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Préface

deJean-François
Mattei 4
La structure
desgènes,
parPierre
Chambon 6
L'amplification
desgènes, Mullis 18
parKary
L'extrémité
deschromosomes,
parRobert
Moyzis 24
La cartographie
deschromosomes,
parR.White
etJ.-M.
Lalouel 32
JeanWeissenbach
:La cartographie
du génome 42
Le déchiffrage
du génome,
parDeborah
Erickson 44

La détermination
du sexe 50
Un chromosome
fragile 51
Lesanomalies
del'ADNmitochondrial 52
La trisomie
21,parDavid
Patterson 54
L'empreinte
parentale,
parCarmenSapienza 62
La mucoviscidose 70

L'hémophilie,
parRichard
La~netGordon
Vehar 72
La prédisposition
au diabète 79
Lesrisques
génétiques
d'infarctus 80
Lesgènes
de cancers,
parRobert
Weinberg 82
La thérapie
génique,
parInder
Verma 90
Un espoir
pourles
myopathes 98
Lesmini-cochons
donneurs
d'organes 99

Le contrôle
etl'expression
desgènes,
parC.Hélène Thuong 100
etN.T.
L'origine
del'homme,
parJ.Klein, N. Takahata
etF.
Ayala 110
M.-H.Cherpin
: Les génétiques
empreintes descriminels 116
Alberto
Piazza
: L'héritage génétique
del'Italie
antique 117
Desgènes
etdeslangues,
parLuigi Cavalli-Sforza 120
AndréLanganey
:La génétique
despopulations 127
PREFACE
tion ?». Cet échange entre le méde-
cin et le couple constitue une autre
originalité de la génétique. La
médecine était autrefois indivi-
Jean-François Mattei
duelle, fondée sur ce que Duhamel
appelait le « colloque singulier »
entre un patient et un médecin.
Désormais, la médecine dépasse la
notion d'individu ; elle concerne un
couple, voire deux familles ou un
Le
concept de la génétique est (23 paires) et, en 1959, on découvre groupe de population donné.
ancien : il apparaît dans la Bible, la première anomalie chromoso- La génétique, enfin, intéresse
dans le récit de la Genèse, et il mique, la trisomie 21 ; le chapitre l'homme dans sa dimension histo-
s'impose à la réflexion dès lors des anomalies chromosomiques et rique et sociale : historique, car la
qu'un homme et une femme ont un des malformations de l'enfant est génétique a plusieurs fois servi
enfant. La génétique éclaire le largement décrit dans les années d'alibi à des comportements poli-
double aspect de la vie : la diversité 1960 ; nous assistons au développe- tiques pervers, les comportements
et la permanence. Elle définit la ment du diagnostic prénatal dans les des nazis et les errements de
diversité des espèces, puisque deux années 1970 et de la biologie molé- Lyssenko en Union soviétique ;
individus appartiennent à la même culaire dans les années 1980 (la social, car pour chacun d'entre nous,
espèce s'ils sont interféconds ; elle découverte de la structure morcelée avoir un enfant signifie continuer à
représente la permanence de la vie, des gènes, puis l'invention de l'ampli- vivre à travers lui. Les couples qui se
la frontière entre la biologie et la fication des gènes et le début du tournent vers le généticien sont des
métaphysique, la réponse de séquençage) ; les années 1990 couples stériles ou des couples qui
l'homme à sa recherche d'une cer- seront probablement les années de ont eu un enfant handicapé et ne
taine pérennité. la thérapie génique. veulent pas laisser cette seule image
La génétique est longtemps res- d'eux-mêmes.
tée un concept philosophique, théo- Ces divers aspects de la géné-
logique et métaphysique. Ce n'est La génétique médicale est une tique expliquent l'enthousiasme que
qu'au XIXe siècle, au travers de discipline récente, originale et à suscite le Programme génome. Pour
l'observation de Darwin et des retentissements sociaux. Elle est répondre aux questions des couples
expériences de Mendel, que la récente parce que les connaissances sur les risques d'apparition des
génétique entre dans la réalité scien- sont nouvelles. Pasteur avait ouvert maladies, les généticiens ne dispo-
tifique. Les idées de Darwin sont le grand livre des maladies infec- saient que de statistiques de type
également à l'origine de l'antinomie tieuses ; ces maladies ont été, pour mendélien : 50 pour cent de risque
de l'inné et de l'acquis, au coeur du la plupart, éradiquées en un siècle pour les maladies dominantes, 25
débat génétique actuel. L'homme (toutefois, le SIDAremet en question pour cent pour les maladies réces-
est-il déterminé par son patrimoine nos possibilités d'action). sives, quelques pour cent pour les
génétique, ou est-il façonné par le Aujourd'hui les nouvelles priori- maladies polygéniques. En apprenant
milieu environnant ? Quelle est la tés médicales sont les malformations à couper la molécule d'ADN en mor-
part respective de l'inné et de et les maladies génétiques. Les men- ceaux et à isoler, identifier, repérer
l'acquis ? Et comment l'inné est-il tantes ont changé : autrefois, les des gènes, nous nous sommes
acquis ? couples se souciaient du nombre donné les moyens de comprendre
Au début du siècle, la génétique d'enfants qu'ils engendraient ; I'avè- et de corriger à terme les erreurs
a peu progressé : néanmoins, les lois nement de la contraception, assez de la nature ; telle est l'ambition du
de l'hérédité de Mendel ont été récent, a réglé le problème de la Programme génome.
vérifiées sur diverses espèces, dont quantité, auquel s'est substituée une
l'espèce humaine, et les travaux de exigence de qualité.
Toutefois,
Morgan ont révélé le rôle des chro- La médecine génétique apparaît ce Programme com-
mosomes dans la transmission des originale puisque, au moins dans un porte une ambiguïté, une sorte de
caractères. Puis, au cours des premier temps, elle ne soigne pas ; réminiscence du mythe promé-
40 dernières années, la génétique a elle tente de comprendre, de théen : Prométhée avait dérobé le
connu un développement explosif : conseiller et de prévenir, ce qui feu sacré et se prétendait l'égal des
en 1953, la découverte, par James bouscule l'image traditionnelle de la Dieux ; aujourd'hui, le généticien
Watson et Francis Crick de la molé- médecine thérapeutique. En outre, ayant découvert la molécule d'ADN
cule d'ADN révèle la nature du mes- le médecin généticien engage son se croit détenteur du secret de la
sage génétique, et donc l'identité diagnostic sur un être qui n'existe vie. C'est pourquoi la génétique
génétique du vivant ; en 1956, on pas. Il répond en effet à la question navigue entre des espoirs fantas-
détermine le nombre exact de suivante : « Si nous avons un enfant, tiques et des craintes justifiées. Les
chromosomes de l'espèce humaine quel est son risque de malforma- espoirs fantastiques correspondent
à une réalité du diagnostic. Nous retourne vers l'eugénisme et la dis- lement à cette révolution, les réfé-
connaissons désormais les causes crimination. rences traditionnelles, religieuses,
génétiques des myopathies (la myo- L'eugénisme scientifique, fondé à philosophiques et politiques se sont
pathie de Duchenne, de Becker, la fin du siècle dernier par l'Anglais effondrées. Dans cette période de
scapulaire, etc.), alors que nous Francis Galton, souhaite «entraver la doute, nous nous raccrochons aux
savions à peine les différencier multiplication des inaptes et amélio- quelques certitudes qui perdurent :
autrefois. Nous identifions réguliè- rer la race». Je m'oppose complète- les certitudes scientifiques. II est
rement de nouveaux défauts géné- ment à cette manière de penser urgent que les hommes publics, les
tiques : I'hémophilie A, I'hémophilie pour deux raisons :premièrement, penseurs, les philosophes réfléchis-
B, les différentes mutations respon- le but de la société n'est pas de hié- sent à leur tour sur le monde pré-
sables de la neurofibromatose et, rarchiser et d'institutionnaliser les sent et futur.
récemment, le gène responsable de différences entre les hommes, mais, Le débat science et société se
la maladie de Hirschprung, une des au contraire, de les atténuer et de résume à trois questions essentielles.
malformations digestives les plus protéger les faibles ; deuxièmement, La première est : Toute nouvelle
fréquentes de l'enfant. la personne humaine ne se réduit connaissance est-elle un progrès ?
Le diagnostic génétique ouvre la pas à son seul patrimoine génétique. Ceci est une réflexion en soit sur la
voie à la médecine prédictive : nous Je comprends parfaitement la définition du progrès. La deuxième
pouvons détecter des gènes dont démarche des parents d'un enfant question est : Comment établir une
les effets se feront sentir plus tard mongolien, qui demandent un dia- communication permanente et effi-
dans la vie (la chorée de Huntington gnostic prénatal pour leur deuxième cace entre les scientifiques, les poli-
et certains oncogènes par exemple). enfant ; je le comprends à titre indi- tiques et les citoyens ? L'information
Le diagnostic prénatal est également viduel, mais je n'accepterais pas scientifique contribue à réduire ce
possible, permettant à un couple à qu'une société décide de mener une fossé entre le monde des labora-
risque d'interrompre la grossesse si politique de santé publique condui- toires et le monde des citoyens, et
l'enfant est atteint. Nous pouvons sant à l'élimination de tous les triso- je suis heureux de présenter ce
également envisager une thérapie miques 21. Une chose est de régler recueil d'articles passionnant sur la
génique : nous savons introduire un un problème de détresse person- génétique humaine. La troisième
gène connu dans un vecteur, un nelle, une autre chose est de définir question est : La science est-elle une
virus par exemple, et remplacer un a priori des critères déterminant le recherche de la connaissance en
gène déficient par un gène normal droit à la vie ou le droit à la condi- tant que telle, ou est-elle au service
dans les cellules atteintes. Nous tion d'être humain. Nous ne devons de la société ? Je crois que les scien-
connaissons désormais 4 000 mala- pas oublier la notion de dignité tifiques doivent rester en prise
dies génétiques ; il en existe plu- humaine, et ces malades ont certai- directe avec les besoins de la
sieurs dizaines de milliers, puisque nement la même dignité que tout société.
nous avons environ 100 000 gènes ; être humain. La trilogie formée des scienti-
je pense que le siècle prochain sera fiques, hommes politiques et philo-
le siècle de l'identification et du trai- sophes doit être, en outre, arbitrée
Paradoxalement, le généticien
tement des maladies génétiques. Les par le corps social. Ainsi l'utilisation
espoirs sont donc considérables. que je suis, au coeur des progrès de la procréation médicalement
Puisque nous identifions les fantastiques de la génétique, ne croit assistée, de la médecine prédictive,
gènes de maladies, pourquoi ne sau- pas en la définition de l'homme par du diagnostic prénatal, de la théra-
rions-nous pas déterminer les gènes son patrimoine génétique. Ce n'est pie génique, doit-elle être décidée
définissant des caractères physiolo- pas le code génétique qui fait de avec les jeunes générations qui
giques tels que la taille ou l'intelli- nous des êtres de raison, car le affronteront ces techniques. Là est
gence ? Si nous sommes capables de code génétique est universel : il est le sens de la réflexion éthique, à
changer le patrimoine génétique des le même chez les espèces végétales laquelle je suis heureux de contri-
sujets malades, ne pourrions-nous et animales ; entre l'homme et la buer
pas envisager de modifier des carac- souris, il y a plus de 90 pour cent
tères normaux ? Ces interrogations d'homologie. À mon sens, l'essence Jeon-François MATTEIest généticien
sont chargées de craintes ; plus que de l'homme-l'intelligence, l'âme, la et député des Bouches-du-Rhône.
jamais, il apparaît que la connais- conscience-ne peut être observée 11vientde publierun rapport
sance biologique doit être accompa- au microscope et échappe à ou Premierministre,
gnée de la notion de sagesse et l'homme lui-même. inttulé « La vie
en question)),
d'une réflexion philosophique. La Pour ces raisons, nous devons
connaissance du patrimoine géné- prendre garde à ne pas sombrer
tique des personnes ne doit pas dans le scientisme. Il est vrai que
être diffusée dans la collectivité, car cette époque est passionnante :
elle risquerait de s'imposer comme après la révolution agraire et la
un caractère discriminant. Nous révolution industrielle, nous vivons
devons éviter que la société la révolution scientifique ; or, parallè-
La structure des gènes

Pierre Chambon

Chez les organismes supérieurs, la plupart des gènes sont dirige l'incorporation d'un acide aminé
particulier pour former une chaîne poly-
morcelés : ils comportent des séquences non codantes peptidique de longueur croissante.
Comme je l'ai indiqué, les codons de
dont les produits de la transcription sont excisés pour l'ARN et les acides aminés correspondants
de la protéine sont colinéaires.
aboutir à l'ARN messager qui sera traduit en protéine. Chaque acide aminé étant déterminé
par un codon formé de trois nucléotides, il
est facile de calculer qu'un gène de struc-
LECONCEPTde gène, né et des amphibiens, diffère fondamentale- ture codant une protéine moyenne (envi-
avec la biologie moderne, ment de celle des bactéries : en réalité, la ron 300 acides aminés) comporte environ
s'est modifié, enrichi et plupart des gènes ne sont pas d'un seul 900 paires de bases. Les cellules proca-
affiné tout au long de son tenant. La découverte des gènes fragmen- ryotes (les cellules dépourvues de noyau)
histoire. Gregor Mendel a tés, morcelés ou en mosaïque (split genes comme Escherichia coli possèdent un
montré, dès le XIXe siècle, que les « fac- en anglais) et d'autres constatations seul chromosome sous forme d'une seule
teurs » héréditaires contenus dans les cel- récentes ont montré que l'appareil géné- molécule d'ADN de quelques trois millions
lules reproductrices sont responsables des tique de la cellule est plus complexe, plus de paires de bases ; il y a donc assez de
caractères des organismes. Le biologiste variable et plus dynamique qu'on ne bases pour coder un peu plus de 3 000
danois Wilhelm Johannsen a donné à ces l'avait soupçonné. protéines. Ce nombre est en bon accord
facteurs le nom de gènes. Au début du avec le nombre de protéines différentes
xx° siècle, on définissait les gènes La traduction de l'ADN que l'on s'attend à voir fabriquer par la
comme des éléments distincts, disposés en protéines bactérie. Généralement, la taille du
en chapelet dans les chromosomes. Il y a génome, c'est-à-dire la quantité totale
seulement 45 ans que l'acide désoxyribo- Une molécule d'ADN est une longue d'ADN contenu dans une cellule, aug-
nucléique, l'ADN, a été identifié en tant double hélice ; chaque brin est constitué mente lorsque l'on gravit les échelons de
que support du matériel héréditaire ; par une chaîne de nucléotides. Chaque l'échelle évolutive et que les organismes
l'analyse de sa structure, en 1953, donna nucléotide est lui-même caractérisé par deviennent plus complexes. Dans les cel-
une réalité physique au gène et expliqua un groupement chimique appelé base, et lules eucaryotes (les cellules qui possè-
du même coup certains aspects de ses quatre bases participent à l'élaboration dent un noyau), l'ADN se trouve dans le
fonctions. Au cours des 20 années qui du message génétique : l'adénine (A), la noyau, limité par la membrane nucléaire ;
suivirent, les biologistes moléculaires et guanine (G), la thymine (T) et la cytosine et chez les eucaryotes supérieurs comme
les généticiens travaillant essentiellement (C). L'information génétique est détermi- les mammifères, le génome comporte
sur la bactérie Escherichia coli, apprirent née par la séquence de ces bases. Les jusqu'à trois ou quatre milliards de paires
comment l'information héréditaire se codons sont alors des enchaînements de de bases réparties dans un grand nombre
répartit dans les gènes et ils commencè- trois bases successives. À chaque codon de chromosomes (46 chez l'homme).
rent à comprendre comment s'effectue la correspond l'un des 20 acides aminés Cette information suffit théorique-
traduction de ce message en protéines qui pouvant entrer dans la constitution d'une ment pour coder plus de trois millions de
déterminent les structures et les fonctions chaîne protéique, et l'information géné- protéines. Or ce nombre est dispropor-
des cellules et des organismes. tique passe de l'ADN aux protéines à tionné par rapport au nombre de pro-
Il est maintenant évident, au moins l'aide d'un intermédiaire, l'acide ribonu- téines effectivement fabriquées par un
pour les bactéries, qu'un gène de «struc- cléique, ou ARN.Celui-ci est une sorte de mammifère : entre 30 000 et 150 000.
tures correspond à un segment continu et copie de l'ADN puisque l'un des brins de Comment expliquer alors la présence de
bien défini d'ADN contenant l'information la double hélice est transcrit en un brin cet excès d'ADN ?
génétique dirigeant la fabrication d'une complémentaire d'ARN selon les règles L'étude des cellules eucaryotes nous
protéine unique ; dans le brin d'ADN, la d'appariement des bases : la base A de avait appris que leur machinerie géné-
séquence linéaire des sous-unités, les l'ADN s'apparie avec U (l'uracile, qui se tique différait notablement de celle des
nucléotides, correspond directement à la substitue dans l'ARN à la thymine T de cellules procaryotes. Chez les proca-
séquence linéaire des acides aminés dans l'ADN) et G s'apparie avec C. Chez les ryotes, la transcription et la traduction de
la protéine. On pensait que ce principe de bactéries, le résultat est un brin d'ARN l'ADN s'effectuent en même temps et au
« colinéarité » s'appliquait non seulement messager (mARN) qui est traduit en pro- même endroit, tandis que ces deux pro-
aux bactéries mais aussi aux cellules téines. Du codon d'initiation AUG près cessus sont séparés dans l'espace et dans
supérieures. En 1977, on vit que cette de l'extrémité 5'de l'ARN messager, et le temps chez les eucaryotes. L'ADN est
supposition était inexacte. L'organisation jusqu'au codon de terminaison près de d'abord transcrit dans le noyau en un pré-
des gènes des mammifères, des oiseaux son extrémité 3', chaque codon de l'ARN curseur de l'ARN messager. Les molé-
cules précurseurs subissent ensuite une
série d'opérations de maturation dans le
noyau (elles sont notablement raccour-
cies et leurs extrémités sont modifiées)
pour aboutir à l'ARN messager mature qui
est exporté à travers la membrane
nucléaire dans le cytoplasme de la cellule
où il est traduit en protéine.
Évidemment, cette opération de rac-
courcissement pouvait rendre compte, au
moins en partie, de la discordance obser-
vée chez les cellules supérieures entre la
quantité d'ADN et la quantité d'ARN mes-
sager, et par conséquent de protéines.
D'autres explications étaient possibles.
Ainsi, chez les eucaryotes, certaines
séquencesd'ADN hautement répétitives et
certaines séquencesintercalaires, ou spa-
cers, présentes entre des gènes répétés ne
sont pas du tout transcrites en ARN ; de
plus, l'ADN non codant doit fournir des
signaux de régulation pour la transcrip-
tion. Une question se posait : quels
étaient les segments d'ARN précurseur éli-
minés au cours des opérations de matura-
tion ? Des modèles impliquant un rac-
courcissement à l'une ou aux deux
extrémités de la molécule précurseur
furent proposés. Cependant, il était
impossible de tester la valeur de ces
modèles, car on ne savait pas détecter ni
isoler un gène particulier dans un génome
comportant plusieurs milliards de paires
de bases. Une percée technologique était
indispensable pour progresser : c'est la
découverte des techniques de recombi-
naison de l'ADN in vitro et de clonage
moléculaire qui rendit possible l'obten-
tion de grandes quantités de fragments
d'ADN pur ayant la taille d'un gène.

Le clonage moléculaire

Pour cloner un fragment d'ADN, on le


« recombine » avec un vecteur pouvant
être introduit dans une bactérie hôte et s'y
multiplier. Le vecteur peut être un plas-
mide (élément circulaire d'ADN bactérien
non chromosomique) ou un bactério-
phage (virus qui infecte une bactérie).
L'ADN vecteur est coupé en un site spéci-
fique par une enzyme appelée endonu-
cléase de restriction. Chacune de ces 1. L'ORGANISATIONMORCELÉEdu gène de l'ovalbumine est illustrée par cette photogra-
enzymes reconnaît une courte séquence phie en microscopieélectronique (en haut) et sa représentation schématique(au milieu). Le
nucléotidique spécifique et coupe l'ADN brin de l'ADN contenant le gène de l'ovalbumine (protéine du blanc d'oeuf) est hybridé avec
l'ARN messager(mARN)correspondant de l'ovalbumine. Ici l'hybride est agrandi 180 000
en ce site unique de clivage. Le fragment
à cloner est inséré dans la molécule fois. Certains segmentsd'ADN(ligne noire sur la carte) et d'ARN (en couleur), complémen-
d'ADN vecteur préalablement ouverte. taires l'un de l'autre, s'hybrident ; dans cesrégions, les séquencesd'ADNcorrespondentaux
huit exons, notésL (pour leader) et de 1 à 7. Certains segments d'ADN forment cependant
L'ADN recombinant est incubé avec une
des boucles à partir de l'hybride car ils n'ont pas, dans l'ARN, de séquencescomplémen-
culture de cellules bactériennes. Certaines
taires auxquelles ils puissent s'hybrider ; ce sont les septintrons, notés deA à G. Les deux
bactéries sont ainsi «transformées» (par extrémités du messager (5'et 3') sont indiquées,de mêmeque la courte queue de poly-A à
un plasmide) ou « transfectées » (par un l'extrémité 3'. La représentation schématique du gène(en bas) montre les sept introns (en
phage), c'est-à-dire qu'elles hébergent blanc), les huit exons (en couleur) et le nombre de paires de basesde chacun de cesexons ;
une molécule d'ADN recombinant. la taille des introns varie de 251 paires de bases(B) à environ 1600 (G).
Il faut alors sélectionner les bactéries ché et qui a été marqué par un isotope gestatifs-contrôlent la différenciation
qui véhiculent ces molécules. Si le vec- radioactif. Les molécules sondes s'hybri- des cellules de l'oviducte de la poule en
teur est un plasmide, on lui incorpore un dent avec toutes les séquences complé- période de ponte et comment elles modu-
gène conférant la résistance à un antibio- mentaires présentes dans l'ADN recombi- lent l'expression du gène de l'ovalbu-
tique ; seules les bactéries transformées nant, formant ainsi des molécules mine, la protéine principale du blanc
par un plasmide vivront et formeront des hybrides fixées au papier filtre, le restant d'oeuf.
colonies lorsqu'elles seront cultivées en de la sonde étant éliminé par lavage.
présence de l'antibiotique. Lorsque le On détecte les hybrides marqués Le gène de l'ovalbumine
vecteur est un phage, le dépôt d'une cel- radioactivement par autoradiographie :
lule transfectée sur un « gazon »de bacté- on met le papier filtre en contact avec Le génome complet de la poule est
ries en culture permettra d'obtenir une une émulsion photographique et après présent dans le noyau de chacune de ses
plage de cellules bactériennes tuéespar le exposition prolongée et développement cellules, mais seuls certains gènes sont
phage recombinant qui s'est multiplié. du cliché, la localisation de l'isotope exprimés (transcrits en ARN messager)
L'étape suivante de la purification radioactif (et donc du clone recherché) dans une cellule donnée à un moment
d'un fragment donné d'ADN est l'identifi- apparaît sous forme d'une tache noire sur donné. L'ovalbumine, une chaîne de 386
cation des colonies bactériennes ou des l'émulsion. Le processus d'hybridation acides aminés, est synthétisée par des cel-
plages de phages qui contiennent le frag- est extrêmement puissant ; grâce à lui, un lules de l'oviducte en période de ponte.
ment choisi. La technique la plus com- seul chercheur peut examiner plusieurs La différenciation de ces cellules et
mune se fonde sur le fait que deux brins centaines de milliers de clones bactériens l'expression du gène de l'ovalbumine sont
d'ADN de séquences nucléotidiques com- ou phagiques en une seule opération. contrôlées par les hormones sexuelles
plémentaires peuvent s'hybrider selon les Lorsqu'on a identifié un clone, on peut le femelles ; en l'absence de ces hormones,
règles d'appariement des bases, pour for- cultiver et disposer ainsi d'une grande le gène n'est pas transcrit en ARN et la
mer un double brin. Les colonies trans- quantité d'un fragment d'ADN purifié. synthèse de la protéine n'a pas lieu.
formées par un plasmide (ou les plages Lorsque mes collègues du laboratoire Pour comprendre ces processus de
de phages) sont d'abord transférées sur de génétique moléculaire des eucaryotes régulation au niveau moléculaire, nous
du papier filtre. L'ADN des bactéries (ou de Strasbourg et moi-même avons entre- voulions isoler le gène de l'ovalbumine à
des particules de phage) est ensuite libéré pris, au milieu des années 1970, les partir des cellules spécialisées de l'ovi-
et dénaturé (ses deux brins sont séparés) recherches qui ont abouti à la découverte ducte ainsi qu'à partir d'autres cellules,
par traitement alcalin ; au cours de ce des gènes en mosaïque, notre propos comme les globules rouges du sang
processus,les brins dénaturés se fixent au n'était pas réellement d'étudier la struc- (contrairement aux globules rouges des
papier filtre. ture d'un gène en tant que tel. Nous nous mammifères, ceux des oiseaux ont un
Dans l'étape suivante, on expose intéressions surtout au phénomène de noyau) dans lesquelles ce gène n'est pas
l'ADN à une sonde spécifique, un ADN différenciation cellulaire. En particulier, exprimé, et comparer sa structure dans
dénaturé ou un ARN, dont la séquence nous espérions apprendre comment les ces deux environnements différents. Le
s'apparie avec celle du fragment recher- hormones sexuelles-oestrogènes et pro- recours aux techniques de recombinaison

2. L'INFORMATION GÉNÉTIQUE passe de l'ADN à l'ARN, et de mentaires ; A s'apparie avec T, et G avec C. Chaque brin d'ADN
l'ARN à la protéine. Elle est stockée dans les gènes qui sont des a une extrémité 5'et une extrémité 3' et les deux brins ont une
segments d'ADN en double hélice. L'information est codée dans polarité opposée. Le brin codant de l'ADN (en bleu) est d'abord
des séquencesparticulières de quatre bases qui caractérisent les transcrit en un brin complémentaire d'ARN, qui est ensuite tra-
nucléotides constituant l'ADN : l'adénine (A), la guanine (G), la duit en protéine. Chaque codon, formé de trois nucléotides,
thymine (T) et la cytosine (C). Les deux brins de l'hélice sont dirige l'addition d'un acide aminé à la chaîne protéique (ici les
reliés par des liaisons hydrogène entre paires de bases complé- huit premiers acides aminés de l'ovalbumine).
de l'ADN in vitro permettait cette étude ;
nous nous sommes donc attaqués au clo-
nage du gènede l'ovalbumine de la poule.
Les premières recherches furent
effectuées par Peter Humphries,
Madeleine Cochet, Andrée Krust,
Marianne Le Meur et Pierre Gerlinger. Ils
utilisèrent, pour la purification de l'ARN
messager, le fait que l'ARN messager de
l'ovalbumine représente 50 pour cent de
l'ARN messager total dans les cellules de
l'oviducte de la poule lors de la ponte.
L'ARN messager de l'ovalbumine est une
chaîne de 1 872 nucléotides et 1 158
codent les 386 acides aminés de la pro-
téine ; la séquence de tête composée de
64 nucléotides à l'extrémité 5'de l'ARN
et un segment de 650 nucléotides à
l'extrémité 3'ne sont pas traduits. 11
fabriquèrent alors un gène artificiel de
l'ovalbumine, par une opération inverse
du sens courant ADN-ARN messager :
l'ARN messager de l'ovalbumine fut
transcrit (grâce à une enzyme virale, la
transcriptase inverse) pour former un brin
complémentaire d'ADN qui, à son tour, fut
copié (au moyen de l'ADN polymérase)
pour aboutir à un ADN double brin. Puis
ce gène artificiel de l'ovalbumine fut
recombiné avec un plasmide et cloné
dans une culture d'Escherichia coli.

3. LE CLONAGE MOLÉCULAIRE nécessite


l'insertion d'un fragment d'ADN dans un
vecteur (ici, un plasmide, petit anneau
d'ADN bactérien) Le plasmide et l'ADN
étranger sont coupés à un site spécifique
par une enzyme de restriction : chacun
des fragments (a et b) s'hybride avee un
plasmide, par appariement des bases au
niveau des extrémités libres complémen-
taires. Les plasmides recombinés sont
introduits dans des bactéries On identifie
les colonies renfermant le plasmide par
leur résistance à des antibiotiques (ici la
pénicilline). Puis, on transfère les eolo-
nies sur un papier filtre, on fait éclater
les cellules, on dénature leur ADN (on en
sépare les deux brins), et on le fixe sur
place. On ajoute une sonde moléculaire
spicifique : un brin DARN ou DADN com-
plémentaire du fragment désiré (ici a) et
marqué avec un isotope radioactif. En
s'hybridant aux séquences complémen-
taires, cette sonde se fixe au papier ; on
élimine le reste par lavage. On place
alors une émulsion photographique au
contact du papier, puis on la développe et
on voit apparaître une tache sombre à
1'emplacement desfragments clonis.
Cette méthode produisit suffisam- complémentaire de l'ovalbumine, nous gène représentant un millionième du
ment de matériel pour établir la carte de apprîmes ainsi qu'il n'est pas coupé par génome complet étaient encore à leurs
l'enzyme de restriction de cet ADN,ce qui les deux enzymes de restriction appelées débuts, nous décidâmes d'analyser
fut une première étape vers la connais- EcoRI et HindIII, c'est-à-dire qu'il ne d'abord la structure du gène de l'ovalbu-
sance de sa structure. Pour établir une comporte aucune des deux séquences mine, sansl'isoler, en le caractérisant par
telle carte, on soumet des échantillons de spécifiques reconnues par ces enzymes, sa carte d'enzyme de restriction au sein
l'ADN en question à une batterie chacune contenant six paires de bases. du génome complet de la poule. Aidés
d'enzymes de restriction, on analyse les L'étape suivante consistait à compa- par Richard Breathnach qui s'était joint à
fragments obtenus et on détermine, le rer la structure du gène de l'ovalbumine nous après son doctorat, nous coupâmes
long de la molécule d'ADN, les localisa- dans le génome de la poule lui-même, des échantillons d'ADN de cellules de
tions précises des sites de reconnaissance avec celle reflétée dans l'ADN complé- l'oviducte et de globules rouges avec les
spécifiques pour chacune des enzymes. mentaire de l'ARN messager et ceci, à la enzymes EcoRI ou HindIII.
La connaissance de ces sites permet de fois pour l'ADN des cellules de l'oviducte En nous fondant sur les résultats
reconnaître un ADN particulier et de et des cellules non spécialisées dans la antérieurs obtenus avec l'ADN complé-
constater des modifications éventuelles production d'ovalbumine. Comme les mentaire qui n'est pas coupé par EcoRI
de sa structure. En ce qui concerne l'ADN techniques de clonage pour isoler un ou HindIII, nous pensions que, parmi les

4. LA TECHNIQUE DE SOUTHERNa mis en évidencela stucture mor- l'ARN messager de l'ovalbumine (en haut à gauche), composé de
celéedu gène de l'ovalbumine. Après coupure de l'ADN de la poule 1 872 nucléotides Selon nous, l'autoradiographie devait révéler une
par l'enzyme de restriction EcoRI (en bas à gauche), les quelque seule bande noire correspondant à un seul fragment hybridé :
500 000fragments sont séparés par électrophorèse selon leur taille puisque l'enzyme EcoRI ne coupe pas l'ADN complémentaire de l'ARN
(entre 1000 et 15 000paires de bases) : plus les fragments sont petits, messagerde l'ovalbumine, elle ne devait pasnon plus couper le gène.
plus ils migrent rapidementa travers le gel vers l'électrode positive. Nous avons pourtant observéquatre bandes noires (Eco a-d), que
Les fragments sont ensuite dénaturéssur place et transféréssur un l'ADN provienne de globules rouges (colonnes 1 et 2) ou de cellules
papier filtre. Puis les séquences spécifiques du gène de l'ovalbumine d'oviducte (colonnes 3 et 4). La longueur des quatres fragments
sont recherchéesà l'aide d'une sonde : l'ADN complémentaire de EcoRI du gène del'ovalbumine est indiquée enpaires de bases.
milliers de fragments obtenus, certains la plus fréquente était qu'il s'agissait globine) sont interrompues de la même
devaient contenir le gène de l'ovalbu- d'un artefact survenant lors de la fixation façon. Susumu Tonegawa de l'Institut
mine resté intact ; il nous aurait alors suf- au papier filtre ou lors de l'hybridation. d'immunologie de Bâle constata un phé-
fit de l'identifier à l'aide de l'ADN com- Quelques mois plus tard, au cours d'un nomène d'interruption génique analogue
plémentaire cloné utilisé comme sonde. symposium à Cold Spring Harbor dans dans certains gènes des immunoglobu-
Nous soumîmes les fragments EcoRI ou l'état de New York, il fut rapporté que lines (anticorps). Enfin, N. Carey des
HindIII d'ADN chromosomique à une dans certaines molécules d'ADN viral, les Laboratoires de recherche Searle en
électrophorèse sur gel d'agarose, procédé séquences de l'ADN codant un segment Angleterre et ses collègues rapportèrent
qui permet de séparer les fragments non traduit situés au début de certaines indépendamment des résultats suggérant
d'ADN selon leur taille. L'ADN révélé par molécules d'ARN messager étaient sépa- que le gène de l'ovalbumine pouvait être
un colorant fluorescent après l'électro- rées des séquences codant la partie prin- interrompu. Dès lors, il apparaissait que
phorèse s'étalait d'une façon continue sur cipale du messager. Cette découverte l'organisation morcelée des protéines
presque toute la longueur du gel ; bien nous encouragea à penser que nos résul- n'était pas exceptionnelle dans les
que les fragments se soient répartis selon tats concernant l'ovalbumine, loin d'être génomes eucaryotes.
leur taille, celle-ci variait si continûment des artefacts, pouvaient refléter une struc-
qu'il était impossible de les séparer en ture inattendue du gène de l'ovalbumine. Les introns les
et exons
groupes distincts de fragments de même R. Breathnach, Jean-Louis Mandel et
longueur. Comment retrouver le gène de moi-même avons alors établi une carte Le pouvoir résolutif de la carte
l'ovalbumine dans cet étalement ? d'enzyme de restriction du gène de d'enzyme de restriction, obtenue grâce à
l'ovalbumine dans le génome de poule. la méthode de Southern, est trop faible
L'observation du Nous avons analysé l'ADN chromoso- pour révéler l'organisation complète d'un
morcèlement des gènes mique en utilisant d'autres enzymes de gène en mosaïque. Pour réaliser une ana-
restriction, qui avaient des sites cibles lyse plus précise du gène chromosomique
Leproblème fut résolu en utilisant la dans l'ADN complémentaire de l'ARN de l'ovalbumine, il fallait l'isoler, ce qui
technique de fixation sur papier filtre messager. Nous pûmes alors relier un à était devenu possible grâce à l'améliora-
(blotting) élaborée par E. Southern de un les sites correspondants dans les deux tion des techniques de clonage molécu-
l'Université d'Edimbourg. Cette tech- ADN. De cette façon, nous trouvâmes par laire. En collaboration avec Philippe
nique consiste à dénaturer les fragments exemple que le fragment chromosomique Kourilsky, de l'Institut Pasteur, et ses
d'ADN in situ dans le gel, à les transférer EcoRI que nous avions appelé b, com- collègues, nous décidâmes de cloner les
sur du papier filtre et à les fixer sur celui- prend les séquences codant les 500 pre- fragments EcoRI de l'ADN de poule dans
ci. Puis on sonde les fragments d'ADN par miers nucléotides de l'ARN messager, le phage lambda ; un autre clonage fut
l'ADN complémentaire de l'ovalbumine alors que la séquence codant la fin de la réalisé en parallèle à partir d'une
fortement marqué par un isotope radioac- molécule messagère est située dans le «banque» du génome de poule (c'est-à-
tif. L'autoradiographie révèle la localisa- fragment a. Nous poursuivîmes ainsi dire une collection de recombinants avec
tion de la sonde radioactive, et ainsi, tout l'établissement de la carte détaillée du le phage lambda contenant des fragments
ADN chromosomique spécifique de gène tel qu'il existe dans le génome de représentant la totalité du génome de
l'ovalbumine avec lequel la molécule poule et nous la comparâmes avec la poule) préparée par Jerry Dodgson de
sonde s'est hybridée. carte de l'ADN complémentaire, qui l'Institut de Technologie de Californie,
Ainsi que je l'ai déjà dit, aucune des reflète la structure de l'ARN messager. Judith Strommer de l'Université de
deux enzymes EcoRI et Hindlll n'avait À la fin de l'été, il était devenu évi- Californie à Los Angeles, et James Engel
coupé l'ADN complémentaire de l'ovalbu- dent que les séquences d'ADN qui codent de l'Université Northwestern. En utili-
mine ; nous nous attendions donc à ce l'ARN messager de l'ovalbumine dans le sant l'ADN complémentaire de l'ovalbu-
que l'analyse par fixation sur papier filtre génome de poule sont interrompues par mine comme sonde moléculaire, on
des fragments chromosomiques obtenus d'autres séquences d'ADN qui ne sont obtint plusieurs clones, contenant soit le
grâce à ces enzymes révèle une seule absolument pas représentées dans cet ARN gène complet de l'ovalbumine, soit cer-
bande radioactive correspondant au frag- messager. tains de ses fragments EcoRI. Frank
ment du génome contenant le gène com- Cette conclusion était d'autant plus Gannon, Jean-Paul le Pennec, M. Cochet
plet de l'ovalbumine. À notre grande sur- frappante qu'en contraste avec les pre- et Fabienne Perrin dénaturèrent l'ADN
prise, nous avons observé plusieurs miers rapports concernant des ADN recombinant contenant le gène complet
bandes radioactives, que les coupures viraux, certaines interruptions se situaient de l'ovalbumine ; ils le mélangèrent
aient été réalisées par EcoRI ou HindIII. au milieu de séquencesd'ADN codant des ensuite au messager purifié de l'ovalbu-
Par ailleurs, la disposition de ces bandes segments d'ARN messager traduit en pro- mine dans des conditions qui facilitent
était la même, que les fragments chromo- téine. En d'autres termes, des séquences l'hybridation de l'ADN avec l'ARN, tout en
somiques proviennent de cellules d'ovi- du gène codant la protéine elle-même empêchant la réhybridation des deux
ducte ou de globules rouges. apparaissaient discontinues. À peu près brins de l'ADN.
Lorsque nous rapportâmes ces obser- au même moment, des équipes dirigées Les photographies de ces hybrides,
vations lors d'une réunion de par R. Flavell à l'Université d'Amsterdam, en microscopie électronique, révélèrent
l'Organisation européenne de biologie et par Philip Leder, de l'Institut National de façon saisissante l'organisation des
moléculaire, au printemps 1977, aucun de la Santé de l'Enfant et du Dévelop- gènes en mosaïque (voir la figure 1).
d'entre nous, ni personne d'autre pement Humain, aux États-Unis, abouti- L'ADN du gène de l'ovalbumine
d'ailleurs, ne pensait que la multiplicité rent à la conclusion que chez le lapin et s'hybride seulement partiellement avec
des bandes signifiât la possibilité que le chez la souris, les séquencescodant l'ARN l'ARN messager de l'ovalbumine. Sept
gène de l'ovalbumine put être fragmenté messager dans le gène de bêta globine régions non hybridées de l'ADN se distin-
dans le génome de poule. La suggestion (un composant de la molécule d'hémo- guent de la région hybride ADN-ARNen
formant des boucles car elles ne trouvent étaient également en excellent accord qu'interrompue, est maintenue). La lon-
pas de séquencescomplémentaires d'ARN avec la séquence du messager de l'oval- gueur totale du gène de l'ovalbumine, de
avec lesquelles s'hybrider. Ces sept bumine établie indépendamment par Bert la région codant l'extrémité 5'de l'ARN
boucles représentent donc sept séquences O'Malley de l'Ecole de médecine de jusqu'à la région codant son extrémité 3',
d'ADN qui interrompent l'ADN codant Baylor et George Brownlee, du se compose d'environ 7 700 paires de
l'ARN messager de l'ovalbumine. Ces Laboratoire de biologie moléculaire du bases. Cette longueur équivaut à quatre
séquences intercalaires, sans contre-par- conseil de la recherche scientifique en fois celle de l'ARN messager final (1 872
tie dans l'ARN messager, sont appelées Angleterre ; cela montre que le clonage paires de bases) et presque sept fois la
des « introns » et ils fragmentent l'ADN moléculaire introduit peu, voire aucune longueur du segment de messager traduit
codant l'ARN messager en huit morceaux, erreur dans la séquencenucléotidique. en protéines (1 158 paires de bases).
appelés « exons ». Ayant découvert la structure morce-
Un intron d'une longueur inférieure à Le gène en mosaïque : lée du gène de l'ovalbumine, nous nous
une cinquantaine de paires de bases un concept général sommes demandé si elle n'était pas
n'aurait pas été détecté par l'examen des modifiée au cours de la différenciation
molécules hybrides au microscope élec- Cristophe Benoist, Kevin O'Hare et des cellules de l'oviducte, objet initial de
tronique. Pour s'assurer qu'il n'y avait R. Breathnach comparèrent ensuite la nos travaux. F. Gannon, F. Perrin et Jean-
pas d'interruptions supplémentaires dans séquence de l'ARN messager de l'ovalbu- Marc Jeltsch comparèrent le gène de
le gène de l'ovalbumine, il fallait compa- mine aux séquences d'ADN de tous les l'ovalbumine cloné à partir de l'ADN de
rer la séquence nucléotidique complète exons de l'ovalbumine. Ils constatèrent globules rouges de poule. Ils ne trouvè-
des exons avec celle de l'ARN messager que le premier nucléotide du messager rent aucune indication de réarrangement
de l'ovalbumine. À l'aide de la méthode est codé à l'extrémité 5'du premier exon significatif du gène au cours de la diffé-
d'Allan Maxam et de Walter Gilbert de (L) et que le dernier nucléotide du messa- renciation, même au niveau le plus fin,
l'Université Harvard, nous avons ger est codé à l'extrémité 3'du dernier celui de la séquence de l'ADN. Ces résul-
séquencé l'ADN cloné complémentaire de exon (numéro 7). Ils ne trouvèrent tats sont en accord avec ceux obtenus
l'ARN messager de l'ovalbumine et nous aucune autre interruption dans aucun des dans d'autres laboratoires pour d'autres
avons ainsi établi la séquence complète huit exons. gènes exprimés dans des cellules haute-
du messager de l'ovalbumine. Les Ces observations montraient que, ment spécialisées, comme ceux codant
codons (les enchaînements de trois bases chez la poule, le gène de l'ovalbumine les globines ou une protéine du ver à
consécutives) de cet ARN se révélèrent (c'est-à-dire la région de l'ADN renfer- soie, la fibroïne de la soie. S. Tonegawa,
coder une chaîne d'acides aminés iden- mant toutes les séquences codant l'ARN P. Leder et d'autres chercheurs ont
tique à la séquence d'acides aminés éta- messager de l'ovalbumine) se compose cependant montré, de façon indubitable,
blie pour l'ovalbumine par des cher- de huit exons, séparés les uns des autres que les gènes en mosaïque des immuno-
cheurs qui avaient séquencé directement par sept introns qui n'ont pas de contre- globulines sont en fait réarrangées au
la protéine, ce qui est beaucoup plus partie dans l'ARN messager. L'étude de la cours de la différenciation des lympho-
laborieux. (Cette concordance souligne séquence a confirmé que l'ordre des cytes (cellules du sang dans lesquelles ils
par ailleurs que lorsqu'un gène de struc- exons dans l'ADN est le même que celui sont exprimés) et que ces réarrangements
ture peut être cloné, le séquençagede son de leurs produits de transcription (trans- jouent un rôle déterminant dans la diver-
ADNconstitue une méthode de choix pour crits) dans l'ARN messager (et par consé- sité infinie qui caractérise les immuno-
déterminer la séquence des acides aminés quent des acides aminés qu'ils codent ; globulines.
de la protéine qu'il code.) Nos résultats de ce point de vue, la colinéarité, bien La plupart des gènes codant des pro-
téines et analysés jusqu'à présent chez les
mammifères, les oiseaux et les amphi-
biens, possèdent une structure en
mosaïque. (Parmi les exceptions figurent
les gènes des histones, des protéines
étroitement associées à l'ADN dans les
chromosomes, et ceux des interférons.)
On a trouvé quelques gènes en mosaïque
chez les insectes et chez certains euca-
ryotes inférieurs comme les levures, mais
la fragmentation génique semble être
beaucoup plus fréquente chez les orga-
nismes supérieurs. Certains ont suggéré
que la structure en mosaïque pouvait être
propre aux gènes codant des protéines
synthétisées seulement dans les cellules
hautement spécialisées.
5. LA CARTED'ENZYMEDE RESTRICTION de l'ADN complémentaire fabriqué à partir de
Pour des raisons essentiellement
l'ARN messager de l'albumine (en haut) est comparée à celle du gène correspondant
dans l'ADN chromosomique de poule (en bas). L'enzyme EcoRI coupe cette version techniques, ces gènes furent les premiers
allélique du gène en troisfragments (a, b, c) mais elle ne scinde pas l'ADN complémen- à être analysés, mais on a montré depuis
taire, ce qui indique que les séquences codant l'ARN messager doivent etre séparées que certains gènes «de ménage»-ceux
dans le gène chromosomique. Cette discontinuité est confirmée par l'absence de site nécessairesà la vie quotidienne de la cel-
HindIII dans l'ADN complémentaire et par comparaison de l'emplacement des sites lule-sont également morcelés. En géné-
correspondants (lignes en pointillé) dans les deux cartes. ral, les introns des gènes en mosaïque
sont plus longs que les exons. Aucune
règle ne semble fixer de limite supérieure
à la longueur de l'intron ou au nombre
d'introns compatible avec une longueur
donnée de l'ARN messager.
On a découvert des introns d'une lon-
gueur de plusieurs milliers de paires de
bases ; nous avons dénombré 16 introns
dans le gène de la protéine ovotransfer-
rine de la poule, et Robert Schimke, de
l'Université Stanford, a rapporté que la
longueur d'un certain gène de la souris
est plus de 20 fois supérieure à celle de
son messager.
L'organisation des gènes en
mosaïque ne se limite pas aux gènes
codant les protéines. En réalité, elle a
d'abord été découverte par David
Hogness de l'École de médecine de
l'Université Stanford, dans les gènes
codant l'ARN ribosomique de la mouche
du vinaigre ou Drosophile. (L'ARN ribo-
somique est un composant du ribosome,
organite cellulaire sur lequel l'ARN mes-
sager est traduit en protéine.) Certains 6. L'ARN MESSAGER «MATURE»est obtenu après plusieurs étapes. Le gène de l'ovalbu-
gènes d'ARN de transfert, une troisième mine est d'abord transcrit en un ARN précurseur, le «transcrit» primaire. Ce transcrit
sorte d'ARN qui participe aussi à la tra- est «chapeauté» à l'extrémité 5' et une queue de poly-A est ajoutée à l'extrémité 3'. Les
duction, sont également discontinus mais transcrits d'exons adjacents sont ligaturés au cours d'une série d'étapes d'épissage ; on
leurs introns sont très petits. a représenté ici un intermédiaire dont cinq transcrits d'introns sur sept ont été éliminés.
Comment un ARNmessager unique et
continu est-il engendré à partir d'un gène
en mosaïque ? On pouvait imaginer plu-
sieurs mécanismes.

L'épissage : la structure
codante rétablie

La présence, à l'intérieur du noyau,


de molécules d'ARN plus longues que
leurs contreparties d'ARN messager cyto-
plasmique suggérait que l'enzyme ARN
polymérase fabrique d'abord un transcrit
primaire, continu, colinéaire du gène
complet, introns compris ; les transcrits
d'introns seraient ensuite excisés de cet
ARN précurseur, et les transcrits d'exons
ligaturés pour former l'ARN messager
définitif. L'existence d'un tel mécanisme,
appelé épissage de l'ARN (ou excision-
encollage, splicing en anglais) a d'abord
été étayée par l'analyse des transcrits pri-
maires du gène de la bêta globine de sou-
ris et de certains gènes des adénovirus
qui empruntent la machinerie de la cel-
lule hôte pour leur propre transcription.
En fait, il est très vraisemblable que le
mécanisme est le même pour tous les
7. UN INTERMÉDIAIRE D'ÉPISSAGE est agrandi 180 000 fois dans cette photographie de
gènes en mosaïque codant des protéines.
microscopie électronique. Cet hybride est formé d'un brin de l'ADN du gène cloné de
En ce qui concerne le transcrit pri-
l'ovalbumine (en noir) et d'une molécule d'ARN partiellement épissée (en couleur). Les
maire du gènede l'ovalbumine, on s'atten- boucles B, C, D et G sont des segments simple brin du gène, correspondant aux quatre
dait à ce que sa longueur soit d'environ 7 introns dont les transcrits ont été éliminés par épissagepartiel de l'ARN ; les segments
700 nucléotides, longueur totale des exons plus épais correspondent à l'hybridation de l'ADN aux transcrits d'exons et aux trans-
et des introns. B. O'Malley, ses collabora- crits des introns E et F non encore excisés. (Aucune boucle correspondant à l'intron A
teurs et nous-mêmesavons trouvé de telles excisé n'est visible, car l'hydration entre les segments L, très courts, est instable).
molécules d'ARN (mais aucune plus maire par addition d'un « chapeaux de plusieurs ressemblances frappantes.
longue) dans le noyau : ainsi, le gène de guanine méthylée à l'extrémité 5'et Chaque transcrit d'intron commence par
l'ovalbumine et son transcrit primaire sont d'une queue de nucléotides adényliques une séquenceGU (GT dans le brin d'ADN
superposables. Nous avons également (poly-A) à l'extrémité 3' ; ces modifica- correspondant) et se termine avec le
observé, dans le noyau, nombre de molé- tions sont caractéristiques des molécules dinucléotide AG. Cette caractéristique est
cules d'ARN présentant des longueurs dif- d'ARN messager. Tous ces événements valable non seulement pour l'ovalbu-
férentes, intermédiaires entre la longueur semblent se dérouler exclusivement dans mine, mais également pour les 90 jonc-
du transcrit primaire et celle de l'ARN le noyau et on ne trouve dans le cyto- tions exon-intron dont les séquences ont
messager final ; ceci suggère que l'épis- plasme ni le transcrit primaire, ni les été établies jusqu'ici dans des gènes
sage se fait par étapes, chaque étape molécules de longueur intermédiaire. d'eucaryotes. D'autres séquences
engendrant progressivement des intermé- Quelle est la nature de la machinerie « consensus » sont parfois présentes à
diaires plus courts. enzymatique responsable de l'épissage ? proximité des jonctions.
Nous avons examiné la structure de II doit y avoir au moins une enzyme
ces intermédiaires du processus d'épis- capable de reconnaître les sites à couper. Les diverses fonctions
sage en hybridant l'ARN nucléaire avec le La reconnaissance de ces sites doit être
de l'épissage
gène cloné de l'ovalbumine. Dans une très précise, car l'absence même d'un
photographie en microscopie électro- seul nucléotide dans l'ARN messager final J'ai déjà signalé que dans le cas du
nique prise à titre d'exemple (voir la lui ferait perdre son sens en décalant le gène de l'ovalbumine et dans celui
figure 7), la molécule intermédiaire appa- « cadrede lecture » et en changeant ainsi d'autres gènes, il n'y a aucune indication
raît nettement comme un ARN dont les la nature des codons. Supposant que suggérant que l'organisation en mosaïque
transcrits des introns A, B, C, D, et G ont l'enzyme d'épissage reconnaissait cer- joue un rôle dans la différenciation, en
été éliminés, alors que ceux des introns E taines séquences de bases situées aux participant à des réarrangements
et F sont encore présents. Par ailleurs, il jonctions entre introns et exons, nous géniques, alors que de tels réarrange-
semble que l'épissage ne se produise avons comparé cesjonctions dans le gène ments existent dans le cas des gènes des
qu'après la modification du transcrit pri- de l'ovalbumine, et nous avons trouvé immunoglobulines.

8. UN CROSSING-OVER INÉGAL peut engendrer des gènes morce- peut être engendré (b) à partir d'un gène ancestral non inter-
lés par duplication génique. Le crossing-over est un processus rompu : un crossing-over inégal provoque d'abord la duplica-
au cours duquel des segments d'ADN chromosomique sont tion du gène (1), puis les unités de transcription des deux gènes
échangés entre deux chromatides d'une paire de chromosomes dupliqués fusionnent (2) ; pour cela, des mutations doivent éli-
lorsqu'ils sont réunis au stade de la méiose (maturation des cel- miner deux signaux de démarrage (AUG) et de terminaison
lules reproductrices). Une duplication «discrète» (a) peut (UAA) de la traduction et engendrer les séquences consensus
engendrer deux gènes morcelés à partir d'un gène ancestral lui- d'épissage (GT et AG). Un gène morcelé possédant six exons et
même morcelé et qui possède ici deux exons (1, 2) : un cros- cinq introns peut être engendré (c) par crossing-over inégal
sing-over inégal survenant entre des séquences mal alignées à entre les introns mal alignés d'un gène ancestral morcelé possé-
l'extérieur du gène ancestral, conduit à un chromosome conte- dant quatre exons (1-4) et trois introns (A-C) : les signaux
nant les gènes dupliqués et à un chromosome n'en contenant d'épissage sont déjà présents aux extrémités de tous les exons
aucun. Un gène morcelé formé de deux exons et d'un intron du nouveau gène allongé.
De quelles autres façons la présence transcrit primaire étant épissé de diffé- chromosomes s'alignent, se cassent en
d'introns pourrait-elle intervenir dans la rentes manières. Certaines séquences des points correspondants et échangent
régulation de l'expression génétique ? En d'ARN qui sont éliminées lors de l'épis- des segments homologues (segments qui
raison de la généralité de la règle GU- sage de l'un des ARN messagers, sont ont la même fonction génétique et à peu
AG, il semble improbable que l'expres- conservées dans d'autres ARNmessagers ; près la même séquence d'ADN). Les seg-
sion d'un gène soit contrôlée par la pré- ainsi certaines séquences introniques ments homologues se « recombinent » par
sence ou l'absence d'une enzyme deviennent exoniques tandis que des appariement complémentaire des bases.
d'épissage appropriée. Il est toutefois séquences exoniques deviennent intro- Le crossing-over homologue égal brasse
possible que la machinerie d'épissage niques lors de la redéfinition des jonc- les allèles (les variants d'un même gène)
soit plus complexe qu'elle n'en a l'air ; il tions intron-exon. F. Crick de l'Institut et par suite favorise la diversité géné-
pourrait éventuellement exister une seule Salk d'études biologiques pense qu'un tel tique. Dans le crossing-over inégal, phé-
enzyme d'épissage de base commune à épissage à choix multiples concerne sur- nomène plus rare, l'alignement des chro-
toutes les cellules et à toutes les espèces, tout les virus qui sont à court d'ADN, tan- mosomes n'est pas parfait ; des segments
mais qui pourrait s'associer à un élément dis qu'il est probablement rare pour les non homologues sont échangés et se
complémentaire plus spécifique-une gènes chromosomiques des cellules euca- recombinent grâce à des processus encore
protéine ou un petit ARN épisseur-qui ryotes dont la teneur en ADN n'est pas mal compris de recombinaison « illégi-
modifierait sélectivement la fréquence de limitée. De leur côté, W. Gilbert et time» qui entraînent des réarrangements
l'épissage. La purification du complexe S. Tonegawa ont suggéré que l'épissage, plus importants du génome, en particulier
enzymatique responsable de l'épissage selon des modalités de choix multiple, des duplications de gènes.
sera nécessaire pour explorer plus avant présente un intérêt évolutif, car il permet La plupart de ceux qui étudient
de telles possibilités. la synthèse d'un nouveau produit à partir l'Évolution au niveau moléculaire pen-
En réalité, l'épissage semble faire d'un même gène, tout en conservant celle sent que la duplication des gènes par
plus que la simple excision des transcrits de l'ancienne protéine. crossing-over inégal a joué un rôle impor-
d'introns ; il se pourrait qu'il soit néces- Se pourrait-il qu'un intron soit par- tant dans cette Évolution. Ils suggèrent
saire à la stabilisation de l'ARN et à son fois un gène à l'intérieur d'un gène ? que la plupart des gènes actuels ont été
transfert du noyau vers le cytoplasme. Cette éventualité n'a jamais été rapportée engendrés par duplications successives à
Plusieurs équipes de recherche améri- dans le cas de gènes chromosomiques. partir de quelques gènes ancestraux, de
caines ont montré qu'il ne se forme pas Cependant, Piotr Slonimski du Centre de sorte que la plupart des protéines
d'ARN messager stable lorsque l'intron génétique moléculaire de Gif-sur-Yvette actuelles descendraient de quelques pro-
d'un gène du virus SV40 de singe est et ses collègues ont découvert ce qui téines primordiales. Une duplication « dis-
exactement excisé du génome viral avant pourrait bien être un tel intron dans les crète » intergénique produira deux gènes
l'infection. Cependant, il ne semble pas mitochondries (organites cellulaires pos- séparés mais identiques. Des mutations
que ce soit la présence de la totalité de sédant leur propre appareil génétique) de dans l'une des copies pourront engendrer
l'intron qui soit importante, mais seule- levures. Certaines mutations dans un des une nouvelle protéine, alors que l'autre
ment celle des séquences aux jonctions introns du gène mitochondrial morcelé copie continuera à coder la protéine ini-
intron-exon et à leur voisinage. du cytochrome b affectent l'épissage de tiale, augmentant ainsi le répertoire des
Il apparaît donc que c'est le phéno- l'ARN transcrit à partir du même gène. Il protéines de l'organisme. Dans la dupli-
mène d'épissage en tant que tel qui ait de paraît vraisemblable qu'avant son exci- cation-fusion, ou duplication contiguë, les
l'importance, plutôt que la séquencepar- sion, au moins une partie de ce transcrit segments dupliqués correspondant à une
ticulière de l'intron. II se pourrait que la d'intron fabrique de l'ARN messager duplication complète ou partielle du gène
machinerie de l'épissage soit située dans codant une petite chaîne protéique qui initial s'associent et produisent un gène
la membrane nucléaire, de sorte que seuls joue un rôle dans l'épissage du transcrit allongé unique qui détermine une nou-
les ARN épissés soient transférés dans le entier. En d'autres termes, il se peut que velle protéine.
cytoplasme. Une sérieuse limitation de certains introns participent à la régulation On ne peut évidemment pas affirmer
cette hypothèse apparaît avec la constata- de l'épissage de leur propre transcrit. Il avec certitude que la plupart des gènes
tion suivante : certains gènes eucaryotes reste à voir s'il s'agit ou non d'une parti- morcelés actuels résultent de duplications
codant des protéines ne sont pas morce- cularité de certains gènes de mitochon- discrètes ou de duplications-fusions, mais
lés. En outre, si un seul évènement dries, qui, comme les virus, ne possèdent la fréquence des événements de crossing-
d'épissage suffisait à assurerla biogenèse qu'un stock limité d'ADN. over inégal est suffisamment élevée pour
d'un ARN stable, il s'ensuivrait que la que cette hypothèse ne soit pas invrai-
plupart des introns n'auraient aucun rôle La création des introns semblable. II existe d'autres modèles de
dans ce processus. crossing-over inégal création des introns au cours de
par l'Évolution Ainsi, W. Gilbert proposé
Rien ne prouve que l'ARN transcrit a
initialement à partir du gène de l'ovalbu- Comment les gènes morcelés et le qu'au moins certains gènes morcelés
mine ou de tout autre gène en mosaïque processus d'épissage ont-ils fait leur aient été assembléspar brassage aléatoire
étudié jusqu'ici (sauf éventuellement cer- apparition au cours de l'Évolution ? Le d'exons initialement dispersés dans le
tains gènes d'immunoglobulines) soit mécanisme le plus vraisemblable semble génome, chacun d'eux ayant codé une
susceptible d'être épissé de différentes être l'un des phénomènes de brassage des chaîne protéique fonctionnelle.
façons pour produire des ARN messagers chromosomes nommé « crossing-over Finalement, on ne peut exclure la possi-
codant différentes protéines. Cependant, inégal». La forme habituelle de crossing- bilité que les introns aient des fonctions
parmi les virus à ADN, il existe des cas over « égal » constitue un événement fré- très différentes, encore inconnues, qui
bien précis pour lesquels diverses pro- quent pendant le déroulement de la affecteraient l'organisation et l'expres-
téines sont codées, en partie au moins, méiose, étape de la reproduction sexuée. sion de l'information génétique dans les
par une même région du génome, le Les deux représentants d'une paire de cellules eucaryotes.
L'amplification des gènes

Kary Mullis

Cette méthode de synthèse en masse de l'ADN séquence complémentaire, sur un brin


d'ADN : un oligonucléotide de synthèse,
a été conçue sur une route de montagne, marqué radioactivement, sert de sonde,
car il révèle si une molécule d'ADN
par une nuit de printemps. contient une séquence nucléotidique ou
un gène particulier. En 1979, j'ai été
engagé par la Société Cetus, en
UNE BONNE idéesurgit autant d'ADN qu'ils le souhaitent. On Californie, pour synthétiser de telles
parfois quand on s'y croit souvent que les molécules d'ADN sondes oligonucléotidiques.
attend le moins ; c'est sont faciles à obtenir, mais en pratique, il Vers 1983, la synthèsede ces oligonu-
ainsi que par une nuit est difficile-excepté pour les virus les cléotides perdit de son attrait, au contente-
d'avril 1983, alors que plus élémentaires-d'isoler des molé- ment de la plupart des chimistes qui la
je conduisais sur une route sinueuse de cules d'ADN intactes. pratiquaient : une méthode automatique,
montagne, au Nord de la Californie, par En effet, une molécule d'ADN est une mais plaisante, supplanta l'art désuetde la
un beau clair de lune, une succession de chaîne fragile, dont les maillons sont des synthèse manuelle des oligonucléotides.
coïncidences, d'erreurs heureuses et de désoxynucléotides de quatre types, carac- Ce fut un progrès considérable.
naïveté me fit inventer une méthode qui térisé par quatres bases : l'adénine (A), la Cette petite révolution industrielle fit
permet de synthétiser un nombre illimité thymine (T), la cytosine ('Q et la guanine chômer les chimistes spécialisés dans la
de copies de gènes : la méthode d'ampli- (G) ; l'ordre de ces bases, nommé synthèse des oligonucléotides : les
fication de gènes (ou PCR, pour séquence de l'ADN, code l'information machines automatiques synthétisaient
Polymerase Chain Reaction, «réaction en génétique. Les simples brins d'ADN presque plus d'oligonucléotides que nous
chaîne par l'ADN polymérase»). s'apparient par leurs bases complémen- ne pouvions en stocker ; les biologistes
La méthode d'amplification des taires (A avec T, d'une part, et C avec G, moléculaires ne parvenaient pas à consom-
gènes synthétise jusqu'à 100 milliards de d'autre part) et ils forment des doubles mer notre production. Nous eûmes beau-
molécules identiques à une molécule hélices (voir la figure 1). coup de temps pour penser et rêvasser.
d'ADN unique en une seule après-midi. La Dans les cellules, ces doubles hélices Personnellement je rêvais d'oligonu-
réaction ne nécessite aucun appareillage d'ADN sont entourées de protéines et cléotides.
compliqué : on l'effectue dans un tube à enroulées sur elles-mêmes. Quand les bio-
essai, avec quelques réactifs usuels et une logistes tentent d'isoler les chaînes d'ADN, Des méthodes délicates
source de chaleur. longues et fines, débarrasséesde ces pro-
L'échantillon d'ADN que l'on copie téines, des manipulations même délicates J'avais notamment identifié un des
peut être pur, ou, au contraire, n'être que les brisent en des sites quelconques, et handicaps des biologistes moléculaires :
l'un des nombreux constituants d'un quand on extrait l'ADN de 1 000 cellules ils n'avaient aucun moyen de repérer
mélange complexe ; il peut provenir d'un identiques, on obtient 1 000 exemplaires facilement un nucléotide en un site parti-
échantillon de tissu prélevé dans un hôpi- de chaque gène, mais tous sont dans des culier d'une molécule d'ADN complexe
tal, d'un cheveu, d'une goutte de sang fragments d'ADN différents. (comme celles du génome humain), pré-
séchérecueillie sur le lieu d'un crime, du Pendant de nombreuses années, cette sente en petites quantités. Pouvait-on uti-
cerveau d'une momie ou d'un mammouth fragilité de l'ADN a compliqué l'étude des liser l'enzyme ADN polymérase à cette
congelé depuis 40 000 ans dans un glacier. gènes. Puis dans les années 1970, on fin, en modifiant la technique du
Depuis cette nuit où j'inventai l'ampli- découvrit des enzymes qui coupent l'ADN « séquençage didésoxy »? J'avais imaginé
fication des gènes, il y a plus de dix ans, la en des sites spécifiques ; ces « endonu- une expérience toute simple afin de tester
méthode s'est introduite dans tous les sec- cléases de restriction» ont permis de cou- cette hypothèse.
teurs de la biologie. Pourquoi cette per l'ADN en petits morceaux plus faciles Un brin d'ADN comporte une extré-
méthode simple et utile n'a-t-elle pas été à identifier. Progressivement on a appris mité conventionnellement nommée trois
inventée plus tôt ? Quand je l'ai conçue, à isoler des segments d'ADN particuliers. prime (3') et une extrémité cinq prime
tous les éléments nécessairesà sa mise au Vers la fin des années 1970, les bio- (5'). Dans une double hélice d'ADN, les
point existaient déjà depuis plus de 15 ans. logistes moléculaires ont beaucoup utilisé brins complémentaires sont dits « antipa-
les enzymes de restriction et d'autres rallèles », car l'extrémité 3'd'un brin est
Automatisation molécules, les sondes oligonucléoti- appariée à l'extrémité 5'de l'autre brin,
et chômage diques, pour étudier l'ADN. et inversement.
Un oligonucléotide est une courte En 1955, Arthur Komberg et ses col-
La méthode d'amplification des chaîne d'ADN composée de bases particu- lègues de l'Université Stanford découvri-
gènes simplifie considérablement le tra- lières. Dans des conditions favorables, un rent, dans les cellules, l'ADN polymérase,
vail des biologistes : elle leur fournit oligonucléotide se lie spécifiquement à sa une enzyme qui participe notamment à la
réparation et à la réplication de l'ADN. culaire du Conseil britannique de la correspondante sur la matrice, et on en
Cette enzyme peut allonger une courte recherche médicale ; cette technique uti- déduirait l'identité de la base de la
« amorce » oligonucléotidique en ajoutant lise une ADN polymérase, des matrices, matrice adjacente au site de fixation de
des nucléotides supplémentaires à des amorces, des nucléotides triphos- l'amorce.
l'extrémité 3', à condition que l'amorce phate et des didésoxynucléotides tripos- Malheureusement j'ignorais que ma
soit hybridée, c'est-à-dire liée à un brin phate (ddNTP) particuliers, afin de déter- méthode ne pouvait fonctionner pour plu-
complémentaire d'ADN matrice. miner des séquences d'ADN. Comme tous sieurs raisons. Notamment les oligonu-
Naturellement la solution où a lieu la les nucléotides, les ddNTP sont ajoutés cléotides s'hybrident parfois avec des
réaction doit en outre contenir des molé- aux amorces par l'ADN polymérase, mais séquences d'ADN différentes de celles
cules de nucléotides triphosphates, qui ils ont la particularité de bloquer l'extré- dont ils sont complémentaires ; ces appa-
sont les «briques» ajoutées à l'amorce. mité 3', c'est-à-dire tout nouvel ajout de riements inévitables auraient empêché
Les nucléotides que l'ADN polymé- bases. La méthode de Sanger produit toute interprétation valable des résultats.
rase fixe sur l'amorce sont complémen- ainsi des amorces de tailles variées, coif- Même les plus expérimentés dans l'art de
taires des bases présentes sur le brin fées par un ddNTP ; en classant ces l'hybridation moléculaire n'auraient pu
matrice. En ajoutant ainsi les bases les amorces en fonction de leur taille et en lier des oligonucléotides à un ADN
unes après les autres, l'ADN polymérase déterminant leur ddNTPfinal, on peut en humain complet avec une spécificité suf-
peut allonger l'amorce, à partir de son déduire la séquence des bases d'une fisante pour que la méthode ait un sens.
extrémité 3', jusqu'à l'extrémité 5'de la matrice : par exemple, s'il s'agit d'une Cette difficulté avait précisément
matrice (voir la figure 2). Lors de la didésoxyadénine (ddA), la base complé- contraint les chercheurs à utiliser des
réplication ou de la réparation d'une mentaire de la matrice est un T, une didé- méthodes plus complexes pour étudier
double hélice d'ADN dans une cellule, soxyguanine (ddG) correspond à C. l'ADN humain. Par exemple, on coupait
chaque brin sert ainsi de matrice pour la Dans la méthode que j'avais imagi- des échantillons d'ADN à l'aide
restauration ou la synthèse du brin com- née, on devait utiliser des polymérases, d'enzymes de restriction, puis on séparait
plémentaire. des ddNTP et des amorces, mais pas de les fragments par électrophorèse avant
Le séquençage didésoxy est égale- nucléotides triphosphate ; ainsi les d'hybrider l'échantillon avec les sondes
ment appelé méthode de Sanger, du nom amorces seraient immédiatement coiffées oligonucléotidiques ; on débarrassait ainsi
de l'un de ses inventeurs, Frederik par un ddNTP. Connaissant le ddNTP partiellement l'échantillon des fragments
Sanger, du Laboratoire de biologie molé- ajouté, on connaîtrait l'identité de la base d'ADN qui n'étaient pas l'ADN cible.

1. LES GÈNESSONTDESFRAGMENTS D'ADN, longue molécule for- séparéset des enzymesreconstituent la double hélice en puisant les
mie de deux brins appariés par leurs basescomplémentaires Dans compléments de chaque base dans la solution. Ainsi, le nombre de
la technique d'amplification de gènes, les deux brins d'ADN sont fragments d'ADN double à chaque étape.
De cette façon, on réduisait le nombre séquencecible ; puis on déterminait cette fausse route : un groupe dirigé par Henry
d'hybridations erronées et l'on obtenait dernière par hybridation oligonucléoti- Erlich, l'un des principaux chercheurs des
des donnéesplus précises,mais la méthode dique et séquençagedidésoxy. Au début Laboratoires Cetus, étudiait une méthode
restait délicate, fastidieuse, et elle n'aurait des années 1980, le séquençagedidésoxy fondée sur l'hybridation d'un oligonucléo-
donné aucun résultat sur des échantillons d'ADN cloné était la méthode avec tide unique avec un ADN humain cible.
d'ADN dénaturésou dégradés. laquelle la plupart des informations sur Personne ne se moquait de H. Erlich, et la
Une autre technique, bien trop com- l'ADN humain avaient été obtenues. société nous rémunérait régulièrement ; en
plexe pour des études de routine, reposait En proposant ma méthode naïve, fait, nous étions même si bien payés que
sur un clonage d'ADN : on intégrait une j'oubliais que les segments d'ADN spéci- certains d'entre nous se croyaient à la
séquenced'ADN humain intéressante dans fiques doivent être clonés ou préparés pointe de la biologie moléculaire.
un petit anneau d'ADN appelé plasmide, pour qu'une hybridation oligonucléoti-
et on faisait synthétiser par une bactérie dique en révèle la séquence. A ma Les rêves
des copies de ce plasmide et de la décharge, je n'étais pas le seul à faire d'un biochimiste

Le vendredi soir où j'inventai la PCR,


je roulais vers la région de Mendocino
avec une amie chimiste. Elle s'était
endormie, et la route était dégagée.
J'aime rouler de nuit et, chaque week-
end, je partais dans ma maison de cam-
pagne ; pendant trois heures de route,
j'étais tranquille, les mains occupées, la
tête libre. Cette nuit-là je pensais à mon
expérience de séquençagede l'ADN.
Mon programme était clair : d'abord
je sépareraisles deux brins de l'ADN cible
en chauffant ce dernier ; puis j'hybride-
rais un oligonucléotide à une séquence
complémentaire présente sur l'un des
brins ; je répartirais ce mélange dans
quatre tubes différents, qui contiendraient
les quatre types de ddNTP, dont un seul
serait marqué radioactivement dans
chaque tube. Puis j'ajouterais l'ADN poly-
mérase, qui fixerait un seul ddNTPà l'oli-
gonucléotide lié à l'ADN cible. Par électro-
phorèse, je séparerais les oligonucléotides
«allongés» des ddNTP résiduels et, en
identifiant le ddNTPmarqué fixé sur l'oti-
gonucléotide, je déterminerais la base
complémentaire sur le brin cible. Facile !
Aux environs de Cloverdale, à
l'endroit où la route tourne dans les hau-
teurs du bord de mer, je décidai que la
séquence serait déterminée avec plus de
précision si j'utilisais deux oligonucléo-
tides au lieu d'un seul. Les deux amorces
encadreraient la paire de base que j'espé-
rais identifier. En choisissant des oligo-
nucléotides de diverses tailles, je les dis-
tinguerais aisément les uns des autres. Je
ferais en sorte qu'un oligonucléotide se
fixe sur chacun des deux brins de l'ADN
et j'obtiendrais ainsi deux déterminations
de la paire de bases cible, lesquelles
devraient donner des résultats concor-
dants (voir la figure 3).
J'étais obnubilé par ces deux oligonu-
cléotides dont les extrémités 3', fixées
2. L'ADN POLYMÉRASEest une enzyme qui peut allonger un court brin d'ADN, appelé
les deux brins du gène cible, se fai-
amorce oligonucléotidique, quand il est lié à une «matrice» d'ADN plus longue, à partir de sur
l'extrémité 3' de l'amorce. L'ADN polymérase ajoute les nucléotides complémentaires à ceux saient face ; je n'avais pas conscience
de la matrice. Quand la solution contenant les réactifs renferme un didésoxynucléotide tri- d'être au bord de l'invention de la PCR.Je
phosphate (ddNTP), comme la didésoxyadénine (ddA), par exemple, l'allongement de ne voyais que le bord du précipice qui
l'amorce cesse,car l'extrémité 3'du ddA ne peut fixer d'autres nucléotides. longeait la route.
Eurêka ! ticiper à la réaction catalysée par l'ADN les nucléotides triphosphate en excès dans
polymérase. Comment éliminer ensuite la la solution et, la seconde fois, elle ajoute-
Cette nuit-là, l'air, très humide, était phosphatase de l'échantillon ? Elle ris- rait les ddNTPmarqués aux amorces.
saturé du parfum des marronniers rouges quait en effet de dégrader également les Je pensais alors que si l'échantillon
en fleur. Des tiges blanches s'envolaient ddNTPque j'ajouterais. Théoriquement on contenait assez de nucléotides pour gêner
des bas-côtés éclairés par la lumière des peut inactiver des enzymes en les chauf- l'expérience, il y en aurait également
phares. Je pensais aux nouveaux bassins fant, ce qui modifie leur forme. Cependant assez pour que l'ADN polymérase agisse :
que je devais creuser dans ma propriété, je craignais que la phosphatase alcaline au cours d'une réaction préliminaire, en
tout en envisageant les difficultés que je bactérienne ne reprenne ultérieurement sa présence des amorces oligonucléoti-
rencontrerais dans mon expérience de forme fonctionnelle, et je conclus que la diques et d'ADN polymérase, mais sans
séquençage. phosphatasealcaline ne convenait pas. ddNTP, l'enzyme attacherait les nucléo-
Lors de mon séjour dans le labora- En fait, je me trompais : bien après, tides libres aux oligonucléotides et élimi-
toire de Wolfgang Sadee, à l'Université j'appris que la phosphatase alcaline est nerait ainsi les nucléotides parasites ;
de San Francisco, où John Maybaum irréversiblement dénaturée par la chaleur, puis, en chauffant la solution, je sépare-
mettait au point des essais cliniques avec quand elle n'est pas en contact avec du rais les oligonucléotides ainsi formés de
des nucléotides, j'avais appris que les zinc. Mon erreur fut extraordinairement l'ADN cible. Evidemment les oligonucléo-
échantillons d'ADN contenaient parfois heureuse : si j'avais mieux connu les pro- tides resteraient dans la solution, mais
des traces de nucléotides triphosphate priétés de la phosphatase alcaline, j'aurais comme il y aurait beaucoup plus
isolés qui compliqueraient l'interpréta- cessé de chercher d'autres solutions. d'amorces intactes que d'amorces allon-
tion de l'expérience s'ils s'ajoutaient à Chaque kilomètre que je parcourais gées, les ADN cibles s'hybrideraient plus
l'extrémité 3'des amorces avant les m'apportait une nouvelle idée, mais je les probablement avec les amorces intactes,
ddNTPmarqués. rejetais toutes. Puis, quand je commençai lors du refroidissement. J'ajouterais alors
J'imaginais alors de détruire d'abord à descendre vers la vallée Anderson, j'eus les ddNTP et de l'ADN polymérase afin
les nucléotides triphosphate isolés avec une idée qui satisfaisait mes goûts pour d'effectuer le séquençageproprement dit.
une enzyme bactérienne, la phosphatase l'esthétique et l'économie : j'utiliserais Tout n'était cependant pas résolu : les
alcaline, qui empêche les groupes phos- deux fois la même enzyme, l'ADN poly- oligonucléotides allongés lors de la réac-
phate des nucléotides triphosphate de par- mérase ; la première fois, elle éliminerait tion préliminaire perturberaient-ils la réac-

3. LE SÉQUENÇAGE DIDÉSOXYest une méthode que l'auteur vou- une seule base se serait ajoutée à l'extrémité 3'de chaque amorce
lait adapter pour identifier une paire de baseparticulière, dans un et aurait révélé la nature de la base complémentaire. Cette méthode
segmentd'ADN. Après séparation des deux brins de l'ADN, il envisa- aurait donné le même résultat avec une seule amorce, mais l'utili-
geait de lier deux amorces aux brins opposés, de partet d'autre de sation de deux amorces aurait permis d'en obtenir une confirma-
fa paire de bases cible. Il aurait ensuite ajouté dans la solution de non. En mettant au point ce type de séquençage, l'auteur a décou-
l'ADN polymérase et des didésoxynucléotides triphosphate (ddNTP) : vert l'amplification de gènes.
tion ultérieure ? Que se passerait-il s'ils l'on applique plusieurs fois une opération Un kilomètre plus loin, je réalisai
fixaient plus d'une base ou deux ? Que se mathématique aux résultats de cette qu'après quelques cycles d'élongation
passerait-il s'ils gagnaient suffisamment même opération. Je savais ainsi que l'ité- des amorces, de dissociation des pro-
de basespour que leur séquencesoit com- ration pouvait être à l'origine de crois- duits, de réhybridation des nouvelles
plémentaire de l'amorce opposée ? Le sancesexponentielles et je compris que la amorces et de leur élongation, la lon-
séquençage ultérieur serait certainement synthèse de l'ADN que j'avais conçue gueur des brins d'ADN formés à un
perturbé... pourrait bénéficier de cette propriété. rythme exponentiel serait fixée, car leurs
Non, au contraire ! Je compris sou- Stimulé par la découverte, je com- extrêmités seraient précisément définies
dain que les brins d'ADN cible et les oli- mençai à calculer les puissancesde deux : par les extrêmités 5'des amorces oligo-
gonucléotides allongés auraient la même deux, quatre, huit, seize, trente-deux... Je nucléotidiques. Je pourrais synthétiser
séquence de bases. La réaction prélimi- me souvenais vaguement que deux à la des segments plus longs de l'ADN origi-
naire doublerait le nombre de brins d'ADN puissance dix était environ égal à 1 000, nal, en utilisant des amorces qui s'hybri-
cible dans l'échantillon ! et que deux à la puissance vingt devait deraient plus loin. Les ADN formés
Soudain je ne sentis plus le parfum être voisin de un million. J'arrêtai la voi- seraient toujours des molécules de lon-
des marronniers. ture dans un tournant qui dominait la val- gueur donnée.
Dans d'autres circonstances, je lée Anderson ; de la boîte à gants, je sor- J'arrêtai à nouveau la voiture et com-
n'aurais sans doute pas compris si rapide- tis un crayon et du papier, car je voulais mençai à dessiner des molécules d'ADN, à
ment l'importance de cette duplication. vérifier mes calculs. Jennifer, ma passa- représenter des hybridations et des élon-
L'idée qu'il faudrait répéter la même pro- gère endormie, maugréa contre ce retard gations, les produits d'un cycle devenant
cédure plusieurs fois m'aurait, peut-être et contre la lumière, mais je lui dis que les matrices de la réaction en chaîne sui-
même, paru fastidieuse, mais j'avais j'avais découvert quelque chose d'extra- vante. Dans son demi-sommeil, Jennifer
passébeaucoup de temps à écrire des pro- ordinaire. Elle se rendormit tandis que je protesta, mais je lui répondis : « Tu n'y
grammes d'ordinateur et je m'étais fami- vérifiais que deux à la puissance vingt croirais pas, c'est stupéfiant !» Elle
liarisé avec les opérations d'itération, où était égal à 1 068 576, puis je redémarrai. refusa de se réveiller tout à fait.
Je repris la route et ne m'arrêtai
qu'arrivé à la maison. Elle est au fond de
la vallée Anderson, à la limite de la forêt
de séquoias, qu'occupent depuis long-
temps des vagabonds, des clochards et
des bons à rien. Ma découverte me don-
nait le sentiment de détruire une vieille
tradition. J'eus le plus grand mal à
m'endormir : des bombes de désoxyribo-
nucléotides explosaient dans ma tête.

La première expérience

Au matin, j'étais épuisé et persuadé


que d'autres chercheurs avaient déjà eu la
même idée que moi : des milliers de bio-
chimistes avaient déjà allongé des oligo-
nucléotides avec de l'ADN polymérase, et
l'un d'entre eux avait certainement eu
l'idée d'une réaction en chaîne J'imagi-
nais aussi des impossibilités : si la réac-
tion avait donné des résultats, j'en aurais
certainement entendu parler, car on
l'aurait utilisée sans cesse pour multiplier
les molécules d'ADN.
De retour aux Laboratoires Cetus, le
lundi matin, je demandai à l'un des
bibliothécaires, George McGregor, de
réaliser une recherche bibliographique
sur l'ADN polymérase. Pas de trace.
Durant les semaines suivantes,
j'exposais mon idée à qui voulait
l'entendre, mais personne n'avait
connaissance d'une telle amplification
des gènes. Personne ne semblait douter
que cette technique soit envisageable,
mais personne non plus ne manifestait le
4. L'AMPLIFICATION DE CÈNES OU PCR est une méthode très simple qui permet de reco-moindre enthousiasme. Auparavant mes
pier un segmentd'ADN en de nombreux exemplaires. Le nombre d'exemplaires formés croît collègues avaient souvent trouvé mes
exponentiellement,ce qui permet d'en obtenir plus de 100 milliards en quelques heures. idées sur l'ADN farfelues et, de nom-
breuses fois je m'étais rangé à leur avis,
mais là, je savais que j'avais trouvé un
résultat intéressant.
Les mois passèrent. Je préparais des
expériences pour vérifier si je parvien-
drais à amplifier des gènes : je cherchais
quelles étaient les solutions tampon
appropriées, les concentrations optimales
en réactifs, comment chauffer et refroidir
la solution, combien de temps laisser la
réaction se poursuivre... Je m'inspirais
des publications de A. Kornberg sur
l'ADN polymérase. Pour cette expérience,
je choisis une cible de 25 paires de bases
dans un plasmide et deux amorces oligo-
nucléotidiques comportant respective-
ment 11 et 13 bases.
Quand tout fut prêt, je fis une expé-
rience comme je les aime : celles où un
seul tube à essai suffit pour donner une
réponse sans ambiguïté, positive ou néga-
5. CET APPAREIL effectue automatiquement l'amplification des gènes. On le charge avec
tive. La PCRamplifiait-elle l'ADN que
des échantillons d'ADN que l'on veut multiplier. Ce dispositif est devenu courant dans les
j'avais sélectionné ? La réponse fut affir-
luborwoires de biologie
mative.
Je quittai le laboratoire très tard, ce
soir-là, et je remarquai qu'Albert Halluin,
l'agent de brevets de Cetus, était encore nous avons démontré que la méthode car Cetus travaille avec quelques
dans son bureau. J'allai le trouver et lui pouvait amplifier un segment correspon- conseillers scientifiques de tout premier
dis que j'avais inventé une méthode dant à un gène isolé. ordre, et je me demandais ce qu'ils pen-
d'amplification des gènes : A. Halluin fut Aujourd'hui bien des défauts ou seraient de mon invention.
le premier parmi les quelque 100 per- insuffisances de la technique originale Personne ne sembla s'intéresser à
sonnes auxquelles j'avais exposé mon ont été éliminés, et divers protocoles sont mon panneau, et l'anxiété me gagna.
idée à la juger importante. Il voulut voir appliqués, selon les cas. Je recommande Enfin je vis arriver Josuah Lederberg, le
l'autoradiogramme qui montrait les résul- généralement d'effectuer les cycles entre président de l'Université Rockefeller : il
tats de l'amplification ; le film était 98 °C et 60 °C : chaque cycle dure moins s'arrêta, regarda longuement mes résul-
encore humide. de deux minutes et, à chacun d'eux, le tats, puis il tourna vers moi sa tête
nombre de molécules d'ADN cible double. énorme, celle d'un lauréat du prix Nobel,
Une ADN polymérase Les amorces comportent généralement 20 qui avait trouvé en 1946 que les bactéries
résistant à la chaleur à 30 bases. présentaient une forme de reproduction
On a surtout amélioré la méthode sexuée : « Est-ce que ça marche ?»
Certains biologistes se méfient des quand on a commencé à utiliser une ADN demanda-t-il amusé.
expériences ne nécessitant qu'un seul polymérase initialement extraite de la Flatté, je confirmai que la méthode
tube à essai, mais A. Halluin n'était pas bactérie Thermus aquaticus, qui vit dans était efficace, et nous avons discuté pen-
un sceptique : les agents de brevets n'ont- les sources chaudes ; au contraire de dant un long moment. Au cours de la
ils pas intérêt à considérer avec respect l'ADN polymérase que nous utilisions conversation, il mentionna qu'il y a envi-
les inventions ? Dans son bureau, il avait dans les premières expériences, celle-ci ron 20 ans, après la découverte de l'ADN
écouté calmement mes explications, les n'est pas détruite par la chaleur et il est polymérase, A. Kornberg et lui avaient
trouvant logiques ; dans le laboratoire, il inutile d'en rajouter à chaque cycle. imaginé d'utiliser cette enzyme afin de
était si enthousiasmé, qu'il me demanda L'ADN polymérase de Thermus aquaticus produire de grandes quantités d'ADN.
de décrire l'expérience pour déposer un est aujourd'hui produite en grandes quan- Cependant ils n'étaient pas parvenus à
brevet. En partant, il me félicita. tités par des bactéries modifiées par génie mettre une méthode au point ; je lui rap-
Pendant les mois qui suivirent, je génétique. pelai que les oligonucléotides n'étaient
continuais d'étudier et d'améliorer la La PCRétait si puissante, qu'elle ne pas disponibles, à cette époque, et que les
méthode, avec Fred Faloona, un mathé- fut pas acceptée facilement : personne séquences d'ADN étaient encore mal
maticien jeune et brillant que j'avais ren- n'était prêt à admettre que l'ADN puisse connues.
contré grâce à ma fille. Fred m'aida à être produit en quantité illimitée. La réac- Puis il regarda à nouveau mes résul-
réaliser la première PCR; ce fut son pre- tion ne semblait évidente qu'à Fred et à tats : je pense que J. Lederberg, décou-
mier travail de biochimie, que nous moi : c'était notre jouet. 11fallait laisser vrant l'extrême simplicité de la méthode
avons fêté avec quelques verres de bière. aux autres le temps de s'y accoutumer. d'amplification des gènes, était la pre-
Les mois suivants, nous avons Au printemps 1984, alors que je pré- mière personne qui ressentit le sentiment
confirmé que la méthode amplifiait parai le brevet, je présentai la PCRsur un qu'éprouvent les biologistes moléculaires
même des fragments d'ADN plasmidique panneau, lors des journées scientifiques quand on leur présente la PCR: « Pourquoi
beaucoup plus longs. Finalement, avec de de la Société Cetus. Ces rencontres n'y ai-je pas pensé ?» Et personne ne sait
l'ADN humain donné par Henry Erlich, annuelles sont toujours passionnantes, pourquoi, pas même moi.
L'extrémité du chromosome

Robert Moyzis

Les segments d'ADN qui coiffent les extrémités pas des protections draconiennes, les
chromosomes raccourciraient progressive-
des chromosomes, les télomères, ne contiennent ment à chaque division cellulaire. Un petit
raccourcissement pourrait être sansconsé-
aucun gène mais sont vitaux : dépourvus de quences pour les cellules somatiques
(celles qui ne participent pas à la repro-
leurs télomères, les chromosomes sont dégradés. duction) si tous les gènes et une partie du
télomère étaient conservés, mais un rac-
courcissement progressif aurait des consé-
IL Y A plus de 50 ans, alors que tional de séquençage du génome humain, quences désastreuses s'il se produisait
l'on ignorait encore que l'ADN qui vise à dresser une carte de tous les dans les cellules germinales (les ovules et
des chromosomes est une gènes humains sur les chromosomes. les spermatozoïdes) dont sont issus les
double hélice et porte les gènes, Comme dans un puzzle, où l'on est aidé nouveaux membres de l'espèce. Puisque
Hermann Muller (prix Nobel de par la couleur des bordures, la descrip- l'ADN de l'Homme et des autres espèces
médecine en 1946) avait compris le rôle tion des extrémités des chromosomes n'a pas raccourci, les segmentsterminaux
essentiel des segments situés aux extré- humains facilite ce travail de cartogra- -les télomères-parent aux dangersenzy-
mités des chromosomes : en coiffant les phie. La carte établie devrait révéler l'ori- matiques qui menacent les extrémités.
chromosomes, ils préviennent leur dégra- gine génétique de nombreuses maladies Quand nous avons décidé de cloner le
dation. Muller nomma ces extrémités les et expliquer comment les chromosomes télomère humain, nous avons supposé
télomères, du grec telos qui signifie «fin» commandent le développement des orga- qu'il était présent aux deux extrémités de
et meros, « partie ». nismes et comment ils assurent le bon chaque chromosome, donc présent en
Pendant 40 ans, le télomère resta mys- fonctionnement des cellules. plusieurs exemplaires dans les cellules.
térieux, puis il y a environ dix ans, plu- Toutes les cellules somatiques humaines
sieurs chercheurs découvrirent sa struc- Le premier télomère isolé comptent 46 chromosomes : 22 sont héri-
ture chez diverses espèces. Cependant tés de la mère ; 22 autres, homologues,
celle du télomère humain restait inconnue. Quand nous avons commencé le clo- proviennent du père et une paire déter-
Cet épisode de la biologie est achevé : nage du télomère humain, nous possé- mine le sexe. Un chromosome X est
il y a quelques années, avec mes col- dions quelques informations sur sesfonc- transmis par la mère, et si le père trans-
lègues du laboratoire de Los Alamos, tions et sur sa structure. Les expériences met un chromosome X, l'enfant est une
nous avons mis au point de nouveaux de Muller, sur la drosophile (la mouche fille ; s'il transmet un chromosome Y,
outils de recherche qui nous ont permis du vinaigre), et celles de Barbara c'est un garçon.
de cloner le télomère humain, d'identifier McClintock, réalisées à Cold Spring En outre, nous pensions que l'ADN
la séquence de ses nucléotides (les Harbor, sur le maïs, avaient montré que, des télomères contenait plusieurs
briques de l'ADN), et de mieux com- contrairement aux extrémités intactes, les séquences nucléotidiques identiques. En
prendre sa structure tridimensionnelle et extrémités chromosomiques endomma- effet, un quart environ de l'ADN humain
sa fonction dans les cellules. gées sont instables ; les extrémités cas- est composé de groupes de nucléotides
Nous avons confirmé que le télomère, sées s'associent rapidement à d'autres présents en plus d'un exemplaire dans
qui ne porte aucun gène, est indispensable chromosomes ou sont dégradées. Muller une même cellule. Certaines de ces
à la stabilité des chromosomes. Ce résul- en avait déduit que les télomères, d'une séquences répétées sont dispersées dans
tat est l'un de ceux qui nous font progres- façon ou d'une autre, permettent aux cel- l'ADN ; dans d'autres cas, l'ADN, avec
sivement comprendre que les régions des lules de conserver les chromosomes sous plusieurs séquences identiques accolées,
chromosomes dépourvues de gènes, c'est- forme d'entités intactes et distinctes. « bégaye ».Ces séquences répétées sont
à-dire qui ne codent pas de protéines De plus, les télomères empêcheraient généralement localisées dans des régions
vitales, jouent un rôle souvent essentiel. les raccourcissementsde chromosomes au essentielles, notamment dans le centro-
De ce fait, pour élucider le fonctionne- cours de la réplication : de telles coupures mère, qui répartit les chromosomes entre
ment des chromosomes et des gènes, les qui élimineraient des gènes vitaux seraient les deux cellules filles, lors de la division
biologistes devront identifier non seule- léthales, et l'étude de la machinerie de d'une cellule mère. De plus, les motifs
ment les séquences d'ADN composant les duplication des ADN linéaires, tel l'ADN répétitifs ou les groupes de ces motifs
gènes, mais aussi celles des régions humain, a révélé le rôle protecteur des adoptent souvent une conformation tridi-
dépourvues de gènes ; de surcroît, ils télomères. Les enzymes qui assurent la mensionnelle particulière, biologique-
devront comprendre comment les diverses réplication ont l'inconvénient d'oublier ment efficace. Toutes ces observations
régions des chromosomes interagissent. quelques nucléotides à l'une des extrémi- indiquaient que les motifs répétitifs assu-
Le clonage du télomère humain est tés des nouveaux brins d'ADN qu'elles raient des fonctions définies dans les
une composante du Programme interna- synthétisent, et si les cellules n'avaient chromosomes, et que, peut-être, le télo-
mère devait ses propriétés protectrices à courtes et stabilisées par des télomères. tides) que ce micro-organisme, et les télo-
des séquencesrépétées. L'analyse de leur séquence nucléotidique mères y sont moins nombreux (seulement
L'étude des télomères d'autres a révélé que les extrémités des minichro- deux par chromosome). Il fallait imaginer
espèces semblait conforter cette hypo- mosomes sont des répétitions de la d'autres approches, et les recherches ont
thèse. Elizabeth Blackburn et Joseph séquence TTGGGG. Ces lettres symboli- piétiné pendant quelques années.
Gall, à l'Université Yale, furent les pre- sent les bases nucléotidiques : T pour thy- Entre-temps, plusieurs équipes mon-
miers à isoler un télomère, celui du mine, G pour guanine, A pour adénine et trèrent que les télomères de divers orga-
micro-organisme Tetrahymena thermo- C pour cytosine. Une séquence ne décrit nismes eucaryotes unicellulaires (des
phila. Ils avaient choisi cette bactérie qu'un brin de la double hélice d'ADN, car micro-organismes qui ne sont ni des virus
parce qu'à certaines périodes de son le deuxième brin lui est complémentaire : ni des bactéries) ressemblent à ceux de
cycle l'ADN télomérique représente une les thymines sont liées à des adénines et Tetrahymena thermophila : tous sont
proportion importante du génome. les guanines, à des cytosines. composés de motifs répétitifs simples,
Au cours de ces périodes, le micro- La détermination de la structure du riches en guanine. En raison du rôle
organisme fragmente ses chromosomes, télomère de Tetrahymena thermophila ne essentiel que joue le télomère dans la sta-
puis les amplifie, créant ainsi quelque nous aide hélas pas directement à bilité et la réplication des chromosomes,
10 000 copies de chaque « minichromo- connaître le télomère humain : les cel- nous avons supposéqu'une structure aussi
some» ; on isole aisément du reste de lules humaines contiennent 100 fois plus vitale n'avait pas changé notablement au
l'ADN ces unités amplifiées, relativement d'ADN (six milliards de paires de nucléo- cours de l'Évolution : le télomère humain

1. LES TÉLOMÈRES sont des segments d'ADN qui coiffent les chro- humain est constitué d'un enchaînementde plusieurs centaines de
mosomes; des chromosomes humains(en orange) ont été marqués copies de la séquenceTTAGGG. Sur cette figure, les chromosomes
par des sondes fluorescentes (en jaune) qui reconnaissent la sont en métaphase : chacun des chromosomes a dupliqué,
été mais
séquencenuléotidique TTAGGG On montre ainsi que le télomère les chromosomes jumeaux résultants ne sont pas encore séparés.
devrait contenir des unités répétitives ana- séquences répétées d'ADN provenant téristiques et que nous saurions distin-
logues à celles d'autres eucaryotes. d'autres mammifères, par exemple de guer des autres séquences d'ADN répéti-
Cette hypothèse pouvait servir de rongeurs, devaient s'apparier par liaison tives isolées par les sondes.
base à une stratégie de recherche du télo- des bases complémentaires aux segments
mère humain plus efficace qu'une explo- de même séquence nucléotidique-ou de La pêche télomères
aux
ration au hasard du génome : exposées à séquence voisine ; I'ADN télomérique
une banque-ou collection-de clones d'un rongeur «pêcherait» le télomère Cette méthode d'isolement d'une
d'ADN humain, des sondes constituées de humain dont nous connaissions les carac- séquence génétique dans une banque de
gènes est assez simple : les segments
d'ADN de la banque sont placés dans une
solution qui dissocie leurs deux brins ; on
ajoute alors la sonde, sous forme de
simples brins, et lorsque ces brins décou-
vrent un brin complémentaire, ils s'y
lient ; ce mécanisme d'hybridation molé-
culaire procure des segments d'ADN
double brin que diverses techniques per-
mettent de purifier et d'identifier.
Diverses études faisaient penser
qu'une telle stratégie était possible.
Notamment d'autres équipes avaient
montré que des cellules de rongeurs
incorporaient, sans les détruire, des chro-
mosomes humains, et que l'ADN humain
se répliquait lorsque les cellules-hôtes se
divisaient. Ces observations montraient,
de surcroît, que le télomère humain
n'était pas très différent de celui des ron-
geurs : dans le cas contraire, les molé-
cules responsables de la réplication, dans
2. LES SEGMENTS D'UN CHROMOSOME HUMAIN sont regroupés sur les cellules de rongeur, ne l'auraient pas
ESSENTIELS ce schéma:
chaque boucle contient un ou plusieurs gènes (les segments d'ADN qui codent les protéines). reconnu et n'auraient probablement pas
Les cylindres représentent des régions d'ADN qui ne codent pas de protéines, mais qui sont recopié fidèlement l'ADN humain.
indispensablesà la stabilité des chromosomes et à leur activité
; il s'agit notamment des télo- Si notre stratégie semblait raison-
mères,des sitesd'ancrage a la matrice (qui seraient les origines de la réplication où la syn- nable, les banques d'ADN dont nous dis-
thèsede l'ADN commence), et le centromère. Au coursde la division cellulaire, les centro- posions semblaient, en revanche, insuffi-
mèresassurent la répartition deschromosomesdupliqués entre les deux cellules filles. santes. En effet, les chercheurs
construisent la plupart de ces banques en
coupant des fragments d'ADN par des
« enzymesde restriction» et en les incor-
porant dans des plasmides (des anneaux
d'ADN bactérien) préalablement ouverts
par la première enzyme de restriction : les
séquencesprésentes aux extrémités libres
des segments et des anneaux ouverts se
correspondent et s'associent facilement.
Ensuite ces anneaux génétiquement
modifiés, ou vecteurs, sont introduits
dans des bactéries (généralement
Escherichia coli) qui les multiplient.
Chaque bactérie produit de nombreuses
copies identiques-des clones-du vec-
teur et, par conséquent, de l'ADN humain
qui y a été inséré. L'ensemble des clones
d'ADN humain purifiés à partir des cel-
lules bactériennes constitue une banque.
Malheureusement, lorsque les
enzymes de restriction découpent les
3. L'ADN HUMAIN(en jaune) qui a été cloné dans un chromosome artificiel de levure s'est chromosomes, les segments terminaux,
lié à une région proche du télomère qui coiffe le bras long de chaque chromosome7 ; cette n'ont qu'une extrémité susceptible de se
cellule humaine est en métaphase,c'est-à-dire que les chromosomesont été dupliqués mais lier à un vecteur ; l'extrémité intacte du
ne sont pas encore répartis entre les cellules filles. Les généticiens localisent désormais chromosome ne s'associe à aucune des
divers marqueurs génétiques sur le chromosome7 en mesurant leur distance par rapport à extrémités d'un plasmide ouvert et ne
ce fragment d'ADN marqué (les deux sphères oranges sont les noyaux d'autres cellules). reforme pas un vecteur que l'on peut
ensuite cloner. De ce fait, les segments en petits morceaux ; le télomère devait grand nombre de fois dans toutes les cel-
contenant le télomère sont absents des être réparti sur certains de ces segments. lules, nous avons éliminé les segments
banques. Nous aurions pu constituer une qui ne contenaient pas d'ADN répétitif,
Manifestement, pour trouver le télo- banque en insérant les segments obtenus fragments inutiles pour notre collection.
mère humain dans une banque d'ADN dans des plasmides, puis en introduisant Cette élimination fut assez simple :
humain, nous devions en construire une ces plasmides dans des bactéries, mais, nous avons séparé les brins des segments
qui contienne cet ADN particulier ! Nous afin de simplifier la détection ultérieure que nous avions obtenus, puis, pendant
avons donc abandonné les enzymes de des ADN télomériques, nous avons intro- quelques instants, nous avons laissé les
restriction... au profit d'une méthode duit une étape supplémentaire entre le segments complémentaires se réapparier.
mécanique : nous faisions passerles chro- découpage et l'insertion dans les plas- Les séquencesrépétées, présentesen plu-
mosomes à travers une seringue munie mides : comme nous supposions que sieurs exemplaires, trouvaient un parte-
d'une aiguille calibrée, qui déchirait l'ADN l'unité de base du télomère se répétait un naire plus rapidement que les séquences

Construction d'une banque d'ADN contenant de l'ADN télomérique

télomère
Unebanque d'ADNcontenant de l'ADNtélomérique (à droite), construite par l'auteur et ses collègues, leur a permis d'identifier le
humain (les banques d'ADNusuelles ont permis l'identification de nombreux gènes, mais dépourvues
elles sont d'ADN
télomérique, comme on le voit à gauche). Supposant que le télomère comportait une même unité de base répétée plusieurs fois,
ils ont éliminé de leur banque toutes les
séquences d'ADN qui ne contenaient pas de motifs répétés.
uniques, qui devaient chercher le leur dans gobant les nucléotides à partir des extré- rience avec des chromosomes artificiels
une immense soupe d'ADN. Enfin nous mités. Les groupes TTAGGG étant les de levure. Harold Riethman, David Burke
avons éliminé, à l'aide d'enzymes, tous les premiers à disparaître, ces séquences et Maynard Olson, de l'Université de
segmentsd'ADN qui n'étaient pas hybridés, étaient effectivement localisées aux Saint Louis, ont fabriqué de tels chromo-
c'est-à-dire tous les segments non répétés. extrémités. Nous avons ainsi découvert someset placé la séquence(TTAGGG)nà
Notre banque constituée, nous avons que chaque télomère humaid est composé la place du télomère de levure. Introduit
cherché les séquences répétées conser- de 250 à 1 500 séquences TTAGGG dans des cellules de levure, ce chromo-
vées. Nous avons exposé les clones enchaînées ; le nombre dépend du type de some «chimérique» a survécu et s'est cor-
d'ADN de la banque à des séquences répé- cellules, les chromosomes des spermato- rectement répliqué, ce qui prouve que la
tées marquées d'ADN de hamster et avons zoïdes ayant les télomères les plus longs. séquencehumaine TTAGGG se comporte
ainsi isolé deux segments, parmi des mil- bien comme un télomère.
liers qui pouvaient contenir des Code Comme l'ancêtre commun de
: TTAGGG
séquences télomériques. Ces deux clones l'Homme et des levures a plus d'un mil-
étaient constitués de répétitions de la La science ne se contente pas d'indi- liard d'années, on considère qu'ils n'ont
séquence TTAGGG dont la formule cor- cations ; elle veut des preuves. Aussi aucun lien de parenté, et l'expérience pré-
respondait à celle qui avait été établie avons-nous cherché si la séquence cédente aurait pu échouer sans remettre
pour les télomères d'autres espèces. TTAGGG, commune aux hamsters, à un en cause notre hypothèse. A l'inverse,
Mieux encore, cette séquence était exac- parasite et à l'Homme, était également puisque l'expérience a été un succès,
tement celle du télomère du parasite conservée chez d'autres espèces. Nous malgré la variabilité des télomères dans
microscopique Trypanosoma brucei. avons appliqué la technique d'hybridation les cellules de levure, c'est que le seg-
Était-ce l'unité élémentaire du télo- in situ à l'ADN de plus de 100 espèces de ment d'ADN isolé de notre banque est
mère humain ? Plusieurs expériences sem- vertébrés : des mammiferes, des oiseaux, vraisemblablement le télomère humain.
blaient le confirmer. Par cytofluorimétrie des reptiles et des poissons osseux, qui
(une technique qui utilise des lasers pour n'ont pas eu d'ancêtre commun depuis Les chromosomes
identifier et séparer les chromosomes), plus de 400 millions d'années. artificiels de levure
nous avons d'abord montré que tous les Nous avons conçu nos expériences de
chromosomes contiennent des répétitions telle sorte que l'hybridation ne se produise Une fois l'identité du télomère
de la séquence TTAGGG ; en revanche, que si la sonde rencontre la séquence humain établie, plusieurs groupes ont
cette méthode n'indiquait pas où, sur le TTAGGG, à l'exclusion de toutes les continué l'étude des chromosomes artifi-
chromosome, se trouvaient ces séquences. séquences très proches, telle TAAGGG. ciels de levure contenant des télomères
Puis avec mes collègues Julianne Nous avons retrouvé la séquencedu télo- humains, afin d'identifier les séquences
Meyne et Robert Ratliff, nous avons mon- mère humain dans les télomères de toutes adjacentes aux télomères sur les chromo-
tré en utilisant l'hybridation in situ, que de les espèces analysées-une découverte somes. Les chromosomes artificiels de
longs segments de cet ADNrépétitif étaient remarquable étant donné que l'ordre des levure sont très précieux, car on peut y
présents aux deux extrémités de tous les nucléotides change rapidement au cours introduire des segments étrangers de plus
chromosomes humains. Ces séquences du temps, en plusieurs régions du de 500 000 nucléotides, alors que les
terminales sont représentées par la for- génome. La séquence (TTAGGG) n serait plasmides n'acceptent guère plus de
mule (TTAGGG)n, où n est un nombre- apparue longtemps avant les dinosaures, 40 000 nucléotides étrangers.
non précisé-des motifs répétitifs. qui devaient avoir des télomères iden- Ces travaux permettent de compléter
Pour effectuer cette hybridation, nous tiques à ceux de l'Homme. certaines parties de la carte des chromo-
avons isolé les chromosomes de cellules Comment prouver de façon irréfu- somes humains. Les chercheurs localisent
humaines, nous les avons placés sur des table que (TTAGGG) est bien le télo- les gènes en estimant leur distance par
lames de microscope, et nous avons mère humain ? En montrant que cette rapport à des marqueurs, séquences de
séparé les brins de la double hélice. séquence fonctionne effectivement nucléotides spécifiques souvent trans-
Ensuite nous avons couplé un composé, comme un télomère dans les cellules mises à la descendance en même temps
la biotine, à une sonde fabriquée pour humaines. L'expérience idéale consiste- qu'un gène particulier. On déduit la dis-
s'hybrider avec TTAGGG, nous avons rait à insérer cette séquence dans un chro- tance qui sépare un gène d'un marqueur,
déposé la sonde marquée à la biotine sur mosome artificiel qui contiendrait unique- de la fréquence avec laquelle ils sont
les lames, puis nous avons ajouté de ment le télomère supposé et les segments transmis simultanément : on estime qu'ils
l'avidine fluorescente, qui se lie à la bio- d'ADN humain indispensables à la réplica- sont d'autant plus proches qu'on les
tine. Enfin nous avons amplifié le signal tion des chromosomes, c'est-à-dire une retrouve plus fréquemment ensemble sur
de l'avidine en introduisant des anticorps origine de réplication (le site où la syn- un chromosome après sa réplication. En
fluorescents qui se lient à l'avidine. thèse d'ADN commence) et un centromère. comparant la fréquence avec laquelle cer-
Les images obtenues au microscope à Si ce chromosome restait intact dans des tains marqueurs sont transmis, on les loca-
fluorescence étaient révélatrices (voir la cellules humaines et se répliquait sans lise approximativement et on déduit la
figure 1) : les deux extrémités de tous les raccourcir, nous pourrions affirmer que position des gènes qui leur sont associés.
chromosomes, et elles seules, étaient fluo- (TTAGGG) n est responsable de sa stabi- Naguère, on a souvent cru trouver le
rescentes. Cependant nous ne pouvions lité et que c'est bien le télomère. marqueur le plus proche de l'extrémité
affirmer que la sonde s'était fixée sur les Malheureusement aucun chromosome d'un chromosome, mais on isolait peu
derniers nucléotides des chromosomes. artificiel humain n'a encore été synthétisé, après un nouveau marqueur situé
Pour nous en assurer, nous avons parce que les généticiens n'ont pas encore quelques millions de nucléotides plus
exposé l'ADN des chromosomes à une identifié les séquences indispensables au loin. Aujourd'hui les chercheurs détermi-
enzyme appelée Bal 31, qui raccourcit fonctionnement du centromère humain. À nent la distance entre un marqueur et
progressivement les molécules d'ADN en défaut, on peut réaliser une telle expé- l'extrémité d'un chromosome en clonant
4. UNE SONDE FLUORESCENTE reconnaissant la séquenee TTAGGG
du télomère humain (les points jaunes sur les photographies) s'est liée aux extrémités
de tous les chromosomes des animaux représentés ici ainsi que de tous les poissons
osseux, amphibiens, reptiles, oiseaux et mammifères testés (plus de 100 espèces en
tout). Ainsi les télomères de ces cinq groupes sont identiques, bien que le dernier
ancêtrecommun à toutes ces espèces ait vécu il y a plus de 400 millions d'années. Il est
remarquable qu'une séquenced'ADNait été si bien conservéeau cours de l'Évolution.

le télomère et l'ADN adjacent dans un Les expériences ont vérifié l'hypothèse : l'ADN du télomère, le nombre et la
chromosome artificiel de levure et en chez la plupart des organismes unicellu- séquence des motifs répétitifs varient
mesurant la distance entre une région du laires, les domaines subtélomériques ne beaucoup d'un chromosome à l'autre, et
domaine cloné et le marqueur. On pourrait contiennent pas de gènes ; il servent de même d'une personne à l'autre.
ainsi localiser tous les marqueurs d'ADN tampons entre les télomères et les régions En étudiant l'ADN subtélomérique, on
en mesurant leur distance à un télomère. qui codent les protéines. espère découvrir de nouveaux marqueurs
Ces recherches éclairent également le Les chromosomes humains semblent associés à des gènes responsables de
rôle de l'ADN adjacent aux télomères, ou présenter également cette structure : de maladies et localiser et identifier les
domaines subtélomériques. Ces régions nombreux domaines étudiés sont des quelques gènes proches des télomères.
sont a priori des emplacements dange- régions tampons composées d'ADN Ainsi le gène responsable de la chorée de
reux pour des gènes, et ils devraient y d'«espacement». Comme les régions sub- Huntington (une dégénérescence de cer-
être peu nombreux : si un télomère était télomériques des organismes unicellu- tains neurones) est proche de l'extrémité
accidentellement éliminé, les gènes situés laires, ils contiennent beaucoup de du bras court du chromosome 4, mais,
à proximité seraient rapidement perdus. séquences répétées,mais, contrairement à pour les généticiens dépourvus d'un mar-
queur télomérique de ce gène, sa locali- les cellules germinales sont capables ment, ce segment d'ADN stabilise-t-il les
sation restait imprécise. En fait, on igno- d'éviter le raccourcissement des chromo- chromosomes et empêche-t-il leur rac-
rait même où se terminait exactement le somes au cours de la réplication, et qu'au courcissement au cours de la réplication ?
chromosome 4, mais, le télomère humain contraire les cellules somatiques perdent Quelques découvertes surprenantes
identifié, on a réussi à localiser ce gène des sous-unités télomériques lorsqu'elles ont apporté des éléments de réponse. Ainsi
dans un domaine précis : les deux der- se divisent. Lorsque les télomères on a observé que les extrémités de beau-
niers millions de nucléotides de ce chro- deviennent trop courts, les chromosomes coup de télomères ne sont pas en double
mosome. Quand on aura trouvé des mar- sont dégradés et les cellules meurent. hélice ; les brins riches en guanine se pro-
queurs dans ce domaine, on pourra Connaissant le télomère humain, les longent après la fin de leurs chaînes com-
chercher à identifier le gène lui-même. chercheurs testeront cette hypothèse. plémentaires, riches en cytosine. Greg
La découverte du télomère humain a Si le télomère humain est utilisé dans Morin, à Yale, a montré que, dans des cel-
même fait progresser l'étude du vieillis- plusieurs types d'études, son fonctionne- lules humaines cancéreuses, une enzyme
sement cellulaire. On suppose que seules ment reste mystérieux. Comment, notam- nommée télomérase ajoute parfois des uni-
tés TTAGGG à ce prolongement, comme
le fait la première télomérase isolée, qui
avait été découverte chez Tetrahymena
Les chromosomes artificiels de levure servent à cloner l'ADN humain thermophila par E. Blackburn et Carol
Grieder, à Cold Spring Harbor.
Contrairement à l'enzyme humaine, la
incorporés
e télomère humain et l'ADN qui le borde sur un chromosome peuvent être télomérase de Tetr ahymena thermophila a
et multipliés dans un chromosome artificiel de levure ; la levure, en
multipliant ce chromosome, multiplie également les segments humains qui y ont été été étudiée en détail : elle contient des
placés. Les généticiens isolent ensuite les multiples exemplaires du segment cloné acides aminés et de l'ARN (une molécule
et en déterminent la séquence. On découvre ainsi la composition de l'ADNchromo- proche de l'ADN, mais généralement for-
somique, à proximité des télomères. mée d'une molécule simple brin où la
base uracile remplace la thymine). L'ARN
de l'enzyme contient la séquencecomplé-
mentaire du brin riche en guanine de la
sous-unité télomérique de Tetrahymena
thermophila : TTGGGG. L'hybride pro-
téine-ARN s'aligne sous le brin qui
dépasse,de sorte que le segment d'ARN est
juste sous le groupe TTGGGG terminal.
Ainsi localisé, l'ARN attire les nucléotides
complémentaires qu'il ajoute au prolonge-
ment, sous la forme de groupes TTGGGG.
De même, la télomérase humaine
ajouterait des unités TTAGGG à l'ADN
humain. Plusieurs chercheurs ont proposé
des mécanismes pour expliquer comment
de telles unités supplémentaires prévien-
draient le raccourcissement des chromo-
somes lors de la réplication, mais aucun
n'a encore été démontré.
Comment les télomères stabilisent-ils
les chromosomes ? On l'ignore, mais on
sait que tous les segments télomériques
connus ont des structures singulières : les
guanines de l'un des brins d'ADN semblent
capables de s'apparier entre elles sur ce
même brin, bien que, dans les gènes, la
guanine s'associe uniquement avecla cyto-
sine. Cette structure inhabituelle empêche-
rait les enzymes qui dégradent l'ADN de se
fixer sur le télomère et de l'éliminer.
Plusieurs questions restent en suspens,
mais la découverte de la composition du
télomère humain, (TTAGGG)n, a conforté
notre première hypothèse : les séquences
répétéesqui ne participent pas directement
à la synthèse des protéines renferment des
informations essentielles à la survie et au
fonctionnement des chromosomes.Il nous
reste à comprendre comment elles trans-
mettent leurs messagesaux cellules.
La cartographie

des chromosomes

Ray White et Jean-Marc Lalouel

Les chromosomes humains contiennent des séquences paire de chromosomes «homologues», un


chromosome provient du père, l'autre de
variables d'ADN constituant des marqueurs génétiques. la mère. Au cours de la méiose (la série de
divisions cellulaires produisant les cellules
À l'aide de ces marqueurs, repère les gènes germinales que sont les spermatozoïdeset
on anormaux
les ovules), les deux chromosomes de
et on établit la carte génétique des chromosomes. chaque paire de la cellule mère sont dupli-
qués, puis répartis dans les quatre cellules
germinales produites, chacune recevant
MAGINONSune maladie hérédi- cloner le gèneet examiner son activité bio- 23 chromosomes non appariés.
taire, transmise selon les lois de logique par des méthodes de biologie Les chromosomes ne sont pas trans-
la génétique mendélienne clas- moléculaire. Les marqueurs génétiques mis tels quels, car les chromosomes
sique ; cette maladie est due à associés à des maladies permettent égale- homologues se recombinent plusieurs
une anomalie d'un seul des ment de suivre la transmission des gènes fois pendant la méiose : ils échangent des
100 000 gènes portés par les 23 paires de déficients et de dépister simplement les segments de même longueur (voir la
chromosomes humains ; les symptômes et porteurs et les futurs malades. figure 3), de sorte que les chromosomes
l'évolution de la maladie sont parfaite- Ce type de travail est fondé sur un outil des cellules germinales sont également
ment connus, mais on ignore les méca- vénérable de la génétique classique- des mosaïques de segments provenant
nismes biochimiques, et l'on est incapable l'analyse de liaison-, mais cet outil est des deux chromosomes parentaux.
de prévoir quels individus seront malades. devenu bien plus efficace depuis qu'on l'a Le phénomène de recombinaison
Cette description n'est pas celle de associé aux techniques de la biologie génétique permet de reconnaître une liai-
quelques maladies seulement : elle moléculaire, car celles-ci ont fourni de très son entre un marqueur et le gène d'une
s'applique à la plupart des 3 000 maladies nombreux marqueurs : les RFLP (de maladie. On détecte les recombinaisons
génétiques connues, par exemple la cho- l'anglais restriction-fragment length poly- et on les utilise dans les analyses de liai-
rée de Huntington ou la mucoviscidose. morphism, ou « polymorphisme de lon- son en se fondant sur les nombreuses dif-
Dans tous les cas, le médecin cherche à gueur des fragments de restriction »). Grâce férences existant entre les chromosomes
répondre aux trois questions suivantes. aux analyses de liaison, on dispose homologues : ceux-ci portent souvent des
Comment déterminer le mécanisme aujourd'hui de marqueurs génétiques pour allèles différents, c'est-à-dire des ver-
pathologique ? Comment dépister la de nombreux gènes déficients et l'on en sions différentes, de plusieurs de leurs
maladie ? Comment traiter les malades ? découvre encore. Les analyses de liaison gènes ainsi que des séquences d'ADN
On étudie désormais ces questions en servent également à d'autres fins : en sui- apparemment dépourvues de sens, dans
s'intéressant directement au gène défi- vant la transmission simultanée de nom- et entre les gènes. Les chromosomes
cient, mais le territoire à explorer est breux marqueurs, dans des familles saines, recombinés présents dans les cellules
immense : les chromosomes humains sont on les localise les uns par rapport aux germinales, après la méiose, comportent
des molécules d'ADN àdeux brins, formées autres et l'on détermine leur emplacement de nouvelles combinaisons d'allèles : un
par l'enchaînement linéaire d'environ trois sur les chromosomes.On vise aujourd'hui allèle d'un locus, sur un chromosome, et
milliards de paires de bases (les sous-uni- l'établissement d'une carte complète de un allèle d'un autre locus, sur le chromo-
tés chimiques de l'ADN, dont l'enchaîne- marqueurs, c'est-à-dire d'un ensemble de some homologue, peuvent être réunis,
ment code l'information génétique), et les points de référence recouvrant la totalité du puis transmis ensemble, et des allèles
gènes,avec leurs quelque 10 000 paires de génome et permettant de localiser le gène présents sur deux loci d'un même chro-
bases, sont des unités d'information géné- de n'importe quelle maladie beaucoup plus mosome peuvent se trouver séparés.
tique complexes. Cependant, en détermi- précisément qu'avec des marqueursisolés. Plus les loci sont proches sur un
nant des corrélations entre la transmission même chromosome parental, moins la
d'une maladie et la transmission d'un seg- Recombinaison et probabilité que les allèles soient séparés,
ment d'ADN particulier-un « marqueur »-, transmission des gènes lors de la méiose, est importante, et l'on
on peut localiser le gèneresponsabled'une détermine la distance entre un marqueur
maladie à un ou deux millions de paires de L'analyse de liaison est fondée sur la et un gène particulier-un gène dont un
bases près, soit à moins d'un millième du nature particulière de la transmission allèle mutant est responsable d'une mala-
génome humain (l'ensemble de l'ADN). génétique. Une cellule humaine contient die, par exemple-en étudiant la trans-
Après cette première localisation, on peut 23 paires de chromosomes et, dans chaque mission de leurs allèles : dans une famille
où la maladie est transmise, quand la plu- nombre d'allèles distincts dans la popula- Massachusetts, Ronald Davis, de
part des individus atteints possèdent une tion. En effet, on ne détectera une liaison l'Université Stanford, et Mark Skolnick,
même version du marqueur, le gène que si un individu portant l'allèle normal de l'Université de l'Utah, proposèrent
mutant est nécessairement situé très près et un allèle mutant d'un gène associé à d'utiliser des séquences d'ADN comme
du marqueur ; on dit que le marqueur et le une maladie porte également deux ver- marqueurs. Intéressépar cette proposition,
gène responsable de la maladie sont liés. sions différentes du marqueur : quand les l'un d'entre nous (R. White) entreprit de
Les recombinaisons entre le gène deux allèles du marqueur sont indiscer- tester cette hypothèse et chercha à pro-
pathogène et d'autres marqueurs situés nables, on ne peut mettre en évidence les duire, directement à partir de l'ADN, des
plus loin sont plus fréquentes, et la proba- échangesde segmentsentre le marqueur et marqueurs capables de révéler une liaison
bilité que la maladie soit transmise avec un le gènedéficient, lors des recombinaisons. génétique n'importe où dans le génome
allèle d'un marqueur plus éloigné est infé- Avant le milieu des années 1970, les humain. En 1980, D. Botstein, R. White,
rieure. Lorsque le gène de la maladie et le marqueurs satisfaisants étaient rares : il M. Skolnick et R. Davis publiaient le pre-
marqueur sont très éloignés l'un de l'autre, s'agissait de gènes à plusieurs allèles mier article décrivant cette approche. À la
sur le chromosome, la fréquence de codant notamment certaines enzymes, les même époque, de nombreux chercheurs
recombinaison est égale à 50 pour cent ; le antigènes des groupes sanguins, et diverses découvraient de nouveaux marqueurs,
gène et le marqueur ne sont alors pas liés. protéines ; les différents allèles de ces dans l'ADN humain, et réfléchissaient à la
De même, la probabilité qu'un marqueur gènes produisent des protéines différentes, manière de les utiliser. L'idée était mûre.
et un allèle mutant initialement portés par dont la détection permet de remonter aux L'analyse de liaison est une méthode
des chromosomes différents soient trans- allèles. Cependant on ne connaissait que très puissante en raison de l'important
mis ensembleest égale à 50 pour cent. 25 ou 30 marqueurs utilisables de ce type, polymorphisme des séquences nucléoti-
ne couvrant que quelques courtes portions diques de l'ADN : entre deux chromo-
Analyse de liaison et de certains chromosomes,et, faute de mar- somes homologues, on observe une diffé-
marqueurs polymorphes queurs, l'analyse de liaison renseignait rence toutes les 200 à 500 paires de
bien peu sur le génome humain. bases, en moyenne, et l'identification de
Pour établir une corrélation entre la Une grande mutation des méthodes de toutes ces variations alléliques procurerait
transmission d'un marqueur et d'une biologie moléculaire a débuté en avril un nombre quasi illimité de marqueurs,
maladie, il faut naturellement détecter 1978, lors d'un séminaire de génétique à répartis sur la totalité des chromosomes.
facilement le marqueur, mais il faut égale- l'Université de l'Utah : David Botstein, Les outils moléculaires qui ont révolu-
ment que ce dernier comporte un certain de l'Institut de technologie du tionné l'analyse génétique, en mettant en

1. LES FAMILLES NOMBREUSES, avec des grands-parents vivants,enfants. En observant la transmission d'une maladie et de mar-
sont indispensables aux études de liaison génétique. Dans ces queurs génétiques,on localise le gène decettemaladie sur les chro-
études,on détermine les positions relatives de différents sites sur le mosomes; de même,en suivant la transmission de nombreux mar-
chromosome,à partir de la fréquence aveclaquelle des variations queurs dans les familles nombreuses dont les individusne sont pas
génétiques de ces sites sont transmises ensemble, de parents à malades,on dressedes cartes chromosomiques.
évidence les variations de séquence, sont
les « enzymesde restriction » : chacune de
ces enzymes, produites par une espèce
particulière de bactéries, se fixe sur l'ADN
ta où elle rencontre la séquence de
quelques paires de basesqui lui est spéci-
fique ; puis elle coupe l'ADN en un point
précis de cette séquence: le site de restric-
tion. Quand un nouveau site de restriction
apparaît ou qu'un site disparaît, en raison
d'une variation de séquence de l'ADN, les
segments d'ADN obtenus par action de
l'enzyme de restriction sont modifiés :
c'est le polymorphisme de longueur des
fragments de restriction, ou RFLP.
Chaque RFLPcorrespond à un mar-
queur potentiel, mais chaque enzyme de
restriction produit des millions de frag-
ments à partir de l'ADN humain.
Comment détecter le ou les quelques
fragments variants intéressants parmi
cette multitude ? On commence par sépa-
rer les fragments par électrophorèse,
c'est-à-dire que l'on fait migrer les frag-
ments dans un gel auquel on applique un
champ électrique, et l'on classe ainsi les
fragments par ordre de taille : celle-ci est
inversement proportionnelle à la vitesse
de migration des fragments dans le gel.
Puis on identifie les fragments intéres-
sants par la technique d'hybridation de
Southern, une technique extrêmement
sensible conçue par Edward Southern, de
l'Université d'Edimbourg.
La technique d'hybridation de
Southern est fondée sur la complémentarité
des deux brins de l'ADN : toute molécule
d'ADN à un seul brin cherche à se lier à la
séquencequi lui est complémentaire ; elle
constitue donc une sonde spécifique dans
un échantillon d'ADN «dénaturé», c'est-à-
dire dont on a séparé les deux brins par
chauffage ou en milieu basique. La tech-
nique d'hybridation de Southern consiste
ainsi à dénaturer les fragments d'ADN sépa-
rés par l'électrophorèse, puis à les transfé-
rer sur une membrane de nylon ; on les
fixe à ce support, puis on dépose la sonde
d'ADN marquée par un isotope radioactif.
Celle-ci s'hybride, c'est-à-dire qu'elle ne
s'associe qu'aux fragments portant la
séquencede bases complémentaires, et le
marquage radioactif de la sonde révèle la
position des fragments de restriction, donc
leur taille : des bandes apparaissentsur un
film photographique mis en contact de la
2. LA CARTEDU CHROMOSOME 12 : on l'établie en étudiant la transmission de marqueurs membrane de nylon portant l'ADN.
d'ADN, c'est-à-dire de sites où les deux chromosomes homologues portent souvent des
Pour détecter un RFLP, il faut donc
séquencesd'ADN différentes. Les distances indiquées correspondent aux fréquences de
une sonde complémentaire d'une
recombinaison, c'est-à-dire aux fréquences de séparation d'allèles de marqueurs portés par
le mêmechromosome parental lors de la formation des spermatozoïdes ou des ovules : cette séquence d'ADN située à proximité du site
fréquence augmente avec la distance qui sépare les marqueurs sur le chromosome. de l'enzyme de restriction. A cette fin, on
D'autres facteurs, comme le sexe, jouent un rôle important. Par exemple, la fréquence de choisit, souvent au hasard, un segment
recombinaison est supérieure chez la femme, de sorte que leur carte génétique est plus d'ADN dans une collection (une banque)
longue. Au centre, on a indiqué la position approximative de quelques marqueurs. de fragments clonés, représentant la tota-
lité du génome humain. On dénature ce allèle (parfois, cependant, deux sites de L'origine de ces « séquences répé-
segment, on le marque avec un isotope restriction sont si proches que l'on peut les tées» est mystérieuse, mais les séquences
radioactif, puis on lui fait sonder des détecter avec la même sonde ; on dispose elles-mêmes sont fort utiles, car leur
fragments de restriction provenant de dif- alors d'un marqueur à quatre allèles). nombre, en un locus particulier, peut
férents individus. Une autre forme de polymorphisme varier de un à plusieurs centaines ; la
Quand les bandes correspondant aux de l'ADN est à l'origine de nombreuses taille des fragments de restriction obtenus
séquences détectées par la sonde appa- versions différentes d'un RFLP. Certaines par coupure, à proximité de ces séquences
raissent à des positions différentes selon séquences ne codant aucune protéine sont répétées, varie ainsi considérablement
les individus, c'est que l'ADN sondé pré- présentes en de nombreux exemplaires en selon les cas (voir la figure 5), et le poly-
sente un polymorphisme de site de restric- certains sites du génome. morphisme est bien supérieur à celui dû
tion. La sonde et le RFLP qu'elle détecte
constituent alors un système de marquage
génétique très spécifique, qui définit un
point de référence dans le génome : un
court segment d'ADN polymorphe dont on
peut suivre la transmission.
Ce marqueur défini par le RFLP se
trouve sous l'une ou l'autre forme chez
tous les individus, qu'ils soient sains ou
malades. En revanche, lorsque dans une
famille, l'affection se transmet systémati-
quement en même temps qu'un allèle par-
ticulier du marqueur, on peut admettre que
le gène de la maladie et le marqueur sont
situés dans la même région chromoso-
mique. Dans une autre famille atteinte, on
trouvera également une liaison avec le
même marqueur, bien que sa forme spéci-
fique puisse être, cette fois, différente. La
liaison d'une maladie et d'un marqueur ne
nous apprend naturellement rien sur la
position physique du gène sur le chromo-
some, mais cette localisation n'est pas tou-
jours nécessaire (pour les dépistages, par
exemple, on n'a pas besoin de connaître la
position du gène déficient). Néanmoins la
sonde peut servir à déterminer quel est le
chromosome portant le marqueur et le
gène de la maladie : quand on sonde
l'ensemble des chromosomes, on
n'observe d'hybridation qu'avec le chro-
mosome portant la séquence du marqueur.

Les séquences répétées

L'intérêt d'un marqueur dépend beau-


coup du nombre de ses différentes ver-
sions parmi l'ensemble de la population :
plus ce nombre est grand, plus il est pro-
bable qu'un individu porteur du gène
d'une maladie porte aussi deux allèles dif-
férents du marqueur ; on pourra alors
détecter des recombinaisons entre le gène 3. LE PHÉNOMÈNE DE RECOMBINAISON entre chromosomes homologues a lieu pendant la
de la maladie et les marqueurs chez ses méiose, la division cellulaire aboutissant à la production de cellules germinales (spermato-
descendants. De nombreux RFLP résultent zoïdes ou ovules). Sur ce schéma, les chromosomes portent des allèles différents de deux mar-
du changement d'une seule paire de bases queurs A et B ; un des chromosomes porte également un allèle mutant du gène responsable
d'une maladie (m), l'autre porte l'allèle normal du même gène (+) ; dans la cellule ances-
ou de l'adjonction ou de la délétion de trale, le gène de la maladie est associé à d'allèle 1 de chacun des marqueurs A et B. Au cours
quelques paires de bases, à un site de res-
de la première phase de la méiose, les chromosomes sont répliqués ; puis les chromosomes
triction. Dans ce cas, le site de restriction
homologues s'échangent des segments de même longueur (par «crossing-over», ici entre B 1
est soit présent, soit absent : il n'existe que et B 2). La méiose produit deux cellules germinales (a, d) portant la combinaison allélique
deux formes polymorphes du marqueur, et parentale et deux cellules germinales (b, c) contenant des chromosomes recombinés. Dans la
la moitié de la population au moins est cellule b, le gène mutant (m) reste associé à l'allèle I du locus A, mais il est voisin de l'allèle
homozygote pour celui-ci, les deux chro- 2 du locus B. Si la fréquence de recombinaison, calculée sur de nombreuses méioses, entre le
mosomes homologues portant le même gène de la maladie et le marqueur A est faible, on déduit que les deux gènes sont liés.
aux mutations ponctuelles. En raison de La cartographie portés par le chromosome sexuel X (la
cette variabilité importante, la probabilité du génome mère, qui possède deux chromosomes X,
qu'un individu donné porte deux versions peut posséder un gène sain dominant et
différentes de RFLP sur deux chromo- De tels marqueurs servent aussi bien à être en parfaite santé ; si son fils hérite du
somes homologues est notable ; par une la cartographie générale des chromosomes chromosome X portant la mutation, il
hybridation de Southern, on détectera qu'au repérage des gènes de maladies par- sera malade, car il ne possède, lui, qu'un
deux fragments de restriction de tailles ticulières. Sans carte chromosomique, la seul chromosome X) ; pour localiser le
différentes, pour les deux chromosomes. recherche d'un marqueur corrélé avec une gène déficient, il suffit d'utiliser des mar-
Il est plus facile de réaliser systémati- maladie est parfois très hasardeuse : queurs du chromosome X.
quement des sondes associées à des quand on ne connaît rien de la localisation Les gènes de maladies liées au chro-
séquences répétées que des sondes asso- chromosomique du gène responsable mosome X furent les premiers localisés
ciées à des mutations ponctuelles. Alec d'une maladie et que l'on ignore la posi- par analyse de RFLP. Le tout premier fut le
Jeffreys, de l'Université de Leicester, a tion des marqueurs transmis en même gène de la myopathie de Duchenne et,
découvert des ressemblances entre les temps que ce gène dans les familles probablement aussi, de la myopathie de
séquences répétées présentes en de nom- atteintes, il arrive que l'on étudie des Becker : ce travail fut l'oeuvre de Kay
breux loci du génome. La signification dizaines de marqueurs éloignés du gène Davies, de l'Université d'Oxford, et de
évolutive de ces ressemblances reste obs- mutant et que l'on néglige une région Robert Williamson, de l'Hôpital St. Mary,
cure, mais les homologies de séquence, située à proximité. Cependant l'analyse de à Londres. Aujourd'hui un nombre crois-
sur ces loci, permettent dans certaines liaison a de beaux succès à son actif. sant de maladies autosomiques (liées aux
conditions d'utiliser une sonde complé- Quand on sait sur quel chromosome 22 paires de chromosomes non sexuels)
mentaire d'un locus portant des se trouve le gène visé, le nombre de mar- sont étudiées par analyse de liaison.
séquences répétées pour isoler des sondes queurs à utiliser diminue de plusieurs La maladie de Huntington fut la pre-
d'autres loci à partir d'une banque d'ADN centaines à une demi-douzaine. Les mière maladie autosomique pour laquelle
cloné. Sur les quelque 600 marqueurs maladies génétiques qui frappent presque on trouva une liaison avec un marqueur :
déterminés dans notre laboratoire, par exclusivement les hommes et qui sont James Gusella et ses collaborateurs de
exemple, 300 correspondent à des varia- transmises par la mère, par exemple, sont l'Ecole de médecine de Harvard ont étudié
tions du nombre de séquences répétées. généralement dues à des gènes récessifs des familles atteintes par la maladie, qui

4. LA LIAISON entre le gène d'une maladie et un marqueur apparaît (en rouge) ; l'autre parent est en bonne santé et a porte deux copies
quand on étudie l'histoire familiale de la maladie. On a représenté ici du gène normal. Les enfants qui possèdent le gène de la maladie héri-
les caractéristiques génétiques d'un couple et de leurs enfants. Un de tent généralement aussi de l'allèle du marqueur (en violet) provenant
parents souffre d'une maladie génétique causée par un allèle mutant du parent malade, car le gène de la maladie et le marqueur sont liés.
5. LES MARQUEURS sont les sites où la séquence en paires de bases fragments de restriction issus de chaque chromosome est différente.
de l'ADN diffère souvent entre deux chromosomes homologues ; ils Une sonde d'ADN, dont la séquence est complémentaire de celle du
correspondent à des RFLP (polymorphismes de longueur des frag- marqueur, permet de détecter les fragments préalablement séparés
ments de restriction). Pourles détecter, on coupe l'ADNpar électrophorèse
avec une (en haut à droite). Une autre catégorie de mar-
enzyme de restriction qui agit partout où elle trouve la séquence qui queurs est caractérisée par une variation du nombre des «séquences
lui est spécifique (ici la séquence TCGA). Pour certains marqueurs, répétées» du génome (VNTR) : la distance entre deux sites de restric-
une différence de séquence fait disparaître un site de restriction sur tion est différente entre les deux chromosomes homologues, et la taille
l'un des chromosomes homologues (en haut à gauche) ; les tailles des des fragments séparés par électrophorèse diffère (en bas à droite).

vivaient aux Etats-Unis et près du lac téine, on peut réaliser des anticorps spéci- d'ADN, c'est-à-dire à rechercher dans une
Maracaibo, au Vénézuéla ; ils ont eu la fiques de cette protéine en l'injectant à des collection de segments de chromosomes
chance de ne tester que huit marqueurs animaux ; après un marquage, ces anti- clonés un segment d'ADN reconnu par la
avant d'en trouver un qui soit lié à la mala- corps révèlent la répartition de la protéine sonde spécifique de chaque marqueur ;
die. Puis plusieurs équipes ont découvert dans l'organisme. Cette approche conduit les segments que l'on détecte de cette
des marqueurs génétiques de la mucovisci- parfois à la mise au point d'un traitement. façon-en principe, ils renferment le
dose, de la neurofibromatose (également Cependant la localisation initiale du marqueur et le gène recherché-sont
appelée maladie de von Recklinghausen, gène étudié est souvent trop imprécise ensuite coupés en morceaux plus petits,
la neurofibromatose est caractérisée par pour que l'on isole le gène par des tech- clonés, et l'on teste leur activité biolo-
des taches « café au lait » sur la peau et niques courantes de biologie moléculaire. gique : on les utilise pour détecter des
l'apparition de tumeurs osseuses et ner- Ainsi la fréquence de recombinaison ARN messagers (dont la présence dans une
veuses) et de la polypose colique familiale entre le gène de la chorée de Huntington cellule indique que le gène est exprimé)
(caractérisée par l'apparition de nombreux et le premier marqueur qui lui a été attri- dans les tissus atteints par la maladie. Si
polypes du côlon dégénérant en cancers). bué était égale à cinq pour cent, ce qui l'une de ces sondes détecte de l'ARN mes-
On dispose même de résultats encoura- indique que ce marqueur se trouve à sager propre aux tissus malades, c'est que
geants pour certaines formes familiales de environ cinq millions de paires de bases cette sonde renferme vraisemblablement
la maladie d'Alzheimer et de psychoses du gène de la maladie ; or pour identifier une partie ou la totalité du gène déficient.
maniaco-dépressives. et pour cloner le gène déficient, on doit On a utilisé une stratégie différente
localiser le gène à moins d'un million de pour identifier le gène responsable de la
Du gène paires de bases près. On peut donc cloner myopathie de Duchenne. Chez de nom-
marqueur au
un gène quand on a trouvé des marqueurs breuses personnes atteintes de cette mala-
L'analyse de liaison conduit parfois à dont la fréquence de recombinaison avec die, on observe des délétions-des seg-
l'identification du gène lui-même, ce qui ce gène est inférieure à un pour cent, ments manquants-dans la région du
constitue le point de départ de l'étude du mais l'idéal est naturellement de trouver chromosome X déterminée par K. Davies
mécanisme moléculaire de la maladie. En un marqueur adjacent au gène étudié. et R. Williamson ; la maladie peut ainsi
clonant le gène et en déterminant sa On connaît aujourd'hui de tels mar- résulter de l'absence d'une partie ou de la
séquence nucléotidique (la séquence en queurs pour la mucoviscidose, pour la totalité d'un gène normal. En identifiant
paires de bases), on peut déduire la compo- neurofibromatose, pour la polypose une délétion commune chez tous les indi-
sition chimique de la protéine codée par le colique familiale et pour la chorée de vidus souffrant de la maladie, Louis
gène et l'on parvient parfois à caractériser Huntington. La recherche des gènes défi- Kunkel et ses collègues de l'Ecole de
l'anomalie biochimique responsable de la cients est l'étape suivante, et la tactique médecine de Harvard ont isolé et cloné le
maladie. En effet, si l'on synthétise la pro- générale consiste à cribler une banque gène correspondant.
Parfois l'analyse de liaison indique le sains ou malades : on recherche quel est
mécanisme pathologique d'une maladie l'allèle du marqueur associé à la maladie
avant que le gène déficient soit identifié : (ou les allèles, dans le cas des maladies
quand le marqueur est proche d'un gène récessives, qui n'apparaissent qu'en pré-
dont on connaît la fonction, on peut soup- sence de deux copies du gène anormal) :
çonner celui-ci d'être responsable de la quand l'allèle révélateur est présent dans
maladie. Le marqueur de la neurofibro- l'ADN d'un des parents, ce dernier risque
matose, par exemple, se trouve sur le de transmettre la maladie. On peut
chromosome 17, qui porte également le notamment prélever de l'ADN chez un
gène du récepteur du facteur de crois- foetus peu après la conception et détermi-
sance du nerf (ce facteur est une sub- ner s'il porte la maladie, afin que les
stance indispensable au développement parents décident éventuellement l'arrêt
des cellules nerveuses) ; on a d'abord de la grossesse. A ce propos, on observe
soupçonné qu'une mutation de ce gène que le développement du diagnostic pré-
soit à l'origine de la maladie, mais on a natal, chez les familles à risques, contri-
ultérieurement découvert qu'il se trouvait bue à une augmentation du nombre des
assez loin du locus de la maladie. naissances, car beaucoup de couples ne
Aujourd'hui l'attention s'est portée sur font d'enfants que s'ils sont certains que
d'autres gènes du chromosome 17. ceux-ci mèneront une vie normale.
Quand un marqueur est étroitement
lié au gène d'une maladie, on peut envi- L'intérêt de la carte
sager un test de dépistage pré-ou postna- génétique
tal. Du fait de la fréquence et du caractère
inéluctable de nombreuses maladies En même temps que l'on cherchait des
génétiques, ces tests sont très importants. marqueurs associés aux maladies, on a
Dans les descendants des populations dressé des cartes chromosomiques locali-
d'Europe du Nord, par exemple, un indi- sant à la fois des marqueurs arbitraires et
vidu sur 20 porte le gène de la mucovis- des gènes ordinaires caractérisés. La carto-
cidose ; comme la mutation est récessive, graphie par analyse de liaison constitue un
le porteur n'est pas malade, mais quand programme systématique de recherche des
deux porteurs font un enfant, la probabi- gènes mutants. Une carte de liaison com-
lité que ce dernier hérite simultanément plète permettra de localiser le gène d'une
des deux gènes déficients-et qu'il soit maladie en testant un ensemble de mar-
malade-est égale à un quart. La chorée queurs présents à intervalles réguliers sur
de Huntington est due à un gène domi- les chromosomes ; après avoir découvert
nant (la maladie apparaît même quand le une liaison localisant le gène recherché à
gène homologue est normal), mais les un segment chromosomique particulier, on
symptômes n'apparaissent qu'entre 30 et testera des lots de marqueurs plus précis.
45 ans, après que la victime a incons- Par cette méthode, on caractérisera
ciemment transmis la maladie à la moitié plus rapidement les déficits monogé-
de ses enfants. niques, et l'on déterminera les bases
Avant d'établir la présence d'un gène génétiques de maladies dues à plusieurs
anormal chez un sujet à risque, il faut gènes déficients. Ces cartes aideront à
étudier l'ADN des membres de la famille, étudier simultanément la transmission de
nombreux marqueurs et la génétique de
maladies dont la prédisposition semble
héréditaire, comme le diabète, les mala-
dies cardiovasculaires et certains cancers ;
6. UNE ANALYSE DE RFLP est effectuée sur on espère ainsi isoler les gènes prédispo-
un échantillon de sang. On extrait l'ADN des sant à ces maladies.
globules blancs et on le découpe à l'aide L'établissement de cartes détaillées
d'une enzyme de restriction. Une électropho- reste fondé sur l'analyse de liaison : la
rèse sur gel permet de classer les fragments différence, c'est que l'on étudie non seu-
de restriction par ordre de taille. Puis on lement les liaisons entre marqueurs et
détecte le RFLP par une hybridation de maladies, mais aussi les liaisons entre
Southern : on sépare les deux brins d'ADN et couples de marqueurs. Quand des allèles
on les fixe sur une membrane de nylon ; on de marqueurs différents se transmettent
dépose alors une sonde complémentaire du généralement ensemble, ils sont souvent
RFLP marquée radioactivement. La sonde situés sur le même chromosome, et la fré-
s'hybride au fragment issu du locus corres- quence de leur recombinaison indique
pondant, et un film radiographique placé sur leur « distance génétique ».
la membrane révèle les fragments radioactifs. Le concept de cartographie chromo-
On détecte ainsi les différentes versions du somique par analyse de liaison est
marqueur RFLP présentes dans l'échantillon. simple, mais la gestion et l'analyse des
données sont laborieuses. Pour localiser Au début de notre programme de car- observe les allèles correspondants de A et
un gène quelconque à 10 ou 20 millions tographie, J.-M. Lalouel, à Paris, a souli- C, mais un nouvel allèle de B, et chez un
de paires de bases près, il faut utiliser une gné l'importance des méthodes statistiques autre enfant, I'allèle initial de B est accom-
carte du génome fondée sur 100 à 200 d'analyse des résultats et des programmes pagné de deux allèles différents de A et C.
marqueurs régulièrement espacés ; et informatiques ; avec Mark Lathrop, il a On conclut que l'ordre A-B-C est
pour trouver des marqueurs régulière- créé des algorithmes et des programmes improbable, car il résulte, dans les deux
ment espacés, il faut initialement tester gérant le nombre considérable de résultats exceptions observées, d'une double
un nombre bien supérieur de marqueurs, expérimentaux et analysant les observa- recombinaison : entre A et B, et entre B et
choisis au hasard : il faut analyser l'ADN tions relatives à plusieurs marqueurs. C ; or une seule recombinaison permet
de centaines d'individus issus de plu- d'expliquer les observations si l'ordre est
sieurs dizaines de grandes familles et étu- Vers carte complète soit A-C-B, soit B-A-C.
une
dier la transmission de chaque marqueur. Nos programmes informatiques utili-
L'analyse des résultats est d'autant Identifier des marqueurs liés n'est pas sent cette stratégie pour calculer l'ordre le
plus compliquée que deux tiers des mar- le but ultime ; il faut également détermi- plus probable d'un ensemble de marqueurs
queurs choisis ne sont pas informatifs : les ner leur ordre sur le chromosome. En prin- liés. Connaissant l'ordre probable de plu-
individus étudiés possèdent souvent deux cipe, on pourrait calculer la probabilité de sieurs marqueurs liés, nous déterminons la
allèles identiques d'un marqueur, et tous les arrangements possibles et ne rete- localisation chromosomique de ces mar-
aucune liaison n'est repérable chez la des- nir que le plus probable, mais avec seule- queurs en hybridant l'un des marqueurs
cendance. De surcroît, même quand deux ment 15 marqueurs liés, il existe 6, 5 x 10" avec l'ensemble des chromosomes intacts.
marqueurs sont liés, on ne peut souvent arrangements ! En pratique, on élimine Progressivement on réunit entre eux
pas connaître leur « phase », c'est-à-dire la d'emblée des groupes d'arrangements les différents groupes de liaison et l'on
répartition de leurs allèles entre les deux improbables en considérant des groupes dresse la carte d'un chromosome. Sur les
chromosomes homologues ; or si l'on de loci, trois par trois, par exemple. cartes chromosomiques, la distance géné-
ignore quels allèles sont sur le même chro- Examinons le raisonnement utilisé en tique varie comme la distance physique (le
mosome d'un parent, on ne peut détermi- supposant que des allèles particuliers de nombre de paires de bases), mais les deux
ner les recombinaisons entre les mar- trois marqueurs liés (A, B et C) dans une distances ne sont pas égales. Nous avons
queurs, chez l'enfant. Ces obstacles sont famille nombreuse, sont souvent transmis notamment montré que la fréquence de
réduits quand on étudie des familles nom- ensemble : soit les enfants les possèdent recombinaison entre deux marqueurs dif-
breuses. Nous avons eu la chance que plus tous les trois, soit ils n'en possèdent aucun. fere souvent selon le sexe : la probabilité
de 50 familles de l'Utah d'au moins huit Chez un enfant donné, cependant, on que deux marqueurs se recombinent, lors
enfants nous aient donné leur sang, à par-
tir duquel nous avons cultivé des lignées
cellulaires permanentes et extrait l'ADN.
Grâce au grand nombre d'enfants,
dans ces familles, on a suivi les chromo-
somes parentaux à travers un grand
nombre de méioses et augmenté la préci-
sion des calculs de fréquences de recom-
binaison. En outre, comme les quatre
grands-parents de la plupart des familles
étudiées étaient vivants, on a souvent
déterminé la phase des marqueurs chez
les parents : sachant, par exemple, que
l'allèle 1 du marqueur A et l'allèle 3 du
marqueur B provenaient d'un même
grand-père, on a déduit que son enfant-
un des parents-porte vraisemblablement
ces deux allèles sur le même chromo-
some si les marqueurs sont liés.
Même avec ces familles nombreuses,
la quantité de données est limitée, et les
cartes sont établies à partir de calculs de
probabilités. Des méthodes statistiques
permettent de déterminer la fréquence de
recombinaison la plus probable-et la
distance génétique-entre deux mar-
queurs, à partir de l'analyse des profils de
transmission. Lorsque la fréquence de
recombinaison entre deux marqueurs est
égale à 50 pour cent, ces marqueurs ne 7. LA TRANSMISSION D'UN MARQUEUR RFLP est étudiée sur cette famille de trois généra-
sont pas liés, mais lorsque la fréquence tions. Le marqueur possède de nombreux allèles, caractérisés chacun par un fragment de
est statistiquement inférieure (dix pour restriction d'une taille particulière. Chaque individu (les carrés représentent des hommes,
cent par exemple), la probabilité qu'ils les cercles, les femmes) porte deux allèles différents du marqueur, un sur chaque chromo-
soient liés augmente. some homologue ; les enfants reçoivent un allèle de chaque parent.
de la méiose, peut être différente selon tion : tout le monde cherche des repères communiquent leurs résultats et font par-
qu'ils se trouvent sur le chromosome « géographiques » surle même « terrain ». venir leurs marqueurs au CEPH,qui les
maternel ou sur le chromosome paternel. Les marqueurs étudiés dans un labora- met à la disposition de tous.
Sur le chromosome 13, par exemple, toire complètent en général ceux des Grâce à cette collaboration internatio-
les fréquences de recombinaison sont plu- autres laboratoires et permettent parfois nale, une carte génomique de haute réso-
sieurs fois supérieureschez la femme ; sur de réaliser la jonction entre plusieurs lution sera bientôt disponible, et le
le chromosome 11, c'est l'inverse sur une groupes de liaison. En fondant le Centre génome humain, qui était encore récem-
petite région, tandis que les fréquences de d'étude du polymorphisme humain ment un territoire inconnu, sera bientôt
recombinaison sont égales pour les deux (CEPH) à Paris, Jean Dausset a créé un une « province » bien administrée ; la
sexes, sur un segment adjacent au pre- cadre de coopération intemationale : le majorité des gènes de maladie qui ne sont
mier. On ignore le mécanisme molécu- CEPHréunit, stocke et distribue l'ADN de pas encore localisés le seront. Cette carte
laire de ces différences, et nous avons dû 40 familles ; la banque du CEPHest prin- est également un outil indispensable pour
réaliser deux cartes chromosomiques, une cipalement fondée sur nos échantillons l'entreprise extraordinaire que sera le
pour chaque sexe ; sur ces deux cartes, de l'Utah, mais elle contient également séquençagecomplet du génome humain ;
l'ordre des marqueurs est le même, mais l'ADN provenant d'autres laboratoires. on séquencerad'abord de petits segments
les distances génétiques sont différentes. Les chercheurs du monde entier peu- répartis sur les chromosomes, puis on
La cartographie chromosomique par vent obtenir des collections complètes localisera ces segments grâce aux mar-
analyse de liaison doit être une collabora- d'ADN par le CEPH; en contrepartie, ils queurs qu'ils contiennent.
CARTOGRAPHIE Le deuxième
LA type de carte, la carte
physique, permet de reconstituer un
GÉNOME chromosome entier : il s'agit d'une collec-
DU HUMAIN
tion de segments d'ADN humain, qui se
chevauchent et qui sont introduits dans
des chromosomes artificiels de levures ou
Jean Weissenbach YAC (Yeast Artipciol Chromosomes). Le
groupe de Daniel Cohen a reconstitué
l'enchaînement de ces fragments par dif-
férentes techniques, notamment en
Nous s'appuyant sur la carte génétique : ces
avons besoin de cartes pour groupes sanguins et les groupes tissu-
localiser les gènes, en particulier les laires HLA constituent d'autres mar- chercheurs ont reconnu les YAC conte-
gènes défectueux. Les Programmes queurs. Toutefois, ces marqueurs sont nant des repères de la carte génétique et
génome ont un double objectif : définir peu nombreux, et leur variabilité selon ils les ont mis en correspondance.
l'inventaire complet des gènes d'un les individus est faible. Aujourd'hui la carte physique couvre
génome, y compris ceux des petits Au début des années ! 980. ! a décou- environ 90 pour cent du génome humain.
génomes (bactéries et levures), et procu- verte de séquences nucléotidiques de Ces cartes sont précieuses pour
rer un outil de travail aux médecins meilleure spécificité individuelle a contri- rechercher le gène d'une maladie géné-
généticiens. Le Généthon, financé à plus bué à un meilleur marquage du génome. tique. On commence par définir un
de 90 pour cent par le Téléthon, s'inté- On met en évidence la variation de ces intervalle autour de ce gène, de plus en
resse exclusivement à la cartographie du séquences d'un individu à un autre en plus étroit, puis on identifie les segments
génome humain, dans l'intention de découpant la molécule d'ADN sur des d'ADN qu'il contient, à l'aide des frag-
comprendre les maladies humaines. sites reconnus par une enzyme de res- ments d'ADN chevauchant des YAC utili-
Durant nombre d'années, nous triction ; une variation dans la séquence sés comme sonde : ces fragments sont
sommes restés impuissants devant les supprime ou crée un site de restriction, dénaturés, puis marqués par un élément
maladies génétiques, car nous ne savions ce qui change la longueur du fragment radioactif, et ils ne s'hybrident qu'aux
pas analyser !'ADN. Il a fallu attendre les qui la contient (d'où le nom de RFLP, brins de séquences complémentaires, ce
années 1980 et les progrès de la géné- pour polymorphisme de longueur des qui permet de les repérer. La région du
tique moléculaire pour commencer à fragments de restriction). génome qui comporte un gène défec-
identifier des gènes de maladies : la myo- Ces marqueurs ont ensuite été com- tueux est ainsi passée au peigne fin. Au
pathie de Duchenne, vers 1986, le réti- plétés par les «minisatellites», des cours de l'année 1993, le Généthon a
noblastome, à la même époque, et séquences constituées de répétitions contribué à l'identification, par cette
quelques autres maladies. Néanmoins, d'un même motif de plusieurs nucléo- méthode, d'une vingtaine de gènes res-
nous progressions avec lenteur et nos tides (jusqu'à une centaine). Hélas, ces ponsables de maladies.
cartes restaient imprécises. Aujourd'hui minisatellites sont surtout regroupés aux
le rythme des identifications et des locali- extrémités des chromosomes ; ils ne Les généticiens projettent d'inven-
sations des gènes s'accélère : les tech- permettent donc pas une identification torier les gènes existant tout le long de
niques se sont améliorées et de nou- sur la totalité du génome. Au Généthon, la molécule d'ADN. L'une des méthodes
veaux outils ont été créés. II existe deux nous avons beaucoup augmenté la préci- utilisées consiste à séquencer les ADN
types de cartes : la carte génétique et la sion de la localisation des gènes à l'aide complémentaires qui correspondent aux
carte physique. d'un nouveau type de marqueurs : les fractions exprimées du génome : il s'agit
microsatellites, formés de la répétition
La
carte génétique est un ensemble d'un à cinq nucléotides en 10 à 30
de repères qui permettent d'observer la exemplaires et répartis en grand nombre
transmission du génome de génération sur l'ensemble du génome.
en génération. Une copie de notre Les positions et les distances relatives
génome, formée de portions reçues de entre deux repères sont évaluées par
nos parents, est transmise à nos enfants. une analyse de la transmission des carac-
Pour délimiter les portions qui sont tères dans une famille : lors de la pro-
transmises de notre mère ou de notre duction des gamètes (spermatozoïdes
père vers nos enfants, nous avons ou ovules), deux chromosomes homo-
recours à des marqueurs polymorphes : logues échangent certains de leurs seg-
ces marqueurs sont des caractères héré- ments ; ces recombinaisons sont fré-
ditaires qui existent sous des formes quentes entre deux repères éloignés l'un
multiples dans la population humaine. Ils de l'autre, et rares lorsque les deux
permettent de baliser le génome, de repères sont très proches sur le chro-
repérer les régions du génome qui sont mosome (on dit que ces repères sont
liées (transmises ensemble). liés). Un non-généticien appréhende
Les maladies génétiques sont des avec quelque difficulté le concept de
caractères polymorphes : des études sta- carte génétique ; il est vrai que nous
tistiques sur des familles où se transmet déterminons des positions relatives, et
une maladie génétique permettent de non absolues, à partir de statistiques
déterminer la région d'un chromosome conduisant à l'estimation des fréquences
qui contient le gène défectueux. Les de recombinaison.
de déterminer, base par base, l'ordre des ponsable d'une maladie est identifié, il La
toute première application
nucléotides de segments d'ADN copiés à n'est pas toujours nécessaire de sociale de ces techniques de criblage du
partir de l'ARN messager, qui porte connaître sa fonction pour imaginer une génome sera le diagnostic, qui permet
l'information nécessaire à la fabrication thérapie génique : si un gène fait défaut, une classification des maladies : des
d'une protéine. Puis, ces fragments l'introduction d'une copie fonctionnelle symptômes proches peuvent corres-
séquencés sont cartographiés (repérés de ce gène dans les cellules du patient, pondre à des dysfonctionnements de
dans le génome) et intégrés aux chro- devrait leur permettre de synthétiser à gènes distincts. Bien sûr, les maladies
mosomes artificiels de levure. Pour l'ins- nouveau la protéine manquante. mendéliennes (qui sont dues au défaut
tant, on progresse peu. Le séquençage La cartographie du génome humain d'un seul gène et dont l'hérédité suit les
est rapide (des dizaines de milliers de représente toutefois une étape importante lois de Mendel) sont assez rares. Outre
fragments d'ADN complémentaire ont vers une meilleure compréhension des ces maladies, il existe les maladies dites
été séquencés), mais la cartographie est fonctions biologiques. C'est ainsi que de multifactorielles (de causes génétiques et
lente : seules quelques centaines, voire nouvelles protéines ont été découvertes, environnementales) : ce sont les maladies
quelques milliers de ces séquences ont dont il faudra déterminer les fonctions. On communes telles que le diabète, l'artério-
été localisées. II reste un travail énorme a également trouvé de nouveaux méca- sclérose, les maladies cardio-vasculaires,
de cartographie de ces ADN complémen- nismes de mutation : il y a trois ans, on a les maladies neuropsychiatriques. Pour
taires, qui occupera nombre de cher- décelé un phénomène d'amplification de ces maladies, qui concement une grande
cheurs durant les prochaines années. séquences contenant trois nucléotides, partie de la population, on découvre des
Malheureusement, nous ne connais- répétées dans certains gènes ; ces répéti- mutations de gènes qui sont des facteurs
sons pas la fraction des gènes qui pour- tions trinucléotidiques interviennent, par à risques : leur diagnostic ouvrira la voie à
ront être identifiés et localisés de cette exemple, dans le syndrome du chromo- de possibles actions préventives.
manière. Représentera-t-elle 50 pour some X fragile, la myotonie de Steinert, la Nous devons d'ailleurs être vigilants
cent du génome ? 80 pour cent ? Moins ? chorée de Huntington, le syndrome de quant aux risques d'utilisations plus ou
Plus ? Nous n'en avons pas la moindre Kennedy ; ce sont presque toujours des moins honnêtes de ces connaissances: je
idée. 11est certain que les gènes non maladies neurologiques, et ce sont tou- pense en particulier aux compagnies
exprimés ou faiblement exprimés dans jours des maladies dominantes (une muta- d'assurances, qui aimeraient connaître le
les tissus étudiés ne pourront pas être tion sur une seule copie du gène suffit à génotype de leurs assurés,afin de modu-
séquencés par cette approche. II existe provoquer la maladie). Cette relation de ler leurs tarifs en fonction d'éventuelles
ainsi différents obstacles à la réalisation cause à effets constitue sûrement une dé prédispositions à une maladie. Il faut rap-
d'un inventaire exhaustif des gènes à par- pour appréhender le vivant. peler que les compagnies d'assurances
tir des ADNcomplémentaires. Les cartes du génome humain permet- pratiquent d'ores et déjà des tests de
tent, par ailleurs,de reconnaître des gènes phénotype, à mon sens, abusifs : les exa-
Le but de la cartographie est la identiques à ceux de l'espèce humaine mens médicaux, les électrocardio-
création d'outils de travail à l'usage des dans le génome d'organismes apparentés grammes sélectionnent les individus. La
généticiens ; ceux-ci n'ont nullement la tels que la souris. Ces organismes subis- génétique leur procurera un outil plus
prétention de comprendre comment sent alors des expériences de génie géné- précis encore. Il est donc urgent de légi-
l'homme fonctionne. Leur démarche tique : transgenèse, inactivation ciblée des férer ces pratiques pernicieuses.
consiste à explorer un domaine inconnu, gènes par recombinaison homologue ; on
par l'identification des gènes anormaux examine ainsi le phénotype d'un gène
inactivé ou surexprimé, et on se forge une Jean WEISSENBACH est
et par leur comparaison avec les gènes
directeurde rechercheou CNRS
normaux. En outre, lorsqu'un gène res- idée sur la fonction de ce gène.
et responsabledu projet de cartographie
génétique au Généthon.

Les différentes cartes du génome. La


carte cytogénétique (a) montre les
bandes que l'on observe au micro-
scope, le long du chromosome, après
l'avoir coloré. La carte génétique (b)
est fondée sur l'analyse de la transmis-
sion des marqueurs au sein de familles.
Les traits horizontaux représentent les
positions des marqueurs polymorphes
d'ADN (de séquences variant d'un indi-
vidu à l'autre). La carte physique (c)
est une collection de segments d'ADN
isolés physiquement (les traits verti-
caux), et introduits dans des micro-
organismes (bactéries ou levures). Ces
segments se chevauchent et permet-
tent ainsi de reconstituer la totalité du
génome. Enfin, la séquence (d) permet
de connaître l'enchaînement des
nucléotides des deux brins de l'ADN.
Le déchiffrage du génome

Deborah Erickson

L'information du génome humain, déchiffrée L'objectif ultime est l'établissement


d'un troisième type de carte : la carte bio-
dans le cadre d'un projet international, est stockée chimique, c'est-à-dire la séquence com-
plète des bases C, G, A, T des chromo-
dans les banques de données informatiques. somes. Cet objectif ne sera accessible
que lorsque les techniques d'analyse du
Le choix des méthodes de stockage détermine génome auront considérablement pro-
gressé,c'est-à-dire pas avant dix ans.
les retombées du colossal travail entrepris. On ne se limitera pas à l'étude du
génome humain : on séquenceraaussi le
génome d'organismes modèles comme la
L'ADNdes chromosomes deux problèmes : sous quelle forme stoc- bactérie Escherichia coli, la levure, la dro-
humains est un immense ker les informations ? Comment les gérer sophile (la mouche du vinaigre), la souris
document dont le texte et les consulter ? Tel un oracle, le et certains nématodes. La connaissancede
n'est rédigé qu'à l'aide de génome humain ne livrera ses secrets que ces génomesfacilitera l'analyse biologique
quatre lettres C, G, A et T : si on l'interroge astucieusement. de ces organismes et, surtout, permettra de
chaque brin d'ADN est un enchaînementde rechercher les homologies parfois surpre-
nucléotides contenant les bases cytosine, Les objectifs du nantes entre les différentes espèces. Par
guanine, adénineet thymine. Les informa- génome exemple, le locus ubx, ou ultrabithorax,
programme
tions génétiques tiennent facilement dans regroupe un ensemble de gènes qui gou-
le noyau des cellules, mais, si elles for- Ce programme a plusieurs objectifs : vernent le développement du plan corporel
maient un livre, on mettrait près de 25 ans établir les cartes génétique et physique de de la drosophile ; or un groupe de gènes
pour lire ses 3,5 milliards de caractères. chaque chromosome, rechercher de nou- très semblable, chez l'Homme et chez la
On connaît aujourd'hui moins de veaux marqueurs génétiques et améliorer souris, commande l'organisation du sys-
10 pour cent des 50 000 à 100 000 gènes les séquenceursautomatiques de l'ADN. tème nerveux durant l'embryogenèse.
du génome humain, mais les participants Cartographier les chromosomes, tout Grâce aux organismes modèles, on
du Programme international d'étude du d'abord, consiste à déterminer l'ordre des identifiera la fonction des gènes en indui-
génome (Programme génome) espèrent gènes et des marqueurs génétiques (des sant des mutations (des modifications de
achever le décodage de tous ces gènes séquences d'ADN connues, situées toutes la structure des gènes) et en observant les
vers l'an 2005. Les gènes, qui sont les les 100 000 paires de bases en moyenne) conséquencesde ces mutations, ce qu'on
segments d'ADN codant des protéines, ne le long de ces chromosomes. Pour dresser ne peut évidemment pas faire chez
constituent qu'un à deux pour cent du les cartes génétiques, on étudie les recom- l'Homme. Cependant les recherches de
génome humain ; le reste est de l'ADN binaisons (les échanges de fragments nouvelles homologies entre espèces ne
non codant. d'ADN) entre deux séquences d'ADN, au seront possibles que si l'ensemble des
Le déchiffrage coûtera cher : sur cours de la transmission héréditaire : deux données génétiques est accessible à tous
15 ans, le gouvernement américain y séquences d'ADN sont d'autant plus les chercheurs, malgré les distances entre
consacrera près de trois milliards de dol- proches qu'elles se recombinent rarement. laboratoires et malgré la disparité des
lars, et la France (l'État et les entreprises Les cartes physiques sont des suites de ordinateurs.
privées) environ quatre milliards de francs ; courts segmentsd'ADN précisémentordon- La construction des banques de don-
les États-Unis et la France sont les deux nés. Pour mesurer la distance qui sépare nées génétiques incombe souvent à des
pays les plus engagés financièrement dans ces segments(exprimée en kilobases), une chercheurs originaux, ni biologistes ni
le programme. Toutefois les institutions de des méthodes les plus rapides consiste à informaticiens, et dont les formations ini-
financement ont des gagesde succès : plus cloner (à reproduire à l'infini) des seg- tiales sont très variées : certains travaillè-
de 70 millions de nucléotides ont déjà été ments d'ADN suffisamment longs pour rent en physique théorique, d'autres en
séquencés,et la longueur des séquences qu'ils se chevauchent, puis à comparer, à zoologie ; peu de biologistes ont accepté
déchiffrées double tous les deux ans. l'aide d'un ordinateur, le contenu partiel de de se consacrer à l'aspect informatique
Ces données pléthoriques resteront leur séquence-pour connaître ce contenu du programme, auquel 30 pour cent du
cependant muettes si les biologistes ne partiel, nommé «empreinte génomique», budget sera pourtant consacré.
peuvent les consulter, les comparer aux on coupe chaque segment d'ADN par des Aujourd'hui les informaticiens du
autres connaissances génétiques, les enzymes de restriction : la taille des diffé- Programme génome mettent au point et
interpréter, les tester et les analyser en rents fragments ainsi obtenus dépend de la apprennent à gérer les banques de don-
détail. Les informaticiens qui ont la séquence du segment. Deux segments se nées concernant les génomes. Sous quelle
charge de classer ces informations dans chevauchent d'autant plus que leurs forme doit-on stocker ces données ?
des banques de données doivent résoudre empreintes génomiques se ressemblent. Comment interrogera-t-on les banques de
données : par des menus prédéterminés données sont souvent disparates, elles C'est pourquoi Elbert Branscomb et
ou par des protocoles plus lents mais plus évoluent rapidement, et les constructeurs ses collègues du laboratoire Lawrence
souples ? L'accès aux banques de don- de ces banques de données ne compren- Livermore, en Californie, stockent le
nées doit-il être possible par les réseaux nent pas toujours ce qu'ils doivent stoc- maximum de données, même si elles sont
publics ou réservé aux utilisateurs de ker, parce qu'ils ignorent souvent ce que préliminaires. La banque de données
réseaux spécialisés ? les biologistes en attendent. qu'ils consacrent aujourd'hui au chromo-
Pour faire face aux besoins variés des some 19 est détaillée, constamment mise
La sélection des données chercheurs, les informations devront être à jour et connue pour contenir des
stockées simultanément stockées dans plusieurs erreurs, mais n'importe qui, n'importe
banques de donnéesdifférentes. Un biolo- où, peut la consulter.
Même le choix des données à stocker giste moléculaire étudiant le cancer du D'autres banques rassemblent, dans
est difficile. Habituellement les biolo- poumon, par exemple, recherchera dans un fichier central, des données impec-
gistes consignent relativement peu de une petite région chromosomique des cables, très fiables et présentées sous une
faits dans leurs cahiers de laboratoire ; oncogènes (c'est-à-dire des gènes forme standardisée, facile à interroger.
les marges sont couvertes de gribouillis capables de déclencher des cancers), tan- Ainsi la banque de données de
illisibles et les taches de café signalent dis que d'autres chercheurs s'intéresse- l'Université Johns Hopkins pourra être
parfois les pages importantes. ront plutôt aux méthodes utilisées pour comparée à d'autres banques de données,
En revanche, les ordinateurs, linéaires localiser et séquencerces gènes. Anticiper notamment au répertoire américain
et rigides, tolèrent mal les fioritures et les les besoins des chercheurs est difficile, Genbank des séquences d'ADN et de pro-
fantaisies de notation. Par ailleurs, les car les recherches progressent rapidement. téines de plus de 3 000 espèces diffé-

MOLÉCULESD'ADN GÉNOMIQUE
précipitéesdans une solution alcoolisée.
rentes, créé en 1982. La banque de don- des variations autour d'un objet déjà facilitera la coopération avec des sociétés
nées de l'Université Johns Hopkins est stocké. On pense que ces systèmes sui- informatiques.
avant tout un moyen de fournir rapide- vront plus facilement l'évolution de la Le Centre américain de l'information
ment des informations nouvelles aux biologie. biotechnologique a récemment émis un
chercheurs : ainsi les résultats présentés Certains chercheurs estiment que la appel d'offres pour la création de banques
lors d'un congrès auquel participaient plus standardisation des banques de données de données qui seraient dérivées de la
de 600 chercheurs,en août dernier, ont été sera la méthode la plus efficace et la plus Genbank et seraient spécialement adap-
rentrés dans cette banque de données cinq économique pour la gestion des données tées à l'usage des immunologistes ou de
jours seulement après la fin du congrès. du Programme génome. Ainsi le groupe de médecins d'autres disciplines. La Société
Certaines banques de données n'enre- David Lipman, au Centre américain Hitachi a notamment semblé intéressée.
gistrent que des informations génétiques d'information biotechnologique, a stocké Toutefois l'utilisation d'un langage de
très particulières, telle la présence de dans une même banque les séquences description standard semble prématurée à
gènes codant des protéines en « doigts de d'ADN,les séquencesprotéiques et les réfé- beaucoup, qui pensent qu'un tel langage
zinc »-ces protéines forment une poche rencesde nombreuses publications scienti- n'est pas assez souple pour permettre de
liant un atome métallique et commandent fiques ; une série de questions permet nouveaux traitements des données : il ne
l'expression d'autres gènes. D'autres sys- l'accès aux données de cette banque : on pourrait décrire l'ensemble des résultats
tèmes encore, telle la banque de données peut connaître la liste de toutes les publica- du Programme génome.
des généticiens étudiant le nématode tions concernant une séquenced'ADN don-
Caenorhabditis elegans, recensent les tra- née, ou obtenir des informations détaillées Le langage d'interrogation
vaux des différentes équipes qui s'intéres- sur la protéine codée par un gène. standard
sent à ce sujet : les chercheurs la consul- D. Lipman espèrecréer prochainement
tent pour éventuellement s'en inspirer. une banque de données beaucoup plus À la place de ce langage de descrip-
étendue,qui serait mise à jour et distribuée tion standard, certains laboratoires utili-
Les banques de données sur disque optique tous les deux mois. Les sent un langage d'interrogation standard,
relationnelles chercheurs qui n'ont pas de gros centre nommé SQL, pour exploiter des banques
informatique ou qui ne sont pas connectés de données relationnelles. Dans un tel
Pour faciliter la diffusion des don- en permanence aux réseaux informatiques langage, on peut formuler n'importe
nées, les informaticiens du Programme pourraient accéder à cette banque, qui quelle question, même si elle ne figure
génome stockent généralement les résul- stockerait à la fois les cartes génétiques, pas dans un menu préétabli, et l'on
tats des biologistes dans des banques de les cartes physiques et les structures tridi- accède même aux données brutes des
données relationnelles, initialement mensionnelles des protéines. laboratoires, en économisant le temps de
conçues pour des applications financières De nombreuses banques de données mise en forme et de publication.
et commerciales. Stockées sous une s'organisent à travers le monde. En L'efficacité du langage SQL a été
forme standard, les données d'origine et octobre 1992, le Centre américain de démontrée publiquement à l'occasion
de nature variées peuvent être propagées l'information biotechnologique a pris en d'une conférence qui s'est tenue à
à travers les réseaux électroniques sans charge Genbank ; en 1993, la Fondation l'automne 1991 : à partir d'une salle de
autre traitement supplémentaire. américaine pour la recherche biologique, conférence, dans un hôtel, des terminaux
Les programmes des systèmes rela- à Washington, a créé une banque com- informatiques ont recherché en temps
tionnels stockent les données dans des mune sur les protéines ; le Laboratoire réel, dans trois banques de données indé-
tableaux analogues à ceux des feuilles de européen de biologie moléculaire (EMBL), pendantes, des informations sur une
calcul ; à mesure que les cases se remplis- à Heidelberg, diffuse déjà depuis 1982 région chromosomique associée à la dys-
sent, on note leurs relations avec les autres une banque de séquencesgénétiques dont trophie musculaire ; les marqueurs géné-
cases. Par exemple, une séquence d'ADN le langage est compatible avec celui de tiques de cette région, leurs séquences et
stockée dans une case peut être reliée aux Genbank (ces deux banques peuvent les cartes physiques de cette région ont été
méthodes de déchiffrage utilisées, à ainsi échanger leurs données) ; enfin il regroupés en un tournemain. En février
l'espèce biologique dont elle provient, à existe aussi au Japon une banque de don- 1992, des chercheurs ayant assisté à cette
sa localisation sur les chromosomes ou, nées sur l'ADN. conférence ont identifié le défaut géné-
éventuellement, au gène qu'elle contient. Le Centre américain de l'information tique à l'origine de la dystrophie myoto-
Ces banques de données doivent être aussi biotechnologique utilise un langage de nique (la forme la plus fréquente de dys-
souples que possible et ne doivent exclure description standard des données, nommé trophie musculaire) : la maladie résulte
aucun type de données, car on ignore ASN-1 (c'est-à-dire « notation à syntaxe des mutations successives d'un gène rare
comment les chercheurs les exploiteront. abstraite», un langage qui obéit aux transmis de génération en génération.
Toutefois la construction des systèmes normes internationales de l'iso). Rien La standardisation des langages
relationnels risque de devenir imprati- n'est stocké dans Genbank sans avoir été d'interrogation est assez facile : il suffit
cable : à mesure que les données s'accu- préalablement traduit dans ce langage, que les banques de données soient acces-
mulent, les cases et leurs connexions se qui détermine aussi les modalités sibles par un réseau et qu'elles utilisent
multiplient. Aussi étudie-t-on également d'échange entre les « agents », c'est-à-dire les mêmes symboles pour désigner les
d'autres systèmes, plus simples et plus les utilisateurs, les programmes, etc. données (par exemple, les mêmes noms
puissants, telles les banques de données Avec ce langage, l'ordinateur stocke les de marqueurs et les mêmes numéros de
de type objet, où les données sont classées données dans des «valises», qu'il recon- séquences). En revanche, ces banques de
en types d'objets, selon leurs relations naît et place ensuite aux endroits appro- données génétiques posent de nouveaux
avec les objets des autres types et selon le priés-les valises vertes d'un côté, les problèmes : rapidement les chercheurs
traitement qu'on peut leur faire subir ; les bleues de l'autre-sans connaître leur risquent d'être dépassés par le nombre et
nouvelles données sont décrites comme contenu. La standardisation des données la variété de ces banques. C'est pourquoi
les principaux utilisateurs de ces banques Pour que ces banques de données Certains jugent que les tableaux des
de données seront probablement des ordi- génétiques soient accessibles à de nom- banques de données relationnelles sont
nateurs, et non des chercheurs. Si l'on breux utilisateurs, elles devront être gérées inadaptés aux données biologiques.
demandait aujourd'hui la liste des gènes par des serveurs puissants. Des systèmes
connus sur le chromosome 21, on obtien- trop faibles constitueraient une fausse éco- Les banques de type objet
drait déjà 220 réponses, mais dans nomie, car, limitant le nombre d'accès, ils
quelques années, la liste ne sera plus ralentiraient les progrès de la biologie. Selon Nathan Goodman, de l'Institut
manipulable à la main. Les banques Parallèlement à ces problèmes Whitehead, les données biologiques
devront prévenir les utilisateurs lorsque d'accessibilité, on étudie les outils de seraient mieux représentéessi on les clas-
la réponse à une de leurs questions sera gestion des données. Les programmes sait en types d'objets. Par exemple, les
trop longue pour être transmise en une classiques de gestion et de stockage de marqueurs chromosomiques sont variés :
seule fois. l'information sont-ils appropriés ? ce sont parfois de courtes séquences

LES MARQUEURS CHROMOSOMIQUES

Regardez les choses sous un autre angle» Ce conseil de sage chromosomes. Ainsi les deux groupes de gènes, dans les rec-
est certainement plus facile à donner qu'à mettre en pratique tangles grisés ci-dessous, proviendraient d'un gène ancestral
-surtout lorsque les objets observés sont des chromosomes. commun : leur symétrie résulterait de l'inversion d'un fragment
Les longs enchaînements de nucléotides qui forment l'ADNsont d'ADN,au cours de l'Évolution, ou de l'insertion d'un rétrovirus
si lassants que les chercheurs doivent apprendreaux ordinateurs dans le chromosome.
à y repérer les éléments intéressants. Certains programmes De même, les bandes chromosomiques-qui correspondent
savent notamment reconnaître des séquences d'ADN particu- aux éléments caractéristiques des chromosomes-révèlent les
lières et les afficher sous la forme de symboles clairs. modifications subies par les chromosomes au cours de la
On découvre de nouveaux concepts en repérant les gènes méiose. En comparant les bandes chromosomiques des per-
avec des marqueurs de position : les sites de fixation de pro- sonnes apparentées, on identifie les inversions, les délétions,
téines ou d'enzymes, par exemple, encadrent les gènes sur les les insertions et les remaniements importants subis par l'ADN.
LA REPRÉSENTATION DU GÉNOME SOUS FORME D'OBJETS

Par vocation, les chercheurs posent toujours les problèmes soient les caractéristiques génétiques décrites : chaque carte
en termes nouveaux. Leurs résultats, parfois inattendus, contiendrait des objets de taille et de position données. La
sont inclassables dans les banques de données classiques, qui distance entre deux de ces objets indiquerait leur ordre relatif
ne stockent que certains types de résultats sous des formes sur le chromosome et le prochain objet rencontré dans un sens
déterminées. Des banques de données plus souples s'adapte- donné. Dans une carte cytogénétique, comme celle d'une partie
proches des gènes, et parfois des frag- sagentun système où le chercheur listerait riens avec une précision qu'ils ne pou-
ments de restriction de taille polymorphe simplement les entrées et les sorties atten- vaient obtenir lorsque les séquencesd'ADN
(RFLP),c'est-à-dire des fragments dont la dues, et commanderait ensuite la construc- étaient isolées : en termes géographiques,
taille varie considérablement selon les tion d'une banque de donnéessur mesure. les contigs permettent de dire que Paris est
individus, après coupure de l'ADN par des entre Lille et Marseille. Les généticiens
enzymes spécifiques. Seules certaines La localisation des gènes localisent ainsi les gènes sur les chromo-
parties de programme informatique dis- somespar rapport à des marqueursconnus.
tinguent les types de marqueurs ; le plus Un autre problème est le manque de Ils étudient aussi des séquencesparti-
souvent, il suffit de savoir qu'un mar- puissance des banques de données, clas- culières, qui, bien que n'étant pas des
queur est un marqueur. siques ou personnalisées.Les ordinateurs gènes, jouent un rôle important dans
Les particularités des divers mar- devront pallier ces insuffisances, comme l'expression des gènes : ces « courtesuni-
queurs, comme la souche de souris dont ils l'ont fait pour la banque de données sur tés fonctionnelles» semblent gouverner la
ils proviennent ou le nom des labora- Escherichia coli, une bactérie de l'estomac structure des protéines et le moment de
toires qui les ont isolés, seraient fixées humain à qui l'on fait aujourd'hui synthé- leur production. On en découvre de plus
sur ces marqueurs comme en plus à mesure que l'on
les branches sur un arbre. séquence de plus longs
Modifier un objet déjà fragments d'ADN.
stocké n'est pas simple, Comment, enfin,
mais c'est plus facile que représenter les nouveaux
modifier toute une concepts biologiques sur
banque de données rela- les cartes physiques des
tionnelles. De ce fait, les chromosomes ? Avec
banques de type objet quelques collègues, Ray
seront utiles, car elles Hagstrom et Ross
pourront être reprises sur Overbeek, du Laboratoire
les ordinateurs-périodi- américain Argonne, ont
quement changés-des réalisé un programme qui
centres informatiques du affiche sur l'écran d'un
programme génome. ordinateur, sous une
Hélas, les banques de forme symbolique, les
données de type objet divers types de segments
présentent l'inconvénient du génome d'Escherichia
de ne pas être associées à coli et d'autres orga-
un bon langage d'interro- nismes. Ces représenta-
gation. Pour les compul- tions sont encore som-
ser, on doit utiliser des maires-elles sont
programmes spéciaux. La composées de triangles et
mise au point d'un nou- de rectangles grisés-,
veau langage résoudrait mais elles révèlent les
ce problème partielle- principaux éléments géné-
ment, mais les demandes tiques (comme les introns,
sont trop variées. En les exons, les promoteurs,
outre, on a moins besoin MATRICE DESDEGRÉS DE RECOUVREMENT entre deux clones DADN pris au
les codons stop, etc.) et
d'un nouveau langage hasard dans une banque de chromosomes artificiels de levure (une banque leur position par rapport à
que d'outils de visualisa- de «YAC»). Les différents clones sont classés en abcisse des gènes connus.
enet
ordonnée, et les
tion des résultats. couleurs indiquent le degré derecouvrement (valeurs croissantes du bleu au Les banques de don-
La mise au point des vert, puis au rouge et au jaune). L'analyse de cette matrice facilite l'étude nées ont déjà mis les bio-
nouveaux systèmes sera des régions génomiquesassociéesà une maladie génétique : on séquencera logistes sur la voie de
difficile, car les chercheurs plus rapidement ces régions si l'on connaît le sous-ensemble minimal de découvertes importantes.
qui étudient le génome ont clones qui la recouvrent. Elles combleront peut-
besoin de logiciels qui être le fossé culturel entre
évoluent en même temps les biologistes et les
que leurs recherches propres. Ainsi le tiser les protéines les plus variées en y informaticiens, qui demeure un des pro-
Laboratoire Lawrence Berkeley, aux États- introduisant les gènescodant cesprotéines. blèmes les plus délicats du programme
Unis, comporte trois groupes de cartogra- On connaît davantage le génome génome. Alors que les biologistes sont
phie et un de séquençage,qui recherchent d'Escherichia coli que celui de tout autre des expérimentateurs (on leur enseigne à
tous des informations différentes ; la mise organisme vivant, mais on n'avait aucun modifier leurs expériences en fonction de
en commun de programmes étant difficile, moyen d'ordonner ces informations leurs résultats), les informaticiens traitent
même entre ces équipes, comment imagi- jusqu'à ce qu'un chercheur de l'Institut généralement les problèmes par toutes les
ner que tous les groupes soient satisfaits américain de la santé, Kenn Rudd, ait mis méthodes linéaires et logiques possibles.
d'un unique produit ? bout à bout toutes les séquences d'ADN Biologistes et informaticiens raisonnent
Pour faciliter les échanges des don- connues d'E. coli. Ces séquences conti- différemment, mais leurs deux logiques
nées, Suzanna Lewis et ses collègues de guës, nommées contigs, permettent aux seront précieuses pour élucider les mys-
l'Institut de technologie de Californie envi- chercheurs de localiser les gènes bacté- tères du génome.
GÈNE
LE QUI X et Y s'associent et se recombinent.
Normalement cette recombinaison
DÉTERMINE concerne exclusivement les régions
LE SEXE
pseudo-autosomiques, mais elle s'étend
parfois au-delà, en englobant le gène TDF
du chromosome Y : elle donne alors des
spermatozoïdes anormaux qui engendre-
pourquoi naît-on fille ou garçon ? détermation du sexe dépend de la pré- ront des embryons au sexe inversé.
Cette loterie équitable suscite admiration sence ou de l'absence de testicule De son extrémité au centromère, le
et curiosité : 450 ans avant notre ère, embryonnaire, qui résulte de la présence bras court du chromosome Y est consti-
Anaxagore pensait que le sperme du tes- ou de l'absence du chromosome Y dans tué de la région pseudo-autosomale, des
ticule droit donnait des garçons alors que les cellules : c'est pourquoi les cher- régions 1A1, 1A2, 1B, 1C, 2, 3 et 4A,
celui du testicule gauche engendrait des cheurs ont nommé TDF (« facteur de toutes bien délimitées. En 1987, David
filles : Démocrite incriminait l'utérus, et détermination testiculaire», ou testis Page crut localiser le gène TDF dans la
Aristote avançait que les couples âgés ou determining factor, en anglais) le gène région 1A2 en analysant des inversions
très jeunes avaient plus fréquemment hypothétique du chromosome Y qui sexuelles : un mâle XX possédait un
des filles. commande la différenciation mâle. chromosome X qui contenait les régions
La détermination du sexe est géné- En 1966, les biologistes ont décou- I A I et I A2 du chromosome Y et une
tique : les femmes possèdent deux chro- vert que le gène TDF était situé sur le femme XY avait un chromosome Y
mosomes X et les hommes un chromo- bras court du chromosome Y. Pour le dépourvu de la région IA2. En séquen-
some X et un chromosome Y. En 1959, localiser plus précisément, ils ont exa- çant la région 1A2, il découvrit un gène
on découvrit que le sexe mâle est déter- miné des cas d'inversion sexuelle : un parfaitement conservé chez les mammi-
miné par le chromosome Y quel que soit individu mâle sur 20 000 possède deux fères placentaires, qui codait une pro-
le nombre de chromosomes X : certains chromosomes X mais n'a pas de chro- téine nucléaire avec des séquences « en
hommes possèdent deux X et un Y et mosome Y (mâle XX), et une femme sur doigt de zinc» ; ces séquences forment
certaines femmes n'ont qu'un seul X. 50 000 possède un chromosome X et des boucles capables de piéger le zinc,
Depuis près de 30 ans, la recherche du un chromosome Y (femme XY). Dès caractéristiques de certaines protéines
ou des gènes qui déterminent le sexe 1966, on supposa que ces inversions activant les gènes. Ce gène fut nommé
mâle, sur le chromosome Y, a fait l'objet sexuelles résultaient d'une recombinai- ZFY(pour Zinc finger Y).
d'une compétition internationale. son (d'un échange de fragments) anor- Malheureusement on dut éliminer ce
Cependant les faux candidats, comme male entre les chromosomes sexuels X nouveau candidat à la fonction de gène
l'antigène d'histocompatibilité H-Y, ont et Y paternels, lors de la méiose mâle. TDF: en effet, le
gène ZFY n'est pas spéci-
été nombreux. Cette quête semble enfin Cette recombinaison anormale devrait fique du chromosome Y car il possède
terminée : une équipe londonienne a pro- produire, d'une part, des spermatozoïdes un homologue sur le chromosome X ;
bablement identifié le gène qui déclenche avec un chromosome X ayant acquis le chez les marsupiaux, il ne peut pas
la différenciation masculine, chez gène TDF, qui donneront des hommes déterminer le sexe, car il est présent sur
l'Homme et chez les autres mammifères. XX, et, d'autre part, des spermatozoïdes les autosomes ; chez des embryons de
La détermination du sexe corres- avec un chromosome Y ayant perdu le souris, il est actif dans les cellules germi-
pond, chez l'embryon, au développe- gène TDF,qui donneront des femmes XY. nales, qui ne participent pas à la différen-
ment des glandes sexuelles en testicules On confirma cette hypothèse 20 ans ciation testiculaire ; enfin Philippe Berta
ou en ovaires, à partir d'ébauches indiffé- plus tard, à l'aide de sondes spécifiques et ses collègues de l'équipe de Peter
renciées. Certaines cellules du testicule de fragments de chromosome Y. En Goodfellow, de l'Imperial Cancer
embryonnaire sécrètent des hormones 1986, Jean Weissenbach, de l'Institut Reseorch Fund à Londres, ont découvert
mâles. Dans les années 1940, Alfred Jost Pasteur, découvrit que les chromosomes quatre hommes XX qui ne possédaient
montra que ces hormones mâles indui- X et Y comportent une région homo- pas la région IA2 du chromosome Y où
sent le développement de l'appareil géni- logue, la «région pseudo-autosomique», se trouve ZFY.
tal mâle. Inversement, l'absence de l'hor- située à l'extrémité de leur bras court. En revanche, ces hommes XX
mone mâle provoque la différenciation Lors de chaque méiose mâle, les régions avaient acquis une séquence de 35 kilo-
de l'appareil génital femelle. Ainsi la pseudo-autosomiques des chromosomes bases de la région 1A1 qui, chez les
hommes normaux, est accolée à la
région pseudo-autosomale du chromo-
some Y. Dans cette séquence, l'équipe
de P. Goodfellow a découvert un gène
hautement conservé chez les mammi-
fères, et qui semble spécifique du chro-
mosome Y. Ce gène, nommé SRY(pour
Sex determining Region ouf the Y chromo-
some) code en particulier une séquence
de 80 acides aminés, qui présente des
analogies avec plusieurs protéines
capables de se lier à l'ADN et d'activer les
gènes. Par ailleurs, le gène SRYest trans-
crit en ARN messager et traduit en pro-
Le gène SRYest localisé sur le fragment 1A1 du chromosome Y. téine dans le testicule de l'homme adulte.
D. Page reconnut son erreur : chez la une femme XY dont le chromosome Y lier à l'ADN. En outre, cette mutation
femme XY qu'il avait étudiée, le chromo- ne présente aucune délétion, mais pos- n'est pas héritée du père (ni le père, ni le
some Y avait aussi perdu sa région I A I, sède une mutation ponctuelle (une sub- frère de cette femme ne présentent la
ce qui renforçait l'idée que le gène SRY, stitution d'une base de l'ADN par une même mutation) : elle est donc bien
situé dans cette région, est un gène TDF. autre) ; cette mutation porte précisé- associée à l'inversion sexuelle observée.
Enfin l'équipe de P. Goodfellow four- ment sur le fragment du gène SRYqui Le gène SRYsemble un excellent candi-
nit un argument majeur en faveur du code un acide aminé parfaitement dat à la fonction de déterminant primaire
gène SRY: les chercheurs ont découvert conservé de la protéine capable de se du sexe mâle.

UN CHROMOSOME chromosome X muté de leur père, sont


elles-mêmes rarement malades, mais
leurs enfants (garçons ou filles) ont un
FRAGILE
risque important d'avoir un retard mental.
Pour expliquer cet étrange mode de
transmission,on avançadeux hypothèses :
la première proposait l'existence chez les
Le «retard mental
avec X fragile» est fréquence de la maladie grâce à la mise mâles normaux transmetteurs,d'une «pré-
une des maladies génétiques les plus fré- au point d'une technique d'analyse chro- mutation » sans expression clinique, mais
quentes, puisqu'elle frappe environ un mosomique reproductible, mais lourde et ayant une forte probabilité de se transfor-
homme sur 1 500 et une femme sur parfois inefficace. En étudiant l'arbre mer en « pleine mutation » lors de la for-
2 500 ; en outre, c'est une maladie fami- généalogique des familles atteintes, on mation des cellules sexuelles (les ovules)
liale, contrairement à la trisomie 21, qui découvrit que la maladie avait un mode chez les filles de ces mâles normaux trans-
atteint environ un enfant sur I 000 mais de transmission qui n'avait jamais été metteurs ; l'autre hypothèse, avancée par
reste sporadique. La Bible mentionnait observé dans les autres maladies liées au Chartes Laird en 1987 faisait intervenir le
déjà l'hémophilie, une maladie familiale chromosome X : certains hommes (les phénomène de l'« empreinte parentale » lié
cinq fois moins fréquente que le syndrome «mâles normaux transmetteurs») n'ont ni à l'inactivation, lors de l'embryogenèse,de
X fragile, mais l'identification de ce demier retard mental ni site fragile décelable, l'un des deux chromosomes X dans les
ne date que de 1969 : cette découverte mais ils transmettent lamaladie à certains cellules des filles. Les résultats de J. L.
tardive résulte de la multiplicité des causes de leurs petits-enfants vio leurs filles ; Mandel suggèrent que ces deux hypo-
(génétiques ou non) des retards mentaux celles-ci, qui héritent obligatoirement du thèses seraientcomplémentaires.
et de la complexité du mode de transmis-
sion génétique de la maladie.
L'équipe CNRS-INSERM animée par
Jean-Louis Mandel et Isabelle Oberlé, à la
Faculté de médecine de Strasbourg, a
montré que deux aspects des méca-
nismes moléculaires de la transmission et
de l'expression du syndrome X fragile
étaient originaux : la maladie résulte
d'une mutation précisément localisée,
dans une région de !'ADN qui commande
l'activité des gènes voisins (alors que de
nombreuses autres maladies, comme la
myopathie de Duchenne, résultent de
mutations dont la localisation varie beau-
coup au sein d'un gène) ; en outre, cette
mutation se produit en deux étapes,
dans les cellules sexuelles des généra-
tions successivesd'une même famille. Les
chercheurs strasbourgeois ont également
mis au point un test de diagnostic molé-
culaire de la maladie, plus fiable et plus
rapide que les tests fondés sur l'observa-
tion des chromosomes au microscope.
En 1969, H. Lubs décrivit pour la pre-
mière fois une famille frappée de la mala- La transmission génétique du retard mental avec X fragile est originale : les
«mâles normaux transmetteurs», qui ne sont jamais malades, sont porteurs d'une
die et découvrit que le retard mental
prémutation : ils ont acquis, sur le chromosome X, un fragment d'ADN supplémen-
était lié à une anomalie du chromosome
taire de 200 à 400 paires de bases. Chez leurs filles, elles-mêmes rarement
X : chez les sujets atteints, ce chromo-
malades, cette prémutation se transforme en «pleine mutation» lors de la forma-
some comporte un fragment «fragile» qui tion des cellules sexuelles, qui acquièrent ainsi un fragment d'ADN supplémentaire
semble se détacher de l'extrémité de son de 1 000 à 3 000 paires de bases. Les fils et certaines filles de ces femmes qui
bras long. En 1977, on put déterminer la héritent de la pleine mutation sont atteints de la maladie.
Comme la fonction du gène de la tion observée dans un liot CG du site X ont, dans le site X fragile, un fragment de
maladie était inconnue, les chercheurs ne fragile, chez les malades, pouvait-elle cor- taille encore supérieure, comportant
pouvaient isoler ce gène à partir de la pro- respondre à une inactivation localisée du I 000 à 3 000 paires de bases.
téine codée par celui-ci. Ils ont donc utilisé chromosome X L'acquisition du petit fragment, sur le
la stratégie de « génétique inverse »: ils ont En collaboration avec le Centre chromosome X correspondrait à une
d'abord identifié plusieurs«sondes d'ADN» d'étude du polymorphisme humain, à prémutation sans expression clinique,
complémentaires de fragments d'ADN très l'hôpital Saint-Louis, les chercheurs ont alors que l'acquisition du grand fragment
polymorphes (très variables selon les indi- isolé le fragment d'ADN correspondant correspondrait au passage à la pleine
vidus) et très proches du gène de la mala- au site fragile sous forme de « chromo- mutation qui provoque la maladie. Le
die. Puis, en hybridant une de ces sondes some artificiel» dans la levure : le clonage passage à la pleine mutation se produit
avec de très grands fragments d'ADN dans des chromosomes de levure, lors de l'ovogenèse chez les femmes
humain, séparés par la technique d'élec- capables d'intégrer jusqu'à un million de portant la prémutation ; on ignore si la
trophorèse en champ pulsé, ils ont décou- nucléotides, permet de localiser rapide- méthylation anormale du chromosome
vert que le site X fragile des maladescom- ment les grands fragments d'ADN conte- X en est la cause ou la conséquence. On
porte une méthylation de l'ADN, qui est nant le gène recherché. Avec ce frag- suppose que le retard mental résulte de
absente chez les sujets normaux. ment, J. L. Mandelet ses collègues ont l'inactivation d'un ou deux gènes situés
La méthylation de l'ADN est associée fabriqué une sonde d'ADN qu'ils ont en amont ou en aval de l'îlot CG
à une inhibition des gènes : ainsi l'ADN du hybridée au génome des familles à méthylé, dans le site X fragile.
chromosome X inactif, chez les femmes, risque. Ils ont ainsi découvert que les Cette nouvelle sonde foumit un outil,
porte des groupes méthyle sur la cyto- sujets qui transmettent la maladie sans précis pour le diagnostic moléculaire de la
sine (une des quatre bases de l'ADN), l'exprimer possèdent, dans la région du maladie, qui pose un problème éthique :
principalement dans des régions chro- site fragile du chromosome X, un frag- doit-on signaler qu'un individu apparem-
mosomiques riches en séquences cyto- ment d'ADN supplémentaire de 200 à ment normal peut transmettre la maladie,
sine-guanine (une autre base de l'ADN) 400 paires de bases de long, alors que alors que seuls certains de ses petits-
nommées «îlots CG». Aussi la méthyla- les malades atteints de retard mental enfants courront le risque d'être atteints ?

LES ANOMALIES DE Au cours des divisions cellulaires, les


mitochondries sont réparties au hasard
entre les cellules filles (c'est la ségréga-
L'ADN MITOCHONDRIAL
tion mitotique). Or, une cellule mère
contient parfois deux types de mito-
chondries, les mitochondries normales et
d'autres qui contiennent un ADN muté.
Wn embryon hérite du matériel chondriale et qui se répartissent en cinq Lors de la mitose, certaines cellules
génétique contenu dans le noyau du sper- groupes, cinq complexes multi-enzyma- filles peuvent « hériter » d'un seul type de
matozoide et dans le noyau de l'ovule, tiques. La majeure partie de ces enzymes mitochondries-les normales ou les
mais également du matériel génétique des (une soixantaine) est codée de façon mutées tandis que d'autres conservent un
mitochondries, des micro-organites pré- classique par le génome du noyau, syn- mélange des deux types. Chez l'Homme,
sents dans le cytoplasme de l'ovule. Ces thétisée dans le cytoplasme et ensuite lors de la fécondation, il n'y a pas trans-
mitochondries, du grec mitos, filament, et importée dans les mitochondries ; les mission paternelle des mitochondries :
khondros, grains, ont été décrites pour la autres protéines (13) de la chaîne respi- seul le noyau du spermatozoïde est
première fois vers 1880, comme des cor- ratoire sont codées directement par conservé dans l'ovule. Les mitochondries
puscules présents dans le cytoplasme cel- l'ADN présent dans les mitochondries. ne sont transmises que par la mère et ne
lulaire et ayant la taille d'une bactérie. Les différents gènes qui composent suivent pas les lois de Mendel.
En raison des dimensions et de la l'ADN mitochondrial ont été identifiés Lorsque des cellules contiennent des
structure des mitochondries, de l'autono- entre 1983 et 1986. Cet ADN est une mitochondries mutées, leur chaîne respi-
mie de ces corpuscules et de la forme de molécule circulaire, composée de deux ratoire est perturbée, et un déficit enzy-
leur ADN, on pense qu'au cours de brins, un lourd et un léger. Treize pro- matique de cette chaîne se traduit par
l'Évolution, des cellules ancestrales téines de la chaîne respiratoire sont des maladiesd'origine mitochondriale. On
auraient « avalé »des bactéries aérobies codées par les mitochondries : le brin connart ces maladies depuis une vingtaine
qui, loin de détruire leurs cellules-hôtes, lourd en code 12, le brin léger n'en code d'années ; la première identifiée était une
y auraient vécu en une symbiose mutuel- qu'une. Cet ADN code également diffé- myopathie, et l'on a longtemps considéré
lement bénéfique. Les descendants de rents ARN,deux ARN ribosomiques et 20 que les maladies mitochondriales se can-
ces bactéries auraient survécu sous la ARNde transfert qui participent tous à la tonnaient aux atteintes musculaires. On a
forme des mitochondries intégrées dans synthèse des protéines. Le génome mito- ensuite identifié d'autres maladies asso-
les cellules-hôtes. chondrial, de petite taille, est caractérisé ciant des troubles musculaireset neurolo-
La membrane inteme des mitochon- par une très grande « efficacités, puisque, giques et l'atteinte de divers organes.
dries est le coeur de la fabrique de l'éner- contrairement à l'ADN nucléaire, les deux Ainsi, après avoir désigné l'ensemble des
gie cellulaire, et elle contient la totalité brins sont codants, et les gènes y sont maladies mtochondnales par le terme de
de la chaîne respiratoire des cellules. On contigus ; I'ADN mitochondrial est myopathies mitochondriales, on les
a dénombré environ 70 protéines qui dépourvu d'introns (de parties non nomme aujourd'hui cytopathies mito-
composent la chaîne respiratoire mito- codantes). chondriales, maladies d'origine mitochon-
driale pouvant affecter n'importe quel Le mode de transmission de ces diaques rénales métaboliques qui s'expri-
tissu. Les signes cliniques des maladies maladies associées à des mutations de ment à des âges variables de la vie,
mitochondriales sont variés, et nous l'ADN mitochondrial varie : la plupart des depuis la période néonatale jusqu'à l'âge
avons par exemple montré qu'un déficit remaniements de grande taille-les délé- adutte. Nous cherchons à comprendre
de la chaîne respiratoire se traduit parfois tions correspondent à des mutations l'origine enzymatique et moléculaire de
par une association de symptômes, tels acquises par un individu, mais certaines ces maladies, et nous essayons de les rat-
une atteinte rénale, un retard de crois- maladies associées à des mutations tacher à des mutations (délétions ou
sance, une rétinopathie, une myopathie, ponctuelles de l'ADN mitochondrial sont mutations ponctuelles) de l'ADN mito-
une surdité, une épilepsie et un diabète. transmises par la mère. chondrial ou de l'ADN nucléaire. II nous
Les exemples foisonnent, et, parmi En outre, Massimo Zeviani et ses col- reste à découvrir le mécanisme à l'ori-
eux, le syndrome de Pearson : chez les lègues de l'Université de Milan ont étu- gine des délétions de l'ADN mitochon-
nourrissons atteints de ce syndrome, dié plusieurs familles présentant des drial, pourquoi un même remaniement
tous les éléments du sang sont en maladies ophtalmiques transmises suivant moléculaire peut-être à l'origine de mala-
concentration insuffisante et nécessitent les lois de Mendel donc correspondant à dies très différentes et comment le
des transfusions régulières, puis de nom- une anomalie d'un gène du noyau ; ces génome nucléaire et le génome mito-
breux troubles digestifs apparaissent et le chercheurs ont constaté que l'ADN mito- chondrial interagissent.
décès survient avant l'âge de trois ans. La chondrial de ces patients était également Quand on comprendra mieux ces
diversité clinique des cytopathies mito- muté et présentait des délétions mul- mécanismes, on pourra envisager de
chondriales s'accompagne d'une variabi- tiples. Ils en ont déduit qu'un facteur compenser les déficits cellulaires en
lité dans l'âge du début de la maladie : codé par le noyau favorisait lorsqu'il était fournissant à l'organisme les enzymes qui
elles peuvent se déclarer au cours de la muté, les remaniements de l'ADN mito- lui font défaut, ou en inhibant celles qui
période néonatale, à tous les âges de chondrial responsables des maladies ont des conséquences délétères pour
l'enfance ou seulement à l'âge adulte. ophtalmiques observées. l'organisme.
L'origine de ces maladies peut être Ainsi le champ des maladies mito-
soit mitochondriale soit nucléaire, car le chondriales s'est récemment élargi : aux AgnèsROTIG,
ValérieCORMIER, Amold MUNICH,
noyau participe aussi à la machinerie pathologies neuromusculaires se sont Hôpital des EnfantsMalades, Paris.
mitochondriale. Des remaniements de ajoutées des maladies digestives, car-
l'ADN mitochondrial ont été mis en évi-
dence dans certaines cytopathies : il s'agit
généralement de délétions de grande
taille qui suppriment un ou plusieurs
gènes mitochondriaux. Tous les remanie-
ments de l'ADN mitochondrial constatés à
ce jour chez l'Homme respectent les oH-
gines de la réplication et de la transcrip-
tion de sorte que les molécules rema-
niées se perpétuent dans les cellules filles.
Nous avons relevé quelques caracté-
ristiques des maladies mitochondriales :
certaines délétions sont présentes uni-
quement dans les cellules des tissus
atteints, où les mitochondries anormales
s'accumulent ; d'autres réarrangements
sont présents dans tous les tissus étudiés
d'un même individu, conduisant à des
atteintes de plusieurs organes. Toutefois,
si les délétions sont différentes d'un indi-
vidu à l'autre, un même individu a tou-
jours le même type de délétion.
Nous avons étudié les points de
jonction des délétions et y avons mis en
évidence la présence de séquences répé-
tées (de courtes séquences nucléoti-
diques présentes en plusieurs exem-
plaires) ; nous pensons qu'au cours de la
réplication de l'ADN mitochondrial, des
appariements homologues illégitimes se
produisent entre ces séquences répé-
tées. Paradoxalement, nous avons
découvert qu'une même délétion de
l'ADN mitochondrial se retrouvait dans ADN mitochondrial et ses délétions : le brin lourd normal (à l'extérieur) code
des maladies totalement différentes, mais 12 protéines (dont les gènes sont figurés en violet), le brin léger code une pro-
qu'inversement, une même maladie peut téine (en mauve). On a représenté les délétions responsables de diverses mala-
résulter de délétions de tailles différentes. dies mitochondriales. Les flèches indiquent les mutations à hérédité maternelle.
La trisomie 2 1

David Patterson

On identifie les gènes responsables de nombreuses ment des glandes endocrines ou à une
tuberculose ou à une syphilis parentale.
anomalies associées à cette maladie, et on les localise En 1909, G. Shuttleworth, de l'Asile de
Lancaster, en Angleterre, déclara que
précisément sur le chromosome 21. cette maladie résultait d'un « épuisement
de l'utérus » de la mère. Selon lui, beau-
coup d'enfants présentant un syndrome
LESYNDROMEde Down, biochimiques : environ 40 pour cent de Down étaient les derniers nés des
appelé également trisomie d'entre eux naissent avec des déficits car- familles nombreuses. G. Shuttleworth
21 (ou mongolisme selon diaques congénitaux et la plupart ont un n'avait pas tout à fait tort, puisque ces
l'ancienne terminologie), petit cerveau et des anomalies du cristallin, enfants sont souvent les derniers nés de
est une anomalie géné- qui augmentent les risques de cataracte et grandes familles, mais on sait maintenant
tique dont les conséquences sont souvent de troubles visuels. D'un point de vue bio- que la cause est l'âge de la mère plutôt
dramatiques. Il atteint un nouveau-né sur chimique, ils présentent une augmentation que le nombre d'enfants qu'elle a eu.
700 et constitue la cause la plus fréquente de la concentration sanguine en purines Au début des années 1930, Adrian
de retard de développement mental ; les (deux des basesazotéesqui entrent dans la Bleyer, de l'Université de Saint Louis, et
enfants atteints de trisomie 21 présentent composition de l'ADN et de l'ARN), ce qui P. Waardenburg proposèrent que le syn-
un ensemble d'anomalies physiques et causedes troubles neurologiques, un retard drome de Down pourrait être associé à
mentales, parfois très graves. mental et des déficiences du système une non-disjonction, c'est-à-dire une
En outre, on pense que les gènes res- immunitaire. À cela s'ajoutent d'autres absence de séparation des chromosomes
ponsables de certains symptômes asso- complications : une sensibilité particulière pendant la méiose (le processus de la
ciés à la trisomie 21 sont ceux-là mêmes aux infections et un risque de leucémie division cellulaire qui produit les cellules
qui, modifiés ou dérégulés, provoquent 20 à 50 fois supérieur àla normale. germinales, spermatozoïdeset ovules).
des maladies comme la leucémie ou la Tout ceci explique que les individus Comment avaient-ils élaboré cette
maladie d'Alzheimer chez des personnes atteints de trisomie 21 meurent jeunes : en hypothèse ? En observant le comportement
apparemment saines. L'impact de la tri- 1928, on estimait leur espérancede vie à anormal des chromosomes d'une plante,
somie 21 est tel que cette maladie fait neuf ans ; en 1980, les progrès de la méde- l'onagre : quand les chromosomes ne se
l'objet de nombreuses recherches dont on cine avaient porté cette espérancede vie à séparent pas correctement, on obtient des
attend des résultats importants sur la 30 ans et, aujourd'hui, plus de 25 pour plantes stériles possédant15 chromosomes
régulation génétique et les mécanismes cent de ces malades vivent jusqu'à 50 ans. au lieu de 14. Si une non-disjonction pro-
moléculaires de cette pathologie. À mesure que l'espérance de vie aug- voquait des anomalies chez l'onagre, ne
La trisomie 21 n'est pas une maladie mentait, on découvrait de nouveaux pouvait-elle également être associée au
nouvelle : on a retrouvé le crâne d'un aspects de la maladie. On a mis en évi- syndrome de Down ? L'hypothèse fut
Saxon datant du IXe siècle et dont les dence, au cours des dix dernières années, pourtant abandonnée car, à l'époque, per-
dimensions sont celles d'un crâne de triso- grâce aux autopsies pratiquées sur des sonne n'avait fait le décompte exact des
mique moderne, et de nombreuses pein- cerveaux de trisomiques âgés de plus de chromosomes humains.
tures du xv"siècle représentent des enfants 35 ans, qu'ils ont tous-comme les per- Il fallut attendre 1956 pour que Joe
atteints de ce syndrome. Toutefois, cette sonnes qui meurent de la maladie Hin Tjio et Albert Levan, de l'Institut de
affection n'a été décrite par l'Anglais John d'Alzheimer, la forme la plus fréquente génétique de Lund, en Suède, détermi-
Langdon Down, de l'Asile de Surrey, de démence présénile-des plaques nent le nombre de chromosomes chez
qu'en 1866 ; l'Organisation mondiale de séniles microscopiques et des faisceaux l'Homme (46) et pour qu'on prouve que
la santéemploie la désignation « syndrome neurofibrillaires anormaux. Les individus la trisomie 21 et la non-disjonction sont
de Down ». trisomiques présentent souvent des symp- bien liées. Jérôme Lejeune, Marthe
J. Down avait observé que certains tômes de la maladie d'Alzheimer. Gautier et Raymond Turpin, de l'Institut
patients attardés mentaux présentaient des de Progenèse à Paris, comptèrent les
symptômes physiques caractéristiques : Trois copies chromosomes de trisomiques : ils possé-
un épicanthus, c'est-à-dire un repli de la au lieu de deux daient trois copies du chromosome 21 (au
peau qui recouvre la commissure interne lieu de deux), de sorte que leur patri-
de l'oeil, un faciès aplati, des anomalies Pendant de nombreuses années, l'ori- moine génétique était composé de
des plis des paumes des mains, une hypo- gine du syndrome de Down est restée 47 chromosomes et non de 46.
tonie musculaire et une petite taille. mystérieuse et la maladie semblait être le Une non-disjonction chromosomique
On sait aujourd'hui que les sujets fait du hasard. On proposa de nom- résulte d'une division cellulaire défec-
atteints de trisomie 21 présentent de nom- breuses théories : ce syndrome était- tueuse et a souvent, quel que soit le chro-
breuses anomalies tant anatomiques que pensait-on-lié à un mauvais fonctionne- mosome atteint, de graves conséquences.
Lors d'une non-disjonction, les chromo- infaillible du syndrome de Down, car tous une des cellules filles avec un chromosome
somes appariés, qui se séparent au cours les individus qui en présentent les symp- 21 normal. Comme dans le cas d'une non-
d'une méiose normale, ne se divisent pas tômes ont une trisomie plus ou moins disjonction, le fragment est présenten trois
correctement, de sorte que chaque cellule étendue du chromosome 21 et, inverse- exemplaires dès la fécondation et, d'après
fille intègre soit les deux chromosomes, ment, on ne connaît pas d'individu pré- les études cliniques effectuées sur un petit
soit aucun. En général, les cellules dépour- sentant une trisomie 21 sanssyndrome de groupe de patients atteints d'un syndrome
vues de chromosome meurent, tandis que Down. L'anomalie ne résulte cependant de Down résultant d'une translocation, la
celles qui possèdent deux chromosomes pas toujours d'une non-disjonction : chez trisomie du tiers inférieur du chromosome
en acquièrent un troisième lors de la 5 pour cent des trisomiques, il s'agit 21 suffit pour provoquer cette pathologie.
fécondation : c'est l'origine des trisomies. d'une autre sorte de mutation chromoso- Le chromosome 21 ne contient que
Les foetus trisomiques survivent rarement, mique appelée translocation, où une partie 45 millions de paires de bases d'ADN (sur
et ceux qui arrivent à terme présentent des seulement du chromosome est présent en un total de trois milliards de paires de
anomalies biochimiques et physiques. La trois exemplaires ; cela se produit quand bases dans le noyau cellulaire de
trisomie 21 est la plus fréquente des triso- un fragment du chromosome 21 se fixe l'Homme), soit 1,5 pour cent du matériel
mies humaines à la naissance, sans doute sur un autre chromosome, le plus souvent génétique. On estime que l'Homme pos-
parce que le chromosome 21 est le plus le chromosome 13, 14, 15, 21 ou 22. sède environ 100 000 gènes fonctionnels
petit des chromosomes humains. On observe alors des problèmes et, si l'on suppose que le nombre de
La trisomie d'une partie au moins du d'appariement lors de la méiose et le frag- gènes est approximativement proportion-
chromosome 21 est un marqueur ment de chromosome 21 se retrouve dans nel au nombre de paires de bases, le

1. CETTE FILLETTE TRISOMIQUEprésente les traits earactéris- ment : certaines anomaliesde la trisomie 21, notamment la bouche
tiques du syndromede Down : un repli vertical de la paupière, près ouverte, la langue pendante et le maintien relâché, dus à une toni-
du nez (épicanthus), un visagelarge et un nez aplati. Cette enfant cité musculaire déficiente, sont moins visibles chez cettefillette. Ces
de quatre ansa suivi des traitements qui ont favorisé son développe- traitements ont augmentél'espérancede vie destrisomiques.
chromosome 21 comporte environ 1 500 Les chercheurs qui étudient le chro- some en dosant son activité ; le principe
gènes : on en a identifié moins de 20. mosome 21 se sont posé quatre questions. de cette méthode est simple : comme les
Les chromosomes sont constitués de Quels sont les gènes situés dans la région individus trisomiques possèdent trois
deux moitiés identiques, appelées chro- du chromosome responsable du syn- exemplaires de chaque gène au lieu de
matides-soeurs,reliées en un point appelé drome de Down ? Lesquels de ces gènes deux, ils produisent une fois et demie la
centromère. Le bras le plus court du sont-ils responsables de la pathogenèse quantité de protéine codée par le gène.
chromosome est noté p et le bras le plus de ce syndrome ? Quelles protéines Par conséquent, si l'on détecte une
long q. La coloration des chromosomes codent-ils ? Pourquoi la présence de trois concentration en protéine ou une activité
met en évidence des régions (ou bandes) exemplaires de ces gènes (au lieu de enzymatique environ une fois et demie
sombres qui alternent avec des régions deux) induit-elle un syndrome de Down ? supérieure à la normale, on en déduit que
claires. On désigne les bandes en indi- la protéine ou l'enzyme est vraisemblable-
quant la lettre p ou q, selon leur position Les cartes génétiques ment codée par le gène d'un chromosome
sur le chromosome considéré et un trisomique. Cette méthode est particuliè-
nombre correspondant à la distance au Il était indispensable, pour répondre à rement intéressante dans les cas de triso-
centromère (plus la bande est éloignée, ces questions, de localiser et d'identifier mie partielle, où l'on peut associer une
plus ce nombre est élevé). La largeur des les différents gènes du chromosome 21, activité accrue à la présence d'une région
bandes varie et chaque chromosome a c'est-à-dire d'établir une carte génétique. bien définie du chromosome et on réussit
une structure de bandes particulière. Les cartes génétiques les plus perfor- même, dans certains cas, à localiser un
Ainsi, le gène qui code les enzymes mantes localisent les gènes dans des gène dans une bande bien déterminée.
nécessaires à la synthèse des purines se régions précises des chromosomes, parfois Néanmoins, la corrélation d'un produit
trouve dans la bande q22. 1 duchromo- même sur des segmentsd'ADN particuliers. codé par un gène particulier et de la pré-
some 21, sur la moitié inférieure du bras On réalise de telles cartes par étapes, sence d'un chromosome surnuméraire
q. Les plus petites bandes que l'on décèle en combinant les informations obtenues n'est pas toujours précise : les concentra-
au microscope contiennent entre deux et par des méthodes biochimiques et cyto- tions en protéine varient d'un individu à un
cinq millions de paires de bases, ce qui génétiques ; on parvient parfois à locali- autre ou d'un tissu à un autre, et les mul-
correspond à de nombreux gènes. ser indirectement un gène sur un chromo- tiples copies d'un même gène ne sont pas
toutes également fonctionnelles (une réac-
tion d'auto-régulation, appelée compensa-
tion, limite la production protéique). Il est
donc important de confirmer par d'autres
méthodes la localisation d'un gène identi-
fié par cette méthode de dosage.

La génétique moléculaire

Une autre technique de cartographie


utilise des marqueurs génétiques ; les mar-
queurs sont des variations génétiques qui
s'expriment soit dans la composition pro-
téique soit dans le phénotype (apparence
physique), et que l'on peut suivre de géné-
ration en génération. Si un marqueur géné-
tique codé par l'ADN du chromosome 21
apparaît quasiment toujours en même
temps qu'un caractèrephénotypique, on en
déduit que ce caractère est également codé
par un gène du chromosome 21 ; lorsque
deux gènes sont localisés sur le même
chromosome, on évalue leur distance sur
le chromosome en déterminant leur fré-
quence de recombinaison génétique, lors
de la méiose. Les gènes liés (c'est-à-dire
les gènes qui sont transmis ensemble) sont
généralementproches l'un de l'autre sur le
chromosome : les gènes qui ne sont pas
liés (ceux qui sont transmis indépendam-
ment) sont généralement éloignés sur le
chromosome, voire situés sur des chromo-
2. UN CARYOTYPE représentel'ensembledes chromosomesd'un organisme. Chaque chro- somes différents. Les fréquences de
été extrait d'une photographie agrandie, prise durant la métaphase. Les chromo- recombinaison servent ainsi de mesure des
mosomea
distancesgénétiques entre gènes.
somessont présentéspar paires. Grâce à cette technique, on compte les chromosomesdans
une cellules et on identifie les défauts visibles. Un être humain possède normalement On utilise une classe de marqueurs
46 chromosomes(23 paires), etce nombre varie en casde non-disjonction. Dans le caspré- génétiques efficaces appelés polymor-
sent, les trois copies du chromosome 21 révèlent que le sujet est atteint du syndrome de Down.
phismes de longueur des fragments de
3. UNE MÉIOSE NORMALE (à gauche) produit des cellules germi- tion se produit lors de l'anaphase de la méiose 1 ou de la méiose 2 :
nales (ovules et spermatozoides) haploïdes (qui ont moitié moins de des chromosomes normalement tirés par les faisceaux fibrillaires
chromosomes que les autres cellules). Lors de la méiose 1, les paires vers les extrémités de la cellule restent ensemble et deux chromo-
de chromosomes homologues échangent l'information génétique somes homologues (dans la méiose 1) ou deux chromalides swurs
(prophase) et migrent vers les extrémités opposées de la cellule (ana- (dans la méiose 2) sont tirés du même côté de la cellule. Les cellules
phase), puis la cellule se divise (télophase). Lors de la méiose 2, ce filles ont alors un nombre anormal de chromosomes. Quand la non-
sont les deux chromatides soeurs qui se séparent et chaque cellule se disjonction porte sur le chromosome 21, les individus nés avec trois
divise a nouveau pour former quatre cellules filles. La non-disjonc- copies de ce chromosome sont atteints du syndrome de Down.
restriction ; les fragments de restriction Au Centre Eleanor Roosevelt de plusieurs sous-régions et nous avons iden-
sont des morceaux d'ADN coupés en des recherches sur le cancer, à Denver, nous tifié des marqueurs génétiques de la sous-
points précis par des enzymes de restric- avons remplacé les cellules A9 par une région contenant le gène Gart. Hélas cette
tion. Si l'ADN a subi des mutations, les souche particulière de cellules ovariennes méthode de cartographie dépend du
points de clivage sont modifiés et on de hamster (CHO). Ces cellules cno sont nombre de translocations spontanées inté-
obtient des fragments de restriction dont adaptées aux études d'hybridation cellu- ressant les différents segments du chromo-
les longueurs diffèrent des longueurs laire du chromosome 21, car elles portent some 21 et ces translocations sont rares :
habituelles. On détecte, grâce à ces chan- une mutation qui inactive le gène Gart c'est le seul inconvénient de la méthode.
gements de longueur, des modifications situé, chez l'Homme, sur le chromosome Comment y remédier ? En exposant le
dans des régions précises des brins 21 et codant une enzyme appelée phos- chromosome 21 à des doses élevées de
d'ADN. Ces changements de longueur des phoribosylglycinamide synthétase. Sans radiations : le chromosome se fragmente.
fragments de restriction ne se produisent cette enzyme, les cellules CHO doivent On hybride alors les fragments avec des
pas toujours dans les régions correspon- être cultivées dans un milieu qui contient cellules de hamster et on les manipule
dant à un gène, mais ils constituent des des purines, sinon elles meurent. comme s'il s'agissait de fragments natu-
marqueurs très fiables des gènes ou des rels. On recherche la présence de gènes ou
autres marqueurs génétiques auxquels ils de séquences d'ADN spécifiques et l'on étu-
sont liés. Cette méthode a été très utilisée die les liaisons obtenues avec le gène Gart.
pour cartographier le chromosome 21.
On localise un gène spécifique sur le La région 21q22
chromosome par la méthode d'hybrida-
tion in situ : des séquences spécifiques Enfin, pour obtenir une carte précise
d'ADN marquées par un isotope radioactif du chromosome 21, il faut mesurer les
cherchent, sur les chromosomes auxquels distances entre les divers gènes et les
on les applique, les segments d'ADN qui marqueurs (exprimées en nombre de
leur sont complémentaires et s'y lient. On paires de bases). On utilise pour cela
recouvre ensuite les préparations chromo- l'électrophorèse : on soumet les frag-
somiques d'une émulsion photographique ments d'ADN à l'action d'un champ élec-
et on détermine ainsi précisément les trique ; comme l'ADN porte une charge
endroits des chromosomes où se sont négative (proportionnelle à sa longueur),
liées les sondes radioactives. La résolu- les fragments se déplacent vers l'élec-
tion de cette méthode est bonne puisque trode positive. Les plus petits se dépla-
l'on réussit à savoir sur quel tiers du chro- cent rapidement, tandis que les plus gros
mosome 21 est situé un fragment d'ADN. vont moins vite : on détermine ainsi la
Une autre méthode de cartographie taille des fragments, en nombre de paires
génétique très efficace-l'hybridation de bases, grâce à leurs positions sur le
somatique interspécifique-a contribué 4. CINQ GÈNES, sans doute associés au support, à la fin de l'électrophorèse.
aux progrès de la génétique moléculaire. phénotype de la trisomie 21, ont été locali- David Schwartz et Charles Cantor, de
Les généticiens ont mis au point des tech- sés dans une petite région du bras long (q) l'Université Columbia, ont modifié cette
niques de fusion de cellules humaines du chromosome 21. Les gènes qui codent méthode en utilisant des champs élec-
avec des cellules de rongeurs (générale- les protéines superoxyde dismutase (soD-1) triques diagonaux. On sépare ainsi (sans
ment des cellules de souris ou de hamster) et alpha-A-cristalline sont situés sur les que l'on comprenne exactement pour-
afin de créer des hybrides qui conservent bandes 21q22.1 et 21q22.3 ; les gènes Gart quoi) de très gros fragments d'ADN (com-
les chromosomes des deux espèces. On et ets-2 sont situés dans les bandes 21q22.1 portant entre 50 000 et plus de 5 millions
ignore encore pourquoi les hybrides per- et 21q22.2. Un gène qui code la phospho- de paires de bases). L'électrophorèse clas-
fructokinase (pfkl) est également présent
dent ensuite la plupart des chromosomes sique sépare des fragments ne dépassant
sur la bande 21q22. 3.
humains alors qu'ils conservent les chro- pas 50 000 paires de bases. Or les gènes
mosomes de rongeurs : on peut ainsi obte- sont de tailles très variées : ils comportent
nir une cellule hybride ne conservant souvent plus de 50 000 paires de bases et
qu'un seul chromosome humain. Comme Quand on hybride des cellules CHO parfois sans doute un million de paires de
le chromosome humain conservé dans avec des cellules humaines, toute cellule bases, ou même davantage. Grâce à cette
l'hybride est au moins partiellement fonc- hybride contenant le chromosome 21 sur- méthode de champ pulsé on analyse donc
tionnel, on peut souvent distinguer les pro- vit dans un milieu sans purines, car elle a des gènes complets-et non plus des frag-
téines codées par ce chromosome de celles acquis le gène Gart humain. On sélec- ments de gènes-ainsi que des segments
codées par les chromosomes de rongeurs. tionne de cette façon les cellules hybrides d'ADN contenant plusieurs gènes.
Francis Ruddle et ses collègues de contenant le chromosome humain 21. Les cartes génétiques obtenues par
l'Université Yale ont été les premiers à En hybridant les cellules CHOavec des ces différentes méthodes sont compa-
réaliser une cellule hybride ne conser- cellules humaines contenant un chromo- tibles, du moing en ce qui concerne
vant, du génome humain, que le chromo- some 21 ayant subi une translocation, on a l'ordre des fragments d'ADN et des mar-
some 21 ; les autres chromosomes étaient localisé le gène Gart dans une petite queurs du chromosome 21. Ainsi les
ceux d'une lignée spéciale de cellules région du chromosome 21 notée 21q22. chercheurs ont rassemblé les informa-
mutines, appelées A9. Depuis, plusieurs Par des analyses cytogénétiques des chro- tions tirées de ces cartes génétiques et de
laboratoires ont obtenu (en utilisant la mosomes ayant subi une translocation, et différentes études cliniques et cytogéné-
même méthode) des hybrides contenant présents dans les cellules hybrides, nous tiques ; ils ont identifié un certain nombre
seulement le chromosome 21. avons fractionné le chromosome 21 en de gènes de la région 21q22 du chromo-
some 21 : c'est cette région qui semble ont montré qu'il existe effectivement un mosome 21, ce qui expliquerait que les
responsable du syndrome de Down. oncogène sur le chromosome 21, l'onco- individus présentant une trisomie 21 ont
Différentes questions restent posées : gène ets-2, et il l'ont localisé sur la région une concentration en purines supérieure à
comment relier ces gènes à la pathologie qui participe à la translocation entre les la normale. Or des concentrations élevées
associée à la trisomie 21 ? Sachant que chromosomes 8 et 21. On compare actuel- en purines sont à l'origine de divers pro-
les gènes codent les protéines qui déter- lement l'expression du gène ets-2 dans les blèmes-notamment un retard mental-
minent le phénotype de l'individu, cellules normales et dans les cellules triso- et l'on suppose que la trisomie de ce seul
quelles sont les protéines qui jouent un miques ou ayant subi une translocation. gène du chromosome 21 suffit à expli-
rôle dans cette pathologie ? Une fois que Le gène Gart, qui code trois enzymes quer de nombreuses anomalies associées
l'on aura identifié les protéines et leurs intervenant dans la synthèse des purines, au syndrome de Down. On espère atté-
effets, on pourra envisager de s'opposer est situé dans la région 21q22 du chro- nuer un jour les symptômes de la triso-
aux effets pathogènes de ces protéines.

Trisomie 21 et leucémie

Parmi les gènes de la région 21q22,


on trouve le gène Gart, le gène ets-2 et
les gènes codant la protéine alpha-A-cris-
talline, la superoxyde dismutase et la pro-
téine amyloïde bêta qui illustrent la com-
plexité des relations entre les gènes (et
les protéines qu'ils codent), le développe-
ment de l'être humain et la maladie. Par
exemple, grâce aux progrès récents de la
biologie moléculaire, on a découvert une
relation entre le gène ets-2 du chromo-
some 21 et l'apparition d'une leucémie.
Les médecins savaient que les per-
sonnes atteintes de trisomie 21 deve-
naient souvent leucémiques, mais ils
ignoraient le mécanisme sous-jacent de
cette corrélation. Puis les cancérologues
découvrirent qu'il existe un type particu-
lier de leucémie, la leucémie myélogène
aiguë de type M2, dans laquelle 18 pour
cent des personnes atteintes présentent
une translocation réciproque entre des
fragments des chromosomes 8 et 21. Ces
personnes ne sont pas atteintes de triso-
mie 21 et seules leurs cellules leucé-
miques sont modifiées : les chromosomes
des autres cellules sont normaux.
En utilisant les méthodes cytogéné-
tiques de cartographie, les chercheurs ont
localisé le point de cassure du chromo-
some 21 dans la région q22. Ils ont en
outre découvert que la trisomie 21 est
l'anomalie chromosomique la plus fré-
quente des cellules leucémiques, surtout
chez les enfants. En 1985, Janet Rowley
et ses collègues de l'Université de
Chicago, avec qui nous travaillions, ont
émis deux hypothèses : la leucémie serait
provoquée par une modification de l'acti-
vité d'un ou de plusieurs oncogènes (les
gènes qui engendrent le cancer) portés
par le chromosome 21 ; la trisomie du 5. L'HYBRIDATION SOMATIQUE entre cellules humaines et cellules d'ovaires de hamster
chromosome 21 ou une translocation de
(CHO)produit des hybrides qui contiennent des chromosomes des deux espèces. On ajoute,
matériel génétique du chromosome 21 dans le milieu de culture, un agent de fusion, comme le virus Sendai ou le polyéthylène gly-
sur le chromosome 8 serait responsable col, afin de promouvoir la fusion. On hybride ainsi des cellules humaines avec des cellules
de cette modification.
CHOincapables de synthétiser les purines, car le gène Gart est déficient. Les chromosomes
Quelques indices semblent valider ces humains qui ne sont pas essentiels à la croissance de l'hybride sont perdus lorsque les cellules
hypothèses. Takis Papas, de l'Institut amé- se divisent. Dans un milieu dépourvu de purines, seules survivent les cellules qui possèdent le
ricain du cancer, et d'autres chercheurs, gène humain Gart du chromosome 21, car elles peuvent synthétiser leurs propres purines.
mie 21 en contrôlant l'expression du collègues de l'Université de San Diego, David Cox, de l'Université de San
gène Gart (éventuellement au début de la en Califomie, ont montré que la protéine Francisco, essayent actuellement de croi-
vie foetale), ce qui ramènerait les concen- amyloïde bêta (un des principaux consti- ser des souris présentant des trisomies
trations en purines à la normale. tuants des plaques neurofibrillaires qui partielles du chromosome 16 afin de voir
D'autre part, les cataractes et les s'accumulent dans le cerveau des per- si elles présentent certaines des anomalies
défauts du cristallin que présentent les sonnes atteintes de la maladie associées à la trisomie 21. Les souris obte-
trisomiques seraient dus à l'expression d'Alzheimer) est identique à la protéine nues par cette méthode ne présenteront
anormale d'une protéine particulière : on qui s'accumule dans des lésions céré- bien sûr pas les mêmes anomalies qu'un
a découvert que le gène codant la pro- brales apparemment semblables, dans le être humain, mais les mécanismes de
téine alpha-A-cristalline, un composant cerveau de tous les trisomiques âgés de l'expression des gènes étant les mêmes,
structurel du cristallin de l'oeil. se trouve plus de 35 ans. Différents chercheurs ont l'étude des souris fournira aux généticiens
dans la région 21q22 du chromosome 21. localisé le gène codant la protéine amy- des informations de toute première impor-
Un autre gène identifié sur le chro- loïde bêta, sur le chromosome 21. De tance sur la pathologie de la trisomie 21.
mosome 21 code la forme soluble de plus, ils ont trouvé que le gène apparem- Une autre technique très intéressante
l'enzyme superoxyde dismutase (SOD-1). ment responsable d'une forme familiale est une méthode de génie génétique qui
Cette enzyme intervient dans un système de maladie d'Alzheimer se trouve égale- produit des souris transgéniques ; ce sont
complexe qui protège les cellules des ment sur le chromosome 21. On ignore si des souris qui portent un gène ou des
mammifères contre les radicaux libres ces deux gènes sont ou non identiques. groupes de gènes humains. Cette
oxygénés : ce sont des molécules très Les cartes génétiques du chromo- méthode a déjà été utilisée avec des onco-
réactives libérées lors de l'oxydation et some 21 se sont perfectionnées au cours gènes, des gènes de facteur de croissance
qui jouent sans doute un rôle dans le de ces dernières années et on prévoit que et des gènes codant des enzymes métabo-
vieillissement. Les modifications de la leur précision ira croissant. Pourtant nous liques. On va maintenant l'appliquer aux
concentration en SOD-1 ont peut-être une n'avons encore aucune preuve absolue gènes du chromosome 21, sans doute res-
part dans le retard mental des personnes que la trisomie d'une partie du chromo- ponsables du syndrome de Down.
atteintes de trisomie 21 ainsi que dans some 21 est bien la cause directe du syn- Dans les prochaines expériences, on
leur vieillissement accéléré. L'enzyme drome de Down. Les progrès du génie introduira des gènes du chromosome 21
est exprimée en proportion du nombre de génétique permettent de manipuler des comme ets-2, SOD-1 ou Gart dans des
gènes qui la codent et le gène de la SOD-1 modèles animaux, ce qui devrait per- cellules d'embryons de souris et l'on étu-
a été localisé sur la région q22 du chro- mettre d'obtenir cette preuve. diera l'expression de ces gènes dans les
mosome 21. Lorsque les chercheurs Les généticiens ont déjà découvert portées. On étudiera de cette façon les
auront compris comment fonctionne ce qu'une partie du chromosome 16 de la effets de la trisomie d'un seul gène ou
gène, ils auront en partie élucidé les pro- souris contient les gènes ets-2, Gart et d'un petit groupe de gènes, ce qui illus-
cessus du vieillissement chez l'Homme. SOD-1, ainsi qu'un certain nombre de trera les multiples effets d'un gène isolé.
Citons enfin une découverte récente séquences d'ADN dont on connaît les À plus long terme, on pourrait tester, sur
très étonnante : il existe une relation homologues sur le chromosome 21 ces animaux, des traitements mis au point
génétique entre la maladie d'Alzheimer humain. John Gearhart, de l'Université pour prévenir ou guérir les différentes
et la trisomie 21. George Glenner et ses Johns Hopkins, et Charles Epstein et pathologies associées à la trisomie 21.

6. L'ANALYSE MOLÉCULAIRE du chromosome 21 a été schématisée à meilleure résolution en utilisant des méthodes plus élaborées, notam-
différentes résolutions, de la localisation d'un gène sur le chromo- ment la création d'hybrides interspécifiques après irradiation et
some (ici le gène Gart), jusqu'à la détermination de sa séquence de l'électrophorèse en champ pulsé (c). Les méthodes de clonage molé-
paires de bases. Les analyses cytogénétiques utilisent deux méthodes : culaire et d'électrophorèse classique ont une résolution encore supé-
la coloration du chromosome (a) et l'étude des translocations ne por- rieure (d). Enfin on détermine la séquence de paires de bases d'un
tant que sur une région du chromosome (b). On obtient une gène particulier par des méthodes de séquençage de l'ADN (e).
L'empreinte parentale

Carmen Sapienza

Même lorsque les parents transmettent à leurs enfants La deuxième exception bien connue
au principe d'équivalence des croisements
des gènes identiques, ceux-ci peuvent avoir des effets réciproques concerne des caractèrestrans-
mis par l'ADN mitochondrial ; certains
différents. Certains gènes spécifiques du sexe du géniteur organites subcellulaires, les mitochondries
des cellules animales, et les mitochondries
perturbent parfois le développement normal et les chloroplastes des cellules végétales,
portent une information génétique propre,
et déclenchent des maladies. indépendante de celle des chromosomes
du noyau. Ces organites se transmettent
de génération en génération par le cyto-
LORS DE sestoutes pre- nous avons fait quelques découvertes plasme des ovules, et sont transmis uni-
mières expériences avec étonnantes qui éclairent notamment cer- quement par la mère. La couleur des
des pois, vers 1860, tains mécanismes du cancer, des maladies feuilles de certaines plantes résulte de ce
Gregor Mendel fit une génétiques et de diverses pathologies. type d'hérédité, de même qu'une maladie
observation qui allait L'empreinte parentale pourrait même être neuromusculaire de l'Homme : I'encépha-
devenir un axiome de la génétique : responsable de certains aspects, insoup- lomyopathie mitochondriale.
quand il croisait des lignées pures de pois çonnés jusqu'alors, de la transmission L'empreinte parentale, la troisième
ronds avec des lignées pures de pois mendélienne des caractères. exception, découverte récemment, differe
ridés, tous les descendants étaient ronds, On connaît depuis plusieurs années des deux autres. Les caractères qu'elle
que le pois rond ait été le pois mâle ou le des exceptions à la règle de l'équivalence modifie ne sont pas nécessairement por-
pois femelle. Mendel avait découvert le des croisements réciproques, mais elles tés par les chromosomes sexuels (ils peu-
principe d'équivalence des croisements se limitent à deux catégories de carac- vent toutefois l'être) et ils ne sont pas
réciproques : les combinaisons d'un gène tères : ceux qui sont liés aux gènes portés non plus associés aux mitochondries
normal et d'un gène pathologique sont par les chromosomes sexuels, X et Y, et transmises par la mère : en principe, tous
identiques que le gène anormal ait été ceux qui sont commandés par des gènes les gènes peuvent la subir. Alors que les
transmis par le père ou par la mère. localisés à l'extérieur du noyau cellulaire. maladies transmises par les gènes liés au
Cette observation de Mendel a eu une Toutes les cellules somatiques de sexe ou aux organites maternels résultent
importance considérable dans l'histoire et femelles mammifères contiennent deux d'une contribution génétique inégale des
dans la pratique de la génétique, car chromosomes X, alors que les mâles ont deux parents, dans le cas de l'empreinte
l'équivalence des gènes est vraie pour de un chromosome X et un chromosome Y. parentale, les contributions sont iden-
nombreux caractères génétiques, non Le daltonisme et l'hémophilie sont deux tiques, mais des modifications épigéné-
seulement chez le Pois, mais aussi chez des nombreux caractères déterminés par tiques différentes ont des conséquences
la Mouche, la Souris, l'Homme et les gènes du chromosome X et la trans- différentes ; cette caractéristique a attiré
d'innombrables organismes. mission de ces caractères liés au sexe l'attention des biologistes. Nous allons
Cependant, les généticiens et les s'effectue sans que le principe d'équiva- voir que l'empreinte parentale est une
embryologistes ont observé que certains lence des croisements réciproques soit modification épigénétique (temporaire et
caractères n'obéissent pas à ces règles et respecté. réversible) du génome sous l'action de
sont contrôlés par l'empreinte parentale : Ainsi quand un père est daltonien et gènes « modificateurs » qui influencent
les gènes transmis par les femelles et par la mère normale, aucun de leurs fils n'est l'expression de certains gènes.
les mâles sont «marqués», c'est-à-dire daltonien ; quand la mère est daltonienne
qu'ils portent une empreinte temporaire. et le père normal, tous les fils sont dalto-
Les descendants qui reçoivent des gènes niens ; dans les deux cas, les filles por-
portant l'empreinte de leur mère sont dif- tent le gène du daltonisme, mais elles ne
férents de ceux qui héritent des gènes sont pas elles-mêmes daltoniennes.
paternels. En bref, le sexe du parent qui a L'hérédité et la manifestation du carac- 1. LES CHROMOSOMES des spermatozoides
transmis tel gène a parfois son importance. tère lié au sexe, dépendent du sexe du et des ovules portent des empreintes paren-
tales : les deux sexes héritent de certains
De nombreux chercheurs de par le descendant, et de la transmission d'un
gènes marquésde l'empreinte paternelle et
monde tentent de découvrir la nature gène muté porté par le chromosome X.
d'autres de l'empreinte maternelle. Quand
moléculaire de cette modification épigé- La pathologie sera la même que le chro-
un individu produit des spermatozoidesou
nétique, c'est-à-dire réversible et transi- mosome X anormal ait été transmis par le des ovules, les anciennes empreintes sont
toire, son mécanisme, le nombre et le type père ou par la mère : le sexe du parent effacéeset de nouvelles, spécifiquesdu sexe
des gènes qui sont ainsi marqués. Cette qui a transmis le gène défectueux n'inter- de l'individu, sont apposées sur tous les
recherche est particulièrement ardue, mais vient pas directement. chromosomes des gamètes
2. LES CROISEMENTS RÉCIPROQUES sont des expériences où le feuilles de quelques plantes, ne sont transmis quepar la mère (au
gène d'un caractère est apporté par la mère dans un cas, et par le centre) par l'intermédiaire de l'ADN mitochondrial. La transmission
père dans l'autre. Pour la plupart des caractères, tel l'aspect ridé ou est plus complexe dans le cas des divers caractères liés au chromo-
lisse des pois, le sexedu parent qui a transmis le gène n'intervient some sexuel, commela couleur des ailes chez les papillons Abraxas
pas (à gauche). Cependantcertains caractères,telle la couleur des (à droite).

Les études de l'empreinte parentale séparés quelques instants dans le cyto- enlevé par celui d'un autre oeuf fécondé.
résultent des travaux de James McGrath plasme de l'oeuf, avant que les cellules de Quand ils remplacèrent un noyau du sper-
et de Davor Solter, de l'Institut Wistar l'embryon ne commencent à se diviser : matozoïde par le noyau d'un autre sper-
d'anatomie et de biologie à Philadelphie, on peut alors distinguer les deux noyaux matozoïde, ou un noyau d'ovule par un
et d'Azim Surani et de ses collègues de au microscope optique, car ils ont une autre noyau d'ovule, les embryons se
l'Institut de physiologie animale de taille et une position caractéristiques. développèrent normalement, et les souris
Cambridge. J. McGrath et D. Solter ont formées étaient identiques aux autres sou-
mis au point une méthode microchirurgi- Le transfert de noyaux ris normales de la même lignée.
cale, le transfert de noyaux, pour échan- Par transferts de noyaux, ils ont éga-
A l'aide d'un capillaire de verre très lement créé des embryons ayant des
ger l'information génétique entre deux
embryons de souris. Cette technique fin, J. McGrath et D. Solter ont retiré soit patrimoines génétiques anormaux : des
exploite le fait que, quand un spermato- le noyau provenant de l'ovule, soit le embryons possédant deux jeux de chro-
zoïde féconde un ovule, le noyau de noyau du spermatozoïde (ou les deux) de mosomes maternels ou deux jeux de
l'oeuf et celui du spermatozoïde restent l'oeuf fécondé, puis ont remplacé le noyau chromosomes paternels, J. McGrath,
D. Solter et A. Surani ont étudié le déve-
loppement de ces embryons gynogénotes
(contenant deux ensembles complets de
chromosomes maternels) et androgénotes
(contenant deux jeux complets de chro-
mosomes paternels), et ils les ont compa-
rés à des embryons normaux (ayant un
chromosome de chaque parent).
Il est important de noter que les souris
utilisées avaient été sélectionnéespendant
de nombreuses générations, et que les
mâles et les femelles avaient donc des jeux
identiques de chromosomes(naturellement
les femelles portaient deux chromosomes
X, et les mâles un chromosome X et un
chromosome Y). Si le développement d'un 3. LE DALTONISME fait exception à la loi de l'équivalence des croisements réciproques : ce
caractère estdéterminé par les gènes du chromosome X. Lorsque le père (X*Y) est daltonien
embryon de souris ne dépendait que de ses
(il porte un gène X* muté)
normale,
et que
lesne
la
filssont
mère
(XY) est atteints; les
pas
gèneset pas du sexedu parent qui les avait
filles (X*X) portent un chromosome anormal mais ne sont pas elles-mêmes daltoniennes
transmis, les gynogénotes, les androgé- puisque le second chromosomeest normal (à gauche). Inversement lorsque le père(XY) est
notes et les souris normales auraient dû se normal, mais la mère (X*X*), daltonienne, tous les fils (X*Y) sont daltoniens, et les filles
développer de la même façon. portent encore le gène du daltonisme sans être atteintes (à droite)

Gènes mâles,
genes femelles Chez les gynogénotes qui se dévelop- tiques chez les gynogénotes, les androgé-
pent le plus, les embryons ont peu d'ano- notes et les embryons normaux,
Or les trois catégories d'embryons malies, mais le placenta et le sac vitellin J. McGrath, D. Solter et A. Surani ont
évoluent différemment. Les embryons à (les structures essentiellesà l'alimentation conclu que les gènes devaient être modi-
deux jeux de chromosomes maternels ou de l'embryon) sont gravement endomma- fiés ou avaient reçu une empreinte diffé-
paternels ne sont pas viables : leur déve- gés. On observe des anomalies inverses rente en fonction de leur origine mater-
loppement cesse généralement après avec les androgénotes : les sacs vitellins nelle ou paternelle. Cette modification
quelques divisions cellulaires, et quand le et les placentas sont quasi normaux, mais épigénétique semblait inactiver sélective-
développement se poursuit, les gynogé- les embryons sont déformés et atrophiés. ment certains gènes qui auraient dû agir
notes et les androgénotes présentent des Comme les séquences d'ADN des au début du développement embryon-
anomalies très différentes. chromosomes sont censées être iden- naire. Parmi les gènes transmis par le
père, ceux qui contribuaient au dévelop-
pement de l'embryon semblaient avoir
été inactivés, et des gènes indispensables
à la formation du sac vitellin et du pla-
centa semblaient inactivés lorsqu'ils
étaient transmis par la mère.
Bruce Cattanach, du Conseil de la
recherche médicale d'Oxford, a observé
une autre manifestation de l'empreinte
parentale. Depuis plusieurs années, il
s'intéresse au phénomène de non-équiva-
lence des croisements réciproques et il a
créé un outil pour étudier ces caractères :
des lignées de souris avec une ou plu-
sieurs paires de chromosomes fusionnés.
Chez ces souris, certains chromosomes
sont liés physiquement, de sorte qu'ils ne
se séparent pas lors de la méiose ; ainsi,
une cellule qui se divise reçoit parfois
deux exemplaires d'un chromosome, et
une autre cellule n'en reçoit aucun.
Quand un ovule qui contient deux exem-
plaires d'un chromosome est fécondé par
un spermatozoïde dépourvu de ce chro-
mosome, l'embryon résultant contient le
nombre normal de chromosomes, mais
les deux exemplaires du chromosome
proviennent de la mère. De même, les
deux exemplaires proviennent du père
quand le spermatozoïde porte les deux
chromosomes et que l'ovule n'en porte Nous avons notamment étudié le rôle Empreinte parentale
aucun. Si des hybrides réciproques de la méthylation de I'ADN, un méca-
et cancers
étaient équivalents, tous les animaux nisme où de petits groupes méthyle se
résultant de ces fécondations seraient lient à l'ADN. Nous avons alors observé Avec sa collègue Joan Knoll et Charles
identiques ; or les expériences de que certains gènes sont méthylés diffé- Williams, de l'Université de Floride,
B. Cattanach ont montré que cette équi- remment selon le sexe du parent et que R. Nicholls a étudié le génome de patients
valence était mise en défaut pour plu- cette modification épigénétique est réver- atteints du syndrome d'Angelman ; ceux-ci
sieurs chromosomes de souris. sible. Cependant personne n'a encore rient de façon intempestive, font des mou-
Ainsi les souris ayant hérité leurs prouvé que ces modifications sont les vements saccadéset présentent un retard
deux chromosomes I I d'un même parent mécanismes responsables de l'empreinte moteur et intellectuel. Ces patients mon-
ont des tailles et des poids très différents parentale ou si elles ne sont que des trent souvent une délétion partielle du
de ceux des souris normales. Élevées conséquences d'un phénomène biochi- chromosome 15 hérité de leur mère, seul le
dans les mêmes conditions que d'autres mique plus fondamental encore inconnu. chromosome 15 du pèreest entier.
souris au patrimoine génétique normal, Tous mes collègues ne sont pas de Il est étonnant que deux maladies
les souris à deux chromosomes 11 mater- mon avis, mais je parierais que la méthy- caractérisées par des signes cliniques si
nels étaient anormalement petites, tandis lation de l'ADN n'est qu'une conséquence différents, soient liées à une empreinte
que les souris à deux chromosomes 11 d'un autre mécanisme plus fondamental. parentale des mêmes gènes, portés par le
paternels étaient géantes. Des expé- Heureusement nous pouvons continuer à même chromosome. Cependant, contraire-
riences analogues réalisées avec d'autres étudier les empreintes parentales sans ment aux souris anormalement petites ou
paires de chromosomes fusionnés font connaître leur cause ; quelle que soit leur grandes de B. Cattanach, les syndromes de
apparaître des anomalies caractéristiques, origine, elles se manifestent de façon Willi-Prader et d'Angelman ne sont pas
anatomiques, physiologiques et compor- étrange, parfois tragique. les côtés pile et face d'une même pièce de
tementales ; elles sont parfois fatales. L'empreinte parentale peut être à monnaie, ils ne résultent pas d'un excès ou
Ces expériences ont également révélé l'origine de diverses maladies : la nature d'un défaut des produits d'un même gène.
que les effets de l'empreinte parentale ne fait parfois apparaître chez l'Homme les Ces études soulignent la difficulté de pré-
persistent pas dans les générations ulté- anomalies que B. Cattanach a observées voir les conséquences physiologiques de
rieures ; elle n'est pas une modification chez la Souris. Robert Nicholls et ses l'empreinte parentale et l'on devrait sans
permanente des chromosomes. Une petite collègues de l'École de médecine de doute rechercher des anomalies de cette
souris mâle qui a reçu ses deux chromo- Harvard l'ont récemment découvert chez modification épigénétique dans de nom-
somes 11 de sa mère engendre générale- des patients souffrant du syndrome de breusesmaladies génétiqueshumaines.
ment des descendants de taille normale. Willi-Prader, une maladie qui associe un L'empreinte parentale pourrait même
Ainsi les gènes reçus de la mère ont-ils retard mental, une obésité importante, avoir des conséquences importantes : on
été débarrassés de l'empreinte mater- une petite taille et une atrophie des mains soupçonnequ'elle intervient dans plusieurs
nelle, pour être « reconvertis » en gènes et des pieds. Après avoir analysé le cancers infantiles, notamment le rhabdo-
mâles. Après les découvertes de génome des patients atteints du syn- myosarcome embryonnaire (une tumeur
J. McGrath, D. Solter, A. Surani et drome de Willi-Prader et celui de leurs des muscles), les tumeurs de Wilms (une
B. Cattanach, les chercheurs de plusieurs parents, R. Nicholls a conclu que de forme de cancer du rein) et l'ostéosarcome
laboratoires (dont le nôtre) se sont nombreux patients avaient hérité leurs (une forme de cancer des os).
demandé si l'empreinte parentale résul- deux exemplaires du chromosome 15 de Comment l'empreinte parentale agit-
tait de modifications directes de l'ADN. leur mère. elle dans ces maladies ? Avant de l'expli-
quer, rappelons que de nombreux cancers
semblent résulter de l'accumulation de
mutations successives dans des gènes
spécifiques d'une même cellule. Le chro-
mosome 11, par exemple, porte un gène
Rd qui appartient à une famille d'onco-
gènes récessifs, les anti-oncogènes, des
gènes qui s'opposent à la formation de
tumeurs et qui doivent être présents sur
les deux chromosomes d'une paire pour
se manifester (voir Les gènes de cancers,
par Robert Weinberg, dans ce dossier).
Sans le produit engendré par l'anti-onco-
gène Rd, les cellules musculaires se trans-
forment en cellules cancéreuseset engen-
4. L'EMPREINTE parentale portée par les
drent finalement un rhabdomyosarcome.
gènes suppresseursde tumeurs (tel Rd) peut Comme chaque noyau cellulaire
augmenterle risque d'apparition de certains contient deux chromosomes 11, les deux
cancers. Chez les individus modifiés épigé-
exemplaires de l'anti-oncogène Rd doivent
nétiquement, un seul accident génétique,
être inactivés pour qu'une cellule se trans-
comme une mutation ponctuelle ou une
délétion chromosomique,suffit à rendre une forme. Un des deux gènes Rd peut être
cellule cancéreuse.Sans cette empreinte, de inactivé de plusieurs façons, notamment
tels événementsdoivent se produire deux par une mutation de la séquence d'ADN.
fois avant que la tumeur apparaisse. En présence d'une telle mutation, tout
mécanisme génétique qui inactive l'autre mécanisme pour certains cancers infan- mique ou tout autre accident génétique).
exemplaire du gèneRd risque de rendre la tiles. Nous pensons que l'événement qui Ainsi, les cellules tumorales de rhabdo-
cellule cancéreuse : l'accident génétique inactive le premier exemplaire d'un anti- myosarcome auraient sur leur chromo-
qui inactive le second anti-oncogène Rd oncogène n'est pas une mutation vraie, some 11 subsistant un exemplaire du gène
détruit, soit le chromosome tout entier, mais plutôt une modification épigéné- Rd inactif et qui porterait une empreinte
soit la partie qui contient le gène. tique, qui activerait ou inhiberait différem- parentale ; ce chromosome proviendrait
Avec mes collègues Heidi Scrable et ment les gènes des mâles et des femelles du même parent dans la plupart des cas de
Webster Cavenee, de l'Institut Ludwig à (le second événement,qui déclencherait le rhabdomyosarcome embryonnaire.
Montréal, nous avons proposé un nouveau cancer, serait une délétion chromoso- Les équipes de Grady Saunders, du
Centre cancérologique de Houston, de
Manfred Mannens, à l'Université
d'Amsterdam, et de Masao Sasaki, à
l'Université de Kyoto, ont confirmé notre
hypothèse. Dans les rhabdomyosarcomes
embryonnaires, les tumeurs de Wilms et
les ostéosarcomes, la première inactiva-
tion touche presque toujours un anti-onco-
gène porté par un chromosome paternel.
L'empreinte parentale interviendrait dans
la genèse de ces tumeurs, bien que tout le
mécanisme ne soit pas encore démonté.

La chorée de Huntington

Une difficulté théorique importante


demeure : quelle est l'origine de
l'empreinte parentale ? La plupart de ceux
qui l'ont étudiée ont cru qu'elle résultait
des différences physiologiques et biochi-
miques fondamentales entre la formation
des gamètes mâles (les spermatozoïdes)et
femelles (les ovules). Les mâles adultes
produisent des milliards de spermato-
zoïdes issus d'une population de cellules
souches qui se divisent en permanence.
Au contraire les femelles naissent avec
tous les ovules qu'elles libéreront lors de
leur période reproductive ; les ovules
matures sont libérés un par un à intervalles
réguliers. Pour beaucoup, ces différences
physiologique étaient également respon-
sablesdes modifications épigénétiques.
Cependant si les différences
d'empreintes parentales ne résultaient
que des différences entre la production
des gamètes, tous les mâles devraient
apposer sur leur génome une empreinte
particulière, et toutes les femelles, une
autre. En l'absence d'indices contraires,
nous avions supposé que tous les indivi-
dus d'un même sexe marquaient leur
génome de la même façon.
Manifestement cette hypothèse était
fausse, et l'étude des cancers infantiles
imputant les anti-oncogènes hérités du
père l'a réfutée : si tous les individus
mâles marquaient et inactivaient le gène
Rd, par exemple, le rhabdomyosarcome
embryonnaire serait très fréquent : une
seule modification génétique du gène Rd
transmis par la mère transformerait les
cellules d'un individu. Comme ces
tumeurs sont très rares (un enfant sur
20 000 est atteint), il est peu probable
que chacun de nous possède un anti- de positions variables responsables de caractères génétiques déterminés par le
oncogène inactif hérité du père. l'expression variable de certains carac- parent qui les a transmis ont paru. Chez
Toutefois, chez les personnes atteintes, tères. Cependant ces caractères sont inha- des organismes aussi différents que la
l'explication précédente semble la bonne. bituels, car, contrairement à la plupart des drosophile, les levures, le maïs, la Souris
On serait tenté d'expliquer cet écart autres mutations, ils ne sont pas exprimés et l'Homme, certains caractères semblent
entre la théorie et la réalité en disant que dans toutes les cellules des tissus atteints. modifiés par l'empreinte parentale.
tous les mâles (ou toutes les femelles) ne Les tissus pathologiques constituent des Néanmoins l'empreinte parentale est
modifient pas et n'inactivent pas les mosaïques de cellules mutées et de cel- généralement considérée par de nombreux
mêmes gènes. Comment, dès lors, expli- lules qui semblent parfaitement normales. biologistes comme une curiosité qui ne
quer ces différences entre individus ? La proportion de cellules qui expriment concerne que quelques caractères. On me
Pour un vrai généticien, la génétique la mutation est déterminée par des gènes demande souvent pourquoi je perds mon
a réponse à tout : plusieurs gènes-diffé- modificateurs dont l'action se traduit par temps (sous-entendu : pourquoi je le fais
rents de ceux qui subissent l'empreinte des modifications variables ; les tissus perdre à mes interlocuteurs) à étudier un
seraient responsables de l'empreinte peuvent être parfaitement normaux ou phénomène aussi futile. Je réponds tou-
parentale, c'est-à-dire que l'empreinte totalement pathologiques. jours que l'on ignore le nombre de carac-
résulterait de l'action de plusieurs gènes Selon C. Laird, si la variabilité de tères subissant l'empreinte, mais que je
agissant différemment chez les mâles et l'âge d'apparition de la chorée de suis convaincue qu'il est probablement
chez les femelles. Les individus du même Huntington résulte de celle de l'expres- élevé. Ma réponse suscite généralement
sexe imprimeraient des marques diffé- sion en mosaïque du gène de la maladie, étonnement et incrédulité, puis un long
rentes puisque les gènes responsables de des gènes modificateurs de l'expression exposé des principes mendéliens, et enfin
l'empreinte ne sont pas identiques. Ainsi en sont probablement la cause. Un gène une affirmation péremptoire que l'héré-
la plupart des mâles auraient un gène Rd modificateur qui déplacerait l'équilibre dité de la plupart des caractères ne fonc-
actif, mais chez quelques-uns, les gènes vers davantage de tissu mutant corres- tionne pas de cette façon.
responsables de l'empreinte parentale pondrait à une apparition précoce de la Jusqu'à un certain point, ces critiques
seraient anormaux et le gène Rd, inactivé. chorée, tandis qu'un gène qui favoriserait sont fondées. Si la plupart des caractères
On sait depuis longtemps que le tissu normal retarderait son apparition dépendaient complètement du sexe du
l'expression et l'inactivation d'un gène (dans certains cas, les patients ne sont pas parent qui les avait transmis, les généti-
sont commandées par d'autres gènes : atteints avant 70 ans ou plus). ciens l'auraient certainement observé plus
c'est le vieux phénomène génétique de Afin d'expliquer la prépondérance des tôt. Cependant tout dépend peut-être de la
modification de dominance. De nom- formes juvéniles transmises par le père, précision avec laquelle on étudie l'héré-
breux caractères réagissent à l'activité C. Laird a émis l'hypothèse que le gène dité. Quand J. Spofford étudia l'expression
d'autres gènes, qui « modifient leur modificateur était localisé sur le chromo- en mosaïque des caractères mutants de la
expression», et l'empreinte parentale ne someX. Comme les hommes n'ont qu'un drosophile, elle observa les mêmes carac-
serait qu'un cas particulier de modifica- seul chromosome X, toute anomalie du tères chez tous les descendantsde croise-
tion de dominance. Ces gènes modifica- gène modificateur porté par ce chromo- ments réciproques, conformément aux
teurs qui commanderaient l'empreinte some ne peut être compensée, contraire- observationsde Mendel. Pourtant les diffé-
parentale auraient pourtant une caractéris- ment à ce qui se passe chez les femmes, rences dans l'expression de ces caractères
tique inhabituelle : leur action serait diffé- de sorte que les hommes ont davantagede étaient suffisantes pour qu'elle distingue le
rente chez les mâles et chez les femelles. risques d'avoir des enfants où la propor- sexe du parent qui les avait transmis.
La chorée de Huntington est tion de cellules mutantes est élevée et qui Nos travaux et ceux de Alan Peterson,
l'exemple d'un caractère modifié par une souffrent très tôt de la chorée de à l'Institut Ludwig de Montréal, ont mon-
empreinte dépendant du sexe. Cette mala- Huntington. Pourtant dix pour cent des cas tré que plusieurs caractères de la Souris
die neurologique fatale, d'origine géné- infantiles appartiennent à des familles où sont en mosaïque Quand on s'interroge
tique, est transmise selon le mode domi- la mère-et non plus le père-est atteinte : simplement sur la présence de ces carac-
nant : il suffit que l'enfant hérite d'un seul il n'est en effet pas impossible que des tères, on peut répondre sans ambiguïté
gène de la chorée (transmis par l'un ou femmes aient des gènes modificateurs qu'ils existent, mais lorsque l'on cherche
l'autre des parents) pour qu'il soit atteint. anormaux sur leurs deux chromosomes X, comment ces caractères sont exprimés,
Cette maladie se manifeste vers 38 ans en toutefois cette situation devait être rare. l'effet de l'empreinte parentale apparaît.
moyenne, mais dix pour cent environ des Ce modèle semble bien expliquer la Pour certains caractères, l'expression est
cas apparaissent chez des jeunes enfants, génétique de cette maladie compliquée. discrète, mais pour d'autres, elle peut être
dès l'âge de deux ans et demi. J'ai un peu précisé la théorie de C. Laird critique : selon le degré de l'expression, les
Les médecins ont observé que dans afin d'éclairer le comportement des gènes malades manifesteront la chorée de
90 pour cent des cas infantiles, c'est le modificateurs, et cette petite modification Huntington à 5 ou à 70 ans,d'autres auront
père qui est également atteint : le père et permet de mieux appréhender la véritable ou n'auront pas de tumeur de Wilms.
l'enfant portent le même gène, mais des génétique de la chorée de Huntington. L'une des directions de recherche les
modifications liées à la transmission par Le modèle de C. Laird nous ramène plus prometteuses de l'empreinte paren-
le père révèlent la maladie beaucoup plus aux origines de l'empreinte parentale : à tale est peut-être l'étude de la transmis-
tôt chez l'enfant. On a proposé diverses ma connaissance, les premières études sion des maladies génétiques complexes.
hypothèses pour expliquer la génétique approfondies de ces empreintes ont été On ignore encore si ces études permet-
de la chorée de Huntington, mais celle de réalisées chez la drosophile, par Janice tront de mieux comprendre ces maladies,
Charles Laird, de l'Université de Spofford, de l'Université de Chicago, qui mais les succès théoriques, sinon pra-
Washington, semble la meilleure ; il a a étudié des effets de position variable. tiques, que nous avons obtenus pour la
transposé à cette maladie une particula- Publié en 1959, ce travail passa presque chorée de Huntington et certains cancers
rité génétique de la drosophile : les effets inaperçu. Depuis, quelques études sur les infantiles sont porteurs d'espoir.
MÉCANISMES
LES On diagnostique la mucoviscidose en
observant des concentrations anormale-
GÉNÉTIQUES ment élevées en sodium et en chlore,
dans la sueur. La maladie provoque en
effet une diminution du transport des
DE LA MUCOVISCIDOSE ions chlorures à travers la membrane des
cellules des muqueuses : ces cellules
sécrètent alors un mucus déshydraté et
visqueux qui obture les voies aériennes et
digestives. Les malades souffrent d'infec-
La
mucoviscidose est la maladie déclare si les deux chromosomes por- tions répétées (leur épithélium respira-
génétique la plus fréquente : en France, tent la mutation). Quand les deux toire ne pouvant évacuer les poussières
un enfant atteint naît chaque jour. Cette parents sont porteurs, un enfant sur et les agents pathogènes), d'une insuff-
maladie est autosomatique (elle atteint quatre risque de contracter la maladie, et sance respiratoire et de troubles digestifs.
les cellules qui ne sont pas les cellules la moitié de la descendance sera à son On les soulage par une kinésithérapie
sexuelles) et récessive (la maladie se tour porteuse du gène muté. respiratoire, des antibiotiques, des extraits
pancréatiques et certaines drogues (on
tente exceptionnellement une greffe de
poumon). Ces traitements ont augmenté
l'espérance de vie d'un enfant atteint de
mucoviscidose de quelques mois, à 20 ou
25 ans. Toutefois, ces soins restent pallia-
tifs : ils n'agissent pas sur la molécule res-
ponsable de la maladie
Récemment des progrès décisifs ont
été accomplis dans la compréhension
des mécanismes moléculaires à l'origine
de la mucoviscidose, ouvrant de nou-
velles voies thérapeutiques. En 1989,
l'équipe canadienne de Lap Chee Tsui
identifia et clona le gène dont certaines
mutations déclenchent la maladie : situé
sur le chromosome 7, ce gène code une
protéine membranaire nommée CFTR
(régulateur de la conductance membra-
naire de la mucoviscidose). On crut
d'abord que cette protéine était un régu-
lateur du transport des ions chlorures,
mais des résultats récents suggèrent que
la protéine CFTR forme un canal trans-
membranaire qui laisse passer ces ions.
Puis on identifia plusieurs mutations
du gène CFTRet leurs effets sur le trans-
port ionique. Ainsi l'équipe américaine
d'A. Smith montra que la principale
mutation responsable de la maladie,
nommée AF508, semble empêcher la
maturation de la protéine CFTRet sa
migration vers la membrane plasmique :
celle-ci, dépourvue de canaux chlorures,
ne pourrait pas transporter ces ions.
Cependant les travaux réalisés par
Pascal Barbry et Guy Champigny, dans
l'équipe CNRS de Michel Lazdunski, à
Sophia-Antipolis, en collaboration avec
Wilfried Dalemans, de la Société
Tronsgène, révèlent qu'une partie des
protéines CFTR portant la mutation
AF508 atteignent la membrane plas-
1. La mucoviscidose est la plus fréquente des maladies autosomatiques récessives mique où elles transportent les ions
graves dans la population blanche. L'analyse post mortem du pancréas d'un chlorures, avec une efficacité toutefois
malade révèle la présence de kystes et de fibroses :canaux
les pancréatiques sont réduite. Par conséquent, les défauts asso-
dilatés et bloqués ciés à cette mutation pourraient être
des mucus ; les glandes pancréatiques sont atrophiées
par et
remplacées par un tissu fibreux. corrigés en rétablissant la maturation de
la protéine CFTR ou encore en activant
les canaux membranaires.
La protéine CFTR,qui est formée de
1480 acides aminés, comporte deux
régions symétriques : chacune d'elles
contient six segments transmembranaires
(TM1 ou TM2)et un site de fixation de l'ATP
(NBD1 ou NBD2), qui est cytoplasmique. Les
deux régions symétriques sont reliées par
le domaine R, situé dans le cytoplasme, qui
comporte plusieurs sites de phosphoryla-
tion par la protéine kinase A. L'ouverture
du canal CFTRnécessiterait la phosphoryla-
tion du domaine R (c'est-à-dire la fixation
de groupements phosphates sur certains
acides aminés, les sérines), elle- mêmeacti-
vée par l'AMPcyclique, ainsi que la fixation
d'ATP sur les sitesNBDI et NBD2.
En Europe, une personne sur 20 pos-
sède un allèle muté du gène CFTR: ces
personnes ne sont pas malades, car elles
conservent un allèle normal qui est fonc-
tionnel, mais elles transmettent la mala-
die lorsque leurs descendants héritent de 2 La mucoviscidose se caractérise par une diminution du transport des ions chio-
deux allèles mutés. On connaît plus de rures à trovers la protéine CFTR, située dans la membrane des cellules épithéliales.
120 mutations de la protéine CFTR qui Chez les malades portant la mutation #F508, on pourrait corriger ce défaut en
déclenchent la mucoviscidose ; la plupart rétablissant la migration de la protéine CFTRvers la membrane plasmique (1) ou
d'entre elles ne modifient qu'un acide en activant l'ouverture des canaux chlorures présents dans la membrane (2).
aminé et portent sur un des deux sites
de fixation de l'ATP.En Europe du Nord,
lisé la technique du patch-clamp, qui per- La thérapie génique, qui consiste à
70 pour cent des cas de mucoviscidose
résultent de la délétion d'une phénylala- met d'analyser le fonctionnement d'un introduire dans l'organisme les gènes
nine en position 508, dans le site NBD1. seul canal : on isole un fragment de mem- normaux correspondant aux gènes défi-
Selon l'équipe d'A. Smith, la protéine brane du reste de la cellule, à l'aide d'une cients, afin de rétablir la synthèse des
ainsi mutée, la AF508, présenterait un micropipette en verre reliée à une élec- protéines normafes, constitue le traite-
défaut de maturation : alors que la pro- trode et à un amplificateur, et on enre- ment idéal des maladies génétiques.
téine CFTRnormale subit une glycosyla- gistre les variations de courant associéesà Dans le domaine de la mucoviscidose,
tion (le greffage d'un sucre), au cours de l'ouverture ou à la fermeture des canaux une première étape vers une thérapie
sa migration entre le réticulum endoplas- situés dans ce fragment de membrane. génique a été franchie par l'équipe CNRS
mique et la membrane plasmique, la pro- Grâce à cette technique, qui valut le de Michel Perricaudet, à l'Institut Gustave
téine AF508 ne subirait pas cette glyco- prix Nobel à ses inventeurs, Erwin Neher Roussy, en collaboration avec Transgène
sylation et ne migrerait pas vers la et Bert Sakmann, les chercheurs niçois et avec le groupe de Ronald Crystal, au
membrane plasmique. ont montré que le canal muté et le canal NIH. Ces chercheurs ont rétabli le trans-
normal présentent la même conductance port des ions chlorures dans des cellules
L'équipe ionique, la même sélectivité à l'égard des pancréatiques provenant de malades
de M. Lazdunski a com-
paré l'activité de la protéine CFTR nor- anions bromures et iodures et le même atteints de mucoviscidose et cultivées in
male et celle de laprotéine #F508, temps moyen d'ouverture. Cependant les vitro, en infectant ces cellules avec un adé-
après avoir infecté des fibroblastes par le canaux mutés sont quatre fois moins novirus portant le gène CFTR, que celles-ci
virus de la vaccine portant le gène CFTR nombreux que les canaux normaux à la ont alors exprimé. Puis, les mêmes cher-
normal ou le gène muté-pour faire surface des cellules, et ils restent fermés cheurs ont fait produire in vivo la protéine
produire à ces cellules les protéines cor- trois fois plus longtemps que ces demiers. CFTRhumaine à des cellules pulmonaires
respondantes. Les chercheurs niçois ont Ainsi la diminution du transport des de rats, durant plus de six semaines, en
confirmé le défaut de maturation de la ions chlorures, dans les cellules portant la introduisant dans la trachée des animaux
protéine AF508, mais ils ont observé mutation AF508, résulterait de la un adénovirus portant le gène CFTR.
une activité résiduelle de la protéine conjonction de deux phénomènes : un Plus récemment encore, l'équipe
mutée. Ainsi l'addition d'AMP cyclique, défaut de migration de la protéine vers la américaine d'A. Smith a rapporté des
dans les cellules qui synthétisent la pro- membrane plasmique et une ouverture résultats encourageants d'essais de théra-
téine AF508, stimule un efflux d'ions des canaux moins fréquente. La persis- pie génique chez l'homme.
iodiures radioactifs (125|-); cet efflux est tance d'une activité réduite, dans les La recherche de traitements contre
cependant trois fois plus faible que dans canaux mutés, laisse espérer que l'on la mucoviscidose progresse ainsi sur plu-
les cellules qui synthétisent la protéine pourrait rétablir leur activité normale à sieurs fronts, laissant espérer que les
CFTRnormale. l'aide d'un activateur des canaux chlo- malades pourraient disposer à l'avenir
Pour connaître l'origine de cette acti- rures-on connaît déjà de tels activa- d'une pharmacothérapie ou d'une théra-
vité réduite, les chercheurs niçois ont uti- teurs pour d'autres canaux ioniques. pie génique efficaces.
L'hémophilie

Richard Lawn et Gordon Vehar

Le sang des personnes hémophiles ne coagule pas vail, on ne connaissait ni sa structure, ni


l'endroit de l'organisme où il est synthé-
parce qu'une anomalie génétique les prive tisé. Aujourd'hui, on synthétise le facteur
VIII en laboratoire et l'on peut en utiliser
d'une protéine clef de la coagulation. On a isolé des quantités bien supérieures pour les
études sur l'hémophilie. On a déterminé
le gène normal codant cette protéine. la structure fondamentale de la protéine à
partir de sa «matrice génétique» et, dans
certains cas, on a découvert les mutations
UNEANOMALIE minime son coût est élevé : le traitement annuel génétiques responsables de l'hémophilie.
d'un seul gène humain d'une personne hémophile coûte entre
suffit parfois à provo- 40 000 et 70 000 francs. La génétique
quer une maladie Pour toutes ces raisons, il importait de de l'hémophilie
grave, parce que la rechercher une méthode de synthèse de la
protéine codée par le gène modifié est protéine anti-hémophilique par génie géné- On sait depuis fort longtemps que
elle-même anormale ou absente. L'hémo- tique. Dans la majorité des cas, l'hémophi- l'hémophilie est héréditaire : le Talmud
philie est une des maladies dues à une lie est due à un défaut de l'ADN codant la indiquait déjà que les garçons dont les
cause de ce type : les personnes hémo- protéine de coagulation appeléele facteur frères plus âgés ou les cousins étaient
philes manquent d'une protéine sanguine VIII. Deux équipes de recherche ont morts d'hémorragie à la suite d'une circon-
qui joue un rôle très important dans la récemment isolé le gène du facteur VIII à cision ne devaient pas subir cette opéra-
suite de réactions enzymatiques permet- partir de cellules de personnes saines et tion. Le mode de transmission de la mala-
tant au sang de coaguler, à l'endroit d'une elles l'ont recombiné à de l'ADN de cel- die (en général, les mâles sont atteints,
blessure. Quand un individu atteint d'une lules en culture. Par multiplication des cel- mais les femelles peuvent être « conduc-
forme grave d'hémophilie n'est pas traité, lules «recombinantes», on a obtenu un très trices ») fut décrit avec précision au début
il peut présenter une hémorragie inteme à grand nombre de cellules contenant le du XIXesiècle. La plus célèbre des conduc-
la suite d'un choc même très faible et la gène du facteur VIII ; chacune de ces cel- trices était peut-être la reine Victoria, dont
probabilité qu'il décède, très jeune, d'une lules recombinantes exprime les instruc- un fils était hémophile, et au moins deux
telle hémorragie est importante. tions du gène, de sorte que l'on récupère filles étaient conductrices ; en se mariant,
Aujourd'hui on traite les personnes une quantité importante de facteur VIII. ces dernières disséminèrent le gène mutant
hémophiles en leur injectant périodique- Le facteur VIII produit par biosyn- de Victoria dans les familles royales
ment une solution concentrée de la pro- thèse est fonctionnel : il déclenche la d'Allemagne, de Russie et d'Espagne.
téine de coagulation dont ils manquent et, coagulation d'échantillons de sang prove- L'hémophilie est une maladie hérédi-
par rapport au début des années 1960- nant de personnes hémophiles et s'est taire liée au sexe car le gène du facteur
date à laquelle ce traitement est apparu- avéré efficace dans le traitement de VIII se trouve sur le chromosome X ;
la vie des personnes hémophiles traitées chiens hémophiles. Dans notre labora- puisqu'un homme ne possède qu'un gène
s'est considérablement améliorée : I'espé- toire de la Société Genentech, à San codant le facteur VIII (sur le chromosome
rance de vie des individus hémophiles, Francisco, et dans celui de la Société X hérité de sa mère), il est hémophile si ce
autrefois d'environ 20 ans seulement, est Genetics Institute, des chercheurs mettent gène est anormal. Au contraire, une
aujourd'hui quasi normale. Toutefois le au point des méthodes industrielles de femme possèdedeux gènes du facteur Vin
traitement n'est pas idéal, car on prépare synthèse du facteur VIII. La protéine de (un reçu du père et un reçu de la mère) et
la solution concentrée de protéine à partir synthèse doit encore faire l'objet de tests elle peut donc posséder un gène anormal
d'un mélange de sang provenant de nom- sur des animaux et des patients humains, sansêtre hémophile : le gène normal porté
breux donneurs. Cette méthode présente mais il est probable que, dans quelques par l'autre chromosome X la protège ;
plusieurs inconvénients. Premièrement le années, on produira des quantités impor- comme il est rare que les gènes soient tous
produit peut propager des maladies tantes de facteur VIII non contaminé. deux anormaux, peu de femmes sont
virales : de nombreuses personnes hémo- Le clonage du gène du facteur VIII a hémophiles. Les femmes conductrices
philes sont infectées de façon chronique déjà eu des conséquences notables : il a transmettent leur gène mutant à la moitié
par les virus de l'hépatite et on se sou- bouleversé l'étude de l'hémophilie, de leurs filles, qui sont conductrices, et à
vient de l'affaire du sang contaminé par jusqu'alors très ardue, car le facteur VIII la moitié de leurs fils, qui sont hémophiles.
le virus du syndrome d'immuno-défi- était extrêmement difficile à purifier à On connaît dans les grandes lignes les
cience acquise (SIDA). Deuxièmement, partir du sang. Assez rare dans l'orga- anomalies biochimiques de coagulation
dans les pays pauvres, il est souvent diffi- nisme, le facteur VIII est une protéine de sanguine des personnes hémophiles. La
cile de trouver une solution concentrée de grande taille, très instable ; de plus, coagulation débute par le rassemblement
protéine de coagulation. Troisièmement lorsque nous avons commencé notre tra- des plaquettes au site de la blessure ; les
plaquettes sont retenues sur la blessure active le facteur VIII et, simultanément, du facteur IX, mais la synthèse du facteur
par un polymère insoluble, la fibrine, qui une protéase, appelée protéine C, qui VIII est d'un enjeu plus important,
forme un réseau à partir d'un précurseur inhibe ce facteur VIII. Comme la concen- puisque l'hémophilie A atteint plus de
soluble, le fibrinogène. Cette réticulation tration normale en facteur VIII dans le personnes que l'hémophilie B.
de la fibrine est un événement fondamen- sang est extrêmement faible (pour chaque
tal de la coagulation : c'est l'aboutisse- molécule de facteur VIII, il y a environ La synthèse
ment d'une séquence complexe d'interac- un million de molécules d'albumine, la du facteur Vlll
tions protéiques déclenchée lors de la protéine sanguine la plus importante), on
lésion d'un vaisseau sanguin. A chaque pense qu'il existe un facteur limitant La synthèsed'une protéine aussi volu-
étape de cette «cascade», la coupure d'un l'ensemble des réactions. En d'autres mineuse et aussi rare que le facteur VIII
précurseur protéique produit une enzyme termes, la facilité d'activation et d'inhibi- était un défi technique sansprécédent. En
active, appelée protéase ; cette dernière tion du facteur VIII est sans doute en par- fait, les difficultés techniques nous ont
coupe une autre protéine et forme une tie responsable de la précarité de l'équi- obligés à modifier la méthode standardpar
autre protéase, qui répète l'opération. La libre qui existe entre la formation des laquelle on clone les gènes et on leur fait
plupart des coupures enzymatiques font caillots et le libre écoulement du sang, commander la synthèse des protéines.
intervenir des cofacteurs qui, dans cer- chez les personnes saines. Comme toutes les protéines, le facteur VIII
tains cas, sont eux-mêmes des protéines Chez les individus hémophiles, cet est une chaîne d'acides aminés, et le gène
présentes à la fois sous forme active et équilibre est rompu : environ 85 pour qui code cette chaîne est un segment
inactive. Le facteur VIII, en dépit de son cent d'entre eux, soit à peu près un d'ADN, c'est-à-dire une chaîne de nucléo-
nom, est l'un de ces cofacteurs : il permet homme sur 10 000, souffre d'hémophilie tides. La séquence en acides aminés est
à une protéase, le facteur IX, d'activer le classique (ou hémophilie A) : l'absence déterminée par la séquenceen nucléotides.
facteur X en cours de cascade. de facteur VIII fonctionnel bloque la cas- Chaque nucléotide comporte une des
Cette voie d'activations en cascade cade de réactions avant la formation de quatre bases suivantes : l'adénine (A), la
comporte des rétroactions positives, qui fibrine. Les autres personnes hémophiles thymine (T), la guanine (G) ou la cytosine
accélèrent la coagulation, et des rétroac- sont atteintes d'hémophilie B, due à une (C), et les groupes de trois bases, les
tions négatives qui favorisent l'arrêt du déficience en facteur IX. On a cloné le codons, codent chacun un acide aminé. Les
processus. Ainsi la thrombine, la protéase gène du facteur IX et plusieurs équipes bases s'apparient par paires complémen-
qui convertit le fibrinogène en fibrine, recherchent des méthodes de biosynthèse taires et réunissent les deux brins d'ADN en

1. LES BRINS DE FIBRINE stabilisent un caillot sanguin à l'endroit sang résulte d'une séquencecomplexe de réactions enzymatiques
d'une blessureen piégeant les plaquettes qui forment le caillot. Sur aboutissantà la conversiondu fibrinogène, une protéine soluble,en
cette micrographie électronique réalisée par Jon Lewis, de brins insolubles de fibrine. Chez les personnes atteintes d'hémophi-
l'Université WakeForest, on voit un caillot constituéd'une suspen- lie, une protéine qui joue un rôle fondamental dans la coagulation
sion de plaquettes et de fibrine. La formation d'un caillot dans le estabsenteou anormale.
une double hélice ; cet appariement com- On commence donc par fabriquer des les conditions étaient défavorables : le
mande d'autre part la transcription du gène copies d'ADN à partir des ARNmessagers,à facteur VIII est rare et, lorsque nous
en ARNmessager (mARN), puis la traduc- l'aide d'une enzyme transcriptase inverse. avons commencé notre travail personne
tion de cet ARNmessageren protéine. On intègre ensuite différents segments ne savait quels organes le produisaient ;
Pour synthétiser une protéine in vitro, d'ADN copie dans le matériel génétique si nous avions tenté de constituer une
il faut trouver le gène codant la protéine d'un vecteur, souvent le bactériophage banque d'ADN copie nous aurions pu
parmi les milliers de gènes présents dans lambda (un virus qui infecte les bactéries) ; choisir un mauvais type de cellules et
une cellule. Le phénomène d'appariement puis on introduit les bactériophages dans constituer un banque qui n'aurait pas
des bases permet de résoudre ce pro- les bactéries de telle sorte que chaque bac- contenu le gène du facteur VHI.
blème : on utilise un petit fragment d'ADN tériophage se multiplie indépendamment Nous avons donc décidé de chercher le
ou d'ARN dont la séquence de bases est des autres dans une boîte de Pétri et forme gène du facteur VIII là où nous étions sûrs
complémentaire du gène recherché, on une plage de lyse, c'est-à-dire une zone de le trouver : dans un ensemble de frag-
marque cette sonde avec un nucléotide contenant des bactériophages et des bacté- ments d'ADN représentant tout le génome
radioactif, et quand on la mélange à l'ADN ries mortes. L'ensemble des plages consti- (l'ensemble des gènes).Pour fabriquer une
d'une «banque» de gènes, elle s'hybride tue une banque d'ADN copie. L'une des telle banque génomique, on extrait les
avec le gène désiré, qui est alors marqué. plages au moins contient le segment d'ADN chromosomes des cellules, on découpe
Plus la banque de gènes est petite, plus copie désiré ; par hybridation avec la l'ADN en segmentset on lie ces segmentsà
il est facile d'isoler un gène particulier. Le sonde, on identifie cette plage. l'ADN d'un bactériophage lambda. Comme
clonage de l'ADN copie, permet de dimi- La méthode de clonage par les ADN une banque génomique contient des cen-
nuer la taille de la banque, car il utilise le copies n'est utilisable que quand on sait taines de fois plus d'ADN qu'une banque
fait que les gènes ne sont pas tous actifs quelles cellules de l'organisme produisent d'ADN copie, il est plus difficile de détecter
dans toutes les cellules : dans une cellule la protéine désirée. De plus la probabilité le gènedésiré avec une sonde.
donnée, seuls certains gènes sont transcrits de réussir un clonage par cette méthode
en ARN messager, puis traduits en pro- est supérieure quand la protéine est abon- Le criblage de la banque
téines. Quand on connaît les cellules qui dante : les cellules contiendront alors de
synthétisent la protéine désirée, on n'ana- nombreux ARNmessagers, de sorte que de Pour réaliser une sonde, il nous fallait
lyse que les molécules d'ARN messager nombreuses plages de la banque d'ADN connaître au moins une partie de la
présentesdans ces cellules ; ces molécules copie posséderont une copie du gène. Le séquence en acides aminés du facteur
sont la transcription du gène désiré. clonage du facteur VIII fut difficile, car VIII. Ce ne fut pas une mince affaire ! A
l'époque, le facteur VIII n'avait même
pas été purifié et c'est seulement en 1980,
que l'un d'entre nous (G. Vehar), réussit à
purifier quelques milligrammes de facteur
VIII à partir de 25 000 litres de sang de
vaches. Par la suite, Edward Tuddenham
et ses collègues, à Londres, obtinrent suf-
fisamment de facteur VIII humain pour
permettre aux chercheurs de la Société
Genentech de séquencerun court segment
de la protéine. Une équipe de la Société
Genetics Institute réalisa le même travail
avec du facteur VIII de porc, purifié par
David Fassà la Clinique Mayo.
II fallait ensuite former une molécule
d'ADN à partir de la séquence en acides
aminés de la protéine. Ce type de réalisa-
tion est difficile, car le code génétique est
«dégénéré», c'est-à-dire redondant : un
acide aminé peut être codé par six codons
différents (il existe 64 codons distincts
pour seulement 20 acides aminés), mais
on ignore souvent lequel de ces codons est
présent dans le gène naturel. Une solution,
pour trouver la séquencedu gène, consiste
à synthétiser de courtes sondes d'ADN
comportant environ 17 bases,afin de cou-
vrir toutes les possibilités. Cette solution
2. LA COAGULATION commencelorsqu'une cellule lésée,à l'endroit d'une blessure,active n'est
pas satisfaisante, car plus une sonde
une enzyme,le facteur VIII ; la coagulation s'achève par la transformation du fibrinogène plus elle risque de s'hybrider au
est courte,
enfibrine par la thrombine. À chaque étape, une protéine inactive est transformée en une
protéase, une enzymequi coupe les protéines ; chaque protéase active la protéine suivante hasard avec un segment d'ADN différent du
dans la «cascade» de réactions. Certaines étapes nécessitent la présence de cofacteurs, tels gène recherché ; quand on utilise un grand
que le facteur VIII et le facteur V. Il existe plusieurs rétroactions négatives et positives nombre de courtes sondespour cribler une
(flèchesen couleur) : la thrombine active le facteur VIII et le facteur V ; elle inactive égale- grosse banque génomique, le problème
ment (en activant la protéine C) cesdeuxfacteurs, ce qui metfin ti la coagulafion. des « faux positifs »devient préoccupant.
Pour l'éviter, nous avons choisi de en culture, tandis que John Toole et ses Pour produire des protéines comme
synthétiser une seule sonde, relativement collègues de la Société Genetics Institute l'insuline ou l'interféron, qui sont des
longue (36 bases), formée à partir d'une identifièrent une source de facteur VIII : molécules relativement petites, on utilise
séquencede 12 acides aminés du facteur les cellules du foie. Aujourd'hui on sait des bactéries comme Escherichia coli où
VIII. existait 147 456 codages possibles que l'ARN messager du facteur VIII est l'on place un ADN recombinant.
de cette séquence, mais nous avons éli- également présent dans d'autres tissus, Cependant les bactéries n'ont générale-
miné un grand nombre d'entre eux en nous notamment dans le rein, la rate et les ment pas la capacité de produire des pro-
fondant sur le fait que certains codons sont lymphocytes, mais le foie semble être la téines aussi volumineuses et aussi com-
plus fréquents que d'autres dans les gènes source principale. Chez les personnes en plexes que le facteur VIII ; en particulier,
de mammifères. En fait, 30 des 36 bases bonne santé, le facteur VIII est surtout elles ne possèdent pas toujours les
se sont avérées correctes, ce qui nous a synthétisé par les cellules hépatiques, qui enzymes nécessaires à la modification ou
permis d'obtenir une hybridation assez libèrent la protéine dans le sang. au repliement des grandes protéines après
étroite. Lorsque nous avons sondé la Connaissant la source d'ARN messa- leur synthèse. Pour cette raison, nous
banque génomique, nous avons observé ger du facteur VIII, les chercheurs des avons décidé d'introduire le gène du fac-
que la sonde s'hybridait avec plusieurs des Sociétés Genentech et Genetics Institute teur VIII dans des cellules de Hamster,
segments d'ADN codant le facteur VIII ; constituèrent des banques d'ADN copie ; à que l'on cultive assez facilement. Nous
nous avons ainsi identifié les plages de nouveau, on utilisa des segments du gène avons alors observé que les cellules
lyse contenant des parties du gène. cloné afin de détecter les rares ADNcopie recombinantes de Hamster sécrétaient le
Le gène complet du facteur VIII est du facteur VIII présents parmi les mil- facteur VIII humain dans le milieu de
trop long pour être présent, en totalité, lions de clones de bactériophages de la culture. En fait, nous espérions que ce
dans le génome d'un seul bactériophage. banque. En fait, il fallut reconstituer qu'elles sécrétaient était bien du facteur
Pour déterminer le reste du gène, l'ADN copie du facteur VIII à partir de VIII, mais pour savoir si la protéine pro-
William Wood, Jane Gitschier et d'autres plusieurs segments ayant des parties duite était fonctionnelle, il nous restait à
chercheurs de notre laboratoire, ont criblé communes : l'ARN messager comporte montrer qu'elle faisait coaguler normale-
la même banque une seconde fois, mais environ 9 000 bases et nous ne savions ment le sang de personnes hémophiles. Il
ils ont utilisé comme sonde les segments pas copier une aussi longue molécule en était en effet possible que la protéine syn-
de gène identifiés ; en répétant ce pro- un seul segment. Enfin on a fixé à l'ADN thétisée ne constitue qu'une partie du
cédé, que l'on appelle la « marche sur le copie des séquences qui commandent, complexe protéique absent chez les
chromosome», ils ont obtenu une série de dans les cellules recombinantes, les hémophiles ou que, compte tenu des dif-
segments ayant deux à deux une extré- enzymes responsables de l'initiation et de ficultés de purification du facteur VIII,
mité commune, ce qui leur a permis de l'arrêt de la transcription du gène. nous ayons cloné un gène codant une
reconstituer la séquencetotale du gène.
Le gène du facteur VIII mesure
186 000 bases de long, mais le codage de
la structure du facteur VIII est réparti
dans 26 exons, ou séquencescodantes, ce
qui représente moins d'un vingtième de
la longueur totale du gène ; en effet, les
exons sont séparés par des introns, ou
séquencesnon codantes. Dans une cellule
vivante, le gène est d'abord complète-
ment transcrit en ARN, puis les introns
sont excisés ; les exons sont alors épissés
en un ARN messager fonctionnel, qui est
traduit en protéines. Pour faire produire
du facteur VIII à des cellules en culture,
il nous fallait un gène sans introns ; il fal-
lait donc isoler l'ARN messagerdu facteur
VIII et le transformer en ADNcopie.
En utilisant comme sonde des frag-
ments du gène complet du facteur VIII,
nous avons déterminé quelles cellules
produisent le facteur VIII et son ARN
messager : lorsqu'un ARN messager pro-
venant d'un type cellulaire donné ne
s'hybridait pas avec la sonde, nous pou-
vions affirmer que cela n'était pas dû à la
sonde, alors qu'avec une sonde de syn-
3. L'HÉRÉDITÉ de l'hémophilie est liée au sexe,car le gène du facteur VIII est localisé sur
thèse, une incertitude aurait toujours sub-
le chromosomeX. Un homme porteur d'un gène mutant du facteur Vlll ne possède pas de
sisté. Une équipe dirigée par Daniel facteur VIII normal et il est atteint d'hémophilie. Une femme conductrice est protégée par le
Capon, dans les laboratoires de la Société gène normal de son autre chromosome X, mais la moitié de ses filles sont conductrices et la
Genentech, découvrit de très faibles moitié de ses fils sont hémophiles. Lorsqu'un père est hémophile(ce casn'est pas représenté
quantités d'ARN messager hybridé parmi sur la figure), lesfls ne sontpas hémoph¿les,car ils reçoivent de leurpère son chromosome
l'ARN messager d'une lignée de cellules Y (et non le chromosomeX) ; en revanche, les filles sont conductrices de l'hémophilie.
impureté de la préparation. Aucune de être constituée des 2 332 acides aminés dans le sang) que celle qui existait entre
ces hypothèses malencontreuses ne restants. La masse moléculaire du facteur eux. Jusqu'alors, on n'avait aucune rai-
s'avéra exacte : le facteur synthétisé par VIII est d'environ 330 000, ce qui est son de suspecter une relation entre le fac-
génie génétique faisait coaguler le sang considérable ; à titre de comparaison, teur VIII et la céruléoplasmine, mais
des personnes hémophiles et il était abso- indiquons qu'une molécule d'interféron l'homologie découverte entre leurs
lument conforme au facteur VIII naturel. ne comporte que 166 acides aminés, et domaines est telle que ces gènes semblent
possèdeune masse moléculaire de 19 000 être issus d'un ancêtre commun. La pro-
La structure environ. Le gène du facteur VIII est de téine ancestrale était peut-être constituée
du facteur VIII loin le plus long des gènes clonés et de trois domaines identiques, précurseurs
exprimés dans des cellules étrangères. des domaines A actuels. Dans la céruléo-
Quelle est la structure du facteur VIII ? Une analyse de la séquenceen acides plasmine, les trois domaines A sont conti-
Grâce aux techniques de clonage, on déter- aminés du facteur VIII a révélé que la gus, et forment la totalité de la molécule,
mine, indirectement, les séquences en protéine est formée de plusieurs seg- alors que dans le facteur VIII, le
acides aminés des protéines à partir de la ments homologues. Trois de ces seg- deuxième et le troisième domaines sont
séquence en nucléotides des gènes. Nous ments sont appelés segmentsA, et sur les séparéspar environ 1 000 acides aminés.
avons utilisé cette méthode avec le facteur 350 acides aminés environ de chaque Dans le gène du facteur VIII, cette région
VIII, qui est trop rare et volumineux pour segment A, un tiers est commun aux trois intermédiaire est codée par un seul gros
être séquencédirectement, en totalité. segments. Un degré d'homologie du exon qui s'est peut-être introduit dans le
Avant que le gène du facteur VIII soit même ordre existe entre les deux seg- gène ancestral ; les régions codant les
cloné, les biologistes ne s'accordaient ments C, composés de 150 acides ami- segments C du facteur VIII ont également
même pas sur sa taille approximative : nés, et qui ne sont pas homologues aux été ajoutées à l'extrémité du gène.
les estimations différaient d'un facteur segments A. Comme les protéines sont Le facteur VIII purifié à partir du sang
100 ! Aujourd'hui on sait que l'ADN formées à partir de 20 acides aminés dif- humain est rarement identique à la molé-
copie du facteur VIII mesure 9 000 férents seulement, une homologie d'un cule complète codée par le gène dont la
nucléotides de long et code une protéine tiers parmi des séquences aussi longues masse moléculaire est de 330 000 daltons.
de 2 351 acides aminés (il existe environ n'est probablement pas due au hasard et On pense que le facteur VIII est coupé
2 000 bases, à chaque extrémité du gène, nous avons pensé qu'il existait une rela- plusieurs fois dans le sang lorsqu'il est
qui sont transcrites en ARN messager, tion entre les segmentshomologues. activé ; la région B, située entre le
mais ne sont pas traduites en acides ami- On a découvert une indication surpre- deuxième et le troisième domaines A,
nés). Les 19 premiers acides aminés for- nante sur l'évolution du facteur VIII serait alors supprimée. Cette hypothèse est
ment une séquence hydrophobe typique quand on a comparé sa séquence à celles fondée sur les résultats de séquençages
des protéines de sécrétion, un « peptide d'autres protéines : les trois segments A directs de courts fragments de la protéine
signal »qui est en général éliminé lors de présentaient la même homologie avec les active ; quand on a comparé les résultats
la sécrétion de la protéine, et la molécule trois domaines de la céruléoplasmine obtenus avec la séquence du gène cloné,
du facteur VIII présente dans le sang doit (une protéine qui transporte le cuivre on a observé que le facteur VIII actif

4. LA «MARCHE SUR LE CHROMOSOME» est une technique de clo- banque génomique.Lorsqu'on a sondé une banque avec une sonde
nage utilisée par les chercheurs pour les très longs gènes, tel le d'ADNde synthèse,la sonde s'est hybridée avec des segmentsayant
gène du facteur VIII. Ce gène est un des plus longs gènes clonés une partie commune. On a alors utilisé des morceaux de ces seg-
jusqu'à présent : il mesure 186000 basesde long ; à titre de compa- ments comme sonde afin de recribler la banque et d'identifier des
raison, le gène de l'interféron, cloné en 1980, ne mesure que 600 nouveaux segments; en répétant cette opération, on a identifié la
basesde long environ. Le gènedu facteur Vlll étant trop long pour quasi-totalité du gène. Moins d'un vingtième du gène est constitué
être introduit dans le génome d'un seul bactériophage, on a déter- d'exons, c'est-à-dire de séquences codantes (barres noires) ;
miné plusieurs fragments de ce gène dans différentes plages de la 26 exons sont séparés par 25 introns.
semble constitué d'une sous-unité de
90 000 daltons, liée à une autre sous-unité
de 73 000 daltons. La première sous-unité
comporte les deux premiers domaines A :
il n'existe pas de liaison peptidique entre
eux, mais les deux domaines restent liés.
La deuxième sous-unité est constituée du
troisième domaine A et des deux
domaines C. De la même façon que le fac-
teur VIII est activé par des coupures enzy-
matiques, il est inhibé par des coupures
ultérieures entre les sous-unités ; c'est
probablement grâce à ces réactions que la
5. LA SÉQUENCE DESACIDESAMINÉSDU FACTEURVlll ressembleà celle d'une protéine
coagulation s'arrête quand il le faut.
sanguine : la céruléoplasmine. Les trois domaines
A dufacteur Vlll ont environ un tiers de
Le mode d'action précis du facteur
leurs acides aminés en commun et sont également homologues aux trois domaines de la
VIII, lors de la coagulation, est loin d'être céruléoplasmine. Il est probable que les deux protéines dérivent d'un ancêtre commun. Le
clair. On sait néanmoins que le facteur se facteur Vlll a ensuite divergé dela céruléoplasmine : un gros exon (numéro 14) codant le
lie à une protéine, le facteur de von segment intermédiaire B s'est introduit dans le gène ancestral ; des exons codant les seg-
Willebrand, qui transporte le facteur dans ments C se sont placés à une extrémité. Au cours de l'activation du facteur VIII, le segment
le sang et pourrait jouer un rôle dans son B est éliminé par desprotéases et les deux sous-unités sont réunies par un ion calcium. Une
positionnement à la surface des pla- autre coupure intervient entre les deux premiers domaines A.
quettes, au site de la blessure. Une fois
placé sur une plaquette, le facteur VIII se
sépare probablement du facteur de von mutations auraient pu se disséminer dans rus. Le plus facile à observer est une
Willebrand et forme un complexe avec la population, car seuls auraient été importante délétion d'une partie du gène
les facteurs IX et X. On ne connaît pas les atteints les rares individus ayant hérité de du facteur VIII : une partie des fragments
sites de liaison sur ces protéines, mais on deux gènes anormaux. hybridés manquent ou sont de taille anor-
sait que sans le facteur VIII, l'activation En principe, on peut identifier la male. Dans certains cas, on a même mis en
du facteur X par le facteur IX n'a pas lieu. mutation responsable de l'hémophilie, évidence une modification d'une seule
Une méthode courante pour étudier le chez un individu donné, en isolant et en base de l'ADN ! Une telle observation est
mode d'action d'une protéine consiste à séquençant le gène de son facteur VIII, possible quand la mutation porte sur une
étudier les formes anormales de la protéine mais pour ce gène qui comporte 186 000 séquencecible de l'enzyme de restriction,
résultant de mutations génétiques. bases, le séquençage durerait plusieurs car une telle modification empêche
Plusieurs équipes effectuent une telle étude mois. II existe un autre procédé, plus l'enzyme de couper le gène ; deux frag-
avec le facteur VIII et, simultanément, on rapide, mais utilisable dans un petit ments d'hybridation sont alors remplacés
a identifié des mutations responsables de nombre de cas seulement ; ce procédé est par un seul fragment plus long (inverse-
l'hémophilie. Ces travaux nous permettent fondé sur une technique d'hybridation ment, une mutation peut également modi-
de mieux connaître la maladie et de mieux moléculaire mise au point par E. Southern. fier un résultat d'hybridation en créant un
traiter les personneshémophiles. Dans une première étape, on extrait nouveau site de restriction).
Comme prévu, il n'existe pas qu'une l'ADN des cellules sanguines d'une per- Un exemple de mutation ponctuelle
seule mutation responsable de l'hémophi- sonne hémophile, puis on coupe l'ADN en illustre ce type d'événement. On avait
lie. Il y a 50 ans, le généticien britan- un million de fragments environ grâce à découpé l'ADN d'un sujet atteint d'une
nique J. Haldane avait remarqué que les une enzyme de restriction, qui coupe forme grave d'hémophilie, l'ADN de ses
maladies graves liées au chromosome X l'ADN quand elle rencontre une séquence parents et celui de sestrois enfants à l'aide
résultent nécessairement de mutations spécifique de quatre à six bases. On de l'enzyme de restriction Taql, qui recon-
spontanées, survenant au hasard et à un sépare ensuite les fragments en fonction naît la séquencede base : TCGA. Pour les
rythme régulier : si de nouvelles muta- de leur taille par électrophorèse, puis on parents et les enfants du malade (tous en
tions n'apparaissaient pas, les maladies dénature l'ADN (on sépare les deux brins bonne santé), on observait deux fragments
héréditaires disparaîtraient. Environ un de la double hélice) et on transfère les d'hybridation : l'un constitué de 1 400
tiers des cas d'hémophilie observés sur- fragments sur un papier filtre spécial, de nucléotides et l'autre de 2 800 nucléotides,
viennent chez des personnes sansantécé- telle sorte que les fragments conservent mais pour le patient hémophile les deux
dents familiaux particuliers. Les gènes de les positions relatives qu'ils occupaient fragments étaient remplacés par un seul
l'hémophilie se transmettent à la descen- sur le gel après l'électrophorèse ; enfin, fragment de 4 200 nucléotides de long.
dance, mais avant la découverte d'un on plonge le filtre dans un bain contenant Comme nous connaissions la séquencedu
traitement efficace, une mutation donnée de l'ADN copie radioactif de facteur VIII. gène normal du facteur VIII, nous avons
disparaissait rapidement parce qu'il y L'ADN copie s'hybride avec les fragments déterminé la position du site Taql qui était
avait moins d'enfants survivants dans les du gène du facteur VIII et sert à détecter modifié ; en clonant et en séquençantcette
familles d'hémophiles. Le cas aurait été les fragments ; on déduit leur taille de partie du gène, nous avons trouvé que la
très différent si l'hémophilie avait été leur position sur le papier filtre. séquence d'ADN atteinte n'était plus
produite par des mutations récessives Afin de déterminer les mutations du TCGA, mais TTGA. Cette seule mutation
portant sur les chromosomes autoso- facteur VIII, on a comparé les résultats empêchait l'enzyme de restriction Taql de
miques, c'est-à-dire non sexuels : comme d'hybridation d'ADN provenant de per- couper le gène correctement.
chaque cellule possède deux exemplaires sonnessaineset de personneshémophiles : Cette mutation était grave parce
de chacun de ces chromosomes, les deux types d'anomalies du gène sont appa- qu'elle transformait le codon CGA de
l'acide aminé arginine en un codon TGA, entre une mutation donnée et la gravité entier, effectuent déjà le diagnostic pré-
qui indique la fin de la traduction : la pro- clinique de la maladie. II serait d'un inté- natal de l'hémophilie. La méthode n'est
téine produite était donc tronquée et, soit rêt considérable de comprendre par pas encore applicable dans tous les cas,
inactive, soit trop instable pour subsister exemple pourquoi dix pour cent des per- mais elle est plus fiable que l'ancienne
dans le sang. Comme les parents de ce sonnes hémophiles présentent des réac- méthode, qui consistait à mesurer la
patient hémophile ne possèdent pas cette tions immunitaires lorsqu'elles sont concentration en facteur VIII dans le sang
mutation, il ne l'a pas hérité d'eux ; il exposées à du facteur VIII exogène, ce foetal ; elle est en outre moins invasive,
s'agit probablement d'une mutation nou- qui rend leur traitement problématique. car elle ne nécessite pas la ponction d'une
velle, survenue dans un précurseur des En principe, on pourrait traiter les veine foetale. Enfin, alors que l'étude du
spermatozoïdesou des ovules parentaux. personnes hémophiles en introduisant des sang foetal ne peut avoir lieu qu'après la
Pour l'instant, on a étudié environ gènes fonctionnels du facteur VIII dans vingtième semaine de la grossesse,le dia-
200 gènes de facteur VIII de personnes leurs cellules, mais le traitement des gnostic fondé sur l'étude de l'ADN est
hémophiles. Sept mutations différentes maladies par génie génétique ne sera sans praticable dès la huitième semaine.
ont été observées, mais aucune n'était doute pas au point avant plusieurs La conséquence la plus importante du
présente dans plus d'une famille ; quatre années. L'une des principales difficultés clonage du gène du facteur VIII est natu-
des mutations étaient ponctuelles, avec, de l'introduction de gènes dans les cel- rellement la possibilité de produire du
pour trois d'entre elles, un facteur VIII lules est la régulation de l'expression des facteur VHI pur en très grandes quantités.
tronqué et une hémophilie grave ; la qua- gènes introduits : la présence dans le Dans un an ou deux, on commencera à
trième mutation ponctuelle était à l'ori- sang de facteur VIII en trop grande quan- étudier l'intérêt clinique de la protéine de
gine de la substitution d'un acide aminé tité est peut-être aussi dangereuse que synthèse ; ce programme devrait durer
et d'une forme relativement bénigne de la l'absence de ce facteur. plusieurs années et, lorsque le facteur
maladie. Les trois autres mutations Le gène cloné du facteur VIII est déjà sera disponible commercialement, les
étaient des délétions de plusieurs milliers à la base de méthodes plus sûres permet- personnes hémophiles ne seront plus
de nucléotides du gène et conduisaient tant le diagnostic des femmes conduc- menacées par les virus présents dans le
toutes à une hémophilie grave. trices et la détection de l'hémophilie chez sang des donneurs. Beaucoup de per-
Les biologistes disposeront probable- le foetus. Les méthodes de détection sont sonnes hémophiles qui vivent dans des
ment bientôt de techniques plus efficaces fondées sur les techniques d'hybridation : pays en voie de développement décèdent
pour déterminer des mutations ponc- le gène cloné sert de sonde pour détecter encore précocement ; demain les indivi-
tuelles. L'analyse d'un grand nombre de la présence d'un gène anormal. Environ dus hémophiles, dans ces pays recevront
mutations permettra d'établir une relation 70 centres médicaux, dans le monde enfin un traitement efficace.

6. ON DÉTECTEDESMUTATIONSdu gène du facteur Vlll respon- en plaçant le filtre contre un film sensible aux rayons X. Dans
sable de l'hémophilie par la technique d'hybridation de notre exemple, une mutation ponctuelle du gène du facteur VIII
E. Southern (en haut), lorsque ces mutations modifient la façon d'une personne hémophile (H) a fait disparaître un site de coupure
dont le gène estdécoupé par une enzyme de restriction : on découpe de l'enzyme Taql. Les fragments de 2 800 et 1 400 bases de long
l'ADN de cellules sanguinesen plusieurs millions de fragments (ici, obtenus par analyse des parents par la même méthode (1 à 5) sont
on a utilisé l'enzyme Taql), puis on sépare les fragments en fonc- remplacéspar un seul fragment continu de 4 200 bases.On a déjà
tion de leur taille, par électrophorèse; on dénature les fragments en mis en évidencesept mutations différentes du gène du facteur VIII
simples brins et on les transfère sur du papier filtre. Le filtre est chez despersonnes hémophiles (en bas) : quatre d'entre elles sont
ensuite plongé dans une solution contenant de l'ADN copie radioac- des mutations ponctuelles, c'est-à-dire des changements d'une
tif du facteur VIII, qui s'hybride seulement avec desfragments du seule base (points noirs) ; les trois autres sont des délétions impor-
gène du facteur VIII. On détermine la taille des fragments hybridés tantes (barres noires).
PRÉDISPOSITION
savaient que lors de maladies auto-
immunes, le fonctionnement de certaines
DIABÈTE glandes exocrines, les glandes salivaires
AU
et lacrymales notamment, est perturbé,
ils ont observé, en collaboration avec
Pierre Bédossa, du Service d'anatomie
pathologique de l'Hôpital Antoine
Le diabète insulino-dépendant est générée. II existe plusieurs allèles (un des Béclère, des coupes histologiques de
une maladie auto-immune, mais on deux gènes homologues portés par pancréas et de glandes salivaires des ani-
ignore encore quel est l'auto-antigène chaque paire de chromosomes) à haut maux issus de ces croisements. Ils ont
qui le déclenche. Les ilôts de Langerhans, risque et si un sujet a plus d'un tel allèle, trouvé une parfaite coïncidence histolo-
des cellules du pancréas, sécrètent l'insu- les risques de diabète juvénile sont multi- gique entre l'inflammation des glandes
line, ('hormone qui normalise la concen- pliés par dix. Inversement d'autres allèles salivaires ou sialite (une accumulation
tration sanguine en glucose ; lorsqu'elles HLA diminuent l'incidence de la maladie : locale des lymphocytes T autour des
n'assurent plus leur fonction les sujets ce sont des gènes protecteurs. vaisseaux et des canaux sécrétoires), et
sont atteints d'un diabète qui se mani- Le complexe majeur d'histocompatibi- un stade du diabète très précoce et
feste d'abord par une soif intense, puis lité n'est pas le seul responsable du dia- dépourvu de signescliniques, la péri-insu-
par un amaigrissement qui peut entraîner bète : quand on intègre les gènesdu com- lite ; au cours de la péri-insulite, les lym-
un coma, voire la mort On distingue ce plexe majeur d'histocompatibilité de phocytes T sont localisés en dehors des
type de diabète, dit diabète juvénile, car souris NOD-le modèle animal du diabète ilôts de Langerhans,tandis qu'ils y pénè-
il touche surtout les personnes jeunes, et -dans le génome de souris normales, trent à un stade ultérieur, l'insulite ; cette
le diabète de l'âge adulte ou diabète celles-ci ne deviennent pas diabétiques ; dernière étape précède elle-même la
gras, plus répandu, mais moins grave. inversement on peut obtenir des souris destruction des cellules productrices
Cette pathologie pose encore diabétiques avec un complexe majeur d'insuline, et le diabète proprement dit.
diverses questions sur l'origine de la d'histocompatibilité normal. Ainsi les gènes Ainsi ces deux inflammations asso-
maladie. On sait que plusieurs gènes sont codant ces antigènes d'histocompatibilité ciées-la sialite et la péri-insulite-sont
responsables de son apparition, mais ne sont-ils pas grossièrement anormaux, placées sous un contrôle génétique par-
combien existe-t-il de gènes de prédis- puisque pris séparément, ils ne déclen- tiellement commun : cependant comme
position ? Lorsque la maladie est dia- chent pas de diabète ; seule la conjonction la sialite est souvent présente sans péri-
gnostiquée, la quasi totalité des ilôts de de plusieursgènes entraîne la maladie. insulite, tandis que la p6H-insulke est tou-
Langerhans sont détruits : pourrait-on Afin d'évaluer la composante géné- jours associée à une sialite, les gènes qui
diagnostiquer la maladie à un stade pré- tique de la maladie, les chercheurs de codent la sialite participent nécessaire-
clinique surtout chez les sujets dont les l'Hôpital Necker ont croisé des souris ment à la survenue de la péri-insulite. Ces
parents ou la fratrie sont déjà atteints ? diabétiques (NOD) et des souris normales chercheurs ont donc découvert un signe
Les études menées par Henri-Jean (C57) sur deux générations. Comme ils préclinique du diabète, l'inflammation des
Garchon et ses collègues de l'Unité
INSERM 25 dirigée par Jean-François Bach
ont répondu partiellement à quelques
unes de ces interrogations : ces cher-
cheurs ont analysé, chez la souris, un
signe histologique associé à un stade très
précoce du diabète et ont localisé un
gène de prédisposition associé à ce signe.
Parallèlement John Todd et ses collègues
de l'Université d'Oxford ont découvert
deux autres gènes de prédisposition, ce
qui renforce l'hypothèse muitigénique de
la maladie dont l'apparition serait égale-
ment soumise à des facteurs environne-
mentaux, notamment infectieux.
On connaît déjà une classe de gènes
qui participent à l'apparition de la maladie,
les gènesdu complexe majeur d'histocom-
patibilité qui codent les antigènes d'histo-
compatibilité : ceux-ci, localisésà la surface
de toutes les cellules, sont responsables
des réactions de rejet des greffes ; les
généticiens ont montré que la probabilité
de développer un diabète était supérieure
chez les sujets porteurs de certains anti-
gènes d'histocompatibilité : les antigènes 1. Coupes histologiques d'un pancréas normal (en haut, à gauche) et atteint
HLA DR3 et DR4 sont trois fois plus fré- d'une péri-insulite (en haut, à droite) et d'une glande salivaire normale (en bas,
quents chez les sujets atteints de diabète à gauche) et atteinte d'une sialite (en bas, à droite). Les points violet foncé
insuline-dépendant que dans la population représentent les lymphocites qui ont colonisé ces tissus.
L'équipe de l'Hôpital Necker a ana-
lysé de cette manière le génome des sou-
ris diabétiques et identifié, après l'avoir
amplifié, un segment du chromosome I
qui est associé à une fréquence élevée de
sialites et de péri-insulites. Ils en ont
déduit que la péri-insulite est associée à
un gène de prédisposition localisé sur le
chromosome 1. Cependant, 36 pour cent
seulement de leurs souris diabétiques
porteuses de mutations sur le locus de
prédisposition localisé sur le chromo-
some I avaient une péri-insulite, ce qui
signifie que d'autres gènes de prédisposi-
tion participent à l'apparition de cette
inflammation précoce.
Les deux autres gènes de susceptibi-
lité identifiés par l'équipe anglaise (un sur
2. Plusieurs gènes sont associés au diabète le chromosome 3 et un sur le chromo-
some 11) correspondent d des phases
ultérieures de la maladie, l'étape de
glandes salivaires,aisément identifiable et jalonnent les chromosomes. Il existe dif- l'insulite ou infiltration par les lympho-
qui permettrait de suivre indirectement le férents marqueurs, mais H.J. Garchon a cytes des ilôts de Langerhans et l'étape
fonctionnement du pancréas chez des utilisé des séquences microsatellites : il de déclenchement du diabète lui-même,
sujets prédisposés au diabète. Cependant en existe environ 50 000 dans tout le c'est-à-dire de destruction des ilôts.
l'analyse histologique des glandes sali- génome. Ce sont des séquences de deux Selon H. J. Garchon, environ six gènes
vaires nécessite une biopsie ; comme il ou trois nucléotides qui se répètent : participeraient à l'apparition et au déve-
ne serait pas envisageable de pratiquer ainsi la s6quence cA (cytosine-ad6nine) loppement du diabète : chaque étape de
régulièrement des biopsies pour suivre peut être répétée une quinzaine de fois. la maladie serait contrôlée par un gène-
les sujets à risques, des méthodes non La longueur de ces séquences varie d'un ou un groupe de gènes-spécifique. Son
invasivesdevraient être utilisées. individu à l'autre car le nombre de répé- équipe étudie si le locus identifié chez la
H. J. Garchonet ses collègues ont titions change, mais elles sont hérédi- souris est transposable à l'Homme et s'il
séparé les souris analysées en trois taires. Les séquences microsatellites sont est localisé sur chromosome
le 18, l'équi-
groupes : celles qui ne présentaient flanquées de séquences uniques qui sont valent de cette région du chromosome I
aucun signe inflammatoire, celles qui pré- caractéristiques des différentes régions de la souris.
sentaient une sialite et celles qui présen- chromosomiques et que l'on reconnaît Si tel est le cas, on disposera d'un
taient à la fois une sialite et une péri- aisément après les avoir amplifiées par marqueur très précoce de la maladie et
insulite, puis ils ont cherché si ces réaction en chaîne de la polymérase l'on pourrait prévenir son apparition en
diverses anomalies histologiques étaient (PCR).Ainsi les séquences microsatellites intervenant avant que les iiôts de
liées à la présence de marqueurs chro- permettent de baliser les chromosomes, Langerhans ne soient détruits, peut-être
mosomiques spécifiques des souches des de repérer les régions du génome qui en réduisant l'activité du système de
souris étudiées ; en d'autres termes, ils leur sont associées et d'identifier celles défense immunitaire, afin que l'organisme
ont comparé la ségrégation des anoma- que l'on présume contenir le ou les n'attaque pas ses propres usines de pro-
lies histologiques et de marqueurs qui gènes mutés recherchés. duction d'insuline.

RISQUES GÉNÉTIQUES
téine, l'enzyme de conversion de l'angio-
tensine, qui provoque une vasoconstric-
tion (un rétrécissement des artères).
D'INFARCTUS
L'infarctus du myocarde résulte de
l'obstruction totale d'une des artères
coronaires : le tissu cardiaque qui n'est
plus irrigué, en aval de l'artère bouchée,
Dans les
pays occidentaux, l'infarctus sonnes de moins de 45 ans. Si les méca- meurt si la circulation n'est pas rétablie
du myocarde est un problème de santé nismes physiologiques à l'originede l'infarc- rapidement. La cause première de
publique majeur, puisqu'il constitue la prin- tus sont à peu près connus, ses détermi- l'infarctus est une maladie chronique des
cipale cause de morbidité et de mortalité nants environnementaux et génétiques ne artères, l'athérosclérose, due au dépôt
(plus de 100 000 cas annuels en France). sont pas entièrement élucidés. Un gène (la plaque d'athérosclérose) de lipides,
Les sujets jeunes ne sont pas épargnés : prédisposant à l'infarctus a été découvert de fibres et de cellules sur les parois des
42 pour cent des infarctus surviennent par les équipes INSERM de François artères. L'infarctus survient brusquement
avant l'âge de 65 ans ; en France, cette Cambien et de Florent Soubrier, à Paris : lorsqu'une plaque d'athérosclérose se fis-
maladie tue chaque année 4 000 per- ce gène gouveme la synthèse d'une pro- sure, entraînant la formation d'un caillot
sanguin (la thrombose) qui obstrue une
artère coronaire. Une deuxième compli-
cation de l'athérosclérose, la vasocons-
triction, semble favoriser l'infarctus : dans
une artère coronaire au diamètre réduit
par une vasoconstriction chronique ou
par un spasme, l'accident cardiaque
pourrait survenir sur une plaque d'athé-
rosclérose moins volumineuse que dans
une artère au diamètre normal.
L'infarctus est une maladie multifacto-
rielle, due à la conjonction de facteurs
environnementaux et de facteurs géné-
tiques. Certains modes de vie prédispo-
sent à l'infarctus : le stress, la sédentarité,
le tabagisme et les erreurs diététiques
sont les mieux connus. Ainsi l'alimenta-
tion des pays industrialisés, trop riche en
graissesanimales, explique en grande par- L'athérosclérose est une maladie chronique due au dépôt de lipides, de cellules et
tie l'endémie des infarctus dans ces pays : de fibres sur les parois des artères, qui réduit la lumière artérielle. L'infarctus sur-
elle favorise l'athérosclérose en augmen- vient lorsqu'une ploque d'athérosclérose se rompt, formant un calllot (thrombus)
qui obstrue une artère irriguant le coeur.
tant la concentration en lipides et en cho-
lestérol dans le sang. Toutefois certains
individus sont plus exposés que d'autres
au risque d'infarctus : c'est principalement DI (50 pour cent de la population), elle l'effet délétère du génotype DD, on évite-
le cas des sujets qui sont génétiquement vaut 400 microgrammes par litre ; et chez rait 8 pour cent des infarctus dans la
prédisposés au diabète, à l'obésité, à les sujets porteurs du génotype 11 population générale, et jusqu'à 30 pour
l'hypertension artérielle, à l'hypercholes- (25 pour cent de la population), elle n'est cent dans la sous-population peu expo-
térolémie et aux hyperlipidémies (des que de 300 microgrammes par litre. Plus sée. Par ailleurs, l'effet du génotype DD
élévations anormales de la concentration l'enzyme est abondante dans le sang,plus sur la survenue de l'infarctus semble
en cholestérol et en lipides dans le sang). elle est susceptible de provoquer une indépendant des facteurs de risques tra-
Parmi les nombreux gènes de prédis- vasoconstriction importante. ditionnels, comme l'hypertension, le dia-
position à l'infarctus, le gène de l'enzyme Pour analyser l'effet du polymor- bète et l'hyperlipidémie.
de conversion de l'angiotensine (ECA) phisme du gène de l'ECA sur le risque Toutefois, avant d'envisager une stra-
semblait un bon candidat : cette enzyme d'infarctus, les épidémiologistes de l'INSERM tégie de dépistage et de prévention des
favorise la vasoconstriction en assurant à la ont comparé !'ADN de 610 patients ayant sujets à risque pour le gène de l'ECA,on
fois la synthèse de l'angiotensine 11,qui est fait un infarctus au cours des 3 à 9 mois devra confirmer ces résultats par des
un puissant vasoconstricteur, et la dégra- précédents, avec celui de 733 témoins, études réalisées sur d'autres populations.
dation de la bradykinine, un vasodilatateur tous âgés de 25 à 64 ans ; pour éviter le D'autre part, les chercheurs entrepren-
très actif. La concentration en ECAdans le biais de variations régionales, les sujets nent une étude prospective qui portera
sang, très stable dans le temps chez un étudiés ont été recrutés dans quatre sur 10 000 sujets suivis durant cinq ans.
même individu, varie beaucoup d'un indi- centres : Lille, Strasbourg, Toulouse et afin d'évaluer l'effet du polymorphisme
vidu à l'autre ; 50 pour cent de cette varia- Belfast (qui détient le record mondial de du gène de l'ECA en fonction des autres
bilité dépendent du gène qui code l'ECA. fréquence des maladiescardiovasculaires); facteurs de risque. Enfin l'on effectuera
Le clonage et le séquençage de ce dans ces quatre villes, les nouveaux cas des essais thérapeutiques pour détermi-
gène par l'équipe INSERM de F. Soubrier, d'infarctus sont systématiquement réper- ner si l'on peut prévenir le risque lié au
en 1988, a révélé l'existence de deux toriés dans les registres MONICA de gène de l'ECA à l'aide de médicaments
formes différentes du gène de l'ECA,à peu l'Organisation mondiale de la santé. comme les inhibiteurs de l'enzyme de
près aussi fréquentes l'une que l'autre Cette étude révèle que le génotype conversion. Actuellement, il serait
dans la population : une forme courte, la DD est plus fréquent chez les sujets qui absurde de dépister tous les sujets por-
forme D (qui présente une délétion d'un ont fait un infarctus que chez les témoins ; teurs du génotype DD (soit le quart de la
fragment d'ADN), et une forme longue, la cette différence est encore plus marquée population) parce qu'ils ne présentent
forme I (qui présente une insertion d'un dans la sous-population d'individus qui qu'un faible risque absolu de faire un
fragment d'ADN). La délétion de la forme sont a priori peu exposés au risque infarctus.
D-qui se trouve dans une région non d'infarctus-c'est-à-dire les sujets peu On n'envisagera le dépistage des
codante du gène de l'ECA-ne modifie corpulents et avec un faible taux de sujets à risque que si l'on identifie, parmi
pas la structure de l'enzyme, mais elle aug- lipides dans le sang. Au sein de la popula- les individus DD, un sous-groupe de
mente sa concentration dans le sang, par tion générale, le génotype DD augmente sujets particulièrement exposés. De
un mécanisme indirect encore inconnu : de 30 pour cent le risque d'infarctus ; même, on ne mettra en oeuvre une stra-
chez les sujets porteurs du génotype DD dans la sous-population peu exposée, il tégie de prévention de l'infarctus ou de
(environ 25 pour cent de la population), multiplie ce risque par trois. sa récidive que si l'on démontre une effi-
la concentration moyenne en ECA dans le Compte tenu de la fréquence du cacité supérieure des inhibiteurs de
sang est égale à 500 microgrammes par génotype DD dans la population, on l'enzyme de conversion chez les sujets
litre ; chez les sujets porteurs du génotype estime que, si l'on parvenait à supprimer porteurs du génotype DD.
Les gènes de
cancers

Robert Weinberg

Des mutations de gènes qui inhibent la multiplication Il existe une autre différence fonda-
mentale entre les oncogènes et les gènes
cellulaire prédisposent aux cancers. inhibiteurs de la multiplication cellulaire :
les oncogènes étudiés jusqu'à présent
On a isolé un gène dont la disparition provoque sont toujours activés par des mutations
somatiques, c'est-à-dire des modifications
le développement de tumeurs de l'oeil. génétiques s'effectuant dans les tissus ou
les organes, et non dans les cellules ger-
minales, si bien que les oncogènes acti-
LESCANCERStrouvent leur tumeur, la cellule acquiert plusieurs vés, ou mutants, ne se transmettent pas à
origine dans nos gènes : caractéristiques des cellules cancéreuses. la descendance. Au contraire, les formes
souvent les cancers appa- Les expériences de transfert de gènes ont mutantes des gènes inhibiteurs de la mul-
raissent parce qu'un agent montré que de nombreux oncogènes per- tiplication cellulaire pourraient être pré-
carcinogène-un rayonne- turbent la multiplication cellulaire et sentes dans les cellules germinales-les
ment ou un produit chimique-endom- qu'ils sont en partie responsables du ovules ou les spermatozoïdes-et se
d'une cel-
mage l'ADN d'un gène critique comportement aberrant des cellules transmettre de génération en génération.
lule qui commence à se diviser sans tumorales qui les contiennent. On réalisa Un enfant qui hériterait, à sa conception,
contrôle ; sa descendance finit par former bientôt que les oncogènes sont des ver- de la forme mutante d'un gène inhibiteur
un gros agrégat de cellules que l'on sions altérées des gènes cellulaires nor- de la multiplication cellulaire risquerait
appelle tumeur. maux, les proto-oncogènes, qui jouent un plus qu'un autre de souffrir d'un cancer.
Au cours des quinze dernières rôle essentiel dans la régulation de la En étudiant les rétinoblastomes-des
années, on a identifié certains gènes, multiplication des cellules. Au cours tumeurs de l'oeil-on a récemment com-
cibles des agents carcinogènes : les onco- d'une vie humaine, nombreuses sont les pris, du moins en partie, comment fonc-
gènes, ou gènes de cancers. Lorsqu'ils mutations risquant de transformer un pai- tionnent les gènes inhibiteurs de la multi-
sont « activés » par une mutation, les sible proto-oncogène normal en un onco- plication cellulaire. Les rétinoblastomes
oncogènes déclenchent une prolifération gène agressif. sont des tumeurs assez rares : un nou-
cellulaire anormale. L'activation d'un L'activation d'un oncogène est néces- veau-né ou un enfant en bas âge sur
oncogène est ainsi une étape essentielle, saire à la formation d'un cancer, mais cet 20 000 environ en est atteint. La maladie
à l'origine de nombreux types de cancers. événement n'est pas suffisant : la cancé- sert de modèle pour d'autres types de
Plus récemment on a découvert des rogenèse est un processus composé de cancer, sans lien apparent : les connais-
« gènes cancérogènes » d'untype très dif- plusieurs étapes, et l'acquisition d'un sances acquises sur le gène responsable
férent : dans les cellules normales, ces caractère malin dépend probablement de de cette maladie ont déjà permis d'éluci-
gènes ne stimulent pas la prolifération l'accumulation de mutations endomma- der partiellement l'origine génétique de
cellulaire ; au contraire, ils l'inhiberaient. geant plusieurs gènes-notamment des certains cancers.
Ainsi, lorsque les cellules perdent ces oncogènes-dont l'expression simultanée
gènes inhibiteurs de la multiplication cel- aboutit à une croissance maligne. L'origine
lulaire (ou lorsque ces gènes ne sont plus Jusqu'à présent, on n'a détecté des des rétinoblastomes
fonctionnels), elles risquent de proliférer oncogènes que dans 15 à 20 pour cent
et de former des tumeurs cancéreuses. des tumeurs humaines : il existe proba- Les rétinoblastes sont les précurseurs
Depuis la découverte des gènes inhibi- blement d'autres oncogènes stimulant la des cellules de la rétine, l'écran qui
teurs de la multiplication cellulaire, on croissance cellulaire, mais nos méthodes tapisse le fond de l'oeil et détecte les
comprend mieux les mécanismes géné- de détection de ces gènes ne sont pas signaux lumineux ; les cellules d'un réti-
tiques à l'origine des cancers, et la régu- encore assez sensibles. En outre, il existe noblastome sont apparemment celles qui
lation de la multiplication, dans les cel- sans doute d'autres catégories de gènes se seraient différenciées normalement en
lules normales. cancérogènes que l'on n'a pas encore cônes, une des deux classes de cellules
mises en évidence, parce qu'elles fonc- photoréceptrices. Après qu'un rétinoblaste
Les gènes inhibiteurs de tionnent tout à fait différemment (et que s'est différencié en une cellule rétinienne
la multiplication cellulaire nos méthodes de détection sont inadap- spécialisée, il cesse de se diviser et ne
tées) ; certaines tumeurs, par exemple, se peut pratiquement plus former de tumeur,
Ces gènes inhibiteurs exercent un développeraient lorsqu'un gène inhibant ce qui expliquerait que seuls les jeunes
effet contraire à celui des oncogènes, qui la multiplication cellulaire disparaît : ce enfants sont atteints de rétinoblastomes.
stimulent généralement la multiplication. gène est difficile à détecter, puisqu'il ne Jusqu'au milieu du XIXesiècle, le réti-
Lorsque l'on transfere dans une cellule se manifeste qu'à partir du moment où il noblastome était une maladie mortelle,
normale des oncogènes extraits d'une a disparu ! car la tumeur envahissait rapidement le
cerveau et provoquait la mort. Avec
l'invention de l'ophtalmoscope, par
Hermann von Helmholtz en 1850, on put
enfin observer l'intérieur du globe ocu-
laire et détecter les tumeurs longtemps
avant qu'elles n'envahissent les tissus
adjacents ; lorsque le diagnostic était suf-
fisamment précoce, on retirait le globe
oculaire atteint. Les enfants malades
furent épargnés et les premiers cas « fami-
liaux » de rétinoblastome apparurent : de
nombreux enfants traités survécurent
jusqu'à l'âge adulte et ils eurent des
enfants, dont la moitié environ présen-
taient une tumeur oculaire normalement
exceptionnelle. Parallèlement on obser-
vait toujours les cas de rétinoblastomes
sporadiques, chez des enfants dont les
parents n'étaient pas atteints.
Vers 1950, on comprit que ces deux
types de rétinoblastomes sont deux mani-
festations différentes d'une même mala-
die. Nombre de généticiens furent
confondus, car dans la forme familiale de
la maladie, un gène semblait se trans-
mettre d'un des parents aux enfants ;
mais quel était le rôle des gènes dans les
cas sporadiques ? Si des gènes interve-
naient également, étaient-ils identiques à
ceux impliqués dans la forme familiale ?
En 1971, Alfred Knudson, de
l'Institut de recherche sur le cancer, à
Philadelphie, supposa que l'on peut
acquérir un gène mutant soit en l'héritant
de l'un des deux parents, soit à la suite
d'une mutation accidentelle, et il proposa
que les deux types de rétinoblastome sont
dus à des modifications du même
ensemble de gènes.
Après avoir étudié les statistiques
d'apparition des rétinoblastomes,
A. Knudson conclut que les cellules
tumorales ne portent pas un gène mutant
unique, mais deux gènes mutants. Dans
la forme familiale, la première des deux
mutations est présente dans un gène clé
dès la conception de l'individu et on la
retrouve dans toutes les cellules de
l'organisme, notamment dans celles de la
rétine ; ce gène mutant, qui prédispose le
sujet au rétinoblastome, est hérité d'un
des deux parents, lui-même porteur, ou
résulte d'un accident génétique qui s'est
produit au cours de la formation de
l'ovule ou du spermatozoïde. La seconde
mutation nécessaire atteint des rétino-
blastes véhiculant déjà la mutation
1. LA DISPARITION D'UNE PARTIE DU CHROMOSOME 13 provoque les rétinoblastomes. En
congénitale. Pour expliquer la forme spo-
colorant les chromosomesde cellules tumorales de rétinoblastomes, afin d'en observer les
radique, non familiale, du rétinoblas-
bandes caractéristiques, Jorge Yunis, de l'Université du Minnesota, découvrit qu'un seg-
tome, A. Knudson supposa que les deux ment du bras long de l'un des deux chromosomes 13 était souvent absent. Cette image réali-
mutations nécessaires sont aléatoires : sée sur ordinateur par Yunis représenteun chromosome 13 normal (à gauche) et l'exem-
elles se produisent dans une même cel- plaire anormal (à droite). Une large bandejoune clair et la sous-bande orange voisine ont
lule rétinienne, dont les descendantes se disparu dans le chromosome anormal (les formes ovales, en haut, représentent les télo-
multiplient pour former la tumeur. mères,qui semblent séparéesdeschromosomeslorsqu'on les observe au microscope).
On sait aujourd'hui que les hypo- cellules humaines normales, car le pas- essentielles. D'autres analyses chromoso-
thèses de A. Knudson étaient correctes ; sage de l'état normal à l'état malin, miques ont montré que les délétions du
elles furent généralement acceptées mal- appelé transformation, produit générale- chromosome 13 atteignaient non seule-
gré deux questions importantes restées ment un chaos génétique. Parfois les ment les cellules tumorales, mais égale-
sans réponse : quel est le gène mutant (en généticiens observent des altérations ment des cellules normales d'enfants
admettant qu'il soit unique) hérité d'un chromosomiques spécifiques dans de atteints de rétinoblastome et les cellules
des deux parents ou modifié par une nombreuses tumeurs d'un type donné. d'un de leurs parents. En revanche,
mutation somatique ? Quelle est la muta- Ce fut le cas lorsque Jeorge Yunis, de lorsqu'il s'agissait de cas sporadiques, les
tion qui engendre ces allèles (les diffé- l'Université de médecine du Minnesota, délétions chromosomiques ne portaient
rentes versions d'un gène) responsables étudia des cellules provenant de plusieurs que sur les cellules tumorales. Au total,
du cancer ? S'agit-il de mutations qui, en rétinoblastomes : le plus long des deux on trouvait précisément les chromosomes
activant un proto-oncogène, le transfor- bras du chromosome 13 (le bras q) pré- anormaux des deux formes de rétinoblas-
ment en oncogène ? Ou au contraire, de sentait souvent une délétion, c'est-à-dire tome dans les cellules que A. Knudson
mutations qui en inactivant un gène, en que l'une des bandes habituellement pré- avait indiquées.
suppriment la fonction ? sentes sur le chromosome avait disparu. On appelle Rb le gène du chromo-
Généralement c'était une partie de la some 13 qui intervient dans la formation
Le chromosome 13 bande 14 qui manquait, et cette altération des rétinoblastomes ; on l'a identifié
13ql4 était trop souvent associée au réti- grâce à une délétion visible au micro-
La clef du problème apparut quand on noblastome pour être le fruit du hasard scope et qui, à l'échelle moléculaire, cor-
examina au microscope des chromosomes génétique. respond à la perte d'un segment d'ADN
de cellules normales et de cellules de réti- Cette délétion semblait au contraire long de plusieurs centaines de milliers de
noblastome. Lorsque la division d'une permettre aux cellules tumorales de se bases. Cependant cette importante lésion
cellule commence, on voit nettement les multiplier. Ces observations résolvaient chromosomique ne représente que l'un
chromosomes ; dans les cas favorables, l'une des deux questions soulevées par des mécanismes possibles d'inactivation
un spécialiste distingue même la disposi- A. Knudson : une des mutations asso- du gène Rb. Des délétions beaucoup plus
tion de leurs bandes transversales. ciées au rétinoblastome est une délétion petites, invisibles au microscope, peuvent
L'aspect des chromosomes d'une cel- qui pourrait provoquer la perte d'un gène ainsi inactiver le gène, et l'on a récem-
lule tumorale diffère souvent de celui des et la disparition de certaines fonctions ment observé que des « mutations ponc-
tuelles», portant sur une seule base sont
également capables de l'inactiver.

Les deux mutations


nécessaires

On avait ainsi associé à l'un des


gènes cibles prévus par A. Knudson, un
site du chromosome 13, mais l'identité
de la seconde cible restait mystérieuse :
ce pouvait être soit n'importe quel autre
gène porté par l'un quelconque des 23
chromosomes de la cellule (présents en
deux exemplaires dans chaque cellule, à
l'exception de deux d'entre eux), soit
l'autre exemplaire du gène Rb, sur le
chromosome 13 apparié.
Grâce à une technique génétique
astucieuse, on découvrit en 1983 que la
seconde hypothèse était la bonne : la
cible génétique de la seconde mutation se
trouve sur l'autre chromosome 13. La
méthode d'analyse qui fut utilisée est
indirecte : on sait le devenir d'un gène en
étudiant un gène voisin du même chro-
mosome ; en l'occurrence on s'est inté-
ressé à un gène du chromosome 13, tout
près du gène Rb. En pistant un tel gène
2. DES MICROGRAPHIES d'un chromosome13 normal et d'un chromosome 3 anormal « marqueur », on suit indirectement un
gène très voisin.
sont disposéesde part et d'autre d'un schéma du chromosome normal Le chromosome À l'Université de Los Angeles,
anormal (à droite) a subi une délétion repérée par les traits bleus. Une autre délétion,
observéesur un chromosomeprovenant d'un autre rétinoblastome, est délimitée par les Robert Sparkes a découvert ce marqueur :
traits noirs. Les deux délétions se chevauchent le gène qui code l'enzyme estérase D.
; on peut donc supposerque le gène respon-
sable des rétinoblastomes est localisé dans une petite région de la sous-bande 13q14,1, Puis Rosalind Godbout, Brenda Gallie et
proche de la sous-bande13q14,2. La lettre q désigne le grand bras d'un chromosome.(Le Robert Phillips, de l'Hôpital des enfants
petit bras du chromosome13, au-dessusdu rétrécissement, est minuscule). malades de Toronto, ont découvert que
3. L'ARBRE GÉNÉALOGIQUE d'une famille présentant des cas fami- les femmes et des carrés pour les hommes. Dans la première géné-
liaux de rétinoblastome a été publié par T. Dryja et ses collègues. ration, un des fils est indemne, mais a hérité du chromosome 13
Les sujets atteints sont représentés en rouge, par des cercles pour mutant : deux de ses filles sont atteintes.

les cellules normales de certains malades Les enfants porteurs d'une anomalie gènes qui freinent ou bloquent sa multi-
atteints de rétinoblastome contiennent congénitale du gène Rb sont parfaitement plication. Ce mécanisme de cancéroge-
deux versions différentes du gène de normaux, mais sont prédisposés au réti- nèse est sans doute fréquent, car l'inacti-
l'estérase D : les deux chromosomes noblastome. Bien que chacune de leurs vation d'un gène paraît beaucoup plus
appariés de la treizième paire portent une cellules ne contienne qu'un seul exem- vraisemblable qu'une activation oncogé-
version différente ; en revanche, dans les plaire normal du gène Rb, le développe- nique résultant de subtiles mutations
cellules tumorales, les deux exemplaires ment foetal de ces enfants ne pose pas de ponctuelles.
du gène de l'estérase D sont souvent problèmes particuliers, car l'unique allèle La perte d'anti-oncogènes est peut-être
identiques. L'un des deux allèles a été Rb normal suffit à assurer la fonction du un événement fréquent. Les chromosomes
perdu et remplacé par une copie de gène ; la présence d'un allèle Rb anormal de divers types de tumeurs portent fré-
l'autre allèle. Le gène de l'estérase D dans toutes les cellules ne perturbe pas le quemment des aberrationscaractéristiques;
n'intervient pas directement dans le réti- développement du foetus. Autrement dit, dans certains cas, on observe directement,
noblastome, mais il a servi de traceur du la mutation est « récessive »; comme un au microscope, la perte de segmentschro-
gène Rb, tout proche : on a admis que seul exemplaire du gène normal suffit au mosomiques caractéristiques, mais dans
quand l'une des deux versions du gène de fonctionnement de la cellule, les altéra- d'autres cas, on doit pratiquer des analyses
l'estérase D disparaissait au profit de tions ne se manifestent qu'à partir du génétiquesplus fines afin de mettre en évi-
l'autre version, le gène Rb voisin était moment où l'une des cellules rétiniennes dence ces délétions.
également perdu. On découvrit ainsi perd l'exemplaire normal-le gène Webster Cavenee, de l'Institut de
qu'une cellule rétinienne pouvait initiale- «dominant» qu'elle possédait encore. recherche sur le cancer de Montréal fut le
ment posséder une version normale et Si l'inactivation du gène Rb favorise premier à étudier ces pertes de régions
une version mutante du gène Rb, et la croissance cancéreuse, il s'ensuit que chromosomiques. La méthode utilisée
acquérir ultérieurement deux exemplaires dans sa version normale, ce gène doit aujourd'hui ressemble à celle grâce à
mutants. D'autres expériences ont inhiber la multiplication cellulaire. Cette laquelle on a détecté le gène Rb : on a
confirmé que les cellules tumorales por- étude de la prédisposition génétique au pisté un gène voisin de la région soup-
tent souvent deux exemplaires de l'allèle rétinoblastome avait fait apparaître une çonnée, celui de l'estérase D. Pour sa
défectueux du gène Rb. Cette découverte classe de gènes impliqués dans la multi- part, W. Cavenee choisit la méthode des
donnait la clé de la deuxième étape de la plication cellulaire et inconnue polymorphismes génétiques : il s'est
carcinogenèse du rétinoblastome : la jusqu'alors ; puisque l'inactivation de ces servi de séquences d'ADN que l'on trouve
perte de l'exemplaire intact du gène Rb. gènes aboutit à la formation d'une sous deux versions distinctes (hétérozy-
On a ainsi précisé la théorie de tumeur, on les appelle aussi anti-onco- gotes) dans les tissus normaux et sous la
A. Knudson : un rétinoblastome apparaît gènes par opposition aux oncogènes qui même forme (homozygotes) dans le tissu
quand les deux exemplaires du gène Rb doivent être activés pour provoquer une tumoral. Le passage de ces segments
sont endommagés. Dans un premier tumeur. Cette terminologie a été adoptée d'ADN de l'état hétérozygote à l'état
temps, un exemplaire du gène est inac- par la communauté scientifique mais elle homozygote est un bon témoin de la dis-
tivé, et dans un deuxième temps, le n'est pas parfaite : si le gèneRb intervient parition d'anti-oncogènes voisins.
second allèle est abîmé. Les enfants nés probablement en inhibant la multiplica- On connaît déjà plusieurs gènes dont
avec un allèle intact et un allèle défec- tion cellulaire, son rôle dans le développe- les deux allèles disparaissent lors de la
tueux du gène Rb risquent de perdre la ment des cancers resteencore mal connu. formation de tumeurs. Le cancer cana-
version intacte lors d'une mutation soma- Imprécis ou non, le terme d'anti- laire du sein, par exemple, est souvent
tique localisée dans une cellule réti- oncogène indique bien qu'un gène associé à la délétion d'un gène normale-
nienne, et donc de souffrir de rétinoblas- comme Rb, lorsqu'il est intact, fonc- ment localisé sur le grand bras du chro-
tome. Les autres enfants, nés avec deux tionne en s'opposant aux oncogènes. Par mosome 13. la tumeur rénale de Wilms
allèles corrects, ont rarement l'infortune exemple, une cellule cancéreuse dont la serait due à la disparition d'un gène du
de perdre, au début de leur vie, les deux multiplication serait due à l'activation chromosome 11, et le cancer du poumon
exemplaires du gène Rb d'une cellule d'oncogènes, proliférerait plus facilement à petites cellules résulterait de délétions
rétinienne. si, outre cette activation, elle perdait les géniques sur le chromosome 3. Dans cha-
cun de ces cas, les deux exemplaires d'un ment les enfants atteints de rétinoblas- d'ostéosarcomes que dans les cas de réti-
gène essentiel disparaissent ou sont inac- tome familial, on a constaté qu'ils souf- noblastomes, même quand un ostéosar-
tivés au cours de l'évolution du clone fraient ensuite, plus que d'autres, de can- come survient chez un sujet sans antécé-
tumoral. Cette spécificité tissulaire cers du tissu conjonctif, notamment dent de rétinoblastome. Dans de
(l'association de tumeurs particulières à d'ostéosarcomes (des tumeurs des cel- nombreux cas d'ostéosarcomes, la
la perte de certains gènes) indique que les lules qui élaborent le tissu osseux). Il tumeur résulterait uniquement de muta-
anti-oncogènes fonctionneraient spécifi- semble ainsi que les allèles mutants du tions somatiques portant sur le gène Rb.
quement dans certaines cellules. « gène du rétinoblastome» ne prédispo- Cette conclusion suscite un nouveau
On a d'abord cru que l'action du gène sent pas seulement au rétinoblastome, et problème, car la rétine et les tissus où
Rb se limitait à la genèse des tumeurs l'on pense même que les altérations de ce apparaissent ces autres types de tumeurs
rétiniennes, mais en suivant attentive- gène sont aussi fréquentes dans les cas ont peu de points communs, tant par leur

4. LA FORMATION d'un rétinoblastome


familial a été schématisée, à l'échelle de la
cellule. À la suite d'un accident génétique
se produisant à la première génération, la
région portant le gène Rb-le «gène du
rétinoblastome»-de l'unique chromosome
13 d'un ovule est détruite. Le chromosome
(en noir) qui porte la délétion est transmis à
un fils et se retrouve dans toutes les cellules
de son organisme, notamment celles de la
rétine. Il suffit alors qu'une mutation
somatique, lors de ta petite enfance, inac-
tive le second exemplaire du gène Rb d'une
seule des cellules rétiniennes (indiquée par
la flèche rouge) pour qu'une tumeur appa-
raisse. Si l'on retire la tumeur à temps, le
patient atteint l'âge adulte et, statistique-
ment, la moitié environ de ses enfants
seront prédisposés au rétinoblastome.
origine évolutive que par leur développe- Ils ont ensuite franchi une nouvelle essentiellement lorsqu'il est absent ;
ment embryonnaire. On imagine qu'il y a étape en introduisant seulement un chro- concevoir des expériences montrant
un milliard d'années ou plus, au cours de mosome 11 humain normal dans les cel- directement que tel ou tel fragment d'ADN
l'évolution de nos premiers ancêtres plu- lules d'une tumeur de Wilms : les cellules correspond bien au gène recherché fut
ricellulaires, un précurseur du gène Rb cancéreuses sont corrigées et redevien- une tâche très délicate.
contrôlait la multiplication de deux types nent normales en présence d'un chromo- Thaddeus Dryja, de l'Institut d'oph-
de cellules tout à fait différents, et des some 11 normal. On a ainsi la preuve que talmologie et d'otorhinolaryngologie du
tissus qui en dérivaient. la dégénérescencemaligne de ces cellules Massachusetts, s'est lancé à la recherche
tumorales dépend de l'absence d'un ou du gène Rb en 1983, en s'intéressant sur-
La « réparation » de plusieurs gènes normalement présents tout au chromosome 13 humain. Marc
des cellules tumorales sur le chromosome 11. Lalande et Samuel Latt, à Boston, avaient
Tous ces résultats semblent confirmer obtenu, de leur côté, une collection de
D'autres études de nature très diffé- que la perte d'une information génétique clones d'ADN représentant chacun une
rente semblent confirmer que certaines est tout aussi importante que l'activation petite partie du chromosome 13 normal.
cellules tumorales seraient anormales d'oncogènes promoteurs de la multiplica- T. Dryja a utilisé au hasard des clones de
parce qu'elles ont perdu des informations tion cellulaire, lors de la formation de cette banque d'ADN en espérant que l'un
génétiques essentielles. Henry Harris, de tumeurs. Dans l'avenir, on pourra sans de ces fragments correspondait à la
l'Université d'Oxford a notamment utilisé doute introduire dans les cellules tumo- séquence d'ADN constituant le gène Rb.
des méthodes qui permettent de fabriquer rales certains gènes dont elles sont Son entreprise était risquée, puisque l'on
un hybride cellulaire en fusionnant deux dépourvues, afin de bloquer le dévelop- sait aujourd'hui que le gène Rb ne repré-
cellules génétiquement distinctes : on uti- pement d'une tumeur. sente que la millième partie de l'ADN du
lise un agent qui fusionne les membranes chromosome 13.
cellulaires de deux cellules très proches, Sur la trace du gène Rb T. Dryja a utilisé successivement
ce qui aboutit à la formation d'une mem- chacun de ces fragments du chromosome
brane unique autour des noyaux des deux En dépit de ces découvertes fonda- 13 et a recherché lors de tests d'hybrida-
partenaires. Les deux jeux de chromo- mentales, le gène Rb n'était, il y a peu de tion de l'ADN si ces sondes ne détecte-
somes fusionnent, et la cellule hybride temps encore, qu'une entité théorique raient pas des anomalies dans l'informa-
contient deux fois plus d'information imaginée à partir d'observations géné- tion génétique contenue dans toute une
génétique que les cellules normales. tiques indirectes. En outre, le but ultime série de cellules de rétinoblastome.
Grâce à ces « mariages forcés », on observe des biologistes et des biochimistes est de Ce jeu de hasard fut payant : T. Dryja
comment les caractéristiques des deux comprendre comment un gène comme Rb trouva effectivement qu'un fragment
partenaires évoluent après la fusion. Les inhibe ou bloque la croissance cellulaire. dérivé du chromosome 13 normal était
gènes de l'une des deux cellules paren- Pour ce faire il était nécessaire d'isoler et absent de l'ADN de 2 des 50 rétinoblas-
tales sont souvent dominants et imposent de cloner ce gène Rb, ce qui fut particu- tomes examinés. Cela ne prouvait naturel-
le comportement de la cellule hybride. lièrement difficile puisqu'il se manifeste lement pas que ce fragment faisait partie
Au cours des 20 dernières années, on
a ainsi observé que les hybrides de cel-
lules tumorales malignes et de cellules
normales se comportent souvent comme
le parent normal, c'est-à-dire qu'elles ne
forment pas de tumeur. Avant la décou-
verte des anti-oncogènes, cette observa-
tion surprenait, car on pensait que le
caractère tumoral devait dominer le
caractère normal.
La découverte des anti-oncogènes
éclaire en partie ce mystère : la cellule
tumorale fusionnée à une cellule nor-
male, retrouve le gène qui inhibe la mul-
tiplication, et qu'elle avait perdu en deve-
nant maligne ; dans ces conditions, le
gène de la cellule normale contrôle à
nouveau la multiplication de la cellule
qui avait depuis longtemps échappé à
toute régulation.
Eric Stanbridge et ses collègues de la
Faculté de médecine d'Irvine, qui étu-
dient diverses tumeurs dont celle de 5. LA RECHERCHE DU GÈNE Rb consiste à reconnaître les fragments manquant dans l'ADN
de chromosomes13 responsablesde rétinoblastomes.Sur cettephotographie, lesfragments
Wilms, ont observé ce phénomène : ils
d'ADNde cellules tumorales ont été séparéspar électrophorèsesur gel ; les fragments H242
ont montré qu'un hybride formé par et 7D2, marquéspar un traceur radioactif, se sont hybridés aux fragments homologues d'ADN
fusion d'une cellule de Wilms et d'une de 13 tumeurs différentes (les nombres, au-dessusde la photographie, sont les numéros des
cellule normale perd son caractère tumo- 13 tumeurs) : ils apparaissent sur le gel sous forme de taches sombres.
Le troisième fragment,
ral (la cellule normale reprend le contrôle H3-8, n'a pas trouvé d'homologue dans l'ADN de la tumeur numéro 9: le segmentdu chro-
de la cellule maligne). mosome 13 recherché par la sonde H3-8 n'existe plus dans l'ADN de cette tumeur numéro 9.
du gène Rb, mais on pouvait postuler qu'il bases. Utilisant alors des techniques effectivement la cible commune de toutes
se situait à proximité du gène Rb et qu'au d'hybridation des acides nucléiques, nous ces délétions aléatoires.
cours des accidents génétiquesqui avaient avons étudié la configuration de ce vaste La découverte de deux délétions com-
provoqué les deux rétinoblastomes, il domaine chromosomique dans l'ADN de mençant et finissant dans les limites du
avait disparu en même temps que lui. 60 rétinoblastomes et ostéosarcomes. gène cloné apporta la preuve finale : les
Il restait à préciser la relation existant Dans 30 pour cent environ de ces ADN, délétions aléatoires trouvées dans l'ADN
entre le fragment dérivé du chromosome l'un-et parfois les deux-des allèles du des cellules de rétinoblastomesinactivaient
13 normal et le gène Rb. T. Dryja et ses gène analogue au gène cloné présentait le gène cloné et non un gène adjacent.
collègues, et Stephen Friend et quelques- d'importantes délétions ; cette technique Wen-Hwa Lee, de la Faculté de
uns de mes collègues ont d'abord décou- d'analyse ne permet pas de détecter des médecine de San Diego, et Yuen-Kai
vert que le fragment de l'ADN du chromo- modifications moins étendues ou plus Fung et William Benedict, de la Faculté
some 13 normal détectait des molécules subtiles (comme les mutations de médecine de Californie du Sud ont
ponc-
d'ARN messager présentes dans les cel- tuelles) de la structure de ce gène qui reproduit et poursuivi nos recherches,
lules rétiniennes normales (l'ARN messa- peuvent pourtant l'inactiver totalement. confirmant que le gène cloné est effecti-
ger est l'acide nucléique qui véhicule Les expériences ont ainsi prouvé que vement le gène Rb ; ils ont notamment
l'information génétique portée par les le gène cloné était souvent endommagé montré que ce segment particulier d'ADN
gènes actifs, du noyau cellulaire jusqu'au dans le cas de rétinoblastomes. Le gène est endommagé par d'importantes délé-
cytoplasme, où la cellule traduit cette cloné était-il réellement le gène Rb ? tions dans de nombreuses tumeurs.
information en protéines). La mise en Nous avons eu la preuve que le segment Plusieurs chercheurs tentent
évidence d'un ARNmessager dans la cel- cloné contenait bien le gène Rb et non un aujourd'hui de prouver, directement et
lule rétinienne par le fragment d'ADN gène sans rapport avec lui, situé simple- définitivement, que le gène cloné est le
cloné, signifiait que ce fragment faisait ment à proximité, sur le chromosome, en gène Rb : ils essaient de transférer une
partie d'un gène qui s'exprime dans les précisant la localisation des diverses copie normale du gène Rb présumé dans
cellules rétiniennes normales. Or dans délétions dans le segment cloné (voir la des cellules tumorales dépourvues de
aucun de nos rétinoblastomes nous ne figure 7). gènes Rb normal. Si les cellules cancé-
détectâmes cet ARNmessager,même dans Dans certains cas, le gène cloné avait reusescessent de proliférer, on saura avec
les rétinoblastomes où notre sonde ne totalement disparu. Ces délétions certitude que l'ADN cloné contient l'infor-
détectait aucune anomalie de l'ADN cellu- n'apportaient aucun renseignement inté- mation génétique essentielle dont la perte
laire. Nous en avons conclu que le gène ressant puisqu'elles ne permettaient pas a déclenché la formation de la tumeur.
dont nous détections l'ARN messager dans de savoir si le gène cloné avait disparu
les cellules normales était inactif ou seul, ou avec d'autres fragments de la Des gènes aux protéines
absent des cellules tumorales, comme région contenant le gène cible recherché,
devait l'être le gène Rb. c'est-à-dire le gène Rb. Les applications potentielles de la
II restait à confirmer que ce gène était Trois autres délétions touchant découverte de gènes inhibiteurs de la mul-
bien Rb. S. Friend réalisa une molécule l'extrémité droite de la région clonée tiplication cellulaire, comme Rb, sont
d'ADN complémentaire de l'ARN messa- indiquaient que le gène responsable des nombreuses.Lorsque de tels gènes seront
ger en utilisant le procédé de transcrip- rétinoblastomes se trouvait à la droite de clonés, ils serviront en clinique et en
tion inverse, et l'ADN ainsi obtenu servit la région clonée, ou était cette région clo- recherche fondamentale : les segments
de sonde pour repérer et cloner la région née elle-même. D'autres mutations au d'ADN clonés serviront à analyser la struc-
du chromosome normal correspondant à contraire touchaient l'extrémité gauche ture des séquences homologues dans des
cet ARN messager, c'est-à-dire au gène du gène cloné ou des séquences situées échantillons de tissu normal ou tumoral, et
présumé. Le gène ainsi cloné s'avéra très en amont de cette région. Tout ceci sem- à détecter les versions anormalesdes gènes
long, puisque formé de quelque 200 000 blait confirmer que le gène cloné était inhibiteurs de la multiplication cellulaire.
Comme une personne portant un allèle
mutant du gèneRb le transmeten moyenne
à la moitié de ses enfants, le clonage du
gène permettrait les diagnostics anténataux
de cancer : en utilisant une sonde, on pour-
rait détecter un gène Rb anormal dès le
début de la vie foetale, et apprécier le
risque de rétinoblastome chez cet enfant.
La découverte de ces gènes ouvre plu-
sieurs voies de recherche en biologie fon-
damentale. Le gène Rb est le premier
gène inhibiteur de la multiplication cellu-
laire isolé, mais on peut vraisemblable-
ment généraliser ses propriétés à toute
6. UNE SÉRIED'EXPÉRIENCES a conduit au clonage et à l'identification du gène Rb. On a une gamme de gènes inhibant la multipli-
mis en contact les molécules d'ADN de cellules rétiniennes normales avec une sonde appelée
cation de différentes sortes de cellules.
H3-8 et correspondantau fragment d'ADN détruit dans plusieurs rétinoblastomes ; la sonde Les quelques gènes, soupçonnés
s'est hybridée avec un ARN messager (a), ce qui signifiait que H3-8 faisait partie d'un gène
actif dans aujourd'hui parce qu'ils sont absents dans
lescellules normales. On a ensuite effectué une transcription inverse (b) de cet
ARNmessageret réalisé une molécule d'ADN avec laquelle on a sondé le génome.On a alors certaines tumeurs, ne représentent peut-
détecté un longfragment DADN (200 000 pairesde bases) formant le gène dont l'ARN messa- être que la partie émergée de l'iceberg des
ger était une copie ; on a cloné ce gène qui doit être le gène Rb. anti-oncogènes. On connaît plus de 50
oncogènes ; combien existe-t-il de gènes
régulateurs, s'opposant à leurs effets ?
On ignore par quels mécanismes ces
gènes limitent ou inhibent la multiplica-
tion cellulaire normale. Le groupe de
W. a montré que le gène Rb code
H. Lee
une protéine de masse moléculaire égale
à 105 000, et présente dans le noyau cel-
lulaire (les protéines du noyau jouent
souvent un rôle dans la régulation de
l'expression des gènes).
En étudiant comment des virus cancé-
rogènes transforment une cellule, des cher-
cheurs ont indirectement montré que le
gène Rb code effectivement une protéine
régulatrice. Un de ces virus, un adénovirus,
transporte un oncogène appelé EIA dans
les cellules qu'il infecte ; cet oncogène
code une protéine qui modifie le métabo-
lisme de la cellule hôte et lui confère un
comportement malin. Comment cette
« oncoprotéine »agit-elle exactement ? 7. LE GÈNECLONÉà l'issue des expériencesavecla sonde H3-8 est bien le gène du rétino-
Des collègues d'Ed Harlow, au blastome : c'est ce gène-et non un gène voisin-qui est la cible des délétions chromoso-
Laboratoire de Cold Spring Harbor, et de miques à l'origine du rétinoblastome. Des fragments du gène cloné ont permis de repérer
Philip Branton, à l'Université de méde- les délétionsdans les ADNtumoraux. Ces sondes ont d'abord misen évidencecertaines délé
cine MacMaster, ont montré que, dans tions du gène tout entier et des séquences adjacentes(1) ; ces premières expériences ne
prouvaient pas que le gène cloné était confondu avec le gène du rétinoblastome. Dans
une cellule transformée par ce virus,
l'oncoprotéine virale forme des com- d'autres tumeurs, les délétionsportaient sur l'extrémité gauche du gène et sur les séquences
adjacentesa gauche (2) : le gène du rétinoblastomepouvait donc être soit le gène cloné, soit
plexes avec certaines protéines de la cel-
lule hôte ; elle modifie sans doute ainsi un autre gène situé plus à gauche. D'autres délétions (3) portaient sur la partie droite du
gène et sur les séquences adjacentes à droite, et dans quelques tumeurs, (4,5) enfin, seule
l'action de ces protéines et fait fonction- la zone centrale du gène cloné était endommagée. Ces dernières délétions montraient que le
ner les « interrupteurs » cellulaires qui gène cloné est bien le gène Rb, dont l'inactivation engendreles rétinoblastomes.
déclenchent le processus de cancérisation.
L'une des protéines cellulaires aux-
quelles l'oncoprotéine virale se complexe
est une molécule de masse moléculaire l'adénovirus transformerait les cellules faudra encore plusieurs annéespour com-
égale à 105 000 ! Peter Whyte et Karen en se complexant avec la protéine qui est prendre le mécanisme d'action de ces
Buchkovitch avaient remarqué que cette codée par le gène Rb et qui est absente gènes et de ceux qui déclenchent et arrê-
oncoprotéine a des propriétés semblables des cellules des rétinoblastes ; comme la tent la multiplication cellulaire. On com-
à celles de la protéine Rb ; avec Jonathan protéine EIA contrôle l'expression de prendra alors mieux pourquoi une tumeur
Horowitz, de mon laboratoire, ils ont certains gènes, la protéine Rb intervient apparaît et comment un oeuf fécondé se
prouvé que ces deux protéines sont iden- sans doute directement dans la modula- transforme en un organisme aussi élaboré
tiques. Autrement dit, la protéine E1A de tion de l'expression génétique. Il nous qu'un être humain.

8. LE GÈNERb code une protéine présente dans le noyau des cel- lule infectée ; cette protéine cellulaire est la protéine codée par le
lules rétiniennes normales (à gauche), mais absentedes cellules du gène Rb (à droite). Comme la protéine du gène Rb déclenche la
rétinoblastome (au milieu). La protéine E1A produite par l'onco- formation d'une tumeur lorsqu'elle est absentedes cellules réti-
gène introduit dans le génome cellulaire par un adénovirus, trans- niennes, et qu'elle est impliquée dans la transformation par l'adé-
forme les cellules infectées en se liant à une protéine cible de la cel- novirus, on pense qu'elle contrôle la multiplication cellulaire.
La thérapie génique

Inder Verma

On commence à traiter des patients en introduisant duire un gène sain à la place exacte du
gène déficient ou manquant, dans les
des gènes normaux dans leur organisme, chromosomes des cellules somatiques
cibles, par une recombinaison homo-
mais cette méthode ne sera efficace que lorsque logue, le gène sain, ou « thérapeutique ».
Cette insertion dirigée augmenterait la
l'on parviendra à conserver les gènes probabilité que le gène thérapeutique
fonctionne correctement, et réduirait les
fonctionnels suffisamment longtemps. risques que l'insertion aléatoire active un
oncogène inactif (un inducteur du cancer)
ou inactive un anti-oncogène (un sup-
UNENFANTsur 100 naît On sait transférer des gènes aussi presseur du cancer).
avec une anomalie bien dans les cellules germinales (les Aujourd'hui les généticiens maîtri-
génétique grave. En spermatozoïdes, les ovules ou les jeunes sent encore mal la destination de l'ADN
général, cette anomalie embryons), que dans les cellules soma- qu'ils introduisent dans les cellules. Pour
provoque dès l'enfance tiques (les autres cellules), mais la théra- un exemplaire du gène intégré à sa place,
des troubles physiques et mentaux, et pie des cellules germinales n'est pas plus de 1 000 autres exemplaires sont
conduit à la mort. On connaît plus de envisageable dans un futur proche, parce aléatoirement dispersés dans le génome
4 000 maladies héréditaires, et l'on que les nouveaux gènes seraient transmis (l'ensemble de l'ADN). Les travaux effec-
manque d'un traitement efficace pour la de génération en génération, ce qui sou- tués par Mario Capecchi à l'Université de
plupart d'entre elles. lève de graves problèmes éthiques. l'Utah indiquent toutefois que les obs-
De nombreux chercheurs rêvent Avons-nous le droit d'utiliser la thé- tacles à l'insertion spécifique ne sont pas
depuis longtemps de soigner les maladies rapie génique pour « améliorer »le patri- insurmontables. Simultanément de nom-
héréditaires en introduisant des gènes moine génétique de nos descendants ? À breuses équipes, notamment la nôtre à
normaux dans l'organisme des patients. qui revient la responsabilité de telles l'Institut Salk, étudient des traitements
Grâce aux progrès des techniques de décisions ? La société peut-elle prendre par augmentation génique, où un gène
recombinaison de l'ADN, qui permettent le risque de modifier le patrimoine géné- sain synthétise les protéines manquantes
d'isoler de nombreux gènes, et grâce à tique de l'espèce humaine sans en ou présentesen quantité insuffisante, sans
l'exploration des systèmes de régulation connaître les conséquences-éventuelle- remplacer physiquement le gène anormal.
génétique, on commence à pratiquer ces ment néfastes-à long terme ? Avons- Ces augmentations génétiques peu-
traitements naguère utopiques. nous le droit de perturber l'Évolution vent pallier les déficiences génétiques
La première étude clinique d'une thé- naturelle ? La thérapie génique des cel- résultant de la production insuffisante,
rapie génique d'une maladie génétique a lules somatiques soulève moins de ques- voire de l'absence de production d'une
commencé au mois de septembre 1990 : tions parce qu'elle agit uniquement sur protéine vitale (chaque gène code une
Michael Blaese, French Anderson et l'individu traité, pas sur sesenfants. protéine : il contient les instructions
leurs collègues de l'Institut américain de nécessaires à sa synthèse, elle-même
la santé (NIH) ont introduit le gène de Stimuler gène effectuée par des organites nommés ribo-
un
l'enzyme adénosine désaminase dans le somes). La production d'une protéine est
génome d'enfants souffrant d'une mala- Les premiers bénéficiaires de la thé- insuffisante lorsque des mutations rédui-
die rare, l'immunodéficience combinée rapie génique des cellules somatiques sent l'activité des deux exemplaires
sévère. Des anomalies du gène codant seront les personnes souffrant de mala- maternel et paternel du gène codant cette
l'adénosine désaminase perturbent le sys- dies causées par l'anomalie d'un gène protéine, ou lorsque l'individu ne pos-
tème immunitaire des enfants et sont res- que l'on a déjà isolé et cloné, de sorte sède qu'un seul exemplaire d'un gène
ponsables de 25 pour cent de ces immu- qu'il reste seulement à maîtriser les tech- défectueux : ainsi les individus de sexe
nodéficiences. niques de transplantation. Ces maladies masculin ont un chromosome X et un
Ce « traitement »devra être poursuivi seront sansdoute plus aiséesà traiter que chromosome Y ; si le gène muté est sur le
pendant toute la vie des malades : ceux-ci celles qui résultent de plusieurs anoma- chromosome X, la mutation s'exprime.
seront soignés, mais non guéris. lies génétiques, de la perte d'un chromo- La thérapie d'augmentation est ineffi-
Toutefois cette étude inaugure une nou- some entier ou de la présence d'un chro- cace contre les surproductions de protéines
velle ère de la médecine. Les progrès mosome surnuméraire. ou contre la synthèse de substances
sont si rapides que des thérapies géniques L'objectif à long terme est le traite- nocives, comme dans le cas de l'anémie
de nombreuses maladies, héréditaires ou ment définitif des maladies, par une seule falciforme. Pour corriger ces perturbations,
non, seront en phase d'essais cliniques intervention dépourvue d'effets secon- il faudrait introduire à la fois un gène sain
dès le début du xxr siècle. daires. On cherche notamment à intro- et un gène inactivant le gène muté.
Aujourd'hui la plupart des chercheurs Les virus, sable à son expression, c'est-à-dire à la
qui s'intéressent à la thérapie d'augmenta- des ennemis utiles production de la protéine qu'il code, mais
tion prévoient de prélever des cellules aux un gène intégré reste fonctionnel plus
patients, d'y introduire le gène thérapeu- L'introduction aléatoire de gènes dans longtemps dans les cellules ; il peut se
tique et de réintroduire les cellules mani- les cellules s'effectue au moyen soit de répliquer avec l'ADN cellulaire, quand la
pulées dans l'organisme. Ultérieurement procédéschimiques ou physiques (la trans- cellule se divise, et être transmis aux cel-
on injecterait directement les gènes, liés à fection), soit de virus (la transduction). lules filles, de sorte qu'il reste actif pen-
des substances qui les conduiraient vers Dans la transfection chimique, on mélange dant toute la vie du patient.
les cellules cibles spécifiques. des molécules d'ADN portant le gène sain Une deuxième façon d'introduire le
La thérapie génique peut être efficace avec une substance électriquement char- gène consiste à effectuer des micro-injec-
même si toutes les cellules de l'organisme gée, tels le phosphatede calcium, le DEAE- tions à l'aide de fines pipettes en verre,
ne sont pas corrigées. Premièrement, bien dextran ou certains lipides ; puis on dépose ou par électroporation, en appliquant une
que toutes les cellules somatiques d'un le mélange au contact des cellules que l'on décharge électrique aux cellules, afin de
individu contiennent les mêmes chromo- veut traiter : les composés chimiques altè- les rendre perméables à l'ADN extérieur.
somes,seulscertains gènes sont actifs dans rent la membrane cellulaire et font péné- L'électroporation endommage parfois
certaines cellules : il suffira de traiter ces trer l'ADN à l'intérieur de la cellule. gravement les cellules ; elle est très effi-
cellules précises. Deuxièmement même La méthode est simple, mais peu effi- cace puisqu'elle permet d'introduire le
quand un défaut génétique est responsable cace : généralement le gène thérapeutique gène thérapeutique dans une cellule sur
d'une synthèse insuffisante d'une protéine s'introduit dans le génome d'une cellule cinq, mais comme on ne peut traiter
dans toutes les cellules, nombre d'entre sur 1 000 à 100 000 seulement. On qu'une cellule à la fois, elle est fasti-
elles pallient cette insuffisance : une défi- devrait prélever beaucoup trop de cel- dieuse et inutilisable en thérapie génique.
cience du gène de l'adénosine désaminase lules aux patients pour en produire les La transduction est fondée sur la
atteint toutes les cellules somatiques, par millions nécessairesau traitement. capacité de certains virus à introduire
exemple, mais elle n'a d'effets graves que De surcroît, l'intégration du gène sain leur propre matériel génétique dans celui
dans certainescellules immunitaires. au génome n'est pas toujours indispen- des cellules qu'ils infectent. Nombre de

1. CETTE BULLE STÉRILE protégeait David, atteint d'une maladie traités, et ils bénéficieront peut-être bientôt de thérapiesgéniques :
héréditaire du système immunitaire : l'immunodéficience combinée le premier traitement génétique que viennent d'autoriser les ser-
sévère. Les patients souffrant de cette maladie commencent à être vices sanitaires vise à soulager uneforme de cette maladie.
ces virus, modifiés, servent aujourd'hui L'enveloppe permet aux virus Les globules rouges des patients
de vecteurs de transfert de gènes. d'entrer dans les cellules et de délivrer atteints de bêta thalassémie présentent
Certains ont un génome présent sous leur contenu dans le cytoplasme cellu- des anomalies de la chaîne bêta de la glo-
forme d'ARN, d'autres, sous forme d'ADN. laire ; les enzymes virales transforment bine, molécule qui, chez les individus
Ces deux types d'acides nucléiques pré- l'ARN en ADN, et aident cet ADN à s'inté- sains, forme l'hémoglobine en se combi-
sentent des différences chimiques impor- grer dans le génome de la cellule infec- nant avec la chaîne alpha de la globine et
tantes, mais ils sont tous deux constitués tée. Le virus cesse alors de jouer son rôle. le groupe hème (contenant du fer). Dans
par l'enchaînement de nucléotides. S'il n'était pas modifié, l'ADN rétroviral les cellules saines, le gène de la chaîne
Certaines de leurs séquences codent les intégré, ou provirus, commanderait la syn- alpha de la globine s'exprime au même
protéines, d'autres commandent l'expres- thèsede l'ARN et des protéines virales, les- rythme que le gène de la chaîne bêta de
sion des gènes. quelles s'assembleraienten nouvelles parti- la globine : les deux protéines sont syn-
De nombreux virus à ADNn'acceptent cules virales. Au contraire, les rétrovirus thétisées en quantités égales. L'absence
qu'un nombre limité de séquences étran- modifiés, privés des instructions qui de chaîne bêta de la globine réduit la
gères et ils n'infectent que des cellules déclenchent la fabrication des protéines quantité d'hémoglobine assemblée et
particulières. On a trouvé d'autres virus à virales, ne se « reproduisent » pas. Ils dispa- engendre un excès de la chaîne alpha ;
ADN plus hospitaliers, mais ils étaient raissent de la cellule, n'y laissant que le cet excès détruit les globules rouges et
inutilisables pour diverses raisons. En gène thérapeutiqueet les séquencesnucléo-
outre, les virus à ADN n'introduisent pas tidiques qui en facilitent l'expression.
toujours leur ADN dans le génome des Bien que les rétrovirus puissent infec-
cellules qu'ils infectent. ter de nombreux types de cellules, seules
De même, la plupart des virus à ARN certaines cellules constituent des cibles
sont inutilisables en thérapie génique susceptibles de transférer un gène par
parce que leur ARN ne s'introduit pas transduction : elles doivent être assez
dans l'ADN humain et est rapidement résistantes pour supporter les diverses
dégradé. Les rétrovirus font exception : manipulations, à commencer par l'extrac-
ils transforment leur ARNen ADNdans les tion temporaire de l'organisme ; elles doi-
cellules qu'ils infectent et insèrent cet vent en outre vivre assez longtemps-des
ADN dans les chromosomes ; l'ADN viral mois, des années ou, mieux, toute la vie
intégré commande alors la synthèse des des patients-ou donner naissance à une
protéines virales. Les rétrovirus intègrent lignée cellulaire stable. On pourra traiter
plus de séquences génétiques étrangères les maladies de la moelle osseuse, de la
que les virus à ADN, et ils infectent des peau et du foie parce que les cellules de
types de cellules très variés. Ce sont les ces organes vérifient ces conditions.
vecteurs de la thérapie génique les plus Les cellules de la moelle osseuse, où
prometteurs et, sauf mention contraire, le sang se forme, seraient utilisées pour
toutes les méthodes de thérapie génique corriger des maladies résultant d'anoma-
considérées dans cet article sont fondées lies génétiques des globules rouges et des
sur leur utilisation. globules blancs (qui jouent un rôle essen-
Les rétrovirus ont cependant des tiel dans l'immunité). L'immunodéfi-
inconvénients évidents : par exemple, ils cience combinée sévèredue à l'expression
ne fusionnent leur ADN qu'aux chromo- anormale de l'adénosine désaminase n'est
somes qui se répliquent, dans les cellules que l'une des nombreuses maladies héré-
qui se divisent ; or de nombreuses cel- 2. LE CYCLEDE VIE d'un rétrovirus com-
ditaires du système immunitaire suscep-
lules, tels les neurones parvenus à matu- tibles d'une thérapie génique ; on pourrait mencequand le virus se lie (en haut) à une
rité, ne se divisent pas et ne peuvent être également corriger le déficit d'adhésion cellule et y entre (à droite) ; il libère alors
traitées par les rétrovirus. En outre, les leucocytaire, caractérisé par une mobilité son matériel génétique (de l'ARN) et ses pro-
rétrovirus peuvent provoquer des can- téines dans le cytoplasme de la cellule.
insuffisante des lymphocytes, entraînant
L'ARN rétroviral comporte trois régions
cers. Le risque est extrêmement faible des infections à répétition. En agissant sur
codantes: la région gag (en vert), la région
pour les rétrovirus étudiés, mais il aug- les globules rouges, on traiterait les tha- pol (en bleu) et la région env (en violet), qui
mente si les virus se multiplient dans lassémies, dues aux anomalies des gènes codentlesprotéines du noyau viral, la trans-
l'organisme et se transmettent de cellule codant les sous-unités de la molécules criptase inverseet les constituants de l'enve-
en cellule. On étudie activement com- d'hémoglobine (la molécule des globules loppe. L'ARN comporte aussi trois domaines
ment bloquer la prolifération virale. rouges qui fixe l'oxygène). non codants : deux aux extrémités (en
Les efforts conjugués de plusieurs orange clair) et un autre, nommé v (psi, en
laboratoires ont abouti à la mise au point La manipulation des rouge). La transcriptase inverse transforme
d'au moins une technique qui semble effi- l'ARN en ADN, dont les extrémités, les langues
cellules de moelle osseuse répétitions terminales (en orange foncé),
cace (voir la figure 3) : on utilise des par-
commandent l'activité des gènes viraux et
ticules dont l'enveloppe externe est nor- On pensait naguère que la bêta tha-
facilitent l'insertion de l'ADN viral dans
male et qui contiennent toutes les lassémie serait la première maladie à être
l'ADN cellulaire. L'ADN inséré (ou provirus)
protéines virales normales ; en revanche, traitée par thérapie génique, mais les
commande la synthèsede l'ARN et des pro-
leur ARN rétroviral est dépourvu des généticiens se sont heurtés à des difficul- téines virales. Les protéines se regroupent
séquencesqui déclenchent la synthèse des tés inhérentes soit à la thérapie génique alors autour de l'ARN transcrit forment
et de
protéines virales ; le gène thérapeutique en général, soit à la modification des cel- nouvelles particules virales, qui quittent la
prend la place de ces séquenceséliminées. lules de moelle osseuse. cellule et vont en infecter d'autres.
peut provoquer de graves anémies : géné- Malheureusement les cellules Cambridge, ont observé que le gène
ralement les patients succombent à la souches humaines étant peu nombreuses humain était exprimé quand les cellules
maladie vers l'âge de 20 ans, après des et presque impossibles à isoler, les géné- traitées étaient implantées dans des souris.
annéesde souffrances. ticiens ont dû se contenter d'une stratégie En revanche, les chercheurs ont été déçus
On pourrait sans doute traiter effica- moins efficace : ils transfectent un d'observer que les cellules synthétisaient
cement cette maladie et d'autres troubles nombre considérable de cellules de très peu de globine, mais Frank Grosveld
sanguins héréditaires en introduisant des moelle osseuse avec un rétrovirus théra- et ses collègues de l'Institut britannique
gènes sains dans les cellules souches, ces peutique, en espérant qu'un nombre suffi- de recherche médicale, à Londres, ont fait
cellules de la moelle qui, pendant toute la sant de cellules souches fera partie du lot. une découverte encourageante.
vie des individus, engendrent les diverses Cette tactique s'est révélée assezeffi- Ils ont identifié des segments d'ADN
cellules sanguines et remplacent les cel- cace : ainsi plusieurs laboratoires ont éloignés du gène de la chaîne bêta de la
lules mortes. Si l'on réussissait à intro- montré que le gène de la chaîne bêta de la globine de plusieurs milliers de nucléo-
duire un gène approprié, stable, dans les globine intégré dans des cellules de tides, qui stimulent la production de
cellules souches, on pourrait normaliser moelle osseuse de souris par des rétrovi- l'ARN messager de la globine, dans les
la production de cellules sanguines rus y restait ; puis Richard Mulligan et ses globules rouges normaux. L'expression
durant toute la vie des patients. collègues de l'Institut Whitehead, à d'un gène s'effectue en effet en deux
étapes : d'abord un ARNmessager est cal-
qué sur l'ADN-il est transcrit-puis des
organites intracellulaires nommés ribo-
somes assemblent la protéine codée par
le gène en utilisant les informations por-
tées, sous forme codée, par l'ARN messa-
ger. Quand l'ARN messager est abondant,
la protéine l'est également. On suppose
que si l'on ajoutait des séquencesactiva-
trices spécifiques du gène de la globine
dans le rétrovirus contenant le gène, la
synthèse de la globine, dans l'organisme,
devrait être améliorée après la transduc-
tion. Ces études sont en cours.
Le cas de la globine n'est pas isolé :
les cellules de moelle osseuse modifiées
génétiquement expriment peu les gènes
qu'on leur a communiqués, in vivo, et
cette difficulté devra être résolue pour
que la thérapie génique des cellules de
moelle osseusedevienne une réalité.
L'expression des gènes doit être, non
seulement intense, mais aussi durable.
Des études récentes de la globine indi-
quent que l'on parviendra plus facilement
à faire exprimer longtemps le gène de la
globine qu'à en obtenir une expression
intense : mes collègues Chung Li et
V. Dwarki ont obtenu des cellules où le
gène de la chaîne bêta de la globine
humaine s'exprimait pendant longtemps
chez des souris. L'expression, bien que
faible, s'est prolongée durant cinq mois,
l'équivalent de 15 à 20 ans de vie
humaine ; le gène de la chaîne alpha de la
globine, d'autre part, est resté fonctionnel
pendant plus de 10 mois.

3. LES VECTEURS RÉTROVIRAUX servent à


introduire des gènes thérapeutiques dans
des cellules. Les généticiens substituent un
gène thérapeutique à certains gènes viraux
d'un provirus (a) et introduisent ce provirus
dans une première cellule (b). L'ADN viral
commande la synthèse d'ARN viral, mais,
dépourvu des gènes viraux appropriés, cet
ADNne conduit pas à la synthèsedes pro-
téines indispensables à la formation de
nouvelles particules virales. L'ARN viral
n'est donc pas propagé vers d'autres cel-
lules. Les protéines virales manquantes
sont apportées par un provirus auxiliaire,
dont on a éliminé la région # (psi) indis-
pensable à l'empaquetage de l'ARN viral
dans les particules virales : sans la région
#, aucun virus comportant l'ARN auxiliaire
ne peut se former. Ainsi les particules
virales qui quittent la cellule transfectée
contiennent l'ARN thérapeutique, mais pas
de gènes viraux. Ces particules virales
pénètrent dans d'autres cellules (c) et intro-
duisent le gène thirapeutique dans I'ADN
ceSulaire, mais ellesne se multiplient pas.
L'étude de la bêta thalassémie a en Au contraire, les cellules de peau pour- blastes pouvaient synthétiser et sécréter le
outre révélé combien la régulation de raient servir à combler des déficits facteur IX, bien qu'ils ne fabriquent nor-
l'expression d'un gène thérapeutique était d'organes divers dans l'organisme : malement pas cette protéine (ce résultat
difficile. Pour de nombreuses maladies, diverses protéines sont normalement fabri- ne prouve cependant pas que l'on obtien-
comme l'immunodéficience combinée quées par certaines cellules, puis transpor- dra le même succès avec toutes les pro-
sévère, la production-même limitée- tées par le sangjusqu'aux cellules qui les téines). Puis Daniel Saint Louis, Jonathan
d'une protéine absente améliore l'état du utilisent. En principe, les cellules de peau Axelrod et Raphael Scharfmann ont uti-
patient. Au contraire, dans le cas de la pourraient ainsi être utilisées pour traiter lisé des rétrovirus pour introduire le gène
thalassémie, tout excès relatif de chaîne de nombreuses maladies, telle l'hémophi- du facteur IX humain dans des fibro-
alpha de la globine ou de chaîne bêta de lie, causée par l'absence de facteurs de blastes, qu'ils ont placés dans le derme de
la globine endommage les cellules ; l'acti- coagulation normalement synthétisés dans souris : les implants se vascularisaient et
vité du gène thérapeutique doit reproduire le foie, et diverses maladies dues à une libéraient du facteur IX dans le sang.
exactement celle du gène normal. On production insuffisante d'hormones, Si cesétudes ont montré que l'expres-
connaît encore mal les mécanismes de notamment d'hormone de croissance. sion du gène du facteur IX humain était
régulation des gènes, tant pour le gène de Certaines maladies dues à une pro- possible chez l'animal, elles nous ont
la chaîne bêta de la globine que pour la duction insuffisante de protéines peu spé- aussi donné une éclatante leçon : 15 jours
plupart des autres gènes, mais les études cifiques pourraient également être soi- après la greffe, le facteur humain disparut
de la régulation génétique progressent gnées de cette façon si les tissus les plus du sang des souris. À l'analyse, nous
régulièrement ; elles permettent d'amélio- endommagés pouvaient capter les pro- avons découvert que leur système immu-
rer les vecteurs de thérapie génique. téines de remplacement dans le sang. nitaire avait rejeté la protéine humaine.
Ne parvenant pas à faire exprimer Les fibroblastes du derme (la couche Nous avons ainsi appris que la thérapie
davantageles gènes dans les cellules de la inférieure de la peau) sont les cellules les génique sera surtout efficace avec les
moelle osseuse,les chercheurs qui étudient plus appropriées à la thérapie génique : patients qui synthétisent déjà la protéine
l'immunodéficience combinée sévère à ils sont facilement accessibles, résistants, en faible quantité, de sorte que le système
l'Institut américain de la santéont limité la et ils se multiplient en culture. Après leur immunitaire ne réagira pas contre le pro-
thérapie génique à une classe particulière manipulation, les fibroblastes seraient duit du gène thérapeutique introduit.
de globules blancs essentiels pour l'immu- réinjectés dans le derme où ils libére- Nous avons également observé que,
nité, décimés par l'absence d'adénosine raient dans le sang diverses substances,et contrairement aux cellules de moelle
désaminase : les lymphocytes T circulants. on pourrait facilement les retirer de osseuse,les fibroblastes produisaient suf-
Les lymphocytes modifiés par les l'organisme, si nécessaire. fisamment de protéines pour compenser
rétrovirus seront injectés aux enfants que Avec mes collègues, nous avons les déficits : en extrapolant les résultats
l'on traite aujourd'hui par des mélanges beaucoup étudié les fibroblastes dans le d'expériences faites sur des souris, nous
d'adénosine désaminase et de polyéthy- traitement de l'hémophilie résultant de avons calculé qu'un implant de la taille
lène glycol (qui stabilise l'enzyme dans l'absence du facteur IX de coagulation d'une pièce de deux francs synthétiserait
l'organisme). On considérera que ce trai- (normalement produit par le foie) ; nos assez de protéine pour compenser une
tement est plus efficace si les défenses résultats sont très encourageants. production insuffisante de facteur IX
immunitaires sont renforcées davantage Avec George Brownlee et Don chez l'Homme. Avec Kenneth Brinkhous,
que par les injections d'enzyme seule. Anson, de l'Université d'Oxford, Dusty de l'Université de Chapel Hill, nous pré-
Malheureusement le traitement. ne sera Miller a d'abord montré que les fibro- voyons de traiter l'hémophilie chez des
pas définitif, car les lymphocytes T ont
une durée de vie plus courte (quelques
mois) que les cellules souches.
Cette thérapie génique, encore très
expérimentale, se justifie-t-elle quand
d'autres méthodes existent ? Par des
greffes de moelle osseuse, par exemple,
on pourrait traiter l'immunodéficience
combinée sévère. En général, les méde-
cins considèrent que l'expérience peut
être tentée si les risques sont faibles, si la
thérapie génique promet d'être beaucoup
plus efficace que les autres méthodes, et
si les patients ne peuvent être traités
autrement. Dans le cas de l'immunodéfi-
cience sévère, par exemple, la moelle
osseuse d'un donneur compatible n'est
pas disponible pour tous les patients.

Une peau à tout faire


4. DES CELLULESDE FOIE prélevéesà des lapins, qu'une déficience génétique empêche de
La modification génétique des lym- produire les récepteursdes lipoprotéines de faible densité (LDL), ont commencé à fabriquer
phocytes ou des cellules de moelle le récepteur manquant (régions claires) après avoir reçu le gène du récepteur. Ce résultat
osseusevise à corriger des défauts de ces permet d'espérer que l'on pourra traiter un jour, par thérapie génique, les personnes
mêmes cellules ou de leurs cellules filles. atteintes d'une maladie génétique analogue et qui se manifestepar un excèsde cholestérol.
chiens et, si ces expériences réussissent, aujourd'hui incurables. En effet, le cer- pourraient sécréter des protéines qui dif-
nous essaierons de traiter des patients veau est particulièrement difficile à trai- fuseraient dans les cellules nerveuses.
humains. ter, car de nombreuses substances circu- Les résultats préliminaires sont encou-
Greffés dans le cerveau, des fibro- lant dans le sang sont bloquées par les rageants. Fred Gage, de l'Université de
blastes modifiés génétiquement pour- barrières qui l'entourent ; en outre, on ne San Diego, a montré que des implants qui
raient également corriger des déficits de peut en retirer sans risques des neurones. sécrètent le facteur de croissance du nerf
neurones et traiter des maladies En théorie, des fibroblastes modifiés (NGF) stimulent la croissance des neu-
rones, dans le cerveau de rats. Les neu-
rones régénérés sont ceux qui sont
endommagés par la maladie d'Alzheimer,
bien que le rôle du facteur de croissance
du nerf ne soit pas démontré dans cette
maladie. Parallèlement on étudie sur des
animaux atteints d'une maladie de
Parkinson expérimentale, des implants qui
synthétisent la L-dopa, un précurseur de la
dopamine, le neuromédiateur incriminé
dans cette maladie ; personne ne sait exac-
tement quelle est l'origine de la maladie
de Parkinson, mais les déficits en dopa-
mine y participent certainement. On étu-
die aujourd'hui la stabilité des fibroblastes
modifiés, dans la peau ou dans le cerveau.
Nouvelles recrues de la thérapie
génique, les cellules de foie pourraient se
révéler très utiles dans le traitement de
nombreuses maladies génétiques dues à
des anomalies de ces cellules. Récemment
deux équipes ont réussi à introduire le gène
du récepteur des lipoprotéines de faible
densité (LDL) dans des cellules de foie, et à
leur faire synthétiser des récepteurs biolo-
giquement actifs. Les cellules provenaient
de lapins Watanabe, qui sont atteints d'une
déficience génétique en récepteursdes LDL,
comme le sont les personnes souffrant
d'hypercholestérolémie familiale, une
maladie qui prédisposeaux infarctus.

Les gènes en aérosols ?

On a également injecté à des lapins


Watanabe des complexes composés du
gène du récepteur des LDL et d'une pro-
téine qui conduit ce gène vers les cellules
du foie : une telle injection permet d'évi-
ter le prélèvement chirurgical de cellules
du foie. La protéine codée par le gène
injecté a été détectée dans l'organisme
des lapins traités-tout comme dans des
cultures de cellules-mais sa synthèse
n'a été que temporaire. La stabilité du
gène sera sans doute améliorée, les
recherches sur les cellules du foie ayant
tout juste commencé.
D'autres types de cellules pourraient
également véhiculer des gènes thérapeu-
tiques dans l'organisme. Ainsi les rétro-
5. DES CELLULESDE LA PEAUportant un gène thérapeutique sécrètentle produit de ce
virus pourraient transporter des gènes
gène dans le sang quand elles sont placées dans une matrice de collagène et implantées
dans le derme(en haut). Lors d'une expérienceavec des souris, des fibroblastes contenant jusque dans les cellules endothéliales, qui
le gène du facteur IX humain (une protéine sécrétée par le foie et qui assure la coagulation) tapissent les artères : ces cellules sont en
ont formé une masse bien vascularisée et ont synthétisé le facteur IX humain pendant deux contact plus direct que les fibroblastes
semaines environ (courbe du bas). Depuis cette première expérience, on a obtenu des avec le sang et elles pourraient y libérer
implants de fibroblastesqui ont libéré desprotéines étrangèrespendant bien plus longtemps. plus rapidement leurs produits.
SIDA. Le virus infecte ces cellules parce
qu'une protéine de son enveloppe externe
se lie au récepteur CD4. La sécrétion
dans le sang d'une grande quantité de
molécules libres de CD4 pourrait leurrer
le virus qui s'y fixerait et épargnerait les
lymphocytes qui portent ce récepteur
CD4. On le voit : les projets d'applica-
tion de la thérapie génique sont nom-
breux et les stratégies variées. Certains
chercheurs ne veulent-ils pas, même,
faire sécréter aux cellules endothéliales
des facteurs qui éviteraient la coagulation
sanguine dans les artères des patients
opérés du coeur?
L'idée d'introduire des gènes afin de
corriger des maladies héréditaires ou
d'autres troubles est radicalement nou-
velle. Est-ce la raison pour laquelle la thé-
rapie génique a progressé plus lentement
qu'on ne l'escomptait ? Les organismes
actuels sont le résultat de millions
d'années d'Évolution, et l'on ne doit pas
s'attendre à introduire facilement dans des
cellules des gènes nouveaux qui s'expri-
meraient comme les gènes d'origine.
Cependant la thérapie génique ne
s'imposera que si les généticiens trouvent
des moyens pour que les gènes s'expri-
ment correctement et durablement dans
l'organisme. Ils sont sur la bonne voie :
on a montré qu'il était important d'intro-
duire des séquences activatrices des
gènes dans les rétrovirus ; on recherche
des moyens de réintroduire dans l'orga-
nisme les cellules modifiées (des cellules
de foie par exemple), de prolonger la sur-
vie des cellules implantées, et d'isoler les
6. LES PREMIÈRES MALADIES qui seront traitées par thérapie génique sont dues aux défi- cellules souches humaines, qui remplace-
ciences d'un seul gène, déjà cloné. Pour pratiquer un tel traitement, on devra prélever des raient les cellules de moelle étudiées
cellules au patient, y introduire le gènethérapeutique, puisles réintroduire dans l'organisme. aujourd'hui.
Simultanément on devra confirmer
l'innocuité des vecteurs rétroviraux par
De même, on cherche à injecter un maladies. Ainsi Steven Rosenberg et ses des études sur l'animal, et améliorer
gène sain codant la dystrophine (un com- collègues de l'Institut américain du cancer encore la sécurité de la thérapie génique :
posant structurel des muscles) directe- ont montré que des lymphocytes prélevés bien que les rétrovirus ne se répliquent
ment dans les muscles de souris atteintes dans une tumeur et cultivés avec de pas, ils pourraient être cancérogènes.
d'une maladie analogue à la dystrophie l'interleukine 2 (un activateur des lympho- Enfin on doit continuer à chercher
musculaire de Duchenne. On a des rai- cytes T) combattent certains cancers d'autres vecteurs que les rétrovirus et
sons d'espérer que les gènes s'exprime- quand ils sont réintroduits dans l'orga- améliorer la spécificité de l'insertion des
ront : d'autres gènes, injectés dans les nisme ; ils espèrent augmenter encore les gènes thérapeutiques.
muscles d'animaux vivants, ont libéré capacités naturelles des « cellules infiltrant La médecine aura considérablement
des protéines pendant plusieurs mois, les tumeurs» (TIL), en y introduisant le progressé quand on saura traiter définit-
bien que l'ADN introduit n'ait pas été gène codant le facteur nécrosant de vement les maladies génétiques, et les
intégré aux chromosomes. Peut-être trai- tumeur, une molécule stimulant vigoureu- efforts actuels sont indubitablement
tera-t-on aussi la mucoviscidose, une sement le système immunitaire. Ce facteur nécessaires, mais ces traitements ne
maladie pulmonaire héréditaire, en intro- a une activité antitumorale marquée, mais, seront pas une panacée : beaucoup de
duisant les gènes sains dans des rétrovi- normalement, il n'est pas produit par les maladies ne sont pas d'origine génétique,
rus directement inhalés sous forme lymphocytes T. Les études cliniques mais environnementales, dues à des
d'aérosols ? devraient commencer prochainement. infections microbiennes qui se propagent
Enfin la thérapie génique pourrait Un autre groupe essaie de faire pro- en raison d'une hygiène insuffisante, de
conférer à des cellules des propriétés duire par divers types de cellules le CD4, la pollution de l'eau, de la malnutrition
qu'elles n'ont pas naturellement et qui leur une molécule présente à la surface des ou d'autres facteurs qui échappent à la
permettraient de mieux résister à diverses lymphocytes T infectés par le virus du génétique.
UN ESPOIR POUR risques inhérents à toute greffe, notam-
ment les risques d'infections liés à
MYOPATHES l'emploi de substances qui, pour limiter
LES
les phénomènes de rejet, diminuent l'effi-
cacité du système immunitaire.
Existe-t-il des vecteurs que le sang
répandrait dans tout l'organisme, mais
introduire dans les cellules anormales Cette technique, qui permet la syn- qui, contrôlés par des promoteurs spéci-
des gènes normaux qui suppléeraient les thèse de dystrophine dans les fibres mus- fiques, s'exprimeraient uniquement dans
gènes déficients et coderaient les pro- culaires, serait d'un intérêt thérapeutique les muscles et dans le cerveau ? Michel
téines indispensables,tel est le but de la vital pour les personnes souffrant de la Perricaudet, à l'Institut Gustave Roussy,
thérapie génique ; celle-ci fait naître maladie de Duchenne. Cependant, elle ne Pascale Briand, à l'Institut Cochin de
quelques espoirs pour les malades atteints sera applicable que si la proportion de génétique moléculaire, et leurs collègues
de pathologies devant lesquelles les méde- fibres qui synthétisent ! a dystrophine aug- étudient surtout l'adénovirus, un vecteur
cins sont démunis. Une équipe anglo-amé- mente, la concentration devant être 10 à potentiel, tandis que Hélène
ricaine a obtenu des résultats prometteurs : 50 fois supérieure à celle obtenue pour Gilgenkrantz et ses collègues de l'équipe
Gyula Acsadi et ses collègues de que les muscles recouvrent un fonction- de Jean-Claude Kaplan, à l'Unité INSERM
l'Université du Wisconsin, en collaboration nement normal. En outre, seules les cel- 129 dirigée par Axe Kahn, s'intéressent
avec George Dickson et ses collègues de lules proches du point où sont injectés les au promoteur cérébral et au promoteur
Londres, ont introduit une partie du très ADN complémentaires synthétisent la dys- musculaire du gène de la dystrophine : le
long gène qui code la dystrophine trophine, et il conviendra de déterminer le premier contrôle l'expression dans les
humaine dans des muscles de souris dites nombre des piqûres qui uniformiseraient neurones, le second dans les muscles.
mdx, atteintes d'une mutation qui en fait la concentration en dystrophine. Les cher- Si l'ADN complémentaire de la dys-
un bon modèle animal pour la dystrophie cheurs ont également réussi à «renormali- trophine était précédé de son promo-
de Duchenne ; ils ont constaté que les cel- ser)) des cellulescardiaques de souris mdx. teur spécifique, la synthèse de la protéine
lules musculaires, initialement incapables Un autre traitement est à l'étude n'aurait lieu que dans les cellules cibles
de synthétiser la dystrophine, en assuraient chez la souris, qui consiste à compenser (les cellules musculaires ou les neurones)
la synthèse aprèsce transfert de gène. la nécrose des cellules musculaires par et on éviterait ainsi une expression géné-
La dystrophie musculaire de l'injection de myoblastes de souris nor- rale de la protéine. Parallèlement à leur
Duchenne touche uniquement les garçons males : l'injection de 100 000 cellules étude des promoteurs de la dystrophine,
(environ un individu sur 3 500) et entraîne normalise la synthèse de dystrophine ces chercheurs vont suivre les cons6-
une destruction progressive, mais fatale, dans 30 à 40 pour cent des fibres. quences, sur les souris transgéniques
des muscles squelettiques et cardiaque. Cependant il s'agit encore d'une répara- mdx traitées par thérapie génique, d'une
On sait que la dystrophine est une pro- tion localisée à proximité de la zone production de dystrophine dans tout
téine qui ressemble beaucoup à la spec- d'injection ; en outre, cette intervention l'organisme.
trine et à l'alpha-actinine, qui sont des nécessite de cultiver des myoblastes nor- Enfin, Jamel Chelly, également de
protéines du cytosquelette, l'armature des maux en grande quantité et présente les l'Unité INSERM 129,a mis au point une
cellules ; elle interagit avec certaines glyco-
protéines membranaires mais on ignore
encore quel est son rôle précis : peut-être
stabilise-t-elle les membranes cellulaires,
ou assure-t-elle l'ancrage des glycopro-
téines sur les membranes. L'absence de
dystrophine dans un muscle aboutit à une
nécrose importante de ce tissu (la dystro-
phine est normalement présente dans
tous les muscleset dans les neurones mais
un déficit en dystrophine ne se traduit pas
nécessairement par un retard mental).
L'équipe anglo-américaine a injecté
dans un muscle de souris mutantes mdx,
I'ADN complémen-taire du gène normal
de la dystrophine. Le gène de la dystro-
phine est le plus long gène connu (deux
millions de bases), et il aurait été difficile
de l'injecter directement. En revanche,
!'ADN complémentaire de ce gène est
dépourvu d'introns (des séquences non
codantes) et il contient seulement les
séquences codantes, soit 11 000 bases.
Après son injection dans un muscle La dystrophine (en vert clair) est localisée dans la membrane des cellules muscu-
fémoral, un pour cent des fibres proches laires normales (à gauche) ; les cellules musculaires des patients atteints de la
du point d'injection ont synthétisé le maladie de Duchenne ne synthétisent pas de dystrophine (à droite). Ces photogra-
produit normal du gène, la dystrophine. phies (grossissement 200) ont été prises par F. Tomé (INSERM U1531/CNRS A614).
méthode qui lui permet d'étudier les même) ne pouvaient être détectés que de leur très faible abondance initiale (une
anomalies du gène de la dystrophine en dans ces tissus. Or J. Chelly a découvert molécule pour 500 à I 000 cellules).
analysant, chez les patients, le produit de que tous les types cellulaires, notamment Cette méthode présente deux inté-
la transcription du gène de la dystro- certaines cellules sanguines (les lympho- rêts : le prélèvement de ces cellules est
phine, sanspratiquer une biopsie muscu- blastes) ou les cellules du tissu conjonctif plus aisé et moins traumatique qu'une
laine. Le gène de la dystrophine s'expri- (le tissu qui entoure tous les organes), biopsie musculaire ; l'analyse permet de
mant uniquement dans les muscles et contiennent une très faible proportion savoir si le transcrit recherché est pré-
dans le cerveau, on pensait que le trans- de ces transcrits. En multipliant in vitro sent ou absent, normal ou délété. Or les
crit du gène (le produit de la transcrip- ces «transcrits illégitimes», par la mutations que portent les transcrits illégi-
tion du gène, c'est-à-dire l'ARN messager) méthode d'amplification des gènes (PCR), times reflètent les mutations présentes
et le produit du gène (la protéine elle- J. Chelly réussit à les détecter en dépit sur le gène incriminé.

LES MINI-COCHONS l'effet du venin de cobra, qui inhibe le


complément et qui est un puissant anti-
coagulant. Hélas ses propriétés toxiques
DONNEURS D'ORGANES
en interdiraient l'usageprolongé.
On pourrait également éliminer-du
moins temporairement-les anticorps
naturels du receveur en épurant son
Les mini-cochons transgéniques pathogène pour le receveur, et les sang, en le «lavant» par exemple sur des
seront-ils un jour, pour l'homme, une femelles ont environ trois portées de 12 colonnes qui retiendraient les anticorps.
source d'organes destinés à la transplan-petits par an. Enfin, la physiologie et la Cette méthode favoriserait l'implantation
tation ? Peut-on «humaniser» ces ani-taille des organes d'homme et de porc de la greffe et laisserait à l'organisme le
maux, en introduisant dans leur génome sont voisines. temps de s'accoutumer à la présence du
des gènes humains, de manière à éviter Lors des xénogreffes, les anticorps greffon. Enfin, en agissant sur les cellules
toute réaction de rejet de la greffe ? du receveur rencontrent des antigènes endothéliales elles-mêmes, D. Houssin
Les xénogreffes, où les organes trans-étrangers, d'autant plus différents des tente de masquer les antigènes du gref-
plantés proviennent de donneurs ani-siens que l'espèce donneuse est phylogé- fon au moyen de molécules qui se fixent
maux, ont été essayéesau début du siècle, nétiquement plus éloignée ; une réaction aux antigènes étrangers et empêchent
sans succès, puis des tentatives ont mar-immunitaire spécifique aboutit à l'activa- les anticorps du receveur de s'y lier. Ce
qué les années 1960 : un patient survécuttion des cellules endothéliales du greffon, stratagème éviterait le rejet hyperaigu.
neuf mois avec un rein de chimpanzé, un cellules qui recouvrent les parois de tous Une autre façon de leurrer le rece-
autre, deux mois avec un greffon de les vaisseaux. Les cellules endothéliales veur consiste à humaniser le donneur en
babouin. En 1984, un nouveau-né survé-au repos sécrètent diverses molécules introduisant dans son génome des gènes
cut 15 jours avec un coeur de babouin. En anti-coagulantes, de sorte que, lorsque le humains. D. White a obtenu une quaran-
1992, un foie de babouin fut greffé sur un, fonctionnement est normal, le sang ne taine de mini-cochons dont le génome
homme qui survécut deux mois coagule pas. Au contraire, lorsque les contient un gène codant une protéine
Ces greffes sont rejetées : I'homme a cellules endothéliales sont activées, d'inhibition du complément humain : les
des mécanismes de défense qui le ren-I'équilibre est rompu et diverses molé- cellules endothéliales ne seraient pas
dent intolérant aux éléments étrangers, cules tendent à coaguler le sang qui cir- activées, et la première étape de rejet
même à des greffes humaines. Ces rejets cule dans le greffon. En outre des molé- des xénogreffes serait évitée. Quant à
de xénogreffes sont si intenses (en cules adhésives,qui servent à l'interaction David Sachs, à Charlestown, il a modifié
quelques heures, voire en quelques et à la communication entre les cellules, génétiquement des porcs auxquels il a
minutes) qu'on les qualifie d'hyperaigus. sont aussi libérées. Cette cascade d'évé- transféré des gènes codant les molécules
Au cours des transplantations entre nements aboutit à l'asphyxie de l'organe, du «soi humain» ; les tissus de ces ani-
espèces voisines, les phénomènes de qui, privé de sang, meurt. maux ne devraient pas déclencher le
rejet sont moins aigus et l'on pourrait On éviterait ce type de réaction, soit mécanisme de rejet des allogreffes, parce
envisager de greffer des organes de pri-en agissant directement sur le receveur que l'hôte ne les reconnaîtrait pas
mates, les plus proches de l'homme. pour qu'il ne reconnaisse pas le donneur, comme étrangers. Reste à déterminer
Toutefois les espèces anthropomorphes, soit en traitant ou en modifiant généti- combien de gènes seront nécessaires
tels les gorilles ou les chimpanzés sont quement le donneur, afin de lui conférer pour qu'un organisme adopte un organe
en voie de disparition et pour les autres, des caractères du receveur. prélevé sur un mini-cochon.
tels les babouins, leurs organes sont trop Dans le premier cas, on empêcherait Cette porte ouverte sur les xéno-
petits. En outre, des espèces proches de la coagulation du sang dans le greffon en greffes ne doit pas faire oublier, comme
l'homme pourraient lui transmettre des court-circuitant au moins l'une des réac- le souligne Bernard Charpentier, de
virus pathogènes, tions responsables de l'activation des cel- l'hôpital de Bicêtre, que les allogreffes de
Devant ces difficultés, David White lules endothéliales. Ainsi, Didier Houssin rein réussissent aujourd'hui 92 fois sur
et ses collègues de Cambridge, se sont et ses collèguesde l'Hôpital Cochin s'inté- 100, et qu'il faudra du temps pour obte-
intéressés aux minicochons. Cette ressent au complément, un ensemble de nir les mêmes résultats avec les xéno-
espèce familière n'est pas trop proche de protéines qui luttent contre les infections, greffes.
l'homme de sorte que l'on devrait éviter et qui s'associentaux anticorps pour acti-
le risque de contamination par un virus ver les cellules endothéliales. Ils étudient Marie-ThérèseLANDOUSY
Le contrôle

de l'expression des gènes

Claude Hélène, Nguyen T. Thuong

Les gènes et leurs messages sont les cibles de nouveaux L'ADN de chaque cellule humaine
renferme environ quatre milliards de
inhibiteurs sélectifs, les oligonucléotides. Ceux-ci paires de bases. Ce long filament (envi-
ron deux mètres), très fin (son diamètre
permettraient de lutter contre les dérèglements est de 20 milliardièmes de mètre), est
divisé chez l'Homme en 46 fragments de
génétiques, les virus pathogènes et les parasites. longueurs inégales, chaque fragment
étant replié sur lui-même au sein d'un
chromosome, un peu à la manière d'un fil
LAPLUPART des médica- fixent plus sur les protéines, produits de sur une bobine ; dans la cellule,
ments interagissent avec la traduction de l'information génétique, l'ensemble des 46 chromosomes est
des protéines et inhibent mais qui agissent directement sur l'infor- contenu dans le noyau dont le diamètre
leur fonction. C'est le cas mation génétique. L'examen des diffé- est de l'ordre de dix micromètres ; au
de de nombreux composés rentes étapes de l'expression des gènes cours de la fécondation de l'ovule par le
qui se fixent sur les récepteurs des cel- révèle les différentes cibles possibles et spermatozoïde, chaque partenaire fournit
lules nerveuses ; ces récepteurs sont des la sélectivité des effets escomptés. la moitié des chromosomes.
protéines, présentes à la surface des neu- Dans la double hélice d'ADN, l'ordre
rones, qui transmettent vers l'intérieur de Du gène à la protéine d'enchaînement des nucléotides définit
ces cellules l'information résultant de l'information génétique. Cette informa-
leur liaison avec un neuromédiateur. Pour accomplir ses fonctions au sein tion est segmentée en unités : les gènes.
C'est également avec des protéines d'un organisme vivant, la cellule utilise Chaque gène est constitué de quelques
qu'interagissent certaines drogues antitu- l'information codée par l'enchaînement centaines,à quelques dizaines de milliers
morales qui décomposent les cellules en des nucléotides de l'ADN. Chaque nucléo- de paires de bases, et renferme l'informa-
détruisant les filaments qui constituent le tide est composé d'un groupe phosphate, tion nécessaire à la synthèse d'une des
squelette de ces cellules. Des enzymes d'un sucre (le désoxyribose), lui-même protéines dont la cellule a besoin pour
participant au métabolisme du cholestérol lié à un cycle aromatique appelé base fonctionner. Cette synthèse se fait par
sont également des protéines qu'atta- nucléique. II existe quatre nucléotides l'intermédiaire de l'ARN messager (une
quent des médicaments limitant la que l'on représente par la première lettre chaîne d'acide ribonucléique complé-
concentration en cholestérol dans le sang. du nom de la base : (A) adénine, (T) thy- mentaire de l'une des chaînes d'ADN d'un
Dans certains cas, les mécanismes mine, (G) guanine, (C) cytosine. Chaque gène, avec, à la place du désoxyribose, le
d'action sont plus complexes. Des médi- nucléotide est attaché au suivant par une ribose et à la place de la thymine, l'ura-
caments antitumoraux qui se fixent sur la liaison entre les groupes phosphate et les cile). L'ARN messager transporte l'infor-
double hélice d'ADN, support de l'infor- sucres. L'ADN est constitué de deux mation génétique du noyau vers le cyto-
mation génétique, agissent par l'intermé- chaînes de ce type qui s'enroulent l'une plasme, où se trouve le ribosome qui
diaire d'enzymes, les topoisomérases, qui autour de l'autre pour former une double fabrique la protéine.
jouent un rôle important dans le métabo- hélice. Les deux hélices sont liées l'une à Plusieurs laboratoires découvrirent, à
lisme des acides nucléiques : ainsi un l'autre par des liaisons faibles entre les la fin des années 1970, que les gènes
complexe ternaire topoisomérase-ADN- bases, les liaisons hydrogène, qui assu- étaient eux-mêmes segmentés : pour
drogue antitumorale paraît être l'entité rent la cohésion de l'ensemble. L'adénine reconstituer un message exploitable, la
active qui conduit à la destruction de s'apparie à la thymine et la guanine se lie cellule doit remettre bout à bout des frag-
l'ADN et à la mort de la cellule. On sait à la cytosine. Les deux chaînes sont com- ments d'information qui ne sont pas
aussi que les stéroïdes modulent l'expres- plémentaires. La formation de ces contigus dans l'ADN. Après la transcrip-
sion de certains gènes en se fixant sur des « paires »A-T et G-C assure une reproduc- tion de l'une des chaînes de l'ADN en
récepteurs intracellulaires qui activent la tion fidèle de l'enchaînement des nucléo- ARN, ce dernier est découpé, et les frag-
transcription. Dans ce cas également, une tides lors de la division d'une cellule : ments codant la protéine (les exons) sont
protéine sert d'intermédiaire entre le chaque chaîne de la double hélice est assemblés,tandis que ceux ne renfermant
médicament et le gène. recopiée de sorte que les deux doubles pas cette information (les introns) sont
Depuis plusieurs années, les cher- hélices ainsi formées sont identiques (aux éliminés. Ce phénomène de maturation se
cheurs élaborent des substancesqui ne se erreurs de la « recopie » près). déroule dans le noyau de la cellule. Après
la maturation, l'ARN pré-messager est comme des enzymes, d'où le nom de seule au sein de l'information génétique
converti en ARNmessager, qui est trans- « ribozyme » qui leur a été donné. La syn- de la cellule. Malheureusement la
porté hors du noyau pour atteindre le thèse et l'étude de ces ribozymes comme séquence des quatre milliards de nucléo-
cytoplasme où se déroule la traduction du agents de blocage de la traduction des tides de l'ADN humain n'est pas connue.
message. Avant sa sortie du noyau, I'ARN ARNmessagersest en cours dans de nom- La détermination de ce «texte» est
messager subit encore une série de modi- breux laboratoires. II est encore trop tôt une entreprise de longue haleine : il fau-
fications qui doivent permettre de l'iden- pour établir une comparaison précise des dra 6 000 livres de 300 pages chacun
tifier : un « chapeau »est ajouté à l'une efficacités relatives des ribozymes et des pour écrire l'enchaînement des quatre
des extrémités, tandis qu'à l'autre extré- oligodésoxyribonucléotides antisens dans milliards de lettres de l'ADN, avec seule-
mité est attachée une queue constituée le contrôle de l'expression des gènes. ment les quatre symboles A, T, G, C.
d'une succession d'adénines. Pourvu de Pour l'instant un millième environ du
ces attributs, I'ARN messager sera Les oligonucléotides texte est connu (quelques millions d'uni-
reconnu en tant que tel par la machinerie antisens tés), et la seule information que nous pos-
de traduction du ribosome. sédions sur l'ensemble de ce texte est la
On voit qu'entre le gène et la pro- La première question est évidemment fréquence des plus proches voisins.
téine, il existe une série d'étapes au cours de savoir quelle longueur minimale et Cette connaissance est cependant suf-
desquelles il est possible d'agir pour quelle séquence doit avoir un oligonu- fisante pour estimer qu'un oligonucléo-
empêcher l'information génétique de cléotide pour s'associer à une cible et une tide comprenant entre 10 et 15 unités
s'exprimer : la transcription de l'ADN en
ARNpré-messager, l'épissage de celui-ci,
les modifications qu'il subit avant d'être
un « réel » ARNmessager, la migration de
cet ARNmessager du noyau vers le cyto-
plasme, la traduction, enfin, qui donne
naissance à la protéine. Cependant il
n'est pas possible d'intervenir de façon
sélective sur l'expression d'un seul gène,
à chacune de ces étapes. Par exemple,
l'épissage est réalisé par une machinerie
encore imparfaitement connue, mais qui
agit sur tous-ou presque tous-les ARN
pré-messagers. Son inactivation ne
conduira donc pas à un effet spécifique.
Il apparaîtque seul l'enchaînement des
nucléotides de l'ARN messager, du gène
lui-même ou des sites d'épissage de l'ARN
pré-messager (les jonctions entre les
introns et les exons) peut constituer une
cible spécifique d'un gène ; en intervenant
directement sur ces cibles, on pourrait
empêcher la synthèse d'une protéine et
d'une seule au sein de la cellule. Une telle
stratégie existe : elle consiste à fabriquer
un court segment d'acide nucléique (un
oligonucléotide) capable de se fixer par
complémentarité sur la séquenced'ADN ou
d'ARN choisie pour cible ; en face de A, T
(U), G ou C sur la cible se trouveront res-
pectivement T (U), A, C ou G sur l'oligo-
nucléotide. Pour des raisonsde commodité
de la synthèse chimique, la plupart des
études effectuées jusqu'à présent ont
considéré des oligodésoxyribonucléotides ;
des progrès récents permettent aujourd'hui
de synthétiser des oligoribonucléotides, où
le ribose remplace le désoxyribose.
Certains oligoribonucléotides présen-
tent un intérêt particulier : en se fixant
sur un ARN messager, ils induisent une
coupure de ce dernier. La découverte
d'une activité catalytique des ARN a été 1. DANS LE NOYAUDE LA CELLULE,l'ADN est transcrit en ARN, qui est ensuite traduit en
couronnée par l'attribution du prix Nobel protéines dans le cytoplasme. Afin de bloquer la production de protéines néfastes pour
de chimie à Thomas Cech et Sydney l'organisme, on insère un oligonucléotide formé de 10 à 15 bases, qui se fixe sur la
Altman en 1989. Ces ARN se comportent séquencecorrespondantedel'ARN messageret empêchesa traduction.
sens) : les deux chaînes de la double
hélice d'ADN sont orientées en sens oppo-
sés. Un oligonucléotide complémentaire
d'un ARN messager est donc synthétisé
antiparallèlement à la cible choisie.
Les oligonucléotides antisens sont
devenus des outils importants dans la
panoplie des techniques que peuvent uti-
liser les biologistes pour comprendre le
rôle joué par un gène au sein d'une cel-
lule vivante. Ces outils ont le mérite de la
simplicité. Il existe en effet des appareils
automatiques de synthèse d'oligonucléo-
tides, la purification de ces derniers étant
facile quand leur taille est petite, ce qui
est le cas pour les oligonucléotides anti-
sens. Les problèmes majeurs résultent de
la sensibilité des oligonucléotides à des
enzymes, les nucléases,qui les découpent
en nucléotides, et à leur pénétration diffi-
cile à travers la membrane qui entoure les
cellules vivantes.
2. SITES POSSIBLES D'ACTION d'un oligonucléotide au cours des étapes successives de
Au cours des dernières années, une
l'expression d'un gène. L'oligonucléotide peut s'associer avec la double hélice d'ADN en
activité de recherche intense s'est atta-
formant une triple hélice (1) ; il bloque alors la transcription. Il peut aussi se fixer sur un
chée à résoudre ces deux problèmes. II
fragment d'ADN lors de l'ouverture crééepar l'ARN polymérase (2) ou provoquer un arrêt
prématuré de la transcription par fixation sur le pré-ARN lors de sa formation (3). L'oligo- est relativement facile de rendre les oli-
gonucléotides résistant aux nucléases en
nucléotidepeut bloquer l'épissage de l'ARN pré-messager en se liant à des jonctions intron-
(4) se fixer sur l'ARN messager (5) et empêcher son passage à travers la changeant la nature chimique
membrane, de
exon ou
du noyau versle cytoplasme.L'oligonucléotide peut aussi sefxer sur l'ARN en divers sites, l'enchaînement phosphate-sucre ou celle
où il empêchel'association de cet ARNavec les facteurs d'initiation (6), l'assemblage des du sucre lui-même, ou encore en modi-
sous-unitésdu ribosome sur le codon d'initiation (7) ou la traduction de l'ARN messager (8). fiant l'orientation (I'anomérie) de la base
nucléique par rapport au sucre.
Faire traverser la membrane cellu-
laire par les oligonucléotides est, en
nucléotidiques devrait trouver une cible Ces expériences n'ont pas retenu revanche, beaucoup plus difficile. Cette
unique dans une cellule vivante, ce qui a l'attention, à l'époque, et il fallut attendre membrane est constituée de phospholi-
été vérifié par une série d'expériences 1985 pour voir fleurir les études utilisant pides au sein desquels sont ancrées de
réalisées sur des cellules en culture. La les oligonucléotides pour bloquer sélecti- nombreuses protéines. Les phospholi-
première application fut décrite par une vement l'expression d'un gène unique au pides forment une double couche, avec
équipe américaine, celle de Paul sein des cellules vivantes. Ces oligonu- leurs têtes polaires dirigées vers l'exté-
Zamecnik, qui démontra en 1978 qu'il cléotides ont été nommés « antisens » pour rieur et vers l'intérieur de la cellule, la
était possible d'empêcher le développe- exprimer le fait que l'enchaînement des partie lipidique hydrophobe formant un
ment d'un virus du poulet (le virus du nucléotides qui les constitue est complé- double feuillet qui n'est pas en contact
sarcome de Rous) en incubant les cellules mentaire de l'ARN messager qui porte avec l'eau du milieu où baigne la cellule.
infectées avec un oligonucléotide de l'information et possède donc un «sens». Les oligonucléotides ont une charge
13 unités. Dans ce cas, la cible visée fut Rappelons également que l'enchaînement négative égale au nombre de leurs
évidemment l'information génétique du des nucléotides dans une chaîne d'acide groupes phosphate, qui sont chargés et
virus et non celle de la cellule infectée. nucléique possède une orientation (un très hydrophiles : les oligonucléotides tra-
versent donc difficilement la partie
hydrophobe de la membrane cellulaire.
Ils pénètrent dans les cellules par une
voie qui n'est pas une simple diffusion au
travers de la membrane. Ce passage
s'effectue vraisemblablement par endocy-
tose : une protéine fixe l'oligonucléotide
à l'extérieur de la cellule et favorise une
invagination de la membrane par laquelle
l'oligonucléotide pénètre dans la cellule.
Des expériences récentes indiquent
qu'un tel récepteur pourrait exister sur
3. UN OLIGONUCLÉOTIDE s'associeà une séquencecomplémentairede l'ARN; cet oligonu- toutes les cellules. On favorise le passage
cléotide comporte,à une extrémité, un agent intercalant (en orangé) qui stabilise l'associa- transmembranaire des oligonucléotides
tion oligonucléotide-ARNréactif
;(représenté
à l'autre extrémité, un groupement par des en les rendant plus hydrophobes, par
ciseaux) coupe l'ARN et le rend inopérant. exemple en neutralisant les charges néga-
tives des phosphates ou en attachant des très sélective de l'antisens avec sa l'autre. Parmi les virus humains, celui de
substituants hydrophobes, tels le choles- séquence complémentaire sur l'ARN mes- l'herpès, celui de la grippe et, bien sûr, le
térol ou des groupements aromatiques. sager. Dans le premier cas, l'antisens est virus VIH responsable du SIDAont été les
Bernard Lebleu et ses collaborateurs, à ajouté au milieu de culture des cellules cibles d'oligonucléotides antisens. Dans le
Montpellier, ont démontré que l'attache- (ou micro-injecté) ; dans le second cas, cas du virus de l'herpès, l'information
ment de l'oligonucléotide à un polymère, c'est la cellule elle-même qui produit génétique est portée par un ADNen double
la poly-L-lysine, favorise également la l'ARN antisens à partir d'une construction hélice d'environ 150 000 paires de bases.
pénétration dans les cellules. Il reste génétique qu'il faut introduire au préa- L'équipe de Paul Ts'o et de Paul
cependant beaucoup de chemin à parcou- lable dans la cellule. Le choix de l'une ou Miller, à Baltimore, a synthétisé des oli-
rir si l'objectif visé est le développement l'autre stratégie dépend beaucoup de la gonucléotides modifiés (des oligométhyl-
de substances ayant des applications thé- cible visée, du type de cellules utilisées... phosphonates non chargés) qui se fixent
rapeutiques ; nous y reviendrons. et des compétences du laboratoire où se sur la jonction intron-exon de l'ARN pré-
Quand l'objectif est d'utiliser l'oiigo- déroulent les études. L'utilisation de messager correspondant à l'un des gènes
nucléotide comme outil génétique, il constructions d'ADN plasmidique permet exprimés immédiatement après l'infec-
existe des moyens plus « radicaux »de le de développer la seconde stratégie anti- tion des cellules. En empêchant la matu-
faire pénétrer dans une cellule, par sens : les cellules produisent elles-mêmes ration de l'ARN pré-messager, l'oligonu-
exemple par micro-injection ou par l'ARN antisens à partir de l'ADN plasmi- cléotide empêche la production de l'ARN
« électroporation ». Dans le premier cas, dique. Certaines thérapies géniques pour- messager et, par voie de conséquence, la
une solution de l'oligonucléotide est pla- raient appliquer cette stratégie. fabrication de l'une des protéines dont le
cée dans une seringue et de très petits virus a absolument besoin pour pour-
volumes de cette solution (quelques Les cibles des oligo- suivre son cycle infectieux.
dizaines de milliardièmes de litre) sont nucléotides Le virus de la grippe présente une
injectés, soit dans le cytosol (la partie de particularité : son information génétique
la cellule comprise entre le noyau et la De nombreux exemples d'utilisation est constituée d'un ensemble de huit ARN
membrane externe), soit dans le noyau. d'oligonucléotides naturels ou modifiés différents, tous contenus à l'intérieur de
L'électroporation consiste à appliquer dans les systèmes biologiques ont été la particule virale ; cependant l'extrémité
une impulsion électrique brève (quelques publiés au cours des dernières années. Les de ces ARN est identique sur douze
millionièmes de seconde) à des cellules cibles visées sont soit des gènes normaux nucléotides. En utilisant des oligonucléo-
placées dans un milieu contenant l'oligo- de la cellule dont on veut comprendre le tides portant un substituant aromatique à
nucléotide : la décharge électrique per- rôle, soit des gènes anormalement expri- leur extrémité et dirigés contre la région
fore la membrane externe des cellules, més, par exemple les oncogènes respon- commune aux huit ARN, nous avons pu
qui laisse alors pénétrer les substances sables de la transformation des cellules empêcher le développement du virus
contenues dans le milieu de culture. Les normales en cellules tumorales. dans des cellules en culture. Cette étude,
pores se referment après la fin de Les virus constituent une autre cible réalisée en collaboration avec A. Zérial,
l'impulsion, et la majeure partie des cel- de choix puisque l'information génétique de Rhône-Poulenc Santé, a démontré la
lules continuent à vivre malgré ce trau- propre au virus est différente de celle de la sélectivité des oligonucléotides.
matisme ; l'oligonucléotide se retrouve cellule infectée et que la stratégie des anti- Il existe trois types de virus de la
alors dans le cytosol de la cellule. senspermet de toucher l'une sans affecter grippe, désignés par A, B et C. Chaque
Ces deux méthodes ont été appli-
quées, mais seule la première a donné des
informations précieuses sur le fonction-
nement de certains gènes, notamment
avec de « grosses »cellules comme les
ovocytes, fécondés ou non, où les micro-
injections et les études biochimiques
ultérieures sont plus faciles à conduire.
L'utilisation des oligonucléotides
comme outils de génétique moléculaire
est complémentaire de celle des ARNanti-
sens. Dans cette dernière stratégie, un
fragment de l'ADN d'un gène est inséré
dans un ADN vecteur en sens opposé de
son sens normal et, lors de la transcrip-
tion de ce vecteur, l'un des brins de son
ADN est copié en ARN. L'insertion du
fragment de gène à l'envers conduit à la
fabrication d'un ARNqui est complémen-
taire de l'ARN messager fabriqué à partir
du gène lui-même. Cet ARNantisens peut
donc se fixer sur le message et en empê-
cher la traduction. 4 LE VIRUSDE LA GRIPPEa son information génétique constituée d'un ensemble de huit
Les deux stratégies « antisens »(oligo- ARNdifférents, contenus à l'intérieur de la particule virade, mais les extrémités de ces ARN
nucléotide de synthèse et ARN) sont fon- (en rouge) sont identiques sur une douzaine de nucléotides. Ces extrémités peuvent être
dées sur la même idée d'une association attaquées par le même oligonucléotide.
5. EN CULTURE,des cellules vivantes sont coloréespar le cristal séquence du virus de type B, I'oligonucléotide ne peutformer
violet. En présencedu virus de la grippe de typeA ou de type B, les qu'une partie des paires de bases (4 sur7), et l'intercalant aroma-
cellules meurent et ne fixent plus le colorant. Quand on ajoute l'oli- tique (ici un noyau acridine) ne peut s'insérer entre deux plateaux
gonucléotide adapté à la séquence cible des ARN d'un virus de type de bases pour stabiliser le complexe formé. L'oligonucléotide n'est
A à la solution du virus, le virus est inhibé et les cellules survivent, pas suffisamment lié aux ARN du virus pour l'inactiver, et les cel-
comme l'indique la coloration mauve. En revanche, sur la lules meurent.

type de virus possède huit ARN, mais du virus de la grippe dans des cellules en les expériences visant à bloquer l'expres-
l'extrémité commune differe d'un type à culture. Philippe Verspieren et Jean- sion d'un gène, dans une cellule en, cul-
l'autre. L'oligonucléotide complémen- Jacques Toulmé du Laboratoire de biophy- ture. Ester Saison, du Laboratoire de bio-
taire de l'extrémité commune des virus sique du Muséum national d'histoire natu- physique du Muséum national d'histoire
de type A inhibe leur développement ; il relle ont démontré qu'un conjugué naturelle, en collaboration avec l'équipe
est en revanche sans effet sur un virus de oligonucléotide-intercalant provoquait la de Bruno Tocqué, de Rhône-Poulenc
type B dont la séquence cible n'est pas mort des trypanosomes en culture. Ces Santé, a démontré qu'un conjugué oligo-
complémentaire. Ces expériences démon- parasites unicellulaires, responsablesde la nucléotide-intercalant dirigé contre un
trent que l'oligonucléotide agit en se maladie du sommeil, présentent une parti- oncogène humain, le gène Ha-ras, arrê-
fixant sur les ARN viraux et non pas en cularité qui rappelle celle que nous avons tait la croissance de cellules tumorales où
interférant avec une fonction cellulaire mentionnée précédemment pour le virus ce gène était activé par une mutation.
nécessaireau développement du virus. de la grippe : tous les ARNmessagers du L'attachement d'un groupe hydrophobe à
La présence du cycle aromatique atta- parasite possèdent une partie commune de l'autre extrémité de l'oligonucléotide
ché à l'extrémité des oligonucléotides est 39 nucléotides à leur extrémité. Un seul permet d'en amplifier l'effet. Des expé-
indispensable pour que le virus de la oligonucléotide, dirigé contre cette partie riences récentes in vivo ont confirmé ce
grippe soit inhibé. L'idée originale qui a commune, devrait empêcher la fabrication résultat : l'injection d'oligonucléotides
présidé à cette modification de l'oligonu- de toutes les protéines du parasite : c'est ce antisens dirigés contre l'oncogène Ha-ras
cléotide reposait sur le gain de stabilité qui a été vérifié, d'abord en extrayant les bloque la croissance de tumeurs mam-
conféré par le cycle aromatique, qui peut ARNmessagerset en analysant leur traduc- maires humaines greffées sur des souris
s'insérer entre deux paires de bases suc- tion dans un tube à essais,puis sur le para- athymiques (privées d'une partie du sys-
cessives de la mini-double hélice formée site lui-même en culture. Comme dans le tème immunitaire).
par l'oligonucléotide avec sa séquence cas du virus de la grippe, l'inhibition n'a Diverses expériences réalisées sur le
complémentaire, d'où le nom d'intercalant lieu que si l'oligonucléotide est attaché à virus du SIDAont mis en jeu des oligonu-
donné à de telles substances.Développées un agent intercalant. Ce dernier agit en sta- cléotides dirigés contre plusieurs régions
par le Centre de biophysique moléculaire bilisant le complexe formé par l'oligonu- de l'ARN viral ou des ARNmessagerscor-
d'Orléans, et par le Laboratoire de biophy- cléotide avec sa cible, mais aussien favori- respondants. L'information génétique du
sique du Muséum national d'histoire natu- sant sa pénétration à l'intérieur du parasite VIH est contenue dans un ARN à chaîne
relle, ces molécules mixtes oligonucléo- et en le protégeantcontre les nucléases,qui unique de quelque 9 200 nucléotides.
tide-intercalant se sont révélées actives le dégradent à partir de son extrémité. Après infection, cet ARN est d'abord
dans différents systèmesbiologiques. Les avantages conférés par l'attache- transformé en une double hélice d'ADN
Nous venons de voir qu'une molécule ment d'un agent intercalant à l'extrémité grâce à une enzyme que possède le virus,
de cette famille inhibait le développement de l'oligonucléotide se retrouvent dans appelée transcriptase inverse ; cet ADN
s'intègre ensuite au sein de l'un des chro- L'effet persistant toute cellule vivante, appelée ribonu-
mosomes de la cellule infectée. Il peut de l'oligonucléotide cléase H (RNase H), qui reconnaît spéci-
alors rester silencieux, ou s'exprimer fiquement une double hélice constituée
lorsque les lymphocytes T infectés sont Revenons au mécanisme d'action des d'une chaîne d'ARN et d'une chaîne
stimulés. Son expression passe par une oligonucléotides « antisens ».
Une observa- d'ADN, et coupe seulement la chaîne
étape de transcription, comme pour les tion faite par Christian Cazenave, cher- d'ARN. Les oligonucléotides utilisés dans
autres gènes cellulaires, puis par des cheur dans notre laboratoire, devait nous l'expérience précédente étant constitués
étapes de maturation commandées par inciter à réviser l'hypothèse initiale du de désoxyribonucléotides, le complexe
certaines des protéines virales. Les ARN mécanismed'action, selon laquelle la fixa- formé avec un ARN messager est reconnu
messagers produits sont alors traduits tion de l'oligonucléotide sur sa cible ARN par la RNase H, qui dégrade l'ARN, empê-
comme ceux de la cellule hôte. L'utilisa- messagerétait un obstacle physique suffi- chant ainsi toute synthèse protéique.
tion d'oligonucléotides naturels ou modi- sant pour en empêcher la traduction. Dès Des expériences réalisées simultané-
fiés a montré que les deux dernières 1985, C. Cazenave avait montré qu'en ment dans d'autres systèmes de traduc-
étapes (maturation et traduction) pou- micro-injectant simultanément dans un tion devaient démontrer le rôle essentiel
vaient être bloquées spécifiquement. ovocyte de xénope (un crapaud Sud-afri- joué par la RNase H dans l'inhibition de
Certains oligonucléotides, notamment cain) un ARNmessager, celui de la bêta- la traduction des ARN messagers. De
des oligophosphorothioates, où un atome globine de lapin, et un oligonucléotide nombreuses modifications rendent les
d'oxygène lié au phosphore est remplacé complémentaire d'une partie de cet ARN, oligonucléotides inaptes à induire la
par un atome de soufre, empêchent le la synthèsede bêta-globine était sélective- dégradation des ARNmessagers. C'est le
développement du viH par un mécanisme ment inhibée, même quand la mesure était cas des oligonucléotides synthétisés avec
très différent de l'effet « antisens » défini faite 24 heures après la micro-injection. les anomères alpha des nucléotides,
précédemment. Les oligophosphoro- Toutefois il démontrait parallèlement que comme l'ont démontré les laboratoires de
thioates sont en effet de très bons inhibi- l'oligonucléotide était dégradé très rapide- Bernard Lebleu et Jean-Louis Imbach à
teurs de la transcriptase inverse du virus ment (en quelques dizaines de minutes) à Montpellier, celui de Claude Paoletti à
et ils se fixent également sur le récepteur l'intérieur de l'ovocyte. Villejuif et le nôtre à Paris. C'est égale-
des lymphocytes T4 CD4) (appelé que le Comment alors pouvait-on expliquer ment le cas des oligophosphonates. Seuls
VIH utilise pour se fixer, puis pour péné- que l'effet de l'oligonucléotide soit les oligophosphorothioates se sont révé-
trer à l'intérieur de ces cellules. Ces observable au bout de 24 heures ? Seule lés compatibles avec l'activité de la
résultats démontrent que d'autres cibles une destruction (irréversible) de l'ARN RNase H, comme l'a démontré le labora-
que les acides nucléiques, notamment des messager, induite par fixation de l'oligo- toire de Jack Cohen du National Institute
protéines, peuvent fixer des oligonucléo- nucléotide et se produisant dans les pre- of Health, à Bethesda.
tides et conduire à des effets inattendus et mières dizaines de minutes, expliquait Comme ces oligophosphorothioates
fort intéressants au point de vue fonda- cette observation ; cette destruction est sont beaucoup plus résistants aux
mental et appliqué. l'oeuvre d'une nucléase présente dans nucléases que les oligonucléotides natu-

6. EPFETS D'UN OLIGONUCLÉOTIDE lié à un agend intercalant, icitration de l'oligonueléotide dans les trypanosomes.La photographie
un dérivé de l'acridine, sur les trypanosomes vivants. La photogra- de droite de la même culture, prise 48 heures plus tard, montre
phie de gauche montre des trypanosomes en culture, immédiate- l'effet létal sur les trypanosomes de l'oligonucléotide lié à l'interca-
ment après l'ajout du conjugué oligonucléotide intercalant. Sur la lant, qui s'est fixé sur les ARN messagers du trypanosome, et a ainsi
photographie centrale, la fluorescence de l'acridine révèle la péné- empêchéleur traduction enprotéines.
rels, ils constituent d'excellents outils Les résultats des expériences déga- sagers par des oligonucléotides suggère
pour inhiber la synthèse d'une protéine et gent le schéma suivant : (1) quand l'oli- aux chercheurs de nouvelles stratégies
d'une seule. Grâce à sa longue durée de gonucléotide est capable d'induire une pour inhiber spécifiquement l'expression
vie, une seule molécule d'oligophospho- destruction de l'ARN cible par la RNase H, des gènes. Les modifications chimiques
rothioate peut induire la dégradation de la synthèseprotéique est inhibée de façon qui rendent les oligonucléotides résistants
plusieurs molécules d'ARN messager. La irréversible ; (2) quand l'oligonucléotide aux nucléases, mais ne permettent plus à
synthèse de la protéine correspondante est (modifié) n'induit pas l'activité RNase H, la RNase H d'agir sur l'ARN cible, parais-
alors inhibée de façon apparemment cata- il peut néanmoins avoir un effet (phy- sent a priori dépourvues d'intérêt dans la
lytique, c'est-à-dire que la concentration sique) sur la synthèse protéique à condi- stratégie « antisens ».Serait-il possible de
en oligomère requise pour inhiber 50 pour tion d'être dirigé soit vers la région située les améliorer en les rendant aptes à
cent de la synthèse protéique (de l'ordre en amont du site d'initiation de la traduc- induire eux-mêmes des réactions irréver-
d'un milliardième de mole par litre) est tion sur l'ARN messager, soit vers une sibles au niveau de leur cible ? Une telle
inférieure à celle de l'ARN messager cible. région d'épissage de l'ARN pré-messager. possibilité a été développée au cours des
Cependant les phosphorothioates ne Dans ces derniers cas, les concentrations années 1970 par l'équipe russe de Dmitri
représentent pas la panacée dans le monde requises sont supérieures à celles néces- Knorre et de Valentin Vlassov, à
des antisens. Malgré les remarquables saires lorsque la RNase H est active. Un Novossibirsk, qui a attaché à l'extrémité
propriétés que nous venons de décrire, ils oligonucléotide dirigé contre une région d'un oligonucléotide un agent alkylant
exercent des effets non spécifiques sur la située en aval du site d'initiation de la capable d'établir une liaison covalente
synthèse protéique à des concentrations traduction ne semble avoir aucune chance avec certaines basesnucléiques de l'ARN
relativement faibles (micromolaire) ; de d'empêcher la machinerie de traduction cible, notamment les guanines. Une autre
plus, ils pénètrent plus difficilement dans (le ribosome) de poursuivre son chemin possibilité consiste à lier une « paire de
les cellules que leurs homologues naturels s'il n'induit pas une coupure du message ciseaux » à l'extrémité de l'oligonucléo-
et se fixent sur d'autres cibles, comme par la RNase H. tide de façon qu'il coupe les liaisons inter-
l'ont démontré les expériences sur le VIH Le rôle joué par la RNase H dans nucléotidiques de la cible. Des complexes
mentionnées précédemment. l'inhibition de la traduction des ARNmes- métalliques, tels que ceux de l'acide éthy-
lène diamine tétra-acétique (EDTA)avec le
fer, de la phénanthroline avec le cuivre,
ou des porphyrines avec le fer, le cobalt
ou le manganèse, sont capables d'induire
des coupures localisées sur un ADNou un
ARNlorsqu'ils sont liés de façon covalente
à l'extrémité d'un oligonucléotide.
Cette approche a été développée par
plusieurs laboratoires depuis 1984 : celui
de Novossibirsk déjà nommé, ceux de
Leslie Orgel, à l'Institut Salk, de Peter
Dervan, de l'Université de technologie de
Californie, de David Sigman, de
l'Université de Los Angeles, aux États-
Unis, et le nôtre, en France.
Enfin une troisième stratégie pour
induire des réactions irréversibles à un
endroit précis d'une cible ARNa été mise
en oeuvredepuis 1986 par Trung Le Doan
et Danièle Praseuthdans notre laboratoire,
et par l'équipe de Paul Miller à Baltimore.
Elle repose sur l'utilisation de groupes
photoactifs attachés à l'extrémité de l'oli-
gonucléotide. Sous l'action de rayonne-
ments du proche ultraviolet ou du domaine
visible, une liaison covalente de l'oligonu-
cléotide avec la cible peut être photo-
induite. Nous avons également démontré
la possibilité de créer par irradiation des
coupureslocalisées de la cible, créant ainsi
des photo-endonucléasesartificielles.
Que la réaction de coupure soit induite
par activation chimique ou par voie photo-
chimique, ces nucléases artificielles peu-
vent être utilisées à d'autres fins que de
bloquer la traduction d'un ARNmessager ;
7. LES CALCULS DES CONFIGURATIONS D'ÉNERGIE MINIMALE montrent comment un ces substancessont en particulier d'excel-
agent intercalant (ici un dérivé de l'acridine) attaché à l'oligonucléotide (à gauche) s'insère lents outils pour analyser l'accessibilité de
entre deux plateaux de bases de la double hélice formée. certaines séquencesnucléiques au sein de
structures complexes comme les associa- La possibilité de former une hélice sible. Leur extension à des cellules en cul-
tions d'acides nucléiques et de protéines ; triple avait été démontrée dès 1957 par ture requiert l'utilisation d'oligonucléo-
la formation de liens covalents entre l'oli- les chercheurs américains G. Felsenfeld, tides résistants aux nucléases et dont le
gonucléotide et sa cible permet de créer un D. Davis et A. Rich. Ils avaient décrit temps de vie à l'intérieur des cellules soit
dommage irréversible en un site précis une expérience utilisant des polyribonu- suffisant pour leur permettre d'atteindre
d'un acide nucléique et d'en étudier les cléotides de synthèse, mettant en évi- la cible dans le noyau, là où se trouve
retentissementssur sa fonction biologique. dence l'association de deux chaînes l'ADN en cours de transcription ou de
d'acide polyuridylique avec une chaîne réplication. Des oligonucléotides synthéti-
Les triples hélices d'acide polyadénylique. Cette triple sés avec les anomères alpha des nucléo-
hélice (polyA.2polyU) résultait de la for- sides sont capables de se fixer sélective-
Les acides nucléiques à chaîne unique mation de liaisons hydrogène entre deux ment sur une double hélice d'ADN, en
comme les ARNmessagersne sont pas les uraciles et une adénine (l'uracile est formant localement une triple hélice.
seules cibles des oligonucléotides : la l'équivalent, dans les ARN, de la thymine L'affinité d'un oligonucléotide pour
double hélice d'ADN elle-même peut se dans les ADN, le groupement méthyle de une double hélice reste cependant assez
lier à des oligonucléotides. Les séquences cette dernière étant remplacé par un faible. Lorsque l'oligonucléotide contient
d'ADN reconnues le plus facilement possè- atome d'hydrogène). De telles triples beaucoup de cytosines, la triple hélice
dent toutes les purines (A et G) sur la hélices peuvent aussi se former avec des formée est plus stable quand le milieu
même chaîne et donc toutes les pyrimi- polydésoxyribonucléotides. s'acidifie. En effet, la cytosine doit fixer
dines (T et C) sur l'autre. L'oligonucléo- La possibilité de fixer un oligonucléo- un proton afin de se lier à une paire de
tide associé est alors constitué unique- tide sur une double hélice d'ADN en un basesG-C. Dans des conditions physiolo-
ment de pyrimidines : la thymine se fixe site précis ouvre de nombreuses perspec- giques (pH neutre, entre 7 et 7, 4) la for-
sur l'adénine de la paire de basesA-T de tives. Plusieurs laboratoires ont démontré mation de triple hélice est défavorisée,
la double hélice ; la cytosine, à condition quasi simultanément que la formation mais l'attachement d'un noyau aroma-
d'être liée à un proton, se fixe sur la gua- locale d'une triple hélice pouvait empê- tique à l'extrémité de l'oligonucléotide
nine d'une paire G-C. Ces interactions cher la reconnaissance de la séquence permet de stabiliser cette interaction. Le
mettent en jeu des liaisons hydrogène, du cible par des protéines qui commandent la noyau aromatique peut s'intercaler à la
même type que celles qui assurent l'appa- transcription, et par des enzymes de res- jonction entre la triple hélice et la double
riement des bases A et T ou G et C dans la triction. Ces résultats ouvrent la voie hélice. Cette intercalation s'accompagne
double hélice. L'oligonucléotide s'enroule d'une nouvelle stratégie pour contrôler d'une augmentation notable de la stabi-
autour de la double hélice, dans le grand l'expression des gènes, lors de leur trans- lité des complexes formés, notamment
sillon. Son orientation est parallèle à la cription, ou pour moduler la réplication dans les conditions physiologiques.
chaîne de l'ADN qui porte les purines. Il se de l'ADN. Les études réalisées in vitro Les oligonucléotides capables de se
forme donc localement une triple hélice. démontrent qu'un tel contrôle est pos- fixer en triple hélice peuvent être substi-

8. LA FIXATION D'UN OLIGONUCLÉOTIDE (en bleu) dans le grand


sillon de la double hélice d'ADN conduit à la formation d'une triple
hélice. Les basespyrimidiques (cytosine C et thymine T), en bleu, de
l'oligonueléotide se lient par des liaisons hydrogène aux paires de
basesG-C et A-T, dans le grand sillon. Pour que la triple hélice puisse
se former, il faut que toutes les purines (guanidineG et adénine A) de
la cible en rose se trouvent sur le même brin de la double hélice et,
naturellement, que toutes les pyrimidines, en vert, soient sur l'autre
brin. L'indication C+ signifie que la cytosine doit au préalable fixer un
proton pour former deux liaisons hydrogène avec G de la paire G-C.
tués par des groupements activables chi- Au lieu de couper la double hélice nelle pour le développement d'approches
miquement ou photochimiquement. En d'ADN, il pourrait être souhaitable pharmacologiques nouvelles. Plutôt que
attachant un chélate métallique (acide d'induire localement une réaction irréver- de viser les produits des gènes (c'est-à-
éthylènediamine tétraacétique complexé sible qui bloquerait le déroulement d'un dire les protéines), de nouvelles classesde
aux ions fer, phénanthroline complexée processus biologique comme la transcrip- substancesactives moduleraient l'expres-
aux ions cuivre), il est possible de provo- tion ou la réplication. II est relativement sion des gènes eux-mêmes. Les premiers
quer une coupure des deux brins de la facile de modifier un nucléotide sur l'une essais cliniques ont débutés récemment
double hélice à proximité de la séquence des chaînes de la double hélice en atta- dans le domaine des infections virales
choisie pour cible de l'oligonucléotide. Si chant à l'extrémité de l'oligonucléotide un (VIH, herpès, papillomes) et celui du can-
l'on suppose que les paires de bases de groupe alkylant ou un dérivé capable de cer, notamment les leucémies.
l'ADN sont réparties de façon statistique, se lier de façon covalente par irradiation. D'importantes modifications doivent
une séquence de 17 paires de bases ne Nous avons démontré, en collabora- être apportées aux oligonucléotides pour
devrait se retrouver en moyenne qu'une tion avec le laboratoire de Jean Lhomme, leur conférer des propriétés compatibles
seule fois dans le génome d'une cellule à Grenoble, qu'il était possible de créer avec une utilisation, soit par voie intra-
humaine. Un oligonucléotide de 17 unités un pont entre les deux chaînes de la veineuse, soit par voie orale. L'améliora-
reconnaissant une telle séquenceet armé double hélice en utilisant un dérivé pho- tion de leur stabilité vis-à-vis des
d'une paire de ciseaux ne devrait donc toactivable de la famille des psoralènes. nucléases et de leur passage au travers
couper l'ADN qu'en un seul site sur un Irradié dans le domaine du proche ultra- des membranes cellulaires retient l'atten-
des chromosomes. violet (aux longueurs d'onde comprises tion d'un nombre croissant de labora-
En réalité, il faut établir soigneuse- entre 300 et 400 nanomètres), le psora- toires universitaires et privés. De nom-
ment les conditions de la réaction pour lène forme des liaisons chimiques stables breuses études visent la protection des
qu'une telle spécificité soit atteinte. En avec deux thymines appartenant chacune oligonucléotides par encapsulation ou
effet, l'oligonucléotide peut également se à l'une des chaînes de la double hélice. leur ciblage vers des types cellulaires
fixer sur des séquences d'ADN ne diffé- L'oligonucléotide sert de vecteur pour donnés. La toxicité de ces substances
rant de la séquence cible que par une ou diriger le pontage entre les deux chaînes devra faire l'objet d'une étude approfon-
quelques paires de bases. Toutefois cette vers une séquence qu'il a au préalable die, comme pour tout médicament.
fixation sur les sites secondaires est reconnue et à laquelle il s'est lié. Il se L'approche utilisant les oligonucléo-
moins stable que sur le site parfaitement forme ainsi, après irradiation, un « point tides est très séduisante en raison de la
complémentaire et il semble possible, en tripler où la molécule de psoralène est spécificité attendue de leurs effets biolo-
choisissant une température ou une attachée en trois sites différents, d'une giques et de la généralité du champ de
concentration saline appropriée, de limi- part, à l'oligonucléotide vecteur et, leurs applications : toute information
ter la fixation, et donc la coupure, à un d'autre part, à chacune des deux chaînes génétique déchiffrée est une cible poten-
seul site. Cette possibilité a été démon- de la double hélice. Bien que les expé- tielle. II est donc possible de diriger
trée sur un ADNde 50 000 paires de bases riences biologiques ne soient pas encore sélectivement un oligonucléotide vers un
(celui d'un bactériophage) par l'équipe très avancées, il est possible de prédire agent infectieux (virus, bactérie, champi-
de Peter Dervan, à l'Institut de technolo- que de tels points triples seront des obs- gnons, parasites...) sans perturber le fonc-
gie de Californie, qui a utilisé un oligo- tacles très difficiles à franchir pour les tionnement de l'hôte.
nucléotide lié à un complexe EDTA-Fe. enzymes impliquées soit dans la trans- Les oligonucléotides sont capables de
Jean-Christophe François, dans notre cription, soit dans la réplication de l'ADN. distinguer un gène portant une mutation,
laboratoire, a utilisé un oligonucléotide même ponctuelle, d'un gène normal.
armé d'un complexe phénanthroline- Le champ d'application Toute affection liée à l'expression d'un
cuivre pour couper, avec une grande effi- gène ayant subi une mutation est donc
des oligonucléotides
cacité (70 pour cent environ) et en un site potentiellement accessible à cette straté-
précis, l'ADN d'un virus du singe (SV40) Ces développements récents montrent gie. C'est le cas des maladies d'origine
long de 5243 paires de bases : Cette étude que le champ d'application des oligonu- génétique, de certaines tumeurs dont
a en outre permis de démontrer que la cléotides est susceptible de s'élargir l'origine est liée à l'expression d'un
coupure se produit dans le petit sillon de considérablement dans les prochaines oncogène activé par mutation ou translo-
l'ADN, alors que l'oligonucléotide apporte années.La mise au point d'endonucléases cation d'un chromosome à un autre.
la phénanthroline dans le grand sillon. Ce artificielles capables de couper les deux Dans beaucoup d'autres pathologies,
transfert d'information chimique entre les chaînes de l'ADN permet d'envisager des la réduction de la vitesse de synthèse
deux sillons de la double hélice résulte applications dans des domaines aussi d'une enzyme, par modulation de
d'une intercalation de la phénanthroline à variés que la cartographie des gènes sur l'expression du gène correspondant,
la jonction double-triple hélice, puis à la les chromosomes ou l'introduction de pourrait conduire à une diminution des
formation du complexe avec l'ion cuivre mutations sur des gènes préalablement effets observés. C'est le cas, par exemple,
dans le petit sillon, où se produit ensuite choisis. La fixation sur des séquences dans l'hypertension, l'hypercholestérolé-
la réaction chimique conduisant à la cou- définies et la production contrôlée de mie, les processus inflammatoires...
pure de la double hélice. modifications chimiques irréversibles en La quasi-universalité d'une telle stra-
Les complexes métalliques ne sont des sites précis conferent aux oligonucléo- tégie, et sa très grande spécificité, expli-
pas les seules paires de ciseaux dont nous tides une très grande spécificité dans leurs quent les efforts de recherche actuels.
disposions pour couper la double hélice. effets biologiques. L'enjeu justifie que des chercheurs de
Une réaction photochimique utilisant un Les données acquises au cours des talent dans des domaines très variés, de la
dérivé de l'ellipticine, attaché à l'extré- dernières années sur les oligonucléotides chimie à la pharmacologie, allient leurs
mité d'un oligonucléotide, permet égale- « antisens »puis sur les oligonucléotides efforts pour tenter de convertir cette
ment de provoquer une telle coupure. «anti-ADN» fournissent une base ration- approche en réalité thérapeutique.
L'origine

de l'Homme

Jan Klein, Naoyuki Takahata et Francisco Ayala

Les groupes tissulaires humains se sont diversifiés

bien avant l'apparition d'Homo sapiens.

DESCENDONS-NOUS d'unun greffon issu d'un autre individu : ils


petit groupe d'indivi- ont été nommés « molécules d'histocom-
Le complexe majeur dus, voire d'une seule patibilité ». Puis Gorer démontra que,
d'histocompatibilité femme, ou d'une popu- parmi ces nombreuses molécules d'histo-
(CMH)est de loin la partie lation
la plus variable du génome. plus importante compatibilité, certaines ont un effet pré-
Chez l'homme, ce complexe, de quelque 10 000 membres ? De récents dominant sur la compatibilité tissulaire ;
nommé HLA,se trouve sur travaux ont indiqué que l'espèce humaine les gènes qui codent ces molécules sont
le chromosome 6 (en haut). et d'autres espèces seraient issues de regroupés dans une même région chro-
Sur la carte des gènes (au petites populations ancestrales, mais mosomique, le complexe majeur d'histo-
centre), chaque rectangle l'étude des gènes qui permettent au sys- compatibilité (CMH).
représente un locus. Cha-
tème immunitaire de reconnaître les pro- Nous savons aujourd'hui que le rôle
que couleur correspond à
un groupe fonctionnel : les téines étrangères à l'organisme aboutit à physiologique des gènes et des protéines
gènes de classe I sont en une conclusion opposée. du CMH n'est pas le rejet des greffes,
vert et ceux de classe 11en L'histoire de la reconnaissancedu soi mais la lutte contre les micro-organismes
rouge. Les allèles connus a commencé il ya plus de 50 ans, lorsque infectieux. Lors de leur synthèse à l'inté-
des locus DRB1,DRB2et l'anatomo-pathologiste londonien Peter rieur des cellules, les protéines du CMHse
DRB3sont indiqués, dans
Gorer découvrit que la plupart des cel- lient à de courts peptides, qu'elles expo-
cet encadré, au-dessous
de chaque locus ; les sym- lules de chaque individu portent à leur sent ensuite à la surface cellulaire. La
boles représentent le nom surface un ensemble de marqueurs molé- plupart de ces peptides sont des frag-
du locus (comme DRB1), culaires. Ces marqueurs, qui caractérisent ments de protéines issues de l'organisme
suivi du nom de l'allèle chaque individu d'une espèce, détermi- (peptides du «soi»), mais les protéines du
marqué d'un astérisque nent la compatibilité tissulaire, c'est-à-
(par exemple, *0101). CMH qui s'assemblent dans des cellules
dire la capacité d'un organisme à tolérer infectées se lient également à des pep-
tides issus de la dégradation des pro- fonctions inconnues ou indépendantes de l'existence de plusieurs allèles fréquents
téines du micro-organisme infectant la réaction immunitaire. pour un même locus.
(peptides du «non-soi»). Parmi les gènes du CMH, les deux Le polymorphisme du CMH n'est pas
Certaines cellules immunitaires, les classes I et 11diffèrent par leurs struc- la seule particularité de ce système : alors
lymphocytes T, surveillent en perma- tures et par leurs fonctions. Nous ne que, dans la plupart des gènes, les allèles
nence la surface des autres cellules de considérerons ici que le gène DRB1 de d'un locus donné ne different que par un
l'organisme, ignorant les cellules qui ne classe II, présent chez l'homme et ou quelques nucléotides, certains allèles
présentent que des peptides du soi, mais d'autres primates, mais la plupart de nos du CMH présentent plus de 100 nucléo-
se liant aux cellules dont les protéines du conclusions valent pour les autres gènes tides différents.
CMH exposent des peptides du non-soi. fonctionnels du CMH. Examinons maintenant le phénomène
Les lymphocytes T distinguent le soi du Pour expliquer qu'un organisme de spéciation, au cours duquel une espèce
non-soi grâce à des récepteurs qui sont rejette systématiquement les greffons parentale se dissocie en plusieurs espèces
complémentaires de structures formées provenant d'un donneur qui n'appartient filles. Si ces dernières se formaient à par-
par la combinaison de protéines du CMH pas à sa famille, on a supposé que tir d'un petit nombre d'individus, voire
et de peptides du non-soi. La liaison de chaque individu possède des peptides du d'une seule femelle, alors les polymor-
ces récepteurs à leur structure complé- CMH différents. Grâce aux méthodes phismes s'établiraient à nouveau après
mentaire active les lymphocytes T, qui modernes de génie génétique, on a chaque spéciation et seraient postérieurs
déclenchent alors un ensemble complexe confirmé cette hypothèse en analysant aux espèces: imaginons un sac contenant
de réactions destinées à détruire les cel- les gènes du CMH : chaque locus (chaque 20 000 billes (les individus) de 40 cou-
lules infectées et leurs intrus. Lors d'une site de localisation d'un gène) fonction- leurs différentes (les allèles), représen-
greffe d'organe, d'autre part, les lympho- nel du CMHprésente de nombreux allèles, tées en proportions égales ; si l'on tire
cytes T perçoivent comme étrangères les ou versions différentes du même gène 100 billes au hasard, la probabilité
protéines du CMHdu greffon et attaquent (un locus est comparable à une position d'obtenir, dans l'échantillon (la nouvelle
ce dernier. de chiffre d'un affichage numérique sur espèce), une bille de chaque couleur est
En 1980, le prix Nobel de médecine a une montre, les chiffres effectivement très faible (0,02 précisément).
été décerné à Jean Dausset, qui a caracté- affichés correspondant aux différents
risé le système d'histocompatibilité allèles). Comme un chromosome com- La coalescence des gènes
humain, nommé HLA (pour Human porte plusieurs locus du CMH et que
Leucocyte Antigen, c'est-à-dire antigène chaque locus possède de nombreux Un argument plus précis en faveur de
leucocytaire humain). Ce complexe est allèles, de très nombreuses combinaisons l'origine relativement récente du poly-
composé de plus de 100 gènes, qui occu- d'allèles sont théoriquement possibles morphisme est fourni par la théorie de la
pent une région chromosomique longue (plus de mille milliards). coalescence en génétique des popula-
de plus de quatre millions de paires de En fait, le nombre de possibilités est tions. Tout comme les êtres humains, les
bases(les bases sont les sous-unités de la inférieur, mais il en existe assez pour que gènes ont leurs « arbres généalogiques ».
molécule d'ADN, dont les chromosomes deux individus non apparentés, pris au En théorie, on peut retracer la généalogie
sont composés). Seuls quelques-uns de hasard, n'aient jamais tous leurs allèles de n'importe quelle paire de gènes
ces gènes codent des molécules qui pré- du CMH identiques. Dans la plupart des « neutres » choisie au hasard dans une
sentent des peptides aux lymphocytes T. autres systèmes génétiques, au contraire, population, jusqu'au moment de leur
D'autres commandent la dégradation des chaque locus possède soit un allèle «coalescence» en un gène ancestral
protéines en peptides et le transport des unique (les chiffres affichés sont immo- unique (un gène est dit neutre lorsqu'il ne
peptides à travers les membranes ; biles), soit un nombre restreint d'allèles, confère aucun avantage sélectif par rap-
d'autres encore codent des molécules dont l'un est fréquent et les autres relati- port à d'autres gènes). Le nombre moyen
immunitaires et d'autres enfin ont des vement rares. On nomme polymorphisme de générations que l'on doit remonter
pour arriver au gène ancestral est égal au diversité du CMHest au moins équivalente allèles humains (du locus DRB1) qui dif-
double de la « population efficace »,c'est- à celle observée chez l'homme, indiquait ferent plus entre eux que de leurs équiva-
à-dire au double environ du nombre des que les gènes du CMH n'évoluaient pas lents chez le chimpanzé. Les différences
géniteurs. Par exemple, si la population plus rapidement que les autres. entre allèles sont mesurées par leur dis-
ancestrale comportait 10 000 individus et En 1980, J. Klein proposa que la tance génétique, égale à la proportion de
si la durée de vie moyenne d'une généra- grande variabilité chimique des allèles du nucléotides différents. Avec les quatre
tion est de 20 ans, la coalescence de deux CMH provenait non pas de leur fréquence allèles du locus DRB1, on construit un
gènes neutres actuellement présents dans de mutation élevée, mais d'une transmis- arbre génétique où la longueur des
la population humaine daterait d'il y a sion du polymorphisme entre les espèces branches est proportionnelle aux dis-
environ 400 000 ans (le produit de ancestrales et des espèces filles. Dans tances génétiques, et où les gènes séparés
2 x 10 000 par 20). Comme l'Homo cette hypothèse, le polymorphisme de la par les distances les plus courtes sont
sapiens archaïque est sans doute apparu plupart des allèles du CMHaurait été trans- voisins (voir l'encadré page 114). Cet
il y a plus de 500 000 ans, le polymor- mis tout au long de la période de spécia- arbre indique que les deux allèles
phisme humain serait apparu alors que tion, et le temps moyen de coalescence humains ont divergé à partir d'un gène
notre espèce s'était déjà individualisée. des allèles du CMHserait bien supérieur à ancestral commun avant la séparation de
Si les gènes du CMHévoluent selon la la durée de vie des espèces. l'homme et du chimpanzé, il y a plus de
théorie de la coalescence, leur polymor- Cette hypothèse du polymorphisme quatre millions d'années. Mieux encore,
phisme supérieur fait supposer que leurs transspécifique fut corroborée directe- J. Klein et ses collègues ont découvert
mutations sont bien plus fréquentes que ment en 1988, lorsque des biologistes ont d'autres allèles humains du CMH qui ont
celles des autres gènes : dans un même comparé les séquencesdes allèles du CMH divergé avant la séparation des prosi-
temps, les gènes du CMH se diversifie- d'espèces apparentées. J. Klein et Felipe miens et des primates anthropoïdes, il y a
raient bien plus que les autres gènes. Figueroa, à Tübingen, et E. Günther, de plus de 65 millions d'années. Durant
Cette hypothèse sur l'origine du poly- l'Université de Göttingen, ont découvert cette période, les spéciations ont été
morphisme du CMH a été proposée il y a des allèles qui s'étaient formés avant la nombreuses, et le polymorphisme du CMH
15 ans, mais J. Klein a toujours pensé séparation des lignées sanguines qui ont semble s'être transmis au cours de cha-
qu'elle s'opposait aux faits. conduit à la souris domestique et au rat cune d'elles.
Vers la fin des années 1970, à de laboratoire, séparation estimée à plus L'ancienneté des lignées alléliques
l'Institut de biologie Max Planck de de 10 millions d'années. Puis l'ancien- du CMHs'oppose à la théorie de la coales-
Tübingen, Bernhard Arden, Edward neté des allèles du CMH des rongeurs et cence, selon laquelle tous les allèles
Wakeland et J. Klein ont découvert des des primates a été confirmée dans de humains ne dateraient que de 400 000
allèles du CMH identiques chez deux nombreux autres laboratoires d'Europe et ans. En 1990, l'un de nous (N. Takahata)
espèces de souris qui ont divergé il y a des États-Unis. a étudié la faille de cette théorie : les
deux millions d'années. Cette découverte On a notamment observé le polymor- gènes du CMH ne seraient pas neutres,
très surprenante, chez des espèces où la phisme transspécifique en étudiant deux mais soumis à une « sélection d'équi-
libre», une forme de sélection qui
conserve dans une population des allèles
plus longtemps que si ces derniers évo-
luaient au hasard. En reformulant la théo-
rie de la coalescence pour tenir compte
des gènes soumis à une sélection,
N. Takahata a montré que l'ancienneté de
la coalescence est proportionnelle à
l'intensité de la sélection : plus la sélec-
tion est forte, plus la coalescencede deux
lignées de gènes est ancienne. Selon ses
calculs, les temps de coalescencemoyens
des allèles du CMH seraient de plusieurs
millions d'années.
A. Hughes et Masatoshi Nei, à
l'Université de Houston, ont confirmé
indirectement que les gènes fonctionnels
du CMH sont soumis à une sélection
d'équilibre. Ils ont tout d'abord distingué
les mutations de nucléotides qui ne chan-
gent pas les acides aminés codés par les
gènes (mutations « synonymes ») et les
mutations qui modifient les acides ami-
nés (mutations « non synonymes »).
Comme toutes les mutations se produi-
1. LA RÉACTION IMMUNITAIRE sent avec la même fréquence, qu'elles
commencelorsqu'une molécule du CMH(en gris), synthéti-
sée dans toutes les cellules, fixe un peptide(en rouge). Le complexe ainsi formé migre à la soient synonymes ou non, le rapport
surface de la cellule, où illymphocytes
est présentéT.aux
Ces derniers ignorent les com- entre ces deux types de mutations (rap-
plexes si le peptide est un fragment d'une protéinepropre à l'organisme ; en revanche, ils port gamma) serait égal à un si les muta-
se lient aux complexesqui portent un peptide étranger et s'activent alors. tions étaient évolutivement neutres.
Sélections positive
et négative

Or, si les mutations synonymes sont


généralement neutres, les mutations non
synonymes conferent parfois un avantage
évolutif qui conduit à une « sélectionposi-
tive » (rapport gamma supérieur à un) ou
un désavantagequi conduit à une « sélec-
tion négative » (rapport gamma inférieur à
un). Ainsi le rapport gamma révèle-t-il
l'existence éventuelle d'une sélection.
Les gènes du CMH comportent deux
parties : l'une spécifie les acides aminés
de la région de la protéine qui se lie aux
peptides (la région PBR, pour Peptide
Binding Region), l'autre spécifie le reste
de la protéine (région non-PBR).
A. Hughes et M. Nei ont découvert que
le rapport gamma est supérieur à un pour
le segment PBRdes gènes fonctionnels du
CMH, mais inférieur à un pour la région
non-PBR. Par conséquent, la sélection
naturelle favorise les mutations qui
entraînent un changement d'acide aminé
dans la partie des gènes qui spécifie la
région PBR (où l'on observe effective-
ment la majeure partie du polymor-
phisme du CMH),mais les défavorise dans
le reste des gènes.
En 1991, Adrian Hill et ses collègues
2. LA THÉORIEDE LA COALESCENCE analyse la généalogie des gènes. Ce diagramme
de l'Université d'Oxford ont proposé une
représenteune population de cinq individus portant chacun deux gènes (disques colorés).
preuve de l'existence d'une sélection En l'absence de sélection, le nombremoyen degénérations (lignes) séparant deux gènes de
positive pour les gènes du CMH en mon- leur ancêtrecommun serait égal à 10, soit le doublede l'effectif de la population étudiée.
trant que certains allèles du CMH humain
protègent contre le parasite du paludisme
Plasmodium falciparum. Ainsi la région
PBRdes protéines du CMH serait soumise espèce parentale (ainsi que la fréquence Pour estimer les temps de coalescence,
à une pression de sélection en faveur de des mutations et l'intensité de la pression on compare les séquencesnucléotidiques
sa diversification, qui protège les verté- de sélection), on pourrait estimer la taille des différents allèles du CMH, pour un
brés contre les nombreux parasites aux- de la population d'origine. locus donné, puis on calcule les distances
quels ils sont exposés. Cette pression de Supposons que nous ayons identifié génétiques entre ces allèles, et l'on
sélection permet aux lignées alléliques du plusieurs allèles du CMHdans une popula- rechercheensuite l'arbre généalogique cor-
CMH de se maintenir longtemps et d'être tion de taille donnée. Si nous parvenions à respondant.Yoko Satta, à Tübingen, a daté
transmises malgré les spéciations. dresser la généalogie de ces allèles, une les divers embranchements de cet arbre
Comme l'évolution de la diversité du remontée dans le temps montrerait d'abord généalogiqueen remarquant que les muta-
CMH dépend du nombre de géniteurs, on une coalescencede deux allèles, puis celle tions synonymes, sur de longues périodes,
suppose que les populations ont toujours de deux autres, et ainsi de suite jusqu'à ce se produisent dans les allèles du CMHavec
été assez grandes pour assurer la persis- que tous ces allèles convergent en un la régularité d'une horloge, puis en étalon-
tance des allèles, mais nous ignorons la allèle ancestral unique. Imaginons mainte- nant cette horloge à l'aide de fossiles.
taille des populations humaines ances- nant que nous venions d'observer une coa- Grâce à ce travail, on lit directement
trales, notamment lorsque l'espèce lescence et que nous attendions la sui- les dates de coalescence d'allèles sur
humaine est apparue. vante. Le temps d'attente est une variable l'arbre généalogique, ainsi que le nombre
En supposant que les spéciations se aléatoire qui peut théoriquement prendre d'allèles ancestraux ayant existé à tout
font à partir d'un petit nombre d'indivi- n'importe quelle valeur entre zéro et moment du passé. Connaissant le nombre
dus, on explique bien l'apparition des l'infini ; en réalité, certains temps d'attente d'allèles actuels du gène DRB1 du CMH,
espèces insulaires. Cependant ce cas est sont plus probables que d'autres, et l'on nous avons estimé que la population
particulier ; on ne dispose généralement estime leur probabilité à partir de la taille humaine comptait près de 100 000 indi-
d'aucune information directe sur la taille de la population et du nombre d'allèles vidus il y a 500 000 ans. Avec d'autres
des populations à l'origine des espèces. ancestraux (plus ce nombre est grand, plus locus du CMH humain, on aboutit à des
Le polymorphisme des gènes du CMHper- la coalescence est rapide). Inversement, estimations similaires, et l'étude d'autres
met d'étudier indirectement la spéciation : quand on connaît le moment de la coales- espèces de primates, où le polymor-
si l'on connaissait le nombre d'allèles du cence et le nombre d'allèles ancestraux, on phisme du CMHest connu, indique égale-
CMH qu'une espèce fille a hérités d'une estime l'effectif de la population d'origine. ment des effectifs ancestraux notables.
Les «goulets mais on peut étudier des simulations sur goulet est très étroit ou quand il persiste
d'étranglement » ordinateur. A partir de 100 000 « indivi- pendant plusieurs générations, la proba-
dus » porteurs de deux gènes chacun, bilité de transmission des 40 allèles
Toutefois ces estimations n'excluent chaque gène présentant 40 « allèles » de devient si faible que le polymorphisme
pas la possibilité d'un effondrement fréquence égale, l'ordinateur forme au est perdu. Ces simulations révèlent donc
occasionnel de la taille des populations, hasard un groupe de 1 000 gènes (500 que la population originelle d'une espèce
par exemple à la suite d'épidémies ou de individus), déterminant ainsi la première ne peut pas compter moins de 500 géni-
famines. De tels bouleversements démo- « génération » du goulet d'étranglement. teurs. En réalité, la taille minimale est
graphiques auraient produit des « goulets À partir de ce groupe, il forme un probablement bien supérieure, car nos
d'étranglement » génétiques ne permet- deuxième groupe de 1 000 autres gènes simulations conduisaient à une sous-esti-
tant la transmission que d'un nombre res- (la deuxième génération), en remplaçant mation : nous n'avons pris en compte que
treint d'allèles. Les fléaux ne sont cepen- à chaque fois le gène tiré au hasard par les allèles d'un seul locus, et uniquement
dant pas les seules causes possibles de un gène du même type. Après dix géné- ceux qui diffèrent dans la région PBR.
goulets d'étranglement : lorsqu'un petit rations, l'ordinateur compte les allèles Ces estimations contredisent l'hypo-
groupe d'individus se sépare du reste de restants et leur fréquence. En répétant thèse du développement des espèces à
la population, migre vers une autre cette simulation, on obtient un échan- partir de petites populations, où les fluc-
région et s'y développe, il peut évoluer tillon de situations à partir duquel on cal- tuations aléatoires de la fréquence des
vers une nouvelle espèce. cule, pour chaque allèle, la probabilité de gènes amplifient les effets de la sélection
Le comportement des gènes lors des passerle goulet d'étranglement. naturelle. Le polymorphisme du CMH
goulets d'étranglement est difficile à ana- On observe alors que l'ensemble des montre que les populations humaines
lyser mathématiquement, en raison de 40 allèles est transmis dans 60 pour cent modernes ne sont pas issues d'un seul
l'importance des fluctuations aléatoires, des simulations. Cependant, quand le individu (hypothèse de l'Eve originelle).

LES SUBDIVISIONS DES ARBRES GÉNÉALOGIQUES

Un polymorphisme transspécifique apparaît lorsqu'on diffère de son équivalent chez le chimpanzé. Si l'on convertit
compare le locus CMH-DRB1 de l'homme (HLA) et du ces différences en distances génétiques et qu'on les repré-
chimpanzé (Patr). Dans chaque espèce, deux allèles ont été sente, grâce à un algorithme, sous forme d'arbre généalogi-
comparés ; les allèles humains diffèrent plus entre eux (les que (en bas, a découvre
gauche), on que
ontles allèles
barres verticales, en haut, représentent les nucléotibes qui divergé bien avant la séparation de l'homme et du chimpanzé
diffèrent d'une séquence à l'autre) que chacun d'eux ne (en bas, à droite).
En 1987, Rebecca Cann, de
l'Université de Berkeley, a publié les
résultats de son étude de l'ADN mitochon-
drial dans plusieurs populations humaines.
Son analyse ne fut ni la première ni la der-
nière de ce type, mais elle eut un grand
succèsen raison du terme « Èvemitochon-
driale», employé par l'auteur, qui fit
croire à beaucoup que tous les hommes
modernes étaient issus d'un seul individu.
En réalité, cette étude ne démontrait rien
de tel : elle montrait seulement-bien que
ce résultat soit également contesté-que
toutes les molécules d'ADN présentes dans
les mitochondries humaines actuelles pro-
viennent d'une molécule ancestrale que
portait une femme ayant vécu il y a
quelque 200 000 ans.
Cette conclusion, si elle était exacte,
ne signifierait pas que tous les êtres
humains sont issus d'un ancêtre unique
qui vivait il y a 200 000 ans ; elle indi- 3. SI LES ESPECES descendaient chacune d'une petite populaton fondatrice, le polymor-
querait seulement que tous les « allèles » phisme desdescendantsdevrait être faible. La population simplifiée représentée ici est réduite
actuels de l'ADN mitochondrial provien-
au «goulet d'étranglement» que forment deux individus portant quatre allèles sur un seul
nent d'une seule molécule ancestrale qui locus. Ces deux fondateurs ne transmettent que quatre allèles au maximum à leurs descen-
existait à cette époque. Cependant, dants et aux nouvellesespècesqui en seraient issues.Dans le cas représentéici deux allèles
comme l'ADN mitochondrial se transmet seulement sont transmis (les
disquesreprésentent les gènes,et les couleurs, les allèles).
en un seul bloc, on peut l'assimiler à l'un
des quelque 40 000 gènes humains, dont
on peut, en théorie, retrouver le gène des infections, est un héritage qui nous a Chez de nombreuses plantes, le pollen
ancestral. Ces gènes ont existé à diffé- été retransmis à travers d'innombrables déposé sur le stigmate ne peut germer ni
rentes époques du passé. Les gènes du générations depuis 65 millions d'années. se développer dans le style du pistil
CMH, nous l'avons vu, proviendraient de quand le pollen et le pistil expriment le
gènes ancestraux ayant existé il y a plus Le processus même allèle du locus d'auto-incompati-
de 65 millions d'années. de spéciation bilité. Ce locus comporte plusieurs
L'expression «Ève mitochondriale» a dizaines d'allèles.
souvent fait raisonner en termes de L'étude du polymorphisme du CMH Thomas loerger, à l'Université de
généalogie d'individus, ce qui est faux, ne révèle pas uniquement la taille de la l'Illinois, et Andrew Clark et Teh-Hui
plutôt qu'en termes de généalogie de population dont provient Homo sapiens. Kao, à l'Université de Pennsylvanie, ont
gènes. Pourtant les résultats de R. Cann Elle devrait également indiquer la taille étudié les séquences nucléotidiques de
et de ses collègues ne contredisent pas les des tribus colonisatrices, lors des grandes différents allèles chez trois espèces de
données concernant le CMH, pas plus migrations humaines qui ont peuplé Solanacées : une espèce de tabac décora-
qu'ils ne démontrent l'existence d'un l'Amérique, l'Australie, la Polynésie ou tif, un pétunia sauvage et une pomme de
goulet d'étranglement dans l'évolution le Japon. Plus généralement, le polymor- terre sauvage. Ayant observé que certains
de l'espèce humaine. phisme du CMHpermettra de mieux com- allèles d'une même espèce diffèrent
L'étude du polymorphisme du CMH prendre la nature du processus de spécia- davantage entre eux que de leurs homo-
révèle que, jadis, la lignée des hominidés tion. Par exemple, on étudiera si les logues d'une autre espèce, ils ont conclu
s'est séparée en au moins deux popula- changements évolutifs se produisent par que ces lignées alléliques sont apparues
tions, dont l'une a produit l'Homo petits à-coups, lors des spéciations (théo- avant la divergence de ces trois espèces,il
sapiens moderne. La population dont rie de l'«équilibre ponctué»), ou bien y a 27 à 36 millions d'années. Par consé-
nous descendons comprenait au moins s'ils ont lieu continuellement, tout au quent, les populations qui sont à l'origine
500 géniteurs-en fait, elle en comptait long de la vie des espèces. On devrait de ces espèces devaient également com-
sans doute 10 000-, qui portaient déjà la également apprendre si les nouvelles porter un grand nombre d'individus.
plupart des allèles et des lignées allé- espèces « bourgeonnent » à partir d'une Cette conclusion, très semblable à
liques du CMH aujourd'hui présents dans espèce ancestrale qui survit à la spécia- celle qui permet de rattacher les allèles
la population humaine. Si la population tion, ou bien si les nouvelles espèces du CMH de l'homme et du chimpanzé à
ancestrale s'est scindée en plusieurs résultent de transformations progressives un ancêtre commun, démontre l'étendue
petits groupes, ces derniers n'ont pas été d'espèces ancestrales qui disparaissent. des applications des études comparatives
isolés et ont échangé continuellement des D'autres polymorphismes génétiques de la diversité allélique. Ces études per-
gènes, préservant ainsi le polymorphisme pourraient également contribuer à mettent l'analyse de populations ayant
du CMH-qui autrement aurait pu dispa- résoudre ces questions. Notamment les vécu il y a des millions d'années ; en
raître sous l'effet de la fluctuation aléa- systèmes génétiques qui gouvernent outre, elles pourraient servir de base à
toire de la fréquence des gènes. Ce poly- l'auto-incompatibilité chez les plantes une nouvelle discipline : la paléogéné-
morphisme, qui nous protège à présent présentent un polymorphisme important. tique des populations.
LES EMPREINTES ou négatif). Ces analyses sont rapides et
peu coûteuses ; elles suffsent parfois à
GÉNÉTIQUES exclure un suspect. Les prélèvements sur
les personnes vivantes (la victime d'un
viol et les suspects) sont effectués par
DES CRIMINELS des personnes du milieu médical.
L'ADN est extrait des noyaux des cel-
lules (des globules blancs du sang ou des
spermatozoïdes). Si on nous demande un
Marie-Hélène Cherpin résultat rapide (dans le cas d'une garde à
vue), nous amplifions (par la technique
d'amplification des gènes, dite PCR)les
L empreinte génétique
permet tats dépend surtout du soin avec lequel gènes codant le système HLA (c'est-à-dire
l'identification de criminels aussi fré- les échantillons sont prélevés sur le lieu codant les antigènes de surface des glo-
quemment, et peut-être plus sûrement du crime et transportés jusqu'au labora- bules blancs) et nous déterminons leur
que l'empreinte digitale. Nous pouvons toire sans être contaminés ou dégradés. groupe (A, B, C ou D) ; il nous arrive
recourir à la biologie moléculaire dès lors Les échantillons sont recueillis à partir ainsi de disculper un suspect. Pour une
qu'un criminel laisse du matériel géné- de taches de sang ou de sperme par des identification plus précise, nous analysons
tique, c'est-à-dire des cellules qui ont un inspecteurs de l'identité judiciaire, formés le «polymorphisme de longueur des frag-
noyau. Les empreintes génétiques sont aux techniques de prélèvements : ce sont ments de restriction» (RFLP).
particulièrement utiles pour les viols, car, les « techniciens de la scène du crime » ; Le principe de cette technique
dans ce cas, les empreintes digitales sont les quantités sont souvent faibles, et l'état repose sur l'existence, dans la molécule
rarement exploitables. de conservation parfois mauvais. Lorsque d'ADN, de régions non codantes formées
Les analyses biologiques sont effec- l'indice prélevé est censé être du sang, par la répétition d'une séquence nucléoti-
tuées à la demande d'une autorité, selon nous vérifions d'abord qu'il s'agit bien de dique particulière, en un nombre d'exem-
deux modes de saisine : la réquisition du sang, par des réactions chimiques simples, plaires qui varie selon les individus.
procureur de la République ou des et que ce sang est humain. Puis nous Chacun de nous possède deux versions
enquêteurs et l'expertise ordonnée par déterminons son groupe sanguin (A, B, (ou allèles) de ces portions d'ADN ; ces
le juge d'instruction. La fiabilité des résul- AB, ou 0) et son groupe Rhésus (positif allèles, hérités des parents, ne contien-
nent pas le même nombre de séquences
répétitives (polymorphisme) et sont donc
de longueurs différentes. Deux êtres
humains, qui ne sont pas jumeaux homo-
zygotes, n'ont pratiquement aucune
chance d'avoir les mêmes empreintes
génétiques pour l'ensemble des
séquences testées. La spécificité de ces

Ces empreintes génétiques visent à


identifier l'auteur d'un viol. Les gra-
duations indiquent la longueur des
fragments d'ADN, en icilobases (kb), du
plus long (en haut) ou plus court (en
bas). Les colonnes 2, 6 et 10 contien-
nent des marqueurs de tailles. Les
autres colonnes comportent des
échantillons d'ADN différents : un ADN
témoin dans la première colonne, l'ADN
du sang de la victime dans les colonnes
3 et 8, un mélange de deux ADN (celui
de la victime et celui de son agresseur)
provenant de prélèvements vaginaux
de la victime dans les colonnes 4 et S,
et l'ADN du sang du suspect dans la
colonne 7. Parmi les quatre bandes
observées dans le prélèvement vaginal,
on reconnaît les deux allèles de la vic-
time par comparaison avec son sang ;
les deux outres allèles sont comparés à
ceux du suspect, qui sont identiques.
Les soupçons se confirment. (Cliché
fourni par P. Fannardjan, ingénieur de
la Police scientifique).
séquences répétitives constitue le fonde- les résultats sont plus faciles à interpréter, nel. Trouver deux individus de même
ment de nos examens. notamment en cas de mélange de maté- profil d'ADN devient alors fort impro-
Avant toute analyse de RFLP,nous riels génétiques (viol par exemple). Les bable (un cas sur un nombre supérieur à
vérifions la qualité de l'ADN : si l'ADN est techniques évoluent au rythme des pro- la population mondiale).
dégradé, c'est-à-dire fractionné par des grès de la génétique moléculaire. Ainsi Toutefois nous n'interprétons jamais
micro-organismes ou divers facteurs phy- l'amplification des génes est un outil inté- nos résultats : désigner un coupable n'est
siques (soleil) ou chimiques (détergents), ressant lorsque l'on a peu de matériel : pas notre rôle. Un tribunal peut rejeter
nous ne pouvons rien conclure sur les on a obtenu des empreintes génétiques une expertise dans le cas, par exemple,
longueurs des fragments. En revanche, si à partir de quelques cellules de la bouche d'un décalage (band shift) entre
l'échantillon est de bonne qualité, nous relevées sur des mégots. Les prochains l'empreinte du criminel et celle de
fragmentons !'ADN grâce à une enzyme progrès du séquençage procureront l'accusé. Nous tentons d'éviter ces déca-
de restriction, qui coupe la molécule en encore de nouvelles possibilités. lages, propres à la technique d'électro-
des régions spécifiques. La méthode monolocus est utilisée en phorèse, en traitant dans les mêmes
Nous séparons ces fragments en France depuis 1990 ; les laboratoires de conditions et au même moment les
fonction de leur longueur, par électro- police français ont ainsi traité quelque deux ADN du criminel et du suspect.
phorèse. Ces fragments d'ADN sont 600 cas, entre 1991 et 1993. Nous réali- La réalisation, par cette technique, de
ensuite dénaturés et fixés sur une mem- sons plusieurs empreintes génétiques sur fichiers d'empreintes génétiques souffre
brane de nylon. On ajoute alors une une même plaque d'électrophorèse : I'ADN d'une incertitude quand les échantillons ne
sonde spécifique : un brin d'ADN de du criminel et celui des suspects subissent sont pas étudiés simultanément. Les
séquence connue, marqué par un éié- les mêmes opérations, ce qui facilite la Anglais produisent des bases de données
ment radioactif ; la sonde s'hybride aux comparaison ; un ADNtémoin connu per- pour comparer à tout moment les
segments d'ADN complémentaires. Une met de vérifier le bon déroulement de empreintes génétiques enregistrées à
autoradiographie révèle la position des l'analyse; des marqueurs de tailles servent celles d'un criminel ; ils introduisent des
fragments qui incluent la séquence son- à étalonner les empreintes : ce sont des barres d'erreur autour de la bande à ana-
dée. Si la sonde est «monolocus»,c'est- segments d'ADN de longueurs connues, lyser (plus ou moins trois pour cent).
à-dire si elle s'hybride à une séquence marqués radioactivement, permettant de Néanmoins, la création d'un tel fichier sys-
présente en un site unique, on obtient, relier la taille d'un fragment à sa distance tématique représente un gros investisse-
sur un film photographique, deux bandes de migration lors de l'électrophorèse. ment, sansdoute disproportionné par rap-
au plus (les deux allèles). Nous compa- La probabilité pour que deux per- port aux résultats attendus. À mon avis, la
rons ensuite les deux bandes du suspect sonnes prises au hasard possèdent un seule manière de fabriquer un fichier fiable
aux deux bandes du criminel. allèle de même longueur est calculée à sera d'utiliser le séquençage du génome ;
La première méthode d'empreinte partir d'études statistiques d'apparition la question est donc prématurée, car le
génétique, mise au point en 1987 par de ces allèles dans la population mon- génome n'est pas entièrement exploré.
l'Anglais A. Jeffreys, utilisait des sondes diale : cette probabilité est d'un million- Quand cela sera, il faudra ouvrir un nou-
multilocus, dont la séquence correspond nième. Lors d'une identification, nous veau débat éthique, politique et juridique.
à plusieurs sites ; on obtenait une multi- employons en moyenne cinq sondes
tude de bandes. Les scientifiques préfè- successives,de façon à comparer environ Marie-HélèneCHERPIN coordonne
rent aujourd'hui les sondes monolocus : dix allèles du suspect avec ceux du crimi- les laboratoires de la Police scientifique.

L'HÉRITAGE GÉNÉTIQUE
les personnes selon leurs caractères
visibles : la couleur de peau, la forme et
la dimension du visage, la stature, etc.,
DE L'ITALIE ANTIQUE
qui constituent les caractères anthropo-
métriques ; or les gènes qui déterminent
ces caractères représentent une propor-
Alberto Piazza tion dérisoire de l'ensemble des gènes
d'une personne. En outre, les caractères
anthropométriques dépendent de l'envi-
ronnement et, par conséquent, varient
L'Italie est
un creuset de cultures dif- Avant d'évoquer des différences plus selon la géographie que selon l'his-
férentes, résultant de mouvements de génétiques entre individus ou entre toire d'un peuple.
populations aux origines très diverses. populations, il convient de faire table Nous avons choisi d'étudier un
Nous avons examiné l'histoire de l'identité rase des préjugés. Si nous examinons les caractère invisible tel que le groupe san-
italienne à travers un point de vue original : patrimoines génétiques de deux individus guin, de manière à éviter tout préjugé
celui de la structure génétique. Cette choisis au hasard, nous constatons, de culturel. Toutefois, la fréquence d'un
étude a été réalisée au sein du départe- manière quasi certaine, qu'ils sont diffé- groupe sanguin, de même que les carac-
ment de génétique, de biologie et de chi- rents. Dans le monde biologique, la tères anthropométriques, peut être
mie médicale de l'Université de Turin, et diversité constitue la règle et l'uniformité influencée par des facteurs de l'environ-
elle a confirmé combien l'empreinte géné- l'exception. Par conséquent, la distinction nement tels que le climat ou la propaga-
tique est liée à l'histoired'un peuple, carac- de « races » est un préjugé culturel, sans tion d'une maladie. Ces facteurs « sélec-
térisée notamment par la langue. fondement biologique. Nous distinguons tifs » n'ont pas le même effet sur tous les
1. Carte tricolore de la répartition, en Italie, des gènes cor- 2. Carte des principales langues parlées en Italie à la fin du
respondant aux groupes sanguins et tissulaires (ABO, Rhésus, VIe siècle avant notre ère. Les zones plus sombres correspon-
MNS, Kell, HP, HLA, soit 40 allèles). Lo première composante dent aux régions où la colonisation grecque était particuliè-
principale extraite de ces données apparaît en vert, la rement importante. On retrouve une structure similaire
deuxième en bleu, et la troisième en rouge. pour les dialectes régionaux.

gènes ; par conséquent, nous pouvons composante principale : le vert pour la Indiens d'Amérique, ces altérations de
réduire l'effet de l'environnement, en première, le bleu pour la deuxième et le fréquences géniques ont un effet
étudiant un grand nombre de gènes. rouge pour la troisième. L'intensité d'une durable. Elles s'accompagnent d'une
Nous avons réuni des données sur un couleur quantifie la composante princi- croissance démographique, qui n'est
ensemble de 40 allèles (diverses formes pale associée. Puis nous avons superposé mesurable qu'après de nombreuses
d'un gène) correspondant aux groupes les trois cartes correspondantes, de générations. Une simulation de la distri-
sanguinsABC et Rhésus,ainsi qu'aux sys- manière à restituer sur une carte unique bution des fréquences géniques en
tèmes MNS,Kell, HP et HLA.Ces données la distribution des 40 gènes étudiés. Europe a montré que le flux de gènes
ont été recensées depuis les années Nous n'avons pas pris en compte la introduit par les migrations anciennes
1960, et elles ne portent que sur des Sardaigne : si nous avions inclus les don- laisse une trace visible après des millé-
individus résidant au même endroit nées concernant la Sardaigne, celle-ci naires (un millénaire, 50 générations
depuis au moins deux générations. À aurait une couleur intense et l'Italie conti- environ, est un intervalle de temps court
notre grande satisfaction, la variabilité nentale, une coloration pâle et uniforme, comparé à l'évolution de l'espèce
génétique observée reflète l'histoire des tant les composantes génétiques sont humaine).
diverses populations qui se sont succédé différentes. En fait, la Sardaigne mérite Nous interprétons la variation des
en Italie. d'être étudiée séparément. fréquences géniques le long de l'axe
La carte tricolore de l'ltalie montre Nord-Sud par l'influence génétique de la
Comment
analyser en même temps clairement une variation continue des Grande Grèce sur l'histoire de l'ltalie.
la variabilité de nombreux gènes ? Une fréquences géniques le long de l'axe Cette hypothèse est confirmée par la
méthode statistique, appelée « analyseen Nord-Sud, et donc une différenciation répartition des fréquences géniques des
composantes principales», permet de graduelle, selon cette direction, des populations européennes actuelles : les
réduire le nombre de variables d'un 40 gènes examinés. De nombreux évé- régions méridionales sont génétiquement
ensemble de données pour n'en extraire nements peuvent avoir contribué à cette plus proches de la population grecque
que les caractéristiques essentielles. différenciation. Les plus récents, et non que ne le sont les régions d'ltalie septen-
Nous avons ainsi isolé trois composantes les moindres, sont les migrations inté- trionale et centrale.
principales des fréquences géniques et, rieures d'après-guerre. Notre interprétation est renforcée
par un procédé d'interpolation, nous en On décèle une modification des fré- par l'estimation du nombre de colons
avons déterminé les valeurs sur un quences géniques après une période grecs installés en Italie, et de leur rapport
réseau dense, de manière à reconstituer équivalant à une génération (20 ans envi- au nombre de colonisés. Selon les histo-
une image détaillée de l'Italie. Nous ron). Toutefois, excepté si une popula- riens démographes, la Grèce atteignait le
avons associé une couleur à chaque tion subit un génocide tel que celui des million d'habitants à la fin de l'Age du
bronze (il y a 3 000 ans), ce qui repré- Protolatins) à émigrer vers le Sud, dans La réponse à la première question
sente une densité moyenne trois fois le Latium ; ces derniers seraient les est simple. La technique statistique choi-
plus élevée que dans le reste de ancêtres des Latins. sie réduit l'influence de l'environnement
l'Europe. Entre I 000 et 400 avant J.-C., car les conditions de vie, au sein de la
Nous
alors que la population européenne pas- observons, au Nord de la péninsule ou à l'intérieur des îles, ne dif-
sait de 10 à 20 millions, la population de carte, une autre composante de la varia- fèrent pas assez pour déterminer simul-
la Grèce triplait : elle atteignait trois mil- bilité génétique de l'Italie, que nous tanément les nombreux gènes étudiés.
lions. La population de l'Italie était la plus avons appelée «ligure», car elle distingue La variabilité génétique observée est
dense après celle de la Grèce : il y avait la descendance des anciens Ligures des donc certainement le reflet de l'histoire
quatre millions d'Italiens en 400 avant autres Italiens. La population ligure, pro- du peuplement. Des petits groupes eth-
J.-C., dont un million et demi dans les bablement une des plus anciennes niques se sont succédé dans diverses
colonies grecques de Sicile. En supposant d'Europe occidentale, occupait un terri- régions ; chaque groupe a contribué à la
que plus de dix pour cent des colons toire beaucoup plus vaste que celui qui variabilité des fréquences géniques en
grecs étaient réellement d'origine porte aujourd'hui son nom. Elle pourrait apportant son propre échantillon de
grecque, nous calculons que, avant la descendre du même groupe « méditerra- gènes (effet du fondateur et effet de
domination de Rome, un habitant de la néen» que certaines populations dérive génétique). À la suite d'une
péninsule italienne sur 12 était grec. Les actuelles du Proche-Orient et du implantation, des échanges entre les
caractéristiques génétiques grecques se Caucase, et peut-être même que les groupes ont atténué les différences, de
sont donc vraisemblablement introduites Basques. Malheureusement, nous avons sorte que la variabilité est continue entre
par l'Italie méridionale. peu de données sur la langue figure. Son des régions limitrophes.
origine indo-européenne, à mi-chemin Quant à la seconde interrogation,
La
carte tricolore révèle également entre le celtique et l'italique, est très nous n'avons pas assez de connaissances
une variation génétique qui résulterait ancienne : elle est antérieure au Vl'siècle archéologiques pour dater les mouve-
des caractéristiques des Etrusques. La avant notre ère, époque où les Celtes ments des populations préhistoriques.
civilisation étrusque est une composante occupaient ta plaine du Pô. Il pourrait Nous sommes cependant convaincus
très importante de l'histoire de l'ltalie. également exister une composante ligure que la romanisation de l'Italie et de
L'historien Denys d'Halicarnasse, au en Sicile. l'Europe n'a pas notablement modifié la
le siècle avant notre ère, situait cette Sous le «pôle» ligure, la carte trico- structure génétique des populations
population dans le Nord du Latium et en lore révèle une zone de couleur claire. conquises. La colonisation romaine a,
Toscane. Cette hypothèse est confirmée Cette zone correspond à un pôle linguis- certes, modifié les systèmes politiques,
par la présence d'habitats étrusques dans tique appelé «italique oriental», dont les administratifs, commerciaux et urbains,
cette région. La culture étrusque a suc- inscriptions sont parmi les plus anciennes mais elle n'a pas conduit à un génocide
cédé à la culture villanovienne, qui d'Italie (VIIe siècle avant J.-C.). D'après (contrairement à la colonisation euro-
marque le début de la métallurgie du fer des études archéologiques menées au péenne des Aménques).
en Italie (il y a 3 000 ans) et qui se carac- Picenum, au bord de l'Adriatique, les plus Ainsi la langue imposée, le latin, ne
térise par ses rites funéraires : les villano- anciens Italiques d'origine non latine se s'est pas entièrement substituée aux
viens incinéraient leurs morts et plaçaient seraient installés dans cette région : autres : chaque région italienne possède
leurs cendres dans des umes biconiques d'une part, les Osques auraient occupé la encore son dialecte, qui comporte des
qu'ils enterraient. côte adriatique, puis se seraient dirigés « vestiges »de la langue des ancêtres. Les
Les plus anciennes inscriptions vers les deux versants des Apennins, dialectes d'origine ocque de l'Italie méri-
étrusques, dont l'alphabet est proche du c'est-à-dire vers les actuelles Campanie dionale se seraient mélangés au latin. Au
grec, datent du Vlll'siècle avant notre et Calabre ; d'autre part, les Ombriens, contraire, la langue étrusque aurait été si
ère ; en outre, contrairement au latin et d'origine plus récente, ont occupé la différente du latin, qu'elle ne pouvait se
à la plupart des langues italiques, région du même nom. mêler à lui : le latin l'aurait alors rempla-
!'étrusque ne semble pas appartenir aux Les régions habitées par les possibles cée, ce qui expliquerait que le toscan (et
langues indo-européennes, introduites en descendants des Osques (les Picentes de donc l'italien) est plus proche du latin
Europe il y a environ 5 000 ans. Après la région des Marches), la Campanie et la que les autres dialectes. Enfin, les dia-
leur défaite contre les Grecs à la bataille Calabre apparaissent sur notre carte, lectes nord-occidentaux, de l'Émilie-
de Cumes, en 474 avant J.-C., les dans la même nuance de couleur ; les Romagne au Piémont-en excluant tou-
Étrusques comptaient entre 300 000 et populations de ces régions pourraient tefois la Vénétie-, auraient une origine
400 000 habitants, soit environ 15 pour donc avoir les mêmes ancêtres. Hélas, si commune celte et ligure, antérieure à
cent des populations non colonisées par la diffusion de la langue osque en Italie notre ère.
les Grecs. centrale est bien documentée, nous Ces arguments linguistiques confir-
II est également intéressant d'obser- ignorons en revanche la taille des popu- ment l'hypothèse d'une structure eth-
ver la similitude génétique entre la lations qui parlaient cette langue. nique ancienne, à la base de notre inter-
Vénétie et la région du Latium actuel. prétation, qu'étayent encore les
À ce
Une explication de cette ressemblance stade de notre analyse,j'espère nombreuses analogies entre notre carte
fondée sur des études linguistiques a été avoir convaincu le lecteur que t'ttatie est, tricolore de répartition des gènes et la
proposée par Giacomo Devoto et, plus du point de vue génétique, une mosaïque carte des langues de l'Italie pr6-romaine.
tard, par Aldo Luigi Prosdocimi ; selon de groupes ethniques. Toutefois, deux
eux, la population vénétique, parvenue interrogations demeurent : quels événe- Alberto PIAZZAest chercheurenseignant
en Italie au cours du deuxième millénaire ments ont conduit à la formation de cette ou départementde génétique,
avant J.-C., aurait incité les groupes eth- répartition ? Comment se sont succédé de biologieet de chimiemédicale
niques établis dans l'actuelle Vénétie (les ces événements ? de l'Universitéde Tunn.
Des gènes et des langues

Luigi Luca Cavalli-Sforza

L'arbre des apparentements entre les populations était organisée en tribus, c'est-à-dire en
groupes de personnes étroitement appa-
humaines est analogue à celui des relations entre rentées ; ces affiliations tribales sont
encore très importantes dans les sociétés
les langues parlées dans le monde. traditionnelles. Comme il existe une cor-
respondance étroite entre affiliation tri-
bale et affiliation linguistique, les langues
IL Y A plus de 40 ans, lorsque nombre plus restreint de populations, ainsi permettent d'identifier les tribus ; ensuite
j'étudiais la génétique des bac- qu'avec un arbre des familles de langue on établit une classification approxima-
téries dans le laboratoire de récemment obtenu. Les gènes, les popula- tive des populations.
Ronald Fisher, à l'Université de tions et les langues semblent avoir simul- La situation est plus complexe dans les
Cambridge, mes collègues tanément divergé au cours de migrations sociétés urbaines. Aussi, pour simplifier
étaient passionnés de modèles mathéma- qui, probablement à partir de l'Afrique, notre étude, nous ne nous sommes intéres-
tiques. C'est pourquoi je conçus un projet auraient gagné l'Asie, puis l'Europe, le sés qu'aux populations indigènes, c'est-à-
si ambitieux qu'il paraissait presque fou : Nouveau Monde et le Pacifique. dire celles qui étaient déjà présentes sur
la recherche du berceau des populations Pour déterminer l'histoire des popu- leur territoire actuel avant les grandes
humaines et la reconstitution des voies de lations humaines à partir de leur arbre migrations qui ont suivi les explorations de
migration par lesquelles elles s'étaient généalogique, on admet que la différence la Renaissance. Les distances génétiques
dispersées sur le Globe, à partir de la (ou distance) génétique entre deux popu- entre les populations actuelles ne peuvent
détermination du degré de parenté des lations est d'autant plus grande que leur être calculées sur la base de la seule pré-
populations actuelles et de l'établisse- séparation est plus ancienne (en suppo- sence ou absencede caractèresgénétiques,
ment d'un arbre généalogique complet. sant que toutes les autres forces évolu- car chaque population possède presque
Ce but est presque atteint. En analy- tives sont égales par ailleurs). tout le répertoire des gènes existants. Ce
sant les données génétiques humaines Les hommes sont parfois classés en qui différencie les populations, c'est la fré-
accumulées lors des 50 dernières années, groupes ethniques, ou « races »(bien que quence observéedes divers gènes.
ainsi que des résultats mettant en oeuvre ce terme ait une connotation détestable en
des techniques génétiques récentes, mes insinuant une hiérarchie raciale), mais on Le facteur Rhésus
collègues et moi avons dressé la carte de la trouve difficilement une définition précise
répartition géographique de plusieurs cen- de ces groupes ethniques, car ces derniers Ce phénomène apparaît nettement
taines de gènes, et nous en avons déduit évoluent et se chevauchent parfois. dans le cas du facteur Rhésus (Rh), cet
les filiations des populations humaines. Heureusement la classification des langues antigène des globules rouges du sang
Cet arbre concorde avec un autre arbre nous aide à retrouver leurs relations. humain qui existe sous deux formes (posi-
établi sur la base de données génétiques Durant la majeure partie de sa préhis- tive ou négative). Ce caractère est déter-
entièrement différentes, mais pour un toire et de son histoire, l'espèce humaine miné par un seul gène et, pour des raisons

1. ETHNIESEr LANGUES.
de santé publique, il a été étudié dans des une sorte d'horloge qui daterait les évé- longueur pourrait être proportionnelle au
milliers de populations : les médecins doi- nements de l'histoire humaine ? temps écoulé depuis leur individualisa-
vent identifier les femmes Rhésus négatif Difficilement, car des analyses statis- tion. Cependant de tels arbres sont erro-
et dont le foetus est Rhésus positif, afin de tiques montrent qu'un seul gène (tel le nés si toutes les branches n'ont pas évo-
leur administrer, immédiatement après gène Rhésus) est insuffisant pour fournir lué à la même vitesse.
l'accouchement, un traitement immunolo- une chronologie précise. Pour déterminer
gique qui prévient la formation par l'orga- les distances génétiques, on doit calculer Les vitesses d'évolution
nisme maternel d'anticorps qui agiraient des moyennes sur de nombreux gènes et,
contre les enfants qui seraient conçus ulté- idéalement, on devrait comparer les On minimise les erreurs en utilisant
rieurement. Le gène de l'antigène Rhésus résultats obtenus à ceux qui provien- des modèles mathématiques qui permet-
négatif estfréquent en Europe, plus rare en draient d'autres ensembles de gènes. Fort tent d'estimer les vitesses d'évolution. Le
Afrique et en Asie de l'Ouest, et presque heureusement, on connaît des milliers de modèle d'évolution que nous avons uti-
absent en Asie de l'Est et chez les popula- gènes, bien que peu d'entre eux aient été lisé est le plus simple : il postule que
tions indigènes d'Amérique et d'Australie. étudiés dans de nombreuses populations. deux branches évoluent à la même vitesse
On estime l'apparentement entre Les distances génétiques conduisent à quand la dérive génétique est la princi-
deux groupes ethniques en soustrayant les plusieurs types d'arbres généalogiques. Il pale force évolutive et quand les popula-
pourcentages d'individus Rhésus négatif y a 27 ans, Anthony Edwards, de tions ont la même taille en moyenne. La
de ces deux groupes : par exemple, les Cambridge, et moi avons publié un arbre première hypothèse a été démontrée par
Anglais (16 pour cent d'individus Rhésus qui reliait 15 populations en nous fondant plusieurs observations indépendantes, et
négatif) diffèrent des Basques (25 pour sur le principe du « chemin génétique la secondeest rendue probable lorsqu'on
cent) de 9 pour cent, et des Asiatiques de minimal ». Comme l'indique le nom de ce choisit les populations de façon adéquate.
l'Est de 16 pour cent : la différence supé- principe, dû à A. Edwards, l'arbre établi Les vitesses d'évolution ont des chances
rieure, dans le second cas, correspond est celui dont la longueur totale des d'être constantes pour les grandes popu-
probablement à une séparation antérieure. branches est minimale. Lorsqu'on le pro- lations vivant sur de vastes territoires
En pratique, les généticiens effectuent jette sur une carte du monde afin que ses depuis leur installation originale.
des opérations un peu plus complexes extrémités soient situées sur les habitats Avec Paolo Menozzi, de Parme, et
que la soustraction afin d'obtenir des dis- actuels des populations, cet arbre corres- Alberto Piazza, de Turin, j'ai établi une
tances génétiques qui reflètent au mieux pond à peu près aux migrations anciennes méthode d'analyse commune de l'histoire
l'histoire évolutive des populations. reconstituées par les anthropologues. et de la géographie des gènes humains.
Quand une même population est scindée On ignore si le chemin génétique Durant 12 ans, nous avons analysé les
en plusieurs groupes qui sont totalement minimal est la meilleure méthode pour données génétiques accumulées au cours
isolés les uns des autres, par exemple, ces construire un arbre à partir des données des 50 dernières années sur plus de 100
groupes se différencient génétiquement génétiques. D'autres méthodes pourraient caractères génétiques différents, prove-
même en l'absence de mutations et de donner des longueurs de branches plus nant d'environ 3 000 échantillons issus
sélection naturelle : le hasard seul modi- proportionnelles au temps écoulé et pro- de 1 800 populations ; la plupart de ces
fie leurs fréquences géniques par un curer ainsi une meilleure estimation des échantillons comportaient des centaines
mécanisme de «dérive génétique». dates de séparation des divers groupes. ou des milliers d'individus. Ces données
En l'absence de forces évolutives On définit la racine de l'arbre reliant les (que nous nommons l'« ensemble clas-
particulières, la distance génétique entre populations à un groupe extérieur, par sique ») sont dérivées des protéines, les
deux populations augmente régulière- exemple au groupe des chimpanzés, dont produits des gènes.
ment au cours du temps : elle est d'autant l'espèce humaine semble s'être séparée il Nous avons comparé ces données à
plus grande que la divergence entre ces y a cinq à sept millions d'années. Si l'on un second ensemble : des données molé-
populations est plus ancienne. Les dis- admet que la vitesse d'évolution est iden- culaires sur les séquences nucléotidiques
tances génétiques peuvent-elles alors être tique sur les différentes branches, leur de l'ADN, c'est-à-dire les gènes eux-
mêmes (et non les caractères génétiques diverses populations qui sont proportion- du nombre de mutations et non plus à
exprimés par les individus). La plupart de nelles aux distances génétiques : les partir des fréquences des gènes.
ces données moléculaires ont été collec- Asiatiques se sont séparés des Africains L'utilisation d'une horloge mitochon-
tées durant sept ans par mes collègues de il y a 100 000 ans, les Australiens des driale, correspondant au nombre de muta-
l'Université de Stanford et par l'équipe Asiatiques il y a 50 000 ans, et les tions qui se sont accumulées dans les
de Kenneth et de Judith Kidd, de Européens des Asiatiques il y a entre gènes mitochondriaux et non aux varia-
l'Université Yale. La qualité des nou- 35 000 et 40 000 ans. Dans ces exemples, tions des fréquences géniques, impose le
velles données est supérieure à celle de les distances génétiques sont des hor- recours à des hypothèses différentes de
l'ensemble classique, mais elles provien- loges biologiques admissibles. celles que nous avons considérées.
nent de 100 fois moins de populations. Allan Wilson et ses collègues de Notamment l'équipe d'A. Wilson a sup-
Néanmoins, chaque fois que nous avons l'Université de Berkeley ont daté l'arbre posé que les mutations des gènes mito-
pu les comparer, ces données molécu- humain à partir de données génétiques chondriaux se produisent à des fréquences
laires concordaient parfaitement avec les différentes des nôtres, et leurs résultats constantes au cours du temps. La racine
données de l'ensemble classique. ont confirmé les nôtres. L'équipe de de l'«arbre mitochondrial» est plus facile
Berkeley a étudié les quelques gènes qui à dater que celle de l'«arbre nucléaire» : il
Un berceau africain sont codés par l'ADN mitochondrial (les suffit de comparer cet arbre à un groupe
mitochondries sont les organites cellu- extérieur-celui des chimpanzés, dans
Notre premier résultat confirme laires qui produisent l'énergie cellulaire). l'étude d'A. Wilson-qui s'est séparé à
l'étude des fossiles et des vestiges cultu- À Stanford,
nous avions aussi commencé une date approximativement connue.
rels humains : l'Afrique fut le berceau de à étudier les gènes mitochondriaux, mais
l'espèce humaine. En effet, les distances nos méthodes étaient moins précises. L'Ève africaine
génétiques entre les Africains et les non- L'hérédité mitochondriale est parti-
Africains sont les plus grandes de toutes, culière. Alors que chaque individu reçoit L'arbre mitonchondrial établi à
ce qui se comprend si la divergence afri- autant de gènes nucléaires de son père Berkeley présente une plus grande diffé-
caine a été la première et la plus ancienne. que de sa mère, les gènes mitochondriaux renciation en Afrique que partout ailleurs :
La distance génétique entre les sont transmis presque exclusivement par par conséquent, ce serait en Afrique que
Africains et les non-Africains est environ la mère : cette transmission quasi unilaté- l'ADN mitochondrial humain aurait évolué
le double de la distance entre les rale simplifie le calcul des distances le plus longtemps. On a même fait remon-
Australiens et les Asiatiques, qui est elle- génétiques. En outre, les mutations des ter cet ADN mitochondrial à une seule
même plus de deux fois supérieure à la gènes mitochondriaux sont beaucoup femme, I'« Ève »africaine, mais nous ver-
distance entre les Européens et les plus fréquentes que les mutations des rons plus loin que ce terme est inappro-
Asiatiques. Les paléo-anthropologues ont gènes nucléaires, de sorte que l'on peut prié. En comparant l'ADN mitochondrial
déterminé des dates de séparation de ces calculer les distances génétiques à partir humain à celui des chimpanzés, les géné-
ticiens ont daté la racine de cet arbre, puis
estimé la date de divergence des divers
embranchements ; en outre, ils ont estimé
que l'ancêtre africaine avait vécu il y a
150 000 à 200 000 ans, ce qui confirmait
nos résultats, obtenus par une approche
très différente. Depuis, cette datation a été
révisée, mais elle reste antérieure à la date
que nous avons estimée pour la diver-
gence des populations africaine et asia-
tique, il y a 100 000 ans environ. Il est
logique qu'elle soit antérieure, car les
deux dates sont celles d'événements diffé-
rents : l'un est la naissance d'une femme,
et l'autre la scission d'une population à
laquelle appartenait cette femme.
Cependant une équivoque est née de
l'emploi du nom d'« Ève » pour désigner
l'ancêtre d'où nous tirons notre ADN
mitochondrial : rien ne prouve qu'il y ait
jamais eu une époque où une seule
femme vivait sur la Terre ; de nom-
breuses autres femmes vivaient à la
même époque, mais leurs gènes mito-
chondriaux auraient disparu.
Certaines des conclusions précédentes
sont controversées. Si les paléo-anthropo-
2. CETTECARTEmontre que le facteur Rhésus négatif est le plus fréquent dans la popula- logues s'accordent sur l'origine africaine
tion basque et de moinsen moins fréquent vers l'Est. Par conséquent, les Basques auraient du genre Homo, il y a 2, 5 millions
conservéles caractèresd'une population européenne primitive, qui se serait ultérieurement d'années, et si les fossiles découverts mon-
mélangéeaux immigrants d'origine asiatique. trent que l'Homo sapiens, d'anatomie sem-
blable à la nôtre, est apparu en Afrique, ou actuelles. La confrontation de nos résultats nidés était l'Afrique ; de là, les hominidés
à proximité, il y a 100 000 ans environ, avec ceux des linguistes est prometteuse. auraient migré, probablement il y a un
tous les spécialistesn'adoptent pas la théo- En général, les migrations résultent million d'années, vers l'Asie, via l'isthme
rie d'un exode à partir de l'Afrique ; cer- des changements de l'environnement qui de Suez, puis de l'Asie vers l'Europe.
tains avancent que l'Homme moderne est sont soit des contraintes, soit des opportu- La reconstitution de l'étape suivante
apparu bien plus tôt et simultanément dans nités. À plusieurs reprises, les popula- est plus difficile parce que les résultats
plusieurs populations de l'ancien monde. tions d'hominidés, puis d'êtres humains dépendent de l'époque à laquelle on
se sont développées-probablement après considère que l'Homme moderne est
Les migrations humaines des progrès culturels-et ont alors colo- apparu. Cette apparition est incontesta-
nisé de nouveaux territoires. Les vestiges blement antérieure aux premières migra-
Les études de génétique des popula- archéologiques (des ossements et des tions de l'Asie vers le continent améri-
tions nous informent sur l'histoire des outils de pierre, essentiellement) sem- cain, migrations qui n'ont pu se produire
migrations et sur l'origine des populations blent confirmer que le berceau des homi- que lorsque le détroit de Béring s'est

3. LES GÈNES ET LES PIERRES racontent la même histoire. Le pre-génétiques plus récentes révèlent deux voies de migration de
mier arbre génétique établi (en rouge) a été projeté sur une carte l'Afrique vers l'Asie (les flèchesjaunes) ; toutefois certains trajets
du monde, de sorte que sesextrémitéssoient situéessur les habitats restent encore mal connus. On a indiqué, à côté de ces voies de
actuels des populations indigènes (les points rouges). Des études migration, les dates des premières colonisations.

4. AU COURS DU TEMPS, les populations subissent une différencia-sur ordinateur (à droite). Lorsque les deux moitiés d'une population
tion génétique, comme celle qui figure dans cet arbre généalogique se séparent, elles ont des fréquences géniques égales, mais le temps
d'une famille ethnique (à gauche). Cette dérive génétique est simuléeet le hasard modifient parfois ces fréquences dans des sens opposés.
asséché et que le climat s'est adouci.
Quant à la colonisation de l'Australie et
des îles du Pacifique, elle doit être assez
récente, puisqu'elle n'eut lieu qu'après la
découverte de la navigation maritime.
L'Australie semble avoir été colonisée
par des groupes venant d'Asie du Sud-
Est, il y a 40 000 à 60 000 ans. Le peuple-
ment du continent américain est plus diffi-
cile à dater : en Alaska, le premier vestige
connu de présence humaine remonte à
près de 15 000 ans, alors qu'en Amérique
du Sud l'occupation humaine semble plus
ancienne (entre 15 000 et 35 000 ans). Les
résultats de nos études génétiques indi-
quent que la colonisation de l'Amérique
date de 30 000 ans environ.
L'Europe, enfin, fut balayée par de
nombreuses vagues migratoires, mais les
vestiges des premières occupations ont
subsisté. En 1954, à Londres, Arthur
Mourant réalisa l'une des premières
études de la géographie des gènes en pro-
posant que les Basques étaient les plus
anciens habitants d'Europe, qui auraient
conservé une partie de leur constitution
génétique primitive malgré leurs contacts
avec les immigrants ultérieurs. Cette
hypothèse se fondait sur les analyses du
gène Rhésus négatif, qui est beaucoup
plus fréquent chez les Basques que chez
tout autre population dans le monde.
Cette théorie fut confirmée par des ana-
lyses d'autres gènes et par des études lin-
guistiques : la langue basque differe nota-
blement des langues des peuples voisins.
L'analyse des variations génétiquesen
Europe a permis d'élaborer un modèle de
la colonisation de l'Europe : les premiers
agriculteurs du néolithique, venus du
Moyen-Orient, apportèrenten Europe leurs
gènes, leur culture et leurs langues indo-
européennespar un processusd'expansion.
Les ancêtres des Basques, à l'extrémité de
ce chemin migratoire, se mélangèrent peu
aux nouveaux immigrants.
Cependant, l'analyse génétique des
populations ne permet de reconstituer
que les migrations qui ont eu un impact
génétique décelable. Ainsi, avant les
Portugais et les Espagnols, les Vikings
ont établi de brèves colonies en
Amérique, mais leur contribution géné-
tique locale n'a pas été déterminée.

La concordance
des arbres génétique
et linguistique

Ayant observé une étonnante corres-


pondance entre la répartition des gènes et
celle des langues, nous avons cherché des
cas où une langue ou une famille de
langues permettait d'identifier une popu-
lation génétique. Par exemple, les
quelque 400 langues de la famille ban-
toue, au centre et au Sud de l'Afrique,
correspondent étroitement aux frontières
tribales et aux affiliations génétiques de
ces tribus. Joseph Greenberg, à
l'Université Stanford, a proposé une
explication de cette correspondance dans
les années 1950, et il a convaincu la plu-
part des spécialistes. Les langues ban-
toues dériveraient d'une seule langue ou
d'un petit nombre de dialectes très
proches, parlés par les premiers agricul-
teurs de l'Est du Nigeria et du Cameroun.
Quand ces agriculteurs ont ensuite migré
vers l'Afrique centrale et vers le Sud de
l'Afrique, il y a 3 000 ans ou plus, leurs
langues ont divergé sans toutefois oblité-
rer leur origine commune. Comme cette
explication vaut aussi pour leurs gènes, le
mot bantou-qui désignait initialement
une famille linguistique-est aujourd'hui
également appliqué au groupe génétique.
En 1988, nous avons publié un arbre
représentant l'apparentement génétique
et linguistique de 42 populations du
Globe : la correspondance entre les grou-
pements génétiques et linguistiques de
ces populations est flagrante. À de rares
exceptions près, les familles linguistiques
semblent d'origine récente dans cet arbre.
En outre, deux équipes de linguistes ont
regroupé les familles de langues en
« superfamilles » qui s'accordent avec nos
résultats génétiques. Ainsi se trouve véri-
fiée une conjecture proposée par Darwin,
en 1859, dans son fameux ouvrage De
l'origine des espèces au moyen de la
sélection naturelle : on peut prévoir
l'évolution linguistique des populations à
partir de leur arbre génétique.
Pourquoi les évolutions linguistique
et génétique sont-elles si parallèles ? La
réponse est dans l'histoire des popula-
tions et non dans la génétique, car, si les
gènes ne déterminent pas le langage, les
circonstances qui entourent la naissance
des individus déterminent la langue
qu'ils apprendront. Inversement les diffé-
rences linguistiques peuvent créer ou ren-
forcer des barrières génétiques entre les
populations, bien qu'elles ne soient pas la
cause première du parallélisme. L'his-
toire humaine est ponctuée par des scis-
sions de populations en sous-groupes qui
s'installent parfois loin de leur lieu d'ori-
gine ; les gènes et les langues de chaque
sous-groupe évoluent tout en conservant
la trace de leur origine commune, de
sorte que la correspondance entre les
gènes et les langues est inévitable.
Les séparations complètes-lorsque,
par exemple, un sous-groupe migre vers
un nouveau continent-sont rares, mais gènes ne se substitueront aux anciens de l'esclavage en Amérique et en consi-
des montagnes ou des océansne sont pas qu'en proportion des deux populations : dérant tous les métis comme noirs. Si ce
indispensables pour isoler deux popula- ainsi les Hongrois parlent une langue ori- métissage se poursuit au même rythme
tions : l'étude génétique de nombreuses ginaire de l'Oural, qui leur fut imposée durant un millier d'années, il ne restera
espècesanimales ou végétales montre que par les conquérants magyars au Moyen pas grand-chose de la composante géné-
la distance suffit. Puisque les échanges Âge, mais la plupart de leurs gènes sont tique africaine originelle en Amérique.
entre deux populations sont d'autant plus d'origine européenne, et la population En définitive, il est même surprenant
importants que ces populations sont géo- actuelle ne présente que des traces que la correspondance entre les gènes et
graphiquement proches, la distance géné- infimes de gènesmagyars. les langues subsiste en dépit des substitu-
tique entre deux populations devrait aug- Les substitutions complètes de gènes tions génétique et linguistique. Cette
menter avec la distance géographique. Il sont rares, mais nous en avons découvert conservation est partiellement due au fait
en va de même pour les langues. au moins un exemple dans nos arbres que notre étude ne porte que sur des
Lorsqu'aucune barrière ne bloque les génétique et linguistique : les Lapons, qui populations indigènes, mais des études
échanges, les variations génétiques et lin- vivent au Nord de la Scandinavie, parlent récentes confirment l'existence de la cor-
guistiques sont continues ; inversement la aussi une langue ouralique, mais leurs respondance à une échelle microgéogra-
présenced'un obstacle à la migration pro- gènes semblent résulter d'un brassage phique. Par exemple, notre arbre géné-
voque une discontinuité dans les variations entre des populations mongoles de tique des premiers Américains concorde
génétiqueset linguistiques. Sibérie et des populations scandinaves, avec la classification des langues du
Nouveau-Monde établie récemment
Les substitutions par J. Greenberg, qui distingue trois
de langues grandes familles linguistiques : ces
et de gènes
deux études, menées indépendam-
La correspondance entre les ment à partir de données diffé-
langues et les gènes souffre de deux rentes, montrent que la colonisation
exceptions : la substitution de du continent américain résulte d'un
langues et la substitution de gènes. petit nombre de migrations dis-
La première résulte de l'abandon tinctes et successives.
d'une langue ancestrale au profit En fait, les gènes et la culture
d'une nouvelle langue-celle sont probablement liés pour une
d'immigrants, de conquérants ou autre raison : dans les sociétés tradi-
d'une nouvelle élite culturelle ; une tionnelles que nous avons étudiées,
telle substitution linguistique est la transmission de la culture reste
d'autant plus rare que la nouvelle essentiellement verticale (des
langue diffère davantage de la parents aux enfants). Alors que les
langue originelle. Le basque est un gènes se transmettent toujours verti-
cas extrême de langue ayant survécu calement, la culture est transmise à
durant des milliers d'années, alors la fois verticalement, de génération
que les langues des populations voi- en génération, et horizontalement,
sines ont constamment évolué. entre personnes non apparentées.
La substitution des gènes, géné- Par exemple, à chaque saison, la
ralement partielle, se produit lorsque haute couture parisienne est diffu-
deux populations se mélangent. 5. UN ÉCHANTILLONDE SANGdestiné à une analyse sée dans le monde entier (bien
que
Quand ce mélange est progressif, il génétique est prélevé par l'auteur sur une femme de la la mode italienne
commence aussi à
modifie dans la même proportion la tribu des Pygmées Aka africains. s'imposer). Aujourd'hui la trans-
fréquence relative de tous les gènes. mission horizontale prend une
Alors que la substitution génique est importance croissante, alors que,
graduelle, la substitution linguistique dont la contribution est majoritaire. Ce dans les sociétés traditionnelles, la trans-
obéit généralement à la loi du tout ou brassage transparaît dans la chevelure et mission est essentiellement verticale, ce
rien. En effet, une langue conserve son dans la couleur de peau des Lapons, qui qui rend ces sociétés plus conservatrices.
intégrité ancestrale même lorsqu'elle passent par toutes les nuances claires et Les substitutions génétique et linguis-
emprunte beaucoup de mots à une autre foncées. De même, les Éthiopiens résul- tique, avec leurs lois particulières, sont
famille ou à une autre sous-famille lin- teraient d'un mélange génétique entre des plus que des exceptions à notre modèle :
guistique. Les linguistes admettent, par populations africaines, qui prédominent, elles peuvent fournir de précieuses infor-
exemple, que l'anglais dérive d'une sous- et des populations caucasoïdes d'Arabie. mations sur l'évolution des populations
famille germanique malgré ses emprunts Même limité, un apport de gènes pro- et des langues et sur le développement de
au français, au grec et au latin. Ce sont les duit un effet important s'il se poursuit la culture humaine. Leur étude compléte-
structures syntaxiques et le vocabulaire suffisamment longtemps. Par exemple, rait utilement notre travail, et les anthro-
de base qui définissent la langue. les Américains d'origine africaine possè- pologues auraient intérêt à se mettre à
La différence entre la substitution dent aujourd'hui 30 pour cent de gènes l'ouvrage avant que les populations indi-
génique et la substitution linguistique a d'origine européenne ; cette proportion gènes ne perdent leur identité. Les biolo-
une conséquence importante : une mino- aurait été obtenue si cinq pour cent envi- gistes, d'autre part, devraient profiter du
rité conquérante imposera à une majorité ron des Noirs américains s'étaient unis Projet d'étude du génome humain pour
conquise une nouvelle langue, qui se sub- avec un Américain d'origine européenne, recenser la diversité génétique humaine
stituera à l'ancienne, mais les nouveaux à chaque génération depuis l'introduction avant qu'elle ne disparaisse.
GÉNÉTIQUE
LA évoquée. Néanmoins, nous ne disposons
actuellement d'aucun marqueur géné-
tique absolu, c'est-à-dire de gènes à la
DES POPULATIONS
fois présents chez tous les individus
d'une population et absents de toutes
les autres populations du monde. Le fait
André Langaney est patent : aucune classification raciale
ne permet de caractériser les individus
par des présences ou absences de gènes.
Puisque les fréquences des gènes
t faut rendre hommage aux orga- ment de reconstituer l'histoire du peu- varient d'une population à l'autre, il fallait
nismes de recherche français tels que le plement des différentes régions du étudier cette variation. Avant guerre, des
Centre d'étude du polymorphisme Globe. L'espèce humaine constitue une immunologistes sont partis prélever du
humain et le Généthon, et à l'Association population naturelle (c'est-à-dire sans sang à travers le monde pour observer
française contre les myopathies : malgré sélection artificielle, malgré quelques ten- les fréquences des groupes sanguinsABO
des moyens inférieurs à ceux déployés tatives heureusement avortées) et et Rhésus. Ces études, peu précises, ont
aux États-Unis, organismes ont beau- d'apparition récente. Par conséquent, été reprises dans les années 1960 et
ces
coup progressé dans l'étude du génome presque toutes les variantes des gènes 1970, notamment en France, par des
humain. Désormais, nous savons localiser sont présentes dans toutes les popula- chercheurs autour de Jean Bernard,
n'importe quel gène sur un chromo- tions humaines. Cette omniprésence a Jacques Ruffié et Jean Dausset.
some. L'étape suivante de la cartographie été la grande surprise de la génétique Aujourd'hui, les banques de données
portera sur le séquençage complet, c'est- des populations humaines. Nous ne génétiques portent sur des centaines de
à-dire la connaissance de l'ensemble des connaissons pas des gènes spécifiques de milliers de personnes à travers le monde ;
chromosomes humains à la paire de Noirs, de Blancs, de Jaunes; nous avons les généticiens des populations disposent
bases près. répertorié une liste de gènes communs à d'une bonne cartographie des fréquences
Néanmoins, lire l'information géné- toutes les populations humaines ; seules géniques à analyser.
tique ne signifie pas la comprendre. Les les fréquences d'apparition de ces gènes
Dès les années 1970, l'Américain
gènes dont nous connaissons la fonction varient selon les populations. Il n'est pas
ne représentent qu'une infime partie de exclu que nous trouvions un jour les Newton Morton, s'inspirant des travaux
!'ADN, moins de cinq pour cent selon gènes responsables des différences de du Français Gustave Malécot, a montré
certaines estimations. II reste à détermi- couleur de peau, de taille : cela concerne que la variation des fréquences géniques
ner le rôle des fragments de !'ADN qui ne la génétique quantitative que nous avons à travers le monde dépend d'abord de la
codent pas de protéines, et distance géographique entre
dont certains interviennent les populations. Quelle mer-
probablement dans l'organi- veilleuse simplicité ! Plus les
sation des chromosomes, populations sont éloignées,
notamment lors des cassures plus les fréquences de leurs
et des recombinaisons. gènes sont différentes, et
Le séquençage du ceci indépendamment de
génome ne résoudra pas leur aspect physique. Par
toutes les énigmes. Qu'est-ce exemple, les Polynésiens et
qui fait que l'on est plus ou les Mélanésiens paraissent
moins grand, plus ou moins différents, mais leurs fré-
basané, que l'on a une ten- quences géniques sont voi-
sion artérielle plus ou moins sines ; or ces populations
élevée ? Ces difficiles ques- vivent près l'une de l'autre.
tions sont l'objet de la géné- À l'inverse, les Canaques
en
tique physiologique et de la Nouvelle-Calédonie ressem-
biométrie, l'étude statistique blent aux Bantous du Sud-
des caractères quantitatifs. Ouest africain, mais leurs
Nous avons quelques rares' fréquences géniques diffè-
pistes : ainsi, des gènes rent énormément. Du point
déclenchant des sécrétions de vue génétique, les
plus ou moins élevées de cer- Canaques sont orientaux :
taines molécules (enzymes ils sont plus proches des
ou hormones) interviennent Chinois qu'ils ne sont
dans le risque d'infarctus, proches des Africains.
mais le mécanisme généralde Cette grande décou-
1. La diversité génétique du système HLA à travers le monde.
la génétique des caractères verte a permis d'aborder les
Cette «analyse en coordonnées principales)) reconstitue les
quantitatifs reste incompris. lois de variation des fré-
degrés d'apparentement de 35 populations mondiales
actuelles en fonction de leurs fréquences d'apparition des quences des gènes à la sur-
L étude face de la planète. Deux
statistique du gènes HLA, A et B. (Figure fournie par A. Sanchez-Mazas,
patrimoine génétique des Laboratoire de génétique et biométrie de l'Université de mécanismes déterminent les
populations permet égale- Genève). corrélations entre la varia-
tion des fréquences géniques et la géo- l'Ouest et du Sud : chacun de ces il y a 10 000 ans, les densités de popula-
graphie : l'essaimagedes groupes d'indivi- groupes a emporté un échantillon de tion ont été multipliées par un facteur
dus issus d'une population unique, à l'ori- gènes puisé dans le répertoire d'origine. vingt environ. Les populations sont alors
gine des différentes populations ; puis les Ces petits groupes ont fondé des popu- entrées en contact et les échanges ont
échanges de migrants entre ces popula- lations qui présentent des différences lissé les variations des fréquences
tions qui ont lissé leurs différences. dues à ces échantillonnages successifs. géniques à la surface de la planète.
La carte de la répartition mondiale Après ces implantations premières,
La
des gènes humains révèle l'existence les migrations se sont perpétuées. Dans loi : «plus on vit loin, plus on est
d'un noyau central, constitué de l'Afrique les années 1940, Gustave Malécot a différent génétiquement » semble véri-
de l'Est, l'Afrique du Nord, le Proche- prévu l'influence des migrations sur la fiée. Luigi Luca Cavalli-Sforza et Alberto
Orient, et la péninsule indienne. Les répartition des gènes. Newton Morton a Piazza ont montré l'existence d'une
populations de ce noyau central présen- confirmé sa théorie : il a observé, à la seconde corrélation, confirmée par notre
tent une grande diversité physique et surface des continents, ce que l'on groupe de chercheurs de l'Université de
possèdent la totalité des gènes de la pla- appelle techniquement des gradients de Genève : les variations des fréquences
nète, avec presque les mêmes fré- gènes. En d'autres termes, la fréquence géniques dépendent aussi des apparte-
quences. Nous en concluons qu'elles d'un gène donné croît ou décroît conti- nances linguistiques des populations. Au
sont sans doute les descendantes nûment d'une extrémité à l'autre d'un début, les résultats de L. L. Cavalli-Sforza
directes d'une population unique, la continent. Par exemple, de l'Ouest de me laissaient sceptique. À l'époque, le
population fondatrice de l'ensemble de l'Europe à l'Est de l'Asie, la fréquence du groupe genevois travaillait sur le peuple-
l'espèce humaine actuelle. gène B des groupes sanguins ABO aug- ment et les variations des fréquences
il y a 50 000 à 100 000 ans, des mente progressivement. géniques en Afrique sub-saharienne. J'ai
groupes de migrants ont quitté cette Les migrations auraient atténué les proposé à Alicia Sanchez-Mazas,qui éta-
population, pour aller vers l'Orient et irrégularités apparues lors de la répartition blissait notre banque de données, de
l'Océanie, puis vers l'Europe et initiale des chasseurs-cueilleurs. Après le comparer les caractéristiques immunolo-
l'Amérique, enfin vers l'Afrique de Néolithique et l'invention de l'agricuiture, giques et la langue des populations
répertoriées. À ma grande surprise, elle a
obtenu un schéma qui séparait les
groupes linguistiques. En fait, ce résultat
est facile à interpréter : à l'évidence, la
langue ne détermine pas les gènes et les
gènes ne déterminent pas la langue, mais
la diversité des langues est liée, de même
que la diversité des fréquences géniques,
à l'histoire du peuplement
La colonisation actuelle de l'Afrique
noire est récente (moins de 25 000 ans
sans doute) : aussi la population du
groupe linguiste « Niger-Congo » (com-
prenant les Bantous et les Ouest-
Africains) est-elle linguistiquement et
génétiquement homogène, bien que
répartie sur une surface considérable,
depuis Dakar dans l'Ouest-africain,
jusqu'au Cap en Afrique du sud. Dans ce
cas, les échanges avec les populations
voisines n'ont pas encore lissé les diffé-
rences génétiques. Cette situation est
assez exceptionnelle : en Europe, la loca-
lisation géographique est plus importante
que la répartition selon les groupes lin-
guistiques, parce que les échanges entre
les populations, plus anciens, ont été plus
importants.

Ces
diverses observations géné-
tiques militent en faveur de l'existence
d'une population unique originelle, pré-
sente il y a 100 000 ans. En revanche, la
localisation de cette population d'origine
reste hypothétique. Je ne crois pas que
les théories du berceau africain des
humains modernes soient prouvées.
L'histoire du peuplement africain est
2. Carte de répartition des langues bantoues et ouest-africaines. incertaine ; nous disposons de fossiles
Les
africains très anciens (80 000, 100 000 progrès de la médecine géné-
ans), mais nous manquons d'informations tique peuvent-ils, doivent-ils modifier
sur la période 80 000-25 000 ans. notre patrimoine génétique ? II faut faire
D'après les données génétiques, les la part des choses. Que quelques cen-
Africains sub-sahariens actuels ne sont taines de femmes fassent des enfants à
probablement pas les descendants 70 ans, ce serait spectaculaire, mais sans
directs de la population originelle : les intérêt. Bien sûr, il est scandaleux que la
fréquences géniques des populations Sécurité sociale finance des expériences
Ouest et Sud-africaines ne sont pas spectacles dans le domaine de la pro-
représentatives de l'ensemble des popu- création humaine ; il est révoltant de
lations humaines. Ils sont probablement développer un marché de la fécondation
issus de populations qui auraient quitté in vitro, quand on a plein de gamins aban-
l'Afrique du Nord, de l'Est ou le Proche- donnés, et que l'on n'a pas su voter une
Orient pour peupler cette partie de loi sur l'adoption. Cependant, tout cela
l'Afrique, il y a 20 000 ans. n'est qu'anecdotique, pour la génétique
La génétique nous apprend que les des populations, et ne changera pas le
populations se déplaçaient beaucoup, et patrimoine génétique de l'espèce.
échangeaient suffisamment leurs gènes En revanche, des maladies terribles
pour qu'aucune d'entre elles n'ait acquis telles que la mucoviscidose ou la myopa-
une spécificité génétique comparable à thie tuent chaque jour. Le seul espoir de
celle d'une race animale. Quant aux dif- millions de malades à travers le monde
férences physiques, nous savons qu'elles réside dans la thérapie génique. Or on
apparaissent rapidement : en sélection veut interdire les thérapies géniques ger-
artificielle animale, la couleur de la peau minales, avant même de savoir les faire ;
ou la taille change en dix générations ; on élimine, a priori, toute possibilité de
20 millénaires (un millier de générations) réparation d'un gène détériorant, suscep-
suffisaient sans doute à changer la mor- tible de transmettre une maladie géné-
phologie ou les couleurs de peau dans la tique à nos enfants. La notion de respect
Préhistoire. du patrimoine génétique est ridicule,
L'homme a subi de grandes transfor- voire mystique. La nature est la première
mations : depuis l'australopithèque de à ne pas respecter les patrimoines géné-
l'Afar, qui est peut-être l'ancêtre com- tiques, qui se cassent, se recollent,
mun du chimpanzé et de l'homme, son chaque fois que l'on fabrique des cellules
cerveau a acquis des facultés que n'ont sexuelles.
pas les autres primates. Nous expliquons Par ailleurs, les modifications géné-
aussi les différences physiques entre tiques d'agents pathogènes sont dange-
populations par l'existence de transfor- reuses, en particulier pour ceux qui bri-
mations. Ainsi la couleur moyenne de colent des armes biologiques. On a fait
peau des populations varie en fonction des essais fort risqués. On s'aperçoit, o
de l'ensoleillement à la surface de la pla- posteriori, que ce n'était peut-être pas si
nète ; cette corrélation peut sans doute dangereux, car les organismes génétique-
s'expliquer par un effet de sélection natu- ment modifiés, même les bactéries et les
relle : nous savons que la synthèse de la virus, semblent avoir peu de chances de
vitamine D dans l'organisme dépend de survivre dans un environnement naturel.
l'action des rayons solaires ultraviolets, Les risques liés à la génétique exis-
qu'une carence en vitamine D favorise le tent, mais ils sont anodins, comparés aux
rachitisme, et que les peaux sombres périls que notre espèce affronte depuis
bloquent une partie de ce rayonnement ; des millénaires, et surtout, comparés aux
dans les conditions préhistoriques, on ne risques militaires et environnementaux.
pouvait donc pas être foncé dans les
zones peu ensoleillées, sans risquer le André LANGANEY est chercheur
rachitisme. De même, on ne pouvait sans au Laboratoire de génétique
et biométrie
doute pas être blanc longtemps dans les (Musée de l'Homme, Universitéde Genève).
régions tropicales, pour des raisons que
l'on ignore, peut-être liées au risque de
mélanomes (cancers de la peau déclen-
chés par les rayons ultraviolets).
L'homme continue à se transformer :
la taille moyenne des hommes du Moyen
Âge était inférieure à celle des hommes
d'aujourd'hui (témoins les armures de
l'époque). Toutefois, à l'échelle de la vie
humaine, ces transformations ne sont
guère perceptibles.
AUTEURS

La structure des gènes Perspectives, in Cold Spring Harbor Symposia La thérapie génique
Pierre CHAMBONest professeur de biochi- on Quantitative Biology, vol. 51, pp. 29-38, 1986. Inder VERMA est professeur de biologie
Ray WHITE et Jean-Marc LALOUEL,
mie à la Faculté de médecine Louis Pasteur de moléculaire et de virologie à l'Institut Salk, en
Investigation of Genetic Linkage in Human
l'Université de Strasbourg, et dirige le Californie.
Families, in Advances in Human Genetics,
Laboratoire de génétique moléculaire des euca- Elaine DZIERZAK et al., Lineage-Specific
vol. 16, pp. 121-228, 1987. Expression of a Human bêta-Globin Gene in
ryotes du CNRS. Cet article est extrait de Pour
la Science, n° 45, juillet 1981. Murine Bone Marrow Transplant Recipients
Le déchiffrage du génome
W. Ford DOOLITTLE, Genes in Pieces Reconstituted with Retrovirus-Transduced Stem
Were They Ever Together ?, in Nature, vol 272, Deborah ERICKSONest journaliste à la Cells, in Nature, vol. 331, n° 6151, pp. 35-41,
n° 5654, pp. 581-582, 13 avril 1978. revue Scientific American. 7 janvier 1988.
James E. DARNELL, Jr., Implication of Suzanne MANSOURet al., Disruption of the
La trisomie 21 Proto-Oncogene Int-2 in Mouse Embryo-
RNA-RNA Splicing in Evolution of Eukaryotic
Cells, in Science, vol 202, n° 4374, pp. 1257- David PATTERSON est président et directeur Derived Stem Cells : A General Strategy for
1260,22 décembre 1978. associé de l'Institut de cancérologie de Denver, Targeting Mutations to Non-Selectable Genes,
Walter GILBERT, Introns and Exons : et professeur au Centre médical de l'Université in Nature, vol. 336, n° 6197, pp. 348-352,
Playgrounds of Evolution, in Eucaryotic Gene du Colorado. 24 novembre 1988.
Regulation, sous la direction de Richard Axel, C. OLIVER et A. J. HOLLAND, Down's D. SAINT Louis et I. VERMA, An Alter-
Tom Maniatis et C. Fox, Academic Press, 1979. Syndrome and Alzheimer's Disease : A Review, native Approach to Somatic Cell Gene
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271, 20 avril 1979. 1988.
François GROS, Philippe KOURILSKY et L'empreinte parentale
Pierre CHAMBON,Exposés sur la génétique, Le contrôle
Carmen SAPIENZAest le chef du Labora-
Comptes rendus des séancesde l'Académie des de l'expression des gènes
toire de génétique du développement à l'Institut
Sciences,292, supplément à la Vie Académique, Ludwig pour la recherche sur le cancer de Claude HÉLÈNEest membre de l'Académie
novembre 1980. Montréal, au Canada. des sciences et professeur titulaire de la chaire
B. CATTANACHet M. KIRK, Differential de biophysique au Muséum national d'histoire
L'amplification des gènes Activity of Maternally an Paternally Derived naturelle, où il dirige une unité de l'INSERM.
Kary MULLIS a découvert la méthode Chromosome Regions, in Nature, vol. 315, 11est directeur scientifique de la Société Rhône-
d'amplification des gènes quand il travaillait n° 6019, pp. 496-498, 6 juin 1985. Poulenc. Nguyen T. THUONGest directeur de
pour la Société Cetus, en 1983. Il est consultant D. SOLTER,Differential Imprinting and recherche au CNRS et dirige l'une des opéra-
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Robert MOYZISdirige le Centre d'études du 337, 22 novembre 1984. seur à l'Université des études avancées de
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R. MOYZIS et al., A Highly Conserved Human Factor VIII, in Nature, vol. 312, biologie l'Universit6 d'Irvine.
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