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PRÉFACE
DEMICHELPASTOUREAU 4
LESCODES
SOCIAUX
Lesorigines médiévales
desnomsdefamilleparMonique
Bourin 6
L'héraldiqueparMichel Pastoureau 14
Le sceaumédiéval
parMichelPastoureau 24
La couronne
du SaintEmpireparMechthild
Schulze-Dörrlamm 26
L'ARCHITECTURE
siècle
L'art dutrait au XIIIe parRoland Bechmann 36
Leséglises
en boisdeNorvège
parP.Aunes,
R.Sack
etA. Selberg 46
Lesvitrauxmédiévaux
parGottfriedFrenzel 48
Lesémauxmédiévaux
deLimogesparIsabelle
Biron 54
Le château
àmotteetbasse-cour
parMichel Bur 56
LE TEMPS
ETL'ESPACE
La cartographie
parMireillePastoureau 64
La comète
deHalleyvuepar GiottoparRoberta
Olson 74
L'astronomie
enIslammédiévale
parOwenGingerich 82
Le calendriergrégorien
parGordonMoyer 84
L'origine médiévale
descadences
musicales
parRoland Eberlein 92
L'ÉVOLUTION
DESTECHNIQUES
L'arbalèteparV Foley,
G.Palmer
et W Soedel 102
Le trébuchet
parP.Chevedden,
L.Eigenbrod,
V.Foleyet W Soedel 108
Le géniemécanique
enIslammédiéval
parDonald Hill 114
Lesracinesmédiévales
dela Révolution
industrielleparTerryReynolds 120
PREFACE
blent et se répondent. Au Moyen
Age, en effet, la matérialité d'une
couleur a souvent plus d'impor-
tance que sa coloration. Elle est
lisse ou rugueuse, tendre ou
Miche) Pastoureau
dure, sèche ou humide, mate ou
brillante avant d'être rouge, bleue,
verte ou jaune. Au Moyen Age,
Le Moyen Age est à la mode. rareté des documents (dont souf- toute matière est d'abord un ani-
Comme il y a dix ans. Comme il frent les études antiques) et la mal, un végétal ou un minéral
y a vingt ans. La recherche histo- trop grande abondance (qui avant d'être de l'ivoire, du bois,
rique en France était alors à son oblige les historiens des époques de l'or ou du lapis. Derrière
apogée et c'étaient les historiens modernes et contemporaines à l'ivoire, par exemple, I'animal est
médiévistes (Jacques Le Goff, être étroitement spécialisés). Cela toujours présent, avec son his-
Georges Duby) qui lui servaient leur permet d'élaborer des règles toire, sa mythologie, ses dimen-
de locomotives. Sans doute est-ce de méthode, de critique et d'ana- sions symboliques et oniriques,
pour cette raison que lorsque fut lyse dont profite toute la ses vertus thérapeutiques ou pro-
mis en chantier le premier recherche historique. On en trou- phylactiques. L'ivoire de morse
numéro de Pour lo Science vera un florilège exemplaire dans n'est pas l'ivoire d'éléphant et
(novembre 1977), Philippe les articles publiés ici. l'ivoire d'éléphant n'est pas celui
Boulanger eut l'idée de consacrer Mais le Moyen Age plaît éga- du sanglier. Artistes et artisans le
le premier article français de la lement au grand public, et proba- savent bien, qui ne taillent pas
future revue a un problème d'his- blement plus encore aujourd'hui n'importe quel objet dans
toire médiévale. qu'il y a vingt ans. A cela des rai- n'importe quel ivoire et qui don-
Lidée était quelque peu éton- sons de toutes natures, mais la nent à ces objets des formes idéo-
nante pour lancer un nouveau principale tient peut être aux logiquement compatibles avec
périodique essentiellement consa- objets et aux images que les l'animal ayant fourni le matériau
cré aux disciplines scientifiques, siècles médiévaux nous ont trans- sur lequel ils travaillent.
mais elle n'était pas totalement mis. Ces objets et ces images, à la De même, le bois n'est jamais
extravagante. En revanche, choisir fois si proches et si lointains, nous n'importe quel bois. C'est tou-
un jeune médiéviste pratique- fascinent. Ils captent notre regard jours une essence individualisée,
ment inconnu pour écrire cet et nous invitent au rêve. qui possède elle aussi son histoire
article et faire porter celui-ci sur le et sa mythologie. IL y a des bois
renouveau des études héral- L'historien est du reste masculins et des bois féminins,
en
diques relevait de la provocation. droit de se demander pourquoi des bois jeunes et des bois vieux,
Cela n'était pas pour déplaire à notre oeil d'aujourd'hui a plus des bois nobles et des bois rotu-
Philippe Boulanger, bien au d'affinités avec l'art, la technique riers. Il y a des bois justiciers
contraire. J'écrivis donc ce pre- et la sensibilité du Moyen Age (I'orme), punitifs (le bouleau),
mier article, intitulé L'héroldique que n'en avait celui de nos guerriers (le frêne), musicaux (le
nouvelle. II valut à la première ancêtres des XVIIIe et XIXe siecles, tilleul), etc. Il y a surtout des bois
livraison de Pour lo Science, une ou même celui de nos grands- bénéfiques et d'autres jugés plus
couverture fort colorée, due au parents. Pourquoi un ivoire caro- inquiétants (I'aulne), néfastes (le
talent de Roger Blachon, mon- lingien, un château féodal, une noyer), voire véritablement morti-
trant deux chevaliers de la Table sculpture romane, une miniature fères (l'if).
Ronde en grande tenue héral- ou un vitrail gothiques nous font- L'artisan qui fabrique l'objet
dique s'affrontant à l'occasion ils infiniment plus rêver qu'un quotidien le plus ordinaire le sait
d'un tournoi. temple romain, un bronze de la tout autant que l'artiste qui
Depuis 1977, les sciences his- Renaissance ou une peinture du sculpte la plus ambitieuse des sta-
toriques ont accompli de grands Grand Siècle ? S'agit-il d'un pro- tues de la Vierge. Le second ne
progrès, mais le Moyen Age est blème de formes ? de couleurs ? taillera pas celle-ci dans un bois
resté un champ d'investigation de matières ? jugé diabolique, de même que le
privilégié. II continue d'avoir la 11s'agit de tout cela à la fois, et premier ne fabriquera pas tel ou
faveur des historiens, qui y trou- plus encore de la façon dont dans tel outil uniquement manipulé par
vent pour leurs enquêtes un juste la culture médiévale les couleurs, des hommes dans un bois réputé
équilibre entre la trop grande les formes et les matières s'assem- féminin. Avant de travailler un
Combatde deux chevaliers de la Table Ronde dans
un manuscritenluminéde la fin du XIVe siècle.
bois, artistes et artisans tiennent fait ni partout ni par tout le relle qui, la première, parle à la
pleinement compte de ses dimen- monde, ni en toutes circons- sensibilité médiévale. Pour elle,
sions symboliques, comme ils tances. Les étoffes et les vête- même si l'aspect coloré était le
tiennent comptent aussi, bien évi- ments liturgiques, par exemple, même, il ne pourrait absolument
demment, de ses propriétés phy- évitent l'utilisation de toute pas s'agir du même bleu.
siques et chimiques, de son apti- matière colorante tirée d'un ani- Peut-être est-ce là ce qui
tude à être travaillé par telle ou mal, alors que dans le costume aujourd'hui, à l'heure des colo-
telle technique, de son prix de aristocratique, et surtout guerrier, rants industriels, des matériaux de
revient ou de sa disponibilité du ces matières sont particulièrement synthèse et des architectures
moment. recherchées. concentrationnaires, nous rend le
Ce qui est vrai des matériaux Moyen Age à la fois si vivant et si
l'est aussi des couleurs. Teindre Une distinction semblable humain. Notre attirance pour les
se
une étoffe en rouge en utilisant retrouve dans la peinture. Les oeuvres et les techniques médié-
un produit végétal (la garance par significations seront différentes vales, pour les taxinomies et les
exemple) n'est pas la même selon que le manteau bleu de la systèmes qui les sous-tendent,
chose que de la teindre dans la Vierge aura été peint en utilisant pour les sociétés qui les
même nuance de rouge en utili- de la guède, de l'indigo, de l'azu- emploient, n'est-elle pas, en défi-
sant un produit animal (kermès rite ou du lapis. Matières végé- nitive, une quête désespérée de la
ou cochenille). Par rapport au tales d'un côté, matières miné- vie sociale des formes, des
végétal, I'animal est toujours jugé rales de l'autre. Avant toute matières et des couleurs ?
plus ou moins impur. Porter sur considération d'ordre écono-
soi une peau, une fourrure ou un mique ou financier (et donc poli- MichelPastoureau est directeur d'études
colorant animal ne peut donc être tique), c'est cette distinction natu- a l'École pratique des hautes études.
Les origines médiévales
des de famille
noms
Monique Bourin
Les noms de famille hérités du père sont apparus connaissance intime d'une région, l'étude
de t'anthroponymie est un exercice de
au Moyen Age, sous la forme de surnoms. style, pas une histoire. Quelle classe
sociale est-elle représentée dans les
Quelles sont les règles de choix des surnoms ? sourceshistoriques : une poignéed'aris-
tocratesou une largemassede la popula-
Comment s'est généralisé notre système à deux noms ? tion ? Ce travail d'historien est essentiel
pour découvrirsi les nouvellesformes de
dénominationapparaissentd'abord chez
LE VICOMTE : connaissons aujourd'hui : durant des les détenteursdu pouvoir ou si le phéno-
Maraud,faquin, butor de pied siècles et jusqu'à une date récente, les mènetouchel'ensemblede la population.
plat ridicule ! patronymes se sont transformésau gré Nos sourcessontprincipalement des
CYRANO, ôtant sonchapeauet des circonstances, pour assurer une actes de vente ou d'échange de bien.
saluantcommesi le vicomte meilleure identification. Toutefois Outre le nom de la personne qui agis-
venait seprésenter: l'idée d'associer à un nom, qui marque sait, vendait, donnait ou échangeaitun
Ah ? Et moi, Cyrano-Savinien- l'individu (notre prénom), un surnom bien, le scribe a parfois inscrit le nom et
Hercule deBergerac. familial (notre patronyme), qui enracine le surnom de tous ceux qui ont souscrit
l'individu dans une lignée porteused'un l'acte pour en attester la valeur.
Edmond Rostand exploite patrimoine, s'est constituée et générali- Jusqu'où va sa fidélité aux indications
l'ambiguïté entre nom propre séeen un nombre restreint de décennies, orales qu'on lui a données ou qu'il
et qualificatif, ambiguïté qui au coeurde la période médiévale. connaissait? L'historien devine les rap-
se retrouve dans la généralité Quelle est la genèsede ce système? ports entre l'anthroponymie quotidienne
du mot nom. S'il nous est Quand, comment et pourquoi s'est-il et celle de l'écrit, mais les documents
naturel aujourd'hui de désigner un indi- stabilisé en Europe avant de s'exporter ne nous restituent que la version écrite.
vidu par un prénom et un nom patrony- commel'un deséléments de la civilisa- De surcroît, les actes originaux anté-
mique, longtempsun seul nom a suffi. tion occidentale ? Suscitée par la rieurs au XIVe sièclesontrares. Nous tra-
A notre époque, le patronyme est construction de la communauté euro- vaillons à partir de cartulaires, ces
transmispar le père et chaquenouveau péenne, notre enquête menée depuis registres où sont recopiés les chartes,
membrede la famille est désignépar un huit ans sur la naissancemédiévale de actesde cessionde biens, règlementsde
ou plusieursprénoms (Cyrano Savinien l'anthroponymie moderne apporte des contestations et autres parchemins qui
Hercule), Prénoms et patronymes ont réponses. concernent un établissement religieux.
parfois conservé,région par région, des Ces chartes ont été recopiées, soit par
formes spécifiques, liées à la langue Des noms les soins de l'établissement lui-même,
locale. Mais l'analyse montre aussi des soit par un érudit ou un curieux ; nous
par dizaines de milliers
sources communes : dans l'Europe devons nous interroger sur la fidélité du
entière, les noms évoquent les mêmes Nous avons évalué la répartition des copiste, sur sa capacitéà lire et à reco-
images.Müller et Meunier se réfèrent à noms, calculé la proportion des surnoms pier correctementl'écriture ancienne.
un métier,Martinez, Martin ou Martins, à dans chaquegénération et compté, pour Aux incertitudes concernant les
un nom de personne,Braun et Lebrun, à chacunede ces générations,les effectifs sourcess'ajoute la difficulté de l'analyse
un sobriquet,Wood et Dubois, à un lieu. de chaquetype de nom. statistique.Elle résulte de l'inégalité des
Ce système, forgé en Europe entre Nommer un individu, c'est le distin- effectifs d'une générationà l'autre : telle
le XIeet le xnr siècle, s'est imposé plus guer des autres, mais aussi le classer,le tranche chronologique nous livre dans
ou moins vite selon les régions. Quelle situer dans la société,dans sa génération, une région des centainesde noms, telle
que soit l'époque de son apparition, il a dans son pays. L'histoire du système autre, à peine quelquesdizaines ; or ces
progresséen deux étapes: d'abord on a anthroponymiqueest un aspectde l'his- inégalités entre régions peuvent aboutir
ajouté un surnom individuel au nom ; toire sociale.Il reflète l'organisationpoli- à des erreurs d'évaluation de la réparti-
puis le surnom individuel s'est trans- tique du pays, avec ses coutumesjuri- tion des noms dansla population.
formé en un nom de famille, transmis diques, ses rapports sociaux, ses Quand on a surmontéces difficultés,
par le père. Le système n'a pas eu structuresfamiliales et le fonctionnement on décrit, génération par génération, la
d'emblée la rigidité que nous lui des alliances et des partages. Sans la répartitiondesnoms dansla populationet
la proportion d'individus portant un sur- possible de saisir des règles de dénomi- L'homonymie
nom, puis on classe ces surnoms par nation dans l'ensemble de la population,
types, enfin on en déduit des comporte- autant elles restent délicates à repérer Pourquoi le surnom a-t-il été
ments anthroponymiques. dans le cadre familial. Comment retrou- inventé ? On pense communément qu'il
Très tôt, des familles aristocratiques ver le « programme » familial de choix a servi à distinguer les individus homo-
ont systématiquement donné le même des noms lorsqu'on ignore le nombre et nymes, à la suite d'une réduction du
nom à leur fils aîné ; on trouve ainsi la place des enfants morts en bas âge ? stock des noms (qui deviendront des
nombre de Guillaume chez les ducs Même l'héritage du surnom de père en prénoms). Nous avons décidé de véri-
d'Acquitaine. D'autres font alterner fils est difficile à établir, car jusqu'au fier cette thèse, car l'inverse était égale-
deux noms : le petit fils aîné porte celui XIIIe siècle, le notaire n'inscrit pas le ment possible : le surnom a pu faciliter
de son grand-père, et le petit fils cadet, surnom du fils s'il vient d'inscrire celui l'homonymie, en permettant à plusieurs
celui de son père. Toutefois, autant il est du père. Est-ce le même ou un autre ? ménages voisins d'appeler leurs enfants
1. GUILLAUME, «par la grâce de Dieu comte des Normands» faugères, Richard fils de turstin, Hugues le breton, Girald le séné-
(Guillaume le Conquérant), donne une terre à l'abbaye de eluzl) et permetent de retracer la genèse de la désignation par un
Marmoutier (1064). De tels actes de cession nous procurent des prénom et un patronyme. (Archives départementales d'Indre et
listes de noms (ici ceux des témoins Niel le vicomte, Maimon de Loire).
2. L'HOMONYME estmoyennequand le stock des noms disponibles L'homonymie est extrême quand quelques noms sont portés parun
est bien réparti dans la population (a) ; elle peut être mesuréepar grand nombre depersonnes (b) ; cette concentration de nomspeut
l'indice de condensation, égal au nombre de noms disponibles pour être mesuréepar le pourcentage de la population portant le nom le
100 personnes (ce dessin ne montre que les noms les plus com- plus fréquent et par le pourcentage de la population portant les
muns, sur un éehantillon d'une cinquantaine d'individus). 12 noms les plus fréquents.
d'un même nom prisé. Pour départager Le système germanique un corpus de noms romains, qui
ces deux hypothèses, nous avons cher- s'auréole d'un prestige croissant.
ché lequel, de l'accroissement de L'Europe occidentale a connu plu- Globalement toutefois, la proportion de
l'homonymie et du développement du sieurs « révolutions anthroponymiques ». noms germaniques ne cesse d'augmen-
surnom, précède l'autre. Le surnom Les romains portaient trois noms ter, au moins jusqu'aux environs de l'an
apparaît-il lorsqu'un certain taux (comme Caius Julius Caesar). A partir mil.
d'homonymie, constant d'une région à du IIIe siècle, sur les marges de l'Empire De l'époque carolingienne, il nous
l'autre, est atteint ? Nous avons décou- romain puis au coeur de l'Italie, ce sys- reste d'immenses listes de noms portés
vert que chaque région a son évolution tème à trois noms disparaît au profit du par une population non aristocratique.
propre vers la désignation patronymique nom unique. Au même moment, les Au cours du IXe siècle en effet, quelques
et que d'autres causes que l'homony- invasions de peuples germaniques dans établissements religieux dressent
mie, telles de nouvelles conditions l'Empire apportent un autre système, l'inventaire de leurs exploitations et des
sociales et politiques, ont entraîné la fondé lui aussi sur le nom unique. Les exploitants, hommes, femmes et
généralisation du surnom. Vraisembla- documents des premiers siècles de ce enfants, famille par famille.
blement, les mêmes causes expliquent Haut Moyen Age ne décrivent que le Le système germanique repose sur
pourquoi le surnom individuel, tradi- monde de l'aristocratie. Dans cette deux principes. Le premier est la répéti-
tionnel au Haut Moyen Age, est devenu société restreinte et endogame, faite de tion : les parents donnent à un enfant le
nom de famille, hérité du père. cousins et d'alliés, les noms constituent nom d'un ancêtre prestigieux. Cette
Il existe plusieurs formes de concen- un patrimoine familial ; leur minutieux répétition ne peut être un emprunt à un
trations des noms, entraînant des homo- recoupement est l'une des meilleures autre « clan ».Le deuxième principe est
nymies. Lorsque chaque nom est porté approches de l'histoire politique de la recombinaison. Les noms sont l'asso-
par le même nombre (ou presque) de per- cette période, le seul moyen de com- ciation de deux thèmes ou deux idées.
sonnes, l'homonymie générale est prendre, par-delà les discours officiels Par exemple Sigebert est l'association
moyenne ; nous l'exprimons par l'indice de l'époque, le fonctionnement réel des de la victoire (Sieg) et de la brillance
de condensation, c'est-à-dire le nombre pouvoirs. (bert). Les deux parents mettent en com-
de noms disponibles pour cent personnes. Plus tard, les aristocrates des divers mun quatre thèmes, qu'ils combinent en
L'homonymie peut aussi provenir d'une peuples germaniques et de la vieille quatre solutions. Un exemple tiré de
distribution très inégale des noms : classe sénatoriale romaine mêlent leur l'inventaire de Saint-Germain-des-Prés
quelques noms désignent la majeure par- patrimoine anthroponymique lors de illustre cette habitude (voir lafigure 3).
tie de la population, et les autres sont mariages « mixtes ». Ainsi un frère et Ces parents de cinq enfants ont répété et
repartis entre un petit nombre d'indivi- une soeur portent respectivement un recomposé leurs thèmes, et ils en ont
dus. Nous appelons ce phénomène vieux nom romain tel que Ponce et un utilisé un « nouveau », d'origine incon-
d'accumulation sur un petit nombre de nom germanique tel qu'Adelburge. En nue pour la dernière fille. Alors que
noms « concentration des noms » ; nous revanche, comme l'a montré l'historien dans la région parisienne, au IXe siècle,
l'avons mesuré par le pourcentage de la Christian Lauranson-Rosaz, l'aristocra- on ne parlait pas une langue germa-
population portant le nom le plus fré- tie auvergnate (et sûrement des autres nique, les paysans de l'abbaye de Saint-
quent et le pourcentage de la population régions méridionales), sans être d'une Germain-des-Prés avaient conservé ce
portant les 12 noms les plus fréquents. « pure ethnie romaine », reste attachée à système.
La géographie des noms Alors qu'au temps de Charlemagne, son équivalent partout : Robert et
l'usage du nom de Charles hors de la Hugues, pour le domaine royal français,
On sait que le stock des noms s'est famille carolingienne était impensable, Richard et Guillaume, pour la
réduit, au moins à la fin du Haut Moyen les noms des princes et des rois dési- Normandie et l'Angleterre remplacent
Age, c'est-à-dire avant l'an mil ; bon gnent désormais une bonne part de la une multitude de noms.
nombre de noms ont disparu au cours population : des aristocrates, mais aussi Toutefois cette géographie surprend,
du Xe siècle. Toutefois, à partir du XIe de petits propriétaires ; on les connaît car elle est bien moins émiettée qu'on
siècle, l'érosion du nombre de noms se parce qu'ils sont voisins d'une terre ne l'attendrait pour le XIe siècle, temps
ralentit, et la répartition des noms se cédée à un établissement ecclésiastique de l'éclatement des pouvoirs. L'homo-
recompose. Certains noms apparaissent qui a conservé par écrit le souvenir de généité des noms dans des régions pour-
plus souvent dans les documents, tandis cette cession. tant troublées révèle une certaine unani-
que subsiste une multitude de noms Certains noms incarnent plusieurs mité culturelle et la référence commune
rares qui constituent un corpus varié. valeurs : Guillaume, sans doute le nom à quelques grandes dominations poli-
La concentration des choix sur un le plus porté dans l'Europe du XIIe tiques. Plus surprenante, l'expansion du
petit nombre de noms est fulgurante siècle, désigne à la fois les princes nom commence parfois avant celle du
dans certaines régions, telles le d'Aquitaine, le conquérant de pouvoir. Ainsi, en Berry, la fréquence
Languedoc. Dans la région de Béziers et l'Angleterre, le héros de chansons de de Robert et Hugues augmente une
Agde, avant l'an mil, aucun nom n'est gestes et le saint de l'époque carolin- génération avant la conquête de cette
porté par plus de cinq pour cent de la gienne. La géographie des noms reflète région par les Capétiens. Sans doute la
population ; un siècle plus tard, cinq celle des dominations politiques. En fonction protectrice des princes a-t-elle
noms suffisent pour désigner les trois Gascogne, dans la seconde moitié du acquis plus de force dans l'esprit des
quarts de la population. Au milieu du xr siècle, au moment où l'influence des contemporains. L'existence même d'un
XIIe siècle, les noms de Pierre et de rois de Navarre s'estompe et où la principe commun de choix des noms est
Guillaume désignent chacun 20 pour Gascogne bascule du côté septentrional, révélatrice de l'homogénéité idéolo-
cent des hommes. Cette concentration Sanche et Garsia sont remplacés par gique de l'Europe, où triomphe l'« ordre
persiste aux siècles suivants, malgré des Guillaume et Raimond. Cet exemple a féodal ».
réajustements constants : tel nom
domine désormais ceux que la période
précédente avait plébiscités. Les noms
dominants et la fréquence de ces noms
ne cessent d'évoluer vers une homogé-
néité croissante : les différences micro-
régionales, puis régionales s'atténuent.
Au cours du XIe et du XIIesiècle, les
noms sont de remarquables marqueurs
culturels régionaux. Dans les pays de
langue germanique, les noms Heinrich et
Konrad donnent naissance aux diminu-
tifs familiers Hinz et Kunz, qui dési-
gnent des « hommes du peuple », tant ils
y sont fréquents. Guillaume, Pierre,
Raimond et Bernard constituent la tétra-
logie languedocienne. Les noms de
quelques grands saints, les meilleurs
intercesseurs, font partie des plus usités :
Pierre qui ouvre le ciel, Jean qui absout
Étienne, le premier
par le baptême et
martyr chrétien. Les saints locaux
n'apparaîtront dans ce palmarès que
beaucoup plus tard, bien que leur culte,
attesté par d'ardents pèlerinages, soit
vigoureusement célébré dès l'an mil.
L'évolution des noms n'est pas,
comme on l'a d'abord pensé, un simple
effet de la christianisation, pas même
une volonté de l'Église ; celle-ci, en
occident, attend le XIIIe siècle pour intro-
duire explicitement l'idée du nom de
baptême et la recommandation d'user
de noms glorieusement chrétiens. En 3. LE SYSTÈME GERMANIQUE. est utilisé à Saint-Germain-des-Prés au Haut Moyen Age.
Europe, cette évolution consiste d'abord Les noms sont composesde deux racines que les parents combinent pour nommer leurs
en une prodigieuse expansion des noms enfants. Cesparents ont utilisé un nouveau thème «West» pournommer dernière
leur fille.
princiers à travers les classes sociales. Ils ont tenu compte du caractère masculin (ius) et feminin (is,
a) de certaines finales.
Pourquoi un surnom ? régions aux traditions notariales A quelques exceptions régionales
tenaces, incriminer le retard avec lequel près, comme au Portugal, les clercs et
Les résultats acquis à partir des car- les scribes ont enregistré le surnom, que les femmes ne bénéficient pas immédia-
tulaires semblent montrer l'existence de la pratique orale aurait institué bien plus tement de la nouvelle anthroponymie à
plusieurs modèles d'évolution du stock tôt. Dans ce cas, l'hypothèse selon deux noms. Toutefois, pour eux aussi, la
des noms. La concentration s'accentue laquelle le surnom est une réponse éla- désignation complémentaire devient la
partout, mais avec une vigueur inégale. borée peu à peu pour lutter contre norme. Aux Rixende ou Trutgarde du
La Bourgogne et le Sud-Ouest évoluent l'homonymie serait affaiblie. Il est Xe siècle, auxquelles on ne connaissait
très tôt, l'une vers une condensation encore difficile de déterminer le point aucune parenté, succèdent les Béliarde,
moyenne, I'autre vers une concentration de départ de la transformation anthropo- femme de Guiraud de Cabrières ou, plus
sur un petit nombre de noms. Au cours nymique, mais il est probable que rare, Bélissende, fille de Fulcrand de
du XIe siècle, les pays de la Loire évo- l'homonymie et la pratique du surnom Mèze : ces femmes déclinent, après leur
luent nettement vers la condensation. soient deux phénomènes qui interagis- nom, celui de leur mari ou celui de leur
En Languedoc et dans la majeure partie sent et s'entretiennent. père, voire les deux.
du Midi, mais aussi en Normandie, la Une autre observation confirme ce Dès le Xe siècle, les clercs complè-
concentration des noms est rapide et schéma. Le surnom apparaît à des tent leur nom par leur fonction :
extrême : un petit groupe de noms très époques diverses selon les régions et les Guiraud le diacre ou Pons le prêtre. Cet
fréquents se distingue d'un éparpille- catégories sociales. Le nom unique a usage est antérieur à la réforme de
ment de noms rares. En Bretagne et en longtemps subsisté dans certaines l'Église, dite réforme grégorienne
Lorraine, l'évolution est lente. régions, telles la Bretagne, ou dans une (deuxième moitié du XIe siècle), qui
La courbe de fréquence du nom moindre mesure la Lorraine. En imposa au clergé séculier la règle du
unique et l'évolution du stock des noms Bretagne, il faut attendre le milieu du célibat et un genre de vie distinct de
sont-elles corrélées ? Les études régio- XIIIe siècle pour rencontrer autant de celui des laïcs. A cette époque toutefois,
nales révèlent de multiples cas de doubles dénominations (nom et surnom) la désignation des clercs se renforce ;
figures. En Languedoc, les évolutions que de noms uniques ; il est vrai que la dès lors qu'ils exercent une fonction
sont parallèles et contemporaines ; en concentration des noms est également localisée, comme celle de chapelain de
Bourgogne, la réduction du nombre des tardive dans cette région. Toutefois le telle église paroissiale, le scribe, tout à
noms uniques suit, avec un décalage simple nom ne suffit plus pour désigner son besoin de précision, ne manque pas
bien marqué, la condensation des noms ; les hommes ; on lui accole une désigna- de l'inscrire.
en Berry et dans de nombreuses régions tion complémentaire, en général sous la Ainsi, au milieu du XIe siècle, toute
d'Italie, les surnoms étaient déjà nom- forme de « fils de », par exemple Hervé la population, des laïcs aux clercs, en
breux avant la grande évolution des fils de Daniel. Outre la Bretagne, plu- passant par les Bretons et les femmes,
noms. Dans ce dernier cas, les diminutifs sieurs régions ont adopté cette forme de possède une identité qui ne repose plus
et les jeux sur le nom foisonnent, si bien désignation complémentaire ; ainsi en sur un seul nom, mais que complète un
que le surnom ne paraît pas indispen- Normandie, quelques grands person- surnom pour les uns, un élément indica-
sable à la différenciation des individus. nages anglo-normands portent le sur- tif pour les autres. L'heure est partout à
Cette apparente variété est-elle un nom de Fitzstephen (fils de Stephen) et une meilleure identification des per-
leurre ? Peut-être faut-il, dans certaines Fitzwilliams (fils de William). sonnes.
4. LA GÉOGRAPHIE DES NOMS EN FRANCE: (a) la réduction du stock des noms entre 1050 et 1150 ; (b) les noms les plus portés en Fran
au XIIe siècle.
Qu'est-ce qu'un surnom ?
« nom » est considéré comme constitué Les laudatifs méridionaux Carodomine (cher à sa dame) ;
des deux éléments : un certain laboureur, Bonfils
du nom de Pierre pied de vache, etc.
L'étude des rythmes de diffusion du On aurait pu imaginer que la percée cation ne résiste guère à l'examen.
surnom a réservé de réelles surprises. A de la nouvelle anthroponymie tracerait L'extrême Ouest breton et l'Est lorrain
l'exception de la très haute aristocratie, une sorte d'itinéraire de la modernité. En restent longtemps en marge de l'évolu-
comtale ou vicomtale, qui se contente fait, les chemins du surnom sont tion. La Normandie, si rapide et complète
d'indiquer son titre à côté de son nom, sinueux. En Italie, deux régions se lors de la concentration des noms, évolue
mais ne précise que tardivement le comté signalent, l'une par la précocité d'appa- lentement vers le surnom : d'après les
ou la vicomté, ce sont les nobles et les rition du surnom, I'autre par son retard : fonds de l'abbaye de Jumièges et du cha-
citadins qui imposent la nouvelle anthro- Venise et la Toscane. Il faut attendre le pitre de Bayeux, il faut attendre le milieu
ponymie double. Ainsi, dans bien des deuxième tiers du XIIIe siècle pour qu'à du XIIesiècle pour que l'anthroponymie à
régions, I'anthroponymie paysanne est Pise, grande cité marchande, I'anthropo- deux éléments devienne majoritaire.
sous influence citadine et nobiliaire. En nymie à deux éléments devienne majori- Les pays de la Loire sont précoces :
Bourgogne et dans le Berry, les châte- taire, alors qu'à Rome l'évolution est plus de la moitié des personnes citées
lains souhaitent mentionner dans leur acquise dès la fin du XIesiècle. Une telle dans les documents vendômois ou dans
nom celui du château qu'ils possèdent ou différence surprend, même si la le cartulaire de Noyers porte un surnom
qu'ils gardent, dont ils tirent leur pou- Lombardie a pris une avance considé- dès le milieu du XIe siècle.La Gascogne
voir. En Vendômois, ce sont les cheva- rable sur la Toscane lors du développe- est encore plus moderne : dès la seconde
liers, présents au château pour le garder ment de nombreuses institutions, comme moitié du Xe siècle, près de 60 pour cent
ou pour y accomplir leur service de cour, le consulat urbain. Dans l'ensemble de des noms possèdent un surnom. A peine
qui participent rapidement à la diffusion la péninsule, tout au long du xwe siècle, plus à l'Est, dans le Toulousain de
de la double dénomination. En général, le le pourcentage de noms uniques l'abbaye de Lézat, la montée des sur-
surnom est plus précoce dans les milieux demeure supérieur à 20 pour cent. noms est lente. Au contraire, l'ascension
nobles que dans les milieux citadins, En France aussi les schémas sont est spectaculaire en Bas-Languedoc
mais il arrive que la différence chronolo- complexes. On est tenté de décrire le occidental, où les surnoms sont presque
gique ne soit guère sensible, comme dans phénomène en termes de contagion à absents avant 1030 et représentent près
certaines parties du Midi languedocien. partir de poles précoces, mais cette expli- de 80 pour cent des cas à la fin du siècle.
Pourquoi les modèles d'évolution
sont-ils si différents ? Quelles diffé-
rences d'organisation sociale reflètent-
ils ? La nouvelle répartition des noms et
la diffusion des surnoms ne sont évi-
demment pas deux faits indépendants,
mais elles reflètent deux caractéris-
tiques socio-politiques distinctes. Le
choix du nom correspond à l'attente
d'une puissance bienfaisante pour le
nouveau-né ; cette puissance peut être la
force d'un ancêtre, ou la valeur d'inter-
cession d'un grand saint. La grande fré-
quence des noms princiers, plus ou
moins sacralisés, révèle le prestige des
grands et l'attente de leur protection,
relayée dans certains cas par la relation
féodale. La diffusion du surnom est
l'indice du renforcement du contrôle par
l'organisme seigneurial : mieux nom-
mer pour mieux contrôler. Le choix du
type de surnom en précise les formes.
Quels surnoms ?
Michel Pastoureau
La science héraldique, qui étudie les armoiries, distinguent nettement les armoiries des
autres emblèmes. Servant le plus souvent
s'attache aux aspects historiques et sociologiques de signes distinctifs à des familles, à des
groupes de personnes unies par les liens
de cette emblématique en traçant l'évolution des goûts, du sang, elles sont en général hérédi-
taires. Les couleurs dont elles peuvent
des coutumes et des signes. être peintes n'existent qu'en nombre
limité. Enfin, elles sont presque toujours
représentées sur un écu ». La longueur de
Beaucoupde gens croient que gistes, quelquefois plus marchands cette définition et son caractère volontai-
les armoiries ont toujours été d'ancêtres au service de parvenus en rement imprécis sur certains points- « en
des marques de noblesse et quête de vanités nobiliaires qu'histo- général, héréditaire... presque toujours
que seuls ont pu en porter riens rigoureux, l'héraldique a toujours représentées sur un écu »-traduisent
ceux qui étaient nobles. Or en été et reste un objet de méfiance pour bien la constante évolution et la grande
France, sauf exception insignifiante sous les universitaires. Or c'est une science diversité des armoiries.
le règne de Napoléon Ier,le port d'armoi- auxiliaire de l'histoire, tout comme la Le problème de leur origine a suscité
ries n'a jamais été réservé à une seule numismatique et la sigillographie. « Le les plus vives controverses. Aujourd'hui
classe ou catégorie sociale. Bien au blason, c'est la clef de l'Histoire » écrit les spécialistes s'accordent sur trois
contraire, partout en Europe, chacun a Gérard de Nerval. points : les armoiries apparaissent en
toujours été libre d'adopter des armoiries Aujourd'hui apparaît une héraldique Europe occidentale dans la première
et d'en faire l'usage de son choix, à condi- nouvelle, ni généalogique ni nobiliaire, moitié du xir siècle ; leur apparition est
tion de ne pas usurper celles d'autrui. qui non seulement s'efforce d'appliquer liée à des causes essentiellement mili-
L'erreur qui assimile armoiries et à l'étude des armoiries les règles rigou- taires ; elles n'ont, été empruntées à
noblesse semble dater de la Révolution : reuses de la critique historique, mais qui aucune autre civilisation mais sont une
dans sa séance du 19 juin 1790, tente également d'élargir ses champs création originale de la société médié-
l'Assemblée Constituante décréta la sup- d'investigation, en montrant que les vale. Longtemps en effet on a cru que les
pression des armoiries en même temps armoiries constituent un document Occidentaux en avaient emprunté
qu'elle décidait celle de la noblesse, des majeur dans un domaine privilégié de la l'usage aux Musulmans au cours de la
titres, des fiefs, des ordres militaires, des recherche historique actuelle : I'histoire première ou de la seconde croisade. On
livrées, etc. Par une aberration que rien des mentalités (c'est-à-dire l'histoire de sait aujourd'hui qu'il n'en est rien : si les
ne semble justifier, les armoiries furent la psychologie individuelle et collective, peuples de l'Islam-notamment les
qualifiées de « signes de féodalités et de la sensibilité, du goût, de la morale, de Mamelouks-ont bien utilisé un système
donc abolies. Or, si les Constituants la culture, etc.). En effet, plus que toute d'emblèmes possédant quelques ressem-
avaient pris la peine de regarder autour autre, la société occidentale s'est reflétée blances avec nos armoiries, cela n'est
d'eux, ils auraient pu constater qu'à cette dans ses emblèmes et semble avoir pas antérieur au milieu du XIIIe siècle,
époque, en 1790, toutes les corporations trouvé dans les armoiries-une création soit un siècle après leur apparition en
parisiennes, toutes les administrations, emblématique qui lui fut propre-le lieu France, en Angleterre et dans les pays
tous les échevins, la plupart des mar- privilégié de sespulsions symboliques. germaniques. En fait, tout vient de l'évo-
chands et de nombreux artisans portaient lution de l'équipement militaire des che-
des armoiries. Mais le mal était fait, et Histoire des armoiries valiers occidentaux entre 1080 (date
malgré leur rétablissement au début du approximative de la « Tapisserie » de
XIXe siècle, les armoiries ne purent Les transformations subies par les Bayeux, voir la figure 2) et le milieu du
jamais retrouver dans notre pays la place armoiries entre le XIIeet le xx'siècle ren- XIIesiècle : rendus à peu près méconnais-
qui fut la leur sous l'Ancien Régime. dent malaisé l'établissement d'une défi- sables par le nasal du casque (petite
Pourtant, chez nous comme chez nos nition. La plus complète et la plus satis- pièce métallique protégeant le nez) qui
voisins, les armoiries se rencontrent par- faisante semble être celle proposée par descend de plus en plus bas et par le
tout, sur tous les objets et les monuments M. Rémi Mathieu (Le système héral- capuchon du haubert qui tend à envelop-
que le passé nous a transmis. II n'est pas dique français, Paris, 1946, p. 13) : « Les per le cou, la nuque et tout le bas du
un domaine de l'histoire ou de l'archéo- armoiries... sont des emblèmes en cou- visage, les chevaliers prennent peu à peu
logie sur lequel l'héraldique n'ait apposé leurs, propres à une famille, à une com- l'habitude de faire peindre sur la grande
sa marque. Et cependant, l'utilité de munauté ou, plus rarement, à un indi- surface plane de leur bouclier des
cette science reste contestée. vidu, et soumis dans leur disposition et figures, géométriques, animales ou flo-
Parce qu'elle est trop longtemps res- dans leur forme à des règles spéciales qui rales, leur servant de signes de recon-
tée le domaine exclusif des généalo- sont celles du blason. Certains caractères naissance au coeur de la mêlée. On peut
1. CES CHEVALIERS
DEUX en grande tenue héraldique sont deux iconographiques, un effort a constamment été fait pour toujours
des principaux heros des romans de la Table Ronde : à gauche doter le même personnage des mêmes armoiries. Ici Bohort porte ses
Bohort, cousin de Lancelot ; à droite Gauvain, neveu du roi Arthur. armoiries habituelles d'hermine à trois bandes de gueules ; ce
Le dessin illustre un passage du roman anonyme La mort le roi sont des armes « brisées » rapport a celles de son cousin Lancelot
par
Artu (I'un desplus beaux romans médiévaux, composé vers 1220- qui est le chef d'armes de son lignage : d'argent à trois bandes de
1230) quifait s'affronter Gauvain et Bohort lors d'un tournoi donné gueules; la brisure a consistéen un changement du champ d'argent
devant Ténébroc (Edimbourg). Très tôt l'imagination médiévale a en un champ d'hermine. Quant à Gauvain, il porte les armes dont
doté les personnages légendaires d'armoiries calquées sur les armoi-on l'a ordinairementpourvu dans les textes et les miniatures du XVe
ries véritables, et au travers des textes littéraires et des documents siècle : de pourpre à l'aigle bicéphale d'or. (Dessinde R. Blachon)
parler d'armoiries à partir du moment où et duc de Normandie, qui, depuis 1127 chevaliers. Au début du XIIIe siècle,
un même personnage fait constamment (du moins si l'on en croit les chroni- toute la moyenne et petite noblesse en
peindre les mêmes figures sur son ecu et queurs) porte un écu d'azur à huit lion- est pourvue. Puis le phénomène s'étend
où des règles interviennent pour en codi- ceaux d'or, c'est-à-dire un ecu bleu orné aux autres catégories sociales : tour à
fier la représentation. Nous reviendrons de huit lions jaunes (voir lafigure 3). tour les femmes (dès 1156), les ecclé-
sur ce dernier point. Les plus anciennes D'abord réservées aux seigneurs et siastiques (vers 1200), les bourgeois
connues seraient celles de Geoffroi aux grands vassaux les armoiries sont (vers 1220), les artisans et les paysans
Plantegenêt (1113-1151), comte d'Anjou peu à peu adoptées par l'ensemble des (vers 1230), les communautés civiles
2. UN BOUCLIER PROTO-HÉRALDIQUE. Ce fragment de la broderie sonnage,représenté en plusieurs endroits, faisait usage d'un bouclier
deBayeux (vers 1080) montre deux sortes de figures décorant les bou- différent, et que les mêmes figures étaient utilisées
par les Normands,
cliers : une croix ou un sautoir et un dragon. Certains auteurs ont cru les Anglais et les Bretons.Ce ne sont donc pas des armoiries, mais de
y reconnaître des armoiries. Mais on s'est aperçu qu'un même per- simplesmotifs décoratifs, communs à tous les combattants.
(dès 1199 pour les villes) et religieuses vales (antérieures à 1500) ; sur ce mil- armoiries et en faire l'usage de son
(vers 1320) prennent des armoiries. lion, les trois quarts nous sont connues choix. Du point de vue social, le déve-
C'est essentiellement par l'usage du par des sceaux et un bon tiers sont des loppement maximum semble atteint
sceau que cet emploi des armoiries s'est armoiries roturières. dans la seconde moitié du XVe siècle.
étendu aux non-combattants. Très tôt, Géographiquement, les armoiries Par la suite, la régression de l'emploi
en effet, les chevaliers ne se contentè- sont d'abord apparues dans les régions du sceau (désormais remplacé au bas
rent pas de faire peindre les armoiries sises entre Loire et Rhin ; puis le phéno- des actes par la signature) entraîne par-
qu'ils avaient adoptées sur leur bou- mène s'est étendu et, vers 1350, toute fois celle des armoiries. Toutefois en
clier, mais les firent également figurer l'Europe est touchée par cette nouvelle France, jusqu'à la fin de l'Ancien
sur leur bannière, sur la housse de leurs mode. De même, le caractère familial et Régime, toutes les familles nobles et
chevaux, sur leur cotte d'armes et sur héréditaire des armoiries ne s'est bourgeoises portent des armoiries, de
tous les objets leur appartenant, dont imposé que lentement. En France, au même que toutes les communautés
naturellement leur sceau qui était début du règne de Saint Louis (1226- civiles (villes, corporations, confréries,
l'image même de leur personnalité juri- 1270), il n'est pas rare de voir un père et etc.) et religieuses (ordres, abbayes,
dique (voir la figure 4). Peu à peu, tous un fils, ou deux frères, porter des armes prieurés, chapitres, paroisses, etc.). En
ceux qui avaient un sceau prirent l'habi- tout à fait différentes. Ensuite ces diffé- 1696, Louis xiv décida le recensement
tude d'en orner le champ au moyen rences disparaissent, et au XIVesiècle les de toutes les armoiries portées dans le
d'armoiries, comme le faisaient les che- armoiries deviennent définitivement des royaume afin qu'elles soient consignées
valiers. C'est ainsi que l'usage des emblèmes familiaux que l'on se trans- dans un immense recueil : I'Armorial
armoiries s'est étendu aux femmes, aux met de génération en génération. Les Général. En fait, cette décision avait
clercs et aux roturiers. A cet égard un documents (sceaux, objets d'art et surtout un but fiscal : chaque personne,
fait est significatif : nous connaissons objets de la vie quotidienne) nous mon- physique ou morale, qui faisait enregis-
environ un million d'armoiries médié- trent que tout le monde a pu adopter des trer ses armes devait payer une taxe pro-
portionnelle à son rang social. Les
caisses de l'État étaient vides, et c'était
là un expédient pour les remplir. Bien
que l'enregistrement fut obligatoire, bon
nombre de familles ou d'individus négli-
gèrent de faire connaître leurs armes. Ils
furent frappés d'une amende et s'en
virent attribuer d'office, différentes de
leurs armes véritables. Finalement la
résistance des populations, notamment
celles de condition modeste qui vou-
laient bien porter des armoiries mais qui
ne voulaient pas payer la taxe d'enregis-
trement, fit échouer le projet. Celui-ci
fut définitivement abandonné en 1709.
L'Armorial général ne vit jamais le
jour, mais nous en avons conservé les
registres manuscrits qui recensent exac-
tement 120 049 armoiries. Bien que cer-
taines ne soient pas des armes effective-
ment portées mais attribuées d'office,
ces registres constituent néanmoins un
document quantitatif extrêmement pré-
cieux, qui donne une bonne photographie
de l'héraldique français sous l'Ancien
Régime et qui permet des statistiques de
toute nature (qui porte des armoiries,
vogue des figures et des couleurs, etc).
Nous avons dit plus haut comment
la Révolution partit en guerre contre les
armoiries. A partir de 1792, une véri-
table chasse aux armoiries fut organisée
à Paris et dans les principales villes de
province. Sous peine d'amende, de
confiscation ou de destruction, il fallait
les faire disparaître de tous les biens,
meubles ou immeubles, qui en étaient
ornés. Combien de particuliers durent
alors gratter leur vaisselle et leur argen-
terie, canceller leurs titres, lacérer leurs
reliures, retourner leurs plaques de che-
minée, marteler leur linteau de porte !
Et l'on sait comment fut abattue, en
août 1793, la flèche de la Sainte-
Chapelle, sous prétexte qu'elle était,
partiellement, décorée de fleurs de lis.
Cette « Terreur héraldique » ne cessa
qu'en 1795-1796. Napoléon rétablit les
armoiries en 1808 en même temps qu'il
rétablit la noblesse, à qui il en réserva
l'usage. La courte période de 1808-
1815 fut donc le seul moment en France 3. PLAQUE FUNÉRAIRE ÉMAILLÉE DE GEOFFROI PLANTEGENÊT :comte le d'Anjou et
où le port d'armoiries fut réservé à une duc de Normandie, Geoffroi Plantegenêt (1113-1151), est en grande tenue d'apparat. Il
classe sociale. Puis Louis XVIII abolit les tient un bouclier incurvé, sur lequel sont figurés des lions d'or sur champ d'azur, qui ont
décisions du Premier Empire, et dès la longtemps etc considéréscomme les plus anciennes armoiries connues.La plaque en effet
seconde Restauration (1815), chacun fut ne date que des années 1155-1160, mais une chronique (rédigée vers 1175-1180), celle du
de nouveau libre de porter les armoiries moine de Marmoutier, Jean Rapicault, nous raconte qu'en 1127 lors de son adoubement
de son choix. Geoffroi aurait reçu de son beau-père Henri Ier un bouclier « d'azur semé de lionceaux
d'or » dont il aurait ensuite fait usage jusqu'à sa mort. Beaucoup d'héraldistes ont pris cette
C'est encore aujourd'hui le principe
date de 1127 pour l'acte de naissance des armoiries car on n'en connaît point d'anté-
en vigueur : tout le monde peut adopter rieures. Aujourd'hui certains chercheurs contestent le témoignage tardif de la chronique de
des armoiries et en faire l'usage qu'il lui Jean Rapicault, et considèrent ces armoiries comme posthumes. D'autant qu'il existe un
plaît. II n'est pas jusqu'aux pays de l'Est sceau de Geoffroi Plantegenêt daté de d'armoiries,
1149, qui nealors
présente aucune trace
où l'héraldique ne connaisse une vogue qu'à cette date d'autres grands personnagesen utilisaient déjà.
certaines peuplades africaines et océa- plante. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, cer-
niennes ont, à un moment ou à un autre taines armoiries, divisées en de mul-
de leur histoire, utilisé des emblèmes tiples quartiers afin de rappeler toutes
présentant avec les armoiries occiden- les alliances ou ascendances d'un per-
tales des ressemblances indéniables, mais sonnage, comportent une grande quan-
dont la composition n'a jamais été codi- tité de figures, au point d'en devenir par-
fiée par des règles impératives. fois illisibles. Cette époque correspond
La principale des règles du blason d'ailleurs à un certain dessèchement de
concerne les couleurs. Celles-ci n'exis- l'héraldique, qui sombre dans un didac-
tent qu'en nombre limité et portent des tisme excessif et s'encombre d'une foule
noms particuliers : or (jaune), argent de termes, règles et figures inutiles.
(blanc), gueules (rouge), sable (noir), Le dessin des figures du blason est
azur (bleu), sinople (vert) et pourpre régi par certaines lois qu'il est nécessaire
(violet-brun). En outre, elles ne peuvent de respecter. Il faut savoir que les figures
pas s'employer indifféremment. Le bla- géométriques doivent avoir des propor-
4. UN SCEAU DU XIIIe SIECLE : moulage
son, en effet, répartit ces sept couleurs en tions définies et que les animaux sont
d'un sceau de Gui VI Comte de Forez, deux groupes : dans le premier sont ran- représentés d'une manière convention-
appendua un document daté de 1242. L'écu
gées l'or et l'argent ; dans le second, le nelle, n'ayant parfois que peu de rapport
est orne d'un dauphin héraldique. Les
gueules, le sable, I'azur, le sinople et le avec la réalité. Afin d'être vus de loin,
sceaux forment la principale source pour
étudier les armoiries médiévales. Ils existent pourpre. La règle fondamentale veut que ils sont aussi stylisés et toutes les parties
dès l'apparition des armoiries (XIIesiècle) et l'on ne juxtapose ni ne superpose deux pouvant les faire reconnaître (tête,
concernent toutes les régions et toutes les couleurs appartenant au même groupe. queue, griffes, bec, etc.) sont exagérés.
catégories sociales. On evalue à près d'un Prenons le cas d'un écu orné d'un lion, la C'est ainsi que le lion est figuré vertica-
million environ le nombre des sceaux armo- figure héraldique la plus fréquente : si le lement, dressé sur sa patte postérieure
riés que le Moyen Age nous a laissés. Hélas, champ de cet écu est de gueules (rouge), droite, sa tête énorme vue de profil et le
cessceauxn'indiquent pas les couleurs, qui le lion ne pourra être que d'or (jaune) ou panache de sa queue retombant vers son
sont l'élément essentiel des armoiries. d'argent (blanc). Un lion d'azur (bleu) dos. Le léopard, au contraire, se dis-
ou de sable (noir) posé sur un champ de tingue du lion en ce qu'il est représenté
florissante par le biais de l'embléma- gueules constituerait une hérésie. Cette horizontalement, la tête vue de face et le
tique urbaine et administrative. En règle fondamentale se rencontre dès panache de la queue tourné vers l'exté-
Pologne, en Tchécoslovaquie, en l'apparition des armoiries, c'est-à-dire rieur. L'aigle (féminine en héraldique)
Hongrie et en Roumanie, toutes les com- dès le milieu du XIIe siècle. On suppose est représentée aplatie, le corps de face,
munes possèdent des armoiries qui sont qu'elle a été empruntée aux bannières la tête de profil, les ailes et les serres
représentées, au-dessous du nom, sur un (dont l'influence sur les premières armoi- étendues. Même le dessin des monstres
panneau à l'entrée de la ville. La figure 9 ries a certainement été considérable) et -créatures dont l'anatomie est dans l'art
présente un bon exemple d'héraldique qu'elle est liée à des questions de visibi- toujours fort instable-est codifié par le
administrative contemporaine. lité. Il ne faut pas oublier que les pre- blason : la licorne, par exemple, dont les
mières armoiries, toutes bichromes, sont armoiries font un grand usage à partir du
Les règles du blason au départ, comme les bannières, des XVesiècle, a la tête et le corps du cheval,
signes visuels de reconnaissance sur les la barbe du bouc, les pattes du taureau,
L'usage courant fait des mots armoi- champs de bataille et de tournoi. Or vu de la queue du lion et possède en outre une
ries et blason des synonymes. C'est là loin le rouge se distingue mieux lorsqu'il corne au milieu du front.
un abus de vocabulaire. Pour le spécia- est placé à côté du blanc ou du jaune que Plus que par le dessin et les règles
liste, le mot blason-dont l'étymologie lorsqu'il a pour voisin du bleu, du noir ou de composition, c'est par la langue du
reste obscure-désigne l'ensemble des du vert. Quelle qu'en soit l'origine, la blason que les profanes sont le plus sou-
règles, figures et termes héraldiques. règle de l'emploi des couleurs a toujours vent déroutés. Cette langue, qui semble
Ainsi devant un écu d'azur semé de été appliquée ; les exceptions ne dépas- ésotérique, utilise un vocabulaire et une
fleurs de lis d'or, on pourra dire « voici sent pas un pour cent des cas. syntaxe qui aujourd'hui lui sont
les armoiries du roi de France », mais Les figures utilisées par le blason propres, mais qui au Moyen Age ne se
pas « voici le blason du roi de France ». sont nombreuses et diverses, mais il distinguaient guère du vocabulaire et de
Les armoiries se composent de deux n'en a pas toujours été ainsi. Jusqu'au la syntaxe ordinaires. Au XIIIe siècle, les
éléments : des figures et des couleurs. A XIVe siècle, il s'agit surtout de figures hérauts d'armes qui décrivent à haute
l'intérieur de l'écu, les unes et les autres géométriques, obtenues en divisant l'écu voix les armoiries des participants à un
ne peuvent pas être employées ni asso- par un certain nombre de lignes simples, tournoi sont compris de tout le public.
ciées n'importe comment. Elles obéissent d'animaux (environ une vingtaine Les termes de couleurs, par exemple,
à des règles de composition, peu nom- d'espèces) et de végétaux. Ensuite, le dont nous avons parlé plus haut, ne sont
breuses mais permanentes et obligatoires. nombre des figures augmente : la faune pas réservés au blason : on les ren-
Ce fait est important car il met en valeur et la flore se diversifient, des bâtiments, contre, dans les textes médiévaux,
la différence essentielle qui existe entre des armes, des objets de la vie quoti- appliqués aux vêtements, aux objets,
l'héraldique européenne et les systèmes dienne entrent dans les écus. En outre, aux paysages, etc. Le « décrochement »
emblématiques utilisés par d'autres civi- les figures se combinent entre elles : un entre le vocabulaire héraldique et le
lisations. C'est ainsi que les japonais, les écu peut comporter à la fois une parti- vocabulaire ordinaire semble dater du
Mamelouks, les Incas, les Esquimaux, tion géométrique, un animal et une XVe siècle.
Toutefois, contrairement aux appa-
rences, on peut, aujourd'hui encore, avec
un petit nombre de mots (peut-être une
quarantaine) décrire correctement envi-
ron 80 pour cent des armoiries connues.
Un effort d'une heure ou deux suffirait
au non spécialiste pour pallier une diffi-
culté linguistique qui lui semble à pre-
mière vue insurmontable. En fait c'est
surtout au XVIIesiècle que le vocabulaire
héraldique a été encombré par nombre
de termes inutiles. A cette époque, on a
forgé des mots extraordinaires, comme
le substantif proboscide qui est le nom
héraldique de la trompe d'éléphant
(figure d'un emploi rarissime), ou bien
l'adjectif miraillé qui qualifie les plumes
de la queue d'un paon (animal également
rare) lorsqu'elles sont semées de petites
taches d'une couleur particulière ! De
telles puérilités ont fait beaucoup de tort
à l'héraldique.
L'héraldique traditionnelle
du Saint Empire
Mechthild Schulze-Dörrlamm
4. L'ORNEMENTATION DE LA PLAQUE
frontale de la couronne impériale-la plus
grande des huit plaques-est d'une extrême
diversité. La base d'or qui se trouve sous
chacune des pierres précieuses est ajourée,
laissant ainsi passer la lumière. Les grosses
pierres sont ftxifes par plusieurs gyiffes dor
a trois doigts disposées symétriquement :
elles sont entouréespar une double rangée
de perles. Ces chaînettes sont reliées par des
boules d'or de bonne taille, soudées et ayant
l'apparence de maillons : cette caractéris-
tique est déterminante pour la datation. Les
grosses boules d'or, quant à elles, sont
maintenues par au moins quatre minces
tigettes d'or battu, non visibles sur cette
photographie. Les grosses perles sont
enchâsséesdans des rangs de petites perles ¡
elles sont traversées par un fil, de sorte
qu'elles semblent flotter librement. Perles et
pierres précieuses sont disposées en une
sorte de grille ; I'espace libre est couvert de
petits pendentifs d'or (constitués de rangs
de perles coudées), de fines tigettes d'or et
de croix. Ces dernières ont été confection-
nées avec un fil d'or ; elles sont surmontées
de petites pyramides eomposées de menues
boules d'or.
5. SUR L'UNE DES PAQUES du bandeau de la couronne on recon- observepour la première fois des représentations de couronne avec
naît, sous forme d'émaux, le roi Salomon (à gauche). Celui-ci porte de telles bandes. Elles constituent, de ce fait, des preuves impor-
une couronne aplatie, surmontée d'un cimier, une tunique ajustée tantes que les émaux desplaques de la couronne et,partant, du ban-
qui lui descend jusqu'aux genoux et un grand manteau retenupar deau tout entier ne peuvent dater du Xe siècle, mais seulement du
Ézechias (à droite), qui apparaît
une broche sur l'épaule gauche. Sur le bord du devant du manteau, début du XIesiècle. A cote du roi
une application de tissu rectangulaire de couleur différente (de cou- assis sur son trône, se trouve le prophète Isaïe tenant une bannière.
leur bleue) attire l'attention. Elle ressemble au tablion que portaient, Les mots inscrits sur celle-ci sont :ECCEADICIAM SVPERDIESTVOS XV
sur leur cape, les officiers de l'armée byzantine. Il s'agit d'un détail ANNOS(« J'ajouterai quinze années à ta vie »). Rien n'oblige cepen-
capital indiquant que ces émaux n'ont pu être réalisés que par un dant à supposerque cesparoles constituent une allusion au destin
orfèvre originaire d'un pays méridional, probablement un Italien; à personnel de l'empereur Otton Ier et, en particulier, à la grave mala-
la différence des artistes méditerranéens, les Allemands du haut die dont il a souffert en 958 et après laquelle il a gouverné, à l'instar
Moyen Age n'avaient pas l'habitude de représenterdes capesde ce d'Ézéchias, 15 années de plus. Tous les empereurs étaient ainsi
type. Des bandes étaient suspenduestant à la couronne aplatie du exhortés à s'en remettre à la grâce de Dieu ; de même, les autres
roi Salomon qu'à cellesdes autres rois de l'Ancien Testament.C'est personnages rappellent probablement les trois vertus cardinales
sur despersonnagesde l'époque d'Henri II (1002 à 1024) que l'on d'un souverainchrétien : sagesse, justiceet crainte de Dieu.
Arguments en faveur riens à l'encontre de la datation proposée d'autres objets dont la datation est
de Conrad n pour le bandeau de la couronne : les incontestable-l'époque à laquelle cor-
alentours de l'an 980 ou antérieurement. respond un objet donné ; dans un
Cet échantillon d'hypothèses contra- C'est ce qui m'a amenée-à la deuxième temps seulement, on peut ten-
dictoires témoigne que les méthodes uti- faveur de la préparation d'une exposi- ter d'établir une corrélation avec des
lisées pour déterminer la date exacte de tion consacrée aux Francs saliens-à événements historiques déterminés.
fabrication du bandeau de la couronne entreprendre une recherche sur la base Par « analyse complète », on entend
n'étaient pas adéquates. Même si les dif- de méthodes utilisées pour la datation et la datation et la recherche de la prove-
férents arguments paraissent plausibles, la détermination de l'origine des trou- nance de tous les détails de la décora-
la preuve qui mettrait un point final à la vailles archéologiques : la première tion, et non pas seulement de quelques-
discussion faisait défaut. Par ailleurs, il étape consiste à établir avec certitude- uns que l'on aurait sélectionnés. J'ai
semble surprenant que, jusqu'à présent, en se fondant exclusivement sur une dressé une liste exhaustive des éléments
on n'ait pas pris en compte les objections analyse complète de la forme et des ornementaux de la couronne, puis j'ai
critiques formulées par quelques histo- détails, et sur une comparaison avec procédé à des comparaisons pour savoir
sur quelles autres pièces d'orfèvrerie,
datées avec fiabilité du IXe à la fin du
XIe siècle, apparaissent les mêmes élé-
ments (dans certains cas, j'ai eu recours
à des datations récentes). De surcroît,
j'ai intégré à mon étude des informa-
tions archéologiques qui n'avaient
guère été prises en compte ou qui
venaient d'être découvertes.
Au moyen d'un « tableau combina-
toire », où des objets anciens de réfé-
rence sont classés par ordre chronolo-
gique, tous ont été comparés avec les
ornements du bandeau de la couronne.
Aucune similitude importante n'est
apparue entre la couronne impériale et
des oeuvres d'orfèvrerie ottoniennes
antérieures à l'an 1000.
La même remarque vaut pour la
croix antique de l'abbesse Mathilde.
C'était pourtant le critère que Fillitz
avait utilisé pour donner une date aussi
ancienne au bandeau de la couronne.
Dans de rares cas seulement, les pièces
d'orfèvrerie ottoniennes citées présen-
tent plus d'un détail commun avec les
plaques de la couronne. En revanche,
les coïncidences sont plus nombreuses
(de trois à sept détails caractéristiques)
entre la couronne impériale et les
oeuvres d'orfèvrerie datant de l'époque
d'Henri ii, de Conrad H et d'Henri III.
De telles corrélations montrent que le
bandeau de la couronne, en dépit de
quelques formes décoratives relative-
ment anciennes, n'a pas pu être fabriqué
au cours du x° siècle, mais seulement au
début du XIe.
Parmi les ornements les plus
anciens, citons les grosses perles qui
sont entourées d'un collier de petites
perles. Ces perles sont enfilées sur un fil
d'or fixé à ses deux extrémités à la 6. LA CROIXFRONTALE est une adjonction
grosse perle qui semble suspendue sur postérieure à la création de la couronne,
le sertissage ajouré. puisqu'il n'existe, sur le bandeau, aucune
Ce mode de fixation d'un objet était rainure destinée a sa fixation. Elle a été
couramment utilisé dans la région médi- fixée, provisoirement semble-t-il, derrière le
tenranéenne, depuis la fin de l'Antiquité saphir supérieur de la plaque frontaleet, du
fait de la présencedu cimier, elle est légère-
jusqu'à une période bien avancée du
haut Moyen Age. La preuve nous en est ment inclinee vers l'avant. La face anté-
rieure de la croix est ornée de pierres pré-
fournie par des boucles d'oreilles byzan- cieuses, de perles, de petites boules d'or
tines, en forme de demi-lune, de la enfilées et de motifs sertis en filigrane. Sur
seconde moitié du x'siècle. En la face interne, l'image d'un Christ crucifié
revanche, en Allemagne, ce type de est gravée au burin et ntellee (les ciselures
monture des perles n'existe sur aucune sont incrustées d'émail noir). La croix
des pièces d'orfèvrerie antérieures à frontale ressemble simultanément aux
l'époque du règne de l'empereur Henri n plaques qui constituent le bandeau et à la
(1002 à 1024). Cela indique que le ban- grande croix impériale que 1'empereur
Conrad II avait fait réaliser vers l'an 1030
deau de la couronne impériale ne saurait
dater d'avant l'an 1000. pour y conserver la Sainte Lance (acquise
Les fixations au moyen de griffes par Henri Ier et constituant jusqu'alors
l'insigne impérial), ainsi qu'une autre
constituées de trois doigts, c'est-à-dire relique, une grosse écharde de la Sainte
non soudées à une monture d'or battu, Croix, offerte par l'empereur de Byzance.
7. LE CIMIER DE LA COURONNE IMPÉRIALE est fixé au bandeau.perles Il et des pierres précieuses. En outre, ces montures ne sont pas
est orné d'une crête formée de huit plaques d'or qui portent, sur seulement polies, mais brunies. Sur le bandeau de la couronne se
leurs deux faces, des écritures de perles ».Le cimier se différencie trouvaient, à l'origine, des rainures destinées à fixer le cimier. On
desplaques d'or qui forment le bandeau de la couronne non seule- ne peut affirmer avec une absolue certitude que l'actuel cimier s'est
ment par le titre de son or et par la taille desperles enfilées, mais substitué à un autre, plus ancien. On note cependant qu'à un
aussi par la simplicité des sertissures, en forme d'alvéoles, des moment donné, il a étécasséet réparé.
ne sont apparues en Allemagne qu'après Seuls les éléments décoratifs les tingue du bandeau de la couronne et de
l'an 1000-pour être plus précis, sur la plus récents sont déterminants pour la la croix frontale par le titre de l'or, la
croix de l'impératrice Gisèle, achevée datation, et le bandeau de la couronne taille des pierres précieuses et la gros-
en 1006, et qui est conservée à Munich. ne fut certainement pas fabriqué pour seur des perles enfilées. Il est certaine-
Dans l'agencement caractéristique des Henri II, mais peut-être pour Conrad II. ment dû à des mains autres que celles
pierres précieuses des plaques de la En revanche, on ne peut retenir une date qui ont exécuté le bandeau et la croix, et
couronne impériale-c'est-à-dire en nettement ultérieure-comme celle du il a peut-être été fabriqué à une autre
alternance avec de grosses boules d'or couronnement du roi Conrad 111en date. Or, il est évident que, dès l'ori-
libres-les griffes d'or ne sont utilisées, 1138, hypothèse qui avait été proposée gine, il avait été prévu qu'il y aurait un
en orfèvrerie, qu'au début de l'époque par Hans Constantin Faussner, car les cimier, puisque les rainures dans les-
des Saliens. nombreux ornements et, surtout, les quelles il est fixé sont bordées du même
Citons pour exemple les deux combinaisons caractéristiques de formes rang de perles que ceux qui ornent les
fibules d'or de Minden et de Schleswig, décoratives, étaient déjà obsolètes au faces internes des plaques de la cou-
ainsi que la croix frontale de la cou- cours de la première moitié du XIIe ronne. Par ailleurs, le fil ne présente
ronne impériale, dont le style est inter- siècle. aucune marque indiquant qu'il aurait été
médiaire entre celui des plaques de la modifié postérieurement. Rien ne per-
couronne et celui de la croix impériale Le cimier et met d'affirmer avec certitude que
de Conrad ii. Celle-ci est conservée, la croix frontale ajoutés l'actuel cimier est venu se substituer à
ainsi que la couronne, dans la chambre un autre, plus ancien. Si le bandeau de
du trésor du palais impérial de Vienne. Conrad II a été couronné roi quatre la couronne avait été réalisé à l'époque
D'une hauteur de 77 centimètres, elle jours après avoir été élu dans cette fonc- où Henri II gouvernait-éventualité qui,
est couverte, sur sa face antérieure, de tion à Mayence, en 1024 ; aussi peut-on pour des raisons stylistiques, ne peut
pierres précieuses, de perles, de penden- supposer qu'il a fait fabriquer le ban- être totalement écartée-, il est alors
tifs de filigrane et d'ornements en or. deau de la couronne impériale pour son possible qu'il y ait eu un cimier portant
Sur les branches, l'enfilade des rangs de couronnement, à Rome, en 1027. A le nom dudit empereur. Une hypothèse
perles est typique. l'occasion de cette cérémonie, ou peut- est plus plausible : Conrad II, après
Les boules d'or apparaissent en être peu de temps après, le cimier est avoir été couronné roi (cérémonie au
Allemagne pour la première fois au venu parachever la couronne. Le dernier cours de laquelle il lui a certainement
début de la période salienne. Il en va de élément a été la croix frontale, ajoutée fallu utiliser la couronne d'Henri II, vu
même des pierres précieuses fixées par vers 1030. L'analyse qui suit concerne la brièveté du laps de temps entre son
de simples griffes d'or à leur sertissure précisément l'historique de ces deux élection et la date de son couronne-
de perles enfilées. pièces rapportées. Le cimier se dis- ment), s'est fait fabriquer une couronne
neuve ; il a demandé, à toutes fins L'orfèvre de la couronne La croix et le cimier de la couronne
utiles, qu'elle soit munie de rainures était-il italien ? impériale ayant été, de toute évidence,
pour pouvoir y insérer un cimier. Par fabriqués par d'autres mains que le ban-
conséquent, seul Conrad u a pu ajouter Toutefois mon analyse de tous les deau, il est impossible d'affirmer si ces
un cimier, à l'époque où il a été cou- éléments décoratifs a livré un grand trois éléments ont été réalisés dans des
ronné empereur ou à une date ultérieure, nombre d'indications nouvelles concer- lieux distincts ou par plusieurs artisans
puisque le droit de porter une telle cou- nant l'origine de l'artiste qui a fabriqué dans un même atelier. La grande homo-
ronne était l'apanage exclusif de les plaques du bandeau de la couronne. généité des formes ornementales incite
l'empereur. La présence de ces rainures Ainsi, presque toutes les formes orne- cependant à penser que la croix frontale
réfute également la théorie selon mentales s'inspirent de l'orfèvrerie de la couronne impériale a pu être
laquelle le bandeau de la couronne méditerranéenne, et, pour quelques- l'oeuvre du même orfèvre que la grande
pourrait être un élément prélevé sur la unes, c'est l'unique provenance pos- croix impériale fabriquée à la demande
couronne royale de Bourgogne. sible. Son auteur était un orfèvre origi- de Conrad ii.
Pour la croix frontale, pourvue naire d'un pays méridional, sans doute Ainsi nous pouvons proposer une
d'une patte de fixation, il n'existe, en l'Italie. réponse satisfaisante à la question :
revanche, aucune rainure correspon- Les plaques d'or, qui portent des pourquoi la couronne impériale person-
dante. Elle a donc été fixée, de façon émaux sans relief, constituent un indice nelle de Conrad II est-elle devenue la
provisoire, entre la rainure située sur le capital : l'émail fondu est au même couronne impériale traditionnelle et la
devant du cimier et la pierre précieuse niveau que les parties non émaillées de plus importante de tous les emblèmes
supérieure de la plaque frontale. En la plaque. La surface de ces émaux, de l'empire ? Jusqu'à l'époque de son
outre, le bord avant du cimier est étonnamment grande, constitue une prédécesseur, Henri II, le principal
incurvé et la croix est ainsi légèrement caractéristique typique des oeuvres insigne impérial avait été la Sainte
inclinée vers l'avant. Si la croix avait byzantines et italiennes des xi'et Lance, et non pas la couronne impé-
été plus ancienne que le cimier et si elle XIIe siècles.En revanche, ces émaux sont riale. Les souverains médiévaux avaient
avait été prévue dès le début, on est en dépourvus de bordure de perles enfilées même coutume de posséder plusieurs
droit de penser que l'on n'aurait pas ou de filigrane qui étaient chose cou- couronnes dont ils pouvaient, à leur gré,
recouru à ce bricolage. rante en Allemagne. faire cadeau. La Sainte Lance, en
Venons-en maintenant aux orne- Par ailleurs, les rois de l'Ancien revanche, leur appartenait en propre.
ments de la croix. Nous avons déjà dit Testament, représentés sur ces émaux, Le transfert d'importance symbo-
qu'on peut les situer, pour ce qui est de portent un vêtement comportant une lique de la Sainte Lance à la couronne
leur style, entre les plaques du bandeau application rectangulaire de toile ; cette impériale se justifie pleinement si l'on
de la couronne, réalisées avant 1027, et application était située au bord du tient compte de la conception entière-
la croix impériale qu'a fait fabriquer devant du vêtement (voir la figure 5). ment nouvelle, plus abstraite,
Conrad II en 1030, pour y conserver Elle ressemble au tablion qui apparais- qu'avaient les Saliens de l'État ; ceux-ci
deux reliques : la Sainte Lance, acquise sait sur la cape (la chlamyde) des offi- établissaient en effet une distinction
par Henri Ier (qui gouverna de 919 à ciers de l'armée byzantine. Les artistes entre la personne privée du souverain et
936), et un fragment de bois de la croix allemands du haut Moyen Age ne repré- le titulaire de la charge. C'est une idée
du Christ, don de l'empereur de sentaient pas de vêtements de ce type, que l'on a vu apparaître pour la pre-
Byzance. Avec l'adjonction postérieure contrairement aux artistes italiens mière fois dans un discours prononcé
de la croix frontale, Conrad II a proba- comme ce maître qui, en 1075, sur la par Conrad n devant les habitants de
blement désiré que sa couronne res- demande d'Henri IV, illustra un manus- Pavie. Ceux-ci, à la mort de son prédé-
semble davantage à celle de l'Empire crit à Rome avec des miniatures du roi cesseur, avaient démoli le palais impé-
byzantin, dont elle s'inspirait déjà Salomon. rial de leur ville. Conrad II leur fit savoir
beaucoup. II est aussi possible qu'il ait Dire que « le maître des plaques de qu'ils avaient commis un acte répréhen-
fait arracher une minuscule écharde de la couronne » était méridional ne signifie sible : « Bien que le roi soit mort,
bois de la croix du Christ pour la placer pas qu'il travaillait nécessairement dans I'Empire perdure, ainsi que perdure un
dans la croix frontale, par exemple à une contrée au Sud des Alpes. Il pou- navire dont le timonier n'est plus. »
l'intérieur de la perforation du grand vait, au contraire, appartenir à la suite Henri III, fils et successeur de
saphir central. Ce faisant, il aurait de l'empereur, à l'instar d'autres nom- Conrad n, ne fit fabriquer, après la mort
caressé l'espoir que cette précieuse breux artistes byzantins ou italiens, ou de son père, aucune nouvelle couronne,
relique non seulement sanctifierait la s'être établi, à cette époque, dans une contrairement aux usages en vigueur
couronne, mais conférerait en même des grandes villes de la Rhénanie. jusqu'alors. En portant la couronne de
temps à l'Empire la protection spéciale Cet atelier aurait très bien pu être à son prédécesseur, il instaura, sciem-
et la bénédiction de Dieu. L'origine de Mayence puisque la ville était, à ment, une nouvelle tradition. Il est cer-
la couronne est presque aussi contro- l'époque, une place commerciale impor- tain qu'il a voulu marquer par là que la
versée que sa datation. La plupart des tante et le centre d'un des plus grands couronne impériale était à ses yeux, le
historiens de l'art en attribuent la pater- archevêchés de l'empire. C'était, en symbole de l'empire et de la dignité
nité à un orfèvre allemand dont l'atelier outre, le siège permanent de l'archi- impériale et que, pour cette raison, elle
aurait été situé dans les lieux les plus chancelier allemand, le lieu de couron- subsisterait, à l'égal des institutions
divers de l'Empire allemand de nements, de synodes, de diètes et autres elles-mêmes, à la mort de chacun des
l'époque : à Fulda, à Cologne, à événements importants. Enfin et sur- souverains. Il est de fait que la couronne
Mayence, à Ratisbonne, à Reichenau ou tout, les empereurs saliens se rendirent a survécu, y compris au Saint Empire
en Lorraine ! souvent à Mayence. romain germanique lui-même.
L'art du trait XIIIe siècle
au
Roland Bechmann
5. PROCÉDÉDE TAILLE
LA DES CLAVEAUX D'UNE VOÛTE PLATE. Le croquis de Villard de
Honnecourt (a) est longtemps resté énigmatique. L'auteur indique : «Par ce moyen, on
taille des pendants réglés. Mettez le bas en haut. » Il fallait comprendre que le trapèze ABDC
(schéma b) représentela clef de voûte qu'on doit retourner, et que les trapèzes ABEC et
ABDF définissent les claveaux qui l'entourent. Villard utilise les propriétés des angles
alternes-internes : les angles BAC et ACX sont égaux, les angles BAC et ACD sont donc
supplémentaires; de mêmepour la partie droite de la figure (qui est symétrique). Ce tracé
ingenieux assure la précision des angles à la découpe (c), permet l'ajustement précis des cla-
veaux (d), et réduit la place occupéepar l'épure sur le parchemin ou sur l'aire de traçage.
6. VOÛTEPLATE AVEC ÉBRASEMENT, destinée à recevoir une fenêtre un claveauA juste au-dessusde la baie est moins aigu que pour un
ou une porte. Les claveaux formant le linteau de la baie (A) ne sont claveau B de la voussure supérieure(c). C'est ce que le croquis de
pas taillés sur le mêmemodèleque ceux qui sont situés plus haut, sur ViUard rappelle (f) : « ainsi taille-t-on une voussure réglée ». Il donne
l'arrière voussure(B), donc plus loin du centrede convergence.Mais la coupe horizontale de la baie(en gris, correspondantà la coupe e).
tous les plans dejoints doivent converger sur le même axe passant Puis il montre deux claveaux A et B (en vert) situés a des distances
par le centre O (b). Pour avoir des claveaux de largeur similaire sur différentes du centre, mais ayant la même largeur sur l'intrados,
les intrados, I'anglede convergenceentre les deux plans de joint pour commel'indique un mêmenombre degraduationssur chacun d'eux.
taines machines de chantier (par étaient constituées de pierres taillées, L'établissement de ces modèles est
exemple pour transporter des colonnes) limitaient les problèmes de stéréotomie. un travail délicat et coûteux. On en
et même des engins de guerre. En revanche, au Moyen Age, les réduit le nombre au moyen de la stan-
Cependant il ne donne aucune indi- ouvriers sont payés selon la tâche qu'ils dardisation des éléments, mais aussi,
cation sur la manière de tailler les effectuent et selon leur qualification. Le chaque fois que c'est possible, on
pierres ou de réaliser les charpentes, tailleur de pierre utilise des modèles éta- cherche à s'en passer. Dans son manus-
comme si l'architecte ne daignait pas se blis par le maître d'oeuvre. Ces « molles » crit, Villard de Honnecourt exprime à
mêler de tels travaux manuels. sont découpés dans de fines planches de plusieurs reprises ce souci permanent. Il
Puisqu'on utilisait des esclaves, on peut bois et représentent, en grandeur réelle, explique comment « tailler sans molle »
penser que l'économie de main-d'oeuvre les différentes faces des pierres. II suffit un sommier de voûte (la pièce qui sup-
avait peu d'importance et qu'on effec- au tailleur de pierre de poser son modèle porte la retombée de la voûte) ou com-
tuait sur place des mises au point, des à plat sur l'une des faces de la pierre à ment donner sa courbe à un claveau.
retailles et des ravalements. En outre, tailler et de déterminer le profil exact en Ailleurs, il donne la recette pour tailler
dans l'architecture romaine, l'usage suivant le tracé. Seules les faces placées les molles d'un claveau d'arc ou d'une
répandu de la brique et la construction contre une maçonnerie de blocage sont pierre dont la face extérieure, dans le
de blocage, dont seuls les parties visibles laissées brutes. cas de la flèche d'une tour, présente du
7. DESSIN DE LA VOÛTE BIAISE montrant le principe des ment petite (b). Dans le passage de la voûte, les traces des plans de
« arceaux » successifs (a) : chaque arceau est parallèle au mur exté- joints dessinent alors des ellipses : on a représenté trois de ces joints
rieur et décalé par rapport au précédent. Le dispositif avec joints en couleurs sur la vue de face (figure du haut), ainsi que leur pro-
continus est réalisé en supposant des arceaux d'épaisseur infini- jection sur le plan horizontal (figure du bas).
8. VILLARD DE HONNECOURT note : « de cette façon on taille une dix claveaux (ce qui signifierait qu'il y a un joint axial, donc que
voussure biaise » (a). Son dessin est une coupe horizontale de la l'arc est brisé ; les quatre traits sur le côté du triangle rectangle
voûte biaise. Le triangle rectangle dont l'hypoténuse est le long de donnent bien les quatre joints d'une demi-voûte). Sur l'épure (b),
la paroi du passage voûté porte quatre traits sur son petit côté qui on a figuré une voûte plus simple, en plein cintre, a sept claveaux
est a l'alignement du parement du mur. En les joignant, par des seulement. On a rabattu les plans de joints successifs autour d'un
segments de droite, au sommet oppose du triangle, on obtient axe horizontal perpendiculaire au plan du mur et passant par le
l'angle (qui varie a chaque claveau), entre les deux arêtes de la centre de l'arc de tête ; cela a permis de les dessiner et de les super-
pierre, sur le plan de joint des claveaux successifs ; ces petits traits poser. Au-dessous de l'épure, on a figure, séparément, les profils
permettent ainsi au tailleur de pierre de tracer et de découper les de chacun de ces joints du côté du passage ; on a aussi dessiné les
modèles des faces correspondantes des claveaux. En fait, les arêtes quatre joints d'une demi-voûte déduite du croquis de Villard (c).
des claveaux définies par ces segments devraient être des segments Sur le parement du mur, la longueur du joint est constante et cor-
d'ellipse très aplatis et non des droites. Si les pierres sont taillées respond à l'épaisseur de l'arc de tête, entre l'intrados et l'extrados.
selon des droites, un léger ravalement sera nécessaire sur la paroi Bien sûr, si l'arc de tête est en plein-cintre, la section droite du
de la voûte : c'est ce que montre l'équerre (en vert) dont une passage est une ellipse ; inversement, si cette section est circulaire,
branche est posée contre l'intrados, et dont l'autre forme une I'arc de tête est une ellipse. De tels passages voûtés, biais, notam-
angle constant avec le parement du mur. Les neufpetits traits mar- ment ceux construits au XIXe siècle, sont souvent en ellipse ou en
qués de l'autre cote de la voûte indiquent qu'il y a neuf joints, soit anse de panier.
« fruit » (c'est-à-dire une inclinaison vers La poussée exercée par une voûte les dessins techniques de Villard. Sa
l'intérieur de l'édifice). Il indique aussi étant d'autant plus forte que la voûte est méthode consiste à retourner le tracé de
différentes recettes pour tailler une clef moins élancée en hauteur, celle des la clef (le claveau central) et à utiliser la
d'arc brisé, un voussoir par « échelons », voûtes plates est considérable. Elles propriété d'égalité des angles alternes
un claveau de voûte plate, un gabarit de doivent être parfaitement contre-butées. internes. Autrement dit, il superpose les
nervure, un sommier recevant une série La taille des pierres d'une telle voûte angles égaux de deux claveaux voisins
d'arcs d'une croisée d'ogive. doit être précise, afin que les claveaux, grace au retournement de l'un d'eux.
Les dessins techniques du manuscrit dont certains sont comprimés seulement Ce croquis représente les faces
de Villard de Honnecourt ont longtemps dans leur partie supérieure, ne risquent visibles des claveaux d'une voûte plate,
été négligés par les érudits ; I'archéo- pas de glisser. Toute irrégularité dans la les joints correspondants se superposant
logue Jules Quicherat les estimaient taille des claveaux peut entraîner des exactement sans risque d'erreur, et les
« d'une barbarie surprenante ». En fait, déformations et éventuellement l'écrou- angles adjacents étant, par construction,
ils servaient d'aide-mémoire à leur lement de la voûte. Il est d'autant plus supplémentaires. Le principe de retour-
auteur : ce sont des croquis, non des difficile de tailler ces claveaux qu'ils nement et de superposition permet aussi
épures. Leur étude attentive m'a montré ont chacun une forme différente : de de réduire les dimensions de l'épure
que les constructeurs de cette époque l'axe de symétrie de la voûte jusqu'aux nécessaire. A cette époque, on effectue
connaissaient des méthodes savantes de points d'appuis, chaque joint du claveau les tracés en grandeur réelle, sur une
stéréotomie qui ne seront dévoilées fait un angle différent avec l'intrados. paroi ou sur une aire coulée au sol
(partiellement) que trois siècles et demi Comme on ne peut compter sur le mor- même de l'église en construction,
plus tard par Philibert Delorme et plus tier pour compenser les erreurs de taille, encombrée par le matériel, les maté-
complètement au XVIIe siècle par les claveaux sont aussi soigneusement riaux et les échafaudages ; tout gain de
Mathurin Jousse-sous le titre signifi- taillés que s'ils étaient posés « à sec » place importe donc. Ce système est
catif Le secret d'architecture. sans mortier (ce qui est d'ailleurs par- d'autant plus ingénieux qu'on peut éga-
Décryptons ensemble trois dessins fois le cas). lement l'utiliser pour tailler tous les cla-
de Villard, qui méritent une attention Un des dessins du manuscrit de veaux d'une voûte plate, quel qu'en soit,
particulière. Le premier concerne la Villard révèle la façon de tailler avec le nombre ; il suffit d'appliquer de
taille des pierres d'une baie (porte ou précision les trois claveaux du centre proche en proche le même principe de
fenêtre) couverte par une voûte plate, d'une voûte plate (voir la figure 5) ; ce superposition et de retournement.
comportant des ébrasements couverts dessin, un trapèze à l'intérieur duquel Sur la page précédente de son car-
par une voûte arrière ; le second indique deux segments se recoupent, m'a intri- net, Villard rappelle que dans une baie
comment tailler une voûte biaise ; le gué et m'a amené à étudier de plus près comportant une voûte plate, avec un
troisième montre comment construire
une voûte dans une tour ronde. Ce sont
des problèmes classiques qui figurent
dans tous les traités de stéréotomie du
XIXe siècle et que les étudiants des
écoles d'architecture devaient connaître
il y a encore quelques décennies.
La voûte plate
nomment « côtes de melon ». Le maçon baie est étroite : ainsi le porte-à-faux brisé). Pour les claveaux situés entre la
du XIIIe siècle effectue cette finition à n'est pas risqué. base et le sommet, c'est un segment
l'aide de l'équerre indiquée sur le des- Si les joints entre les claveaux supé- d'ellipse. La variation de cette intersec-
sin de Villard : il maintient le plan de rieurs convergent vers le centre de la tion (l'arête du claveau) est rappelée sur
l'équerre à l'horizontale et il la déplace tour comme le font les joints verticaux le manuscrit par des petits traits sur le
le long de l'arête, une branche étant pla- des pierres constituant le reste du mur, segment qui relie la règle à la paroi de la
cée contre l'intrados ; il détermine ainsi les pierres sommitales de l'arc tendraient tour. Si cette arête est taillée droite, un
les génératrices (horizontales) de la à « s'échapper » hors du mur. Pour ravalement sera nécessaire.
voûte et élimine tout ce qui en dépasse. constituer une voûte solide, il faut que La méthode de traçage est la même
Le nombre de divisions marquées entre les plans de ces joints soient perpendicu- que celle qui est appliquée pour la voûte
l'équerre et le mur (trois) caractérise le laires au plan vertical reliant les mon- biaise : elle consiste à rabattre sur le sol
biais de la voûte. tants extérieurs de la baie ; ce plan est les joints successifs, autour d'un axe
figuré dans le manuscrit par la tranche perpendiculaire au plan de la baie.
La voûte ronde d'une règle-niveau (voir la figure 11). Comme dans le cas de la voûte biaise, le
en tour
Il faut aussi que les pierres de la constructeur superpose ceux des profils
Les constructeurs médiévaux ren- voûte aient une « queue » (ta partie arrière qui ne sont pas modifiés, et dessine
contrent souvent le problème de la de la pierre, prise dans la maçonnerie) ceux qui changent pour permettre la
voûte pratiquée dans une tour ronde. Ils suffisante pour que les poussées s'exer- découpe des « molles ». La superposi-
doivent tenir compte du porte-à-faux cent de part et d'autre, sur une masse de tions des profils et des angles identiques
existant au-dessus de la baie par suite de mur capable de s'y opposer. Les cla- assure la précision.
l'arrondi du mur qui la surplombe, et veaux ont tous le même profil, autour de Les méthodes ingénieuses de l'art
éviter les désordres qu'entraîne une la voûte, pour la feuillure (l'épaulement du trait que les bâtisseurs de cathédrales
« poussée au vide » de la voûte, qui ris- sur lequel s'appuie le bati de la menuise- appliquaient étaient plus frustes que
quent de se produire si la largeur de la rie) et l'ébrasement. En revanche, celles de la stéréotomie et de la géomé-
baie est importante par rapport au rayon l'intersection du plan de joint des cla- trie descriptive scientifiques, élaborées
de courbure du mur. Les poussées agis- veaux avec la paroi extérieure, qui est un depuis le XVIIIe siècle. Elles permet-
sent dans un plan vertical ; elles doivent segment de cercle à la base de la voûte, taient néanmoins aux constructeurs de
être contrebutées par une masse suffi- est différente à chaque niveau et devient résoudre des problèmes techniques
sante de mur. Le cas présenté dans le rectiligne (elle se confond avec une complexes, de tailler avec précision les
manuscrit de Villard est celui d'une tour génératrice verticale du cylindre) pour éléments qu'ils utilisaient et d'édifier
aux murs épais, où l'ouverture de la un joint axial (dans le cas d'un arc des monuments durables.
LES ÉGLISES EN BOIS Suède, on a découvert les vestiges d'un
temple païen, datant du milieu du XIe siècle,
et dont le plan était semblable a celui d'une
DE NORVÈGE
cathédrale basilicale. Ainsi, lorsqu'ils sont
passésde la simple église à nef et à choeur
à la conception basiticale plus ambitieuse,
Petter Aunes, Ronald Sack et Arne Selberg les bâtisseurs norvégiensont puisé à la fois
dans les sources chrétiennes et païennes.
Les décorations extérieures de ces églises
montrent un foisonnement de motifs pré-
Les
grandes constructions de Les églises des premiers missionnaires chrétiens comme des sculptures de dra-
l'Antiquité étaient faites de pierres, de étaient constituées d'une nef rectangulaire, gons et autres représentationszoomorphes.
briques et de mortier, mais aussi de bois. avec, a l'extrémité Est de celle-ci,un choeur
L'aspect
Pourtant, presque toutes celles qui ont de dimensions réduites. Elles étaient général des églises en bois
subsisté jusqu'a nos jours, même quand construites selon une méthode ancienne debout est en outre conditionné par les
elles ne datent que du Moyen Age, sont dite construction « en palissade ;» on sciait impératifs de construction. On construisait
en pierre. La raison est évidente : la pierre, les troncs d'arbres en deux dans le sensde ces églises sur des sites bien en vue et
la brique et le mortier sont plus durables ta longueur et on enfonçait dans la terre donc très exposés à l'action du soleil, du
que le bois exposé au pourrissement, aux ces demi-troncs l'un à côté de l'autre pour vent, de la pluie et de la neige. Pour
insectes, au feu et qui souffre du manque former les murs. Une autre technique, construire des bâtiments en bois de
d'entretien. II existe toutefois une excep- nommée « à poteaux plantés »,consistait a grande taille sur de tels sites, il fallait
tion : les églises dites « enbois debout » de enfoncer en terre les poteaux comiers et a résoudre d'importants problèmes tech-
Norvège qui datent du Moyen Age. poser entre eux, à même le sol,des poutres niques. Les fondations doivent fournir à
Les églises en bois debout, ou stav- horizontales servant de fondations, puis a l'édifice un support stable et protéger ses
kirke, tirent leur nom de l'expression nor- élever des murs de planches sur ces fonda- éléments inférieurs du pourrissement. La
végienne stav qui désigne une robuste tions. Cette dernière méthode constituait force verticale exercée par la masse de la
colonne en bois. L'architecture des églises un progrès par rapport a la méthode de la neige recouvrant le toit et par la masse de
en bois debout construites en Norvège palissade,mais les éléments en contactavec la structure elle-même doit être transmise
entre le XIeet le XIVe est d'inspiration le sol avaient tendance à pourrir. au support de façon telle que l'édifice reste
à la fois païenne et chrétienne, ce qui leur On augmenta la longévité des poutres stable. D'autre part, la charpente doit résis-
confère une noblesse primitive. L'aspect le des fondations en surélevant la base en ter aux forces latéralesexercées par un fort
plus étonnant de l'église en bois debout bois. Sur une couche de pierres plates, on vent. II faut aussi pourvoir à la protection
reste cependant la longévité de sa struc- posait un cadre horizontal formé de des jointures exposées et prévoir le rem-
ture : comment ces édifices en bois ont-ils lourdes pièces de bois appelées poutres placement des partiessujettes à pourrir.
été construits pour que certains d'entre d'appui ; les colonnes verticalesprincipales Les principaux éléments transmettant
eux aient pu subsisterplus de 800 ans ? étaient aux coins de ce cadre. Ce sont les les forces verticales depuis le toit et les
En étudiant les églises en bois debout piliers de coin qui ont donné son nom à murs jusqu'aux fondations sont les piliers,
encore existantes, nous avons trouvé trois cette architecture. Le style « en bois d'un diamètre compris entre 30 et 40 cen-
raisons a leur longévité : t'excettente debout », avec ses planches murales verti- timètres, pour 11 mètres de hauteur. Un
conception d'ensemble, le choix des bois cales, s'oppose a la méthode de construc- tenon fixe la base du pilier en venant
et les méthodes de séchage, et des innova- tion en bois dite « en laft »,plus répandue s'emmancher dans une mortaise corres-
tions destinées a protéger le bois de la en Norvège, où les pans de bois formant pondante creusée dans une poutre de fon-
détérioration. L'histoire des églises en bois les murs sont disposés horizontalement. dation. Au sommet du pilier se trouve une
debout remet en question l'idée reçue Au milieu du XIIe siècle un nouveau structure appelée sablière constituée de
selon laquelle le bois est utilisable essen- style d'église apparut : la partie centrale de deux poutres plus petites ; le rectangle
tiellement pour des constructions tempo- la nef, plus élevée que le reste du batiment, formé par les sablièresde la nef constitue la
raires de dimensions modestes. s'élève sur une ossature constituée de base du toit de l'église. Ainsi, la partie cen-
grands piliers délimitant la nef et les collaté- trale d'une église en bois debout basilicale
Les
drakkars des Vikings prouvent raux. Le plancher de la partie centrale est a la forme d'un parallélépipède dont les
que les techniques de charpente avaient plus haut d'environ deux mètres que celui arêtes supérieures sont les sablières de la
atteint un haut degré de perfection dans des collatéraux. Cette conception éton- nef et les arêtes inférieuresles poutres de la
les pays nordiques dès le début du Moyen nante se répandit dans toute la Norvège et base. Les quatre cotes de cette partie cen-
Age. La technologie des constructions en fut adoptée dans de nombreuses églisesen trale sont formés par les piliers intérieurs, à
bois s'est développée lors de l'établisse- bois debout. Elle rappelle le style basilical, raison de trois a cinq piliers par côté.
ment du Christianisme, qui atteignit la prisé à cette époque dans d'autres régions Pour éviter que les piliers ne s'écrou-
Norvège tardivement. Les premiers efforts de l'Europe. La plupart des cathédrales lent l'un sur l'autre comme une rangée de
évangélisateurs furent vains : les églises basilicales comprennent, à une de leurs dominos, des poutres horizontales, nom-
étaient brûlées peu de temps après leur extrémités, une grande abside en demi- mées sommiers, sont placées 1,25 à
construction et les prêtres qu'on faisait cercle, derrière le choeur. La vaste nef rec- 2 mètres au-dessous du sommet des
venir d'Angleterre étaient tués. Ce n'est tangulaire est séparée des deux collatéraux piliers. Les angles droits formés par les
que sous le règne du roi Olav III Kyrre, de par deux rangées parallèlesde colonnes. sommiers et les piliers sont renforcés par
1066 a 1093, qu'une Église norvégienne Toutefois les bâtisseursd'églisesen bois des consoles de bois incurvées (les arcades)
officielle durable fut instituée et qu'un pro- debout dites basilicalesdisposaient d'autres qui leur donnent plus de rigidité. Dans de
gramme de construction d'églisesfut lancé. modèles plus proches culturellement. En nombreuses églises en bois debout posté-
La solidité
rieures à 1200, la rigidité des murs est de ces édifices dépend coeur ; il suffisait alors de remplacer les
encore augmentée par des croix de Saint- aussi de la qualité des bois utilisés. Les éléments calcinés. Un feu très intense,
André formées de deux éléments en dia- constructeurssélectionnaientet préparaient cependant, détruisait le tout. La protection
gonale (en X) et placéesentre chaque paire leur bois avec un savoir-faireextraordinaire. des églises qui subsistent est actuellement
de piliers, près des arcades. La partie cen- Les poutres, les plancheset autres éléments assuréepar des systèmesd'arrosage.
trale d'une église en bois debout est sem- sont en pin sylvestre, arbre commun en La résistanceaux ravages du climat et
blable à une boite en carton débarrassée Norvège. Les méthodes de préparation per- du temps était encore augmentée par des
de ses faces supérieure et inférieure : des mettaient d'obtenir du bois d'oeuvre d'une détails de construction. Les sommiers et les
vents violents soufflant de biais par rapport qualité supérieure à celle dont nous dispo- faces extérieures des poutres d'appui
a l'église pourraient l'aplatir. Les consoles sons aujourd'hui. Après sélection,les arbres étaient exposés au pourrissement : 1'eau
de coin évitent ce type de déformation. choisis étaient étêtés et séchaient sur pied ruisselle sur les planches et s'infiltre aux
On posait un toit très pentu pendant cinq a huit ans avant d'etre abattus jointures de celles-ci avec les poutres hori-
(56 degrés par rapport au plan horizontaD et taillés a la longueur voulue, écorcés et zontales. Pour éviter l'infiltration, on perçait
sur la partie centrale. La couverture du l'aubier enlevé. Seul le coeur était utilisé de petits trous à quelques mètres d'inter-
bâtiment est soutenue par deux poutres, pour les poutres. La plupart des consoles valle dans les sommiers et les poutres
les arbalétriers, qui se croisent a un angle incurvées étaient taillées dans une variété d'appui ; 1'eaus'évacuait au lieu de s'intro-
d'environ 45 degrés sous le sommet du norvégienne de bouleau et les chevilles en duire dans les mortaises où les planches
toit, formant ainsi des ciseaux. Le toit est genévrier, un conifère au bois dense. sont encochées. Ce système était efficace
également renforcé par une poutre hori- La structure elle-meme contribuait à car nous n'avons trouvé qu'une seule
zontale (l'entrait) placée à mi-hauteur et protéger les églises du feu : les piliers de poutre d'appui totalement pourrie.
fixée aux arbalétriers. Des éléments secon- forte section résistaient au feu car il fallait Un autre facteur allonge encore la vie
daires de plus faible section, les pannes, du temps avant qu'ils ne brûlent jusqu'au des églisesen bois debout : la grande préci-
transmettent les forces verticales sion dans la taille des pièces et
exercées par le toit aux arbalé- éléments de liaison (encoches,
triers et aux renforts du toit. mortaises,tenons, etc) ; elle est la
Lorsque les arbalétriers et condition nécessaireà une bonne
les supports du toit étaient en transmissionlatéraledes forces.
place, on couvrait le toit de
planches minces descendant du Si les églises en bois
faite jusqu'aux gouttières. Une debout ont bien résisté au pour-
fois le toit monté, on ajoutait les rissement et a l'effondrement,
collatéraux dont les toits, plus elles ont eu moins de succès
bas que celui de la nef, faisaient face a l'histoire. Aux environs de
ressortir les lignes verticales de 1350, la peste bubonique frappa
l'édifice et donnaient au contour la Norvège, tout comme le reste
extérieur l'aspect d'une série de de l'Europe. La population fut
marches inclinées. très réduite et la constructiondes
Les collatéraux contribuent à églisesarrêtée. Lorsqu'elle reprit,
ta'résistance de l'église tout la Norvège était devenue luthé-
entière aux forces latérales. rienne (1536). On en remplaça
Quand un vent souffle contre la un grand nombre, tandis qu'on
plus grande longueur de la nef, négligea les autres qui se dégra-
les forces qui s'appliquent sur la dèrent et se détruisirent. Vers
paroi de planches exposée au 1800, il n'en subsistait guère
vent sont transmises aux qu'une centaine.
sablières des collatéraux puis En 1844, la Société pour la
aux piliers intérieurs. L'arbalé- Sauvegarde des Monuments
trier du collatéral exposé est Anciens de Norvège fut créée
soumis a une force de tension pour protéger ces églises. Il en
mais, comme il n'est fixé qu'à reste actuellement 29, pour la
une de ses extrémités, il ne peut plupart très modifiées ou dépla-
pas la transmettre. Les forces cées de leur site d'origine. Elles
latérales sont donc transmises, confirment toutefois que des
par les piliers intérieurs, par la L'église en bois debout de Fantoft. Construite vers 1200 bâtiments en bois peuvent durer
charpente et par les croix de à Fortun, un village situé àfjord,l'extrémité du Sogne indéfiniment pourvu que cer-
Saint-André de l'autre côté de la elle a été démontée puis reconstruite en 1883 à Fantoft, taines conditions soient remplies
partie centrale, au collatéral près de Bergen. L'église en bois debout tire son nom des
pour réduire la détérioration.
abrité du vent, qui reporte les colonnes de bois qui sont ses principaux supports. Les
forces sur le mur du collatéral et têtes de dragon du pignon, semblables o celles omant la
proue des navires des Vikings, éclipsent les croix P. Aune, R. Sacket A. Selberg
les piliers extérieurs. Les collaté-
qu'elles surplombent. L'édifice est constitué d'une nef sont ingénieursen construction:
raux jouent donc un rôle stabili- rectangulaire (au premier plan) et d'un choeur rectangu- P. Aune et A. Selberg à l'Institut
sateur comparable a celui d'un laire, plus petit (à l'arrière plan). L'église de Fantoft est de Technologiede Norvège à
arc-boutant dans une cathédrale de conception basilicale : la nef centrale s'élève au-des- Trondheim (NTH) et R. Sack à
gothique. sus des collatéraux. l'Université de l'Idaho.
Les vitraux médiévaux
Gottfried Frenzel
3. LES TROIS PHOTOGRAPHIES D'UN VITRAIL de l'église Sainte teau de Marie (en haut), son visage (au milieu) et un panneau
Marthe de Nuremberg (1385 après J.-C.) représentant la Vierge ornemental peint sur fond rouge (en bas). Sur chacune d'elles, la
Marie montrent, en grandeur nature environ, le verre bleu du man- corrosion a écaillé le verre et réduit sensiblement son épaisseur.
cuisson étaient empilées dans le four et la
peinture qui s'évaporait d'un morceau au
cours de la cuisson déposait une légère
couche métallique sur les morceaux voi-
sins. Cette couche invisible limite la cor-
rosion du verre : la meilleure preuve du
phénomène est le couronnement de la
Vierge, peint sur le vitrail des Martyrs de
la cathédrale de Fribourg ; imprimée der-
rière la tête de la Vierge Marie, on dis-
cerne l'image de la couronne portée par
le Christ, lequel est assis dans le vitrail, à
côté de la Vierge ; alors que dans la
région imprimée de la couronne « image »
le verre est intact, une croûte poudreuse
recouvre les autres parties.
La conservation des vitraux n'est pas
un souci récent, mais les événements his-
toriques constituent parfois un lourd han-
dicap. A l'époque de la Réforme, l'orne-
mentation sacrée fut frappée d'opprobre
et l'art du vitrail cessa de progresser :
certains vitraux tombèrent en ruine. (Dès
1639, un observateur, Adam Gering, se
lamentait sur le sort de la cathédrale de
Fribourg : « Les précieux vitraux sont
déjà tellement endommagés !») Certains
vitraux étaient si opaques qu'on y inséra
des morceaux de verre transparent pour
améliorer l'éclairage à l'intérieur de
l'édifice. A l'époque baroque et au Siècle
des Lumières, le mépris pour les reliques
entraîna des négligences coupables.
« Comme ces vitres peintes rendent tout
très sombre, lourd et triste, on s'en défait
partout », constatait tristement un prêtre
de la cathédrale de Fribourg en 1787.
Au début du XIXe siècle, le vitrail
revient à la mode. Hélas l'ambition de
surpasser les anciens maîtres déclenche
une deuxième vague de destruction : de
nouveaux peintres de vitraux se char-
gent de « restaurations »; ils remplacent
des panneaux abîmés par des panneaux
nouveaux. La grisaille endommagée est
retouchée et repassée au four ; souvent
les panneaux originaux disparaissent,
sans doute subtilisés par des collection-
neurs. A la fin du XIXe siècle, l'enthou-
siasme et les moyens financiers décli-
nent : les vitraux endommagés ne sont
plus remplacés par des copies, mais on
insère des panneaux intacts dans les
vitraux abîmés. Au début du XXe siècle,
on expérimenta de nouvelles méthodes 4. MICHAEL WOHLGEMUTH, LE MAÎTRE D'ALBRECHT DÜRER, a peint ces deux vitraux
catastrophiques : au cours de la première aux destins différents. Le vitrail du haut, de l'église Saint Michel de Furth, représente le
décennie du siècle, on recouvrit deux donateur, Lorenz Tucher ; il fut réalisé en 1485. Vendu en 1815 à un collectionneur privé,
il fut acquis en 1968 par le Musée National Allemand de Nuremberg.Le verre ainsi que les
panneaux de l'église Saint-Sebaldus de
traits sont parfaitement conservés. Le vitrail du bas, réalisé en 1476-1477, représente
Nuremberg d'une fine couche de vernis
l'entrée de l'empereur Héraclius dans Jérusalem. Il se trouve dans l'église Saint-Laurent
à faible point de fusion (un émail), cuite de Nuremberg. Au XIXe
restauration
siècle, des
le dégradèrent
tentatives malheureuses
un de
à nouveau pour refixer la grisaille ; on
peu plus ; de nombreusesparties du vitrail sont des copies exécutées à cette époque.La
appliqua ce procédé désastreux à plus de figure de l'empereur et celle d'à côté se sont brisées en centaines d'éclats ; elles n'ont été
200 vitraux jusqu'en 1939 ! préservées de la chute que parce qu'elles ont été plastifiéespar derrière.
L'église Saint-Laurent Nuremberg. Leur examen révéla que leur premières tentatives portèrent sur le
de Nuremberg remplacement n'était pas justifié... vitrail Konhofer, sorti en 1477 de l'ate-
La pollution du XXe siècle a accéléré lier de Michael Wohlgemuth, le maître
Comment restaurer et conserver les la détérioration des vitraux de Saint- d'Albrecht Diirer ; on s'aperçut que la
vitraux ? Chaque vitrail pose un pro- Laurent. Un architecte de Nuremberg, faible température choisie pour la nou-
blème spécifique. Dans l'église Saint- fils d'un peintre vitrier, Joseph Schmitz, velle cuisson gênait toute fusion cor-
Laurent à Nuremberg, la corrosion due à chercha des méthodes de conservation recte de la peinture et du verre ; on aug-
la pollution atmosphérique a attaqué le et, en 1917, il les testa à l'église de Saint menta alors la température pour fondre
vitrail dès la fin du Moyen Age : les Sebaldus de Nuremberg. Les panneaux la grisaille. Hélas une coloration ver-
bourgeois de Nuremberg traitaient le furent démontés et recouverts d'une dâtre apparut et la peinture se brouilla.
houblon au soufre et les vapeur atta- poussière vitreuse qui se transformait en Les morceaux de verre contenant beau-
quaient le vitrail. A la fin du XVe siècle, vernis à la cuisson. Vingt ans plus tard, coup de fer et de manganèse (couleur
le Conseil de Nuremberg confia le soin le Bureau Bavarois pour la Conservation chair par exemple) virèrent au marron
des vitraux de la ville au célèbre atelier des Oeuvres d'Art décida d'appliquer foncé. Ce traitement continua pourtant
de Veit Hirsvogel l'Ancien. Quatre cette technique à l'église Saint-Laurent. jusqu'à la Seconde Guerre mondiale !
siècles plus tard, entre 1829 et 1840, le La surface externe de nombreux vitraux En 1968, les études entreprises par
peintre vitrier Jacob Kellner et ses quatre y était fortement attaquée ; une couche mon atelier de l'Institut de Recherche et
fils remplacèrent les panneaux endom- épaisse les rendait opaques. La grisaille de Restauration du Vitrail à Nuremberg
magés de cinq vitraux du choeur par des se détachait par plaques. révélèrent l'étendue des dégâts. La
copies ou des créations. Le nombre des Les conservateurs raclèrent la croûte seconde cuisson, puis le refroidisse-
vitraux originaux fut réduit de 40 pour et déposèrent un émail vernis à bas ment, avaient soumis les vitraux de
cent. Seules quelques pièces sont appa- point de fusion. Ils vernirent aussi la Saint-Laurent à des contraintes ther-
rues sur le marché de l'art et d'autres ont surface intérieure, après avoir remis la miques qui les avaient craquelés et cas-
été retrouvées au Musée allemand de grisaille avec un tampon buvard. Les sés par endroits. Percé de bulles d'air, le
vernis se corrodait plus rapidement que
le verre ; on pouvait retirer le vernis
avec une brosse en fibres de verre mais
alors rien ne protégeait plus la peinture.
Le double vitrage
et basse-cour
Michel Bur
La motte était un tertre fortifié ; la basse-cour était ment desarchivesde manièreà réunir les
élémentschronologiquesrelatifs à l'édi-
un enclos subordonné. Leur apparition dans la seconde fication ou à la destructionde ces habi-
tats, d'en connaître l'appellation (cas-
moitié du Xe siècle contribua à l'émiettement du pouvoir trum, castellum,chastel...),de préciser le
nom et le titre de leurs détenteurs(comes,
et favorisa l'essor de la société chevaleresque. dominus, miles, chevalier, écuyer...).
L'enquête systématiquea conduit à des
résultats normalisés susceptiblesd'être
A peine débarqué en répandu aux XIe et XIIe siècles.
A la suite traités par l'informatique. Elle fournit
Angleterre, Guillaume le de comparaisons avec les vestiges aussi une solide base quantitative à la
Conquérant manifesta sa archéologiques conservés dans divers réflexion historique. Un simple échan-
supériorité en faisant édi- pays, spécialementen Grande Bretagne tillonnage des sites,en effet, ne peut suf-
fier une motte, c'est-à-dire où les traces de l'occupation normande fire : la prospection doit s'étendre
un type de fortification jusque-là sont soigneusement entretenues, on comme une tache d'huile de commune
inconnu dans les Iles Britanniques. connaît aujourd'hui la véritable signifi- en commune, sansrien négliger ; métho-
Conçue pour servir de point d'appui aux cation de la motte. dique et exhaustive,elle épuisetoutesles
troupes d'invasion, cette motte était un ressourcesdes archiveset du terrain.
tertre artificiel entouré d'un fossé. L'apparition Le château à motte et basse-cour,
Inclus dans le tertre, de lourds poteaux des châteaux à motte désigné dans les textes latins sous le
formaient la membrure d'une tour en nom de castrum ou castellum, c'est-à-
bois aux éléments préfabriqués. Dans Une motte, de forme tronconiqueou dire tout simplement de château,était la
les annéesqui suivirent la victoire nor- hémisphérique, peut avoir jusqu'à 100 résidence permanente d'un seigneur et
mande (à Hastings en 1066), les enva- mètresde diamètreà la baseet 20 mètres de ses hommes d'armes. De par ses
hisseurs construisirent de nombreuses de hauteur. L'enclos qui lui est associé, dimensions et sa fonction, il ne peut être
mottes en Angleterre afin d'affermir appelé basse-cour,est délimité par une assimilé aux vastesenceintesdéfensives
leur domination sur les vaincus. levée de terre palissadéeet par un fossé. publiques qui servaient antérieurement
Les Normands apportaient leurs C'est de là que provient l'expression de refuge à la population. En outre, la
connaissancestechnologiquesde France anglaise « motte and bailey castle » que motte, innovation fondamentale de la
où de semblables fortifications avaient l'on peut traduire en françaispar château secondemoitié du Xe siècle,lui donne,
permis aux nobles, grands et petits, de à motte et basse-cour. Mais il existe tant du point de vue militaire que rési-
défier l'autorité des faibles successeurs aussi d'autres fortifications de terre for- dentiel, une physionomieoriginale.
de Charlemagneet d'établir leur propre mées d'un simple enclos sans motte, Les mottes firent leur apparition
pouvoir. Il n'est pas excessifde dire que mesurantentre 30 et 100 mètres de dia- dans les zones basses et humides des
cette arme défensive révolutionna mètre.Certains de ces encloseurent seu- pays d'entre Loire et Rhin, puis elles
l'Europe médiévale. Politiquement, elle lement un usage agricole. D'autres, qui escaladèrentles hauteursdéjà naturelle-
fut l'instrument du morcellement féo- avaient eux-mêmes une basse-cour, ment défendues par le relief. De leur
dal. Socialement, ses effets furent peut- purent jouer le rôle de châteaux. région d'origine, elles se répandirent
être encore plus importants, car le châ- Un inventaire de ces habitats sei- progressivementdans toute l'Europe, de
teau à motte vit la naissance d'un gneuriaux primitifs a été réalisé en l'Atlantique à la Vistule et de la
nouveau style de comportementcaracté- France, plus précisément en Auvergne, Scandinavie à la Méditerranée. Avec
ristique de la civilisation chevaleresque. en Normandie et en Champagne, puis, leur tour en bois-dans certainscas une
L'examen des vestiges du paysage plus récemment, en Flandre, dans le simple tour de guet et dans d'autres un
médiéval, autrefois laissé aux géo- Dauphiné,en Gascogneet en Saintonge. véritable bâtiment d'habitation-, elles
graphes, a modifié les idées tradition- On a repéré, décrit, mesuré et relevé à peuvent être considéréescomme l'équi-
nellement reçues. L'un des secteursles l'échelle du millième toutes les tracesde valent rustique des grands donjons qua-
plus touchés par ce renouvellement est fortifications de terre médiévales avant drangulairesde l'Ouest (Poitou, Anjou,
celui de l'habitat médiéval fortifié. Le que les transformations de l'agriculture Normandie), à cette différence près
château à motte est considérécomme le ne les fissent disparaître.On a combiné qu'elles furent toujours bien plus nom-
type de résidence seigneuriale le plus la prospection du sol avec le dépouille- breusesque les donjons de pierre.
1. LA MOTTE EDIFIÉE A HASTING, où Guillaume le Conquérant Normands). Les poteaux d'angle de la tour ont été édifiés et sont
remporta une éclatante victoire sur le roi anglo-saxon Harold II, recouverts de terre fraîche par deux hommes munis de pioches et
apparaît sur un détail de la tapisserie de Bayeux (broderie de la trois munis de pelles. Les bâtisseurs de motte emportaient avec eux
reine Mathilde, qui représentela conquête de l'Angleterre par les des élémentspréfabriquéspour construire la tour en bois.
La motte, une arme de la faction la plus audacieuse, Hugues balayes s'ils ne parvenaient pas à
révolution Capet, élu roi en 987. Les intérêts des s'enraciner dans le sol. La motte fut ce
pour une
magnats l'emportèrent sur les principes moyen, l'arme qui permit de défier
A l'époque où les mottes se multi- de paix et de bien commun qui inspi- l'adversaire et de transformer ce défi en
plièrent en Occident, 1'empire de raient jusque là le gouvernement. victoire irréversible.
Charlemagne s'était effondré laissant la Cette révolution s'accomplit dans un De même que le moulin à eau ou le
place à des entités politiques plus climat de luttes sauvages des grands collier d'épaule révolutionnèrent l'agri-
réduites. Sous le voile des institutions contre le roi, des grands entre eux et des culture, la motte fut l'instrument d'une
carolingiennes, s'était développé un moindres seigneurs les uns contre les révolution politique et sociale. Édifiée
régime de clientèles groupées autour des autres. Le x'siècle en France fut un par une main-d'oeuvre paysanne à bon
riches et des puissants. Ceux qui exer- temps de compétition pour le pouvoir et marché, elle était presque indestructible.
çaient le pouvoir au nom du souverain pour la terre. Pour s'imposer, un sei- Aussi, quand au XIe siècle l'autorité des
entreprirent de l'exploiter à leur profit. gneur devait disposer des ressources princes en Aquitaine, en Normandie ou
Cette révolution aristocratique aboutit, nécessaires pour solder ses troupes et en Champagne, fut minée par des rébel-
en France, au remplacement du légitime récompenser les fidélités. Même les lions, nombre de mottes surgirent-elles
descendant de Charlemagne par le chef plus déterminés risquaient d'être dans ces régions. Sans elles, les rebelles
n'auraient pu s'opposer à l'autorité aussi longtemps que la trahison n'en rables pressions comme l'étaient aussi
princière et finalement s'imposer. ouvrait pas les portes. souvent ceux de sa parente à qui il avait
L'apparition des mottes évoque un Les sources contemporaines mon- laisse la garde de ses biens. Plus d'un
immense jeu d'échecs, l'objectif pre- trent en effet que les premiers seigneurs prisonnier fut conduit à la porte de son
mier étant d'avancer une pièce sans se vécurent dans la crainte permanente de château pour y être pendu sous les yeux
la laisser prendre. On poussait l'avan- la trahison : ils n'étaient jamais sûrs de de sa femme et de ses enfants si ceux-ci
tage en se fortifiant pour résister au la fidélité de leur entourage et devaient à refusaient de se rendre. De même, des
siège que le concurrent entreprenait tout prix éviter de tomber entre les mains enfants pris en otages furent menacés de
dans l'espoir de récupérer le terrain de l'ennemi. Cela explique aussi que, mort si leur père ne livrait pas sa forte-
perdu. D'ordinaire les sièges demeu- dans les batailles rangées, quand les resse. Moins dramatique fut le cas d'un
raient sans résultat et, pour l'aventurier choses tournaient mal, le chef était sou- comte de Blois qui, après trois jours
qui avait résisté, la motte devenait un vent le premier à s'enfuir. Vaincu et cap- d'emprisonnement, comprenant qu'il ne
nouveau château susceptible de durer turé, il pouvait être soumis à d'intolé- sortirait pas vivant de la geôle où l'avait
enfermé son vainqueur, le comte
d'Anjou, se décida à lui abandonner la
ville de Tours et le territoire qui en
dépendait pour recouvrer la liberté.
Deux écoles d'historiens s'opposent
au sujet de la construction des châteaux.
L'une prétend que la plupart furent édi-
fiés légalement par les détenteurs tradi-
tionnels de la puissance publique. L'autre
soutient, conformément au témoignage
de nombreux chroniqueurs, que la multi-
plication des mottes fut oeuvre illégale et
« adultérine ».En fait, toute révolution use
de moyens illégaux pour triompher. Que
2. LE BOURGFORTIFIEDE DAMPIERRE-LE-CHATEAU, dans le département de la Marne, les châteaux aient été bâtis par les déten-
estreprésenté surce dessin,d'après une gravure du XVesiècle; il s'est développé autour d'un teurs du pouvoir ou par de riches proprié-
château à motte et basse-cour entre le XIIe siècle et l'époque où fut réalisée la gravure. Une taires domaniaux importe
peu, car en
seule structure est restéeau sommet de la motte. La basse-cour associée était entourée d'un l'occurrence, ce qui
compte n'est pas tant
rempart et d'un fossé. Certaines des constructions visibles au premier plan, se trouvaient l'origine du pouvoir que l'usage qui en
dans la bassecour ; d'autres, dont une tour de garde a droite, dans la haute cour. Au-delà
du rempart et du fossé se groupaient des structures commerciales, résidentielles et reli- est fait. Illégale quand elle commence et
gieuses : leurs occupants étaient attirés par la stabilité qu'offrait le bourg. met en cause l'autorité établie, la révolu-
tion, une fois son triomphe assuré,secrète
sa propre légalité. Une épigramme du
XVIe siècle, qui a pour auteur John
Harington, résume bien ce point de vue :
La trahison jamais ne prospère
car si elle prospère
alors personne n'ose plus
l'appeler trahison.
Au sein de l'aristocratie guerrière, les
relations sociales étaient fondées sur
l'hommage et le serment de fidélité du
vassal à son seigneur. En d'autres termes,
le plus faible entrait dans la dépendance
du plus fort qu'il s'engageait à servir
moyennant une rémunération, le fief. Ce
type de contrat fut à l'origine d'une nou-
velle légalité qui s'imposa au roi comme
aux grands. Pour être reconnu légitime
possesseurd'un château, il suffisait de le
tenir en fief d'un plus puissant que soi.
Dans les conflits qui opposèrent les
constructeurs de forteresses à ceux qui
prétendaient avoir le monopole des forti-
fications, une solution finit par être trou-
vée, découlant moins de la violence que
3. CE PLANDE DEDampierre-le-château
LALABASSE-COUR
MOTTE de montre leurs d'un recours à cette nouvelle légalité.
dimensions imposantes : 120 mètres sur 60 à la base et 75 mètres sur 35 au sommet. Le
Plutôt que de s'épuiser pendant des
tertre de la motte lui-même avait une hauteur de 15 mètres. Le relief de la motte et de la
basse-cour apparaît sur la coupe A-B : il explique pourquoi une partie de la basse-cour années à lutter contre des rebelles, les
etait appelée « ville haute ». princes préférèrent les attirer dans leur
mouvance. Beaucoup de mottes dressées
sur les marges des principautés finirent
par être prises dans le lien des institutions
féodo-vassaliques. Devenues féodales,
leur existence cessa d'être contestée.
Le château et
son environnement
De la violence
à la courtoisie
Mireille Pastoureau
1. LA TABLEDE PEUTINGER.Cette copie médiévale d'une carte de L'étirement en longueur de la carte témoigne de la mauvaise
l'empire romain fut découverte à Worms à la fin du XVe siècle et connaissance des coordonnées géographiques des villes, qui sont
offerte à Conrad Peutinger d'Augsbourg, d'où son nom. On voit ici néanmoins reliées entre elles par un réseau routier précis. Les voya-
la deuxième des 12 feuilles qui composent la carte, avec la Gaule, geurs étaient informés sur les distanceset sur la nature desgîtes : les
l'extrémité Sud-Est de l'Angleterre et l'Afrique du Nord. Malgré le vignettes à deux tours représentent les façades des villes romaines,
tracé très déformé,on reconnaît au centre la Méditerranée, surmon- les petites maisons à un toit sont des auberges et les grands bâtiments
tée à gauche de la chaîne des Pyrénées et à droite du delta du Rhône.à cour intérieure sont soit des thermes,soit des villas romaines.
Les cartes médiévales orientée le Nord en haut, porte des signes
conventionnels et un essai d'échelle. Le
Le Moyen Age adopta l'image que réseau routier y tient une place impor-
les Romains se faisaient du monde. Elle tante et constitue l'ossature de la carte.
reposait sur un certain nombre de sté- Les progrès de la cartographie au
réotypes : carte en roue, division en trois Moyen Age passent donc par l'expé-
continents entourés par un océan circu- rience directe des voyages, terrestres
laire, terres réparties autour de la mais aussi maritimes. Au XIIIe siècle,
Méditerranée qui reste l'axe du monde. une carte d'un genre nouveau apparut :
Sur cela se greffèrent les données de la la carte nautique. Elle est appelée plus
théologie chrétienne : on représenta couramment portulan, mais le terme
Jérusalem, grossie, au centre du monde ; devrait être réservé aux textes, d'origine
on orienta la carte, I'Est étant placé en bien plus ancienne, qui donnaient aux
haut avec le Paradis, et on attribua les marins des instructions pour entrer dans
trois continents aux trois fils de Noé. tel ou tel port ; appelons-la carte portu-
Ces mappemondes sont dites en TO, à la lan. Ces cartes portulans n'ont survécu
fois parce que ce sont les initiales de qu'en petit nombre (environ 150 pour
Orbis Terrarum et parce que la les XIVe et XVe siècles) mais présentent
Méditerranée, le Don et le Nil dessinent 2. LES MANUSCRITS MÉDIÉVAUX sont sou-des caractéristiques communes : la plu-
un T inscrit dans l'océan circulaire (voir vent illustrés de mappemondesde ce type. part sont peintes sur parchemin, peau de
la figure 2). On les trouve à partir du Elles sont appelées en TO, à la fois parce mouton, de chèvre ou de veau, qui a
vm'siècle dans des manuscrits où elles que ce sont les initiales d'Orbis Terrarum gardé sa forme initiale ; elles étaient le
sont petites et schématisées, mais on en (la Terre) et parce que les trois continents plus souvent roulées mais certaines sont
connaît deux exemples du xur siècle de sont repartis autour d'un T dessinépar le découpées en feuilles, parfois collées
très grande taille. Ces deux cartes furent Don, le Nil et la Méditerranée, et entourés
sur des ais de bois et reliées sous forme
par le 0 de l'océan circulaire. Pour mettre
longtemps utilisées comme retables, d'atlas ; l'aire géographique représentée
l'une dans la cathédrale d'Hereford en ces cartes en accord avec la Bible, on mit
l'Est et le Paradis en leur sommet et a pour centre la Méditerranée, avec la
Angleterre, I'autre dans le monastère Jérusalem en leur centre. mer Noire, l'Europe occidentale et le
d'Ebstorf, en Allemagne, mais qui fut Nord-Ouest de l'Afrique ; enfin les
détruite lors de la dernière guerre. Leurs peaux étant toujours de dimensions à
auteurs y ont illustré la Bible, Isidore de certes, cette mappemonde nous révèle peu près identiques, l'échelle se situe
Séville, Pline, Solin, Orose, et on y voit l'univers mental de son auteur. Celui-ci autour de 1:6 000 000.
se côtoyer des êtres monstrueux, Gog et n'a probablement jamais quitté son L'élément nouveau réside dans
Magog, la reine de Saba, etc. monastère mais il a entendu les récits l'apparition des « rhumbs », réseau de
Ces cartes médiévales sont des que donnaient son abbé et les évêques 32 vents (tracés en plusieurs endroits)
interprétations et des restructurations du gascons au retour des conciles. Il a aussi grâce auxquels le marin situait la posi-
monde, mais elles sont plus. Un examen interrogé les pèlerins gascons, venus tion angulaire de son navire : à l'aide de
plus approfondi révèle que les auteurs y visiter le tombeau de Saint-Sever, et l'échelle des distances portée sur la
ont porté de véritables informations surtout les pèlerins de Saint-Jacques-de- carte, il évaluait la distance parcourue
géographiques. Prenons pour exemple Compostelle ; il a ainsi grossi l'impor- ou à parcourir. La nomenclature des
la mappemonde dite du Beatus de Saint- tance des rivières Caver et Flumen, dif- cartes portulans, à l'image des livres
Sever qu'a étudiée le Père de Dainville ficiles à traverser pour les pèlerins. portulans, ne recense que les villes
(voir la figure 3). On connaît une quin- côtières ; les noms sont inscrits perpen-
zaine de mappemondes de ce type. Dans L'apport des voyages diculairement à la côte, tantôt en noir,
des copies du Commentaire de tantôt en rouge ; on n'a pas expliqué la
l'Apocalypse de Saint Jean, rédigé par Ces pèlerinages nous rappellent que répartition immuable de ces couleurs.
le moine asturien Beatus de Liebana au les gens du Moyen Age se déplaçaient L'origine de la carte portulan n'est
VIIIe siècle, elles illustrent, la dispersion beaucoup et qu'ils sillonnaient l'Europe pas encore établie. Elle est mentionnée
des apôtres, partis évangéliser le monde. en tous sens. Les itinéraires qu'ils pour la première fois par le chroniqueur
La carte reproduite ici appartient à empruntaient n'étaient souvent indiqués Guillaume de Nangis dans les
cette série et fut réalisée au XIe siècle que dans des textes, mais on a conservé Chroniques de Saint-Denis. Il y raconte
dans le monastère clunisien de Saint- une carte du XIIIe siècle, dessiné par que Saint Louis, ayant quitté Aigues-
Sever en Gascogne. Elle nous donne la Matthieu Paris, moine de Saint-Alban en Mortes pour Tunis en 1270, lors de la
première figuration de la France dans Angleterre. L'itinéraire représenté huitième croisade, demanda à quelle
une carte : la Gallia occupe plus du tiers conduit de Londres à Apulée, près de distance de la côte se trouvait le navire ;
de la surface de l'Europe et compte plus Rome et les distances entre les villes y les mariniers lui apportèrent alors une
de 50 noms sur les 270 de la nomencla- sont données en jours (le trajet moyen « mappamundi ». La plus ancienne
ture totale. Le relief et l'hydrographie journalier était de 35 kilomètres mais conservée se trouve à la Bibliothèque
sont assez bien représentés, dans le style certaines étapes atteignaient 60 kilo- Nationale et date de la fin du XIIIe siècle
de la Table de Peutinger, mais on ne mètres). On doit au même moine une (voir la figure 4). Achetée à Pise au XIXe
trouve ni la Seine, ni Paris alors que le carte de l'Angleterre, remarquable pour siècle, elle a gardé le nom de « carte
monastère de Saint-Sever est démesuré- l'époque, qui est la première carte pisane », mais fut sûrement fabriquée à
ment grossi. Schéma égocentrique « régionale » du Moyen Age. Elle est Gênes.
Le premier foyer de construction de le jour, chacune ne durant que le temps La boussole et les étoiles
cartes portulans fut en effet l'Italie du d'une campagne, pour lesquelles un
Nord, avec en premier lieu Gênes puis bailleur de fonds, qui restait à terre, L'usage de la boussole contribua
Venise, villes qui furent les grands fournissait tout ou partie du capital, tan- également au développement de la carte
centres commerciaux de la Méditerranée dis que le commerçant qui se déplaçait, nautique. Si elle n'apparut dans le bassin
au XIIIe siècle. L'intensification des n'apportait rien ou seulement une petite méditerranéen qu'à l'extrême fin du xr
échanges avec l'Orient (en 1266, les fraction de ce capital. La carte portulan siècle, elle était déjà connue des Chinois
Génois établirent à Caffa leur premier revêtait alors un grand intérêt pour le et des Scandinaves. Ses débuts furent
comptoir en mer Noire) est l'une des rai- marchand sédentaire : elle lui permettait modestes : ce n'était qu'une aiguille
sons de l'apparition de la carte nautique, de visualiser le parcours de ses navires d'acier que l'on frottait à une pierre
I'autre étant l'utilisation de la boussole. et l'implantation des comptoirs et donc d'aimant et qui, posée sur une paille ou
Toutefois la carte n'a pas modifié de mieux contrôler ses placements sur un bouchon flottant sur l'eau, indi-
les conditions de la navigation en financiers. quait l'étoile polaire par temps de
Méditerranée. Celle-ci était déjà parcou- La plupart des cartes portulans par- brouillard. Par conséquent, la navigation
rue en tous sens depuis des siècles par venues jusqu'à nous n'ont donc jamais à la boussole ne se substitua que lente-
des marins qui n'avaient pour cela nul navigué, comme le prouve leur excel- ment à la navigation par les étoiles.
besoin de cartes et se fiaient unique- lent état de conservation. C'étaient le De nombreux ouvrages distinguent
ment aux étoiles et à leur expérience. II plus souvent des documents d'apparat, la navigation en Méditerranée avec la
fallut un fait nouveau pour que s'impo- richement décorés et enluminés, et tant carte et la boussole, et la navigation dans
sât le besoin de la carte, fait qui réside, que les échanges maritimes furent limi- l'océan Indien et en mer Rouge où les
à notre avis, dans le renouvellement des tés à l'espace méditerranéen, les naviga- Arabes n'auraient utilisé que les étoiles,
pratiques commerciales italiennes au teurs n'en emportaient probablement mais ces deux modes d'orientation
XIIIe siècle, considéré comme la nais- que de grossières copies (dont ils pou- coexistèrent souvent. Il est vrai que les
sance du capitalisme occidental. A cette vaient du reste se passer) ce qui changea Arabes, naviguant dans des régions
époque, des sociétés saisonnières virent lorsqu'ils allèrent sur l'Atlantique. proches de l'équateur et sous un ciel
3. AU VIIIe SIÈCLE, un moine bénédictin nommé Beatus, de Liébanapar un moine du monastèrede Saint-Severen Gascogne.Sur cette
dans les Asturies, rédigea un commentaire de l'Apocalypse de Saint carte, la Gaule, et surtout le Sud-Ouest, y sont démesurément gros-
Jean et l'orna d'une mappemonde qui illustrait l'évangélisation du sis. Le moine a donné à son monastère (l'édifice en bas à gauche
mondepar les apôtres. Cette copie (milieu du XIe siècle), fut réalisée surmonté d'une croix) une importance égalea celle de Rome.
limpide, s'orientaient facilement au
moyen des étoiles. Elles étaient pour eux
une sorte de boussole astrale : ils avaient
choisi 15 étoiles, qui définissaient les 32
directions, ou rhumbs, indiquées sur les
cartes nautiques. Ces étoiles formaient la
rose azimutale sidérale, chacune don-
nant son nom à une branche de la rose.
Son usage est attesté dès le Xe siècle et
précéda de deux siècles l'emploi de la
boussole de bord. En Méditerranée
aussi, nous l'avons indiqué, on se gui-
dait sur les étoiles ; la meilleure preuve
en est que les cartes portulans indiquent
le Nord géographique et non le Nord
magnétique de la boussole.
4. LA CARTE PISANE (fin du XIIIe siècle) est la plus ancienne carte nautique conservée. Les Les premières cartes portulans ont
marchands et les marins disposaient alors d'une image presque parfaite du bassin méditer- sûrement été confectionnées sans l'aide
ranéen. Les lignes qui s'entrecroisent sont les rhumbs, encore appelés vents, grâce aux- de la boussole. Elles apparurent vers la
quels le navigateur, muni de la boussole, ou simplement s'orientant au moyen des astres, fin du
XIIe siècle, lorsqu'un ou plusieurs
pouvait determiner sa position et la direction à suivre.
cartographes de la Méditerranée centrale
firent la synthèse et adaptèrent aux
besoins de la navigation et du commerce
les connaissances géographiques exis-
tantes. Ils disposaient alors des cartes du
géographe arabe Idrisi qui, en 1154,
avait réalisé à la cour du roi Roger II de
Sicile, une importante somme géogra-
phique. Ils utilisèrent également les
écrits-voire les cartes-de Ptolémée, et
surtout des croquis de portions de côtes,
comme on en voit dans plusieurs manus-
crits du XIIesiècle. La carte portulan, par
son exactitude, témoigne d'une
influence arabe : l'échelle y est parfois
transcrite en chiffres décimaux et surtout
la longueur de la Méditerranée, qui était
de 62 degrés chez Ptolémée, a été corri-
gée et réduite à 42 degrés, comme l'indi-
quaient les traités arabes contemporains.
La production de cartes
7. L'ASTROLABEDE MARINE figure dans les premières oeuvres de l'horizon. La graduation sur le pourtour de l'anneau permet de
Jacques de Vaulx. L'astrolabe d'observation (qu'il ne faut pas connaître la hauteur de l'astre observé. Cet instrument étant sou-
confondre avec l'astrolabe pédagogique) est un cercle gradué au vent trop lourdpour etre porté à bout de bras, on l'utilisait aussi en
centre duquel pivote une réglette, ou alidade, munie en ses deux visée indirecte, c'est-à-dire en mesurant l'ombre portée par le
extrémitésd'un oeilletonservant à viser l'astre. Il doit être utilisé en Soleil. Ces miniatures sont tirées d'instructions rédigées à l'inten-
position rigoureusement verticale, avec son diamètre dans l'axe de tion des marins par le pilote havrais Jacques de Vaulx.
8. LE GLOBE DE MARTIN BEHAIM (1492) est le plus ancien globe possible-d'aller des iles Açores et du Cap-Vert (Cabo Verde) au
terrestre connu. Il fut confectionné à Nuremberg peu de temps Japon (Cipangu insula). Au milieu de l'Atlantique, figurent même
avant la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb et illustre deux étapes possibles, les îles malheureusement mythiques de Saint-
bien les conceptions géographiques de ce dernier : l'Atlantique y est Brandan et d'Antillia. On reconnaît à droite la France,
plus étroit qu'en réalité, de sorte qu'il semble facile-ou du moins l'Angleterre, l'Irlande et l'Espagne, et à gauche la Chine (Cathai).
largement, la carte cessa d'être un outil mières cartes de routes y furent à l'Amérique : dans sa carte du monde
pour devenir un élément de culture géné- publiées, parfois pour des pèlerinages. de 1507, il inscrivit sur l'Amérique du
rale. La culture devint même sa raison Dans ces hauts lieux de l'histoire de Sud le nom America, car il venait de lire
d'être, car les navigateurs, jusqu'à la fin l'art, la gravure sur bois s'allia souvent un ouvrage d'Americo Vespucci où ce
du XVIIesiècle au moins, et les ingénieurs avec bonheur à la topographie et un dernier se vantait de la découverte d'un
militaires à terre, jusqu'au début du XIXe, maître de Durer, Michael Wohlgemut, nouveau continent. Il revint par la suite
continuèrent de lui préférer la carte signa plusieurs des cartes et des vues de sur son erreur, mais il était trop tard.
manuscrite. Cette dernière était plus pré- la fameuse Chronique de Nuremberg. Martin Waldseemüller n'était pas
cise, plus facilement mise à jour et réser- Disciples de l'école allemande, les astronome et la graduation en latitude
vée à un petit nombre de spécialistes. géographes de Lorraine marquèrent une de ses cartes n'a pas grande significa-
Lepremier centre de production car- période importante dans l'histoire de la tion. A la même époque cependant, en
tographique imprimée se développa au cartographie. Le plus célèbre d'entre Allemagne, un mouvement scientifique
xv'siècle en Bavière et en Franconie, eux, Martin Waldseemüller, de Saint- fit accomplir de grands progrès à la géo-
autour des villes d'Augsbourg et de Dié, fut le premier cartographe à diffu- graphie mathématique. Des savants, tels
Nuremberg. Point de rencontre des ser par la gravure des informations pro- Schöner, Regiomontanus, Stöffler ou
voies de communication européennes, venant de cartes portugaises. Il utilisa Apian, s'attachèrent à corriger les coor-
cette région fut le foyer des grandes pour cela la documentation rassemblée données calculées par Ptolémée. Après
maisons commerciales des Fugger et par. le duc de Lorraine René n et intro- eux, Sébastien Munster (1489-1552)
des Welser, qui avaient des correspon- duisit ces cartes modernes dans des édi- illustra l'essor de la géographie descrip-
dants dans tous les pays et s'intéres- tions de la Geographie de Ptolémée. tive. A la fois mathématicien et carto-
saient donc à la géographie. Les pre- C'est également lui qui donna son nom graphe, il imagina d'appliquer la trian-
gulation aux mesures des grandes dis- La cartographie gravée doit énormé- Picard et La Hire, rectifièrent les
tances, alors qu'elle ne servait aupara- ment aux ingénieurs militaires, dont contours de la carte de France en 1684.
vant qu'à l'architecture ou à l'arpen- certains cessèrent même de servir Les coordonnées géographiques
tage. A l'aide d'un instrument de visée l'armée pour se consacrer à l'édition. Le déterminées grâce à l'astronomie servi-
qu'il décrit en 1528 et d'une boussole, il cas le plus célèbre est celui de Nicolas rent d'ossature à une nouvelle cartogra-
dressa une carte des environs Sanson d'Abbeville, qui fut, au début de phie. La méthode de la triangulation fut
d'Heidelberg. Sa Cosmographia univer- sa carrière, chargé des fortifications de en outre appliquée systématiquement
salis (Bâle, 1544) est une somme des Picardie. Il se spécialisa par la suite aux levés topographiques. Picard fit
connaissances géographiques de son dans la géographie dite « de cabinet », oeuvre de pionnier : il mit au point des
temps. Elle fut rééditée plusieurs fois pour laquelle il n'utilisa plus que des instruments plus précis et mesura avec
avant que le Français François de mémoires et des dossiers. Sa production un soin extrême la première base de la
Belleforest ne la remanie en 1575. Cet fut abondante ; elle répondait à la chaîne des triangles. Première applica-
ouvrage, par sa conception, rappelle les demande du public, qui lui vouait une tion de ces méthodes, la Carte des envi-
traités du Moyen Age, mais, en homme grande admiration. En 1658, il fit rons de Paris parut en 1678.
de la Renaissance, Münster accorde une paraître le premier atlas mondial fran- Les événements politiques et mili-
grande importance à la véracité des çais, Les cartes générales de toutes les taires retardèrent jusqu'en 1718 la pour-
observations qu'il rapporte (ce qui ne parties du monde. suite de ces travaux. A cette date,
l'empêche pas de répéter quelques affa- L'initiative du perfectionnement de Jacques Cassini (1677-1756) reprit les
bulations). la cartographie vint des plus grands per- travaux de son père et poursuivit la tri-
Apres s'être d'abord manifesté en sonnages de l'état, car il apparut qu'une angulation. Son fils, César-François
Allemagne, le renouveau de la géogra- bonne administration requérait de Cassini de Thury (Cassini III) publia en
phie s'étendit à tous les pays d'Europe. bonnes cartes. Richelieu continua de 1744 la carte générale des triangles qui
Les maisons d'éditions de cartes ita- développer le corps des ingénieurs des couvrait le territoire français selon sept
liennes, flamandes et hollandaises riva- fortifications et faisait grand cas de la perpendiculaires à la méridienne de
lisèrent d'ardeur, et les auteurs amélio- géographie, qui lui inspira sa théorie des Paris (le méridien qui passait par
rèrent les méthodes de représentation et frontières naturelles. Toutefois la dispa- l'Observatoire) et quatre parallèles. La
la précision. rité des cartes existantes rendait encore fameuse carte de France qui porte son
leur utilisation difficile. Ce manque nom marque l'aboutissement de ses
La carte moderne d'homogénéité résultait notamment des efforts. Par son échelle de 1 :86 400, elle
différences dans le choix du méridien est la première carte topographique
en France
d'origine et donc dans la formulation de détaillée de la France. Outre les 181
Un pas décisif pour le perfectionne- la longitude. Une réunion officielle se feuilles publiées, on possède (à l'Institut
ment de la cartographie française fut fait tint à Paris en 1634, qui fixa le premier géographique national) les documents
sous l'administration d'Henri iv et de méridien à l'Ile de Fer aux Canaries, car préparatoires : observations, calculs de
Sully qui, en 1600, devint surintendant c'était là l'extrémité occidentale de triangulation, carnets de stations,
des fortifications. A partir de cette date, l'Ancien Monde : hélas les guerres qui minutes, plans de communes à plus
chacune des grandes provinces fron- suivirent empêchèrent souvent les grande échelle, « interviews » de curés et
tières de l'Est-Picardie, Champagne, savants d'y accéder. L'action de Colbert de seigneurs. Cette masse de documents
Dauphine et Provence-fut attribuée à accentua les options prises : confection constitue les archives de la cartographie
un ingénieur du roi qui avait pour de bonnes cartes pour la remise en ordre moderne.
adjoint un « conducteur des dessins », de l'administration, comme lors du L'histoire des cartes est loin d'être
entendons un dessinateur cartographe. reboisement des forêts royales (1668), écrite car des catalogues complets de la
Leur rôle était de superviser la construc- où les plans de toutes les forêts du roi production passée font encore défaut.
tion et la réparation des fortifications, furent levés à grande échelle par des On s'efforce de recenser soit l'oeuvre de
des ponts et des canaux, et surtout de arpenteurs qualifiés. certains auteurs, soit les représentations
renseigner le pouvoir central sur la L'expérience acquise permit une car- de tel pays ou de telle région. C'est une
« physionomie » des provinces dont ils tographie détaillée et systématique des tâche difficile qui nécessite une coopé-
avaient la charge. frontières et des côtes, mais surtout ration internationale, car les hasards de
Partis de zéro (les premiers ingé- l'élaboration d'une méthodologie scien- l'histoire, les intérêts des amateurs et les
nieurs furent mis en apprentissage tifique, avec en 1666 la fondation de vicissitudes des collections ont entraîné
auprès d'Italiens et d'Espagnols, faute l'Académie des Sciences et, en 1667, une grande dispersion des cartes
de maîtres français compétents), ces celle de l'Observatoire de Paris. On fit anciennes. Où sont les plus belles cartes
ingénieurs du roi accomplirent une appel à Jean-Dominique Cassini (1625- murales hollandaises ? Sûrement pas
oeuvre remarquable, peu connue, car 1712) pour diriger l'Observatoire. aux Pays-Bas, où elles ont péri sur les
leurs cartes, secrets militaires, n'étaient Professeur d'astronomie à Bologne, il fit murs où elles étaient tendues ; dans des
pas divulguées auprès du public. Le tra- faire un pas décisif au calcul de la longi- bibliothèques d'autres pays d'Europe,
vail du Père de Dainville sur Jean de tude en publiant les tables des occulta- des exemplaires ont dormi pendant trois
Beins, ingénieur en Dauphiné, a montré tions des satellites de Jupiter. Le perfec- siècles et sont aujourd'hui disponibles
que pour deux cartes gravées de cet tionnement des lunettes astronomiques, avec toute leur fraîcheur. Où sont
auteur (le Dauphiné et la Savoie), il en réalisé depuis Galilée, permettait enfin conservées les plus belles cartes nau-
existait plusieurs dizaines d'autres, plus d'observer ces éclipses périodiques. tiques portugaises ? Assurément pas au
exactes et plus détaillées, mais restées C'est avec cette méthode que les astro- Portugal, mais à Paris, à Londres ou à
manuscrites. nomes de l'Académie des Sciences, New York, voire à Tokyo.
La comète de Halley
Giotto
vue par
Roberta Olson
Sur l'une des célèbres fresques de la chapelle de l'Arena tenant compte des perturbations de
l'orbite causées par Jupiter et par
à Padoue, l'étoile de Bethléem ressemble à une comète d'autres planètes, affinèrent les calculs
de Halley et fixèrent le prochain pas-
étincelante. Giotto avait fait ta un portrait fidèle sageau périhélie de la comètede Halley
au mois d'avril 1759 (le périhélie est le
de la comète de Halley, telle qu'elle apparut en 1301. point de l'orbite où la distanceau Soleil
est la plus courte). Un paysan allemand
aperçutle premier la comète, le jour de
la la finde t'été 1301, une Des apparitions Noël 1758 ; celle-ci atteignit son périhé-
comète spectaculaire tra- prodigieuses lie en mars 1759.
versa la nuit de la voûte D'autres calculs ont permis ensuite
céleste. Une chevelure Des milliards de comètes (le mot d'établir les dates des différents pas-
lumineuse entourait une vient du grec kometesqui signifie « che- sagesau périhéliejusqu'en 239 av. J.-C.
sorte d'étoile centrale incandescente velu ») sont en orbite autour du Soleil ; En étudiant d'anciennes annales
d'où semblait émaner un rayonnement elles forment un nuage clairsemé qui (notamment celles des chroniqueurs
de particules, évoquant une crinière s'étend bien au-delà des planètes les chinois pour les passagesantérieurs au
déployée dans la direction opposée au plus lointaines (plusieurs milliers de XVe siècle),on a retrouvé des descrip-
Soleil. Nous savons aujourd'hui qu'il fois la distance Soleil-Pluton). Le tions de comètes dont les dates et les
s'agissaitde la comètede Halley, effec- noyau de ces comètes est formé d'un localisations célestescorrespondentà la
tuant l'une de ses visites périodiques au conglomérat de gaz gelés et de pous- plupart des retours au périhélie de la
centre du système solaire. Nous savons sière interstellaire. De temps à autre, comète de Halley. La périodicité
aussi comment elle apparut aux obser- l'une de ces « boules de neige sale » moyenne de cette comète est d'un peu
vateurs italiens stupéfaits; en effet, un (comme les appellent certains astro- moins de 77 ans,mais sa période exacte
« portrait » fidèle de cette comète fut nomes), voit son orbite perturbéepar un varie de deux anset demi, en plus ou en
exécuté par Giotto di Bondone (1267- autre astre et pénètre dans les régions moins, du fait des perturbationsgravita-
1337), le précurseurflorentin de la pein- intérieures du système solaire. Excités tionnelles dues à l'influence des pla-
ture réaliste. par les rayonnementset le vent solaire, nètes.La comètede Halley est réappa-
En 1301, Giotto, qui se trouvait les gaz et la poussière du noyau don- rue en 1985et est passéeau périhélie le
alors en Italie (mais nous ignorons où nent naissanceà la tête lumineuse de la 9 février 1986.
exactement),observa sans aucun doute comète avec sa chevelure caractéris- On estime que chaque siècle, 20 à
la comète. Probablementmoins d'un an tique. Parfois, l'une de ces comètes se 30 comètessont visibles de la Terre. Au
après et, au plus, quatre ans plus tard place sur une nouvelle orbite elliptique, Xlll'siècle, deux cents ans avant
(nous ne connaissonspas la date exacte qui la ramène périodiquement en vue de l'invention de la lunette astronomique,
de son oeuvre),il exécutaune admirable la Terre. on note plus de 20 apparitions de
série de fresquessur les murs de la cha- La comète de Halley fut la première « comètes » observées à l'oeil nu ; toute-
pelle des Scrovegni (dite aussichapelle dont on établit la périodicité. En 1705, fois, la plupart des « comètes » citées par
de l'Arena) à Padoue,en Italie du Nord. en se fondant sur des observationshis- les chroniqueurs occidentaux ne sont
Dans une scène représentant toriques, l'astronome anglais Edmund mentionnées qu'une seule fois et sans
l'Adoration des Mages, il peignit Halley établit d'étonnantes analogies aucune autre précision. Certaines sont
l'étoile de Bethléem en s'écartant tota- entreles orbites qu'il venait de calculer, peut-être des météores ou d'autres phé-
lement de la tradition iconographique : pour les comètes apparues en 1682, nomènes célestes. Les seules appari-
il ne dessinapas une petite étoile styli- 1607 et 1531. Il émit alors l'hypothèse tions de comètes dignes de foi sont
sée avec de nombreusespointes, mais que ces trois apparitions correspon- celles que l'on peut comparer avec plu-
une comète flamboyante. La coïnci- daient à des passagessuccessifs,espa- sieurs observations, y compris celles
dence des dates, le réalisme du style et cés de 76 annéesenviron, d'une seuleet consignées dans les annales chinoises
la ressemblanceavec des photographies même comète décrivant une orbite rapportées en Occident au XVIIIe siècle
prises en 1910, sont autant de preuves elliptique allongée autour du Soleil. Il par des missionnaires jésuites et tra-
que la comète de Giotto n'était autre prédit que cette comète reviendrait en duites pour la première fois en 1846.
que la comètede Halley. 1758. Par la suite, les astronomes, Ces apparitions étaient probablement
spectaculaires puisqu'elles ont suscité La comète de 1301 au-dessus de la Chine, en 1299 (toute-
de nombreuses descriptions tant en fois, un traité, attribué à Pierre de
Europe qu'en Asie. Un individu isolé Parmi les comètes dont on a calculé Limoges, fait mention de cette comète
peut confondre un météore et une l'orbite et qui furent identifiées avec au-dessus de l'Europe également).
comète, mais la concordance de plu- certitude au XIIIe siècle, deux seulement Giotto est né vers 1267 ; il n'a donc pas
sieurs témoignages identifie à coup sur ont été notées par les chroniqueurs. La pu observer la comète de 1264. L'appa-
une véritable comète. Une telle appari- première a été vue au-dessus de la rition de 1299 ne fut sans doute pas
tion ne manque pas de frapper tous les Chine et de l'Europe en 1264. La remarquée au-dessus de l'Italie, ou alors
observateurs ! seconde a été observée de façon certaine elle n'y fut pas visible. La première
1. L'ADORATION DES MAGES est l'une des scènes du cycle de doute entreprises la même année ; I'Adoration, qui se trouve au
fresques exécuté par le maître florentin Giotto di Bondone. Ces deuxième niveau du cycle, fut probablement achevée vers 1304. Les
scènesdécorent l'intérieur de la chapelle de l'Arena, commandée par principales innovations de Giotto (naturalisme et humanité des per-
Enrico Scrovegni négociant de Padoue (peut-etre en expiation des sonnages)apparaissent sur ces peintures. En outre, la représentation
péchéscommispar son père « l'archi-usurier » un des personnages de de l'astre de Bethléemest inhabituelle ; ce n'est plus une étoile styli-
l'Enfer de Dante). Scrovegnieut l'autorisation de construire cet édi- Me mais une comète: la comètede Halley, qui apparut en 1301 ; elle
fice en 1302; celui-ci fut consacréen 1303et les fresques furent sans a étébaptiséedu nom de l'astronome anglais qui établit sa trajectoire.
car les motifs gravés servaient, vu leur
petit nombre, non seulement d'illustra-
tions spécifiques mais aussi de repères
pour aider le lecteur à se retrouver dans
un grand volume non paginé.
La plus ancienne représentation
contemporaine, d'un passage de la
comète de Halley, correspond à l'appa-
rition au printemps 1066. On la trouve
dans une scène de la tapisserie de
Bayeux, réalisée à la demande de la
reine Mathilde, femme de Guillaume le
Conquérant, pour commémorer la vic-
toire de son époux à la bataille de
Hastings. La tapisserie (en réalité, une
broderie de laine sur huit bandes de
2. LES RETOURS AU PÉRIHÉLIE (c'est-à-dire au point de l'orbite où la distance au Soleil est
la plus courte) furent calculés,pour la comètede Halley, jusqu'en 239 avant J.-C. La plu- grosse toile), haute de 50 centimètres et
part de ces dates correspondent effectivement à des observations historiques. La périodicité d'une longueur totale de 70, 34 m. fut
exécutée entre 1073 et 1083. De nom-
moyenne de la comète estde 77 ans environ, mais l'attraction des planètes (Jupiter notam-
ment)perturbe l'orbite elliptique et change légèrement la période. breux chroniqueurs confirment la date
de 1066 et le caractère spectaculaire de
l'apparition est attesté dans la tapisserie
apparition du temps de Giotto fut donc tions de comètes sont exceptionnelles à la fois par l'expression de stupéfaction
celle de la comète de Halley en 1301. dans l'art occidental (ainsi, une comète de ceux qui l'observent et par la légende
La comète suivante apparut en 1337, en forme d'épée figure sur un camée brodée : Isti mirant stella (Ils regardent
année de la mort de Giotto. En outre, romain). Quelques comètes apparaissent l'étoile avec crainte). La comète a une
l'impressionnante apparition de 1301, comme motifs secondaires dans de structure géométrique fort stylisée :
fut abondamment commentée par les grands ouvrages astrologiques médié- configuration plate et purement décora-
historiens de cette époque. vaux, tel que le cycle zodiacal datant du tive de lignes et de plans, caractéristique
Giovanni Villani, éminent chroni- XIIe siècle et représenté sur la façade du style de l'époque.
queur florentin du XIVe siècle, men- ouest de la cathédrale de Plaisance en Dans le Psautier d'Edwin
tionne dans ses Chroniche Storiche Italie. Toutefois, ces représentations (Cantorbéry), manuscrit anglais du
qu'une comète est apparue dans les sont d'ordre générique ; les « portraits » XIIe siècle, qui est lui-même une copie
cieux en septembre 1301, « laissant der- de comètes identifiables, c'est-à-dire du Psautier d'Utrecht exécuté au
rière elle de grandes traînées de fumée », des représentations exactes d'appari- IXe siècle, on trouve un autre portrait de
et qu'elle est demeurée visible jusqu'au tions historiques sont encore plus rares. la comète de Halley. En bas de la page,
mois de janvier 1302. Les durées où se trouve le texte du Psaume 5, figure
varient selon les récits ; pour certains, Les portraits la silhouette de la comète : une rosette
l'apparition ne dura que six semaines. de la comète de Halley stylisée inscrite dans un cercle, avec une
Mais tous les observateurs s'accordent queue formée de quatre rayons sinueux.
pour dire que la queue de la comète On a identifié trois « portraits » de la L'emplacement du dessin, au bas de la
avait une longueur impressionnante ; comète de Halley antérieurs à l'époque page, et ses grandes dimensions, font
plusieurs astronomes ont même estimé à de Giotto. Le plus ancien illustre une penser qu'on l'a rajouté avec sa descrip-
70 degrés l'angle sous lequel on l'aper- apparition qui date de l'an 648 après tion en vieil anglais, à titre d'annexe ; en
cevait ; la représentation de Giotto cor- J.-C., mais le portrait lui-même ne fut outre, il n'a apparemment aucun rapport
respond bien à l'image que semble exécuté que huit siècles plus tard dans avec les trois textes latins du psaume qui
avoir laissée une telle apparition. le Liber Chronicorum ou Weltchronik le précède. Le style du manuscrit et les
Depuis les temps les plus reculés, de Hartmann Schedel, également inti- dates de naissance et de mort de son
l'apparition d'une comète a toujours été tulé Chroniques de Nuremberg, car auteur, le moine Edwin, correspondent à
un sujet d'effroi. Pendant des millé- l'ouvrage fut imprimé dans cette ville ; l'apparition de 1145 de la comète de
naires, I'homme a cru que tous les évé- il fut publié pour la première fois en Halley. Si rudimentaire soit-il, ce dessin
nements de la vie sur Terre étaient gou- 1493 et orné de gravures xylogra- est révolutionnaire pour l'époque, du
vernés par la position des étoiles et des phiques par l'artiste allemand Michel seul fait qu'il est une représentation
planètes. Une fois que l'on eut établi Wohlgemuth et son beau-fils Wilhelm contemporaine d'un phénomène naturel.
l'emplacement des astres fixes et la tra- Pleydenwurff. L'imprimeur était Anton
jectoire des différentes planètes, I'appa- Koberger, parrain d'Albrecht Diirer de Giotto
L'art
rition d'une « étoile nouvelle » semblait (lequel devait faire figurer, plus tard,
violer l'ordre des cieux et laissait présa- une représentation de comète dans sa Le naturalisme du portrait de la
ger un désastre (c'était, littéralement, gravure Melencolia I). Une représenta- comète de Halley peint par Giotto
une « mauvaise étoile »). On associait tion grossière de la comète de Halley tranche avec le caractère stylisé des
souvent ces apparitions à des événe- apparaît, accompagnée d'un texte, sur la représentations antérieures. Rien de sur-
ments humains très importants ; pour- page relative à l'année 684. On la prenant à cela, puisque la réputation de
tant, avant le XVIe siècle, les représenta- retrouve en d'autres endroits du livre, Giotto et son importance extraordinaire
dans l'histoire de la peinture (c'est le
premier artiste qui ait exercé une
influence quasi universelle sur la pein-
ture occidentale) résultent de ses surpre-
nantes innovations naturalistes. Giotto
est né dans le petit village de Colle di
Vespignano, près de Florence. On ne
sait pas grand-chose de son enfance et
de son adolescence ; on pense toutefois
qu'il fut l'élève du peintre florentin
Cimabue, peintre de progrès et qui com-
mençait à rompre avec le style italo-
byzantin prédominant à l'époque.
3. CE GROSPLAN DE LA COMÈTE de l'Adoration montre comment l'artiste a appliqué sur
Giotto se révolta encore plus ostensible-
le mur recouvert de plâtre les détrempes et les pigments d'or. Avec des coups de pinceau
ment contre le style établi et mit au plus ou moins serrés,l'artiste a reconstitué l'aspect lumineux de la chevelure et de la queue
point une nouvelle plastique à trois de la comète,telle qu'il l'aurait observé quelques années auparavant. Giottoa représenté le
dimensions qui dut paraître révolution- centre éclatant de la chevelure,ou tête,par ce qui sembleêtre une étoile à huit pointes, qu'il
naire à l'époque. Ses majestueuses a ensuite recouverte de couches de pigment doré pour obtenir des couleurs plus fondues.
figures sculpturales, aux attitudes Une partie du pigmenta disparu, laissant apparaître la substanceadhésiverouge qui servait
sereines, sont regroupées de manière à à fixer la peinture sur le plâtre.
former des masses simples aux coloris
éclatants dont émane une intensité émo-
tionnelle sansprécédent dans la peinture
européenne. C'est dans les fresques de
la chapelle de l'Arena que le style révo-
lutionnaire de Giotto atteint non seule-
ment sa pleine maturité, mais aussi son
expression la plus lucide.
Giotto a travaillé à Rome au début du
XIVe siècle et en 1302 il devait se trouver
à Padoue, occupé à exécuter une fresque
qui a été malheureusement perdue
depuis. Un riche marchand de la ville,
Enrico Scrovegni, le chargea de décorer
l'intérieur d'une petite chapelle qu'il fai-
sait ériger contre le palais de sa famille,
4. LACOMÈTE DE HALLEY, photographiée le 19 mars 1986, sur l'île de la Réunion, res-
près des ruines d'un amphithéâtre
sembleau portrait qu'en a fait Giotto : possède une chevelure
elle
romain (d'où son nom de chapelle de
velure est un nuage de gaz et de poussières entourant le noyau. Derrière elle, on distingue
I'Arena). Certains pensent que Giotto fut
une queuede plasma, rectiligne et bleuâtre, et une queue de poussières, incurvée et diffuse.
l'architecte de la chapelle, auquel cas le La queue de plasma est due à l'interaction du gaz cométaire et du vent solaire ; la queue de
moment où il conçut les fresques serait poussières, d'autre part, résulte de la pression de radiation que le Soleil exerce sur les
plus proche encore de l'apparition de la grains de poussières de la comète.
comète. Quoi qu'il en soit, il entreprit les
premières esquissesau plus tard en 1303.
L'artiste recouvrit les murs de plusieurs duire la comète telle qu'il l'avait réelle- sous cette forme. Bien qu'il ne subsiste
compositions disposées les unes au-des- ment observée quelques années aupara- aucun dessin de sa main, on suppose
sus des autres et illustrant les vies de vant, alors qu'elle illuminait le ciel de qu'il a consigné ses observations de
Saint Joachim et de Sainte Anne, celle de l'Italie. La longue et lumineuse comète 1301 dans un croquis qu'il a ensuite
la Sainte Vierge, celle du Christ (son domine le ciel de la fresque. Sa cheve- consulté, ou encore qu'il a gardé un
enfance, la Passion, la Crucifixion et la lure scintille avec force ; au centre de souvenir très précis de cette apparition.
Résurrection) et le Jugement Dernier, le cette dernière une sorte d'étoile aux Quoi qu'il en soit, sa comète s'harmo-
tout dans le cadre d'un dessein symbo- arêtes vives représente le brillant nise parfaitement avec l'esthétique
lique plus vaste. La plupart des 38 scènes « centre de condensations que l'on aper- naturaliste caractérisant l'Adoration et
narratives, dont l'Adoration, mesurent çoit souvent au milieu du reste de la tout le cycle de fresques.
environ 200 centimètres sur 185 et les chevelure, plus diffus (il ne s'agit toute-
personnages ont la moitié de leur gran- fois pas du noyau, qui est trop petit pour L'astre de Bethléem
deur normale. Étant donné la position être visible à l'intérieur de la cheve-
était-il une comète ?
qu'elle occupe dans la chapelle, lure). La queue striée donne l'impres-
I'Adoration daterait de 1303 ou de 1304. sion dynamique d'un arc de lumière Pour quelle raison Giotto a-t-il
Quand Giotto représenta l'étoile de tracé en travers du ciel. C'est véritable- représenté l'étoile de Bethléem sous la
Bethléem, il rejeta les diktats du symbo- ment ainsi que les comètes spectacu- forme d'une comète ? Nul ne sait si
lisme astrologique et des conventions laires apparaissent à l'oeil nu, et Giotto l'étoile biblique était une comète, une
médiévales ; il eut l'audace de repro- vit certainement la comète de Halley nova, une conjonction de planètes, ou
celle-ci), laquelle répondait à l'attente heureux, des comètes faisaient leur
du public. Il est donc peu probable que apparition... Si donc, au début de nou-
Giotto ait remplacé l'étoile classique velles dynasties... surgit une comète...
par une comète sous l'effet d'un pourquoi s'étonner que pour sa nais-
caprice, voire même à la suite d'une sance à Lui, qui allait offrir à la race
vive impression personnelle. humaine une nouvelle doctrine... une
Il existait certainement une longue étoile soit apparue ?» Origène se félici-
tradition littéraire concernant les tait qu'aucune prophétie antérieure
comètes. Bien avant Giotto, des écri- n'eût annoncé « I'apparition d'une
vains comme Aristote, Virgile, Sénèque comète particulière liée à tel royaume
et le poète romain Lucain avaient émis ou à telle époque, mais que, dans le cas
de nombreuses hypothèses sur les appa- de l'étoile apparue à la naissance de
ritions des comètes. En général, les Jésus, il existait une prophétie de
hommes les contemplaient avec appré- Balaam consignée par Moïse et qui
hension et on les tenait pour annoncia- disait : « II naîtra une étoile de Jacob et
trices de catastrophes, d'épidémies ou un homme naîtra d'Israël ». (Il est inté-
de morts royales. Plus rarement, elles ressant de noter que la Nouvelle Bible
étaient de bons présages (victoire, abon- anglaise traduit ainsi le passage : « Une
dance, ou naissance royale). L'interpré- étoile sortira de Jacob, une comète sur-
tation variait aussi selon les circons- gira d'Israël ».)
5. LES CHRONIQUESDE NUREMBERG, tances. Pour les Anglais, l'apparition de
publiées en 1493, eontiennent cette gravure la comète de Halley en 1066 pouvait La thèse des érudits
d'une comète. Elle figure à la page relatant être prise comme le présage de leur vic-
les événements de 684, année où apparut la toire
sur Harold m de Norvège à la fin Origène a donc ajouté trois idées
comète de Halley. Le texte décrit les catas- du mois de septembre
ou de leur défaite importantes à la légende de l'étoile de
trophesqui ont accompagnecet événement: à Hastings, le mois suivant, devant Bethléem. En reprenant la prophétie de
trois mois de pluie, de tonnerre et d'éclairs,
Guillaume le Conquérant. Pour les l'Ancien Testament, il établissait un
durant lesquelsles hommes et les troupeaux
ultimes vainqueurs de ce
mouraient et les récoltes dépérissaient sur Normands, lien avec la vieille tradition selon
pied ; une éclipse de Soleil et de Lune fut triple conflit, la comète annonçait le laquelle la naissance des prophètes
suivie d'une épidémiedepeste. triomphe de Guillaume. Quand une comme Abraham et Moïse, était annon-
comète s'avérait de bon augure, on pré- cée par une étoile ; il renforçait ainsi la
férait lui attribuer une origine divine : continuité historique entre l'Ancien et le
un mythe. Saint Matthieu est le seul Dieu l'avait créée à des fins particuliè- Nouveau Testament. En outre, il com-
évangéliste à avoir mentionné un astre rement bienveillantes. Ce point de vue parait avec certitude l'étoile à une
guidant les Mages jusqu'au lieu de la fut exprimé du vivant de Giotto par comète ; enfin, il déclarait sans ambi-
Nativité, mais il ne donne aucun détail. Aegidius de Lessines dans son traité de gtiftd que les comètes pouvaient être de
« Nous avons vu en effet son astre se 1264, De l'essence, du mouvement et de bons présages.
lever à l'Orient et sommes venus lui la signification des comètes. Dans son ouvrage, De la foi ortho-
rendre hommage... Et voici que l'astre, A l'époque où furent écrits les Évan- doxe, Saint Jean Damascène, théologien
qu'ils avaient vu à son lever, les devan- giles à la fin du premier siècle, il était byzantin dont les écrits furent traduits
çait jusqu'à ce qu'il vint s'arrêter au- courant d'associer l'apparition d'un en latin au xir siècle et qui était l'un des
dessus de l'endroit où était l'enfant. La « nouvel astre » àla naissance d'un souve- rares Pères de l'Église d'origine
vue de l'astre les remplit d'une très rain. Beaucoup plus tard, les écrits des grecque à être connu des Européens aux
grande joie... » (Matthieu 2: 2, 2 :9-10). Pères de l'Église, familiers aux contem- XIIe et XIIIe siècles, apparenta l'étoile de
L'étoile est aussi mentionnée dans porains de Giotto, développèrent les la Nativité à une comète, quoique de
l'apocryphe Protoévangile de Jacques, thèses de saint Matthieu sur l'étoile de façon moins directe : « II arrive souvent
mais toujours sans description. Pendant Bethléem. Deux penseurs chrétiens nova- que des comètes surgissent. Celles-ci...
des siècles, I'astre de Bethléem a figuré teurs, Origène au IIIe siècle et Saint Jean ne sont aucun des astres créés au
dans les scènes de la Nativité et de Damascène aux VIIeet VIIIe siècles remar- Commencement, mais elles se forment
l'Adoration, presque toujours sous quèrent que l'étoile décrite par l'évangé- dans l'instant, par ordre divin, et dispa-
l'aspect d'une petite étoile, stylisée et liste ressemblait plutôt à une comète. raissent ensuite. Ainsi donc, même
presque imaginaire, et souvent avec des Dans son traité Contre Celse, l'étoile que virent les Mages... ne fait
rayons de lumière descendant sur Origène écrivait : « Nous estimons que pas partie de celles qui furent créées au
l'Enfant Jésus pour montrer que cette l'étoile aperçue à l'Est était un nouvel Commencement. Si cette étoile est de
naissance était bénie de Dieu. astre... comme ces comètes ou ces toute évidence dans ce cas, c'est parce
Les peintres de la Renaissance météores (à cette époque comètes et qu'elle chemine parfois de l'Est à
obéissaient à des lois iconographiques météores n'étaient pas différenciés) qui l'Ouest, et parfois du Nord au Sud. A
dûment établies. Style et technique pou- ressemblent à des fagots de bois, à des tel moment elle est cachée ; l'instant
vaient varier, mais le choix de ce qu'il barbelures de flèches ou à des bouteilles suivant elle se dévoile : cela est tout à
fallait mettre dans un tableau, la dispo- de vin. » Et il ajoute : «... nous avons lu fait contraire à l'harmonie de l'ordre et
sition et l'attitude des personnages dans le Traité sur les Comètes de de la nature des étoiles. » Pour le lecteur,
dépendaient principalement de la tradi- Chérémon le Stoïque, qu'en certaines une telle description évoquait à coup sûr
tion (ou des nouvelles interprétations de occasions, à l'approche d'un événement une comète.
Les écrits de Flavius Josèphe, histo- comète. Giotto ou son protecteur ont mis à observer assidûment le ciel. C'est
rien juif du premier siècle de notre ère, donc pu s'en référer à l'autorité doctri- d'ailleurs au XIVe siècle que Galilée
confirment la parenté de l'astre avec une nale pour représenter l'étoile sous la occupa une chaire de mathématiques à
comète. Dans La guerre des juifs, forme d'une comète. Il est également l'Université de Padoue. Ainsi, Giotto
Flavius Josèphe associe le présage de intéressant de noter qu'à l'époque de travailla dans un environnement philoso-
malheur marqué par la vision d'une Giotto, on adopta une attitude plus phique progressiste qui encouragea cer-
étoile en forme de sabre au-dessus de impartiale, voire presque scientifique, à tainement l'état d'esprit individualiste et
Jérusalem à la présence d'une comète, l'égard des comètes. Un chroniqueur objectif dont il témoigna lorsqu'il pei-
demeurée visible une année entière. Il contemporain de l'apparition de 1301 gnit la comète sur sa fresque.
s'agissait sans doute d'une allusion terminait sa description en affirmant « la
confuse à l'apparition de la comète de liberté de la raison humaine devant le La révolution de Giotto
Halley en l'an 66, juste avant que pouvoir des étoiles ». Padoue était un
n'éclate la révolte des Juifs contre centre d'étude des mathématiques, disci- La nature révolutionnaire de l'inter-
Rome. Flavius Josèphe énumérait pline qui finira pas délivrer l'astronomie prétation de Giotto est évidente si l'on
d'autres présages, parmi lesquels la mise des superstitions de l'astrologie. Dès la compare sa comète avec des représenta-
bas d'un agneau par une vache. Les exé- fin du XIIIe siècle, des savants s'étaient tions de l'étoile de Bethléem peintes par
gètes de la doctrine chrétienne virent
plus tard dans ces détails une allégorie
de l'étoile de Bethléem annonçant la
naissance du Christ (I'Agneau de Dieu)
tandis que pour les écrivains juifs, c'était
l'annonce de l'incendie du Temple de
Jérusalem en l'an 70. II est bien possible
que l'apparition de 66 ait influencé Saint
Matthieu, dont l'Évangile ne fut rédigé
qu'après la chute de Jérusalem.
Du temps de Giotto, une tradition
populaire très enracinée apparentait
l'astre biblique à une comète. Dans La
légende dorée de 1275 (ouvrage très lu
et qui serait à l'origine de plusieurs
détails mentionnés dans le cycle de
fresques de la chapelle de l'Arena), le
théologien et chroniqueur génois
Jacques de Voragine, décrivait l'astre
de telle sorte que ses lecteurs devaient
songer à une comète : « C'était un astre
nouvellement créé et fait par Dieu...
Fulgence (défenseur de l'orthodoxie au 6. SUR LA TAPISSERIE DE BAYEUX, qui commémore les événements de l'an 1066, figure la
VIe siècle) dit : elle différait en trois comète de Halley qui apparut au printemps de cette année. A gauche. un groupe d'Anglais
points des autres étoiles. D'abord, par montrent du doigt la comète stylisée. A droite, le roi Harold II d'Angleterre, informé du
mauvais présage, voit en rêvede fantomatiques navires envahisseurs(en bas) qui annon-
sa situation, car elle n'était pas fixée
cent sa défaite.
dans le firmament mais elle était sus-
pendue dans l'air près de la Terre.
Ensuite, par sa clarté... Troisièmement,
par son mouvement, car elle cheminait
devant les rois. » Jacques de Voragine
commente aussi l'étymologie du mot
« épiphanie »,en déclarant qu'il vient de
epi (au-dessus) et phanes (apparition),
et conclut en identifiant l'Épiphanie
(l'adoration du Christ par les Mages) à
l'apparition d'un astre divin. Le mot
« mage » lui-même est tiré du mot grec
magoi, qui dérive d'un mot persan dési-
gnant les sorciers, les astrologues ou les
sages qui étudient les astres.
Ainsi, le langage comme la littéra- 7. LE PSAUTIER D'EDWIN, manuscrit enluminé réalisé par le moine Edwin, est une copie
du Psautier d'Utrecht, plus ancien. Les donnéeschronologiques sur la vie d'Edwin, le style
ture corroboraient l'étroite relation entre
graphique et la présenced'un dessin de coMète en bas d'une page semblent indiquer que
l'étoile biblique qui guida les Rois
cet ouvrage date de 1145, année où apparut la comète de Halley. La légende de l'illustra-
Mages et l'apparition irrégulière et spec- tion mentionne le rayonnement de la comète (appelée « astre chevelu ») et signale que les
taculaire d'un astre nouveau et miracu- comètesapparaissent rarement, « constituant ainsi des présages ». Au-dessus de la comète
leux, lequel était vraisemblablement une figurent trois versions latines du Psaume 5 : Hebraicum, Romanum et Gallicanum.
ses contemporains et ses successeurs.
Le principal rival de Giotto, Duccio di
Buoninsegna, artiste novateur mais au
style plus byzantin, exécuta entre 1308
et 1311 un énorme retable, la Maestà,
pour la cathédrale de sa ville natale,
Sienne. Dans la Nativiti de Duccio di
Buoninsegna, qui forme un panneau de
la prédelle du retable, figure une étoile à
huit pointes, immobile et symbolique,
relevant de la tradition iconographique
classique, ses fins rayons lumineux diri-
gés vers l'Enfant Jésus.
En 1316, une dizaine d'années après
l'achèvement du cycle de la chapelle de
l'Arena, un disciple de Giotto exécuta
une fresque de la Nativité dans la partie
inférieure de l'église Saint-François, à
Assise. Il rassembla dans la même
scène, un ensemble de motifs extraits du
cycle de l'Arena. L'artiste anonyme a
mélangé les images stellaires, peignant
d'un côté une petite comète stylisée et
de l'autre un ensemble de rayons lumi-
neux descendant du ciel. Il a aussi peint
une étoile-comète du même type dans la
scène de l'Adoration, mais elle est
endommagée et à peine visible.
Contrairement à la représentation
analytique de la comète de Halley
8. LA NATIVITÉ DE DUCCIO DI BUONINSEGNA est un petit panneau de la prédelle du
peinte par Giotto, la minuscule comète
grand retable, la Maestà, exécuté entre 1308 et 1311 pour la cathédrale de Sienne. Ici,
d'Assise est une étoile stylisée à huit
I'astre de Bethleem est une petite étoile, aux pâles rayons dirigés vers l'Enfant Jésus.
pointes, comme celle de Duccio di
Duccio di Buoninsegna,plus âgé que Giotto, appartenait à une école rivale.
Buoninsegna, mais elle est munie d'une
queue linéaire hérissée ; on dirait
qu'elle a été timidement rajoutée après
coup pour imiter la comète de l'Arena.
Soit l'artiste ne connaissait rien aux
comètes, soit il voulait éviter une repré-
sentation figurative, souhaitant seule-
ment présenter l'étoile comme un sym-
bole, reprenant ainsi l'image que Giotto
en avait peinte. Enfin, la présence de
rayons lumineux descendant du ciel et
non de l'étoile, constitue peut-être une
critique théologique de la représentation
non orthodoxe de Giotto ; en accentuant
les rayons glorificateurs, I'artiste enten-
dait sans doute renforcer de manière
dogmatique la nature divine de l'événe-
ment et la bénédiction qui l'accompa-
gnait. L'interprétation moins audacieuse
d'Assise était sans doute inévitable en
raison de la fréquentation de cet impor-
tant centre de pèlerinage. La chapelle de
l'Arena était, en revanche, un lieu privé
et Giotto pouvait exercer son talent dans
un cadre moins rigide.
Le caractère révolutionnaire de
9. CETTENATIVITÉ D'UN DISCIPLEDE GIOTTOa été peinte vers 1316 dans la partie infé-
l'étoile-comète de Giotto apparaît
rieure de l'Eglise Saint-François, à Assise. Elle est un pastiche composé de motifs extraits
quand on exa-
des scènesde la chapelle de l'Arena. Il existe bien une comète, mais elle est petite et stylisée encore plus nettement
n'est qu'un pâle reflet de celle de Giotto. En outre, cette représentation astrale obéit à la mine l'oeuvre beaucoup plus tardive
et
tradition puisque des rayons célestes descendent jusqu'à l'Enfant Jésus. peinte par un autre artiste de Padoue,
Jacopo Gradenigo. En 1399, ce peintre
illustra un manuscrit enluminé (une
concordance des Évangiles). L'étoile de
Bethléem, visible au-dessus des Mages
dans le cycle de l'Enfance du Christ,
n'est pas une véritable comète, mais une
représentation symbolique, mi-ange mi-
astre, terminée par une longue queue
ondoyante. Bien que postérieure de près
d'un siècle à la fresque d'Arena, cette
oeuvre est extrêmement schématique et
très différente de la conception réaliste
de Giotto. En général, les manuscrits
enluminés reflètent les innovations
artistiques antérieures des peintures
monumentales. Gradenigo n'était pas un
novateur : la nature conservatrice de son
art se manifeste dans son respect de
l'ancien système de « narration conti-
nue », avec dans la même illustration,
six scènes qui se déroulent à des
moments différents. Le fait que cet
artiste ait représenté l'étoile de
Bethléem sous la forme d'une comète,
aussi stylisée soit-elle montre néan-
moins qu'à la fin du XIVe siècle cette
interprétation de l'astre de la Nativité
10. DES SCÈNES DE L'ENFANCE DU CHRIST figurent sur une page d'une concordance
était alors unanimement acceptée à
enluminée des quatre Evangiles, exécutéeen 1399à Padouepar Jacopo Gradenigo. L'astre
Padoue. de Bethléem est une étoile immobile au-dessusde la mangeoire (en haut à gauche) puis une
Toutefois, la comète ne supplanta sorte de conter au-dessus des Mages (en haut au centre).De cette comète, mi-ange, mi-
pas l'étoile classique dans l'art euro- astre, desrayons jaillissent vers l'avant et vers l'arrière pour former une traînée lumineuse.
péen. D'ailleurs nous ne savons même
pas si Giotto répéta ce motif car la pein-
ture de la chapelle de l'Arena est la
seule représentation existante de l'astre
de Bethléem qui lui soit attribuée avec
certitude. Peu importe que l'idée de
donner à l'étoile de Bethléem l'aspect
d'une comète soit venue de Giotto, de
son client Scrovegni ou bien d'un
conseiller théologique. Outre l'innova-
tion iconographique, l'importance de la
comète de l'Adoration réside dans son
saisissant naturalisme, lequel surpasse
celui de la comète exécutée par Durer
en 1514 dans sa gravure Melencolia I.
II est certain que nombre de contem-
porains de Giotto apparentaient l'étoile
de Bethléem à une comète. Lorsqu'il
peignit l'Adoration, Giotto obéit à cette
tradition et fut influencé par son obser-
vation de la comète de Halley en 1301,
ce faisant, il dessina un corps céleste
qui exprimait la vérité naturaliste tout
en dégageant une émotion plus intense.
De plus, en représentant une comète
historique, Giotto intensifiait l'effet pro-
duit par son oeuvre sur ses contempo-
rains. Il incitait les spectateurs à s'iden-
11. ALBRECHTDÜRERa représentéune comète lumineuse sur sa gravure Melencolia I de
tifier aux témoins bibliques de la
1514. Sa représentation est moins réaliste que celle de Giotto. On montre un détail du coin
naissance du Christ : eux aussi, en 1301, supérieur gauche de cette œuvre, « autoportrait spirituel » traduisant la mélancolie de
avaient assisté à un prodige, l'apparition l'artiste devant son incapacité à concilier la théorie et la pratique. La comète et l'arc-en-ciel
spectaculaire d'une comète. symbolisent la maladie, la folie et les événements miraculeux jadis associés à la mélancolie.
L'ASTRONOMIE miques ont cherché à simplifier en utilisant
la trigonométrie. Les six fonctions trigono-
métriques modernes-sinus et cosinus,
EN ISLAM MÉDIÉVALE
tangente et cotangente, sécante et cosé-
cante-ont été définies au IXesiècle alors
que Ptolémée ne connaissaitque le rapport
Owen Gingerich entre un arc et la corde qui le sous-tend.
L'une
des plus remarquablescontribu-
tions de l'Islam à l'astronomie moderne est
Quand
un astronome parle du zénith, saints, Pâques et la Pâque juive par la nomenclature des étoiles. Dans
de l'azimut ou de l'algèbre, ou encore des exemple, dont ils déterminaient la date l'Almageste, Ptoléméeavait répertorié plus
étoiles du Triangle de l'Été-Véga, Altaïr ou d'après les phases de la Lune. Toutefois de 1000 étoiles. Dans son Livre sur les
Deneb - il utilise des mots d'origine arabe. 12 mois lunaires ne font que 354 jours, constellationsd'étoilesfixes, Abd al-Rahman
L'astronomie connut un vif essor dans les peu conciliablesavec l'année solaire de 365 as-Sufi, astronome persan du Xesiècle, tra-
pays islamiquesau Moyen Age, plus préci- jours. On ajoutait parfois un treizième mois duisit les noms d'étoiles de ce catalogue et
sément deux siècles après l'émigration du afin de conserver les dates du calendrier en compléta leur description par de superbes
prophète Mahomet de la Mecque à phase avec les saisons. Mahomet voyait dessins de constellations. Ces nouveaux
Médine, en 622 après J.-C. Cet événement dans cette pratique l'oeuvre du Diable. II noms arabesdes étoiles parvinrent à l'Ouest
nommé l'Hégire, marque le début du décréta dans le Coran que « lenombre de par l'astrolabe, invention grecque qui per-
calendrier islamique. Après une expansion mois (dans une année) est égal a 12 dont mettait de représenterle del dans le plan et
rapide et turbulente de l'islam, la nouvelle quatre sont sacrés ».Le calife Umar (634- de résoudreles problèmes d'astronomie.
dynastie des Abbassides fonda la capitale 644) en condut qu'il fallait utiliser un calen- On connaissait l'astrolabe dans
Bagdad en 762 et prit en charge la traduc- drier strictement lunaire, que la plupart des l'Antiquité, mais le plus ancien instrument
tion de textes grecs. En quelques dizaines pays islamiquessuivent encore aujourd'hui. conservé jusqu'à nos jours, date de la
d'années, on traduisit en arabe les princi- Ainsi les jours saints,comme le Ramadan, période islamique,315 de !'ère de l'Hégire
paux travaux scientifiques de l'Antiquité- le mois du Jeûne, se décalent lentement (927-928 après J.-C.).L'Angleterre a été, au
dont ceux de Galien, d'Aristote, d'Euclide, dans les saisons et se reproduisent avec XIVe siècle, porte
la d'entrée vers la chrétienté
de Ptolémée,d'Archimède et d'Apollonius. une période d'environ 30 années solaires. occidentale de l'astrolabe qui venait
En 813, le Calife al-Mamun fonda une Le Ramadan et les autres mois isla- d'Espagne. Les Collèges d'Oxford détien-
académie, ta Maison de la Sagesse,où se miques commencent le soir où un fin nent encore des astrolabesdu XIVe siècle,sur
c6toyaient une tolérance naturelle et un croissant de lune apparait à l'horizon vers lesquels sont inscrits, en caractères
mélange unique de cultures. Le principal l'Ouest, moment que les astronomes isla- gothiques, des noms arabesd'étoiles: Véga,
traducteur du grec était un païen nommé miques devaient prédire exactement. La Altaïr,Algeuze, Rigel,Elfeta,Alferaz et Mirac.
Thabit ibn Qurra. II écrivit plus de théorie de Ptolémée ne décrivait le trajet Toutefois les astronomesislamiques,à la
100 traités scientifiques,dont un commen- de la Lune que par rapport a l'écliptique différence des Chinois, n'étaientpas incités à
taire sur l'Almageste (terme arabe qui (trajet du Soleil sur la sphère céleste). Or relater les événementscélestesinhabituels;
signifie « le plus grand ») de Ptolémée. Al- on ne pouvait prédire le moment où la ils se contentaient de déterminer les posi-
Khwarizmi, un autre astronome, dédia à Lune réapparaît qu'en décrivant son mou- tions des planètesdécritespar Ptolémée.Au
al-Mamun son livre l'Algèbre, sans doute vement par rapport à l'horizon et la solu- 1 siecleaprès J.-C., Ptoléméepensait que le
le premier ouvrage écrit en arabe sur ce tion a ce problème passait par une géo- Soleil, la Lune et les planètes tournaient
sujet. Un Anglais présent en Espagne, métrie sphérique assez compliquée. autour de la Terre. Mais une simple orbite
Robert de Chester, le traduisit en latin vers De plus, les Musulmans souhaitaient circulaire ne rendait pas compte des chan-
1100, et introduisit en Europe les chiffres prier vers la Mecque et orienter leurs mos- gements périodiques de direction des pla-
arabes,dont le zéro que les Arabes avaient quées dans cette direction, qu'il fallait donc nètes dans le ciel (une inversion intervient
emprunté aux Indiens. déterminer en chaque lieu. 11fallait aussi quand ta Terre dépasseou est dépasséepar
Un autre astronome de l'académie fut préciser les moments opportuns des prières une autre planète lors de sa rotation autour
Ahmad al-Farghani,qui écrivit le Jawamiou quotidiennes, au lever du Soleil, a midi, du Soleil).Pour Ptolémée,chaque planète se
Éléments ; cet ouvrage fit connaître l'astro- dans l'après-midi, au coucher du Soleil et déplace sur un épicyde, petit cerde dont le
nomie de Ptolémée,qui considéraitla Terre dans la soirée. On résout ces problèmes à centre tourne autour de la Terre sur un
comme le centre de l'Univers. Les Éléments l'aide de triangles inscrits sur la sphère grand cerde nommé cercle déférent. L'épi-
eurent une influence considérable sur les céleste : ainsi pour connaitre l'heure de la cycle, associéà d'autres concepts inventés
pays occidentaux, qui employèrent des tra- journée, on construit un triangle dont les par Ptolémée, décrivait bien le mouvement
ductions de cet ouvrage jusqu'à la fin du sommets sont le zénith, le pole Nord céleste apparent des planètes. Ptolémée montra
XVIe siècle.En l'an 900 après J.-C., la fonda- et la position du Soleil; connaissantl'altitude comment calculer les paramètres de ses
tion était toute prête à permettre un plein du Soleil (par l'observation) et l'altitude du modèles à partir d'observationsprécises.Les
épanouissement d'une science internatio- pôle (égale à la latitude où l'on se trouve), astronomes islamiques,en conséquence,se
nale véhiculéepar une seule langue, I'arabe. I'heure est donnée par l'angle formé par limitèrent à ces mesures utites : l'orientation
l'intersectiondu méridien (l'arc passant par et l'excentricité de l'orbite solaire, ainsi que
L'une
des causesde l'essor de l'astro- le zénith et le pôle) et du cercle horaire du l'inclinaison du plan écliptique.
nomie en Islam tenait aux pratiques reli- Soleil(l'arc reliant le Soleilau pôle). Ainsi Mohamed al-Battani, un jeune
gieuses, qui posaient des problèmes Pour déterminer ces triangles inscrits contemporain de Thabit ibn Qurra, écrivit
d'astronomie. A l'époque de Mahomet, les sur une sphère, Ptolémée utilisaitune tech- le Zij (d'Astronomie
« Tables »), un des plus
Chrétiens et les Juifs observaient des jours nique laborieuse, que les astronomes isla- importants travaux astronomiques entre
ceux de Ptolémée et ceux de Copernic. Il
détermina la position de l'orbite solaire (en
termes modernes, ta position de l'orbite
terrestre) mieux que Ptolémée ne l'avait
fait. Des sièclesplus tard, on connaissaitses
paramètres dans toute I'Europe. Dans De
revolutionibus, Copernic ne cite pas moins
de 23 fois son prédécesseurdu IXe siècle.
Les
astronomes de ! a période isla-
mique restèrent dans un cadre géocen-
trique sécurisant. Toutefois, ils ont aussi
critiqué tes détails techniques du système
de Ptolémée. Dans les Hypothèses plané-
taires, Ptolémée essayait d'inclure ses
modèles dans un système cosmologique
global, organisation de sphères ayant pour
centre la Terre. Toutefois, pour reproduire
les mouvements non uniformes des pla-
nètes, Ptolémée a ajouté à l'épicycle deux
mécanismes géométriques. Il choisit des
cerdes déférents qui n'étaient pas centrés
sur la Terre. Il supposa de plus que le
mouvement des corps célestes était uni-
forme par rapport a un point appelé
centre de l'équant, symétrique de la Terre
par rapport au centre du déférent.
Les cercles déférents excentriques et
!'équant décrivaient bien tes différentes
vitesses des planètes dans le ciel mais ils
froissaient nombre de convictions philoso- L'astrolabe simplifia les calculs d'astronomie et la détermination de l'heure. Ses
phiques. Le centre de l'équant allait à plaques de cuivre correspondent à la projection de la sphère céleste à deux
l'encontre de l'idée selon laquelle le mou- dimensions. La plaque supérieure, en latin le rete, est un réseau ouvert d index
vement de tous les corps célestes étaitcir- qui indiquent la position de plusieurs étoiles. Un système de coordonnées
culaire et uniforme. Les déférents excen- célestes adapté aux observations à une latitude donnée est gravé sur la plaque
trés qui ne laissaient pas la Terre au centre qui se trouve sous le réseau ; on y voit des cercles d'altitude constante au-
de l'Univers, étaient inacceptablespour les dessus de l'horizon et des cercles d'azimuth constant qui croisent l'horizon. En
faisant tourner le rete autour d'un axe central qui représente le pôle Nord
puristes.
céleste, on reproduit le mouvement quotidien des étoiles sur la sphère céleste.
Dans ses Doutes sur Ptolémée, Ibn al-
Pour calculer l'heure, on détermine l'altitude du Soleil (ou d'une étoile) à l'aide
Haytham, physicien éminent du XIe siècle au d'un viseur et d'une échelle graduée en degrés et fixée
l'astrolabe.
sur On fait
Caire, montra que le mouvement du centre ensuite tourner le rete jusqu'à position du Soleil (ou l'index de l'étoile
ce que la
de l'équant n'était pas uniforme. Plus tard, observée) sur l'écliptique soit sur la ligne d'altitude correspondante à celle que
partant d'une représentation du ciel où il l'on vient de déterminer. L'angle horaire correspond àl'angle au centre délimité
n'y aurait que des sphères et des coquilles par le méridien et une ligne passant par la position de l'objet.
concentriques, il tenta d'attribuer un corps
sphérique unique a chaque mouvement
simple décrit dans I'Almageste. Enfin Ibn al-Shatir, qui travaillait à mais régulières, de la vitesse orbitale d'une
Parallèlement,en Andalousie,l'astronome et Damas autour de 1350, imagina un sys- planète. Dans le Commentariolus,
philosophe lbn Rushd (Averroës) rejeta les tème planétaire totalement concentrique. Copernic utilisa un arrangement voisin de
déférents excentrésde Ptotéméeet défendit En utilisant un schéma rappelant celui d'al- celui d'Ibn al-Shatir. Il réutilisa ensuite,
un modèle strictement concentrique de Tusi, il élimina des constructions de dans De revolutionibus, des orbites excen-
l'Univers. A l'autre extrémité du monde isla- Ptolémée le centre de l'équant et certains triques et adopta un modèle équivalent à
mique, te mathématicien Nasir a)-Din al- cercles discutables. Il ouvrit ainsi la voie à celui des astronomes de Maragha, mais où
Tusi construisit un important observatoire à un système de sphères célestes parfaite- le Soleil occupait laposition centrale.
Maragha (aujourd'hui Mararhé), au Nord- ment imbriquées, mécaniquement accep- Copemic a-t-il pu être influencé par les
Ouest de l'Iran. Dans son Tadhkira tables. astronomes de Maragha ou par Ibn al-
(« Mémorandum »), il remplaça lecentre de Quelques siècles plus tard, pour élimi- Shatir ? On n'a retrouve aucune traduction
l'équant en ajoutant deux petits épicycles à ner le centre de l'équant et modifier la latine de leurs travaux ni des travaux
l'orbite de chaque planète. Ilengendra ainsi position de l'orbite terrestre, Copernic uti- décrivant leurs modèles, aussi la question
des mouvements de planètes non uni- lisa un mécanisme semblable aux inven- reste-t-elle ouverte.
formes en combinant des cercles sur les- tions d'Ibn al-Shatir et des autres astro-
quels la rotation est uniforme. Les centres nomes de Maragha. Copernic disposait Owen Gingerich, astrophysicien
des cercles déférents étaient pourtant tou- d'un modèle héliocentrique, mais il lui fal- à Cambridge, enseigne l'astronomie
jours décaléspar rapport à la Terre. lait rendre compte des variations, lentes et l'histoire des sciences à Harvard.
Le calendrier grégorien
Gordon Moyer
Pour corriger les dérives du calendrier julien et Catholicisme et fit frapper une médaille
commémorative. Grégoire XIII jugea le
maintenir la fête de Pâques... au printemps, moment opportun pour imposer une
réforme du calendrier au monde chrétien,
le Pape Grégoire XIII instaura le calendrier moderne,
ce qu'il fit en menaçant d'excommunica-
tion tous ceux qui ne l'accepteraient pas.
baptisé calendrier grégorien en son honneur, L'ardeur des querelles religieuses du
temps n'explique pas toutes les opposi-
tions au calendrier grégorien. De nom-
Lecalendrier grégorien est serait amputée de dix jours afin de repla- breux érudits admettaient qu'un nouveau
aujourd'hui le système de data- cer l'équinoxe de printemps à la date du système était souhaitable (le décalage
tion adopté par toutes les auto- 21 mars. Au cours des siècles en effet, croissant du calendrier julien était connu
rités civiles à travers le monde. elle avait régressejusqu'au 11 mars. Pour depuis des siècles) ; mais ils pensaient
Avant lui, la civilisation occi- maîtriser la dérive de la date équinoxiale, que le système grégorien n'apportait pas
dentale utilisait le calendrier julien, établi il fut décidé que le jour supplémentaire, de véritable amélioration par rapport au
par Jules César. Pendant plus de 16 ajouté aux années séculaires dans le système précédent. En fait, le grand
siècles, ce calendrier resta en vigueur mal- calendrier julien (car il s'agissait mathématicien François Viète, souvent
gré l'écart croissant qui se creusait entre d'années bissextiles) serait supprimé, surnommé le père de l'algèbre moderne,
la durée moyenne de l'année julienne sauf quand l'année séculaire est un mul- condamna le calendrier grégorien, selon
(365,25 jours) et celle de l'année tropique tiple de 400 (1600, 2000 et 2400 par lui, une corruption du calendrier julien.
(l'intervalle moyen entre deux passages exemple). Ces réformes, promulguées Les principaux savants du XVIe
successifsdu Soleil apparent à l'équinoxe dans la bulle pontificale du 24 février siècle, dont Viète, reprochaient au calen-
de printemps). En 1582, l'erreur du calen- 1582, soulevèrent une tempête de protes- drier grégorien ses approximations astro-
drier julien atteignait environ 11 jours, ce tations, suscitèrent de furieuses disputes nomiques. Cette opinion était partagée
qui troublait fort le Pape. Si le calendrier entre savants et amenèrent le commun par deux des plus féroces adversaires de
julien était resté en usage, on aurait fini des mortels à se demander si les oiseaux la réforme grégorienne, Michael
par célébrer Pâques en été. sauraient encore à quel moment procéder Maestlin et Joseph Justus Scaliger.
Grégoire XIII réunit donc une docte à leurs migrations saisonnières. Il suffit Maestlin fut un des premiers astronomes
assemblée d'astronomes, de mathémati- de feuilleter la grande Bibliographie à épouser ouvertement les théories de
ciens et de prêtres afin de réformer le générale de l'Astronomie de Jean-Charles Copernic et il est célèbre pour avoir été
calendrier julien. La commission fut aus- Houzeau et Albert-Benoît Lancaster, le professeur de Johannes Kepler à
sitôt confrontée au problème fondamen- parue en 1887, pour se faire une idée de Tübingen. Scaliger avait une érudition
tal inhérent à tous les calendriers civils : la quantité de traités écrits pour ou contre extraordinaire, il parlait couramment une
pour des raisons évidentes, un calendrier la réforme du Pape Grégoire xm. douzaine de langues, c'était un huma-
d'usage courant doit comporter un niste, un historien, un philologue et un
nombre entier de jours. On ne peut pas Un sujet de controverse chronologiste de grand renom. Ses col-
se trouver avec une portion de journée lègues le présentaient comme un « puits
en plus à la fin de l'année. L'un des La controverse fut autant religieuse de science »,un « océande savoirs ». Ilfut
membres les plus éminents de la com- qu'académique. Nous étions à l'époque le pire ennemi de Clavius, principal
mission, le jésuite astronome Christoph de la Réforme ; les pays protestants reje- défenseur de la réforme grégorienne.
Clavius, exprima la chose en termes tèrent le nouveau calendrier en préten- En 1595, Scaliger publia un com-
concis : Annum civilem necessario dant qu'il ne s'agissait là que d'une mentaire sur le Canon Paschalis
constare ex diebus integris (les années manigance papale destinée à ramener les d'Hippolyte, un ouvrage du IVe siècle
civiles se composent nécessairement ouailles rebelles sous la juridiction de consacré au calcul de la date de Pâques.
d'un nombre entier de jours). Cette exi- Rome. L'accusation n'était d'ailleurs pas Il l'assortit d'une critique fielleuse du
gence est à la base de toutes les difficul- sans fondements. Grégoire XIII était un calendrier grégorien ; cette critique
tés soulevées par la mise au point d'un ardent et même un impitoyable promo- représentait plus du double de la lon-
calendrier exact, c'est aussi la raison pri- teur de la Contre-Réforme. Il aida gueur du commentaire lui-même. Joseph
mordiale pour laquelle un calendrier par- Philippe II d'Espagne à châtier les protes- Justus Scaliger plaidait en faveur de son
fait et immuable est impossible à établir. tants hollandais et il accepta sans rechi- propre projet de réforme qui aurait
En principe, le calendrier grégorien gner la tête du chef des Huguenots fran- donné un calendrier légèrement plus
n'est qu'une version légèrement retou- çais après le massacre de la précis mais nettement plus compliqué.
chée du calendrier julien. La commission Saint-Barthélémy. Le Pape célébra ce La réplique de Clavius ne se fit pas
pontificale décréta que l'année 1582 bain de sang comme une victoire du attendre. L'année même il fit paraître
1. CE DÉTAIL D'UNE PEINTURE explique pourquoi il fallait réfor- jours ; l'arc du bas représente un segment correspondant de
mer le calendrier julien. Un des membres de la commission réunie l'année tropique (mesuréepar les passagessuccessifs du Soleil sur
par Grégoire XIII en 1576 pour étudier la nécessité de cette réforme la ligne d'équinoxe vernal). Les signes du zodiaque (Balance et
désigne un diagramme où apparaissent les dix jours d'erreur qui, Scorpion) indiquent le mois d'octobre, mois duquel on allait sous-
d'après les calculs des astronomes, s'étaient accumulés dans le traire les dix jours que le calendrier julien avait perdus sur le
calendrier depuis le premier Concile de Nicée en 325. L'arc supé- Soleil. Le tableau intégral est conservé aux Archives de la ville de
rieur représente un segment de l'année du calendrier divisé en Sienne.
une cinglante réfutation intitulée Iosephi
Scaligeri elenchus, e castigatio calenda-
rii Gregoriani. Les critiques de Scaliger,
extraites de son ouvrage sur le Canon
Paschalis, et les réponses de Clavius y
sont présentées sous la forme de para-
graphes alternés. Les remarques de
Clavius sont souvent amusantes par leur
véhémence, mais sont rarement plus
outrées que les invectives de Scaliger qui
avait traité son adversaire bavarois de
« grossepanse allemande » et de « bête ».
Scaliger critiquait aussi bien les
aspects civils que religieux du calendrier
grégorien. Il soutenait que les tables éta-
blies pour calculer la date du jour de
Pâques, et appelées tables épactes.
étaient erronées et que les nouvelles
règles concernant les années bissextiles
ne suffiraient pas à maintenir l'équinoxe
de printemps à la date fixe du 21 mars.
Il est vrai que la date équinoxiale subit
de petites fluctuations qui peuvent
atteindre quelques jours. Néanmoins, le
calendrier grégorien parvient, chaque
année, sinon à faire toujours coïncider
l'équinoxe de printemps avec le 21
2. STATUE COMMÉMORATIVE du Pape Grégoire XIII au-dessus de l'entrée du Palazzo
Publico de Bologne. Le portail fut conçu par l'architecte Galeazzo Alessi au XVIe siècle pour mars, tout au moins à le maintenir aux
commémorer l'élection du Pape natif de Bologne. Grégoire devint Pape le 13 mai 1572 et, environs de cette date. Il en sera ainsi
dix
ans plus tard, il réformait le calendrier julien, vieux de 1600 ans. pour de nombreux siècles encore.
4. CHRISTOPHCLAVIUS est représenté ici en 1606, à l'âge de 69 page de garde (à droite) est celle de son ouvrage de synthèsesur le
ans, d'après une gravure (à gauche) de Franciscus Villamoena. calendrier qui lui fut commandé par Clément VIII qui devint Pape
Clavius fut un farouche défenseur de la réforme grégorienne. La en 1592. C'était le cinquième souverainpontife après Grégoire XIII.
PERITIS MATHEMATICIS
5. LE PÈREdu calendrier gregorien fut Aloisius Lilius (forme lati- miere page de l'abrégé où Lilius expose son projet de calendrier est
nisée de Luigi Lilio) que l'on voit ici à gauche. A sa mort, en 1576, photographiée à droite. Cet ouvrage fut retrouvé par l'auteur de cet
son projet de reforme du calendrier fut sauvé de l'oubli par son article à la Bibliothèque Centrale de Florence, parmi des écrits
frère Antonio Lilio qui remit le manuscrit au PapeGrégoire XIII. Le anonymes,bien que l'on puisse lire sur la première page : « Ce livre
projet fut adopté tel quel par le Pape et par ses conseillers, hormis est écrit par Aloisio
Lilio ». Le C enluminé représente le Pap
une petite modification apportée par Christoph Clavius. La pre- dant une séancedela commission de réforme.
Astronomie et calendrier rent de rompre la succession normale des qu'il convient de poser si l'on veut
jours de la semaine que cette suppression comprendre le mécanisme de la réforme
Tous les traités que Clavius consacra aurait dû provoquer : au jeudi 4 octobre calendaire. Bien que le souci principal
au calendrier grégorien furent regroupés 1582, dernier jour du calendrier julien, de la commission papale ait été de
et réimprimés dans le tome v de son succéda le vendredi 15 octobre. replacer le jour de Pâques au printemps
Opera mathematica qui parut en 1612, Dans son argumentation contre et de l'y garder, c'était en fait la date de
l'année de sa mort. Le tome v comporte Maestlin, Clavius expliquait qu'il n'y l'équinoxe qu'il fallait stabiliser pour
une réimpression du Kalendarium avait rien de mystérieux dans le choix parvenir à ce résultat.
Gregorianum perpetuum, publication du mois d'octobre : « on a choisi octobre Vraisemblablement, aucune réforme
officielle sur la réforme calendaire émise parce que c'est le mois qui compte le n'aurait eu lieu en 1582 si tes fêtes pas-
l'Église
par en 1582 et rédigée par la moins de fêtes religieuses et que les dix cales n'avaient pas été en cause. L'erreur
commission du calendrier sous le Pape jours perdus perturberaient moins d'environ 11 jours qui s'était creusée
Grégoire XIII On retrouve aussi la bulle l'Église ». Il ajoutait encore que c'était le dans le calendrier julien, entre le Concile
« Inter gravissimas... » du 24 février 1582, mois où les hommes d'affaires avaient de Nicée en 325 et 1582, restait faible et
annonçant à tous les princes chrétiens que le moins de problèmes. En France, la la différence entre la date inscrite au
le nouveau calendrier prendrait effet à réforme du calendrier ne devint effec- calendrier et le passage des saisons ne se
partir du 15 octobre de la même année : tive que le 9 décembre 1582. faisait guère sentir ; en fait, si le calen-
« afin de rendre à t'équinoxe de printemps L'élimination de dix jours n'était drier julien était resté en usage jusqu'à
la place qu'elle avait à l'origine et que les pas une nécessité. La date de l'équinoxe nos jours, le décalage ne serait actuelle-
Pères du Concile de Nicée fixèrent au XII de printemps aurait tout aussi bien pu ment que de deux semaines : ce laps de
Kalend Aprilis (21 mars), nous prescri- rester le 11 mars. Le vrai problème était temps serait encore trop faible pour que
vons et ordonnons, en ce qui concerne le d'empêcher la date choisie, quelle les habitants de l'hémisphère Nord le per-
mois d'octobre de l'année 1582, que dix qu'elle soit, de dériver avec le temps. çoivent comme un déplacement des dates
jours allant du 3 Nones (5 octobre) au Comment le calendrier, arrêté par le du printemps vers l'été. L'erreur cepen-
jour précédant les Ides (14 octobre) Pape Grégoire XIII réussit-il à maintenir dant était amplifiée pour Pâques puisque
inclus soient supprimés... ». Clavius et les l'équinoxe à la date du 21 mars ou à peu sa célébration dépendait d'une date fixe
autres membres de la commission évitè- près ? C'est là la question essentielle attribuée à l'équinoxe de printemps.
La régression progressive de la date
équinoxiale est due à la différence entre
la longueur de l'année julienne et celle
de l'année tropique. C'est sur les conseils
de Sosigène, un astronome d'Alexandrie,
que Jules César, qui instaura le calendrier
julien en l'an 45 avant J.-C., établit un
système où toutes les années ordinaires
compteraient 365 jours, sauf celles, par-
faitement divisibles par quatre, qui en
compteraient 366. A l'origine, le jour
supplémentaire était intercalé la veille du
25 février qui était connu comme ante
diem sexto Kalendas Martius (le sixième
jour avant les calendes de mars). Ce jour
supplémentaire fut donc appelé bissexto
(deuxième six) Kalendas Martius, d'où
dérive le mot bissextile qui désigne les
années où le mois de février compte un
jour de plus. Dans le calendrier grégorien
ce jour supplémentaire est devenu le der-
nier jour de février.
A l'époque où le calendrier julien fut
conçu, l'appréciation de la durée de
l'année tropique manquait de précision,
du moins chez les astronomes occiden-
taux. L'idée de Sosigène d'ajouter un
jour supplémentaire tous les quatre ans
donnait, sur le calendrier, une année
moyenne de 365,25 jours. Or en l'an 45
avant J.-C., la durée de l'année tropique
était approximativement de 365, 2432
jours, c'est-à-dire qu'elle avait presque
11 minutes et 4 secondes de moins que
l'année julienne. Cette infime différence
finit, à la longue, par représenter non
plus des minutes mais des jours. Les
conséquences de cette erreur commencè-
rent à apparaître au Moyen Age et l'on
observa une régression progressive,
mais inéluctable, des dates d'équinoxes
et de solstices. En outre, cette dérive ten-
dait à s'accélérer à cause du raccourcis-
sement progressif de l'année tropique,
un phénomène qui fut ignoré par tous les
savants, même les astronomes, qui
s'intéressèrent aux aspects techniques de
l'élaboration du calendrier. Si le déca-
lage initial entre le calendrier julien et le
Soleil était resté de 11 minutes et
4 secondes, l'erreur cumulée n'aurait
atteint un jour solaire moyen qu'en un
peu plus de 130 ans et la régression de la 6. L'ANNEE TROPIQUE est l'intervalle moyen entre deux passagesconsécutifs du Soleil
date équinoxiale aurait été d'un jour de apparent sur la ligne de l'équinoxe vernal ou équinoxe de printemps (en haut). Le point
calendrier en 130 ans. En fait, la régres- d'équinoxe vernal (V) marque l'intersection entre l'écliptique (le plan contenant le cercle
sion des dates équinoxiales et solsti- de l'orbite terrestre) et l'équateur céleste(la projection de l'équateur terrestre sur la sphère
ciales fut plus rapide. Au moment de la céleste).Pour un observateurterrestre, le Soleil sembletourner autour de la Terre (en bas).
réforme grégorienne, la dérive de la date Au moment de l'équinoxe de printemps, le Soleil se déplace le long de l'écliptique vers le
solstice d'été (S) pendant que l'équinoxe vernal poursuit sa précession dans la direction
d'équinoxe par rapport au temps solaire
opposée.Au bout d'un an, le Soleil, qui n'a pas encore accompli une revolution complète,
était d'un jour tous les 128 ans et demi.
recoupe la ligne d'équinoxe vernal dans une position déplacée (VI). En raison des mouve-
Le raccourcissement de l'année tro- ments de marées, la rotation de la Terre se ralentit peu à peu d'où une augmentation cor-
pique s'amplifie peu à peu avec le temps ; respondantedu mouvement de précession des équinoxes. De ce fait, la durée de l'année tro-
c'est d'ailleurs un des obstacles qui nous pique décroît régulièrement. L'année moyennedu calendrier compte 365,2425 jours.
empêchent de créer un calendrier parfait. Clavius qui décida que ces jours dispa- c'est-à-dire trois fois sur quatre. Le
Mais la raison majeure, comme le souli- raîtraient tous ensemble, en octobre. calendrier grégorien suit par conséquent
gnait Clavius, tient dans la nécessaire Lilius consacra dix ans de sa vie à le calendrier julien à cette exception près
simplicité d'un calendrier d'usage cou- l'élaboration de cette réforme. La mise que les années séculaires comme 1700,
rant : il faut obligatoirement diviser au point d'une méthode à la fois pratique 1800 et 1900, qui auraient dû être bis-
l'année civile en un nombre entier de et néanmoins suffisamment précise pour sextiles dans le calendrier julien, devien-
jours alors que l'année tropique comporte calculer avec une marge d'erreur accep- nent des années ordinaires de 365 jours
des fractions de temps non entières, com- table la date du jour de Pâques, I'absorba et non de 366 dans le calendrier grégo-
plexes à calculer. Finalement, tout se presque entièrement. La mise au point rien. Le nombre de jours supplémen-
réduit à une simple question d'arithmé- d'un système de compensation permet- taires n'est que de 97 tous les 400 ans au
tique : une valeur fractionnaire ne peut tant de suivre au plus près la durée de lieu de 100 avec le calendrier julien. La
jamais être traduite par un nombre entier. l'année tropique lui posa bien plus de différence est faible mais importante.
Un calendrier solaire ne peut être problèmes. L'année de sa mort, en 1576, Elle rapproche l'année du calendrier de
qu'approximatif par rapport à la durée le manuscrit de son Compendium novae l'année tropique en lui attribuant une
réelle de l'année tropique. Les termes rationis restituendi kalendarium (Abrégé durée moyenne de 365, 2425 jours. En
fractionnaires devront donc être cumulés du Nouveau Projet pour le Rétablisse- 1582, la durée de l'année tropique était
au fil des ans et compensés périodique- ment du Calendrier), qui représente his- de presque 365, 24222 jours, ce qui
ment par l'addition d'un jour supplémen- toriquement le plus important document représente, par rapport à l'année grégo-
taire dans le calendrier. Plus ces compen- sur le sujet, fut remis par son frère rienne, un écart d'un peu plus de quatre
sations s'avéreront précises, plus la Antonio Lilio au Pape Grégoire XIII. Un secondes. Si la durée de l'année tropique
longévité du calendrier sera assurée groupe de savants de diverses nationali- était restée stable au lieu de diminuer, le
puisque l'équinoxe de printemps se main- tés, tant ecclésiastiques que laïcs, prit système conçu par Lilius aurait main-
tiendra à la même date pendant une connaissance du document et les éloges tenu l'équinoxe de printemps au voisi-
période de temps plus longue. furent unanimes. Parmi les dizaines et nage ou à la date du 21 mars pendant
les dizaines de propositions soumises, le plus de 3 550 ans.
travail de Lilius, par sa précision et sa
Un inventeur malheureux
simplicité, emporta tous les suffrages. Une bonne constance
Le projet de réforme adopté par le Dans une note parue en 1974 dans le
Pape Grégoire XIII, tout en s'inscrivant Journal for the History of Astronomy, Clavius lui-même avait estimé que le
dans le prolongement du système julien, Noel Swerdlow, de l'Université de calendrier grégorien présenterait un jour
maîtrise si bien la dérive de la date Chicago, affirmait que le traité de Lilius de décalage en l'an 5084. Mais les astro-
d'équinoxe que le calendrier grégorien était apparemment perdu. « Il n'est nomes du XVIe siècle n'avaient pas tenu
ne perdra pas un seul jour sur le Soleil cependant pas impossible, ajoutait-il, compte du raccourcissement de l'année
avant plus de 2 000 ans. Le plan qui que le manuscrit du Compendium existe tropique, fait qu'ils ignoraient d'ailleurs
forme la base du calendrier civil grégo- encore mais il reste à le découvrir. » totalement. Cette différence d'un jour
rien ne fut conçu ni par Clavius ni par N. Swerdlow m'a récemment écrit pour surviendra donc plus tôt, vers l'an 4317.
aucun autre membre de la commission, m'indiquer qu'il y aurait une version Ces prévisions sont établies d'après la
mais par un maître de conférences en imprimée de l'ouvrage de Lilius dans les durée de l'année tropique en 1900, calcu-
médecine de l'Université de Pérouse qui, archives de la Bibliothèque Centrale de lée par l'astronome américain Simon
malheureusement, ne vécut pas assez Florence. Elle s'y trouve en effet, catalo- Newcomb. Selon lui, l'année tropique est
longtemps pour voir son idée entrer dans guée parmi les écrits anonymes. de 365, 24219879 jours solaires moyens.
les faits : cet inventeur se nommait Luigi Pourtant sur la page de garde du mince Nous ne savons pas comment Lilius
Lilio (souvent épelé Giglio) ce qui, lati- volume, Lilius affirme qu'il en est a calculé son chiffre de 365, 2425 jours
nisé, devenait Aloisius Lilius. Clavius l'auteur. M'étant assuré que le car le Compendium ne renferme aucune
l'appelait le primus auctor du nouveau Compendium existait à Florence, je l'ai indication à ce sujet. Les données les
calendrier qu'on nommait souvent calen- recherché dans d'autres villes italiennes. plus fiables dont il pouvait disposer sur
drier lilien avant qu'il ne passe à la pos- Ce rarissime ouvrage cité par des spécia- la durée de l'année tropique se trouvent
térité sous l'appellation de grégorien. listes qui, curieusement, ne disent jamais dans les Tables alphonsines, parues en
Lilius n'élabora pas seulement le mode où on peut le consulter, se trouve aussi à 1252, dans le De revolutionibus orbium
d'intercalation des jours supplémen- la Bibliotheca Comunale degli Intronati coelestium de Copernic, paru en 1543 et
taires, mais il mit également au point à Sienne et à la Bibliothèque du Vatican. dans les Tables pruténiques parues en
pour la commission pontificale la table Dans chacune de ces bibliothèques, 1551. Ces trois publications attribuent à
des épactes que Clavius modifia ensuite l'ouvrage a été relié avec d'autres tra- l'année une durée d'environ 365 jours,
pour mieux l'adapter à la nouvelle règle vaux de contemporains de Lilius consa- 5 heures, 49 minutes et 16 secondes.
déterminant les années bissextiles. crés au même sujet. Le plus connu de Les trois valeurs diffèrent en fait de
Ce fut Lilius qui préconisa la sup- ces auteurs est Alessandro Piccolomini. moins d'une seconde, mais elles comp-
pression de dix jours du calendrier, soit Le système de compensation pro- tent quatre secondes de plus que l'année
d'un seul coup, soit sur une période de posé par Lilius dans le Compendium est grégorienne. Aucune d'entre elles ne
40 ans, à partir de 1584, en éliminant simple : il suffit de supprimer le jour provoquerait l'addition de 97 jours sup-
les années bissextiles qui devaient ajou- supplémentaire des années séculaires plémentaires tous les 400 ans.
ter un jour supplémentaire tous les (qui correspondent normalement à des N. Swerdlow a remarqué toutefois que
quatre ans. Lilius laissa le choix à la années bissextiles) lorsque celles-ci ne chacune de ces trois valeurs, exprimées
commission et ce fut apparemment sont pas parfaitement divisibles par 400, en fractions sexagésimales (forme sous
7. LA REGRESSION de la date de l'équinoxe de printemps se produittain temps le décalage entre l'année du calendrier et l'année tro-
quand la durée moyennede l'année du calendrier est superieure à pique provoque une régression de la date de l'équinoxe (représen-
celle de l'année tropique. Plusieurs équinoxes de printemps sont tée par les crochets horizontaux). Pour simplifier, nous n'avons pas
indiqués ici : le premier tombe le 21 mars, mais au bout d'un cer- tenu comptedu raccourcissement progressif del'année tropique.
8. LA COMPARAISON des dérives de la date de l'équinoxe de prin- parce que le découpage du temps se rapproche davantage de l'année
temps dans les calendriers grégorien et julien est indiquée sur cette tropique. L'année tropique et l'année grégorienne ont eu la même
figure. Dans le calendrier julien, la dérive (en rouge) est assez durée (365,2425jours) vers l'an 3000 avant J.-C. Depuis, la dérive
rapide ; dans le calendrier grégorien, elle est plus lente (en bleu) s'accélère car la durée de l'année tropique décroît régulièrement.
laquelle elles apparaîtraient sur une supplémentaires est une notion assez drier achèvera donc son premier grand
table indiquant le mouvement solaire simple pour avoir été imaginée simulta- cycle le 15 octobre de cette année.
moyen) sont identiques jusqu'au niveau nément par deux esprits distincts. Lilius et Clavius ont réussi là où de
de leur deuxième emplacement fraction- Le système de Lilius a limité consi- nombreux autres savants échouèrent. Le
naire. En les transcrivant sous la forme dérablement les errements de la date de calendrier grégorien est le fruit d'un
sexagésimale, on obtient 365, 14, 33, le l'équinoxe de printemps : elle se situe compromis très satisfaisant entre la pré-
deuxième emplacement fractionnaire maintenant le 21 mars, le 20 mars ou le cision astronomique et la simplicité
étant 33. En convertissant cette expres- 19 mars (cette dernière possibilité ne d'utilisation souhaitée. Pendant plus de
sion sous une forme fractionnaire habi- s'est pas produite depuis le début du huit siècles, des savants aussi célèbres
tuelle, le résultat est 365 97/400, soit siècle). Quoi qu'en disent de nombreux que Roger Bacon, Nicolas de Cusa,
365, 2425 jours : la valeur de Lilius. manuels d'astronomie, la répartition Regiomontanus, Johannes Schoner et
Cette hypothèse est aussi valable qu'une grégorienne des années bissextiles fait Paul de Middelburg avaient tenté d'amé-
autre pour expliquer la durée de l'année que l'équinoxe de printemps tombe le liorer le calendrier julien. Tous avaient
grégorienne. plus souvent le 20 et non le 21 mars. En noté l'écart croissant entre les dates du
Lilius ne fut pas le premier à propo- outre, avec le système de Lilius, toutes calendrier et le Soleil mais, pour diverses
ser l'addition de 97 jours tous les 400 les dates du calendrier se répètent au raisons (querelles politiques, indiffé-
ans. La même idée fut avancée en 1560 cours d'un cycle de 146 097 jours, soit rences gouvernementales, décès inopi-
par Petrus Pitatus, un astronome de 400 années grégoriennes. En d'autres nés), rien n'avait été entrepris, lorsqu'en
Vérone. Nous ne savons pas dans quelle termes, toutes les dates de l'an 1583 se 1572, Ugo Buoncompagni, un ancien
mesure Lilius s'inspira des travaux de répéteront en 1983 ; de même pour professeur de droit de Bologne, devint
Pitatus. Toutefois, l'addition de jours 1584 et 1984 et ainsi de suite. Le calen- Pape sous le nom de Grégoire XIII...
L'origine de la cadence finale
Roland Eberlein
purement hypothétique descendrait de européennes, qui diffèrent nettement de habitués à la musique médiévale recon-
la même fondamentale ; les cinq pre- la musique européenne et qui heurtent, naissent bien mieux une conclusion que
miers sons partiels constitueraient un au premier abord, nos oreilles occiden- ceux qui n'ont jamais entendu de telles
accord parfait mineur. D'après Rameau tales inaccoutumées. De plus, les com- compositions.
et Riemann, la même fondamentale positeurs de la musique d'avant-garde
engendrerait ainsi les deux autres notes ne se soucient plus guère de ces prin- L'histoire
des accords majeurs et mineurs par ses cipes dits naturels. de la cadence finale
harmoniques montantes et descen- Des études de psychologie musicale
dantes. empirique infirment, elles aussi, les La perception des effets conclusifs
Comme la fondamentale de l'accord conceptions traditionnelles. En 1958, le a-t-elle changé depuis le Moyen Age ?
de dominante est une des harmoniques psychologue Robert Francès a testé les Les formes cadentielles ont évolué au
de la fondamentale de l'accord de capacités d'un auditoire varié à recon- cours du temps. La cadence à la quinte
tonique, Rameau postule également que naître les césures et les fins de phrases descendante date du début du xv siècle,
la dominante est engendrée par la musicales dans un lied de Franz tandis que cadence à la quarte descen-
tonique. L'enchaînement de la domi- Schubert. Les auditeurs rompus à la dante n'apparaît qu'à la fin du
nante vers la tonique a donc un effet musique signalaient les cadences ; les XVe siècle (voir la figure 3). Outre cette
conclusif, car il est perçu comme un autres hésitaient et se trompaient sou- cadence à la quinte descendante, on uti-
retour à l'origine. Riemann exploite vent. Cette expérience a montré que lise au xv siècle une cadence en saut
également ce phénomène ; selon lui, la l'aptitude à reconnaître les cadences d'octave qui lui est, de notre point de
cadence usuelle I-IV-V-I (tonique, sous- dépend de l'expérience musicale. vue actuel, harmoniquement équiva-
dominante, dominante, puis tonique) Dix ans plus tard, le psychologue lente ; elle date aussi de 1400 environ.
correspond à la triade dialectique thèse- musical Michel Imberty a répété cette Avant ces cadences, c'est une cadence
antithèse-synthèse : le premier accord expérience avec des enfants. Les enfants parallèle qui termine la plupart des
de tonique est la thèse (car il présente le de six ans étaient incapables d'affirmer compositions ; elle est nommée ainsi
son fondamental comme la tonique), la qu'une phrase musicale comportant une car les parties de voix les plus aiguës
sous-dominante est l'antithèse (car la cadence terminait un passage ou non. vont à l'accord final d'un mouvement
tonique devient la quinte de l'accord et, Ce n'est qu'à partir de dix ans qu'ils y parallèle.
partant, remet en question la thèse) et la parvenaient ; toutefois, à cet âge, ils Ce ne sont pas les premières formes
dominante enchaînée à la tonique sui- confondaient parfois les cadences de cadence. Dans les premiers chants à
vante constitue la synthèse (car la note finales et les cadences « rompues », où la trois voix, composés vers 1200 par les
fondamentale de la dominante, mélodie est arrivée à sa fin alors que musiciens de l'École Notre-Dame de
puisqu'elle appartient à la suite des har- l'harmonie ne constitue pas une Paris, les formes cadentielles sont nom-
moniques de la tonique, confirme la cadence. Les auditeurs ne faisaient cette breuses et variées ; elles comportent
tonalité de la tonique). distinction qu'à partir de l'adolescence. souvent un accord dissonant suivi d'un
Mes propres études sur la perception accord quinte et octave consonant (voir
Le scepticisme de des cadences confirment combien, la figure 5). Auparavant, au début de la
la musicologie moderne même adultes, les habitudes auditives construction de la cathédrale Notre-
déterminent nos réactions. Mes sujets- Dame (vers 1163), des compositions à
Depuis la seconde moitié du principalement des étudiants en musico- deux voix se terminent par un enchaîne-
xx'siècle, les musicologues doutent du logie-pratiquent depuis longtemps un ment d'intervalles différents : le plus
caractère soi-disant naturel de la instrument de musique. Je leur ai souvent une seconde ou une tierce sui-
musique tonale européenne, et, par notamment joué des cadences du vie de l'unisson, ou bien une sixte ou
conséquent, ils remettent en question XIVe siecle, très différentes des cadences une septième suivie de l'octave.
l'origine des cadences finales. Ils classiques (voir la figure 4a). Les réac- On connaît peu d'oeuvres antérieures
découvrent des musiques d'ethnies non tions ont été diverses. Les participants à l'année 1150, car la musique est alors
rarement retranscrite. Dans les siècles jamais disparu. La musique du
précédents, la musique polyphonique XIXe siècle contient des enchaînements
est principalement improvisée. Au semblables, notamment la demi-
moins jusqu'au IXe siècle, on improvise cadence (encore nommée phrygienne),
sur une mélodie connue, et on place une ou des enchaînements d'accords disso-
deuxième voix parallèle à l'octave, à la nants (voir lafigure 6).
quinte ou à la quarte. A partir de 1100,
il arrive que les deux voix suivent un La perception
mouvement contraire ; ce mouvement, des cadences
nommé le déchant (discantus), devien-
dra le contrepoint. Les compositeurs de Mes expériences montrent que les
l'École Notre-Dame de Paris commen- enchaînements familiers ont un effet
cent à écrire des mouvements à plu- conclusif plus convaincant que les
sieurs voix. Ils inventent alors une écri- enchaînements inconnus ; autrement dit,
ture qui fixe non seulement la hauteur cet effet résulte de l'expérience audi-
des sons, mais aussi la durée de chaque tive. Toute nouvelle cadence devrait par
son. L'improvisation reste toutefois, conséquent être rejetée, puisque les
jusqu'au XVIIe siècle, une part impor- formes traditionnelles sembleraient tou-
tante de la pratique musicale. jours meilleures que les formes nou-
Ainsi les formes de cadences chan- velles. Pourtant des cadences inédites se
gent souvent au cours des siècles. La sont imposées à plusieurs reprises au
cadence parallèle s'est imposée en cours de l'histoire musicale.
quelques décennies, au milieu du Pour comprendre cette évolution,
XIIIe siècle, pour plusieurs siècles. Puis j'ai effectué de nouvelles expériences
de nouvelles formes sont apparues, et de psychologie musicale : devant des
elle est devenue moins courante. Cette auditeurs de formations diverses, j'ai
tournure harmonique n'a toutefois joué des cadences connues, ainsi que
A ces débuts, entre l'an 800 et 1200, la musique polypho- d'une octave au-dessus. Au début, on numérote les tonalités
nique est réservée aux offices religieux. Elle est alors improvi- de 1 à 8. Puis, au XIe siècle,on utilise, avec un sens différent,
sée ; on ne la retranscrit qu'à partir du XIIe siècle. Souvent, les les noms grecs des tonalités de l'Antiquité : les quatre tonali-
voix graves ne prononcent aucun texte, c'est pourquoi on a tés authentes sont le dorien (finalis ré), le phrygien (mi), le
longtemps pensé, à tort, que ces parties étaient confiées a des lydien (fa) et le mixolydien (sol) ; les quatre tonalités pla-
instruments. 11n'existe pourtant presque pas de compositions gales portent le même nom avec le préfixe hypo-l'hypodo-
instrumentales datant du Moyen Age. La musique vocale rien, I'hypophrygien, etc. Comme dans l'Antiquité, on asso-
polyphonique médiévale est chantée par de petits groupes de cie à chaque tonalité un caractère et un effet psychique
chanteurs professionnels masculins ; les parties hautes sont particulier.
tenues par des voix de fausset ou des jeunes garçons. Au L'application de cette théorie de la tonalité à la musique
XIVe siècle, lesvoix sont solistes, au XVe siècle, ellessont tenues polyphonique ne va pas sans difficulté, car chaque voix utilise
par deux ou trois personnes. On lit ensemble un rouleau de une tonalité différente. Ce n'est qu'à la fin du XIVe siècle qu'on
parchemin, une feuille de papier où, à partir du XVesiècle, résout ce problème : la voix de ténor détermine la tonalité de
dans un gros livre toute la composi-
de choeur, II n'y a tion. Pourtant il
pas de chef existe déjà des
d'orchestre, mais compositions à
un des chanteurs plusieurs voix.
bat la mesure avec Jusqu'à 1100 envi-
la main. Outre les ron, les voix se
oeuvres majeures placent en paral-
réservéesaux fêtes lèles, à l'octave, à
religieuses, les la quinte et à la
chants a plusieurs quarte. A partir de
voix des XIVe et 1100, on déve-
XVe siècles sont des loppe l'improvisa-
romances desti- tion du déchant
nées a divertir ta (ou discontus), où
Cour ou l'Église deux voix évo-
;
dès le Xlll'siècle, luent en mouve-
t'êducation musi- ments contraires.
cale des princes C'est aussi la pre-
occupe les clercs mière fois que les
de formation musi- intervalles de
cale. prime, de quarte,
Née entre 800 de quinte et
et 1100, la théorie d'octave devien-
des tonalités nent des conso-
d'égliseest l'ancêtre nances.
de notre système Dans la
occidental majeur- deuxième moitié
mineur. La gamme modeme n'existe pas, mais on distingue du XIIIe siècle, la théorie
du contrepoint se développe à partir du
huit tonalités-quatre authentes et quatre plagales-selon leur déchant On distingue les consonances parfaites (l'unisson, la
note finale, ou finalis-ré, mi fa ou sol. Dans les quatre tonalités quinte, l'octave) et imparfaites (la tierce et lasixte majeures,puis
authentes le finalis est la note la plus grave de I'ambitus au XIVesiècle, lasixte mineure). Pour produire des moments de
(registre mélodique) : la mélodie descend au maximum d'un tension, le compositeur alteme des accordsde cesdeux catégo-
ton au-dessous et monte d'une octave, d'une neuvième ou ries. Par la suite, les accords de sixte dominent. En principe, les
d'une dixième au-dessus.Dans les quatre tonalités plagales, le mouvements parallèlesde consonancesparfaites sont interdits,
finalis est une note centrale du registre : la melodie descend mais cette règle est rarement respectée.
une quarte ou une quinte au-dessous et monte jusqu'à la Les accords d'ouverture et de conclusion doivent être des
quarte ou ta sixte au-dessus du finalis. Les conclusions en do consonances parfaites. L'avant-dernier accord est presque
sont considéréescomme des transpositionsde la tonalité de fa, déterminé. Ainsi, pour chaque voix, des formules conclusives
cellesen la, comme transpositionsde la tonalité de ré. apparaissent et forment des cadences. La cadence parallèle
Les tonalités authentes plus-que-parfaites montent une s'impose dès le milieu du XIIIe siècle jusqu'au XVe siècle. Elle
dixième au-dessus du finalis, les plagales plus-que-parfaites finit par être détrônée par de nouvelles formules conclusives
descendent une quinte au-dessous. Dans le ton mixte, on qui respectent les régles du contrepoint dans les composi-
descend d'une quarte au-dessous du finalis et on monte tions à trois et a quatre voix.
demi-ton vers la tierce ou la quinte de la
tonique ont un effet conclusif peu
convaincant (voir lafigure 10).
Selon les théories de Rameau et de
Riemann, le rapport entre les notes fonda-
mentales des accords importe peu. Mes
expériences confirment ce point : deux
enchaînements aux harmonies semblables
peuvent avoir des effets conclusifs très
différents (voir la figure 10a). La montée
d'un demi-ton vers l'octave de la tonique
est un élément important de la cadence à
la quinte descendante. Les sujets de
l'expérience reconnaissent cette caracté-
ristique commune aux deux formes
cadentielles, et ils généralisent l'effet
conclusif de l'enchaînement familier en
le reportant sur l'enchaînement inconnu.
La quinte descendante de la partie bassea
le même effet. En revanche, quand elle
est construite sur des rapports différents,
notamment une montée d'un ton entier ou
des notes répétées, la cadence à la quinte
descendante perd son effet conclusif.
Ainsi nous percevons les cadences
comme un ensemble d'intervalles mélo-
diques et harmoniques. Quelques élé-
ments de cet ensemble sont essentiels,
en particulier ceux qui caractérisent les
cadences à deux voix (la quinte descen-
dante à la basse et la montée d'un demi-
ton) ; ils permettent de généraliser
l'effet conclusif à des harmonies inhabi-
tuelles.
Une telle généralisation des caracté-
ristiques d'une cadence connue expli-
querait l'apparition de nouvelles formes
cadentielles au Moyen Age. Comparons
la cadence parallèle, la cadence en saut
d'octave et la cadence à la quinte des-
cendante ; on remarque que seule la par-
tie intermédiaire, le contre-ténor, est
modifiée dans les nouvelles cadences du
XVe siècle. La basse de la cadence paral-
lèle, le ténor (qui accentue la première 9. LECONDUIT A TROIS VOIX DEUS IN ADIUTORIUM(Codex de Montpellier, XIIIEsiècle).
syllabe), et l'aigu, le soprano, ne chan- Ce chant se terminepar une cadenceparallèle, forme de conclusion prisée au Moyen Age,
mais qui déconcerteles auditeurs modernes.La miniature montre l'attitude des chanteurs :
gent pas (voir la figure 4). Les chants à
deux voix ne comportent précisément le groupe lit unepartition poséesur un pupitre ; le premier chanteur bat la mesure.Le texte
est le mêmepour toutes les voix. Des ligatures regroupent plusieurs notes correspondant à
que le ténor et le soprano ; ainsi les
une seule syllabe. On distingue la brève (note courte dessinée sans trait vertical) de la
caractéristiques des tournures conclu- longue (note de durée égale au double ou au triple de la brève, dessinéeavec un trait verti-
sives dans les cadences à deux voix per- cal). Le rythme correspond à la métrique dutexte.
durent dans les cadences à trois voix.
Le contrepoint et les ralement de pair avec un changement de elle suit une mélodie grégorienne
tonalités ecclésiastiques conception ou de perception de la connue, et sert de base rythmique. On
musique. Ainsi la cadence parallèle est ajoute ensuite une voix aiguë, selon les
La psychologie musicale n'explique apparue, entre 1250 et 1300, lors d'une règles du contrepoint. Le contrepoint
pas à elle seule l'évolution des profonde mutation de la technique de (du latin Punctus contra punctum, note
cadences. En étudiant l'histoire de la composition. contre note) combine improvisation et
musique, on comprend mieux pourquoi, A cette époque, on compose les par- composition : il régit la relation entre
à certaines époques, les formules ties de voix l'une après l'autre. On com- deux voix, et laisse une totale liberté de
conclusives traditionnelles cèdent le pas mence par la partie ténor (ou teneur, qui composition aux oeuvres à trois ou
aux nouvelles. Cette évolution va géné- est au Moyen Age, la voix de basse) : quatre voix.
à l'accord final progressivement et d'un
mouvement contraire, on doit utiliser la
cadence parallèle (voir la figure 4a).
Les règles du contrepoint du
XIIIe siècle restent en vigueur jusqu'au
xvf siècle. Pourtant, au xve siècle, les
compositeurs créent de nouvelles
formes cadentielles. Leur quête vise à
appliquer à la musique polyphonique la
théorie des tonalités médiévales, qui
régit le chant à une voix entre le IXe etle
XIIesiècle. L'application de cette théorie
est difficile, car elle impose une tonalité
différente à chaque voix de la composi-
tion polyphonique.
A l'origine, la théorie des tonalités
médiévales est un art de la mélodie, qui
s'inspire des chants liturgiques. Elle dis-
tingue quatre tonalités, nommées d'après
leur note finale (le finalis) : le ré, le mi, le
fa et le sol. Dans chacune de ces tonalités,
on classe les mélodies en deux modes,
selon leur finalis. Dans le mode authente,
10. EFFET CONCLUSIF D'ENCHAÎNEMENTS lSOLÉS. En a, 20 musiciens ònt écouté quatre
le finalis est la note la plus grave du
enchaînements (en bas) et ont évalué leur effet conclusif sur une échelle allant de 1 (effet
registre mélodique, tandis que dans le
insuffisant) à 10 (fort effet conclusif). Le premier enchaînementest une cadence à la quinte
descendante usitées
; les autres
dansne
la sont
musique
pas des
tonale.
cadences
Les mode plagal, le finalis est la note centrale
enchaînementsles mieux notéssont ceux qui contiennent une montéed'un demi-ton jusqu'à du registre. Le finalis peut être l'une des
l'octave de la note bassede l'accord final (1 et 2). Lorsque la montéed'un demi-ton mène a quatre notes ré, mi, fa ou sol (voir l'enca-
la quinte (4), l'effet conclusif est faible. Les paires 2 et 3 ont un effet conclusif incertain, dré page 96). Autrement dit, dans la
bien qu'elles présentent le mêmerapport de tons-la, do, mi et fa, la, do. En b,j'ai construit gamme diatonique, faite de tons et de
trois enchaînements sur le rapport harmonique dominante et tonique; ils ne diffèrent que demi-tons (ré, mi, fa, sol, la, si, do), la
par le renversement de l'accord final : tierce et quinte en 1, tierce et sixte 2, enquarte et sixte
note finale occupe chaque fois une posi-
en 3. Cesenchaînementsont la même valeur harmonique, mais sont perçus très différem- tion différente et, ainsi, chaque tonalité
ment par les personnes testées ; l'habitude détermine la perception de l'effet conclusif. a
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sesenchaînements harmoniques propres.
Chaque partie dans une composition
polyphonique utilise un registre et une
Au début du XIIIe siècle, les règles parfaites (unisson, quinte, quarte et note finale différents ; par conséquent
du contrepoint sont peu nombreuses. On octave). L'enchaînement d'une conso- chaque voix correspond à une tonalité
privilégie les consonances parfaites nance imparfaite vers une consonance ecclésiastique distincte. Face à cette diffi-
entre les voix, c'est-à-dire les inter- parfaite doit être très progressif et dans culté, on aurait renoncé, vers 1300, à
valles qui sont les unissons, les octaves un mouvement contraire : la tierce écrire les compositions polyphoniques
et les quintes. Les deux voix suivent de mineure mène à l'unisson, la tierce dans une tonalité ecclésiastique. La com-
préférence un mouvement contraire majeure à la quinte et la sixte majeure à position du ténor garde toutefois
simultané, le début et la conclusion l'octave. A l'inverse, les consonances quelques règles du mode authente : le
étant marqués par l'unisson, l'octave ou parfaites précèdent les consonances ténor termine presque toujours par la note
la quinte. Le contrepoint n'impose imparfaites les plus proches-pour pro- la plus grave ou par l'avant-dernière note
aucune règle sur les dissonances ; dans duire des moments de tension. On utilise de son ambitus (le registre mélodique de
la pratique, elles servent de notes de de tels enchaînements dès le XIIe siècle. sa partie) ; mais les ténors n'ont plus rien
passage entre les consonances et elles dans des compositions à deux voix. Ils de commun avec le mode plagal, dont le
sont rarement accentuées. Elles favori- reflètent un goût pour les mouvements registre va de la quarte inférieure à la
sent en outre le déroulement progressif contraires et pour une progression mélo- quinte supérieure de la note finale.
et mélodieux de la seconde voix. Les dieuse et graduelle des voix. Ils ont été si Ce n'est qu'à la fin du XIVe siècle
cadences du début du XIIIe siècle (un fréquents et ils ont tant marqué l'oreille qu'on commence à considérer le ténor
accord dissonant suivi d'un accord de qu'ils semblent naturels et familiers. comme la voix la plus importante, celle
quinte et d'octave, voir la figure 5) La cadence parallèle résulte, plus ou qui définit la tonalité de toute la compo-
résultent de ce libre usage de la disso- moins par hasard, de ces nouvelles sition, tandis que l'on compose les
nance. règles. Les chants à trois voix se termi- autres voix de façon à ce qu'elles jouent
Dans la seconde moitié du XIIIesiècle, nent habituellement par un accord com- avec les modes plagaux et authentes et
de nouvelles règles de composition posé de la fondamentale, la quinte et se réunissent sur le même finalis.
apparaissent. Les dissonances les moins l'octave. Par conséquent, I'avant- Toutefois on trouve un ténor plagal
désagréables, la tierce et la sixte, devien- dernier accord doit être un accord de dans certaines compositions, précisé-
nent des consonances imparfaites. Elles tierce et de sixte majeures. Pour que les ment celles qui introduisent les
servent à enchaîner des consonances deux parties, haute et basse, parviennent cadences en saut d'octave.
Ces cadences apportent une solution La voix de basse dixième du finalis ; les mélodies plagales
au problème de composition suivant : plus-que-parfaites descendent de plus
pour concilier le ténor et le contre-ténor, La cadence à la quinte descendante d'une quinte sous le finalis ; enfin, les
on doit les écrire dans la même tonalité apparaît avant 1450 de manière spora- mélodies en tonalités mixtes, mélanges
plagale et dans le même ambitus. Or on dique et seulement dans sa forme à trois de tonalité plagale et authente, descen-
compose d'abord le ténor plagal qui, voix. Elle apparaît pour la première fois dent d'une quarte sous le finalis et mon-
avant le finalis, évolue dans la moitié dans une ballade, Le mont Aon, compo- tent d'une octave au-dessus du finalis.
supérieure de son registre ; la liberté du sée dans la seconde moitié du XIVesiècle. Dans une tonalité plagale plus-que-
contre-ténor est donc limitée dans sa On n'en connaît pas l'auteur, mais le parfaite ou en tonalité mixte, le registre
conclusion, puisqu'il faut le maintenir texte évoque une personnalité illustre, le de la voix de contre-ténor est bien plus
sous le ténor. comte Gaston de Foix, dit Phébus (1331- grave que celui d'un ténor purement
Selon les règles du contrepoint, 1391), qui doit son surnom à son phy- authente ou plagal. En élargissant l'ambi-
l'avant-dernière note se place une sique séduisant. Seigneur de la fastueuse tus aux notes graves, on fait passer le
quinte au-dessous de la sixte séparant le cour d'Orthez, il participe à de nom- contre-ténor sous le ténor dans la phrase
ténor et le soprano. Pour ne pas renon- breuses batailles, notamment dans finale. II en résulte, dans la conclusion,
cer, dans l'accord final, à l'intervalle l'Ordre des Chevaliers Teutoniques. un saut d'octave ou une quinte descen-
habituel de quinte entre le contre-ténor A l'instar de la cadence en saut dante (voir les figures 4b et 4c). Les
et le ténor, on monte d'une octave le d'octave, les premières cadences à la cadences à la quinte descendante à trois
contre-ténor (voir la figure 4b). quinte descendante résultent de la voix restent toutefois expérimentales.
Les compositeurs qui ont utilisé, les volonté d'intégrer certaines tonalités Au XVe siècle, le chanoine flamand
premiers, les cadences en saut d'octave, médiévales dans la musique polypho- Guillaume Dufay crée les premières
notamment Jean Cesaris, Richard nique. La théorie de la tonalité ne peut cadences à la quinte descendante à
Locqueville, Jean Legrant et Franchoys plus se limiter aux tonalités authentes et quatre voix. Ce grand musicien est à
Lebertoul, incarnent désormais cette plagales. Elle intègre l'existence de l'origine de la plus profonde mutation de
nouvelle tendance de la musique médié- mélodies liturgiques au registre étendu, la musique de son temps. Élève de
vale. Nous ne savons rien d'eux, si ce qu'elle classe dans de nouvelles catégo- Locqueville, il oeuvre en divers endroits
n'est qu'ils ont travaillé en France au ries. Ainsi les tonalités authentes plus- d'Italie, notamment à la cour du Pape, et
début du xve siècle. que-parfaites montent au-delà d'une en France, à la cour de Savoie et à la
11. OUVERTURE DE LA MISSA DE L'HOMME ARMÉ du composi- voix (avec une quarte ascendante à la fin de la ligne de basse, en
teur franco-flamand Antoine Brumel, élève de Jean Ockeghem. Le bas à droite). La mélodie du ténor a été reprise dans un chant popu-
Kyrie se termine par une cadenceà la quinte descendanteà quatre laire, et est devenue très célèbre.
cathédrale de Cambrai. Vers 1435, il quarte ou une quinte plus grave que jadis. Mouton crée une messe surnommée
décide d'appliquer une règle formulée Ils introduisent le contre-ténor bassus « Sans cadence ». Des cadences à la
dès le début du XIVe siècle, mais dans des compositions où cette voix était quarte descendante terminent les mou-
qu'aucun compositeur ne respecte : on superflue : par exemple, dans des pièces vements de cette messe, mais aucune
doit exclure de la composition le mouve- à quatre voix avec ténor plagal et même d'entre elles ne comporte l'enchaîne-
ment parallèle de deux voix à la quinte dans des chants à trois voix. ment sixte-octave. On utilise alors un
et à l'octave. (Cette interdiction vise En même temps que la basse, la artifice, tel un ralentissement du mouve-
sûrement à limiter la part d'improvisa- cadence à la quinte descendante s'éta- ment, qui introduit un effet conclusif.
tion dans le contrepoint. Les chanteurs blit, alors que disparaît la cadence paral- Je pense que l'effet conclusif du pre-
médiévaux apprennent d'abord à chanter lèle, encore utilisée dans les tonalités mier enchaînement lui-même n'était pas
en quinte. L'improvisation contrapun- authentes ; la nouvelle cadence est la non très convaincant. Selon mon étude,
tique, plus artistique, est un exercice dif- seule manière régulière d'introduire les auditeurs ne considèrent comme
ficile, à la portée des meilleurs élèves.) l'enchaînement de la sixte vers l'octave conclusifs que les enchaînements
Dufay, délégué de la cathédrale de entre le ténor et le superius, imposé par d'accords avec un demi-ton ascendant
Cambrai durant le concile de Bâle (de le contrepoint, tout en gardant une voix (voir la figure 10b), comme dans une
1431 à 1449), est porté par l'air du de basse. La nouvelle cadence finale des cadence parfaite moderne ou une
temps. Le concile de Bâle souhaite compositions à trois et à quatre voix cadence parallèle ; mais on perd l'effet
réformer l'Église et la société par devient vite la norme. Dans les compo- conclusif quand le demi-ton monte à une
l'application stricte des commande- sitions plagales, on remplace la cadence note de l'accord final autre que l'octave
ments et des lois ecclésiastiques. En à la quarte ascendante dans la partie de la fondamentale. Or dans la cadence
musique aussi, Dufay aspire à la fidélité basse (voir la figure 7c), que Dufay a à la quarte descendante, qui certes a des
aux règles anciennes. conçu pour les compositions authentes, intervalles mélodiques communs avec la
Au XIVe siècle et au début du XVe, par une cadence à la quinte descendante cadence parallèle, le demi-ton mène à la
dans les chants à quatre voix, on ajoute (voir lafigure 3a). quinte ou à la douzième de la fondamen-
à une cadence parallèle à trois voix, une Cependant cette cadence ne s'impose tale. Cette arrivée sur la quinte (ou la
quatrième voix (le triplum), en quinte pas immédiatement dans les oeuvres à douzième) au lieu de l'octave fait perdre
ou octave parallèle par rapport aux plus de quatre voix. La tonalité phry- à l'enchaînement son effet conclusif.
autres voix (voir la figure 7a). Les pre- gienne ecclésiastique, avec la note mi Les contemporains de Ockeghem
mières oeuvres à quatre voix de Dufay pour finalis, pose un problème. Selon la ont rejeté à sa cadence à la quarte des-
se terminent ainsi. Toutefois, vers 1435, règle du contrepoint qu'on vient d'évo- cendante. Elle ne sera reprise que par les
il abandonne les quintes et les octaves quer, la sixte majeure entre le ténor et le compositeurs de la génération suivante :
parallèles en créant les cadences en saut superius, fa-ré', doit aller à l'octave mi- Josquin des Prés, Jacob Obrecht, Pierre
d'octave à quatre voix (voir la figure mi' (où l'on marque d'une apostrophe les de la Rue et Jean Mouton. Il devient
7b). Dans les tonalités authentes, le notes de l'octave soprano ; on marquera alors possible de composer à quatre voix
contre-ténor chante jusqu'à une quarte en majuscules les notes de l'octave bas- même dans la récalcitrante tonalité phry-
au-dessous du ténor, ce qui suppose un sus) ; le contre-ténor bassus ferait alors gienne dont l'expression triste et plain-
nouvel ordre des voix : le ténor devient l'enchaînement SI-MI, mais ce SI serait tive intéresse encore les compositeurs.
une voix moyenne au-dessous de la basse de l'intervalle SI-FA, quinte
laquelle chante désormais un contre- diminuée dissonante complètement inter- L'accord final
ténor bassus. La voix supérieure est le dite (voire diabolique). Jouer un SI bémol
contre-ténor altus. au lieu de SI serait tout aussi impossible, Pourquoi la musique classique se
Quelques années plus tard, Dufay car la quinte diminuée serait entre les termine-t-elle toujours par un accord de
reconnaît que le saut d'octave, néces- deux notes de basse,SI bémol-MI. tierce et quinte et jamais par un accord
saire dans les cadences à trois voix pour Ockeghem a le premier résolu ce de tierce et sixte, pourtant consonant ?
arriver à un accord final octave et problème, dans son oeuvre « Missa mi- Ce choix résulte aussi d'une évolution
quinte, ne l'est plus dans les cadences à mi » : au lieu de SI (ou SI bémol)-MI, le historique.
quatre voix. II fait de l'octave une contre-ténor bassus joue les autres notes L'accord final tierce et quinte appa-
quarte ascendante. Ainsi apparaît la possibles de l'accord, ré et LA, quarte raît vers 1190, à l'École Notre-Dame de
forme à quatre voix de la cadence à la descendante à laquelle il ajoute éven- Paris, dans les plus anciennes composi-
quinte descendante, avec une quarte tuellement une autre quarte descendante tions à trois et à quatre voix. D'ordinaire,
ascendante à la basse (voir la figure 7c). pour arriver au MI (voir la figure 8). ces compositeurs concluent par un accord
De ces cadences formées de deux final quinte et octave. Des oeuvres plus
La quarte descendante quartes descendantes successives, seule anciennes à deux voix de cette école se
la première ressemble à la cadence terminent soit à l'octave, soit à l'unisson.
Dufay a donc inventé un nouvel ordre parallèle dans la conduite de deux voix. Pourquoi les compositeurs intègrent-
des voix avec un contre-ténor bassus La seconde cadence à la quarte a une ils la quinte dans la conclusion ? Peut-être
dans les compositions à quatre voix com- sonorité inhabituelle, qui ne peut pas veulent-ils éviter l'unisson ou les octaves
portant un ténor authente. Divers compo- avoir d'effet conclusif efficace. En fait, parallèles. Comme l'accord final doit être
siteurs l'imitent, notamment ceux de la aux XVe et XVIe siècles, on n'accepte consonant, on ne peut retenir, outre
nouvelle génération de l'école franco- comme cadence que le premier des l'unisson et l'octave, que la quinte ou la
flamande, Jean Ockeghem et Antoine deux enchaînements, la sixte puis quarte. Tous les autres intervalles situés
Busnois. Fascinés par la nouveauté, ils l'octave entre le ténor et le soprano. A entre le premier degré et l'octave sont
explorent tout le registre de basse-une la fin du XVe siècle, le compositeur Jean considérés, en 1200, comme dissonants.
12. LA MISSA MI-MI DE JEANOCKEGHEMcontient descadences lèvres de son père qui avait perdu la parole à cause de son
plagales ou à la quarte descendante, comme ici à la fin du premier incroyance : « UT queant laxis REsonare fibris, MIra gestorum
Kyrie-Eleison-Rufes dans la basse (milieu de la troisième ligne en Famuli tuorum, SOLve polluti LAbii reatum Sancte Johannes »
partant du bas). C'est la première messe à quatre voix dans la tona- (« Afin que tes serviteurs fassent résonner d'une voix légère le
lité phrygienne (dont la note finale est mi). La désignation des miracle de tes actes, ôte la culpabilité des lèvres pécheresses, Oh
notes ut, ré, mi, fa, sol, la provient de l'hymne à Jean-Baptiste, Saint Jean »). Cet hymne permettait d'expliquer aux élèves l'état du
saint patron des chanteurs ; à sa naissance, il parvint à ouvrir les ton et du demi-ton.
La préférence va à la quinte, car elle du XVe siècle, pour la première fois, nos jours considérés comme consonants
est plus agréable à entendre. Un accord Dufay et ses contemporains ajoutent une et aucun ne frotte plus que les autres. On
est d'autant plus agréable qu'il frotte tierce, sans doute parce que la conclu- ne peut alors expliquer cette préférence
moins. Les frottements sont des batte- sion de quinte et octave leur semble que par l'expérience musicale : les deux
ments rapides qui résultent de la super- incomplète. Désormais les accords de derniers accords apparaissent toujours
position de composantes sinusoïdales tierce et quinte et de tierce et sixte pré- au sein d'un mouvement, si bien que les
rapprochées (plus proches que les com- dominent dans les compositions. On auditeurs en attendent une suite.
posantes d'une tierce mineure). La assouplit les anciennes règles qui limi- Ce processus d'apprentissage a
quinte et la quarte contiennent de telles taient à trois la succession de tierces et conditionné des générations de musi-
composantes lorsqu'elles sont chantées de sixtes ; il devient possible d'en placer ciens. Il a radicalisé le choix, fait au XIIIe
ou jouées par un instrument ancien. quatre, cinq, voire davantage. siècle, de terminer une composition par
Toutefois, à maints endroits du spectre, Puisque l'expérience et la tradition l'accord de quinte et octave.
la quarte frotte plus souvent que la quinte conditionnent le choix de l'accord final, Les cadences ne sont pas les seules
-aussi la quarte est-elle moins agréable cet historique explique pourquoi la tournures harmoniques établies de la
à l'oreille. C'est pourquoi on préfère, à musique européenne se termine souvent musique occidentale. Il existe une plé-
cette époque, la quinte à la quarte dans par un accord de tierce et quinte. thore de formules stéréotypées, dont
l'accord final. Les musiciens du Moyen Aujourd'hui quand on demande à des celles qui transforment un accord disso-
Age considèrent comme consonants les musiciens d'apprécier l'effet conclusif nant en un accord consonant. Pourquoi la
intervalles les plus agréables : l'unisson, d'enchaînements qui se terminent soit musique est-elle ainsi conçue ? C'est la
l'octave, puis la quinte et la quarte. Ils par un accord de tierce et quinte, soit par question que pose la musicologie. On y
sont très sensibles à la pureté d'un son. un accord de tierce et sixte, soit encore répond en confrontant l'écriture musicale
Aux siècles suivants, les composi- soit par un accord de quarte et sixte, et la psychologie auditive. La musicolo-
tions se terminent généralement par un c'est le premier qui fait l'unanimité (voir gie est à l'aube d'une juste compréhen-
accord quinte et octave. Vers le milieu la figure 10b). Ces trois accords sont de sion de la musique, vieille de 2 500 ans.
L'arbalète
Inventée il y a 2 400 ans, cette arme redoutable cours de batailles vers 341 avant J.-C.
D'autres sources, dont la fiabilité est
se répandit au XIe siècle. Pendant 500 ans, plus douteuse, reculent cette date d'au
moins un siècle.
jusqu'a ce qu'elle soit détrônée par des armes à feu Les fouilles archéologiques mon-
trent que l'arbalète fut utilisée sans
efficaces, elle fut l'arme défensive par excellence. interruption en Europe depuis l'antiquité
jusqu'à sa période de plus grande vogue,
entre le XIe et le XVIe siècle. Deux fac-
Depuisle XIe siècle jusqu'à tait aux arbalétriers de tirer impunément teurs ont, semble-t-il, limité son expan-
l'apparition, 500 ans plus sur des archers trop éloignés pour ripos- sion avant le XIesiècle. Le premier est le
tard, d'armes à feu perfor- ter efficacement. D'autre part, I'arbrier coût : l'arbalète est plus coûteuse que
mantes, I'arbalète fut une et les mécanismes pour armer et déco- l'arc. Le deuxième facteur est que les
redoutable arme de guerre, cher rendaient le cycle de tir partielle- châteaux forts étaient encore relative-
surtout utilisée pour la défense de ment mécanique, ce qui réduisait ment rares : leur développement date de
places fortifiées ou protégées, tels que l'effort et l'habileté requis pour le l'époque de Guillaume le Conquérant.
châteaux et navires. Les études qu'elle maniement de l'arme. Les crans qui Le développement des châteaux
suscita firent progresser la science des retiennent puis relâchent la corde et le forts et la prolifération des arbalètes
matériaux (il fallait trouver des maté- carreau sont parmi les premières imita- témoignent d'une révolution sociale
riaux qui résistent aux contraintes) et tions mécanisées des fonctions de la vers la violence et l'élitisme. Avant la
l'aérodynamique (par l'examen des main. conquête normande de l'Angleterre, les
caractéristiques spécifiques de la trajec- L'un des principaux inconvénients fortifications étaient rudimentaires ;
toire du trait d'arbalète, le carreau). de l'arbalète par rapport à l'arc était sa conçues pour un usage occasionnel,
D'ailleurs, un grand nombre d'études de faible cadence de tir : l'utilisation mili- elles avaient pour vocation de protéger
Léonard de Vinci, tant en physique taire des arbalètes se limitait aux situa- la totalité de la population d'une région.
qu'en génie mécanique, s'inspirèrent de tions où les soldats étaient à couvert et Ainsi les habitants, qui venaient cher-
l'aérodynamique du carreau et des prin- pouvaient recharger sans danger leur cher refuge contre une bande de marau-
cipes de fonctionnement de l'arbalète. arme. C'est pourquoi elles étaient sur- deurs, constituaient à l'intérieur des
Les fabricants qui conçurent l'arba- tout utilisées par les garnisons de châ- murs une puissance de feu considérable.
lète et les autres armes qui s'y apparen- teaux, les armées de siège et les équi- Or les Normands s'imposèrent grâce à
tent étaient de piètres mathématiciens et pages de navires. une petite caste militaire fortement
ignoraient presque tout de la physique. armée et capable d'assujettir des popu-
Malgré cela, les tests que nous avons Les origines lations paysannes et urbaines beaucoup
effectués montrent que ces artisans plus nombreuses ; les châteaux forts
avaient une connaissance empirique de L'arbalète fut inventée longtemps normands protégeaient les guerriers
l'aérodynamique et maîtrisaient certains avant sa période de gloire. Deux pays normands minoritaires à la fois de la
principes mécaniques. revendiquent son invention : la Grèce et masse de la population et du brigandage
L'arbalète est une machine relative- la Chine. Vers 400 avant J.-C., les d'autres Normands. La longue portée de
ment simple. Elle est composée d'un Grecs élaborèrent la catapulte, machine l'arbalète contribuait à assurer la sécu-
arc, en général trop puissant pour être destinée à lancer des pierres et des rité de leurs refuges.
bandé manuellement, monté perpendi- flèches. Cette idée était l'aboutissement Au cours des siècles, les militaires
culairement à l'extrémité d'une partie, des efforts menés pour accroître la puis- cherchèrent à accroître la puissance de
en bois ou en métal, appelée arbrier. Un sance des arcs. Les catapultes, assez l'arbalète en tant qu'arme défensive ;
mécanisme agrippe la corde en position semblables aux arbalètes, finirent par l'une des améliorations est peut-être de
tendue et la relâche sur commande. Le être de très grande taille mais, dans un source arabe. Les arcs arabes étaient de
carreau est guidé au départ de sa course, premier temps, certaines d'entre elles
soit par une rainure creusée dans la par- devaient avoir la taille d'une arbalète.
chinoise est attestée 1. TROIS ARBALÈTES figurent sur cette
tie supérieure de l'arbrier, soit par des L'origine
peinture, « Le martyre de Saint Sébastien »,
repose-flèches. Si l'arc est puissant, un archéologiquement par des mécanismes
due au peintre italien du XVe siècle, Antonio
mécanisme de bandage est soit inclus à de détente en bronze datant d'environ Pollaiuolo. L'un des arbalitriers pointe son
l'arbrier, soit prévu séparément. 200 avant J.-C. Bien que cette date soit
arme sur le martyr et les deux autres
L'arbalète était supérieure à l'arc en postérieure à celle évoquée plus haut, rechargent leur arbalète à l'aide d'étriers
deux points. D'une part, l'arbalète avait d'autres traces, écrites cette fois, témoi- rendus indispensables par la tension élevée
une plus grande portée, ce qui permet- gnent de l'utilisation d'arbalètes au de la corde d'arbalète.
type « composite » et cette appellation Le dos d'un arc composite est ren- aussi dans le choix des colles : ils préfé-
est méritée car les combinaisons des forcé par une couche d'un matériau plus raient une colle dont le principal consti-
bois utilisés préfiguraient les matériaux résistant à la tension, lequel soulage le tuant était la peau du palais des estur-
composites modernes. bois d'une partie des contraintes et geons de la Volga ; une telle spécificité
empêche la formation des écailles. Un montre qu'une expérimentation poussée
L'arbalète composite des matériaux les plus utilisés était le entraînait une sélection fine.
tendon animal, en particulier le liga- Les arbalètes composites furent uti-
Les arcs composites sont clairement mentum nuchae (le grand ligament qui lisées jusqu'à la fin du Moyen Age et la
supérieurs à ceux fabriqués à partir d'une s'attache à l'occiput et qui est plaqué Renaissance. Elles étaient plus légères
pièce de bois unique dont la puissance est sur la colonne cervicale de la plupart que les arbalètes en acier apparues aux
limitée par la solidité intrinsèque du des mammifères). Des tests ont montré environs de 1400, elles portaient plus
matériau employé. Lorsque l'on bande que la résistance à la tension de-ce loin pour une même tension de la corde
un arc, la matière située sur la face matériau convenablement préparé peut et risquaient moins de se briser. Ce
externe (convexe) de ses branches (face atteindre 20 kilogrammes par millimètre genre d'arbalète était assez répandu au
appelée le dos) est soumise à une tension, carré, soit quatre fois celle du bois. temps de Léonard de Vinci, dont les
alors que la face interne (le ventre) est Sur la face concave de l'arc les arti- notes indiquent qu'il réfléchit à la
soumise à compression. Si l'arc est trop sans plaçaient un matériau plus com- construction d'arcs et qu'il en tira des
ployé, sur sa face convexe, de petites pressible que le bois ; les Turcs idées sur la manière dont les matériaux
écailles sautent et, sur sa face concave, il employaient la corne de buffle dont la réagissent aux contraintes.
se forme des rides appelées cristaux : dès résistance à la compression est de 13
que ces dégradations apparaissent, les kilogrammes par millimètre carré. (Le L'arbalète en acier
déformations des branches de l'arc sont bois peut être presque quatre fois moins
irréversibles et tout effort supplémentaire résistant à la compression qu'à la ten- Les performances des arbalètes
peut les briser. sion.) L'art des fabricants se manifeste médiévales en acier, et notamment leur
puissance, restent inégalées jusqu'à
l'apparition, après la Seconde Guerre
mondiale, de la fibre de verre et autres
composites modernes. Ralph Payne-
Gallwey, gentleman sportif anglais de
l'époque victorienne qui écrivit un traité
classique sur l'arbalète, vérifia qu'une
grande arbalète de guerre ayant une ten-
sion de 1 200 livres (550 kilogrammes)
envoyait des carreaux de 85 grammes à
420 mètres, et Egon Harmuth, historien
de l'arbalète, prétend que la tension de
certaines arbalètes pouvait atteindre le
double de cette valeur. La plupart des
archers de l'époque utilisaient des arcs
classiques, de tension inférieure à 45
kilogrammes, et il semble que même
leurs flèches légères ne portaient pas à
plus de 275 mètres.
Les améliorations possibles des
arbalètes en acier n'étaient pas illimi-
tées : le poids de l'arc ne pouvait être
accru indéfiniment. II était difficile de
produire de l'acier en lingots suffisam-
ment grands pour que l'arc soit tout
d'une pièce ; aussi, les branches étaient-
elles constituées de plusieurs petites
pièces soudées entre elles. Chaque sou-
dure introduisait un point de fragilité et
constituait une menace permanente pour
l'archer.
Plus les arcs étaient puissants, plus
le mécanisme de décochement devait
lui-même être puissant. Sur ce plan, les
appareils à décocher européens, qui
consistaient généralement en une noix
2. ARBALÈTE DE GUERRE FRANÇAISE du XIVe siècle et deux carreaux. Cet arc est muni, a sur pivot et une détente à levier simple,
l'arrière de son fût, d'un treuil permettant de réarmer. Le fût, ou arbrier, mesure un mètre étaient nettement inférieurs aux méca-
de long, l'arc 1,05 mètre d'envergure et les carreaux 40 centimètres. nismes chinois incluant un levier inter-
médiaire plus sensible qui permettait à eux-mêmes pour bien stabiliser la Stabilité
l'arbalétrier de décocher sa flèche par flèche. Leur talon est conçu pour du vol des carreaux
une pression sèche sur la détente. Peu s'emboîter facilement dans le cran de
après 1500, des détentes à leviers mul- décochement. Ces carreaux témoignent de l'expé-
tiples améliorées apparurent en Les flèches du second type sont rience aérodynamique des inventeurs
Allemagne lors de concours de tir ; des dépourvues d'empennage : elles n'ont romains qui les conçurent. Aujourd'hui,
manuscrits indiquent que, dix ans aupa- ni ailerons ni plumes. Leur tête métal- il est bien connu que l'empennage (qui
ravant, Léonard de Vinci avait déjà ima- lique constitue environ un tiers de la sert à empêcher la flèche de vriller en
giné de tels dispositifs dont il avait éva- longueur totale de la flèche et le fût de vol) est une source de traînée impor-
lué les avantages mécaniques. bois est réduit au minimum nécessaire tante. La réduction de la taille de la
Le carreau d'arbalète fut aussi pour, qu'en vol, il puisse stabiliser la flèche permet d'allonger sa trajectoire
l'objet des soins des fabricants du tête. L'arrière est lui aussi renflé ; leur pourvu que celle-ci ne se mette pas à
Moyen Age. Pour comprendre son évo- longueur totale ne dépasse pas 15 centi- voler de côté (en crabe), ce qui augmen-
lution, examinons d'abord les forces mètres. terait considérablement sa traînée. Une
auxquelles le trait de l'arc est soumis.
L'archer est dans une position confor-
table quand la flèche qu'il va tirer
s'étend du centre du thorax à l'extré-
mité de son bras étendu. Le pointage se
fait en visant le long du fût dont l'archer
positionne les extrémités avec ses
mains. Ces extrémités définissent la
direction que la flèche doit suivre dès
qu'elle est décochée.
Les forces qui agissent sur la flèche
au moment du décochement ne coinci-
dent cependant pas tout à fait avec la
ligne de visée. La corde relâchée va
pousser le talon de la flèche vers le
centre de l'arc et non pas strictement le
long de la ligne de visée. C'est pour-
3. LES ÉLÉMENTS DE L'ARBALÈTE sont l'arc recourbé, la corde, la noix de décoche (qui
quoi, si l'on veut que la flèche ne quitte
retient la corde) et la détente. Une pression sur la détente soulevait la noix qui relâchait la
pas sa ligne de visée, il faut qu'elle flé- corde, laquelle projetait le carreau. Le croc du cranequin tire sur la corde pour armer
chisse légèrement au départ (voir la l'arbalète. Le cranequin est un des premiers exemples d'engrenage sous forte tension.
figure 4).
Cette souplesse indispensable de la
flèche de l'arc traditionnel limite la
quantité d'énergie qu'on peut imprimer
à la flèche au cours de l'accélération.
Par exemple, nous avons déterminé
qu'une flèche suffisamment flexible
pour être utilisée avec un arc sous une
tension de dix kilogrammes se rompt
quand elle est décochée par une arbalète
capable de déployer une puissance de
40 kilogrammes.
Les fabricants ont dû, dès le début,
repenser les flèches pour qu'elles soient
adaptées aux arbalètes et aux catapultes.
Puisque la surface de l'arbrier faisait
mieux coïncider le mouvement de la
corde avec la ligne de vol initiale et que
les systèmes de guidage avaient déplacé
la main du tireur, les traits pouvaient
être plus courts et plus rigides, ce qui, 4. LE PARADOXE DE L'ARCHER expliqueen partie pourquoi les flèches doivent être petites.
en retour, les rendait plus aisés à fabri- Ce paradoxe apparaît quand l'archer décoche une flèche d'arc traditionnelle. Quand il vise
(1), la flèche repose sur un côté de l'arc : la ligne de visée prolonge la flèche (ligne rouge).
quer, stocker et transporter.
Deux principaux types de traits ont Quand la flèche est décochée(2), la force exercéepar la corde poussele talon de la flèche
fini par se dégager : les carreaux du pre- versle centrede l'arc (ligne verte). Pour que la flèche reste sur la ligne de visée, il faut qu'elle
fléchisse en vol (3). Pendant les premiers mètres de sa trajectoire, elle vibre, puis elle finit par
mier type sont deux fois moins longs
se stabiliser sur sa ligne de vol (4). Cette indispensable flexibilité limite la quantité d'énergie
que les flèches des arcs traditionnels ; qui peut être impartie à la flèche. Comme l'arbalète engendrait une énorme poussée, il fallait
ils ont un fort renflement à l'arrière et des flèches plus courtes et plus rigides, qui ne fléchissaient pas trop pour ne pas perdre l'éner-
sont munis d'ailerons trop petits par gie en vibrations. Cettediminution de la longueur améliorait aussi l'aérodynamique du vol.
des solutions consiste à profiler un fût cissement du fût sejustifie par le fait que de déductions logiques ; le but principal
tronconique plus étroit à l'avant qu'à plus un cylindre est long, plus l'écoule- des recherches était probablement
l'arrière. Quand un fût de cette forme ment de l'air à sa surface tend à être tur- d'accroître portée et puissance d'impact.
commence à virer, la pression totale de bulent. C'est pourquoi la turbulence Néanmoins, les artisans de l'époque
l'air est plus élevée sur la partie arrière (grande consommatrice d'énergie) est améliorèrent beaucoup la conception
que sur l'avant, si bien que la flèche minimisée par des fûts courts. des projectiles : les expériences en souf-
reprend sa ligne d'origine. Un autre facteur qui augmente le flerie que nous avons réalisées nous le
Autrement dit, le fût a un centre de rendement du carreau conique est pro- confirment. Nous avons testé plusieurs
friction (point d'équilibre de toutes les bablement la conception de son talon : il traits : une flèche d'arc médiéval de
forces aérodynamiques agissant sur le est taillé en biseau pour s'ajuster entre guerre typique, un carreau d'arbalète
fût) en arrière du centre de gravité. Sur les mâchoires de détente de catapulte. A médiéval et deux échantillons de chacun
une flèche cylindrique sans empennage, l'instar de la forme conique, cette des deux types connus de carreaux de
ce point se situe vers le milieu du fût. encoche régularise l'écoulement d'air à catapultes antiques. Nos résultats doi-
Sur un carreau conique, le centre de fric- la queue du projectile et réduit ainsi le vent être interprétés avec quelques pré-
tion se décale vers l'arrière, plus large. sillage turbulent qui consomme beau- cautions car la taille de ces projectiles,
Comme le centre de friction se retrouve coup d'énergie. en particulier le plus petit, approchait la
en arrière du centre de gravité, ce type de Rien ne nous autorise à penser que limite de sensibilité de notre appareil de
flèche est plus stable que son homologue les experts techniques de l'époque mesure. Mais, même en tenant compte
cylindrique et subit moins de frottement connaissaient les efforts ou les détails du de ces limitations, cette étude aboutit à
qu'une flèche munie d'un empennage. frottement et de l'écoulement de l'air. d'intéressantes conclusions.
Élargir l'arrière du fût Ces concepts ne commencèrent à Premièrement, le plus petit carreau,
a aussi permis
d'alléger la friction de l'écoulement de prendre forme qu'avec Léonard de assez bien conservé sauf pour ce qui est
l'air sur sa surface : selon la terminolo- Vinci. Les premiers carreaux furent sans du talon un peu abîmé, avait une bonne
gie moderne, la couche limite se décolle aucun doute conçus empiriquement avec stabilité dans tous les angles de vol pos-
plus en arrière de la flèche. Le raccour- des réussites et des échecs accompagnés sibles lors d'un usage normal.
Deuxièmement, la comparaison
entre les différents rapports
résistance/poids des quatre traits nous
révèle que ce rapport est, pour la flèche
d'arc, nettement inférieur aux autres. Le
poids d'un projectile peut être envisagé
comme une mesure de la capacité à
emmagasiner de l'énergie. Si tous les
projectiles sont lancés à la même vitesse
initiale, leur poids définit l'énergie au
début du vol. La résistance du trait cor-
respond au taux de perte énergétique.
Un faible rapport résistance/poids cor-
respond à une longue portée.
Dans le cas de la flèche d'arc, ce
rapport est environ deux fois plus élevé
que celui des autres traits. Il apparaît
donc qu'une fois surmontées, les pre-
mières contraintes de conception des
flèches les ingénieurs de l'antiquité et
du Moyen Age furent capables de beau-
coup optimiser la conception. Cette
conception était si bien adaptée aux
matériaux dont ils disposaient qu'elle
n'a plus guère été améliorée pendant
tout le temps où l'arc a constitué une
pièce maîtresse de l'art militaire.
5. LES MECANISMES DE DECOCHEMENT des arbalètes étaient de plusieurs types. Une
conception chinoise datant d'il y a quelque 2 000 ans (a) comportait un cran retenant la La fabrication industrielle
corde, griffe qui pivotait sur la même goupille que la détente. Un levier courbe intermé- des traits
diaire reliait les deux parties et permettait une pression sèche et légère sur la détente.Le
mouvementde la corde au moment où l'on presse sur la détente est présenté à droite. La Le développement de ces armes
technique occidentale apparut pour la première fois avec les gastraphètes (b), des méca- entraîna une forte demande en arbalètes
nismes montes sur les catapultes. Dans ce cas, le croc se soulève au lieu de descendre pour
et en munitions. En temps de paix, le
relâcher la corde. Le mécanismele plus courant dans l'Europe du Moyen Age (c) compor-
tait une pièce cylindrique appelée noix ; elle etait bloquéepar une simple gâchette à levier gros de la garnison d'un château fort
(la clef) glissée dans un cran, sous la noix. La pression du doigt de l'archer avait malheu- était souvent constitué d'arbalétriers ; à
reusement pour effet de modifier la ligne de visée. Peu à peuon mit en usage des systèmes des avant-postes stratégiques tels que le
de leviers intermédiaires qui permettaient une pression moins intense et moins longue. port anglais (à l'époque) de Calais, le
6. PLUSIEURS PROJECTILES LANCÉS par des armes de type arcsdestine : a de plus petits engins (d). On a aussi indiqué le rapport
une flèche du type du grand arc de guerre (a) ; un carreau tronco- masse/traînéede ces flèches, enregistré en soufflerie, et leur portée,
nique romain utilisé sur une catapulte, dont la conception est calculée sur ordinateur pour une vitesse initiale de 80 mètres par
proche de celle de l'arbalète (b) ; un carreau d'arbalète médiévale seconde,vitessetrop élevéepour l'arc mais qui sert ici d'élément de
typique (c) et deux versions d'un autre carreau de catapulte romain comparaison.
stock de carreaux s'élevait à 53 000 uni- flèches ployaient sous la pression du Une exception, cependant, concerne une
tés. Les autorités de ce port avaient couteau. Avec cette dégauchisseuse, petite arbalète à pierres ou à balles :
l'habitude d'acheter les carreaux par l'outil de coupe est maintenu dans un cette arme, utilisée pour la chasse au
lots de 10 000 ou 20 000 unités. De bloc de bois muni de deux poignées petit gibier, survécut jusqu'au XIXe
1223 à 1293, la famille Malemort de la opposées. Le bloc glisse le long d'un siècle. Le fait que cet arc à balles ou à
Forêt de Dean, en Angleterre, produisit support qui maintient fermement en chevrotines reprenne certaines caracté-
près d'un million de carreaux. position le fût de la flèche. L'outil de ristiques des armes à feu marque une
Pour satisfaire la demande, il fallut coupe continue la gravure jusqu'à ce inversion dans la relation d'évolution
organiser une production en série, et ce que son bloc repose sur le haut du sup- entre ces deux types d'armes : certains
bien avant la Révolution industrielle. A port. Cette machine contrôlait automati- traits des armes à feu, tels que les fûts,
titre d'exemple, une machine conçue quement la profondeur et l'orientation les déclics de détente et les viseurs ajus-
pour fabriquer des flèches comprenait de la gravure et permettait de produire tables, avaient, à l'origine, été mis au
une paire de blocs de bois vissés l'un des carreaux ayant des dimensions point pour des arbalètes, en particulier
contre l'autre pour former un étau ; presque toujours identiques. pour les arbalètes de tir sur cible qui
chaque bloc était muni d'une rainure où Après Léonard de Vinci, l'arbalète existent encore un peu partout dans le
se logeait le fût d'une flèche. Les aile- commence à être supplantée par les monde.
rons dépassaient par des fentes bordées armes à feu ; toutefois, sur les navires, Au xx° siècle, l'invention des maté-
d'une plaque de métal qui servait de les arbalètes furent employées plus riaux en fibre de verre a permis à l'arba-
guide pour tailler chaque penne (ou longtemps pour deux raisons : d'une lète de reprendre du service. Les fibres
aileron) à la dimension et à la symétrie part parce qu'elles ne risquaient pas de de verre sont les équivalents modernes
voulues. prendre feu-problème propre aux pre- du ligament et les matières plastiques
Un second exemple de mécanisation mières armes à feu-et, d'autre part, ont remplacé la corne de buffle. Bien
est la machine à dégauchir qui était pro- parce que le bastingage des navires pro- que la nouvelle mode du tir à l'arbalète
bablement utilisée pour calibrer les fûts tégeait les marins en train de recharger. ne suive que de très loin celle du tir à
et tailler les encoches où allaient s'insé- Des arbalètes plus massives servirent l'arc, il est indubitable qu'elle a un cer-
rer les pennes. Les fûts en bois de petit longtemps pour la pêche à la baleine. tain succès. L'archer moderne a entre
diamètre étaient difficilement réali- Sur terre, les armes à feu supplantèrent ses mains une arbalète bien plus perfec-
sables avec les tours de l'époque car les peu à peu les arbalètes pour la chasse. tionnée que l'arme médiévale.
Le trébuchet
Au début du Moyen Age, cette redoutable machine vementpour avoir un rôle au cours de la
première phase des conquêtes musul-
de guerre tançait d'énormes projectiles en utilisant manes, de 624 à 656. Toutefois l'un
d'entre nous (P. Chevedden) a récem-
la traction humaine et la force de la pesanteur. ment découvert que le trébuchet était
connu en Arabie des la fin des années
500 et qu'il était utilisé efficacement
Plusieurs siècles avant la mise aniq fi almanajaniq («Un livre excellent par les armées musulmanes.Cette civi-
au point des canons, sur les trébuchets »), l'undesmanuscrits lisation possédait déjà l'avance tech-
d'énormes engins d'artillerie arabes les plus abondammentillustrés, nique qui fit sa réputation dans les
démolissaient les murailles écrit en 1462 par Yusuf ibn Urunbugha sièclessuivants.
des chateaux en lançant des al-Zaradkash. Outre ses informations
projectiles de plusieurs centaines de détaillées sur la construction et le Trébuchets et fortifications
kilogrammes : inventésen Chine entrele maniement des trébuchets, ce texte
Veet le IIIesiècle avant notre ère, les tré- donneune remarquableimage de l'état Le trébuchet a aussi facilité les
buchetssont parvenussur les rives de la de la mécanique appliquée dans les conquêtesdes Mongols, lesplus étendues
Méditerranée vers le VIe sièclede notre sociétésmédiévales. de l'histoire humaine. Les Mongols
ère ; ils ont remplacéles autresappareils Des maquettes et des simulations étaient des cavaliers, mais ils
d'artillerie et sont restésencore utilisés sur ordinateur nous ont également livré employaient des ingénieurs chinois et
bien aprèsl'arrivée des armes à feu. Ils nombre de renseignementssur le fonc- musulmanspour construireet faire fonc-.
ont été l'un desoutils des conquêtes des tionnement du trébuchet ; elles ont per- tionner les trébuchets qu'ils utilisaient
Arabes et des Mongols. Leur mise au mis de reconstituer des principes de pour les sièges.C'est probablementlors
point aurait contribué à celle des méca- construction perdus depuis le Moyen du siègede Caffa, en Crimée,en 1345et
nismes d'horlogerie et à l'analyse théo- Age. En outre, les documents histo- 1346, que le trébuchet a fait le plus de
rique du mouvement. riques que nous avons retrouvés indi- victimes... commearmede guerrebiolo-
La mécanisation de l'arc avait quent que l'usage du trébuchet s'est gique. La peste ravageait les rangs des
conduit à la catapulte, dont l'énergie généralisé beaucoup plus tôt qu'on ne le Mongols qui assiégeaientcet avant-poste
était fournie par la déformation élas- croyait et qu'il a joué un rôle primordial génois dans péninsulede Crimée.Des
la
tique de câblestorsadésou de tendons. dans les guerresdu Moyen Age. cadavres de pestiférés furent alors
Le trébuchet, actionné par la traction Les historiens pensaient que le tré- envoyés, par la voie des airs, dans
humaine ou par la pesanteur,était plus buchet était arrivé de Chine trop tardi- l'enceintede la ville, de sorteque la peste
puissant. Les catapultes se répandit ensuite de Caffa
lançaient des projectiles de vers les autres ports de la
13 à 18 kilogrammes ; les Méditerranée,par l'intermé-
plus grandes avaient une diaire desmarchandsgénois.
capacitéde 27 kilogrammes. Le trébuchet a aussi
Selon Philon de Byzance, transformé les stratégies de
ces machinesabîmaientpeu défense : les ingénieurs ont
les murailles à une distance augmenté l'épaisseur des
de 160 mètres.En revanche, fortifications, pour qu'elles
les trébuchets les plus puis- résistentaux projectiles tirés
sants tiraient des projectiles par ces engins, et ils les ont
de plus d'une tonne et leur aménagéespour y installer
portée maximum dépassait des trébuchets défensifs. A
celle desengins antérieurs. la fin du XIIe siècle,les archi-
Pour reconstituer l'his- tectes d'al-Mâlik al-'Adil,
toire et les principes de frère et successeur de
fonctionnement du trébu- Saladin, ont mis au point un
chet, nous avons consulté système de défense fondé
1. LE TRÉBUCHET A CONTREPOIDS etait la pièce principale de
des textes anciens, notam- l'artillerie médiévale. Cette illustration de l'ouvrage de Conrad sur destrébuchets,actionnés
ment islamiques. Le traité par la pesanteur: montéssur
KyeserBellifortis montre les dimensions du balancier principal (14
technique le plus important mètrespour le bras longet 2,4 mètres pour le bras court) et de les plates-formes des tours,
cer-
qui nous soit parvenu sur tainesautrespartiesde la machine. Le texte, inachevé à la mort de ils empêchaient ainsi
ces machines est le Kitab Kyeser,en 1405,nedécrit pas la machine en détail. l'artillerie ennemie de
s'approcher à portée de tir. Ces tours, Le trébuchet a eu trois variantes : des cadavres humains. Une reconstruction
spécialement construites pour accueillir machines à traction humaine, des moderne d'un trébuchet de 18 mètres, en
les trébuchets, étaient gigantesques. machines à contrepoids et des machines Angleterre, a projeté une petite voiture,
L'architecture des fortifications se hybrides, qui utilisaient à la fois la trac- qui pesait 476 kilogrammes sans son
modifia en conséquence : des groupes tion humaine et un contrepoids. Lorsque moteur, à une distance de 80 mètres, en
de tours massives, reliées entre elles par les machines à traction humaine apparu- utilisant un contrepoids de 30 tonnes.
de courts pans de muraille, remplacèrent rent dans le monde méditerranéen, à la Au Moyen Age, le trébuchet a beau-
les murs d'enceinte ponctués de petites fin du VIe siècle, leur supériorité sur les coup intéressé les ingénieurs, qui lui
tours. Certaines tours des citadelles de autres pièces d'artillerie était telle que doivent même leur nom. II était commu-
Damas, du Caire et de Bosra atteignent l'on disait qu'elles projetaient « desmon- nément désigné par le terme « engin »,
une surface au sol de 30 mètres carrés. tagnes et des collines ». Les machines du latin ingenium, « un dispositif ingé-
Le principe du trébuchet était hybrides les plus puissantes lançaient nieux ». Ceux qui concevaient, fabri-
simple. Un balancier pivotait autour des projectiles trois à six fois plus lourds quaient et utilisaient ces « engins »
d'un axe qui le partageait en un bras que les grandes catapultes ; elles tiraient étaient nommés « engigneors ».
court et un bras long. Le bras long se en outre à une cadence bien supérieure. Les ingénieurs modifièrent les trébu-
terminait par une coupelle ou une chets pour augmenter leur portée de tir en
fronde, où l'on plaçait le projectile, et le Des projectiles imposants récupérant le maximum d'énergie de la
bras court était relié à des câbles ou à un chute du contrepoids. Ils améliorèrent la
contrepoids. Avant le lancement, le bras Les machines à contrepoids étaient précision de tir en réduisant le recul. La
court était levé. Quand on libérait le encore plus puissantes. Le contrepoids, fronde, située à l'extrémité du grand bras,
balancier, il basculait vers le bas, tandis contenu dans une caisse dont le volume est bien plus longue dans les trébuchets à
que le bras long s'élevait et lançait le atteignait parfois dix mètres cubes, pesait contrepoids que dans ceux à traction
projectile. jusqu'à plusieurs dizaines de tonnes : les humaine. Cet allongement de la longueur
projectiles pesaient entre 200 et 300 kilo- efficace du bras de lancement améliore
grammes. Des trébuchets auraient même les performances. En outre, l'angle de tir
lancé des pierres de 900 à 1 360 kilo- du projectile est ainsi presque indépen-
grammes. Ces engins pouvaient lancer dant de l'angle du bras. En réglant la lon-
des chevaux morts ou des grappes de gueur du câble de la fronde, on obtenait
TRACTION
HUMAINE
L'observation
au service de la théorie
tives d'analyse de l'équilibre entre des nés, pour étayer ses travaux en méca-
leviers courbes : il en a conclu que c'est nique, notamment sa remarquable ana-
la distance horizontale entre la masse et lyse de la trajectoire du boulet de canon.
l'axe d'un levier qui détermine le travail Les innovations théoriques de
disponible. L'observation des diffé- Galilée ne virent le jour qu'après le rem-
rentes distances auxquelles les placement du trébuchet par le canon, qui
machines à contrepoids fixe ou articulé dura près de deux siècles et qui ne
expédiaient leurs projectiles a aidé s'acheva que lorsque les boulets en
Jordanus à définir le concept de travail, métal succédèrent aux boulets en pierre.
la force multipliée par la distance. Le dernier exemple d'utilisation du tré-
Les observations de Jordanus sont buchet date de 1521, lors du siège de
souvent considérées comme des Tenochtitlán (aujourd'hui Mexico) par
exemples de physique pure, fondés sur Hernán Cortes : alors que les munitions
les enseignements de philosophes natu- manquaient, Cortes accepta la proposi-
ralistes comme Archimède. La ressem- tion de construire un trébuchet. L'assem-
blance entre sa mécanique et le fonction- blage de la machine dura plusieurs jours,
nement du trébuchet indiquerait plutôt mais au premier tir, la pierre monta à la
que la pratique de l'ingénieur a inspiré verticale, retomba et écrasa l'engin. Les
le théoricien. Galilée reprit plus tard des éventuels constructeurs de trébuchets
idées de Jordanus telles que le déplace- doivent garder à l'esprit leur énorme
ment virtuel, le travail virtuel et l'ana- puissance et la précision nécessaire pour
lyse du déplacement sur des plans incli- les faire fonctionner correctement.
Le génie mécanique
Donald Hill
Roues et moulins
de la Révolution industrielle
Terry Reynolds
L'ordre monastique le plus dynamique des rivières qui se jetaient dans le golfe ment, soit un moulin pour environ 50
en ce domaine fut sans doute l'ordre des de Gascogne, dans la Manche et dans la foyers. De plus les moulins étaient
Cisterciens. En 1300, la quasi-totalité mer du Nord. Dans cette région, des cen- concentrées dans certaines zones : on en
des 500 monastères cisterciens possé- taines de cours d'eau à faible ou moyen avait implanté jusqu'à 30 sur 16 kilo-
daient un moulin à eau et un bon nombre courant et à débit d'eau assez régulier mètres le long d'un même cours d'eau.
d'entre eux en avaient cinq ou plus. convenaient à l'exploitation de l'énergie On ne sait pas si ces moulins étaient hori-
Une autre classe sociale, la noblesse hydraulique. En revanche, le coeur de la zontaux ou verticaux, ni quelle tâche leur
féodale, contribua à diffuser l'emploi de civilisation antique se trouvait dans le était dévolue. La plupart d'entre eux
l'énergie hydraulique en Europe : les bassin méditerranéen, une région sèche étaient probablement utilisés à moudre le
nobles voyaient dans cette énergie un où les cours d'eau ont un débit irrégulier grain, tâche pénible qui, à la main, aurait
moyen d'augmenter leurs revenus. Dans et saisonnier. pris journellement deux ou trois heures à
un certain nombre de régions, des sei- chaque maîtresse de maison.
gneurs obligèrent les serfs à moudre leur Les moulins à eau On ne dispose pas de chiffres com-
grain uniquement dans le moulin de leur plets pour les autres pays d'Europe à la
seigneur. (Cette servitude, nommée La conjugaison de ces facteurs géo- même époque ; certaines régions étaient
banalité, ne disparut qu'à la Révolution.) graphiques, économiques et sociaux techniquement en avance sur
Ce monopole qui s'appliquait à la mou- contribua à la diffusion de l'énergie l'Angleterre mais le rythme général de
ture fut parfois étendu à d'autres tâches hydraulique, principalement à partir du remplacement de la main-d'oeuvre par
où l'eau constituait la source d'énergie, IXesiècle, où 1 500 roues à eau fonction- l'énergie hydraulique devait être compa-
comme le foulage, la dernière opération naient dans toute l'Europe. En certains rable à celui de l'Angleterre. En 1694, le
à effectuer sur les tissus en laine. A ces endroits, la concentration de machines marquis de Vauban estime qu'il existe
deux groupes sociaux important-le mues par l'énergie hydraulique était en France 80 000 moulins à farine,
clergé et la noblesse terrienne-s'ajouta comparable à celle des usines de la 15 000 moulins industriels et 500 usines
bientôt la classe des marchands, qui Révolution Industrielle aux xvllr et XIXe métallurgiques, soit 90 000 moulins au
pensait, elle aussi, que les moulins siècles. Trois aspects de la technologie total ; toutefois certains d'entre eux, les
étaient une source de profit. médiévale des roues à eau nous intéres- moulins à farine en particulier, étaient
D'autres pressions économiques sent : leur croissance en nombre, I'aug- actionnés non par l'eau, mais par le vent.
contribuèrent au développement de mentation de leur puissance et la florai- Même dans les régions moins déve-
l'énergie hydraulique. Au cours du son des types d'utilisation. La meilleure loppées industriellement, telles que la
VIIe siècle, l'excédent de main-d'oeuvre source d'information dont on dispose Russie et la Pologne, des roues à eau
qui avait sévi dans l'Empire romain à son pour évaluer le nombre de moulins à eau existaient avant l'introduction de la
apogée et qui avait freiné l'adaptation de en Europe médiévale est le recensement, vapeur. Un rapport rédigé en 1666 sur
l'énergie hydraulique, avait disparu. Il qui date de la fin du x siècle, du les affluents du Nord du Dniepr, en
fallut économiser du temps de travail. La domaine que venait d'acquérir Guillaume Russie, recense 50 retenues d'eau et 300
géographie de l'Europe a également le Conquérant en Angleterre. Dans les roues à eau entre la Sula et la Vorskla.
contribué à ce développement : le coeur régions d'Angleterre sous la férule nor- Un de ces affluents, l'Udai, alimentait à
de la civilisation de l'Europe médiévale mande, 5 624 moulins à eau répartis sur lui seul 72 moulins à eau. Vers la fin du
se trouvait dans les bassins d'alluvions plus de 3 000 sites étaient en fonctionne- XVIIIe siècle, dans la région de Pologne
placée sous occupation autrichienne, lisa plus tard cette technique pour réduire meules verticales qui écrasaient au lieu
plus de 5 000 moulins à eau tournaient. en poudre les minerais métalliques. de moudre. On utilisa des roues tournant
L'augmentation régulière du Au XIe siècle, on utilisa les engre- sur leur circonférence dans des moulins à
nombre de roues à eau alla de pair avec nages à angle droit pour actionner des eau dès le xr siècle pour extraire l'huile
une diffusion géographique continue :
au XIIIe siècle, des roues à eau étaient en
action dans toute l'Europe : de la mer
Noire à la Baltique, de l'Angleterre aux
Balkans, de l'Espagne à la Suède.
La came et la manivelle
7. CETTEFORGEDU XVIe SIÈCLE était munie de soufflets actionnés rotation de l'arbre en un mouvement alternatif. La gravure appar-
par une roue à eau et permettait d'obtenir une température élevée tient à Le diverse et artifieiose machine dagostino Ramelli, datant
dans le four. Ici aussi, l'ensemble bielle-manivelle convertissait la de 1588.
L'industrie du chanvre tira aussi pro- le papier qu'au début du XIIesiècle. A la Au début du Moyen Age, les forgerons
fit du marteau mécanique. Traditionnel- fin du XIIIe siècle, les fabricants de papier fondaient le minerai dans de petits fours
lement, on séparait les fibres de chanvre français avaient franchi une étape de plus où la combustion du mélange de mine-
du tissu de la plante ligneuse en les tirant que leurs collègues chinois et arabes : ils rai et de charbon de bois était activée
et en les broyant à la main pour en faire avaient remplacé le martelage à la main par l'air que soufflaient des soufflets
de la ficelle et de la corde. On remplaça par le martelage mécanique. Au début du actionnés à la main ou au pied. Avec de
ce travail manuel par des marteaux XIIe siècle, l'Angleterre, à elle seule, pos- tels dispositifs, les températures
hydrauliques à la fin du Xe siècle et au sédait 38 moulins à eau à papier ; en n'étaient pas suffisantes pour faire
début du XIe siècle dans les Alpes fran- 1710, ce nombre était passé à 200 et, en fondre le fer. Aussi le maître de forges
çaises. Au xn'siècle, ces moulins 1763, à 350. devait-il chaque jour éteindre son four
broyaient le chanvre dans toute la France. et en enlever une masse spongieuse, la
Avec le temps, les marteaux hydrau- Les forges fleur, un mélange poreux constitué de
et les scieries
liques remplirent bien d'autres tâches. minerai métallique et de scories. Pour
Depuis que le papier avait été inventé en L'industrie du fer fut l'une des plus obtenir du fer sous une forme utilisable,
Asie, on fabriquait la pâte à papier en importantes industries européennes à le maître de forge devait chauffer et
broyant à la main des chiffons dans être mécanisée grâce à la combinaison marteler ce mélange plusieurs fois,
l'eau. En Europe, on n'apprit à fabriquer des cames et des roues à eau verticales. chaque cycle rendant le fer un peu plus
solide et éliminant les scories. Cette
fleur, comme le minerai, était chauffée
dans un four alimenté en air par des
soufflets manoeuvres à la main.
L'apparition de l'énergie hydrau-
lique modifia profondément ces deux
opérations. Des marteaux hydrauliques
furent probablement introduits dans les
forges dès le XIe siècle, ils y fonction-
naient, d'une manière certaine, au XIIIe
siècle et étaient courants au XIVe siècle.
Des soufflets à cames, actionnés par des
roues à eau, apparurent dans ces forges
dès le début du XIIIe siècle et s'y répan-
dirent au XIVe siècle.
A la fin du XIVe siècle, la combinai-
son roue à eau et soufflets n'était plus
uniquement utilisée dans les forges,
mais aussi dans les hauts-fourneaux : la
production de fer subit alors un change-
ment encore plus radical. Les soufflets
plus grands et plus puissants mus par
l'énergie hydraulique permirent aux
maîtres de forge d'obtenir des tempéra-
tures plus élevées dans leurs creusets et
ils purent liquéfier le fer. Les forgerons
creusaient une rigole au fond du four-
neau et le métal se solidifiait en gueuse.
Il n'était plus nécessaire d'éteindre le
four pour en retirer la fleur et la produc-
tion du fer devint un processus semi-
continu, nécessitant une main-d'oeuvre
moins importante ; cette nouvelle appli-
cation de l'énergie hydraulique se
répandit rapidement. Dans la région de
Siegen, en Allemagne, les 38 forges
fabriquant de l'acier et du fer fonction-
naient à l'énergie hydraulique en 1492.
D'autres industries furent, elles
aussi, transformées par la combinaison
de la came et de l'énergie hydraulique.
8. DANS CE MOULIN A PAPIER, une roue à eau verticale est munie de cames (c) qui remon-
Dans les scieries hydrauliques, la came
tent et laissent tomber des marteaux (d, e) reduisant des chiffons a l'état de pâte. La suite
servait à actionner une scie à refendre ;
du procédé etait manuelle : la pâte était transférée dans une cuve (g), égouttée à l'aide d'un
filtre puis mise sousforme de feuille dans une presse (f). Les feuilles étaient pendues sur la scie était remontée par un ressort. Ces
des barres où elles séchaient. Cette plaque est tirée du Theatrum machinarum novum de types de scieries sont mentionnées pour
Georg Andreas Boëckler, datant de 1662. la première fois au début du XIIIesiècle et
se répandirent rapidement. En 1304, la
prolifération de ces scieries hydrauliques
aurait été responsable du déboisement de
la région de Vizille dans le Sud-Est de la
France. Deux siècles plus tard, on utilisa
la roue à eau et la came pour actionner
des marteaux écrasant du minerai et pour
faire fonctionner des pompes à pistons
de drainage dans les mines.
Le vilebrequin pouvait remplacer la
came pour la transformation du mouve-
ment de rotation en déplacement linéaire.
Connue en Chine dès le IIe siècle avant
J.-C., la manivelle (ou le système bielle-
manivelle) apparut en Europe bien après.
Des manivelles furent peut-être utilisées
pour actionner des meules rotatives à la
main dans l'Antiquité, mais elles ne
furent utilisables qu'au IXe siècle, date à
laquelle une illustration du psautier
d'Utrecht décrit une manivelle reliée à
une meule à main. Vers la fin du Moyen
Age, on combine manivelle et roue à eau 9. DANS CERTAINS MOULINS, la pierre supérieure roulait sur la meule inférieure au lieu
pour remplacer la came dans certaines d'y frotter comme dans les moulins à farine. Ces moulins firent leur apparition au XIe ou au
applications. La manivelle, dispositif à XIIesiècle ; on les utilisait pour extraire l'huile des olives ou pour extraire par écrasement le
double action, était plus avantageuse que sucre des cannes à sucre. Cette plaque provient du Novo teatro di machine de Vittorio
la came pour les pompes, les scieries et Zonca, publié en 1607.
les soufflets de forge. On lui associa éga-
lement des filières et des pinces à griffes
dans des tréfileries, qui firent leur appari-
tion au XIVe siècleou au XVe siècle.
La diffusion de l'énergie
hydraulique dans l'industrie
11. UN ENSEMBLE DE 14 ROUES fut construit vers 1680 sur la dans les pompes etla transmission mécaniq
Seineà Marly-le-Roi ; à 14 kilomètres à l'Ouest de Paris. Les roues de l'eau jusqu'à un aqueduc s'élevant à 153 mètres au-dessus de la
développaient une puissance de 300 à 500 chevaux-vapeur au rivière. Il desservaitensuiteplusieurs palais de Louis XIV. Cesroues
niveau de l'arbre, mais il n'en restait que 80 à 150 après les pertes étaient encore en fonctionnement dans les années 1950.
De telles concentrations n'étaient pas roues à eau. A peu près au même
courantes, mais existaient par exemple moment, des ingénieurs construisirent
dans les monastères. Ainsi, dès le en Cornouailles, ce que l'on appelait un
IXe siècle, l'abbaye de Corbie, près moteur en tour : ce moteur était consti-
d'Amiens, possédait des moulins à eau tué de dix roues recevant l'eau par le
comprenant jusqu'à dix roues. Le monas- haut, installées les unes au-dessus des
tère de Royaumont, près de Paris avait autres et reliées par des cordes à deux
un tunnel de 2, 50 mètres de diamètre grandes pompes de mines.
dans lequel des roues à eau servaient à Avant 1800, les concentrations de
moudre le grain, à tanner les peaux, à puissance étaient régionales. Dans la
fouler la laine et à travailler le fer. En région du Harz en Allemagne, des ingé-
1136, à l'abbaye de Clairvaux, près de nieurs des mines commencèrent la
Troyes, des roues broyaient le grain, fou- construction en 1550 d'un réseau com-
laient le tissu et tannaient le cuir. plexe de barrages, de réservoirs et de
Des concentrations du même type canaux qui faisaient tourner des roues
existaient ailleurs. Au XIVe siècle, les alimentant des pompes, des tréfileuses,
meuniers de Paris faisaient tourner des usines de nettoyage du minerai, des
13 moulins à eau sous le Grand Pont. moulins de broyage de ce minerai et les
Bien avant, vers la fin du XIIe siècle les soufflets des fourneaux et des forges. En
meuniers de Toulouse construisirent 1800, ce réseau comprenait 60 barrages
trois barrages sur la Garonne : le plus et réservoirs, tous dans un rayon de
grand des trois, le barrage de Bazacle, quatre kilomètres autour de Clausthal, le
faisait 400 mètres dé long. Ces barrages centre de la région minière. Le plus
alimentaient en eau 43 moulins à roues grand barrage de cet ensemble, le barrage
horizontales. Au XIIIe siècle, la division en maçonnerie d'Oderteich, fut construit
entre le capital et le travail, qui existait entre 1714 et 1721, il avait 145 mètres de
déjà dans les premiers moulins de coton long, 18 mètres de haut et 47 mètres
anglais, apparaissait à Toulouse : les d'épaisseur à la base. Les barrages pou-
moulins appartenaient à des investisseurs vaient alimenter en eau 225 roues le long
et les meuniers étaient des employés. d'un réseau de 190 kilomètres de canaux.
On trouve également des installa- La puissance totale du système dépassait
tions hydrauliques élaborées en Europe, certainement 1 000 chevaux-vapeur.
au début de l'ère moderne. Ainsi, dans L'utilisation de l'énergie hydrau-
les années 1680, un ingénieur flamand lique se propagea aussi dans le Nouveau
Rennequin Sualem conçut et construisit Monde. Près de Potosi, dans les Andes
pour Louis XIV le complexe hydraulique boliviennes, des ingénieurs espagnols,
de Marly-le-Roi. Une retenue déviait exploitant de riches filons d'argent,
l'eau vers 14 roues à action inférieure, commencèrent en 1723 la construction
chaque roue ayant un diamètre de d'un système de barrages, de réservoirs
11 mètres et une largeur de 2, 30 mètres. et de canaux destiné à amener de l'eau
Ces roues actionnaient 221 pompes sur aux usines de broyage du minerai ; en
trois niveaux à l'aide d'un ensemble 1621, cet établissement comprenait 32
compliqué de manivelles, de poutres barrages. Un canal principal de cinq
basculantes et de cordes de liaison, et kilomètres de long apportait l'eau à 132
élevaient l'eau de la rivière à une hauteur usines de broyage situées près de la
de 153 mètres jusqu'à un aqueduc se ville ; l'ensemble délivrait plus de 600
trouvant à un kilomètre. Le système de chevaux-vapeur.
transmission était cependant si incom- Il est donc clair que l'apparition des
mode et si inefficace que les 14 roues ne usines à coton mécanisées en Angleterre
délivraient que 150 chevaux-vapeur. à la fin du XVIIIesiècle et au début du XIXe
A peu près à l'époque de la siècle ne représenta pas une rupture radi-
construction de la « Machine de Marly», cale avec le passé, que ce soit du point du
on construisit le moulin de Grand Rive, vue du remplacement de la main-d'oeuvre
un moulin à papier en Auvergne, où par des machines ou de la concentration
fonctionnèrent sept roues à eau et de grandes quantités d'énergie. Le rem-
38 ensembles de marteaux. En 1720, placement de la main-d'oeuvre par les
des ingénieurs russes construisirent un machines hydrauliques et la concentra-
grand barrage à Ekaterinbourg dans tion d'industries hydrauliques existaient
l'Oural ; il alimentait 50 roues à eau qui déjà à cette époque. Les usines de textile
actionnaient 22 marteaux, 107 soufflets britanniques représentèrent simplement
et 10 moulins à tréfilage. En 1760, la le point culminant d'un processus évolu-
British Royal Gunpowder Factory à tif dont les racines se trouvent en Europe
Faversham dans le Kent utilisait 11 médiévale et même dans l'Antiquité.
AUTEURS ET BIBLIOGRAPHIES
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des de famille chez l'enfant, EditionsKlincksiek,
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est professeur d'histoire d'oeuvres d'art,est directeur de l'Institut
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du Moyen Age à l'Université de Paris I et de restaurationdes vitraux à Nuremberg. Sujets, Belin, 1993.
(Centre d'Histoire de l'Occident Médiéval). R. G. NEWTON, The Deterioration and Robert W. WIENPAHL, The Evolutionary
Elle est aussi membre de l'équipe CNRS UMR Conservation of Stained Glass : A Critical Significance of 15th Century Cadential
9966 Archéologie et Territoires,à l'Université Bibliography and Three Research Papers in Formulae, in Journal of Music Theory, vol. 4,
de Tours. Elle participe au GDR 0955 du CNRS Corpus Vilrearum Medii Aevi Great Britain-
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modernes», qui coopère avec des collègues Madeline HARRISON CAVINESS, The Early L'arbalète
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sein du GREHAM (groupe de recherche euro- Princeton University Press, 1977. V. FOLEY, G. PALMER et W. SOEDEL sont
péen pour l'histoire de l'anthroponymie professeurs à l'Université Purdue. V. Foley est
médiévale). Le chateau à motte et basse-cour professeur d'histoire,G. Palmer est en retraite-
Léonard, Marie, Jean et les
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prénoms en Limousin depuis un millénaire, édi- Michel BUR est professeur d'histoire aérospatiales-et W. Soedel est professeur de
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Stock 1992. Roland EBERLEM enseigne à l'Institutde Jean CHIMPEL, The Medieval Machine :
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