cas- tions de la quantité de mouvement cau-
Rainer Neugart et ses collègues du sure de noyaux de lithium 11. La quan- sées par la cassure du noyau.
Centre européen pour la recherche tité de mouvement des noyaux de La précision des mesures réalisées
nucléaire, le CERN, près de Genève, ont lithium 11 étant fixée, les distributions par cette méthode est bien supérieure à la
étudié l’interaction des trois compo- de celles du noyau de lithium 9 et du dispersion de la quantité de mouvement à
sants du noyau de lithium 11, les deux halo étaient complémentaires. La distri- mesurer. Un faisceau de lithium 11 a été
neutrons et le noyau de lithium 9. bution de la quantité de mouvement qui envoyé successivement sur plusieurs
Ayant trouvé une manière astucieuse a été mesurée de cette façon est étroite, cibles, composées d’éléments variés, du
de mesurer les propriétés magnétiques environ un cinquième de la valeur obte- béryllium à l’uranium. La dispersion de
et électriques du lithium 11, ils ont nue pour un noyau ordinaire. la quantité de mouvement des noyaux de
découvert qu’elles sont identiques à Au Grand accélérateur national lithium 9 issus des chocs est étroite et
celles du lithium 9. Comme les neu- d’ions lourds, le GANIL , à Caen, une presque indépendante de la masse des
trons du halo ne portent pas de charge équipe animée par Alex Mueller, de atomes de la cible. Comme la cassure du
électrique et que les moments magné- l’Institut de physique nucléaire d’Orsay, a lithium 11 est déterminée par les interac-
tiques des deux particules d’une paire mesuré la déviation des neutrons du halo tions nucléaires pour des cibles légères et
s’annulent mutuellement, ils ont lui-même. Derrière la cible, les neutrons par les interactions électriques pour les
confirmé que le noyau de lithium 9 et du halo émergent dans un cône d’environ cibles lourdes, nous en avons conclu que

62 © POUR LA SCIENCE
le résultat est indépendant du mécanisme La clef de l’appariement Les théoriciens ont proposé de nom-
de la réaction et qu’il donne des informa- breux modèles, fondés sur des hypothèses
tions sur la structure du halo. Ces expé- Les théoriciens ont notamment exploré très différentes concernant l’appariement.
riences indiquent aussi que le rayon du le rôle de l’appariement dans les sys- En 1988, Gregers Hansen, au Danemark,
halo du lithium 11 est plus de deux fois tèmes à plusieurs nucléons. En général, et Björn Jonson, en Suède, ont proposé
supérieur à celui du noyau de lithium 9. dans les systèmes physiques, l’apparie- un modèle simple où l’appariement entre
De leur côté, les physiciens théori- ment est l’attraction qui s’exerce entre les deux neutrons du halo du lithium 11
ciens ont essayé de comprendre le com- les particules les moins liées du système est si fort que l’on peut traiter ces
portement exceptionnel du lithium 11. Ils ; il en modifie fortement les propriétés. nucléons comme une seule particule,
se sont heurtés, et se heurtent toujours, à Si l’appariement des électrons dans les nommée dineutron. Le mouvement du
deux obstacles. D’une part, les interac- métaux engendre la supraconduction, il dineutron autour du noyau de lithium 9
tions des nucléons sont trop mal est aussi d’une importance fondamentale est un problème à deux corps, que l’on
connues pour que l’on puisse calculer dans la structure nucléaire, puisqu’il sait résoudre. Si la liaison est faible,
en détail les propriétés de liaison des détermine la stabilité d’un noyau et faci- c’est-à-dire si les deux corps interagissent
noyaux à halo. D’autre part, la mémoire lite les déformations, qui surviennent peu, l’expression de la fonction d’onde
et la vitesse de calcul des ordinateurs notamment dans la fission nucléaire. est bien connue. Grâce à cette approxima-
actuels ne suffiraient pas pour résoudre L’appariement dans un gaz de neutrons tion, G. Hansen et B. Jonson ont calculé
les équations de la mécanique quantique dilué déterminerait également les pro- la taille du halo, la probabilité de cassure
qui rendraient compte des interactions priétés des étoiles à neutrons, qui dépen- du noyau dans le champ électrique d’une
entre onze nucléons. Des modèles sim- dent de l’éventuelle superfluidité des cible fortement chargée et l’énergie du
plificateurs reproduisent toutefois les neutrons, et il est, enfin, responsable du dineutron après la cassure. Leur modèle
principales caractéristiques physiques comportement borroméen de certains était toutefois trop simple pour détermi-
des noyaux à halo. noyaux atomiques. ner l’énergie de liaison du halo.

FABRIQUER VERS
UN FILTRE DE WIEN
DES NOYAUX EXOTIQUES DÉTECTEUR
DOUBLETS TRIPLET DE DE PLAN FOCAL

D epuis dix ans, les physiciens ont DE QUADRIPÔLES QUADRIPÔLES


AIMANTS
mis au point deux méthodes fon- DIPOLAIRES
damentalement différentes pour étu-
AIMANTS
dier les noyaux à halo. Certains exa- CIBLE DIPOLAIRES
minent les fragments des projectiles DE FRAGMENTATION
après bombardement d’une cible,
TRIPLET DE
alors que les autres analysent les frag- QUADRIPÔLES ne sont traversés que par des noyaux
ments des d’une vitesse donnée. Enfin, on réussit
CIBLE DE PRODUCTION
noyaux des parfois à mesurer le temps que met un
DOUBLETS DE
QUADRIPÔLES
comme le G A N I L , à Caen, le G S I , à noyau pour traverser le séparateur : on
Darmstadt, le RIKKEN, à Tokyo, et le NSCL obtient ainsi une autre mesure de sa
de l’Université du Michigan ont construit vitesse. Grâce à toutes ces informations,
des équipements pour travailler avec des les physiciens identifient les différents
faisceaux radioactifs et étudier les noyaux, et mesurent leur vitesse et leur
noyaux instables. quantité de mouvement.
QUADRIPÔLE Le séparateur de fragments A1200, La seconde méthode requiert
de l’Université du Michigan, filtre les l’extraction des isotopes intéressants
atomes de la noyaux exotiques en exposant les frag- de la cible. Quand un élément est
cible. Dans la pre- ments du faisceau à diverses forces. volatil, ses isotopes s’échappent de la
mière méthode, la cible casse le Des dipôles magnétiques dévient les cible quand on la chauffe. Ils sont
noyau projectile en fragments, qui particules du faisceau selon leur quan- ensuite ionisés puis séparés. Cette
s’en échappent à une vitesse proche tité de mouvement et leur charge ; des technique est la séparation isotopique
de celle du projectile. Les propriétés quadripôles en doublets et en triplets en ligne, ou ISOL. C’est sur un équipe-
inhabituelles de ces fragments sont focalisent le faisceau. ment de ce type, l’ISOLDE du CERN, que
étudiées. Le faisceau peut aussi être envoyé à la période du lithium 11 a été mesu-
Paradoxalement, la grande vitesse travers une mince feuille de matière, qui rée pour la première fois. De nou-
du faisceau facilite l’étude de nom- ralentit les noyaux différemment, en fonc- veaux équipements sont actuelle-
breux noyaux, notamment les isotopes tion de leur vitesse et de leur charge. En ment en construction.
de courte durée de vie comme outre, le faisceau peut être détourné sur
le lithium 11 (sa période n’est que de un filtre de Wien, dont les champs élec-
neuf millisecondes). Des laboratoires triques et magnétiques perpendiculaires

© POUR LA SCIENCE 63
Dans un autre modèle, on a complète- Dans des modèles plus complets, l’autre est grande ; lorsqu’ils sont près
ment négligé l’appariement des deux ultérieurement étudiés, les forces respon- du noyau, ils tendent à rester éloignés
neutrons du halo et supposé que chacun sables de l’appariement figurent explici- l’un de l’autre.
d’eux est lié au noyau de façon indépen- tement. Comme des ordinateurs puissants Ces calculs décrivent donc un com-
dante. On a alors résolu un problème à permettent aujourd’hui de résoudre de portement situé entre les limites des deux
deux corps pour chacun des deux neu- façon approchée un problème à trois modèles simplificateurs. Le calcul de la
trons. Comme dans le modèle précé- corps en mécanique quantique, le noyau section efficace donne un résultat cohé-
dent, le calcul des probabilités de frag- de lithium 11 peut être traité comme un rent avec les mesures, à mi-chemin entre
mentation et de l’énergie du système système à trois particules. On a alors cal- les valeurs données par les deux modèles.
excité requiert la connaissance préalable culé sa fonction d’onde à partir d’une Comme cela arrive souvent en physique
de l’énergie de liaison. Ces deux description réaliste de l’interaction entre nucléaire, des modèles très différents sont
modèles très différents donnent des les neutrons et le noyau de lithium 9, et valables et leurs domaines de validité
valeurs proches pour la cohésion du d’un traitement plus approximatif de la peuvent même se recouvrir. Le modèle à
noyau de lithium 11 et ne diffèrent que force d’appariement : lorsque les deux trois corps a aussi prédit avec succès la
d’un facteur deux dans l’estimation de neutrons sont loin du noyau, la proba- dispersion de la quantité de mouvement
sa section efficace. bilité qu’ils soient très proches l’un de lors de la cassure du noyau de lithium 11.

C OMMENT PERDRE SON HALO


CASSURE INSTANTANÉE

CIBLE LE HALO SE SÉPARE DU NOYAU


AVANT LA RÉACCÉLÉRATION
CASSURE PAR VIBRATION

LE NOYAU RALENTIT LE NOYAU LE NOYAU OSCILLE


EN APPROCHANT INTERAGIT AVANT DE SE FRAGMENTER
DE LA CIBLE AVEC LA CIBLE

C omment un noyau perd-il son halo lorsqu’il traverse une


cible? On avait envisagé que les neutrons du halo soient
libérés instantanément lors de la traversée de la cible (en haut),
les neutrons sont libérés dès la collision. Ce fait est déduit
d’une observation indépendante et apparemment contradic-
toire avec une séparation instantanée : les deux neutrons ont
ou que le champ électrique créé par les charges de la cible fasse une vitesse inférieure à celle du noyau de lithium 9.
vibrer le noyau et que le cœur s’éloigne du halo (en bas). L’explication est la suivante. Comme le noyau de
Un faisceau de noyaux de lithium 11, aussi peu excités lithium 11 est chargé, il ralentit à l’approche du champ
que possible, a été envoyé sur une cible de plomb, élément électrique de la cible, puis réaccélère en s’en éloignant.
lourd, qui exerce une interaction électrique sur les noyaux Dans le mécanisme de cassure par vibration, la cassure
qui la traversent. Les angles d’émission et les énergies des prend tant de temps que le noyau de lithium 9 se forme-
deux neutrons et du lithium 9 résultant de la cassure ont rait bien au-delà de la portée du champ électrique. En
ensuite été mesurés. revanche, si la cassure est immédiate, le noyau de lithium 9
L’énergie absorbée est faible et bien définie : si la cible est formé près de la cible, où il est accéléré. Les neutrons
fait vibrer le noyau, le principe d’incertitude d’Heisenberg n’étant pas soumis au champ électrique, ils ne sont pas
impose que le système ne se casse qu’après un temps assez accélérés et se déplacent plus lentement. Le noyau de
long. Toutefois le noyau de lithium 11 se casse rapidement : lithium 11 perd donc son halo dès qu’il traverse la cible.

64 © POUR LA SCIENCE
LA MESURE DES MOMENTS ÉLECTRIQUES ET MAGNÉTIQUES

FAISCEAU
D'IONS LITHIUM

CHAMBRE AIMANT
DE NEUTRALISATION
DÉFLECTEUR DÉTECTEUR
BÊTA
CRISTAL
QUI
ABSORBE
LE FAISCEAU

DÉTECTEUR
DÉFLECTEUR
BÊTA
ZONE
POLARISEUR DE POLARISATION

FAISCEAU LASER

A u CERN, Rainer Neugart et ses collègues ont comparé les


propriétés électriques et magnétiques des noyaux de
lithium 11 et de lithium 9. Un champ électrique déviait les
atomes étaient implantés dans un cristal. Un champ magné-
tique faisait alors tourner l’axe du moment magnétique.
Après quelques millisecondes, les noyaux subissaient une
ions du séparateur ISOLDE dans un tube à vide et à travers un désintégration bêta, émettant surtout des électrons dans la
gaz qui les neutralisait. Ce faisceau était baigné dans une direction du moment magnétique. On a déduit les propriétés
lumière laser polarisée, qui orientait les moments magné- électriques et magnétiques du noyau des directions d’émis-
tiques de tous les atomes dans la même direction. Ensuite, les sion de ces électrons de désintégration.

Des calculs similaires, à partir d’une que la désintégration par radioactivité tèmes, nous devons comprendre les
expression plus réaliste de la force entre bêta des noyaux à halo est particulière. interactions à plus de deux particules,
les neutrons et d’une approximation de Dans ce type de radioactivité, un neutron plus complexes que l’appariement.
l’interaction entre les neutrons et le se transforme en un proton, un électron et Dans des noyaux borroméens, ces
noyau, permettent aussi de retrouver le un neutrino ; normalement, le proton créé halos seraient beaucoup plus grands
comportement borroméen du noyau de reste lié au noyau, mais, dans l’hélium 6 que celui du lithium 11. Quand l’inter-
lithium 11 et la grande taille de son halo. (un noyau borroméen qui a deux protons action entre les composants d’un sys-
Cette convergence des résultats nous a et quatre neutrons), il peut se combiner tème à trois corps est presque assez
convaincus que nous comprenions avec l’autre neutron du halo et s’échapper forte pour les lier deux à deux, le sys-
l’appariement entre neutrons dans un sous forme de deutéron. tème aurait un nombre quasi infini
environnement peu dense, comme la Des physiciens étudient aussi les d’états de halo.
croûte des étoiles à neutrons. halos de noyaux plus lourds. La plupart Enfin des protons peu liés sem-
des travaux actuels se sont concentrés blent également former des halos. Le
L’avenir des halos sur deux noyaux, le lithium 11 et le meilleur exemple en est peut-être un
béryllium 11, tous deux assez faciles à isotope du bore, le bore 8, qui contient
À quoi sert cette exploration des noyaux produire et à isoler. On projette de un proton faiblement lié. Ce proton est
à halo? Par exemple, à mieux com- construire de nouveaux accélérateurs même moins lié que les neutrons du
prendre les réactions nucléaires, nom- afin de produire des noyaux plus lourds, halo du lithium 11, et son halo est
breuses, où ils interviennent. Des physi- mais les équipements actuels permettent vraisemblablement non sphérique.
ciens projettent ainsi d’étudier les déjà d’étudier des noyaux à halo d’une Pour déterminer ses propriétés, plu-
réactions entre le lithium 11 et des pro- masse atomique d’environ 20, tel le sieurs équipes mesurent la dispersion
tons, afin de déterminer la probabilité noyau borroméen de béryllium 14. On a de la composante parallèle de la quan-
qu’un proton capture deux neutrons et également mesuré la distribution de la tité de mouvement.
forme du tritium. Cette probabilité quantité de mouvement d’un isotope du Les astrophysiciens s’intéressent
dépend directement de l’interaction des carbone, le carbone 19, qui possède sept particulièrement au bore 8, car, dans le
deux neutrons, qui doivent être proches neutrons de plus que le carbone 12, la Soleil, il émet des neutrinos aisément
pour se combiner avec le proton inci- forme la plus stable, et des chercheurs du détectables. La compréhension de la
dent. En analysant ces réactions, nous GANIL ont découvert le carbone 22, qui nature exacte de ce noyau fournirait
obtiendrions une mesure directe de contient encore trois neutrons de plus. peut-être la solution d’un mystère : on
l’interaction d’appariement. Des théoriciens étudient les pro- observe moins de neutrinos solaires
Des expériences de Karsten Riisager priétés des noyaux qui ont un halo de issus de la désintégration du bore 8
et de ses collègues, au CERN, ont montré plus de deux nucléons. Dans ces sys- que prévu.

© POUR LA SCIENCE 65
L’équation d’état
de la matière nucléaire
Hans GUTBROD et Horst STÖCKER

L’équation qui décrit le comportement expérimentaux tels que zéro degrés


Celsius et 100 degrés Celsius à une
de la matière nucléaire en fonction de la température atmosphère. Pour la matière nucléaire,
les transitions de phase peuvent être
et de la pression laisse entrevoir l’existence de nouvelles représentées de façon analogue, mais le
tracé exact des courbes de transition de
phases de la matière ; c’est une fenêtre ouverte phase est bien plus difficile : on sait seu-
lement que les nucléons sont fortement
sur l’intérieur des supernovae et sur les premiers liés les uns aux autres et ne «bouillent»
que lorsque la température atteint 50 à
moments de l’Univers. 100 milliards de kelvins.

Étoiles, liquides, gaz


ucun récipient ne résisterait à d’oxygène, qui finissent par perdre leurs Les physiciens ont commencé l’explo-

A l’explosion d’une étoile, et si


des physiciens reproduisaient
le Big Bang, ils détruiraient
l’Univers : dans l’impossibilité d’expé-
rimenter, les astrophysiciens et les cos-
électrons, formant un plasma.
La matière nucléaire pourrait éga-
lement présenter quatre phases. Les
noyaux massifs, composés de nom-
breux nucléons (protons ou neutrons),
ration de l’équation d’état nucléaire en
construisant des modèles théoriques,
c’est-à-dire des systèmes d’équations
mathématiques où l’on prend en compte
l’énergie de chaque proton et de chaque
mologistes doivent confronter leurs formeraient la phase liquide. La phase neutron du noyau (cette énergie dépend
observations à des descriptions théo- solide correspondrait aux condensats de la densité et de la température à
riques du comportement de la matière qui apparaissent lorsque la matière l’intérieur du noyau). On pense notam-
aux pressions, températures et densités nucléaire est à des pressions quatre à ment que la pression d’un noyau croît
extrêmes qui sont l’apanage du Big cinq fois supérieures à celles qui avec la densité et l’énergie de ses parti-
Bang ou des supernovae. À ces tempé- règnent dans les noyaux. La phase cules constitutives.
ratures, pressions et densités, la matière vapeur correspondrait aux gaz dilués Ces modèles sommaires ne sont
n’a plus sa structure familière ; les de noyaux légers et de nucléons libres. aujourd’hui fondés que sur un seul
quarks qui la composent sont peut-être Enfin la phase plasma serait composée point connu avec précision, celui de
libérés. À l’aide de puissants accéléra- de quarks et de gluons libres. Les l’état fondamental du noyau : à une
teurs et de modèles théoriques com- quarks sont les constituants fondamen- pression et une température nulles, la
plexes, des physiciens explorent quanti- taux des hadrons, famille qui com- densité nucléaire est égale à 3 x 1014
tativement cette matière ultradense à la prend les protons et les neutrons (cha- grammes par centimètre cube. On
recherche de son équation d’état. cun composé de trois quarks), et détermine les états correspondant aux
Une telle équation d’état décrit le d’autres particules moins familières, températures et aux pressions supé-
comportement de la matière nucléaire les mésons (composés d’un quark et rieures par extrapolation, en supposant
selon la densité, indiquant les phases d’un antiquark) ; ils sont liés les uns constants certains paramètres.
qui prévalent aux diverses températures aux autres par des gluons et n’ont Cependant ces paramètres varient
et pressions. Dans notre environnement jamais été observés isolément. peut-être lorsque la température et la
quotidien, on décrit par une telle équa- Des expériences simples, à l’aide densité sont infimes ou lorsqu’ils sont
tion le comportement macroscopique d’appareils de laboratoire ordinaires, per- considérables, comme lors des explo-
des quatre états de la matière. Par mettent d’étudier les phases de l’eau et sions d’étoiles : lorsqu’une étoile
exemple, au niveau de la mer, où la de déterminer son équation d’état. On s’effondre sur elle-même à la manière
pression est égale à une atmosphère, représente graphiquement cette dernière d’un soufflé, la densité nucléaire en son
l’eau est solide au-dessous de zéro par un diagramme de phases, où l’on centre devient cinq à dix fois supérieure
degrés Celsius et gazeuse au-dessus de porte la densité en abscisse et la tempéra- à celle d’un noyau normal. En compri-
100 degrés Celsius ; à des températures ture en ordonnée. Les phases de l’eau y mant le cœur dur de l’étoile, la matière
bien supérieures, les molécules d’eau se sont représentées par des régions limitées stellaire forme alors une étoile à neu-
dissocient en atomes d’hydrogène et par des courbes passant par des points trons, tandis qu’une onde de choc rebon-

66 © POUR LA SCIENCE
dit contre celle-ci et éjecte dans l’espace reproduire en laboratoire la mort des la description théorique qui avait été
les couches externes de l’étoile : c’est étoiles ou les premiers instants de élaborée fut nommée le modèle hydro-
une supernova (voir L’explosion d’une l’Univers, juste après le Big Bang? En dynamique ; il prévoyait qu’une colli-
supernova, par Hans Bethe et Gerald créant de petits Big Bang! sion entre deux gouttes nucléaires pro-
Brown, dans ce dossier). voquerait leur ébullition, la phase
On a pensé que la puissance des Petits Big Bang vapeur étant composée de nombreuses
supernovae résultait de la «douceur» de particules et noyaux légers (les «frag-
l’équation d’état nucléaire : la matière On a envisagé la création de ces «petits ments» de la collision ).
nucléaire se comprimerait facilement, un Big Bang» à partir de la fin des années Le premier dispositif expérimental
accroissement notable de la densité ne 1960 : Werner Scheid, Walter Greiner avec lequel on testa l’idée de création
conduisant qu’à une légère augmentation et leurs collègues de Francfort, ainsi que d’ondes de choc nucléaires fut le
de la pression. Une équation d’état douce George Chapline, Michael Johnson, Bevalac, au Laboratoire Lawrence
peut-elle cependant stabiliser une étoile à Edward Teller et Morton Weiss, du Berkeley. Cet appareil accélère des
neutrons et l’empêcher de se transformer Laboratoire Lawrence Livermore, pro- faisceaux d’ions à 95 pour cent de la
en trou noir? Bien que l’on ait effective- posèrent d’effectuer des collisions entre vitesse de la lumière, leur communi-
ment observé des étoiles à neutrons de des noyaux lourds accélérés à plus du quant – selon la masse des ions – une
masses relativement faibles, Norman quart de la vitesse de la lumière ; l’onde énergie comprise aujourd’hui entre un
Glendenning, du Laboratoire Lawrence de choc qui résulterait des collisions et deux giga-électronvolts (ou mil-
Berkeley, a démontré que l’équation comprimerait la matière nucléaire, de liards d’électronvolts) ; puis les ions
d’état nucléaire doit être assez dure, c’est- sorte que la mesure des densités et des entrent en collision avec les noyaux
à-dire que la pression et l’énergie par par- températures atteintes, en ajoutant de d’une cible immobile. En analysant les
ticule doivent croître plus rapidement, en nouveaux points expérimentaux au dia- fragments formés, on détermine la
fonction de la densité, que ne le montrent gramme de phases, révélerait la dureté température et la pression atteintes
les modèles simplifiés de supernova. de l’équation d’état de la matière lors de la collision.
L’équation d’état nucléaire sem- nuclaire. À l’époque, on croyait que les Initialement on identifiait les frag-
blait insaisissable en l’absence de don- noyaux avaient des propriétés analogues ments en prenant des photographies
nées expérimentales, mais comment à celles des gouttes d’eau, de sorte que des collisions : on recherchait les

1. DÉTECTEUR DE FRAGMENTS DE PARTICULES installé au Laboratoire fragments produits lors des collisions de plein fouet. Le spectro-
de recherches induites par les ions lourds de Darmstadt. Des physi- mètre Aladin (à droite), que l’on prépare ici avant une expérience,
ciens de Strasbourg et de Clermont-Ferrand ont collaboré à la réali- détecte les particules qui ont juste effleuré les noyaux cibles. La for-
sation de cet appareil. Les fragments sont produits par un faisceau mation de ces fragments résulte de collisions où les noyaux ont été
d’ions lourds bombardant une cible (qui n’apparaît pas sur cette pho- fortement comprimés et chauffés, ce qui permet d’étudier l’équation
tographie). Les deux structures octogonales (à gauche) détectent les d’état de la matière nucléaire.

© POUR LA SCIENCE 67
traces laissées par les particules lors de en physique nucléaire, enregistrait cules modérément massives, les mésons,
leur passage dans le détecteur, mais l’information dans toutes les directions qui assurent la cohésion des nucléons à
l’analyse visuelle des données était si autour de l’impact. Cette «Boule de l’intérieur des noyaux. Dans les années
lente qu’on obtenait difficilement des plastique» collecte automatiquement 1970, W. Scheid, W. Greiner et l’un de
résultats convaincants et statistique- les données à un rythme élevé, identi- nous (H. Stöcker) avancèrent que, si le
ment significatifs. Avec les premiers fiant la masse, la charge électrique, modèle hydrodynamique était correct, le
détecteurs électroniques, la vitesse l’énergie et l’angle d’émission de la nombre de pions formés devait être pro-
d’analyse des données était supérieure, plupart des fragments chargés. portionnel à l’énergie du bombardement ;
mais on n’obtenait d’information que la constante de proportionnalité serait une
sur quelques particules par collision et Boule de plastique mesure directe de l’équation d’état
l’on ne distinguait pas les chocs de nucléaire. Au début des années 1980, le
plein fouet des impacts non frontaux
et expulsion groupe de la chambre à étincelles a effec-
(moins violents, donc moins intéres- La Boule de plastique a joué un rôle tivement observé cette proportionnalité.
sants). Les physiciens mirent alors au important dans l’étude des collisions Connaissant le nombre et l’énergie
point des systèmes de détection plus frontales entre les noyaux massifs. des pions, les théoriciens calculèrent la
complexes, identifiant les collisions Certains théoriciens avaient critiqué les température de la matière nucléaire dans
frontales en comptant le nombre total prévisions des physiciens de Francfort la zone de collision. Deux calculs diffé-
de particules émises : si la collision et pensaient que les noyaux, au lieu de rents indiquèrent des températures attei-
engendrait de nombreux fragments, le s’arrêter en se heurtant, se traversaient gnant 1,5 x 1012 kelvins : un record en
choc avait été frontal. mutuellement, ne formant alors ni onde laboratoire! Cependant le diagramme de
La chambre à étincelles du de choc ni zone nucléaire de forte den- phases et l’équation d’état de la matière
Laboratoire Lawrence Berkeley fut ainsi sité. Cependant les premières expé- nucléaire ne purent être améliorés parce
la première à identifier les collisions fron- riences avec la Boule de plastique mon- que l’on n’a pas encore réussi à mesurer
tales. Mise en service par une équipe ger- trèrent que les noyaux s’arrêtent même directement la densité atteinte lors de la
mano-américaine, elle comprenait plu- lorsque leur énergie atteint deux giga- collision ni même à l’extrapoler : des
sieurs caméras qui enregistraient les électronvolts par nucléon. Cette obser- corrections théoriques compliquent
réactions intéressantes ; l’analyse de la vation a été confirmée en 1990 quand notablement les calculs.
courbure et de l’épaisseur des traces indi- on a achevé l’analyse de données enre- Dans le cadre du modèle hydrody-
quait la quantité de mouvement et la gistrées cinq années auparavant ; le pro- namique, Gerd Buchwald, Gerhard
charge électrique des fragments. jectile initial et le noyau-cible se disso- Graebner et Joachim Maruhn, de
Le groupe Diogène, à Saclay, a mis cient totalement en fragments nucléaires l’Université de Francfort, avaient cal-
au point un détecteur 4π, capable de presque immobiles autour du centre de culé que si une onde de choc se formait
déceler une multitude d’évènements masse du projectile et de la cible. lors des collisions d’ions, les fragments
(dans toutes les directions). Avec ses D’autre part, on avait théoriquement seraient éjectés perpendiculairement à la
collègues, l’un de nous (H. Gutbrod) prévu que la formation d’ondes de choc direction incidente du faisceau ; plus la
s’intéressa simultanément à un autre nucléaires produirait un grand nombre de collision serait frontale, plus les parti-
instrument qui, pour la première fois pions, membres d’une famille de parti- cules ayant un tel mouvement trans-
verse seraient nombreuses.
En effet, les nucléons qui ne heurtent
pas la cible de plein fouet doivent rebon-
PROTON dir sur la région centrale, dense et brû-
lante, avec un mouvement restant dans le
NUCLÉONS
plan de l’impact, comme des boules de
ÉLECTRONS billard dans un choc sur le côté. Ce mou-
vement de rebond mesure la pression
exercée par la matière centrale dense :
plus le mouvement transverse est impor-
GLUONS
tant, plus la pression est élevée.
QUARKS Dans les premières expériences
NOYAU
effectuées avec des faisceaux d’ions cal-
cium, les fragments ne présentèrent pas
de mouvement transverse, conformé-
ment aux prévisions ; en revanche, avec
des faisceaux d’ions niobium et or, plus
lourds, le mouvement transverse apparut
nettement, même lors de frôlements. Les
NEUTRON données expérimentales confirmèrent
2. LA MATIÈRE ORDINAIRE est composée d’atomes, eux-mêmes constitués d’électrons et d’un ainsi les prévisions du modèle hydrody-
noyau. Le noyau est un assemblage de nucléons de deux types, des protons et des neutrons, namique, au moins pour les cibles et les
qui sont eux-mêmes composés de trois quarks. Le proton, positivement chargé, est constitué projectiles les plus massifs.
de deux quarks u (de charge électrique +2/3) et d’un quark d (de charge électrique –1/3). Le Pourquoi le mouvement transverse
neutron, particule électriquement neutre, se compose d’un quark u et de deux quarks d. Les dépend-il de la masse des projectiles et
gluons sont les particules qui lient les quarks entre eux. de la cible? Selon Arnold Bodmer, de

68 © POUR LA SCIENCE
l’Université de Chicago, et Bernd lision, de sorte que la région compri- d’état nucléaire – notamment l’explo-
Schürmann, de l’Université de mée, au centre de la collision, est suf- ration de la phase plasma – exigerait
Munich, le phénomène résulte d’effets fisamment dense pour permettre des observations à des densités d’éner-
tels que la viscosité nucléaire et l’exis- l’étude de l’équation d’état de la gie bien supérieures à celles que procu-
tence d’un petit libre parcours moyen matière nucléaire. rent les accélérateurs existants.
(le libre parcours moyen d’une parti- Ainsi que nous l’avions annoncé, les La phase plasma n’apparaîtra que
cule est la distance moyenne qu’elle expériences de compression de la lors de collisions entre des noyaux très
parcourt entre deux collisions). matière nucléaire ont donné des infor- lourds à des énergies supérieures à deux
mations importantes sur le comporte- giga-électronvolts, qualifiées d’ultrare-
Une généralisation ment de cette matière dans les milieux lativistes parce que la vitesse des
très denses et très chauds. Elles ont noyaux approchera alors celle de la
quantique notamment montré que l’équation lumière. Même le nouveau Synchrotron
À l’Université du Michigan, Hans d’état semble se «raidir» à mesure que à ions lourds de Darmstadt (le plus puis-
Kruse, Barbara Jacak, Joseph Molitoris la densité augmente : l’énergie de sant accélérateur d’ions lourds
et H. Stöcker confirmèrent cette hypo- chaque nucléon augmente en même aujourd’hui en fonctionnement)
thèse, puis d’autres théoriciens temps que la densité. En outre, les tem- n’atteint pas ce régime ultra-relativiste.
– Christoph Hartnack, Jörg Airchelin, pératures atteintes sont si élevées que Durant l’été 1990, en accélérant des
de l’Université de Nantes, et Georg les noyaux lourds entrent en ébullition, ions or, on a obtenu des densités deux à
Peilert, Walter Greiner et H. Söcker de se transformant en une vapeur de trois fois supérieures à la densité
l’Université de Francfort – généralisè- noyaux légers et de nucléons libres. nucléaire normale, mais il s’en faut
rent ce modèle en traitant les nucléons Cependant, on n’a obtenu à ce jour que encore d’un facteur deux à quatre pour
comme de petits paquets d’ondes qui se des densités modérées, correspondant à reproduire les conditions caractéris-
déplacent en interagissant avec les des densités d’énergie maximales com- tiques de l’intérieur des supernovae.
autres nucléons ; cette généralisation est prises entre deux et trois fois celle de Dans l’état de plasma que nous
aujourd’hui nommée modèle dyna- la matière nucléaire à l’état normal ; visons aux énergies ultra-relativistes, les
mique moléculaire quantique. une description complète de l’équation quarks et les gluons ne resteraient plus
Le modèle quantique prévoit
l’existence d’un mouvement collectif DENSITÉ (PAR RAPPORT À LA MATIÈRE NUCLÉAIRE NORMALE)
TEMPÉRATURE (EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS)

transverse, comme le modèle hydrody- 0 1 2 3 4 5 6 7 8


namique, mais il explique en outre 200 COEXISTENCE
pourquoi ce mouvement transverse est 2

TEMPÉRATURE (X 1012 KELVINS)


GAZ-PLASMA
plus intense avec les noyaux lourds et
pourquoi il n’apparaît pas avec les 150
noyaux légers : la pression dans la 1,5
zone de choc est plus importante lors PLASMA
DE QUARKS
de collisions entre noyaux lourds que 100 ET DE GLUONS
lors de collision entre des noyaux 1
GAZ DE HADRONS
légers ; or la force exercée par l’onde
de choc sur la matière environnante,
50 CONDENSATS
d’où sont issus les fragments, aug- 0,5
mente en même temps que la pression LIQUIDE
dans la zone de choc. Pour un observa-
teur, le transfert de quantité de mouve- 0 0

ment correspond à un accroissement


ÉT

du nombre des fragments dans le plan MÉMOS


RA
NG

de diffusion. L’analyse des expé-


ET

riences réalisées avec la Boule de plas-


É

tique a confirmé la théorie quantique.


Les théoriciens de Francfort
avaient également bien prévu un qua- GLOBULES ÉTRANGERS
trième effet expérimentalement obser-
vable lors de collisions entre noyaux :
la matière au centre de la collision est 0 1 2 3 4 5 6 7 8
si comprimée qu’une partie est éjectée DENSITÉ (PAR RAPPORT À LA MATIÈRE NUCLÉAIRE NORMALE)
dans la direction perpendiculaire au 3. CE DIAGRAMME DE PHASES est une représentation graphique de l’équation d’état nucléaire.
plan de la collision. Analysant des Aux températures et pressions faibles, la matière nucléaire se trouve dans son état normal,
données fournies par la Boule de plas- analogue à un liquide. L’augmentation de la température ou de la pression provoque
tique, le groupe Diogène ainsi que l’«ébullition» des noyaux : la matière se transforme alors en un gaz de hadrons. En augmen-
Karl-Heinz Kampert et Hans-Rudi tant fortement la pression tout en maintenant la matière nucléaire à basse température, on
Schmidt ont confirmé l’existence de ce place les nucléons sous une forme «gelée» (condensats). La poursuite de l’échauffement ou
phénomène en 1989 ; ils trouvèrent en de la compression tmnsformerait la matière nucléaire en un plasma de quarks et de gluons
outre que son amplitude est propor- libres. D’autres particules contenant des quarks s pourraient alors également apparaître : les
tionnelle à la masse des noyaux en col- objets multi-étranges métastables («mémos»), des gouttes multiquarks, etc.

© POUR LA SCIENCE 69
a confinés à l’intérieur des hadrons, mais
se propageraient sur des distances
approximativement égales au diamètre
des noyaux atomiques. En 1978, plu-
sieurs théoriciens ont prévu que les colli-
sions d’ions lourds à environ dix giga-
électronvolts par nucléon permettraient
d’atteindre, mais seulement pendant un
bref instant, les densités et températures
extrêmes nécessaires à la création d’une
matière composée de quarks libres.
PLAN DE RÉACTION
Les expérimentateurs aimeraient
beaucoup obtenir une telle énergie, car
on comprend mal ce qui se passe lorsque
deux nucléons (ou, plus généralement,
deux hadrons) se heurtent aussi violem-
ment. L’énergie cinétique considérable
MOUVEMENT TRANSVERSE mise en jeu lors de chocs inélastiques
devrait non seulement se retrouver dans
l’énergie et la quantité de mouvement
b des constituants initiaux de la collision,
mais aussi créer de nouvelles paires par-
ticules-antiparticules. Des collisions à
des énergies cinétiques supérieures à 270
méga-électronvolts (deux fois la masse
d’un pion) devraient notamment engen-
drer une paire pion-antipion.

Les cordes des noyaux


Pour décrire de telles collisions ultrarela-
tivistes, des théoriciens de l’Université
de Lund et du Centre de recherche
nucléaire de Saclay ont modélisé les
chocs entre hadrons non comme des col-
lisions entre des gouttes liquides, mais
comme des excitations de deux cordes
massives ; ces cordes s’étireraient
comme des élastiques entre les quarks
heurtés et les quarks non heurtés, stoc-
c kant l’énergie sous forme potentielle.
Trop étirées toutefois, elles se rompraient
et se fragmenteraient en paires quark-
antiquark, le nombre de ces paires
dépendant des transferts d’énergie et de
quantité de mouvement survenus lors de
la collision ; puis les paires quark-anti-
quark se regrouperaient rapidement en
hadrons (surtout en pions).
Apparemment de nombreuses
cordes et hadrons pourraient coexister
lors d’une collision entre deux noyaux,
REBOND de sorte que le système pourrait évo-
luer vers un plasma de gluons et de
quarks. Les hadrons se formeraient
ensuite comme ils le firent peu après
le Big Bang en se condensant à partir
4. LES COLLISIONS ENTRE LES NOYAUX LOURDS révèlent certaines caractéristiques de l’équa- de ce plasma, une fois la densité
tion d’état nucléaire. Ici les deux noyaux d’or qui entrent en collision sont légèrement d’énergie de l’Univers réduite par
décentrés (a). L’onde de choc engendre une zone chaude et comprimée où la matière com- l’expansion – c’est-à-dire une fois le
posée de protons, de pions et d’autres particules légères (peut-être des quarks et des système refroidi.
gluons) est expulsée perpendiculairement au plan de la réaction (b). Les restes des deux Afin de prévoir les résultats des
noyaux rebondissent ensuite l’un contre l’autre (c). collisions entre des ions lourds ultrare-

70 © POUR LA SCIENCE
lativistes, des physiciens de Francfort THÉORIE Certains physiciens préfèrent cher-
ont cherché une généralisation relati- DONNÉES cher la phase plasma à l’aide de parti-
viste du modèle dynamique molécu- cules qui interagissent faiblement, tels
laire quantique ; ils ont ainsi prévu un les photons ou les paires de leptons
nombre de collisions frontales et des (les électrons, les muons et leurs
densités bien plus élevés lors de colli- homologues d’antimatière), qui se for-

ÉNERGIE CINÉTIQUE
sions entre des ions lourds – des ions or, ment dans la région la plus chaude de
par exemple – que lors de collisions entre la réaction et traversent la matière sans
des ions légers – par exemple, des ions réagir avec elle ; les informations
silicium ; les mouvements collectifs qu’ils véhiculent sont directement
seraient observables même à ces énergies révélatrices de la phase plasma initiale.
ultra-relativistes, les effets de rebond et Cette méthode semble avoir révélé
d’expulsion indiquant encore la pression la création d’une phase plasma : un
de la région centrale la plus comprimée. -90 0 90 180
déficit en paires muons-antimuons
Les modèles théoriques sont ANGLE PAR RAPPORT détecté par une équipe française du
aujourd’hui très raffinés : ils prédisent AU PLAN DE RÉACTION (EN DEGRÉS) CERN en 1996 semble caractéristique
non seulement les résultats expérimen- 5. L’EXPULSION EST UN PHÉNOMENE dont on d’une phase plasma, car les muons et
taux, mais décrivent aussi les phases n’a obtenu que récemment une confirma- leurs antiparticules sont issus de la
transitoires des collisions, notamment tion expérimentale. Elle se manifeste par un désintégration de certains hadrons.
leurs premières étapes, lorsque la pic dans l’énergie cinétique des particules Cependant il n’est pas exclu que ce
matière est fortement chauffée et com- émises à 90 degrés au-dessus et au-dessous déficit s’explique par la formation
primée. Certains accélérateurs, notam- du plan de la réaction. d’un fluide hadronique ultradense
ment l’AGS à Brookhaven et le SPS à (plus de dix fois plus dense que la
Genève, peuvent communiquer suffi- supérieures à celle de l’état nucléaire matière nucléaire normale), et des
samment d’énergie aux ions très normal, c’est-à-dire proches de la valeur chercheurs du C E R N tentent
lourds (composés d’environ 200 critique à partir de laquelle apparaîtrait aujourd’hui de détecter les photons
nucléons) pour former des plasmas. un plasma de gluons et de quarks. directement issus de collisions entre
Cependant la détection expérimentale Les premiers résultats obtenus au des noyaux légers (du soufre) et des
de ces phases reste difficile. Ainsi les Laboratoire Lawrence Livermore font noyaux cible lourds (de l’or).
spectres en énergie des pions produits douter que l’on puisse former ainsi des
lors des collisions devraient signaler la plasmas quarks-gluons, car les ions L’étrangeté des fragments
formation d’un plasma, mais, lors de légers ne sont vraisemblablement pas
l’expansion du système, les pions assez épais pour s’arrêter mutuelle- Au milieu des années 1980, il est
subissent une évolution complexe qui ment et former un état de matière apparu qu’un autre signal pouvait révé-
peut biaiser l’information qu’ils dense, et même si un plasma se for- ler l’existence d’un plasma de quarks
contiennent. En outre, comme on ne mait par collision d’ions légers, il se et de gluons : lors de la formation de ce
sait toujours pas déterminer la dimen- détendrait rapidement, se condensant plasma, ses gluons thermiques, abon-
sion exacte de la zone de réaction au en hadrons ; on serait alors contraint dants, devraient vraisemblablement
moment de la compression maximale, de détecter des signaux provenant d’un fusionner en nombreuses paires quark
on ignore la densité atteinte. Les plasma éphémère qui, du fait d’un s-antiquark s (la lettre s est l’initiale de
mesures indiquent que l’on a atteint intense bruit de fond, serait plus diffi- strange, ou «étrange», en anglais).
des densités d’énergie 10 à 20 fois cile à déceler qu’avec des ions lourds. Comme les quarks n’existent pas à

a LATÉRALE b SEMI-FRONTALE c FRONTALE


NOMBRE DE FRAGMENTS

NOMBRE DE FRAGMENTS
NOMBRE DE FRAGMENTS

-0,34 0 0,34 -0,34 0 0,34 -0,34 0 0,34


VITESSE RELATIVE DES FRAGMENTS VITESSE RELATIVE DES FRAGMENTS VITESSE RELATIVE DES FRAGMENTS

6. DEUX NOYAUX PROJETÉS L’UN CONTRE L’AUTRE ne s’immobilisent centre de masse était égale à 34 pour cent de la vitesse de la
que lors d’un choc frontal. Dans les expériences dont on a repré- lumière. La vitesse indiquée en abscisse est la composante selon la
senté ici les résultats, la vitesse initiale des noyaux par rapport au direction initiale de propagation des noyaux.

© POUR LA SCIENCE 71
l’état libre, ils devraient s’unir pour faisceau d’ions silicium et or d’une théoriques montrent que la surproduction
former de nombreuses particules et énergie de 15 giga-électronvolts par de kaons et leur répartition en énergie
antiparticules étranges, les kaons et les nucléon. De même, au CERN, deux colla- s’interprètent mieux par la présence d’un
hypérons. L’apparition de ces parti- borations internationales, respectivement fluide de hadrons ultradense que par celle
cules signalerait donc la présence d’un dirigées par Emanuele Quercigh et R. d’un plasma de quarks et de gluons ; en
plasma de quarks et de gluons. Stock ont détecté une forte augmentation revanche, la production d’antihypérons
À Brookhaven, une équipe nippo- du nombre d’antihypérons produits. embarrasse les physiciens, qui ne com-
américaine a observé l’apparition de Toutes ces observations pourraient prennent pas son origine.
nombreux kaons lors du bombarde- s’expliquer par la formation d’un plasma D’autres particules encore plus
ment d’une cible de noyaux or avec un de quarks et de gluons, mais des études exotiques qui pourraient naître dans la
phase plasma confirmeraient l’exis-
10
15 tence de cette phase et préciseraient
PLASMA DE QUARKS ET DE GLUONS
l’équation d’état nucléaire dans des
zones encore inexplorées. Ainsi on a
calculé que le plasma pourrait engen-
10 12
drer des «globules» composés d’un
HADRONISATION grand nombre de quarks u et d. Ces
gouttes multiquarks doivent être mas-

ACCÉLÉRATEURS
9
10 sives pour être stables, ce qui est pos-
sible si elles contiennent des quarks s
TEMPÉRATURE (KELVINS)

en plus des quarks d et u.


NUCLÉOSYNTHÈSE
10
6 Sui Chin et Arthur Kerman, de
l’Institut de technologie du
Massachusetts, et Davis McLerran et
3 James Bjorken, à l’Université
10
Stanford, ont proposé deux explica-
tions à la stabilité de ces gouttes multi-
FORMATION DES ATOMES quarks. D’une part, leurs états quan-
1
tiques d’énergie minimale seraient
AUJOURD'HUI
tous occupés, de sorte que toute transi-
tion vers ces états serait interdite par le
principe d’exclusion de Pauli, qui sti-
10 -9 10
-6 -3
10 1 10
3
10 6 103 10
12
10
15
1018 pule que chaque état quantique ne peut
TEMPS APRÈS LE BIG BANG (SECONDES) être occupé que par une seule particule
7. LA TEMPÉRATURE DE L’UNIVERS a régulièrement diminué depuis le Big Bang. Durant la (ce principe est l’analogue quantique
première microseconde, toute la matière forma vraisemblablement un plasma de quarks et du principe d’Archimède : où il y a un
de gluons. Puis, avec l’expansion de l’Univers et son refroidissement, des structures plus corps, il ne peut y en avoir un autre) ;
complexes se condensèrent à partir de ce plasma, formant finalement les atomes qu’on ainsi un quark s ne peut se désintégrer
observe aujourd’hui. Les accélérateurs que l’on construit actuellement devraient permettre en un quark u.
de porter les noyaux à des températures de 2 x 1012 kelvins (200 millions d’électronvolts) D’autre part, l’énergie de liaison du
et de recréer ainsi la soupe de quarks primordiale. système pourrait être supérieure à celle
d’un système uniquement composé de
quarks u et d ; on peut même imaginer
qu’une matière composée de quark s
est si liée qu’elle devient absolument
stable ; elle constituerait le véritable
état fondamental de la matière – c’est-
à-dire le point zéro de l’équation d’état
de la matière nucléaire.
Toutefois cette conclusion dépend
d’un choix particulier des paramètres
figurant dans l’équation d’état – incon-
nue – d’une matière composée de
quarks. D’autres théories prévoient
qu’une goutte de quarks ne peut être
que métastable : elle se désintègre len-
tement en un nucléon et un pion. Sa
durée de vie pourrait être plus longue
si son énergie était assez faible – infé-
rieure aux masses du nucléon et du
8. LES TRACES DE PARTICULES issues de la collision entre deux noyaux fournissent des infor- pion –, car la transformation n’aurait
mations sur la dynamique de l’interaction. Ces collisions frontales produisent des centaines alors pas lieu ; mais cette prévision
de particules chargées, principalement des protons et des pions. reste très spéculative.

72 © POUR LA SCIENCE
En 1987, des physiciens d’Erlangen entier étudient des projets de construc- sions d’ions lourds ultra-relativistes
et de Francfort ont découvert un méca- tion d’accélérateurs fonctionnant à des pourraient mettre en évidence une par-
nisme pouvant produire des multiplets de énergies ultra-relativistes. ticule encore très recherchée, le boson
quarks s lors de collisions entre des ions Le projet Booster, à Brookhaven, de Higgs, qui serait responsable de la
lourds, et leur travail a suscité une vaste permet au Synchrotron à gradient alter- masse d’autres particules fondamen-
collaboration parce qu’une abondante natif (AGS) de provoquer des collisions tales, tels les bosons W et Z. La décou-
production de quarks s laissait envisager entre des ions or à 11 giga-électronvolts verte du boson de Higgs confirmerait le
la formation d’objets métastables compo- par nucléon. À Brookhaven, encore, le modèle standard des forces naturelles.
sés de plusieurs quarks s. Ces «mémos» Collisionneur à ions lourds relativistes Une collaboration internationale
seraient essentiellement des hypérons, (RHIC), qui entrera en service vers projette la construction d’un accéléra-
aisément détectables : contrairement aux 1997, accélérera des ions or jusqu’à teur d’ions lourds nommé ALICE (pour
noyaux normaux, ils seraient électrique- 20 000 giga-électronvolts. Large ion collider experiment) au
ment neutres ou négativement chargés, et Enfin le CERN a construit, en 1994, LHC. Un groupe dirigé par Jean-Pierre
auraient donc, dans un champ magné- un injecteur accélérant des faisceaux Coffin et F. Jundt, au Centre de
tique, un mouvement facilement discer- d’ions plomb jusqu’à 160 giga-élec- recherches nucléaires de Strasbourg, a
nable de celui des noyaux normaux, s’ils tronvolts par nucléon, et son projet l’intention de chercher et d’étudier,
vivent assez longtemps. d’installer un nouvel accélérateur, le avec ALICE , la formation de matière
Grand collisionneur de hadrons (LHC), hyperonique, c’est-à-dire, partielle-
Vers le boson de Higgs à l’intérieur du tunnel du Grand colli- ment constituée de quarks étranges.
sionneur électron-positron (LEP) per- En attendant, la collaboration
Les physiciens attendent impatiem- mettrait d’atteindre des énergies de étroite des théoriciens, des expérimen-
ment la construction de nouvelles l’ordre de 12 millions de giga-électron- tateurs et des ingénieurs a déjà consi-
machines avec lesquelles ils explore- volts par nucléon vers l’an 2000 : des dérablement amélioré notre connais-
ront l’équation d’état de la matière phases inconnues de matière nucléaire sance de la matière nucléaire. Les
nucléaire et la phase plasma. Le seront alors accessibles. projets réalisés font espérer une explo-
Synchrotron à ions lourds de Darmstadt À ces énergies, même les colli- ration prochaine de la phase plasma
a inauguré un nouveau programme de sions qui ne sont pas frontales devien- qui règne au cœur des grosses étoiles à
recherche, et des chercheurs du monde nent intéressantes. En outre, les colli- l’agonie.

LA TRANSITION DE PHASE LIQUIDE - GAZ


DE LA MATI ÈRE NUCLÉAIRE

Q uand une collision entre deux noyaux dégage une très


grande énergie thermique (de 5 à 10 millions d’électronvolts
par nucléon), la matière nucléaire se «brise» soudainement : le
pressibilité, la propagation des perturbations de densité et les tran-
sitions de phase. Lorsqu’un système de nucléons atteint une den-
sité critique, il devient métastable d’un point de vue thermodyna-
noyau chaud disparaît très rapidement (en 10–22 seconde envi- mique et se sépare en deux phases, liquide et vapeur ; à ce stade,
ron), au profit de noyaux plus légers, les fragments. On nomme le système supporte encore des fluctuations de densité de petites
ce processus la multifragmentation. La formation de ces fragments amplitudes et de grandes longueurs d’onde (sur de grandes dis-
suscite nombre de questions. Elle pourrait être la manifestation tances). En revanche, lorsque le système entre dans la région spi-
d’une transition de phase nodale, il est instable quelle que
liquide-vapeur et la preuve de soit la perturbation et subit une
1000
l’existence d’un point critique multifragmentation. Pour étudier
dans l’équation d’état de la
TEMPÉRATURE (EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS)

BIG BANG
expérimentalement la transition de
matière nucléaire (voir la figure). PLASMA DE phase liquide-vapeur de la matière
QUARKS ET GLUONS
En analogie avec un fluide nucléaire, on étudie la taille des
classique, on étudie un système nombreux fragments produits dans
de nucléons à partir de gran- 100
cette région spinodale. De telles
deurs thermodynamiques GAZ DE HADRONS études nécessitent des équipements
COEXISTENCE GAZ-PLASMA

macroscopiques tels que la com- permettant de détecter tous ou


COEXISTENCE
presque tous les produits des colli-
Ce diagramme de phase est DE PHASES sions. Les premiers résultats obte-
le même que celui de la nus avec des détecteurs très effi-
figure 3, mais l’échelle loga- 10
POINT caces tels qu’INDRA, installé au GANIL,
CRITIQUE
rithmique permet de grossir semblent en accord avec l’hypo-
la région spinodale. Dans thèse d’une transition de phase
NOYAUX
cette zone, la matière est associée à la multifragmentation.
très instable et subit la mul-
tifragmentation, c’est-à-dire RÉGION SPINODALE ÉTOILES Bernard Borderie
À NEUTRONS
la brisure de gros noyaux en 1 est physicien à l’Institut de physique
0,1 1 10 100
noyaux plus petits. DENSITÉ nucléaire, à Orsay.

© POUR LA SCIENCE 73
La double
désintégration bêta
Michaël MOE et Simon Peter ROSEN

L’étude de cette désintégration radioactive rare c’est-à-dire l’antiparticule de l’élec-


tron, et un neutrino).
précisera la masse du neutrino et indiquera La double désintégration β que l’on
observe a le même effet que deux désin-
si Ies théories décrivant Ies particuIes éIémentaires tégrations β successives, mais elle ne
peut s’effectuer en deux étapes, car la
et I’évoIution de I’Univers sont exactes. première est interdite du point de vue
énergétique : elle formerait un élément
plus lourd que l’atome initial ; en
revanche, le produit de la seconde désin-
es mécanismes intimes de la antineutrino le prouverait. Le neutrino est tégration est plus léger. Les deux désinté-

L nature excitent notre curiosité :


ils captent notre attention, en
nous fournissant quelques
indices, mais ils se refusent ensuite et
nous égarent sur de fausses pistes.
si abondant dans l’Univers que même si
sa masse était 10 000 fois inférieure à
celle de l’électron, son rôle cosmique
serait prépondérant : les neutrinos pour-
raient constituer la matière manquante de
grations β doivent se produire simultané-
ment, par un effet tunnel qui permet de
franchir la barrière d’énergie associée à la
première désintégration. Les produits de
la désintégration ne sont matérialisés que
Après avoir suivi une piste tortueuse l’Univers, dont l’attraction gravitation- lorsque la deuxième étape a lieu ; la
depuis une cinquantaine d’années, les nelle détermine l’évolution des galaxies double désintégration β émet toujours
physiciens ont enfin détecté une double et peut-être de l’Univers entier. deux rayons β : deux électrons ou deux
désintégration β, la désintégration positons rapides. Cependant les physi-
radioactive la plus rare jamais observée Une étape interdite ciens ignorent si un neutrino doit toujours
en laboratoire. L’étude de cette désinté- accompagner un rayon β.
gration devrait nous renseigner sur la La radioactivité résulte de l’instabilité On découvrit l’existence des neutri-
structure et l’évolution de l’Univers. des noyaux atomiques. La transforma- nos en observant qu’une partie de l’éner-
Lors d’une double désintégration β, tion d’un neutron en un proton produit gie manquait au bilan énergétique des
deux neutrons engendrent simultanément un atome plus léger : c’est la désinté- désintégrations β simples. Si la diffé-
deux protons, deux rayons β (des élec- gration β (voir la figure 2) caractérisée rence de masse entre les atomes initial et
trons) et deux antineutrinos (les antiparti- par l’émission d’un électron et d’un final correspondait à l’énergie du rayon
cules des neutrinos). Les physiciens antineutrino. La différence de masse β émis, alors l’énergie des rayons β émis
recherchent aujourd’hui une forme de entre l’atome initial et l’atome final lors de la désintégration de noyaux de
double désintégration β qui ne produirait correspond à l’énergie de l’électron et même type devait être constante ; or les
ni neutrino ni antineutrino. Si l’on détec- de l’antineutrino éjectés, conformé- électrons émis ont des énergies
tait un tel événement, on résoudrait un ment au célèbre principe d’équivalence variables, toujours inférieures à la diffé-
des plus grands mystères de la physique : de la masse et de l’énergie, énoncé par rence de masse. En 1930, Wolfgang
quelle est la masse du neutrino? Albert Einstein. Si la transformation Pauli supposa que la loi de conservation
Selon le «modèle standard», c’est-à- d’un neutron en un proton devait de l’énergie n’était pas violée, mais que
dire la théorie des particules élémentaires engendrer un atome plus massif, la loi la violation apparente cachait une nou-
et des forces fondamentales, le neutrino de conservation de l’énergie empêche- velle particule : celle-ci, appelée plus
est une particule électriquement neutre, rait toute désintégration β. tard neutrino, emportait une partie de
dépourvue de masse, qui accompagne La création d’un proton, par la l’énergie de la désintégration. Cependant
toujours un des électrons émis dans la désintégration β, modifie les propriétés le neutrino est difficile à détecter, car il
double désintégration β. La théorie décrit chimiques de l’atome, qui se décale interagit peu avec la matière.
très bien les forces faibles et électroma- d’une colonne dans le tableau de Selon le modèle standard, le neu-
gnétiques, mais elle n’intègre pas encore Mendeleïev. La charge électrique n’est trino qui accompagne une désintégra-
la force nucléaire forte et la gravitation. pas modifiée, car la charge négative de tion β- est l’antiparticule de celui qui
De nombreuses théories plus com- l’électron émis compense la charge accompagne la désintégration β +. En
plètes que le modèle standard indiquent positive du proton créé (le phénomène revanche, selon les théories qui prolon-
que le neutrino possède une masse, et une inverse existe : un proton se transforme gent le modèle standard et qui attribuent
double désintégration β sans neutrino ni en neutron, en émettant un positon, une masse au neutrino, les neutrinos

74 © POUR LA SCIENCE
sont identiques dans les deux types de ses constituants, diminuée de la masse désintégrée. Elle considéra que deux neu-
désintégration : le neutrino serait sa correspondant à l’énergie de liaison trons se désintègrent simultanément en
propre antiparticule. Comment vérifier (l’énergie qu’il faut fournir pour séparer deux protons, éjectant deux électrons et
ces hypothèses? les nucléons). Par conséquent, pour un deux antineutrinos ; ce gain de deux pro-
La double désintégration β est un même nombre de nucléons, un noyau tons place le nouvel élément deux cases
phénomène idéal pour l’étude de cette dont les constituants sont fortement liés plus loin dans le tableau périodique de
question : si le neutrino possède une a une masse plus faible qu’un noyau où Mendeleïev (le numéro atomique aug-
masse et s’il est sa propre antiparticule, les liaisons sont plus lâches : le sélénium mente de deux unités). La période calcu-
celui qui est émis lors de la première ne se désintègre pas en brome, plus lée était supérieure à 1017 années, ce qui
étape de la double désintégration pourrait lourd, qui possède un neutron de moins est très lent, même à l’échelle des temps
être absorbé lors de la seconde étape ; un et un proton de plus. géologiques. La rareté de la double désin-
atome pourrait se désintégrer sans Ces considérations ne résolvaient tégration β explique la persistance de cer-
qu’aucun neutrino ne soit émis : on cependant pas le mystère des éléments tains isotopes.
n’observerait que l’émission de deux de la croûte terrestre, car un noyau pair-
électrons. En revanche, s’il existe deux pair plus léger que son équivalent Les gaz piégés
types de neutrinos, chacun de masse non impair-impair (un proton de plus, un
nulle, celui qui est produit à la première neutron de moins) est parfois plus lourd
dans les minéraux
étape ne pourrait jamais être absorbé à la que son équivalent pair-pair voisin (deux Le calcul de M. Mayer ne prouvait
seconde, et deux neutrinos accompagne- protons de plus et deux neutrons de cependant pas l’existence de la double
raient toujours les deux électrons émis. moins) : le sélénium 82 est plus léger désintégration β, et certains de ses col-
Un neutrino qui serait sa propre antiparti- que le brome 82, mais plus lourd que le lègues ont cherché à l’observer. La
cule serait un «neutrino Majorana», du krypton 82 (36 protons et 46 neutrons). période calculée était si longue que les
nom du physicien italien Ettore Majorana Le sélénium ne peut pas se désintégrer expérimentateurs n’avaient aucun espoir
qui imagina le premier cette éventualité. en brome par la désintégration β, mais il de voir directement le phénomène en
devrait pouvoir se désintégrer en kryp- laboratoire, mais ils supposèrent que des
Les éléments pair-pair ton, grâce à la double désintégration β. sous-produits de la désintégration avaient
En 1935, à l’Université Johns pu s’accumuler dans des minéraux très
La double désintégration β resta quelque Hopkins, Maria Mayer calcula la période anciens contenant les éléments candidats
temps du domaine de la théorie, mais on correspondant à la double désintégration à la double désintégration. Le nombre
découvrit les premiers indices du phéno- β, c’est-à-dire le temps après lequel la infinitésimal d’atomes produits devait
mène dans les années 1930 : la croûte ter- moitié des atomes d’un isotope s’est être masqué par les quantités considé-
restre contient encore des rables des mêmes atomes qui
atomes qui auraient dû dispa- forment les minéraux, mais les
raître par désintégration gaz nobles échappent à la
radioactive, il y a des mil- règle car, étant volatils et chi-
liards d’années. miquement inertes, ils ne par-
Le physicien allemand ticipent pas à la cristallisation ;
Werner Heisenberg remarqua ceux qui sont produits dans les
que ces éléments apparemment cristaux s’ajoutent à ceux pré-
stables étaient «pair-pair» : sents naturellement en faible
leur noyau contient des quantité. Or certains isotopes
nombres pairs de protons et de des gaz nobles peuvent être
neutrons. La force nucléaire produits par une double
forte lie plus fortement deux désintégration β.
particules identiques que deux La double désintégration β
particules différentes. Comme du sélénium 82 doit engendrer
chaque nucléon (proton ou un gaz noble, le krypton, tan-
neutron) d’un noyau pair-pair dis que le tellure 128 et le tel-
est apparié avec un nucléon lure 130 peuvent produire un
identique, ces noyaux sont plus autre gaz noble : le xénon. Les
stables que les noyaux minéraux contenant du sélé-
«impair-impair», voisins dans nium ou du tellure doivent
le tableau périodique de ainsi se charger progressive-
Mendeleïev, qui ont le même ment en krypton ou en xénon,
nombre total de nucléons, mais 1. LA SIGNATURE NUCLÉAIRE de la double désintégration β surgit du la quantité de gaz formée en
des nombres impairs de pro- noyau d’un atome de sélénium, constitué de 48 neutrons (en vert) et un milliard d’années devant
tons et de neutrons. Les 34 de 34 protons (en rouge) : deux neutrons (en vert foncé) se désintè- être, naturellement, infime :
protons et les 48 neutrons du grent simultanément en deux protons, deux rayons β (électrons)(en elle équivaudrait à moins
sélénium 82 sont plus stables bleu) et deux antineutrinos (en orange). Un champ magnétique d’une partie pour 100 mil-
que les 35 protons et les 47 externe (lignes grises) dévie les électrons en une double spirale carac- lions, si les estimations de M.
neutrons du brome 82. téristique de la double désintégration β. L’atome résultant possède Mayer sont justes.
La masse d’un noyau ato- deux protons supplémentaires et a perdu deux neutrons ; il s’est En 1949, à l’Université de
mique est égale à la masse de transformé en krypton. Chicago, Michaël Inghram et

© POUR LA SCIENCE 75
John Reynolds élaborèrent une technique Si les neutrinos étaient de type Majorana suivantes, les physiciens ne purent les
d’analyse des gaz piégés dans des mine- – c’est-à-dire leur propre antiparticule –, confirmer. E. Fireman reconnut finale-
rais de sélénium et de tellure : ils libé- alors la double désintégration β sans ment que ses premiers résultats avaient
raient les gaz dans un spectromètre de émission de neutrino pourrait rivaliser peut-être été faussés par des impuretés
masse afin de déterminer leur composi- avec la double désintégration β avec radioactives dans ses échantillons enri-
tion. Puis, en 1968, après quelques per- émission de deux neutrinos ; elle pourrait chis en étain 124.
fectionnements de la méthode, plusieurs même être un million de fois plus fré- Jusqu’à récemment, toutes les
chercheurs du Laboratoire de quente. Cependant la période serait recherches expérimentales de la double
Brookhaven, mirent en évidence un excès encore de l’ordre de 100 milliards désintégration β se heurtèrent aux
de xénon 130 dans un minerai de tellure d’années et donc suffisamment rare pour mêmes problèmes que ceux qu’avait
âgé de 1,3 milliard d’années. C’était la que certains noyaux atomiques pair-pair rencontrés E. Fireman : des éléments
première preuve indiscutable de l’exis- paraissent stables. radioactifs en faibles quantités – une
tence de la double désintégration β. Les périodes des deux types de désin- partie par milliard – masquent les
Connaissant l’âge du minerai et la tégration β étaient si différentes que l’on doubles désintégrations β, celles-ci
proportion de tellure qui s’était désinté- estima possible la recherche du mode étant un milliard de fois plus rares que
grée en xénon, on détermina la période de sans neutrino. Edward Fireman, de les désintégrations courantes.
la double désintégration β du tellure 130. l’Université Princeton, se lança dans Les obstacles que la nature dressait
Ces expériences géochimiques compor- l’aventure en 1948. Il se procura deux sur le chemin des expérimentateurs
taient deux incertitudes importantes. échantillons d’étain : l’un enrichi en étain allaient encore augmenter. En 1957,
D’une part, d’autres réactions pouvaient 124, susceptible de double désintégration, Chien-Shiung Wu et ses collègues du
avoir créé un peu de xénon et, d’autre l’autre appauvri de ce même isotope. Il Bureau américain de normalisation réa-
part, une petite quantité de xénon s’était plaça chaque échantillon entre deux lisèrent une expérience qui mit en doute
peut-être échappée du minerai, par dif- compteurs Geiger-Müller, chacun pou- l’existence de la double désintégration β
fusion ou lors d’un réchauffement. Les vant recevoir l’un des deux électrons sans émission de neutrino. D’après cette
géochimistes montrèrent que ces phé- d’une double désintégration : la décharge expérience, et d’autres qui suivirent, la
nomènes n’avaient pas eu lieu, mais le simultanée des deux compteurs servait à désintégration β simple produit des anti-
doute subsista. révéler les doubles désintégrations β. E. neutrinos de même hélicité.
Fireman observa que les deux compteurs Cette découverte était importante,
La violation de la parité placés autour de l’échantillon enrichi en parce que certaines particules élémen-
étain 124 enregistraient plus d’événe- taires comme les neutrinos, les électrons,
En 1939, quatre ans après la publication ments simultanés que les deux autres, et il les protons et les neutrons, ont un «spin»
des calculs de M. Mayer, Wendell Furry, calcula alors une période plus courte intrinsèque : les particules tournent
de l’Université Harvard, envisagea une que de celle qu’avait prévue M. Mayer : comme de minuscules toupies. Les deux
double désintégration β qui n’émettrait il conclut qu’il avait observé des sens de rotations sont possibles : dans la
pas de neutrino : dans la double désinté- doubles désintégrations β qui n’émet- configuration quantique à hélicité posi-
gration β, l’énergie et la quantité de mou- taient pas de neutrino. tive, ou droite, le moment cinétique de
vement pourraient être conservées avec L’enthousiasme pour ces résultats spin est dans le même sens que la quan-
l’émission de seulement deux électrons. fut de courte durée : dans les années tité de mouvement ; dans la configuration
à hélicité négative, ou gauche, les direc-
tions sont opposées. Les particules ayant
un spin, comme les neutrons et les élec-
trons, ont une hélicité droite ou gauche.
Certaines interactions produisent
MASSE (EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS)

autant de particules à hélicité droite que


199,339

gauche ; lorsque les deux configurations


(symétriques par rapport à un miroir) sont
équiprobables, la parité est conservée.
POLONIUM C.-S. Wu a découvert que la parité
(130 NEUTRONS)
BISMUTH n’était pas conservée dans la désintégra-
(131 NEUTRONS) tion β simple, et des travaux ultérieurs
ont conclu que les antineutrinos qui
accompagnent les rayonnements β- (les
199,336

électrons) ont toujours une hélicité


droite ; les neutrinos qui accompagnent
les rayonnements β+ (les positons) ont
toujours une hélicité gauche.

83 84 Un neutrino massique
NOMBRE DE PROTONS
2. LA DÉSINTÉGRATION BÊTA SIMPLE transforme le bismuth 214 en polonium 214. Un neutron Du fait de la violation de la parité dans la
se désintègre en proton, éjectant un électron et un antineutrino. Le numéro atomique – le désintégration β simple, la double désin-
nombre de neutrons et de protons – reste identique, mais la perte de masse (ou d’énergie) pen- tégration β sans neutrino devient très peu
dant la désintégration est équivalente à l’énergie transportée par l’électron et l’antineutrino. probable. En effet, ce type de désintégra-

76 © POUR LA SCIENCE
tion ne produit que deux électrons (bien la double désintégration β sans émission Une signature inimitable
que possible, la production de deux posi- de neutrino, qui requiert une inversion
tons semble beaucoup plus rare). Dans la d’hélicité, pourrait avoir lieu si les neutri- Les physiciens n’ont pas encore
première étape, un neutron produirait un nos avaient une masse. détecté de mode sans neutrino, mais ils
électron et un antineutrino d’hélicité Cette inversion ne serait pas obliga- ont progressé dans l’étude du mode
droite, qui est aussitôt absorbé dans le toire, si les désintégrations β ne véri- qui émet deux neutrinos. En 1987, l’un
noyau (voir la figure 4). Or un tel anti- fiaient pas toujours les règles d’hélicité d’entre nous (Michaël Moe), a obtenu
neutrino ne peut être absorbé que par un qui s’appliquent apparemment à l’absorp- les premiers résultats avec un échan-
proton, qui éjecte alors un positon et se tion et à l’émission des neutrinos. tillon de sélénium 82. Cet isotope a été
transforme en neutron. Cette suite de Expérimentalement on ne mesure le spin choisi parce que son énergie de désin-
réactions ne correspond pas à une double et la quantité de mouvement que de façon tégration est l’une des plus impor-
désintégration β, car le noyau produit est imprécise ; la désintégration d’un neutron tantes et que, selon les analyses géo-
identique au noyau initial. En revanche, si pourrait, dans de rares cas, produire un chimiques, sa période est assez courte.
l’antineutrino d’hélicité droite pouvait se neutrino de Majorana d’hélicité gauche Le sélénium naturel ne contenant que
transformer en neutrino d’hélicité oppo- au lieu du neutrino d’hélicité droite habi- neuf pour cent de sélénium 82, on a
sée, un neutron pourrait l’absorber et se tuel. En outre, un neutron pourrait absor- enrichi un échantillon à 97 pour cent,
transformer alors en proton, en émettant ber un neutrino de Majorana d’hélicité afin d’augmenter la fréquence des
un second électron, mais pas de neutrino. droite au lieu du neutrino d’hélicité doubles désintégrations et de réduire
Au total, on verrait deux neutrons se gauche habituel. Ces violations ne sont les risques de contamination.
désintégrer en deux protons, en éjectant possibles que si la masse des neutrinos L’échantillon est installé dans une
deux électrons et aucun neutrino. n’est pas nulle. En résumé, la double «chambre à projection temporelle»
En supposant que l’antineutrino et le désintégration β sans neutrino n’a lieu (voir la figure 6), remplie de gaz et
neutrino étaient des particules de que si la masse du neutrino n’est pas placée dans un champ magnétique
Majorana, W. Furry expliquait comment nulle ; inversement l’observation d’une intense. Les particules β qui traversent
l’antineutrino pouvait se transformer en telle désintégration prouverait que la la chambre ionisent le gaz et laissent
neutrino. La distinction que l’on fait masse n’est pas nulle. des traces qui sont enregistrées par les
habituellement entre ces deux parti-
cules n’est peut-être qu’artificielle,
fondée sur l’hélicité qu’elles acquiè-
rent lors de leur formation. Quoi qu’il
en soit, la double désintégration β sans
neutrino était impossible, que les neu-
trinos soient des particules de
Majorana ou non! La plupart des pro-
jets expérimentaux sur la double désin- BROME
(47 NEUTRONS)
MASSE (EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS)

tégration β furent alors abandonnés. ÉTATS VIRTUELS


À la fin des années 1970, les progrès
théoriques amenèrent à penser que la
76,305

masse des neutrinos n’était peut-être pas


nulle. La double désintégration β, sans
émission de neutrino, redevenait envisa-
geable, car le problème de l’hélicité dis-
paraissait du même coup. La désintégra-
tion serait bien plus lente que ce qu’avait SÉLÉNIUM
(48 NEUTRONS)
prévu W. Furry, mais la recherche de la
double désintégration β sans neutrino
revenait à mesurer la masse du neutrino
et à rechercher des neutrinos de
76,302

Majorana ; les études théoriques et les


expériences reprirent.
La relation entre la masse et l’hélicité
du neutrino résulte de la relativité res-
KRYPTON
treinte, qui stipule qu’une particule sans (46 NEUTRONS)
masse se déplace toujours à la vitesse de
la lumière ; cette particule n’est au repos 34 35 36
dans aucun repère. De ce fait, une parti- NOMBRE DE PROTONS
cule sans masse ne peut s’arrêter, puis 3. LA DOUBLE DÉSINTÉGRATION BÊTA transforme le sélénium 82 en krypton 82, en passant par le
repartir en arrière, afin d’inverser son brome 82. Comme dans toute double désintégration β, l’isotope initial est plus lourd que l’iso-
hélicité. En revanche, une particule mas- tope final, mais ils sont plus légers (moins énergétiques) que le produit intermédiaire. La désinté-
sive n’atteint jamais la vitesse de la gration β simple du sélénium en brome est interdite par la loi de conservation de l’énergie, mais
lumière ; on peut l’arrêter et la renvoyer la double désintégration β, qui aboutit au krypton, est possible grâce à des états «virtuels», en
d’où elle venait en inversant son hélicité raison du principe d’incertitude. Le remplacement de deux neutrons par deux protons, accom-
et sans modifier son spin. Par conséquent, pagné de l’émission de deux électrons et, en général, de deux antineutrinos, aboutit au krypton.

© POUR LA SCIENCE 77
détecteurs. D’après la trajectoire des double désintégration β. Heureusement Au milieu de ces innombrables
électrons dans le champ magnétique, on les produits de l’uranium et du thorium événements parasites, une trace sur
retrouve la direction initiale de leur mou- se désintègrent ensuite en d’autres élé- 90 000 (une tous les trois jours) indique
vement. La double désintégration β ments : ils émettent d’autres particules, une double désintégration β. Un ordina-
laisse une trace caractéristique : deux qui trahissent les «imposteurs». Dans le teur sélectionne les événements, puis les
électrons décrivent une trajectoire héli- cas du bismuth 214, un isotope qui imite chercheurs vérifient ses choix et calculent
coïdale de part et d’autre de l’échan- très bien la double désintégration β, l’énergie des électrons retenus.
tillon. Cette «signature» permet d’élimi- l’ambiguïté dure peu ; en une millise- Pour déterminer la période de la
ner la plupart des événements parasites : conde, le produit de désintégration émet double désintégration β et identifier les
les électrons célibataires ne forment une particule α (composée de deux pro- modes observés, l’équipe d’Irvine a
qu’une hélice ; les paires électron-posi- tons et de deux neutrons). Les particules poursuivi les mesures pendant un an :
ton créées lorsqu’un rayon γ frappe α laissent des traces larges et rectilignes, elle a alors obtenu assez de cas pour
l’échantillon forment également deux dans la chambre, et ont un faible pouvoir établir un spectre en énergie, c’est-à-
hélices, mais le positon est dévié dans pénétrant : une feuille de papier les dire une courbe représentant le nombre
une direction opposée à celle de l’élec- arrête. L’échantillon de sélénium situé au d’événements, en fonction de l’énergie
tron ; deux électrons éjectés simultané- centre de la chambre doit donc être une totale des deux électrons. Le mode
ment de deux points différents de la feuille très mince, pour que les particules avec émission de neutrinos devait être
source sont également identifiables. α puissent s’échapper aisément. caractérisée par un pic assez large, car
Un phénomène ressemble cependant Cependant cette contrainte limite la pour chaque désintégration, l’énergie
à la double désintégration ; il a pour ori- masse de l’échantillon et la sensibilité de totale peut se répartir de diverses
gine une désintégration β simple. Après l’expérience. façons entre les électrons et les neutri-
l’émission de l’électron et du neutrino, le L’appareil est entouré de parois nos ; dans le mode sans neutrino, au
noyau atomique est souvent dans un état épaisses, en plomb, qui l’isolent du contraire, les électrons emportent toute
excité ; généralement l’énergie est élimi- rayonnement γ naturel des murs en béton l’énergie de la désintégration et le
née sous la forme de rayons gamma, du laboratoire. Comme le plomb ne spectre devait se limiter à un pic étroit
mais parfois elle est transférée à un élec- protège pas des rayons cosmiques, une (voir la figure 7).
tron périphérique, surtout dans le cas quarantaine d’entre eux pénètrent dans En fait, le spectre en énergie obtenu
d’atomes lourds comme les produits de la chambre chaque seconde ; un détec- n’a révélé que le mode à deux neutri-
désintégration de l’uranium et du tho- teur les identifie, mais même en tenant nos ; aucun pic n’a signalé de mode
rium. Deux électrons (la particule β et compte de ce rayonnement, la chambre sans neutrino. La période de la double
l’électron périphérique) sont alors émis enregistre un événement toutes les désintégration β est égale à 1,1 x 1020
par le même atome, comme lors d’une trois secondes. années pour le sélénium 82 : un mil-
liard d’atomes peuvent persister pen-
DÉSINTÉGRATION
dant un milliard d’années, avec seule-
D'UN NEUTRON ANTINEUTRINO ABSORPTION D'UN ANTINEUTRINO ment une probabilité de un pour cent
que l’un d’entre eux se désintègre.
Les physiciens ont installé la
chambre de projection temporelle dans
un tunnel afin de réduire le bruit de
fond dû au rayonnement cosmique.
L’appareil recherche aujourd’hui le
ÉLECTRON
mode sans neutrino.

Une quête mondiale


DÉSINTÉGRATION
D'UN PROTON NEUTRINO ABSORPTION D'UN NEUTRINO La période de la double désintégration
β sans neutrino est liée à trois fac-
teurs : la masse du neutrino, la diffé-
rence d’énergie entre les deux élé-
ments successifs de la désintégration
(l’énergie de transition) et une valeur
théorique – l’«élément de matrice» –,
POSITON qui décrit l’interaction des particules
du noyau avec les états atomiques vir-
tuels intermédiaires. On peut ainsi uti-
4. LES NEUTRINOS ne sont émis et absorbés que dans des circonstances précises, bien liser la période de la désintégration
décrites par le «modèle standard». Quand un neutron (en haut, à gauche) se transforme en sans neutrino pour obtenir la masse de
un proton, il émet un électron et un antineutrino d’hélicité droite (une particule d’hélicité cette particule, à condition que l’on
droite tourne sur elle-même dans le sens des aiguilles d’une montre, quand on la regarde puisse déterminer l’élément de matrice
s’éloigner). Quand un proton (en bas, à gauche) se transforme en un neutron, il émet un à partir de principes physiques fonda-
positon et un neutrino d’hélicité gauche. Un proton (en haut, à droite) ne peut absorber mentaux. Cependant les éléments de
qu’un antineutrino d’hélicité droite, et il se transforme alors en neutron. Un neutron (en bas, matrice sont très difficiles à calculer,
à droite) ne peut absorber qu’un neutrino d’hélicité gauche. et leurs valeurs sont assez imprécises.

78 © POUR LA SCIENCE
Dans le cas de la désintégration à Avec l’espoir de déterminer la de physique nucléaire, l’a adaptée à un
deux neutrinos, la période de désinté- masse du neutrino, 20 laboratoires dans calorimètre à cristal de germanium, qui
gration ne dépend que de l’élément de le monde recherchent le mode de désin- est un détecteur contenant huit pour
matrice et de la valeur de l’énergie de tégration sans neutrino. Le détecteur le cent de germanium 76, un élément can-
transition (que l’on connaît). Cette plus sensible est jusqu’à présent le calo- didat à la double désintégration β.
période permet donc de vérifier le rimètre, qui mesure un seul facteur : A priori, un calorimètre n’est pas un
modèle utilisé pour le calcul de l’élé- l’énergie totale des deux électrons. détecteur fiable, car il ne distingue pas
ment de matrice et de mieux estimer Cette technique est efficace quand le la double désintégration β des événe-
l’un des facteurs nécessaires au calcul détecteur est lui-même l’isotope émet- ments qui dégagent la même énergie.
de la masse du neutrino. teur. Ettore Fiorini, de l’Institut italien Cependant les détecteurs au germanium

a b c

5. LA DOUBLE DÉSINTÉGRATION BÊTA sans émission de neutrino n’est un neutrino d’hélicité gauche (b), qui serait absorbé par un neutron
possible que si les neutrinos ont une masse. Un neutron du noyau (c), provoquant l’émission d’un électron. Un observateur verrait deux
(a) émettrait un antineutrino d’hélicité droite et un électron. Par un neutrons se transformer en deux protons, émettre deux électrons,
phénomène rarissime (astérisque), l’antineutrino se transformerait en mais aucun neutrino.

BOBINES DE SOURCE RAYONS


HELMHOLTZ AU SÉLÉNIUM GAMMA

DÉTECTEUR ÉLECTRON
EXTERNE

CHAMBRE
PARTICULE
SOURCE AU
BÊTA
SÉLÉNIUM

PLOMB

DÉTECTEUR
À FILS

ÉVÉNEMENT
BÊTA DOUBLE

DÉTECTEUR DÉTECTEUR
À FILS À FILS
6. LA CHAMBRE À PROJECTION TEMPORELLE (à gauche) a détecté directe- trique entraîne les électrons émis vers les détecteurs, qui enregistrent
ment, pour la première fois, une double désintégration β.Cette leur temps d’arrivée et leur position : on reconstitue alors la trajectoire
chambre remplie d’hélium contient un échantillon de sélénium 82. Un et l’on calcule le point de départ des électrons. La taille et l’inclinaison
blindage en plomb protège la chambre de la radioactivité naturelle des spirales indiquent l’énergie des rayons β. La double désintégration
externe, et un détecteur repère l’arrivée des rayons cosmiques. Des β (l’événement représenté en bas, à droite) peut être simulée par cer-
bobines de Helmholtz créent un champ magnétique intense et homo- taines désintégrations radioactives, mais on identifie ces désintégrations
gène, qui confère aux rayons β (les électrons) des trajectoires hélicoï- dans les heures qui suivent l’événement, lorsque les noyaux résultants
dales. Les électrons ionisent l’hélium en le traversant. Un champ élec- se désintègrent à leur tour, au même point de l’échantillon.

© POUR LA SCIENCE 79
30
COURBE DU MODE
À DEUX NEUTRINOS
NOMBRE D'ÉVÉNEMENTS

NOMBRE D'ÉVÉNEMENTS
PIC DU MODE 20
SANS NEUTRINO

10

0 1 2 0
2,02 2,03 2,04 2,05 2,06
ÉNERGIE (EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS) ÉNERGIE (EN MILLIONS D'ÉLECTRONVOLTS)
7. LE SPECTRE EN ÉNERGIE des électrons produits par la double désin- de pic, qui devrait apparaître vers 2,041 millions d’électronvolts
tégration β du germanium 76 devrait être une courbe assez large, (flèche). Les oscillations du spectre résultent de fluctuations statis-
dans le cas d’une désintégration avec émission de deux neutrinos, et tiques. Si la double désintégration β sans neutrino est invisible à
un pic étroit, dans le cas d’une désintégration sans émission de neu- cause du bruit de fond, la période du germanium 76 doit être supé-
trino (à gauche). La mesure la plus sensible (à droite) n’a pas révélé rieure à 2,3 x 1024 années.

se sont révélés d’excellents outils de on identifie les événements γ parasites. Avec des cristaux enrichis dix fois
recherche du mode sans neutrino : on David Caldwell et ses collègues de en germanium 76, les prochains sys-
peut faire croître des monocristaux de l’Université de Santa Barbara et du tèmes seront trois à dix fois plus sen-
germanium très purs et dépourvus de laboratoire Lawrence Berkeley, ont sibles que les détecteurs actuels. De
la plupart des contaminants radioac- construit le détecteur le plus sensible du gros calorimètres et des détecteurs utili-
tifs, et l’on détecte quasiment toutes monde, composé d’une série de huit sant du molybdène 100, du xénon 136
les doubles désintégrations β qui se cristaux de germanium. Ils n’ont pas et d’autres isotopes d’énergie de transi-
produisent dans la masse du cristal. On encore observé le pic d’énergie caracté- tion supérieure, auront probablement
mesure l’énergie dégagée avec une ristique du mode sans neutrino, et en une sensibilité encore supérieure.
telle précision que la recherche des concluent que la période de ce type de Selon certains physiciens, le pic de
événements se réduit à examiner une désintégration est supérieure à la double désintégration β sans neu-
bande d’énergie étroite, centrée sur la 2,3 x 1024 années pour le germanium 76 trino, situé à l’extrémité du spectre
raie spectrale qui correspond au mode (à ce rythme, on n’observerait que trois avec neutrinos, est comme le trésor qui
sans neutrino. ou quatre désintégrations par an pour se trouve, dit-on, au pied des arcs-en-
On peut également assembler plu- un kilogramme de germanium). Avec ciel. Nous voyons aujourd’hui l’arc-en-
sieurs cristaux pour augmenter la quan- cette période, on calcule que la masse ciel, et la nature nous pousse vers
tité de germanium 76. À l’aide d’un du neutrino est inférieure à une limite l’horizon, où se cache peut-être la
détecteur placé autour du germanium, comprise entre 0,6 et 3 électronvolts. double désintégration β sans neutrino.

LA DOUBLE DÉSINTÉGRATION B ÊTA EN 1996

D epuis la parution de cet article (1990), la recherche expéri-


mentale des processus rares de double désintégration β a
progressé. On a observé, par des mesures directes, la double
En revanche, on n’a pas encore détecté la double désintégration β
sans émission de neutrino, qui prouverait l’existence d’un neutrino de
type Majorana (particule = antiparticule) massif. On considère
désintégration β avec émission de neutrinos dans sept noyaux, aujourd’hui que les périodes de ce processus sont supérieures à 1024
avec des périodes variant de 1018 à 1021 années. Ce processus années, ce qui implique que la masse du neutrino de Majorana serait
de désintégration entre noyaux pair-pairs voisins, qui ont le inférieure à un électronvolt (au moins 500 000 fois plus faible que la
même nombre de nucléons, semble général. En France, une masse de l’électron). En France, on construit actuellement un large
expérience de double désintégration β est installée depuis 1988 détecteur qui permettra d’étudier plusieurs isotopes émetteurs β-β
dans le laboratoire souterrain de Modane (dans le tunnel routier avec une sensibilité voisine de 1025 années sur la période de décrois-
du Fréjus, entre la France et l’Italie, sous 1 700 mètres de roches). sance, ou de 0,1 électronvolt sur la masse Majorana du neutrino. Pour
On y a mesuré les périodes de désintégration des isotopes cette expérience, qui commencera fin 1998, on doit réduire, à des
molybdène 100, cadmium 116, sélénium 82, et on travaille niveaux extrêmement faibles, le bruit de fond dû à la radioactivité
actuellement sur l’isotope zirconium 96. Cette expérience interna- naturelle. On sélectionne des matériaux non radioactifs pour la
tionale (qui implique quatre laboratoires du CNRS-IN2P 3) utilise construction du détecteur, en utilisant une spectrométrie gamma
une technique originale : la source émettrice β-β, d’environ 50 «ultra bas bruit de fond», capable de mesurer des taux de radio-
micromètres d’épaisseur, est placée au centre d’un ensemble de activité très faibles, d’environ une désintégration par heure et par
cellules Geiger qui caractérisent les trajectoires des électrons kilogramme de matière.
émis, et d’un ensemble de scintillateurs qui fournissent la distribu- Philippe Hubert est physicien
tion en énergie de ces électrons. au Centre d’études nucléaires, à Bordeaux-Gradignan.

80 © POUR LA SCIENCE
LA RADIOACTIVITÉ EXPLIQUE LE MONDE

Depuis le Big Bang, la radioactivité se manifeste


dans tout l’Univers. Les éléments radioactifs
sont des traceurs et des chronomètres :
traceurs, car ils émettent des particules
ou des rayonnements que l’on détecte et localise ;
chronomètres, car ils se transforment,
en moyenne, après un temps donné. Selon leur nature
et leur durée de vie, ils renseignent sur l’âge de l’Univers,
l’âge de la Terre, les processus géologiques
et même sur l’histoire de l’humanité.

© POUR LA SCIENCE 1
Un tournant
de l’histoire des sciences
Robert DAUTRAY

La radioactivité a contribué à la connaissance Marie Curie affirment déjà que les


émissions qu’ils décrivent sont une pro-
de la matière, permis de reconstituer l’histoire priété de l’atome. Ces émissions, dites
«uraniques», de radioactivité servent
de la Terre et de l’Univers et procuré des marqueurs, alors à bombarder la matière ; en
quelques dizaines d’années, on établit la
instruments irremplaçables pour les études structure de l’atome, avec une charge
électrique positive centrale et, autour
géologiques, biologiques et physiologiques. d’elle, un nuage de charges électriques
négatives. Dans la foulée des idées de
l’époque, les physiciens découvrent et
ent ans après la découverte de la la mise à disposition de traceurs, des mar- décrivent l’électron avec sa charge et sa

C radioactivité, il est temps


d’embrasser le siècle écoulé et
de signaler les conséquences
scientifiques de cette découverte. Le sujet
est si vaste qu’il est impossible de pré-
queurs qui permettent d’ausculter tant les
rouages du corps humain que ceux de la
Terre et du Système solaire, et d’en
dévoiler les mécanismes.
masse, puis mesurent la masse des
noyaux, dont celui de l’hydrogène
qu’on appellera proton. Ils découvrent
alors que ces atomes radioactifs ne sont
pas immuables, et que leur décomposi-
tendre à l’exhaustivité. Aussi nous sélec- Connaissance de la matière tion est un événement aléatoire (voici
tionnerons trois conséquences majeures : les probabilités qui apparaissent à
l’acquisition d’une nouvelle connaissance
et de l’Univers l’échelle atomique). Ils observent que
de la matière et de l’Univers ; la constata- À l’époque de la découverte de la radio- les noyaux atomiques émettent des élec-
tion que la radioactivité a fourni une hor- activité, l’existence de l’atome est trons, le rayonnement β, des noyaux
loge de l’histoire du monde, nous a encore une interrogation, une hypothèse d’hélium, le rayonnement α, et un
ouvert le passé et montré comment ce non fondée expérimentalement. Or, rayonnement électromagnétique, le
passé avait forgé le monde présent ; enfin dans leurs premiers textes, Pierre et rayonnement γ.

VIE TERRESTRE

ARTHROPODES
TERRESTRES
PLANTES
TERRESTRES REPT
AMPHIBIENS
Hylon

3 500 MILLIONS D'ANNÉES 580 540 530 500 438 400 367
2 000
EXPLOSION
DU CAMBRIEN

PREMIERS Placoderme
VERTÉBRÉS
Trilobite
Ptérapsis M
Nautiloïde
PLUS ANCIENS PREMIERS
enroulé
FOSSILES EUCARYOTES –208
FAUNE D'ÉDIACARA Nautiloïde
EXTINCTION EXTINCTION
VIE AQUATIQUE Charniodiscus
EN MASSE EN MASSE
ARCHÉEN PROTÉROZOÏQUE CAMBRIEN ORDOVICIEN SILURIEN DÉVONIEN CA

1. LA VIE SUR TERRE EST RECONSTITUÉE PAR LES TÉMOIGNAGES FOSSILES. Ces fossiles sont datés par leur contenu en radio-isotopes. Une
meilleure précision des horloges radio-isotopiques permettra peut-être d’expliquer le détail des grandes extinctions, comme celle de la fin du

82 © POUR LA SCIENCE
Les théoriciens imaginent de nom- naissance du rôle fondamental des nou- qu’avait été, au XVIIIe siècle, la chimie
breux schémas de l’atome (on dirait velles probabilités à l’échelle atomique, classique de Lavoisier.
aujourd’hui des modèles) et retiennent le spins, indiscernabilités, statistiques dif- Les physiciens du solide découvrent
modèle dit planétaire avec un noyau férentes suivant les spins, équation de aussi les forces qui lient les solides et
lourd contenant la majorité de la masse. Schrödinger, règles de Pauli pour déterminent leurs propriétés électriques
Ce noyau a une charge électrique posi- l’occupation d’un état, équation de (isolants, conducteurs, semi-conduc-
tive – dont la notation consacrée est Z – Dirac, positons, importance des groupes teurs), magnétiques, optiques.
multiple entier de la charge élémentaire, de symétrie(dont l’une est le renverse- Les possibilités d’expulser les élec-
mais négative, de l’électron. Ce nombre ment du temps) et des invariances qui en trons de certaines orbites des atomes par
entier Z déterminera la place de ce découlent, etc. Les nouvelles probabili- des chocs entre eux donnent accès à la
noyau dans la classification «pério- tés (quantiques) sont fondées sur des connaissance des plasmas, un nouvel
dique» des éléments. Le noyau est axiomes un peu différents de ceux des état de la matière, qui constituent la
entouré de Z électrons décrivant des probabilités classiques : ainsi, pour deux majorité des objets stellaires.
orbites, caractérisées par une énergie variables aléatoires qui ne commutent Parallèlement, la structure du noyau
(potentielle + cinétique). pas (c’est le cas de la position d’une par- est étudiée, d’abord avec les projectiles
En circulant sur ces orbites, les élec- ticule et de sa quantité de mouvement), de la radioactivité, puis des projectiles
trons émettraient un rayonnement élec- on ne peut pas définir la notion d’indé- secondaires dus aux bombardement d’un
tromagnétique qui leur ferait perdre de pendance (si essentielle pour le dévelop- noyau avec les particules α et c’est la
l’énergie, et ils tomberaient graduelle- pement des probabilités classiques). découverte du neutron, de tous les
ment (et vite) sur le noyau. Ainsi les lois En somme, ce seront de nouveaux usages scientifiques de ce neutron et
de l’électromagnétisme classiques ne principes de base de la science qui surgi- notamment la fission, après la dévou-
peuvent expliquer ce modèle et il faudra ront pour décrire l’atome, aussi neufs verte de la radioactivité artificielle.
introduire le postulat de transitions dis- que ceux créés au XVIIe siècle (et com- Au passage, les physiciens décou-
crètes entre des orbites, dont les énergies mencés au XVI e siècle) de Galilée à vrent les réactions nucléaires de fusion
sont, elles aussi, discrètes. Newton, en passant par Descartes et et donc la source d’énergie du Soleil et
Pour expliquer les spectres d’émis- Huygens. Pour décrire le monde à des étoiles. Ils comprennent l’évolution
sion et d’absorption de la lumière (et de l’échelle de l’homme et des corps de la combustion dans les étoiles, les
tout rayonnement électromagnétique) de célestes, ceux-ci, au XVIIe siècle, avaient matériaux qui sont consommés (hydro-
ces atomes, c’est-à-dire la spectroscopie, su créer la mécanique classique, encore gène) et ceux qui sont produits (jusqu’au
on créera la mécanique quantique, avec utile et féconde aujourd’hui. silicium et, pour certains types d’étoiles,
sa cohorte de notions nouvelles : états Les notions de mécanique quantique jusqu’au fer), les éléments plus lourds
discrets, nombres quantiques entiers, seront utilisées pour décrire les molécules étant produits dans les explosions de
fonctions d’onde, densités de probabilité et un nouveau domaine scientifique va supernova. Les astrophysiciens élucident
de présence d’une particule, localisa- naître (après la physique quantique), la la genèse par nucléosynthèse, et l’his-
tions, incertitudes de Heisenberg, recon- chimie quantique, après le domaine neuf toire de tous les éléments terrestres, de

Pteranodon CHAUVES-
SOURIS
EXTINCTION
EN MASSE EXTINCTION
EXTINCTION OISEAUX
EN MASSE
EN MASSE
INSECTES
AILÉS Abeille Homo
Coelurosauravus
Tyrannosaurus habilis
PLANTES
rex
À FLEURS
Premier
primate
Dimetrodon
TILES
nomus MAMMIFÈRES SAVANES

350 270 248 220 208 205 140 75 65 60 50 2

Nautiloïde
enroulé
Tortue

Poisson Baleine
Mesosaurus Diplocaulus Mosasaure osseux primitive
8 Crabe
EXTINCTION EXTINCTION EXTINCTION
EN MASSE EN MASSE EN MASSE
ARBONIFÈRE PERMIEN TRIAS JURASSIQUE CRÉTACÉ

permien ou celle du crétacé-tertiaire marquée par la disparition des dinosaures. L’analyse radio-isotopique indique aussi aux paléontologues
les conditions de vie dans le passé : températures, concentrations des gaz dans l’atmosphère et physico-chimie des océans.

© POUR LA SCIENCE 83
l’hydrogène au fer, et plus loin dans le
1012 H tableau de Mendeleieff.
La découverte de la radioactivité
1011 He explique la matière et le monde, de
1010 l’échelle microscopique jusqu’à celle des
étoiles et des galaxies, donc une grande
109
partie de l’Univers perçu.
108 C
0
Ne Mg Fe
ABONDANCE

Si S
107 N
Na
Al
Ca Ni L’histoire du Monde
Ar
106 Cr
P Cl K
Mn accessible par les mesures
105 Ti Co
F Zn
V Cu
104 Les noyaux d’atomes radioactifs ont des
103 Sc durées de vie différentes. En fait il est
B préférable d’utiliser le mot période, la
102
Be durée après laquelle le nombre moyen
Li
10 d’atomes de l’espèce étudiée est divisée
0
par deux, puisque le phénomène de durée
2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30 de vie pour un noyau donné est aléatoire.
NUMÉRO ATOMIQUE
Citons quatre noyaux dont la période se
2. LES ABONDANCES RELATIVES DES ÉLÉMENTS dans l’Univers révèlent les mécanismes de syn- compte en milliards d’années : le rubi-
thèse des éléments à partir de l’hydrogène et de l’hélium issus du Big Bang, l’explosion ini- dium 87 de période 48,8 milliards
tiale qui a donné naissance à l’Univers. La fusion nucléaire dans les étoiles a produit beau- d’années, l’uranium 238, 4,468 milliards
coup d’hélium, peu de lithium, de béryllium et de bore, mais beaucoup de carbone et d’années, le potassium 40, 1,25 milliards
d’autres éléments, jusqu’au fer dont la cohésion nucléaire est maximale : la fusion des d’années, l’uranium 235, 0,7038 milliards
noyaux plus légers libère de l’énergie, la production de noyaux plus lourds en consomme. d’années. La période d’autres noyaux est
Les étoiles massives synthétisent les éléments plus lourds que l’oxygène : au cours de leur mesurée en années ou milliers d’années.
explosion en supernovae, elles produisent aussi les éléments plus lourds que le fer allant Citons-en deux : le carbone 14 de période
jusqu’à l’uranium. L’échelle de ce diagramme est logarithmique : chaque graduation repré- 5,73 milliers d’années et l’hydrogène 3
sente un accroissement des abondances d’un facteur dix. Les éléments plus lourds que le ou tritium, de période 12,6 ans. Beaucoup
zinc sont trop rares dans l’Univers pour qu’on puisse les figurer. d’intermédiaires existent.
On connaît les produits de décom-
position de ces noyaux et on peut les
compter : aussi sait-on mesurer la durée
-2 du phénomène étudié, si l’on connaît
l’état initial et évidemment l’état final.
ÉCART PAR RAPPORT À LA NORMALE EN PARTIES PAR MILLIER

Ainsi, on a une horloge de l’Univers.


-1
FORAMINIFÈRES La première application fut l’évalua-
PLANCTONIQUES tion de l’âge de la Terre. La question
15
avait intrigué les hommes et toutes les
CONCENTRATION EN OXYGÈNE 18

époques l’avaient chiffré : les chiffres


0 avancés allaient d’environ 4 000 à 5 000
ans avant notre ère, pour ceux qui
DEGRÉ CELSIUS

10 s’appuyaient sur l’interprétation de la


Bible, à 75 000 ans pour les plus osés
1
comme Buffon, qui calcula cet âge à
partir de l’hypothèse du refroidissement
d’un centre chaud de la Terre. A la fin du
2 5
XIX° siècle, Lord Kelvin interdisait, au
nom de la physique, un âge du monde
supérieur à 100 millions d’années. Grâce
FORAMINIFÈRES à cette horloge de la radioactivité, on a
3 BENTHIQUES chiffré à environ 4,5 milliards d’années
0
l’âge de la Terre, et déterminé aussi, la
ÉRE TERTIAIRE CRÉTACÉ durée de sa formation (quelques dizaines
0 10 20 30 40 50 60 70
de millions d’années), le début des ères
MILLIONS D'ANNÉES AVANT LE PRÉSENT géologiques classiques (le Cambrien, il y
3. LE RAPPORT DE L’OXYGÈNE 18 SUR L’OXYGÈNE 16 dans les sédiments formés par les a 530 millions d’années) et chacune des
coquilles d’animaux marins microscopiques, les foraminifères, constitue un bon paléother- ères, le Primaire de 530 à 245 millions
momètre. Le climat du passé lointain indique des températures moyennes plus élevées que d’années, le Secondaire de 245 à 65 mil-
les températures actuelles ; à la fin du Crétacé, la température du fond de l’océan, actuelle- lions d’années, le Tertiaire de 65 millions
ment proche de zéro, était de 12 °C. Les températures mesurées sur les foraminifères planc- d’années à 1,8 millions d’années et le
toniques qui vivent à faible profondeur, sont proches de celles de l’atmosphère. Quaternaire depuis.

84 © POUR LA SCIENCE
On a daté le moment où la teneur en gistes ont étudié le fonctionnement du versel du vivant. Toutes ces techniques
oxygène de l’atmosphère l’a rendue rein ; plus précisément en suivant cette de marquage et de traceurs ont été essen-
oxydante (un peu plus de deux milliards molécule tritiée avant, pendant et après le tielles pour la biologie et la médecine :
d’années) ; l’uranium a été à cette date passage du rein, ils ont mesuré la perméa- elles ont joué un rôle de premier plan
porté à la valence 6 où il est soluble et bilité des cellules rénales, ainsi que le dans le progrès de ces sciences. Les tra-
transporté par les eaux, et a reprécipité mode d’action des hormones, telles que ceurs et marqueurs nucléaires utilisés
ultérieurement à la valence 4 où il est l’ocytocine et la vasopressine. pour tous les types d’images, caméra à
insoluble, constituant des gisements Signalons aussi le marquage de neu- positons, RMN, détection radioactive,
d’uranium concentré. rotoxines, qui permet d’élucider certains etc.. (le tout dénommé imagerie biomédi-
Les paléontologues ont recensé points essentiels des mécanismes d’action cale) ont dévoilé nombre de phénomènes
chronologiquement toutes les évolutions des protéines, et notamment les récep- et de mécanismes de la biologie molécu-
des espèces du vivant (dont l’homme), teurs des molécules importantes. En utili- laire, cellulaire, tissulaire et organique, à
ainsi que les dates de formation des sant le carbone 14, (isotope du carbone des échelles plus grandes du corps animal
montagnes et volcans, les variations des naturel, lequel est formé du carbone 12 et ou humain.
niveaux des mers et l’étendue des terres du carbone 13) comme traceur, les phy- Dans un tout autre registre, les physi-
émergées, etc. Les horloges utilisées à siologistes ont dévoilé le mécanisme ciens ont analysé des «carottes» prélevées
cette fin sont celles du potassium 40 et d’assimilation du glucose, qui conduit à dans la calotte glaciaire de l’Antarctique
de la série des uraniums pour les spéci- la formation de l’ATP, «carburant» uni- et du Groenland et mesuré les tempéra-
mens les plus anciens, celle du carbone
14 pour la datation des sépultures néoli-
thiques, les restes d’os, de végétation et
de cavernes, dont les restes de gravures
pariétales en France.
On a aussi chiffré la durée (et l’évo-
lution) du Soleil, le temps nécessaire
pour que les matériaux présents à son
début soient synthétisés dans une autre
étoile, et donc, le calendrier de la for-
mation des éléments de notre galaxie,
d’où un historique de celle-ci. On
retrace aujourd’hui l’historique de
l’ensemble des galaxies observées et
l’évolution de la matière disséminée
dans les espaces intergalactiques.
Ainsi la radioactivité a dévoilé l’his-
toire du monde, des gigantesques objets
que sont les galaxies et les étoiles,
jusqu’aux planètes, à leur surface et aux
êtres vivants de notre Terre. La radioac-
tivité a façonné l’Univers et son
contenu : elle a amené, à elle seule, une RAYONS COSMIQUES
nouvelle conception des sciences.
Notons que les phénomènes de radio- AZOTE 14 CARBONE 14
ATMOSPHÈRE
activité naturelle examinés dans ce qui
précède modifient la concentration en LE CARBONE 14 EST DISSOUS DANS L'EAU DE MER
isotopes des corps, souvent dans de
grandes proportions. Par ailleurs, nombre COUCHES
SUPÉRIEURES
de processus physico-chimiques, comme CHAUDES
l’évaporation, la condensation, la diffu-
sion, les réactions chimiques avec LE CARBONE 14
échange isotopique changent aussi, mais ATTEINT
légèrement, la composition isotopique. LES ABYSSES LE CARBONE 14
Nous verrons dans la suite comment ces COUCHES SE DÉSINTÈGRE EN
PROFONDES AZOTE 14
petites variations sont exploitées. FROIDES (1 % TOUS LES 82 ANS)

4. LA CIRCULATION OCÉANIQUE correspond à un mouvement de l’eau froide et salée, initiale-


Traceurs et marqueurs
ment formée dans l’Atlantique Nord, vers tous les océans de la planète ; cette eau est rem-
Une troisième conséquence de la radioac- placée par des eaux plus chaudes s’écoulant vers le Nord. Cette reconstitution est obtenue
tivité a été de fournir des (atomes) tra- par les contenus en isotopes, tritium et carbone. Ainsi le carbone 14 radioactif (il se trans-
ceurs (on dit aussi marqueurs). Ainsi, en forme en carbone 12) est formé dans l’atmosphère par les rayons cosmiques. Il est entraîné
introduisant un atome de tritium, isotope au fond de l’océan par les eaux qui plongent dans les abysses puis remonte en surface. La
de l’hydrogène, dans les peptides concentration en carbone 14 des eaux retrace les courants océaniques et sa concentration
envoyés au rein de souris les physiolo- dans l’atmosphère à l’époque où il s’est dissous.

© POUR LA SCIENCE 85
tures depuis 200 000 ans : ils ont ainsi Un autre exemple de traceur? On a ture de formation de ces carbonates, a
reconstitué les climats passés et détermi- mesuré le devenir du tritium qui passe ainsi remonté aux températures de for-
nés certains des mécanismes fondamen- de l’atmosphère dans l’eau, et suivi ce mation initiale.
taux qui le régissent. Les variations du tritium dans les océans. On s’est Avec ces méthodes d’isotopes tra-
rapport des isotopes de deutérium et aperçu ainsi que les eaux froides et ceurs, les chercheurs ont élucidé :
d’hydrogène, de l’oxygène 18 et de salées de l’Arctique tombaient au fond - par les rapports de l’oxygène 18
l’oxygène 16 des neiges polaires sont de la mer, descendaient dans les pro- sur l’oxygène 16 et du strontium 87
liées aux changements de températures fondeurs de l’Atlantique, jusqu’à sur le strontium 86, et les mécanismes
saisonnières qui modifient les facteurs l’extrême Sud de l’océan Atlantique qui contrôlent la salinité (et la tempé-
de séparation isotopique au cours de la (avec d’autres moyens, entre autres les rature) des mers (et leurs consé-
condensation de la vapeur d’eau ; paral- carbones 13 et 14, on a vu que ces quences sur les climats, de l’Europe
lèlement les nuages se sont appauvris en eaux continuaient leur voyage au sud par exemple),
isotopes lourds au cours de leur trajec- de l’Afrique, de l’océan Indien et de - les variations de la mousson,
toire à partir des océans où ils sont créés, l’Australie, remontaient dans le - le taux de poussière interplané-
et la teneur isotopique des précipitations Pacifique jusqu’au Nord, puis reve- taire arrivant sur la Terre (par l’ana-
a été d’autant plus faible que celles-ci se naient par les détroits d’Indonésie, lyse du rapport d’hélium 3 sur
sont formés dans des régions plus l’océan Indien, le Cap de Bonne l’hélium 4 dans les sédiments marins),
froides. Ces variations cycliques permet- Espérance et remontaient, en surface, - l’ «évaporation» du sol lunaire et
tent de compter les saisons et de mesurer tout l’Atlantique, terminant leur vie son sort (notamment par l’impact des
les taux d’accumulation de glace. On par le Gulf Stream). micrométéorites sur la Terre) et le pro-
mesure les légères variations des rap- Les océanographes ont suivi des cessus de formation des planètes à par-
ports des isotopes d’hydrogène et d’oxy- isotopes marqueurs pour observer tous tir des matériaux primitifs, par le rap-
gène et on en déduit les âges et les varia- types de mouvements d’eaux, par port des isotopes 41 et 39 du
tions de températures. exemple l’alimentation en eau des potassium,
Les glaciologues ont su remonter à lacs. Les rapports isotopiques des iso- - la formation et l’évolution du
l’étude des glaces très anciennes, par topes d’oxygène, de strontium, de cal- manteau terrestre sous les continents
exemple au Miocène, il y a 8,1 mil- cium, jouent leur rôle pour dévider par le rapport des isotopes 187 et 188
lions d’années, par le rapport des l’écheveau des mécanismes d’échange de l’osmium dans les péridotites
concentrations des isotopes 40 et 39 de et d’alimentation. Rappelons égale- remontées à la surface,
l’argon dans les cendres volcaniques, ment l’exemple «historique» de - la différenciation des matériaux
et étudier ainsi la formation de la Harold Urey, qui, par la composition du manteau terrestre que l’on compare
plaque glaciaire de l’Antarctique bien isotopique de l’oxygène des coquilles au matériau qui remonte directement
avant les époques glaciaires. d’animaux marins, liée à la tempéra- dans les dorsales, par le rapport bore
11 sur bore 10, et le rapport hélium 3
ATHÈNES
sur hélium 4,
- la «comptabilité» des stockages
LE PIRÉE du carbone contenu dans le gaz carbo-
nique de l’atmosphère, les glaces, les
océans, ne semblait pas équilibrée. Il
semblait que l’on en avait «perdu» une
PERATI énorme quantité. On a pu estimer le
rôle de la biosphère dans ce stockage
par le rapport isotopique carbone 13
sur carbone 12, et ainsi, au moins par-
tiellement, rééquilibrer les bilans de
gaz carbonique émis et stockés,
- les propriétés du manteau primitif
par l’analyse des isotopes d’hélium,
MERKATI d’argon, de strontium, de néodyme et de
LA THORIKOS plomb des roches volcaniques,
UR
ION - la fixation de l’azote (essentielle-
MEGALA PEVKA ment sous forme de nitrate), qui est un
élément essentiel du maintien de la végé-
AGRILEZA tation, notamment océanique. La manière
dont elle est contrôlée a été déchiffrée par
l’étude du rapport azote 15 sur azote 14
dans les océans,
5. CE BRACELET EN ARGENT de l’âge du bronze ancien (3500-2100 avant notre ère) a été - le rapport hélium 3 sur hélium 4
retrouvé dans l’île d’Amorgos, une île des Cyclades. L’analyse isotopique du plomb et de dans les basaltes vitrifiés sous-marins des
l’argent qui le constituent indique que ces métaux proviennent des mines de la péninsule Iles Galápagos vaut jusqu’à 23 fois ce
du Laurion (représentés par des cercles noirs). Grâce à ces études isotopiques les archéo- rapport dans l’atmosphère, et varie forte-
logues reconstituent les échanges culturels et commerciaux entre les peuples de la préhis- ment dans cette région du globe. Cela
toire qui vivaient en Méditerranée orientale. nous renseigne sur la dynamique d’une

86 © POUR LA SCIENCE
«plume» de matériaux chauds relative- Ajoutons que la place de la science
ment légers qui s’élève dans le manteau même, dans l’idée que l’homme se fait de
et interagit avec un centre d’étalement de CONNEXIONS ce qui l’entoure et de la connaissance
PARIÉTALES
la croûte terrestre proche. qu’il peut en acquérir, a changé. Par
Arrêtons cette liste. Mais un mot exemple, en physique, la vraie descrip-
encore : toutes ces études sont fondées, tion du monde, et ce n’est pas exagéré de
nous l’avons mentionné, sur de petites l’appeler le fonctionnement, pour nous
différences de rapport d’isotopes du jusqu’ici inconnu, du monde des atomes
même corps résultant de processus natu- et de tous les édifices qu’ils constituent,
rels. Lesquels? Ils ne sont pas mysté- est décrit par la physique quantique. Les
rieux : le simple processus d’assimilation éléments de cette physique utilisent des
du gaz carbonique dans les feuilles des êtres mathématiques complexes, hors de
plantes supérieures conduit à une modifi- l’imagination pour le plus grand nombre
cation du rapport isotopique carbone 13 des hommes, y compris les scientifiques
sur carbone 12 de 1,010 à 1,030, soit de qui ne sont pas spécialisés dans ce
10 à 30 pour mille. (Il en résulte, par domaine, les probabilités (d’un type nou-
exemple, que les sucres présentent des veau) y étant mêlées intimement. Le pou-
variations de 15 pour mille entre ce voir, à nouveau récemment et puissam-
même rapport carbone 13 sur carbone 12 ment enrichi, des mathématiques et
du sucre de betterave et celui du sucre de certaines notions neuves(ondes et corpus-
canne). Voilà ce que fait la nature. cules, statistique des particules non dis-
Examinons, à titre de repère, les taux cernables, symétries et invariances) y
de séparation isotopique que l’homme a jouent un rôle inattendu, ce qui étonne
obtenus dans ses dispositifs techniques ; certains, même scientifiques. Cette sur-
dans ces cas «artificiels», le rapport de prise dans l’ampleur des développements
séparation est inférieur à la racine carrée va au-delà de l’expression de Wigner sur
du rapport des masses des deux isotopes. le pouvoir étonnant des mathématiques.
Les séparations isotopiques humaines Ces mathématiques renouvelées tis-
ont surtout porté sur les isotopes de sent pour beaucoup une barrière à la com-
l’uranium : comme les écarts des préhension de ce monde à l’échelle ato-
masses des isotopes d’uranium sont plus mique. Cependant, la possibilité
faibles en valeurs relatives – de l’ordre du d’édicter des principes et des lois homo-
pour cent–, que les masses des isotopes gènes et harmonieux de la description
de carbone par exemple – de l’ordre de macroscopique du monde à notre
dix pour cent –, les taux de séparation échelle part, aujourd’hui, de cette phy-
sont moins importants. Dans une mem- sique à la taille de l’atome.
brane d’une unité de séparation des iso-
topes de l’uranium par diffusion gazeuse, LOBE La description du monde
LOBE
ce taux est inférieur à six pour mille. PARIÉTAL
Citons, parmi les applications impor-
FRONTAL est fondée sur l’atome
tantes des teneurs isotopiques naturelles, La découverte de la radioactivité a ouvert
les déterminations des taux d’assimilation la possibilité de décrire la matière et
de l’azote des engrais et de l’origine des l’Univers, fournir une histoire du
polluants (nitrates, plomb, etc.), les dia- monde, dévoiler les mécanismes de ce
gnostics isotopiques (par mesure du car- CO monde. Elle conduit au cœur profond
UP
bone 13) pour tests respiratoires, notam- E des principes et des lois mécaniques et
ment ceux détectant l’infection par physiques de l’Univers, et nous a per-
«helicobacter pylori»qui favorise le déve- mis de comprendre le sens de ce que la
loppement d’ulcères gastriques. mécanique, la chimie et la physique
Signalons enfin que les analyses isoto- 6. D ES TRACEURS RADIOACTIFS révèlent classiques avaient dégagé depuis la
piques (en particulier du plomb) ont per- l’activité métabolique dans une coupe du Renaissance de toute autre façon.
mis de caractériser des mines exploitées lobe frontal d’un cerveau de singe qui Cette science nouvelle est un
dans l’Antiquité, de connaître l’origine effectue un test : l’animal doit se saisir «modèle» de la réalité, à l’échelle de
des matériaux d’objets et de reconstituer d’un objet en fonction d’informations l’atome. L’exploration de la réalité à un
les courants commerciaux de l’époque. visuelles. Les études anatomiques mon- échelon encore plus profond d’unifica-
On a en somme pu dévoiler les pro- trent que les projections du lobe pariétal tion avec la gravité se poursuit
cessus en œuvre sur la Terre (et le reste vers le cortex préfrontal ont une structure aujourd’hui. Quels «modèles» sous-
du Système solaire, par les météorites par alternée, comme indiqué sur le schéma jacents en sortiront ? Cela reste à décou-
exemple), comme on l’avait fait pour le central. Les physiologistes vérifient que les vrir. Redisons bien clairement l’impor-
vivant et ses mécanismes. On a ainsi élu- zones les plus actives (en rouge) du lobe tance et la profondeur de l’immense
cidé le fonctionnement de systèmes très frontal sont celles reliées au lobe pariétal. accomplissement humain que fut
complexes : océans, atmosphère, glaces, Ainsi la répartition des activités des tra- l’œuvre de la science de ce siècle grâce
corps vivants entiers, cellules, etc... ceurs confirme les liens anatomiques. à la découverte de la radioactivité.

© POUR LA SCIENCE 87
L ES
NOUVELLES SONDES
nichent ; cette information aide à établir des
corrélations avec les propriétés macrosco-
piques du semi-conducteur, telles que sa

RADIOACTIVES conductivité. Si le nombre d’impuretés est


aussi faible que 1012 atomes par centimètre
cube, la seule méthode directe pour déter-
miner sa position dans le cristal est de le
Marcel Toulemonde sonder avec des atomes émetteurs de parti-

L es propriétés mécaniques, électro-


niques, optiques et magnétiques des
matériaux résultent de leur structure micro-
tal délivre une large palette de faisceaux
radioactifs, dont les périodes sont plus
courtes. L’efficacité des méthodes de
cules chargées. Prenons l’exemple de
l’implantation du lithium, courante dans
l’industrie électronique. Un isotope radioac-
scopique : le cortège électronique, la struc- détection nucléaire s’accommode d’une tif, le lithium 8 (de période 0,8 seconde), se
ture cristalline et ses défauts, les impuretés, faible quantité de noyaux radioactifs transforme en beryllium 8, qui émet immé-
etc. En particulier, la présence de ces défauts (environ 1010 à 1014 atomes, à comparer diatement deux particules α. Lorsque le
ou impuretés dans un matériau lui procure aux 1023 atomes par centimètre cube des lithium 8 se substitue à un atome du réseau
de nouvelles qualités. Cela semble un para- solides étudiés) et d’une vie moyenne cristallin, les particules α sont arrêtées par
doxe, mais on introduit volontairement des courte (plus la période est courte, plus les atomes situés sur la même rangée cris-
défauts dans des matériaux, notamment l’échantillon émet de particules en un tallographique que lui. Un détecteur placé
dans des semi-conducteurs, qui servent à temps donné). Ainsi l’ensemble ISOLDE dans la direction de cette rangée ne peut
l’industrie de l’électronique. ouvre des perspectives nouvelles pour donc pas déceler ces particules α. Au
Il importe donc de caractériser ces l’étude des matériaux semi-conducteurs, contraire, lorsque le lithium 8 se place entre
défauts ou impuretés. En métallurgie phy- organiques et biologiques, ainsi que pour les rangées d’atomes, les particules α ne
sique, l’outil expérimental a longtemps été la l’étude des surfaces et interfaces. sont pas déviées et sont donc observées.
thermodynamique à l’équilibre, qui associe En Europe, cinq nouveaux sites fabri- C’est le cas du lithium 8 implanté dans un
des structures à des conditions données de queront des faisceaux radioactifs : ARENAS à cristal de séléniure de zinc (ZnSe) à 153
température et de pression. L’avènement Louvain-la-Neuve (Belgique), EXCYT à kelvins (–120 °C). La figure montre la distri-
des accélérateurs de particules a renouvelé Catania (Italie), SPIRAL à Caen (France), REX- bution de particules alpha décelées par un
la métallurgie physique : en irradiant des I S O L D E à Genève (Suisse) et P I A F E à détecteur bi-dimensionnel placé sur l’axe
matériaux avec des électrons, des neutrons Grenoble (France). Nous allons évoquer ici cristallographique [110] : beaucoup d’entre
ou en y implantant des espèces atomiques l’utilisation de sondes radioactives pour la elles arrivent au centre de la figure, ce qui
spécifiques, on fabrique des défauts et on recherche en matière condensée, biologie prouve que le lithium les émet à partir
contrôle leur nombre. et médecine. d’une position interstitielle.
Dans les années 1960, dans les labora-
toires de physique nucléaire, on a com- Diffusion et localisation d’un atome Un noyau qui ne recule pas
mencé à accélérer des atomes radioactifs
dont les périodes de demi-vie sont supé- La qualité et la pureté des nouveaux fais- On utilise depuis longtemps la résonance
rieures à plusieurs heures. Les atomes radio- ceaux de particules radioactives permettent magnétique nucléaire pour le diagnostic
actifs sont arrêtés dans un matériau : ils d’étudier des cas inaccessibles jusqu’à main- médical. L’imagerie par résonance magné-
deviennent alors une sonde microscopique tenant. Une des premières utilisations des tique consiste à mesurer les changements
de la matière condensée. En effet, la matière sondes radioactives est l’étude de la diffusion des propriétés magnétiques du noyau
qui entoure ces atomes radioactifs modifie des impuretés dans les matériaux. Prenons d’hydrogène sous l’action d’un champ
les observations que l’on peut faire des l’exemple de la diffusion du francium, émet- magnétique externe ; ces données nous
caractéristiques physiques du rayonnement teur de particule α, dans le potassium. renseignent sur l’environnement immédiat
émis (particule α, électron, photon γ) ; l’ana- Implanté à environ 0,01 micromètre de la des noyaux d’hydrogène. Deux autres
lyse de ces modifications informe sur la surface, le francium diffuse en quelques techniques, fondées sur l’effet Mössbauer
structure du matériau. secondes sur une profondeur de quelques et sur les corrélations angulaires pertur-
micromètres. Pour évaluer la diffusion du bées, permettent de caractériser les
Les nouveaux faisceaux radioactifs francium, on mesure l’énergie des particules champs magnétique et électrique qui sont
α qu’il émet : cette énergie diminue au créés par l’environnement atomique
Il y a 20 ans, on a franchi un grand pas cours du temps. Tous les atomes de fran- immédiat de l’atome radioactif.
dans l’efficacité de l’utilisation des sondes cium émettent des particules α à la même L’effet Mössbauer est l’émission d’un
radioactives par la construction auprès du énergie, mais lorsqu’elles traversent un rayonnement γ par un noyau qui ne
CERN (Genève) d’un ensemble expéri- matériau, ces particules perdent de l’énergie. recule pas, c’est-à-dire un noyau qui est
mental nommé ISOLDE. ISOLDE associe une La diminution de l’énergie des particules fortement lié à des atomes voisins. Pour
cible et une source d’ions. La cible est détectées est donc le signe de la diffusion du comprendre cet effet, imaginons un
bombardée par des protons de un giga- francium dans la masse de l’échantillon ; elle homme sur une barque : quand l’homme
électronvolt qui induisent des réactions est proportionnelle à l’épaisseur de matière (le rayonnement γ) saute d’une barque (le
nucléaires. Les produits de réactions franchie, ce qui permet une étude quantita- noyau) sur le quai, la barque recule dans
nucléaires sont expulsés de la cible et tive de cette diffusion. l’eau ; en revanche, si l’eau est gelée (le
injectés dans la source d’un petit accélé- Lorsqu’on dope un semi-conducteur noyau radioactif est lié dans une structure
rateur de 60 kilovolts. Compte tenu de la avec des atomes donneurs ou accepteurs cristalline), la barque ne recule pas lorsque
rapidité d’extraction des produits de réac- d’électrons, on souhaite connaître les sites l’homme saute (le noyau émetteur ne
tions nucléaires, cet ensemble expérimen- cristallographiques où ces atomes se recule pas lorsqu’il émet un rayonnement

88 © POUR LA SCIENCE
a b 2° c 2°

1° 1°

0° 0°

-1° -1°

110 -2° -2°


Zn Se Li -2° 0° 1°
-1° -2° -1° 0° 1°
Où se place un atome étranger dans un cristal? Pour détermi- un détecteur placé sur l’axe cristallographique [110] (les gra-
ner la place du lithium dans un cristal de séléniure de zinc duations indiquent l’angle de déviation des particules α par
(ZnSe), on insère dans le cristal, à une température de 153 rapport à l’axe [110]) : les particules α sont très abondantes
kelvins, des isotopes radioactifs, dont la filiation émet des par- dans les zones jaunes, et rares dans les zones bleues (corres-
ticules α, le lithium 8 (a). Comme les rangées d’atomes du pondant aux rangées atomiques). La simulation numérique
cristal arrêtent les particules α émises, un détecteur placé sur (c) donne un résultat équivalent lorsqu’on suppose que 73
un axe cristallographique ne voit que les particules α prove- pour cent des atomes de lithium occupent des sites inter-
nant d’atomes de lithium 8 en positions interstitielles, et non sticiels, 6 pour cent des sites subsitutionnels et 21 pour
celles provenant d’atomes de lithium 8 qui se seraient substi- cent des sites aléatoires (photographies de l’Université de
tués à des atomes du cristal. La figure (b) montre ce que voit Constance, Allemagne).

γ : c’est l’effet Mössbauer). Récemment on comme le fer et le calcium. Quand cet paire positon-électron. Les sondes carbone
a observé cet effet dans un cristal d’anti- humus est irrigué par des eaux concentrées 11, oxygène 15 et fluor 18 servent couram-
moniure d’indium (InSb) en y implantant en métaux lourds, il fixe quelques métaux ment à étudier les pathologies du cerveau.
les sondes radioactives indium 119 et anti- lourds tels que le cadmium et le mercure. Les nouvelles sondes radioactives
moine 119, ce qui a permis d’évaluer la Pour examiner les conditions de fixation amélioreront encore le diagnostic. On
force de cohésion des atomes autour des de ces métaux lourds dans l’humus, on doit commence à utiliser le brome 76 pour
sites de l’indium et de l’antimoine. être capable de détecter leur présence avec étudier, avec une caméra à positons, les
Anatole Abragam et Pound ont élaboré des concentrations de 1014 atomes par litre. récepteurs des informations transmises
les bases théoriques de l’utilisation des corré- On utilise pour cela des sondes radioactives, par les neurones.
lations angulaires perturbées. Un noyau les noyaux radioactifs cadmium 111m et Pour la thérapie, on recherche de nou-
excité émet des rayonnements γ en cas- mercure 199m, et la technique des corréla- veaux isotopes radioactifs, capables de se
cade : leur mesure procure des informations tions angulaires perturbées pour caractériser fixer spécifiquement dans les régions à trai-
fines sur les états nucléaires. Quand on leur environnement atomique. Selon les pre- ter. On tente en outre d’introduire des
place ce noyau dans un champ électrique mières études, le mercure est le seul métal noyaux radioactifs émetteurs de particules
et/ou magnétique, on modifie l’émission en lourd qui se fixe sur un site spécifique des α : ces particules chargées sont plus effi-
cascade des rayonnements γ ; ainsi le molécules organiques de l’humus. caces que les électrons, et leur action est
spectre γ de ce noyau radioactif révèle son plus locale. Enfin, tandis qu’on expérimente
environnement électronique, dans la matrice Le diagnostic et la thérapie de nouvelles thérapies par irradiation avec
cristalline. On a utilisé du cadmium 111m par les sondes radioactives des particules chargées (des protons à
(m comme métastable), dont la vie Orsay, ou des noyaux de néon 20 à
moyenne est de 48 minutes, pour étudier Les noyaux radioactifs servent aussi à étu- Darmstadt, en Allemagne), on envisage
les défauts qui se forment dans des semi- dier les fonctions vitales à l’échelle microsco- d’employer des particules radioactives émet-
conducteurs entre un dopant et des pique : on accroche une sonde radioactive à trices de positons : avec une caméra à posi-
atomes d’hydrogène placé là involontaire- une molécule biologique, qui se fixe ensuite tons, on pourra faire en même temps une
ment, lors des processus de fabrication. sur une partie spécifique du corps. En scinti- thérapie et une cartographie de la thérapie.
graphie, on place un traceur radioactif dans Ainsi, les sondes radioactives à courte
Les métaux lourds dans l’humus une molécule biologique, puis on enregistre durée de vie sont des outils essentiels à
l’émission des rayonnements γ. En radiothé- l’étude des matériaux inorganiques et orga-
Les activités industrielles polluent l’environ- rapie, on irradie des cellules cancéreuses niques : elles permettent de caractériser le
nement. Les métaux lourd, présents jusqu’à avec des sources de noyaux radioactifs rôle des impuretés à très faibles concentra-
1019 atomes par litre d’eau, font partie des émetteurs d’électrons. La médecine tions. Les progrès dans la fabrication des
poisons qu’il faut éliminer. Pour cette raison, nucléaire consiste à introduire une substance sondes radioactives amélioreront les connais-
on étudie les modes de transport de ces radioactive dans un organe que l’on veut sances sur les processus microscopiques au
métaux dans les eaux de ruissellement. Ils observer ou soigner (voir La médecine sein de la matière macroscopique.
sont principalement transportés par l’humus, nucléaire, par André Syrota, dans ce dossier).
qui résulte de la dégradation des substances L’imagerie s’est perfectionnée avec les camé- Marcel Toulemonde est physicien
végétales. Dans certaines conditions, notam- ras à positons, qui détectent l’émission de au Centre interdisciplinaire de recherches
ment d’acidité, il se forme, dans l’humus, deux rayonnements γ émis à 180 degrés avec les ions lourds (CIRIL), laboratoire mixte
des complexes constitués de métaux, l’un de l’autre lors de la destruction d’une CEA-CNRS implanté près du GANIL, à Caen.

© POUR LA SCIENCE 89
L’explosion d’une supernova
Hans BETHE et Gerald BROWN

Les étoiles sont les chaudrons cosmiques où se forment, supernovae de type II. Les spectres
d’émission des supernovae de type I ne
par fusion nucléaire, les éléments chimiques. montrent pas de raies de l’hydrogène,
contrairement aux supernovae de type II.
Au terme de leur existence, elles libèrent ces éléments Dans cet article, nous nous intéresserons
surtout aux supernovae de type II.
et de nombreux rayonnements. Le père de la cosmologie La théorie des supernovae est fondée
sur les travaux de Fred Hoyle, de
nucléaire, Hans Bethe, raconte cette ultime étape. l’Université de Cambridge. Avec
Margareth Burbidge, Geoffrey Burbidge
et William Fowler, de l’Institut de tech-
nologie de Californie, F. Hoyle publia en
a mort d’une étoile massive est la matière s’inverse : comment l’effon- 1957 l’article théorique fondamental sur

L un événement soudain et vio-


lent. Les étoiles évoluent lente-
ment pendant des millions
d’années, passant par plusieurs étapes
de développement, mais lorsque le com-
drement devient-il une explosion?
Les analyses théoriques et les simula-
tions sur ordinateurs commencent à déga-
ger une idée cohérente du mécanisme
d’évolution des supernovae. La raison
les supernovae. Selon cette théorie,
lorsqu’une étoile arrive au terme de son
existence, son cœur s’effondre sous
l’action de sa propre gravité. L’énergie
libérée par cet effondrement gravitation-
bustible nucléaire vient à manquer, elles principale de l’inversion du mouvement nel est à l’origine de l’éjection de la
implosent sous l’action de leur propre de matière semble être la formation d’une majeure partie de la masse de l’étoile et la
gravité. Puis les étoiles deviennent des onde de choc qui se propage vers l’exté- dispersion dans l’espace des éléments
supernovae, c’est-à-dire des explosions rieur de l’étoile à une vitesse supérieure à chimiques formés au cours de l’évolution
que seul le Big Bang, à l’origine de 30 000 kilomètres par seconde. de l’étoile. À la place du cœur de l’étoile,
l’Univers, a dépassé en puissance. il ne subsiste qu’un résidu dense, le plus
Une seule étoile qui explose peut être La formation souvent une étoile à neutrons.
plus brillante qu’une galaxie de plusieurs Une supernova résulte de la suite des
milliards d’étoiles ; en quelques mois,
des éléments chimiques réactions de fusion nucléaire qui jalon-
cette supernova émet plus de lumière que Les supernovae sont rares : on n’en a nent son existence. La chaleur dégagée
le Soleil en un milliard d’années. observé que trois dans notre Galaxie au par ces réactions engendre une pression
Toutefois la lumière et les autres rayon- cours du dernier millénaire. La plus qui s’oppose à l’attraction gravitation-
nements électromagnétiques ne consti- brillante d’entre elles, observée en l’an nelle de l’étoile et l’empêche d’imploser ;
tuent qu’une faible proportion de l’éner- 1054 par des astronomes chinois, a pro- une étoile est comme un soufflé au fro-
gie totale d’une supernova : l’énergie duit une enveloppe gazeuse en mage dans un four et la supernova corres-
cinétique de la matière éjectée vers expansion : la nébuleuse du Crabe. Si pond à la retombée du soufflé, qui
l’espace est dix fois supérieure à l’énergie l’on n’observait que les supernovae accompagne sa sortie du four. Au début
électromagnétique et celle des neutrinos, proches, on connaîtrait bien mal le phé- de l’évolution d’une étoile, une série de
les particules sans masse que la super- nomène. Toutefois, ces événements sont réactions provoque la fusion de quatre
nova émet en un flash d’environ une si brillants qu’on les détecte même dans atomes d’hydrogène en un atome
seconde, est 100 fois supérieure. Après des galaxies très éloignées ; les astro- d’hélium. La réaction est exothermique :
l’explosion, la majeure partie de la masse nomes en observent une dizaine par an. la masse de l’atome d’hélium est légère-
de l’étoile est dispersée dans l’espace ; il Dans les années 1930, Fritz Zwicky, ment inférieure à celle des quatre atomes
ne reste plus, au centre, qu’un résidu de l’Institut de technologie de Californie, initiaux et la différence (ou défaut de
dense et sombre, voire un trou noir. effectua les premières observations systé- masse) est transformée en chaleur.
On savait déjà décrire les supernovae matiques de supernovae éloignées. Dans La formation d’hélium s’effectue au
il y a 30 ans, mais on connaît encore mal la moitié des cas, les événements se centre de l’étoile tant que celui-ci ren-
les événements et les mécanismes précis déroulaient de façon analogue : la lumi- ferme de l’hydrogène. Puis le cœur de
de la mort des étoiles. La question la nosité augmentait pendant trois semaines l’étoile se contracte, car la production
plus importante est la suivante : on sait environ, puis diminuait pendant six mois d’énergie, qui s’opposait aux forces de
qu’une supernova commence par un ou plus. Il baptisa ces explosions super- gravité disparaît. Cette contraction
effondrement gravitationnel, c’est-à-dire novae de type I ; les autres supernovae réchauffe le cœur de l’étoile et la matière
une implosion ; pourquoi alors la masse différaient plus entre elles et F. Zwicky qui l’entoure ; la fusion de l’hydrogène
de l’étoile est-elle éjectée dans l’espace? les classa en quatre groupes distincts que débute dans la partie externe de l’étoile,
À un certain moment, le mouvement de l’on a ensuite rassemblés en un seul, les tandis que le réchauffement du cœur pro-

90 © POUR LA SCIENCE
voque de nouvelles réactions de fusion :
les atomes d’hélium forment du carbone,
qui se transforme à son tour en néon, puis 1 RAYO
N (E N
en oxygène et enfin en silicium, chacune 10 KILO
MÈT
de ces réactions dégageant de l’énergie. 100 RES
)
Dans une ultime réaction de fusion, les 1000
noyaux de silicium se combinent et don- 0
nent l’isotope 56 du fer, formé de 26 pro-
tons et de 30 neutrons. Le fer est le der-
nier élément de la chaîne des fusions FER 1
spontanées, car son noyau est le plus for-
tement lié de tous les noyaux, donc le
plus stable : il faudrait fournir de l’éner- 2
gie pour transformer par fusion le fer 56.

TEMPS (EN MILLISECONDES)


À ce stade, l’étoile a la même struc-
ture qu’un oignon : le cœur constitué de 3
fer et d’éléments du même type est
entouré de couches successives de sili-
4
cium et de soufre, puis d’oxygène, de car-
bone, d’hélium ; la couche externe est
principalement formée d’hydrogène. 5
Seules les étoiles les plus massives
évoluent jusqu’au stade de l’oignon à
noyau de fer. Une petite étoile de la taille 6
du Soleil s’arrête au stade de la fusion de
l’hélium et les étoiles plus petites au stade
de la fusion de l’hydrogène. D’autre part, 7
les étoiles massives consomment plus
rapidement leurs réserves d’énergie
8
nucléaire, car les fortes températures et
pressions internes y accélèrent la com-
bustion. Alors que la durée de vie du
9
Soleil est d’environ dix milliards
d’années, celle d’une étoile dix fois plus
grosse est environ 1000 fois plus brève.
10
Quelle que soit la durée du processus, AUX RE
NOY DS MATIÈ AIRE
lorsque le combustible du cœur est LOU
R
N U C LÉ
épuisé, le centre de l’étoile produit moins NS
NU CLÉO 11
de chaleur et l’étoile se contracte. 0,1
MAS 0,8
DAN SES SO 1,10
S LE L
ONDE DE CHOC S EN AIRES 1,25 1,35 12
Les naines blanches VEL COM
OPP P
ES RISE
À la fin du processus de fusion, les petites 1. L’EFFONDREMENT ET LE REBOND sont les événements initiaux de l’explosion des supernovae.
étoiles se contractent lentement et for- Cette figure représente le passage par la phase de contraction maximale d’une étoile massive.
ment des naines blanches, c’est-à-dire des Chaque contour blanc indique la position d’une couche de matière en fonction du temps. La
étoiles totalement consumées n’émettant masse totale incluse dans un contour donné ne varie pas au cours de la contraction puis de
plus qu’une faible lueur. Si aucun phéno- l’explosion. À l’origine, le cœur de l’étoile est constitué de fer. La compression due à l’effondre-
mène ne vient bouleverser l’évolution ment transforme toute matière située à une distance inférieure à quelques kilomètres du centre
d’une naine blanche, celle-ci se refroidit (en mauve) en fine matière nucléaire analogue à celle des noyaux atomiques ; cette région est
lentement et persiste indéfiniment. On entourée d’une enveloppe faite de noyaux lourds, notamment le noyau de fer (en vert). Lorsque
pourrait se demander pourquoi de telles la compression est maximale, elle cesse et produit une onde de choc (courbe bleue).
étoiles arrêtent de se contracter? Il y a
environ 50 ans, Subrahmanyan pression limite, au-delà de laquelle les de la masse de l’étoile. Plus précisément,
Chandrasekhar, de l’Université de forces de répulsion dues aux électrons l’équilibre n’est possible que si la masse
Chicago, a répondu à cette question. n’équilibrent plus les forces de gravita- est inférieure à une valeur critique, nom-
Quand on comprime un matériau, la tion. À mesure que l’étoile se contracte, mée masse de Chandrasekhar ; lorsque la
densité augmente parce que le vide sépa- les forces gravitationnelles augmentent, masse est supérieure à la masse de
rant les atomes diminue ; les électrons ainsi que les forces de répulsion des élec- Chandrasekhar, l’étoile s’effondre sous sa
autour des noyaux s’en rapprochent. Au trons. Lorsque la contraction devient propre gravité. La masse de Chandra-
centre d’une naine blanche, la densité est importante, ces deux forces varient en sekhar dépend du nombre relatif d’élec-
maximale et les électrons opposent une raison inverse du rayon de l’étoile et trons et de nucléons (protons et neu-
résistance à toute compression. S. l’existence éventuelle d’un rayon où les trons) : plus la proportion d’électrons est
Chandrasekhar a montré qu’il existe une deux types de forces sont égales dépend importante, plus la pression des électrons

© POUR LA SCIENCE 91
1011 l’est aussi et plus la masse de Chandra-
DENSITÉ CENTRALE (EN KILOGRAMMES PAR MÈTRE CUBE)
FUSION DU SILICIUM
1 JOUR sekhar est grande. Dans les petites étoiles,
1010
les réactions de fusion s’arrêtent quand le
FUSION DE L'OXYGÈNE
6 MOIS carbone est formé ; la proportion d’élec-
FUSION DU NÉON trons avoisine 50 pour cent et la masse de
109 1 AN Chandrasekhar est égale à 1,44 masse
FUSION DU CARBONE solaire (1,44 fois la masse du Soleil).
108 600 ANS Cette masse est la plus grande que peut
avoir une naine blanche stable.
107 Les naines blanches dont la masse est
inférieure à la masse de Chandrasekhar
peuvent être stables. Pourquoi alors
106
FUSION DE L'HÉLIUM explosent-elles pour donner des superno-
500 000 ANS vae de type Ia (un sous-groupe du type
105 I)? Parce que les naines blanches qui
explosent pour former des supernovae ne
104 sont pas isolées, mais font partie de sys-
FUSION DE L'HYDROGÈNE
7 MILLIARDS D'ANNÉES tèmes binaires d’étoiles. Le champ gravi-
103
tationnel intense de la naine blanche attire
0 100 200 300 400 la matière de l’étoile compagnon et cette
TEMPÉRATURE CENTRALE (EN MILLIONS DE KELVINS)
matière recouvre progressivement la
2. AU COURS DE L’ÉVOLUTION D’UNE ÉTOILE MASSIVE, la température et la densité de son naine blanche : cette masse s’ajoute au
cœur augmentent de plus en plus vite. Pendant la majeure partie de la vie de l’étoile, noyau constitué de carbone et d’oxygène.
son énergie provient surtout de la fusion des noyaux d’hydrogène, qui forment de L’ignition de la fusion du carbone au
l’hélium. Lorsque tout l’hydrogène a été utilisé, le cœur se contracte et s’échauffe : centre de l’étoile commence et la chaleur
l’hélium forme du carbone. Ce cycle se répète en s’accélérant : le carbone fusionne et dégagée produit une onde qui se propage
forme du néon, qui forme de l’oxygène, puis du silicium ; une ultime fusion transforme vers l’extérieur et détruit l’étoile.
le silicium en fer. Parvenu à ce stade, le cœur ne peut plus produire d’énergie par F. Hoyle et W. Fowler émirent cette
fusion nucléaire et il s’effondre sous l’action de sa propre gravité, ce qui déclenche hypothèse en 1960. Depuis, d’autres
l’explosion de la supernova. Cette courbe montre l’évolution d’une étoile dont la masse modèles plus détaillés ont été proposés.
vaut 25 masses solaires. Dans l’un d’eux, le modèle de déflagra-
tion, la combustion du carbone dans
l’oxygène n’est pas réellement explo-
1013
sive ; la vague de réactions de fusion res-
DENSITÉ (EN KILOGRAMMES PAR MÈTRE CUBE)

1010
semble plus à la combustion d’une fusée
1011 de feu d’artifice qu’à l’explosion d’un
109
109
pétard. Toutefois cette combustion suffit
TEMPÉRATURE (EN KELVINS)

à disloquer la naine blanche. Dans ce


107 108 modèle, les réactions nucléaires produi-
105
sent une importante masse de nickel 56,
107 un isotope instable qui se désintègre en
103 quelques mois en cobalt 56, puis en fer
10 106 56. Cette désintégration radioactive
libère de l’énergie à un rythme de plus en
10–1 plus lent, qui correspond bien à la dimi-
105
10–3 nution de brillance que l’on observe dans
104
les supernovae de type I.
10–5

10–7
Les supernovae de type II
Fe Si + S O + Ne C+O
Les supernovae de type II résultent de
He H l’effondrement d’étoiles bien plus mas-
sives. On pense que la masse minimale
pour qu’une étoile produise une super-
nova de type II est d’environ huit
0 5 10 15 20 25 masses solaires.
MASSE (EN MASSES SOLAIRES)
Au moment où les noyaux de silicium
3. À LA FIN DE LEUR ÉVOLUTION, juste avant qu’elles s’effondrent sous l’effet de leur propre commencent à fusionner au centre de
gravité, les étoiles massives ont une structure en oignon. Le cœur, constitué de fer, est l’étoile pour former du fer, l’étoile a déjà
entouré de couches successives de silicium, de soufre, d’oxygène, de néon, de carbone, brûlé l’hydrogène, puis l’hélium, le néon,
d’hélium et d’hydrogène. La température et la densité diminuent du cœur de fer à la le carbone et l’oxygène, et elle possède la
couche de carbone et d’oxygène, puis chute dans la couche d’hydrogène. La fusion n’a plus structure en oignon que nous avons
lieu dans le cœur, mais elle se poursuit entre les différentes couches de l’étoile. décrite. Il aura fallu plusieurs millions

92 © POUR LA SCIENCE
a PULSION
SILICIUM MATIÈRE NUCLÉAIRE DU SILICIUM
Si + Si Fe

CHANDRASEKHAR
FER NUCLÉONS

NEUTRINO NOYAUX LOURDS

MASSE DE
CAPTURE
D'ÉLECTRONS
p+e n+ν

4. L’EFFONDREMENT D’UNE ÉTOILE commence lorsque la masse du 0 0,5 1,0 1,5


fer dépasse la masse de Chandrasekhar, qui est comprise entre MASSE (EN MASSES SOLAIRES)
1,2 et 1,5 masse solaire. À cette valeur, la pression des électrons b
n’équilibre plus les forces de gravitation. Au début de l’effondre-

CHANDRASEKHAR
ment (a), le mouvement de la matière vers le cœur est accéléré
par le phénomène de capture d’électrons, un proton et un élec-
tron se transformant en un neutron et un neutrino. La diminution

MASSE DE
PIÉGEAGE
du nombre d’électrons s’accompagne d’une diminution de la DES
pression des électrons et de la masse de Chandrasekhar. Lorsque NEUTRINOS
la densité atteint 4 x l014 kilogrammes par mètre cube (b), la
0 0,5 1,0 1,5
matière devient opaque aux neutrinos, qui ne peuvent plus MASSE (EN MASSES SOLAIRES)
s’échapper du cœur. La masse de Chandrasekhar est alors infé- c
rieure à une masse solaire, mais sa signification est différente :
c’est la plus grande masse pouvant s’effondrer de façon auto-

DE CHANDRA-
similaire, c’est-à-dire d’un seul tenant. À la fin de l’effondrement TRANFOR-

SEKHAR
MASSE
MATION
(c), la partie centrale du cœur auto-similaire se transforme en EN MATIÈRE
matière nucléaire ; celle-ci, plus comprimée que la matière NUCLÉAIRE
nucléaire à l’équilibre, se détend et engendre une onde de choc
qui traverse la couche externe du cœur et provoque «l’évapora-
tion» des noyaux de fer, sous forme d’un nuage de nucléons. 0 0,5 1,0 1,5
MASSE (EN MASSES SOLAIRES)

d’années pour que l’étoile parvienne à ce de ces simulations. Ces dernières détermi- électrons, dont la pression diminue.
stade d’évolution, mais la suite des événe- nent, pour les cœurs d’étoiles donnant Comme la diminution de pression des
ments sera bien plus rapide. Au début de naissance à des supernovae, leur composi- électrons est supérieure à l’augmentation
la dernière réaction de fusion, un cœur de tion, leur densité et leur température en de pression due aux nouveaux noyaux,
fer et quelques éléments voisins se for- fonction de leur rayon. On applique l’effondrement du cœur s’accélère.
ment à l’intérieur d’une enveloppe de sili- ensuite à ces données les mêmes lois de la L’effondrement d’une étoile est un
cium. La fusion se poursuit, à la limite thermodynamique que celles utilisées processus très ordonné. En fait, les étoiles
entre le cœur et l’enveloppe de silicium, pour décrire les machines thermiques ou évoluent toujours vers un état où l’entro-
et la masse du cœur augmente. Le cœur les courants atmosphériques. pie diminue, ce qui revient à dire que
lui-même ne produit plus d’énergie par l’ordre augmente. En effet, dans une
fusion nucléaire : ce n’est qu’une masse Le début des supernovae étoile constituée d’hydrogène, chaque
inerte sur laquelle s’exerce une pression nucléon suit une trajectoire propre, alors
considérable. Comme une naine blanche, Dans les premières phases de l’effondre- que dans un cœur de fer, les nucléons se
il ne résiste à la compression que grâce à ment du cœur, la compression du cœur déplacent par groupes indissociables de
la pression des électrons, inférieure à la élève sa température, ce qui devrait aug- 56 unités. Au cours de l’évolution de
pression limite de Chandrasekhar. menter la pression et donc ralentir l’étoile, l’entropie par nucléon passe ainsi
La fusion des noyaux de silicium est l’effondrement ; or on observe para- d’une valeur initiale d’environ 15 unités
très rapide et en une journée seulement, la doxalement le phénomène inverse. de la constante de Boltzmann, à une
masse du cœur égale la masse de La pression dans un système dépend valeur inférieure à un, juste avant l’explo-
Chandrasekhar. Cette masse, voisine de de deux facteurs : le nombre de particules sion en supernova. Cette diminution de
1,44 masse solaire dans le cas d’une naine qui le composent et leur énergie l’entropie est due aux rayonnements élec-
blanche, peut être un peu différente, dans moyenne. Dans le cœur d’une étoile, la tromagnétiques et, dans la phase finale de
le cas des étoiles massives, mais comprise pression est due aux noyaux et aux élec- l’évolution, aux neutrinos.
entre 1,2 et 1,5 masse solaire. trons, mais l’influence des électrons pré- L’entropie du cœur de l’étoile reste
Lorsque la masse du cœur est égale à domine. Lorsque le cœur s’échauffe, une faible durant l’effondrement. Comme les
la masse de Chandrasekhar, le processus faible partie des noyaux de fer se désin- réactions nucléaires modifient continuel-
s’accélère encore : le cœur, qui s’était tègre en noyaux plus petits, ce qui aug- lement la structure des noyaux, on peut
formé en une journée, s’effondre en mente le nombre de particules nucléaires s’attendre à ce que l’entropie augmente,
moins d’une seconde. L’analyse de phé- et donc la contribution des noyaux à la mais ces réactions sont si rapides que
nomènes aussi rapides est plus difficile et pression totale. Cette désintégration des l’équilibre n’est jamais modifié : l’effon-
l’on se fonde sur les simulations sur ordi- noyaux absorbe de l’énergie, car nous drement gravitationnel dure quelques mil-
nateur. Avec les spécialistes de physique avons vu que la formation du fer en pro- lisecondes, alors que les réactions
théorique, nous interprétons les résultats duit. D’où provient cette énergie? Des nucléaires s’effectuent en 10–15 à 10–23

© POUR LA SCIENCE 93
10 5
seconde ; toute déviation par à 4 x 1014 kilogrammes par

VITESSE (EN KILOMÈTRES PAR SECONDE)


rapport à l’équilibre est immé- mètre cube. Cette faible pres-
VITESSE DU SON
diatement compensée. sion est due à la faible entro-
VITESSE D'EFFONDREMENT
On pensait qu’un autre pie du système. À une tempé-
effet augmentait l’entropie, rature donnée, la pression est
mais on constate qu’il la réduit proportionnelle au nombre de
légèrement : c’est le phéno- 104 particules par unité de
mène de capture d’électrons, volume, quelle que soit leur

POINT SONIQUE
favorisé par les importantes taille : un noyau de fer, avec
densités dues à l’effondre- ses 56 nucléons, n’a donc pas
ment. Dans ces réactions de plus d’effet qu’un proton
capture, un proton et un élec- isolé. Si les noyaux du cœur
tron réagissent et forment un 103 se désintégraient, la pression
neutron et un neutrino ; les 5 10 50 100 600 1000 5000 des nucléons indépendants
RAYON (EN KILOMÈTRES)
neutrinos produits s’échappent suffirait pour arrêter la
de l’étoile, emportant de 5. LE POINT SONIQUE CONSTITUE LA LIMITE DU CŒUR AUTO-SIMILAIRE : contraction, mais cette fission
l’énergie et de l’entropie, et c’est le rayon pour lequel la vitesse d’effondrement du matériau vers le n’a pas lieu, car l’entropie du
abaissent la température, de la centre est égale à la vitesse des ondes sonores. Au point sonique, l’onde cœur est trop faible : un cœur
même façon que l’évaporation sonore se déplace par rapport à la matière en mouvement qu’elle tra- formé de protons et de neu-
de la sueur refroidit le corps verse, mais reste immobile par rapport au centre de l’étoile. Les pertur- trons indépendants aurait une
humain. Comme ce phéno- bations produites à l’intérieur du cœur ne peuvent donc sortir de la entropie comprise entre cinq
mène dépend de plusieurs fac- sphère «sonique» (dont le rayon est égal à celui du point sonique). et huit, alors que la valeur
teurs, son action sur la varia- réelle est inférieure à un.
tion d’entropie est incertaine. En tous cas, trons, proportion qui intervient dans le L’effondrement se poursuit donc
cette capture d’électrons, qui en diminue calcul de la masse de Chandrasekhar. jusqu’à ce que la masse volumique
le nombre, fait chuter la pression et favo- Dans un cœur de pré-supernova, ce rap- atteigne 2,7 x 10 17 kilogrammes par
rise l’effondrement. port est compris entre 0,42 et 0,46 ; après mètre cube dans la partie centrale du
la capture d’électrons, il ne vaut plus que noyau ; cette densité correspond à celle
Effondrement auto-similaire 0,39. La masse de Chandrasekhar vaut d’un gros noyaux atomique et, en effet,
alors 0,88 masse solaire, ce qui est bien les nucléons du cœur y fusionnent pour
La première étape de l’effondrement gra- inférieur à la valeur initiale comprise former un unique noyau géant. Une
vitationnel s’achève lorsque la masse entre 1,2 et 1,5 masse solaire. cuillerée à café de la matière du cœur a la
volumique du cœur de l’étoile atteint À ce stade, le rôle de la masse de même masse que l’ensemble des
4 x 1014 kilogrammes par mètre cube, Chandrasekhar n’est plus le même. Au immeubles de Paris. Cette matière
valeur élevée, mais pas maximale : la début de l’effondrement, la masse de nucléaire est pratiquement incompres-
contraction se poursuit, mais les proprié- Chandrasekhar est la plus grande masse sible et lorsque le centre du cœur forme
tés physiques changent. À cette densité, où les électrons équilibrent les forces de ce noyau géant, une intense résistance à
la matière devient opaque aux neutrinos. gravitation ; lorsque la densité du cœur la compression apparaît ; cette résistance
Le neutrino est une particule qui atteint 4 x 1014 kilogrammes par mètre est la principale cause de l’onde de choc
interagit peu avec les autres formes de cube, la masse de Chandrasekhar est la qui transforme l’effondrement de l’étoile
matière. La plupart des neutrinos attei- plus grande masse susceptible de s’effon- en une spectaculaire explosion.
gnant la Terre, par exemple, la traver- drer d’un seul tenant. Les différentes
sent de part en part sans entrer en colli- zones de cette partie du cœur interagis- L’onde de choc
sion avec la moindre particule ; en sent par des ondes sonores et des ondes
revanche, quand la masse volumique de pression, de sorte que toute variation Dans la partie du cœur qui s’effondre de
d’un corps excède 4 x 1014 kilogrammes de densité est transmise à l’ensemble du façon auto-similaire, la vitesse de la
par mètre cube, la matière est si concen- cœur. La partie interne du cœur matière qui s’effondre vers le centre de
trée que la probabilité de collision s’effondre ainsi de façon «auto-simi- l’étoile est proportionnelle à sa distance
devient notable. De ce fait, les neutrinos laire», en conservant sa forme. L’onde de au centre (c’est cette propriété qui rend
produits par capture d’électrons, au cœur choc issue de cet effondrement, qui dis- l’effondrement auto-similaire). En
d’une étoile qui s’effondre, y sont pié- perse les couches externes de l’étoile, se revanche, la densité décroît avec la dis-
gés. Les neutrinos ne sont pas «gelés» forme à la limite du cœur. Avant d’étu- tance au centre, de même que la vitesse
dans le cœur : ils sont diffusés, absorbés, dier ce phénomène, poursuivons l’étude du son. On appelle point sonique la dis-
réémis, etc., et s’ils peuvent théorique- du processus à l’intérieur du cœur. tance à laquelle la vitesse de chute est
ment s’échapper du cœur, le temps S. Chandrasekhar avait montré que, égale à celle du son ; ce point marque la
nécessaire à leur libération excède la dans une étoile massive, la pression des limite de la partie auto-similaire du cœur.
durée de l’effondrement gravitationnel. électrons n’empêche pas l’effondrement Une perturbation du noyau à une distance
Ainsi le cœur ne perd pas d’énergie par du cœur. La résistance des nucléons à la du centre inférieure à celle du point
l’intermédiaire des neutrinos. compression le peut-elle? Dans le cœur sonique ne se transmet pas au-delà de ce
La capture d’électrons, au début de des étoiles, la pression des nucléons est point ; les ondes sonores issues du centre
l’effondrement, réduit non seulement la négligeable par rapport à celle des élec- se propagent à la vitesse du son dans la
pression des électrons, mais aussi la pro- trons, même quand débute le piégeage matière qui, elle, tombe vers le centre ;
portion des électrons par rapport aux neu- des neutrinos, lorsque la densité est égale comme la vitesse de chute, au point

94 © POUR LA SCIENCE
sonique, est justement égale à la vitesse tion, à la vitesse du son ; une onde de seconde, la surface du cœur de fer, puis
du son, les ondes sonores y sont immo- choc se propage plus vite, à une vitesse les différentes couches (les couches
biles par rapport au centre de l’étoile. qui dépend de son énergie. Ainsi, lorsque d’oignon) de l’étoile. Quelques jours plus
Lorsque la densité du centre du cœur la discontinuité de pression au point tard, elle atteint la surface et déclenche
atteint la densité nucléaire, l’effondre- sonique produit une onde de choc, celle- une violente explosion : toute la matière
ment s’arrête brusquement et des ondes ci n’est plus immobilisée par le flux de située au-delà d’une certaine distance du
sonores se propagent alors dans le cœur, matière tombant vers le centre à la vitesse centre (le «point de bifurcation») est éjec-
comme les vibrations remontent dans le du son. L’onde de choc se propage vers tée ; le reste, au centre, se condense pour
manche d’un marteau quand on frappe l’extérieur, dans les couches superfi- former une étoile à neutrons.
une enclume. La vitesse des ondes cielles de l’étoile ; selon les simulations, Cette hypothèse est attrayante, mais
sonores diminue à mesure qu’elles s’éloi- sa vitesse serait comprise entre 30 000 et les calculs effectués en 1974 sont contra-
gnent du centre, d’une part, car la vitesse 50 000 kilomètres par seconde. dictoires : l’onde de choc se propage vers
du son y devient plus faible et, d’autre Jusqu’à ce stade de l’évolution, tous la surface de l’étoile jusqu’à une distance
part, car elles se déplacent à contre-cou- les calculs concordent pour décrire les de 100 à 200 kilomètres du centre ; là,
rant d’un flux de matière de plus en plus phénomènes, mais pour ce qui est des elle s’immobilise dans la matière qui se
rapide ; au point sonique, l’onde sonore événements ultérieurs, plusieurs scénarios déplace en sens inverse. En effet, l’onde
est immobilisée. Cependant la matière sont possibles. Selon le scénario le plus de choc fragmente les noyaux en
continue de tomber sur la sphère centrale simple (que nous préférons), l’onde de nucléons indépendants ; le nombre de
de matière nucléaire, créant ainsi de nou- choc se propage vers l’extérieur de particules augmente, ainsi que la pres-
velles ondes. Pendant une fraction de mil- l’étoile, atteignant en une fraction de sion, mais une grande quantité d’énergie
liseconde, les ondes se concen- est consommée, de sorte que
trent au point sonique, où elles a VERS L'EXTÉRIEUR la température, et donc la
engendrent une forte pression. pression, diminuent.
VITESSE D'EFFONDREMENT

Cette augmentation de pression Lors de la fragmentation


diminue la vitesse de chute de des noyaux, l’énergie est éga-
la matière en ce point, ce qui lement dissipée parce que les
(1000 km/s)

produit une discontinuité dans 20 VERS L'INTÉRIEUR protons libérés captent des
0
la vitesse, constituant précisé- 20
électrons en libérant des neu-
ment une onde de choc. 40 trinos ; ceux-ci peuvent
La matière qui tombe vers 60 s’échapper de l’étoile et en
le centre très dense est blo- 80 dissiper l’énergie, car l’onde
quée, mais pas immédiatement de choc se trouve alors dans
à sa surface : elle s’y enfonce VERS L'EXTÉRIEUR des matériaux de densité infé-
VITESSE D'EFFONDREMENT

b
légèrement, car la matière rieure à la valeur critique de
nucléaire n’est pas absolument capture des neutrinos. En rai-
(1000 km/s)

incompressible. L’effondre- son de ces nombreux phéno-


ment se poursuit au-delà du mènes, qui perturbent l’onde
40 VERS L'INTÉRIEUR
point d’équilibre et le cœur est de choc, nous avons appelé
20
encore comprimé, jusqu’à une 0 «champ de mines» cette
densité supérieure à celle d’un 20 région située entre 100 et 200
noyau atomique : c’est «l’écra- 40 kilomètres du centre.
sement maximal». Après que
la sphère de matière nucléaire c
La compressibilité
VITESSE D'ÉJECTION

a atteint cet écrasement maxi-


mal, elle se détend comme une
de la matière
(1000 km/s)

balle de caoutchouc que l’on a nucléaire


comprimée. Ce rebond crée de 60
nouvelles ondes sonores, qui 40 Comment l’onde de choc tra-
renforcent l’onde de choc blo- 20 verse-t-elle le champ de
quée au point sonique. 0 mines? Dans le cas des étoiles
Il existe deux différences 0,7 0,8 0,9 1,0 1,1 1,2 1,3 1,4 1,6 de masse comprise entre 12 et
importantes entre une onde de MASSE (EN MASSES SOLAIRES) 18 masses solaires, des
choc et une onde sonore. 6. UNE ONDE DE CHOC, qui se déplace plus vite qu’une onde sonore, modèles de cœurs de superno-
D’une part, une onde sonore ne peut transmettre l’énergie et la quantité de mouvement du rebond du vae diffèrent légèrement de
modifie pas de façon irréver- cœur, à l’extérieur de la sphère sonique. Juste avant le rebond (a), la ceux publiés il y a dix ans : le
sible le milieu qu’elle traverse : densité de l’intérieur du cœur est égale à celle de la matière nucléaire, cœur de fer est plus petit
dès qu’elle est passée, le milieu ce qui arrête la contraction ; cependant la chute des matériaux sur le (environ 1,35 masse solaire) ;
reprend sa structure initiale ; au cœur, à une vitesse de 90 000 kilomètres par seconde, provoque, deux le cœur auto-similaire, à la
contraire, une onde de choc millisecondes plus tard (b), une nouvelle compression du cœur ; cette surface duquel se forme
modifie la densité, la pression matière rebondit et crée une onde de choc. Après 20 millisecondes (c), l’onde de choc, renferme 0,8
et l’entropie du milieu traversé. l’onde de choc atteint la limite du cœur. Ce type d’explosion des super- masse solaire et les 0,55
D’autre part, une onde sonore novae, où le choc se propage dans le cœur, a lieu dans les étoiles dont masse solaire de fer restant se
se propage toujours, par défini- la masse est comprise entre 12 et 18 masses solaires. trouvent donc au-delà du point

© POUR LA SCIENCE 95
sonique. Comme la fragmentation des modèles, l’onde de choc est réactivée en sert à dissocier les noyaux en nucléons
noyaux de fer consomme une grande une seconde. Cette réactivation est due à indépendants, ce qui immobilise l’onde
quantité d’énergie, l’onde de choc l’échauffement produit par les neutrinos. de choc, mais l’énergie des neutrinos
s’échappe plus facilement du noyau Lorsque la densité de la partie centrale augmente beaucoup la température
quand la masse de fer est réduite. du cœur atteint la densité de la matière ainsi que la pression. Nous appelons
C’est parce que le cœur auto-similaire nucléaire, le phénomène de capture des cette période, au cours de laquelle
est fortement comprimé que le rebond est électrons entraîne l’émission d’une l’onde de choc est réactivée après son
important et crée une forte onde de choc. grande quantité de neutrinos. La moitié immobilisation, la «pause café».
Or les calculs, fondés sur la relativité des électrons du cœur auto-similaire sont
générale et sur l’hypothèse que la matière capturés en une demi-seconde ; les neu- Les plus petites supernovae
nucléaire est bien plus compressible trinos émis lors de cette capture dissipent
qu’on ne le pensait, montrent que la com- une énergie d’environ 1046 joules, soit la C’est à une distance d’environ 150 kilo-
pression du cœur est très importante. On moitié de l’énergie gravitationnelle libé- mètres du centre que les neutrinos déga-
avait d’abord calculé qu’une étoile de rée par l’effondrement. Vers le centre du gent le plus de chaleur : à cette distance,
masse égale à 12 masses solaires pouvait cœur, les neutrinos interagissent fré- la probabilité d’absorption des neutrinos
exploser si la compressibilité de la quemment avec d’autres particules. En n’est pas trop faible et la température
matière nucléaire était 1,5 fois supérieure fait, comme nous l’avons indiqué, les n’est pas assez élevée pour que la
à la valeur couramment admise. Cela était neutrinos sont piégés, car ils ne peuvent matière elle-même émette une grande
étonnant, mais l’un des auteurs (G. s’échapper pendant le temps que dure quantité de neutrinos. Au bout d’une
Brown) a repris le calcul en se fondant l’effondrement. Certains, cependant, par- demi-seconde, la pression à cet endroit
sur une théorie nucléaire plus complexe viennent à traverser la matière dense du devient suffisante pour arrêter la matière
et a montré que la compressibilité de la centre et atteignent les couches périphé- en provenance des couches périphériques
matière nucléaire devait être 2,5 fois riques, où ils se déplacent librement. et la repousser vers l’extérieur. Cette dis-
supérieure à la valeur couramment Là où l’onde de choc reste bloquée, tance de 150 kilomètres correspond donc
admise. Ce mécanisme semble applicable un neutrino sur 1000 rencontre une par- au rayon de bifurcation : toute la matière
à toutes les étoiles dont la masse est infé- ticule de matière, mais ces rares inter- plus proche du centre s’effondre dans le
rieure à 18 masses solaires. actions dissipent une énergie impor- cœur, tandis que la matière située au-delà
Pour les étoiles plus massives, les tante : la majeure partie de cette énergie (20 masses solaires ou plus) est éjectée.
ondes de choc les plus fortes Les étoiles dont la masse
restent bloquées dans le ONDE DE CHOC AMORTIE est comprise entre 8 et 11
champ de mines. En effet, masses solaires sont les plus
dans une étoile dont la masse petites qui peuvent produire
est égale à 25 masses solaires, des supernovae de type II. Ces
le cœur contient environ deux MATIÈRE S'ÉFFONDRANT étoiles forment un groupe à
masses solaires de fer ; comme part, pour lequel le mécanisme
ONDE DE CHOC
la masse du cœur auto-simi- de supernova diffère de celui
ÉNERGIE

laire, à la surface duquel se des étoiles massives. Lors de


forme l’onde de choc, est l’évolution de ces étoiles,
égale à 0,8 masse solaire, avant la supernova, la tempé-
ONDE DE CHOC RAVIVÉE
l’onde de choc doit traverser rature du cœur n’est pas suffi-
1,2 masse solaire de fer (au sante pour que le fer se forme :
lieu de 0,55 masse solaire, les réactions de fusion ne pro-
dans l’exemple précédent) ; duisent qu’un mélange de dif-
son énergie ne suffit pas à dis- MATIÈRE S'EFFONDRANT férents éléments voisins de
socier une telle quantité de fer ONDE
l’oxygène et du silicium. La
ONDE DE CHOC
en nucléons indépendants. On DE CHOC production d’énergie s’arrête
ÉNERGIE

pensait que lorsqu’une onde et, comme la masse de l’étoile


de choc n’atteignait pas les est supérieure à la masse de
couches externes d’une étoile 100 125 150 175 200 Chandrasekhar, le cœur
qui s’effondre, la masse RAYON (EN KILOMÈTRES) s’effondre. L’onde de choc
entière de l’étoile retombait 7. LE CHAMP DE MINE est la région comprise entre 100 et 200 kilo- produite se propage pour deux
vers le cœur, qui se transfor- mètres du centre, dans les étoiles dont la masse est supérieure à 18 raisons : d’une part, la frag-
mait en trou noir. Ce scénario masses solaires : l’onde de choc y est sans doute atténuée. Plusieurs mentation des noyaux d’oxy-
est possible, mais, en prolon- processus dissipent l’énergie de l’onde ; le plus important est la frag- gène et de silicium consomme
geant certaines de ses simula- mentation nucléaire : l’énergie du choc est absorbée par la fragmenta- moins d’énergie que celle des
tions, on voit apparaître un tion des noyaux de fer, ce qui diminue la température et la pression der- noyaux de fer et, d’autre part,
nouveau phénomène. rière l’onde. Les protons libérés par cette fragmentation interviennent en plus loin du centre, à la limite
Lors de l’effondrement du outre dans des réactions de capture d’électrons, ce qui réduit encore la entre les couches de carbone
cœur, l’onde de choc met pression. Lorsque l’onde de choc atteint les couches de densité infé- et d’hélium, la densité dimi-
environ dix millisecondes pour rieure à l014 kilogrammes par mètre cube, l’émission de neutrinos dis- nue brusquement d’un facteur
atteindre le champ de mines et sipe encore plus d’énergie. Tous ces phénomènes ralentissent l’onde de d’environ six milliards.
s’y arrêter ; selon les simula- choc, dont la vitesse devient égale à celle de la matière qui s’effondre ; L’onde de choc traverse
tions, avec la plupart des l’onde de choc est ainsi immobile par rapport au centre de l’étoile. beaucoup plus facilement ce

96 © POUR LA SCIENCE
matériau de densité inférieure. FRAGMENTATION NUCLÉAIRE détectés dans trois sites diffé-
Selon certains calculs, le cœur rents et provenant du cœur
des étoiles dont la masse est même de l’étoile ont confirmé
égale à neuf masses solaires les modèles élaborés depuis
est constitué d’oxygène, de plus de 30 ans pour décrire les
néon et de magnésium ; la ONDE MATIÈRE S'EFFONDRANT explosions des supernovae de
masse du cœur est elle-même DE CHOC type II. Certes ce nombre de

ÉNERGIE
égale à 1,35 masse solaire. neutrinos détectés est trop
L’explosion se propage dans faible pour permettre une
le cœur, car elle est alimen- étude détaillée des méca-
tée en énergie par la combus- CAPTURE D'ÉLECTRON ET ÉMISSION DE NEUTRINOS nismes de l’effondrement et
tion des noyaux d’oxygène ; du rebond, mais il est suffisant
une grande quantité d’éner- pour montrer que les modèles
gie est libérée. prévoient un nombre total de
Cette hypothèse reste neutrinos émis et une durée
incertaine ; il serait intéressant MATIÈRE S'EFFONDRANT d’émission corrects. Bientôt,
ONDE
d’utiliser dans les calculs les des détecteurs de neutrinos
ÉNERGIE

DE CHOC
dernières valeurs, plus élevées, bien plus sensibles scruteront
de la compressibilité de la le ciel. Avec un peu de
matière nucléaire. Il est pos- 100 125 150 175 200
chance, l’explosion d’une
sible que de si petites étoiles RAYON (EN KILOMÈTRES) supernova de type II dans la
ne produisent pas de superno- 8. LA PAUSE CAFÉ. L’onde de choc immobilisée dans les étoiles mas- galaxie nous fera encore pro-
vae, mais la proportion des sives serait réchauffée et réactivée par les neutrinos émis au cours de gresser. Pour en terminer avec
divers noyaux fait penser que l’effondrement du cœur. Le cœur dégage ainsi une énergie équiva- SN1987a, notons que l’obser-
la nébuleuse du Crabe résulte lente à dix pour cent de sa masse sous forme de neutrinos. Seule vation des rayonnements élec-
de l’explosion d’une étoile une petite partie d’entre eux sont absorbés, mais le flux est si intense tromagnétiques émis dans
dont la masse est égale à neuf qu’un grand nombre de noyaux de fer sont dissociés. Dans les pre- diverses fréquences a montré
masses solaires environ. mières phases du processus, la dissociation des noyaux de fer absor- l’importance des phéno-
berait une partie de l’énergie de l’onde de choc, mais comme ce phé- mènes d’instabilité et de
nomène est ensuite alimenté en énergie par des neutrinos externes, convection dans les méca-
Après l’explosion
cette dissociation ne consomme plus l’énergie de l’onde de choc. nismes de l’explosion.
Que reste-t-il du cœur de Pour tester les modèles de
l’étoile après l’éjection des supernovae, on peut aussi
couches externes? La matière nucléaire trinos, qui dissipent une énergie égale à mesurer les quantités relatives d’éléments
ne peut résister à la compression, lorsque 3 x 1046 joules, 100 fois supérieure à celle chimiques dans l’Univers et les comparer
les forces de gravitation deviennent trop de l’explosion elle-même ; selon la rela- à celles que l’on devrait observer si ces
intenses. Pour les étoiles à neutrons tion d’Einstein, cette énergie correspond éléments avaient été produits par les
froides (qui ne résistent aux forces de gra- à dix pour cent de la masse de l’étoile. supernovae. Comme il est probable que
vitation que par la répulsion mutuelle de La détection des neutrinos émis par tous les éléments plus lourds que le car-
leurs nucléons), la masse limite est l’explosion d’une supernova et le refroi- bone proviennent essentiellement des
d’environ 1,8 masse solaire. Comme la dissement ultérieur de l’étoile à neutrons supernovae, le spectre des éléments déga-
masse qui subsiste après l’explosion des peuvent permettre de mieux comprendre gés dans les simulations d’explosions
petites étoiles est nettement inférieure à ces processus que sont les supernovae. devrait correspondre aux observations.
cette valeur, les supernovae engendrent Les neutrinos, qui apparaissent dans le L’abondance de la plupart des éléments
des étoiles à neutrons stables. Pour les cœur de l’étoile, traversent les couches et isotopes, du carbone au fer, concorde
étoiles plus grandes, en revanche, aucune externes presque sans interagir ; ils sont avec les abondances mesurées.
hypothèse n’a encore été confirmée. Les donc porteurs d’informations sur les Ces dernières années, l’étude des
étoiles de plus de 20 masses solaires conditions qui règnent au centre des supernovae a tiré avantage d’une étroite
pourraient laisser, après la supernova, une étoiles. Les rayonnements électromagné- interaction entre les théoriciens et ceux
masse supérieure à deux masses solaires ; tiques, au contraire, traversent lentement qui effectuent des simulations sur ordina-
cette masse formerait alors un trou noir, les différentes couches de matière et ne teur. Les premières hypothèses sur les
c’est-à-dire une région de l’espace où la fournissent que des informations concer- mécanismes de supernovae remontent à
densité de la matière est infinie. nant la surface. plusieurs dizaines d’années, mais on ne
Même si un trou noir finit pas appa- Depuis plusieurs années, des détec- les a testées avec précision qu’après
raître, la supernova produit d’abord une teurs de neutrinos sont installés dans des l’apparition d’ordinateurs suffisamment
étoile à neutrons chaude ; juste après mines et des tunnels, à l’abri des rayons puissants. En revanche, les résultats de
l’explosion, la température centrale est cosmiques. Grâce à eux, on a détecté, le ces calculs n’ont d’intérêt que lorsqu’on
d’environ 100 milliards de kelvins et la 23 février 1987, les neutrinos émis lors de les replace dans un contexte analytique.
pression d’origine thermique est suffi- l’effondrement gravitationnel d’une étoile La poursuite de cette collaboration
sante pour empêcher l’effondrement de massive, la fameuse supernova SN1987a, aidera à dépasser la compréhension géné-
l’étoile, bien que sa masse excède 1,8 voisine de notre Terre dans le Grand rale des principes et des mécanismes pour
masse solaire. Puis la matière nucléaire Nuage de Magellan, à environ 50 kilopar- arriver à une explication détaillée des
chaude se refroidit par émission de neu- secs. Les deux douzaines de neutrinos observations astronomiques.

© POUR LA SCIENCE 97
L’âge de la Terre
Lawrence BADASH

Après trois siècles de controverses entre les géologues Lomonosov et Buffon étaient presque
les seuls à rechercher rigoureusement
et les physiciens, la radioactivité permet d’estimer l’âge absolu de la Terre. Les autres natu-
ralistes du XVIIIe siècle, quand ils s’inté-
que la Terre est âgée de 4,5 milliards d’années. ressaient au problème, invoquaient
l’intervention d’un Créateur ou suppo-
saient que la Terre et ses habitants avaient
simplement mis beaucoup de temps avant
lors que le Soleil émettait ses On pourrait penser que les spécula- d’atteindre leur état actuel. Ainsi, en

A premiers rayons dans notre


Galaxie, il y a 4,5 milliards
d’années, la Terre s’ébauchait
dans le nuage tourbillonnant de gaz, de
poussières et d’astéroïdes qui entourait
tions sur l’âge de la Terre sont aussi
anciennes que celles relatives à la
structure de l’Univers ou au rôle que
nous y jouons. En fait, de nombreuses
civilisations primitives ont lié le pro-
1795, le chimiste et géologue anglais
James Hutton écrit, dans son ouvrage
classique La théorie de la Terre : «Nous
ne trouvons aucune trace d’un commen-
cement, et aucune perspective de fin».
le jeune astre. Pendant les 700 mil- blème de la création de la Terre et Cependant la chronologie des
lions d’années qui suivirent, les turbu- celui de l’origine de l’Univers. périodes géologiques intrigue les géo-
lences du nuage s’apaisèrent et la troi- Souvent les cosmologies étaient logues. Tout indique que les couches de
sième planète du Système solaire, la cycliques. Les Grecs, par exemple, sédiments sont superposées dans l’ordre
Terre, commença à se solidifier. pensaient que l’histoire de la nature se où elles se sont déposées. Dans les
La géologie et toute la théorie de répétait éternellement ; les Mayas années 1790, le géologue William Smith
l’Évolution sont fondées sur ce scéna- croyaient que l’Univers avait été va plus loin en formulant que deux
rio, qui semble être une certitude recréé pour la dernière fois en l’an couches, dans deux sites différents, ont
acquise depuis toujours ; on ne l’a 3114 avant notre ère, les Chinois, au le même âge si elles contiennent les
pourtant établi qu’assez récemment. premier siècle de notre ère, sous la mêmes fossiles. En se fondant sur ces
Les deux principales théories de l’âge dynastie Han, pensaient que l’Univers théories, les naturalistes étudient l’his-
de la Terre se sont écroulées dans les était détruit et recréé tous les toire des couches et estiment la durée
150 dernières années, lorsque la biolo- 23 639 040 ans. des périodes géologiques. Leurs estima-
gie et la géologie, sciences descrip- Selon la tradition judéo-chrétienne, tions varient considérablement, car ils
tives, se rallièrent à la physique, la naissance de la Terre est confondue évaluaient de façon imprécise le temps
science plus analytique. avec celle de l’Univers. En partant de de formation de chaque couche.
La première estimation s’effondra la Genèse, des érudits ont calculé le En 1830, le chef de file de la géolo-
au XIXe siècle. Au grand désappointe- nombre de générations humaines gie britannique, Charles Lyell, accélère
ment de Charles Darwin et des géo- depuis Adam et Eve. En 1654, John ces travaux par une percée théorique : il
logues de son époque, le physicien Lightfoot améliora les fameux calculs émet l’hypothèse que les roches et les
William Thomson fit un calcul, appa- de l’archevêque Ussher, en les portant structures géologiques se mettent en
remment sans faille, qui démontrait à un degré de précision ultime : la place, sont érodées, puis se reforment, à
que la Terre n’était pas éternelle, création avait eu lieu le 26 octobre une vitesse constante. Aucun natura-
comme on le pensait à cette époque, 4004 avant Jésus-Christ, à neuf heures liste n’applique cette idée pour calculer
mais qu’elle s’était formée 100 mil- du matin, en Mésopotamie. l’âge de la Terre, car les données
lions d’années plus tôt. Cependant Au milieu du XVIIIe siècle, Mikhail concernant les processus géologiques
cette estimation était fausse. Au début Lomonosov est l’un des premiers sont insuffisantes. Lyell convertit
du siècle, avec l’apparition des tech- scientifiques à considérer la formation cependant de nombreux naturalistes à
niques de datation fondées sur la de la Terre indépendemment de celle l’actualisme, qui stipule que les phé-
désintégration d’éléments radioactifs, de l’Univers ; selon lui, des centaines nomènes géologiques du passé sont
on démontra que la Terre était âgée de de milliers d’années séparent les deux analogues à ceux du présent, et que la
quelques milliards d’années. Après un événements. En 1779, Buffon tente de Terre n’est pas issue d’une catastrophe
débat acharné entre les géologues et déterminer expérimentalement l’âge géologique ou d’une formation récente
les physiciens, la datation radiomé- de la Terre. Supposant qu’elle se et rapide. Les roches et les os indi-
trique s’imposa. La controverse sur refroidit lentement, il fabrique un petit quent que les périodes géologiques
l’âge de la Terre montre surtout que globe de composition semblable à avaient duré très longtemps, probable-
les sentiments, l’intuition et les inté- celle de la Terre, mesure sa vitesse de ment même des centaines de millions
rêts dirigent la science autant que la refroidissement, puis calcule un âge de d’années. L’âge de la Terre devait être
logique et l’expérimentation. 75 000 ans. encore supérieur.

98 © POUR LA SCIENCE
Un calcul irréfutable Selon le deuxième principe de la thermo- tive est renversée par les méthodes
dynamique, le refroidissement de la Terre quantitatives. Jusqu’à la fin du siècle, les
En 1862, le physicien William Thomson, avait été régulier, l’énergie ayant dif- estimations de Thomson constitueront la
de Glasgow, qui sera anobli sous le nom fusé dans l’espace vide et froid. En uti- seule référence.
de Lord Kelvin pour son œuvre scienti- lisant la théorie de Jean-Baptiste Les résultats de Thomson choquent
fique, établit que la Terre s’était formée il Fourier sur la conduction thermique, il les biologistes autant que les géologues.
y a 20 à 40 millions d’années seulement. détermine l’évolution de la répartition Darwin considère Thomson comme un
Ce faisant, il choque profondément les des températures de la Terre. Puis il «spectre odieux» dont la chronologie est
naturalistes. Thomson rejette l’actua- améliore ses calculs en considérant la une des «attaques les plus terribles»
lisme, parce qu’il juge cette théorie invé- chaleur du Soleil et le frottement des contre les timides naturalistes. Selon
rifiable. Comme de nombreux physiciens marées, et conclut que la Terre avait Darwin et certains de ses confrères, il faut
de l’époque, il pense que la Terre était entre 20 et 40 millions d’années. bien plus de 40 millions d’années pour
initialement formée de roches fondues ; Les travaux de Thomson embarras- que les organismes supérieurs apparais-
sa surface s’est refroidie, puis solidifiée, sent les géologues, car ceux-ci sent. Malheureusement aucun organisme
mais son coeur reste chaud, ce qui s’accommodent d’une Terre éternelle. vivant ou fossile ne permet de calculer la
explique que la température augmente Ils méprisent ce physicien audacieux durée de l’Évolution. Le calendrier biolo-
avec la profondeur. qui se mêle de leurs affaires, mais ils gique est fondé sur celui de la géologie.
Pour déterminer l’âge de la Terre, ne fournissent pas d’arguments Thomas Huxley, un partisan fervent
Thomson calcule le temps nécessaire à contraires et ne produisent que peu de Darwin, attaque Thomson sur sa posi-
son refroidissement entre son état initial d’articles de géochronologie. tion la plus vulnérable. L’attitude
et son état actuel. Il suppose que toute la Les calculs de Thomson semblent d’Huxley illustre le dédain des géologues
chaleur du globe terrestre provenait de la inattaquables sur le plan de la logique et de la fin de la période victorienne envers
contraction gravitationnelle (et un peu du de la physique ; on découvrira bien après les sciences physiques, et le respect hési-
Soleil). Puis il détermine la conduction que la conclusion est fausse. Cependant tant des chercheurs pour les données
thermique de la Terre, sa capacité calori- Thomson a réussi un «coup d’état quantifiables. Lors de son discours pré-
fique et sa chaleur latente de fusion. conceptuel» : la géochronologie qualita- sidentiel à la Société géologique de

1. ARMÉ DE FOSSILES PALÉOZOIQUES, le stratigraphe Richard Griffith Les chronologies géologiques et paléontologiques ont permis d’esti-
pare une attaque du paléontologue John Phillips. Ce dessin de mer l’âge de la Terre. L’arbitre est le géologue Roderick Murchison ;
1843, est une caricature du débat sur l’âge des roches fossilifères. sur sa veste sont représentées les couches de l’ère paléozoïque.

© POUR LA SCIENCE 99
Londres en 1869, Huxley reconnaît les roches terrestres, correspondent bien Vers la même époque, un nombre
qu’aucun géologue moderne ne peut per- au temps nécessaire pour que les frotte- croissant de géologues acceptent que la
sister dans un actualisme absolu, mais ments ralentissent la Terre à sa période de Terre s’est formée en moins de 100 mil-
que les principes de cette théorie restent rotation actuelle de 24 heures. lions d’années. Pourtant toutes les tenta-
applicables. Puis il parle de Thomson : Quelques géologues acceptent l’esti- tives pour mesurer l’âge de la Terre ne
«L’exactitude admise des raisonnements mation de Thomson. Auparavant, John sont fondées que sur des hypothèses, des
mathématiques ne doit pas déterminer les Phillips, neveu et élève de Smith, estime analogies ou des estimations de la durée
résultats avec une autorité apparente tota- que la Terre devait être âgée d’environ 96 de phénomènes géologiques. Le doute est
lement inadmissible ; des pages de for- millions d’années en se fondant sur la donc possible. Certains critiquent
mules ne procurent pas un résultat précis vitesse, imprécise, de la formation des l’hypothèse selon laquelle la contrac-
si les données initiales sont imprécises». couches sédimentaires dans les tion gravitationnelle est seule à l’ori-
Huxley pense probablement que la cha- rivières. En 1868, Archibald Geikie, gine de la chaleur de la Terre ou du
leur diffuse plus lentement que ne le sup- directeur de l’Observatoire écossais de Soleil ; une autre source doit exister.
pose Thomson ; celui-ci croit que ses géologie, déduit un âge de moins de D’autres prétendent que la Terre n’a
estimations sont prudentes, mais il ne 100 millions d’années, en étudiant les jamais été fondue, et d’autres supposent
peut être sûr de ses valeurs. phénomènes d’érosion. que son cœur l’est encore (un cœur
Thomson ne se bat pas longtemps En 1899, John Joly de l’Université de liquide aurait conduit la chaleur par
seul : l’astronome américain Simon Dublin invente la seule technique de géo- convection, ce que Thomson n’avait
Newcomb et le physicien allemand logie véritablement nouvelle de détermi- pas pris en compte). D’autres enfin cri-
Hermann von Helmholtz calculent le nation de l’âge de la Terre : il suppose tiquent les estimations fondées sur
temps nécessaire pour qu’une nébuleuse que tout le sel de l’océan provient de l’érosion, la sédimentation et la salinité.
se condense en un astre de la taille du l’érosion et de la dissolution de dépôts Au tournant du siècle, la plupart des
Soleil, sous l’action de la gravitation. Ils minéraux continentaux et que la concen- géologues admettent que la Terre a envi-
trouvent un âge de 100 millions d’années tration en sel de l’océan ne pouvait dimi- ron 100 millions d’années ; Thomson,
par deux méthodes indépendantes, ce qui nuer. En se procurant les données les plus devenu Lord Kelvin, propose une valeur
définit une limite supérieure pour l’âge de fiables concernant les quantités d’eau qui leur semble encore inacceptable.
la Terre (en supposant que la Terre qui se déversent dans les océans chaque Avec ses calculs sur la chaleur, il réduit
n’existait pas avant le Soleil). Puis année et concernant la quantité de sel encore plus l’échelle des temps géolo-
George Darwin, fils du célèbre Charles, transporté par unité de volume d’eau giques, méprisant les preuves géolo-
professeur d’astronomie à l’Université de courante, il calcule la quantité de sel qui giques. À cette époque, les géologues se
Cambridge, se joint au débat. Il avance s’ajoute à l’océan chaque année, multi- méfient des techniques physiques de
que la Lune s’est détachée de la Terre, plie la salinité de l’océan par son Kelvin. Ils ont beaucoup plus confiance –
alors que celle-ci, encore en fusion, tour- volume total et divise le tout par l’aug- sans doute à tort – en leurs propres
nait sur elle-même ; puis il vérifie que les mentation annuelle de la salinité : celle- méthodes que dans l’ensemble des hypo-
estimations de Thomson concernant les ci aurait atteint sa valeur actuelle en 80 thèses du grand physicien : n’ont-ils pas
phénomènes de marée qui s’exercent sur à 90 millions d’années. découvert plusieurs méthodes de géo-
chronologie qui donnaient des résultats
concordants? Les géologues pensent
1010 qu’ils ont effectué un apprentissage suf-
PATTERSON fisant des sciences quantitatives, après
BOLDWOOD
HOLMES ESTIMATION plusieurs décennies d’explorations
109 ACTUELLE
vigoureuses, de cartographies, de
mesures et de classifications.
108
ÂGE DE LA TERRE EN ANNÉE

KELVIN GEIKIE
JOLY
La découverte
de la radioactivité
107
Cependant les physiciens n’ont pas fini
de marcher sur les brisées des géo-
106 logues : ils vont recalculer l’âge de la
Terre avec des méthodes utilisant la
radioactivité. En 1896, le physicien
105
français Henri Becquerel découvre le
BUFFON phénomène, alors qu’il étudie la fluo-
104
rescence des sels d’uranium ; en 1898,
USSHER
Marie et Pierre Curie isolent deux élé-
ments radioactifs : le polonium et le
103
radium. Puis en 1902 et 1903, Ernest
1750 1800 1850 1900 1950 2000 Rutherford et Frederick Soddy expli-
2. LES GÉOLOGUES ET LES PHYSICIENS ont proposé des âges de la Terre compris entre des quent le phénomène dans plusieurs
milliers de générations humaines et des milliards de révolutions terrestres. Le point rouge articles : ils établissent que la radioacti-
indique les estimations bibliques. Entre 1795 et 1862, la plupart des géologues pensaient vité est la transmutation spontanée d’un
que la Terre était éternelle, ou que son âge était incommensurable. élément chimique en un autre.

100 © POUR LA SCIENCE


Au début, les rayonnements alpha, dans le brouillard produit au pied des supprimera les contraintes que la théorie
bêta et gamma semblent plus importants chutes du Niagara. Les géologues sont de Kelvin avait imposées à la géochro-
pour la géochronologie que les radioélé- rapidement convaincus que des éléments nologie pendant si longtemps, elle
ments (on a compris plus tard que les radioactifs sont présents partout. contient la clef de la détermination de
particules alpha sont composées de En quelles concentrations? Robert l’âge de la Terre.
deux protons et de deux neutrons, Strutt, du Collège impérial de Londres,
comme un noyau d’hélium ; les parti- trouve des traces de radium dans un Les séries radioactives
cules bêta sont des électrons, et les grand nombre de roches ; il en trouve
rayons gamma sont de nature électroma- même trop pour que cet élément soit uni- Au début du siècle, l’engouement pour
gnétique). Juste un peu avant, en 1900, formément réparti sur le Globe (sans les radioéléments remplace l’engouement
Rutherford et R. McClung de même considérer la contribution des pour les rayonnements. Rutherford et
l’Université McGill de Montréal, avaient autres radioéléments). Sa radioactivité, Soddy considèrent la radioactivité
montré que les divers rayonnements à elle seule, peut être à l’origine de la comme une alchimie spontanée : un élé-
transportaient de grandes quantités chaleur interne de la Terre… et l’âge ment radioactif se désintègre régulière-
d’énergie. Leur article impressionna la de la Terre semble illimité. Strutt ne ment en un autre élément, et l’on exprime
petite communauté de physiciens et de découvre aucune preuve d’un refroidis- la vitesse de désintégration des éléments
chimistes qui étudiaient la radioactivité. sement, et donc aucun moyen de déter- par leur période radioactive, c’est-à-dire
L’accueil est totalement différent, miner ainsi un âge. le temps nécessaire pour que la moitié
en 1903, quand Pierre Curie et Albert La communauté scientifique est alors des atomes d’un échantillon du radioélé-
Laborde annoncent que le radium partagée. Joly et William Sollas, de ment se désintègre.
engendre en une heure plus de chaleur l’Université d’Oxford, craignent que les Les périodes des éléments s’échelon-
qu’il est nécessaire pour fondre sa travaux de Strutt n’invalident leurs nent du millionième de seconde au mil-
propre masse de glace. Le public s’inté- propres calculs, qui aboutissent à un âge liard d’années. Comme les périodes de
resse beaucoup à cette énergie apparem- d’environ 100 millions d’années. Kelvin l’uranium, du thorium et du radium sont
ment inépuisable. D’où provient-elle? est assez déroutant ; il reconnaît en privé longues, ces éléments existent encore en
Rutherford et Howard Barnes en décou- que ses estimations sont périmées, mais quantités notables sur la Terre ; en
vrent la source : la chaleur dégagée est en public, il ne se déjuge pas. Certains revanche, les éléments de période
proportionnelle au nombre de particules sont ravis d’être débarrassés du carcan courte ont une existence éphémère. De
alpha émises. Ces particules relative- des thèses de Kelvin. La radioactivité ce fait, l’analyse des proportions de
ment massives sont éjectées à grande
vitesse ; quand elles percutent les
atomes voisins, leur énergie cinétique se
transforme en chaleur.
Les géologues constatent immédia-
tement que la relation entre la chaleur et
la radioactivité peut jouer un rôle fonda-
mental dans les calculs de l’âge de la
Terre. Kelvin suppose que la chaleur de
la Terre vient soit du Soleil, soit de
l’état visqueux originel de la Terre :
dans les deux cas, la contraction gravi-
tationnelle est la seule source d’éner-
gie. Or, si la Terre et le Soleil contien-
nent assez d’éléments radioactifs pour
produire une grande quantité de cha-
leur, les chronologies que Kelvin et
d’autres ont fondé sur le refroidisse-
ment de la Terre seraient fausses.
En 1903, George Darwin et Joly
annoncent les premiers que la radioacti-
vité est partiellement responsable de la
chaleur de la Terre et du Soleil. La
Terre contient-elle assez d’éléments
radioactifs pour fausser le résultat de
Kelvin? On peut répondre immédiate-
ment, car en 1901, Julius Elster et Hans
Geitel, deux instituteurs allemands de
Wolfenbüttel, détectent une radioactivité
dans l’air et, peu après, dans le sol ; à leur
exemple, de nombreux amateurs enthou- 3. LORD KELVIN (en haut, à gauche) pensait que la Terre n’était âgée que de 20 millions
siastes ainsi que plusieurs chercheurs d’années. Par la datation radiométrique, Ernest Rutherford (en haut, à droite) et Bertram
détectent une radioactivité dans la pluie, Boltwood (en bas, à gauche) estimèrent l’âge de la Terre à un milliard d’années. Arthur
la neige, les eaux souterraines et même Holmes (en bas, à droite) lutta pour faire accepter leur méthode.

© POUR LA SCIENCE 101


radioéléments procurerait un âge Soddy viennent de déterminer la vitesse inexactes, car les dosages du radium
absolu à la Terre. de formation de l’hélium à partir du étaient imprécis ; on la corrige plusieurs
Les radioéléments forment des séries radium. Si cette vitesse est exacte et si fois en 1905 et 1906. Or la détermination
de désintégration distinctes : un radioélé- l’hélium ne s’est pas échappé du minéral de l’âge d’une roche dépend essentielle-
ment se désintègre en l’élément suivant après sa formation – deux actes de foi ment de ces deux valeurs.
de la série, jusqu’à la formation d’un élé- importants – la quantité d’hélium doit
ment non radioactif. Au début du siècle, permettre de déterminer l’âge d’un La méthode
on connaît ou l’on soupçonne les séries échantillon. Avec fierté, Rutherford
de l’uranium-radium, de l’uranium-acti- annonce un âge de 40 millions d’années
à l’uranium-plomb
nium et du thorium. La technique de pour un échantillon de fergusonite. Boltwood publie ses travaux en 1907 ; il
datation radiométrique se développe à Boltwood, d’autre part, considère les remarque que les minéraux d’une même
partir de l’étude des radioéléments et de produits finaux des séries radioactives. Il couche géologique (c’est-à-dire de même
leurs séries de désintégration. Rutherford suppose que la quantité de produit final âge) contiennent de l’uranium et du
et le chimiste Bertram Boltwood sont des augmente à mesure que les radioéléments plomb en proportions remarquablement
pionniers de ce travail. se désintègrent. On savait que le radium constantes. Il observe également que la
Consultant en chimie depuis sa sortie appartient à la série de l’uranium ; en quantité de plomb, dans un minéral, aug-
de l’Université Yale, Boltwood a exa- 1905, Boltwood indique que le plomb en mente parallèlement à son âge relatif ; les
miné un grand nombre de minerais et est le produit final. Rutherford soutient minéraux dont le plomb semble avoir été
notamment de la monazite, qui contient cette hypothèse : si l’uranium se décom- lessivé, contiennent une proportion d’ura-
de l’uranium et du thorium. Après une pose en radium, et si le radium (auquel nium inférieure à celle des minéraux de la
conférence enthousiasmante de on attribue alors une masse atomique de même couche. Tout concorde! En
Rutherford, à l’Université Yale, en 1904, 225) et ses descendants émettent cinq revanche, Boltwood ne trouve aucune
la curiosité de Boltwood pour les radio- particules alpha (de masse atomique constance dans les proportions de tho-
éléments se transforme en passion, et il égale à quatre), alors on obtient un élé- rium et de plomb de différents minéraux,
commence à rechercher les relations ment de masse atomique égale à 205, et le produit final de la série radioactive
entre les éléments dans les séries de peu différent de la valeur admise pour le du thorium reste inconnu. Il est alors
désintégration radioactive. plomb : 206,9. tenté de négliger les proportions de tho-
Un an après, Rutherford propose un Boltwood reconnaît alors à rium, introduisant ainsi une erreur dans
moyen de déterminer l’âge de la Terre à Rutherford l’idée de la méthode de data- ses datations de minéraux contenant à la
partir du dosage de l’hélium dans les tion par le plomb, mais c’est lui qui fois du thorium et de l’uranium.
minéraux. Rutherford croit alors (il le démontre sa faisabilité. À la fin de 1905, Pour déterminer l’âge absolu d’un
prouve en 1908) que l’hélium n’est pas le il trouve des âges compris entre 92 et 570 minéral, Boltwood ne considère que la
produit d’une seule série de désintégra- millions d’années, pour 26 minéraux dif- série de l’uranium-radium. La dernière
tion, mais qu’il se forme dans toutes les férents. Heureusement pour la réputation estimation de la période du radium est
séries, lorsque deux électrons se lient à de cette nouvelle méthode, ces résultats 2600 ans ; Rutherford l’a déduite du
une particule alpha. Au Collège universi- ne sont pas publiés. Les proportions res- nombre de particules alpha émises
taire de Londres, William Ramsay et pectives de radium et d’uranium sont chaque seconde par le radium (on estime

4. LES CARTOGRAPHES QUI CONSTRUISIRENT LE GLOBE de Hunt-Lenox 800 000. Les astronautes qui photographièrent la Terre (à droite),
(à gauche), en 1500, ne pouvaient se référer qu’à la Bible pour esti- peuvent se fier à l’âge que procurent les proportions de certains élé-
mer l’âge de la Terre. Ils se trompèrent d’un facteur supérieur à ments radioactifs.

102 © POUR LA SCIENCE


aujourd’hui la période du radium à 1620 outre, les résultats de Boltwood ne chan- trique plus difficile qu’auparavant.
ans). Comme la radioactivité des élé- gent pas l’opinion des géologues. Ils pen- Néanmoins Holmes publie, avant et après
ments instables diminue de façon expo- sent que les âges procurés par la radioac- la Première Guerre mondiale, un nombre
nentielle, la proportion de radium qui se tivité sont surestimés et ne tiennent pas impressionnant de notes de géochronolo-
décompose en un an devrait être de compte de la chaleur apportée par la gie qui intègrent les apports des décou-
270 000 parties par milliard, compte tenu désintégration radioactive. Ils s’évertuent vertes sur les isotopes. Il anéantit ainsi
de la valeur proposée par Rutherford. Or même à corriger leurs données géolo- les dernières réticences à la datation
Rutherford et Boltwood ont découvert giques et physiques afin de montrer que radiométrique, mais la méthode inté-
que la plupart des roches contiennent 380 la datation de Kelvin est juste. resse peu ses collègues.
atomes de radium par milliard d’atomes Boltwood cesse alors ses études sur la Joseph Barrel, professeur de géologie
d’uranium. Ils calculent alors que, chaque méthode de datation au plomb. Il se à l’Université Yale, est une exception : en
année, un atome de radium se désintègre, remet à l’étude des séries de désintégra- 1917, il réinterprète l’histoire géologique
pour dix milliards d’atomes d’uranium. tions radioactives et découvre un autre pour l’adapter aux résultats de la datation
Boltwood suppose – à juste titre – «élément» : l’ionium ou thorium 230. radiométrique. Il montre que l’intensité
que les désintégrations sont à l’équilibre Pour sa part, Rutherford ne s’intéresse des mécanismes géologiques varie cycli-
dans ses échantillons. La série de l’ura- plus beaucoup au problème de l’âge de la quement plutôt que de façon continue,
nium, par exemple, est en équilibre si le Terre, ne publiant qu’un article tous les de sorte que les vitesses actuelles des
nombre d’atomes d’uranium qui se désin- dix ans. Pendant ce temps, Strutt amé- variations géologiques ne peuvent pas,
tègrent par unité de temps, est égal au liore sa méthode à l’hélium et en 1910, il comme le prétendent les partisans de
nombre d’atomes de radium qui se désin- change de sujet de recherche. l’actualisme, être un guide pour
tègrent ou au nombre d’atomes de plomb Cependant Strutt n’a pas perdu son l’étude du passé.
qui se forment dans le même temps. Pour temps : il a donné le goût de la géochro- La résistance finit par s’essouffler. En
maintenir cet équilibre, les radioéléments nologie à un jeune étudiant anglais en 1921, lors d’un congrès de la Société bri-
de longue période doivent être plus abon- géologie, Arthur Holmes, qui devient tannique pour l’avancement des sciences,
dants que ceux de courte période (la quasiment le seul à étudier cette disci- les géologues, botanistes, zoologistes,
quantité d’uranium diminue lentement pline. Au cours de sa longue carrière dans mathématiciens et physiciens, semblent
avec le temps, mais Boltwood considère l’industrie et aux Universités de Durham admettre que la Terre est âgée de
que cette déperdition est négligeable). et d’Édimbourg, Holmes persuade les quelques milliards d’années, et que les
Boltwood déduit ensuite que si un géologues de l’intérêt de la datation datations radiométriques et la géologie
atome de radium se désintègre chaque radiométrique. Jusqu’en 1930 cependant, peuvent être réconciliées. Toutefois la
année pour dix milliards d’atomes d’ura- Holmes et Joly sont les seuls géologues réconciliation ne semble pas proche ; la
nium, alors un atome de plomb apparaît capables d’utiliser correctement les tech- vieille garde reste sceptique. Sollas, par
chaque année pour dix milliards d’atome niques de datation, et Joly doute même de exemple, n’accepte aucun âge supérieur à
d’uranium. Il exprime cette relation dans la précision de la méthode. 100 millions d’années : « Les géologues
la formule suivante : l’âge de la roche est Au contraire, Holmes est convaincu ne se sentent pas très concernés par la
égal au produit de l’abondance du plomb que la datation à l’uranium-plomb est durée que les physiciens leur concèdent ;
par rapport à l’uranium par dix milliards plus fiable que la datation à l’hélium. En ils ne se préoccupent pas de savoir si elle
d’années. Pour un échantillon d’uraninite, 1911, il étudie de nombreux échantillons est longue ou – raisonnablement – courte,
dont le rapport du plomb et de l’uranium de roche et calcule que la plus ancienne mais souhaitent être assurés qu’elle est
est égal à 0,041, il calcule un âge de 410 est âgée de 1,6 milliard d’années. Il main- fiable, s’il s’avérait nécessaire de recons-
millions d’années, et pour un échantillon tient (avec plus de foi que de justifica- truire leur science».
de thorianite, dont le rapport est 0,22, un tions) que ses échantillons ne conte- La bataille est finalement gagnée en
âge de 2,2 milliards d’années. naient pas de plomb, au moment de leur 1926, quand l’Académie américaine des
Quand on utilise la valeur exacte de formation, que tout le plomb provient sciences réunit un comité pour examiner
la période du radium, les échantillons de de la désintégration de l’uranium et le problème de l’âge de la Terre. Holmes,
Boltwood sont âgés de 250 millions et de qu’aucun phénomène, autre que la un des rares spécialistes du sujet, est
1,3 milliard d’années. Même avec cette désintégration, n’a modifié la composi- nommé dans ce comité, et il rédige près
correction, les calculs sont erronés : la tion en plomb et en uranium. des trois quarts du rapport : le comité
désintégration du thorium engendre du Deux ans plus tard, ses adversaires décide à l’unanimité que la radioactivité
plomb qui s’ajoute à celui produit par pavoisent, à l’occasion de deux nouvelles procure la seule échelle des temps géolo-
l’uranium. Néanmoins les résultats de découvertes. La première est la décou- giques valable. Le rapport présente une
Boltwood sont spectaculaires : ils mon- verte des isotopes : certains atomes ont le impressionnante quantité de preuves
trent que la Terre est âgée de plus d’un même numéro atomique et les mêmes claires et détaillées. Les constantes de
milliard d’années. propriétés chimiques, mais des masses désintégration sont solidement établies,
atomiques différentes. Le noyau du on tient compte des isotopes du plomb et
La découverte des isotopes plomb, par exemple, contient 82 protons l’on choisit soigneusement les échan-
et, entre 113 et 132 neutrons. La seconde tillons de minéraux afin d’être sûr que les
Ce résultat fondamental est cependant découverte est celle des lois physiques de produits de la désintégration ne se sont
accueilli avec indifférence. Bien que la désintégration radioactive. Ces lois pas échappés au cours du temps. La
Boltwood publie ses travaux dans les indiquent notamment que la série du tho- datation radiométrique, défrichée par
meilleures revues de géologie, personne rium aboutit à un isotope du plomb. Rutherford et Boltwood et parachevée
ne tente de reproduire ou de poursuivre Pour de nombreux géologues, ces par Holmes, reçoit finalement l’approba-
ses datations en dosant le plomb. En découvertes rendent la datation radiomé- tion des géologues. Ils possèdent non

© POUR LA SCIENCE 103


seulement une trace d’un commence- plus vieilles roches de la Terre à 4,2 mil- solaire. En 1955, Clair Patterson et ses
ment, mais peuvent aussi dater toute liards d’années. Ces mesures indiquent collègues de l’Institut technologique de
l’histoire géologique. un âge minimal pour la solidification de Californie, déterminèrent l’âge du
Pendant les 60 dernières années, la la croûte terrestre, mais pas un âge de la Système solaire en datant des
méthode à l’uranium-plomb s’est consi- condensation du nuage de gaz et de météorites : la Terre primitive se serait
dérablement améliorée, et l’on a daté les poussière, à l’intérieur du Système formée il y a 4,5 milliards d’années.

D ÉTERMINER L’ÂGE DE LA TERRE

E n 1955, Clair Patterson montrait que l’âge de la Terre et celui des


météorites étaient semblables. Cette identité permettait de définir
l’âge du Système Solaire à 4,55 milliards d’années, avec une incerti-
découvert la décroissance fossile d’une dizaine de radioactivités à
courte période : l’aluminium 26, le calcium 41, le manganèse 53, le fer
60, le palladium 107, l’iode 129, le samarium 146 et le plutonium
tude de 70 millions d’années. Aujourd’hui, cette évaluation est confir- 244. Les périodes de ces nuclides sont comprises entre la centaine de
mée, mais on distingue la naissance du Système solaire de la formation millions et la centaine de milliers d’années. Ils témoignent de la briè-
de la Terre : le Système solaire est né il y a 4,566 milliards d’années, à veté du temps écoulé entre l’isolement de la nébuleuse du milieu inter-
2 millions d’années près, et la Terre s’est formée durant la centaine de stellaire et la formation des planétoïdes, au maximum quelques mil-
million d’années qui a suivi. lions d’années. La datation à l’aide des radioactivités à longue période
Ces informations chronométriques correspondent à des processus situe ce moment dans une échelle de temps absolue. L’âge de 4,566
physiques ou chimiques identifiés. En confrontant des connaissances milliards d’années est défini par le chronomètre qu’utilisait déjà
acquises dans les différents champs de recherche des Sciences de Patterson : le chronomètre plomb-plomb, doté de la meilleure résolu-
l’Univers, on a élaboré un scénario pour la formation du Système tion et de la meilleure définition des constantes radioactives.
solaire ; la radiochronologie et la géochimie isotopique ont contribué à L’exploration de la Lune par les missions spatiales a permis de
valider ce scénario et elles en ont fixé les échelles de temps. retracer l’histoire de notre satellite, et de caractériser l’évolution initiale
Quel est ce scénario? Il y a 4,566 milliards d’années, sans doute à du Système solaire. On a daté les échantillons de roches entre 4,44 et
la suite de l’explosion d’une supernova proche, un fragment de nuage 3 milliards d’années. En tenant compte de la densité de répartition des
moléculaire dense, situé alors dans un des bras de notre galaxie, s’est cratères d’impact, on a caractérisé le rythme de bombardement de la
contracté. Cet amas de gaz et de poussières d’étoiles s’est effondré surface lunaire. Intense au début, ce bombardement a décru rapide-
sous l’effet de la gravitation. En moins d’un million d’années, il s’est ment durant le premier milliard d’années. Ce résultat valide le modèle
formé un noyau central dense et chaud, le précurseur du Soleil, de formation des planètes internes par accrétion de planétoïdes. Quant
entouré d’un disque de gaz et de matière finement divisée. En à la Lune, un scénario plausible (compatible avec l’ensemble des don-
quelques millions d’années au plus, cette matière solaire primitive, en nées actuelles) la décrit comme la conséquence d’une collision, vers
rotation autour du proto-soleil, s’est condensée en une myriade de 4,50 milliards d’années, entre la Terre et un corps de la taille de Mars ;
corps planétaires. Les planètes internes résultent de l’agglomération une partie du matériau éjecté, issu du manteau terrestre, se serait
graduelle de ces planétoïdes ; en préservant leur intégrité lors des colli- accrété en orbite autour de notre planète.
sions, les plus gros corps ont accrété progressivement les plus petits.
Cette sélection a abouti à la formation de quelques planètes. La for- La Terre, système complexe
mation de la Terre a donc débuté quelques millions d’années au La terre est difficile à dater, car elle est hétérogène et en évolution per-
plus après l’isolement de la nébuleuse solaire, sous la forme d’un manente : il est impossible de constituer un échantillon représentatif de
planétoïde de quelques dizaines à une centaine de kilomètres de la Terre. La démarche actuelle consiste à considérer l’échange conti-
diamètre. L’accrétion de la Terre a duré une centaine de millions nuel entre les grands réservoirs : le manteau, la croûte continentale et
d’années. Notre planète a acquis sa dimension actuelle il y a environ l’atmosphère. La composition isotopique du plomb est évaluée pour le
4,45 milliards d’années. réservoir «Terre silicatée», qui désigne l’ensemble du manteau et de la
croûte : elle définit un âge d’environ 4,45 milliards d’années. D’autre
Les méthodes de datation part, on évalue l’époque du dégazage massif de l’atmosphère actuelle
Pour dater les matériaux géologiques, on utilise à la fois des à partir du système iode-xénon, fondé sur la radioactivité de l’iode 129.
chronomètres de longues périodes et des chronomètres de courtes En comparant la composition isotopique du xénon de l’atmo-
périodes. Les premiers sont fondés sur la décroissance des nuclides sphère terrestre à celle du xénon contenu dans les météorites, on
dont la période est comprise entre quelques centaines de millions et la montre que la Terre a dégazé une centaine de millions d’années
centaine de milliards d’années : le potassium 40, le rubidium 87, le après la formation des planétoïdes. Ainsi le manteau terrestre s’est
samarium 147, le lutétium 176, le rhénium 187, le thorium 232, l’ura- différencié alors même que la Terre a commencé à retenir son
nium 235 et l’uranium 238. Les seconds résultent de la présence, dans atmosphère. L’âge de la Terre, 4,45 milliards d’années, est aussi
la matière originelle du système solaire, de nuclides à courte vie, syn- celui de sa différenciation interne primitive.
thétisés peu auparavant par des étoiles proches. Le travail de Patterson a permis de distinguer l’âge de la Terre de
Ces méthodes de datation ont été appliquées sur les matériaux celui de l’Univers et a fourni une estimation correcte de l’âge de la
planétaires accessibles à l’analyse en laboratoire : les météorites, les Terre. Aujourd’hui, en continuant ce travail, nous comprennons mieux
roches lunaires, les échantillons disponibles à la surface de la Terre. Les l’enchaînement des processus qui ont façonné la Terre primitive.
météorites sont des fragments d’astéroïdes confinés entre Mars et
Jupiter ; elles constituent des échantillons de planétoïdes primitifs, qui Gérard Manhès travaille au Laboratoire de géochimie
ont survécu au processus d’accrétion planétaire. Depuis 1960, on y a et cosmochimie, Institut de physique du Globe de Paris.

104 © POUR LA SCIENCE


L’ ÂGE DE L’U NIVERS
nucléaires et du taux de production de
ces noyaux, du contexte astrophysique
(formation ou explosion d’étoiles) néces-
saires à ces processus et les fréquences
Gérard Manhès de ces contextes au cours de l’histoire de
la Galaxie.

E n 1929, Edwin Hubble a montré que


la lumière émise par la plupart des
galaxies est décalée vers le rouge. Cet
La durée de nucléosynthèse des élé-
ments, ajoutée à l’âge du Système
solaire, donne l’âge de la Galaxie. Ainsi
On évalue la durée de la nucléosyn-
thèse à l’aide de quatre noyaux : le rhé-
nium 187, le thorium 232, l’uranium 235
effet Doppler, semblable au décalage en dosant les éléments des noyaux et l’uranium 238. Ces quatre noyaux ont
vers les graves d’une sirène d’ambulance radioactifs dans les météorites, éléments été produits par le même processus
qui nous a dépassé, indique que les dont la durée de vie est du même ordre astrophysique, la capture rapide de neu-
corps stellaires s’éloignent de nous. La de grandeur que cette durée de nucléo- trons, processus de capture qui a lieu
vitesse d’éloignement des galaxies est synthèse, on mesure la durée de cette dans des étoiles massives, de masse supé-
d’autant plus élevée qu’elles sont loin- nucléosynthèse. rieure à dix fois la masse solaire. Ces
taines. L’interprétation la plus simple de À la durée de la nucléosynthèse et à étoiles massives ont vécu brièvement,
cette observation est que l’Univers est en l’âge de la Galaxie il faut, pour détermi- durant moins de cent millions d’années,
expansion. ner l’âge de l’Univers, ajouter la durée avant de s’effondrer sous leur propre gra-
Cette expansion est la conséquence séparant le Big Bang et le début de la vité. Elles ont alors réinjecté leurs noyaux
d’une explosion initiale, qu’on nomme nucléosynthèse : elle est évaluée à un ou dans le milieu interstellaire, en un temps
Big Bang : très chaud et très dense à deux milliards d’années. très court par rapport à l’évolution galac-
l’origine, l’Univers s’est ensuite refroidi tique. Les abondances de ces noyaux
en se dilatant. Ce modèle d’explosion ini- Les détails de l’estimation sont donc de bons traceurs du taux de
tiale est confirmé par le rayonnement nucléocosmochronologique formation des étoiles. Par ailleurs, la den-
«fossile» qui baigne l’Univers, résultant sité élevée de neutrons que requiert le
du refroidissement du rayonnement ini- Cette évaluation de l’âge des éléments à processus r implique un événement vio-
tial. Prévu par George Gamow dans les partir des abondances relatives des lent, par exemple l’explosion d’une étoile
années 1930, ce rayonnement à trois noyaux radioactifs et de leurs produits de en supernova.
kelvins a été observé en 1964, par A. désintégration constitue le champ de la L’incertitude majeure sur l’âge de la
Penzias et R. Wilson. nucléocosmochronologie. Cette discipline, Galaxie dépend des modèles envisagés
Du fait de cette expansion, observer envisagée par Rutherford en 1929, a été pour le taux de formation des étoiles et
l’Univers éloigné de notre galaxie revient développée par Margareth et Geoffrey l’activité nucléosynthétique au cours de
à remonter dans le temps, vers le Big Burbidge, William Fowler, Fred Hoyle et l’histoire de la Galaxie. L’estimation la plus
Bang. Le début de l’Univers observable Cameron dans les années 1950 ; ils ont vraisemblable se situe entre 13 et 16 mil-
correspond à la période stellaire, durant identifié les processus de nucléosynthèse. liards d’années, mais des valeurs com-
laquelle les étoiles ont commencé à se La datation des éléments nécessite une prises entre 10 et 20 milliards sont encore
former ; à cette époque, sous l’effet de la bonne connaissance des réactions possibles. Cette estimation est compatible
gravitation, l’Univers est avec l’âge de 14 à 19 milliards
devenu hétérogène et la d’années (mesuré par les
matière s’est rassemblée dans BIG BANG, concentrations chimiques) dans
0 ORIGINE DE L'UNIVERS
les étoiles et les galaxies. les plus vieux systèmes stellaires
Initialement composée du halo galactique, les amas
1 À 2 MILLIARDS D'ANNÉES
d’atomes d’hydrogène et globulaires. En revanche, elle
DÉBUT DE LA NUCLÉOSYNTHÈSE
TEMPS EN MILLIARDS D'ANNÉES AVANT LE PRÉSENT

d’hélium, cette matière s’est ET DE LA FORMATION diffère de celle déduite actuel-


progressivement enrichie en DES ÉTOILES lement du taux d’expansion
éléments lourds, produits par de l’Univers. En considérant
les réactions nucléaires dans FORMATION
les valeurs les plus récentes,
les étoiles et lors de l’explosion proches de 80 kilomètres par
d’une partie d’entre elles. seconde par million de parsecs
CYCLES ENRICHISSEMENT
Durant ces cycles répétés, for- STELLAIRES DU MILIEU INTERSTELLAIRE
(le parsec est la distance qui
mation d’étoiles, combustion EN ÉLÉMENTS LOURDS équivaut à 3,3 années-
nucléaire, explosion et dissé- lumière), et les modèles cos-
EXPLOSION ET COMBUSTION
mination dans le milieu inter- DISSÉMINATION NUCLÉAIRE mologiques standard, l’âge de
stellaire, les noyaux se trans- l’Univers devrait être compris
16 À 13

forment : c’est la entre 8 et 12 milliards


nucléosynthèse stellaire. FORMATION DE LA VOIE LACTÉE d’années. Cette divergence
Ainsi la composition chi- incite à reconsidérer ces
mique globale du Système modèles cosmologiques.
4,566 FORMATION DU SYSTÈME SOLAIRE
solaire, formé à partir du
milieu interstellaire, il y a Gérard Manhès travaille au
4,45 FORMATION DE LA TERRE
4,6 milliards d’années, reflète Laboratoire de géochimie et
la composition chimique de Des compositions des corps célestes et de la connaissance cosmochimie, Institut de physique
notre Galaxie à cette époque. des cinétiques de nucléosynthèse, on déduit l’âge de l’Univers. du Globe de Paris.

© POUR LA SCIENCE 105


Datation par carbone 14
et champ géomagnétique
Carlo LAJ, Alain MAZAUD et Jean-Claude DUPLESSY

Passés 2 000 ans, la datation par le carbone 14 fournit La radioactivité


naturelle du carbone
des âges inférieurs aux âges calendaires. On a corrigé
Le carbone 14 (noté 14C) est produit
cette déviation en tenant compte des variations dans la haute atmosphère où des pro-
tons cosmiques d’origine galactique
de l’intensité du champ magnétique terrestre. percutent les molécules de l’air. Les
réactions nucléaires qui résultent de ces
chocs produisent des neutrons secon-
daires, qui entrent à leur tour en colli-
epuis le début du siècle, les Cette correction est toute récente, sion avec d’autres molécules et sont

D scientifiques déchiffrent les


messages géologiques qui
retracent l’évolution minérale
et biologique de la Terre. Ils ont ainsi
découvert différents chronomètres natu-
puisque nous l’avons proposée cette
année même. Elle est destinée à compen-
ser les modulations de la production de
carbone 14 dans la haute atmosphère,
modulations qui résultent des fluctuations
ralentis. Lorsque leur vitesse devient
comparable à la vitesse d’agitation ther-
mique des gaz, les neutrons ont une
forte probabilité de réagir avec l’azote
de l’air (14N), pour donner un proton et
rels, reposant pour la plupart sur la de l’intensité du champ géomagnétique. un nouvel isotope du carbone, le car-
radioactivité : quand on connaît la bone 14, selon la réaction :
période radioactive d’un isotope, la 14N + n –––> 14C + p

diminution de son activité ou de sa La production de carbone 14 est


concentration mesure le temps écoulé maximale entre 15 et 18 kilomètres
depuis la formation de l’échantillon qui d’altitude. Cet isotope du carbone est
le contient. Ces méthodes de datation, radioactif et Libby a, le premier, estimé
qui se sont considérablement dévelop- sa période à 5 568 ans. Dès sa forma-
pées et affinées au cours des dernières tion, il s’oxyde rapidement en gaz car-
décennies, fournissent un cadre chrono- bonique, qui se mélange avec celui de
logique à l’évolution de notre planète l’air et des eaux continentales ou océa-
depuis sa formation, il y a 4,5 milliards niques. Dans le milieu naturel, le taux
d’années, jusqu’à aujourd’hui. de production du carbone 14 et son taux
Parmi toutes ces horloges, il en est de disparition par désintégration s’équi-
une particulièrement célèbre, sans doute librent autour d’une faible teneur de
parce qu’elle a permis de dater les prin- carbone 14 : il y a environ 10–12 fois
cipales étapes de l’histoire de l’huma- moins d’atomes de carbone 14 que
nité et de ses civilisations : c’est la d’atomes de carbone stable, de masse
méthode du radiocarbone, proposée en atomique 12 pour l’essentiel (il existe
1947 par Ernie Anderson et Willard un autre isotope stable du carbone, le
Libby. Leur méthode repose sur la carbone 13, qui représente 1,1 pour cent
radioactivité du carbone 14, isotope du du carbone naturel total). Il en résulte
carbone découvert dix ans auparavant. une radioactivité infime du carbone
Dans cet article, nous retraçons 40 naturel : pour un gramme de carbone en
ans de progrès dans les méthodes de circulation dans l’atmosphère, on
mesure du carbone 14 et dans la calibra- dénombre 13,56 désintégrations radio-
tion des âges que ces méthodes fournis- actives par minute.
sent. On doit ajouter 3 500 ans à ces Anderson et Libby eurent l’idée
âges compris entre 20 000 et 40 000 ans. d’utiliser la radioactivité naturelle du car-
Ainsi les motifs rupestres de la grotte de 1. LES RACINES D’UN SÉQUOIA et l’un des bone pour la datation. Les êtres vivants,
Chauvet ont été peints il y a 35 000 ans auteurs (Carlo Laj). L’étude des cernes dans végétaux ou animaux, assimilent ce car-
et non 31 000, ceux de Lascaux il y a le tronc de ces vieux arbres aide à corriger bone faiblement radioactif. À la mort de
environ 20 000 et non 17 000. les datations par le carbone 14. l’organisme, tout échange avec le milieu

106 © POUR LA SCIENCE


2. LES PEINTURES PRÉHISTORIQUES de la grotte Cosquer ont été tionnelle par le carbone 14, les mains négatives sont âgées de
datées par spectrométrie de masse du carbone 14, dans l’accéléra- 27 000 ans environ, tandis que la correction géomagnétique (et
teur de Gif-sur-Yvette (voir l’encadré 2). Selon la datation conven- une correction sur la période) indique un âge de 31 000 ans.

extérieur cesse, et les atomes de carbone Grâce à cette méthode, on peut dater De plus, au Centre des faibles radioacti-
14 disparaissent peu à peu : la radioacti- des échantillons vieux de 50 000 ans : vités de Gif-sur-Yvette (laboratoire mixte
vité du carbone décroît alors avec le dans des échantillons plus anciens, on CNRS-CEA), on a placé ces «châteaux de
temps, selon une loi exponentielle. Le ne détecte pratiquement plus d’atomes plomb» dans des casemates de comptage,
rapport entre la composition isotopique de carbone 14. sous une épaisseur d’un mètre d’eau,
actuelle et la composition isotopique ini- l’eau étant également un excellent écran.
tiale du carbone fournit l’âge de l’échan- Les progrès En général, des détecteurs secon-
tillon analysé, c’est-à-dire l’instant passé daires entourent le compteur principal :
où il s’est formé.
des méthodes de datation ils permettent de distinguer les désinté-
Anderson et Libby émirent l’hypo- Depuis 40 ans, les méthodes de mesure grations du carbone 14 d’un signal dû
thèse que la production de carbone 14 ont beaucoup évolué. Ainsi, on a consi- aux particules cosmiques, par ce qu’on
avait toujours été la même et que la dérablement amélioré la technique de nomme méthode d’anticoïncidence. En
radioactivité du gaz carbonique de comptage, qui mesure la radioactivité effet, les désintégrations du carbone 14
l’air était restée constante dans le naturelle du carbone des composés à ne sont détectées que par le compteur
passé. C’est là l’hypothèse fondamen- dater. Les premières mesures étaient très principal, tandis qu’une particule cos-
tale de la méthode de datation par le perturbées par les particules du rayonne- mique, quand elle traverse les écrans,
radiocarbone, telle qu’on l’a appliquée ment cosmique : leurs impacts sur les crée un signal quasi simultané (une coïn-
en géologie et en archéologie, ainsi détecteurs s’ajoutent au signal de désinté- cidence) sur les compteurs secondaires et
que dans des domaines plus délicats gration du carbone 14. Pour arrêter ces principal. Des impulsions simultanées
comme la détermination de l’âge des particules, on a entouré l’échantillon et le sont donc retirées du comptage. On retire
eaux souterraines ou celui de l’eau compteur principal d’une épaisseur de aussi les impulsions parasites du comp-
profonde des bassins océaniques. plomb qui en absorbe une grande partie. teur (le bruit de fond) par des moyens

© POUR LA SCIENCE 107


ARBRE MORT PLUS ANCIEN ARBRE MORT RÉCENT ARBRE VIVANT COUPÉ

1890 1900 1910 1920 1930

1870 1880

1850 1860

RACCORDEMENT

RACCORDEMENT
RACCORDEMENT
AVEC DES TRONCS
PLUS ANCIENS

3. LA DENDROCHRONOLOGIE DÉTERMINE L’AGE CALENDAIRE par le teneur passée en carbone 14 du gaz carbonique atmosphérique.
comptage et les identifications des irrégularités de croissance des Les arbres fossiles donnent accès à des temps plus anciens que le
cernes des arbres. En datant les cernes par le carbone 14, on éta- plus vieux des séquoias géants : on raccorde, de proche en proche,
lonne la méthode de datation par le radiocarbone et on calcule la les séquences des cernes jusqu’à 11 000 ans avant aujourd’hui.

électroniques : ces impulsions n’ont pas On a alors mesuré plus précisément de l’atmosphère : la teneur atmosphé-
les mêmes caractéristiques (temps de la période de désintégration du carbone rique de radiocarbone a dû changer au
montée, énergie…) qu’une impulsion 14 : en 1962, Harry Godwin a obtenu une cours du temps. On a décidé d’une part
due à une désintégration d’un atome de valeur égale à 5 730 plus ou moins 40 de garder la période conventionnelle (et
carbone 14. Bien évidemment, malgré ans. La prise en compte de cette nouvelle fausse) de 5 568 ans, car c’est avec cette
cette sélection du signal, on a tout intérêt valeur impliquait un vieillissement de valeur qu’on a obtenu les premières data-
que ce flux de particules cosmiques soit trois pour cent des âges qu’on avait déter- tions, et d’autre part d’établir avec la plus
aussi faible que possible autour du comp- minés par le carbone 14 et avec la pre- grande exactitude possible la correspon-
teur. C’est pourquoi les appareils de mière période proposée, de 5 568 ans. dance entre âges déterminés par le car-
comptage des très faibles radioactivités Cependant, cette correction était encore bone 14 et âges calendaires.
de notre laboratoire sont installés au trop faible pour combler les écarts obser-
Laboratoire Souterrain de Modane, où vés avec les âges calendaires. On a donc L’étalonnage
une épaisseur de roche (schistes) de remis en question l’hypothèse d’une
1 800 mètres arrête la presque totalité des radioactivité constante du gaz carbonique
par la dendrochronologie
particules cosmiques (voir l’encadré 1). L’étalonnage de la datation convention-
Depuis une dizaine d’année, la data- nelle par le radiocarbone est un travail de
ÂGES DÉTERMINÉS
tion par le carbone 14 s’effectue égale- PAR LE CARBONE 14 (ANNÉES) longue haleine, qui a débuté il y a plus
ment à l’aide de spectromètres de masse de 30 ans. Elle repose essentiellement
11000
couplés à un accélérateur de particules sur la dendrochronologie, c’est-à-dire le
(voir l’encadré 2). Le campus de Gif-sur- comptage des anneaux annuels des
9000
Yvette possède un tel appareil. Par cette troncs d’arbre : on mesure le rapport des
nouvelle technique, on peut dater des teneurs en carbone 14 et en carbone 12
7000
échantillons de petite taille ; c’est le cas du bois prélevé dans des arbres préala-
de nombreuses pièces archéologiques. blement datés par dendrochronologie.
5000
Parallèlement à ces progrès tech- Dans un arbre vivant, seule la couche
niques, on découvrit le principal défaut annuelle externe est en équilibre avec
3000
de la datation par le carbone 14 : à l’atmosphère, les couches internes étant
mesure qu’on remontait dans le passé, déjà mortes. La teneur en carbone 14
1000
les âges déterminés par le carbone 14 d’un anneau mesure donc celle de l’air
0
s’écartaient des âges calendaires connus. 0 1000 3000 5000 7000 9000 11000 au moment où l’anneau s’est formé. Un
Ainsi, dès 1959, au moyen d’échan- ÂGES CALENDAIRES (ANNÉES) séquoia géant permet de remonter 2 000
tillons égyptiens historiquement bien 4. DÉVIATION DES AGES OBTENUS PAR LE ans en arrière. On étend la série chrono-
datés entre 3 500 et 5 000 ans avant CARBONE 14 par rapport aux âges calen- logique à l’aide d’arbres morts en parfait
aujourd’hui, Élisabeth Ralph démontra daires déterminés par dendrochronologie : état de conservation ; comme la largeur
que l’âge déterminé par le carbone 14 l’écart apparaît aux âges supérieurs à 2 000 des anneaux dépend du climat contem-
était inférieur à l’âge calendaire d’envi- ans. Le décalage atteint 1 000 ans vers porain des arbres, la comparaison des
ron 6 à 10 pour cent . 10 000 ans avant aujourd’hui. arbres morts depuis plusieurs siècles à de

108 © POUR LA SCIENCE


1. LE LABORATOIRE SOUTERRAIN DE M ODANE

L e laboratoire souterrain de Modane (LSM), au milieu du


tunnel routier de Fréjus, est placé sous la co-responsabi-
lité de l’Institut national de physique nucléaire et de phy-
Les expériences menées à Modane ont toutes en com-
mun l’observation de processus rares ; la profondeur du site
et l’utilisation de «châteaux de plomb» réduisent considéra-
sique des particules (CNRS) et de la Direction des sciences blement le bruit de fond radioactif. Ainsi, on tente d’y déter-
de la matière (CEA). En 1983, ce laboratoire, le plus profond miner la masse du neutrino, par la recherche d’une désinté-
du monde, était inauguré par une expérience de grande gration «double bêta» ; on y recherche la matière noire de
envergure, l’étude de la stabilité du proton : cette étude l’univers, matière invisible qui ne se manifeste que par des
nécessitait une protection efficace du détecteur contre le effets gravitationnels ; on y mesure des ultra faibles radioac-
rayonnement cosmique. Les 1 800 mètres de roches tivités, liées notamment aux études d’océanographie et
(schistes) situés sous le mont Fréjus forment un tel abri : ils d’environnement.
réduisent d’un facteur deux millions le flux de muons d’ori- Afin d’améliorer les performances de la datation par le
gine cosmique. En 1988, les résultats expérimentaux mon- carbone 14, le Centre des faibles radioactivités s’est, lui aussi,
traient que la durée de vie du proton était significativement installé au LSM Associés à l’analyse électronique des impul-
supérieure à la valeur prédite par la plus simple des théories sions dans les compteurs, les avantages du site devraient per-
de Grande unification. mettre d’atteindre des âges de 60 000 ans.

Rayonnement cosmique dans la haute Dispositif de mesure des très faibles radioactivités dans le hall principal
atmosphère et dans le Laboratoire sou- du LSM. Au premier plan à droite, on voit le «château de plomb», qui
terrain de Modane. protège les détecteurs.

vieux arbres vivants révèle des teneur atmosphérique de carbone 14. der leur série dendrochronologique
séquences caractéristiques d’anneaux. Vers 10 000 ans avant aujourd’hui, le ancienne à la série continue récente.
De proche en proche, par des recoupe- gaz carbonique de l’atmosphère était Il fallait inventer une méthode nou-
ments d’un tronc à un autre, on obtient environ 10 pour cent plus riche en car- velle pour étendre l’étalonnage du car-
une longue série chronologique de bois bone 14 que celui de l’atmosphère de bone 14. On a alors utilisé la datation
d’âge connu (voir la figure 3). 1950, qui sert de référence. des coraux fossiles par la méthode des
De nombreux chercheurs ont ainsi déséquilibres de l’uranium-thorium, et
étalonné la déviation par rapport aux âges Les âges supérieurs on a comparé ces âges aux âges déter-
calendaires des âges déterminés par le minés par le carbone 14 pour ces
carbone 14 (voir la figure 4). La dévia-
à 11 000 ans mêmes coraux. L’uranium 234, élément
tion apparaît vers 2 000 ans avant Au-delà de 11 000 ans avant soluble dans l’eau de mer, se désintègre
aujourd’hui, puis l’écart se creuse et, vers aujourd’hui, la dendrochronologie ne naturellement en thorium 230, qui est
10 000 ans avant aujourd’hui, il dépasse peut plus servir à calibrer la datation insoluble et tombe au fond ; ainsi, l’eau
1 000 années. Grâce à l’étalonnage par la par le radiocarbone. À cette époque, de mer contient de l’uranium mais ne
dendrochronologie, les âges déterminés une période très froide empêchait la contient pas de thorium. Ces propriétés
par le carbone 14 sont convertis en âges croissance des chênes qu’on utilise pour sont le fondement de la méthode de
calendaires, avec, tout au plus, une incer- l’étalonnage. Il existe bien des arbres datation par l’uranium-thorium, qui
titude de quelques dizaines d’années. fossiles, en bon état de conservation, fournit des âges calendaires avec une
De ces mêmes analyses, on déduit mais ce sont des espèces différentes ; précision voisine du siècle. Lors de sa
évidemment les variations passées de la les botanistes n’ont pas réussi à raccor- formation, le squelette minéral d’un

© POUR LA SCIENCE 109


corail piège, dans son réseau cristallin de ses collaborateurs ont montré que la l’uranium-thorium restent rares et peu
l’uranium dissous dans l’eau de mer. À tendance au rajeunissement des âges fiables. C’est pourquoi nous nous
l’origine, le corail vivant ne contient pas déterminés par le carbone 14 se pro- sommes intéressés à l’impact d’un fac-
de thorium 230, puisqu’il n’a pas pu longe jusqu’à 20 000 ans avant teur important, dont nous avons récem-
l’assimiler de l’eau de mer, mais à aujourd’hui : l’écart avec les âges ment déterminé les variations, l’inten-
mesure que l’uranium se désintègre (avec calendaires atteint alors 3 000 ans. sité du champ magnétique terrestre.
une période de 248 000 ans), le squelette Ainsi, l’atmosphère dans laquelle ont
corallien accumule du thorium 230. Le vécu les hommes de Cro-Magnon était Les fluctuations du carbone
rapport isotopique thorium 230 / uranium environ 30 à 40 pour cent plus riche en
234 des coraux fossiles fournit une carbone 14 que l’atmosphère moderne.
14 dans l’atmosphère
mesure du temps écoulé. Au-delà de 20 000 ans avant Plusieurs phénomènes sont susceptibles
Les datations par l’uranium-tho- aujourd’hui, les comparaisons des de modifier la teneur en carbone 14 du
rium effectuées par Edouard Bard et datations par le carbone 14 et par gaz carbonique atmosphérique. Tout

2. LA SPECTROMÉTRIE DE MASSE AVEC UN ACCÉLÉRATEUR

L a radioactivité naturelle du carbone 14 est si faible qu’on


doit traiter au moins un gramme de carbone pour
compter en quelques jours un nombre significatif de désin-
plaque portée à une tension positive (2), puis il traverse un
aimant (3) : le champ magnétique courbe la trajectoire des
ions, selon un rayon qui dépend de leur masse ; on sélec-
tégrations. À Gif-sur-Yvette, à l’aide de l’accélérateur du tionne alors les ions de masse 14. Ces ions entrent dans un
CNRS et du CEA, le Tandétron, on mesure en une heure accélérateur Tandem, un appareil qui produit un champ élec-
seulement le rapport carbone 14 / carbone 12 d’échan- trique symétrique : la tension électrique croît le long du par-
tillons contenant seulement un milligramme de carbone. cours des ions jusqu’au centre de l’appareil, où elle vaut deux
Le Tandétron mesure non pas la radioactivité du car- millions de volts ; puis la tension décroît jusqu’à zéro.
bone 14, mais son abondance relative par rapport au car- Dans la première partie du Tandem, les ions négatifs
bone 12 : il distingue les deux éléments en exploitant leur sont donc accélérés. Lorsqu’ils arrivent dans la partie cen-
différence de masses. On ne peut pas utiliser un spectro- trale, ils entrent en collision avec un nuage d’argon présent
mètre de masse classique, car les ions parasites de masse sous très faible pression. Là, les ions parasites 13 CH et
comparable à celle du carbone 14 (14N, 13CH, 12CH2) sont 12CH sont cassés et donnent des ions carbone 13, carbone
2
cent millions de fois plus nombreux que les ions carbone 12 et hydrogène, tandis que les ions carbone 14 perdent
14 à mesurer. Le meilleur moyen d’obtenir une mesure plusieurs électrons et deviennent positifs. Ces ions positifs
représentative de cet isotope peu abondant est d’utiliser un sont alors accélérés dans la seconde partie du tandem où la
spectromètre de masse couplé à un accélérateur de parti- tension décroît. À la sortie de la machine, on sépare les
cules, qui sélectionne les ions recherchés. divers ions en fonction de leur masse (5) et ont compte les
Pour dater un échantillon, on commence par le transfor- ions carbone 14 à mesure qu’ils arrivent (6).
mer en graphite, forme cristalline du carbone. Puis on le Alors que les spectromètres de masse classiques ne
place dans une source (1) où il est bombardé par un faisceau permettent guère de mesurer des rapports isotopiques
de césium ; celui-ci éjecte des ions négatifs de l’échantillon. inférieurs à 10–9, l’emploi de l’accélérateur repousse cette
Les plus nombreux d’entre eux, les ions azote (14N–), sont éli- limite à des valeurs voisines de 10–15. On accède alors à la
minés d’emblée, car ils sont très instables et disparaissent teneur en carbone 14 d’échantillons fossiles aussi vieux
sitôt créés. Le faisceau d’ions restants est accéléré par une que 45 000 ans.

0 VOLT 2 MILLIONS 0 VOLT


DE VOLTS
4

5 3
IONS POSITIFS IONS
DE CARBONE 14 DE MASSE 14
TANDEM

IONS
NÉGATIFS 2

1
6
L’accélérateur Tandétron de Gif-sur-Yvette. FAISCEAU DE CÉSIUM

110 © POUR LA SCIENCE


d’abord, comme le Système solaire se
déplace dans la galaxie, l’intensité du
rayonnement cosmique qui bombarde
notre planète a pu changer au cours du
temps, modifiant ainsi la production de
carbone 14 dans la haute atmosphère.
Ensuite, des supernovae ont peut-être
explosé au voisinage du système solaire,
E
en émettant un flux intense de particules. RFAC
E DE SU
Le soleil peut également intervenir, car AU CHAUD
E
le vent solaire dévie une petite fraction
des particules cosmiques incidentes ; cet
effet est mineur, mais une modulation de
EU R
faible amplitude associée au cycle EAU FROIDE DE PR OFON D
solaire de 11 ans a été détectée dans la
teneur en carbone 14 du gaz carbonique
de l’atmosphère actuelle. 5. CIRCULATION GÉNÉRALE ACTUELLE DE L’OCÉAN. Les eaux chaudes de surface (en rouge)
La production du carbone 14 dans la plongent dans l’Atlantique Nord, puis ces eaux froides (en bleu) remontent après plus
haute atmosphère est aussi sensible aux d’un millier d’années.
variations du champ magnétique ter-
restre. Celui-ci, tel un bouclier, dévie On ignore comment le flux du puis, en simulant les échanges de gaz
une fraction des rayons cosmiques rayonnement cosmique et l’activité carbonique entre les océans et l’atmo-
avant que ceux-ci n’atteignent les solaire ont varié au cours des 50 000 sphère, on en déduit l’évolution de la
hautes couches de l’atmosphère, où ils dernières années, période que cou- teneur en carbone 14 du gaz carbo-
produisent le carbone 14. À cette altitude vrent les datations par le carbone 14. nique atmosphérique.
(de 2 à 3 rayons terrestres), le champ En revanche, on connaît, avec une
géomagnétique ressemble à celui d’un bonne précision, les lois reliant L’étalonnage
barreau aimanté (un dipôle) placé au l’intensité du champ magnétique à la
centre de la Terre. L’efficacité de ce bou- production du carbone 14. À partir de
géomagnétique
clier dépend de l’intensité du champ l’histoire du champ magnétique ter- Pourquoi cet étalonnage est-il si
magnétique terrestre : la production du restre, on évalue les variations passées récent? L’idée est assez ancienne,
carbone 14 est minimale (l’écrantage est du taux de production du carbone 14 ; puisque Michael Barbetti avait déjà
maximal) lorsque le dipôle géomagné-
tique est fort ; elle est maximale lorsque 0 10 20 30 40 50 60 70 80
le dipôle géomagnétique est faible. 2
La circulation océanique est une ÂGE (EN MILLIERS D'ANNÉES)
autre cause de fluctuation du carbone 1,8
14 atmosphérique. La surface de
14 INTENSITÉ DU DIPÔLE
l’océan absorbe une partie du gaz car-
GÉOMAGNÉTIQUE 1,6
bonique atmosphérique qui, une fois (1022 AMPÈRES
PRODUCTION DE CARBONE 14
(VARIATIONS RELATIVES
dissous, parcourt les abysses le long de 12 x MÈTRE CARRÉ) À LA VALEUR ACTUELLE)
la grande boucle de circulation océa- 1,4
nique générale (voir la figure 5). Injecté
en profondeur dans l’Atlantique Nord, 10
1,2
il revient en surface après plus d’un
millier d’années et repasse en partie dans
8 1
l’atmosphère. La durée du parcours est
suffisante pour que le gaz carbonique
injecté dans l’océan s’appauvrisse en car- 6 0,8
bone 14 par désintégration radioactive.
DONNÉES
Sous forme de gaz carbonique dissous, VOLCANIQUES 0,6
les océans contiennent environ 40 tonnes 4
de carbone 14, tandis que l’atmosphère
en contient moins d’une tonne ; par ENREGISTREMENT
2 DES AÇORES
conséquent, on pourrait penser, à priori,
que des modifications –mêmes faibles– ÂGE (EN MILLIERS D'ANNÉES)
des échanges entre l’océan et l’atmo- 0
sphère, dues par exemple à des variations 0 10 20 30 40 50 60 70 80
des courants océaniques, changent nota- 6. VARIATIONS DE L’INTENSITÉ DU CHAMP GÉOMAGNÉTIQUE durant les 80 000 dernières
blement la teneur en carbone 14 du gaz années, obtenues à partir des sédiments prélevés dans la région des Açores (en rouge).
carbonique de l’atmosphère. Nous ver- Entre 18 000 et 45 000 ans avant aujourd’hui, l’intensité du champ était nettement plus
rons sur la figure 7 que l’effet de ces faible que sa valeur actuelle. La production du carbone 14, qui varie à l’inverse de l’intensité
variations est modeste. du champ magnétique, était alors plus forte (en bleu).

© POUR LA SCIENCE 111


tenté de l’appliquer en 1980. Elle se CORRECTION MAGNÉTIQUE AVEC CIRCULATION
heurtait toutefois à l’imprécision des 4 500 (EN ANNÉES) OCÉANIQUE VARIABLE
connaissances sur les variations du
4 000 COMPARAISONS
champ géomagnétique. En effet, recons- VARIATION DE LA TENEUR
DES ÂGES U-TH ET 14C
DU 14C ATMOSPHÉRIQUE
tituer l’histoire du champ magnétique ter- (POUR CENT)
3 500
restre n’est pas aisé : seules les roches 50
volcaniques ont enregistré l’intensité du 3 000
champ ancien ; or les laves, émises au
40
hasard, ne fournissent que des données 2 500
DENDRO-
ponctuelles et insuffisantes pour détailler CHRONOLOGIE 30
l’évolution du champ magnétique durant 2 000
la période étudiée. AVEC CIRCULATION
Le seul moyen de tracer la courbe des 1 500
OCÉANIQUE CONSTANTE 20
variations de l’intensité du champ géo-
1 000
magnétique consiste à analyser l’aiman-
10
tation naturelle rémanente des sédi-
500
ments : à mesure qu’ils se déposent, les
sédiments s’aimantent sous l’effet du
champ géomagnétique et, tels une bande 0 10 000 20 000 30 000 40 000 50 000
magnétique, ils enregistrent les variations ÂGES DÉTERMINÉS PAR LE CARBONE 14 (EN ANNÉES)
de son intensité. La lecture de cet enre- 7. CORRECTION MAGNÉTIQUE à apporter aux âges déterminés par le carbone 14. En bleu, la
gistrement est délicate, car l’aimantation correction est obtenue en supposant la circulation océanique constante, égale à la circulation
traduit également des changements miné- actuelle. La zone ombrée indique l’incertitude due aux mesures magnétiques. En rouge, la
ralogiques associés aux modifications du correction est obtenue avec une circulation océanique variable, qui prend notamment en
climat et de l’environnement. On calibre compte la déglaciation d’il y a 15 000 ans. L’effet de cette variation est négligeable. On a
la courbe obtenue à l’aide des mesures aussi indiqué les étalonnages obtenus par dendrochronologie, jusqu’à 11 000 ans avant
effectuées sur les laves. aujourd’hui, et par l’uranium-thorium. Ils s’accordent bien avec l’étalonnage magnétique.
Récemment, Le Suroît, navire océa-
nographique de l’IFREMER, a prélevé les variations de la teneur en carbone 14 magnétique est en bon accord avec les
des carottes de sédiments marins dans du gaz carbonique atmosphérique, étalonnages ponctuels obtenus à partir
l’Océan Atlantique, près des Açores. Ces variations que l’on doit prendre en des coraux. Ce résultat suggère que la
sédiments possèdent une minéralogie compte quand on examine la décrois- modulation géomagnétique a été la prin-
magnétique exceptionnellement homo- sance radioactive du carbone 14. On a cipale cause des variations de la teneur
gène, si bien que leur aimantation réma- ainsi obtenu la correction magnétique du carbone 14 de l’atmosphère et que les
nente reflète fidèlement le champ magné- en fonction des âges déterminés par le autres causes, dont les changements de
tique appliqué. On a analysé leur radiocarbone (voir la figure 7). circulation océanique, ont été de moindre
aimantation au Centre des Faibles Pour se rapprocher des âges calen- importance. Pour vérifier ce résultat,
Radioactivités, et on en a déduit la daires, les âges déterminés par le carbone nous avons recalculé la correction
courbe des variations de l’intensité du 14 doivent d’abord être vieillis de trois magnétique en utilisant un modèle de cir-
champ magnétique terrestre pour les pour cent, afin de tenir compte de l’erreur culation océanique variable, qui reproduit
280 000 dernières années. sur la période conventionnelle. Il faut les changements majeurs de la circula-
Durant les 50 000 dernières années, ensuite ajouter la correction magnétique tion océanique intervenus lors de la der-
l’intensité du champ géomagnétique a été de la figure 6, qui vieillit encore les âges nière déglaciation, il y a 15 000 ans
en moyenne deux fois plus faible que sa déterminés par le carbone 14. Du fait de environ. La modification de la correc-
valeur actuelle (voir la figure 6a). la plus forte production de carbone 14, la tion n’excède pas 10 pour cent (voir la
L’écran magnétique a donc été moins correction magnétique dépasse 3 000 ans figure 6), ce qui confirme le rôle pri-
fort, et la production de carbone 14, par entre 20 000 et 40 000 ans avant mordial de la modulation géomagné-
conséquent, plus élevée. Au cours de leur aujourd’hui. À cette époque, la teneur tique dans les variations de la teneur du
vie, les organismes anciens ont assimilé en carbone 14 du gaz carbonique de carbone 14 de l’atmosphère.
davantage d’isotopes radioactifs que ne l’atmosphère était jusqu’à 50 pour cent Ainsi étalonnée, la datation par le
le prévoyaient Anderson et Libby ; c’est supérieure à la teneur de 1950. La cor- carbone 14 est un outil inestimable, car
pourquoi la méthode de datation par le rection magnétique diminue de nouveau elle fournit un cadre chronologique pré-
carbone 14 sous-estimait les âges. entre 45 000 et 50 000 ans avant cis pour les 50 000 dernières années. La
aujourd’hui, car l’intensité du champ correction magnétique s’annule vers
Les âges véritables géomagnétique était, à cette époque, 50 000 ans avant aujourd’hui, car le
voisine de sa valeur actuelle. champ géomagnétique était alors aussi
Pour calculer la correction, dite correc- Dans notre calcul de la correction intense qu’aujourd’hui. Ce résultat
tion magnétique, qu’il faut apporter à la magnétique, nous avons supposé une cir- constitue une prédiction qu’on devra
datation par le carbone 14, on a converti culation océanique semblable à la circu- vérifier, pour contrôler la validité de
la courbe des variations de l’intensité lation actuelle, et négligé l’effet des notre démarche. On pourrait le faire en
du champ magnétique terrestre en une changements de la circulation globale de datant par l’uranium-thorium des coraux
courbe de production de carbone 14 l’océan lors de la dernière déglaciation. fossiles bien choisis, et en comparant ces
(voir la figure 6b). Puis, on en a déduit Malgré cette approximation, la correction âges à ceux obtenus par le carbone 14.

112 © POUR LA SCIENCE


L’environnement
daté et chronométré
Bruno HAMELIN

Pour étudier les mouvements de l’atmosphère, Au cours des 30 dernières années,


l’utilisation des isotopes radioactifs de
les variations du niveau des mers et l’érosion du sol, longue période a permis de progresser
dans la connaissance de l’histoire de
les géologues exploitent la décroissance radioactive notre planète : on a ainsi déterminé sa
date de naissance, l’époque de forma-
de divers isotopes présents dans l’environnement. tion des grandes unités continentales,
et les rythmes d’expansion des fonds
océaniques. L’utilisation des chrono-
mètres radioactifs dans les études de
orsque les deux mots environne- tion peu flatteuse occulte bien souvent, l’environnement est bien plus

L ment et radioactivité sont asso-


ciés dans la vie courante, c’est
généralement à l’occasion de
catastrophes, ou à propos de menaces
calamiteuses pesant pour des millénaires
aux yeux du grand public, les nom-
breuses utilisations bénéfiques de la
radioactivité. Parmi ces applications
utiles et peu popularisées, il faut signaler
le rôle que jouent les isotopes radioactifs
récente ; par «environnement», on
entend enveloppes superficielles de
notre planète, l’atmosphère, les sols et
les eaux naturelles.
Lorsqu’on étudie les systèmes
sur les générations à venir. Cette réputa- pour la recherche en sciences de la Terre. environnementaux, on est confronté à
des échelles de temps bien plus
courtes que celles qui règlent l’évolu-
tion des profondeurs de la Terre. Par
U-238 U-234
URANIUM 4,47x109 2,48x105 conséquent, on n’utilise pas les
(92) ANNÉES ANNÉES mêmes outils chronométriques dans
ces deux types d’études. Pour dater
PROTAC- Pa-234 β− α
TINIUM
α 1,18 des roches âgées de centaines de mil-
(91) MINUTES lions ou de milliards d’années, on fait
Th-234
β− Th-230 appel aux quelques isotopes radioac-
THORIUM 24 7,52x104 tifs dont la décroissance est extrême-
(90) JOURS ANNÉES
ment lente, comme l’uranium 238, le
ACTINIUM α potassium 40 ou le rubidium 87. Ces
(89) isotopes étaient déjà présents lors de
NOMBRE DE PROTONS

Ra-226 la formation de la Terre, et leur abon-


RADIUM
1,62x103 dance continue de décroître depuis
(88)
ANNÉES lors. En revanche, les circulations
FRANCIUM
atmosphériques s’effectuent en
α
(87) quelques semaines, les durées des
Ra-222
RADON 3,8
(86) JOURS 1. CHAINE DE DÉSINTÉGRATION RADIOAC-
TIVE de l’isotope 238 de l’uranium. La
ASTATE α période radioactive (temps au bout
(85)
duquel un nombre donné d’atomes radio-
Po-218 Po-214 Po-210 actifs diminue de moitié) diffère nette-
POLONIUM 3,05 1,6x10–4 138
(84) MINUTES SECONDES JOURS ment d’un intermédiaire à l’autre de cette
chaîne. Dans un échantillon donné, en
BISMUTH α
Bi-214 β− α Bi-210 β− α l’absence de perturbation physico-chi-
19,7 5,01
(83) MINUTES JOURS mique, le nombre de désintégrations par
Pb-214 Pb-210 Pb-206 unité de temps se stabilise à un taux iden-
PLOMB 26,8
β− 22,3
β− STABLE
(82) tique pour chacun des isotopes : c’est
MINUTES ANNÉES
l’équilibre séculaire.

114 © POUR LA SCIENCE


mélanges dans les océans sont com- a
prises entre quelques années et le mil-
lénaire, et les grandes fluctuations cli-
matiques, entre le millénaire et la
centaine de millénaires. Pour suivre
ces processus, on emploie des iso-
topes de périodes plus courtes, adap-
tées aux temps caractéristiques des
phénomènes étudiés. Il existe toute
une panoplie de radionucléides, dont
les périodes vont de quelques années
(thorium 234, plomb 210, etc.) à
quelques dizaines de milliers d’années
(carbone 14, thorium 230, uranium
234, etc.) ; seulement, il faut que ces
isotopes à vie courte aient été produits
assez récemment pour qu’on puisse
les détecter aujourd’hui, sinon tous
leurs atomes auraient disparu depuis
longtemps.
Trois processus différents engen-
drent ces isotopes à vie courte : les
chaînes radioactives naturelles, les
réactions nucléaires induites par le
rayonnement cosmique et les rejets
par l’homme, dus aux essais
nucléaires ou à l’industrie nucléaire
civile. Dans cet article, nous
détaillons ces modes de production, et
nous montrons comment ils servent à
l’étude de l’environnement.

Les chaînes
b 40
radioactives naturelles
NIVEAU DE LA MER (EN MÈTRES)

La radioactivité est la transformation 10


directe d’un noyau père radioactif en
un noyau fils stable, selon l’une des –20
deux radioactivités, alpha ou bêta.
Cependant, trois des isotopes radioac- –50
tifs de longue période que nous avons
mentionnés, l’uranium 235, l’uranium –80
238 et le thorium 232, produisent une
cascade d’isotopes eux-mêmes radio- –110
actifs, jusqu’à ce que cette chaîne ren- ÂGE (EN MILLIERS D'ANNÉES)
AUJOURD'HUI
contre un isotope stable (voir la figure –140
1). Les 14 isotopes intermédiaires de 390 360 330 300 270 340 210 180 150 120 90 60 30 0

la chaîne de désintégration de l’ura- TEMPS


nium 238 ont des périodes très diffé- 2. VARIATIONS DU NIVEAU MARIN. Sur l’image satellite LANDSAT de la péninsule de Sumba
rentes (de quelque dix millièmes de (Indonésie) (a), les lignes blanchâtres, parallèles au rivage, marquent les terrasses
seconde pour le polonium 214, construites par les coraux durant les périodes climatiques chaudes. Des mouvements tec-
jusqu’à 248 000 ans pour l’uranium toniques soulèvent ces terrasses, de sorte que les plus anciennes sont à 500 mètres au-
234). Toutefois ces périodes sont bien dessus du niveau actuel de la mer. Durant les périodes glaciaires, le niveau marin baisse,
plus courtes que celle de l’isotope de et les colonies de coraux se déplacent vers les flancs des récifs submergés. À partir d’iso-
tête de chaîne (4,56 milliards topes radioactifs de courte période (carbone 14 ou rapport uranium 234-thorium 230), on
d’années!). date les coraux prélevés sur les terrasses ou dans les forages sous-marins, et on établit
Dans les minéraux des roches, un ainsi la chronologie des variations du niveau marin. La courbe (b) montre les oscillations
état stationnaire s’établit au long de du climat entre périodes glaciaires et périodes interglaciaires, ainsi que les oscillations intra-
cette chaîne : cet état, qu’on nomme période, telles que celles de la période chaude comprise entre 130 000 et 80 000 ans.
«l’équilibre séculaire», est l’équiva- Lors de la dernière période glaciaire, il y a 20 000 ans, le niveau marin était à moins de
lent de l’équilibre que l’on atteint 120 mètres sous l’actuel. Ces alternances sont bien expliquées par la théorie de
dans un problème de baignoires et de Milankovitch, selon laquelle le climat dépend des variations de l’orbite terrestre autour du
robinets. Le nombre d’atomes joue le Soleil, qui modifient la longueur et l’intensité des saisons.

© POUR LA SCIENCE 115


rôle du niveau de l’eau dans les bai- ment en plomb 210, dont la période parties par milliard) produit des
gnoires : il diffère d’un élément à est de 22,3 années. Ces atomes de atomes de thorium 230 ; comme ceux-
l’autre de la chaîne. L’abondance rela- plomb radioactif naturel sont rapide- ci sont très insolubles, ils se fixent
tive de chacun des isotopes intermé- ment fixés par les aérosols, dissémi- immédiatement sur les particules
diaires est fixée par leur période res- nés loin de leur site de production par solides qui sédimentent en pluie conti-
pective ; plus la période est courte, les circulations atmosphériques, et nue sur le fond océanique. Le thorium
moins l’atome est abondant. L’ura- ramenés au sol par les précipitations. 230 s’enfonce alors dans le sédiment,
nium 234, par exemple, est 555 000 Toute la surface du Globe est donc où il décroît par radioactivité.
fois moins abondant que l’uranium soumise à une pluie continue de Une des applications les plus spec-
238. L’équivalent du débit des robi- plomb 210, à des doses variables et, taculaires de ce type de méthode a été
nets est le nombre de désintégrations bien entendu, infimes et inoffensives, élaborée durant ces cinq dernières
par seconde : à l’équilibre séculaire, mais détectables par les techniques de années par une équipe française du
ce nombre, ou «activité radioactive», comptage radioactif. Laboratoire de géosciences de l’envi-
est le même pour tous les radionu- Dans un milieu d’accumulation, tel ronnement ( LGE ), à Marseille. Les
cléides de la chaîne. L’ensemble des qu’un glacier, le fond d’un lac ou un chercheurs de cette équipe ont recons-
réactions dans les minéraux des sol forestier, la surface exposée titué les variations du niveau marin au
roches se résume alors à la transmuta- s’enfonce progressivement, et les cours des grandes alternances clima-
tion progressive des atomes de l’iso- atomes de plomb 210 qui s’y sont tiques entre âges glaciaires et intergla-
tope tête de chaîne, l’uranium 238, en déposés disparaissent régulièrement ciaires. Ils ont examiné pour cela le
atomes de l’isotope stable final, le par désintégration radioactive. La squelette de coraux qui bâtissent les
plomb 206. teneur de plomb 210 à une profondeur récifs des îles intertropicales. Certains
Toutefois, il arrive que l’équilibre donnée donne donc l’âge de dépôt, de ces coraux vivent juste sous la sur-
séculaire soit rompu, notamment autrement dit la vitesse à laquelle la face marine et sont donc très sensibles
lorsqu’une réaction chimique isole l’un glace, le sédiment ou le sol s’accumu- aux variations de profondeur : lorsque
des intermédiaires par rapport à ses lent. La gamme des vitesses de dépôt le niveau marin s’élève, ils sécrètent
ascendants ou descendants. Après un tel accessible par cette méthode est limi- de nouvelles épaisseurs de carbonate
événement, l’équilibre se rétablit, plus tée par la période du plomb 210 : après de calcium vers la surface ; au
ou moins rapidement selon la période quelques périodes, soit une centaine contraire, lorsque le niveau baisse, les
des isotopes considérés. Ces ruptures d’années, la teneur devient colonies meurent en abandonnant des
d’équilibre sont cruciales pour les indécelable ; il faut donc que le milieu terrasses caractéristiques qui mar-
études de géochimie environnementale. s’accumule de façon significative quent la cote à laquelle elles ont vécu.
durant ce laps de temps, ce qui est le En datant des coraux à diverses
Les vitesses cas pour les glaces polaires, les sédi- profondeurs dans des forages sur les
ments côtiers ou lacustres et les sols. flancs des récifs, on obtient un enre-
de sédimentation Pour les milieux à la sédimenta- gistrement fidèle de ces variations de
Une application classique de cette tion plus lente, tels que les sédiments niveau (voir la figure 2). Le principe
propriété est la détermination des taux des grands fonds océaniques de datation des coraux est une
de dépôt avec le plomb 210, lorsque (quelques centimètres par millier variante des précédents : lorsqu’il pré-
celui-ci est extrait de la chaîne qui le d’années), on s’intéresse à des iso- cipite dans l’eau de mer, le carbonate
produit. La chaîne radioactive de topes qui se désintègrent plus lente- de calcium emprisonne des traces
l’uranium 238 libère de manière ment comme le thorium 230 (d’une d’uranium qui s’intègre facilement
continue un faible flux de radon 222 période de 75 200 ans). Cette méthode dans le réseau cristallin. Dans ce cas,
gazeux, de période 3,8 jours, hors des exploite aussi l’isolement d’un isotope c’est le père radioactif qui est séparé
roches de la croûte terrestre. En radioactif, le thorium 230, de sa chaîne de ses descendants ; le thorium 230
quelques jours, ces atomes de radon de production. L’uranium dissous à est pratiquement absent à l’état dis-
libérés dans l’atmosphère se transfor- l’état de traces dans l’eau de mer (3,3 sous et peu assimilable par le réseau

ATOMES CIBLES
DANS N, O N, O Ar Ar Kr N, O Ar Ar N, O Ar Ar N, O Ar Ar Ar
L'ATMOSPHÈRE

3 10 26 36 81 14 39 32 3 22 35 7 37 33 32
COSMONUCLÉIDE He Be Al Cl Kr C Ar Si H Na S Be Ar P P

1,5.106 7,3.105 3,0.105 2,1.105 5 730 269 108 12,4 2,6 87,4 53 35 25 14,3
PÉRIODE STABLE
ANS ANS ANS ANS ANS ANS ANS ANS ANS JOURS JOURS JOURS JOURS JOURS

β+
RADIOACTIVITÉ β− β+ β− RAYONS β− β− β− β− β− γ RAYONS β− β−
X γ X

ÉNERGIE 0,540
LIBÉRÉE 0,550 1,2 0,714 0,156 0,585 0,100 0,018 0,167 0,480 0,250 1,7
1,3
(EN MeV)

3. ISOTOPES COSMOGÉNIQUES, produits par l’impact du rayonnement cosmique sur des noyaux cibles dans l’atmosphère.

116 © POUR LA SCIENCE


cristallin du carbonate. L’uranium l’échantillon et l’atmosphère est inter- au carbone 12 commun). Il est en parti-
intégré au corail produit du thorium rompu, par exemple lors de la mort de culier difficile de séparer le carbone 14
230 dans le carbonate, jusqu’au réta- l’arbre pour un bois fossile, la de son isobare, l’azote 14 de l’air, dans
blissement de l’équilibre séculaire. La décroissance radioactive du carbone les spectromètres de masse.
mesure du rapport entre le thorium 14 joue le rôle de chronomètre : on On a récemment perfectionné ce
230 et l’uranium 238 permet donc de peut mesurer l’âge d’un tel échan- chronomètre en utilisant la spectromé-
dater le corail. On connaît cette tillon jusqu’à environ 40 000 ans. trie de masse par accélérateur, qui
méthode depuis une trentaine Toutefois, la mesure des atomes de car- consiste à accélérer les atomes avant
d’années, mais l’ancienne méthode bone 14 est délicate, car cet isotope cos- de les séparer dans un champ magné-
par comptage radioactif manquait de mogénique est très rare (un millionième tique. De par le monde, peu d’accélé-
précision ; une nouvelle technique de millionième de carbone 14 par rapport rateurs sont affectés des études
d’analyse de l’uranium et du thorium
par spectrométrie de masse, bien plus TENEUR EN ATOMES DE BÉRYLLIUM
a VALEUR THÉORIQUE
rapide, sensible et précise, l’a remise (EN MILLIONS D'ATOMES PAR GRAMME) SANS ÉROSION
au goût du jour. On obtient mainte- 0 0,2 0,4 0,6 0,8 1 1,2 1,4 9
nant une précision de l’ordre de la 0 0

PROFONDEUR (EN CENTIMÈTRES)


centaine d’années pour des coraux du TRAVERSÉE (EN GRAMMES
PAR CENTIMÈTRE CARRÉ) VALEUR
dernier maximum glaciaire, il y a 100
QUANTITÉ DE ROCHE

OBSERVÉE
20 000 ans, et de l’ordre du millier EN SURFACE 50
d’années pour la dernière période 200
interglaciaire, il y a 125 000 ans.
100
300
Les isotopes
cosmogéniques 400
150
Les isotopes dits «cosmogéniques»
diffèrent des précédents par leur mode
de formation et par les éléments chi-
miques impliqués : ils sont produits b
lors de réactions nucléaires entre cer-
tains atomes terrestres et des protons
et particules alpha du rayonnement
cosmique. Le plus connu d’entre eux
est le carbone 14 (d’une période de
5 730 ans), engendré par le bombarde-
ment des atomes d’azote 14 atmo-
sphériques par des neutrons secon-
daires issus de ces réactions. Il existe
toute une série de radionucléides de ce
type (voir la figure 3), principalement
parmi les éléments légers, dont les
périodes radioactives sont très
diverses : par exemple, 53 jours pour
le béryllium 7 ou 1,5 million d’années
pour le béryllium 10. L’exploitation
de ces isotopes cosmogéniques en
sciences de la Terre diffère selon que
les noyaux bombardés sont dans
l’atmosphère ou dans les roches de la
surface terrestre.
Le premier cas correspond notam-
ment à la production de carbone 14.
Ces radionucléides cosmogéniques 4. DÉTERMINATION DU TAUX D’ÉROSION des roches à partir d’isotopes cosmogéniques. La
sont rapidement mélangés dans courbe (a) représente le nombre d’atomes de béryllium 10 (par gramme de roche) pro-
l’atmosphère avec leurs homologues duits par l’impact du rayonnement cosmique sur les filons de quartz affleurant dans les
stables (sous forme de dioxyde de car- pénéplaines africaines (b). Dans ces roches, la production continue du béryllium 10 par le
bone), et suivent le cycle géochimique rayonnement équilibre sa décroissance radioactive (de période 1,5 million d’années). La
global du carbone. Ce phénomène teneur du béryllium 10 décroît avec la profondeur, car le rayonnement cosmique est atté-
autorise la datation de tout matériau nué par l’épaisseur de la roche traversée. En réalité, elle décroît moins vite que de le prévoit
incorporant du carbone à partir de un calcul qui ignore l’érosion de la surface. La différence entre la valeur observée en sur-
l’atmosphère, dans la matière orga- face (1,45 x 106 atomes par gramme) et la valeur théorique, calculée en ignorant l’érosion
nique ou sous forme de précipité inor- (9,1 x 106 atomes par gramme), permet de déterminer le taux d’érosion de ces roches (ici
ganique. Quand l’échange entre de deux mètres par million d’années environ).

© POUR LA SCIENCE 117


géologiques. Celui du CNRS, à Gif-sur- et de l’intensité du champ magnétique qu’aujourd’hui, les taux de production
Yvette, en fait partie ; depuis une terrestre (qui dévient le rayonnement de carbone 14 et de béryllium 10 cos-
quinzaine d’années, le Centre des cosmique), la concentration atmo- mogéniques étaient supérieurs aux
faibles radioactivités (CFR) de Gif-sur- sphérique en carbone 14 a varié au taux actuels.
Yvette utilise cette technique et cours du temps (voir Datation au car- Le second type de production
détecte le carbone 14 dans quelques bone 14 et champ géomagnétique, par d’isotopes cosmogéniques a lieu dans
milligrammes de carbone seulement, C. Laj, A. Mazaud et J.-C. Duplessy, les roches exposées à la surface de la
alors que la traditionnelle technique dans ce dossier). Au Laboratoire de Terre. Sous l’impact du bombarde-
de comptage bêta exige plusieurs géosciences de l’environnement, à ment cosmique, les atomes de sili-
grammes de matière. Ainsi, en datant Marseille, on a récemment étalonné cium ou d’oxygène des silicates pro-
quelques coquilles de micro-orga- cette variation en comparant plusieurs duisent des atomes de béryllium 10,
nismes planctoniques recueillies dans méthodes de datation : on a daté les d’aluminium 26 et de chlore 36. Les
des carottes de sédiments océaniques, mêmes coraux par le carbone 14 et taux de production de ces isotopes
on reconstitue la chronologie fine des par le rapport entre le thorium 230 et sont encore plus faibles que ceux des
événements climatiques. l’uranium 238. On a ainsi confirmé éléments produits dans l’atmosphère,
Comme la production des isotopes qu’entre 10 000 et 30 000 ans avant car le rayonnement cosmique est atté-
cosmogéniques dépend du flux de aujourd’hui, alors que le champ nué plus de 1 000 fois après la traver-
particules émises par l’activité solaire magnétique était moins intense sée de l’atmosphère ; puis le rayonne-

a b PLUTONIUM 239 ET 240 (EN DÉSINTÉGRATIONS


PAR MINUTE ET PAR KILOGRAMME)
0 5 10 15 20 25 30 35
PROFONDEUR EN CENTIMÈTRES 0

10

234,240Pu

210Pb
15
137Cs

PLOMB 210 (EN DÉSINTÉGRATIONS


PAR MINUTE ET PAR KILOGRAMME)
20
0 1 2 3 4 5 6 7
CÉSIUM 137 (EN DÉSINTÉGRATIONS
PAR MINUTE ET PAR KILOGRAMME)

20 60 100 140
5. L ES RADIOTRACEURS DE COURTE PÉRIODE À LA SURFACE DES sement inoffensives). Ces radionucléides, qu’ils soient naturels
SÉDIMENTS MARINS . On prélève des sédiments superficiels des (plomb 210) ou d’origine humaine (plutonium 239 et 240,
fonds océaniques à l’aide d’un «carottier multitube» (a). césium 137), proviennent de l’atmosphère, puis sédimentent
Suspendu par un câble, manœuvré à partir du navire océanogra- dans l’eau océanique. La profondeur à laquelle ces traceurs sont
phique, le châssis est déposé doucement sur le fond. Les tubes détectés, ainsi que la forme du profil des concentrations, ren-
en plastique pénètrent ensuite dans la vase meuble de surface, seigne sur la vitesse de sédimentation et sur les processus de per-
sans la perturber, pour en extraire des carottes d’une quarantaine turbation biologique des sédiments par les micro-organismes qui
de centimètres. Dans ces échantillons, on mesure la présence y vivent ; ainsi la présence de ces radionucléides à cinq centi-
d’isotopes radioactifs de courte période dans les premiers centi- mètres de profondeur ne peut résulter que du brassage de la
mètres sous l’interface avec l’eau de mer (à des teneurs rigoureu- vase par des micro-organismes.

118 © POUR LA SCIENCE


ment est arrêté en quelques mètres dans les années 1960 et, en quantités océans. Ainsi, 15 jours seulement
sous la surface rocheuse. On détecte moindres, par les rejets accidentels ou après l’accident de Tchernobyl, les
toutefois ces faibles quantités en spec- contrôlés des industries nucléaires. chercheurs de l’Agence internationale
trométrie de masse par accélérateur, Bien sûr, la principale motivation de de l’énergie atomique ( A I E A ) de
ainsi que l’a montré l’équipe du l’étude de ces radionucléides reste la Monaco ont détecté certains radionu-
Centre de spectrométrie nucléaire et protection environnementale. On ne cléides provenant de la centrale dans
spectrométrie de masse ( C S N S M ) saurait néanmoins négliger leur intérêt des collecteurs de particules immergés
d’Orsay, avec l’accélérateur de Gif- comme traceurs des cycles géochi- à 1 000 mètres de profondeur, entre la
sur-Yvette. Ces résultats suscitent un miques, ni les progrès qu’ont amenés Corse et le continent. Cela confirme la
immense intérêt, car ils donnent enfin ces «expériences» involontaires. forte affinité de ces éléments pour les
accès aux «âges d’exposition» des Parmi les isotopes radioactifs d’ori- particules biogéniques produites par le
surfaces terrestres. Les méthodes clas- gine humaine, certains étaient déjà plancton marin, composante princi-
siques de la géologie et de la géomor- produits naturellement par les rayons pale du flux sédimentaire, et cela
phologie ne permettaient pas de chro- cosmiques, comme nous l’avons donne des indications précieuses sur
nométrer l’évolution du relief. décrit. C’est le cas du carbone 14, les brefs temps de transit de ces parti-
Pourtant, dès qu’une roche est expo- mais aussi du tritium (ou hydrogène cules vers les profondeurs.
sée au rayonnement cosmique par un 3), du chlore 36 et de l’iode 129. Parvenus au fond, ces radiotra-
mouvement de terrain ou par l’éro- D’autres, au contraire, sont unique- ceurs sont un moyen d’étude de
sion, la production d’isotopes cosmo- ment artificiels, tels les isotopes 134 l’interface entre l’eau de mer et le sédi-
géniques in situ commence ; on peut et 137 du césium, le strontium 90, les ment. Le plutonium émis par les
donc déterminer à quel moment la isotopes du plutonium et bien bombes entre 1953 et 1960 permet, par
roche a été mise à nu. d’autres. Dans tous les cas, l’intérêt exemple, de caractériser l’intensité de
On a appliqué avec succès cette de ces traceurs réside dans leur carac- la bioturbation, c’est-à-dire du brassage
méthode à la datation de moraines tère transitoire, dû à leur injection à la de l’interface par la faune benthique qui
glaciaires, de cratères d’impact de fois limitée dans le temps et localisée vit dans les premiers centimètres du
météorites, de décrochements tecto- géographiquement. Cette particularité sédiment. Dans des carottes sédimen-
niques et à la chronologie de forma- est un atout inestimable pour toutes taires des fonds océaniques, on détecte
tion des cuirasses de latérite afri- les études de circulations dans les ce traceur plusieurs centimètres sous
caines. En mesurant les teneurs de ces enveloppes fluides superficielles ; on l’interface, même dans des zones où le
isotopes, on détermine aussi les taux y suit encore aujourd’hui le front de taux de sédimentation moyen n’est que
d’érosion, paramètres extrêmement progression du «pic des bombes» ou de quelques centimètres par millier
difficiles à obtenir par des mesures la trace des accidents tels que celui de d’années! La bioturbation est le seul
directes. En effet, les quantités de Tchernobyl. processus possible par lequel le pluto-
béryllium 10 et d’aluminium 26 dans L’exemple du carbone 14 est, nium s’enfonce à de telles profondeurs
les roches tendent, en quelques mil- encore une fois, le plus carac- (voir la figure 5).
lions d’années, vers un équilibre sta- téristique : après les bombes, la teneur Ces exemples illustrent la grande
tionnaire pour lequel la production naturelle de carbone 14 dans l’atmo- variété et l’importance des traceurs
compense la désintégration radioac- sphère a doublé, pendant un temps, et radioactifs en géosciences de l’envi-
tive ; dans une roche donnée, les les océanographes exploitent la propa- ronnement. Qu’ils soient naturels ou
valeurs d’équilibre dépendent de son gation de ce signal dans les profon- artificiels, ces isotopes nous donnent
taux d’abrasion, qui élimine une partie deurs de l’océan pour quantifier un arsenal d’outils pour obtenir une
des isotopes cosmogéniques à mesure l’absorption du dioxyde de carbone «imagerie environnementale», exacte-
qu’ils sont produits. Ainsi, pour les atmosphérique par l’océan. Cette éva- ment comme la recherche médicale
surfaces anciennes, on calcule préci- luation importe aux climatologues, utilise des radio-isotopes pour l’étude
sément le taux d’érosion (voir la parce que le gaz carbonique de du métabolisme. Une des difficultés
figure 4). Selon les récents travaux de l’atmosphère contribue à l’effet de majeures des études environnemen-
l’équipe du CSNSM , on peut même serre qui risque de réchauffer la pla- tales, en particulier pour leur donner
appliquer cette méthode à l’évaluation nète. L’accélérateur de l’Institut océa- une valeur prédictive, résulte de
de l’érosion du bassin versant d’une nographique Woods Hole, aux États- l’emboîtement des échelles de temps
rivière, en mesurant quelques concen- Unis, est aujourd’hui entièrement et d’espace et de la difficulté de sépa-
trations de béryllium 10 dans les sables consacré à cette tâche. De la même rer les tendances globales des effets
prélevés à l’exutoire de ce bassin. manière, les hydrologues exploitent locaux ou de distinguer les processus
l’augmentation des teneurs en tritium éphémères des évolutions à long
Les isotopes radioactifs et en chlore 36, pour tracer les circu- terme. Il faut donc apprécier l’inesti-
lations et le remplissage des nappes mable faveur que nous fait la nature
d’origine humaine d’eau profondes. d’avoir égrené, dans le tableau pério-
Outre les isotopes radioactifs naturels Certains isotopes artificiels ont dique des éléments chimiques, ce cha-
et cosmogéniques, on trouve dans des temps de transit bien plus brefs pelet d’horloges radioactives adaptées à
l’environnement des isotopes radioac- dans l’environnement : à cause de leur la diversité des échelles de temps, asso-
tifs produits par les activités réactivité chimique, ils se fixent rapi- ciées à des éléments aux propriétés chi-
humaines : ils ont été libérés, en dement sur des particules solides. Ces miques contrastées et impliquées dans
grande partie, lors des campagnes isotopes participent donc aux flux des processus allant de l’échelle du
d’essais nucléaires atmosphériques sédimentaires, dans les lacs et les minéral à celle de notre planète.

© POUR LA SCIENCE 119


LES ACCÉLÉRATEURS, OUTILS
nique. Ces atomes perturbés se désexci-
tent ensuite, en émettant un rayonne-
ment X qui leur est caractéristique. Du
DES HISTORIENS ET DES ARCHÉOLOGUES spectre en énergie de ces photons X, on
déduit la composition élémentaire de
l’échantillon.
Ivan Brissaud Les avantages de cette technique sont
nombreux. Elle détecte tous les éléments

B ien avant la dernière guerre mon-


diale, l’étude de la radioactivité a
montré l’intérêt de disposer d’accélérateurs
bref, les teneurs en éléments majeurs,
mineurs ou en traces (quelques dizaines de
parties par million ou moins), sont de véri-
plus lourds que le sodium. Elle est rapide :
une irradiation d’environ une minute peut
suffire. Elle est sensible : on mesure des
de particules pour étudier la constitution tables empreintes digitales d’objets, et per- teneurs de quelques parties par millions. Elle
du noyau atomique. Au début des années mettent de reconstituer leur histoire. ne détériore pas l’échantillon, ce qui est
1970, ceux-ci ont été reconvertis en ins- appréciable pour des objets précieux
truments d’analyse : les cyclotrons et Les techniques d’analyse (bijoux, tableaux, papiers…). Enfin, cette
autres accélérateurs servent aujourd’hui à technique est ponctuelle : le faisceau de pro-
déterminer les constituants des matériaux. Aujourd’hui, la plupart des investigations jectiles, dont on peut choisir le diamètre
En particulier, ces nouvelles techniques ont emploient la technique PIXE (Proton entre quelques millimètres et un micro-
été appliquées à l’archéologie et à l’histoire Induced X-Rays Emission) : on accélère mètre, permet d’étudier des détails, tels
de l’art : le laboratoire du musée du des particules légères, protons, particules qu’une soudure dans un bijou ou une
Louvre utilise couramment un accéléra- alpha (deux protons et deux neutrons) incrustation. En général, on mène ces
teur, nommé Aglaé. ou, plus rarement, deutons (un proton et recherches dans des enceintes à vide, mais
La composition des objets anciens ren- un neutron), à des énergies de quelques on peut aussi extraire le faisceau, afin d’exa-
seigne sur leur provenance, sur leur millions d’électronvolts ; ces particules miner à l’air libre des objets volumineux
authenticité et sur la technologie, le lieu et accélérées percutent ensuite la cible à (des tableaux, des statues) ou fragiles. Les
la date de leur fabrication. On en déduit étudier. Le long de leur parcours dans la particules accélérées pénètrent peu dans la
parfois les conditions économiques et matière, ces particules heurtent des cible, et ne sondent que la surface. Ainsi, des
sociales contemporaines de ces objets. En atomes et perturbent leur cortège électro- protons de deux millions d’électronvolts per-
mettent d’analyser une épaisseur de 10
micromètres d’argent ; des protons de
quatre millions d’électronvolts pénètrent
dans un tableau de chevalet sur une profon-
deur de 150 micromètres. Dans une pote-
rie, le parcours des protons est de quelques
dizaines de micromètres.
Deux autres méthodes, la fluorescence
X et la sonde électronique, fonctionnent sur
le même principe que la méthode PIXE,
c’est-à-dire en excitant le cortège électro-
nique des atomes : la première utilise un
rayonnement X et la deuxième un faisceau
d’électrons. Ces deux techniques donnent
des résultats semblables, mais le domaine
d’emploi de la fluorescence X est plus
limité que celui de la méthode PIXE. En
revanche, la sonde électronique est plu-
sieurs dizaines de fois moins sensible que
les deux premières.
Une autre analyse consiste à réaliser
des réactions nucléaires entre des parti-
cules accélérées à basse énergie et la
cible : les particules émises sont spéci-
fiques des éléments bombardés.
Connaissant les probabilités de réaction
nucléaire, on évalue la concentration des
éléments présents. Malheureusement, par
cette méthode, on ne détecte aisément
que quelques éléments : le deutérium,
l’hélium, le bore, le carbone, l’azote,
l’oxygène et le fluor.
1. Bijoux achéménides du 4e siècle avant notre ère, trouvés à Suse (en ancienne En complément de PIXE, on utilise la
Perse, situé aujourd’hui en Iran). On a déterminé la composition des alliages méthode PIGE (Proton induced gamma
d’or et des colorants. rays emission) : on se sert du rayonnement

120 © POUR LA SCIENCE


gamma émis pour évaluer les teneurs en nent surtout du sodium, de l’aluminium, Les authentifications d’objets
fluor, aluminium, sodium, bore, béryllium, du silicium, du potassium et du calcium.
lithium. Citons enfin la RBS (Rutherford Elles ont été employées pour la fabrica- Les analyses élémentaires par accélérateurs
back scattering), qui consiste à examiner la tion de bijoux et d’outils, que l’on facilitent les datations, en particulier pour les
diffusion de particules alpha aux grands retrouve dans certaines régions des peintures. Les pigments adoptés par l’artiste
angles, c’est-à-dire aux cas où l’angle entre Amériques, du bassin méditerranéen et sont souvent spécifiques d’une époque : le
le faisceau incident et le faisceau diffusé est d’Afrique. On a distingué les prove- bleu de Prusse et le bleu de cobalt apparais-
très important (c’est ainsi qu’Ernest nances de certains de ces objets en ras- sent respectivement vers 1700 et 1800. Les
Rutherford a révélé l’existence du noyau, semblant les informations venant de PIXE verts de cuivre sont employés avant 1300 et
au sein de l’atome) : lorsque les particules et de PIGE. le sulfate de baryum est un pigment blanc
alpha, de charge électrique positive, De même que la composition des typique du Moyen-Âge. Plus récemment, le
s’approchent d’un noyau (lui aussi positif) poteries révèle des recettes de potier, la blanc de titane apparaît en 1916, lorsque les
dans le matériau sondé, elles subissent sa teneur en étain dans un bronze informe sels de plomb sont prohibés, et la phtalocya-
répulsion électrostatique et dévient leur sur la technique du fondeur. L’évolution nine bleue et le bleu de manganèse, en
course. Plus le noyau est lourd, plus elles des technologies est riche d’informations 1935. La présence ou l’absence de ces pig-
sont déviées. En mesurant ces déviations, diverses : alors que l’on sait, par ments aident à dater l’œuvre, et, le cas
on détermine la nature et la profondeur exemple, que la monnaie a toujours été échéant, à détecter un faux, tout au moins
de ces éléments lourds. Par cette méthode, contrôlée par l’autorité politique, on une intervention ultérieure.
on mesure l’épaisseur des vernis sur un constate que les pièces en métaux pré- De la même manière, on reconnaît la
tableau, alors que ces matériaux orga- cieux sont plus ou moins «lavées» selon nature de fausses pierres précieuses. Un
niques ne sont pas détectables par PIXE (le la situation économique contemporaine rubis synthétique, par exemple, ne contient
carbone et l’oxygène émettent des rayons de leur frappe ; ces dilutions étaient que les éléments nécessaires à sa synthèse :
X d’énergies trop faibles). effectuées à l’instigation de cette même l’aluminium, le titane et le chrome. Au
Appliquées à l’étude des objets autorité (il y a plusieurs siècles!). contraire, un vrai rubis contient nombre
anciens et œuvres d’art, toutes ces tech- Connaissant la provenance d’un objet, d’impuretés naturelles, comme le fer. On a
niques de physique nucléaire ont révélé on reconstitue les liens économiques entre également analysé des encres, et ainsi iden-
nombre de détails historiques, dont nous le lieu de leur découverte et le lieu de pro- tifié des ajouts ultérieurs sur des manus-
citerons quelques exemples. duction. Ce travail a été effectué en parti- crits : c’est le cas de certains passages des
culier pour le vin, l’huile, les céréales et Philippiques, de Cicéron, qu’une autre per-
Les recettes d’artisans dévoilées d’autres produits alimentaires, dont on a sonne a écrits avec une encre anachronique.
retrouvé les «emballages» (les amphores et On parvient même à dater des os. Les
Les cas les plus édifiants sont ceux des autres pots) dans tout le bassin méditerra- os enterrés subissent une altération du col-
poteries. On les sources d’argile qui ont néen, en Europe et en Afrique. lagène, et cet effet dépend du temps ; en
servi à la fabrication des poteries, qu’elles Parfois l’usage d’un objet est déter- mesurant la perte d’azote et la substitution
soient entières ou fragmentaires. Les miné à partir de l’identification d’élé- de fluor, on évalue l’âge des ossements.
potiers utilisaient des argiles de composi- ments chimiques, présents en quantité Toutefois ces déterminations restent incer-
tions différentes. En comparant la com- infime sur ses parois et invisibles à l’œil taines, car la compréhension des méca-
position de ces argiles naturelles à celle nu. Ainsi, on a montré que des moules nismes chimiques en jeu est encore par-
des poteries, on évalue la proportion des gaulois servaient dans des ateliers tielle ; l’accord avec la datation au carbone
mélanges adoptés par le potier, donc ses d’orfèvres, car on a retrouvé des traces 14 n’est pas satisfaisant. On essaie égale-
recettes. On montre ainsi la présence de de cuivre, or, nickel, etc. sur les parois ment de dater des obsidiennes par PIXE,
dégraissants, tels que les grains de sable, des moules. en analysant l’évolution du sodium et de
les débris de vieilles poteries, l’hydratation à leur surface, sur
les os, les végétaux, qui sont quelques micromètres.
ajoutés pour faciliter la cuis- Longtemps, ces travaux ont
son. L’engobe, enduit terreux été l’œuvre de pionniers ; grâce
qui donne sa couleur à la aux progrès techniques, ils se
poterie, constitue aussi un généralisent. Les ordinateurs,
indice technologique. Les ana- toujours plus performants, analy-
lyses qui montrent une abon- sent les informations recueillies ;
dance anormale de chlore et des banques de données synthé-
de brome dans une poterie tisent les connaissances épar-
incitent à penser que l’artisan pillées dans de nombreux labo-
utilisait de d’eau de mer. ratoires ; et, surtout, des
On attribue aussi des ori- collaborations pluridisciplinaires
gines à certains objets miné- donnent aux archéologues et
raux (cuivre, or, pierres pré- spécialistes de l’art un accès aux
cieuses…) : chaque minerai accélérateurs et autres outils de
possède une composition par- sciences «dures».
ticulière, caractéristique de son
site de production. Ainsi les 2. Moule d’orfèvres gaulois. On a compris leur fonction Ivan Brissaud
o b s i d i e n n e s , v e r r e s v o l c a - lorsqu’on a décelé, par la méthode PIXE, des traces de est physicien à l’Institut
niques non cristallisés, contien- métaux sur leur parois. de physique nucléaire, d’Orsay.

© POUR LA SCIENCE 121


L ES SCIENCES DE LA VIE

En faible quantité, les traceurs radioactifs de courte durée


de vie sont utilisés, tels des colorants,
pour observer les processus biologiques.
Ils servent en imagerie médicale
et ils soignent.

© POUR LA SCIENCE 1
Les rayonnements
en médecine
Maurice TUBIANA

Des rayons X et de la radioactivité naissent deux À Paris, le physicien Oudin et le médecin


Barthélemy font le premier examen
révolutions médicales : dès 1896, on voit l’intérieur radiologique français, qu’Henri Poincaré
présentera le 20 janvier, à l’Académie
de l’organisme et, en 1934, on marque les atomes des Sciences. C’est cette séance mémo-
rable qui donne à Henri Becquerel l’idée
ou les molécules pour suivre leur destinée dans le corps d’explorer les relations entre phosphores-
cence et émission des rayons X, explora-
humain. Les rayonnements sont aussi un moyen tion qui le conduira, sept semaines plus
tard, à la découverte de la radioactivité
de traitement et d’étude du cancer. sept semaines plus tard.
Les médecins mesurent immédiate-
ment l’importance de la radiologie par
la méthode de Röntgen : on peut déceler
e 28 décembre 1895, Wilhelm Dufayel inaugurent le règne de l’image des lésions internes sans intervention.

L Conrad Röntgen remet au


secrétaire de la Société phy-
sico-mathématique
Würzburg, en Allemagne, un mémoire
d’une dizaine de pages dont il demande
de
au travers de deux attractions : ils présen-
tent la démonstration d’une radioscopie
de la main et une séance de cinéma. La
projection du premier film de cinéma
tourné par les frères Lumière avait eu lieu
On constate aussi que les rayons X pro-
voquent des effets biologiques. Une
rougeur, des ulcérations apparaissent
sur la peau des opérateurs et des
malades. L’idée naît d’utiliser cette
la publication urgente. Celui-ci est à Paris, le 28 décembre 1895, au moment réaction pour traiter des lésions cuta-
immédiatement imprimé, et Röntgen le même où Röntgen postait son mémoire. nées, des cancers. On traite le premier
poste aux scientifiques importants de Dès la mi-janvier, dans tous les pays cancer à Lyon, en juillet 1896. Ainsi le
l’époque, accompagné d’une radiogra- occidentaux, des médecins et des physi- radiodiagnostic et la radiothérapie nais-
phie de la main de sa femme. Henri ciens utilisent l’appareillage décrit par sent cette même année 1896.
Poincaré, alors le plus illustre scienti- Röntgen pour prendre des radiographies :
fique français, est l’un des destinataires. les rayons X sont produits dans un tube La dosimétrie
Dès les premiers jours de janvier contenant un gaz raréfié, où l’on fait pas-
1896, un journal viennois publie la ser un courant électrique à haute tension. Tant pour l’imagerie que pour la théra-
nouvelle, que les journaux du monde pie, la découverte des lésions provo-
entier répètent ; «voir» les os à l’inté- quées par les rayonnements incite à
rieur du corps suscite une immense prendre des précautions. On comprend
émotion. Le 13 janvier, une démonstra- vite la nécessité de caractériser la quan-
tion est organisée à Berlin pour le tité et la qualité du rayonnement utilisé ;
Kaiser Guillaume II et, quelques jours c’est l’objet d’une nouvelle discipline,
plus tard, la reine d’Italie demande à la dosimétrie. L’émission de rayonne-
voir cette étonnante merveille. Aucune ment X varie avec l’âge et la nature du
découverte n’avait provoqué autant de tube utilisé. Au début, on règle le tube
curiosité depuis celle de la lunette en exposant la main de l’opérateur et en
astronomique par Galilée, en 1609. La recherchant la netteté sur l’écran ; cette
lunette astronomique révélait des mil- méthode est dangereuse et imprécise. Il
liers d’étoiles invisibles à l’œil nu, fai- faut mesurer l’intensité du faisceau, et
sant prendre conscience de l’infini de on élabore deux méthodes.
l’espace stellaire ; les rayons X de La première méthode consiste à
Röntgen ouvrent, eux-aussi, un champ mesurer l’ionisation de l’air par le
d’observation, celui de l’intérieur du déchargement d’un électroscope ; dès
corps humain. 1. WILHELM CONRAD RÖNTGEN et la pre- avril 1896, Becquerel mesure ainsi le
Au printemps 1896, sur les grands mière radiographie, celle de la main de son rayonnement émis par l’uranium (voir
boulevards parisiens, les magasins épouse. La découverte de la radioactivité, par

124 © POUR LA SCIENCE


Pierre Radvanyi, dans ce dossier). À
l’automne de la même année 1896, Jean
Perrin montre que la charge électrique
transportée par les ions formés dans
l’air sous l’action d’un faisceau de
rayons X est proportionnelle à l’inten-
sité du faisceau et qu’on peut mesurer
cette charge en recueillant les ions sur
deux électrodes situées de part et
d’autre du volume d’air étudié : c’est la
chambre d’ionisation. Un siècle plus
tard, la chambre d’ionisation reste
l’appareil de référence pour les rayon-
nements ionisants. En 1908, le physi-
cien Paul Villard construit une chambre
d’ionisation qui peut être utilisée en
routine clinique et servir à définir une
unité de quantité de rayon X. Ce sera le
röntgen, prédécesseur de l’actuel gray :
un röntgen correspond à la formation,
dans un centimètre cube d’air, d’ions
transportant une charge égale à une
unité d’électricité ; un gray correspond
à l’absorption d’une énergie égale à un
joule par kilogramme.
La seconde méthode de mesure des
rayonnements exploite la propriété
qu’ont certains sels de changer de cou-
leur après irradiation. Dès 1894,
Goldstein avait, dès 1894, signalé ce
phénomène pour les rayons
cathodiques ; lui et Villard montrent
qu’il s’applique aux rayons X. En 1902,
en Autriche, on construit un «chromora-
diomètre» composé de pastilles dont la
coloration varie en fonction de la quan-
tité de rayonnement reçue ; leur compo-
sition est tenue secrète et elles sont ven-
dues fort cher. En 1904, un
dermatologue français, R. Sabouraud,
qui traite la teigne par rayons X, montre
que le changement de coloration du pla-
tino-cyanure de baryum peut servir dans
ce but. Cette méthode, précise et peu
coûteuse, s’impose rapidement. Elle sert
à définir la première unité d’équivalent
de dose biologique, la «dose érythème», 2. UN DES PREMIERS TRAITEMENTS DU CANCER du sein par rayons X, en 1908. Le docteur
ancêtre de l’actuel sievert ; l’équivalent Georges Chicotot fait ici son autoportrait : il chauffe le tube avec un chalumeau (pour
de dose (en sieverts) est le produit de la maintenir le vide) et chronomètre l’exposition.
dose absorbée (en grays) par un coeffi-
cient de qualité du rayonnement, qui sont pas équivalents : pour une même nue de moitié l’intensité d’un rayonne-
varie de 1 pour les rayons gamma à 20 tension, des faisceaux produits dans ment. À ce jour, la couche de demi-atté-
pour les rayons alpha. des tubes distincts n’ont pas le même nuation reste la meilleure caractéris-
La détermination de la qualité du pouvoir de pénétration. En 1902, on tique d’un faisceau de rayons X.
rayonnement est délicate. Antoine construit un instrument simple, qui éva- Ainsi en huit ans, de 1896 à 1904,
Béclère, le père de la radiologie fran- lue le pouvoir de pénétration du fais- par une coopération étroite entre phy-
çaise, l’aborde de façon indirecte, en ceau en mesurant sa transmission à tra- siciens et médecins, on élabore une
1900, avec le «spintermètre». Cet vers 12 écrans d’aluminium, de 1 à 12 dosimétrie suffisamment précise pour
appareil, rustique mais fiable, mesure millimètres d’épaisseur, et un écran de assurer la reproductibilité des exposi-
la longueur maximale de «l’étincelle» 0,11 millimètre d’argent. Il restera en tions et mesurer des relations dose-
aux bornes du tube, c’est-à-dire la ten- usage jusqu’à ce qu’on définisse, en effet. Ces connaissances facilitent
sion (on utilisera bientôt un volt- 1912, la couche de demi-atténuation ; l’essor de la radiologie et de la méde-
mètre). Cependant, tous les tubes ne c’est l’épaisseur d’un matériau qui atté- cine nucléaire.

© POUR LA SCIENCE 125


Le radiodiagnostic arrête le rayonnement diffusé (voir la
figure 4) ; malheureusement, l’ombre de
Dès janvier 1896, des dizaines de pion- la grille apparaît sur le film. En 1920, le
niers se passionnent pour la radiologie : radiologue américain H. Potter parvient à
cette nouvelle méthode d’observation faire disparaître cette ombre, en donnant
répond à un besoin profond. Depuis à la grille un mouvement de translation
Xavier Bichat et René Laennec, la régulier. La grille antidiffusante mobile,
connaissance médicale est fondée sur la baptisée «Potter-Bucky», s’impose alors.
confrontation anatomo-clinique : En cette année 1920, la radiologie est
l’autopsie permet de comparer les devenue adulte, d’autant que l’usage des
lésions anatomiques aux signes cli- produits de contraste devient courant.
niques et à l’évolution de la maladie. La Le deuxième objectif est d’améliorer
phrase fameuse de Bichat (1803) appa- la conversion de l’énergie des photons en
raît comme le manifeste fondateur de la énergie lumineuse, grâce aux intensifica-
médecine moderne : «Vous auriez pen- teurs. Les détecteurs actuels sont de
dant vingt ans pris du matin au soir des grande sensibilité. Le troisième but est
notes au lit des malades sur les affec- de numériser l’image, c’est-à-dire de
tions du cœur, des poumons, des vis- caractériser par un chiffre l’intensité du
cères gastriques, que tout ne sera pour faisceau en chaque point de l’image.
vous que confusion dans les symptômes Nous reviendrons sur l’importance de la
qui, ne se ralliant à rien, vous offriront numérisation de l’image. Dans le futur,
une suite de phénomènes incohérents. 3. GRACE À LA RADIOLOGIE, on organise le en collectant directement des charges
Ouvrez quelques cadavres, vous verrez dépistage systématique de la tuberculose électriques, on évitera la conversion de
aussitôt disparaître l’obscurité que la dès les années 1920. l’énergie des photons X en énergie lumi-
seule observation n’avait pas pu dissi- neuse ; on peut en espérer un gain de
per.» Après les errements infructueux plaques photographiques. Dès 1897, le sensibilité et de résolution.
du XVIIIe siècle, la classification des dif- temps de pose est réduit à dix minutes. La nature même de l’imagerie médi-
férentes maladies repose sur des don- Pour le diminuer encore, dès 1896, cale évolue. Initialement, les radiogra-
nées objectives. on tente de convertir l’énergie des rayons phies ne sont que des projections où se
Mais il faut attendre la mort du X en lumière. Dans le laboratoire améri- superposent tous les tissus traversés. Dès
malade pour examiner ses lésions, et les cain de Thomas Edison, on étudie plus les années 1920, on tente obtenir des
renseignements n’ont qu’un intérêt de 1 000 composés chimiques qui coupes à une profondeur déterminée,
rétrospectif dont seuls bénéficient les deviennent fluorescents sur l’action des grâce à divers procédés tomographiques.
futurs malades. La radiologie change la rayons X : le tungstate de calcium pos- Le progrès décisif est effectué en 1970,
donne, comme l’exprime le radiologue sède le meilleur rendement lumineux, par un ingénieur anglais, Godfrey
Bertin Sans, en 1896, dans une déclara- mais une vingtaine d’années s’écouleront Hounsfield, qui invente la scanographie
tion qui prolonge celle de Bichat : «Ce avant qu’on ne parvienne à le préparer en et révolutionne la radiologie : le premier
qui passionna les esprits, ce fut couche uniforme ; les écrans intensifica- scanographe (ou scanner) émet un fais-
l’annonce d’un procédé d’investigation, teurs entreront alors en routine clinique. ceau étroit de rayons X, qui est reçu par
aussi inattendu que précis, qui permettait En 1946, on fabrique des amplificateurs un détecteur. On mesure ainsi l’atténua-
d’obtenir une photographie du squelette de brillance à partir des photomultiplica- tion du faisceau dans l’axe de ce fais-
intérieur de l’organisme et d’effectuer, teurs construits pendant la guerre : ces ceau. Émetteur et récepteur tournent
sans danger comme sans douleur, une amplificateurs transforment l’image ensemble autour de l’organisme. À par-
sorte d’autopsie de tout être vivant.» lumineuse d’un écran de radioscopie en tir des atténuations pendant cette rota-
Avec la radiologie, dès les années 1900, une image électronique, qu’ils amplifient tion et à l’aide d’un ordinateur, on cal-
on décèle les lésions au moment du dia- d’un facteur 500 à 1000 avant de la cule l’atténuation causée par chacun des
gnostic, puis on suit leur évolution sous transformer à nouveau en image lumi- petits volumes élémentaires présents
traitement. On détecte des lésions clini- neuse. Plus tard, on utilisera les cristaux dans le plan de l’organisme traversé par
quement silencieuses, comme la tubercu- à scintillation, qui convertissent directe- le faisceau. Ces données numériques
lose pulmonaire, dès les années 1900 ; ce ment un rayonnement ionisant en un sont transformées en une image, qui est
type d’exploration est l’ancêtre des rayonnement lumineux. une véritable coupe anatomique de
dépistages contemporains. Des recherches plus récentes ont l’organisme (voir la figure 5).
L’importance de la radiologie étant poursuivi plusieurs objectifs majeurs :
reconnue, on progresse dans plusieurs d’abord réduire le flou de l’image dû à la La radiothérapie
directions. Tout d’abord, on réduit le présence de photons diffusés. Après
temps de pose. Les premiers clichés, tel avoir traversé, par exemple, un abdomen, C’est un radiologue français, Victor
celui de la main de Bertha Röntgen, plus de 80 pour cent de l’énergie qui Despeigne, qui, à Lyon, en 1896, irradie
nécessitent un temps de pose d’une atteint le film provient de photons qui, à le premier malade dans un but thérapeu-
heure. Pour l’écourter, on progresse dans la suite d’interactions avec les atomes de tique ; il note la régression d’une
deux voies : on augmente l’intensité du l’organisme, ont été diffusés dans des tumeur cancéreuse sous l’effet des
faisceau de rayons X en focalisant les directions différentes de celles du fais- rayons X. À Vienne, en 1897, on soigne
rayons cathodiques sur une anticathode ceau. En 1913, le radiologue allemand efficacement une hypertrichose, maladie
métallique, et on accroît la sensibilité des G. Bucky a l’idée d’utiliser une grille qui qui se manifeste par une augmentation

126 © POUR LA SCIENCE


de la pilosité ; à Stockholm, en 1901, on d’aiguilles et de tubes qu’on introduit Rothschild, on crée la Fondation
obtient la première guérison d’une dans les cavités naturelles ou qu’on Curie, rue d’Ulm, centre de radiothéra-
tumeur (un cancer de la peau). implante dans les tissus. La curiethérapie pie qui allie recherches radiobiolo-
Jusqu’en 1901, la radiothérapie est demeure aujourd’hui le traitement de giques et applications cliniques, et
empirique. Dans son traité de 512 pages choix de ce cancer. favorise la coopération entre chirur-
sur la radiothérapie, Belot écrit, en 1904 : En 1910, on définit le «curie», unité giens et radiothérapeutes. Regaud en
«on applique les rayons X en aveugle ; de radioactivité correspondant à l’activité prend la direction. Grâce à l’alliance
on ne sait pas ce que l’on fait parce d’un gramme de radium. On s’efforce de entre l’expérimentation animale et
qu’on ne connaît pas l’agent actif, parce quantifier les rayonnements appliqués et l’observation clinique, en une dizaine
qu’on ne sait pas sur quoi il agit ni com- on commence à distinguer les bonnes d’années, il érige les règles de la
ment il agit… Les mesures n’existent indications du radium des illusions fan- radiothérapie sur des bases radiobiolo-
pas. C’est l’époque des graves acci- tasmatiques des premières années. giques solides ; il codifie le fraction-
dents.» Comme le dit Béclère, «la radio- On comprend que, comme pour les nement du traitement en une trentaine
thérapie ne saurait être une science sans rayons X, l’effet est proportionnel à la de séances étalées sur six semaines, ce
mesure exacte». Quand on y parvient, on dose et, en raison de la réparation des tis- qui reste la règle 75 ans plus tard.
commence, dès 1902, à étudier la radio- sus, diminue avec la durée du traitement. En 1939, la Fondation Curie est
sensibilité des tissus sains. On détermine À la veille de la guerre de 1914, la devienue la Mecque de la radiothéra-
les doses qu’il ne faut pas dépasser sous radiothérapie n’est encore qu’un traite- pie, et on vient s’y former de tous les
peine d’accident, et on compare les réac- ment accessoire, utilisé quand la chirur- continents.
tions des différents types de tissus sains gie est impossible. Marie Curie a obtenu Plus la dose est élevée sur la tumeur,
et de tumeurs. En 1905, à Bordeaux, le la création de l’Institut du radium. Il plus la probabilité de stériliser celle-ci
radiologiste Jean Bergonié et l’histolo- comporte deux sections : l’une de phy- est grande ; mais la dose tumorale est
giste A. Tribondeau apportent un fonde- sique et chimie, qu’elle dirige, l’autre de limitée par la crainte de léser le tissus
ment biologique solide à la radiothérapie. biologie et médecine, sous la direction sain. Aussi, à la veille de la Seconde
Ils montrent que les tissus sains sont du docteur Claude Regaud. La guerre Guerre mondiale, tant en radiothérapie
d’autant plus radiosensibles qu’ils se interrompt les recherches pendant cinq par faisceau de rayons X qu’en curiethé-
divisent rapidement et sont moins diffé- ans : les médecins sont au front et Marie rapie, on bute sur des questions dosimé-
renciés : c’est le cas notamment des Curie dirige une flotte d’ambulances triques et physiques : comment délivrer
lignées germinales du testicule et, on le équipées d’appareils de radiologie. de fortes doses sur la tumeur sans trop
montrera rapidement, de la plupart des irradier les tissus sains voisins? Le flam-
cellules tumorales humaines. Les bases radiobiologiques beau passe de Paris à Manchester, où
L’utilisation thérapeutique de sources physiciens et médecins élaborent des
radioactives est plus tardive que celle des En 1919, sous le patronage de l’Institut méthodes rigoureuses de dosimétrie cli-
rayons X. Pourtant Becquerel éprouve Pasteur et de l’Institut du radium, et nique. Parallèlement, pour améliorer la
assez tôt l’effet biologique des sub- avec le soutien financier d’Henri de répartition des doses dans l’organisme,
stances radioactives : en se rendant à une
conférence à Londres, il constate une
RAYONNEMENT PRIMAIRE
rougeur de la peau à la hauteur du gous-
set de son gilet, où il transporte une
source de radium. Pierre Curie vérifie le
phénomène sur son bras : une faible
source de radium provoque, en dix
heures, une ulcération qui guérit au bout
RAYONNEMENT
de six semaines. Les deux savants DIFFUSÉ
publient, en juin 1901, une note sur
«l’action physiologique des rayons du
radium», et Curie prête du radium à des
dermatologues en vue d’applications
thérapeutiques. Les premiers résultats
sont peu encourageants : l’irradiation est
hétérogène, l’effet thérapeutique
médiocre, les accidents fréquents.
Les premiers curiethérapeutes
conservent la foi et redoublent d’efforts
pour évaluer les doses délivrées. À partir
GRILLE
de 1905, la persévérance paie. On rap-
porte les premiers résultats favorables
RÉCEPTEUR D'IMAGE
pour les tumeurs de la peau et, surtout,
du col de l’utérus, cancer fréquent et 4. GRILLE ANTIDIFFUSANTE DE POTTER-BUCKY. Une grille est percée de fentes, de manière à
grave. Malgré sa profondeur, ce dernier ne laisser passer que les rayonnements qui ont la même direction que les rayonnements pri-
cancer est accessible à la curiethérapie maires (grossissement). Ainsi les rayonnements diffusés par l’organe sont éliminés. Dans une
par voie vaginale : les sources radioac- version ultérieure de Potter, la grille se déplace parallèlement au récepteur de l’image, pour
tives sont utilisées sous forme éviter qu’elle n’y projette son ombre.

© POUR LA SCIENCE 127


a b X X
forme différente. On adapte la distribu-
X
tion des doses à la forme de la tumeur et à
X X celle de l’organisme. La précision du
faisceau va de pair avec la qualité du
repérage des limites de la tumeur,
qu’améliorent les prodigieux progrès de
l’imagerie médicale.
Ainsi, en un siècle, biologistes, physi-

D
ciens, ingénieurs et radiothérapeutes

D
D

D
contribuent au développement de la

D
radiothérapie. Celle-ci est devenue, avec

D
la chirurgie, la méthode la plus efficace
du traitement des cancers. Ce progrès
D
D D D D D illustre le lien entre recherches fonda-
mentales et applications cliniques. Les
c X d avancées de la radiobiologie ont permis
de déterminer le meilleur rythme du trai-
X
tement. En outre, elles ont amélioré les
connaissances sur l’organisation des tis-
sus et des cellules. Cependant la contribu-
tion de la radiobiologie à la biologie a été
tributaire des progrès techniques : ainsi
pour mesurer la relation entre la dose et le
nombre de cellules survivantes, il a fallu
que soit mise au point, en 1962, la culture
individuelle de cellules de mammifères
(le clonage). On découvrit alors que les
faibles doses sont peu efficaces et qu’à
partir d’une certaine dose, le pourcentage
5. É VOLUTION DU SCANOGRAPHE , qui donne des images en trois dimensions d’un de cellules survivantes diminue exponen-
organe. Dans la première version (a), on translate le générateur de rayons X et le détec- tiellement avec la dose. De même, pour
teur tangentiellement à l’organisme, puis on fait tourner l’ensemble pour explorer un comprendre le mécanisme d’action des
autre angle. Dans les scanners de seconde génération (b), on utilise des faisceaux plus rayonnements sur les cellules, il fallait
larges (en éventail) et plusieurs détecteurs, ce qui accroît la sensibilité : on translate comprendre le rôle des molécules d’ADN
encore l’ensemble, avant de le faire tourner. Plus tard (c), on élargit le faisceau et la ran- dans les cellules.
gée de détecteurs, ce qui permet d’explorer tout l’organe à chaque position angulaire : il La radiothérapie est indissociable de
suffit alors de faire tourner l’ensemble. Enfin, dans les scanners récents (d), les détecteurs la cancérologie. On agit de façon spéci-
entourent le patient, et on ne fait plus tourner que le générateur de rayons X. Grâce à fique sur les cellules tumorales en tirant
l’accroissement de sensibilité qui résulte de ces différentes étapes, en dix ans, la durée de parti du rythme plus rapide de régénéra-
l’examen est passée de 45 minutes à 1 seconde. tion des tissus sains. Pour éviter une réci-
dive locale, il est nécessaire de stériliser
on tente d’utiliser des rayons X d’énergie années, la proportion de malades guéris la totalité des cellules de la tumeur. La
supérieure : la tension d’alimentation du double presque. L’Institut Gustave chimiothérapie, née en 1946, a bénéficié
tube de 200 000 volts ne suffit plus. On Roussy, à Villejuif, est l’un des centres de ces avancées.
essaie de passer à 600 000 volts, puis à pionniers de cette nouvelle radiothérapie :
un million de volts, mais ces colossales c’est là également qu’on remplace les La radioprotection
machines fonctionnent mal. grosses aiguilles et encombrants tubes de
Tout change après la guerre. Les pro- radium par de fins fils d’iridium radioac- Dès 1902, on constate que les rayons X
grès techniques réalisés sont prodigieux. tif ou des pastilles de césium. On fabrique provoquent des cancers cutanés, puis
On fabrique du cobalt radioactif qui émet ces nouveaux radioéléments dans des des leucémies chez ceux qui les mani-
un rayonnement de un million d’électron- réacteurs, notamment ceux de Saclay. pulent. Dès lors, on se sert des rayon-
volts (dont l’énergie est équivalente à Deux décennies plus tard, on assiste à nements ionisants pour étudier la car-
celle des rayons X émis sous une tension une nouvelle révolution, celle des ordina- cinogenèse expérimentale. En 1927,
de quatre millions de volts). Un accéléra- teurs qui effectuent en quelques secondes H. Muller étudie l’effet des radiations
teur, le Bétatron, construit en série pour les calculs qui nécessitaient une dizaine chez la mouche drosophile, et montre
les besoins de la radiographie des grosses d’heures de travail à un physicien. Avec leur génotoxicité. La grande taille des
pièces métalliques dans les arsenaux, cette capacité de calcul, on améliore chromosomes de cet insecte facilite
émet des rayons X de plus de 20 millions encore la précision des faisceaux curatifs. l’observation des aberrations, et sa
de volts. Entre 1950 et 1960, les rayons X Au début des années 1990, les accéléra- fécondité élevée permet de déceler des
de haute énergie révolutionnent la radio- teurs de la nouvelle génération sont équi- mutations, même rares. Les travaux de
thérapie : on délivre des doses plus éle- pés de collimateurs à lames multiples : on Muller font considérablement progres-
vées sur la tumeur, tout en épargnant les fait se croiser, au niveau de la tumeur, ser la génétique, et lui valent le prix
tissus sains environnants. En quelques plusieurs faisceaux dont chacun a une Nobel. L’ironie de l’histoire est que le

128 © POUR LA SCIENCE


rayonnement X, parce qu’il a été le pre- soufre, etc.), et leur activité est si faible
mier agent cancérogène et mutagène que leur emploi ne perturbe pas les phé-
reconnu, soit devenu le symbole de ces nomènes biochimiques. On marque des
effets dangereux. Pourtant de nombreux molécules avec ces isotopes radioactifs,
produits chimiques ont une plus grande puis, par autohistoradiographie, on les
génotoxicité et carcinogénicité. Dès localise dans les cellules et les tissus ;
1928, la crainte de ces effets conduit à on suit leur devenir biochimique et on
des règles de radioprotection, qui mesure les vitesses de renouvellement
constitueront un modèle pour des constituants de la matière vivante.
l’ensemble de la médecine du travail. Cette connaissance des phénomènes
biochimiques cellulaires conduit à
Les isotopes radioactifs, l’étude des mécanismes de régulation de
ces processus, c’est-à-dire à la biologie
indicateurs de la biologie moléculaire.
En 1923, Georg von Hevesy découvre la Les avancées de la biologie seront
méthode des indicateurs. Pendant deux alors fulgurantes. Les sondes radioac-
ans, il tente en vain de séparer le tives (par exemple, des anticorps mar-
radium D du plomb par des méthodes qués) repèrent, dans une cellule, une
chimiques fines. Tirant la leçon de cet molécule ou une portion de gène. Dans
échec, il pense que si la chimie est la cinétique cellulaire, on marque la cel-
impuissante à les différencier, les sys- lule elle-même. Le premier marquage
tèmes biologiques le seront aussi. Il cellulaire a été celui des globules
arrose des plantes avec de l’eau conte- rouges, dont on a mesuré, dès 1946, la
nant du radium D et suit le mouvement durée de vie. En utilisant des précur-
du plomb en mesurant la radioactivité 6. DES SOURCES UTILISÉES EN seurs radioactifs de l’ADN, on précise
des racines, puis des tiges et des RADIOTHÉRAPIE : une aiguille de radium l’instant où la cellule duplique son
feuilles. Hevesy habite alors dans une (à gauche) et deux fils d’iridium 192, de ADN, juste avant la mitose, ainsi que la
pension de famille à Manchester, et il 0,5 millimètre de diamètre (au centre) et de durée du cycle cellulaire (qui sépare
soupçonne qu’on y ressert les restes. Il 0,3 millimètre (à droite). En plus de leur deux divisions cellulaires). On mesure
ajoute du radium D au ragoût et suit sa finesse, les fils ont une grande souplesse, aussi la vitesse de prolifération des cel-
réapparition sous forme de hachis par- alors que le tube de radium est rigide. lules et on étudie les mécanismes qui
mentier, puis de soupe. Cette ingénieuse maintiennent leur nombre constant et
application de la méthode isotopique lui qui président à la régénération tissulaire
vaut d’être renvoyé de la pension. mais elle était incapable de suivre les après lésion.
En 1924, en injectant du radium C processus dynamiques de synthèse et de
dans un bras, deux médecins améri- destruction, caractéristiques de la La médecine nucléaire
cains, Blumgart et Weiss, mesurent la matière vivante : dans une cellule, com-
vitesse de circulation entre un bras et ment la synthèse des molécules et leur L’utilisation des radioéléments est à la
l’autre, ainsi que les variations de cette destruction s’équilibrent-elles? Dans un base des deux principales branches de la
vitesse chez les malades cardiaques. tissu, comment les nombres des cellules médecine nucléaire, l’exploration fonc-
C’est la première utilisation des indica- qui naissent et qui disparaissent demeu- tionnelle et l’étude de leur morphologie
teurs chez l’homme. Cette même année, rent-ils égaux? par l’imagerie médicale.
à Paris, Antoine Lacassagne et sa colla- Après 1934, l’étude des tissus et des De nombreux organes ont pour
boratrice S. Lattès, à l’Institut du cellules accède au mouvement. On fonction la synthèse d’une molécule
radium, localisent les isotopes radioac- fabrique les radioisotopes de presque spécifique à partir d’éléments chi-
tifs dans des organes d’animaux ayant tous les éléments intervenant en biolo- miques présents dans l’organisme.
reçu du polonium en plaçant leur échan- gie (hydrogène, carbone, phosphore, Ainsi, dans la moelle osseuse, à partir
tillon au contact d’un film, qu’ils déve-
loppent après un temps de pose conve-
nable. Trente ans plus tard, cette
technique, nommée autoradiographie,
favorisera la naissance de la biologie
moléculaire.
Entre-temps, avec la découverte par
Irène et Frédéric Joliot-Curie de la
radioactivité artificielle, cette curiosité
de laboratoire devient un outil qui révo-
lutionne la biologie.
Avant 1934, l’analyse biochimique
des constituants d’un tissu ou d’un
organe est peu sensible et, surtout, sta-
tique. Elle donnait l’image de la compo- 7. LES AMBULANCES de la première guerre mondiale, équipées d’appareils de radiologie par
sition chimique à un moment donné, Marie Curie. On voit des tubes à rayons X et du matériel de développement photographique.

© POUR LA SCIENCE 129


du fer, les précurseurs des globules de l’hypophyse sur le métabolisme de France : un compteur de Geiger-Müller,
rouges produisent de l’hémoglobine, l’iode ; ils utilisent l’iode 128, dont la enfermé dans un collimateur focalisé, lui-
molécule qui transporte l’oxygène dans période est de 25 minutes. En 1940, à même monté au bout du bras articulé, est
le sang. Ceci permet d’évaluer l’activité Berkeley, on fabrique l’iode 131 (de déplacé au-dessus du tissu étudié (voir la
d’un organe en utilisant un isotope période huit jours), au moyen duquel figure 8). Les comptages nécessitent un
radioactif adapté. À l’aide de l’isotope on explore la fonction thyroïdienne en temps de pose de 45 minutes, mais on
du fer, on mesure la synthèse de clinique. La mesure de la fixation de la obtient des courbes d’isoconcentration
l’hémoglobine et donc le nombre de thyroïde restera le test fonctionnel le assez précises.
globules rouges formés par unité de plus fiable jusqu’à l’introduction, en Aux États-Unis, la technique est, peu
temps (l’érythropoïèse). Plus les glo- 1970, du dosage radioimmunologique après, automatisée ; de plus, on trans-
bules rouges formés sont nombreux, des hormones thyroïdiennes dans le forme les courbes en une image, où
plus grandes seront les quantités sang, également fondé sur l’utilisation chaque point a une opacité d’autant plus
d’hémoglobine synthétisées, et donc de des isotopes radioactifs. Comme les intense que le taux de comptage est élevé.
fer utilisées. Par comptage externe des isotopes du fer, ceux de l’iode permet- En 1952, on remplace le compteur de
rayonnements émis par l’isotope radio- tent de compléter la mesure globale de Geiger-Müller, peu sensible, par un cris-
actif, on évalue l’activité érythropoïé- la radioactivité de l’organe par des tal à scintillations. Cette méthode, nom-
tique de chacun des os du squelette. études cartographiques, analysant la mée la scintigraphie, constitue un progrès
Autre exemple, la matière première répartition de la fixation dans la thy- décisif en imagerie médicale : elle four-
indispensable à la fabrication de l’hor- roïde. On compare ainsi la capacité de nit des images de nombreux organes et en
mone thyroïdienne est l’iode, que la fixation de l’iode dans un nodule avec révèle les hétérogénéités.
thyroïde puise dans le sang ; cette hor- celle de la partie normale de la glande Un nouveau progrès survient en
mone est indispensable à la croissance. (voir la figure 8). De nombreux autres 1956, à Berkeley, quand H. Anger
Les quantités d’iode nécessaires à sa syn- examens sont fondés sur de telles construit la caméra à scintillations : un
thèse sont minimes : un homme normal comparaisons. large cristal à scintillations transforme les
possède environ 10 microgrammes rayonnements des isotopes en photons
d’iode pour 100 millilitres de sang. À L’imagerie médicale lumineux, tandis qu’un réseau de photo-
chaque instant, la thyroïde prélève dans le multiplicateurs localise les scintillations
sang autant d’iode, sous forme d’iodure, Dans une radiographie, le faisceau de et donc les sources émettrices. Outre sa
qu’elle en sécrète sous forme hormonale ; rayons X traverse l’organisme, et on sensibilité, cette caméra a l’avantage de
les quantités d’iode présentes dans le observe des différences d’absorption. En révéler simultanément tous les points de
sang ou dans la thyroïde restent donc imagerie médicale par radioisotopes, les la région étudiée. Elle permet de suivre
constantes. Néanmoins, l’utilisation de radiations sont émises par le tissu qui fixe l’évolution de la radioactivité des diffé-
l’iode radioactif permet de suivre le méta- les isotopes, et on mesure des variations rentes régions d’un organe, donc de cal-
bolisme de l’iode et de mesurer la quan- de concentration. culer l’activité fonctionnelle de chacune
tité d’hormone synthétisée. Une telle technique s’applique, on l’a de ses régions.
À Paris, dès 1938, Frédéric Joliot vu, à l’observation de la thyroïde. Pierre L’exploration fonctionnelle et
et son équipe, au Collège de France, Sue et moi-même l’avons mise en œuvre l’imagerie, les deux grandes voies,
étudient l’influence de la destruction en France, dès 1949, au Collège de jusque-là parallèles, de la médecine
nucléaire, se rejoignent ainsi dans les
a études dynamiques et les images fonc-
tionnelles. À partir de 1970, l’intro-
duction des ordinateurs ouvre la voie
au traitement de l’image numérique :
traitement des images, analyse facto-
rielle des images, superposition des
images obtenues avec des isotopes à
celles d’un scanner ou d’un appareil
de résonance magnétique (voir La
médecine nucléaire, par André Syrota,
dans ce dossier). Le stockage et la
transmission des images numériques
fait évoluer la médecine nucléaire
comme la radiologie : en quelques
secondes, le médecin consulte un spé-
8. APPAREIL DE SCINTIGRAPHIE que l’auteur a utilisé en 1949 pour étudier la thyroïde. cialiste en lui transmettant des images,
Comme cette glande produit ses hormones à partir de l’iode, on injecte au patient de l’iode ou cherche, dans les archives de divers
radioactif afin d’étudier sa fonction. On déplace un compteur de Geiger-Müller au-dessus hôpitaux, les images dont il a besoin.
de la thyroïde du patient (en bas à gauche de la figure a) et, à l’aide d’un pantographe, on Le regroupement en réseaux des ser-
relève les valeurs de la radioactivité tous les demi-centimètres. On obtient ainsi une carte de vices d’imagerie modifiera encore la
la thyroïde (b) : en traits pleins, on a dessiné les contours du nodule hyperthyroïdien tel pratique. Enfin, la création de banques
qu’on le décèle à la palpation ; les chiffres indiquent les valeurs mesurées de la radioactivité de données d’imagerie améliorera
(en nombre de coups dans le compteur) ; la zone où ce nombre dépasse 1 400, délimitée l’enseignement et les conditions de
par une ligne pointillée, correspond au nodule thyroïdien, qui a fixé l’iode radioactif. diagnostic.

130 © POUR LA SCIENCE


L’ AVENIR mutations pourraient rendre les cellules can-
céreuses résistantes aux radiations.
Malgré ces réserves, on associe cou-

DE LA RADIOTHÉRAPIE ramment ces deux thérapies dans des


cas graves : on traite ainsi des cancers
oto-rhino-laryngologiques (O.R.L.), du
poumon, du canal anal ou des cancers
Jean-Marc Cosset inflammatoires du sein.

E n France, plus de 100 000 malades,


soit plus de la moitié des cancéreux,
sont traités chaque année par radiothéra-
L’irradiation associée
aux autres thérapies Exploiter les progrès
de la radiobiologie
pie. Au total, le quart environ des cancers Les diverses techniques de traitement des
sont guéris chez l’adulte grâce à la radio- cancers sont complémentaires, mais leur Dans les années à venir, la radiothérapie
thérapie, seule ou associée à d’autres thé- association reste délicate. C’est le cas de utilisera les données de la radiobiologie.
rapies (chirurgie, chimiothérapie…). La l’association d’une chirurgie limitée (extrac- On cherche notamment à contrer
radiothérapie est efficace lorsqu’elle éli- tion de la tumeur seule) et d’une irradiation l’hypoxie (insuffisance d’oxygénation) de
mine localement la tumeur, c’est-à-dire postopératoire. De nombreuses femmes la tumeur. On a en effet observé que les
lorsqu’elle stérilise définitivement les cel- guérissent désormais d’un cancer du sein cellules mal irriguées par le sang sont
lules proliférantes. sans amputation de la glande. trois fois plus résistantes aux radiations
Les traitements actuels par les rayonne- Par ailleurs, les associations de la radio- que les cellules normales.
ments résultent d’une formidable évolution thérapie avec les médicaments anticancé- On mesure également la cinétique
des techniques au cours du siècle (voir Les reux (chimiothérapie) deviennent plus fré- de prolifération des tumeurs. Il arrive
rayonnements en médecine, par M. quentes. Les traitements sont fondés sur la que la tumeur prolifère au cours même
Tubiana, dans ce dossier). De nouvelles complémentarité de ces deux thérapies, que de l’irradiation : elle compense rapide-
perspectives pour ces traitements anticancé- l’on nomme coopération spatiale : la radio- ment ses pertes. Chaque protocole doit
reux laissent présager des progrès tout thérapie éradique localement la tumeur pri- être adapté à la radiosensibilité de
aussi importants à l’aube du siècle prochain. mitive et ses prolongements éventuels ; la chaque tumeur, mais également à la
chimiothérapie, quant à elle, est capable radiosensibilité individuelle des patients :
Une cible : la tumeur d’attaquer les cellules tumorales dans le tout des études récentes ont montré que tous
corps. Elle débusque et tue des micro-foyers les individus ne sont pas égaux devant
La radiothérapie bénéficie des progrès tumoraux (micro-métastases) situés en les rayons. Il importe de déceler les indi-
constants de l’informatique et de l’imagerie dehors des volumes irradiés. Une association vidus les plus «radiosensibles», chez qui
médicale (scanographie et imagerie par concomitante des deux thérapies cumule les irradiations à une dose habituelle pré-
résonance magnétique). On regroupe leurs efficacités respectives. sentent un risque important de complica-
sous le terme «radiothérapie conformation- Outre leur action directe sur les tumeurs tions ultérieures.
nelle» toutes les études qui visent à amé- malignes, certains médicaments anticancé- Enfin, la radiothérapie bénéficiera des
liorer le ciblage de la tumeur à irradier. La reux ont un effet de «radiosensibilisation» du progrès récents de la biologie moléculaire
radiothérapie conformationnelle est fondée cancer ; autrement dit, ils rendent les cellules et des manipulations génétiques. Les
sur l’imagerie en trois dimensions de la tumorales plus vulnérables à l’irradiation. gènes responsables de la radiosensibilité
tumeur et des organes avoisinants : on Toutefois l’association radio-chimiothérapie (ou de la radiorésistance) commencent à
adapte le contour du faisceau à la forme et doit être employée avec prudence, car la être identifiés. En laboratoire, par des
à la taille précises de la tumeur, de chimiothérapie risque d’augmenter la toxi- manipulations génétiques, on parvient à
manière à n’atteindre que les tissus qu’il cité des radiations. De surcroît, certaines augmenter la sensibilité de certaines
faut détruire. En outre, un système de sur- doses et certains protocoles de traitement tumeurs à l’irradiation : on étudie en parti-
veillance mesure et compense les mouve- induisent parfois des mutations génétiques culier le transfert dans les cellules tumo-
ments du patient au cours de la séance. dans les cellules tumorales. Certaines de ces rales de gènes qu’elles avaient perdus en
En ajustant ainsi la balistique de l’irradia- devenant cancéreuses. On envisage – à
tion, on réduit considérablement la toxi- long terme – d’augmenter la radiosensibi-
cité de la radiothérapie. lité des tumeurs grâce au transfert intracel-
Ce gain en précision, en rapidité et lulaire de certains gènes sélectionnés. On
en sécurité pour les tissus sains autorise parvient par exemple, en laboratoire, à
l’augmentation des doses et donc une induire par radiothérapie l’apoptose, c’est-
meilleure lutte contre la tumeur. La radio- à-dire la mort programmée de la cellule.
thérapie conformationnelle devient le trai- Nourrie des récentes avancées de la
tement de référence pour quelques locali- technologie, de la biologie d’une part, et de
sations tumorales spécifiques, telles que la collaboration étroite entre les cancéro-
le cancer de la prostate ou les tumeurs logues d’autre part, la radiothérapie est por-
cérébrales. teuse d’espoir à l’approche du XXIe siècle.
Enfin, la dosimétrie, c’est-à-dire la
détermination des doses d’irradiation Jean-Marc Cosset
pour chaque tumeur et chaque patient, a La radiothérapie, seule ou associée à est professeur et chef du département
beaucoup progressé avec l’informatique, d’autres traitements, soigne environ d’oncologie radiothérapeutique
et progressera encore. le quart des cancers en France. de l’Institut Curie, à Paris.

© POUR LA SCIENCE 131


La médecine nucléaire
André SYROTA

En médecine nucléaire, les médecin introduisent des rayons du radium pour le traitement
des tumeurs cancéreuses : ces travaux
des substances radioactives à l’intérieur marquent la naissance de la radiothéra-
pie (voir Les rayonnements en médecine,
d’un organisme vivant, à des fins de diagnostic par M. Tubiana, dans ce dossier). Nous
verrons que la médecine nucléaire
et thérapeutique. Ils observent in vivo un organe pourra, elle-aussi, avoir des applications
thérapeutiques en cancérologie.
ou l’évolution d’une maladie. Le travail de Georg de Hevesy a été
primordial : commencé en 1913 avec la
séparation des isotopes du plomb, il
s’est poursuivi avec l’utilisation des
a médecine nucléaire consiste à l’organisme lui-même (en général par radio-isotopes comme traceurs en bota-

L introduire des substances radio-


actives à l’intérieur d’un orga-
nisme vivant : la localisation
spécifique de ces substances dans un
organe ou dans une cellule renseigne sur
voie intraveineuse, parfois par inhala-
tion). Ainsi la radiologie fournit des
images d’excellente résolution sur la
morphologie d’un organe alors que la
médecine nucléaire renseigne sur le
nique. Comme un atome radioactif a les
mêmes propriétés chimiques que
l’atome stable, sa présence en quantités
infimes dans un organisme révèle le
devenir de tous les atomes de son
une fonction biochimique ou physiolo- fonctionnement d’un organe. espèce chimique (les quantités doivent
gique, telle que l’existence de métastases L’histoire de la médecine nucléaire être infimes pour ne pas perturber les
osseuses chez un malade atteint d’un est liée à celle de la physique nucléaire. fonctions étudiées, ni léser les tissus). Les
cancer de la prostate (voir la figure 1), la La découverte du polonium et du radium atomes radioactifs se diluent dans le flux
circulation sanguine ou le fonctionne- par Pierre et Marie Curie, en 1898, a des atomes stables de l’organisme et, tout
ment de la thyroïde (voir la figure 2). généralisé le concept de radioactivité en étant indiscernables chimiquement, ils
Pour élaborer cette nouvelle médecine, il naturelle, jusqu’alors associée à l’ura- sont détectés grâce au rayonnement qu’ils
a fallu développer un concept nouveau, nium. Les rayonnements α, β et γ ont émettent. G. de Hevesy a notamment
celui de traceur, mais aussi des méthodes ensuite été caractérisés. Puis, à partir de montré, en 1934, l’intérêt du phosphore
de production et de détection des sub- 1903, on a reconnu l’action bénéfique radioactif comme traceur en biologie ; il a
stances radioactives administrées au reçu le prix Nobel de chimie en 1943
patient. Ces techniques sont employées pour l’ensemble de ses travaux sur les
dans des domaines aussi variés que la indicateurs radioactifs.
cancérologie, la cardiologie, la pneumo- D’autres découvertes ont été néces-
logie, l’endocrinologie, la rhumatologie, saires à la mise en pratique de ces idées
la neurologie ou la pédiatrie. en médecine. Elles se sont succédé sur
une trentaine d’années. En 1919, Ernest
Les traceurs localisent les Rutherford découvre la transmutation
artificielle d’éléments : des noyaux
phénomènes métaboliques d’azote se désintègrent à la suite de
La radiologie et la médecine nucléaire l’impact de particules α. En 1930, à
résultent de découvertes faites en Berkeley, Ernest Lawrence construit le
l’espace de quelques mois. Les radio- premier cyclotron, instrument qui accé-
logues se réfèrent à Wilhelm Conrad lère des particules pour les projeter sur
Roentgen, qui découvrit les rayons X en des noyaux cibles, et produire des radio-
1895, et les médecins nucléaires à Henri isotopes. En 1934, Irène et Frédéric
Becquerel, découvreur de la radioacti- Joliot-Curie découvrent la radioactivité
vité naturelle en 1896. Toutefois, le artificielle ; ils publient leurs observations
domaine clinique de ces deux spéciali- dans une simple page de la revue Nature,
tés est différent, puisque les rayons X 1. MÉTASTASES OSSEUSES d’un cancer de la court article qui leur vaut le prix Nobel de
sont produits par un générateur placé à prostate. Sur les images du squelette de Chimie dès l’année suivante, tant sa por-
l’extérieur du malade, alors que les face et de dos, on distingue de très nom- tée est grande. Cette découverte expéri-
rayonnements détectés en médecine breux foyers d’hyperfixation d’un diphos- mentale constitue le deuxième acte fon-
nucléaire sont émis par des éléments phanate marqué au technétium 99m, tra- dateur de la médecine nucléaire, puisque
radioactifs qui sont introduits dans duisant la présence de métastases. celle-ci repose sur l’administration aux

132 © POUR LA SCIENCE


a b c

THYROïDE

IODE HORMONES
T3 ET T4

IODE 123

2. EXPLORATION DE LA THYROIDE par l’iode 123. On injecte de l’iode glande par scintigraphie : en (b), la thyroïde est normale ; en (c),
marquée, qui se mélange à son isotope non radioactif et que la thy- l’image (qui n’a pas les mêmes couleurs artificielles) montre l’existence
roïde utilise pour produire des hormones (a). On observe l’activité de la d’un nodule de tissu thyroïdien, qui capte l’iode (nodule chaud).

patients de substances marquées à l’aide l’Académie de Médecine, Joliot présente diennes, la triiodothyronine (T3) et la thy-
d’isotopes radioactifs artificiels, les radio- une communication intitulée «Les appli- roxine (T4), chacune constituées de trois
traceurs. On en produit rapidement en cations biologiques des radioéléments et de quatre molécules de iodotyrosine
grand nombre, soit à l’aide de cyclotrons, artificiels», qu’il conclut par : «Ces appli- (voir la figure 2). On marque aussi des
soit à l’aide de réacteurs nucléaires après cations des rayonnements artificiels molécules, comme le glucose et les phos-
la découverte de la fission nucléaire par nécessitent une mobilisation importante phates, des anticorps, des hormones, des
Otto Hahn et Fritz Strassmann, en 1938. de matériel et de chercheurs ayant des peptides, des médicaments, ou encore
Les réflexions d’Irène et Frédéric connaissances variées». Cette collabora- des groupes de molécules (colloïdes,
Joliot-Curie ont été d’une profondeur et tion pluridisciplinaire, qui enrichit la microagrégats, microsphères d’albu-
d’une clairvoyance remarquables. Elles médecine nucléaire, continuera 30 ans mine) et des cellules (globules rouges,
annonçaient l’avenir de la médecine plus tard avec la tomographie par émis- globules blancs).
nucléaire : on doit «prévoir l’emploi de sion de positons. L’isotope radioactif est fixé sur la
ces éléments radioactifs en tant qu’indi- Dès 1936, on traite les leucémies molécule intéressante par un couplage
cateurs pour étudier le comportement de par le phosphore 32. L’iode 131 est chimique. Cette étape radiochimique est
leurs isotopes inactifs dans certaines réac- employé, dès 1942, pour le traitement délicate, car l’adjonction du traceur radio-
tions chimiques ou dans les phénomènes des cancers de la thyroïde. En France, le actif ne doit pas modifier les propriétés de
biologiques». En 1935, à la remise de son Commissariat à l’énergie atomique la molécule considérée. La liaison doit
prix Nobel à Stockholm, Frédéric Joliot (CEA) produit de l’iode 131 en 1949, aussi être forte pour éviter que le radio-
déclare : «en biologie, par exemple, la au fort de Chatillon, dans la pile ZOÉ, élément ne s’en détache ; si c’était le cas,
méthode des indicateurs, employant des puis dans les réacteurs du centre on suivrait la cinétique de l’isotope radio-
radioéléments synthétiques, permettra nucléaire de Saclay à partir de 1954. actif et non pas celle de la molécule
d’étudier plus facilement le problème de L’iode 131 sert d’abord à l’étude du qu’on souhaite étudier. L’ensemble
la localisation et de l’élimination d’élé- fonctionnement de la thyroïde, puis au constitué par la molécule et le radioélé-
ments divers introduits dans des orga- traitement des hyperthyroïdies et des ment est nommé un produit radiopharma-
nismes vivants… Aux endroits, que l’on cancers de la thyroïde. ceutique. Son élaboration subit les
apprendra à mieux connaître, où les mêmes contrôles que tout médicament
radioéléments seront localisés, le rayon- Le choix des isotopes commercialisé. En général, on administre
nement qu’ils émettent produira son les produits radiopharmaceutiques par
action sur les cellules voisines… Ceci
selon la voie métabolique voie intraveineuse. On peut aussi les faire
trouvera probablement une application La médecine nucléaire in vivo consiste, inhaler pour étudier la ventilation pulmo-
pratique en médecine». Il prévoyait ainsi nous l’avons vu, à administrer au malade naire, ou les injecter directement dans le
non seulement les applications diagnos- une molécule marquée à l’aide d’un iso- liquide céphalo-rachidien ou dans le
tiques, mais aussi les applications théra- tope radioactif. Cette molécule est choisie liquide d’une ascite cancéreuse en vue
peutiques de la médecine nucléaire, selon sa possibilité de «tracer» une fonc- d’une radiothérapie locale.
comme l’utilisation de l’iode 131 dans le tion métabolique ou physiologique spéci- L’isotope radioactif est choisi selon
traitement des hyperthyroïdies et de cer- fique. L’iode 131 est le traceur idéal pour ses propriétés chimiques, mais aussi
tains cancers de la thyroïde. D’ailleurs, en des applications chez l’homme, puisque selon la nature du rayonnement qu’il
collaboration avec R. Courrier, P. Sue et quelques atomes d’iode radioactif admi- émet. En radiothérapie, où l’objectif est
A. Horeau, F. Joliot lui-même a étudié le nistrés par voie sanguine suivent le deve- de détruire les cellules malignes, on uti-
métabolisme de l’iode chez l’animal en nir de l’ensemble des atomes d’iode natu- lise des isotopes dont la désintégration
utilisant l’iode 128, un isotope qui ne sert rellement présent dans le corps : ils se radioactive libère des particules chargées,
plus aujourd’hui, mais qui était produit à fixent sur des molécules de tyrosine, un comme des électrons dans le cas de la
l’époque dans le cyclotron du Collège de acide aminé essentiel ; ces molécules se désintégration β–. Ces électrons ionisent
France. Le 23 novembre 1943, à transforment ensuite en hormones thyroï- les molécules constituant la tumeur, et

© POUR LA SCIENCE 133


MOLYBDÈNE 99 SÉRUM TECHNÉTIUM 99m
a + TECHNÉTIUM 99m

FIXATION SUR DES


EXTRACTION DU MICROSPHÈRES
MOLYBDÈNE 99 TECHNÉTIUM 99m D'ALBUMINE

RÉACTEUR NUCLÉAIRE

c b
VENTILATION

PERFUSION

3. FABRICATION ET UTILISATION DU TECHNÉTIUM 99m pour visuali- distribution de l’air dans le alvéoles pulmonaires. Après injection
ser la vascularisation pulmonaire. Cet isotope, de courte période, intraveineuse de quelques microsphères d’albumine marquées qui
émet des photons γ. L’hôpital reçoit un générateur de technétium se bloquent dans les capillaires pulmonaires, on visualise l’irriga-
99m, en fait, du molybdène 99 qui se désintègre en technétium tion sanguine des poumons. Placée de biais, la caméra a enregistré
99m (a). En faisant passer du sérum à travers la colonne de chro- des images selon l’oblique postérieure droite (à gauche) et selon
matographe, l’infirmière extrait le technétium 99m, le fixe sur des l’oblique postérieure gauche (à droite). En cas d’embolie pulmo-
microsphères d’albumine, puis l’administre au patient, par injec- naire, un caillot sanguin obstrue une branche d’une artère pulmo-
tion, intraveineuse. La gamma-camera (b) recueille les photons naire : alors que les images de ventilation sont normales, les
émis, et reconstruit l’image des poumons (c). Après inhalation d’un images d’irrigation sanguine montrent que certains segments du
gaz marqué, on obtient les images de ventilation, c’est-à-dire de la poumon ne sont pas vascularisés.

participent ainsi à sa destruction. En phénomènes longs, telle l’activité de la nucléaire. On fixe ce dernier sur la
revanche, l’imagerie consiste à localiser glande thyroïde ; l’oxygène 15, qui a une résine d’une colonne de chromatogra-
le produit radiopharmaceutique par une période de deux minutes, est idéal pour phie (un appareil qui sépare les élé-
détection externe, tout en minimisant la mesurer l’irrigation sanguine du cerveau ments) et on place le tout dans un étui
dose d’irradiation subie par le sujet. On ou du cœur, puisque le sang transite plombé. Dans la colonne, le molybdène
utilise alors des radio-isotopes qui émet- quelques secondes dans un organe. 99 se transforme spontanément en tech-
tent un rayonnement électromagnétique : L’énergie du photon γ est également un nétium 99m avec une période physique
ce rayonnement sort de l’organisme et est paramètre important : quand son énergie de 66 heures ; autrement dit, la quantité
détecté. Les radio-isotopes utilisés en est trop faible, le rayonnement est de molybdène radioactif diminue de
imagerie sont le plus souvent émetteurs γ. absorbé dans le corps, mais lorsqu’elle moitié toutes les 66 heures, et est rem-
On emploie aussi des émetteurs de posi- est trop forte, les photons traversent le placé par du technétium 99m (voir la
tons. Ces positons émettent deux photons détecteur sans interagir avec lui. figure 3). Le médecin nucléaire dispose
γ en s’annihilant avec un électron ; nous Ainsi, il est nécessaire de concilier de ce générateur pendant plusieurs
considérerons ce cas plus loin. des variables biologiques, chimiques et jours. À tout moment (notamment en
Outre la nature de la radioactivité, il physiques. Actuellement, l’isotope le cas d’urgence), l’infirmière peut extra-
importe de connaître la période phy- plus utilisé est le technétium 99m ; cet ire de la colonne le technétium 99m
sique du radioélément, c’est-à-dire le isotope n’émet que des rayonnements γ, formé, puis elle le met en contact avec
temps au bout duquel sa population est avec une période physique de six une molécule non radioactive, telle que
réduite de moitié, par désintégrations heures. L’énergie des rayonnements est des pyrophosphates ou un isonitrile,
spontanées. Cette période doit être suf- adaptée aux détecteurs disponibles, de selon une recette, en général très
fisamment longue pour permettre de grands cristaux d’iodure de sodium que simple, indiquée par le fournisseur
suivre le processus physiologique consi- l’on sait fabriquer à un coût acceptable. (chauffage, durée, centrifugation, fil-
déré, et suffisamment courte pour éviter Pour fabriquer du technétium 99m, on tration, etc.) ; enfin elle l’injecte au
une irradiation inutile. Ainsi l’iode 131, produit son précurseur radioactif, le malade pour effectuer un examen du
qui a une période de huit jours, révèle des molybdène 99, dans un réacteur squelette ou du cœur.

134 © POUR LA SCIENCE


Les détecteurs à l’aide d’un compteur de Geiger- scintillations étaient simplement pla-
Muller. Plus tard, on a détecté les cés en regard de l’organe et l’on mesu-
Fabriquer un produit radiopharmaceu- rayons γ à l’aide d’un cristal d’iodure rait la radioactivité pendant le temps
tique n’est pas tout. Encore faut-il être de sodium : celui-ci arrête les photons nécessaire à l’obtention d’une image.
capable d’obtenir des images de sa γ et les transforme en scintillations Un collimateur en plomb, cylindrique
distribution dans l’organe étudié. Le lumineuses qu’un photomultiplicateur ou conique, arrêtait les rayonnements
choix de l’isotope impose le choix transforme en courant électrique ; une provenant d’autres organes.
d’un détecteur adapté ; inversement, la impulsion électrique apparaît chaque Avec son scintigraphe à balayage,
conception de nouveaux détecteurs fois que le cristal absorbe un photon γ Benedict Cassen a amené un progrès
guide le choix de l’isotope. Lors des (d’où le nom de scintigraphies pour significatif ; il a eu l’idée de déplacer
premières expériences avec l’iode 131, désigner les examens de médecine le détecteur ligne par ligne en regard
en 1940, on détectait les rayonnements nucléaire). Les premiers détecteurs à de l’organe, tandis qu’un dispositif

1. LA SCINTIGRAPHIE DU CŒUR

A près un épisode coronarien (douleurs thoraciques, anomalies marchant sur un tapis roulant. Les images enregistrées pendant
du tracé de l’électrocardiogramme, etc.), on a besoin de 10 minutes montrent la distribution du thallium 201 dans le
connaître l’état du cœur : soit les cellules qui constituent le muscle cardiaque. Les zones mal irriguées apparaissent comme
muscle cardiaque sont détruites (ce qui correspond à un infarc- des «trous», des défauts de fixation, puisque le traceur radioactif
tus du myocarde), soit elles ont seulement souffert du manque y est plus rare. Cependant cette hypofixation, qui révèle l’exis-
transitoire d’oxygène dû à une réduction de l’irrigation sanguine tence d’une rupture de l’équilibre entre les besoins myocar-
(ce qui correspond à une ischémie coronaire). Dans ce dernier diques et l’apport d’oxygène, ne permet pas de savoir si les cel-
cas, les cellules myocardiques sont encore vivantes, et on peut lules correspondantes sont en état de souffrance ou détruites.
croire en l’efficacité d’un traitement (vasodilatateurs, dilatation C’est là que le thallium 201 présente un deuxième intérêt : il dif-
d’une artère coronaire, pontage chirurgical, etc.). Pour le savoir, fuse et parvient à imprégner les cellules vivantes des régions
on effectue une scintigraphie myocardique, en injectant du thal- mal irriguées, alors qu’il ne se concentre pas dans le tissu
lium 201, élément radioactif émetteur gamma. nécrosé. On refait alors une scintigraphie au malade, cette fois
Le thallium appartient à la même famille chimique que le au repos, deux à quatre heures plus tard. Quand les défauts
potassium, qui est le constituant fondamental des cellules. La de fixation persistent, on conclut à un infarctus ; quand ces
cellule s’efforce de maintenir une différence de concentration zones, qui étaient anormales lors de l’effort, réapparaissent
du potassium entre l’intérieur et le milieu extra-cellulaire ; au repos, on conclut que les cellules sont viables.
pour cela, elle La scintigraphie
consomme de l’énergie, myocardique est une
EXERCICE
qu’elle extrait de l’oxy- méthode sûre, facile et
gène et du glucose du peu coûteuse. Associée à
sang. Autour d’une 1 2 l’électrocardiogramme
artère coronaire bou- d’effort, elle confirme ou
chée, le tissu est mal ali- infirme l’occlusion de
menté en sang, et la vaisseaux coronariens ;
teneur locale en oxy- les examens qui présen-
REPOS
gène et en glucose tent plus de risques ont
diminue ; les cellules ne alors des indications plus
peuvent plus produire restreintes, comme la
d’ATP, le composant coronarographie qui
NORMAL ISCHÉMIE INFARCTUS
phosphoré fournisseur nécessite l’introduction
d’énergie, et la concen- Scintigraphie cardiaque au thallium 201. Lors de l’exercice, des zones d’un cathéter dans les
tration en potassium qui ne fixent par le thallium apparaissent en cas d’ischémie myocar- artères coronaires. La
chute. Lorsque la cellule dique (1) et en cas d’infarctus (2). Sur les images enregistrées deux scintigraphie sert au dia-
meurt, les concentra- heures plus tard au repos, la zone anormale a disparu en cas d’isché- gnostic de la maladie
tions de potassium sont mie, alors qu’elle persiste en cas d’infarctus, car les zones musculaires coronaire, mais aussi à
égales (et faibles) à sont définitivement détruites. l’évaluation de la fonc-
l’intérieur et à l’exté- tion cardiaque (l’étendue
rieur de la cellule dans la zone nécrosée. Le thallium 201 est des lésions, l’existence de lésions touchant deux ou trois artères
donc un bon traceur de la viabilité myocardique ; il émet des coronaires, etc.), à la surveillance d’un traitement (après lyse d’un
photons gamma de faible énergie qui peuvent être détectés caillot par exemple) ou au pronostic (la mesure de l’étendue de
par une gamma-caméra à scintillations. la zone mal irriguée et le degré de rétrécissement d’une artère).
On injecte au malade, dans une veine du pli du coude, une Dans ce cas particulier du muscle cardiaque, la médecine
faible dose de thallium 201, alors que le sujet produit un effort nucléaire apporte une information directe sur le fonctionnement
important en pédalant sur une bicyclette ergométrique ou en d’un tissu, et guide le choix du traitement.

© POUR LA SCIENCE 135


2. L’ IMAGERIE DES FONCTIONS COGNITIVES

D urant un siècle, la neuropsychologie était fondée sur la


comparaison de symptômes cliniques et d’observations de
l’intérieur du cerveau, obtenues d’abord lors de l’autopsie ou
par une méthode proposée, validée et appliquée en neuros-
ciences par Marcus Raichle, à l’Université Washington de
Saint-Louis (voir La visualisation de la pensée, par Marcus
d’interventions neurochirurgicales, puis par l’imagerie. Ainsi, Raichle, Pour la Science n°200, juin 1994). L’oxygène 15
depuis les travaux de Paul Broca, en 1861, on sait que la lésion ayant une période physique de deux minutes, on peut répé-
d’une certaine région du cortex cérébral (située dans le cortex ter les injections d’eau toutes les 15 minutes.
frontal gauche chez les droitiers) entraîne un trouble de l’arti- En répétant les injections, on compare les zones activées
culation du langage. Cependant, jusqu’à ces dix dernières pendant une tâche donnée à une situation de repos. Ainsi,
années, on se demandait encore si des fonctions cérébrales on mesure le débit quand le sujet ne bouge pas, ferme les
telles que la perception, l’attention, le langage, la mémoire, yeux et a les oreilles bouchées, puis on refait la mesure alors
étaient élaborées dans l’ensemble du cerveau ou si elles que le sujet plie et déplie l’index de la main droite. On sous-
dépendaient de régions définies du cerveau. Pour aborder trait alors, point par point, les images obtenues dans les
cette question, on devait étudier un sujet sain, et donc disposer deux conditions ; la nouvelle image qui en résulte ne
d’une méthode d’exploration inoffensive, mais précise. montre que les régions du cerveau activées lors du mouve-
En 1967, à Lund, David Ingvar a obtenu les premières ment de flexion de l’index droit. En général, trois à quatre
cartes fonctionnelles du cerveau, en faisant inhaler au sujet un situations différentes sont étudiées et répétées deux à trois
gaz rare liposoluble et émetteur γ, le xénon 133. L’activité fois, ce qui correspond à une dizaine d’injections d’eau mar-
neuronale dans une région du cerveau s’accompagne d’un quée. Grâce à des méthodes statistiques et au repérage ana-
accroissement de la consommation de glucose et d’oxygène tomique des structures cérébrales, il est devenu possible de
dans cette zone. Le glucose et l’oxygène étant fournis par le détecter de très petites variations locales d’irrigation san-
sang (il n’y a pratiquement pas de réserve de glucose sous guine. Cette méthode a cours dans tous les centres de TEP
forme de glycogène dans le cerveau, contrairement au foie), il et a favorisé des percées conceptuelles importantes dans des
existe une corrélation entre la consommation locale de glu- disciplines telles que la psychologie ou la linguistique.
cose ou d’oxygène et le débit sanguin local. Autrement dit, M. Posner et M. Raichle se sont demandé si l’on pouvait
dans une région donnée du cerveau, tout changement d’acti- voir des zones du cerveau qui seraient spécifiquement acti-
vité d’un ensemble de neurones est reliée à une variation vées lors de la lecture d’un mot. Dans une première étude,
locale du débit sanguin. Réciproquement, comme l’a montré les sujets volontaires sont placés dans la caméra à positons
D. Ingvar, un accroissement local du débit sanguin révèle les et regardent un écran de télévision où se succèdent des
régions du cerveau spécifiquement impliquées lors d’une acti- noms d’animaux, à raison d’un mot toutes les secondes,
vation sensorielle, motrice ou cognitive. pendant quarante secondes. Pendant ce temps, après une
En 1981, Michael Phelps et John Mazziotta, à injection d’eau marquée à l’oxygène 15, on mesure le débit
l’Université de Californie, à Los Angeles, ont appliqué cette sanguin cérébral local. Lorsque les noms d’animaux appa-
idée pour la première fois chez l’homme, en utilisant la TEP raissent à l’écran, on détecte une augmentation de débit
et l’analogue du glucose, le fluorodéoxyglucose (FDG) mar- dans cinq zones distinctes, toutes localisées dans le cortex
qué au fluor 18. Ils ont montré que des stimulations visuelles occipital, dont le rôle est de traiter les informations visuelles.
entraînent une augmentation de la consommation de glu- Dans une seconde tâche, le sujet se demande si l’animal
cose dans le cortex occipital. Malheureusement, du fait de la dont il lit le nom à l’écran est dangereux ou inoffensif. Une
longue période physique du fluor 18 (de deux heures), on zone corticale, jusque là invisible, située dans la partie infé-
ne peut administrer le FDG au patient qu’en une seule injec- rieure du lobe frontal gauche chez les droitiers, s’active alors.
tion. Ces dix dernières années, la TEP a fourni des résultats Les auteurs concluent que cette région du lobe frontal
essentiels, à l’aide de l’oxygène 15 ; on mesure le débit san- gauche est liée au réseau sémantique mis en œuvre dans les
guin cérébral en injectant de l’eau marquée à l’oxygène 15, associations verbales.

inscrit sur une feuille de papier l’acti- dynamiques étaient impossibles, mais laire d’iodure de sodium, couplé à plu-
vité enregistrée en chacun des points les artefacts dus aux mouvements de sieurs dizaines de photomultiplicateurs
de l’organe. On a ainsi obtenu les pre- l’organe durant l’examen compli- (voir la figure 4). Devant le cristal, un
mières images de la thyroïde, du foie, quaient l’interprétation des images. collimateur en plomb ou en tungstène
des reins, qui représentaient la projec- Le détecteur décisif pour la méde- (une plaque percée de trous cylin-
tion de la radioactivité sur un plan. Cet cine nucléaire est celui de Hal Anger. driques parallèles les uns aux autres)
appareil a été utilisé jusqu’à la fin des Il réalisa à Berkeley, en 1957, la pre- sélectionne les photons qui arrivent
années 1970. Malheureusement, le mière caméra à scintillations, ou perpendiculairement au cristal, et
balayage d’un plan point par point gamma-caméra, qui reste l’instrument arrête les autres. On mesure ainsi les
était lent, et d’autant plus lent que la de prédilection de la médecine valeurs de la radioactivité provenant
radioactivité présente dans l’organe nucléaire. L’élément essentiel est son de tout l’organe, et les images, for-
était faible. Non seulement les études détecteur, un grand cristal rectangu- mées en une fraction de seconde, sont

136 © POUR LA SCIENCE


Localisation des fonctions cognitives en tomographie
a par émission de positons. On montre trois coupes du
cerveau d’un sujet muni d’écouteurs, où l’on trans-
met des sons aléatoirement aigus ou graves, dans
l’oreille droite ou dans l’oreille gauche. On lui
demande de prêter attention à la survenue d’un son
aigu (par exemple) dans l’oreille gauche (coupes de la
b ligne a) ou dans l’oreille droite (coupes de la ligne b).
Les images en noir et blanc sont des images anato-
miques obtenues par résonance magnétique (IRM) et
les zones colorées représentent les régions du cer-
veau activées spécifiquement dans chacune des
tâches, détectées en TEP. Le rouge indique les
régions où le débit sanguin cérébral est le plus élevé.

En 1989, S. Zeki et R. Frackowiak, à Londres, ont décou- ture grammaticale que le français mais composé de pseudo-
vert un centre de la vision des couleurs, localisé dans une mots (des mots qui n’existent pas dans notre langue), soit
petite région du cortex occipital. Ils ont utilisé la technique une suite de mots isolés, soit enfin une langue qui lui est
que nous venons de décrire : on mesure le débit sanguin totalement étrangère (le Tamoul). De nombreuses équipes
cérébral à plusieurs reprises chez le même sujet volontaire, ont aussi examiné les processus de la mémoire, qu’elle soit
après des injections d’eau marquée à l’oxygène-15. Dans épisodique, c’est-à-dire liée à des événements récents
certains cas, le sujet regarde un écran formé de rectangles (l’article de journal que l’on vient de lire ou le numéro de
de différentes couleurs – une sorte de tableau de Mondrian ; téléphone que l’on s’apprête à noter) ou sémantique (retrou-
dans d’autres cas, ces mêmes rectangles sont présentés en ver la capitale d’un pays, des noms d’animaux ou de fruits
nuances de gris. La soustraction point par point d’une image qui commencent par la lettre L). La TEP a montré que de
«couleur» et d’une image «gris» révèle une augmentation de nombreuses régions du cerveau sont impliquées dans la
débit dans deux petites zones du cortex occipital situées en mémoire, mais que le cortex préfrontal a un rôle particulier :
dehors du cortex visuel primaire. Ces zones correspondent à l’intérieur de celui-ci, la mémoire épisodique et la mémoire
donc à un centre de la vision des couleurs, situé dans le lobe sémantique impliquent des régions différentes.
occipital de chaque hémisphère. Ces études améliorent notre compréhension de patholo-
Ces études sont à l’origine de plusieurs centaines de tra- gies comme la cécité, les amnésies, la dyslexie, le bégaie-
vaux. On a précisé la représentation rétinotopique du ment ou d’affections psychiatriques comme la schizophrénie,
monde extérieur sur le cortex, la perception du mouvement, la dépression, les obsessions. La TEP et les concepts intro-
les illusions d’optique, l’imagerie mentale. Bernard Mazoyer, duits par M. Raichle ont aussi fait progresser l’imagerie fonc-
au Service Hospitalier Frédéric Joliot (SHFJ) du CEA, à Orsay, tionnelle par résonance magnétique. John Belliveau, au
avec A. Berthoz du Collège de France, ont découvert des Massachusetts Hospital, à Boston, a montré en 1991 com-
boucles neuronales reliant les ganglions de la base, le thala- ment évaluer l’irrigation cérébrale à l’aide de l’imagerie par
mus et le cortex, boucles qui sont activées lorsqu’on décide résonance magnétique (IRM) et comment détecter les
de regarder un objet et que l’œil effectue une saccade. Dans régions du cerveau activées lors d’une tâche spécifique par
une autre étude pratiquée au SHFJ, en collaboration avec comparaison avec une situation au repos. Denis Le Bihan, au
J. Melher, de l’École des hautes études sociales à Paris, on a SHFJ à Orsay, a ainsi montré, en utilisant l’IRM fonctionnelle,
exploré la neuroanatomie du langage par la TEP : perception que les zones activées chez des sujets japonais diffèrent lors
passive de sons, de mots, codage phonologique, mise en de la lecture de mots en caractères kana ou en idéo-
œuvre de processus lexicaux et sémantiques. On a comparé grammes kanji. Ces quelques exemples illustrent la sensibi-
les régions corticales mises en jeu lorsqu’un sujet écoute, soit lité et la résolution auxquelles sont parvenues aujourd’hui
une histoire en français, soit un texte qui a la même struc- ces deux méthodes de neuro-imagerie fonctionnelle.

des projections en deux dimensions débit sanguin régional ou une fraction La gamma-tomographie
d’un objet tridimensionnel. De cette d’éjection ventriculaire ; c’est ce que
façon, on suit, en temps réel, la fait un ordinateur couplé à la gamma- Une telle méthode existe depuis 1972 :
contraction cardiaque ou la filtration caméra. Cependant cette méthode, que la tomographie assistée par ordinateur
du plasma sanguin dans le rein. l’on nomme actuellement la gamma- (ou scanner) résulte des travaux de
La médecine nucléaire atteint alors scintigraphie planaire, a encore une Godfrey Hounsfield (1963) et d’Allan
son but : suivre la fonction normale ou insuffisance : les images obtenues ne Cormack (1964), qui ont élaboré un
pathologique d’un organe par une sont que des projections sur un plan de algorithme de construction d’une image
détection externe. Il reste à traiter les la distribution de la radioactivité dans tridimensionnelle à partir d’une série
images de façon à transformer les l’organe. Il fallait une méthode capable d’images obtenues en faisant tourner, en
valeurs de radioactivité en chaque point de révéler l’organe dans son intégralité, même temps, le tube de rayons X et le
en un paramètre physiologique tel qu’un en trois dimensions. détecteur autour du sujet. À chaque

© POUR LA SCIENCE 137


position angulaire, on obtient dans les années 1970, à
SIGNAL ÉLÉCTRONIQUE
une image de coupe d’un Philadelphie puis à Saint-Louis
organe (une tomographie), et et Los Angeles, par Michel Ter-
non une projection sur un plan. Pogossian, Michael Phelps et
Aujourd’hui, la gamma-tomo- David Kuhl.
graphie (en anglais, SPECT, TUBES Le principal avantage de la
PHOTOMULTI-
qui est l’acronyme de Single PLICATEURS TEP est l’utilisation d’isotopes
Photon Emission Computed d’éléments abondants dans
Tomography) utilise la gamma- CRISTAL À l’organisme. Nous l’avons vu,
caméra d’Anger, qui tourne SCINTILLATIONS l’obtention d’images d’un
autour du sujet. On enregistre organe requiert trois éléments :
64 ou 128 images bidimensio- une molécule adéquate marquée
COLLIMATEUR
nelles, qui correspondent à 64 à l’aide d’un isotope radioactif,
ou 128 positions angulaires dif- un instrument qui construit des
férentes. L’obtention d’images images de coupes de l’organe et
tomographiques demandait des un modèle mathématique qui
heures de traitement dans les traduit les valeurs locales de
années 1970 ; avec les ordina- radioactivité en paramètres tels
teurs actuels, on les obtient pra- qu’un débit, une vitesse de réac-
tiquement en temps réel. Les tion chimique, la consommation
caméras actuelles ont une rota- d’un substrat ou la densité de
tion continue, et souvent deux récepteurs d’un neurotransmet-
têtes (deux couples tube de teur. On cherche à suivre dans
rayons X-détecteur), voire trois un organe, sans risque pour
têtes pour les études cérébrales. 4. PRINCIPE DE LA GAMMA-CAMÉRA. Les éléments radioactifs pré- celui-ci, une molécule naturelle,
Il existe environ 14 000 sents dans l’organe à étudier émettent des photons γ. Ces photons comme un sucre ou un acide
gamma-caméras dans le monde, traversent un collimateur (qui sert à éliminer les photons diffusés) aminé, ou artificielle, comme un
qui effectuent des examens très et sont détectés par un cristal à scintillations. Des tubes photomulti- médicament ; pour être repérée,
divers. Les plus fréquents sont plicateurs transforment les scintillations en signal électronique. cette molécule doit émettre un
la scintigraphie osseuse pour la rayonnement détectable de
détection précoce des méta- l’extérieur. L’idéal serait d’utili-
stases de cancers tels ceux du rein, du La tomographie ser des isotopes des éléments naturelle-
sein, de la thyroïde ou de la prostate, la à positons ment présents dans l’organisme, tels le
scintigraphie pulmonaire pour la détec- carbone, l’oxygène ou l’azote, qui soient
tion et le suivi du traitement des embo- Un autre type de tomographie, qui fonc- des émetteurs γ. Hélas il n’en existe pas.
lies, la scintigraphie du cœur pour la tionne sur le même principe de recons- En revanche, certains isotopes
visualisation de la contractilité myocar- truction que le SPECT, tire parti des radioactifs de ces éléments naturels se
dique ou de défauts de circulation du émetteurs de positons pour produire des désintègrent en émettant des électrons
sang (voir l’encadré 1). De plus en images. La tomographie par émission de de charge positive, des anti-électrons
plus, on étudie localement l’irrigation positons (TEP), qui connaît un succès ou positons. Ces positons ne peuvent
sanguine du cerveau, pour détecter des croissant depuis une dizaine d’années, pas sortir du corps : comme toute par-
foyers épileptiques ou pour dépister doit beaucoup aux travaux de Gordon ticule d’antimatière, ils s’annihilent
des maladies neurodégénératives. La Brownell, à Boston, en 1953. Le premier dès qu’ils rencontrent leur antiparti-
scintigraphie rénale révèle, séparé- appareil n’a été réalisé que bien plus tard, cule, l’électron (constituant abondant
ment, la fonction de chaque dans la matière) ; leur par-
rein. Les examens thyroïdiens cours dans les tissus biolo-
renseignent sur la fonction de giques est de l’ordre du milli-
cet organe, et détectent des mètre. On les détecte à
métastases de cancers de la l’extérieur de l’organisme, car
thyroïde. On élabore de nou- la paire positon-électron dis-
veaux examens : la MIBG (un paraît en émettant deux pho-
analogue de la noradrénaline) tons γ. Ces photons sont
dévoile des tumeurs des faciles à reconnaître : ils sont
glandes surrénales ; des pep- éjectés à 180° l’un de l’autre,
tides marqués tel l’octréotide, et portent chacun une énergie
un analogue d’une hormone (la de 511 kilo-électronvolts, cor-
somatostatine) indiquent des respondant à la masse de cha-
tumeurs endocrines du tube cune des particules au repos
digestif ; des anticorps mono- (selon l’équation d’Einstein :
clonaux (qui ont une forte affi- E=mc 2 ). On les détecte à
nité pour un antigène donné) l’aide de tomographes spéci-
détectent des récidives de can- 5. LA GAMMA-TOMOGRAPHIE consiste à faire tourner la gamma- fiques appelés «caméras à
cer colo-rectal ou ovarien… caméra autour de l’organe. Ici, la caméra a deux têtes. positons». Les systèmes

138 © POUR LA SCIENCE


a ÉLECTRON b c PHOTON
PHOTON (511 keV)
(511 keV)

POSITON

6. L A CAMÉRA À POSITONS . On injecte au patient un produit


radioactif émetteur de positons. Lorsqu’un positon rencontre un
électron (a), les deux s’annihilent (b) en libérant deux photons
(c) : ceux-ci partent dans des directions opposées en emmenant
chacune la quantité d’énergie équivalente à la masse de l’élec-
tron (511 kilo-électronvolts). Une série de détecteurs disposés
d
autour de l’organe (d) décèlent ces coïncidences et reconnaissent
alors la signature du produit injecté.

actuels sont constitués d’anneaux cir- faire livrer à l’hôpital. Il est nécessaire de cancéreux dans le poumon ou la viabi-
culaires de détecteurs à scintillations. disposer, au sein de l’hôpital, d’un cyclo- lité myocardique, comme on le fait en
On a d’abord utilisé la TEP pour tron et d’un laboratoire de radiochimie TEP aujourd’hui.
mesurer, en valeur absolue, la consom- permettant de les produire et de les incor-
mation tissulaire de glucose dans un porer dans les molécules qu’on veut Les isotopes radioactifs
organe. Ce paramètre est essentiel suivre. Il existe actuellement plus d’une
puisqu’il reflète le fonctionnement tissu- centaine de centres de TEP dans le
à vocation thérapeutique
laire, qu’il s’agisse des neurones, des cel- monde, certains ayant plusieurs caméras. La médecine nucléaire n’est pas seule-
lules du muscle cardiaque ou d’un tissu Toutefois cette technique est bien plus ment une méthode d’imagerie. Elle a
cancéreux. On a marqué un analogue du onéreuse que la gamma-tomographie et, aussi la vocation de soigner. Le médecin
glucose, le désoxyglucose, par le fluor de ce fait, moins répandue que celle-ci. nucléaire utilise des radio-isotopes en
18, un émetteur de positons ayant une La gamma-tomographie, nous solution pour détruire des cellules tumo-
période physique de 110 minutes. Le pro- l’avons vu, a l’inconvénient d’utiliser rales ; en cela il se différencie du radio-
duit marqué, le FDG (2-fluoro-2-desoxy- comme traceurs radioactifs des atomes thérapeute, qui utilise des grains, des
D-glucose), subit la première étape nor- qui ne sont pas des constituants naturels aiguilles ou des fils constitués de sub-
male de la dégradation du glucose, soit la de l’organisme (le technétium 99m, le stances radioactives. La médecine
phosphorylation par l’hexokinase, mais thallium 201, l’indium 111, etc.) et elle nucléaire traite les microtumeurs dissémi-
son métabolisme se bloque à cette étape. n’est pas une méthode quantitative. nées, par exemple, lors de récidives de
Ainsi le FDG s’accumule dans cerveau Toutefois, deux idées pourraient per- cancer de l’ovaire. La radiothérapie
ou le cœur, au prorata de la consomma- mettre d’élargir le domaine d’application locale et l’immunoradiothérapie progres-
tion tissulaire de glucose. En 1977, M. de la gamma-tomographie. La première sent et offrent des perspectives nouvelles
Reivich a ainsi cartographié la consom- consiste à étudier la neurotransmission pour la médecine nucléaire. Pour détruire
mation locale de glucose dans le cerveau. comme en TEP, en marquant des médica- les cellules tumorales disséminées, on
Le FDG semble aujourd’hui le traceur ments ou des ligands des neurorécepteurs administre au patient une forte dose d’un
idéal pour détecter précocement les à l’aide de l’iode 123, un isotope émet- radio-isotope β− (et non un radio-isotope
tumeurs cancéreuses et suivre leur évolu- teur γ de 13,2 heures, produit par cyclo- émetteur γ utilisé en imagerie). On utilise,
tion sous traitement. tron ; de nouveaux ligands marqués à le rhénium 186, l’erbium 169, les grains
En principe, par la TEP, on localise et l’iode 123 révèlent les sites récepteurs ou d’iode 125 ou de palladium 103, tous
on suit n’importe quelle molécule (sub- les transporteurs de neurotransmetteurs émetteurs β. Le strontium 89 a reçu
strat, neurotransmetteur, hormone, médi- comme la noradrénaline, l’acétylcholine, l’autorisation de mise sur le marché pour
cament, enzyme), à condition de la mar- la dopamine, la sérotonine ainsi que des le traitement palliatif des douleurs des
quer par un isotope émetteur de positons. enzymes comme la monoaminoxydase. métastases osseuses des cancers de la
Une molécule très simple, l’eau marquée Des modifications de ces neurotransmet- prostate. Le samarium 153 pourrait
par l’oxygène 15, permet de cartogra- teurs sont impliquées dans des affections aussi être utilisé. L’iode 131 est évi-
phier l’irrigation sanguine du cerveau, ce telles que la maladie d’Alzheimer, la demment irremplaçable pour le traite-
qui a ouvert de nouvelles perspectives maladie de Parkinson, la schizophrénie ment de l’hyperthyroïdie et du cancer
non seulement en neurologie ou en psy- ou la dépression. La seconde idée est de la thyroïde, de même que le phos-
chiatrie, mais aussi en psychologie, en d’utiliser l’analogue du glucose, le FDG phore 32 en hématologie.
linguistique et, plus généralement, dans marqué au fluor 18, avec les gamma- Ainsi la médecine nucléaire,
les sciences cognitives (voir l’encadré 2). caméras actuelles ; les constructeurs pro- méthode diagnostique et thérapeutique,
Le principal défaut de la TEP est posent des solutions pour pallier la faible est une discipline en plein essor. Elle est
qu’elle nécessite un équipement lourd. sensibilité des gamma-caméras vis-à-vis «ouverte», puisque toute découverte
Les émetteurs de positons ayant une des rayonnements de 511 kilo-électrons- d’un nouveau produit radiopharmaceu-
durée de vie très courte (2 minutes pour volts. Dans un futur proche, on pourra tique apporte des informations supplé-
l’oxygène 15, 10 minutes pour l’azote 13 évaluer en gamma-tomographie la mentaires. Elle procure tous les avan-
et 20 minutes pour le carbone 11), on ne consommation locale de glucose dans tages d’une imagerie fonctionnelle par
peut les acheter à un producteur et se les le cerveau, la détection d’un nodule rapport à l’imagerie morphologique.

© POUR LA SCIENCE 139


L’ENRICHISSEMENT DE VÉGÉTAUX Les plantes enrichies en carbone 13
que nous cultivons peuvent servir soit
comme matière première pour extraire
EN CARBONE 13 des molécules spécifiques marquées, soit
comme source d’aliments complexes.
Elles sont utiles dans plusieurs domaines
Michel Péan, Pierre Chagvardieff et Jean-Jacques Leguay drecherche e recherche, notamment dans la
médicale, dans les études de

L
e mot «isotope» est souvent associé à électromagnétique, le spin du noyau, nutrition et en biologie végétale.
«radioactivité». Il désigne un ensemble lequel n’a pas la même valeur suivant les La production récente, par notre
d’atomes qui ne diffèrent que par leur isotopes). En outre, pour suivre la progres- laboratoire, de blé enrichi à dix pour
nombre de neutrons et donc par leur sion d’une molécule dans l’organisme et cent en carbone 13 permet aux nutri-
masse atomique. Depuis 1960, l’isotope 12 son métabolisme, on doit la distinguer des tionnistes d’étudier la digestion des pâtes
du carbone (carbone 12, ou 12C) est la réfé- molécules naturelles et donc modifier sa fabriquées à partir de ce blé. Celui-ci,
rence de masse atomique. L’isotope 13 du composition isotopique : le carbone 13 mélangé à du blé classique, a servi à la
carbone (13C), qui comporte un neutron de joue alors le rôle de marqueur. fabrication de plusieurs dizaines de kilo-
plus que le carbone 12, est un isotope Les méthodes isotopiques stables pro- grammes de pâtes à 1,138 pour cent, la
stable, donc non radioactif. Il existe naturel- gressent très rapidement dans le domaine légère différence avec le taux naturel
lement et représente entre 1,01 et 1,15 médical : la biochimie clinique, la pharma- étant suffisante pour la détection, par les
pour cent du carbone total de la biosphère. cologie, le diagnostic biomédical. Ainsi, techniques de RMN et de spectroscopie
En revanche, le carbone 14 est un isotope dans la méthode des tests respiratoires, on de masse, des métabolites formés au
instable, donc radioactif. fait ingérer à un volontaire des substrats cours de la digestion. On s’interroge : le
Lorsqu’on est capable de mesurer les enrichis en carbone 13, puis l’analyse des glucose issu de la digestion des pâtes
modifications de leur teneur, les isotopes gaz expirés permet le suivi d’activités est-il stocké par l’organisme ou
peuvent servir de traceurs dans les pro- enzymatiques ou du devenir de molécules. consommé par les tissus? En bref, les
cessus où ils sont engagés. Par exemple, après l’ingestion d’urée enri- pâtes font-elles grossir? Grâce au blé
Historiquement on a d’abord utilisé des chie en carbone 13, une simple analyse marqué au carbone 13, les nutrition-
isotopes radioactifs (tels que le carbone 14 des gaz expirés peut révéler la présence nistes ont un début de réponse scienti-
et le tritium), que l’on reconnaît grâce à d’Helicobacter pilori, bactérie associée à fique à cette question : que l’on se ras-
leur rayonnement. Aujourd’hui, un grand l’ulcère gastroduodénal. sure, il semble que les pâtes ne fassent
nombre d’études sont conduites à pas grossir.
l’aide d’isotopes stables de l’azote L’enrichissement en carbone 13
(15N) ou de l’oxygène (18O). Le car- d’une plante constitue un puissant
bone 13 a, lui aussi, un avenir en TRANSPIRATION outil d’étude de son métabolisme
tant qu’outil de connaissances. H O
2 (glucides, acides aminés, acides
Avant de détailler comment nous organiques, etc.). Grâce à l’augmen-
cultivons des végétaux enrichis en O tation de la sensibilité des mesures
2
carbone 13, nous décrirons des qui en résulte, on identifie et on
études qui les utilisent. CO 2 quantifie les métabolites du végétal
présents en faibles quantités. Un
RESPIRATION PHOTOSYNTHÈSE
Les avantages du carbone 13 13 seul spectre RMN révèle simultané-
CO
2 ment des dizaines de molécules.
Le carbone est présent dans toutes O
2 L’accroissement de la sensibilité des
les molécules organiques et consti- mesures par RMN aide aussi à éluci-
tue environ 40 pour cent de la der la structure de bio-polymères
matière vivante. Il intervient dans complexes tels que la lignine.
toutes les réactions métaboliques
des êtres vivants. Par conséquent, Comment enrichir
les isotopes du carbone sont parti- H O des végétaux supérieurs
2 15
culièrement utiles pour suivre le IONS ( N , P, K,...)
déroulement de ces réactions. De Le principe de l’enrichissement d’un
NUTRITION MINÉRALE
plus, l’absence de radioactivité du végétal en isotopes stables tels que
carbone 13 autorise son emploi 1. Les principaux échanges de matière entre l’azote 15 est simple. On l’intègre aux
dans des conditions moins contrai- une plante et son environnement. Alors qu’un solutions nutritives qu’on utilise habi-
gnantes que celles qu’exige l’utilisa- isotope tel que l’azote 15 peut être apporté tuellement pour la culture des plantes.
tion des radio-isotopes. sous forme ionique dissoute à la plante par le En revanche, la voie de fixation natu-
On enrichit la teneur naturelle système racinaire, le carbone 13 est apporté relle du carbone chez les végétaux
en carbone 13 de la matière vivante sous forme gazeuse (gaz carbonique), par la étant la photosynthèse, le carbone 13
afin de décupler la sensibilité des voie de fixation naturelle du carbone, la pho- est fourni sous forme gazeuse, par le
méthodes d’analyse, telles que la tosynthèse. L'enrichissement d'un végétal en dioxyde de carbone (CO2). Pour enri-
spectrométrie de masse ou la réso- carbone 13 implique donc la maîtrise de la cul- chir des quantités importantes de bio-
nance magnétique nucléaire (RMN, ture des végétaux dans des enceintes herméti- masse (plusieurs kilogrammes) en car-
qui consiste à exciter, par une onde quement closes. bone 13, on cultive des végétaux

140 © POUR LA SCIENCE


2. Culture de végétaux en milieu clos, au Département temps réel, les paramètres de l’environnement néces-
d’écophysiologie végétale et de microbiologie (CEA, saires à ces cultures (luminosité, nutrition, etc.). Ceux-ci
Cadarache). Des automates programmables régulent, en dépendent de l’espèce cultivée.

dans une atmosphère constamment enri- mables : les niveaux d’éclairement et la Passer le relais aux nutritionnistes
chie en dioxyde de carbone 13. L’enrichis- photopériode (durées respectives des
sement isotopique de l’ensemble du végé- périodes de lumière et d’obscurité), les Les aliments enrichis en carbone 13 servi-
tal est homogène et fixé à une valeur températures et les humidités relatives des ront pour des études de nutrition clinique,
prédéterminée par le rapport atmosphères diurne et nocturne. La com- notamment pour comprendre les dérègle-
13CO /12CO . position gazeuse de l’atmosphère (azote, ments tels que le diabète ou l’obésité. Selon
2 2
Il est nécessaire de maîtriser la culture oxygène, gaz carbonique) est finement le type de plantes choisi (céréales, oléagi-
en milieu hermétiquement clos pendant régulée. On élimine en outre les molé- neux, protéagineux), on obtiendra des glu-
un cycle de croissance complet, qui peut cules volatiles qui perturbent le développe- cides, des lipides ou des protides enrichis. La
durer plusieurs mois, et de déterminer ment du végétal en s’accumulant en réalisation d’un double enrichissement par
l’ensemble des conditions environnemen- milieu clos, comme l’éthylène que les incorporation d’azote 15, en plus du car-
tales qui concourent à la production de plantes dégagent. La composition et le bone 13, ouvre la voie à de nouvelles
végétaux semblables à ceux cultivés en rythme des apports de solutions nutritives études en nutrition humaine ou animale.
conditions naturelles. Toute nouvelle cul- sont déterminés de manière à assurer une
ture nécessite une mise au point minu- croissance et un développement optimaux Michel PÉAN, Pierre CHAGVARDIEFF
tieuse des conditions d’expérimentation. du végétal, tout en limitant «les consom- et Jean-Jacques LEGUAY travaillent
Dans notre laboratoire, la régulation mations de luxe» qui provoquent l’accu- au Département d’écophysiologie végétale
de l’ensemble des paramètres de culture mulation d’ions indésirables tels que les et de microbiologie, au Centre CEA/Cadarache
est pilotée par des automates program- nitrates ou les phosphates. (Direction des sciences du vivant).

© POUR LA SCIENCE 141


L’ IDENTIFICATION totalement la charge microbienne (1 à 4
kilograys), de détruire les germes patho-
gènes comme le fait une pasteurisation

DES ALIMENTS IONISÉS (1 à 6 kilograys) ou même de stériliser


(15 à 50 kilograys).

Jacques Raffi L’identification des aliments ionisés

L e traitement ionisant est un procédé


physique utilisé pour assainir les ali-
ments et augmenter leur durée de conser-
L’ionisation des aliments

Le traitement ionisant consiste à sou-


Les études entreprises sur l’évaluation toxi-
cologique des aliments ionisés montrent
qu’il n’existe pas de produits de radiolyse
vation. Il ne remplace pas les traitements mettre les aliments soit à un rayonne- caractéristiques de l’ionisation : ceux-ci sont
actuels que sont le froid, la cuisson ou le ment gamma (issu de cobalt 60), soit à tous également formés au cours d’autres
traitement chimique, mais il les complète. des rayons X d’énergie inférieure à cinq traitements, comme le chauffage ou l’auto-
De nombreux pays autorisent la commer- millions d’électronvolts, soit à un faisceau oxydation. La non-spécificité des produits de
cialisation des produits ionisés, tandis que d’électrons accélérés jusqu’à une énergie radiolyse rend donc difficile l’identification
d’autres y sont opposés. Il est vrai que inférieure à dix électronvolts. Dans ces des aliments ionisés, et l’on doit employer
l’association de l’alimentaire et de l’irradia- conditions, l’aliment ne subit ni contami- des «moyens détournés», c’est-à-dire des
tion nucléaire peut inquiéter un consom- nation radioactive, ni radioactivation. De protocoles qui ne sont «caractéristiques» que
mateur mal informé. Pour contrôler les même, les produits ionisés ne présentent dans des conditions précises.
échanges commerciaux, vérifier le but du aucune toxicité pour le consommateur. L’officialisation d’un protocole nécessite
traitement appliqué et donner aux Tant les effets positifs (amélioration de un certain nombre d’étapes indispensables.
consommateurs une meilleure informa- l’hygiène ou de la conservation…) que les Il faut d’abord s’assurer que le temps
tion, différentes méthodes d’identification effets négatifs (mauvaises odeurs…) dépen- d’observation du phénomène est supérieur
des aliments ionisés ont été élaborées et dent de la «dose» appliquée, mesurée en à la durée de vie commerciale du produit.
plusieurs protocoles deviendront bientôt grays. Il est ainsi possible d’inhiber la ger- Après l’élaboration d’un protocole précis, il
des normes européennes. mination (0,04 à 0,10 kilogray), d’empê- convient de comparer les résultats obtenus
L’Organisation mondiale de la santé cher les insectes de se reproduire (0,03 à dans des laboratoires de différents pays.
(OMS) a reconnu I’innocuité des aliments 0,20 kilogray), de tuer les insectes (1 à 3 C’est pourquoi les nouveaux protocoles sont
ionisés en 1980. En France, le nombre kilograys), de supprimer partiellement ou d’abord appliqués à un nombre restreint
d’autorisations ne dépasse pas d’aliments. Enfin, le protocole
la trentaine. Les épices, pour doit être reconnu par des orga-
lesquelles le traitement ionisant nismes internationaux tels que le
remplace le procédé de fumiga- CEN. Ensuite seulement, la
tion à l’oxyde d’éthylène, sont généralisation de ces protocoles
les seules marchandises alimen- à un plus grand nombre de pro-
taires à être massivement ioni- duits sera envisageable.
sées. Il est important de sur- Le Bureau communautaire
veiller l’ionisation et de vérifier de référence (BCR) et le
que la dose efficace préconisée, Commissariat à l’énergie ato-
c’est-à-dire celle nécessaire à mique classent les méthodes
l’obtention de l’effet désiré, a étudiées en quatre grands
bien été délivrée. De cette groupes : celles par lesquelles
manière, on pourra fournir un on détecte les modifications
étiquetage informatif et contrô- induites dans l’acide désoxyri-
ler les échanges commerciaux bonucléique (ADN), les
des aliments concernés. L’éti- méthodes microbiologiques,
quetage obligatoire des produits physiques et chimiques.
traités est une mesure raison- Le premier groupe de
nable : elle informe le législa- méthodes exploite les dégâts
teur, les industriels et surtout les que produit l’ionisation sur
consommateurs. I’ADN. L’une d’elles consiste à
L’identification des aliments étudier le pourcentage des
ionisés a beaucoup évolué en structures «super-enroulées» des
quelques années. Au début de ADN (par exemple, ADN mito-
1989, il n’existait aucune chondrial de viande) partielle-
méthode d’identification des pro- ment ou totalement transfor-
duits ionisés – et peu d’espoir mées en structures circulaires et
d’en obtenir ; aujourd’hui, le linéaires. Cette méthode utilise
Comité européen de normalisa- des techniques d’électropho-
tion (CEN) est sur le point de vali- 1. Le traitement industriel par ionisation pour la conserva- rèse : sous l’effet d’un champ
der cinq protocoles en tant que tion des épices est courant depuis plusieurs années dans de électrique, les brins d’ADN
normes européennes. nombreux pays d’Europe et aux États-Unis. migrent sur un gel d’agarose.

142 © POUR LA SCIENCE


lumière. Il est souvent plus intéressant de experts européens, deux protocoles ont
0 1 2 3 4 0
travailler sur les parties minérales extraites été reconnus par le CEN en tant que
de l’aliment que sur le produit entier (voir la preuves d’ionisation.
figure 2), car elles contiennent la quasi-tota-
lité des ions et électrons «stables». Dix labo- Les méthodes chimiques
FORME ratoires européens, dont le Département de
CIRCULAIRE physiologie végétale et écosystèmes du En chimie, on utilise des techniques de
OUVERTE
CEA, ont comparé leurs résultats, obtenus séparation par chromatographie en phase
par cette méthode. Un protocole vient d’être gazeuse : entraînés par un gaz vecteur,
FORME LINÉAIRE reconnu par le CEN pour les épices et les les produits étudiés traversent une
FORME aromates. Cette méthode pourrait égale- colonne, à une vitesse qui dépend de leur
SUPER-
ment s’appliquer aux légumes déshydratés, nature et qui permet de les identifier. On
ENROULÉE
voire aux coquillages pour lesquels le sait qu’à partir de chaque acide gras ini-
signal de TL est enregistré sur la coquille. tial comportant N atomes de carbone de
La Résonance paramagnétique électro- M doubles liaisons, il se forme majoritai-
2. Gel d’électrophorèse montrant les nique (RPE) consiste à étudier les propriétés rement par ionisation deux hydrocar-
différents brins d’ADN mitochon- magnétiques des radicaux stables radiofor- bures comportant respectivement N – 1
driaux extraits de foies de bœuf non més dans les parties sèches et solides d’un atomes de carbone et M doubles liaisons,
ionisés (1), ionisés à un kilogray (2), 3 aliment (os de viande, arêtes de poisson, et N – 2 atomes de carbone et M + 1
kilograys (3) et 5 kilograys (4). Ces fruits secs…). Quelque 21 laboratoires euro- doubles liaisons. La composition en
essais sont encadrés par deux échan- péens ont participé à plusieurs comparaisons lipides de l’aliment est alors comparée à
tillons constitués de molécules de sur les tests de RPE, notamment entre 1990 certains des produits issus de leur radio-
tailles connues (0). La longueur des et 1991. Chaque laboratoire a reçu six lyse (hydrocarbures ou cyclobutanones).
molécules dépend de leur état échantillons de six produits, témoins ou ioni- Ces méthodes peuvent être appli-
d’enroulement, donc de leur degré sés de 0, 5 à 7 kilograys. À partir d’un pro- quées à tout aliment riche en lipides tel
d’irradiation : les brins de forme circu- tocole précis, définissant la préparation des que les huiles, les viandes, certains pois-
laire ouverte ou linéaire sont endom- échantillons et les paramètres d’enregis- sons, les fruits, les épices et les produits
magés par l’ionisation. trement RPE, et à l’aide de courbes de laitiers. En collaboration avec l’Université
RPE préalablement enregistrées sur des d’Aix-Marseille III, le CEA a adapté cette
Leur emplacement, qui dépend de leur taille produits ionisés et non ionisés de même méthode aux huiles végétales et à l’avo-
et de leur forme, est ensuite détecté par catégorie, chaque laboratoire devait cat. Il a aussi participé aux comparaisons
fluorescence (voir la figure 2). déterminer si les échantillons reçus européennes (viande de poulet) qui ont
Malheureusement, cette méthode est trop avaient été ionisés ou non. Après analyse débouché sur les deux protocoles désor-
longue, de deux à trois jours. Il faudra la rac- des résultats et discussion avec les autres mais reconnus par le CEN en tant que
courcir raisonnablement avant de preuves d’ionisation.
la considérer comme un véritable Nous disposons ainsi des
protocole d’analyse. premiers protocoles officiels
La principale méthode d’identification des aliments
microbiologique consiste à ionisés. Il n’existe encore aucun
comparer le nombre de micro- test quantitatif, mais des tests
organismes survivant après qualitatifs pourront être extra-
l’ionisation au nombre initial polés à d’autres aliments, à
de ces micro-organismes, condition qu’ils soient soigneu-
mesurés par fluorescence (voir sement comparés dans les pays
la figure 3). Cependant, si concernés. C’est pourquoi le
cette méthode apporte la Département de physiologie
preuve qu’un traitement a été végétale et écosystèmes et le
pratiqué, elle ne prouve pas Centre européen de recherches
qu’il s’agit d’une ionisation. et d’analyses ont décidé de for-
Elle sera donc plutôt utilisée mer un réseau regroupant plu-
comme méthode de routine. sieurs laboratoires français.
Ces collaborations faciliteront
Les méthodes physiques le transfert de technologies et
assureront la pérennité des
La thermoluminescence (TL) compétences françaises en
consiste à chauffer rapidement identification des aliments
(en 30 ou 40 millisecondes) un ionisés.
aliment sec et solide ou, mieux,
les impuretés minérales qu’il
contient. Les ions et les électrons Jacques Raffi dirige
radioformés, qui sont stables à 3. Méthode microbiologique. Une coloration des micro- le Laboratoire de recherche
température ambiante, se recom- organismes présents dans l’aliment permet de les compter, sur la qualité des aliments (CEA,
binent alors en émettant de la et de déduire de leur nombre qu’il a été ionisé ou non. Université d’Aix-Marseille III).

© POUR LA SCIENCE 143


C HAPTALISEURS DÉMASQUÉS
Globe, notamment les régions viticoles. On
différencie aisément un vin en provenance
d’un pays chaud et sec, d’un vin en prove-
nance d’un pays chaud et humide ou d’un
pays froid et humide. En outre la quantité de

L
es yeux fermés, un œnologue avisé concentration en carbone 13 (et en son deutérium apportée par les pluies varie
reconnaît un grand cru et son millé- isotope 12) dont la répartition est quasi selon les années en fonction des tempéra-
sime. Comment pourrait-il prouver qu’un uniforme. L’hydrogène et le deutérium tures et de la pluviométrie.
vin a été chaptalisé, c’est-à-dire que le pro- proviennent des eaux de pluie des nuages Les eaux de pluie entrent dans le
ducteur a ajouté du sucre afin d’augmen- qui résultent de l’évaporation de l’eau des métabolisme de la plante : la quantité de
ter le degré en alcool? En analysant l’étha- océans. L’eau de tous les océans contient deutérium qui pénètre dans les unités
nol de ce breuvage avec un spectromètre une proportion constante de molécules photosynthétiques de la vigne (ses chloro-
à résonance magnétique nucléaire (RMN), deutériées. En revanche, la concentration plastes) varie donc selon la localisation et
qui différencie certains isotopes d’un en deutérium dans l’eau de pluie varie selon l’année ; la concentration en deuté-
même élément chimique. Gérard Martin selon le lieu de la précipitation. Lorsqu’il rium du vin dépend non seulement du
et son équipe du Laboratoire de RMN et pleut au voisinage du littoral, la pluie est fractionnement climatologique, mais aussi
de réactivité chimique de Nantes utilisent relativement riche en deutérium et les du métabolisme de la plante : cultivés
la concentration en deutérium (l’isotope nuages s’appauvrissent en isotope lourd. dans des conditions identiques, la canne à
lourd de l’hydrogène) de l’éthanol pour Comme l’eau qui s’évapore et se sucre est plus riche en deutérium que la
prouver qu’un vin a été frelaté et pour en condense dans les nuages est de plus en vigne ou la betterave à sucre.
confirmer l’origine. plus pauvre en deutérium les molécules Dans l’éthanol, CH3CH2OH, le deuté-
La molécule de glucose d’un jus sucré d’eau deutériées, plus lourdes, s’évaporent rium est, en modeste proportion, substitué
se scinde en deux pour donner de l’alcool moins facilement que H 20), les nuages à l’hydrogène dans les groupes CH3, CH2
et du gaz carbonique ; or la proportion de s’appauvrissent progressivement en deuté- ou OH. On détecte, sur un spectre RMN,
deutérium dans l’éthanol, qui provient du rium en poursuivant leur course vers l’inté- trois espèces monodeutériées, les trois iso-
sucre de raisin, est différente de celle de rieur d’un continent. topomères CH2DCH2OH, CH3CHDOH et
l’éthanol issu de la dégradation du sucre Les deux processus, de précipitation, CH3CH2OD. Ce sont les teneurs absolues
de betterave ou de canne. Le deutérium d’une part, et d’évaporation/condensation, et relatives de ces trois variétés isotopiques
est ainsi un bon indicateur de la prove- d’autre part, se conjuguent pour appauvrir qui constituent la « signature » du vin.
nance de l’éthanol : sa concentration dans les pluies en deutérium, du littoral vers l’inté- Grâce à cette signature, on a « éta-
les précipitations, donc dans les plantes, rieur des terres. On connaît ainsi la quantité lonné » par RMN des vins de différentes
donc dans le sucre, dépend du lieu et des moyenne du deutérium qui «tombe» origines et constitué une banque de don-
conditions climatiques, contrairement à la chaque année en différentes régions du nées. Muni de ces références, on détecte
un vin chaptalisé. Selon l’équipe de
Nantes, lorsque l’on ajoute 35 grammes
par litre de sucre de canne — ce qui élève
le degré alcoolique du vin de deux
unités — le spectromètre détecte 1,7 ppm
de deutérium en excédent. Comme la
sensibilité de la méthode est égale à 0,2
ppm, on décèle quatre grammes par litre
de sucre de canne dans un vin frelaté.
Inversement, lorsque l’on ajoute du
sucre de betterave, on constate que l’isoto-
pomère, CH 2 DCH 2 0H, deutérié sur le
groupe méthyle est moins abondant que le
même isotopomère de l’éthanol de raisin
pur. Comme la concentration en cet isoto-
pomère augmente quand on ajoute du
sucre de canne, des chaptaliseurs ingénieux
pourraient combiner du sucre de betterave
et du sucre de canne pour reconstituer la
proportion «naturelle» en deutérium d’un
vin donné, tout en augmentant son degré
en alcool. Les perfectionnements actuels de
la méthode qui portent sur les concentra-
tions des isotopomères du carbone et de
l’oxygène permettent de déceler cette
fraude, mais il convient de souligner
qu’aujourd’hui la détection de la chaptalisa-
tion est une méthode d’application délicate,
nécessitant un appareillage coûteux et un
Le raisin et son allié (?) le sucre (à gauche) . personnel qualifié.

144 © POUR LA SCIENCE


R ADIOACTIVITÉ ET SOCIÉTÉ

L’opinion publique envers la radioactivité


est extrême et versatile. Dans la première moitié
du siècle, on a vanté, voire exagéré, l’action bienfaisante
des rayons. Après l’explosion des premières bombes atomiques
et les retombées radioactives d’origine humaine,
l’opinion publique est devenue hostile à l’énergie
nucléaire. Si les bienfaits de la radioactivité
sont patents, il convient d’en mesurer
lucidement les risques.
La peur du nucléaire
Spencer WEART

Le nucléaire fait peur, mais cette peur n’est pas des mystères plus insondables encore.
L’alchimie était une quête du savoir
rationnelle : elle résulte d’une mosaïque de mythes ultime. La transmutation recelait un
secret terrible et périlleux : le secret divin
et de symboles qui hantent notre imagination. de la vie. La peur de la connaissance est
un mythe récurrent : nombre de person-
nages mythiques ont été punis pour avoir
accédé à une connaissance indue – Ève
ontrairement à ce que l’on croit nucléaire. Les images les plus fortes, telle et la pomme, Pandore et la jarre conte-

C trop souvent, la crainte du


nucléaire n’est pas seulement
fondée sur des arguments tech-
niques. Des études récentes démontrent
qu’elle est plus forte que toutes les autres
une image de dessin animé où l’on voit
une planète en forme de bombe, me sem-
blaient fort éloignées de la réalité. Elles
me troublaient d’autant plus qu’elles me
rappelaient quelque chose : j’avais déjà
nant tous les maux, Orphée, Ptolémée,
l’apprenti sorcier, Faust, etc. L’alchi-
miste redoutait aussi que le profane
n’utilise ses connaissances et ne pro-
voque des catastrophes.
craintes liées aux risques modernes, y rencontré cette allégorie de planètes qui La transmutation évoquait aussi le
compris ceux qui affectent réellement des explosent dans l’histoire des sciences du thème majeur de la renaissance spiri-
millions de personnes chaque année. siècle dernier, à une époque bien anté- tuelle. Les alchimistes croyaient que,
Même l’angoisse, unanime, d’une guerre rieure à la découverte de la fission de dans leurs creusets, des substances mour-
nucléaire, ne peut l’expliquer à elle seule. l’uranium. Elle ne résultait donc d’aucune raient et renaissaient, qu’elles se corrom-
La peur du nucléaire est enracinée dans analyse réaliste de l’énergie nucléaire ; paient et se putréfiaient avant de former
des fantasmes culturels. son origine était autre. finalement un or pur. Ce processus sym-
En matière de nucléaire, qu’il s’agisse bolisait le difficile voyage dans l’obscu-
d’armes ou de réacteurs, les rassemble- Les nouveaux alchimistes rité spirituelle, nécessaire selon eux à
ments des opposants manifestent toute transformation psychologique. Dans
angoisse et colère. Même les propos Remontons à l’aube de l’histoire du de nombreuses cultures, la corruption
mesurés des partisans du nucléaire, qui en nucléaire, en 1901. Deux scientifiques, symbolise les problèmes d’un individu,
vantent les bienfaits, cachent leur pro- Ernest Rutherford et Frederick Soddy, mais aussi d’une société… Ce chaos, les
fonde irritation et, au fond, les mêmes découvraient que la radioactivité impli- fléaux et les guerres, aboutit à la destruc-
angoisses. C’est normal. Tout le monde a quait un changement d’atomes d’un élé- tion ou à la rédemption de l’Univers. Le
entendu dire que les armes nucléaires ment à un autre. «J’étais envahi par un secret de la transmutation était celui de
peuvent détruire la planète – ou dissuader sentiment plus fort que la joie… une l’Armaggedon. Ensuite venait le
ceux qui en auraient l’intention. Tout le sorte d’exultation», se souvient Soddy. Il Millenium, la purification de la société
monde s’accorde à dire que les réacteurs s’exclama : «Rutherford, c’est de la par le feu, qui entrait alors dans son Âge
sont extrêmement importants : ils nous transmutation!» d’or (coïncidence du nom?).
sauveront de la catastrophe mondiale pro- «Pour l’amour du Ciel, Soddy, répli- Aujourd’hui, tout ce vocabulaire
voquée par l’effet de serre – ou ils empoi- qua Rutherford, ne prononcez pas ce mot. alchimiste est périmé et – je l’espère –
sonneront tous nos descendants. On va vouloir nos têtes en nous traitant irrationnel. Toutefois, il suffit d’évoquer
Nous constatons la forte charge émo- d’alchimistes.» Ainsi, dès sa naissance, la transmutation, comme on le faisait
tionnelle que véhicule le nucléaire, et cette nouvelle science a suscité de fortes couramment au début de la physique
nous pensons que ces sentiments résultent émotions, de l’exaltation à l’angoisse. nucléaire, pour que d’anciennes idées
de la nature même des bombes et des Pourquoi? Que signifie le mot «trans- réapparaissent : la transformation per-
réacteurs. Or des recherches historiques mutation»? C’était bien sûr le but sonnelle et sociale, l’espoir de réaliser
m’amènent à douter de cette causalité ultime des alchimistes. Ainsi la pre- de grandes choses et la peur des périls
émotionnelle : les émotions sont appa- mière génération de chercheurs en destructeurs qui pourraient entraîner la
rues les premières, et les appareils dange- nucléaire avait en tête des réminis- fin du monde.
reux n’ont été créés qu’ensuite. Pourquoi cences de l’alchimie ; la presse appelait
nous trompons-nous ainsi? Parce que ces scientifiques «Les nouveaux alchi- Le savant fou
nous réagissons non pas à la réalité, mais mistes», et Rutherford lui-même finit
à l’idée que nous nous faisons de la réa- par prononcer ce mot. Une vieille tradi-
et omnipotent
lité – à un mélange d’images que nous tion revenait sur le devant de la scène. En 1902, un journal américain donnait la
avons dans notre tête. Dans la tradition alchimique, la trans- définition suivante : «Le radium, métal
Mon malaise est apparu lorsque j’ai mutation d’un métal commun en or ne mystérieux, force ou manifestation,
étudié les débats des années 1950 sur le constituait qu’un symbole représentant considéré par les scientifiques comme la

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plus grande découverte jamais réalisée.» Les journalistes et les auteurs de fou. En 1936, l’acteur du monstre de
Un an après la découverte de la transmu- science-fiction ont mis en garde contre Frankenstein, Boris Karloff, interprète
tation, Soddy annonça que l’énergie la destruction du monde par un expéri- un savant fou dans Le rayon invisible.
contenue dans les atomes était tellement mentateur nucléaire insouciant. Dans un Comme lui dit sa mère dans le film, ce
importante que l’on pouvait considérer la dessin animé de 1923, un savant savant touche «à des secrets que nous
Terre comme un entrepôt bourré d’explo- déclare : «Mesdames et messieurs, je ne sommes pas supposés explorer».
sifs. Un homme capable de libérer cette vais maintenant tenter de diviser Karloff utilise un projecteur de rayons
énergie «pourrait détruire la Terre si l’atome. Si cette expérience réussit, tout de radium, une espèce de baguette
l’idée lui en prenait», déclara-t-il. Très va bien. Sinon, elle peut détruire com- magique capable à la fois de soigner et
vite, l’idée se répandit que, selon les plètement ce bâtiment. M’encourage- de tuer. Au début du film, Karloff est
termes de Rutherford, «n’importe quel rez-vous?» Agacés par un tel sensation- bon et généreux, mais il reçoit une
idiot dans un laboratoire pourrait nalisme, quelques scientifiques, dont dose de ces étranges radiations et com-
détruire l’Univers entier sans s’en Rutherford, tentèrent d’expliquer que mence à briller dans le noir. Il se
rendre compte». cette idée n’avait aucun fondement transforme en fou dangereux, qui
Bien sûr, la peur de la fin du monde scientifique : si le monde était vraiment guette ses proies et les tue d’un simple
n’est pas neuve ; ce qui est nouveau est instable, la radioactivité naturelle aurait contact de la main.
l’idée qu’elle puisse survenir ni par la provoqué une telle désintégration il y a Ainsi, nous ne craignons plus seu-
volonté divine ni par une catastrophe des millions d’années. Cependant, cette lement les accidents, mais aussi l’utili-
cosmique dépassant le contrôle éventualité fascinait. sation délibérée de pouvoirs secrets.
humain, mais du fait d’un groupe, Ce n’était pas la première fois qu’on Malheureusement, lorsqu’un homme
voire d’une seule personne : l’apprenti- se défiait de la science, mais cette fois, découvre de formidables secrets et des
sorcier ne met plus que sa vie en dan- Faust et le docteur Frankenstein revê- forces nouvelles, il pense instinctive-
ger, il menace le monde. tent un nouvel habit, celui du savant ment à élaborer des armes.

1. L’ALCHIMISTE, tableau du peintre anglais Joseph Wright (1734-1797). En médaillon, Frederick Soddy (1877-1956) qui a, avec
Ernest Rutherford, démontré que la radioactivité s’accompagnait de la transmutation des éléments chimiques. Il faisait de nombreuses
références aux alchimistes.

© POUR LA SCIENCE 147


On savait aussi que la radioactivité
pouvait être néfaste. On connaissait
ces principaux effets nuisibles : stéri-
lité, mutations génétiques et cancer.
D’autres produits présentaient les
mêmes risques, tels que les produits
chimiques domestiques, mais la radio-
activité semblait plus mystérieuse.
Comme son nom l’indique, la radioac-
tivité implique l’émission de rayons,
un autre symbole traditionnel. Dans la
mythologie, les rayons portent des
pouvoirs magiques, voire les secrets
de la vie et de la mort : pensons à la
foudre, au mauvais œil et aux rayons
maléfiques. Bien avant la découverte
2. MARIE CURIE AUX ÉTATS-UNIS (1921). Elle avait la sympathie du public, notamment des de la radioactivité, les physiciens qui
femmes américaines, qui lui ont offert un gramme de radium. Elle est ici accompagnée de étudiaient les rayons X recevaient des
dirigeants de la Compagnie standard de chimie, où a été produit le gramme de radium. lettres de personnes angoissées par
l’étude des «rayons de la mort». Ces
inquiétudes ont redoublé après la
La crainte est toujours associée au type de déclaration est devenue fami- découverte de la radioactivité.
mystère ou au secret. Bien avant la lière. Les espoirs en l’énergie nucléaire Dans les années 1930, des dizaines
Première Guerre mondiale, les physi- étaient aussi démesurés que les peurs. de films, tels que Le rayon invisible, et
ciens spéculaient sur la création d’armes Cependant, l’intérêt majeur de des centaines d’histoires de science fic-
nucléaires. Le premier à employer le l’énergie nucléaire n’avait que peu de tion mettent en scène les rayons de la
terme de «bombe atomique» fut Herbert rapport avec les bombes ou l’énergie mort : les radiations étaient présentées
George Wells, l’auteur de La guerre des industrielle. Soddy le résuma en comme une arme secrète, bénéfique ou
mondes : dans un roman de 1913, il quelques mots : «Non seulement la maléfique, entre les mains des autorités.
décrit une guerre mondiale cataclys- pierre philosophale avait le pouvoir de Toutefois ces inquiétudes restaient mar-
mique et des villes rendues inhabitables transmuter les métaux, mais elle était ginales et appartenaient au monde de la
pendant des générations entières ; également un élixir de vie». L’élixir de science-fiction pour adolescent. L’opi-
cependant, dès la paix revenue, les vie amenait la transmutation du corps, nion publique s’intéressait encore aux
hommes établissent un gouvernement la santé parfaite, voire l’immortalité. progrès de la médecine qu’offrait la
mondial, inventent des voitures à pro- Le secret de la transmutation était celui radioactivité et à ses perspectives
pulsion atomique, bâtissent des villes de la force vitale, de la renaissance. futures, encore plus attrayantes.
dans le désert et dans l’Arctique. En 1903, des journaux titrent
Ce roman n’aurait guère surpris les «Guérir grâce au radium». Le radium La bombe atomique
anciens alchimistes. La corruption permet de traiter certains types de can-
mène au salut, l’Armaggedon au cer ; toutefois, la presse déclara que le Les angoissent associées au nucléaire
Millenium. Le secret de la transmuta- radium pouvait combattre efficacement grandirent lorsque la fabrication des
tion renferme des terreurs, c’est vrai, toutes les formes de cancer, la tubercu- bombes atomiques devint une réalité.
mais il est également la voie menant à lose et rendre la vue aux aveugles. Il Nombre d’idées préconçues déformaient
l’Âge d’or. C’est ce que nous dit le pouvait donner la vie, disaient les jour- les informations. Ainsi, à la radio, avant
mythe, et c’est aussi ce que disaient naux, et ressusciter les morts. même que l’on ne dispose de rapports
les premiers physiciens nucléaires. Dans les années 1930, il existait sur précis sur le drame d’Hiroshima, on
le marché une centaine de médicaments n’entendit parler que de Jugement
Le radium, élixir de vie brevetés dont la formule active était le Dernier et de feu de l’enfer, de secrets
radium : pâtes, toniques, poudres, cosmiques et de Frankenstein.
Soddy déclara que l’énergie nucléaire pilules, suppositoires, qui promettaient Pourtant, à cette époque, les physi-
comblerait les vieux rêves d’Âge d’or des de tout guérir, des verrues à la calvitie, ciens avaient compris que les forces
alchimistes. Il parlait sérieusement ; il de rajeunir et de raviver les énergies nucléaires n’étaient pas plus cosmiques
avait étudié l’histoire de l’alchimie et rap- sexuelles. Les exploitants de sources que les forces électriques, plus familières,
pelait volontiers les vieux mythes. minérales vantaient le contenu radioac- et que la libération d’énergie nucléaire
Ainsi, en 1912, il déclarait : «Une race tif de leurs eaux, une caractéristique n’était pas plus magique que la flamme
capable de transmuter la matière qu’ils oublient de mentionner d’une allumette. Cependant le public
n’aurait plus besoin de gagner son pain aujourd’hui. On affirmait qu’entre les voyait quelque chose de suprêmement
à la sueur de son front… Une telle race mains de médecins compétents, les mystérieux, quasi divin, dans toute mani-
pourrait irriguer les déserts, fondre les radiations pouvaient sauver plus de vies festation nucléaire. Les scientifiques ne
pôles gelés, et transformer le monde qu’elles n’en coûtaient, ce qui vrai : les prirent pas la peine de nier l’origine cos-
entier en Jardin d’Eden souriant.» Cela radiations ont sauvé et sauvent des mil- mique de l’énergie nucléaire ; ils profitè-
ressemble à du Wells, ce qui est nor- lions de vies, bien plus que n’en ont rent même de son aura magique. Des cen-
mal puisque Wells avait lu Soddy. Ce prises les bombes nucléaires. taines de physiciens nucléaires

148 © POUR LA SCIENCE


prononcèrent de nombreux discours et Les retombées radioactives tations les plus importantes eurent lieu
écrivirent de nombreux articles. On les en Grande-Bretagne, notamment lors
respectait – après tout, ils étaient les nou- Jamais, dans l’histoire de l’humanité, de la «marche d’Aldermaston». Des
veaux magiciens, ils avaient détruit des l’éventualité d’une totale destruction mères hésitaient à donner du lait frais à
villes grâce à leurs pouvoirs secrets. Bien de la civilisation n’avait semblé si leurs enfants, craignant qu’il ne fut
loin de rectifier cette image, les scienti- proche. L’opinion publique avait du contaminé par le strontium 90. Les
fiques ont délibérément exagéré l’aspect mal à l’appréhender objectivement, mêmes idées se répandirent partout,
effrayant du nucléaire. voire refusait tout bonnement de même au sein du bloc soviétique, pour-
Ainsi, ils ont pris soin de communi- l’imaginer. Cependant, à la fin des tant soumis à une propagande efficace.
quer les images d’Hiroshima. Pourtant, années 1950, la population passa à L’image du nucléaire se modifiait.
au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’acte. Parce qu’elles menaçaient les Même si les radiations guérissaient des
d’autres villes avaient connu un sort com- foyers, les retombées radioactives millions de malades du cancer, on
parable : le bombardement de Tokyo dégagées lors d’essais de bombes ato- oubliait leurs propriétés bienfaisantes :
avait détruit 45 kilomètres carrés d’habi- miques devinrent un problème de elles symbolisaient le mal, elles étaient
tations, bien plus qu’à Hiroshima et société. Les premiers débats publics la pollution ultime. La méfiance était à
Nagasaki réunies. Cependant, à apparurent au Japon ; un pêcheur était son comble et, pour la première fois
Hiroshima, la science et la technologie mort irradié, après l’essai d’une dans l’histoire, un aspect de notre
étaient toutes-puissantes. Les bombes bombe à hydrogène. En quelques science et de nos connaissances, une
atomiques n’étaient plus de simples années, les protestations s’étendirent partie de notre monde physique, l’une
bombes : elles symbolisaient l’horrible au monde entier et se firent véhé- des forces de la nature représentaient
arsenal de guerre technologique et mentes. Hormis le Japon, les manifes- une force maléfique.
moderne. Les États-Unis gaspillèrent un
milliard de dollars pour tenter de
construire des avions à propulsion ato-
mique. Ces gadgets technologiques res-
semblaient à la liste des outils d’un
savant fou. Souhaitions-nous vraiment
disposer d’un engin atomique capable
de faire sauter la planète?
Ceux qui répandirent cette peur des
bombes atomiques croyaient bien faire :
ils souhaitaient éviter la guerre. Les
scientifiques, comme les journalistes, se
rappelaient les utopies de la science-
fiction de leur jeunesse, et déclaraient que
les centrales nucléaires pouvaient réaliser
ces rêves. Les déserts du monde
deviendraient des «jardins en fleur»,
les jungles des «pays de cocagne», la
Terre «une Terre Promise». Si l’on
avait accordé suffisamment de moyens
aux scientifiques, ils auraient créé un
Âge d’or atomique. Encore une fois, il
s’agissait des deux faces de la même
médaille : danger et rédemption, «Âge
d’or atomique» et «destruction ato-
mique». Personne ne croyait qu’une
demi-mesure était possible.
Ainsi, après Hiroshima, l’image
publique de l’énergie nucléaire était sen-
siblement la même que celle de l’avant-
Hiroshima et du début du siècle. Elle était
plutôt optimiste, mais elle faisait peur.
L’énergie nucléaire représentait «quelque
chose d’important» : plus importants que
les réacteurs producteurs d’électricité et
d’isotopes qui soignent le cancer, on
imagine des appareils magiques qui
ouvrent la voie vers une nouvelle civili-
sation utopique ; plus dangereuse que les
armes qui détruisent des villes entières,
on redoute la technologie folle et sangui- 3. LES PRODUITS DE BEAUTÉ et élixir de jouvence au thorium et au radium étaient commer-
naire, qui sème la mort partout. cialisés dans les années 1920.

© POUR LA SCIENCE 149


Depuis les années 1950, des films Zéro-énergie, Oxyde d’uranium, Eau technologie moderne ; les scientifiques
populaires mettent en vedette des lourde) démarra en décembre 1948. avaient œuvré à cette fin. Cependant,
monstres géants engendrés par la L’optimisme devait être de mise : la avec l’épée de Damoclès des bombes
radioactivité, des fourmis, des crabes, société se transformait pour atteindre atomiques et des déchets nucléaires, la
des araignées, des calmars et même des l’Âge d’or atomique. Bien sûr, il exis- technologie moderne ne semblait plus
sauterelles. Même aujourd’hui, des tait des arguments plus rationnels pour du tout merveilleuse. On s’opposait à
dessins animés montrent des cafards promouvoir les réacteurs nucléaires, l’énergie nucléaire pour contrer tout
géants provenant de dépôts de déchets tout comme il existait des raisons de pouvoir complexe et centralisé, pour
nucléaires. De toute évidence, la radio- s’y opposer. combattre l’autorité militaire, indus-
activité n’induit aucun gigantisme… Après l’avènement des bombes et trielle et technocratique en général.
mais cette croyance et celle en des des retombées radioactives, le Aux États-Unis comme dans les
rayons mythiquesétaient ancrées dans nucléaire semblait un monstre et un autres pays, le Commissariat à l’éner-
l’imaginaire. Les monstres radioactifs pollueur suprême. Aux environs de gie atomique (CEA) représentait le
sont les versions modernes des démons 1970, cette image s’est étendue aux mieux cette autorité. Le CEA et
invoqués par les magiciens : ils repré- utilisations civiles de la radioactivité. d’autres agences ont envenimé la situa-
sentent le danger qu’implique une trop De tous les types de déchets indus- tion par leur indifférence régalienne
grande initiative des hommes. triels, ce sont les déchets radioactifs envers le public et par le secret dont
Implicitement, le danger provient de qui inquiétaient le plus. ils entouraient leurs activités. Ils sem-
l’autorité, de la recherche effrénée du Il est toujours embarrassant de par- blaient dire : «Nous sommes les
pouvoir, du désir ardent de maîtriser, ler de déchets ; ils s’apparentent aux experts, les maîtres des forces cos-
de conquérir, de détruire ; en bref, les excréments. Dans la plupart des cul- miques, nous ne pouvons partager ces
monstres sont les armes nucléaires. tures, les mots qui désignent les excré- terribles secrets avec le public». Cela
Cette force destructrice est ce que nous ments servent aussi à exprimer la raviva la controverse sur les réacteurs
haïssons le plus dans l’autorité. colère et l’hostilité. On croyait les sor- nucléaires ; parallèlement les respon-
Les manifestants, des gens honnêtes cières – les ancêtres des savants fous – sables du secteur nucléaire adoptèrent
et dévoués à leur cause, s’opposaient capables de projeter des matières une attitude paternaliste. Outré par cet
clairement à l’autorité militaire et poli- fécales dans le corps de leurs ennemis excès d’autorité, le public considéra
tique. Ils protestaient contre la proliféra- pour les rendre malades. La pollution est l’industrie nucléaire comme arrogante,
tion des poussières radioactives prove- aussi considérée comme une attaque : elle cachottière, insensible et dangereuse.
nant des essais atomiques, mais, pour la est une corruption délibérée provenant À la fin des années 1980, tout le
plupart, ils reconnaissaient volontiers d’experts invisibles et inaccessibles. monde a en tête les images du réacteur
que les retombées n’étaient pas une L’énergie nucléaire devient le sym- explosé de Tchernobyl et des environs
cause majeure de décès dans le monde. bole suprême de la science et de la désolés. Ces images rappellent celles,
En vérité, les retombées fictives, des guerres nucléaires,
étaient un prétexte pour évo- des zones impropres à la vie
quer le problème de la guerre humaine, de l’apocalypse
nucléaire. Cette préoccupa- moderne. La force vitale du
tion était sensée. En protes- nucléaire est devenue force
tant contre les retombées destructrice.
radioactives et en réclamant
un moratoire sur les essais La contestation
nucléaires, les opposants au
nucléaire espéraient ralentir
dans le milieu
la course aux armements de la communication
nucléaires. Aussi longtemps
que subsiste le risque qu’une L’image de l’expert dédaigneux
bombe atomique nous exter- et de son monstre inquiétant
mine en une demi-heure, le était désormais liée à l’idée,
mot «nucléaire» sera porteur plus générale, d’autorité.
d’angoisse. L’énergie nucléaire symbolisait
plus que les pires aspects de la
La crainte technologie ; elle centralisait
tous les problèmes de la
du nucléaire passe bureaucratie moderne et de la
du militaire au civil puissance industrielle.
Quelle est l’origine de ce
Même utilisée à des fins changement d’attitude? La
civiles, l’énergie nucléaire réponse se trouve du côté de
inspire mécontentement. La ceux qui communiquent : les
première pile atomique au journalistes, les chefs de
monde fonctionna en 4. IRÈNE JOLIOT-CURIE, lorsqu’elle a été nommée au ministère de la groupes d’intérêt public, les
décembre 1942, à Chicago. recherche, était «radieuse». Caricature parue dans Candide n°643, professeurs, les vedettes de
En France, la pile Zoé (pour le 9 juillet 1936. cinéma, les créateurs de dessins

150 © POUR LA SCIENCE


animés. Certains sociologues regroupent
ces personnes en une «nouvelle classe».
Plus haute est la position sociale d’une
personne, plus elle peut discréditer les
structures traditionnelles de l’autorité
industrielle.
Dans une société totalement égali-
taire et démocratique, les politiques sont
le fruit du travail des experts en com-
munication. Des sondages ont confirmé
que les individus qui travaillent dans ce
domaine sont les principaux opposants
aux réacteurs nucléaires, et non les indi-
vidus qui ont leur place dans les hiérar-
chies industrielles et gouvernementales.
Le cas le plus marquant est celui de
l’Europe de l’Est, où la nouvelle classe
est en train de prendre le pouvoir. De
récents sondages menés en Russie révè- 5. LES RÉACTEURS DE TCHERNOBYL. À droite, on voit le réacteur 4, qui a explosé le 10 mai
lent une opposition extrêmement forte 1986 et recouvert d’un sarcophage qui confine les radio-isotopes les plus dangereux. À
aux réacteurs nucléaires. Ces pays ont gauche, on voit le réacteur 3, toujours en fonctionnement et source d’inquiétudes.
connu 40 années de propagande pro-
nucléaire, et pourtant nombre de per- contient quatre volets. Tout d’abord, la propres objectifs et attise l’irrationnel
sonnes déclarent préférer vivre dans les réalité technique : les réacteurs consti- et l’émotionnel.
bois en s’éclairant aux bougies, plutôt tuent vraiment une source de pouvoir La seule manière d’appréhender nos
que de vivre à proximité d’un réacteur : condensé, puisque les radiations peu- espoirs et nos peurs consiste à les res-
après tout, disent-ils, nous avons vécu vent provoquer d’horribles mutations pecter et à s’attaquer au véritable pro-
de cette manière durant la guerre. Ces et maladies. De ces réalités, des faits blème que posent les réacteurs et les
personnes haïssent les réacteurs parce particuliers ont été isolés et soulignés. armes nucléaires. Certains affirment
qu’ils associent la puissance nucléaire On arrive alors au deuxième volet de que nous devrions construire autant de
au régime dictatorial de Moscou, aux l’explication : l’énergie nucléaire a réacteurs et de bombes que possible ;
technocrates du Parti Communiste qui pris un sens social et politique, elle d’autres proclament qu’il faut nous
ont nié tout problème et imposé leurs représente la technologie moderne et débarrasser de tous les réacteurs
décisions avec un mépris affiché pour les autorités qui la contrôlent. nucléaires et de toutes les bombes
les inquiétudes locales. Pourquoi lui a-t-on attribué ce rôle? nucléaires. Ce sont deux approches
L’énergie nucléaire traîne un boulet, Parce que, et c’est le troisième élé- utopiques. La solution merveilleuse et
celui des images associées aux radia- ment de réponse, les vieux mythes sur radicale n’existe pas. Nous devons pro-
tions bizarres et aux savants fous, aux les secrets divins, les savants fous, la céder par étapes, en améliorant nos
destructions provoquées de l’arsenal de pollution et l’apocalypse cosmique systèmes de production d’énergie et de
guerre moderne, à tout ce que les gens correspondent mieux au nucléaire qu’à sécurité militaire, nucléaire et non
détestent dans la technologie, à une n’importe quel autre développement nucléaire, dans tous leurs effets com-
autorité impersonnelle et manipulatrice technologique. Enfin l’énergie plexes. Comment ne pas faire appel à
et, bien au-delà, à des forces cosmiques nucléaire est source d’angoisse, car la une autorité rationnelle, à un groupe de
de vie et de mort. Ces associations menace d’une guerre nucléaire n’est savants ou de bureaucrates décidant du
négatives sont omniprésentes dans jamais vraiment oubliée. bien de tous? Une solution ne sera
toutes discussions, même les plus rai- Nous avons du mal à envisager viable que lorsque les personnes qui
sonnables. Ainsi, en 1989, le gouverne- rationnellement ces problèmes. À profitent de la technologie respecteront
ment de Taiwan a lancé un programme chaque fois que nous formons l’image les droits de ceux qui risquent d’en
onéreux et complexe de «communica- mentale d’une arme nucléaire ou d’un pâtir. Par exemple, faisons payer ceux
tion sur les risques» afin d’obtenir un réacteur, nous devrions lui adjoindre qui utilisent des matériaux radioactifs
soutien public à la construction d’un une pancarte : «Attention : symbolique et produisent des déchets, puis donnons
nouveau réacteur. L’unique effet du forte!» L’image de l’énergie nucléaire cet argent à ceux qui vivent à proxi-
programme a été d’augmenter l’aver- implique la destruction personnelle et mité d’un dépôt de déchets toxiques :
sion du public envers les réacteurs. Le sociale ainsi que la renaissance, la cet argent leur permettrait d’acheter
simple fait de rappeler la puissance de transmutation. Quand nous contrôle- des instruments de mesure et d’engager
l’énergie nucléaire, même dans le rons cette image, alors nous commen- leurs propres experts. À long terme, il
contexte le plus rassurant, effraie. cerons à maîtriser nos sentiments faudrait partager le pouvoir avec la
Qu’est-ce qui a doté l’énergie envers la science, la technologie et population. Tant que le public ne
nucléaire de ce pouvoir spécial? Sa l’autorité sociale et moderne en géné- pourra prendre part aux décisions
capacité de concentrer en elle une ral. Maîtriser nos sentiments ne signi- concernant l’emploi de la technologie
multitude de mythes et d’associer ces fie pas croire en de jolies promesses ni et les bénéfices de cette technologie, il
anciens archétypes aux préoccupations s’affoler par des visions d’apocalypse. ne pourra pas réagir en fonction de la
politiques modernes. Cette réponse Ce type de propagande nuit à ses seule réalité technique.

© POUR LA SCIENCE 151


LE SCANDALE
Macklis, de l’Université de Cleveland, a
trouvé, par hasard, chez un antiquaire plu-
sieurs bouteilles vides de Radithor. Il pensait

DES POTIONS AU RADIUM que la potion était de l’eau temporairement


radioactive, obtenue avec un peu de
radium : le radon libéré est un gaz radioactif
dont la durée de vie est courte ; vidées

E ben Byers meurt le 31 mars 1931, vic-


time d’une maladie mystérieuse qui,
pendant 18 mois, a ravagé son organisme,
elle avait été administrée en une seule prise,
l’autopsie confirma que ses os, ses dents et
ses tissus était radioactifs. A mesure que
depuis 10 ans de leur contenu, les bou-
teilles ne devaient plus être radioactives.
Pourtant, contrairement à ce qu’il croyait,
corrodant ses os jusqu’à ce qu’ils se brisent. l’empoisonnement par le radium se confir- elles l’étaient encore dangereusement ; cha-
Sportif, champion de golf et de tir aux mait, toutes les potions à base de produits cune avait vraisemblablement contenu envi-
pigeons, il dirigeait une entreprise de métal- radioactifs furent retirées des étagères des ron un microcurie de radium 226 et de
lurgie. Il était milliardaire et possédait plu- apothicaires. Pourtant certains, tel le maire radium 228.
sieurs résidences aux États-Unis. Pourtant de New York d’alors, se sentaient si récon- Intrigué par cette découverte et inté-
lorsqu’il meurt, cet athlète ne pèse plus que fortés par cette potion qu’ils refusèrent de ressé par l’histoire de sa discipline, R.
40 kilogrammes et est méconnaissable. l’abandonner. Macklis a alors exploré l’épopée du
Plusieurs opérations destinées à éviter la Le cancérologue américain Roger Radithor et de William Bailey, qui le com-
destruction progressive de ses os l’ont défi- mercialisait.
guré. Préoccupés, ses amis et parents Eben Byers et William Bailey étaient
avaient contacté son médecin pour savoir si deux personnages que tout opposait.
cette maladie était contagieuse. Quelques La jeunesse dorée et la réussite de
jours après sa mort, le rapport d’autopsie Byers contrastait avec l’enfance malheu-
conclut que Byers est mort d’un empoison- reuse de Bailey, élevé avec ses huit frères et
nement par le radium. soeurs par leur mère. Il prétendit avoir
Comment était-ce possible? Bien sûr on obtenu un diplôme à Vienne, mais rien ne
connaissait ce type de maladie chez les chi- l’atteste.
mistes qui manipulaient le radium ou chez Vers 1905, il part pour New York, où il
les ouvrières qui utilisaient des peintures travaille dans l’import-export, puis est mêlé
phosphorescentes pour dessiner les à diverses affaires frauduleuses ; il passe
chiffres sur les cadrans des montres et qui même un mois en prison. Ensuite, il est
suçaient leur pinceau pour en effiler la condamné à une amende pour avoir fait la
pointe. Pourtant jamais Byers n’aurait dû promotion d’un traitement de l’impuissance
être exposé à cette substance radioactive. dont le principe actif est la strychnine (on
Jamais si, en 1927, il n’était tombé de sait que 50 milligrammes de cette sub-
sa couchette, en rentrant d’une compéti- stance suffisent à entraîner la mort).
tion sportive. Lors de sa chute, il se C’est alors le début des applica-
blessa au bras. En dépit des soins qui tions des rayons X : radiographies et
lui furent prodigués, il continuait à se traitement des tumeurs. Bailey est
plaindre de son bras. Après avoir bientôt fasciné par les applications
consulté en vain plusieurs médecins, il des produits radioactifs utilisés à faible
en interrogea un qui lui conseilla de dose.
prendre une « potion magique » que La théorie des traitements
fabriquait le Laboratoire Bailey du «doux» au radium stipule que de
radium. Le Radithor était censé soigner faibles doses de produits naturels,
plus de 150 maladies «endocrinolo- associées à l’exercice physique et au
giques», les troubles digestifs, l’hyper- soleil, peuvent soigner la plupart des
tension artérielle ou encore l’impuis- maux. On attribue les pouvoirs de
sance. l’eau de certaines sources chaudes à la
Dés décembre 1927, Byers com- présence de radium et de radon, et les
mence à boire plusieurs bouteilles de observations de quelques physiolo-
potion par jour. Il prétend qu’il se sent gistes fascinent les esprits : des leuco-
beaucoup mieux, qu’il a même cytes, exposés à de faibles doses de
l’impression de rajeunir. Il est tellement radium, migrent vers la source de
satisfait des résultats de la cure qu’il radium ; des rats moribonds en rai-
convainc plusieurs personnes de son son d’une carence en vitamines retrou-
entourage de consommer le breuvage et vent temporairement leur vigueur
qu’il l’administre même à ses chevaux de 1. Ce flacon a contenu du Radithor, une pana- lorsqu’ils sont exposés à du radium.
course. cée censée soigner toutes les maladies, des On prête deux qualités à cet élément :
troubles digestifs aux maladies endocriniennes
Entre 1927 et 1931, il consomme son pouvoir destructif à haute dose et
et à l’impuissance. Cette «Eau certifiée radioac-
entre 1 000 et 1 500 bouteilles, soit tive» contenait, comme l’indiquait l’étiquette, son effet bénéfique à faible dose.
environ, comme cela a été évalué ulté- «Radium et Mésothorium dans de l’eau distillée Il n’en fallait pas plus pour que,
rieurement, trois fois la dose léthale si trois fois». vers 1915, fleurissent bonbons,

152 © POUR LA SCIENCE


potions, crèmes et onguents radioactifs. Le consommateurs. En 1930, une plainte pour
radium étant un élément naturel, tous ces publicité mensongère est adressée à Bailey.
produits sont commercialisés librement, C’est à cette époque que Byers com-
sans demande d’autorisation de mise sur le mence à se plaindre à son médecin de dou-
marché. leurs, de maux de tête et de dents, à mai-
Bailey commence à s’intéresser aux grir et à perdre ses dents. Un médecin
effets des produits radioactifs sur l’orga- new-yorkais trouve que les radiographies de
nisme au début des années 1920 et en Byers et celles des ouvrières qui utilisaient
devient un ardent promoteur. Il fonde deux de la peinture au radium se ressemblent
sociétés à New York : la Société Thorone beaucoup. Un autre médecin confirme que
(pour «thorium» et «hormones»), qui l’organisme de Byers est en train de se
fabrique des traitements de «tous les décomposer sous l’action des doses mas-
troubles métaboliques et glandulaires», et le sives de radium ingéré avec le Radithor.
Laboratoire américain d’endocrinologie qui Cependant ce diagnostic, que le médecin
commercialise des instruments, par personnel de Byers refuse, n’est pas rendu
exemple un collier plaqué or qui contient public. Une commission, chargée d’enquê-
du radium et Iï qui «rajeunit» la thyroïde, ou ter, se rend chez Byers, trop faible pour se
une sorte de gaine destinée à irradier les déplacer.
ovaires. En 1924, à une réunion très ‘offi- En décembre 1931, le Laboratoire
cielle de la Société américaine de chimie, il Bailey est sommé de cesser ses activités.
déclare : «Nous avons vaincu les maladies, C’est la fin de l’industrie des traitements
le vieillissement et la mort.» doux par le radium. Les Associations médi-
2. William Bailey prépara et commer-
En 1925, il fonde le Laboratoire ‘Bailey cales saisissent l’occasion pour réclamer une
cialisa le Radithor pendant plus de
du radium, qui fabrique et commercialise le cinq ans, jusqu’à ce que le produit soit législation plus sévère sur la commercialisa-
Radithor. Cependant cette date marque retiré du marché. tion, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, des
aussi le début du désenchantement : on produits contenant des substances radioac-
signale les premiers cas d’empoisonnement, tives. Aujourd’hui, la commercialisation des
par le radium, de chimistes et d’ouvrières cains une notice qui le vante et qui est produits radioactifs est très réglementée :
qui peignaient les montres, mais Bailey ne accompagnée de témoignages de patients c’est une conséquence de l’affaire Byers.
veut y croire : «Rien ne prouve que le et, même, de médecins. Il y propose égale- Bailey, qui prétendit avoir bu davantage
radium soit responsable de leur mort» ment un rabais de 17 pour cent à tous ses d’eau au radium que quiconque, ne fut pas
déclare-t-il au New York Times. «confrères». Cette pratique qui contribue à condamné pour la mort de Byers. Après le
Bailey fait rapidement fortune en ache- l’enrichir est interdite par le gouvernement scandale, il se mit à écrire des livres sur la
tant du radium purifié au Laboratoire améri- américain en 1927. politique et la santé. Il mourut d’un cancer
cain du radium ; il le met dans de petites Son commerce prospère, bien que de la vessie sans jamais admettre que de
bouteilles et y ajoute de l’eau distillée ; il ne s’accumulent les preuves de la toxicité de faibles doses de substances radioactives sont
lui reste plus qu’à multiplier le prix de quantités, même infimes, de substances nocives.
revient par 500 et à promouvoir son pro- radioactives. Plusieurs commissions offi- Depuis lors, des cancérologues ont
duit. Il adresse à tous les médecins améri- cielles commencent à mettre en garde les montré que chez les patients ayant absorbé
régulièrement de faibles doses de sub-
stances radioactives, les concentrations accu-
mulées dans les os varient notablement
selon les individus, et que les conséquences
dévastatrices d’une même dose ne sont pas
les mêmes chez toutes les victimes.
Certaines personnes, sans doute mieux
armées, éliminent les substances radioac-
tives ou produisent davantage d’hormones
qui les protègent. Bailey lui-même faisait
vraisemblablement partie de cette catégorie
d’individus.
Aujourd’hui on n’étudie plus les méfaits
ou les bienfaits du Radithor, mais on conti-
nue à s’intéresser aux conséquences d’une
exposition à de faibles doses de substances
radioactives ; on voudrait, par exemple, pré-
ciser les conséquences physiologiques de
l’exposition aux faibles doses de radon
libéré dans certaines constructions en gra-
3. Ces photographies de dents ont été prises lors de l’autopsie du milliardaire nite, ou élucider, pour mieux les maîtriser,
Eben Byers. Le rayonnement qu’elles émettaient prouve que tous les tissus et les mécanismes qui protègent certaines per-
organes de la victime avaient fixé la substance radioactive contenue dans la sonnes contre les effets dévastateurs des
potion au radium, absorbée régulièrement pendant quatre ans. substances radioactives.

© POUR LA SCIENCE 153


Mesurer les risques
des radiations ionisantes
Catherine HILL et Danielle CHMELEVSKY

es rayonnements ionisants sont risque spontané qu’a cet individu de Les rayonnements ionisants ne sont

L invisibles et font peur. Il n’en a


pas toujours été ainsi. La décou-
verte des rayons X par Röntgen
en 1895 déclencha l’enthousiasme géné-
ral, tandis que, l’année suivante, la radio-
développer un cancer en l’absence
d’exposition aux radiations. Ainsi, outre
les effets immédiats qui n’apparaissent
qu’aux doses élevées, la principale
conséquence d’une exposition est l’aug-
pas tous de la même nature. Les rayonne-
ments naturels sont constitués soit de
photons (les rayons γ), soit de particules
élémentaires, électrons (les rayons β),
neutrons ou noyaux d’hélium (particules
activité naturelle passait pratiquement mentation du risque naturel de présenter α) à haute énergie.
inaperçue. Jusqu’à la deuxième guerre un cancer, augmentation d’autant plus
mondiale, on attribua aux rayons invi- forte que la dose est élevée. La mesure des expositions
sibles toutes sortes d’effets bénéfiques ; L’épidémiologie des radiations ioni-
ils furent utilisés avec succès en radiogra- santes consiste à étudier les risques sto- À la complexité du phénomène étudié,
phie et pour traiter les cancers (et chastiques, c’est-à-dire surtout les risques il faut ajouter la difficulté de la
quelques autres maladies), mais parfois de cancer. Ce sont ces risques que nous mesure, qui se traduit par une fâcheuse
aussi sans discernement et sans précau- explicitons dans cet article. disparité des unités. Pour caractériser
tion, ce qui eût des conséquences sou- une source, on mesure son activité,
vent dramatiques. L’opinion publique L’origine des expositions c’est-à-dire la quantité de radiations
changea radicalement après les bombar- émises. L’unité d’activité est le bec-
dements atomiques d’Hiroshima et de La radioactivité a plusieurs facettes : les querel (Bq) : un becquerel est l’acti-
Nagasaki. Les rayons ionisants sont sources de rayonnements sont multiples, vité correspondant à une désintégra-
désormais considérés avec méfiance, et les rayonnements eux-mêmes sont de tion par seconde.
voire avec terreur. natures diverses. Signalons que l’orga- On doit aussi caractériser la dose
Les risques encourus à la suite d’une nisme reçoit des rayonnements soit par reçue par l’organisme, appelée dose
exposition aux radiations ionisantes l’environnement externe, soit par conta- absorbée. Pour cela, on mesure l’éner-
appartiennent à deux catégories. La pre- mination interne, lorsqu’une substance gie déposée quand les radiations tra-
mière comprend les effets dits «immé- radioactive est inhalée ou ingérée. versent cet organisme. L’unité de dose
diats» ou «déterministes», comme l’éry- Quelles sont les sources de rayon- absorbée est le gray (Gy) : un gray est
thème de la peau, qui n’apparaissent nements? Nous sommes bombardés en égal à un joule par kilogramme.
qu’au-dessus d’une dose seuil et dont la permanence par des rayonnements Malheureusement, certains traités
gravité dépend de la dose reçue. La ionisants naturels. Certains sont d’ori- continuent à utiliser des unités péri-
seconde catégorie est celle des effets gine cosmique, d’autres proviennent mées, à savoir le curie au lieu du bec-
dits «stochastiques», pour lesquels c’est de l’intérieur de notre corps, d’autres querel (1 curie = 37 milliards de Bq) et
la probabilité d’apparition, et non enfin émanent de la croûte terrestre, le rad au lieu du gray (100 rad = 1 Gy).
l’effet, qui dépend de la dose reçue. essentiellement sous la forme de parti- L’évaluation des doses est compli-
Parmi les effets stochastiques, les ano- cules α émises par le gaz radon et ses quée pour deux raisons. La première est
malies génétiques ou héréditaires ont dérivés. Nous sommes en outre expo- la variabilité du pouvoir de pénétration
longtemps été considérées comme les sés aux radiations d’origine humaine : des particules. Les particules α sont arrê-
plus importantes. L’observation, sur une les irradiations médicales, diagnos- tées par une feuille de papier, leurs effets
longue période de temps, des survivants tiques ou thérapeutiques, les retom- sont donc locaux : elles irradient par
d’Hiroshima et Nagasaki et de leur des- bées des explosions nucléaires, du exemple les poumons quand elles sont
cendance a montré que les effets géné- passé, ainsi que les rejets des centrales inhalées. Au contraire, les neutrons et les
tiques étaient moins fréquents qu’on ne nucléaires en fonctionnement normal rayons γ ou X pénètrent profondément
le pensait. Contrairement aux idées ou après un accident. Enfin certains dans les tissus. La seconde complication
reçues, on n’a observé aucun effet géné- d’entre nous sont exposés profession- est la variabilité de l’énergie perdue sur
tique, ni chez les descendants des survi- nellement lorsqu’ils participent à la un parcours de longueur donnée, dans un
vants d’Hiroshima, ni chez les descen- fabrication du combustible nucléaire, à matériau donné (c’est ce qu’on nomme le
dants des malades irradiés. Le véritable la production d’électricité nucléaire, à transfert linéique d’énergie ou TLE).
risque des doses faibles est le cancer. l’armement, à l’administration de trai- Les neutrons pénètrent profondément
Chez un individu exposé, l’effet can- tements médicaux ou à des industries dans les tissus et perdent leur énergie
cérigène des radiations s’ajoute au particulières. par l’intermédiaire de particules secon-

154 © POUR LA SCIENCE


daires à haut TLE. Au contraire, les les multipliant respectivement par 20 et fortement prépondérants après l’explo-
rayons γ et X perdent leur énergie par par 10 (1 Gy d’α = 20 Sv, 1 Gy de neu- sion). L’inconvénient majeur réside dans
l’intermédiaire d’électrons à faible TLE. tron = 10 Sv). Pour les β et les rayons X l’utilisation d’un facteur de conversion
À cause de ces complications, on a et γ, un sievert vaut un gray. En principe, arbitraire, qui tend à occulter l’intérêt
décidé de convertir les doses absorbées un nombre donné de sieverts a le même d’étudier séparément les effets des diffé-
en «équivalent biologique de dose», dont effet cancérigène, quel que soit le type de rents types de radiation. L’unité périmée
l’unité est le sievert (Sv). L’équivalent rayonnement. On dit que le sievert est correspondant au sievert est le rem (100
biologique de dose est censé tenir compte l’unité de dose efficace. L’avantage de la rem = 1 Sv).
des différentes nocivités des rayonne- mesure en sieverts est qu’elle permet Pour en finir avec l’énumération des
ments, sur la base de données expérimen- d’estimer la dose totale d’Hiroshima et unités employées en radioprotection,
tales. Ainsi on convertit les doses d’α et Nagasaki, où il y avait à la fois des γ et citons ce qu’on appelle la «dose collec-
de neutrons de grays en sieverts (Sv) en des neutrons (encore que les γ aient été tive» d’une population. C’est la somme

ATMOSPHÈRE 1 À 10

FOND DE VALLÉE
1 À 1 000
MAISONS
TROU DANS LE SOL 10 À 1 000
D’UN JARDIN
1 000 À 10 000

MINES
ET TRAVAUX SOUTERRAINS
10 À 1 000

CAVITÉ FERMÉE
DANS LA CROÛTE TERRESTRE
1 000 À 10 000

CAVITÉ FERMÉE
1 À 10 MILLIONS

MINERAI D’URANIUM

MINE VENTILÉE

1. LA RADIOACTIVITÉ D’ORIGINE NATURELLE et principalement due au radon 222 et à ses descendants. Nous indiquons les valeurs de l’activité
du radon 222 dans l’atmosphère, dans les maisons et dans le sous-sol, en becquerels par mètre cube.

© POUR LA SCIENCE 155


mande de limiter les expositions des tra-
vailleurs à 50 millisieverts par an, et
100 millisieverts sur cinq ans, et l’expo-
sition générale à un millisievert par an
en plus des radiations naturelles et
médicales. Mais que risquons-nous au-
delà de ces doses? Pour répondre, nous
disposons de résultats obtenus sur des
populations animales et humaines.

Les effets biologiques


2. LA RELATION ENTRE LES TROIS UNITÉS DE MESURE est bien illustrée par l’image d’un enfant
qui lance des objets en direction d’un camarade. Le nombre d’objets envoyés équivaut au
des irradiations
nombre de rayonnements émis par une source radioactive, c’est-à-dire son activité (en bec- Des expérimentations animales ont été
querels). Le nombre d’objets reçus par le camarade correspond à la dose absorbée (en réalisées sur des dizaines de milliers
grays). Les marques laissées sur son corps selon la nature des objets, lourds ou légers, estd’animaux de toutes espèces, surtout
l’équivalent dose biologique (en sieverts). sur des souris et des rats. Elles ont per-
mis de dégager deux règles. La pre-
des doses reçues par les individus de cette humaine (essais nucléaires aériens, mière établit que le risque cancérigène
population, ou encore la dose moyenne Tchernobyl...) représentent des doses est, à dose égale, plus important
dans cette population multipliée par très faibles (voir la figure 3). Bien sûr, lorsque l’irradiation est brève que
l’effectif de la population. La dose collec- certaines personnes ont une exposition lorsqu’elle est étalée dans le temps. De
tive mesure l’exposition globale : ainsi on au radon nettement plus élevée que même, les rayonnements à transfert
ne fait pas la distinction entre un excès de l’individu «moyen» : c’est le cas d’une linéique d’énergie élevé (les particules
dose de 50 millisieverts chez un pour cent personne qui dort au rez-de-chaussée α et les neutrons) sont plus cancéri-
de la population, et un excès de dose de d’une maison en granit, dans une pièce gènes. Dans les deux cas, il semble
0,5 millisievert dans toute la population. sans ventilation et dont le sol fissuré. que la probabilité de réparation spon-
C’est aussi le cas d’un sujet ayant subi tanée des lésions est d’autant plus
L’exposition moyenne une radiothérapie, dont l’exposition grande que les lésions sont moins
et les limites réglementaires aura été bien plus élevée (20 à 60 Gy), concentrées dans le temps et dans
mais localisée à la région de la tumeur. l’espace. La deuxième règle empirique
Parce que l’exposition aux rayonne- Enfin un aller simple entre Paris et concerne la forte variabilité de l’effet
ments ionisants est universelle et New York représente une exposition cancérigène selon le tissu. L’effet est
existe depuis l’origine de la Terre, il supplémentaire de 0,03 millisievert. quasi nul pour certains tissus, et très
est important d’en estimer les consé- La figure 4 indique les doses délivrées important pour d’autres, notamment
quences. Ces estimations des risques par quelques examens médicaux. pour la thyroïde et pour le tissu de la
servent à définir les limites d’exposi- Fort de ces renseignements, le moelle osseuse, qui est le point de
tion des travailleurs et de la popula- Centre international pour la protection départ des leucémies. En outre, le délai
tion. Elles servent aussi à évaluer les contre les radiations (CIPR) recom- entre l’irradiation et l’émergence du
effets des expositions sup- cancer varie beaucoup selon
plémentaires, dues aux le tissu, de quelques années
essais nucléaires, à l’indus- pour les leucémies à quelques
trie nucléaire et à la pratique NATURELLE INTERNE décennies pour certaines
AUTRE
médicale. Il est aussi inté- 0,2 mSv tumeurs solides. Dans de
ressant d’estimer les consé- CROÛTE ARTIFICIELLE nombreux tissus, le délai est
quences de l’augmentation TERRESTRE d’autant plus grand que la
des expositions au radon 0,5 mSv dose est faible, ce qui expli-
due à une meilleure isola- RAYONS MÉDICALE
querait l’existence d’un seuil
tion des habitations dans les COSMIQUES 1,6 mSv pratique, lorsque le délai
dernières décennies. 0,3 mSv excède l’espérance de vie.
Que savons nous des Dans les populations
doses reçues par un individu humaines, les données épi-
moyen dans un pays indus- RADON démiologiques disponibles
trialisé? En France, la dose (SURTOUT INHALÉ) concernent soit des popula-
moyenne annuelle est de 1,4 mSv tions irradiées sur
quatre millisieverts : la l’ensemble du corps par
majeure partie de cette dose suite de bombardements
est d’origine naturelle (dont RETOMBÉES nucléaires, d’accidents
plus de la moitié, due au EXPLOSIONS NUCLÉAIRES industriels, ou d’expositions
radon) ; l’autre partie est 3. C ONTRIBUTIONS À L ’ EXPOSITION AUX RAYONNEMENTS dans la professionnelles, soit des
surtout due aux expositions population française (d’après l’Institut de protection et de sûreté populations ayant reçu une
médicales, et les autres nucléaire). Les sources d’irradiation naturelles sont plus impor- irradiation locale, à visée
expositions d’origine tantes que les sources d’origine humaine (en millisieverts). thérapeutique.

156 © POUR LA SCIENCE


Les survivants étude, le nombre observé de cancers solides catif de 1,24 au facteur correspondant au
des bombes atomiques est inférieur au nombre attendu en cancer bronchique chez les fumeurs, ou
l’absence d’irradiation. En revanche, on a au cancer de l’œsophage chez les gros
Depuis 1946, près de 87 000 sujets, sur- observé 10 leucémies en excès. fumeurs et gros buveurs : un fumeur a un
vivants d’Hiroshima et Nagasaki, ont risque de cancer bronchique 10 fois plus
été suivis : 42 pour cent d’entre eux ont Les risques sont faibles élevé qu’un non fumeur, et un sujet
reçu moins de cinq millisieverts, 44 fumant plus d’un paquet de cigarettes par
pour cent ont reçu entre 5 et 200 milli- La première conclusion de ces deux études jour et buvant plus d’un litre de vin par
sieverts, et seulement 14 pour cent, plus est que les risques de cancer sont faibles. jour a un risque de cancer de l’œsophage
de 200 millisieverts. Cette étude donne Comme on mesure peu d’effets, les estima- 100 fois plus élevé qu’un sujet fumant et
donc une estimation directe des risques tions de risque sont incertaines. Elles le buvant modérément.
pour des faibles doses, définies comme sont encore plus lorsqu’on s’intéresse à des Les augmentations de leucémies dues
inférieures à 200 millisieverts. L’essen- sous populations définies par le sexe, l’âge aux radiations sont plus évidentes : les cel-
tiel de la dose totale ayant été délivrée à l’exposition, le délai après l’exposition, lules hématopoïétiques sont particulière-
en un temps très court, les risques sont ou selon le type de cancer. Il est probable ment sensibles aux radiations et les leucé-
étudiés pour une dose administrée à fort que le risque de cancer dépende de ces fac- mies liées aux radiations surviennent plus
débit. Les résultats de cette étude ont teurs. rapidement après l’exposition que les
longtemps fourni les seules estimations D’après les données d’Hiroshima et tumeurs solides. L’excès de mortalité par
des coefficients de risque. Nagasaki, l’excès de risque de décès par leucémie est de 3,7 par sievert selon les
Parmi 76 000 habitants d’Hiroshima cancer solide est de 0,24 par sievert pour un données d’Hiroshima et Nagasaki, et de 2,2
et de Nagasaki, encore vivants en 1950 adulte de sexe masculin. Le risque de can- selon l’étude des travailleurs de l’industrie
et suivis jusqu’en 1985, on a observé cer solide n’augmente pas chez les tra- nucléaire, pour les adultes de sexe mascu-
environ 6 000 décès par cancer, dont vailleurs de l’industrie nucléaire, et il lin. Ces deux estimations sont compatibles,
un peu plus de 200 par leucémie. En semble même diminuer par rapport au reste car leurs fourchettes de précision se
l’absence d’irradiation, on se serait de la population. De l’estimation tirée des recoupent.
attendu à environ 5 300 cancers, dont données d’Hiroshima et Nagasaki, on On peut donc conclure que les radia-
un peu moins de 100 leucémies. Au déduit qu’une dose d’un sievert, reçue à la tions ionisantes sont des cancérigènes peu
total, on a observé un excès de 700 suite, par exemple, d’une exposition pro- puissants, mais très bien étudiés. Toutefois,
cancers environ chez les survivants fessionnelle, multiplie par 1,24 la proba- malgré l’importance des études réalisées,
des bombes atomiques. bilité de mourir d’un cancer, et qu’une dose de nombreuses incertitudes demeurent. La
Toutefois, pour prédire les risques de deux sieverts multiplie cette probabilité plus importante d’entre elles porte sur la
encourus, par des travailleurs par par 1,48. Comparons le facteur multipli- forme de la relation dose-effet. L’expres-
exemple, on doit extrapoler sion du risque par sievert sous
les résultats d’une exposition entend la linéarité de cette
très brève à une exposition relation. Cette hypothèse
étalée sur plusieurs années, NATURELLE donne lieu à une polémique
voire plusieurs décennies : on sans fin entre experts : certains
peut douter de la validité pensent que les résultats sont
d’une telle extrapolation. compatibles avec l’existence
EXAMEN d’un seuil d’exposition au-
RADIOLOGIQUE dessous duquel les rayonne-
Les travailleurs THORAX ments ionisants n’ont aucun
de l’industrie SCANNER
effet nocif, et d’autres consi-
nucléaire dèrent l’hypothèse du
seuil comme inutile, voire
Une étude plus récente concerne injustifiée.
des travailleurs de l’industrie EXAMEN Pour progresser, il fau-
RADIOLOGIQUE
nucléaire du Canada, du COLONNE dra améliorer la précision
Royaume Uni et des États-Unis, LOMBAIRE des estimations directes
SCANNER
soit 96 000 individus, dont 60 pour les expositions à de
pour cent ont reçu moins 10 mil- faibles doses. Hormis celle
lisieverts, 38 pour cent ont reçu d’Hiroshima et Nagasaki,
entre 10 et 200 millisieverts et 2 les études en cours portent
pour cent, plus 200 millisieverts. EXAMEN sur le suivi à long terme des
RADIOLOGIQUE
Cette étude fournit aujourd’hui malades irradiés pour des
BASSIN
des estimations directes des raisons thérapeutiques, et
SCANNER
risques de cancer pour des expo- sur les travailleurs de
sitions prolongées. l’industrie nucléaire, notam-
Chez les 96 000 travailleurs 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
ment en France.
de l’industrie nucléaire, on a
observé environ 4 000 morts par DOSES DÉLIVRÉES (EN MILLISIEVERTS)
cancer, dont un peu plus de 100 4. DOSES DÉLIVRÉES PAR L’IRRADIATION naturelle et par différents exa-
par leucémies. Ainsi, dans cette mens radiologiques. Le scanner délivre des doses très importantes.

© POUR LA SCIENCE 157


Les risques controversés
des rayonnements
Jean-François MATTEI

La radioactivité fait peur. À tel point qu’on hésite extrêmes, les effets délétères peuvent
devenir invisibles : on n’observe pas
à utiliser certaines techniques de radiologie d’augmentation de maladies génétiques,
ni d’augmentation de malformations.
ou de radiothérapie, lorsque le patient est une femme. Le troisième élément à considérer
est la faible proportion de l’ A D N
Pourtant les risques ne sont pas clairement démontrés codant : environ dix pour cent seule-
ment de notre matériel génétique pos-
ni quantifiés. Ils sont à l’origine d’âpres controverses. sède une fonction codante. Cela signi-
fie que seule l’atteinte de ces dix pour
cent est susceptible d’avoir une tra-
duction observable et analysable. On
n sait parfaitement que les raisons, une irradiation, on doit se livrer à ignore encore quel rôle jouent les 90

O radiations ionisantes, de même


que certains agents infectieux
et quelques substances chi-
miques, provoquent des mutations géné-
tiques et altèrent le développement de
une estimation précise et, au-delà d’une
certaine dose, on propose ou suggère une
interruption médicale de grossesse.

La délicate
pour cent d’ A D N non codant.
Lorsqu’on connaîtra leurs fonctions,
peut-être identifiera-t-on les effets de
leur dégradation. Pour le moment, on
est tellement ignorant au sujet de ces
l’embryon. Des expériences le 90 pour cent d’ADN, que certains trai-
prouvent : lorsqu’on irradie une culture
mesure des effets tés leur prêtent une fonction de tam-
cellulaire et qu’on examine les chromo- Pourtant, quand on approfondit la ques- pon mutationnel, terme inventé qui ne
somes, on découvre des cassures et des tion, on se rend compte qu’aucune repose sur aucune certitude scienti-
remaniements. Or les chromosomes réponse n’est évidente et qu’aucun fique : l’ ADN non codant servirait à
sont le support du matériel génétique. seuil n’est clairement défini. La com- absorber les radiations ionisantes, sans
On a également établi, au travers des plexité du problème réside dans le par- produire de mutation. Une telle expli-
mutations radio-induites, le lien entre ticularisme génétique. Chacun sait cation n’a probablement que la valeur
les radiations ionisantes et les mutations combien les faits génétiques sont diffi- d’un cache-misère.
génétiques. ciles à appréhender et à établir, et ce Que se passe-t-il quand les muta-
L’observation clinique confirme ces pour trois raisons au moins. tions interviennent sur les dix pour cent
constats expérimentaux : l’avortement et Premièrement, les effets génétiques ne d’ADN codant? Cela devient intéressant :
la stérilité sont corrélés à certaines sont pas les mêmes selon qu’ils se pro- on se rapproche de la cible. Nous avons
formes d’irradiation. Une irradiation peut duisent sur les cellules somatiques ou vu que certaines de ces mutations peu-
provoquer un retard de croissance intra- sur les cellules germinales. En cas de vent être immédiatement létales, provo-
utérin, global ou localisé, qui affecte par mutations somatiques, les effets géné- quant la mort de l’œuf, de l’embryon ou
exemple le crâne (c’est ce qu’on nomme tiques restent limités à l’individu irra- du fœtus ; elles n’ont alors aucune tra-
microcéphalie) ou l’œil (conduisant à dié et s’expriment le plus souvent sous duction visible. Ensuite, ces mutations
une microphtalmie). La nocivité des forme de cancers. Seuls les effets sur peuvent être dominantes et viables,
rayonnements ionisants semble une telle la lignée germinale ont un incidence auquel cas elles pourront être repérées.
évidence, qu’elle implique des mesures sur la descendance, soit en agissant sur Ainsi le Professeur Jérôme Lejeune,
préventives, à savoir l’interdiction de les mécanismes de reproduction, soit généticien de renom qui a isolé le gène
l’examen radiologique chez une femme en provoquant l’apparition d’anoma- de la trisomie 21, a mené une étude ori-
enceinte dans la deuxième moitié du lies au fil des générations. ginale sur l’hétérochromie irienne,
cycle. Tous les médecins respectent cette Deuxième difficulté, lorsque les c’est-à-dire une différence de coloration
prescription ; ils sont persuadés que s’ils effets sont importants, ils s’accompa- des deux iris, provoquée par une irradia-
faisaient le contraire, cela ne serait pas gnent généralement d’infertilité, ou tion. Ces mutations dominantes, obser-
du meilleur effet. d’avortements spontanés. Quelquefois vables sont rares. De surcroît, les rai-
En outre, ce principe de précaution l’avortement est tellement précoce que sons de leur expression génétique
influe sur la décision d’intervention : si la femme ignore même qu’elle avorte. varient. Leur caractérisation épidémio-
une femme enceinte subit, pour diverses Autrement dit, dans le cas de doses logique est donc bien difficile à établir.

158 © POUR LA SCIENCE


Plus important, la plupart des Lorsqu’on cherche des critères d’un seuil. Ces derniers admettent
mutations génétiques radio-induites rationnels de décision, on s’aperçoit que qu’une dose de radiations inférieure à
sont récessives : elles ne s’expriment les principes de la protection radiobiolo- une valeur seuil ne produit aucun effet ;
que lorsqu’elles sont associées à leur gique sont fondés sur l’extrapolation d’autres encore supposent que les
exact homologue. Autrement dit, des effets dus aux fortes doses ; c’est faibles doses ont un effet protecteur.
quand un sujet irradié a subi une muta- ainsi qu’on a défini des limites indivi-
tion récessive, ses enfants porteront duelles et de doses dites «de tolérance». L’application du principe
peut-être cette mutation, mais ne Sait-on seulement ce que ces termes
l’exprimeront pas. Cette mutation se signifient? De surcroît, on a établi
de précaution
déclarera éventuellement des généra- l’existence d’effets pathologiques sto- Aucune démonstration n’est probante à
tions plus tard, lorsqu’elle rencontrera chastiques : ce n’est pas la gravité des ce jour. Le postulat de la Commission
sa mutation homologue. Nous sommes effets, mais leur probabilité qui dépend ne repose donc que sur le principe
tous porteurs d’une dizaine de gènes de la dose absorbée. éthique de précaution. Or ce principe ne
délétères qui constituent notre fardeau Dès 1977, la Commission interna- se réfère nullement à la connaissance
génétique. L’effet d’une mutation est tionale de protection radiologique (CIPR) scientifique. Il propose un choix rai-
différé dans le temps, et il est très diffi- a précisé que son but «devrait être de sonné en vue de l’action. Bien sûr,
cile de rapporter sa traduction à la prévenir les effets nocifs non stochas- depuis le drame national du sang conta-
cause. Ainsi la grande majorité des tiques et de limiter la probabilité miné, le principe éthique de précaution
mutations radio-induites ne sont pas d’apparition des effets stochastiques à est souvent invoqué. En effet, quelle
accessibles à l’analyse, car elles demeu- des niveaux jugés acceptables». Pour ce décision doit-on prendre quand l’expéri-
rent longtemps muettes. faire, elle a postulé l’existence d’une mentation est impossible? La durée de
Enfin, notamment dans les 15 pre- relation linéaire et sans seuil entre la vie de l’expérimentateur est la même
miers jours du développement dose et l’effet. Depuis, le débat se pour- que le sujet d’expérimentation ; les phé-
embryonnaire, intervient un phénomène suit entre ceux qui croient en cet effet nomènes observés sont soumis aux
bien connu en embryologie et en térato- linéaire et les tenants de l’existence aléas que j’ai indiqués ; la latence tem-
logie, le phénomène du tout porelle est imprévisible et le
ou rien : lorsque les désordres diagnostic clinique difficile,
sont tellement importants que car les affections peuvent
le développement est compro- résulter de plusieurs gènes et
mis, ils provoquent une inter- de nombreux facteurs.
ruption de la grossesse ; Autrement dit, les connais-
lorsque les désordres peuvent sances scientifiques identi-
être réparés, ils le sont par des fient certainement le danger,
cellules totipotentes, c’est-à- mais elles ne permettent pas
dire capables d’exprimer tous de le mesurer quantitative-
les caractères du génome, qui ment. En revanche, la psy-
se substituent aux cellules chologie et l’imaginaire de
lésées. Là encore, les observa- l’opinion publique doivent
tions sont impossibles puisque être largement pris en
les dégâts ont été spontané- compte, comme le montre
ment réparés. l’ampleur de «l’affaire de la
vache folle».
L’impossible On peut lire dans un pré-
cis de médecine nucléaire :
définition des seuils «Pour la plupart des explora-
Bien que les observations et tions diagnostiques, les doses
les études épidémiologiques absorbées par les organes
aient confirmé le rôle néfaste sont faibles ; les risques téra-
des rayonnements ionisants togènes peuvent être consi-
sur le matériel génétique et le dérés comme extrêmement
développement de l’embryon faibles, voire non significa-
et du fœtus, elles conduisent à tifs.» Cinq études menées sur
des affirmations difficiles à quelque 244 enfants ont
vérifier, qui sont à l’origine montré que l’incidence des
de controverses. Comment anomalies possibles résultant
déterminer les effets térato- d’actes radiothérapeutiques
gènes potentiels? Comment ne peut être que faible. Les
définir les doses-seuil, les auteurs concluent néanmoins
doses létales, les faibles 1. LES DOSES DE RAYONNEMENT et la manière dont elles sont délivrées que les études sont insuffi-
doses? Il faut reconnaître lors de radiothérapies ou d’examents médicaux sont limités selon santes pour affirmer
qu’il n’est pas facile de notre connaissance des risques qu’encourent le patient et les méde- l’absence absolue de risque.
conseiller une femme qui cins. Toutefois, quand une femme enceinte doit subir une irradiation Malgré ces résultats rassu-
vous soumet un tel problème. médficale, la nature des précautions à prendre est encore débattue. rants, on s’efforce de respec-

© POUR LA SCIENCE 159


négligeable. Ces effets ne sont observés
que chez les embryons irradiés entre la
8e et la 16e semaine. Cela confirme le
bien-fondé de la règle classique : inter-
ruption de grossesse au-dessus de 20
centigrays, par d’interruption automa-
tique au-dessous. Le risque est limité
dans le temps, car il est très faible avant
la 8e semaine.
Les études faites après l’accident de
la centrale nucléaire de Tchernobyl sont
quelque peu contradictoires. L’éditoria-
liste du British Medical Journal du 16
juillet 1994 écrivit, avec un peu
d’humour anglais : «Quand le réacteur
nucléaire de Tchernobyl explosa en 1986,
il envoya une vague non seulement de
radiations, mais également de terreur à
travers l’Europe. Très loin du réacteur,
des gens quittèrent leur maison, arrêtèrent
de manger de la viande, ne burent que de
l’eau en bouteille, et surtout se mirent à
craindre un futur épouvantable. On enten-
dit des prédictions doctes sur les dizaines
de milliers de personnes qui mourraient
2. CENTRALE NUCLÉAIRE DU BUGEY. Les risques pour les habitants aux alentours d’une cen- de cancers à cause de l’accident.»
trale n’ont pas encore été prouvés. Une étude, menée en Turquie, signale
une augmentation d’anomalies congé-
nitales du système nerveux central,
ter certains principes tels que l’emploi constat permet d’exclure toute aug- telles que spina-bifida (malformation
du radio-isotope délivrant la dose mini- mentation des mutations dominantes et de la colonne vertébrale) et anencé-
male ou le choix des dix premiers jours rend très peu plausible une augmenta- phalie (défaut de fermeture du crâne).
du cycle de la femme pour effectuer ce tion des effets dus aux mutations Une autre étude, réalisée à Berlin
type d’examen. Quelques règles servent récessives ; si celle-ci existe, elle Ouest en janvier 1987, exactement
de repères pour le conseil génétique : si serait très faible. Toutes les autres neuf mois après l’accident, mentionne
la dose absorbée sous forme de rayon- études génétiques effectuées chez 12 cas de trisomie au lieu des deux ou
nements ionisants, équivaut à une éner- l’homme (malades irradiés, médecins trois cas attendus selon les fréquences
gie inférieure à cinq centigrays (ou 0,05 et manipulateurs) sont négatives. habituelles. Lorsqu’on reprend l’étude
joules par kilogramme), on considère Pourtant les expériences sur les souris chromosomique de ces sujets, deux
qu’il n’y a aucun risque ; si la dose sont positives. L’homme serait-il d’entre eux sont porteurs de transloca-
absorbée est supérieure à 20 centigrays, moins susceptible que la souris aux tions ; puisque la translocation est
on peut envisager une interruption effets génétiques radio-induits? héritée d’un des parents, ces sujets
volontaire de grossesse ; entre 5 et 20 Les premières études n’avaient peuvent être éliminés de l’étude. Les
centigrays, la discussion est plus décelé aucune augmentation des cancers autres cas entrent dans la fourchette
ouverte. Nous sommes dans le domaine chez les enfants irradiés in utero. d’erreur autour de la moyenne. Dans le
de l’aléa, du subjectif, de l’irrationnel. Toutefois, les plus récentes, avec un même temps, les Écossais ont étudié
Toutefois, en termes de santé publique, recul plus long, ont détecté une aug- tous les trisomiques 21 nés entre 1978
nous avons besoin de tératovigilance, mentation faible, mais significative de et 1989. Ils ont observé une augmenta-
c’est-à-dire d’enregistrer tous les faits la fréquence des cancers chez ces sujets tion en 1987, qui correspondait à
constatés, parce que ces données servi- devenus plus âgés. On s’était donc Tchernobyl. Toutefois, on ne sait pas
ront aux générations futures. trompé en concluant trop tôt. expliquer ce pic, et on ne comprend
En revanche, les effets sur pas que les pays voisins ne fassent pas
La difficile analyse l’embryon et le fœtus ont été signalés la même constatation.
dès 1948 : on a surtout observé des Outre ces articles alarmistes, des
des irradiations en masse microcéphalies et des retards mentaux. études se veulent rassurantes. En 1992,
Une autre controverse concerne le suivi Le fait nouveau est que l’on a étudié la la Norvège publie une étude épidémio-
des enfants irradiés in utero lors des relation effet-dose. Il semble exister un logique réalisées dans 454 municipali-
explosions nucléaires au-dessus de seuil au-dessus duquel rien n’est tés, sur toutes les naissances survenues
Hiroshima et de Nagasaki. Aucune décelé : au-dessus de ce seuil éventuel, entre 1986 et 1989, en calculant la
malformation congénitale ou effet d’environ 30 centigrays, la probabilité dose moyenne mensuelle d’irradia-
génétique n’ont été observés sur les qu’un effet existe croît avec la dose ; tions externes et d’irradiations par
dizaines de milliers d’enfants et de par conséquent, on ne peut exclure un l’alimentation : elle ne décèle aucun
petits enfants nés depuis 50 ans. Ce effet très rare sous ce seuil, presque lien ni avec la trisomie 21, ni avec la

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RÉFÉRENCES DES ILLUSTRATIONS
Couverture : David Malin, ROE / Anglo-Australian Observatory.
P.7 : © 1996 John Wiley & Sons, Inc. P.8 : Cl.R. Vernet. P. 9 : a et e :
Muséum National d'Histoire Naturelle. b,c et d : Musée Curie. P. 10
(en haut) : Science Museum, London. P. 10 (en bas) et P. 11 : PLS.
P. 12 : Muséum National d'Histoire Naturelle. P.13 et 14
(en haut) : Thèse de Marie Curie. P. 14 (en bas) : PLS. P. 15 :
Muséum National d'Histoire Naturelle. P. 18 à 26 : PLS.
P. 29 (en bas) : P. Möller et R. Nix. P. 29 (en haut) : A. Guanera
etal. P. 30 : PLS. P. 31 : M. Lewitowicz etal. P. 32 à 34 : PLS. P. 36 à
39 : George Retseck (dessins), p. 40 à 42 : Michaël Goodman.
P. 44 : PLS. P. 45 photo EUROGAM, Strasbourg. P. 46 à 48. PLS.
P. 53. ©Peter Möller, Scientific Computing and Graphics, USA.
P. 54 à 58 : PLS. P. 61 à 63 : Michaël Goodman. P. 64 et 65 : PLS.
P. 67 : A. Zschau. P. 68 à 71 : PLS. P. 72 (bas) : I. Worpole. P. 73 :
PLS. P. 74 à 80 : G. Kiss., PLS. P. 81 : NASA. P. 82 à 87 : PLS.
P. 89 : Université de Constance, Allemagne. P. 90 à 97 : I. Worpole.
P. 99 : Director of the british Geological Survey. P. 100 : PLS. P. 101
(en haut à gauche) : S. Thompson, (en haut à droite) : O. Hahn, (en
bas à gauche) : Yale University library, (en bas à droite) : Mrs.
A. Holmes. P. 102 (à gauche) : Quesada / Burke, (à droite) :
B. Coleman, Inc. P. 105 : J. Riffle. P. 106 : Carlo Laj. P. 107 :
Ministère de la Culture, direction du patrimoine, photo Antoine
Chêné, centre Camille Jullian. P. 108 : PLS. P. 109 : Carlo Laj. P. 110
à 112 : PLS. P. 114 : PLS. P. 115 : LANDSAT, PLS. P. 117, 118 :
photos Fabrice Colin ORSTOM, Marseille, R. Buscail CNRS,
Perpignan ; dessins : PLS. P. 120 : D. Bagault (LRMF). P. 121 :
F. Planche (IPN). P. 123 : CNRI. P. 124 : M. Tubiana. P. 125 : Musée
de l'Assistance Publique, Paris. P. 126 : M. Tubiana. P. 127 et 128 :
PLS. P. 129 et 130 : M. Tubiana. P . 131 : courtesy of Varian
Associates, INC. P. 132 à 137 : A. Syrota. P. 138 et 139 : PLS. P.
140 : PLS. P. 141 : CEA/Cadarache. P. 142 : CEA / Cadarache. P.
142 : FOTOGRAM STONE. P. 143 : (haut) : Université Louis
Pasteur -Strasbourg, (bas) : ADRIA -Quimper. P. 144 : J. L.
Charmet. P. 145 : PLS. P. 147 : Deutsches Muséum, München ;
Portrait de Sodi : Laurence Badash. P. 148 : Norman
M. Jeannero/ Times Wide World Photos. P. 149 : Muséum
National d'Histoire Naturelle. P. 150 : Candide n° 643, le 9 juillet
1936. P. 151 : Conti / S. Bukowski, SIPA. P. 152 : Roger M. Macklis.
P. 153 (en haut) : Courtesy of Journal of the american Medical
Association, (en bas) : R. M. Macklis. P. 155 à 157 : PLS. P. 159 :
EXPLORER. P. 160 : EDF. P 161 : V. Shuba.
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4. ÉCOLE D’UN VILLAGE DE LA RÉGION DE TCHERNOBYL, quatre ans après la catastrophe. Cinotti, Yann Esnault, Bénédicte Leclercq, Philippe Pajot.
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microcéphalie, ni avec la cataracte, ni avérés peut-on fonder ses arguments? publication : Olivier Brossollet. Dossier réalisé par Bénédicte
avec les anomalies du système ner- Certes on doit faire des expérimenta- Leclercq. Maquette : Marion Aguttes.
veux central. Un article d’un généti- tions, mais sur quelle échelle de temps, SCIENTIFIC AMERICAN Editor : John Rennie. Board of edi-
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cien allemand, Vogel, fait le bilan quand on prend en compte la durée de Wayt Gibbs, Marguerite Holloway, John Horgan, Kristin
complet des études sérieuses de ces la vie et la durée de la reproduction? Leutwyler, Madhusree Mukerjee, Sacha Nemecek, Corey
Powell, Ricki Rusting, David Schneider, Gary Stix, Paul Wallich,
deux dernières années : l’ensemble des Seul le principe de précaution pro- Philip Yam, Glenn Zorpette. Publisher : John Moeling.
chiffres ne démontre aucun effet évi- pose des réponses à ces questions. Chairman and Chief Executive Officer : John Hanley. Co-
Chairman : Pierre Gerckens. Corporate officers : John Moeling,
dent de l’accident de Tchernobyl sur la Cependant, on peut concevoir le prin- Robert Biewen, Anthony Degutis, Linnéa Elliot, Martin Paul.
fréquence des maladies génétiques. cipe de précaution de deux manières. © POUR LA SCIENCE 1981 à 1996 ISSN 1246-7685
La première consiste à dire : «dans le Tous droits de reproduction, d’adaptation et de représentation réser-
vés pour tous les pays. La marque et le nom commercial «Scientific
Le nécessaire sens doute, abstiens-toi». C’est malheureu- American» sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accor-
dée à «Pour la Science S.A.R.L.». Le code de la propriété intellectuelle
sement la tendance politique actuelle. autorise «les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage
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L. 122-5) ; il autorise également les courtes citations effectuées dans un
Ainsi les incertitudes alimentent les principe de précaution est «dans le but d’exemple et d’illustration.
En revanche, «toute représentation ou reproduction intégrale ou
controverses. A priori, nous sommes doute, prends tes responsabilités». Le partielle, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou
ayants cause, est illicite» (article L. 122-4).
coincés entre l’opinion publique et la problème aujourd’hui, peut-être suis-je Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce
soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploi-
réalité des décisions politiques. Certes un peu sévère, c’est que la notion de tation du droit de copie (3, rue Hautefeuille, 75006 Paris), constitue-
rait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et sui-
on doit débattre, mais sur quels faits responsabilité semble un peu évaporée. vants du Code pénal.

© POUR LA SCIENCE 161


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radioactivité, sera publiée dans le cadre des actes Vivant du Commissariat à l’Énergie Atomique,
La superdéformation des noyaux du colloque. chef du Service Hospitalier Frédéric Joliot (CEA,
Renée L UCAS est chercheur du CEA, au E. ROTH et B. POTY (sous la direction de) avec Orsay), professeur à la Faculté de Médecine Paris-
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45, n° 6, pp. 44-52, 1er juin 1992. American Philosophical Society, vol. 112, n° 3, des Bouches-du-Rhône.

Imprimé en France – Berger-Levrault Graphique Toul – Dépôt légal – Octobre1996 : N° d’édition : 7613 – 01 – Commission paritaire n° 59713 du 17-10-77 – Distribution NMPP
ISSN 0 153-4092 – Directeur de la Publication et Gérant : Olivier Brossollet.

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