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Table des matières

Préface
dePierreThuillier 4

Léonard
dePise,parEttorePicutti 6

Lepoint devuede Laurent Schwartz 15

PierredeFermat,
parHaroldEdwards 20

Gaspard
Monge,
parBrunoBelhoste 30

CarlFriedrichGauss,
parIanStewart 38

Lepoint devuedeAndréWeil 48

Sophie
Germain,
parAmyDahanDalmedico 50

Jean-Baptiste
Fourier,parRonaldBracewell 60

Augustin-Louis
Cauchy,
parBrunoBelhoste 68

Évariste
Galois,
parTonyRothman 78

Takebe
Katahiro,
parAnnickHoriuchi 88

Li Shanlan,
parJean-Claude
Martzloff 96

Lepoint devuede Alain Connes 106

Srinivasa
Ramanujan,
parJ.et P.Borwein 108

GeorgCantor,
parJoseph
Dauben 118
PRÉFACE DE PIERRE THUILLIER

auxIl y a une douzaine d'années, dans un ouvrage consacré même anecdotiques. Mais si l'on prend au sérieux les proces-
aspects culturels des mathématiques, !'Américain sus effectifs de la création mathématique, l'intérêt de ce choix
Raymond Wilder observait que les profanes tendent généra- didactique est évident. Ainsi que le disait Henri Poincaré,
lement à surestimer la «vérité»
«certitude» et la de cette « c'est par la logique qu'on démontre» ; mais « c'est par
discipline. Corrélativement, ils s'imaginent qu'il existe une l'intuition qu'on invente». Si on veut saisir l'originalité d'un
méthode infaillible pour découvrir de nouvelles théories et mathématicien, il est donc important de savoir quelles étaient
de nouveaux théorèmes. De telles conceptions, remarquait ses motivations et ses préoccupations, ses opinions philo-
l'auteur, sont tout à fait discutables. Elles donnent de la sophiques et les structures de son imagination. Le mathé-
« reine des sciences » une image beaucoup trop froide et maticien allemand Hermann Weyl ne craignait pas de compa-
beaucoup trop monolithique. rer les mathématiques à la musique. Chaque créateur,
L'histoire des mathématiques, en effet, ne se résume pas autrement dit, a sa façon de penseret même desentir les entités
en une accumulation quasi mécanique de conquêtes abso- et les équations qu'il manipule. Le lecteur verra qu'à de nom-
lument définitives. Elle est traversée de tensions et même breuses reprises il est question du stylede tel ou tel mathé-
de conflits. Loin de se dérouler dans un parfait isolement, en maticien, de la diversité des approches
et destraditions.
dehors des activités qu'on a coutume d'appeler matérielles Dans certains cas, ces différences de style sont très
ou culturelles, elle se rattache à elles par mille liens parfois frappantes. Un Occidental est immédiatement sensible, par
très visibles, parfois très subtils. Dans les ouvrages savants exemple, au caractère exotique des mathématiques prati-
et les encyclopédies, les structures mathématiques sont quées par le Japonais Takebe (1664-1739) ou par le Chinois
pour ainsi dire embaumées. On risque alors d'oublier que Li Shanlan (1810-1882). Ce dernier a mis au point une formule
seule une pensée vivante a pu engendrer les grandes théo- (dite « formule de Li Renshu ») qui a passionné plusieurs
ries et leurs cortèges de démonstrations. experts du xxe siècle. Or ce résultat est énoncé dans un
Aussi le mathématicien Paul Halmos a-t-il mis les points ouvrage qui surprendra beaucoup les disciples d'Euclide : il
sur les i : « Un mathématicien n'est pas une machine à ne contient ni définitions, ni théorèmes, ni symboles, ni démons-
déduire, mais un être humain)). Au début du XXesiècle, Henri trations ! Les méthodes utilisées par Li Shanlan étaient si
Poincaré s'était déjà opposé à toute tentative visant à réduire différentes des nôtres qu'il est très difficile, aujourd'hui encore,
les mathématiques à des mécanismes purement logiques : de savoir comment il est parvenu à sa fameuse formule.
«Il y a une vie plus subtile qui fait la vie des êtres mathéma-
tiques, et qui est autre chose que la logique » Même si l'on s'en tient aux mathématiques de l'Occi-
dent, bien des différences se manifestent. Ainsi
$ fait|'un des multiples intérêts du présent recueil, c'est qu'il «Monge ne sépare jamais la création mathématique de
percevoir les mathématiques comme une activité l'invention technique». Corrélativement, «son style est ima-
ouverte et littéralement infinie. Non seulement il y a des gé, parfois aux dépens de la rigueur » C'est d'ailleurs pour
crises et des rebondissements divers, mais des résultats cette raison qu'il a séduit beaucoup de jeunes mathémati-
qu'on croyait définitivement acquis et compris sont perçus ciens «lassés de la sécheresse du style analytique en
sous de nouveaux éclairages et réinterprétés dans de nou- honneur à la fin du siècle précédente Fourier déclarait de
velles structures théoriques. La permanence de certaines son côté : « L'étude approfondie de la nature est la source la
notations symboliques pourrait faire penser que les entités plus féconde des découvertes mathématiques » Mais d'au-
mathématiques constituent un univers tout à fait stable. tres mathématiciens préféraient privilégier d'autres aspects
Mais c'est certainement une illusion. Quel est le sens «véri- de leur discipline.
table » du symbole i ? En découvrant par exemple l'article Ainsi Évariste Galois, dont le nom est attaché à la théorie
consacré à Augustin-Louis Cauchy, le lecteur verra que la des groupes, accordait un grand prix à la recherche de
réponse n'est pas si évidente. Même une entité aussi véné- l'élégance. « Les simplifications produites par l'élégance»,
rable que # réserve des surprises et se prête à des expliquait-il, permettent « d'embrasser plusieurs opérations
spéculations extraordinairement variées. Dans leur étude sur à la fois» ; et donc d'aboutir à des théories plus générales et
Srinivasa Ramanujan, Jonathan et Peter Borwein évoquent plus puissantes. Quant à l'Allemand Carl Gustav Jacobi, qui
les «énigmes» qui entourent encore ce nombre pourtant a vécu dans la première moitié du XIXe siècle, il se montrait
familier au moindre débutant. franchement idéaliste. Jugeant la conception de Fourier trop
On aura mainte occasion de le constater : les grands utilitaire, il affirmait que le seul objet du travail scientifique
«progrès», bien souvent, résultent de démarches hardies, était « l'honneur de l'esprit humain». De ce point de vue,
voire téméraires, et de débats houleux. Mieux encore, il se ajoutait-il, l'étude d'un problème relatif à la pure théorie des
pourrait que le dynamisme de l'invention mathématique soit nombres est aussi importante qu'une recherche physique ou
finalement plus essentiel (et plus passionnant) que les théo- astronomique.
ries elles-mêmes. Parlant des innovations introduites par La tension entre les mathématiques dites pures et les
Monge, Bruno Belhoste n'hésite pas à déclarer : « Les résul- mathématiques dites appliquées est d'ailleurs perceptible à
tats obtenus comptent moins que la manière de les obtenir.» travers toute l'histoire. On sait qu'à l'origine, chez les Grecs,
Dans les pages qui suivent, il va de soi qu'on trouvera la le mot géométrie désignait tout simplement l'arpentage.
présentation précise de certains de ces résultats. Mais on Pour que le même mot finisse par désigner la sublime
trouvera aussi de nombreuses indications biographiques. science d'un Euclide, il a fallu un long travail de purification
Aux yeux de quelques puristes, ces développements sur ((la mentale et de systématisation. Dans le domaine de l'arithmé-
vie et l'œuvre)) peuvent apparaître comme accessoires et tique ou dans celui de l'algèbre, de semblables métamor-
phoses sont observables. D'une certaine manière, il y a donc étranges, peuvent surgir des idées nouvelles. Les mathéma-
des liens de filiation entre les mathématiques pratiques et tiques, en deux mots, sont vivantes, c'est-à-dire sans cesse
les mathématiques les plus abstraites. Mais l'existence de en mouvement et imprévisibles. Qui aurait pu penser, au
ces continuités ne doit pas dissimuler qu'il y a de multiples milieu du XIXe siècle, que la théorie des ensembles et les
et importantes divergences entre les besoins des praticiens nombres transfinis seraient mis au monde par un mathéma-
et les exigences des constructeurs de systèmes. ticien tout imprégné de théologie ? Ce qui était en question,
Selon le mathématicien P Henrici, il convient de distin- c'était la possibilité de maîtriser la notion d'infini actuel.
guer deux types de mathématiques : les mathématiques Comme on sait, les experts éprouvaient une très grande
dialectiques, qui visent à construire une science rigoureuse- méfiance à l'égard d'une telle notion. Cantor en était
ment logique, et les mathématiques algorithmiques, qui conscient. Et puis des théologiens comme saint Thomas
veulent avant tout créer des outils pour résoudre des problè- d'Aquin ne réservaient-ils pas à Dieu le privilège de penser
mes. On comprend donc que le souci de l'efficacité conduise véritablement l'infini ? Mais Cantor, à sa façon, avait la foi.
les mathématiciens algorithmiques à modifier les règles du Une foi assez originale et assez profonde pour qu'il ose
jeu : «Nous n'aurions jamais pu envoyer un homme sur la inventer les «ensembles», c'est-à-dire un moyen de manipu-
Lune si nous avions insisté pour calculer les trajectoires avec ler de façon cohérente des entités qui semblaient définitive-
une rigueur dialectique.)) ment récalcitrantes.
Même chez Carl Friedrich Gauss, qui fut quasiment uni- Ainsi que le rapporte Joseph Dauben, Cantor pensait que
versel et s'intéressa à des sujets très variés, il est assez facile les transfinis lui avaient été transmis par Dieu. Mais, par
de distinguer des travaux proprement théoriques et des précaution, il consulta tout de même des théologiens pour
recherches appliquées (concernant, par exemple, l'astrono- savoir si sa théorie était orthodoxe. Certains estimeront
mie, la géodésie ou le magnétisme). Des interactions peut-être que ces détails n'ont pas leur place quand on parle
fécondes sont évidemment possibles entre les divers types «sérieusement» des mathématiques. Mais s'agit-il vraiment
de mathématiques. Il n'en demeure pas moins que l'activité de détails ? Dans l'activité proprement mathématique de
mathématique, concrètement, revêt des modalités très Cantor, ses convictions philosophico-théologiques ont joué
diverses. Poincaré, après avoir constaté que sa discipline un grand rôle. C'est grâce à elles qu'il a eu le courage
confinait « à lafois à la philosophie et à la physique», en tirait intellectuel d'innover et de tenir tête à ses adversaires.
cette conclusion : «Nous avons toujours vu et nous verrons Sur bien d'autres thèmes concernant l'invention mathé-
encore les mathématiciens marcher dans deux directions matique, les pages qu'on va lire apportent matière à
opposées. » réflexion. Fréquemment, elles illustrent la diversité des
Selon lui, il était éminemment souhaitable que les mathé- démarches et des styles. Mais, inversement, il arrive qu'on
maticiens accordent la plus grande attention aux problèmes découvre des ressemblances inattendues. Les procédures
posés par les physiciens et les ingénieurs John von Neu- ((heuristiques)) de Li Shanlan, par exemple, peuvent paraître
mann allait plus loin encore. II craignait que le culte de la abusivement empiriques à ceux qui ne jurent que par l'axio-
formalisation ne débouche sur une conception trop esthéti- matique. Mais, ainsi que le remarque Jean-Claude Martzloff,
sante. Les mathématiques, alors, risqueraient de se décompo- les plus grands mathématiciens occidentaux ont également
ser en une multitude de sous-disciplines à la fois insigni- recouru à de telles procédures : «Ce sont des calculs empi-
fiantes et inutilement complexes. Si les experts cèdent trop riques qui suggérèrent à Gauss sa loi de répartition des
complaisamment à l'abstraction et s'ils oublient les « sources nombres premiers.» Archimède lui-même, dans son traité
empiriques » du sujet qu'ils étudient, écrivait-il, il faut redou- sur La méthode, avait explicitement mentionné cette évi-
ter que ne se produisent des phénomènes de dégénérescence. dence : il est plus facile de trouver la démonstration d'une
proposition quand on a déjà appris d'une façon ou d'une autre
de Lasituation actuelle ne semble pas justifier les craintes qu'elle était vraie !
von Neumann (lequel, rappelons-le, est mort en
1957). Il est vrai que, depuis la fin du XIXe siècle, divers la notion de rigueur,
Ce recueil si essentielle
donnera également l'occasion de constater que
mathématiciens ont rêvé de donner à leur science des dans les mathémati-
fondements logiques parfaits et prôné une philosophie for- ques occidentales, n'a pas un contenu invariable. Ce qui
maliste : à la limite, il faudrait réduire les mathématiques à passe pour rigoureux à une époque peut passer pourapproxi-
des enchaînements de formules obéissant à des règles matif quelques décennies plus tard. Qu'on pense par exemple
strictes et mettant en jeu de purs symboles. Mais les temps aux contributions de Cauchy à propos des notions de limite
ont changé. Philip Davis et Reuben Hersh, en 1982, résu- et de continuité. René Thom l'a dit de façon lapidaire : «Il
maient ainsi la situation : « Ces dernières années s'est n'y a pas de définition rigoureuse de la rigueur.))
développée une réaction contre le formalisme. Dans la Bref, l'expérience vécue des mathématiciens est moins
recherche mathématique récente, il y a un retour au concret, rigide, moins froide et plus variée que ne le veut une certaine
à l'applicable.» tradition. Laissons le mot de la fin à Harold Edwards, auteur
Non seulement les mathématiques sont florissantes en de l'étude qu'on va lire sur le grand théorème de Fermat :
cette fin de XXe siècle, mais tout porte à croire que longtemps « Nous avons essayé de montrer que les mathématiques ne
encore elles se porteront bien et continueront à nous émer- sont certainement pas figées et que, bien au contraire, les
veiller par des créations inattendues. Ce que nous enseigne mathématiciens sont toujours à la dérive sur un océan de
ce numéro hors série, en effet, c'est que partout, dans les questions non résolues.»
cultures les plus lointaines et dans les circonstances les plus Pierre THUILLIER
Léonard de Pisé

ETTORE PICUTTI

La lecture du Liber quadratorum (le Livre des carrés) de Léonard de Pise


confirme la rectitude et l'originalité du plus grand mathématicien
du Moyen Âge, connu sous le nom de Fibonacci.

Les échanges commerciaux des prouesses,les marchands pisans, génois sont présentés la nouvelle numération
républiques maritimes ita- et vénitiens étendaient leur zone d'in- indienne et le signe 0 (que les Arabes
liennes avec l'Orient à la veille fluence aux ports de la Méditerranée et appelaient zefiro), lesopérations sur des
de l'an mil, puis la pénétration, dans les de la mer Noire. entiers et des fractions, les preuves par
territoires de culture arabe durant le Xle 7, 9, 11, 13et le critère de divisibilité par
siècle, des Normands de Sicile, des 9, les méthodespour déterminer le plus
Le Liber Abaci
hommes de la reconquête espagnole et grand commun diviseur et le plus petit
des croisés,eurent pour conséquencela Léonard, névers 1170,était du même commun multiple ; viennent ensuite,
renaissancede la penséeeuropéenne au âge que saint Dominique et d'une accompagnésde nombreux problèmes,
Xlle siècle ; cette nouvelle pensée fut dizaine d'années plus âgé que saint les règles d'achat et de vente, les lois
marquée de l'empreinte philosophique François d'Assise. Nous avonsdesinfor- d'association, le change des monnaies
et scientifique gréco-arabe. mations sur les débuts de sa carrière les plus diverses, les calculs de propor-
Le premier ingrédient de cette dans les mathématiques, des balbutie- tions de mélangeset d'alliages métalli-
renaissance fut l'enthousiasme avec ments jusqu'à l'achèvement, en 1202,de ques, etc... Les derniers chapitres
lequel les intellectuels de toute l'Eu- son premier ouvrage, le Liber A baci concernent la règle elchataym (pour
rope réunirent les documents de l'An- Alors qu'il était jeune garçon, son résoudre les systèmes d'équations du
tiquité grecque traduits en arabe, et les père, qui dirigeait pour le compte de premier degré) et traitent les questions
textes arabes originaux. Plusieurs faits l'Ordre desMarchands de Pise lebureau d'aliebre et almucabale. Cette expres-
attestent cet enthousiasme : des Ita- des douanes de Bougie, en Algérie, le sion italo-arabe, que l'on peut traduire
liens, des Anglais, des Français et rappela près de lui et lui fit suivre les par «position et réduction »,se rapporte
des Allemands traduisirent l'arabe meilleures leçons sur les méthodes de à une manière de résoudre les équations
à 1'École de Tolède, le moine clunisien calcul indo-arabes.C'est ainsi qu'il s'ini- du premier et du second degré : on ras-
Gerbert d'Aurillac se rendit dans l'Es- tia aux mathématiques ; lors de sesfré- semble les termes comportant les
pagne musulmaneet le philosophe Adé- quents voyages professionnels pour le inconnues au premier membre de
lard de Bath se convertit à l'islamisme. compte de marchands pisans, il ren- l'équation, et les nombres connus au
Certainestraductions relancèrent les contrait des mathématiciensen Égypte, secondmembre (position) ; puis on cal-
études mathématiques : les Elementi en Syrie, en Provence, en Grèce et en cule la solution (réduction) La présen-
d'Euclide (par Adélard de Bath et Sicile. Il relevait, au cours de «disputes », tation de cette méthode et de sesappli-
Gérard de Crémone), les ouvrages des défis mathématiques et étudiait en cations termine le Liber Abaci.
d'arithmétique et d'algèbre du Persan profondeur les Élémentsd'Euclide, qu'il Pendant trois siècles,jusqu'à Pacioli,
AI Khuwarizmi (par Adélard de Bath et a toujours considéréscomme un modèle les professeurs et les élèves de l'École
Robert de Chester), le De mensuracir- de style et de rigueur logique. Toscane apprirent les mathématiques
culid'Archimède(par Gérardde Crémone Ainsi s'édifia, entre un contrat et un dans le Liber Abaci ; l'équilibre entre
et Platon de Tivoli), le Liber Trium Fra- rapport de comptabilité, dans le roulis la théorie et la pratique y était soi-
trum, recueil de géométrie gréco-arabe d'une galère pisane, le Liber Abaci (le gneusement respecté ( «J'ai démontré
du IXe siècle(par Gérard de Crémone). Livre d'Abaque), premier ouvrage rigoureusement presque tout ce dont
Les orientations étaient nouvelles,pres- réunissant la totalité des connaissances j'ai traité »).
que antigrecques, en ce sens que les mathématiques médiévales. L'objectif Ce n'était et ce n'est pas une oeuvre
mathématiques n'étaient plus étudiées de l'auteur était de mettre tout sonsavoir facile, et Léonard de Pise encourageait
pour elles-mêmes,ni pour le seul plaisir enmatière d'arithmétique et d'algèbre à le lecteur à s'exercer continuellement
du philosophe, mais pour les applica- la disposition du peuple latin. sur les applications, jusqu'à ce que la
tions qu'exigeaient les temps nouveaux. Ce titre semble erroné, car l'abaque mémoire et le raisonnement, les mains
C'est dans cette atmosphère de est un instrument de calcul à jetons ou à et les nombres «dans un même élan,
concrétisation intellectuelle que Léo- pions. Léonard réservela dénomination dans une même respiration, dans un
nard de Pise,fils de Bonaccio, étudia les d' « abaques à l'arithmétique-algèbreen même instant, résonnent naturellement
mathématiques. C'était aussi l'époque général ; cette définition de l'abaque a presque tous à l'unisson». Ce désir de
des exploits de Saladin et de Richard perduré en Italie jusqu'au XVIIe siècle. perfection fit de Léonard un mathéma-
Coeur de Lion. Dans le sillage de ces L'ouvrage est colossal,459 pages,où ticien d'exception, un maître dont on a
gardé le souvenir respectueux. Antonio L'activité du mathématicien Léonard Quant au contenu, les Éléments
de Mazzinghi commentait, au XIVe siè- de Pise se serait peut-être limitée au d'Euclide (les livres XIV et XV inclus) y
cle : «O Léonard de Pise, tu fus un grand Liber Abaci sans l'intervention d'un des sont expliqués, complétés et appliqués.
scientifique, toi qui as éclairé l'Italie sur philosophes de la cour de Frédéric, Maî- Ces explications constituent le préam-
les pratiques d'arithmétique » tre Dominicus, qui l'appelait son ami. Il bule des notions algébriques nécessaires
Maître Benedetto de Florence, qui se comporta effectivement en ami, puis- à la résolution des problèmes. Les théo-
traduisit 1'oeuvrede Léonard à la moitié qu'il l'incita à réaliser sa seconde oeuvre, rèmes de Héron et de Ptolémée y sont
du siècle suivant, le citait souvent dans la Pratica geometrie (Pratique de la Géo- démontrés de différentes manières, et la
ses oeuvres et en retenait l'image sui- métrie), et le présenta à l'empereur valeur de # y est obtenue par une
vante : «Je dis que Léonard de Pise fut quelques années plus tard. En 1220, méthode plus précise que celle d'Ar-
un homme très subtil dans toutes les l'ouvrage était achevé ; il comportait 223 chimède. Le chapitre quatre (Distinctio
disputes (moyenâgeuses), dont il réha- pages. Son contenu est certainement quarta) traite de la division des figures.
bilita la pratique en Toscane, alors que moins original et varié que le Liber Aba- Pour l'évaluation des surfaces, Léonard
cette pratique s'engageait sur des voies ci, mais il représente un corpus d'une y explique l'utilisation du rapporteur et
multiples et étranges ». Et encore : «La valeur didactique exceptionnelle, même d'un cadran gradué muni d'une aiguille
théorie des nombres carrés est la plus pour un enseignement moderne. L'au- mobile, permettant de déterminer les
difficile [sic]... Et je ne connais personne teur voulait réaliser un document par- fonctions trigonométriques.
qui l'ait traitée avec plus d'intelligence fait, utile aussi bien pour les passionnés La Pratica geometrie était l'hommage
que Léonard de Pise.»» de subtilitates (subtilités) que pour les indirect du mathématicien pisan à Fré-
Carl Boyer, dans son Histoire des praticiens ; cet objectif fut atteint. déric de Souabe, qui, à la fin de cette
mathématiques, trouve la lecture du Il s'appuie sur les Éléments d'Euclide année 1220, fut couronné empereur à
LiberAbaci «pas très passionnante pour (et son livre perdu Sur la division des l'âge de 26 ans. Frédéric II se révéla le
le lecteur moderne ». Il reproche à Léo- figures), mais certaines parties sont plus cultivé et le plus organisé des
nard de Pise d'écrire les expressions al- empruntées à Archimède, Héron, Pto- À l'image du
empereurs germaniques.
gébriques sous une forme compliquée, lémée, ainsi qu'au livre des «Trium Fra- Liber Abaci, la Pratica geometrie est
sans utiliser les fractions décimales, trum » et à l'ouvrage de Savasorda. Ce devenu un document de base pour les
reproche injuste qui pourrait s'appli- dernier était un mathématicien juif professeurs de l'Ecole Toscane, de Pao-
quer aux mathématiciens de tout un mil- espagnol, Abraham Bar Hiyya, surnom- lo d'Abbaco à Maître Benedetto et
lénaire. François Viète et Simon Stévin mé «sahib al surta », le chef des gardes. Luca Pacioli.
n'y parviendront que quatre siècles plus Il écrivit le Liber Embadorum au début Tandis que la Pratica geometrie arri-
tard. Léonard, lui, progresse dans sa du XIIe siècle, ouvrage qui fut traduit de vait à maturation, un malheur s'abattait
propre voie ; ainsi, cherchant la racine l'hébreu en latin par Platon de Tivoli. sur l'Orient et le monde arabe. Selon
carrée du nombre 7 234, il lui ajoute Les sources de Léonard étaient donc Ibn Al Athir : «Les jours et les nuits
quatre zéros, détermine la racine (ap- essentiellement grecques (il ne peut en n'avaient jamais rien vu de pareil depuis
pochée) 8 505 de 72 340 000, puis rem- être autrement en matière de géomé- la création du Monde ». Gengis Khan
place la décimale 0, 05 par la fraction trie) ; mais sa recherche d'applications envahissait l'Empire Khwarazm et la
1/20 : la racine de 7 234 est 85 + 1/20. et de solutions originales n'était certai- Perse, et détruisait pour toujours, en
nement pas d'inspiration grecque. deux années, des siècles de culture.
La Pratica geometrie

De 1202 à 1220, Léonard de Pise


n'écrit plus rien. Ces 20 années furent
denses pour l'histoire et la culture de la
civilisation européenne. Les excommu-
niés de la quatrième croisade fondèrent
l'Empire latin d'Orient, et de nouveaux
manuels, grecs cette fois, parvinrent en
Europe ; les croisés religieux dévastè-
rent la Provence et massacrèrent ses
habitants, recommandant à Dieu les
âmes des non hérétiques. À Paris, la
lecture des oeuvres d'Aristote était
interdite, sous peine d'excommunica-
tion. L'année 1212 marque la fin de la
dynastie des Almohades en Espagne ;
deux années plus tard, la couronne
anglaise perdait sespossessionsen France
et devait concéder la Grande Charte aux
nobles. Saint François d'Assise s'adres-
sait au Soleil, à la Lune et aux étoiles que
les philosophes avaient inclus dans le
modèle cosmique d'Aristote.
À l'horizon de l'histoire italienne et
européenne se profilait alors la figure de
Frédéric de Souabe, futur empereur
d'Occident, avec sa Cour de notaires et
protonotaires indigènes et de maîtres et 1. EXTRAIT DE LA PREMIÈRE PAGE de la Pratica geometriedont Boncompagni a tire
philosophes de toutes les nations. son édition au XIXe siècle. Léonardde Pise présente son oeuvre.(Bibliothèque du Vatican).
Le problème du congru réimprimé en 1523 «à Toscolano, sur la XIXe siècle En donnant la solution du
rive du Benacense, unique lac à carpes », problème de la décomposition d'un
Aucun des nombreux ouvrages rédi- par l'imprimeur Paganini de Brescia. nombre en une somme de deux carrés,
gés au cours des trois siècles suivants, Dans son introduction, Pacioli écrit : Frère Luca écrit : «... cette règle
par les mathématiciens de Toscane, «Ce que j'expose ici provient des n'échoue jamais. Léonard de Pise l'uti-
n'eut l'honneur d'être imprimé à la anciens (...) et de nos auteurs modernes lise dans son traité sur les nombres car-
Renaissance ; le souvenir d'une activité -Léonard de Pise, Giordano, Biagio de rés, où il la démontre au moyen de
unique et exceptionnelle en Europe fut Parme, Jean de Sacrobusco et Prosdoci- figures géométriques ».
enseveli au fond des bibliothèques. Tout mo de Padoue-desquels j'ai tiré en Pacioli s'est particulièrement intéres-
ce qu'il restait fut reporté dans la Sum- grande partie le présent volume ». sé à cette oeuvre de Léonard de Pise sur
ma de Arithmetica geometria. Proportio- La Summa contient, en particulier, la les nombres carrés ; il insiste surtout sur
ni et proportionalita de Frère Luca trace d'une oeuvre de Léonard de Pise un problème abordé dans cet ouvrage :
Pacioli, imprimé à Venise en 1494, et restée inconnue jusqu'à la moitié du «Trouvons un nombre carré qui, lors-
qu'on lui soustrait une certaine quantité
reste un carré, et, lorsqu'on lui ajoute la
même quantité, est encore un carré.
Quiconque a étudié la question sait
combien il est difficile de trouver une
méthode générale. Léonard de Pise y
parvient dans un traité sur les nombres
carrés, dans lequel il tâche, avec grand
effort, de donner une règle pour trouver
de telles solutions. Et même si les géné-
ralisations ne s'appliquent pas toujours,
et même s'il faut se réduire à les cher-
cher à tâtons Hoc opus hic labor est
(Son ouvrage est son labeur). »
Ce problème se traduit sous une forme
algébrique par la double équation :
Y2-C=X2
Y2+C=Z2,
où, selon la définition de Léonard de
Pise, C est le nombre congru et Y2 le
carré congruent.
Pacioli consacre une dizaine de pages
à ce problème : 1) il donne les solutions
C=4ab (a+b)(a-b), Y=a2+b2, où a
et b sont deux nombres entiers ; 2) il
2. CARACTÈRES UTILISÉS par les maîtres de calcul. Léonard de Pisedivulgua les chiffres indique que le nombre congru C est fixé
indiens et leur utilisation. Mais avant le Xe siècle,pour calculer sur leur tablette, les maîtres
utilisaient desjetons où étaient inscrits dessignesanaloguesaux chiffres indiens. Les maîtres et doit être entier, alors que le carré
les désignaient par des termes probablement d'origine arabe, mais ils soutenaient que leur congruent peut être fractionnaire ; 3) il
origine était pythagoricienne. présente un tableau des couples (C, Y2)
entiers, qui permettait d'obtenir la solu-
tion en cherchant le nombre C donné,
ou un de ses multiples quadratiques
CA dans
; ce deuxième cas, la solution
est la fraction y2 = Y2/N2. Il traite les
exemples C = 6, C = 30 ; 4) il montre
l'insuffisance de ce type de tableau pour
de nombreuses valeurs de C et la néces-
sité d'avoir recours à des «règles extra-
ordinaires » pour trouver la solution. Il
expose une de ces règles pour C = 7,
obtenant y2 = 7 12 769/14 400. Mais
+
Pacioli ne donne, hélas, que les solutions
y2 = 11 + 97/144 pour C = 5, et y2 = 30 +
164 568 241/375 584 400 pour C = 13.
L'expression «il faut se réduire à les cher-
cher à tâtons » prend alors tout son sens.
J'ajoute que, malgré tous les efforts
de Léonard, Antonio de Mazzinghi,
Giovani de Bartolo, Maître Benedetto
dans la période médiévale, puis Genoc-
chi, Woepcke, Collins, Lucas dans la
période moderne, le problème n'est pas
encore complètement résolu, même
3. L'INCIPIT DU LIBER ABACI, datant du XIIIe siècle.Léonard y décrit son cheminement quand on se limite à des valeurs de C
vers les mathématiques et introduit les chiffres indiens. inférieures à 100.
Léonard plagiaire de Diophante ? démonstrations des propositions de
Diophante. Léonard y avait-il puisé ses
Pendant trois siècles, personne n'a démonstrations géométriques aux-
donné une importance particulière aux quelles Pacioli faisait allusion ?
passages cités dans la Summa ; les Il estima fort improbable que cette
termes mêmes de congru-congruent dis- oeuvre, peu connue des Arabes eux-
parurent du lexique mathématique. Ce mêmes, ait été entre les mains du mathé-
fut Don Pietro Cossali, parmesan maticien pisan. Cependant, il compara
d'adoption, ingénieur, mathématicien directement les solutions de certains
et historien des mathématiques, qui prit problèmes communs à Diophante et
conscience de l'importance des progrès Léonard, et conclut : «Comment se per-
théoriques et se mit à la recherche du suader que Léonard ait repris l'oeuvre de
manuscrit perdu de Léonard de Pise sur Diophante, sans en apprendre les
les nombres carrés. méthodes Comment croire qu'ayant
Sesrecherches restées vaines, il tenta sous les yeux la question traitée par
de reconstituer l'oeuvre, à partir des Diophante dans sa généralité, il se fût
données de Pacioli, en une cinquantaine limité à des solutions particulières ? Pour
de pages de son ouvrage Origine et ma part, il me semble insensé de penser
influence de l'Algèbre en Italie. Histoire que Léonard aurait vu l'oeuvre de Dio-
critique et enrichie de nouvelles disserta- phante, et en aurait tout tiré.»»
tions analytiques et métaphysiques, édité Par la suite, les historiens et scientifi-
à Parme en 1793. Cette reconstitution, ques, à la recherche des «sources » de
qui contient une tentative de résolution Léonard de Pise, ont souvent associé les
«directe », c'est-à-dire sans recherches à noms Diophante et Léonard, mais, à
tâtons, du problème congru-congruent l'évidence, les méthodes suivies par les
sur la base des théories d'Euler-Lagrange, deux mathématiciens dans des problè-
n'est plus aujourd'hui qu'une curiosité mes semblables sont différentes, et la
historique. Néanmoins, ce qui frappe comparaison entre le «talent illimité » du
chez Cossali est l'importance qu'il mathématicien grec, et les méthodes,
donne à la figure de Léonard de Pise, la géniales mais limitées, du mathémati-
certitude, acquise à la lecture du Liber cien de Toscane, a toujours confirmé
Abaci, que celui-ci était un grand mathé- l'originalité de Léonard de Pise.
maticien. Fort de cette certitude, il
accuse de négligence Montucla, le plus Le Liber quadratorum
grand historien des mathématiques de
son temps : «... il n'a du reste pas une La découverte du livre portant sur les
parole sur le livre des nombres carrés de nombres carrés aurait été une digne
Léonard et ôte un rameau de laurier récompense pour Cossali ; elle fut, mal-
de la couronne de gloire qui lui est due, heureusement pour la gloire de Cossali,
lui qui était le premier maître de le fait du Prince Baldassare Boncompa-
l'analyse déterminée et indéterminée » gni, mécène cultivé et chercheur infati-
Rappelons toutefois que, selon Mon- gable. Dans la Bibliothèque Ambro-
tucla, le mérite d'avoir introduit l'algè- sienne de Milan, Boncompagni trouva,
bre en Europe se partage entre Léonard au début de l'année 1853, non seulement
de Pise, Paolo d'Abbaco, et Prosdocimo l'original de Liber quadratorum, mais
de Beldomandis, qui vécurent sur une aussi le Flos et la Lettre à Maître Théo-
période de plus de deux siècles. dore, textes dont personne ne soupçon-
Le rôle principal de Cossali fut la nait l'existence. Il publia l'édition
défense a priori de Léonard contre qui- complète des oeuvresde Léonard de Pise
conque (c'était une prémonition) ose- entre 1857 et 1862.
rait l'accuser d'avoir plagié Diophante. L'originalité du mathématicien pisan
Ce dernier est l'auteur de l'Arithmetica et sa contribution aux mathématiques
au IIe siècle à Alexandrie, l'unique apparaissent alors de manière tout à fait
oeuvre d'analyse indéterminée, qui don- évidente, bien plus que ce qui était
nera naissance aux mathématiques mo- apparu dans la Summa, bien au-delà de
dernes avec Fermat. ce que Cossali lui-même avait imaginé.
Xilander, le premier à avoir traduit Il a fallu, en effet, que plusieurs cher-
l'Arithmetica du grec en 1575, émit des cheurs estimés, Boncompagni lui-même,
doutes. Lorsqu'il apprit «qu'un certain Angelo Genocchi, Franz Woepcke,
Léonard avait écrit un livre sur les nom- Alfred Terquem, Henri Lebesgue..., se
bres carrés »,il commenta : «je ne doute
pas qu'il l'ait retranscrit de Diophante ».
Cossali remettait à sa place l'impru-
dent Xilander, mais il s'interrogeait : 4. TABLEAU DES COUPLES congru-
Léonard de Pise aurait-il connu l'oeuvre congruent reporte en marge de la Summade
Pacioli. Il comporte 43carréscongruents et 53
d'Abul Wafa ? Ce mathématicien persan nombres congrus. Genocchiremarque que le
avait écrit, au Xe siècle, un ouvrage de treizième carré congruent est 1521,au lieu de
commentaires et un ouvrage de 1512.Il manque aussile couple (1389,840).
concentrent longuement sur les Opus- vu, dans sa jeunesse, Pise s'étendre au- proposa quelques problèmes, dont un
cules pour en extraire toute la matière, delà de l'Amo et s'entourer de murs, la exigeait la résolution d'une équation du
car il sont bien plus complexes que les cathédrale se parer des portes en bronze troisième degré, et un autre concernait
deux principaux ouvrages de Léonard. du sculpteur Bonanno, la fameuse Tour le problème du congru : «Trouver un
Le monde scientifique reste surpris surgir, inclinée, et s'édifier le baptistère nombre carré tel que, lorsqu'on lui
et admiratif : «On ne s'imaginait pas, de Diotisalvi. Vers 1223, tandis que le ajoute ou lorsqu'on lui retranche 5, on
écrivit le mathématicien français Ter- Champ des Miracles s'achevait et que la trouve toujours un carré».
quem, qu'un géomètre du XIIIe siècle ville, forte de l'appui impérial, était au De tels défis étaient habituels à cette
améliore ainsi l'oeuvre de Diophante et sommet de sa puissance, le mathémati- époque, et plaisaient à Frédéric II ; d'au-
des Arabes, pour n'être lui-même sur- cien pisan fut présenté par Maître tre part, dès sa jeunesse, Léonard avait
passé qu'au XVIIe siècle par Fermat.»» Dominicus, dans le palais impérial, à l'habitude d'y participer. Léonard don-
Dans la préface des Opuscules, Léo- Frédéric II, de passage à Pise. na à Maître Giovanni la solution du pro-
nard de Pise expliquait les événements En présence de l'empereur, il conver- blème sur le congru ; nous pensons qu'il
qui l'avaient conduit dans le domaine de sa avec Maître Giovanni de Palerme, un trouva très vite la réponse, car elle
l'analyse indéterminée. Léonard avait autre philosophe de la Cour. Celui-ci lui n'était pas difficile : le carré cherché
était 11 + 2/3 + 1/144, ou (41/12) 2.
Pour l'équation du troisième degré,
le délai de réponse fut certes plus long,
car pour en démontrer l'insolubilité au
moyen de rationnels ou d'irrationnels
euclidiens, il est nécessaire d'étudier en
profondeur le long et ardu livre X des
Éléments d'Euclide, et de le convertir en
termes arithmétiques. Dans la lettre où
il transmit les résultats de ses recherches
à Frédéric II, Léonard lui annonça avoir
repris «le problème du congru », et en
avoir élaboré la théorie dans le Liber
quadratorum, qu'il lui a dédié.
D'après les registres sur Frédéric II,
celui-ci ne revint à Pise qu'en 1226.
D'autre part, le Liber quadratorum est
daté de 1225. En tenant compte de cette
date et de la durée nécessaire à sa rédac-
tion, on peut estimer que la rencontre
eût lieu vers 1223. Umberto Forti jugea
que, compte tenu de la rapidité avec
laquelle Léonard de Pise sut trouver une
solution approchée de l'équation du
troisième degré, le «tournoi » de Pise
était «quelque peu truqué». Léonard ne
prétend pas avoir donné une réponse
immédiate à aucun de ces problèmes.
Il faut noter que, quelques années
auparavant, en conclusion à la Pratica
geometrie, Léonard avait inséré un pro-
blème d'analyse indéterminée, qui
n'avait rien à voir avec la géométrie. Il
fallait résoudre l'équation y + S = . Ce
ne pouvait être un ajout ultérieur par un
copiste, car le latin et la technique de
résolution (avec laquelle il traitera les
triplets pythagoriciens et les congru-
congruents dans le Liber quadratorum)
sont indubitablement les siens.
Retenons que Maître Giovanni avait
voulu le mettre à l'épreuve sur ce pro-
blème, en imposant une seconde et obli-
gatoire condition, qui était : y2-5 = x2.
Ce problème n'est pas difficile. Il suf-
fit de tabuler les différences entre les
carrés des nombres impairs inférieurs à
50 et y relever les solutions du problème
posé. On a, en effet :
412-720=312 (41/12)2-5 2
5. FRONTISPICE DE L'ÉDITION de Toscolanode la Summade Luca Pacioli. La fantaisie ; = (31/12)
412 720 492 ; (41/12)2 5 (49/12)2
de l'auteur est évidente ; on la retrouvera dans sesdivers commentaires, le long du dévelop- + = + =
pement mathématique. Il en résulte une oeuvresuigeneris, animée d'un pittoresque désordre Dans le Liber quadratorum, Léonard
que Tartaglia et Cossali reprocheront à son auteur peut-être trop sévèrement. de Pise traite surtout le problème des
triplets pythagoriciens (trouver deux Par conséquent, le nombre congru Léonard le paresseux
carrés dont la somme soit un carré). En 720 peut s'exprimer des deux manières
appliquant un théorème des Eléments, il suivantes : Les historiens des mathématiques
obtint l'équivalent de la célèbre identité 720=412-312=63+65+...+79+81 nomment encore Léonard de Pise, ce
algébrique : (10 termes) mathématicien que tous les écrits
(a2-b2)2+(2ab)2=(a2+b2)2, 720=492-412=83+85+...+95+97 médiévaux et de la Renaissance appe-
qui résout le problème. (8 termes) laient ainsi. Mais les mathématiciens
Il adopta aussi une méthode origi- Or chaque somme est aussi égale au modernes le désignent par Fibonnaci et
nale (fondée sur la décomposition produit du nombre de termes de la son nom est associé à la célèbre série
d'un carré en une somme de nombres somme, par la valeur moyenne de ces récurrente : (1), 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34,...,
impairs), que nous présentons ici à tra- termes : dont chaque terme est la somme des
720=10x72=8x90. deux termes précédents.
vers l'un de ses exemples. On part d'un
carré, par exemple 92, égal à 81. Ce nom- Ces quatre facteurs, les nombres de Léonard la propose dans le Liber
bre 81 est divisible par 3, et est donc la termes des deux sommes (10 et 8 dans abaci au sujet du célèbre «problème des
somme de trois nombres impairs 25, 27, l'exemple) et les valeurs moyennes des lapins », un jeu plus qu'un problème. Les
29, centrés sur 27, le tiers de 81. On termes de chacune de ces sommes (72 et mathématiciens modernes en ont tiré
considère alors la somme A des nombres 90 ici), sont les véritables clés du déve- d'importantes propriétés. Ils l'ont bapti-
impairs jusqu'à 29 et la somme B des loppement de Léonard de Pise. Ils cor- sée «série de Fibonacci » et seséléments,
nombres impairs jusqu'à 23. La diffé- respondent, en fait, à la factorisation des «les nombres de Fibonacci » ; pourtant,
rence A-B de ces deux sommes est deux équations : le mathématicien pisan n'a jamais porté
égale à 25 + 27 + 29, soit 81. Or la somme C = Y2 - X2 = (Y+X)(Y-X) le nom Fibonacci de son vivant.
A des nombres impairs jusqu'à 23 est C = Z2 - Y2 = (Z+Y)(Z-Y) Lepremier à l'appeler ainsi fut sûre-
égale au carré de 12, et la somme B Partant de la définition du nombre ment le Français Guillaume Libri, dans
des nombres impairs jusqu'à 29 est égale congru, C = 4ab (a + b) (a-b), on obtient son Histoire des sciences mathématiques
81=92=152-122. en Italie (1838) : «Fibonacci est une
au carré de 15. Donc deux systèmes de deux équations pour
La méthode est la même si le carré est X, Y, Z en fonction des paramètres a et contraction de fils de Bonaccio, type de
pair. Léonard traite ainsi le problème b. Les solutions de ces systèmes d'équa- contraction dont on trouve de nombreux
des triplets pythagoriciens ; il résout tions s'écrivent de la manière suivante : exemples chez les familles toscanes. »
également de cette manière le problème X=|a2-b2-2ab| En fait, d'après les chroniques
posé dans sa Pratica geome- Y=a2+b2 pisanes du XIIe au XIVe siecles, on
y2+5=z2,
trie. En effet, le nombre 5 est égal à la Z=a2-b2+2ab trouve à Pise des «de Bonaccis », des «de
différence de deux sommes de nombres Léonard développa cette théorie, la Bonagis », mais aucune trace de Fibo-
impairs, AetB : A=1+3+5 et B=1+3. teorica dei congrui, résumée et présen- nacci. Ce nom apparaît dans Ricordi di
Or A est aussi le carré de 3 et B est le tée ici par un exemple numérique (qui ser Perizolo en 1510, et également dans
carré de 2. Les solutions du problème n'est pas dans son oeuvre), aux moyens un mémoire de 1867 par Bonaini :
sont donc y = 2 et z = 3. de démonstrations géométriques rigou- « Léonard Fibonacci fut notre conci-
Léonard démontre ensuite que le reuses et complexes, en distinguant des toyen et parcourut le monde entier jus-
nombre ab (a + b) (a-b), où a et b sont cas et des sous-cas (pour distinguer les qu'en 1203 ; de retour à Pise, il rapporta
tous deux de même parité, est un multi- deux situations correspondant à X>0 et les nombres arabes et l'arithmétique, et
ple de 24, et que 4ab (a + b) (a-b) l'est X<0). Il n'existe aucune solution de ce en rédigea un livre... ».
aussi, quand les nombres a et b sont de type dans les développements de Dio- Le nom de famille Fibonacci nous
parité différente. Il démontre que ce sont phante et des Arabes. épargne celui de Bigollo (le paresseux),
des multiples de 8, ce qui est facile,
puis de 3. Cette seconde partie est
originale (ce procédé sera repris et
développé par Euler dans l'Algèbre).
Les nombres a et b sont de trois types
possibles : 3k, 3k + 1, 3k + 2. Si l'un des
deux est de type 3k, la thèse est démon-
trée. S'ils sont tous deux de type 3k + 1
ou 3k + 2, (a-b) est de type 3k et la thèse
est démontrée. Si l'un est de type 3k + 1
et l'autre de type 3k + 2, (a + b) est de
type 3k, et la thèse est démontrée.
Léonard de Pise conclut ainsi :
«J'ai appelé congru un tel nombre
(C = 4ab (a + b) (a-b)) ; il est toujours
multiple de 24». Il passe ensuite à la solu-
tion générale du problème du congru.
Léonard détermine la caractéristi-
que fondamentale du nombre congru :
«Celui-ci est, de deux manières diffé-
rentes, la somme de nombres impairs ». 6. EN CALCULANT LES DIFFÉRENCES entre les carrés des nombres impairs inférieurs
En reprenant l'exemple obtenu pour à 50, on tabule sept triplets de carrés (X2,Y2,Z2),dont les différencessont deux à deux égales
à un même nombre congru C. En divisant ensuite C par les facteurs quadratiques N2 qui le
(X, Y, Z, C) = (31, 41, 49, 720), on a :
312=1+3+...+59+61 constituent, on obtient les congrus c à carrés congruents fractionnaires. Dans la dernière
rangée sont indiqués les éléments correspondant aux solutions du problème proposé à
412=1+3+...+79+81
Léonard de Pise. Léonard détermine, entre autres, les caractéristiques suivantes : Y est la
492=1+3+...+95+97
somme de deux carrés a2 + b2 ; C est toujours un multiple de 24.
encore moins respectueux que le pre- ment, s'interrogeait sur la disparition de le domaine des congrus inférieurs à 100.
mier, bien que plus légitime, puisque le Léonard après 1228 : était-il en Terre L'entreprise était particulièrement ardue,
Flos est présenté ainsi : «Incipit flos Sainte, parmi les philosophes de la Cour, parce qu'elle faisait intervenir souvent
Leonardi bigolli pisani... ». ou résidait-il dans sa Patrie pendant la des grands nombres : on trouva par exem-
Selon Libri, ce sont les concitoyens Guerre Civile de 1228-1229? ple, le carré congruent à 37, égal à :
de Léonard de Pise qui l'ont baptisé En 1229, Frédéric, revenu de Pales- 4 079 + 28 564 462 231 804 628 641/
ainsi. Le manuscrit du Flos était alors tine, entamait la marche vers le Nord, 89 777 960 534 325 799 600
enseveli dans les rayons de l'Ambro- avec ses croisés, les Sarrasins, les D'autre part, la recherche, labo-
sienne, mais en se référant à l'Éloge de excommuniés, et les «philosophes rieuse, du carré congruent était parfois
Léonard de Pise, par Guglielmini en errants » qui le suivaient. Mais le sexagé- entreprise inutilement, parce qu'on ne
1813, et à un manuscrit de la Pratica naire Léonard de Pise, qui avait suffi- disposait d'aucun critère pour établir qu'un
geometrie, qu'il avait retrouvé à la samment voyagé au cours de sa vie, ne nombre donné est un nombre congru.
Bibliothèque Royale de Paris, sur lequel se trouvait pas parmi eux. En 1228, tan- L'unique critère d'exclusion connu
on pouvait lire «Composition de Léo- dis que Frédéric partait pour la Sixième jusqu'à la moitié du siècle dernier venait
nard Bigollo, fils de Bonaccio », Libri Croisade, Léonard élaborait une nou- également de l'oeuvre de Léonard de
commentait : «En récompense des velle version du Liber abaci, incité Pise : «Aucun nombre carré ne peut être
immenses services qu'il rendit à la encore une fois par les instances d'un un congrus. Puisque l'expression du
science, on le surnomma Bigollo » ; philosophe de la Cour. Ce philosophe 4ab (a2-b2) est aussi égale
congru au
puis : «Le père de l'algèbre moderne a était Michel Scotto, magicien astrolo- quadruple de l'aire d'un triangle, la pro-
été traité de paresseux par les Pisans... ». gue, qui traduisit Aristote, et que Dante position revient à affirmer que l'aire
Une vingtaine d'années plus tard, condamne à l'Enfer avec son Empereur. d'un triangle ne peut être un carré. C'est
Terquem renchérissait dans sesAnnales La dernière information sur Léonard, cette proposition que Fermat a démon-
des sciences mathématiques : «Les datée de 1241, nous montre «le mathé- trée par la célèbre méthode de la «des-
hommes supérieurs sont souvent consi- maticien paresseux », alors âgé de plus cente infinies.
dérés comme des sots par le vulgaire. de soixante ans, travaillant encore D'autre part, Léonard de Pise pro-
Ainsi les négociants de Pise, compa- comme conseillé technique auprès de sa pose une longue et difficile démontra-
triotes de Léonard, lui ont donné le sur- commune. Puis le silence tomba sur lui. tion géométrique de la proposition :
nom de Bighelone (paresseux) ». L'année 1241 est aussi celle de la der- (a + b) l (a-b) = alb ne peut avoir des
Bonaini innocenta les Pisans. Il trou- nière victoire de Frédéric II et des solutions (a, b) rationnelles (en fait, il
d'État Florentines faut que alb = 1 ± t12). Puis il conclut :
va dans Les Archives galères pisanes, et marque le début du
un document daté de 1241, notifiant déclin de la République Maritime de «On en déduira ensuite qu'aucun nom-
l'attribution, par le «Potestas de la Pise et de la Maison de Souabe. Cette bre carré ne peut être congru, parce que
Commune Ugone Rossi de Parme », année là, les avant-gardes mongoles de si cela était possible, la proposition sui-
d'un salaire annuel de 20 lires au «sage Batu le Splendide, petit-fils de Gengis vante le serait aussi : le rapport de la
et discret Maître Léonard Bigollo », Khan, étaient déjà au-delà de l'Oder, en somme de deux nombres à leur diffé-
pour les services rendus à la Commune Pologne, et sur l'Adriatique. rence est égal au rapport du plus grand
en qualité de conseiller. Bigollo n'était des deux au plus petit».
donc pas un sobriquet, et les Pisans esti- Une démonstration incomplète Ainsi, pour Léonard, l'impossibilité
maient tant les capacités de leur conci- que ab (a + b) (a-b) soit égal à un carré
toyen, qu'ils l'honoraient du titre de Il ressort de deux manuscrits de Maî- est une conséquence de l'impossibilité,
«Magister », titre dont se paraient les tre Benedetto de Florence, que pendant qu'il a démontrée précédemment, que
savants de la Cour impériale. la période médiévale, de nombreux car- a(a + b) soit égal à b (a-b).
Moritz Cantor, ignorant ce docu- rés congruents furent déterminés dans Les chercheurs du siècle dernier sou-
lignèrent, à juste titre, l'insuffisance de
cette démonstration. Le mathématicien
Angelo Genocchi prit alors la défense
de Léonard, affirmant que le «Maître
des subtilités»» savait que sa démons-
tration était incomplète.
Selon Genocchi, la phrase de Léo-
nard «on en déduira ensuite », indique
qu'il ne s'agit que d'une esquisse de
démonstration. Genocchi argumente
ainsi : «Doté d'une merveilleuse perspi-
cacité, éduqué par des études poussées
sur la géométrie d'Euclide... habitué à
approfondir chaque question et à n'ac-
cepter aucune proposition ou règle sans
preuve, il ne pouvait pas ne pas s'être
aperçu que la démonstration dépendait
d'une proposition auxiliaire, qui devait
être démontrée. Il est donc peu proba-
ble qu'il ait considéré complète la
démonstration citée précédemment...».
Cette opinion sur le mathématicien
pisan est importante car elle émane
7. EXTRAIT DE LA PREMIÈRE PAGE du Flos (Bibliothèque Ambrosienne deMilan). Le d'une personnalité particulièrement
Flos est présenté dans les termes suivants : «Incipit flos Leonardi bigolli pisani... ». compétente en matière d'analyse indé-
terminée, et experte sur les Opuscules, Ainsi apparut une nouvelle analyse Néanmoins, il est choquant de pen-
comme l'attestent sesNotes analytiques, de la nature du nombre à partir d'un ser que le maître des subtilitates se
et les développements qu'il a donné aux problème que seuls Fermat et Gauss soit inspiré de Hosein, le plus modeste
résultats de Léonard. «Je m'étonne qu'il surent résoudre complètement. des deux auteurs arabes, et enclin à des
ait laissé une telle proposition auxiliaire En 1860-1861, Woepcke publiait la erreurs sur des questions élémentaires,
sansun mot pour la prouver et l'illustrer», traduction commentée de deux manus- au point que Woepcke le critique
commente encore Genocchi. Et l'éton- crits arabes du Xe siècle (l'un est ano- pour ses «méprises et inadvertances ».
nement subsiste, même en supposant nyme, l'autre est de Muhammed Ibn Or, non seulement il est peu probable
que l'argumentation était moins impor- Hosein) de contenus très proches. Ils que Léonard ait connu justement ces
tante pour lui que pour ses successeurs. renferment la formule du théorème de deux études (les seules études arabes sur
Pythagore, suivie de la déduction des le problème du congru connues en
Quelles sources ? formules de résolution du problème du 1979), mais on ne parvient pas à trouver
congru : ces formules sont déjà énoncées une quelconque affinité entre les
Avec un développement géométri- par Diophante, mais les deux auteurs méthodes des deux arabes et celles de
que long et complexe, Léonard pré- parviennent à résoudre le problème Léonard de Pise, ni en ce qui concerne
sente, dans le Livre des carrés, les rela- directement à partir des Éléments L'au- les triplets pythagoriciens, ni en ce qui
tions suivantes : teur anonyme conclut en proposant un concerne les congrus.
(a2 + b2) (c2 + d2) = (ac-bd)2 (bc + ad) 2 tableau qui comporte 34 valeurs du Il faut signaler, toutefois, le travail de
+
(a2 + b2) (c2 d2) (ac bd) 2 (bc-ad) 2 couple (a, b) les couples de congru- l'auteur arabe anonyme (qui le déclare
+ = + +
Ces relations montrent que si a, b, c congruent correspondants. C'est en «propre ») sur la nature des hypoténuses
et d sont des entiers quelconques, le définitif le même type de tableau que des triangles rectangles, et sa conclu-
produit (a2 + b2) (c2 + d2) admet deux celui de Pacioli. sion : les hypoténuses sont toutes
décompositions en somme de deux car- Gino Loria est un profond admira- incluses dans l'ensemble des nombres
rés. Puis, Léonard montre que ce pro- teur de Léonard de Pise et de son oeuvre. de type 12m + 1 et 12m + 5, même si tous
duit admet une troisième décomposi- Il soutient en particulier, que si le Liber ces nombres ne sont pas des hypoté-
tion de ce type lorsque (a2 + b2) est un quadratorum avait été connu avant la nuses.
carré, et une quatrième si (c2 + cf) l'est théorie moderne des nombres, celle-ci En effet, un nombre est la somme de
aussi. n'aurait pas eu besoin du coup de pouce deux carrés s'il compte parmi ses fac-
Terquem commente en 1856 : «Léo- que lui a donné Fermat ; après avoir teurs premiers au moins un nombre de
nard démontre parfaitement cette pro- examiné les deux écrits arabes et la pre- type 4n + 1 ; de plus, aucun des facteurs
position qui, selon l'observation de mière partie de Liber quadratorum de type 4n-1 ne peut être une puissance
Woepcke, lui appartient. Diophante (concernant des triplets de Pythagore), impaire ; mais pour cette conclusion, il a
connaissait peut-être cette propriété, il commente pourtant ainsi : «Il semble fallu attendre Fermat.
mais il ne l'a pas énoncée, et la démons- difficile de nier que le modèle de
tration, surtout géométrique, n'est pas Muhammed Ibn Hosein ait incité Léo- Une erreur de traduction
facile. Le nom de Fibonacci doit être lié nard à abréger ses recherches ; le lien
à ce théorème. » Loria ajoute en 1929 : entre les deux apparaît encore plus évi- Le Liber quadratorum fut traduit et
«... en mémoire de celui qui l'a décou- dent à la lecture de la partie du Liber annoté pour la première fois dans une
vert le premier, il mériterait le nom de quadratorum qui traite des nombres langue moderne en 1952, en français,
Théorème de Fibonacci ». congrus. » par le Belge Paul Ver Eecke ; en 1974,
Ver Eecke n'est pas du même avis et
écrit en 1952 : «Cette proposition sou-
lève une question historique de priorité
parce qu'elle énonce en termes voilés les
identités attribuées à Lagrange. »
En fait, l'énoncé de Léonard est très
clair et la proposition est déjà connue à
l'époque de Lagrange (elle avait été
retrouvée par Viète et par Bachet de
Méziriac un siècle auparavant et avait
été ensuite développée par Euler) ; il
semble donc légitime d'en attribuer la
paternité à Léonard. Toutefois, il se peut
que le mathématicien pisan ait seule-
ment vérifié sa relation sans la démon-
trer, la généralisation des exemples
numériques étant par ailleurs difficile.
Une étude de Roshdi Rashed,
publiée en 1979, montre que Al-Khâzin,
mathématicien arabe du Xe siècle, en
s'inspirant de la Proposition III. 19 de
Diophante, était arrivé à la solution (en
ajoutant et en retranchant 2abcd au 8. RELATIONS SUR LES TRIANGLES NUMÉRIQUES (a gauche) : la relation (1) aveca
développement du premier membre de et b de parités différentes et premiers entre eux, donne le triplet pythagoricien (d, p, i) ; la
l'équation) et avait ensuite analysé dif- relation (2) à trois paramètres, et la relation (3) à deux paramètres assocoéeà la condition,
due à Euclide, (h x k = carré), sont générales.En disposant huit triangles numériques égaux
férents cas et diverses méthodes de
selon la figure de droite et en appelant A l'aire d'un triangle (d, p, i), l'équivalence entre les
décomposition d'un nombre en une relations (1), médiévales,et les relations (2), de Diophante, est immédiate. Les relations (3)
somme de deux carrés. donnent les expressionsparamétriques de C, X, Y, et Z.
suivit la traduction anglaise (non inté- çais des oeuvres des grands mathémati- congru. L'auteur ne donne aucune expli-
grale) de l'Américain Edward Grant ; ciens de la Grèce Antique (Archimède, cation sur le choix de ces trois nombres
en 1980, parut (publiée par l'auteur de Apollonius, Pappus, Proclus, Euclide et qui ne sont ni arbitraires, ni le fruit de
cet article) l'édition commentée ita- d'autres moins importants). l'intuition, mais qu'il prend indirecte-
lienne de la version en langue vulgaire Dès l'introduction, Ver Eecke ment d'un problème qui se trouve chez
du xve siècle (aujourd'hui à la Biblio- déclare que le latin de Léonard est Diophante. »
thèque Nationale de Florence). affecté «d'arabisme » (l'unique ara- Dans une longue note de commen-
Dans sa préface, Ver Eecke raconte bisme qu'il relève est l'expression ex taire à la Proposition XIV, Ver Eecke
que son ami Ettore Bortolotti lui a ductu. e. in. z., qui est en pur latin). Il renouvelle ses soupçons quant à l'ori-
envoyé une copie du Liber quadratorum évoque ensuite deux commentateurs gine des solutions de Léonard : «Ce n'est
dans les années 1920, en lui demandant arabes de Diophante, Abul Wafa et pourtant pas une énigme, car nous avons
de le traduire. Ver Eecke, alors occupé Kusta Ben Luca. Ceux-ci auraient pu trouvé qu'il emprunte ces nombres... »,
par la traduction des oeuvres mathéma- influencer Léonard, soit par des écrits, dans la Proposition III. 7 de l'Arithmeti-
tiques grecques, l'a rapidement feuille- soit à travers des leçons de mathémati- ca de Diophante, qu'il aurait découverte
tée, puis l'a mise de côté. Il ne l'a reprise ciens arabes contemporains. par l'intermédiaire d'un commentateur
qu'après l'annonce de la mort de son D'après Ver Eecke, Léonard aurait arabe inconnu, dont l'oeuvre originale
ami. trouvé dans l'oeuvre de Diophante les grecque, autant que les traductions
Il faut se souvenir, car cela peut avoir solutions du problème proposé par Maî- latines étaient inconnues au XIIIe siècle.
en partie conditionné sa prise de posi- tre Giovanni : «La solution avec des En réalité, Léonard de Pise n'a laissé
tion contre le grand mathématicien nombres rationnels est donnée sans à ses descendants aucune énigme à
pisan, que Ver Eecke était, en 1952, un démonstration algébrique, en partant résoudre. Il n'est pas nécessaire d'avoir
traducteur-commentateur de renom- des trois nombres 31, 41, 49 dont les la confiance d'un Cossali, pour réaliser
mée mondiale. Il était admiré et carrés appartiennent à la progression qu'il ne pouvait certainement pas avoir
récompensé pour la publication en fran- arithmétique de raison 720, nombre tenté de tromper Frédéric et sa savante

9. RENCONTRE DE FRÉDÉRIC H avec son adversaire, le Malik évoque encore des problèmes envoyésaux savants musulmans entre
AI Kamil, lors de la croisadequi le conduisit à l'occupation négociée 1230et 1240, au sujet de la création du Monde et del'immortalité de
de Jérusalem (Bibliothèque du Vatican). L'historien Ibn Wasil rap- l'âme. Frédéric II fonda l'Université de Naples en 1224 et instaura
porte que l'empereur posait aux savants arabes des questions une politique encourageantla culture. Il a écrit De arte venandi cum
philosophiques et mathématiques. Un document publié par Amari avibus, ouvrage de veine scientifique, qui fut largement diffusé.
LE POINT DE VUE DE LAURENT SCHWARTZ

Cour, et qu'une grossière lacune de la


sorte n'aurait pu échapper à la vigilance
et à la compétence d'un Woepcke ou
d'un Genocchi.
Malgré l'assurance affichée dans ses l'âge Monplus ancien souvenir date de comme ça, mais comment ?» Ce n'est
commentaires, il est évident que Ver de deux ans et demi : entrant qu'en classe de seconde que j'ai compris :
Eecke, confronté au latin et aux mathé- dans ma chambre et voyant une petite dans une atmosphère riche en oxygène
matiques du Moyen Âge, s'est trouvé flaque sous moi, mon père a demandé : (les poumons) l'hémoglobine prend de
plus d'une fois en difficulté. Au début, « Tiens! Qui a fait ça ?))J'ai répondu « Pas l'oxygène qu'elle rétrocède dans les
la définition du nombre congru lui moi !)) J'ai reçu une fessée et j'ai été, muscles où c'est le gaz carbonique qui
échappe (il croit que n'importe quel théoriquement, privé de dessert pour est en forte concentration.
multiple de 24 est un nombre congru). huit jours. Le soir même, j'avais un des- Je ne me suis pas intéressé tout de
Par conséquent, il ne peut pas déduire sert, mais, pendant que je le dégustai, suite aux mathématiques : elles étaient,
de la difficile Proposition XI sur la théo- mon père m'a sermonné : «Il faut tou- comme les autres sciences, médiocre-
rie des congrus, la méthode de Léonard jours dire la vérité, même si elle est ment enseignées. Au contraire, le latin et
pour calculer le nombre congru et ses désagréable » Le précepte m'a marqué : le grec étaient rendus passionnants par
carrés congruents. nul super-Alceste ne peut toujours dire la des professeurs tous agrégés. Les
D'autre part, Léonard explique sa vérité, mais tout le monde doit essayer. aspects linguistiques m'intéressaient
méthode dans quatre exemples. Puis il Mon père, chirurgien, souffrait d'une plus que les aspects littéraires. les rela-
laisse au lecteur le soin de résoudre un pratique malhonnête qui sévissait à l'épo- tions des mots, leurs déformations se
cinquième exemple : pour le couple que : la dichotomie. Quand un médecin classifient très bien, et ce classement a
(a, b) = (4, 5), on doit obtenir les valeurs envoyait un malade à un chirurgien fil n'y des rapports assez nets avec les mathé-
énigmatiques (X, Y, Z) = (31, 41, 49), et avait pas de Sécurité sociale, les prix matiques, très peu avec la littérature
le nombre congru 720. étaient fixés cas par cas), le chirurgien Mes professeurs ont cru que j'étais litté-
Malheureusement, Edward Grant, avait l'habitude de reverser une fraction raire et m'ont dit : « Vous ferez Normale
dans son édition américaine du Liber des honoraires reçus au médecin qui le lettres.» Seul mon professeur de cin-
quadratorljm de 1974, adopte la thèse de lui avait envoyé. Aussi un grand nombre quième était d'avis contraire : «Méfiez-
Ver Eecke. Il déclare à son sujet : « Sa de médecins travaillaient-ils, non pas
avec le vous, dit-il à mes parents, on dira à votre
traduction a été extrêmement utile pour meilleur chirurgien, mais avec fils qu'il est doué pour les langues alors
interpréter des passages difficiles, et j'ai celui
fondé qui donnait le plus. Mon père a qu'il ne s'intéresse qu'à l'aspect scienti-
traduit et inclus une grande partie de ses une ligue contre la dichotomie, fique et mathématique des langues : il
notes.». ligue qui n'avait presque pas d'adhé- faut qu'il devienne mathématicien » Le
En réalité, Grant, expert en latin et rents... J'ai vu qu'on pouvait lutter pour diagnostic était méritoire, car mes perfor-
en mathématiques médiévales, a corrigé une cause juste, même si le combat était mances en mathématiques n'étaient pas
presque toutes les erreurs de la version très inégal «Si tu penses quelque chose fameuses.
française, et éliminé une bonne partie alors que tout le monde est de l'avis L'intérêt n'est venu qu'en terminale,
des commentaires incohérents. Malheu- opposé, examine bien si tu ne te trompes où un excellent professeur m'a enseigné
reusement, par confiance en Ver Eecke pas. Quand tu es sûr de toi, exprime ce les beautés de la géométrie : la droite de
ou par conviction, il reporte intégrale- que tu penses», disait mon père. Je me Simpson, le cercle d'Euler, les coniques...
ment et textuellement, à la Proposition suis exprimé et j'ai fait beaucoup de poli- un monde d'exactitude enchanteresse.
XIV, la note d'accusation du chercheur tique par devoir, car la politique ne m'in- En 15 jours, j'ai basculé dans ma nouvelle
belge contre Léonard de Pise. Cette téresse pas : mes trois passions sont la vocation. J'ai fait énormément de problè-
accusation est sans appel, puisque Grant recherche, l'enseignement et l'entomo- mes et tu quantité de livres de mathéma-
n'a pas inclus dans sa traduction la péni- logie ; sur une île déserte, je m'y adonne- tiques. A la fin de la terminale, je connais-
ble mais décisive Proposition XI. rais encore. sais àpeu près toute la géométrie de la classe
Aucune interprétation de l'oeuvre de Souvent la mentalité de chercheur se de spéciale et, au début de la classe de
Léonard de Pise n'est aussi accusatrice reconnaît tôt. Très jeune, je me posais spéciale, les mathématiques de première
que celle de Ver Eecke-Grant. Pour s'y des questions ingénues, auxquelles per- année de l'École polytechnique.
opposer raisonnablement, il faut dispo- sonne ne savait répondre, et qui me tra- On peut ainsi commencer tard ; si ce
ser du texte latin, par ailleurs difficile à cassaient. Mon père m'enseignait l'his- professeur de terminale avait été aussi
trouver. toire naturelle, par exemple le rôle de faible en mathématiques que ses prédé-
En effet, le sens de la phrase latine l'hémoglobine. «Quand l'hémoglobine cesseurs, je ne serais jamais devenu
« 144, in quo divide quadratos congru- circule dans le sang, me disait-il, elle mathématicien, mais helléniste Cela n'au-
entes eidem 720, quorum primus est abandonne son oxygène aux muscles et rait pas été une catastrophe, mais ma vie
961...» est limpide : Léonard de Pise y y prend le gaz carbonique qui résulte de aurait été autre.
explique qu'il faut diviser par 144 les la combustion. Quand elle passe dans le Aujourd'hui où fleurissent les réformes,
trois carrés congruents entiers de 720 poumon, elle abandonne son gaz carbo- on considère à tort que tout ce que les
pour obtenir les carrés congruents frac- nique et s'empare de l'oxygène de l'air.» professeurs vont raconter au lycée n'a
tionnaires de 5. Cette phrase a été défor- Je me demandais si l'hémoglobine aucune importance, et qu'aprèstout, tout
mée dans les deux versions de Ver Eecke avait une conscience ! Comment une se vaut, et que tous se valent ; pourquoi
et Grant de telle manière que Léonard hématie décidait-elle, de temps en ce mépris profond pour l'influence que
admet avoir choisi des carrés, distants de temps, d'échanger l'oxygène pour le gaz peuvent avoir des professeurs bien for-
720, sans les avoir calculés. Ainsi, per- carbonique, et, de temps en temps, le més sur leurs élèves ?
sonne, si le texte latin n'existait pas, ne gaz carbonique pour l'oxygène ? J'ai inter- J'avais déjà trouvé quelques petits
pourrait objecter quoi que ce soit à Ver rogé mon père ; il se cantonnait au « parce théorèmes en classe de spéciale. L'un
Eecke et à Grant, pour défendre un que)) : «Écoute, tu es idiot ! Il faut qu'il en d'eux est sensationnel : Toutes les
grand mathématicien qui avoue une soit ainsi.» Je maintenais ma question sur droites d'un plan passent par un même
lacune. le comment : «Il faut bien que cela soit point! J'ai fait une belle démonstration
LE POINT DE VUE DE LAURENT SCHWARTZ

-fausse-où l'erreur n'est vraiment pas Quand j'assiste à un séminaire plus d'une à faire : un théorème n'a pas une démons-
apparente ; je l'ai montrée à tous mes fois sur deux je comprends très mal : je tration optimale, mais certaines sont
camarades de classe, et tous m'ont dit : dois démolir mon architecture pour la meilleures que d'autres. Il faut essayer de
«Oui, c'est évident, tout marche, etc.», et transformer... trouver le plus court chemin. Quelque-
la partie la plus évidente, c'était là où Je me souviens qu'au cours d'un fois, stupéfaction, le plus court chemin
se trouvait la faute. Mon professeur ne congrès de Bourbaki (un groupe de est très court ! C'est ainsi que l'on publie
m'a indiqué l'erreur que le lendemain. mathématiciens qui ont fait une oeuvre des choses qui ont l'air évidentes pour
J. Hadamard, qui était mon oncle, a été collective) nous lisions un texte. Je tout le monde et qui, par là même, ne
enthousiasmé : « J'ai toujours dit que je n'étais jamais capable de le comprendre sont pas très gratifiantes (sauf si le théo-
ne voulais pas que l'on enseigne cette tout de suite pour juger de sa valeur : rème est vraiment important par ses
théorie au lycée, parce que les élèves ne j'arrivais toujours au bout après eux. Je nombreuses applications). Toutefois, si
sont pas capables de la comprendre !», ne suis pas un cas unique : un mathéma- beaucoup de théorèmes sont simples
me confirma-t-il. Le théorème incriminé ticien extrêmement connu et réputé nous après coup, pas tous : certains restent
énonçait « qu'une correspondance algé- a dit un jour : «Cette démonstration est difficiles et n'ont jamais été simplifiés. La
brique et bijective est une homographie ». complètement idiote ; ce n'est pas comme différence entre les détours initiaux et le
Mes condisciples n'avaient pas remarqué cela qu'il faut faire.» Il est sorti pour rédi- chemin final peut être notable.
que j'avais utilisé le fait que latransforma- ger tranquillement. Il est revenu et a dit : Une fois, par exemple, j'ai cherché à
tion d'un nombre complexe en son conju- «Voilà comment il faut faire.» Et ce qu'il démontrer un théorème et, pendant huit
gue est une correspondance algébrique, a dit, c'était ce qui était dans le texte ! jours, je n'y suis pas parvenu. Tous les
alors qu'elle ne l'est pas. soirs, la fatigue aidant, je croyais l'avoir
a a rechercheprogresse par élimina-
g tions démontré, et, au réveil, instantanément,
es succès scolaires étaient nom- successives des difficultés. On je voyais l'erreur dans mes résultats de la
breux, et, dans mon entourage, a tout d'un coup une idée, on cherche on veille : au septième jour, les murailles
personne n'avait de doute sur mes avance, on arrive à un petit résultat, que tombèrent et je trouvai un contre-exem-
capacités. J'étais plus perplexe. Je l'on note et que l'on retient, mais sans le ple. Le théorème cherché était faux, et il
m'interrogeais : «Pourquoi mets-je autant publier encore, puis on passe à autre suffisait de six lignes pour écrire le
de temps pour comprendre des choses chose. Quelquefois on se persuade qu'il contre-exemple. J'ai alors rédigé l'article
qui, finalement, sont évidentes ?» Un y a, dans un résultat, quelque chose qui ainsi : «On pourrait se poser la question
jour, devant un miroir, je me suis dit : vaut la peine qu'on y réfléchisse davan- suivante... C'est manifestement faux,
« Mon visage est le visage d'un idiot. tage et, petit à petit, on progresse, on comme le montre tout de suite le contre-
Comment se peut-il que je réussisse si distingue l'intérêt de la question. exemple suivant...».
bien en classe ? Personne ne se serait-il Dans une enquête, on demandait aux Quelquefois, au contraire, à propos
aperçu de ma bêtise ? » Mon père s'est élèves des lycées s'il leur arrivait de des belles et grandes découvertes de la
évertué à me détromper. La vérité est sécher sur un problème ; ils répondirent vie, on se dit : ((Ce que j'ai fait n'est pas
que j'ai l'esprit lent. Il n'y a pas de rapport oui et dirent que cela leur était très désa- mal, c'est de la bonne mathématique qui
direct entre la découverte en mathémati- gréable et qu'ils trouvaient cela anormal. a des applications ; c'est resté difficile et
ques et la rapidité. Quand j'ai compris, je Un chercheur doit savoir sécher une j'ai fait avancer la discipline. »
crois que j'ai très bien compris, et cela me heure, un jour, ou toute la vie. II sèche
permet de continuer et de progresser. beaucoup plus qu'il ne trouve, il se pose J'ai trouvé les distributions après une
J'ai essayé toute ma vie d'apprendre une série de questions, tâtonne, avance dizaine dizaine d'annéesd'interrogations
les choses en les retrouvant. On avait à pas à pas. C'est très difficile ; puis, à un multiples qui à mon insu, convergeaient
apprendre des théorèmes : je ne regar- moment donné, une certaine illumination vers le même aboutissement Je cher-
dais pas la démonstration ; je lisais l'énon- vient. Elle est souvent très brusque. mais chai à résoudre un tas de questions : une
cé et j'essayais de le démontrer moi- elle est le résultat d'une accumulation dizaine se sont rejointes, mais, comme
même. Je crois que c'est là un trait qui énorme de réflexions infructueuses. tout scientifique, j'en avais une vingtaine
distinguera d'emblée un futur chercheur, Quand je cherche, je serre les poings, ou une trentaine dans la tête. Un jour, en
quoiqu'on puisse être un futur chercheur je parle quelquefois tout haut, j'ai besoin travaillant sur un petit théorème (il a don-
sans le posséder. Je me suis ainsi de me déplacer. J'ai toujours raté mes né lieu à une publication de trois pages),
construit mon ensemble mathématique, examens écrits et très bien réussi mes je me suis aperçu que j'obtenais la solu-
une architecture-je dirais même un examens oraux. Aux examens écrits, on tion de toutes les questions que je me
palais. Je vois en le parcourant les est cloué sur sa chaise, on n'a pas la posais depuis dix ans. À ce moment-là, le
connexions entre les différentes parties possibilité de se déplacer et de s'oxygé- travail est fulgurant, et les résultats tom-
des mathématiques, et j'essaie constam- l'École bent comme des fruits murs. Poincaré a
ner. Je suis entré dernier à nor-
ment d'agrandir cette architecture, de male supérieure : j'étais 92'à l'écrit et 1 er raconté comment il avait trouvé les fonc-
repousser les bornes du palais, les à l'oral. À l'agrégation, le phénomène tions fuchsiennes en montant sur le
bornes des connaissances. Mon palais s'est répété : j'ai besoin de me dépenser. marchepied d'un tramway. J'ai eu de
est parcouru d'escaliers, de montées, de Dans ces moments intenses, avant que telles fulgurances une dizaine de fois ; le
descentes, de lignes droites, de courbes, la crise ne se dénoue, je suis persuadé reste du temps, la recherche est plus
mais il est assez rigide et ne peut pas se que, dans un avenir proche, j'en saurai calme. Pour l'essentiel, j'ai trouvé en une
déformer beaucoup. De sorte que, quand plus. Nombre de mathématiciens ne nuit les théorèmes sur les distributions.
j'entends une conférence, je la ressens réussissent pas, parce qu'ils répugnent à Cette nuit a été un émerveillement, l'une
comme une agression, parce que l'idée cet effort prolongé, et apparemment des plus belles de ma vie ; une autre a été
développée par le conférencier ne corres- vain, parce qu'ils n'ont pas foi en eux. une chasse aux papillons.
pond pas à ma propre architecture. Après la découverte, il reste un travail J'ai toujours aimé l'enseignement, en
conjugaison avec la recherche : si l'on ne la presse communiste, des procès de le parti communiste et l'Union soviétique
veut pas se scléroser, si l'on ne veut pas Moscou. Il m'a laissé parler et a répondu : «Oui,
qu'un enseignement vieillisse et perde Peu de temps après, j'ai lu une inter- c'est très bien ; vous êtes jeune, vous avez
son intérêt (ce qui arrive quand même view d'un trotskiste dans Le Petit Pari- de bonnes idées, mais vous avez des vel-
trop souvent), il faut constamment faire sien. Je suis allé le voir et j'ai adhéré au léités révolutionnaires, alors que le parti
de la recherche pour mettre à jour ce que mouvement trotskiste en 1937. Une telle communiste a la volonté révolutionnaire,
l'on enseigne, pour savoir communiquer évolution, de la droite au trotskisme, et c'est autrement plus compliqué »
à ses élèves l'esprit de recherche. À peu n'était pas courante à l'époque ; elle vous
près 10 000 élèves ont suivi mes cours. amenait peu d'alliés : les communistes femme, Mafiancée, qui allait devenir ma
J'ai aimé comprendre et faire compren- accusaient les trotskistes d'être des fas- a attrapé une tuberculose
dre, et je crois que cela se sent. Cela me cistes. L'Humanité, qui n'a jamais fait pulmonaire en 1935, maladie qui, à cette
fait plaisir de voir le visage de quelqu'un dans la nuance, les appelait ouvertement époque, ne se soignait pas vraiment. On
s'éclairer à la lueur des explications. Pour les «hitléro-trotkistes». l'a envoyée dans un sanatorium, sans rien
bien enseigner, il faut voir les visages. Un jour, Maurice Thorez a été invité faire : on préconisait le repos jusqu'à ce
Celui qui regarde le ciel, qui a toujours le l'École
par le groupe communiste de nor- que l'organisme se guérisse spontané-
dos tourné pour écrire au tableau, n'est male pour faire une conférence aux nor- ment, ce qui n'était pas fréquent.
pas un bon enseignant. maliens (ce sont des gens privilégiés, à Miraculeusement, ma femme s'est
Lorsque j'ai trouvé ce que je cherche, qui on fait toujours un tas de confé- complètement guérie en un an et demi,
je me raconte la démarche : j'écris la rences). Dans une situation «normale», mais mon optimisme naturel était battu
démonstration je la simplifie, je la classe. Thorez aurait sûrement fait sa sortie anti- en brèche par les événements : je voyais
Ce n'est peut-être pas aussi enrichissant trotskiste, mais le groupe communiste lui l'Espagne vaincue, le nazisme qui mon-
que de l'exposer en présence d'un public, avait dit : «Attention, il y a Schwartz. Il faut tait. De plus, grâce à la lucidité que
mais l'idée est la même. Quand j'ai fait un éliminer le couplet antitrotskiste.» Thorez donnait le trotskisme, je savais ce qu'était
cours, une heure ou une heure et demie a limité ses attaques contre le fasciste le colonialisme et je voyais que le monde
après, je me le refais pour moi-même, je Doriot... Naturellement, je l'ai attaqué. Je était peuplé de colonies. Je savais ce
le reprends depuis le début et le recorrige n'avais pas peur de prendre la parole, en qu'étaient l'impérialisme français, l'im-
ce qui me permet de l'améliorer vertu du vieux principe de mon père : « Si périalisme britannique et l'impérialisme
tu es sûr de quelque chose, dis-le », et j'ai américain. L'URSSne pouvait pas être le
Ma famille m'avait inculqué des fait une critique en règle de ce qu'étaient sauveur, puisque le régime de Staline
notions politiques assez vagues et
tendancieuses : pendant la période chau-
vine de l'après-guerre de 1914-1918, les
Allemands étaient des monstres qu'il fal-
lait exterminer, les colonies françaises
étaient des merveilles et nous avions
civilisé des peuplades. Je n'ai changé qu'à
l'École normale, où l'atmosphère était
tout à fait différente. J'ai ressenti un choc
quand on m'a dit que le traité de Ver-
sailles était une abomination, que
l'Allemagne n'était pas la seule coupa-
ble de la guerre. Quant aux colonies, elles
avaient vu beaucoup d'horreurs. En parti-
culier, j'ai lu le livre Indochine S.O.S.,
d'André Viollis, où j'ai appris ce qui s'était
passé : les massacres, les tortures, etc.
Toutes ces idées politiques nouvelles
étaient diamétralement opposées à ce
que j'avais appris. L'idée que mes parents,
que j'ai toujours aimés et admirés,
m'avaient enseigné des idées fausses,
m'était pénible.
Je suis devenu socialiste sans entrer
au parti socialiste, car je trouvais que le
parti manquait d'énergie. Léon Blum était
au pouvoir, c'était l'époque exaltante du
Front populaire, mais la France n'est pas
intervenue en Espagne, non-intervention
que j'ai jugée très sévèrement, et je me
suis rapproché du parti communiste.
J'avais pris la décision, au cours de l'été
1936, d'adhérer au parti communiste. J'ai
changé d'avis à la lecture des comptes
rendus, particulièrement écoeurants dans Laurent Schwartz enseignant la théorie des distributions.
LE POINT DE VUE DE LAURENT SCHWARTZ

était une horreur. Je connaissais l'exis- que ! Toutefois ces notions intéressaient perdu ma première collection. Quand j'ai
tence des camps de concentration ; si énormément les élèves, qui sont retour- été invité, en 1952, à Rio de Janeiro pour
l'horreur du goulag restait inconnue, on nés voir leurs professeurs de taupe et donner des conférences pendant trois
savait parfaitement qu'une dizaine de mil- leur ont dit : «Vos mathématiques sont mois, j'ai vu les fabuleux papillons du
lions d'hommes étaient morts. par trop désuètes. » Brésil, sans analogue en Europe. La «plus
J'ai quitté le mouvement trotskiste en Ce sont ces élèves qui ont introduit en belle nuit de ma vie», à part celle des
1947, deux ans après la fin de la guerre, taupe la topologie générale et l'algèbre distributions, a été une chasse, avec une
car je me rendais compte que le proléta- linéaire. J'ai aussi fait des cours aux lampe, où j'ai attrapé 450 papillons inté-
riat mondial ne représentait pas une réa- élèves de première année de l'École nor- ressants. Fasciné, j'ai repris mon activité
lité solide et que l'action politique devait male sur les espaces vectoriels, comme de collectionneur. Ce n'est pas seule-
être plus modérée. J'ai alors adhéré à la à l'École polytechnique Cela m'a donné ment une collection d'amateur, où l'on
Nouvelle Gauche, qui est devenue le Parti un travail immense. Toutefois je n'ai pas met des papillons dans des boîtes vitrées
socialiste unifié, et j'ai présidé ensuite la transformé l'École autant que je l'aurais pour admirer leurs belles couleurs : je
séance de formation du Parti socialiste voulu. m'intéresse à tous les aspects de la col-
unifié. J'ai abandonné le PSUpour sauve- Une autre activité remplissait ma vie : lection de papillons, à la forêt tropicale ou
garder mes libertés d'appréciation et de la guerre d'Algérie. Il y a eu la torture équatoriale, à la vie dans cette forêt.
décision. Je fais de la politique par devoir systématique, les problèmes posés par
social, mais cela m'empêche de travailler. les parachutistes, la création du comité J'aiappris à classer et à identifier les
papillons
La politique ne fait pas fructifier la Maurice Audin, et j'ai dû consacrer à la et je note mes réflexions,
recherche mathématique : un historien politique d'énormes efforts. Essayez de sur l'évolution, induites par mes col-
peut mener un combat politique, qui est mettre dans la vie d'un homme, une vie lectes. Je me suis intéressé à la biologie
presque complémentaire de son métier, universitaire comportant enseignement moderne, dont la biologie moléculaire et
et poursuivre ses recherches : pas le et recherche, une vie de professeur à les lois de l'hérédité, au travers de la
mathématicien. l'École polytechnique où il essaie de tout collection de papillons, qui m'a permis de
changer, et les interventions de plus en réfléchir à cette évolution : elle pose des
a étéUne période
très dure. de ma vie, de 1959 à 1962, plus fréquentes dans la lutte contre la problèmes qui demandent autant de
En 1959, j'étais pro- guerre d'Algérie, avec la police, avec les réflexion que les mathématiques ; cer-
fesseur à la Faculté des sciences de parachutistes, avec l'O A. S, etc. A poste- tains ne sont pas du tout traités par les
Paris, où je donnais un cours intitulé riori, je me dis : «J'étais fou.» Mais que naturalistes. La formation de mathémati-
« Méthodes mathématiques pour les fallait-il supprimer ? cien et de naturaliste amène à formuler
sciences physiques». J'ai posé ma candi- J'ai sacrifié la recherche, mais je le les problèmes d'une façon intéressante
dature comme professeur à l'École regrettais profondément et je savais que parce que différente.
polytechnique, que je voulais transformer je devais modifier ma vie. J'ai beaucoup En 1949, après le congrès mathéma-
parce que cette école, sauf dans les labo- apprécié que trois collègues me disent tique canadien, j'avais une invitation à
ratoires de physique créés par Louis (d'habitude, on ne dit pas ces choses- Princeton, et l'on m'a refusé le visa d'en-
Leprince-Ringuet, était en quasi-dégéné- là) : «Il faut que tu rectifies ta vie en ce trée aux États-Unis (McCarthy sévissait) ;
rescence. Elle ne formait pratiquement moment ; tu ne fais plus de recherche et j'ai été sur la liste noire toute ma vie. Mon
plus de chercheurs en mathématiques ce n'est pas normal » Je leur ai répondu : dossier au consulat des États-Unis était
(quatre ou cinq peut-être, sont sortis pen- « Oui, mais aidez-moi.» Après la guerre complètement ridicule ; le consul le
dant les 15, années qui ont précédé mon d'Algérie, j'ai décidé de passer une année savait, mais il appliquait la loi, à regret.
arrivée). Quand les jeunes désiraient sabbatique aux États-Unis-d'octobre Heureusement, dans tous les systèmes
devenir des scientifiques, ils allaient à 1962 à septembre 1963. Je me suis politiques, les absurdités finissent par
l'École normale
ou à l'Université, mais complètement remis dans le bain, et l'in- s'estomper avec le temps : à 76 ans, on
pas à l'École polytechnique, où entraient terruption n'a pas été une catastrophe. m'a donné un visa illimité Sans ce handi-
seulement ceux qui désiraient avoir des Les engagements politiques ne m'ap- États-
cap, j'aurais surtout voyagé aux
situations «intéressantes» et protégées portent pas de plaisir. Tous les jours c'est Unis (ce qui, mathématiquement, m'au-
plus tard. L'esprit de la science n'y souf- une fatalité, on me demande de J'aide ; je rait été plus profitable), mais, en
flait pas. suis devenu une espèce d'ombudsman contrepartie, cette interdiction m'a incité
J'ai voulu changer cela, par devoir vis- qui règle toutes sortes de problèmes. à visiter les pays tropicaux.
à-vis de la nation, vis-à-vis de l'humanité, Quelqu'un vient me dire : «On me refuse J'ai pu y voir ce qu'était la vie dans le
pour éviter cet incroyable gaspillage de ma naturalisation, est-ce que tu peux Tiers-Monde. Aujourd'hui les voyages
cerveaux et pour que les jeunes qui m'aider ?» Je pense que je ne peux pas le sont plus faciles, ordinaires et chacun
entrent à l'École polytechnique y trou- laisser tomber, je regarde ; je m'aperçois visite le Tiers-Monde mais, dans les
vent de quoi travailler, de quoi apprendre, qu'il y a une fumisterie et qu'il n'y a années 1960, il fallait faire un effort pour
de quoi faire de la recherche. J'ai aussi aucune raison ni loi pour lui refuser sa observer les conditions de vie très dure
voulu que l'industrie trouve là de futurs naturalisation, et je l'obtiens. qui y sévissaient. J'y ai vu la misère en
ingénieurs de grande valeur, très bien Mon intérêt pour l'entomologie est allant chasser des papillons, dans des
formés. Il a fallu rédiger un cours qui doit très ancien. À l'âge de quatre ans et demi, forêts où les villageois ne connaissaient
avoir 1 200 pages ; le style en était ma mère m'a appris à collectionner les que leur langue, et j'ai vu de près leurs
complètement nouveau. Au début, j'ai papillons ; elle avait un goût (rare à l'épo- conditions de vie, à la campagne ou dans
fait scandale : on considérait comme que) pour les sciences naturelles, elle a des bidonvilles. C'est ainsi que l'on prend
scandaleux que, dans un cours à l'École élevé des chenilles jusqu'à sa mort, à 85 conscience de la détresse qui règne dans
polytechnique on parle d'espace de ans. Elle m'a communiqué sa fascination. le Monde.
Banach, d'espace métrique ou topologi- J'ai abandonné à l'âge de 18 ans et j'ai D'un mal, parfois, naît un bien.
Pierre de Fermât

M HAROLDEDWARDS

XVIIe siècle, de Fermat affirmait démontré que, pour


Au Pierre avoir n
supérieur à 2, aucun nombre entier à la puissance n ne pouvait être la somme
de deux autres puissances n-ièmes de nombres entiers. Il a fallu plus
de 300 ans aux mathématiciens pour parvenir à démontrer cette affirmation.

est le Le mathématicien français du maticien prodigieux : il a contribué à la bres ; certaines des plus grandes créa-
XVIIe siècle, Pierre de Fermat, création de la géométrie analytique tions de la penséemathématique ont été
fondateur de la théorie (avec Descartes),du calcul infinitésimal suggéréespar l'étude du théorème qui
moderne des nombres, la branche des (avec Leibniz et Newton) et du calcul porte sonnom et lestechniquesmisesau
mathématiquesqui étudie les propriétés des probabilités (avec Pascal). Il n'était point pour essayerde le démontrer ont
desnombres entiers. Comme beaucoup pas un mathématicien professionnel : il permis de résoudre bien d'autres pro-
d'autres savantsde son temps,Fermat a était magistrat à Toulouse.Saparticipa- blèmes.
étudié les classiques de l'antiquité ; en tion très active à la vie intellectuelle de Enfin, l'histoire du grand théorème
théorie des nombres, il fut très influencé son époque ne s'est faite qu'à travers sa de Fermat illustre très bien la nature des
par la lecture de Diophante (mathéma- correspondance privée avec les autres recherches mathématiques. On pose
ticien grec, auteur de l'Arithmetica que savants des grands centres intellectuels souvent aux mathématiciens la question
les Européens ont redécouverte au européens. suivante : «Comment est-il possible de
milieu du XVIe siècle). Fermat annota Il est excitant de croire qu'un magis- faire de la recherche en mathémati-
abondamment la marge de son exem- trat provincial du XVIIe siècleait été plus ques?». Je ne pense pas qu'on n'ait
plaire de cet ouvrage et, après sa mort astucieux que les meilleurs esprits jamais poséla mêmequestion à desphy-
en 1665,son fils réédita Arithmetica en mathématiques de ces trois derniers siè- siciens, des astronomes ou des biolo-
y incluant les notes de Fermat : une de cles; malheureusement,si l'on s'en tient gistes ; pour la plupart des gens, les
ces notes est devenue l'une des conjec- aux faits, il est peu probable que Fermat mathématiques sont une matière morte
tures les plus célèbres de l'histoire des ait véritablement démontré ce théo- si bien qu'ils ne voient pas comment on
mathématiques. rème. peut faire autre chose que de collecter
En marge du problème qui consiste à Dans les écrits de Fermat qui nous et d'ordonner différents résultats. Rien
trouver des carrés qui soient la somme sont parvenus,il ne fait mention de cette n'est plus faux : en mathématiques,tout
de deux autrescarrés (par exemple52 = démonstration que dans cette célèbre comme dans les autressciences,il existe
32 + 42), Fermat écrivit: «D'autre part, note en marge du livre de Diophante. Il de nombreusesquestionssansréponses.
un cube n'est jamais la somme de deux a écrit ailleurs qu'il pouvait démontrer Les mathématiciens cherchent toujours
cubes,une puissancequatrième n'est ja- que ni l'équation x3 + y3 = z3 ni l'équa- les bonnes questions, c'est-à-dire celles
mais la somme de deux autres puis- tion x4 + y4 = z4 n'avaient de solution auxquelles ils peuvent répondre et non
sancesquatrièmes et plus généralement, entière. S'il avait aussi découvert une celles auxquelles ils ne peuvent pas
aucunepuissancesupérieure à 2 n'est la démonstration valable pour lethéorème répondre. Il est cependant difficile d'ex-
somme de deux puissancesanalogues. général (c'est-à-dire qu'il est impossible pliquer à un non mathématicien cette
J'ai trouvé une merveilleuse démontra- de trouver des nombres entiers positifs démarche de l'esprit car la plupart des
tion de cette proposition, mais je ne x, y, z et n tels que xn+yn=zn si n est questionsintéressantesfont appel à une
peux l'écrire dans cette marge car elle supérieur à 2), il semble surprenant qu'il terminologie spécialiséeet à de solides
est trop longue.» C'est cette affirmation l'ait passéesous silence. Il est plus vrai- connaissancesde base. Le grand théo-
que l'on a appelée «le grand théorème semblable que Fermat avait une idée de rème de Fermat est une desrares excep-
de Fermat». Plusieurs théorèmes por- démonstration lorsqu'il écrivit cette tions à cette règle.
tent le nom de Fermat. On appelle sou- annotation mais qu'il s'aperçut plus tard
vent celui dont il est question dans cet que cette démonstration était erronée La méthode de la descente infinie
article « le grand théorème de Fermat » et, comme sesnotes n'étaient pas desti-
(par opposition à un autre appeléle petit nées à être publiées, il n'a pas jugé bon Le principal attrait du dernier théo-
théorème de Fermat) ou encore «le der- de les modifier. rème de Fermat est la simplicité de son
nier théorème de Fermat ». Ce théorème Il est bien sûr plus exaltant de penser exposé : il est impossiblede trouver des
est l'un des plus anciensproblèmes des que Fermat avait démontré son théo- nombresentiers x, y, z et n pour lesquels
mathématiques modernes. rème, ce qui n'est évidemment pas n est plus grand que 2 et qui vérifient
Fermat avait-il réellement une «mer- impossible. De toutes façons, ce théo- l'équation xn + yn = zn.Les non mathé-
veilleuse démonstration » de son théo- rème a joué un rôle important dans le maticiens abordent en général ce pro-
rème? Il est certain que c'était un mathé- développement de la théorie des nom- blème par une voie qui semble très rai-
1. PIERRE DE FERMAT est le fondateur de la théorie des nombres, correspondance privée avec d'autres savants. Fermat énonça un
branche des mathématiques qui traite des propriétés des nombres grand nombre de théorèmes intéressants et excitants qui ne furent
entiers. Né en 1601près de Toulouse,Fermat vécut dans le Sud de la démontrés que bien après sa mort. En 1840,il ne restait plus qu'un
France, bien loin des grands centres intellectuels européens. Ce seulde cesthéorèmesà démontrer, le grand théorèmedeFermat, selon
n'était pas un mathématicien professionnel,mais un magistrat, dont lequel l'équation x"+y"= z"n'a pas de solution en nombres entiers
les travaux mathématiques ne furent pas publiés de son vivant. Il quand n est un entier supérieur à 2. Ce théorème est l'un des
participa à la vie mathématique de son époqueuniquement par une problèmesles plus célèbresdesmathématiquesmodernes.
sonnable : la mise à l'épreuve Considé- une infinité de cubes, il faudrait faire les nombres entiers, une démonstration
rons le cas où n vaut 3 : il faut démontrer une infinité de vérifications, ce qui est par l'absurde prend souvent la forme
x3 y3 z3 n'a pas de naturellement impossible. On ne peut
que l'équation + = d'une démonstration par la méthode de
solution en nombres entiers. Les dix donc pas prouver par ce procédé qu'un la descente infinie. Fermat affirme avoir
premiers cubes des entiers positifs cube n'est jamais la somme de deux inventé cette méthode qui, dit-il, est à la
sont : 1, 8, 27, 64, 125, 216, 343, 512, 729 autres cubes. base de toutes ses démonstrations en
et 1 000. Il est facile de voir qu'aucun de Une fois qu'un non mathématicien théorie des nombres. Pour démontrer
ces nombres n'est la somme de deux s'est aperçu qu'en «donnant des valeurs », une proposition par la méthode de la
autres cubes. Par exemple, si 512 était la on ne pouvait montrer qu'il était impos- descente infinie, on part d'une solution
somme de deux cubes, ils devraient être sible de satisfaire, en nombres entiers, à en nombres entiers positifs d'une équa-
inférieurs à 512, c'est-à-dire être avant l'équation x3 + y3 = z3, il se demandera, tion ; on en déduit qu'il existe alors une
512 dans la liste précédente. Les cubes à l'autre extrême, comme on peut bien autre solution en nombres entiers posi-
216 et 343 sont de bons candidats mais démontrer un tel théorème «négatif » (il tifs, mais de valeurs plus petites. En
leur somme 559 est trop grande. La est impossible de trouver...). Une répétant cette construction à la solution
somme de deux cubes qui est immédia- réponse est qu'on peut essayer de plus petite, on trouve une solution
tement inférieure est 125 plus 343 soit démontrer un tel théorème en utilisant encore plus petite et on peut ainsi répé-
468 et non 512. Ainsi, 512 n'est pas la un raisonnement par l'absurde : on sup- ter indéfiniment le processus. Comme
somme de deux cubes. pose que cette équation a une solution toutes les solutions ainsi obtenues sont
On peut facilement calculer, en utili- et on déduit de cette hypothèse un résul- des nombres entiers positifs et qu'il
sant cette méthode, que tout cube donné tat que l'on sait être faux. Si on arrive à n'existe pas de suite infinie décroissante
n'est pas la somme de deux autres cubes. une assertion fausse (on dit qu'on a une d'entiers positifs, l'équation ne peut
Pour faire les calculs, on peut utiliser un contradiction), cela prouve que l'hypo- avoir de solution.
ordinateur très rapide qui nous dira très thèse de départ est fausse donc que Parmi tous les écrits connus de Fer-
vite que, par exemple, aucun cube ayant l'équation proposée n'a pas de solution. mat sur la théorie des nombres, on ne
moins de dix chiffres n'est la somme de Pour les théorèmes qui, comme le connaît qu'une seule démonstration. On
deux autres cubes. Mais comme il existe grand théorème de Fermat, concernent la trouve elle aussi dans une annotation

2. CETTE TABLETTE BABYLONIENNE en argile, couverte d'in- pythagoriciens. Chaque triplet montre que le théorème est faux
scriptions cunéiformes, date de 1500 av. J.-C. C'est l'un des plus lorsque l'exposant n estégalà deux. Les triplets pythagoriciens tirent
vieux documentsconnusqui traite de la théoriedesnombres. On peut leur nom du théorèmede Pythagore qui affirme quedans un triangle
y reconnaître (sousforme déguisée)plusieurs triplets pythagoriciens, rectangle le carré de l'hypoténuse estégal à lasomme des carrés des
c'est-à-dire des ensemblesde trois nombres entiers distincts x, y et z deux autres côtés.Les Babyloniens devaient connaître ce théorème
tels que x2+y2=z2, par exemple 4961, 6480 et 8161. Fermat a énoncé10 000
ans avant Pythagore. De plus, ils avaient certainement une
son grand théorèmealors qu'il étudiait un problème sur les triplets méthode pour trouver les triplets.
marginale de l'Arithmetica de Dio- soit encore z8-2x4z4 + x8 + 4x4z4, c'est- Cette démonstration prouve aussi
phante et elle concerne les triangles à-dire (z4 + x4)2 donc c2. Par ailleurs, que le grand théorème de Fermat est
pythagoriciens, c'est-à-dire les triangles 1/2 (ab) = 1/2 y42x2z2 soit (y2xz)2, c'est- vrai lorsque n est un multiple de 4 car si
rectangles dont les côtés ont des lon- à-dire d2. On a donc a2 + b2 = c2 et n 4k pour un certain entier positif k,
gueurs entières. (Leur nom vient du 1/2 (ab) = d2 ce que Fermat a démontré Xn + yn = Zn implique que (xk)4 + (yk)4 =
célèbre théorème de Pythagore qui comme impossible. Notre hypothèse (zk)4, ce qui est impossible puisqu'une
affirme que les longueurs x et y des côtés de départ, à savoir que l'équation x4 + y4 puissance quatrième n'est jamais la
et z de l'hypoténuse d'un triangle rec- z4 a une solution, est fausse et on a somme de deux autres puissances qua-
=
tangle sont reliées par la relation x2 + y2 démontré le grand théorème de Fermat trièmes. De même, si le théorème est
= z") Fermat montre que l'aire d'un tel pour n = 4. Fermat avait donc démontré démontré pour un certain exposant
triangle ne peut être un carré. Autre- son grand théorème dans le cas des puis- entier m, il l'est aussi pour tous les mul-
ment dit, si x, y et z sont des entiers sances quatrièmes. tiples de m. Donc comme tout entier n
positifs vérifiant x2 + y = z, 1/2 (xy) ne
peut être le carré d'un nombre entier. En
préliminaire, il est facile de voir que soit
x, soit y doit être un nombre pair donc
que 1/2 (xy) est un entier.
Pour démontrer cette proposition,
Fermat utilisa la méthode de la descente
infinie. Plus précisément, étant donné
des entiers et positifs x, y, z et u vérifiant
l'équation x2 + y2 = z2 1/2 (xy) = u2,
Fermat donne une méthode explicite
pour en déduire des nombres entiers
positifs X, Y, Z, U tels que X2 + Y2 = Z2
et 1/2 (XY) = U2 et tels que le triangle
dont les côtés ont pour longueurs X, Y,
Z est plus petit que le triangle ayant
pour côtés x, y, z, en ce sens que l'hypo-
ténuse Z est plus petite que l'hypoté-
nuse z. La méthode de Fermat pour
trouver X, Y, Z et U est très ingénieuse
et nécessiterait une trop longue explica-
tion. Le fait est que cette méthode existe
et qu'elle montre l'impossibilité de trou-
ver des nombres entiers x, y, z, u satisfai-
x2 + y2 = z2 et 1/2 (xy)
sant aux équations
u2. En effet, une solution
= x, y, z, u
conduirait à une solution plus petite X,
Y, Z, U qui, à son tour, donnerait une
solution encore plus petite X', Y', Z', U',
etc. Cela impliquerait donc l'existence
d'une suite infinie décroissante de nom-
bres entiers positifs : z > Z >Z'... (le
signe >signifie supérieur à). En fait, les
mots «supérieur à», «plus grand que... »
prêtent à confusion. Aussi, les mathé-
maticiens précisent-ils toujours «stricte-
ment supérieur à » ou «supérieur ou
égal à ...».Nous utiliserons les mots
«supérieur à », «plus grand que... » etc.,
dans le sens «strictement supérieur » De
même, nous utiliserons le mot «positif »
dans le sens «strictement positif ».
Il est intéressant de remarquer que
l'impossibilité pour l'aire d'un triangle
pythagoricien d'être un carré implique
immédiatement que l'équation x4 + y4
z4 n'a
= pas de solution en nombres
entiers, c'est-à-dire que le grand théo-
rème de Fermat est vrai pour n = 4. Une
astuce simple mais ingénieuse permet de 3. LE GRAND THÉORÈME DE FERMAT estmentionné pour la première fois dans la marge
relier les deux propositions : soit x, y, z de l'Arithmetica, livre d'arithmétique du mathématicien grec Diophante. Fermat a étudié ce
x4 + y4 = z4 livre en ajoutant de nombreuses notes dans son exemplaire, une traduction en latin due à
trois entiers positifs tels
2x2z2,
que
c
= y4, b z4 x4 et C. Bachet. Après la mort de Fermat en 1665, son fils en publia une nouvelle édition en y
et posons a = = + insérant les notes de son père. Cette photographie est celle de la première pagede ce livre.
d = y2xz. En utilisant maintenant l'iden-
La célèbre note de Fermat se réfère à un problème concernant les triplets pythagoriciens. Il
tité remarquable (r + s)2 = r2 + 2rs + s2 énonça saconjecture et ajouta «J'ai découvert unedémonstration assezremarquable de cette
on trouve que a + b2 = (z4-x4)2 + 4x4Z4, proposition mais elle ne tiendrait pas dans cette marges.
plus grand que 2 est divisible, soit par un Les nombres de la forme a + ib #3 pothèse que (p + iq#3) (p-iq#3) est un
nombre premier impair (c'est-à-dire un forment un ensemble de nombres qui cube entraîne donc que p + iqW 3 est un
nombre premier différent de 2), soit par ressemble beaucoup à l'ensemble des cube et la proposition est démontrée.
4, il suffit de démontrer le grand théo- nombres entiers. Dans les deux cas en Cet argument conduisit bien Euler à
rème de Fermat lorsque l'exposant est additionnant, soustrayant, multipliant la conclusion désirée. Mais ce n'est pas
un entier premier impair. deux nombres de l'ensemble, on obtient une démonstration valable que de rai-
Fermat affirma qu'il pouvait démon- encore un nombre de cet ensemble alors sonner par analogie avec l'arithmétique
trer le théorème dans le cas n = 3, mais il qu'en général, il n'en est pas de même si des nombres entiers. Procéder par ana-
fallut attendre cent ans pour que soit on divise deux nombres de ce type. Par logie est certainement très suggestif et
publiée la première démonstration de exemple, dans l'ensemble des entiers, 4 l'histoire des mathématiques montre
l'impossibilité de l'équation x3 + y3 = z. ne divise pas 5 (c'est-à-dire qu'aucun que si cette manière de raisonner a don-
Cette démonstration, due au mathéma- entier multiplié par 4 ne donne 5) ; né naissance à beaucoup d'idées utiles,
ticien Leonhard Euler, présentait néan- parallèlement, étant donné deux nom- elle ne constituait aucunement une
moins une erreur importante. bres de la forme a + ib #3, il est en général démonstration valable. Il est tout à fait
impossible d'en trouver un troisième qui surprenant qu'Euler n'ait pas été plus
La démonstration d'Euler soit leur quotient. Ces similitudes entre prudent en utilisant cette analogie car
les deux ensembles de nombres condui- bien que les nombres de la forme
Euler démontra le théorème dans le sirent Euler à utiliser, dans sa démons- ib#3 aient beaucoup de propriétés
a +
cas n = 3 en utilisant la méthode de la tration, une méthode nouvelle et erro- communes avec les entiers, les deux
descente infinie, c'est-à-dire en donnant née. Il appliqua une propriété bien ensembles de nombres ont aussi beau-
une méthode qui permet de déduire de connue des entiers aux nombres de la coup de propriétés différentes. Par
toute solution x, y, z de l'équation x3 + y3 forme a + ib 3 exemple, dans les entiers, il existe un
z3
= une nouvelle solution X, Y, Z telle La propriété des nombres entiers uti- ordre naturel...-2,-1, 0, 1, 2,... ce qui
que soit plus petit que z. Comme cette
Z lisée par Euler dans sa démonstration n'est pas le cas pour les nombres de la
méthode est trop longue pour être expli- découle de la décomposition (unique) forme a + ib#3. Il n'y a qu'une façon
quée en détail dans cet article, on n'en d'un entier en facteurs premiers. Tout d'être sûr que les nombres de la forme
indiquera que les grandes lignes. À l'aide entier positif s'écrit d'une seule façon a+
ib#3 ont,
comme les entiers, la pro-
de calculs concernant diverses carac- comme un produit de facteurs premiers. priété que le produit de deux nombres
téristiques des nombres x, y, z, Euler Par exemple, 124 est égal à 2 x 2 x 31 et premiers entre eux est un cube si et seu-
ramène la construction d'une solu- les seuls nombres premiers qui divisent lement si chacun d'entre eux est un cube,
tion plus petite à la démonstration de la 124 sont 2 et 31. La propriété suivante est c'est... de le démontrer !
proposition suivante : si p et q sont des une conséquence de cette factorisation
entiers premiers entre eux (c'est-à-dire unique : un produit de deux entiers pre- L'erreur d'EuIer
si leur seul diviseur commun est 1) et miers entre eux ne peut être un cube que
si p + 3q2 est un cube, alors il existe si chacun d'eux est un cube. Par exemple, Même les meilleurs mathématiciens
des entiers a et b tels que p = a3-9ab2 et soit c et d des entiers, premiers entre eux succombent de temps en temps à la ten-
3a2b-3b3. Cette proposition est tout tels que cd 1 000 = 103. Décomposé en tation de la «démonstration par analo-
q=
à fait vraie et on peut la démontrer en produit de facteurs premiers, 1 000 gie » ; quand ils savent qu'un résultat est
modifiant légèrement des méthodes que s'écrit 23 x 53. On obtient les factorisa- juste, ils n'examinent pas assez les argu-
l'on trouve ailleurs dans les travaux tions de 1 000 en scindant ces facteurs ments qu'ils utilisent. La tentation est
d'Euler. Dans cette circonstance, Euler en deux groupes, par exemple (2 x 2 x 5) d'autant plus forte quand ce type de rai-
a cependant choisi d'utiliser un nouveau (2 x 5 x 5) soit 20 x 50. Si on veut obtenir sonnement donne une démonstration
type d'argument qui nécessite l'intro- un produit de deux facteurs premiers particulièrement simple : c'est ce qui
duction des nombres de la forme a + ib#3 entre eux, il est nécessaire que tous les 2 arriva à Euler. Il est fort probable
où a et b sont des entiers et i est une aillent dans le même facteur et de même qu'Euler a négligé d'être plus rigou-
racine carrée de-1 (i2 =-1). pour tous les 5. Les seules possibilités reux, car il savait, par d'autres argu-
Pour comprendre pourquoi Euler a 23 5 ments, que la conclusion p + iq#/3 =
pour les facteurs c et d sont donc x
trouvé commode d'introduire les nom- 23 53 et 1 qui sont des cubes. Plus géné- (a + ib#3)3 était juste.
bres de la forme a + ib#3, développons ralement, le produit de deux entiers pre- Bien avant qu'il n'ait publié sa
+ ib#3)3. On
l'expression (a trouve miers entre eux ne peut être une puis- démonstration dans le cas n = 3 du grand
a3 3a2bil3-9ab2-3b3i i3 soit théorème de Fermat, Euler avait travail-
+ sance n-ième d'un nombre entier que si
(a3-9ab2) (3a2b-3b2) i i3 chacun de ces entiers est lui-même une lé sur d'autres affirmations, non démon-
+ ou encore
#3 où et sont comme dans la
p + iq p q puissance n-ième d'un nombre entier. trées par Fermat, et qui concernaient la
conclusion de la proposition. En d'autres Euler supposa que cette propriété des représentation des nombres sous la
termes, la conclusion de la proposition entiers était encore vraie pour les nom- forme x2 + 3y2. En particulier, il démon-
peut s'écrire sous la forme : (a + ib 513)3 bres de la forme a + ib#3 et il acheva la tra rigoureusement l'assertion suivante
3 D'autre part, on suppose de Fermat : tout nombre premier p qui
= p + iq p2 3q2 est
démonstration de la proposition de la
dans la proposition que + un façon suivante. La proposition affirme est un multiple de 3 plus 1 (c'est-à-dire
cube. En écrivant p 2 + 3q 2sous laforme que si p et q sont des entiers premiers de la forme p = 3n + 1) est représenté de
(p + iq <3)(p-iq #3), on peut donc entre eux et si (q + iq <3)(p-iq #3) est façon unique sous la forme d'un carré
reformuler la proposition de la manière un cube, alors p + iq #3 est un cube. Euler plus trois fois un carré (c'est-à-dire
suivante : si (p + iq #3) (p-iq #3) est un p = X2 + 3y2) par exemple 7 = 2 x 3 + 1
montra d'abord que si p et q sont pre- ; :
cube, alors (p + iq #3) est aussi un cube, miers entre eux, il en est de même pour et 7 = 2 + 3 x 12. Les techniques mises
c'est-à-dire est de la forme a + ib #3 pour p +iq#3 et pour p-iq#3. En transposant au point par Euler pour cette démons-
certains entiers a et b. On peut de cette la propriété des entiers, le produit de tration se transposent facilement à la
manière énoncer la proposition d'une deux nombres de la forme a + ib#3 pre- démonstration pour n = 3 du grand
façon beaucoup plus simple et naturelle miers entre eux n'est un cube que si théorème de Fermat. Il est possible
#3.
en introduisant les nombres a + ib chacun d'entre eux est un cube. Ici l'hy- qu'Euler se soit rendu compte qu'il pou-
vait démontrer la proposition à l'aide de un peu remaniée, mais elle établit que le q est divisible par 5. La démonstration
ces techniques et qu'en fonction de cette grand théorème de Fermat est vrai pour de Dirichlet de cette propriété repose
certitude, il n'ait pas soumis sa nouvelle le plus petit nombre premier impair : 3. sur une étude absolument rigoureuse
démonstration à une critique suffisam- Dans les années 1820, Gustav Lejeune des nombres de la forme x2 - 5y2. La
ment serrée. Dirichlet et Adrien-Marie Legendre ont démonstration, calquée sur des travaux
Dans le début de la démonstration du démontré le théorème lorsque n est égal d'Euler (en particulier son étude rigou-
théorème de Fermat pour n = 3, Euler x2 3y2)
au nombre premier suivant : 5 Leur reuse des nombres de la forme +
n'a utilisé des arguments qui pouvaient méthode est pour l'essentiel une géné- et sur des travaux de Jean-Louis
paraître discutables qu'avec la plus ralisation de celle d'Euler pour n = 3. Lagrange et Carl Friedrich Gauss, ne
extrême prudence. Par exemple une des L'analogue de l'équation cruciale dépend en rien d'une analogie avec la
étapes intermédiaires de la démontra- iq#3 = (a ib#3)3 est l'équation factorisation des entiers.
p + +
tion consiste à montrer que si a et b sont q#5 b#5)5.5 (Lorsque
p + = (a + n croît, Il fallut attendre ensuite 15 ans pour
des entiers premiers entre eux tout fac- les équations que l'on rencontre dans ce que Gabriel Lamé démontre le grand
3b2
teur premier impair de a2 + est de la type de démonstration se compliquent théorème de Fermat pour le nombre
forme c2 + 3d Ici Euler n'avait pas la énormément et la méthode ne s'appli- premier suivant : 7. Cette démonstration
dangereuse conviction que ce résultat que plus.) Dans le cas n = 5, pour mon- était un fait d'armes mais ne se prêtait
était juste et la démonstration qu'il en trer que p + q#5 est une puissance cin- pas à une généralisation pour d'autres
donne est un modèle de clarté et de quième, il faut supposer non seulement valeurs de n, car elle était longue, diffi-
rigueur. Il est cependant curieux que que p2-5q2 est
une puissance cinquième cile et très liée au nombre 7. Il était fort
l'expérience acquise lors de cette et que p et q sont premiers entre eux, peu probable qu'elle puisse s'appliquer
démonstration ne l'ait pas alerté sur comme dans le casn = 3, mais aussi qu'ils au nombre premier suivant, 11, ou à un
l'inexactitude de l'argument qu'il uti- n'ont pas la même parité (c'est-à-dire autre cas. Il semblait donc que pour
lisa plus tard. En effet, on peut très que l'un est pair et l'autre impair) et que avancer dans l'étude du grand théorème
bien raisonner par analogie pour mon-
trer que tout facteur premier impair de
a2 3b c2 3d
+ est de la forme + ; en
suivant la même inclination dange-
reuse, on peut aussi montrer que tout
facteur premier impair de a2 + 5b2 est de
la forme c2 + 5d2... mais ce résultat est
faux ! (Un contre exemple est facile à
trouver : 21= (4) 2 + 5 (1) 2 et aucun des
facteurs premiers de 21, à savoir 3 ou 7
n'est la somme d'un carré et de cinq fois
un carré.) De telles considérations
auraient dû inciter Euler à plus de
rigueur au début de sa démonstration. II
avait certainement oublié ces précau-
tions initiales lorsqu'il revint plus tard
sur le sujet.
Ce manque de rigueur est certaine-
ment une conséquence de sa puissance
mathématique que révèlent son imagi-
nation et son esprit inventif extraordi-
naires. Il était capable de voir de nou-
veaux liens entre plusieurs problèmes et
d'en trouver de nouvelles formulations
en ouvrant des voies inexplorées, si bien
que son oeuvre a inspiré des générations
de mathématiciens. Sa factorisation des
nombres de la forme a + ib#3 en nom-
bres premiers, par analogie avec la fac-
torisation des entiers, témoigne d'une
grande ingéniosité. L'application de
cette idée à la démonstration du grand
théorème de Fermat pour le cas n = 3
était certes prématurée, mais le déve-
loppement ultérieur des mathématiques
a montré que c'était une très bonne idée.
Cette erreur dans l'argumentation
d'Euler (c'est-à-dire le fait qu'une pro-
priété déduite de la factorisation unique
d'un entier n'est pas nécessairement
valable pour d'autres ensembles de 4. LEONHARD EULER a démontré le grand théorème de Fermat pour le plus petit des
nombres qui ressemblent aux entiers) a exposantspremiers impairs, n = 3. Avant la démonstration d'Euler, le grand théorème de
Fermat n'avait été démontré que dans le cas n = 4, en utilisant d'ailleurs les travaux de
été à l'origine de recherches beaucoup Fermat. La méthoded'Euler est très ingénieuse,mais elle contient une grave erreur. On peut
plus élaborées sur le théorème. facilement la corriger lorsque n est égal à 3 et la méthode s'avéra très utile pour les travaux
La démonstration d'Euler doit être ultérieurs sur le théorème
de Fermat, il faille trouver une approche plus automatiquement applicable aux mesure de l'avancement de ses travaux
différente du problème. entiers cyclotomiques qu'elle ne l'est sur les entiers cyclotomiques, Kummer
Le même Lamé proposa une telle aux nombres de la forme a + ib#3. En s'aperçut que le puissant outil qu'est la
approche en 1847. Il essaya de démon- fait, bien que cette identification soit factorisation unique, outil qui faisait
trer le théorème dans le cas général en légitime pour les nombres de la forme défaut pour les entiers cyclotomiques,
introduisant une racine n-ième de l'uni- a + ib#3 (et ceci pour une raison qui n'est n'était pas réellement nécessaire. Sa
té, c'est-à-dire un nombre complexe a pas du tout évidente), elle est en général théorie de 1847 montre comment modi-
tel que αn =
1 mais tel que pour tout fausse pour des entiers cyclotomiques ; fier le concept de factorisation unique de
entier k inférieur à n, ak est distinct de 1. en fait, elle n'est valable que pour quel- façon à obtenir un nouvel outil donnant
L'idée n'était pas nouvelle. Au siècle ques valeurs de n où n est un entier des résultats fins et utiles sur les entiers
précédent, Lagrange avait remarqué premier impair et a une racine n-ième de cyclotomiques.
qu'en introduisant a dans l'étude du l'unité. La théorie de Kummer est fondée sur
grand théorème de Fermat, il était pos- Le malheureux Lamé, nageant dans l'introduction, dans l'arithmétique des
sible de décomposer xn + yn = zn en n un bonheur optimiste, annonça à une entiers cyclotomiques, de ce qu'il a
facteurs, du premier degré en x et y. séance de l'Académie des Sciences de appelé des «nombres complexes
Pour obtenir cette factorisation, on Paris que, grâce à sa méthode, il avait idéaux ». Cette invention est analogue à
α2,... αn-1 l'introduction du nombre complexe i
remarque que 1, α, sont les démontré le grand théorème de Fermat.
racines, c'est-à-dire les solutions, de Des qu'il eut présenté les grandes lignes dans l'arithmétique usuelle. Nous ne
l'équation xn _ 1 = 0 ; ce fait résulte du de sa démonstration, Joseph Liouville se donnerons pas ici les caractéristiques des
théorème fondamental de l'algèbre, leva pour mettre en doute l'application nombres idéaux de Kummer, mais il suf-
le théorème de d'Alembert : Xn - 1 = que faisait Lamé de propriétés des fit de dire qu'ils restituent les principales
(X-1) (X-α) (X-α2)... (X-αn-1). entiers de l'arithmétique aux entiers conséquences de la factorisation unique
Posons maintenant X =-x/y et mul- cyclotomiques. On ne sait si Liouville aux entiers cyclotomiques et à d'autres
tiplions les deux membres de l'équation était au courant de l'erreur similaire faite systèmes de nombres, par exemple les
ainsi obtenue par y". Puisque seuls les par Euler. De toute façon, il est remarqua- nombres a + ib#3, qui intervenaient dans
cas où n est impair nous intéressent, ble que Liouville ait pu instantanément les démonstrations du théorème de Fer-
on obtient l'équation : xn + yn = (x + y) toucher du doigt le point le plus faible de mat pour certaines valeurs de n.
(x+αy) (x+α2y)...(x+αn-1y).la démonstration de Lamé il
; en existait La théorie de la factorisation des
d'autres. L'enthousiasme de Lamé était idéaux est sans aucun doute l'une des
Les entiers cyclotomiques tel qu'il négligeait également d'autres grandes découvertes des mathémati-
difficultés majeures. En fait, sa méthode ques du XIXe siècle. Par une évolution
Chacun des facteurs de xn + yn est s'avéra inextricable, même pour les bizarre de la terminologie, les nombres
a2α2
un nombre de la forme : ao + a1α + valeurs de n pour lesquelles son hypo- complexes idéaux de Kummer et cer-
+... + αn-1αn-1 où ao, a1,... an-1 thèse sont desprincipale était vraie, à savoir lors- taines classes de nombres qui leur sont
entiers. Aujourd'hui, on appelle nombre que n vaut 3, 5, 7, 11, 13, 17 et 19. reliés s'appellent maintenant des idéaux.
cyclotomique tout nombre de ce type, Naturellement, Lamé fut tout penaud De nos jours, la théorie des idéaux est
formé à partir des entiers et des puis- de s'être si lourdement trompé et surtout une branche séparée des mathémati-
sances de a. La raison en est que les d'avoir publié sa « démonstration » dans ques ; c'est là un témoignage de l'impor-
racines n-ième de l'unité sont étroite- les Comptes Rendus de l'Academie des tance et de la portée des idées de Kum-
ment liées au problème de la division du Sciences, au vu et au su du monde mathé- mer. L'oeuvre de Kummer illustre bien
cercle en n parties égales. (On peut matique tout entier. Il écrivit à son ami un aspect étrange de la recherche mathé-
interpréter le nombre complexe a com- Dirichlet : «Si seulement vous aviez été matique : il est impossible de prévoir
me un point sur le cercle de rayon unité à Paris ou si j'avais été à Berlin, tout cela quelles directions conduiront à des
centré à l'origine du plan complexe ; ne serait pas arrivé ». En effet, il aurait découvertes utiles. En étudiant des ques-
l'arc de cercle qui se trouve entre 1 et a suffi à Lamé de lire les Comptes Rendus tions très théoriques en théorie des nom-
est la n-ième partie de tout le cercle.) de l'Académie des Sciences de Berlin où bres, Kummer introduisit des concepts
Comme les nombres a + ib#3, l'ensemble on avait annoncé quelques mois plus tôt qui se révélèrent d'une valeur et d'une
des entiers cyclotomiques a des proprié- la théorie importante et nouvelle de universalité mathématiques imprévisi-
tés voisines de celles des entiers en ce l'arithmétique des entiers cyclotomi- bles.
sens que la somme, la différence, le pro- ques. La théorie de Kummer amena, en
duit de deux entiers cyclotomiques sont particulier, les plus grands progrès dans
un entier cyclotomique, alors qu'en
L'apport de Kummer l'étude du grand théorème de Fermat.
général le quotient n'en est pas un. Alors que quelques années avant, on
Lamé a traité les entiers cyclotomi- L'auteur de cette nouvelle théorie avait considéré que les démonstrations
ques d'une façon qui ressemble à celle était Ernst Eduard Kummer. Plusieurs des cas n = 5 et n = 7 étaient de grandes
utilisée par Euler pour les nombres années auparavant, Kummer s'était ren- réalisations, en 1847, Kummer démon-
a + ib#3. Une fois obtenue la factorisa- du compte que, pour certains problèmes trait que le théorème était vrai pour
tion de xn + y"enentiers cyclotomiques, de théorie des nombres, tels que le grand tous les exposants premiers inférieurs à
Lamé appliquait le «résultat » suivant théorème de Fermat, la propriété la plus 37, ce qui démontrait évidemment le
lequel un produit de nombres premiers importante des entiers était leur décompo- théorème pour tous les exposants infé-
entre eux (par «nombre », il entendait un sition unique en un produit de facteurs rieurs à 37. De plus, il arrivait presque à
entier cyclotomique) ne peut être une premiers et il avait essayé de démontrer démontrer le théorème pour tous les
puissance n-ième que si chacun d'entre une propriété analogue pour les entiers exposants premiers inférieurs à 100 ;
eux l'est. À partir de là, Lamé donnait cyclotomiques : il était arrivé à la conclu- seuls les exposants 37, 59 et 67 échap-
une démonstration directe de l'impossi- sion, qu'en général, il n'y avait pas de paient à sa méthode.
bilité de l'équation xn + yn = zn. L'ennui factorisation unique. (Il avait publié Bien que la plupart des historiens des
c'est qu'une propriété déduite de la fac- cette découverte en 1844, mais dans une mathématiques aient affirmé que la
torisation unique des entiers n'est pas revue obscure.) Cependant, au fur et à théorie de Kummer était née de l'étude
du grand théorème de Fermat, on trer cette infinitude furent infructueux.
s'aperçoit, en étudiant attentivement L'intuition et l'examen de suites numé-
ses travaux et sa correspondance, que ce riques font que l'assertion «il y a une
théorème n'était qu'une préoccupation infinité de nombres premiers réguliers »
secondaire. Le but de Kummer était de est aussi vraie que peut l'être une affir-
résoudre un autre problème de théorie mation non démontrée. (Chose curieuse,
des nombres, celui des lois de réciproci- on a démontré qu'il existe une infinité
té générale, énoncé par Gauss. Le pro- de nombres premiers non réguliers.
blème est de généraliser à des puis- Avec les moyens de calcul dont on dis-
sances supérieures à 2 la célèbre loi de pose actuellement, on estime qu'envi-
réciprocité quadratique qui avait été ron 60 pour cent des entiers premiers
démontrée par Gauss. En quelques sont réguliers et on a de bonnes raisons
mots, la loi de réciprocité quadratique de penser que la majorité des nombres
indique que si p et q sont des entiers premiers sont réguliers. On partage
premiers impairs, il existe une relation donc l'ensemble des nombres premiers
simple entre les réponses aux deux ques- en deux sous-ensembles : celui des nom-
tions suivantes : «p diffère-t-il du carré bres premiers réguliers et celui des nom-
d'un entier par un multiple de q ?» et «q bres premiers non réguliers ; on ne sait
diffère-t-il du carré d'un entier par un pas encore montrer que le sous-ensem-
multiple dep ? ». En 1847, les travaux de ble qui est «certainement le plus gros »
Kummer sur les lois de réciprocité géné- est infini, mais on a déjà démontré que
rale en étaient à leurs balbutiements, son complémentaire est infini !).
mais en 1859, il obtint un complet succès Kummer établit plus tard une autre
en démontrant un théorème général qui condition suffisante pour le grand théo-
fut le point culminant de ses recherches rème de Fenmat, vérifiée par un nombre
en théorie des nombres. Le point de vue encore plus grand de nombres premiers,
classique, selon lequel Kummer était y compris les nombres non réguliers 37,
motivé par le grand théorème de Fer- 59 et 67. Après l'époque de Kummer, on
mat, n'est cependant pas faux dans la a trouvé des conditions suffisantes
mesure où ce théorème est étroitement encore plus larges, l'une des plus larges
lié aux lois de réciprocité générale ! Le a été donnée par H. Vandiver, de l'Uni-
grand Gauss lui-même, bien qu'il s'en versité du Texas. Toutefois, il était
soit toujours défendu, était intéressé par encore concevable, bien que peu vrai-
le théorème de Fermat et espérait en semblable, que le grand théorème de
déduire la solution de ses résultats sur Fermat n'ait été vrai que pour un nom-
les lois de réciprocité générale. bre fini d'exposants premiers, c'est-à-
dire qu'il existerait un nombre M (très
Les entiers premiers réguliers grand) tel que le grand théorème de
Fermat soit faux pour tout exposant pre-
La théorie de Kummer de 1847 était mier supérieur à M.
très utile : elle donnait une condition
suffisante pour qu'un nombre premier Les calculs sur ordinateur
impairp soit un exposant pour lequel le
grand théorème de Fermat est vrai. En revanche, les conditions suffi-
Autrement dit, pour tout nombre pre- santes établies étaient si larges qu'elles
mier impairp qui satisfait à la condition étaient vérifiées par tous les nombres
de Kummer, l'équation xP + yP = zP n'a premiers testés. Les algorithmes per-
pas de solution entière. Aujourd'hui un mettant de déterminer si un nombre
nombre premier qui satisfait à cette premier satisfait à ces conditions sont
condition est dit régulier. (Précisément, assez simples ; ces vérifications sont, en
un nombre premier p est régulier s'il ne particulier, l'oeuvre de D. Lehmer, de
divise pas les numérateurs des (p-3) l'Université de Californie, R. Selfridge,
5. ERNST EDUARD KUMMER apporta la
premières fractions d'une suite de nom- plus grande contribution à l'étude du grand de l'Université de Floride, Wells John-
bres appelés «nombres de Bernoulli ».) théorème de Fermat. Alors qu'il travaillait son, de Bowdoin College et S. Wagstaff
Cette condition est suffisante pour que sur un système de nombres appelés entiers de l'Université d'IIIinois. Les calculs
le théorème de Fermat soit vrai, mais cyclotomiques, l'arithméticien allemand menés par Wells Johnson ont montré
elle n'est pas nécessaire. On connaît des découvrit en 1847 une condition suffisante
que le grand théorème de Fermat est
nombres premiers p qui ne sont pas pour qu'un nombre premier p satisfasseau vrai pour tous les exposants premiers
grand théorème de Fermat ; quand un nom-
réguliers, mais pour lesquels on a inférieurs à 30 000. Puis, S. Wagstaff a
bre premier p satisfait à la condition de
démontré que l'équation : Kummer, l'équation xp + yp = zp n'a pas de repoussé cette limite à 125 000 en utili-
xp + yp = zp solution en nombres entiers. Aujourd'hui, les sant des techniques élaborées et un gros
n'avait pas de solution entière. Les seuls nombres premiers qui satisfont à cette ordinateur.
nombres premiers inférieurs à 100 qui condition sont dits «réguliers». Lorsque les Ces calculs ont montré aussi qu'un
ne soient pas réguliers sont : 37, 59, 67. nombres premiers réguliers furent décou- contre-exemple du grand théorème de
Kummer pensa aussitôt que l'ensem- verts, le grand théorème de Fermat n'était Fermat, c'est-à-dire des entiers positifs
établi que pour les exposants 3, 4, 5 et 7.
ble des nombres premiers réguliers était x, y, z et un nombre premier p tels que
Kummer réussit à montrer qu'il est égale-
infini, mais ne put le démontrer. En fait, ment vrai pour presque tous les entiers xP + yP = zP, serait formé de nombres
tous les efforts ultérieurs pour démon- premiers inférieurs à 100. gigantesques qui dépasseraient les pos-
sibilités des plus gros ordinateurs exis-
tant actuellement et même celles de tout
ordinateur concevable. Si p était un
nombre premier dépassant la limite de
Wagstaff, par exemple voisin de 300 000, l'Institut
Du21 Isaac
au 23 juin 1993, à Cambridge, La salle éclate en applaudissements,
on pourrait montrer que xP + yP = zP ne Newton accueillait la et des messages sont aussitôt envoyés
serait vérifié que si x, y ou z était divisi- fine fleur de la géométrie arithmétique, dans le monde entier, par les systèmes
ble par p. Ainsi, zp devrait être supérieur branche moderne des mathématiques de courrier électronique. F. Colmez lui-
000,
à 300 000300 nombre comprenant qui considère des relations entre les nom- même, de retour à son bureau de l'École
plus d'un million de chiffres ! D'autres bres entiers et les objets géométriques : normale supérieure de Paris, en trouve
résultats ont montré qu'un contre- courbes, surfaces, etc. Devant une cin- plusieurs sur son ordinateur. Celui de
exemple du théorème de Fermat impli- quantaine de spécialistes, Andrew Wiles, Kenneth Ribet, professeur à l'Université
querait des nombres encore plus extra- mathématicien britannique professeur à de Berkeley, est ainsi libellé : «Je suppose
ordinairement grands. l'Université Princeton, présentait ses résul- que certains d'entre vous ont eu vent de
Dans un certain sens, le grand théo- tats récents lors de séminaires avancés l'annonce, par Wiles, de sa démontra-
rème de Fermat était empiriquement qui accompagnaient une série de cours- tion de la conjecture de Taniyama pour les
vrai. S'il existait une solution de l'équa- conférences de formation. courbes elliptiques semi-stables. Ce cas
tion xn + yn = zn, les nombres obtenus Dans la communauté mathématique, de la conjecture de Taniyama implique le
seraient si grands qu'aucun être humain A. Wiles est réputé pour sa discrétion et dernier théorème de Fermat, en raison
ne serait capable de les manipuler. Tou- sa puissance mathématique : il a publié d'un résultat que j'ai démontré il y a quel-
tefois, tant du point de vue philosophi- très peu d'articles... mais dans chacun, ques années (J'ai prouvé que la courbe
que que du point de vue mathématique, d'importantes hypothèses-que les mathé- elliptique de Frey construite à partir d'une
la grandeur des nombres n'a rien à voir maticiens nomment des conjectures- solution possible de l'équation de Fermat
avec la véracité d'un théorème. Lors- étaient démontrées. Pourquoi avait-il de- ne peut pas être modulaire, c'est-à-dire
qu'un mathématicien affirme qu'un mandé trois conférences successives ? satisfaire la conjecture de Taniyama ; en
résultat est vrai pour tous les nombres, On soupçonnait quelques beaux résultats. revanche, il est aisé de voir qu'elle est
il ne se restreint pas aux nombres qui Le premier jour, il présente des semi-stable).»
sont habituels ou qui pourraient le deve- conjectures datant des années 1950 et, Un autre message provient de R.L. Tay-
nir. lentement, dérive vers quelques résultats lor, un élève de A. Wiles : «Oui, Andrew
Néanmoins, les mathématiciens ne indiquant le cadre général de ses récents a annoncé une preuve du dernier théo-
savaient plus comment aborder le pro- travaux. À la fin de la séance, ses collè- rème de Fermat, et, oui encore, les collè-
blème. Le théorème avait résisté aux gues s'interrogent : aurait-il démontré la gues semblent y croire. À ce jour, le
puissantes méthodes de Kummer et à conjecture de Taniyama-Weil, elle-même manuscrit a très peu circulé, et quelques
leurs raffinements. Le monde des reliée à celle de Fermat ? Pourtant il reste personnes vérifient qu'il n'y a pas d'erreur,
mathématiques attendait le messie qui discret ; ses collègues, respectent son mais les corrections éventuelles seraient
inventerait une nouvelle méthode laconisme. mineures. Je pense qu'il souhaite donner
d'attaque. Le deuxième jour, A. Wiles présente une version définitive vers la fin de l'été.
Durant les cent dernières années, le des résultats relatifs aux courbes ellipti- Je crois que Katz a lu soigneusement la
grand théorème de Fermat a été, avec le (d'équation y2 = x3 + ax + b) et la démonstration, et quelques autres per-
ques
problème de la quadrature du cercle et démonstration d'un cas particulier de la sonnes ont eu le manuscrit depuis quel-
celui de la trisection de l'angle à l'aide conjecture de Taniyama-Weil. Il conclut ques semaines. J'étais présent lors de
de la règle et du compas, l'un des thèmes son exposé par une phrase lapidaire, l'annonce, et il a tenu l'audience en haleine
favoris des mathématiciens amateurs. accompagnée d'un sourire très britanni- jusqu'au dernier moment. »
Le grand théorème de Fermat diffère que (et rarissime de sa part) qui en dit L'enthousiasme mondial est compré-
notablement de la quadrature du cercle long. Aussi, le troisième jour, le nombre hensible : la conjecture de Fermat était
et de la trisection de l'angle : il est prou- des auditeurs a triplé ; des appareils pho- considérée comme l'une des trois princi-
vé que ces deux derniers problèmes sont tographiques lancent quelques flashes, pales conjectures des mathématiques,
impossibles et on peut en rejeter apriori et, au cours du séminaire, A. Wiles mon- avec celles de Poincaré et de Riemann.
toute solution ; ce n'est certainement tre comment il a résolu un autre pan de Son histoire commence avec le magistrat
pas le cas du grand théorème de Fermat. la conjecture de Taniyama-Weil sur les toulousain Pierre de Fermat (1601-1655),
L'acharnement des amateurs, qui courbes elliptiques dites semi-stables. qui fut un des géants des mathématiques :
croient que les résultats mathématiques Lors de son exposé, A. Wiles révèle un siècle avant Gottfried Wilhem von
sont «là-bas » et attendent d'être cueillis, des «astuces diaboliques» -ce sont les Leibniz et Isaac Newton, il avait trouvé les
est lié à un manque de compréhension termes de François Colmez, mathémati- principales idées du calcul différentiel et
de ce que sont les mathématiques. Dans cien français présent lors de l'événe- de nombreux résultats importants en
cet article, nous avons essayé de montrer ment-qui marquent le point final d'une théorie des nombres.
que les mathématiques ne sont certaine- longue recherche. Le séminaire s'achève L'énoncé de la conjecture de Fermat
ment pas figées et que, bien au contraire, quand A. Wiles pose sa craie après avoir est connu sous la forme : il n'existe pas
les mathématiciens sont toujours à la écrit la formule « Up + Vp + Wp 0= implique de solutions pour l'équation an + bn= cn,
dérive sur un océan de questions non u v w nuls». C'est une des formes sous où les nombres a, b, csont des entiers et
résolues. La recherche mathématique laquelle peut se présenter la conjecture où nest supérieur à 2 Les Grecs savaient
conduit souvent à des virages inattendus de Fermat, abusivement nommée Grand qu'il existe une infinité de nombres
qui entraînent le chercheur à résoudre Théorème de Fermat, puisque sa démons- a, b, cqui vérifient l'équation de Fermat
des questions sensiblement différentes tration était inconnue. Quelqu'un demande quand l'exposant n est égal à 2 : notam-
de celles qu'il avait en vue. De plus, avec humour pour quelles valeurs de, ala ment 3 + 42 = 52. Fermat s'était deman-
l'histoire du grand théorème de Fermat formule est démontrée ; A. Wiles écrit dé si l'équation avait des solutions quand
montre que même les mathématiciens en silence «p > 2», confirmant son an- n est égal à 3, 4, etc. et il avait fini par se
les plus prestigieux font des erreurs. nonce implicite. convaincre que tel n'était pas le cas.
es échecs répétés de la communauté
mathématique pour retrouver cette
démonstration ont incité les mathémati-
ciens à penser que Fermat, comme tant
d'amateurs et quelques professionnels,
avait commis une erreur : ces dernières
années, l'Académie des sciences recevait
mensuellement plusieurs prétendues
démonstrations du théorème de Fermat,
et des mathématiciens trop hardis ont
annoncé des preuves qui n'ont pas résis-
té aux vérifications de leurs collègues
Pourtant la voie qui mène à ce théo-
rème a été balisée depuis le début de ce
siècle La vision géométrique du problè-
me posé par Fermat consiste à recher-
cher les points de coordonnées entières
par lesquels passent les courbes dont
l'équation est celle de Fermat. En 1923,
Leo Mordell, à Cambridge, avait fait une
conjecture qui impliquait que l'équation
de Fermat d'exposant n supérieur ou égal
à 3 avait au plus un nombre fini de solu- Andrew Wiles, lorsqu'il présentasesrésultats
tions entières sans diviseurs communs.
En 1983, Gerd Faltings, à Heidelberg,
a démontré cette conjecture. Plus géné- fausse. Comme laconjecture de Taniyama- confirment ses résultats, l'Académie des
ralement, quand le genre d'une courbe est Weil semblait extrêmement plausible, le sciences devrait probablement lui remet-
supérieur à un, c'est-à-dire quand l'équa- théorème de Fermat aurait été quasi- tre les 300 000 francs-or. Que le trésorier
tion de la courbe correspond à une surface démontré a contrario. se prépare : les mathématiciens sont
analogue à une sphère munie d'au moins K. Ribet obtint les résultats man- confiants. Serge Lang, un spécialiste de
deux anses, elle n'a qu'un nombre fini de quants, mais il ne fit pas de sort à laconjec- ces problèmes, a indiqué qu'il croyait la
solutions entières sans diviseurs communs. ture de Taniyama-Weil. A. Wiles n'a pas preuve correcte, et Enrico Bombieri, mé-
Selon Jean-Pierre Labesse, de l'École démontré complètement cette conjec- daille Fields en 1974, présent au sémi-
Normale Supérieure de Paris, le déclic qui ture, mais un cas suffisamment général naire de !'institut Isaac Newton, a déclaré
a conduit au résultat d'aujourd'hui date de pour prouver que les courbes de G. Frey, que la preuve était très serrée et très
1988, quand K. Ribet a exploré une autre si elles existaient, seraient modulaires, ce solide. Elle tient cependant en un millier
approche de la conjecture de Fermat, qui contredirait le résultat de K. Ribet. On de pages : la marge n'aurait pas suffi !
initiée par Gerhard Frey, de l'Université doit donc conclure que l'équation de Fer- On susurre que la plus haute distinc-
de Sarrebruck : l'utilisation de courbes mat n'a pas de solutions entières pour les tion mathématique, la médaille Fields,
elliptiques fabriquées à partir de solutions exposants n supérieurs à 2 traditionnellement donnée à des mathé-
éventuelles de la conjecture de Fermat. Lors d'une séance exceptionnelle de maticiens remarquables de moins de 40
G. Frey avait montré que chaque solution l'Académie des sciences, le 28 juin 1993, ans, pourrait revenir à A. Wiles : M. Mort
éventuelle de l'équation de Fermat devait J.-P. Serre a remarqué que le flot de l'a reçue il y a trois ansalors qu'il avait plus
être associée à une courbe elliptique de fausses démonstrations du théorème de de 40 ans, et A. Wiles n'a dépassé l'âge
la forme, y = x(x -up)(x - vp).Il pensait Fermat, qui lui sont remises par l'Acadé- fatidique que de quelques mois...
notamment que les spécialistesdes formes mie des sciences pour examen, n'allait Selon Stephen Smale, l'un des lau-
modulaires avaient obtenu des résultats pas se tarir, car les soi-disant devanciers réats Fields, l'importance des conjec-
qui prouveraient que ces courbes ellipti- de Wiles ne manqueraient pas de signa- tures est discutable. Quand elles sont
ques n'étaient pas modulaires, c'est-à- ler leur antériorité des points isolés des mathématiques, nul
dire associées à des fonctions d'une Au cours de la même séance de l'Aca- ne peut les aborder avec succès. Tel était
variable complexe zdéfinies par une rela- démie, inhabituelle par le grand nombre le cas du théorème de Fermat il y a une
tion f[(az + b)/(cz + d)] = (cz + dk) f(z), où de jeunes mathématiciens présents dans dizaine d'années. Depuis les travaux de
a, b, c, d sont des nombres relatifs et c l'auditoire, Gustave Choquet s'est inquié- géométrie algébrique avaient relié le
un multiple d'un nombre entier N. té d'une promesse faite par l'Académie théorème à des domaines explorés des
Or la conjecture de Taniyama-Weil, en 1854 : une médaille en or et 300 000 mathématiques. Cette intégration har-
énoncée en 1955 par le Japonais Taniya- francs-or à celui qui démontrerait le théo- monieuse au corpus des mathématiques
ma et précisée en 1967 par A. Weil, mon- rème de Fermat. Ernst Kummera reçu la a transformé une induction plausible en
trait au contraire que les courbes de médaille en 1858. Il a introduit les nom- réalité mathématique.
G. Frey devaient être modulaires. Au bres algébriques et la théorie des idéaux, Quand sait-on qu'une démonstration
total, si l'on parvenait à associer une et démontré, à l'aide de ces remarqua- est exacte ? Quand serons-nous certains
courbe de G. Frey à une solution de bles outils, que la conjecture de Fermat que la démonstration de A. Wiles est
l'équation de Fermat, c'était soit que les était vraie pour n inférieur à 100, sauf sans faille ? Quand la communauté
solutions de Fermat n'existaient pas, soit peut-être 37, 59 et 69. Si les vérifications mathématique l'aura validée ! Cela pren-
que la conjecture de Taniyama-Weil était soigneuses des travaux de A. Wiles dra quelques années.
Gaspard Monge

BRUNO BELHOSTE

Gaspard Monge, à la fin du XVIIIe siècle, rationalise l'art du trait

pour en faire la géométrie descriptive. Rénovateur des méthodes géométriques


en mathématiques, il est l'un des fondateurs de la géométrie différentielle.

À l'occasion du bicentenaire de plus éminent représentant. De ce point d'enseignement que nous a légué la
la Révolution, la République devue, Monge mérite à double titre une Révolution, l'École polytechnique.
a rendu hommage au mathé- reconnaissanceofficielle : d'abord pour Monge n'est pas seulementun admi-
maticienGaspardMonge, «panthéonisé» son action en l'an II, auprès du Comité nistrateur de la science, mais l'un des
en compagnie de Condorcet et de Gré- de salut public ; il est alors l'un desprin- meilleurs mathématiciens de son temps,
goire. Sans doute, à travers Monge, cipaux organisateurs de la mobilisation à côté de Laplace et Lagrange. Il fonde
a-t-on voulu honorer l'action exem- matérielle et scientifique pour sauver la géométrie descriptive, crée les élé-
plaire de la communauté scientifique la République ; ensuite pour son rôle ments de géométrie analytique et
pendant la Révolution, et faire oublier essentiel,aprèsThermidor, dans la créa- énonce, concurremment avec Euler et
le sort tragique réservé à Lavoisier, son tion du plus prestigieux établissement Meusnier, les premiers théorèmes de

1. PORTRAIT DE MONGE dessinépar le polytechnicienAtthalin 2. LESDÉVELOPPEMENTS SUR L'ENSEIGNEMENT ont étépu-


en 1803sur soncahier d'analyse.L'apparencedu mathématicien bliésanonymement enseptembre1794 parordredu Comitédesalut
n'était guèreséduisante,mais,desqu'il parlait, écrit son élèvele public, mais noussavonspar Hachetteque c'est Mongequi en est
mathématicienCharlesDupin, «un feu nouveaubrillait dans ses l'auteur. Cettebrochure,considéréecommele texte fondateurde
yeux,sestraits s'animaient,safigure, largeet raccourciecommela l'École polytechnique,définit danssesmoindresdétailsl'organisa-
faced'un lion, devenaitinspirée,et il semblaitapercevoiren avant tion didactique,pédagogiqueet matériellede l'enseignementOn
d'elle lesobjetsmêmecrééspar l'imaginationdu géomètre. » noteralemot fétichedeMonge«Développemens».
géométrie différentielle. Aussi impor- l'âme de Mézières, enseignant non seu- ministre de la Marine. Par ses convic-
tants soient-ils, les résultats obtenus lement les mathématiques, mais aussi la tions jacobines, son expérience d'exami-
comptent moins cependant que la physique et la topographie. nateur et sa connaissance des dossiers, il
manière de les obtenir. Tout le génie de En même temps, Monge présente à semble l'homme de la situation. En fait,
Monge est dans le style : sens aigu du l'Académie des sciences des recherches c'est, comme Laplace le sera plus tard,
concret allié à une grande capacité mathématiques difficiles, consacrées un expert auquel manquent les qualités
d'abstraction, puissance d'évocation pour l'essentiel à la géométrie différen- d'homme d'État. Pendant ses huit mois
géométrique, don pédagogique hors du tielle. Il est élu correspondant en 1772 et de passage au ministère, dans une
commun. Son oeuvre et son enseigne- associé géomètre en 1780. En 1783, il conjoncture politique il est vrai très dif-
ment inspireront une génération de obtient, grâce à son ami Pache, secré- ficile, il va connaître plus de déboires
jeunes mathématiciens ; son nom reste taire du nouveau ministre de la Marine, que de succès. De plus il se trouve mêlé,
attaché à la rénovation des méthodes la place enviée d' «examinateur des à son corps défendant, aux luttes politi-
géométriques en mathématiques, gardes du pavillon, gardes de la marine ques entre girondins et montagnards,
méthodes qui connaîtront un dévelop- et aspirants » et doit renoncer, l'année suivant la même évolution politique que
pement immense au XIXe siècle. suivante, à son enseignement à son ami Pache. Plutôt proche des giron-
Mézières. À Paris, Monge, qui ne fait dins au départ, il se rapproche bientôt
Une carrière plus guère de mathématiques, participe des montagnards. Sévèrement critiqué à
bouleversée par la Révolution aux travaux des chimistes réunis autour la Convention pour sa gestion, il démis-
de Lavoisier. Il se rallie à la nouvelle sionne le 8 avril 1793.
Gaspard Monge naît le 9 mai 1746 à doctrine chimique et contribue à son Revenu à la vie privée, il donne quel-
Beaune, où son père tient boutique de développement et à sa diffusion. Monge ques leçons de mathématiques et repa-
mercier. Il fait d'excellentes études chez qui aspire, comme beaucoup d'autres raît à l'Académie des sciences, qui vit ses
les oratoriens à Beaune, puis à Lyon. scientifiques, à des réformes d'ordre derniers jours. Lorsque la Convention
«J'étais doué, déclara-t-il plus tard, évo- social et politique, accueille avec décrète la levée en masse, pendant l'été
quant sa jeunesse, d'une ténacité dans enthousiasme les événements révolu- de 1793, il participe aussitôt à l'effort de
l'esprit inconcevable, et mes doigts exé- tionnaires. Entraîné par son ami Pache, guerre. Pendant un an, avec des respon-
cutaient avec une facilité étonnante tout il adopte des positions de plus en plus sabilités grandissantes, il sera l'un des
ce que j'avais conçu. » En 1764, le radicales. Au lendemain de la chute du principaux organisateurs de la mobilisa-
commandant en second de l'École du roi, le 10 août 1792, l'Assemblée législa- tion matérielle et de la politique d'arme-
génie de Mézières, de passage à Beaune, tive l'élit, sur proposition de Condorcet, ment. Il crée, avec Hassenfratz, la manu-
remarque un plan de la ville que Monge
a dessiné avec un ami pendant l'été ; il
l'apprécie et propose à son auteur de
venir à Mézières. L'École du génie
recrute sur concours des jeunes gens de
bonne famille, généralement nobles. Le
jeune Monge-il a alors 18 ans-est de
trop modeste origine pour y être admis
comme élève. Il est donc employé dans
l'atelier de l'école, la «gâchette», comme
dessinateur, complétant ainsi par la pra-
tique une solide formation classique. Il
découvre avec enthousiasme la beauté
secrète du geste technique, mais il
éprouve aussi douloureusement la
morgue des jeunes élèves ingénieurs, et
leur mépris pour les métiers manuels :
cette expérience doublement décisive
guidera sa vie d'homme de sciences et
d'homme public.
Monge donne à la gâchette des
leçons de mathématiques pratiques aux
enfants des environs de Mézières, qui se
préparent aux emplois subalternes du
service des fortifications. Il s'initie en
même temps aux mathématiques supé-
rieures à la bibliothèque de l'école. Ses
aptitudes attirent bientôt l'attention de
ses supérieurs. Peu après son arrivée à
l'école, il découvre une méthode graphi-
que, rapide et élégante, pour résoudre
un problème classique de l'art des forti-
fications, le problème du défilement :
c'est le point de départ de sa carrière
3. EN GÉOMÉTRIE DESCRIPTIVE, on projette l'objet de l'espace sur deux plans ortho-
scientifique. À partir de 1766, il donne
des cours aux élèves ingénieurs, d'abord gonaux F et H, vertical et horizontal, puis on rabat le plan vertical F sur le plan horizontal
H par une rotation d'un quart de tour autour de la ligne de terre XY. Les deux projections
comme répétiteur, bientôt comme pro- forment l'épure de l'objet. La droite AB est représentéepar deux droites, ab et a'b'. Le plan P
fesseur, Pendant près de 20 ans, il est estreprésentépar sestraces a a et a b, qui rencontrent la ligne de terre en un même point a.
facture d'armes de Paris. À partir du mie de Lavoisier. Le matériel pédagogi- Il continue pourtant à enseigner l'ana-
mois de décembre 1793, il travaille dans que et le personnel technique seront lyse à l'École polytechnique jusqu'en
les bureaux du Comité de salut public, considérables. Monge prévoit pour les 1809. En 1815, il a 69 ans. Déjà diminué
où l'ont appelé deux officiers du génie, élèves, à côté des cours magistraux, des physiquement et intellectuellement, il
Lazare Camot, qui a été son élève à travaux dirigés et des expériences de assiste avec désespoir à la chute de l'Em-
Mézières, et Claude Prieur. Il y rédige de laboratoire. Son projet, conçu avant pereur. La seconde Restauration le
nombreux arrêtés à caractère technique, Thermidor, est mis à exécution à la fin chasse sans ménagement de l'Institut et
s'intéressant tout spécialement à la de l'année 1794. Monge participe alors à ferme un moment l'École polytechni-
fabrication des canons. En mars 1794, il la vie de l'établissement. Dans le même que. Monge ne supporte pas l'épreuve.
est l'un des instructeurs de l'École des temps, il donne pendant trois mois un Devenu l'ombre de lui-même, muré
armes, créée pour diffuser rapidement cours de géométrie descriptive à la nou- dans son silence, il meurt le 28 juillet
les méthodes révolutionnaires de raffi- velle École normale, ouverte au Muséum. 1818, sans avoir retrouvé ses esprits.
nage du salpêtre et de fabrication de la Inquiété après les événements de
poudre et des armes. Enfin, il supervise Prairial, Monge se cache quelques mois, Une nouvelle manière
la construction à Grenelle d'une grande puis reprend son enseignement à l'École de faire des mathématiques
fabrique de poudre, mais celle-ci explose polytechnique. Mais, craignant toujours
le 31 août 1794, faisant plus de mille la réaction politique, il saisit l'occasion Par rapport à ses grands contempo-
victimes. Ce désastre marque la fin de sa d'une mission en Italie, en mai 1796, rains, Euler, Lagrange ou Laplace, Monge
participation à l'effort de guerre. pour s'éloigner un temps de la capitale. développe une conception tout à fait
À cette époque, Monge est déjà C'est alors qu'il fait la connaissance de originale des mathématiques. Deux
accaparé par la création de l'École cen- Bonaparte, auquel il vouera une amitié traits caractéristiques de son activité
trale des travaux publics, la future École indéfectible. Après un bref séjour à scientifique méritent ici d'être relevés.
polytechnique. Grâce à la protection du Paris, il retourne en Italie, d'où il rejoint En premier lieu, Monge ne sépare
Comité de salut public, il impose ses l'expédition en partance pour l'Égypte, jamais complètement la création mathé-
idées en matière d'éducation scientifi- en mai 1798. Au Caire, Monge organise matique de l'invention technique. À
l'Institut d'Egypte. Il est alors l'un l'école de Mézières, il a commencé
que et technique : la nouvelle école sera
encyclopédique et ses professeurs des confidents de Bonaparte, qu'il comme «artiste » : il dessine, coupe des
seront les meilleurs savants et ingé- accompagne dans son périlleux voyage pierres et des bois et prépare des
nieurs du moment. Dans le programme, de retour. modèles en plâtre à la gâcherie ; son
deux disciplines se taillent la part du Après Brumaire, Monge est nommé habileté est remarquable. Toute sa vie il
lion : la géométrie descriptive, une sénateur. Napoléon le comble d'hon- conservera ce sens du concret qui le rat-
invention de Monge, et la nouvelle chi- neurs et le fait comte de Péluse en 1808. tache au monde de l'échoppe et de
l'atelier dont il est issu. Son oeuvre
s'adresse d'abord aux « artistes », aux
ingénieurs et, plus largement, à ceux
qu'il appelle, dans ses leçons à l'École
normale, les «hommes de génie »
comprenons, ceux qui conçoivent, par
opposition à ceux qui exécutent.
Sa géométrie descriptive, par exem-
ple, est d'abord un procédé de dessin
technique, qui systématise les méthodes
de la coupe des pierres. Même ses tra-
vaux de géométrie différentielle, de
caractère pourtant beaucoup plus théo-
rique, puisent leur inspiration dans les
« arts » : forme et appareillage des voûtes,
dessin des ombres, etc. Le meilleur
exemple, à cet égard, est probablement
son fameux mémoire sur les déblais et
remblais, présenté à l'Académie en 1776
et publié en 1784.
La fortification exige d'énormes ter-
rassements, d'où la place importante
accordée aux questions relatives au
transport des terres dans l'enseigne-
ment donné à Mézieres. Le problème
des déblais et remblais, en particulier,
consiste à déterminer par quels chemins
on peut transporter, avec un travail mi-
4. DÉFILER UNE FORTIFICATION, c'est élever son enceinte en sorte que l'intérieur soit nimum, les parties d'une masse de terre
protégé des regards et des tirs tendus de l'ennemi Si la fortification est construite sur un (déblais) pour les déposer en un autre
terrain plat, le défilement ne présenteaucune difficulté. En terrain accidenté,le problème est endroit (remblais). Le travail total
plus délicat La méthode de Monge pour défiler un point A consisteà construire le plan de dépensé est la somme de tous les tra-
site, c'est-à-dire un plan tangent au cônedont lesommet estenA et qui s'appuie sur le contour
apparent H du terrain vu de ce point. Monge détermine graphiquement sur la carte la trace vaux moléculaires, chacun étant propor-
tionnel au produit du poids d'une molé-
T du cônesur un plan horizontal # et tire la droite D tangente à T, la plus proche du point A
à défiler Cette tangente en B et le point A déterminent le plan de site. Il suffit alors de cule de terre par l'espace qu'elle
construire le mur de la fortification sur le plan de site, comme en terrain plat. parcourt. Monge traite successivement
le problème dans le plan et dans l'es- est vrai surtout pour la géométrie des- mathématique. À Mézières, on la consi-
pace. Les résultats obtenus, en vérité, ne criptive. C'est en tant que discipline dère comme un secret de métier, dési-
sont guère susceptibles d'application d'enseignement qu'il élève cette techni- gnée simplement comme méthode de la
pratique. Le problème dans l'espace, en que graphique au rang de science coupe des pierres, et Monge se voit
particulier, est un pur exercice d'école,
qui donne à Monge l'occasion d'exposer
des théories de grande importance, sur
lesquelles nous reviendrons :
congruences de droites, lignes de cour-
bure, normalies développables et sur-
faces focales.
En dehors de ses travaux mathéma-
tiques, Monge montre un très vif intérêt
pour la technologie. Devenu maître de
forge à Rocroi par son mariage en 1777,
il se passionne pour la métallurgie du fer,
s'intéressant aussi bien aux problèmes
de fabrication qu'aux questions de théo-
rie métallurgique ; il visite d'innombra-
bles usines. Avec Berthollet et Vander-
monde, il donne en 1785 la première
théorie de la fonte et de l'acier conforme
à la doctrine de Lavoisier. Sa connais-
sance intime de ces questions lui sera
précieuse en l'an II, quand il devra s'oc-
cuper des fabrications de guerre.
Outre cet intérêt pour les problèmes
pratiques, Monge joue un rôle détermi-
nant dans l'enseignement. Alors que les
mathématiciens du XVIIIe siècle sont
avant tout académiciens, Monge est
d'abord professeur. Malgré des difficul-
tés d'élocution, il possède, au dire de ses
élèves, un admirable talent de pédago-
gue. Captivant son auditoire par son
enthousiasme, il fait découvrir ainsi à
plusieurs générations d'élèves les beau-
tés de la géométrie.
Deux périodes d'enseignement d'im-
portance comparable marquent sa vie
scientifique : les 20 ans passes à
Mézières, de 1764 à 1784 (avec en outre
un cours donné au Louvre au début des
années 1780), et les 15 ans à l'École po-
lytechnique, de 1794 à 1809 (avec une
interruption de près de quatre années,
de 1796 à 1799). Le point culminant dans
cette activité professorale est atteint
entre janvier 1795 et mai 1796 : il donne
en 1795 deux cours de géométrie des-
criptive, l'un à l'École polytechnique,
l'autre à l'École normale, puis, pendant
une année, il enseigne à l'élite des poly-
techniciens la géométrie analytique et la
géométrie différentielle. De ces cours, il
sort deux ouvrages qui seront des classi-
ques de la littérature mathématique au 5. ÉPURE des deux plans tangents passant par une droite donnée D à un ellipsoïde de
XIXe siècle : sa Géométrie descriptive,
révolution. L'ellipsoïde est représentépar sesprojections, un cercle sur le plan horizontal et
tirée des leçons de l'École normale et
une ellipsesur le plan vertical.La droite D est représentéepar sesdeux projections à 45degrés
publiée en ouvrage séparé en 1799, et
par rapport à la ligne de la terre. Quand on fait tourner la droite D autour de l'axe de
son Application de l'analyse à la géomé- révolution de l'ellipsolde, les points de contact restent sur les mêmes cerclesparallèles et les
trie, imprimée d'abord sous la forme de plans tangents restent tangents égalementà l'hyperboloïde de révolution engendréepar le
feuilles volantes distribuées aux élèves mouvement de la droite. Les traces de cesplans tangents sur le plan P passant par l'axe de
et réunies en un volume avec des l'ellipsoïde et les points de contact sont tangents aux traces des deux surfacessur le même
plan, une ellipse et une hyperbole. La méthode graphique consisteà construire les traces
compléments, en 1807. lorsque le plan P est parallèle au plan vertical, c'est-à-dire que la droite D est de profil
Les préoccupations pédagogiques (perpendiculaire à la ligne de terre). Pour obtenir les plans tangents passant par la droite D
imposent au style mathématique de dans sa position d'origine, il suffit alors d'effectuer une rotation ramenant la droite de profil
Monge une marque particulière. Ceci à sa position initiale.
interdire de la faire connaître au dehors. d'ingénieur, il se convainc que les procé- apparaît pour la première fois sous sa
Pendant la Révolution, alors qu'il dés de dessin géométrique utilisés à plume en septembre 1793.
conçoit l'idée d'un enseignement tech- Mézières devraient être enseignés à tous C'est également pour l'enseigne-
nique dont les premiers degrés seraient et devenir ainsi la langue universelle des ment que Monge crée la géométrie ana-
ouverts aux ouvriers et artisans et dont arts mécaniques. Il invente alors le lytique élémentaire. Depuis Descartes
le degré supérieur formerait au métier terme de géométrie descriptive, qui et Fermat, qui les premiers appliquent
l'algèbre à la géométrie, les mathémati-
ciens ont traité analytiquement de nom-
breux problèmes de géométrie dans l'es-
pace, mais sans chercher à généraliser
les méthodes. Euler, dans l'lntroductio
in Analysis infinitorum, en 1748,
commence le travail de mise en ordre,
avec en particulier la première classifi-
cation générale des quadriques. Mais il
faut attendre Monge pour trouver la
géométrie de la droite et du plan expo-
sée analytiquement sous une forme sys-
tématique.
C'est probablement dans ses cours
du Louvre qu'il enseigne pour la pre-
mière fois les éléments de géométrie
analytique. Il en reprend la matière dans
son cours de l'Ecole polytechnique.
Voulant montrer aux élèves qu'un pro-
blème de géométrie peut être traité aus-
si bien par l'analyse que par la descrip-
tive, il y donne un exposé devenu
classique de la géométrie analytique de
la droite et du plan, publié à nouveau en
ouverture de son Application de l'ana-
lyse à la géométrie de 1807.
Si l'importance accordée aux appli-
cations techniques et le rôle joué par
l'enseignement caractérisent l'activité
mathématique de Monge, c'est l'omni-
présence de la géométrie qui fait l'unité
de son oeuvre. Comme l'écrit René
Taton dans son étude sur Monge, il
apparaît comme le premier esprit nova-
teur de tendance réellement géométri-
que depuis Desargues. Ses méthodes
sont diverses, descriptives ou analyti-
ques, mais toujours apparaît la volonté
de « faire voir » les objets étudiés et les
raisonnements utilisés. Son style est
imagé, parfois aux dépens de la rigueur,
en particulier lorsqu'il s'agit de géomé-
trie différentielle. Beaucoup de jeunes
mathématiciens du début du XIXe siècle,
lassés par la sécheresse du style analyti-
que en l'honneur à la fin du siècle précé-
dent, adoptent avec enthousiasme cette
manière si expressive de faire des
mathématiques.
Qu'on n'imagine pas cependant
6. MONGE tire d'un problème de géométriedescriptive la démonstration d'un théorèmede Monge utilisant des figures dans sa géo-
géométrie plane de caractère projectif. Il considère les deux plans tangents à une sphère
métrie. C'est sur une représentation
passant par une droite donnée, puis chacun des cônesdont le sommet est sur la droite et qui
enveloppe la sphère. Chaque cône touche la sphère le long d'un cercle, et tous ces cercles mentale des formes de l'étendue
passentpar les deux points de contact desplans tangents avecla sphère.En d'autres termes, comprises dans toute leur généralité
les plans de ces cerclesse coupent en une même droite perpendiculaire au plan passant par qu'il travaille. «Personne plus que
la droite donnéeet le centre de la sphère.Si l'on considèremaintenant la trace de la figure Monge n'a conçu et n'a fait de la géomé-
formée par la droite, la sphère et les cônes enveloppants, sur ce plan, on peut énoncer le trie sans figures », n'hésite pas à écrire
théorème de géométrie plane suivant : soit un cercle et une droite D passant à l'extérieur du Michel Chasles, qui ajoute : «Monge
cercle.Alors il existe un point A dans le cercle, tel que, quel que soit le point de D par lequel savait à un degré inouï faire concevoir
on mène deux tangentes au cercle, la corde joignant leurs points de contact passepar A. dans l'espace toutes les formes les plus
Réciproquement, si l'on sedonne un point quelconqueA dans le cercle, il existe une droite D
passantà l'extérieur du cercle tel que, quelle quesoit la corde du cercle tracéepar A, lesdeux compliquées de l'étendue, et pénétrer
tangentesmenéespar sesextrémités se rencontrent en un point de D. dans leurs relations générales et leurs
propriétés les plus cachées, sans autre circulaire, mais à toute surface engen- des enveloppées avec leur enveloppée
secours que celui de ses mains, dont les drée par le déplacement d'une droite infiniment voisine. Une développable,
mouvements secondaient admirable- parallèlement à elle-même, le long par exemple, est l'enveloppe d'une
ment sa parole, quelquefois difficile, d'une courbe quelconque. Une telle famille de plans à un paramètre. On
mais toujours douée de la véritable élo- famille de surfaces, plus générale, est peut montrer que les caractéristiques
quence du sujet : la netteté et la préci- appelée famille des surfaces cylindri- d'une famille de surfaces à un paramètre
sion, la richesse et la profondeur ques. sont tangentes à une même courbe tra-
d'idées. » Cet exemple est étendu par Monge à cée sur l'enveloppe, que Monge appelle
Pour atteindre ce pouvoir d'évoca- toutes sortes de familles de surfaces, arête de rebroussement. La considé-
tion abstraite, Monge s'appuie sur une chacune étant définie par son mode de ration des enveloppes et de leur arête de
conception originale des figures de l'es- génération. Monge considère ainsi la rebroussement conduit Monge à des
pace, considérées dans leur mode de famille très générale des surfaces résultats très fins en géométrie différen-
génération. Comme toujours chez cet réglées, engendrées par le mouvement tielle et en théorie des équations aux
auteur, l'idée, largement développée d'une droite dans l'espace, à laquelle dérivées partielles. Je n'évoquerai ici
dans son enseignement, s'appuie sur une appartiennent toutes les surfaces ren- que très brièvement, malgré sa grande
expérience tirée de la pratique techni- contrées en taille des pierres ; certaines importance, la contribution de Monge à
que, plus précisément ici de celle de la sont gauches, comme les conoïdes, la théorie des équations aux dérivées
coupe des pierres. Considérons un engendrées parle déplacement, parallè- partielles. L'idée de base, conçue dès
exemple très simple : la taille d'un fût de lement à un plan donné, d'une droite le 1771 et largement développée dans
colonne. Pour dégager dans un bloc de long d'une autre droite et d'une courbe l'Application de l'analyse à la géométrie,
pierre vertical la surface cylindrique de quelconque qui ne sont pas dans le consiste à associer à une équation aux
la colonne, le tailleur peut procéder par même plan ; d'autres sont développa- dérivées partielles une famille de sur-
équarissement : il trace sur la face supé- bles, c'est-à-dire applicables sur le plan faces. L'étude géométrique de ces sur-
rieure du bloc, en position horizontale, sans déchirure ni duplicature, comme faces et de leurs modes de génération
un cercle le long duquel il abat la pierre les surfaces coniques ou cylindriques. Le donne des informations essentielles sur
verticalement. Géométriquement cela plan lui-même est une surface réglée, l'équation et sur ses intégrales.
revient à considérer que le cylindre droit engendrée par le déplacement d'une
à base circulaire est engendré par le droite, parallèlement à elle-même, le La géométrie descriptive
déplacement d'une droite parallèle- long d'une autre droite concourante.
ment à elle-même, le long d'un cercle Quant aux surfaces de révolution, géné- La géométrie descriptive est un
situé dans un plan perpendiculaire. On ralement non réglées, elles sont engen- moyen puissant et commode de repré-
dit que le cylindre est engendré par deux drées par la rotation d'une courbe quel- senter sur une feuille de papier les sur-
génératrices, la droite verticale et le cer- conque autour d'un axe ou, si l'on faces dont on connaît un mode de géné-
cle. Dans le mode de génération consi- préfère, par le déplacement d'un cercle, ration, et de construire leurs plans
déré, le cercle est la courbe directrice, d'axe donné et de rayon variable, le long tangents et leurs normales. Elle permet
car c'est lui qui dirige le mouvement de d'une courbe donnée. d'obtenir la courbe d'intersection de
la droite. On aurait pu tout aussi bien Une autre famille de surfaces consi- deux surfaces (et de la développer sur un
imaginer le cylindre engendré par le dérée par Monge est celle des enve- plan, si l'une de cessurfaces est dévelop-
déplacement du cercle le long de la loppes de familles de surfaces à un para- pable) et les points d'intersection de
droite, parallèlement à lui-même. Ces mètre. Ces surfaces sont engendrées par trois surfaces. Les applications au des-
modes de génération n'appartiennent les caractéristiques des enveloppées, sin, à la topographie, à la coupe des
pas seulement au cylindre droit à base c'est-à-dire les courbes d'intersection pierres, des bois et des tôles, etc. sont

7. L'ENVELOPPE dans le plan de la famille des droites Dt, passant par un point K mobile
sur une droite A et perpendiculaires au segment KF (F est un point fixe), est une parabole
(figure de gauche). Le point de contact M de chaque droite D, avec son enveloppe,le point
caractéristique, est la limite du point C d'intersection d'une droite Dt,de la même famille,
quand D se rapproche de la droite Dt. La famille des droites àDt un paramètre t est appelée
l'enveloppée Monge a généraliséaux surfacesla théorie des enveloppéeset desenveloppes;
ainsi la famille de plans Pt dépendant du paramètre t enveloppe une surface que Monge
appelle une développable (figure de droite). La droite D est la caractéristique du plan Pt, son
intersection avec un plan de la même famille infiniment voisine ; cette droite Dt est une
génératrice de la développable.Monge montre que le plan tangent à la surface S est le même
ptan P en
; tous les points d'une génératriceD,. Toutes les génératrices de la développable sont
tangentesà unemême courbe tracée sur l'enveloppe, appeléearête de rebroussement.Si l'on
coupe la surface S par un plan quelconque passant par Mt, la courbe intersection a un point
de rebroussementen ce point.
horizontale. Plus généralement, l'épure posés ici à l'extérieur du cercle) et
d'une courbe est formée de ses deux polaires, propriété que Monge étend
projections, verticale et horizontale. aussitôt aux coniques et aux quadrati-
Pour représenter une surface, on ques. Il énonce d'ailleurs la propriété de
trace les épures des courbes qui définis- manière tout à fait générale, quelle que
sent leur mode de génération : un plan, soit la position du pole dans la figure. Ce
par exemple, est représenté par les passage de la Géométrie descriptive est à
épures de deux de ses droites concou- l'origine de la théorie de la transforma-
rantes ou de préférence par ses traces tion par polaires réciproques créée par
(c'est-à-dire ses intersections avec les Brianchon, Gergonne et Poncelet.
plans de projection), un cylindre par sa
trace horizontale et par l'épure d'une de La géométrie différentielle
ses génératrices, etc. Le plan tangent à
une surface en un point étant défini par Quelle qu'ait été son influence ulté-
8. LES DÉVELOPPÉES D'UNE COURBE les tangentes à deux courbes tracées sur rieure, la géométrie descriptive n'oc-
DANS L'ESPACE : Huyghens a le premier la surface passant par ce point, il suffit, cupe qu'une place assez limitée dans
étudié les développantes et développées pour l'obtenir, de déterminer les projec- l'oeuvre mathématique de Monge. L'es-
d'une courbe plane. Si l'on déroule un fil tions de ces deux tangentes. Enfin, pour sentiel de ses recherches géométriques
inextensible enroulé le long d'une courbe, construire l'intersection de deux
sur- concerne en fait la géométrie différen-
son extrémité libre, maintenue tendue, décrit faces, on procède point par point, en tielle et la théorie des surfaces.
une deuxième courbe, qui est l'une des déve-
loppantes de la première. Réciproquement, considérant chaque fois l'intersection Son premier mémoire, présenté à
celle-d est l'unique développéede la courbe des deux surfaces avec une troisième, l'Académie en 1771 mais publié seule-
décrite par l'extrémité du fil. Géométrique- appartenant à une famille de surfaces ment en 1785, est consacré aux courbes
ment, la développéed'une courbe plane est auxiliaires, généralement une famille de dans l'espace. Clairaut avait considéré le
le lieu de sescentres de courbure. Les tan- plans parallèles. premier les « courbes à double cour-
gentes à la développée sont donc toujours La géométrie descriptive n'est rien bure » (courbes gauches) dans un
normales à la courbe donnée. En 1771,
Monge généralise la définition précédenteà de plus qu'une théorisation de l'art du mémoire fameux écrit à l'âge de 16 ans.
courbe dans l'espace l'extrémité d'un trait, mais, en systématisant des procé- Ce mémoire constitue le point de
une :
fil enroulé le long de la développéedoit dé- dés qui, tous ou à peu près existaient départ du travail de Monge. Pour étu-
crire la courbe donnée, quand on le déroule déjà, Monge en a considérablement sim- dier la courbure de la courbe, Monge
en le maintenant tendu. Monge montre que plifié l'emploi et étendu le domaine commence par définir la droite polaire
toutes les développéesd'une courbe (il en d'application. Sa solution problème d'un point de la courbe comme l'inter-
existe une infinité) sont des géodésiquesde la du défilement, qui revient au à construire section du plan normal à la courbe en ce
polaire de la courbe, surface développable
la carte l'épure d'un plan tangent à point avec un plan normal infiniment
engendréepar les plans normaux à la courbe. sur
Si celle-ci est contenue dans un plan, la po- une certaine surface conique, illustre la voisin (c'est donc la caractéristique du
laire est un cylindre droit élevé sur la puissance de la méthode ainsi théorisée. plan normal). Le centre de courbure est
développéedans le plan de la courbe. On a Pourtant l'intérêt proprement géomé-
représenté ici trois développéesd'une déve- trique de la géométrie descriptive est
loppante de cercle : un cercle et deux hélices. moins,
pour Monge, dans les procédés
de construction de l'épure, que l'on peut
ramener toujours à des changements de
innombrables. Réciproquement, la géo- plans de projection, rabattements ou
métrie descriptive peut donner des rotations, que dans les représentations
démonstrations élégantes en géométrie de l'étendue sous-jacentes : en faisant
plane. des épures, on apprend à peupler l'es-
L'idée de base de la géométrie des- pace par des figures, on forme et on
criptive n'est pas nouvelle, puisqu'on la exerce son intuition géométrique.
trouve, par exemple, dans le dessin Considérons, par exemple, la
architectural par plan, coupe et éléva- construction des deux plans tangents à
tion. Elle consiste à représenter un objet une surface de révolution passant par
de l'espace par ses projections orthogo- une droite donnée. La représentation
nales sur deux plans perpendiculaires, sous-jacente à la construction est ici la
l'un horizontal et l'autre vertical. Pour famille des plans tangents à la surface de
avoir une représentation sur une feuille révolution et à l'hyperboloïde de révo-
de dessin, on rabat le plan vertical sur le lution engendrée par la droite tournant
plan horizontal par un quart de tour autour de l'axe de révolution de la sur-
autour de l'intersection des deux plans, face donnée. Soit encore la construction
intersection représentée sur la feuille des deux plans tangents à une sphère
par une droite appelée ligne de terre. On passant par une droite donnée. La
a ainsi une épure, qui donne une des- représentation sous-jacente, dans l'une
cription complète de l'objet. L'épure des méthodes exposées par Monge, est 9. LA SURFACE DÉFINIE par le mouve-
d'un point de l'espace est formée de la famille des cônes tangents à la sphère ment d'une droite horizontale le long de deux
deux points sur la feuille, situés sur une dont le sommet est situé sur la droite. En courbes, unehélice circulaire et l'axe de cette
même droite perpendiculaire à la ligne considérant la trace de la sphère et des hélice, est une surface réglée gaucheappelée
hélicoïde. En effet, son plan tangent tourne
de terre. De même l'épure d'une droite cônes tangents sur le plan défini par la
le long de ses droites génératrices. On le
de l'espace est formée de deux droites droite et le centre de la sphère, on vérifie en gravissant un escalier à vis : il est
sur la feuille, qui sont respectivement sa obtient immédiatement pour un cercle plus facile de tenir la rampe externe dont la
projection verticale et sa projection une loi de réciprocité entre poles (sup- pente est moins raide.
alors le pied de la perpendiculaire abais-
sée du point sur sa droite polaire. Puis il
construit l'enveloppe des plans nor-
maux à la courbe, surface développable
à laquelle il donne le nom de polaire.
Monge montre qu'une courbe dans
l'espace admet une infinité de dévelop-
pées, qui forment sur la polaire une
famille de lignes géodésiques.
En 1772, un an après la présentation
de ce premier mémoire de Monge, Euler
tente de déterminer analytiquement les
conditions de développabilité d'une
surface. Monge qui a déjà rencontré
avec la polaire un exemple de surface
développable, reprend la question et la
traite de manière générale dans un
mémoire présenté à l'Académie en 1775
et publié en 1780. Il donne l'équation
aux dérivées partielles des développa-
bles, précise la différence entre sur-
faces gauches et développables (une
développable a même plan tangent en
tout point d'une génératrice donnée) et
10. LES SURFACES DÉVELOPPABLES
montre que les développables sont équi-
valentes aux surfaces engendrées par le sont des surfaces régléesdont tous les points
d'une génératrice ont mêmeplan tangent. Ce
mouvement d'une droite constamment sont les seules surfaces applicables sur un
tangente à une courbe gauche donnée. plan sans rupture ni duplicature. Monge
Cette courbe, qui définit la surface et la définit une développablecomme l'enveloppe
partage en deux nappes distinctes est d'une famille de plans à un paramètre et en
l'arête de rebroussement de la dévelop- donne plusieurs modes de générations équi-
pable. valentes : enveloppe des plans normaux à
Il est possible également de considé- une courbe donnée, enveloppedes plans tou-
chant deux surfaces données, surfaces
rer une développable comme la surface engendréespar les tangentes à une courbe
enveloppe des plans tangents à deux sur- gauche donnée; cette courbe, qui partage la
faces données, ce qui revient à la définir développable en deux nappes, est son arête
comme enveloppe d'une famille de de rebroussement On a représentéci-dessus
plans à un paramètre. De là on déduit le dernier mode de génération où les deux
nappes rouges et bleues sont engendréespar
que les surfaces limitant les zones d'om- les tangentes à la courbe gauche en noir,
bre et de pénombre produites par un l'arête de rebroussement.
corps opaque sont des développables.
Les arêtes de rebroussement de ces sur-
faces sont situées (1) à l'arrière du corps
opaque pour l'ombre, (2) entre le corps en fonction de son azimuth et des cour- lignes de courbure, engendrent deux
lumineux et le corps opaque pour la bures principales : c'est le théorème familles de développables orthogonales
pénombre. Si les deux corps sont des d'Euler. En 1774, Monge oriente son appelées aujourd'hui normalies déve-
sphères, comme le Soleil et la Terre, les élève et disciple Jean-Baptiste Meus- loppables. Les arêtes de rehaussement
arêtes de rebroussement dégénèrent en nier vers l'étude de ce théorème. Meus- de ces deux familles engendrent à leur
deux points et les surfaces limites sont nier, dans un mémoire de 1776, en tour une surface à deux nappes, la focale
deux cônes, les cônes d'ombre et de donne une démonstration beaucoup de la surface donnée. La première
pénombre. plus élégante, et le complète en rame- nappe est lieu des centres de courbure
Dans le mémoire sur les déblais et nant l'expression de la courbure d'une minimale de la surface, la deuxième, lieu
remblais, présenté à l'Académie en 1776 section oblique quelconque à celle des centres de courbure maximale.
et publié en 1784, Monge rencontre un d'une section normale : c'est le théo- Monge utilise cette théorie pour déter-
nouvel exemple de développables, dans rème de Meunier miner les chemins satisfaisant au mini-
l'étude des lignes de courbure d'une Monge, pendant ce temps, élabore sa mum dans le problème des déblais et
surface. L'étude des courbures des sur- théorie des lignes de courbure. Les sec- remblais considéré dans l'espace.
faces a été entreprise pour la première tions principales définissent, en chaque L'oeuvre de Monge, d'une grande
fois par Euler, en 1760. Euler considère point, deux directions principales, tan- diversité dans ses méthodes, n'en a pas
les sections normales en un point (sec- gentes à la surface. Les lignes de cour- moins une unité profonde, caractérisée
tions par les plans normaux passant par bure sont des courbes sur la surface, par le point de vue géométrique. Très
ce point). Il montre qu'il existe en géné- tangentes en chacun de leurs points à originale à son époque, cette approche
ral, en chaque point, deux sections une des directions principales. Elles for- inspire de nombreux mathématiciens du
normales orthogonales, dites sections ment ainsi sur la surface deux familles de XIXe siècle, avant d'envahir, sous une
principales, pour lesquelles la courbure courbes orthogonales, correspondant forme infiniment plus abstraite, toutes
est respectivement maximale et mini- respectivement aux courbures maxi- les mathématiques au XXesiècle. À
ce
male, et donne l'expression de la cour- male et minimale. Monge montre que titre, Monge mérite d'entrer dans le
bure d'une section normale quelconque les normales à la surface, le long des panthéon des grands géomètres.
Cari
Friedrich Gauss

IAN STEWART

Cet enfant prodige devint le plus grand mathématicien de son temps ;


il excellait également dans la théorie des nombres, les longs calculs
astronomiques et les problèmes de physique appliquée

Carl Lascience mathématique est la initialement suivi pour les établir était que son fils suivait attentivement l'opé-
reine des sciences, a déclaré souvent impossible à reconstituer. Son ration. Ayant fini ses calculs, Gauss
Friedrich Gauss: sa propre oeuvrepubliée présenteune grâceet une père, fut tout surpris d'entendre une
carrière illustra brillamment cet apho- éléganceclassiques,mais elle est austère petite voix lui dire : «Père,ce résultat est
risme. Généralement considéré, avec et difficile d'accès.Nombre de sesidées faux, ce doit être ». Le calcul refait, le
Archimède et Newton, comme l'un des les plus fructueuses n'apparaissent pas résultat de l'enfant se révéla exact. Or
mathématiciens les plus doués de tous explicitement dans sesécrits, et on doit personne ne lui avait appris à calculer.
les temps, Gauss se passionna autant les retrouver en reconstituant les étapes D'autres récits mentionnent la pré-
pour l'abstraction que pour les applica- de son raisonnement. Ainsi d'impor- cocité de Gaussà l'école. À l'âge de dix
tions concrètes; son oeuvres'étend de la tants concepts ne furent mis à jour ans,il fut admis dans la classed'arithmé-
théorie des nombresaux problèmes pra- qu'après avoir été redécouverts indé- tique. Le maître proposa un problème
tiques d'astronomie, de magnétisme ou pendamment par d'autres chercheurs. du type suivant : quelle est la somme
de géodésie. Dans toutes les branches Au cours de sa vie, Gausspublia quel- 1 + 2 + 3 +... + 100de tous les entiers de
des mathématiques qu'il étudia, il fit de que 155 études, mais il laissa aussi 1 à 100. Un artifice simple permet le
profondes découvertes, introduisit des une grande quantité de travaux non calcul de telles sommes ; il était connu
idées et des méthodesnouvelles et indi- publiés. du maître, mais pas de sesélèves.
qua la voie des recherches futures. L'usage était que le premier garçon
Quelle plus belle preuve de sesdons que qui résolvait le problème déposât son
La jeunesse d'un prodige
de constater, plus de 200 ans après sa ardoise sur le bureau du maître après y
naissance,que nombre de sesidéessont Gaussnaquit le 30avril 1777à Bruns- avoir écrit la réponse. Le maître avait
encore riches de promesses! wick. Son père était, en fonction des tout juste achevé d'exposer le problème
Gauss était une personnalité besoins, jardinier, gardien de canal ou que Gauss posait son ardoise sur le
complexe, énigmatique et contradic- maçon. Par la suite, son fils le décrivit bureau. Il passa l'heure suivante assis,
toire. Fils unique de parents ouvriers, il comme «un homme d'une probité abso- les bras croisés, essuyant d'occassion-
fut le plus grand mathématicien de son lue, estimable et authentiquement nels regards sceptiquesdu maître, alors
temps, bien qu'il ait toujours vécu respectable, mais chez lui... tyrannique, que ses camaradespeinaient sur l'addi-
modestement en ne cherchant guère la grossier et violent ». La mère de Gauss, tion. À la fin de l'heure, le maître exa-
célébrité. De comportement réservé, il fille d'un tailleur de pierre, était une mina lesardoises.Celle de Gaussportait
était politiquement réactionnaire, dis- femme intelligente et de caractère. Son le nombre exact. Gaussaimait raconter
cret et souvent obstiné, ne demandant frère Friedrich joua un rôle important que sa réponseétait la seulecorrecte.
qu'à poursuivre en paix son oeuvrecréa- dans la vie du jeune Gauss.Il travaillait Le maître fut si impressionné de l'ex-
trice. Il était disposé à reconnaître les comme tisseur de damas délicats, mais ploit qu'il achetaun livre d'arithmétique
dons mathématiques partout où il les se passionnait pour des sujets étonnam- pour l'offrir à Gauss,qui le dévora rapi-
rencontrait, et bien au-delà despréjugés ment divers. Il encouragea Gauss et dement. Gauss eut aussi la chance de
de son époque, mais son manque aiguisa son intelligence au cours de lon- passerde longues heures d'étude avec
d'égards envers quelques-unsdesmeil- gues discussions. l'assistant du maître de mathémati-
leurs jeunes mathématiciens de son Parmi les grands mathématiciens, ques, Johann Martin Bartels, âgé de 17
temps,notammentJánosBolyai, un pion- certains manifestent leurs talents ans, lui aussi passionné de mathémati-
nier de la géométrie non euclidienne, mathématiques dès leur enfance, d'au- ques. À propos du théorème du binôme,
eut de regrettablesconséquences. tres à l'âge adulte. Sansdiscussionpos- qui développe pour tout nombre n, l'ex-
Un aspect particulièrement saisis- sible, Gaussfut le plus précoce de tous. pression (1 + x) n en série,d'ailleurs infi-
santdu caractère de Gaussfut son refus Il prétendait avoir su compter avant de nie lorsque n n'est pas un entier positif,
de présenter un travail avant qu'il ne savoir parler et de nombreuses anec- Gaussfut déçut du manque de rigueur
l'ait jugé parfaitement achevé. Aucun dotes attestent sesdons extraordinaires. du livre que le maître lui avait donné
résultat, quelle qu'en soit l'importance, On raconte qu'un jour, alors qu'il n'avait et élabora sa propre démonstration.
ne fut publié avant qu'il ne l'ait estimé pas trois ans, son père établissait les Encore écolier, il s'intéressait déjà au
complet. Ses démonstrations étaient à salaires hebdomadaires des ouvriers problème de l'infini. Peu de mathémati-
ce point travaillées que le cheminement dont il avait la charge, sansremarquer ciens prodiges possèdent des dons au-
1 CONSTRUCTION GÉOMÉTRIQUE d'un polygone régulier à 17 de OPo prolongé tel que l'angle EJF soit de 45 degrés (en bissectant
côtés à la règle et au compas. Cette découverte, la première de cette un angle droit obtenu par médiatrice). (2) Construire le cercle de
nature depuis Euclide, décida, en 1796, de la carrière mathématique diamètre FPo (dont on obtient le centre en traçant la médiatrice de
de Gauss, alors âgé de 18 ans. Une version simplifiée, due à H. FP0). (3) Construire le cercle de centre E passant par K. Il coupe le
Richmond, en 1893, est exposée sur cette illustration. La construction diamètre OPo en N3 et N5. (4) Tracer les perpendiculaires à OPo en
se déroule de la manière suivante : (1) Tracer un cercle de centre O N3 et N5 (deux médiatrices) qui coupent le demi-cercle supérieur en
et de rayon arbitraire OP0. Dessiner OR perpendiculaire à OPe et ! e P3et Ps. f La médiatrice de P3P5 coupe l'arc P3P5 enP4. (6) Reporter
point J tel que OJ soit le quart de OB (à l'aide d'une, puis de deux sur le cercle à partir de Ps, au compas, la corde P4P5 ; on obtiendra
médiatrices). Trouver le point E de OP0 tel que l'angle OJE soit le successivement 17 points (dont Pol et, en traçant les cordes, le
quart de l'angle OJP0 (en bissectant cet angle deux fois) et le point F polygone cherché.
delà d'une aisance dans les calculs, mais gues anciennes, où il était également construire de cette façon des polygones
à l'évidence les dons de Gauss s'éten- brillant. Le 30 mars 1796, cependant, réguliers à 3, 4, 5 et 15 côtés, ainsi que
daient déjà aux plus hautes régions l'une des plus surprenantes découvertes ceux dérivés par bissections répétées de
de la pensée abstraite. de l'histoire des mathématiques allait leurs côtés. En revanche, les Grecs ne
À l'âge de 14 ans, Gauss fut présenté orienter sa décision. savaient pas construire, à la règle et au
au Duc de Brunswick qui avait eu écho compas, des polygones réguliers de 7, 9,
de sa réputation ; le duc devint son pro- La construction des polygones 11, 13 ou 17 côtés, par exemple. Pendant
tecteur attitré. L'année suivante, Gauss les 2 000 ans qui suivirent, personne ne
entra au Collegium Carolinum de Pour comprendre la genèse de cette sembla suspecter qu'il était peut-être
Brunswick, où il étudia et maîtrisa rapi- découverte, il faut revenir quelque 2 000 possible de construire certains de ces
dement les oeuvres de Newton, Leon- ans en arrière. La principale contribu- polygones. Une réussite de Gauss fut de
hard Euler et Joseph Louis Lagrange. À tion de la Grèce antique aux mathéma- trouver une construction du polygone
l'âge de 19 ans, il avait découvert et tiques fut sa florissante école de géomé- régulier à 17 côtés, qu'il inscrivit dans un
démontré un remarquable théorème en trie où s'illustrèrent Pythagore, Eudoxe, cercle donné, n'utilisant que règle et
théorie des nombres appelé loi de réci- Euclide, Archimède et Apollonius. Les compas (voir la figure 1). Bien mieux, il
procité quadratique (sur lequel nous Grecs furent probablement les premiers précisa quels polygones pouvaient être
reviendrons). Pour apprécier cette per- à reconnaître l'importance de la rigueur construits de la sorte : il était nécessaire
formance, il est bon de savoir que si dans les démonstrations, et c'est dans ce et suffisant que le nombre de leurs côtés
Euler avait découvert ce résultat précé- sens qu'ils en vinrent à s'imposer cer- soit une puissance quelconque de 2 (soit
demment, ni lui ni Adrien Marie Legen- taines contraintes. L'une d'entre elles 2") ou le produit d'une telle puissance
dre n'avaient réussi à le démontrer. était que les constructions géométriques par un ou plusieurs nombres premiers
Lorsque Gauss quitta le Collegium devaient se faire à la règle et au compas de Fermat. Un nombre premier est par
Carolinum en octobre 1795 pour étudier seuls. En conséquence, les seuls tracés définition un entier supérieur à un qui
à l'Université de Göttingen, il était de courbe autorisés étaient la droite et n'est divisible que par un et lui-même ;
déchiré entre les mathématiques et son le cercle. un nombre premier de Fermat est de
autre grande passion : l'étude des lan- Euclide montra qu'il était possible de plus la somme de 1 et de 2 élevé à une
puissance de 2, soit 22n + 1. Les seuls
nombres premiers de Fermat «connus»
sont 3, 5, 17, 257 et 65 537. De sorte que
nous avons le remarquable résultat sui-
vant : bien que le polygone régulier à 17
côtés soit constructible, ceux à 7, 9, 11 et
13 côtés ne le sont pas.
Gauss démontra ce théorème (à 18
ans) en combinant des arguments algé-
briques et géométriques. Il montra que
construire un polygone à 17 côtés équi-
valait à résoudre l'équation x17 - 1 = 0
(dans le plan complexe, les sommets
d'un polygone régulier à n côtés corres-
pondent aux racines n-ièmes de 1), qui a
pour solution x1,= et les solutions de
l'équation xl6 + x15 +... + x + 1 = 0 pour
x différent de 1. Comme 16 est une puis-
sance de 2, Gauss en déduisit que cette
dernière équation se décomposait en un
produit d'équations de degré deux, de la
forme ax 2+ bx + c = 0, dont les solutions,
comme cela avait déjà été prouvé, sont
constructibles à la règle et au compas. Le
théorème s'ensuivait. Cette démontra-
tion est importante, car elle décida
Gauss à choisir la carrière mathémati-
que, mais encore, elle est l'exemple
d'une technique parmi les plus fruc-
tueuses en mathématiques : déplacer
un problème d'un domaine (ici la géo-
métrie) à un autre (l'algèbre) où l'on sait
le résoudre.

Les congruences
À l'âge de 20 ans, Gauss écrivit qu'il
était tellement submergé d'idées mathé-
2. PORTRAITS DE GAUSS (au premier plan) et du physicien Wilhelm Weber (1804-1891),
matiques qu'il ne trouvait le temps de
qui collaborèrent à de nombreusesexpériencessur le magnétismeet la télégraphie. L'inscrip-
tion en grec sur le ruban énonce: « Dieuest un arithméticien » et celle en latin, à droite : «La rédiger qu'une petite partie d'entre
fin couronne l'oeuvre». La citation grecque en bas, extraite du début de la République de elles. Nombre de celles qu'il réussit à
Platon, se traduit par : « Ceuxqui portent les torches les passeront à d'autres ». développer figurent dans son Disquisi-
tiones Arithmeticae qu'il publia, âgé de « Ses démonstrations sont rigides et gla-
24 ans, en 1801. Il n'est pas excessif de cées... il faut les dégeler avant de les
dire que cette oeuvre fut pour la théorie utiliser. » Un autre contemporain, Niels
des nombres ce que fut celle d'Euclide Henrik Abel, remarquait : «Il est comme
pour la géométrie : elle structura des le renard qui efface ses traces dans le
découvertes éparses concernant les sable. »
entiers et les prolongea des profondes Pourquoi Gauss dissimulait-il ses
réflexions personnelles de Gauss. Gauss méthodes, préférant ne donner que la
fonda sa théorie sur le concept de synthèse et supprimant l'analyse ? Il
congruence, qui relie les entiers ayant le adoptait l'adage Pauca sed matura (Peu
même reste lorsqu'on les divise par un mais mûres), qui reflétait aussi l'insatis-
même nombre m. Deux tels entiers sont faction que lui procuraient les publica-
alors dit congrus «modulo » le nombre tions incomplètes de ses collègues. On
m, qui est appelé le module. Par exem- 3. LES NOMBRES TRIANGULAIRES sont peut penser que le souvenir de la quasi-
ple 16 et 23 ont tous deux pour reste 2 les nombres de la forme n (n + 1)/2, où n est pauvreté de son enfance l'incitait à une
quand on les divise par 7, ils sont donc un entier positif. Ils peuvent être représentés divulgation parcimonieuse de ses idées.
congrus modulo 7. De même 7 et 9 sont par des points disposés en réseau triangu- Peut-être aussi ne désirait-il pas exposer
congrus modulo 2 puisque divisés par 2, laire. Ainsi le cinquième nombre triangulaire des travaux à demi terminés dans la
ils ont même reste 1. Deux entiers de contient 15 points. Dans ses Disquisitiones crainte d'être ridicule s'ils se révélaient
même parité sont toujours congrus Arithmeticae, Gauss démontra que tout en- faux. C'est une peur commune chez les
tier positif est somme de trois tels nombres.
modulo 2. Il nota sa découverte dans son journal, à la grands mathématiciens : il fallut, par
Gauss mit aussi en évidence la possi- date du 10 juillet 1796, sous l'énigmatique exemple, persuader Newton de l'intérêt
bilité d'une arithmétique des référence : «Eureka ! num = # + # + #». de publier ses Principia. Cette crainte
congruences. Il montra que si a et b, est parfois justifiée, témoin Georg Can-
d'une part, et c et d, d'autre part, sont tor dont le célèbre travail sur la théorie
congrus modulo m, alors a + c et b + d, bler étrangement spécialisé, mais il nous des ensembles et les nombres transcen-
de même que ac et bd, sont aussi congrus permet de décider si un nombre premier dants fut ridiculisé par les grands
modulo m. En conséquence, dans une impair donné est résidu quadratique mathématiciens de l'époque.
telle arithmétique à module donné, on d'un autre en répondant à la question,
peut remplacer tout entier par un autre parfois plus simple : le second est-il rési- L'algèbre des nombres complexes
qui lui soit congru sans introduire de du quadratique du premier ? Ce théo-
contradictions. Le résultat peut sur- rème a inspiré quelques profonds Une grande partie de l'oeuvre de
prendre : modulo 3, la somme 1 + 1 + 1 concepts de l'algèbre moderne, il est Gauss en théorie des nombres traite des
est congrue à 0! Cette arithmétique des d'importance centrale en théorie des nombres complexes, qui sont définis
congruences est enseignée dans beau- nombres et dans d'autres branches des comme nombres de la forme a + ib, où a
coup de cours de «mathématiques mathématiques. Gauss lui-même le et b sont des nombres réels et i est une
modernes » sous le nom d'arithmétique jugeait à ce point essentiel qu'au cours racine carrée de-1 (de sorte que i2 =-1)
modulaire. Je me demande combien de de sa vie il n'en donna pas moins de huit Les nombres complexes avaient été
professeurs connaissent son origine et la démonstrations différentes. introduits par les algébristes de la
raison pour laquelle Gauss la dévelop- Les Disquisitiones témoignent d'une Renaissance, mais ils avaient aussi été
pa. Gauss désirait l'utiliser comme outil tendance qui fut toujours cellede Gauss. généreusement dotés de propriétés
pour démontrer de profonds et difficiles Les démonstrations étaient raffinées à mystiques et de qualificatifs tendan-
théorèmes. Peut-être le plus grand d'en- un point tel, débarrassées si possible de cieux comme « réels» ou «imaginaires ».
tre eux, et certainement le favori de toute trace des mécanismes initiaux de Même un homme de l'envergure de
Gauss (il le baptisait le «théorème leur découverte, qu'elles ne dévoilaient Leibniz n'en avait qu'une compréhen-
d'or »), est la loi de réciprocité quadrati- que la structure finale. Gauss expliquait sion extrêmement confuse, alignant des
que. Ici, quelques compléments termi- que, «lorsqu'un bel édifice est achevé, pages de non-sens sur ces nombres mys-
nologiques s'imposent. on ne doit pas y lire ce que fut l'échafau- térieux qui ne sont ni positifs ni négatifs.
Gauss définit d'abord un «résidu dage. » Les générations suivantes, «L'Esprit Divin, écrivit-il, trouva un
quadratique » de m comme un entier a confrontées au problème de compren- sublime exutoire dans cette merveille de
qui soit congru modulo m à un carré dre les méthodes de Gauss tout autant l'analyse, ce prodige du Monde Idéal,
parfait. Autrement dit, si a est un résidu que sesrésultats, l'ont accusé d'avoir fait cet hybride entre l'être et le non-être,
quadratique de m, il est possible de trou- disparaître non seulement les échafau- que nous appelons la racine imaginaire
ver au moins un nombre x dont le carré dages, mais aussi les plans. Leur de l'unité négative. »
a même reste dans la division par m que mécontentement était fondé : en mathé- Gauss resta plus prosaïque, préférant
a. Ainsi 13 est un résidu quadratique de matique, les concepts et les méthodes utiliser une représentation géométrique
17, car l'énoncé «x2 est congru à 13 sont souvent plus importants que les des nombres complexes comme points
modulo 17» est vrai pour la valeur x = 8 théorèmes pour lesquels ils ont été d'un plan (voir la figure 4). Bien que
(parmi d'autres). En effet, 64-13 = 51 conçus. Une excellente intuition peut cette approche ait été présentée pour la
= 3 x 17. Gauss démontra que si p et q être appliquée à d'autres champs de première fois en 1797, lorsqu'un ingé-
sont des nombres premiers impairs dis- recherche et y donner des résultats nieur norvégien, Caspard Wessel, imagi-
tincts, alors p est résidu quadratique de inespérés. En fait, s'affrontent ici deux na une représentation analytique de la
q si et seulement si q est résidu quadra- conceptions des mathématiques : les géométrie du plan équivalant à l'usage
tique de p. Il y a une unique exception à mathématiques forme d'art, et les de nombres complexes, sa forme défini-
cette règle : si p et q sont tous deux de la mathématiques discipline vivante. tive n'apparut qu'en 1897. Un compta-
forme 4n + 3, alors l'un d'eux est résidu Ce point de vue n'est pas véritable- ble suisse, Jean Robert Argand, avait
quadratique de l'autre, mais pas inver- ment moderne. Karl Gustav Jacobi, un inventé une description similaire en
sement. Ce résultat peut d'abord sem- contemporain de Gauss, disait de lui : 1806 et il en est crédité depuis. Gauss
alla au-delà d'une simple définition géo- Gauss obtint bien d'autres résultats
métrique des nombres complexes. Dans avec les nombres complexes. En 1811, il
une lettre de 1837, il écrit avoir compris, découvrit ce que nous appelons aujour-
des 1831, qu'une interprétation géomé- d'hui le théorème de Cauchy : l'intégrale
trique pouvait être évitée en remplaçant d'une fonction analytique complexe le
la forme a + ib par le couple (a, b) doté long d'une courbe fermée n'entourant
de définitions algébriques de la somme aucune singularité de la fonction est
et du produit. Il montra que les opéra- nulle. Augustin Louis Cauchy en dédui-
tions de l'arithmétique des nombres sit «Le merveilleux théorème de Turin »,
complexes répondaient aux règles : (a, b) la pierre angulaire de l'analyse complexe.
+ (c, d) est égal à (a + c, b + d) et (a, b) (c, d) S'il n'est pas appelé théorème de Gauss,
est égal à (ac-bd, ad + bc). Il est alors c'est que Gauss ne le publia jamais. Vrai-
aisé de vérifier que le couple (a, 0) se semblablement, il avait eu l'intention
comporte exactement comme le réel a et d'élaborer un travail définitif sur l'ana-
2
que (0, 1) est (-1, 0). Ainsi le couple (0, 1) lyse complexe, mais il ne trouva jamais
est une de ces mystérieuses racines car- le temps de la parfaire à un point qui le
rées de-1. Cette approche, qui est géné- satisfasse.
ralement adoptée de nos jours, ne fut Gauss utilisa les nombres complexes
reconnue à sa juste valeur que lorsque de la forme a + ib, où a et b sont entiers
William Rowan Hamilton la publia en (appelés de nos jours «entiers de
1837. Gauss fut le premier mathémati- Gauss») pour élaborer une méthode de
cien à donner aux nombres complexes factorisation des nombres premiers en
leur statut d'authentiques concepts facteurs complexes, avec quelques
mathématiques. résultats étonnants. Ainsi 2 peut se fac-
Dans sa dissertation de doctorat, toriser sous la forme (1 + i) (1-i), de
soutenue en 1799 à l'Université de même 5 sous la forme (2 + i) (2-i), 29
Helmstedt, Gauss donna la première sous la forme (5 + 2i) (5-2i), et ainsi de
démonstration du «théorème fonda- suite. Certains nombres premiers cepen-
mental de l'algèbre» (de nos jours con- dant (parmi lesquels 7, 11 et 19) ne se
sidéré comme un théorème de topolo- factorisent pas en entiers de Gauss et
gie) affirmant que toute équation «restent » premiers. Gauss démontra
polynomiale a une racine complexe. Ici que seuls 2 et les nombres premiers de
encore Gauss jugea ce théorème d'une la forme 4n + 1 peuvent se factoriser en
telle importance qu'il en donna, au entiers de Gauss et que la factorisation
cours de sa vie, quatre démonstrations est chaque fois unique. De telles
différentes. La troisième d'entre elles méthodes furent par la suite utilisées
est particulièrement caractéristique de dans la résolution de problèmes qui ne
son style impénétrable et de l'originalité faisait intervenir apparemment aucun
de sa tournure d'esprit. Il construisit à nombre complexe.
partir d'une équation polynomiale une Gauss utilisa en particulier ses
expression compliquée comprenant une « entiers de Gauss » pour formuler une
intégrale double. Il montra que si version de la loi de réciprocité quadra-
l'équation n'avait pas de racine, alors la tique pour les résidus biquadratiques.
valeur de l'intégrale ne dépendrait pas Le nombre k est dit résidu biquadrati-
de l'ordre d'intégration des deux varia- que de m si et seulement si k est congru
bles. Puis Gauss prouva que ce n'était modulo m à la quatrième puissance d'un
pas le cas, les deux ordres d'intégration entier. Ainsi 0, 1, 5 et 6 sont résidus
conduisant à des résultats différents : biquadratiques de 10 (calculez pour cela
l'hypothèse de non-existence de racine 04, 14, 54 et 64). La loi de réciprocité
était donc fausse et l'équation avait donc biquadratique réelle énonce que pour
4. LES NOMBRES COMPLEXES peuvent deux nombres premiers impairs diffé-
au moins une racine. s'écrire a + ib (où a et b sont des réels et i une
Pour comprendre l'origine d'une rents p et q, il y a des connexions entre
racine carrée de-1), ou être représentéspar
telle démonstration, nous devons savoir des couples de nombres (a, b), ou encore par les propositions «p est résidu biqua-
que Gauss connaissait les théorèmes despoints d'un plan, dela mêmemanière que dratique de q » et « q est résidu biqua-
fondamentaux de l'analyse complexe, les nombres réels peuvent se représenter dratique de p », le tout accompagné de
mais ne les avait pas encore publiés. Sa comme des points d'une droite. Les opéra- nombreuses conditions sur les formes de
tions effectuées sur les nombres complexes
preuve est la traduction d'un raisonne- p et de q. Ce théorème est analogue à la
peuvent alors être décrites de manière géo- loi de réciprocité quadratique, mais il
ment de la théorie des fonctions métrique. Ainsi la multiplication du
complexes en termes, plus utilisés alors, s'énonce beaucoup moins simplement
complexe (a, b) par le complexe i, c'est-à-dire
de l'analyse des fonctions réelles. Cette (0, 1), se traduit par une rotation de centre O (il est en conséquence très difficile de le
transposition est logiquement irrépro- et d'angle 90 degrés(dans le sensinverse des deviner et de le démontrer). Cependant,
chable, mais elle implique une formula- aiguilles d'une montre). L'illustration mon- si on cherche à l'étendre au cas où p et
tion perverse qui estompe les principes tre cette opération appliquée trois fois de q sont des entiers de Gauss, de remar-
sous-jacents. Apparemment Gauss eut suite à partir du nombre complexe (a, b). quables simplifications apparaissent à la
Gaussfut le premier mathématicien à remar- fois dans son énoncé et dans sa démons-
le sentiment que son théorème d'ana-
lyse complexe n'était pas suffisamment quer que l'on pouvait utiliser cette tration. Ainsi déplacer le problème dans
interprétation géométrique pour définir de
achevé pour être publié, et il reformula manière purement algébrique la somme et le le domaine complexe le rend plus facile
ses démonstrations en conséquence. produit de deux complexes. à résoudre.
L'énoncé de Gauss de la réciprocité combien il était difficile de calculer des teurs modernes n'exige que des modifi-
biquadratique à l'aide des entiers de orbites à partir d'un petit nombre de cations de détail.
Gauss est un archétype de la résolution données. C'était une occasion en or pour Gauss réussit également à détermi-
de nombreux problèmes de théorie des Gauss d'emboîter le pas de l'homme ner l'orbite de l'astéroïde Pallas, pour
nombres : d'abord étendre le théorème qu'il admirait le plus. lequel il perfectionna ses calculs en
à un domaine de nombres complexes Après seulement trois observations, tenant compte des perturbations cau-
convenablement choisis, appelé champ Gauss développa une technique per- sées par les autres planètes du Système
de nombres, où il s'exprime plus naturel- mettant de calculer les coordonnées solaire. En 1807, il devint professeur
lement, le démontrer dans ce cadre et orbitales avec une telle précision que, d'astronomie et directeur du nouvel
enfin revenir au cas des entiers ordi- fin 1801 et début 1802, plusieurs astro- observatoire à l'Université de Göttin-
naires. Cette puissante méthode ouvrit nomes purent retrouver Cérès sans dif- gen, où il resta jusqu'à la fin de sa vie. Sa
la voie à ce qui est de nos jours appelé la ficulté. première femme mourut en 1809, peu
théorie algébrique des nombres. Il exposa aussi comment les incerti- après la naissance de leur troisième
tudes inhérentes à des informations enfant. D'un second mariage, il eut deux
Sur des problèmes pratiques obtenues expérimentalement pouvaient fils et une fille.
être représentées par une «courbe en Vers 1820, Gauss tourna son insa-
En 1801, les travaux mathématiques cloche » (connue aujourd'hui sous le tiable génie vers la géodésie : la détermi-
de Gauss changèrent brusquement de nom de distribution gaussienne). Il nation mathématique des dimensions et
direction : il s'intéressa à l'astronomie. inventa encore la méthode des moin- de la forme de la Terre. Il lui consacra
Sa passion pour les calculs fut à l'évi- dres carrés. D'après cette méthode, une grande part des huit années qui sui-
dence un facteur déterminant. Même dans un calcul donné, la meilleure esti- virent, à la fois en études théoriques et
ses recherches les plus érudites compor- mation d'une valeur est celle rendant sur le terrain. En 1821, il devint conseil-
taient de longs calculs et certains de ses minimum la somme des carrés des diffé- ler scientifique des gouvernements du
théorèmes les plus profonds étaient rences. Ses méthodes, qu'il exposa Hanovre et du Danemark qui le chargè-
issus de l'examen d'interminables listes dans un texte de 1809 intitulé Théorie rent de réaliser un levé géodésique du
de nombres. Qui plus est, Gauss mena à du mouvement des corps célestes tour- Hanovre par triangulation. Dans ce but,
bien nombre de ses calculs avec 21 déci- nant autour du Soleil suivant des sec- il inventa l'héliotrope, un appareil qui
males et sans l'aide de calculateur d'au- tions coniques, sont encore utilisées de réfléchissait les rayons du Soleil dans
cune sorte. nos jours. Leur adaptation aux ordina- une direction bien déterminée et per-
L'intérêt de Gauss pour l'astronomie
fut suscité par la découverte de Johann
Titius, en 1776, d'une règle empirique
donnant les distances du Soleil aux pla-
nètes. Titius partait de la suite 0, 3, 6, 12.
24, 48 et 96, où chaque nombre, après les
deux premiers, est double du précédent,
puis ajoutant 4, il obtenait 4, 7, 10, 16, 28,
52 et 100. Il apparaît que ces nombres
sont très sensiblement proportionnels
aux distances du Soleil à Mercure,
Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et
Saturne, à ceci près qu'aucune planète
ne correspond au nombre 28 (voir la
figure 6). Ce résultat, connu sous le nom
de loi de Bode (après que Johann Bode
se l'approprie...), resta une curiosité jus-
qu'en 1781, lorsque William Herschel
découvrit Uranus à une distance corres-
pondant dans cette suite à 196. Comme
le terme suivant de la loi de Titius-Bode
est (2 x 96) + 4 = 196, l'intérêt pour cette
règle fut ravivé et en particulier pour la
lacune du 28.
À la veille du nouvel an 1801, Giu-
seppe Piazzi découvrit, à son sens, la
planète manquante. C'était Cérès, que
l'on sait maintenant être l'un de ces mil-
liers de petits corps célestes formant la
ceinture d'astéroïdes entre Mars et
Jupiter. Cérès découvert, il devint
important de calculer l'orbite elliptique
de ce nouveau corps avant que les obser-
vateurs ne perdent sa trace. La difficulté
d'observer un aussi petit objet rédui- 5. LES NOMBRES PREMIERS GAUSSIENS z sont des entiers de Gauss complexesde la
sait le nombre d'évaluations des para- forme a + ib, où a et b sont entiers, qui n'ont pas de diviseur entier de Gauss autre que ± 1 et
mètres et rendait d'autant plus déli- ± z. Ils sont distribués irrégulièrement dans le plan complexe. Gauss découvrit qu'ils se
répartissent tous dans l'une des trois classessuivantes : (1) ± 1 ± i (les points bleus) ; (2) ±p
cate la détermination de l'orbite : et ± ip où p est un nombre premier de la forme 4n + 3 (en rouge) ; et (3) les nombres de la
Newton lui-même avait remarqué forme ± a # ib et ± b ± ia, où a et b sont non nuls et différents, et a2+ b2 estpremier (en jaune).
mettait de la sorte un alignement très Autres travaux non publiés
précis d'instruments de relevé sur de
longues distances. L'immense réputation de Gauss
Les efforts de Gauss pour déterminer grandit encore après sa mort, quand on
la forme de la Terre par des mesures découvrit des résultats non publiés anti-
géodésiques le ramenèrent à la théorie. cipant nombre des progrès majeurs du
Travaillant sur les résultats de ses rele- XIXe siècle. En plus du théorème de
vés, il développe une théorie où une Cauchy, il avait découvert la double
surface est caractérisée par la somme périodicité des fonctions elliptiques qui,
des angles d'un triangle qu'elle contient. avec les travaux de Jacobi et d'Abel,
ou encore par la mesure du rayon des devint le coeur de la théorie des fonc-
cercles osculateurs (voir la figure 7). tions du XIXe siècle. Les fonctions ellip-
Cette théorie intrinsèque des surfaces tiques sont certaines fonctions particu-
inspira à l'un de sesétudiants, Bernhard lières f (z) de la variable complexe z.
Riemann, une théorie intrinsèque géné- Elles possèdent une double périodi-
rale des espaces à trois dimensions ou cité en ce sens qu'il existe deux
plus. Quelques 60 années plus tard, les complexes distincts, a et b, tels que pour
idées de Riemann allaient fournir le tout z, f (z + a) et f (z + b) sont égaux à
cadre mathématique de la théorie géné- f(z). C'est
l'analogue
périodicité
rale de la relativité d'Albert Einstein. simple des fonctions trigonométriques,
En 1831, le physicien Wilhelm Weber ainsi pour tout x, sin (x + 2n) est égal à
arriva à Göttingen, et Gauss étudia avec sin x. La découverte de Gauss eut
lui, expérimentalement et théorique- d'importantes conséquences sur les
ment, le magnétisme. Ils inventèrent connexions entre la théorie des nombres
un magnétomètre et, pour étudier le et la théorie des fonctions complexes.
magnétisme terrestre, ils organisè- Gauss fut aussi l'un des premiers à
rent un réseau d'observateurs à travers douter que la géométrie euclidienne soit
le monde entier chargés de mesurer inhérente à la nature et à la pensée
les variations du champ magnétique de humaine. La géométrie systématique
la Terre. Gauss montra par une analyse d'Euclide s'appuie sur certains axiomes,
théorique que le champ provenait du ou propositions fondamentales, consi-
coeur du Globe terrestre, un résultat dérés comme vérités évidentes. Tout
d'une importance considérable, car il l'édifice est alors construit par pures
limitait le nombre des causes possibles déductions logiques sur cette base non
du champ et focalisait l'attention sur les démontrée. L'axiome des parallèles
mécanismes géophysiques susceptibles énonce que par un point pris hors d'une
de l'engendrer. Sa contribution fut droite passe une et une seule parallèle à
reconnue par la désignation de l'unité cette droite. Tout au long de l'histoire
d'induction magnétique : le gauss. des mathématiques, cet axiome des
Gauss et Weber furent aussi parmi les parallèles a été intensément étudié, car,
premiers à signaler la possibilité d'en- à la différence des autres axiomes, il
voyer des messagespar voie électrique. n'est pas d'une évidence manifeste et il
La télégraphie a une longue histoire, fait appel au concept de l'infini. Même
mais avant 1800 environ, seules des dans l'Antiquité, les mathématiciens
méthodes n'utilisant pas l'électricité tentèrent, mais en vain, de le remplacer
étaient en usage. En 1827, une impulsion par d'autres axiomes plus évidents.
électrique fut transmise sur environ un Au XVIIIe siècle, le problème restait
sixième de mile (268 mètres), suggérant sans solution et nombreux furent les
immédiatement la possibilité d'utiliser mathématiciens, professionnels et ama-
l'électricité en télégraphie. De nom- teurs, qui tentèrent de prouver que cet
breux télégraphes électriques furent axiome des parallèles dérivait logique-
conçus, mais aucun ne fut véritablement ment des autres axiomes d'Euclide.
mis en service jusqu'à la liaison, en 1832, Toutes ces tentatives furent vaines.
des palaces d'été et d'hiver du tsar à Gauss connut ces controverses alors
Saint-Pétersbourg. Un an plus tard, qu'il était étudiant à Göttingen, et en
Gauss et Weber eurent un télégraphe, 6. LES DISTANCES DES PLANÈTES au 1804, il écrivit une lettre au mathémati-
courant sur les toits de Göttingen Soleil peuvent être approximées par la loi de cien hongrois Farkas Bolyai, lui mon-
sur
Bode, initialement découverte par Johann
2, 3 kilomètres. Les signaux étaient Titius en 1766(une unité vaut 9,3 millions de trant que sa prétendue démonstration
transmis sousla forme de suites de cinq miles, soit environ 15millions de kilomètres). de l'axiome des parallèles était fausse,
déviations d'une aiguille vers la droite La lacune du 28 dans la suite, connueen 1800, car il y avait remplacé un raisonnement
ou vers la gauche (un total de 32 possi- déclenchala recherche de la «planète man- infini par un raisonnement fini. Gauss
bilités) et l'appareil fonctionnait si bien quante» dont un point culminant fut la accompagna sa réfutation d'un
que les deux hommes prirent l'habitude découverte en 1801 de l'astéroïde Cérès. commentaire signifiant qu'il avait été
de l'utiliser pour communiquer. Le télé- Gaussmena à bien la tâche délicatedu calcul confronté à la même difficulté. En 1815
de l'orbite à partir des minces mesuresréa- cependant, il laissa clairement entendre
graphe de Gauss-Weber fut sans doute lisées Cérèsfut retrouvé là où il l'avait prédit
le premier efficace et il précéda de sept dans ses écrits qu'il pouvait exister une
(les planètesdécouvertes après 1800sont en
années l'appareil breveté par Samuel couleur. Noter l'inexactitude de la loi de Bode géométrie ne vérifiant pas l'axiome des
Morse. au-delà d'Uranus). parallèles, tout en ayant une cohérence
7. LA THÉORIE INTRINSÈQUE DES SURFACES, développéepar courbes(cercles osculateurs): si R et r sont leurs rayons, la courbure
Gauss,permet de calculer la courbure d'une surface au point P. Pour totale, ou courbure de Gauss, de la surface enP est définie par 1/Rr.
une surface convexe (a), la section de cette surface par un plan En (b), la surface n'est plus convexe, elle est en forme de selle et le
parallèle au plan tangent en P est proche d'une ellipse. Son grand plan la coupe suivant les deux branches d'une hyperbole approchée.
axe et son petit axe sontdésignésparAB et CD. Si l'on déplacele plan On convient que les rayons définis comme précédemment sont de
de section,les sommets décrivent les courbesAPB et CPD. Considé- signescontraires et donc que la courbure l/Rr est négative.Pour une
rons les deux cerclesqui au voisinagedeP sont les plus prochesde ces surface quasi plane, les rayonsR et r sont infinis et la courbure nulle.

interne. Étant donné l'habituelle réserve Un classique moderne cité d'être ajoutés, multipliés, soustraits
de Gauss dans ses révélations, cette et en général divisés, pour redonner des
affirmation suggère qu'il en possédait Gauss se situe à un croisement de éléments de l'ensemble Ainsi les entiers
quelque preuve. Peut-être est-ce parce voies. Il est à la fois le premier des modulo le nombre premier p forment un
que ses vues allaient à l'encontre de mathématiciens modernes et le dernier corps àp éléments.
celles de ses contemporains qu'il décida des classiques. Ce paradoxe se lève aisé- Les conjectures de Weil fournissent
de les taire ; il pouvait avoir pressenti, ment : ses méthodes furent modernes, des formules permettant d'obtenir le
sans doute à juste titre, qu'elles n'au- mais son choix des problèmes fut classi- nombre de solutions d'une équation
raient pas été correctement comprises. que. L'oeuvre de Gauss se caractérise par algébrique sur un corps fini. Elles per-
En 1823, János, le fils de Bolyai, qui sa manière de raisonner sur des cas par- mettent en particulier de savoir si une
avait d'abord été contaminé par l'achar- ticuliers comme s'ils étaient le cas géné- équation donnée possède ou non des
nement de son père à prouver l'axiome ral. Une telle technique aboutit, à condi- solutions : ce résultat peut alors s'éten-
des parallèles, conclut qu'une telle tion de n'utiliser, parmi les propriétés du dre à des équations analogues concer-
démonstration était impossible et éta- cas particulier, que celles qui se généra- nant des nombres entiers ou algébri-
blit une géométrie ne s'appuyant pas sur lisent. L'approche de Gauss combine ques. La formulation explicite des
cet axiome d'Euclide. Six ans plus tard, l'ampleur des méthodes générales avec conjectures de Weil est très technique.
il achevait un article où il proposait un l'acuité et la simplicité des exemples par- Elles ont été démontrées par Pierre
système axiomatique cohérent de géo- ticuliers. Ainsi son étude des nombres Deligne et sont cruciales en géométrie
métrie non euclidienne, qui fut publié complexes portait en elle les germes algébrique.
en appendice à l'ouvrage de son père d'une théorie générale des nombres Gauss conjectura par ailleurs que la
Essai sur les éléments de mathématiques algébriques. Ses écrits laissent toujours décomposition en facteurs premiers des
pour jeunes gens studieux. Gauss lut le sentiment qu'il en savait beaucoup nombres de la forme p + q#-D, où D est
cette étude en 1832 et écrivit à Bolyai plus qu'il ne nous en dit, et que lorsqu'il un entier positif, est unique si et seule-
père qu'il ne pouvait en faire l'éloge, car expose un résultat, il a déjà en tête des ment si D est l'un des nombres 1, 2, 3, 7,
cela eut été équivalent à louer un travail prolongements possibles. 11, 19, 43, 67 et 163. Ce résultat, entrevu
qu'il avait fait lui-même 30 ans aupara- La profondeur et la fertilité des idées par Gauss à la suite de calculs, a été
vant. Bolyai fils fut profondément meur- de Gauss se mesurent par les recherches démontré par Harold Stark et Alan
tri par la remarque de Gauss, et sa solu- récentes qu'elles ont inspirées. En 1949, Baker et a conduit à d'importants théo-
tion d'un très ancien problème d'une André Weil, s'appuyant sur quelques rèmes en théorie des nombres.
énorme importance ne fut reconnue théorèmes de Gauss concernant le nom- L'importance de Gauss réside dans
qu'après sa mort (il fut résolu indépen- bre de solutions des équations polyno- ce mélange de particulier et de général.
damment, à peu près en même temps et miales dans l'ensemble des entiers Il représente une jonction entre les
de manière analogue par Nikolai Loba- modulo un nombre premier, fut conduit anciens et les modernes, et ses recher-
chevsky). L'attitude de Gauss fut injuste, à formuler trois conjectures de grande ches portent en elles les germes de
puisque, s'il n'avait jamais publié son importance au sujet des variétés algébri- grandes théories. Eric Temple Bell écri-
propre travail, c'est qu'il ne l'avait ques sur des corps finis. Un corps fini est vait, en 1937 : «Il est présent partout dans
jamais jugé satisfaisant. Était-il jaloux un ensemble fini dont les éléments pos- l'univers des mathématiques. » C'est
du succès de Bolyai ? sèdent, entre autres propriétés, la capa- encore plus manifeste de nos jours.
LE POINT DE VUE DE ANDRÉ WEIL

André
matique Weilfait ; partie
mondiale de l'élite mathé-
la hiérarchie fier de ses scientifiques et les encourage, Pour la Science : Pouvez-vous nous
des ceux-ci sont plus créatifs ? expliquer les mécanismes de la décou-
mathématiciens est assez difficile à défi- André Weil : Individuellement, ils ne verte mathématique ? Pouvez-vous décrire
nir : elle ne peut certainement pas être sont pas plus créatifs mais on attire ainsi ce que vous ressentez quand vous avez
évaluée par les non mathématiciens, et une plus grande proportion d'esprits créa- une bonne idée ?
les mathématiciens la refusent Il n'en est teurs. Il ne faut cependant pas faire de André Weil : II n'est pas possible de
pas moins vrai que pour émettre un juge- cette idée un cheval de bataille que l'on donner une description générale ; on peut
ment sur les mathématiques, il faut être chevauche à des fins politiques jusqu'à tout au plus chercher à décrire son expé-
un excellent mathématicien. André Weil l'épuisement Autrefois à chaque congrès rience personnelle. La réussite est ques-
a été l'un des rénovateurs de la géomé- international de mathématiques, on tion de talent, puis de caractère et de
trie algébrique et l'un des fondateurs de voyait des imbéciles souvent venus de volonté. Si un homme veut utiliser tous
Bourbaki ; ses opinions sont ainsi des Moscou, qui discutaient sur la théorie les facteurs qui constituent sa personna-
aperçus intéressants sur le monde des marxiste des mathématiques ; bien lité en vue d'un but unique (le résultat
mathématiques vu de l'intérieur et d'en entendu, ils n'étaient pas représentatifs scientifique dans le cas du mathémati-
haut. des mathématiciens soviétiques, mais cien), alors il a les meilleures chances de
Pour la Science : Les mathématiciens plutôt des opportunistes qui avançaient réussite. Par exemple, certains mathé-
désirent-ils vraiment communiquer avec de telles idées pour plaire à leurs patrons. maticiens sont très rapides, d'autres très
les autres scientifiques, ou n'en ressen- Ils voulaient aussi démontrer que Marx et lents. Un esprit très prompt est un mer-
tent-ils pas le besoin ? Engels avaient été de bons mathémati- veilleux avantage si vous utilisez cette
André Weil : C'est évidemment affaire ciens ! Remarquez que Marx et Engels qualité comme un outil et non comme
depersonnalité J'ai une vague théorie de jugèrent nécessaire de parler aussi de une fin. Le mathématicien le plus rapide
l'alternance, selon laquelle pendant cer- mathématiques, ce qui fait que certains que j'aie connu était certainement von
taines périodes, mathématiques et phy- esprits disciplinés estiment indispensa- Neumann. Or cette facilité lui fut, en un
sique (ou sciences naturelles) sont assez ble d'en faire l'exégèse ! sens, nuisible ; elle lui permit de compren-
proches et tentent de progresser par La sociologie de la science est peu dre vite et de résoudre facilement un
des échanges d'idées, et pendant d'au- avancée et peut-être impossible... Il grand nombre de problèmes, mais cela le
tres, les mathématiques-car je ne sais serait manifestement stupide d'affirmer satisfit probablement trop tôt et il n'ap-
rien en ce qui concerne la physique- qu'un mathématicien peut si bien s'enfer- profondit pas toujours les problèmes vrai-
sont complètement indépendantes. Les mer dans sa tour d'ivoire que rien ne ment importants dont la résolution aurait
échanges entre mathématiques et physi- l'atteint plus. Les conditions de vie l'af- fait de lui un mathématicien hors ligne.
que ont été particulièrement intenses et fectent certainement mais vouloir préten- Trop sollicité, il s'est un peu éparpillé.
bénéfiques pendant la première moitié dre qu'on peut expliquer ses travaux par D'autres mathématiciens ont un esprit
du XIXe siècle et probablement aussi au une quelconque pression sociale est pro- lent ; cela n'a rien de péjoratif ; ils se
début des mathématiques grecques. Je bablement d'une stupidité plus grande servent de cette lenteur pour approfondir
n'ai cité que deux exemples et on pourrait encore ! Parallèlement à l'influence de la les problèmes
probablement en trouver bien d'autres. société sur les mathématiques, on peut Pour la Science : Cette distinction s'ap-
Personnellement j'ai surtout connu une s'interroger sur l'influence des mathéma- plique-t-elle aussi en d'autres sciences ?
période pendant laquelle les mathémati- tiques sur la société. Certes les travaux Avez-vous connu Albert Einstein ?
ques profitèrent peu de la physique ; si de Newton en mécanique céleste jouè- André Weil : Je n'ai presque pas
vous acceptez cette théorie de l'alter- rent un rôle important pour le repérage connu Einstein. J imagine que c'était un
nance, une autre période pourrait en mer. Euler écrivit un article pour esprit lent
commencer où les deux sciences profite- mettre en valeur l'intérêt pratique des Pour la Science : Dans les recherches
raient de leurs progrès mutuels recherches mathématiques ; certains mathématiques, il est souvent important
Pour la Science : Mais vous ne la pres- mathématiciens contemporains essaient d'étudier en détail un point particulier, de
sentez pas ? de l'imiter et de «vendre» leur marchan- façon quelquefois pathologique, et de le
André Weil : À mon âge, je prends un dise. Ils veulent prouver que les mathé- comprendre à 99, 99 pour cent. Or, la
certain recul. Je ne suis plus très produc- matiques servent à l'aviation ou l'informa- généralisation d'une telle tâche, étant
tif en mathématiques, les idées se faisant tique, etc. Je soupçonne que souvent ils donné le volume des publications mathé-
plus rares ; aussi je m'intéresse de plus ne croient pas un mot de ce qu'ils disent matiques, est un obstacle insurmontable.
en plus à l'histoire des mathématiques et sur l'utilité des mathématiques, mais il Comment aborder alors la recherche ?
par conséquent aux idées des autres. Je faut bien vivre ! André Weil : Quand j'étais jeune, je
n'ai donc plus, pour ce qui est des Pour la Science : Existe-t-il des diffé- voulais, dans chaque branche, en savoir
recherches en cours, une vue globale rences de style entre les diverses écoles moins que le spécialiste, mais plus que le
comme dans ma jeunesse et je ne reste de mathématiques ? On dit parfois que non spécialiste. Il va sans dire que je n'ai
en contact qu'avec la théorie des nom- l'école soviétique est plus prolifique, plus pas réussi. Cependant quand un problè-
bres et quelques aspects de la géométrie inventive et moins rigoureuse ? me m'intéresse, j'aime bien l'aborder de
algébrique : ces deux théories sont très André Weil : Je pense qu'il est absur- façon générale et un peu vague, puis le
éloignées de la physique, et si la physique de de rechercher de telles caractéristi- cerner de plus en plus près pour le poser
exerce une influence elle ne m'a pas ques. Il semble pour l'instant impossible en des termes plus précis
encore atteint. de distinguer chez un artiste, un mathé- Pour la Science : Avec une certaine
Pour la Science : Pensez-vous que le maticien, ou tout créateur, les influences conscience de ses insuffisances, il est
régime d'un pays, ou «d'humeur» natio- génétiques des influences culturelles. difficile au chercheur d'espérer réussir.
nale affecte la créativité des artistes ? On Même si vous faites des statistiques André Weil : Encore une fois les
répète souvent que lorsqu'un pays est vous n'aboutirez à rien. défauts peuvent finalement être bénéfi-
ques ; rappelez-vous le livre de John Wat- font-ils des mathématiques parce qu'ils cas que Bourbaki a accompli une tâche
son sur la double hélice. Je crois que aiment cela ou parce qu'ils sont doués ? nécessaire. Cependant, la volonté initiale
John Watson n'aurait pas dû écrire ce de Bourbaki qui était d'inclure toute la
livre car le public l'a mal compris. Ce livre André Weil : Certains prétendent que mathématique dans ses éléments est
prétendait désacraliser les idoles de la les mathématiques sont un jeu et aujourd'hui irréalisable ; Bourbaki reste
science, montrant que les scientifiques que l'aspect ludique les attire. Je n'ai utile sans être indispensable à l'avance-
ne sont pas sur un piédestal de sagesse jamais cru une seule minute qu'ils étaient ment des mathématiques.
et de science et qu'ils ont des faiblesses sincères. Dans le passé, tout individu Pour la Science : Est-il un théorème
qu'on peut analyser. C'est évident, mais doué en mathématique pouvait mieux que vous auriez voulu démontrer ?
on pourrait tout aussi bien dire que la réussir matériellement en s'engageant André Weil : Autrefois, il m'est venu à
déesse de la Science (appelons-la Athé- dans d'autres disciplines plus appliquées, J'esprit que, si je pouvais démontrer l'hy-
na, pour fixer les idées) se sert de ces les sciences de l'ingénieur par exemple. pothèse de Riemann, laquelle avait été
hommes comme d'instruments et utilise Le choix d'une carrière de mathématicien formulée en 1859, je la garderais secrète
à la fois leurs qualités et leurs défauts ; représentait donc un sacrifice, pas un pour ne la révéler qu'à l'occasion de son
les scientifiques ne sont peut-être que sacrifice énorme, nullement comparable centenaire en 1959. Comme en 1959, je
des marionnettes et le « grand montreur bien entendu à ce qu'ont dû subir Gau- m'en sentais encore bien loin, j'y ai peu à
de marionnettes » connaît leurs défauts guin ou van Gogh quand ils décidèrent de peu renoncé, non sans regret.
Si un scientifique veut le prix Nobel, ou se consacrer à leur art, mais un petit Pour la Science : Avez-vous connu des
de l'argent, ou des succès féminins, ou la sacrifice quand même ! La situation a bien mathématiciens qui ont voulu à toute
gloire, Athéna utiliseraces désirs. Je trouve changé pendant les vingt dernières force démontrer un théorème ?
que c'est une assez bonne théorie. années : un jeune mathématicien qui se André Weil : Je connais un homme
Pour la Science : S'il y a une déesse sentait capable de pondre un ou deux pour qui la démonstration d'une certaine
André Weil : Évidemment. On s'est papiers par an pouvait se promettre une conjecture fut une longue obsession : il
moqué des mystiques lorsqu'ils utilisent vie bien plus agréable que dans n'importe fut malheureux une bonne partie de sa vie.
le langage érotique ; des esprits superfi- quelle autre sorte d'activité. Les tâches Pour la Science : Comment convient-il
ciels prétendent qu'ils ne font alors qu'ex- d'enseignement sont devenues beau- d'aborder une question comme l'hypo-
primer un érotisme sous-jacent. Ces per- coup moins lourdes qu'auparavant et, thèse de Riemann ?
sifleurs ont tort pour une raison très avec des dons assez modestes, notre André Weil : Il faut distinguer la straté-
simple : les mystiques sont des hommes jeune mathématicien pouvait utiliser ses gie et la tactique. La tactique englobe la
qui vivent dans un corps et qui doivent talents pour mener une vie banale mais technique et quelques moyens localisés
utiliser tout leur corps, y compris les ins- confortable. Malheureusement, parmi d'attaque. La stratégie requiert une vision
tincts sexuels, pour atteindre ce qu'ils ceux-là, il en est beaucoup qui ne contri- plus globale des mathématiques. Or l'hy-
estiment, à tort ou à raison, être le bien buent pas vraiment à l'avancement des pothèse de Riemann n'est pas un point
final, c'est-à-dire la réunion avec Dieu. Je mathématiques ; ils ne font que remplir isolé des mathématiques mais, au
ne dis pas qu'ils réussissent, mais ils des postes et encombrer les périodi- contraire, constitue un verrou de la théo-
doivent évidemment s'efforcer de tout ques... J'ai quelquefois l'impression rie des nombres. Pour la démontrer, il
employer pour réussir. qu'on a pu consacrer trop d'argent à la faudrait d'abord mieux connaître et, par
Pour la Science : Vous avez parlé des recherche mathématique ; si cette manne conséquent, faire progresser la théorie
motivations des autres ; quelles étaient n'a pas indubitablement nui aux mathé- des nombres. Le sujet n'est pas encore
vos ambitions propres ? matiques, elle a été désastreuse pour assez bien débroussaillé pour être atta-
André Weil : Selon Plutarque, c'est un certains jeunes mathématiciens : il est qué de front et finalement démontré.
noble idéal que de travailler à rendre son triste de voir des jeunes, qui furent attirés Pour la Science : Êtes-vous certain
nom immortel Dès mon jeune âge, j'ai par ce métier, maintenant sans emploi. Si que l'hypothèse de Riemann est exacte
espéré que mon travail aurait une cer- les cas particuliers m'emplissent de tris- et, si oui, pourquoi vouloir la démontrer ?
taine place dans l'histoire des mathéma- tesse, je crois quand même que, d'un André Weil : Je crois qu'elle est vraie
tiques. N'est-ce pas une motivation aussi point de vue objectif, cet écrémage est mais c'est tout autre chose que de l'avoir
noble que de prétendre au prix Nobel ? favorable aux progrès des mathémati- démontré ! La notion de preuve en
C'est au fond une bonne chose que ques. Il y a 20 ans, je pensais que les mathématiques est tout à fait précise.
Nobel ait tellement détesté un certain publications mathématiques menaçaient Certains théorèmes en théorie des nom-
mathématicien qu'il n'ait pas voulu créer d'être noyées par les travaux de mathé- bres sont vrais si l'hypothèse de Riemann
de Prix Nobel en mathématiques ! D'ail- maticiens médiocres ; je commence à est vraie ; mais surtout elle ouvrirait pres-
leurs je suis contre les prix, même la craindre aujourd'hui que ! es mathémati- que sûrement de larges horizons. C'est
médaille Fields, car leur influence est ques ne soient bientôt menacées aussi pour cela que j'aurais aimé la démontrer.
mauvaise. On tend à attribuer un prix à un par les bons mathématiciens qui produi- Si j'étais physicien, je suppose que je
travail facilement identifiable, par exem- sent trop pour que les résultats puissent n'éprouverais pas ce désir. Il est logique-
ple la solution d'un problème connu, et être assimilés par les nouvelles généra- ment possible qu'elle soit indémontrable.
c'est une distorsion du jugement mathé- tions. Le développement scientifique Euler a écrit une fois que c'est une erreur
matique. Certaines personnes sont aigries entraîne une explosion des connais- de croire que tout se démontre en mathé-
pendant des années de ne pas avoir eu sances qui dépassent les capacités matiques. Il donnait un exemple d'un
un prix qu'elles estimaient avoir mérité. d'assimilation des individus... théorème tout à fait certain selon lui, bien
En définitive, les prix n'ont jamais d'in- Pour la Science : Bourbaki aide-t-il à qu'il n'ait pas été démontré. Il n'eut
fluence bénéfique et exercent souvent reclasser ces connaissances ? cependant de cesse d'essayer.
une mauvaise influence. André Weil : Certains jugent que son Pour la Science : Réussit-il ?
Pour la Science : Les mathématiciens action a été décisive. Je pense en tout André Weil : Évidemment, oui...
Sophie Germain

AMY DAHAN DALMEDICO

Sophie Germain, première mathématicienne française, a lutté pour conquérir,


dans la communauté scientifique, une place correspondant à son talent.
Pourtant, selon Gauss, l'arithmétique avait trouvé en elle un «ami habile».

Après Hypatie, mathémati- vouloir se débarrasserde certaines ser- les obstaclesque sesparents ont dressés
cienne d'Alexandrie qui fut vitudes de l'Ancien Régime. Il fut un pour freiner cette passiondesmathéma-
lapidée pour sesopinions reli- moment Directeur de la Banque, mais tiques, étonnante pour son âge et
gieuses,13ou 14siècless'écoulent avant on ne trouve plus trace de sonnom dans incongrue pour son sexe: elle se lève la
qu'apparaissent à nouveau des figures les assembléespolitiques ultérieures ; nuit, enveloppée dans des couvertures ;
de mathématiciennes.Il y a d'abord, aux sans doute le cours des événements l'encre gèle dans l'encrier ; elle lit à la
XVIIe et XVIIIe siècles,des femmes bril- avait-il dépasséses opinions. Il devait lueur d'une bougie. Ses parents cédè-
lantes de la haute société, telles mourir à 95 ans, en 1821. rent devant sa détermination, et elle
Christine de Suède,la marquise du Cha- Sophie,la deuxièmede sestrois filles, progressa,passantdu traité d'arithméti-
telet, etc., qui s'adonnent aux joies de resta financièrement dépendantede son que d'Etienne Bezout aux oeuvres
l'esprit et desmathématiques,mais elles père toute sa vie, puisqu'elle ne devait d'Isaac Newton et de Leonhard Euler.
sont reléguéesdans un rôle de disciple, jamais semarier ni obtenir une position Elle a 19 ans quand l'École polyte-
de collaboratrice ou de traductrice de sociale lui assurant une quelconque chnique est fondée en 1795, et elle
quelque grand savant. L'Italienne Maria rémunération. À 13 ans, en 1789,on la obtient les notes de cours de différents
Gaetane Agnesi (1718-1799)est la pre- dit timide, ombrageuse, d'un physique professeurs,notamment celui de chimie
mière femme-géomètre à devenir plutôt ingrat. Elle juge sa maison trop de Fourcroy et, surtout, celui d'analyse
professeur d'Université. pleine de discussionssur l'argent, la po- de JosephLagrange. À la fin du cours,
En France,la première qui tente pas- litique, les changements de la Révolu- les professeurs avaient l'habitude de
sionnément de forcer les portes de la tion, et elle trouve dans la bibliothèque demander à leurs étudiants leurs obser-
discipline mathématique est Sophie de son père un refuge rassurant et intel- vations ; aussi Sophie Germain envoya
Germain. La tempête révolutionnaire lectuellement excitant. les siennes à Lagrange, en utilisant le
est toute récente, mais elle n'a visible- Toutes les notices biographiques pseudonyme de Le Blanc, un ancien
ment pas soufflé partout : obstaclesins- consacréesà Sophie Germain évoquent élève de l'École polytechnique, d'un an
titutionnels et préjugés contre les de façon épique cette période où se plus âgé qu'elle et qui devait entrer à
«femmes savantes » n'ont pas été ébran- révèle son goût pour les mathématiques, l'École des ponts et chaussées. On
lés. Sophie Germain restera toujours en qu'elle découvre d'abord dans l'Histoire ignore s'il y eut un arrangement amical
marge de la communauté scientifique, desMathématiquesde Montucla, le pre- entre Sophie Germain et Le Blanc ; la
en dépit de résultatsfins et originaux en mier historien des mathématiques. La connaissance des moeurs sociales de
théorie des nombres, et de travaux per- mort d'Archimède, surpris dans ses l'époque permet mal d'apprécier la
sévérantsen théorie des surfacesélasti- travaux scientifiques par les soldats margede manoeuvred'une jeune fille de
ques, domaine qui participe du grand romains lors de la prise de Syracuse, saclassesociale,ayant sesintérêts et ses
mouvement de mathématisation des semble l'avoir beaucoup marquée. capacités intellectuelles. Si Sophie
phénomènesphysiques,caractéristique Impressionnée par l'univers des mathé- menait une vie austère et assezrenfer-
de cette période. matiques, elle s'y jette à corps perdu. mée, évitant les mondanités, elle ne
Sophie Germain est née le 1er avril Seule, dépourvue de conseils, elle manifestait pas de timidité quand des
1776,dansune famille bourgeoise, issue étudie tout ce qui lui tombe sousla main, questions de savoir scientifique étaient
de plusieurs générations de commer- avec une ardeur qui n'est pas du goût de en jeu.
çants. Son père, Ambroise-François sa famille. Le mathématicien italien C'est en tout cas par ce biais qu'elle
Germain, s'engagea brièvement, mais Libri, avec qui elle se liera d'amitié plus finit par rencontrer Lagrange ; son nom
activement pendant la Révolution fran- tard, raconte comment elle a surmonté court dans la communauté scientifique,
çaise,comme député élu du Tiers-État à
l'Assemblée constituante de 1789.
Ambroise-François Germain appar-
tenait à cette bourgeoisie libérale et ins- 1. PORTRAIT DE SOPHIEGERMAIN. Néeen 1776et morte en 1831,cette femmefut la
truite, pétrie de la philosophie des au- première mathématicienne autodidacte.Elle lutta pour conquérir,dans la communauté
scientifique,une placecorrespondantà sesmérites,maisse heurtaà l'esprit de sontemps,
teurs du XVIIIe siècle, qui après avoir malgrél'estimede quelquesgrandsmathématiciens,
espérédans les tentatives réformatrices commeCarl Friedrich Gauss.Elle est
surtout connuepour sontravail de physiquemathématique,en théoriede l'élasticité.Une
de Turgot, s'était radicalisée jusqu'à statueà soneffigiese trouvedansla cour de l'ÉcoleSophieGermain,à Paris.
dont la curiosité est éveillée, et plusieurs L'Astronomie des Dames, dont Lalande quemment sur ce sujet. Parmi ces
savants viennent à elle. Elle est invitée à est l'auteur, qui a été sans doute à l'ori- ouvrages figuraient les Entretiens sur la
des dîners d'hommes. A.-J. Cousin, gine de l'ombrage pluralité des mondes de Fontenelle, et le
mathématicien et auteur de Leçons Il existait en effet, au XVIIIe siècle, célèbre Newtonianisme pour les Dames
sur le Calcul Différentiel et Intégral, une littérature de vulgarisation scientifi- d'Algarotti. Dans les deux cas, il s'agit
demande à lui présenter ses respects ; que particulièrement destinée au public de dialogues où une dame (de préfé-
J.-B. Gaspard d'Ansse de Villoison, hel- féminin. Les femmes qui donnaient le rence une marquise) apprend la physi-
léniste distingué, lui adresse des vers ton dans de nouveaux salons, et dont la que de son interlocuteur.
grecs et latins dans le Magasin encyclo- formation excluait les sciences, devaient Pour Algarotti, les femmes ne s'inté-
pédique, et Sophie Germain s'en offus- trouver dans ces livres les notions élé- ressant qu'à la galanterie et à l'amour,
que. En novembre 1797, une visite de mentaires de physique pour participer à c'est par ce biais qu'il faut leur enseigner
Lalande indigne Sophie Germain : c'est la conversation qui tournait très fré- la physique. Newton est présenté
comme quelqu'un qui sait dicter aux
dames des leçons de toilette. «Quelle
raison oblige les Dames à mettre plus de
rouge pour paraître dans une loge à
l'Opéra, que pour promener leurs appas
dans les Tuileries ?».
À l'aide de son prisme, Newton
donne la réponse : «La lumière des flam-
beaux n'est pas aussi blanche que celle
du jour, elle tire sur le jaunâtre et lors-
qu'on la fait passer au travers d'un
prisme, on voit que les rayons jaunes y
sont les plus brillants. Ainsi moins une
dame aura chargé son rouge, plus il se
ressentira du jaune qui abonde dans
cette espèce de lumière (...) Cette raison
veut qu'on augmente la dose du rouge
pour aller à l'Opéra, sans quoi le rouge
des Belles, et les yeux de leurs Adora-
teurs ne trouveraient point leurs
comptes aux bougies, autant qu'à la clar-
té du jour ».
La marquise virtuelle ne peut
comprendre la loi des carrés de la dis-
tance qui est valable pour la gravitation
et pour l'intensité de la lumière, que
parce qu'elle est familière de l'analogie
suivante : «J'ai quelque tentation de
croire que dans l'amour on suit cette loi
des carrés à l'égard des lieux, ou plutôt
à l'égard des temps : ainsi après huit
jours d'absence, la tendresse devient 64
fois moindre qu'elle ne l'était le premier
jour ». Les considérations de ce genre
sont si nombreuses qu'elles prennent le
pas sur les passages où il s'agit vraiment
de physique.
Sophie Germain qui lisait Les Princi-
pia mathematica de Newton ou Le Sys-
tème du Monde de Pierre Simon de
Laplace n'a pas supporté qu'on lui indi-
que un livre apparenté à cette littérature
pour femmes frivoles et a fait savoir que
Lalande n'était pas de ses amis.
Des scientifiques lui adressent des
paradoxes XVIIIe
« », à la mode à la fin du
siècle, et de petits problèmes qu'elle
résout, mais ce n'est visiblement pas ce
qu'elle attend. Sa formation scientifique
est désordonnée et aléatoire : ouvrages,
problèmes, notes de lecture se succè-
2. L'ACADÉMIE DES SCIENCES avait mis au concours le sujet de la théorie mathématique dent au gré des rencontres ou des discus-
des surfacesélastiques.Sophie Germain devait présenter trois mémoires successifsen 1811,
sions, sans aucun plan. Certaines lacunes
1813et 1815avant de recevoir le prix de l'Académie en 1816.On voit ici la première page du
premier mémoire, où elle part d'une équation d'équilibre entre les forces extérieures appli- l'handicaperont notablement.
quées à la surface et la «force d'élasticité». Cette équation était inspirée de celle qu'Euler Sophie Germain vivait à l'écart de la
avait utilisée en 1779pour décrire la vibration des cordes. société des hommes scientifiques, mais
aussi de celle des femmes éduquées, contemporains soulignent sa modestie tion intime de sa supériorité qui lui fait
dont certaines s'associaient à des et sa réserve, mais de quoi s'agit-il exac- envisager son travail comme faisant par-
hommes de leur famille pour s'intégrer tement ? Est-ce une réelle timidité qui tie, non de la scène sociale contempo-
à la vie scientifique (Madame Lalande, lui fait éviter les rencontres et la vie raine, mais de la marche de l'esprit
la duchesse de Gotta...). Plusieurs sociale mondaine, ou est-ce une convic- humain vers le progrès et la vérité, au

LE THÉORÈME DE SOPHIE GERMAIN

Le premier théorème démontré voir que les puissances cinquièmes cal- divisibles par n est déjà exclu, car x, y, z
par Sophie Germain est le suivant : si culées module 11 sont toutes égales à-1, sont deux à deux premiers entre eux).
x5 z5 0, alors l'un des trois 0, +1. En effet, par le petit théorème de Il est devenu traditionnel,
+ y + = en
nombres entiers relatifs x, y, z est di- Fermat, pour p premier, xp-1 # 1 (mod grande partie à cause du résultat pré-
visible par 5. Les grandes étapes du p) (sauf si x = 0), c'est-à-dire x10 # 1 (mod cédent de Sophie Germain, de diviser
résultat de Sophie Germain sont les 11), soit x5 # # 1(mod 11). le théorème de Fermat en deux cas :
suivantes. Alors x5 + y5 + z5 (mod
#0 11) est _ ler cas : quand aucun des trois
possible si et seulement si x ou y ou z est nombres x, y, z n'est divisible par n.
Première étape congru à 0 (mod 11). -2e cas : quand un seul des trois
On effectue une factorisation, Revenons à l'hypothèse x5 + y5 + z5 = nombres est divisible par n.
naturelle en arithmétique : 0, où x, y, z premiers deux à deux et Le théorème précédent revient à
-x5 = (y + z) (y4 - y3z + y2z2 - yz3 z4). premiers à 5. On doit trouver a, b, c, a, dire que si n est premier tel que 2n + 1
On peut supposer que x, y, z sont ß, vérifiant
γ lesconditions (A). x5 + + y5 est premier, alors le premier cas du
premiers deux à deux, c'est-à-dire z5 = 0 # x5 + y5 + z5 # 0 (mod 11). théorème de Fermat est vrai pour les
qu'ils n'ont pas de facteur commun, D'après l'idée de Sophie Germain, un puissances n-ièmes. Le travail est sim-
sinon on met le diviseur commun en des trois nombres doit être congru à 0 plifié de moitié.
facteur et on simplifie l'équation. On (mod 11), par exemple x. De façon surprenante, le premier
va démontrer que les deux facteurs du En combinant trois équations parmi cas du théorème de Fermat s'est avéré
second membre sont premiers entre celles de (A), il vient : le plus élémentaire. De plus, même
2x = b5 + c5 + (-a)5(mod
# 0 11).
eux. En effet, si p est un diviseur de quand le théorème échoue, par exem-
y + z, on peut écrire y =-z (mod p), Un des trois nombres, b, c ou a, doit ple pour n = 7 (puisque 15 non pre-
et en remplaçant dans l'équation : être divisible par 11, mais : mier), on peut souvent aboutir en pre-
y 4 _y3 Z+y 2z2-yz3+ z 4=-5y (mod p) -b ne peut être divisible par 11, car nant un autre entier au lieu de 2n + 1,
Si p divise le deuxième facteur, il alors y et x auraient le facteur 11, par exemple ici avec 4n + 1 = 29,
divise 5y4, alors : -c ne peut pas être divisible par 11, premier. En effet, les septièmes puis-
-soit p = 5 et x est divisible par 5, car z et x auraient le facteur 11, sances (mod 29) sont 0, +1,-1, +12,
et le théorème est prouvé ; -reste a. -12, et on montre de façon analogue
-soit p divise y + z et y, et alors y Ainsi a doit être divisible par 11, mais que x7 + y7 + z7 # 0 (mod 29) n'est
et z ne sont pas premiers entre eux. ceci est impossible car y # -z (mod 11) et possible que si l'un des trois nombres
On a ainsi établi que si x5 + y5 + z5 α5 # 5y4 (mod11). est nul (mod 29).
= et si x, y, z sont premiers deux à
0 x # 0 (mod 11), alors : Le théorème de Sophie Germain
deux, et si tous les trois sont premiers Or x4 - x3y + x2y2 - xy3 + y4 = γ5 s'énonce dans les traités contempo-
y-y z y2z2 -
avec 5, alors y + z et + # γ5
y2z2 #- yz3
y4 - y3z
y4 (mod
+ z4 11)
= α5 ! rains de théorie des nombres ainsi :
yz z4 sont premiers entre eux. + soit n un nombre premier. S'il existe
+ # α5 # 5γ5
(mod 11). un nombre premier p tel que :
Deuxième étape Puisque les puissances cinquièmes (i) xn + yn + zn #implique
0 (mod p)
Le produit des deux facteurs pré- (mod 11) sont +1, 0,-1, ceci implique x, y ou z = 0 (mod p),
cédents est une puissance cinquième α # γ
(mod 11) #et0 contredit que x et (ii) xn # n (mod p) est impossible,
puisqu'il est égal à y5 + z5 = -x5 = (-x) 5 z relativement premiers. alors le premier cas du théorème de
On démontre alors que chacun Le premier théorème de Sophie Ger- Fermat est vrai pour n.
d'eux est une puissance cinquième, main est démontré. Utilisant son théorème, Sophie
par un argument de descente infinie, Avec les mêmes arguments, on peut Germain était capable de prouver le
argument qui avait été utilisé par Eu- démontrer le théorème plus général : si premier cas du théorème de Fermat
ler pour démontrer le théorème de n est premier impair et si 2n + 1 est pour tous les nombres premiers infé-
Fermat pour n = 3. premier, alors xn + y"= z"implique que rieurs à 100 : pour tout nombre pre-
Comme x, y, z jouent des rôles x, y ou z est divisible par n. La démons- mier impair n inférieur à 100, elle a pu
analogues, on a : tration devait être publiée par Legendre, trouver un autre nombre premier p
y + z = a5, x = -aα, mais l'idée en est donnée par Sophie vérifiant les deux conditions (i) et (ii)
Germain dans la lettre à Gauss. de son théorème. Legendre devait
zy4+-xy3z
= b5, y = -bß,
+ y2z2 -yz3 + z4= α5 Ainsi, pour démontrer le théorème poursuivre la démonstration jus-
x + y = c5, z -=z3x
z4 + z2x2 - zx3 + x4 = ß5
-cγ, de Fermat pour n = 5, pour n = 11 ou qu'aux nombres premiers n inférieurs
pour de nombreux autres nombres pre- à 197.
x4 - x3Y + x2y2 - Xy3 + y4 = γ5 miers, il suffit de montrer que xn + yn + La démonstration complète du
zn = 0 est impossible avec l'hypothèse théorème de Fermat pour n égal à 5
On va démontrer que c'est impos- supplémentaire que l'un des trois nom- (le deuxième cas seul subsistait)
sible. La clef de la démonstration, qui bres est divisible par n (le cas où deux des devait être établie (indépendamment)
est l'idée de Sophie Germain, est de nombres, et donc afortiori les trois, sont par Dirichlet et Legendre, en 1825.
sens des Encyclopédistes et de Condor- ment plu ; elle est très fine, quoique elle Gauss poursuit en réfléchissant aux
cet, qu'elle avait lus ? Isolée en raison de semble isolée, et ne pouvoir s'appliquer multiples propositions de sa corres-
son sexe, Sophie Germain n'avait pas les à d'autres nombres... » pondante, corrigeant au passage une
moyens de percevoir la modification des On dit qu'un nombre p est résidu erreur de Sophie Germain, lui annon-
formes et du statut du travail scientifi- quadratique d'un nombre q s'il existe un çant qu'il a obtenu de nouveaux résul-
que à cette époque : un travail, chaque nombre x tel que x2 - p soit divisible par tats, mais dont les démonstrations
jour moins solitaire et davantage lié à la q ; par exemple, 1 est résidu quadratique nécessiteraient un «mémoire exprès »
vie d'une communauté scientifique de 5 (avec x égal à 4). La loi de récipro- tant elles sont délicates.
croissante en nombre et en influence, cité quadratique stipule que sip et q sont Il n'y a aucune raison de penser que
dont les institutions et les échanges s'or- deux nombres premiers impairs dis- le jugement flatteur de Gauss à cette
ganisent. La science française connaît, à tincts tels que (p-1) (q-1)/4 soit pair, époque n'ait été sincère. On constate
cette époque, un âge d'or, tenant la pre- alors soit p et q sont simultanément dans ses lettres à Olbers que sa corres-
mière place en Europe. résidus quadratiques l'un de l'autre, soit pondance avec Le Blanc-Germain l'a
aucun des deux nombres n'est résidu de intéressé et stimulé. Cependant Gauss a
La théorie des nombres : l'autre. des problèmes de vie personnelle, de
À
les relations avec Gauss ce propos, Gauss écrit à Sophie carrière à mener, de livres à éditer Pro-
Germain, témoignant de son sens pro- blèmes qu'il évoque d'ailleurs dans les
En 1789, Adrien Marie Legendre fond de l'unité des mathématiques : lettres. Il s'occupe de mécanique céleste,
avait publié son livre sur La théorie des «J'ai très souvent considéré avec admi- d'astronomie, néglige la théorie des
nombres et, en 1801, le « prince des ration l'enchaînement singulier des nombres. Ses contributions suivantes
mathématiciens » Carl Friedrich Gauss vérités arithmétiques. Par exemple le dans ce domaine n'interviendront qu'en
publiait ses Disquisitiones Arithmeticae ; théorème que je nomme fondamental et 1828 et 1832 ; il s'agit de deux mémoires
Sophie Germain étudie avec enthou- les théorèmes particuliers concernant fameux sur la réciprocité biquadratique
siasme ces ouvrages. Le domaine de la les résidus-1 ou-2 s'entrelacent à une qui généralisent au cas où l'exposant est
théorie des nombres lui offre l'occasion foule d'autres vérités, où l'on ne les égal à quatre les résultats obtenus une
d'un accomplissement et de réelles aurait jamais cherchés. Outre les deux dizaine d'années auparavant à propos
avancées ; elle aura en outre les premiers démonstrations que j'ai données dans de la loi de réciprocité quadratique, pré-
contacts professionnels avec de vrais mon ouvrage, je suis en possession de cédemment évoquée.
scientifiques. Elle s'engage dans cette deux ou trois autres, qui du moins ne le À partir de 1808, Gauss suspend la
étude, encouragée par Legendre et cèdent pas à celles-là en question d'élé- correspondance et ne répond pas à un
Lagrange. Pendant quelques années, gance » (16 juin 1805). commentaire mathématique de Sophie
elle assimile les méthodes nouvelles et C'est au moment de la campagne Germain dans lequel elle énonçait pour
difficiles des Disquisitiones arithmeticae. d'Iéna, en 1806, que Sophie Germain se la première fois ce qui deviendra «son »
Enhardie par les joies de la décou- souvenant d'Archimède, s'inquiète théorème. Sophie Germain, elle, ne
verte, elle écrit à Gauss une dizaine de pour Gauss et dépêche un message à un connaît pas les contraintes de la vie, du
lettres, entre novembre 1804 et mai général de ses amis. Son identité est travail professionnel. Aucun poste
1809. Les trois premières sont signées Le dévoilée et Gauss lui écrit le 30 avril n'est ouvert pour elle. Elle s'occupe
Blanc, puisque Sophie Germain, «crai- 1807 : «Comment vous décrire mon ad- de mathématiques, purement,
gnant le ridicule attaché au nom de miration et mon étonnement, en voyant abstraitement, passionnément. Les
femme savante », avait utilisé à nouveau se métamorphoser mon correspondant résultats de Sophie Germain ne seront
son premier pseudonyme pour s'adres- estimé Mr. Leblanc en cet illustre per- connus que par la mention qu'en fera
ser au grand mathématicien. sonnage qui donne un exemple aussi Legendre dans un mémoire de 1823
Dans sa première lettre, Sophie Ger- brillant de ce que j'aurais peine à paru dans les Mémoires de l'Académie
main écrit à Gauss qu'elle peut démon- croire. Le goût pour les sciences des sciences de l'année 1827. Ils seront
trer que la résolution en nombres entiers abstraites en général, et surtout pour les ensuite mentionnés en note dans le
de l'équation de Fermat xn + yn = zn test mystères des nombres, est fort rare : on deuxième supplément à la Théorie des
impossible si n est égal à p-1, où p est ne s'en étonne pas, les charmes enchan- Nombres paru en 1830.
un nombre premier de la forme 8k + 7 ; teurs de cette sublime science ne se Or, entre 1753 (date de la lettre d'Eu-
elle expose sa méthode et conclut : décèlent dans toute leur beauté qu'à ler à Goldbach disant qu'il a réussi à
«Malheureusement l'étendue de mon ceux qui ont le courage de l'approfondir. démontrer le théorème de Fermat pour
esprit ne répond pas à la vivacité de mes Mais lorsqu'une personne de ce sexe, n égal à 3 et que la démonstration est très
goûts, et je sens qu'il y a une sorte de qui par nos moeurs et par nos préjugés, différente pour n égal à 4) et les travaux
témérité à importuner un homme de doit rencontrer infiniment plus d'obsta- fondamentaux de Ernst Kummer de
génie lorsqu'on n'a d'autre titre à son cles et de difficultés, que les hommes, à 1840, le théorème de Sophie Germain
attention qu'une admiration nécessaire- se familiariser avec ces recherches épi- est le seul résultat important relatif au
ment partagée par tous seslecteurs ». Le neuses, sait néanmoins franchir ces en- théorème de Fermat.
(grand) «théorème de Fermat » est l'af- traves et pénétrer ce qu'elles ont de plus
firmation que l'égalité xn + yn = zn est caché, il faut sans doute qu'elle ait le La théorie mathématique
impossible pour des nombres entiers plus noble courage, des talents tout à fait
des surfaces élastiques
positifs quelconques, et pour tout entier extraordinaires, le génie supérieur.
n supérieur à deux. Voici un passage de Les notes savantes, dont vos lettres À partir de 1809, Sophie Germain
la première réponse de Gauss : sont si richement remplies, m'ont donné change de domaine de recherche. L'oc-
«Monsieur ( !), mille plaisirs. Je les ai étudiées avec casion en est la visite à Paris, en 1808, de
(...) Je me félicite, que l'Arithméti- attention, et j'admire la facilité avec l'acousticien et ingénieur allemand
que acquiert en Vous un ami aussi laquelle vous avez pénétré toutes les Ernst Chladni ; celui-ci présente des
habile. Surtout votre nouvelle démons- branches de l'Arithmétique, et la saga- expériences sur les modes de vibration
tration pour les nombres premiers, dont cité avec laquelle vous avez su générali- des plaques élastiques devant les mem-
2 est résidu ou non résidu m'a extrême- ser et perfectionner ». bres de la Première Classe de l'Institut,
c'est-à-dire la section concernée par les tait un nouveau genre d'analyse». Fina- cinq ou six personnes. En revanche,
mathématiques et la physique. lement aucun savant ne relèvera le défi cette situation handicapera gravement
Le principe de ces expériences était de l'Académie, et Sophie Germain sera les efforts de Sophie Germain en physi-
simple : il s'agissait de verser du sable fin la seule concurrente. Sa connaissance du que mathématique.
sur des plaques de formes variées et de calcul des variations et des techniques Sa vision de la méthodologie mathé-
les faire vibrer en donnant un coup d'ar- d'analyse était trop partielle pour matique propre à l'explication de phé-
chet sur leurs bords. Chladni montrait qu'elle s'effrayât des difficultés. nomènes physiques venait seulement de
qu'une plaque plane vibrante comporte Sophie Germain devait présenter la lecture de la Mécanique analytique de
des courbes ou des lignes de points trois mémoires successifs en 1811, 1813 Lagrange et de ses propres traductions,
immobiles, sur lesquels les grains de et 1815. Le premier d'entre eux provo- laborieuses, de mémoires latins d'Euler
sable se concentrent, de même qu'une qua une contribution de Lagrange ; sur la vibration des tiges élastiques,
corde qui vibre a des «noeuds» immo- Siméon Denis Poisson rédigea un encouragées par une correspondance
biles. Les figures formées étaient symé- mémoire en 1814 ; des membres parmi avec Legendre. En outre, la façon dont
triques et spectaculaires : cercles, étoiles les plus éminents de la Classe de mathé- Sophie Germain entreprend ses recher-
et autres figures géométriques. En géné- matiques et physique de l'Institut firent ches est très différente de celle que l'on
ral, Chladni fixait les plaques en un partie des jurys successifs (Laplace, peut attendre d'un «scientifique profes-
point intérieur qui devenait un noeud et Lagrange, Legendre, Lacroix, Malus, sionnel » comme l'est déjà, par exemple,
laissait les bords libres ; quelquefois il Poisson, Camot) et furent concernés de à cette époque, Poisson.
fixait un point du bord ou tout un côté. près ou de plus loin par ce sujet. Pendant Sophie Germain veut procéder pour
La forme des courbes nodales dépendait quelques années, Sophie Germain put les surfaces par analogie avec le raison-
de celle des plaques, de la position des se sentir au coeur d'un domaine de nement qu'Euler a suivi dans le cas uni-
points fixes tenant les plaques et de la recherches de premier plan. dimensionnel des tiges, des cordes et des
façon dont on les frappait ( «ton pur » ou Cependant Sophie Germain est res- lames.
non). Chladni analysa les figures de tée une étrangère pour la communauté Euler avait postulé qu'en un point de
sable en les classant en fonction de leur scientifique, maintenue à distance de la la tige, la «force interne d'élasticités, qui
forme géométrique et en notant, pour vie professionnelle : chaque contact, compense l'effet des forces extérieures
chacune, une hauteur de son corres- chaque rencontre est un événement appliquées, est proportionnelle à la
pondante. Il indiquait que les vibrations social formel qui implique une lettre courbure (ou inversement proportion-
d'une plaque sont analogues à celles d'invitation, quelquefois une demande nelle au rayon de courbure) de la tige en
d'une corde. de permission ; il faut prévoir transport ce point.
Ces expériences, présentées devant ou raccompagnement, etc. Ainsi margi- Par analogie avec ce qu'elle a
le «gratin scientifique » parisien-ce nalisée, elle n'a pas d'occasion de discu- compris d'Euler, Sophie Germain
groupe d'élite de 60 personnes qui ter avec ses collègues de sujets d'intérêt énonce ce qu'elle appellera toujours
composaient la Première Classe de commun. Sa formation reste aussi très «mon hypothèses : en un point d'une
mathématiques et de sciences physiques lacunaire. Tout cela n'avait pas eu trop surface, la force d'élasticité est propor-
de l'Institut-, ont suscité curiosité, émoi d'inconvénients dans le cas de la théorie tionnelle à la somme des courbures prin-
et intérêt. Elles furent répétées devant de nombres, dont les techniques, toutes cipales de la surface en ce point.
Napoléon, qui avait gagné une place à récentes, étaient concentrées dans un ou Les courbures principales sont les
l'Institut depuis 1800. deux ouvrages capitaux et pour laquelle courbures maximale et minimale parmi
L'Académie avait l'habitude de pro- la communauté intéressée se réduisait à toutes les courbures des sections nor-
poser et d'attribuer un prix, chaque
année, en sciences physiques et mathé-
matiques. On élisait une commission de
quatre ou cinq personnes dans la classe
qui choisissait un sujet et établissait un
programme pour le prix. Les candidats
avaient deux ans pour rendre le travail
qui était jugé anonymement. L'Acadé-
mie proposa en 1809 la question sui-
vante : «Donner la théorie mathémati-
que des surfaces élastiques et la
comparer à l'expérience ».
Le sujet était très difficile (un début
de solution n'apparaîtra qu'un demi-
siècle plus tard) et il fut remis en
concours à deux reprises : les concepts
fondamentaux de la théorie des corps
élastiques sont alors inexistants et n'ap-
paraîtront qu'avec les travaux de Cau-
chy en 1823 ; on a besoin de la notion
« d'invariant » d'une surface courbe et de
concepts de géométrie différentielle qui
ne seront définis que dans le mémoire
sur la théorie des surfaces de Gauss, en
1827 ; enfin le sujet nécessite la mise en 3. LE SALON, au début du XIXe siècle, était le seulendroit où les femmesavaient accèsà la
science par les conversations et débats sur les dernières découvertes. Des ouvrages de
oeuvre et la maîtrise de techniques vulgarisation étaient rédigés à leur intention spécifique. Sophie Germain, elle, refuse de
«variationnelles » délicates. Lagrange s'inscrire dans ce schéma commun et elle luttera toute sa vie pour se faire admettre à part
avait déclaré que ce problème «nécessi- entière dans la communauté scientifique.
males en un point de la surface. Sophie approche première. Lagrange n'avait-il thollet, et Poisson y jouait plutôt le rôle
Germain appellera ultérieurement pas utilise avec succès son idée ? Cette de conseiller mathématique. En 1812,
courbure moyenne la demi-somme des fois, elle sait qu'elle veut aboutir à Poisson, qui est au centre de la vie scien-
courbures principales. À partir d'une l'équation obtenue par Lagrange et elle tifique et cumule les postes d'enseigne-
relation d'équilibre mécanique suppo- cherche à justifier son hypothèse par des ment, est élu à l'Institut.
sée, Sophie Germain fait, comme Euler, considérations géométriques sur la Poisson lut devant la Première Classe
plusieurs autres hypothèses simplifica- déformation d'un plan. de l'Institut, le 1er août 1814, un Mémoire
trices sur les déplacements et rotations Sophie Germain, ici encore, cherche sur les surfaces élastiques Il y déclare
de la plaque ; elle suppose notamment à étendre par analogie le principe utilisé d'emblée : «Mon but a été de parvenir
que les déplacements des points de la par Euler pour une simple courbe, prin- sans aucune hypothèse aux équations
surface sont petits et s'effectuent le long cipe qui stipule que la force d'élasticité d'équilibre des surfaces élastiques dont
des normales en chaque point de la sur- résulte de la résistance que les éléments tous les points sont sollicités par des
face. Elle obtient une équation aux successifs de la tige opposent à être flé- forces données ». Il fait bien sûr référen-
dérivées partielles du sixième ordre chis les uns sur les autres. ce au mémoire anonyme ayant obtenu
dont elle cherche les solutions régulières Sophie Germain reçut une mention la mention honorable l'année précé-
dans des cas particuliers, au moyen de honorable pour la confrontation hon- dente.
séries trigonométriques, comme Euler nête et satisfaisante de ses résultats Récapitulant en vrai scientifique
l'avait fait pour le cas des tiges. théoriques avec l'expérience. À l'exem- professionnel tous les travaux anté-
En fait, plusieurs points sont très ple d'Euler pour les lames vibrantes, elle rieurs du XVIIIe siècle, il les ramène prin-
contestables dans son mémoire qui, avait donné des intégrales particulières cipalement à deux démarches : soit on
dans l'ensemble, est erroné. Le traite- de l'équation fondamentale, sous forme considère le corps dont on étudie des
ment mathématique présente de nom- de série d'exponentielles, de sinus et de vibrations comme une somme de lignes
breuses insuffisances, et la notion de cosinus. Chacune de ces intégrales cor- indivisibles simples (c'est le cas d'Euler
force élastique elle-même est très floue. respond à une forme particulière de la dans ses travaux sur les cloches), soit on
S'y trouvent confondues la notion eulé- plaque qui présente, à l'état de vibration le considère comme composé de deux
rienne de force élastique, de caractère régulière, une certaine configuration et systèmes de lignes perpendiculaires et
vectoriel, et la notion lagrangienne de un certain nombre de lignes nodales. Le qui vibrent comme s'ils étaient collés
moment élastique-aujourd'hui appelé son que la plaque fait entendre dépend, l'un à l'autre sans se gêner mutuelle-
travail-qui est une quantité scalaire, en général, du nombre de ces lignes, et ment (travaux d'Euler et de Jean Ber-
soumise aux méthodes variationnelles l'intégrale établit un rapport entre ce nouilli sur les tambours). Poisson récuse
de la Mécanique Analytique et qui s'ap- nombre et le son correspondant. cette tradition géométrique de la méca-
parente à ce que Lagrange appelle une Dans l'importante deuxième partie nique eulérienne que Sophie Germain,
force de liaison. de son mémoire, Sophie Germain avait elle, avait tenté de poursuivre en la
Toutefois l'idée de faire jouer, dans le calculé, d'après ce rapport, le ton relatif fécondant par les méthodes de la Meca-
cadre de la théorie des surfaces, à la à chaque forme, puis comparé le ton nique Analytique.
somme des courbures principales d'une calculé à celui que donne l'expérience Disciple de Laplace, Poisson parti-
surface le même rôle que la courbure de pour une figure semblable. Cette cipe de cette mentalité «moléculaire »
la ligne élastique dans la théorie des comparaison scrupuleuse portait sur un qui cherche à étudier les phénomènes
verges, est originale. Elle s'appuie, nous grand nombre d'expériences de Chladni physiques sur le modèle de la physique
le verrons, sur l'intuition qu'une surface et sur bien d'autres, propres à Sophie newtonienne, c'est-à-dire par un jeu de
(d'épaisseur négligeable) se comporte Germain elle-même. forces intermoléculaires, attractives ou
comme la somme de ses indivisibles (les répulsives. Il déduit l'équation relative à
lignes qui la composeraient) et que le La rivalité la plaque de la considération de l'équili-
avec Poisson
mouvement imprimé à la surface peut bre d'une seule molécule d'une surface
être considéré comme la superposition Au moment où l'amateur Sophie élastique. Selon lui, la déformation de la
des mouvements que les lignes pren- Germain décroche une mention hono- surface, que ce soit par son extension ou
draient si elles étaient réellement sépa- rable, un professionnel du milieu scien- sa courbure, change les distances entre
rées et ébranlées isolément. Sophie Ger- tifique s'empare du sujet : Poisson. La les molécules et ces modifications
main tentera de justifier cette hypothèse comparaison de leurs situations est fort engendrent la force d'élasticité qui tend
dans ses essais ultérieurs. Le jury de révélatrice de la modification du statut à ramener la surface à sa configuration
l'Académie décida de remettre le sujet de la recherche scientifique à cette épo- plane originale. Il aboutit à une équa-
en concours pour octobre 1813. que. Ils vont d'ailleurs s'opposer sur le tion assez effrayante, non linéaire (mais
Pourtant Lagrange qui a eu en main sujet des surfaces élastiques et être dans fausse), et par des simplifications pro-
cette première version de Sophie Ger- une situation de rivalité. prement « miraculeuses », il retrouve
main en tire profit, corrige l'analyse Poisson, né en 1781, est entré pre- l'équation de Lagrange et de Sophie
mathématique et obtient, à partir de son mier à l'École polytechnique en 1798. Germain, qui avait beaucoup gagné en
hypothèse, mais en y ajoutant des pro- Lagrange, puis Laplace le distinguent crédibilité.
priétés aux bords appropriées, la base particulièrement ; c'est un esprit abstrait L'approche de Poisson lui permet
pour décrire le comportement statique et un brillant calculateur. Répétiteur, d'obtenir une équation qui comprend la
et dynamique des plaques. De ce travail bientôt professeur à l'École polytechni- courbure à partir d'un modèle qui exclut
de Lagrange, on ne connaît d'ailleurs que et à la Faculté des sciences de Paris, celle-ci, puisqu'il ne tient pas compte de
que l'équation trouvée sur une note de il connaîtra, grâce à l'appui de Laplace, la redistribution des molécules à travers
huit lignes, qui s'écrit, pour z très petit : une carrière très facile. Enfin il fré- l'épaisseur de la surface et décrit une
d2z/dt2 + k2 (d4z/dx4 d4z/dx2dy2 + quente assidûment la fameuse Société plaque sans épaisseur, formée de points
+
d4z/dy4) = 0. d'Arcueil, où les partisans du program- matériels se repoussant mutuellement.
Pour le deuxième concours, il semble me de Laplace se retrouvaient, discu- Ces incohérences lui seront vivement
que Sophie Germain ait travaillé seule, taient, effectuaient des expériences ; la reprochées, mais la méthode de Poisson
avec une confiance croissante en son société était animée par Laplace et Ber- satisfait la plupart de sescontemporains
qui travaillaient dans la droite ligne de Dans cet essai, elle veut étendre sa contre le modèle laplacien et la menta-
Laplace. méthode pour inclure les vibrations lité moléculaire.
Dans le préambule au troisième des surfaces initialement courbées. En effet, Sophie Germain interprète
mémoire de 1815, Sophie Germain écrit : C'était une direction de recherche légi- toutes les réserves qui sont faites à
«J'ai vivement regretté de ne pas time, mais autant son hypothèse se jus- l'égard de son travail comme une criti-
connaître le mémoire de Poisson. J'ai tifie quand les déplacements des que exclusive de son hypothèse, alors
passé à en attendre la publication un points sont petits et quand la surface est que cela n'était pas forcement le cas
temps qui m'eût été précieux » Ce regret initialement plane, autant elle est inadé- (sauf pour Poisson). Elle y répond donc
confirme cette marginalisation vis-à-vis quate quand on l'applique à des surfaces en présentant une défense acharnée de
de la communauté scientifique dont a initialement courbées, comme devaient la légitimité de celle-ci.
souffert Sophie Germain. On comprend le montrer les travaux ultérieurs en élas- A cette fin, elle
se fonde sur deux
plus aisément qu'elle ait peu varié ses ticité, au XIXe siècle. Avec ce troisième éléments :
centres d'intérêt et ses méthodes mémoire, son travail devient progressi- (a) un postulat méthodologique qui
d'étude des questions. vement un des points de résistance lui semble a priori évident et dont elle

4. DE GRANDS MATHÉMATICIENS ET PHYSICIENS du XIXe rageait ses recherches tant en physique qu'en mathématiques. Si-
siècleétaient en relation avecSophie Germain, tandis que le reste de meon-Denis Poisson,au centrede la vie scientifique, fut le grand rival
la communauté scientifique la traitait avecindifférence. Desle début de S. Germain. Ils s'opposèrent en 1814 au sujet de l'étude des
de sa carrière, S. Germain correspondait avec Carl Friedrich Gauss membranes élastiques. Enfin, S. Germain et Jean-Baptiste-Joseph
à propos de la théorie des nombres. Joseph-Louis Lagrange encou- Fourier collaborèrent et devinrent amis.
veut déduire, par une suite de proposi- un rayon de courbure, qui est le rayon mène et des équations différentielles qui
tions s'enchaînant logiquement, son du cercle osculateur à la courbe en ce l'expriment. C'est cette méthode physi-
hypothèse fondamentale, qui aurait point. L'inverse de ce rayon mesure la co-géométrique, et plus généralement
alors un statut de théorème. Le postulat déformation, par rapport à la forme rec- ce style, qui sont jugés très suspects par
posé à la base du raisonnement de tiligne de la courbe. On l'appelle simple- Poisson et les adeptes du modèle méca-
Sophie Germain est le suivant : l'effet est ment courbure. nico-moléculaire.
proportionnel à la cause qui le produit. Cependant une surface élastique Dans son mémoire, Sophie Germain
C'est l'argument tant décrié, à raison, déformée présente une multitude de établit que cette somme infinie de toutes
par d'Alembert dans sa discussion avec courbes possibles en chaque point, qui les courbures se réduit (à un coefficient
Euler sur les principes fondateurs de la sont les sections de la surface, suivant de proportionnalité près) à deux termes
mécanique : il existe en effet bien des cas tous les plans passant par ce point. qui sont les courbures principales, c'est-
où ce postulat méthodologique condui- Sophie Germain postule qu'en considé- à-dire les courbures maximale et mini-
sait à des observations erronées, et rant la somme de toutes les courbures male parmi toutes les courbures rela-
Galilée, par exemple, avait considé- relatives à toutes les courbes produites tives aux sections passant par la normale
rablement fait progresser la mécanique par les différentes sections de la surface, au point donné. Son hypothèse lui sem-
en reconnaissant que la force était pro- on obtiendra une expression qui mathé- ble alors démontrée !
portionnelle à l'accélération et non à la matisera la forme de la surface en un Sophie Germain obtint le prix de
vitesse. Quelle est la cause? Quel est point. Elle propose donc implicitement l'Académie pour ce troisième mémoire,
l'effet ? Voilà toute la question. Ici la une procédure intégrale pour définir la mais elle n'alla même pas le retirer. De
situation est à trois termes : une cause courbure de l'espace. plus, elle ne reçut qu'une réponse laco-
extérieure produit une déformation L'approche est donc voisine de celles nique et formellement courtoise de
d'une surface et celle-ci est elle-même la d'Euler ou de Jacques Bernoulli, selon Poisson qui éludait toute discussion
cause des forces d'élasticité. La relation lesquels on décompose une surface géo- sérieuse sur les questions de fond et fei-
de proportionnalité qui intéresse Sophie métrique en somme de lignes indivisi- gnait de l'ignorer publiquement.
Germain est celle entre la déformation bles, décomposition qui aurait un sens
de la surface et les forces d'élasticité. physique puisque les mouvements de la Les publications, la maturité
(b) la mathématisation de la notion de surface résultent de la composition ou
forme d'une surface, ou encore la notion de la superposition des mouvements des En 1816, Sophie Germain se trouve
de déformation, celle-ci étant définie lignes considérées isolément. dans une nouvelle position. Elle vient de
localement comme une différence entre La méthode de Sophie Germain est passer six ans concentrée sur ce problè-
deux formes. Nous avons déjà évoqué proche de celle de Jean-Baptiste Fou- me du grand prix. D'un côté, elle y a
les difficultés rencontrées à ce propos. rier, une grande figure de la physique acquis une reconnaissance de sa compé-
La notion de forme ne devient mathématique de l'époque. Dans les tence, une confiance en elle, une autori-
mathématiquement opératoire, dans le travaux de ce dernier, la décomposition té ; de l'autre, le coeur de la communauté
cas d'une tige, que par le biais de la géométrique des corps est reliée à la scientifique ne lui témoigne pas le res-
notion de courbure. En effet, une tige juxtaposition des mouvements simples pect qui lui semble dû et ne daigne
déformée est représentée par une courbe de la chaleur, et toutes deux sont légiti- même pas s'engager dans une réelle dis-
de l'espace qui admet en chaque point mées par le caractère linéaire du phéno- cussion scientifique avec elle. Quelques

5. DES FIGURES DE CHLADNI apparaissent sur une timbale à la gauchede chaque photographie fait vibrer un petit aimant fixé à cette
surface de laquelle on a répandu de la poudre. Les surfaces de membrane. Les motifs de vibration doivent leur nom au physicien
Chladni indiquent les modes de vibration : la poudre s'amassesur allemand Ernst Chladni, qui vint présenter sesexpériencesà Paris
leslignes nodales,c'est-à-dire les endroits de la peau où les vibrations en1808. Celles-ci furent à l'origine du travail de SophieGermain sur
sont les plus faibles. Le bras que l'on voit dans la partie supérieure l'élasticité de surfaces.
années plus tôt, elle se voyait en novice Poisson, pour rappeler sa démarche et clopédistes et surtout de Condorcet y est
dans la compagnie des grands ; mainte- ses travaux. très sensible, Auguste Comte y était
nant elle n'admire même plus son rival Face aux adeptes du modèle molécu- peut-être présent, Hegel y fut sans doute
principal. laire, face à Poisson et même à Navier, reçu lors de son voyage à Paris en 1827 ;
Deux éléments confortent sa propre Sophie Germain durcit nettement le ton une des tâches assignées au texte est la
estime. D'une part, sa rencontre avec de ses derniers textes. Elle écrit, dans réfutation d'idées kantiennes superfi-
Fourier, qui deviendra secrétaire perpé- l'Examen des Principes (1828) : « Qu'il ciellement comprises.
tuel de l'Académie en 1822. Cette amitié me soit permis de rappeler d'abord que L'idée la plus originale de l'essai est
et la position de Fourier lui donnent l'objet des mathématiques n'est pas la celle de l'identité des procédés intellec-
l'impression de participer réellement recherche des causes que l'on peut assi- tuels dans les deux domaines des
aux activités de la communauté scienti- gner aux phénomènes naturels. Cette sciences et des lettres, et même dans
fique parisienne. Elle est invitée aux science perdrait et son caractère et son toutes les activités humaines. Le maître-
séances de l'Académie, alors que, jus- crédit si, renonçant à l'appui que lui mot, le concept unificateur, de ce texte
que-là, elle en était exclue et que seules offrent les faits généraux bien constatés, est «analogie » : l'analogie existe, l'esprit
les épouses des académiciens étaient elle cherchait dans la région des conjec- humain la reconnaît, elle permet de
admises. Notons que Fourier avait aussi tures les moyens de satisfaire au besoin trouver, puis d'ordonner des lois de
souffert, dans sa carrière, d'une rivalité d'explication qui a été, dans tous les l'Univers. Sophie Germain développe
avec Poisson et qu'une certaine compli- temps, une source féconde d'erreurs. deux exemples empruntés à la science et
cité devait régner entre eux à ce propos. Dans la question des forces d'élasticité, à la poésie. Dans son Esquisse sur les
D'autre part, elle reprend une recherche le fait général, spécial et caractéristique progrès de l'esprit humain, Condorcet
sérieuse en théorie des nombres et col- est la tendance que les corps doués de avait pour la première fois envisagé la
labore assez étroitement avec Legendre, telles forces ont à se rétablir dans la pensée humaine, du point de vue de
pratiquement sur un pied d'égalité, à la forme qu'une cause extérieure peut leur l'histoire ; frappée par la nouveauté de
mise au point de démonstrations et de avoir fait perdre. Cette tendance exige cet aperçu, Sophie Germain cherche
contributions importantes et qui portent que toutes les molécules du corps élasti- aussi à préciser ses propres considé-
aujourd'hui encore son nom. que tendent aussi à reprendre la place rations, aux différentes époques de la
En 1821, elle publie à compte d'au- qu'elles occupaient avant l'action d'une culture. Elle a le sentiment qu'un état
teur le mémoire qui avait remporté le cause extérieure qui les aurait dépla- métaphysique a précédé l'état scientifi-
prix de 1816 sous le titre Recherche sur cées. Tel est le fait, le seul fait incon- que, ce qui rappelle la loi des trois états,
la théorie des surfaces élastiques, dési- testable de l'élasticité ; et si, pour se faire énoncée à la même époque par Comte :
rant sans doute prendre date pour la une idée de la manière dont ce fait se dans son évolution intellectuelle, l'hu-
postérité. réalise, on veut remonter plus haut, on manité est passée du stade théologique
Elle rédige, pendant les événements devra craindre d'avoir introduit dans la et militaire (caractérisé par une explica-
de juillet 1830 à Paris, quelques mois question des considérations qui lui tion imaginative et surnaturelle des phé-
avant sa mort, un Mémoire sur la cour- soient ou inutiles ou même entièrement nomènes), à un stade métaphysique et
bure des surfaces. Elle cherche à définir étrangères » légiste. Celui-ci est une simple modifica-
une théorie dynamique de la courbure Ici Sophie Germain récuse la recher- tion du stade précédent, où les agents
qui permette de mesurer la répartition che des causes, mais cette récusation est surnaturels sont remplacés par des
de celle-ci autour d'un point. Une fois de ambiguë et outrée, sans doute en raison forces abstraites, des entités, pour
plus, son chemin croise celui de Gauss : du discours radical et opposé de Pois- atteindre enfin le stade positif et indus-
celui-ci vient de publier une théorie son. La cause à laquelle pense Sophie triel, où l'Homme, renonçant à recher-
mathématique de la courbure, puissante, Germain est-elle une cause ultime, cher les causes profondes des phéno-
très profonde, qui conduit à étudier une expressément physique-les molécules mènes, cherche seulement à découvrir
surface d'un point de vue intrinsèque, qui s'attirent des newtoniens ou les les lois effectives qui régissent les faits,
l'observateur se plaçant sur la surface petites boules qui s'entrechoquent des par l'observation et le raisonnement. La
elle-même et faisant abstraction de ses cinéticiens-, cause que les mathémati- position de Sophie Germain explique
rapports à l'espace environnant. La ques ne pourraient jamais atteindre tan- les louanges dont elle sera l'objet dans
notion cruciale y est la courbure appelée dis qu'elles se contenteraient de rendre le Cours de philosophie positive de
gaussienne, qui est égale au produit des compte dans leur langage des faits géné- Comte.
courbures principales. raux et des phénomènes ? On comprend Sophie Germain meurt en 1831 d'un
C'est en maîtrisant la théorie de qu'avec de telles déclarations Sophie cancer du sein qui la rongeait depuis
Gauss, qui a pu paraître n'avoir aucun Germain devint, à son insu, une figure deux ans, quelques mois avant que
lien au premier abord avec les surfaces du panthéon des successeurs positivistes Gauss ne réussisse à persuader l'Univer-
élastiques, que les spécialistes de l'éla- d'Auguste Comte au XIXe siècle. sité de Gôttingen de lui attribuer le titre
sticité, dans la seconde moitié du XIXe Dans ses dernières années, Sophie de Docteur honoris causa. Que Sophie
siècle, progresseront à nouveau. Germain se tourne vers des questions Germain manquât de vrai génie, c'est
culturelles générales ; elle s'intéresse aux incontestable et elle était la première à
Les professions de foi progrès de domaines scientifiques en être persuadée, mais elle possédait
variés, fréquente des cercles intellec- du talent, des dons réels, beaucoup de
« positivistes »
tuels. Sa curiosité, son charme et son volonté, d'opiniâtreté, une passion
Au cours de la fin des années 1820, humour la font apprécier de tous. Elle exclusive et désintéressée pour les
de nouvelles théories apparaissent en rédige un essai philosophique resté ina- mathématiques et la science.
élasticité des solides tridimensionnels, chevé et qui fut publié de façon pos- Être femme, autodidacte de surcroît,
et les travaux de Sophie Germain sem- thume en 1832 : Considérations géné- ne facilite pas les choses, aujourd'hui
blent de peu de poids dans cette nou- ralessur les Sciences et les Lettres. Bien encore, dans la science que Sophie Ger-
velle étape. Pourtant elle intervient à que très personnel, cet essai est révéla- main avait choisie. On imagine à peine
nouveau en 1826 et en 1828, lors de la teur du milieu social que fréquente ce que cela représentait dans ces pre-
controverse opposant Claude Navier et Sophie Germain : l'influence des Ency- mières décennies du XIXe siècle.
Jean-Baptiste Fourier

M RONALD BRACEWELL

La double hélice de l'ADN, le cycle des taches solaires ou les signaux en dents
de scie de l'électronique se décomposent mathématiquement en une série de
sinusoïdes. Cette décomposition est puissamment utilisée en analyse du signal.

Pour avoir une idée de ce qu'ests'engonçait dans de lourds vêtements. Tout en s'efforçant de réparer les désor-
l'analyse de Fourier, il suffit...
Peut-être même cherchait-il l'agrément dres engendrés par la révolution de
d'écouter ! L'oreille réalise d'un climat chaud lorsqu'il suivit, en 1789,il fit construire la section française
automatiquement descalculsque le cer- 1798, l'expédition de Napoléon en de la route vers Turin et fit drainer
veau ne mène à bien qu'après des Égypte, parmi 165 savants. 80 000 kilomètres carrés de marais palu-
années de formation mathématique ; Pendant que Napoléon combattait déens.C'est à cette époque qu'il trouva
elle convertit le son-des ondesde pres- les Syriens en Palestine, chassait les l'équation de la propagation de la cha-
sion se propageant dans l'air-en Turcs d'Égypte et poursuivait le chef
un leur dans les corps solides ; en 1807,il
spectre constitué d'une série de sons mamelouk Murad Bey, les scientifiques mit au point une méthodepour la résou-
purs de hauteursdifférentes. Le cerveau français menaient d'ambitieuses dre : l'analyse de Fourier.
interprète ensuite cette information en recherches en géographie,archéologie,
son perçu. médecine, agriculture et histoire natu- L'analyse de Fourier
Tout phénomène cyclique, les ondes relle. Fourier était secrétaire de l'Insti-
lumineuses, les marées océaniques ou tut scientifique d'Égypte : il s'acquittait Fourier utilisa sa technique mathé-
lescyclessolairessont ainsi décomposa- de ses charges administratives avec une matique pour élucider de nombreux
bles en un ensemble d'oscillations élé- telle compétencequ'on lui confia par la exemples de propagation de la chaleur.
mentaires. Chaque oscillation élémen- suite de nombreusesmissions diploma- Un cas de propagation particulièrement
taire correspond à une fréquence et est tiques. Néanmoins, il était aussi compé- instructif, et qui ne présenteaucune dif-
représentéepar une courbe,la sinusoïde. tent pour diriger des recherches inten- ficulté de calcul, est le suivant : on place
La décomposition de Fourier fournit sives sur l'antiquité égyptienne et une flamme sous une région d'un
l'amplitude et la phase de chacune des envisageait dans le même temps une anneau d'ancrage-un de ces anneaux
sinusoïdesde fréquence donnée : l'am- théorie sur les racines des équations de fer auquel on fixe leschaînesd'amar-
plitude détermine la hauteur de la sinu- algébriques. ragedes bateaux- ; lorsqu'une partie de
soïde,la phaseprécise le décalaged'une Peu de temps avant que les Français l'anneau est chauffée au rouge, on le
sinusoïdepar rapport aux autres. fussent chassésd'Égypte, en 1801,Fou- retire du feu et on l'enfouit dans un sable
Cette analysede Fourier est un outil rier et ses collègues firent voile vers la fin isolant ; on mesure alors la réparti-
puissant dans de multiples domaines France. Sir Sidney Smith, l'amiral tion des températures tout autour de
scientifiques : elle permet, d'une part,decommandant la flotte britannique,arrai- l'anneau et son évolution dans le temps.
résoudre les équations qui régissent les sonna leur navire, s'emparant du pré- Juste après le chauffage, la tempéra-
réponses dynamiques des systèmes à cieux chargement de documents et de ture est irrégulièrement répartie : une
l'électricité, la chaleur ou la lumière et,
reliques égyptiens. En conformité avec moitié est uniformément chaude,l'autre
d'autre part, d'identifier les composants l'honorable esprit de l'époque, Smith uniformément froide et, entre elles, la
réguliers d'un signal en présence de débarqua les scientifiques sains et saufs température décroît brutalement ; à
bruit de fond ; elle aide enfin l'utilisateur
à Alexandrie ; il se rendit par la suite à mesure que la chaleur se propage de la
à interpréter les signaux, particulière- Paris pour y rendre les pièces confis- région chaude vers la région froide, les
ment en astronomie, en médecine ou en quées-à l'exception de la fameuse températures s'égalisent peu à peu.
chimie. pierre de Rosette. Cette pierre permit Bientôt, la distribution de la chaleur sur
de déchiffrer leshiéroglyphes égyptiens l'anneau est presque sinusoïdale: le gra-
L'équation et, au grand dam des égyptologuesfran- phique représentantla valeur de la tem-
de la propagation de la chaleur çais, elle se trouve encore au British pérature en fonction de la position sur
Museum, commémorant la défaite mili- l'anneau a une forme en S, analogueaux
L'auteur de cette technique est le taire de Napoléon et sa contribution à fonctions sinus ou cosinus ; ensuite la
baron Jean-Baptiste Joseph Fourier l'égyptologie. sinusoïde s'aplatit graduellement jus-
(1768-1830). Fourier était obsédé par De retour en France sain et sauf, qu'à ce que tous les points de l'anneau
l'étude de la chaleur,le sujet «chaud» de Fourier concentra son activité sur les soient à la même température.
l'époque. Ce n'était pas qu'une obses- mathématiques et enseigna l'analyse à Fourier proposa la décomposition de
sion intellectuelle : alors que son loge- l'École polytechnique ; en 1802,il se mit la répartition initiale discontinue en une
ment à Grenoble était surchauffé au de nouveau au service de Napoléon et somme d'un grand nombre (éventuelle-
point d'incommoder ses visiteurs, il accepta le poste de préfet de l'Isère. ment infini) de sinusoïdes ayant leurs
maxima et leurs phases propres (c'est-à- mental, les composantes dont les lon- Fourier remplaçait une fonction uni-
dire leurs propres positions relatives le gueurs d'onde sont la moitié, le tiers, de que, mais difficile à décrire mathémati-
long de l'anneau). De plus, la longueur la longueur de l'anneau, sont respective- quement, par une série beaucoup plus
d'onde (la distance entre deux maxima ment le deuxième et le troisième harmo- maniable de fonctions sinus ou cosinus,
successifs) d'une composante sinusoï- niques. Des fonctions mathématiques dont la somme reconstituait la fonction
dale est un sous-multiple de la longueur expriment le maximum et la phase de initiale. Une idée fondamentale de Fou-
de l'anneau ; la composante dont la lon- chaque harmonique ; l'ensemble de ces rier sous-tendait cette analyse de la pro-
gueur d'onde est égale au périmètre de fonctions constitue la décomposition de pagation de la chaleur le long d'un
l'anneau est appelée harmonique fonda- Fourier de la distribution de la température. anneau : plus la longueur d'onde d'une

1. UN FAISCEAU DE LUMIÈRE SOLAIRE est dispersé par un spectre révèle l'amplitude des composantes,de la lumière entrant
prisme en un spectre de composantesà différentes longueurs d'onde dans le prisme, à chaque longueur d'onde. Ainsi une intensité lumi-
(en haut), tout comme une fonction est décomposéeen sescompo- neuse en fonction du temps a été transformée en une série
santes de Fourier. Sur le schémadu bas, l'intensité de la lumière qui d'amplitudes en fonction de la longueur d'onde : la transformation
pénètre dans le prisme varie en fonction du temps, La lumière qui de Fourier associe,à un signal temporel, un ensemble de couples
sort du prisme a été séparée dans l'espace en couleurs pures. Ce amplitude-phase, chaquecouple étant associéà une longueur d'onde.
composante sinusoïdale est petite, plus
son extinction est rapide. Suivons le rai-
sonnement de Fourier en comparant les
évolutions du fondamental et du
deuxième harmonique. La répartition
de la température décrite par le deuxième
harmonique a deux maxima le long d'un
tour de l'anneau, alors que l'harmoni-
que fondamental n'en a qu'un : en
conséquence, pour le deuxième harmo-
nique, la distance que la chaleur doit
parcourir pour aller d'un maximum à un
minimum n'est que la moitié de la dis-
tance équivalente pour l'harmonique
fondamental. Donc, à amplitude des
maxima égaux, le gradient de tempéra-
ture est, pour le second harmonique, le
double de ce qu'il est pour le fondamen-
tal ; comme les flux de chaleur sont pro-
portionnels aux gradients de tempéra-
ture, ce facteur géométrique égal à deux
entraînera la décroissance plus rapide
du second harmonique.
Les harmoniques supérieurs s'étein-
dront encore plus rapidement ; aussi
lorsque la température de l'anneau
approchera de l'équilibre, la distribu-
tion de la température sera sinusoïdale
et très proche de celle de l'harmonique
fondamental. Fourier pensait que l'évo-
lution dans le temps de toute distribu-
tion initiale de chaleur était susceptible
d'être calculée par cette technique.

Fourier, mathématicien inventif


mais contesté

L'analyse de Fourier défiait les théo-


ries mathématiques auxquelles ses
contemporains adhéraient sans réserve.
Au début du XIXe siècle, nombre de
mathématiciens parisiens, parmi les-
quels Lagrange, Laplace, Legendre,
Biot et Poisson, n'acceptaient pas la
conjecture de Fourier selon laquelle
toute distribution thermique initiale
pouvait se décomposer en une somme
arithmétique d'un fondamental et de ses
harmoniques. Leonhard Euler releva
des lacunes dans la théorie de Fourier ;
toutefois il avait déjà prouvé lui-même

2. L'ÉVOLUTION des températures aux di-


vers points d'un anneaude fer a été l'un des
premiers phénomènesanalyséspar la techni-
que de Fourier. En (a) une distribution de la
chaleur sur l'anneau : les régions les plus
chaudes sont représentéespar une couleur
plus intense. Pour l'analyse, on déroule l'an-
neau (b) et on mesure la température en
chaque point, pour obtenir une répartition
de la température le long du pourtour de
l'anneau (c). Puis cette répartition est dé-
composéeen plusieurs courbes sinusoïdales
ayant un, deux, trois cycles ou plus (d) En
additionnant 16de cescourbes(courbe rouge
en (e)), on obtient une bonne approximation
de la répartition de la température initiale
(courbe noire en (e)).
3. LA PROPAGATION DE LA CHALEUR modifie, en fonction du distribution (fondamental) et, à droite, celle à deux cycles, ou second
temps, la distribution de température dans un anneau de fer (a harmonique. Fourier montra que l'amplitude du second harmoni-
gauche). Cette distribution se décomposeà chaque instant en une que diminuait avec le temps quatre fois plus vite que le fondamental,
série de courbes sinusoïdales; l'évolution temporelle de la tempéra- et que les harmoniques d'ordres supérieurs s'éteignaient encoreplus
ture se traduit par l'évolution des amplitudes des sinusoïdes.On a rapidement. La persistance du fondamental fait que la distribution
représenté au centre l'évolution de la composante à un cycle de la de température adopte la forme sinusoïdale avant d'être uniforme.

que certaines fonctions pouvaient se fonctions continues habituelles, telles dire les mouvements des marées. Lord
représenter en somme de fonctions que les fonctions polynomiales, expo- Kelvin avait inventé un calculateur ana-
sinus. Aussi, lorsque Fourier exposa sa nentielles ou trigonométriques. Si Fou- logique pour informer du mouvement
conjecture lors d'une réunion de l'Aca- rier avait raison, la somme des fonctions des marées les équipages des navires
démie des sciences, Lagrange se leva et sinus (d'une infinité de celles-ci) repré- marchands ou militaires. Ce calculateur
déclara la tenir pour fausse. sentait exactement une fonction dis- déterminait mécaniquement des ensem-
Même en de telles circonstances, continue, avec un ou même de nom- bles d'amplitudes et de phases à partir
l'Académie ne pouvait ignorer l'impor- breux sauts. À cette époque, il semblait d'une table des hauteurs et des heures
tance des résultats de Fourier : elle lui absurde qu'une somme de fonctions des marées minutieusement établie
décerna un prix pour sa théorie mathé- continues pût être une fonction disconti- d'après des mesures effectuées au cours
matique des lois de propagation de la nue ! En dépit de ces objections, de nom- d'une année dans un port particulier.
chaleur et sa vérification expérimentale breux chercheurs, dont la mathémati- Chaque couple amplitude-phase
dans des situations précises. Cette cienne Sophie Germain et l'ingénieur représentait une composante sinusoï-
récompense fut cependant accompa- Claude Navier, étendirent la théorie de dale de la fonction hauteur de la marée
gnée d'un commentaire restrictif : la Fourier à d'autres domaines que la et constituait une des contributions
nouveauté du sujet et son importance transmission de la chaleur. périodiques à la marée. On introduisait
avait décidé l'Académie à accorder le alors ces résultats dans un instrument
prix, mais celle-ci observait que la Une question de convergence qui les synthétisait en une courbe capa-
manière par laquelle l'auteur avait éta- ble de donner les coefficients de marées
bli ses équations n'était pas exempte La convergence est la première ques- de l'année suivante. De telles courbes
d'objections et que son analyse pour les tion qui se pose quand on ajoute une furent bientôt tracées pour des ports
intégrer laissait à désirer, à la fois dans suite infinie de nombres. Considérons répartis dans le monde entier.
sa généralité et dans sa rigueur. un exemple classique, inspiré du para- Il paraissait évident qu'une telle
Les importantes réserves émises par doxe de Zenon d'Élée : pouvons-nous machine à prédire les marées, si elle
les collègues de Fourier à l'égard de sa atteindre un mur si la longueur de cha- était nourrie d'une plus grande quantité
théorie en retardèrent la publication que pas est la moitié de la distance qui de données, calculerait plus de couples
jusqu'en 1815. En fait, ce ne fut qu'en nous sépare du mur ? Le premier pas amplitude-phase et donnerait donc de
1822 qu'elle parut sous une forme ache- nous mènera à mi-chemin, le deuxième meilleures prévisions. Pourtant on
vée, dans son livre Théorie analytique de aux trois quarts et, à la fin du cinquième, s'aperçut que cela n'était pas tout à fait
la chaleur. nous aurons parcouru environ 97 pour exact si la fonction hauteur de marée à
Les objections qui étaient émises cent de la distance. C'est peut-être pra- synthétiser présentait un saut abrupt,
portaient sur l'affirmation qu'une fonc- tiquement aussi bien que d'atteindre le c'est-à-dire était discontinue.
tion, éventuellement discontinue, puisse mur ; il n'empêche que quel que soit le Supposons que des valeurs extraites
être exprimée en une somme de fonc- nombre de pas, nous ne le toucherons d'une table des hauteurs et heures des
tions sinus continues. Les fonctions dis- jamais effectivement. Il est cependant marées sont introduites dans une
continues se représentent par des possible de prouver mathématiquement machine à prédire les marées, et que
courbes coupées en plusieurs parties. que nous pouvons ainsi arriver à une celle-ci en déduit quelques coefficients
Par exemple, la «marche » d'Heaviside distance du mur inférieure à n'importe de Fourier. La fonction initiale est alors
vaut zéro à gauche de zéro et saute à la quelle distance choisie à l'avance (la reconstruite à partir des composantes
valeur un à droite ; elle décrit, par exem- démonstration équivaut à prouver que sinusoïdales ainsi déterminées et la dif-
ple, les variations d'intensité d'un cou- la somme 1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 +... + 1/2n férence entre fonction initiale et fonc-
rant lorsqu'on tourne un interrupteur. tend versl lorsque n augmente). tion reconstruite est évaluée point par
Les contemporains de Fourier n'avaient La question de la convergence de la point. Cette évaluation de l'erreur est
jamais envisagé qu'une fonction dis- série de Fourier réapparut à la fin du répétée en incorporant à chaque étape
continue pût être égale à une somme de XIXe siècle, lors de tentatives pour pré- un plus grand nombre de coefficients et
donc d'harmoniques de la fonction donnée est convergente. Un exemple en fonction, appelée transformée de Fou-
reconstruite. Dans tous les cas, l'erreur est la théorie des fonctions généralisées, rier, explicite l'amplitude et la phase de
maximale ne diminue pas au cours de ce ou distributions, à laquelle s'attachent chaque fréquence. On obtient la trans-
processus, mais cette erreur reste confi- les noms de George Temple, Jan Miku- formée de Fourier par deux méthodes
née au voisinage de la discontinuité de sinski et Laurent Schwartz. L. Schwartz mathématiques différentes, selon que la
la fonction initiale ; en tout autre point, établit, en 1948, une définition précise fonction initiale est continue ou qu'elle
l'erreur tend vers zéro. Josiah Willard de la marche d'Heaviside et de la fonc- n'est définie que par de nombreuses me-
Gibbs, de l'Université Yale, justifia tion delta de Dirac, cette dernière étant sures discrètes.
théoriquement en 1899 ce résultat, une aire unité concentrée en un point. Dans ce dernier cas, une fonction
connu de nos jours sous le nom de «phé- Cette théorie nous permet d'utiliser connue par la liste de ses valeurs à inter-
nomène de Gibbs». l'analyse de Fourier pour résoudre des valles successifs peut être décomposée
L'analyse de Fourier reste inapplica- équations mettant en jeu ces concepts en une série de fonctions sinusoïdales
ble à certaines fonctions inhabituelles, intuitifs tels que point massif, point dont les fréquences vont d'une valeur
par exemple celles qui possèdent un chargé, dipôle magnétique ou charges minimale, la fréquence fondamentale, à
nombre infini de sauts infinis sur un concentrées sur une poutre. tous ses multiples. On retrouve donc la
intervalle fini. Quoi qu'il en soit, une Après environ deux siècles de déve- série de Fourier.
série de Fourier d'une fonction repré- loppement, la théorie de l'analyse de Quand la fonction originale est défi-
sentant les variations d'une quantité Fourier est à présent solidement struc- nie pour chaque réel, elle est décompo-
physique sera convergente. turée et bien comprise. Comme nous sée en fonctions sinusoïdales de toutes
De vastes domaines nouveaux des l'avons vu, l'analyse de Fourier les fréquences, qui sont combinées au
mathématiques ont été développés à décompose une fonction en compo- moyen d'une opération dite intégrale de
partir de recherches pour savoir si la santes sinusoïdales ayant différentes Fourier. La transformée de Fourier n'est
série de Fourier de telle ou telle fonction fréquences, amplitudes et phases ; une ni la série dans un cas ni l'intégrale dans

4. LE PRÉDICTEUR DE MARÉE FERREL, un calculateur analo- marée,par exemplel'attraction gravitationnelle de la Lune. Destables
gique construit à la fin du XIXesiècle,est un analyseurde Fourier qui descoefficients de Fourier furent publiées pour différents ports dans
a été utilisé pour évaluer et prédire les flux et reflux des marées.Pour le monde. On introduit les coefficients pour un port déterminé dans
cela, on recueille les mesuresdes hauteurs des maréesdans un port le dispositif, en tournant desboutons au dos del'appareil (à gauche)
et on calcule un ensemble de nombres, dits coefficients de Fourier, Lorsqu'on affiche une date à l'avant de la machine fa droite), la
chacun d'eux représentant une des contributions périodiques à la hauteur prévue de la marée est lisible sur un cadran.
l'autre : dans le cas de la fonction dis-
TRANSFORMATIONS DE FOURIER ET DE HARTLEY
crète, c'est la liste donnant les couples
amplitude-phase de la série Fourier en
Les transformations de Fourier et de Hartley convertissent des fonctions dépendant du
fonction de la fréquence ; dans le cas
temps en fonctions sinusoïdalesde la fréquence, qui contiennent les données de phase et
d'une fonction f continue, l'intégrale de d'amplitude. Les graphes ci-dessousreprésentent une fonction g(t) et une fonction discrète
Fourier est une fonction F de la fré- g(t). où test le temps et T une variabletemporelle qui ne prend que des valeursdiscrètes.
quence ; l'application qui àassocie
f F
est dite transformation de Fourier.
Indépendamment de la manière par
laquelle on obtient la transformée, il
faut associer à toute fréquence deux
nombres ; amplitude et phase convien-
nent, mais on peut utiliser d'autres cou-
ples de nombres. Un tel couple peut
aussi être représenté par un unique
nombre complexe (un nombre
complexe est la somme d'un réel et d'un
réel multiplié par i, une racine carrée de
-1). Cette représentation est très appré-
ciée, car elle permet d'utiliser l'algèbre
de la variable complexe. Algèbre
complexe et transformation de Fourier Les deux fonctions partent de zero, sautent a une valeur positive, puis décroissent
sont indispensables dans les calculs liés exponentiellement. La transformée de Fourier de la fonction g(t) est l'intégrale F(f), la
à la conception des circuits électriques, transformée de Fourierde la fonction discrète est une somme finie F(v).
# 1 n-1
l'analyse des vibrations mécaniques et
F(f) = # g(t)(cos 2#ft-isin 2#ft) dt ; F(v) = - # g(t)(cos 2#v#-isin 2#v#)
l'étude de la propagation des ondes.
La représentation d'une fonction ini- n ;-c=0
Danscette formule, fest la fréquence, v est associé à la fréquence, n est nombrele total
tiale par sa transformée de Fourier
d'échantillons et i uneracine carrée de l'unité. La fonction intégrale est plus commode pour
complexe simplifie souvent les calculs : les manipulations théoriques, la fonction somme plus adaptéeaux calculs informatiques.Les
un exemple typique est la détermination définitions des transformationsde Hartley sont similaires :
du courant qui passe dans un circuit ali- 1 n-l
menté par une tension connue. Pour H(f)= # g(t) (cos2#ft+ sin 2#ft) dt ; H(v) = - #(cos
g(t)2#v# + sin 2#v#)
traiter ce problème directement, il faut n T=0
résoudre une équation différentielle La différence tient à la présence du facteur-idevant le terme sinus dans la transformée
reliant la tension au courant. Les tran- de Fourier,laquellea ainsi une partie réelleet une partie imaginaire.
formées complexes de Fourier de ces
deux fonctions sont au contraire reliées
par une équation simple.

La transformée de Fourier rapide

De nos jours, on étudie diverses amé-


liorations des techniques pour passer
d'une fonction à sa transformée de Fou-
rier, et réciproquement. Des méthodes
analytiques permettent d'évaluer l'inté-
grale de Fourier et donc la transformée
d'une fonction ; comme ces méthodes
peuvent être d'emploi difficile pour des
utilisateurs non spécialisés, nombre
Bienque les graphiques se@@@ent différents, on extrait les mêmes informations de phase
phase
d'intégrales de Fourier ont été calculées
et d'amplitude des transformées de Fo@@@@ et des transformées de Hartley
et regroupées en tables de référence. On
améliore la technique en utilisant une
série de théorèmes ayant trait à cette
transformation ; à l'aide de ces derniers,
certaines formes d'ondes plus ou moins
compliquées sont réduites en compo-
sants plus facilement manipulables.
On utilise aussi des méthodes numé-
riques pour calculer les transformées de
Fourier de fonctions, soit quand les
intégrales de Fourier sont difficiles à
évaluer et ne figurent pas dans les tables, L amplitudedans la transformation de Fourier est la racinecarrée de la somme des carrés
soit quand on n'a que des données des parties réelle et imaginaire.Dans la transformée de Hartley, I'amplitude est la somme
numériques. Sans ordinateur, le calcul des carrésde H(v) et de H(-v).La phasedans Fourierest l'arctangentede la partie imaginaire
numérique d'une transformée était plu- divisée par la partie réelle ; la phase dans Hantleyest le quotient de H(v) divisé par H(-v),
tôt pénible, car on devait calculer auquel on ajoute 45 degrés.
manuellement un grand nombre de fac-
teurs ; le temps requis était quelque peu Si diviser en deux parties la suite des mées de Fourier en fonctions complexes
réduit par l'utilisation des formules et points donnée réduit le nombre de mul- conduit à oublier que les composantes
des classifications, mais le dédale des tiplications d'un facteur deux, pourquoi sinusoïdales sous-jacentes sont réelles.
calculs restait souvent d'une longueur ne pas poursuivre ? De telles subdivi- Ce travers de pensée a obscurci le sens
décourageante. La quantité de calculs sions successives mènent à huit parties et retarde l'adoption d'une transforma-
dépendait essentiellement du nombre de deux points chacune. La transformée tion analogue à celle de Fourier, conçue
de points nécessaires à la description de de Fourier relative à deux points se par Ralph Hartley en 1942.
l'onde : le nombre d'additions est de calcule sans multiplication, mais des
l'ordre du nombre de ces points, alors multiplications seront nécessaires pour La transformation de Hartley
que le nombre de multiplications est passer des huit transformées partielles à
égal au carré du nombre de points. Ainsi la transformée globale. D'abord huit Hartley, qui travaillait au Labora-
l'analyse d'une onde décrite par 1 000 transformées à deux points seront toire de recherche de la Compagnie
points à intervalles réguliers nécessitait combinées en quatre transformées à Western Electric, dirigea les premiers
environ 1000 additions et un million de quatre points, puis en deux à huit points, développements de récepteurs radio
multiplications. et enfin en une transformée à 16 points. pour un radiotéléphone transatlantique
Pour rendre de tels calculs plus acces- Ces trois étapes exigent chacune 16 mul- et inventa le circuit oscillant qui porte
sibles, on a mis au point des ordinateurs tiplications, le nombre total de multipli- son nom. Au cours de la Première
et des programmes qui exécutent de cations sera donc 48, c'est-à-dire les 3/16 Guerre mondiale, Hartley émis l'idée
nouvelles techniques d'analyse de Fou- des 256 opérations initialement néces- que l'Homme perçoit la direction d'un
rier. L'une d'elles, la transformation de saires. son grâce au déphasage relatif des ondes
Fourier rapide, fut développée en 1965 Cette stratégie de réduction du nom- atteignant ses deux oreilles. Aux Labo-
par JamesCooley, du Centre de recherche bre des opérations remonte loin dans le ratoires Bell, après la guerre, Hartley
Thomas Watson d'IBM, et John Tukey, passé : comme nombre de théorèmes et formula un important principe de la
des Laboratoires Bell Telephone de techniques mathématiques, elle est théorie de l'information qui énonce que
La transformation de Fourier rapide l'oeuvre de Carl Friedrich Gauss. Gauss la quantité d'information maximale
mérite son nom parce qu'elle réduit le désirait calculer des orbites d'astéroïdes qu'un système peut transmettre est pro-
nombre des multiplications. L'avantage ou de comètes à partir d'un petit nombre portionnelle au produit de la gamme de
est particulièrement appréciable, car la d'observations ; ayant trouvé une fréquences que le système transmet, par
multiplication prend beaucoup plus de méthode théorique, il réduisit la lour- la durée pendant laquelle il peut trans-
temps que, par exemple, J'addition ou la deur des calculs par une technique dont mettre. Après un arrêt de ses activités en
recherche d'une donnée en mémoire. le principe est proche de celui de la 1929 pour cause de santé, Hartley s'est
La transformation de Fourier rapide transformation de Fourier rapide. Dans consacré à des recherches théoriques
divise la courbe en arcs selon un grand un texte de 1805 décrivant sa méthode qui le menèrent à la transformation qui
nombre de points régulièrement espa- opératoire, Gauss prévoyait : «L'expé- porte son nom.
cés en abscisse. Lenombre de multipli- rience enseignera aux utilisateurs que La transformation de Hartley est
cations que nécessite l'analyse de la cette méthode réduit grandement les aussi une méthode d'analyse, d'une
courbe est divisé par deux lorsque le calculs ». Ainsi le défi que posaient les fonction donnée, en termes de sinu-
nombre des points est divisé par deux. mouvements célestes fit non seulement soïdes. Elle diffère de celle de Fourier,
Par exemple, une courbe en 16 points progresser l'analyse, mais stimula aussi qui utilise des nombres réels ou imagi-
nécessiterait 256 multiplications, mais si la recherche d'un outil moderne de naires, puisque la transformation de
la courbe est coupée en deux parties de calcul. Hartley ne fait intervenir que des nom-
huit points chacune, le nombre de mul- Physiciens et ingénieurs, formés à bres réels et une somme réelle de fonc-
tiplications nécessaires pour chaque l'algèbre des nombres complexes très tions sinusoïdales.
partie est huit au carré (64), soit donc un tôt dans leurs études, utilisent avec pro- En 1984, nous avons mis au point un
total de 128 pour les deux parties, la fit les sommes de sinusoïdes ; la commo- algorithme pour une transformation de
moitié du nombre de départ. dité de la représentation des transfor- Hartley rapide. La différence entre le

5. L'ANALYSE DE FOURIER transforme des figures dediffraction la structure moléculaire du virus. En inversant le processus, on en
en modèles moléculaires. Des rayons X sont diffractés par les élec- déduit la distribution des électrons et, par suite, des atomes du virus
trons d'un virus pour donner de tellesfigures sur un film (a gauche). (au centre).Avec cesdistributions, on élabore un modèle du virus (a
Ces figures représentent une partie de la transformée de Fourier de droite) ; ici les couleurs représentent différentes protéines.
temps de calcul de la transformation de suppression de parties de la transformée augmente le contraste. La transforma-
Hartley rapide et celui de la transforma- obtenue par le premier programme. Le tion de Fourier est également mise à
tion de Fourier rapide dépend de l'ordi- second programme reconvertit la trans- contribution en physique des plasmas,
nateur, du style et du langage de pro- formée amputée en un signal musical dans les semiconducteurs, l'acoustique
grammation. Si ces facteurs sont amélioré. Bien que chacun de ces ingé- micro-ondes, la sismographie, la carto-
identiques et les programmations réali- nieux programmes soit exécuté à des graphie par radar et l'imagerie médi-
sées adroitement, la transformation de vitesses rivalisant avec celle de la trans- cale ; parmi les nombreuses applications
Hartley rapide est encore plus rapide formation de Hartley rapide, un pro- à la chimie, citons le spectromètre à
que la transformation de Fourier rapide. gramme unique Hartley n'utilisant que transformation de Fourier, utilisé dans
Bien que les deux techniques mettent le des fonctions réelles suffit pour les les analyses chimiques.
même temps pour rappeler une donnée, transformations et reconversions, après L'analyse de Fourier s'est révélée
estimer des fonctions trigonométriques les suppressions souhaitées. En consé- précieuse dans nos propres travaux sur
ou calculer d'autres tâches prélimi- quence, les capacités de mémoire l'imagerie bidimensionnelle. En 1956,
naires, le temps utilisé lors des diverses requises sont très inférieures. nous l'avons utilisée dans une technique
étapes de la transformation de Hartley de reconstruction des images à partir du
n'est que la moitié de celui qu'exige celle L'éventail des applications découpage de celles-ci en tranches, un
de Fourier. problème à présent connu sous le nom
Il n'était pas évident que la transfor- En termes les plus généraux, les de reconstruction tomographique. Plus
mation de Hartley fournît la même transformations de Fourier et de Hart- tard, nous avons découvert 1' «algo-
information que celle de Fourier ; en ley ont été appliquées dans les domaines rithme de rétro-projection modifié», de
conséquence, lorsque les premiers pro- qui traitent des phénomènes oscillants. nos jours universellement utilisé en
grammes de la transformation de Hart- Leur champ d'application est de fait tomographie X assistée par ordinateur,
ley furent mis au point, on s'attacha à particulièrement vaste. ou CAT scanning.
convertir les coefficients de Hartley en En outre, les applications biologi- Nous étions aussi intéressé par la
coefficients, plus familiers, de Fourier. ques sont fort nombreuses. Ainsi la reconstruction d'images transmises en
Les chercheurs comprirent très vite structure en double hélice de l'ADN fut radioastronomie. Nous désirions locali-
cependant que les intensités et les découverte en 1962 grâce aux techni- ser avec précision les radio-sources à la
phases se déduisaient directement de la ques de diffraction X et de l'analyse de surface du Soleil ; nous avons donc
transformation de Hartley, sans étape Fourier. Un faisceau de rayons X était appliqué la technique des transforma-
supplémentaire. Un approfondissement focalisé sur un cristal de chaînes d'ADN ; tions pour mettre au point un radiotéles-
de ces techniques révéla que les deux les molécules d'ADN diffractaient les cope à balayage. Ce télescope établit
sortes de transformées associent à cha- rayons X qui étaient enregistrés sur un quotidiennement des cartes des tempé-
que fréquence un couple de nombres film. Cette figure de diffraction donnait ratures du Soleil dans le domaine des
représentant l'amplitude et la phase les valeurs des coefficients de la trans- micro-ondes pendant 11 ans. Ces
d'une oscillation physique. formée de Fourier de la structure du méthodes conduisirent à la mise au point
Malgré tout, une autre critique était cristal ; on obtenait l'information sur les de la première antenne dont le faisceau
opposée à la transformation de Hartley : phases en comparant cette figure de dif- soit plus fin que le pouvoir de résolution
elle aboutit à une description des phéno- fraction de l'ADN avec celles qui étaient de l'oeil humain et qui fait maintenant
mènes physiques moins naturelle que produites par des corps chimiques simi- partie de la technologie habituelle des
celle qui est fournie par la méthode de laires. A partir de ces diffractions X don- antennes. La NASA commanda cescartes
Fourier. On décrit habituellement nom- nant les informations amplitude-phase, du Soleil pour améliorer la sécurité des
bre de phénomènes physiques, comme et donc la transformée de Fourier, les astronautes lors des vols vers la Lune.
la réponse d'un système à une vibration, biologistes reconstruisirent une struc- Nous avons également appliqué la
par une somme complexe de fonctions ture cristalline-la fonction originale. transformation de Hartley à d'autres
sinusoïdales, ce qui est le propre de la Ces dernières années, les recherches de recherches. Avec John Villasenor, nous
transformation de Fourier. On peut diffraction X, combinées avec la trans- avons décrit une méthode optique d'ob-
alors penser que la transformation de formation de Fourier inverse, ont révélé tention de la transformation de Hartley,
Fourier est plus appropriée à la descrip- la structure d'autres molécules biologi- un prolongement qui permet de coder
tion du comportement de la nature. En ques comme les virus, de structures plus les couples amplitude-phase de Fourier
fait, une telle conclusion reflète plus no- complexes encore. dans une seule image réelle. Nous avons
tre éducation mathématique que la réa- La NASA améliore, par l'analyse de aussi mis au point un dispositif de calcul
lité des phénomènes naturels. Après Fourier, la clarté et les détails de photo- de la transformation de Hartley, et nous
tout, lorsque des objets physiques sont graphies de corps célestes prises dans travaillons à présent sur la physique du
mesurés, les résultats obtenus sont des l'espace. Les sondes planétaires et les Soleil, où la technique des transforma-
nombres réels, non des nombres satellites en orbite terrestre transmet- tions est à la base de nouvelles méthodes
complexes. tent des images sous la forme d'une suite d'analyse du nombre des taches solaires
La transformation de Hartley rapide d'impulsions radio. Un ordinateur et de l'épaisseur des couches sédimen-
améliora les techniques d'élimination transforme ce message par les techni- taires de la Terre.
du bruit de fond des enregistrements ques de Fourier ; il ajuste ensuite les Le grand nombre des applications
musicaux numériques. Ces adaptations divers composants de chaque transfor- des méthodes de Fourier et des techni-
requièrent deux programmes : l'un mée pour mettre en relief certaines ques analytiques associées renforce l'af-
transforme les fonctions réelles dans le caractéristiques et en éliminer d'autres, firmation de Lord Kelvin (1867) : «Le
champ complexe de Fourier et l'autre, à tout comme on élimine le bruit de fond théorème de Fourier n'est pas seule-
l'inverse, transforme les fonctions de la transformée de Fourier d'un enre- ment un des plus beaux résultats de
complexes de la théorie de Fourier en gistrement musical. Enfin l'information l'analyse moderne : il constitue un outil
fonctions réelles. Lebruit à haute fré- modifiée est reconvertie pour reconsti- indispensable à l'étude d'à peu près
quence dans les enregistrements numé- tuer l'image. Ce processus améliore la toute question profonde de la physique
riques de musique peut être éliminé par mise au point, élimine un voile flou et moderne »
Augustin-Louis Cauchy

BRUNO BELHOSTE

Cauchy était aussi intransigeant dans ses convictions politiques et religieuses


qu'il était exigeant dans sa conception de la rigueur en mathématiques.
Il fonda, grâce à l'outil puissant qu'est l'intégrale de Cauchy et grâce

au merveilleux théorème de Turin, la théorie de la variable complexe


qui ouvrit un champ nouveau aux mathématiques.

De tous les mathématiciens quesprocède du même besoin d'absolu. De l'ingénieur au mathématicien


français de la première moitié Le travail du savant est défini comme
du XIXe siècle, ÉvaristeGalois une quête de la vérité « La vérité, écrit Augustin-Louis Cauchy est né le 21
est certainement le plus célèbre. L'ex- Cauchy en 1842,est un trésor inestima- août 1789 à Paris dans une famille de
traordinaire personnalité de ce savant ble, dont l'acquisition n'est suivie d'au- bonne bourgeoisie. Son père, Louis-
exceptionnellement précoce, la profon- cun remords et ne trouble point la paix François, fils d'un maître-serrurier
deur et la fécondité de ses découvertes de l'âme.La contemplationde cescélestes rouennais, occupait la place importante
en théorie des équations et les condi- attraits, de sa beautédivine, suffit à nous de premier secrétaire du lieutenant de
tions dramatiquesde samort prématurée dédommagerdessacrificesque nous fai- police Thiroux de Crosne, qui l'avait
en 1832justifient sa gloire posthume. Il sonspour la découvrir et le bonheur du pris à sonservice en 1783,quand il était
existe pourtant un autre mathématicien ciel mêmen'est que la possessionpleine encore intendant à Rouen. Louis-Fran-
français de la même époque, beaucoup et entière de l'immortelle vérité». Mathé- çois avait épousé en 1787 la fille d'un
moins connu du grand public, mais dont maticien prolixe, Cauchy a bâti une huissier du conseil d'État, Marie-Made-
la mémoire mériterait un meilleur sort oeuvre immense, dont les fondations teine Desestreet acheté avec la dot une
car son oeuvreoccupe,dans l'histoire des sont posées,pour l'essentiel, dèslespre- maison de campagne à Arcueil. À la
mathématiques,une place au moins aus- mières années de sa vie scientifique et naissancede son fils, il venait par une
si importante. Ce mathématicien c'est dont il poursuit l'élévation jusqu'à sa coïncidence malheureusede perdre son
Augustin-Louis Cauchy. mort, publiant régulièrement pendant emploi à la suite des événements révo-
Certes, ce dernier n'a rien d'un héros 45 ans une foule de mémoires divers. lutionnaires dejuillet 1789.Devenu chef
romantique. Sa longue vie ne brille pas L'immensitédesonoeuvre,souventredon- des bureaux des hospices, il préféra se
de cet éclat éphémère et prodigieux qui dante, a quelque chose d'effrayant. cacher à Arcueil pendant la Terreur
fascine chez Galois. Catholique proche Presque tous les domaines, à l'intérieur avec sa femme et ses deux enfants,
des Jésuites et royaliste ultra, il devient des mathématiques, sont abordés, de Augustin-Louis et le dernier né,
rapidementun savantreconnuqui occupe l'arithmétique à la physiquemathémati- Alexandre. Il retourna à Paris après
très jeune des placesofficielles dans les que en passant par l'algèbre, l'analyse, Thermidor et occupa jusqu'au 18 Bru-
institutions scientifiques de son temps. la statistique, la géométrie, la mécani- maire le poste de chef de la division des
Mais il est aussi,à sa manière, un être de que, etc. et lesrésultatspubliés deux fois arts et manufactures du ministère de
passions qu'aucune considération d'in- plutôt qu'une. Certainssont de première l'intérieur.
térêt ou de convenancen'arrête quand importance, en particulier ceux qui Le coup d'État de Bonaparte profita
il s'agit de défendre et d'illustrer ce qu'il concernent la théorie des substitutions, à Louis-François : il s'installa en 1800 au
considère comme la vérité. En politique celle des fonctions imaginaires et celle Palais du Luxembourg où il venait
par exemple, sa fidélité aux Bourbons de l'élasticitépourprendre trois domaines d'être nommé secrétaire du Sénat nou-
est absolue, pour le meilleur et pour le très différents. vellement créé. Il y servit avec ses deux
pire. Complice des épurations dont il
profite en 1816,il préfère l'exil au par-
jure en 1830et refuse de prêter serment
1. CE PORTRAIT DE CAUCHY,photographiépar l'auteur, n'estpas daté maison peut
de fidélité aux régimes qui se succèdent
supposer qu'il a étépeintvers1840.Le mathématicien,qui a alorsunecinquantained'années,
en France jusqu'à sa mort, malgré les vientderentrer de sonexil à Prague.Pourle remercierdesesbonsetloyauxservicescomme
graves inconvénients d'une telle atti- précepteurdu DucdeBordeaux,CharlesX lui a accordéle titre debaron.Le peintreanonyme
tude. De même, sa foi chrétienne ne a su rendretoutela noblesse desonmodèle.On noterale beauport detêteet l'amplecravate
semble pas connaître le doute. Il prati- qui ajouteàsaprestance.La hauteurdufront et la vivacitédu regardexprimentl'intelligence
du savant,tandisquele basduvisage,dont lasoliditéestadouciepar l'esquissed'un sourire,
que toute sa vie les oeuvresavec le zèle donneau personnagela tranquille assurancedu croyant. Ce tableau, resté longtemps
d'un néophyte et l'ardeur d'un mission- dans la famillede Cauchy,a étéléguéil y a quelquesannéesau Muséedel'Île-de-Franceà
naire. Sceaux; avant sa redécouverte,la physionomiede Cauchy n'était connueque par des
Samanière d'aborder lesmathémati- lithographies.
fils cadets, Alexandre et Eugène, sous ingénieurs des services publics, civils et comme aspirant-ingénieur à Cherbourg
trois régimes jusqu'en 1848. militaires, et réformée pour des raisons où se poursuivait la construction du port
Le jeune Augustin-Louis reçut une politiques par Bonaparte en 1804, dispo- militaire et de l'arsenal. Cauchy, bientôt
première éducation de son père qui écri- sait d'un personnel enseignant remar- nommé ingénieur ordinaire, participa
vait pour ses enfants de petits traités quable. Cauchy suivit en particulier les très activement au chantier de Cher-
didactiques en vers. Il fut attiré dès son leçons d'analyse données par Lacroix. bourg, l'un des plus importants de tout
plus jeune âge par le calcul et la géomé- Ce bon mathématicien, plus doué pour l'Empire.
trie, mais Louis-François, sur les conseils l'enseignement que pour la recherche, Malgré ce labeur éprouvant, Cauchy
du mathématicien Lagrange qui était introduisait le calcul infinitésimal par la trouvait le temps et l'énergie de perfec-
sénateur, voulut d'abord qu'il achève ses «méthode des limites » qui allait devenir, tionner ses connaissances en mathéma-
Humanités et l'envoya entre 1802 et sous une forme plus rigoureuse, la base tiques et en mécanique et surtout de
1804 à l'école centrale du Panthéon du cours d'analyse de Cauchy. préparer ses premiers mémoires, pré-
(l'actuel lycée Henri IV) dont il sortit en Augustin-Louis sortit troisième de sentés à l'Académie les 11 février 1811
remportant plusieurs prix au concours l'École en octobre 1807 et premier de et 20 janvier 1812. Il s'agissait de recher-
général. Décidé à rentrer à l'École Poly- ceux qui choisirent l'École des Ponts et ches sur les polyèdres entreprises, sem-
technique, il prépara le concours dans la Chaussées comme école d'application. ble-t-il, sur les conseils de Lagrange.
classe de Dinet, le futur examinateur de Il y confirma son rang, remportant plu- Cauchy démontrait dans le premier
Galois en 1829 et entra second sur 293 sieurs premiers prix aux concours des mémoire qu'il n'existait que neuf polyè-
candidats et 125 admis en octobre 1805. élèves de 1808 et 1809 et s'acquittant dres réguliers puis il généralisait la for-
L'École Polytechnique, créée
sous la brillamment des tâches confiées au mule d'Euler au cas d'un réseau de
Convention thermidorienne pour don- cours de sa campagne, c'est-à-dire de polyèdres. Dans le second mémoire, il
ner une formation scientifique assez son stage, au canal de l'Ourcq. À sa donnait la démonstration par l'absurde
générale et de haut niveau aux futurs sortie, en janvier 1810, il fut envoyé d'une proposition connue depuis
Euclide et jamais démontrée depuis, à
savoir que deux polyèdres convexes
composés de faces égales et semblable-
ment disposées sont nécessairement ou
identiques ou symétriques. Cette décou-
verte permit au jeune ingénieur de
Cherbourg de se faire une réputation à
Paris : deux mois plus tard, il devenait,
avec l'ambition d'entrer bientôt à l'Aca-
démie, correspondant de la prestigieuse
Société philomatique.

Les bénéfices d'une épuration

Cependant, le travail excessif fourni


à Cherbourg eut raison de sa santé fra-
gile. Il dut rentrer en catastrophe à Paris
à la fin de l'année 1812. Installé pour un
congé de trois mois chez ses parents au
Palais du Luxembourg, il poursuivit ses
recherches et obtint d'être nommé en
mars 1813 à Paris au canal de l'Ourcq.
Les congés répétés et les événements
dramatiques de 1814 et de 1815 parais-
sent d'ailleurs avoir réduit à peu de
chose son activité sur le chantier.
Les années 1812-1815 constituent
une période extrêmement féconde de la
vie scientifique de Cauchy. Peu après
son retour de Cherbourg, il présenta à
l'Académie deux beaux mémoires sur la
théorie des groupes de permutations,
théorie sur laquelle il devait revenir
encore une fois en 1845. Ces mémoires
au même titre que ceux de Galois, ont
joué un rôle essentiel dans la genèse de
la théorie des groupes. Deux ans plus
tard, le 22 août 1814, il présenta son
2. LES POLYÈDRES RÉGULIERS : on connaît depuis l'Antiquité les cinq polyèdres régu- premier mémoire d'analyse Sur les inté-
liers convexes,le tétraèdre (a), le cube (b), l'octaèdre (c), le dodécaèdre(d) et l'icosaèdre (e) grales définies, point de départ de la
Kepler a découvert le dodécaèdre étoilé à facesordinaires (f). Poinsot a ajouté, en 1809, trois théorie des fonctions d'une variable
nouveaux polyèdresréguliers non convexes(g, h et i) Cauchy, répondant à un problème posé complexe appelée encore aujourd'hui
par Poinsot, réussit à démontrer qu'il n'existait que ces neuf polyèdres réguliers. Tout théorie de Cauchy. Nous reviendrons.
polyèdre régulier non convexe s'obtient en effet en prolongeant les côtés d'un polyèdre y
régulier convexe de même ordre qui lui sert de noyau, comme on le voit sur le dodécaèdre Notons enfin les deux mémoires de
étoilé à facesordinaires de Kepler (f), prolongement du dodécaèdre(d) 1815, un peu oubliés dans l'oeuvre
immense du savant mais qui firent beau- régime précédent tout en récompensant et de mécanique en titre à la rentrée
coup à l'époque pour asseoir sa renom- les fidèles des temps difficiles. Parmi les 1816. Cauchy enseigna aussi comme
mée. Le premier, Sur la théorie des groupes de pression occultes qui jouè- remplaçant la mécanique à la Faculté
ondes, remis anonymement le 2 octobre, rent un rôle important dans les nou- des Sciences à partir d'octobre 1821 et la
remporta à la fin de l'année le Grand velles nominations, l'un des plus connus physique mathématique au Collège de
prix de mathématiques. Dans le est la Congrégation créée en 1804 et France en 1817 et de 1825 à 1830.
deuxième, sur lequel il travaillait déjà à interdite par Napoléon à la suite de ses S'il n'est pas question ici de nier les
Cherbourg, il donnait la démonstration démêlés avec Pie VII. Elle réunissait des mérites scientifiques de Cauchy, qui dis-
du théorème de Fermat sur les nombres aristocrates ultras et de jeunes intellec- posait d'ailleurs d'appuis efficaces par-
polygonaux. tuels catholiques. Cauchy, par l'entre- mi les savants, en particulier de celui de
Les nombres polygonaux sont des mise d'un répétiteur de l'École Polyte- Laplace, il faut reconnaître que les con-
nombres entiers du type n + n (n-1) bl2. chnique, Teysseyrre, était entré dans la sidérations politiques jouèrent un rôle
Un nombre triangulaire (b = 1) s'écrit Congrégation dès 1808. Il allait en essentiel au début de sa carrière de
n (n + 1)/2, un nombre carré (b = 2) recueillir les bénéfices en 1816. mathématicien professionnel.
s'écrit n. Selon Fermat, tout nombre À l'Institut, par ordonnance royale
entier peut s'écrire comme la somme de du 21 mars 1816, il prit avec Bréguet la Cauchy professeur
n nombre n-gonal. Gauss avait démon- place de Monge et de Carnot, radiés de
tré rigoureusement la conjecture dans la section de mécanique de l'Académie Il convient de s'arrêter un moment
ses Disquisitiones arithmeticae pour les des Sciences pour raison politique. À sur le cours de Cauchy à l'École Polyte-
nombres triangulaires et carrés. Cauchy l'École Polytechnique où il remplaçait chnique qui a eu une influence décisive
parvint, par une méthode toute diffé- provisoirement Poinsot depuis novem- sur le développement ultérieur de l'ana-
rente, à la démonstration générale. De bre 1815 comme professeur d'analyse, il lyse au XIXe siècle. Celle-ci traversait
toutes les conjectures de Fermat, il ne fut nommé, à la faveur d'une réorgani- depuis la fin du siècle précédent une
restait plus à démontrer que le «grand sation de l'École, professeur d'analyse crise des fondements. Le calcul infinité-
théorème » aussi simple à énoncer que
difficile à démontrer : l'équation xn + yn
= zn n'est pas résoluble en nombres
entiers quand n est supérieur à 2. Pour
n égal à 2, il existe une infinité de solu-
tions, les triplets pythagoriciens tels que
(3, 4, 5) qui vérifient la relation x2 + y2 =
Z2 et peuvent être,
par conséquent, les
longueurs des côtés d'un triangle rectan-
gle. Cauchy chercha à le résoudre et crut
même un moment y parvenir, au moyen
d'une décomposition en facteurs
complexes premiers, en 1847. L'épisode
est un des plus curieuxde l'histoire des
mathématiques : l'Académie était en
émoi, plusieurs mathématiciens étaient
sur la piste, quand on apprit soudain par
l'intermédiaire de Liouville qu'un jeune
Allemand, inconnu à Paris, Kummer, avait
démontré trois ans plus tôt que cette
factorisation n'était pas unique, ce qui
réduisait à néant la prétendue démons-
tration.
Tous ces remarquables mémoires fai-
saient déjà de Cauchy le plus brillant
mathématicien de sa génération. Mais sa
situation restait précaire car il ne parve-
nait pas à décrocher un poste qui lui
aurait permis d'abandonner son métier
d'ingénieur pour une carrière de mathé-
maticien professionnel. Plusieurs tenta-
tives, en particulier trois candidatures à
l'Académie des Sciences en 1813, 1814
et 1815, se soldèrent par des échecs, mal-
gré le soutien de Poisson et de Laplace.
Tout allait changer après les Cent-
Jours. Waterloo, ramenant le roi à Paris
le 18 juillet 1815, sonnait l'heure de la
revanche pour les royalistes ultras.
L'épuration administrative, à peine 3. LES NOMBRES POLYGONAUX fascinèrent les mathématiciens mais cefut Cauchy qui
entreprise pendant la première Restau- mit la dernière main au problème de la décomposition des nombres entiers en nombres
polygonaux. Cauchy démontra qu'un nombre quelconque est, au plus, la somme de trois
ration, fut menée rondement dans les nombres triangulaires, de quatre nombres carrés, de cinq nombres pentagonaux, etc. Avant
mois qui suivirent. Il s'agissait de punir Cauchy, desmathématiciens prestigieux, Lagrange et Gaussnotamment, avaient trouvé des
les personnalités compromises avec le casparticuliers de cette décomposition.
simal s'était extraordinairement étendu le mérite, en replaçant le concept de
depuis Newton et Leibniz grâce à des limite dans le cadre homogène des fonc-
mathématiciens comme le génial Euler. tions numériques, d'écarter, comme il
Mais les concepts de base, comme celui l'écrivait lui-même, toute métaphysique
d'infini, infiniment grand ou infiniment de l'analyse. Il définissait la limite d'une
petit, restaient obscurs et les méthodes, quantité variable, c'est-à-dire d'une
comme celle des développements en suite de nombres réels, en ces termes :
série utilisée sans beaucoup de précau- «Lorsque les valeurs successivement
tions, étaient souvent très contestables attribuées à une même variable s'appro-
du point de vue de la rigueur. Aussi, les chent indéfiniment d'une valeur fixe, de
mathématiciens ressentaient la nécessi- manière à finir par en différer aussi peu
té d'une remise en ordre. Certains, que l'on voudra, cette dernière est appe-
comme Lagrange, avec sa fameuse lée la limite de toutes les autres ». Quant
Théorie des fonctions analytiques de à une quantité infiniment petite, c'est
1797, s'y étaient essayés sans donner une quantité variable dont la limite est
entière satisfaction. 0, définition qui permettait de traduire
C'est une véritable réforme de l'ana- facilement la méthode des limites dans
lyse sous le signe de la rigueur qu'entre- le langage des infiniment petits.
prit Cauchy dans ses leçons, comme il Les mathématiciens du XVIIIe siècle
l'expliquait dans l'introduction de son utilisaient uniquement des fonctions
Cours d'analyse de 1821 : « Quant aux qu'Euler appelait «continues ». Ces
méthodes, j'ai cherché à leur donner fonctions étaient représentées sur tout
toute la rigueur qu'on exige en géomé- leur domaine de définition par une
trie, de manière à ne jamais recourir aux même «expression analytique » compo-
raisons tirées de la généralité de l'algè- sée de fonctions algébriques, éventuel-
bre. Les raisons de cette espèce, quoique lement itérées un nombre infini de fois
assez communément admises (...), ne comme dans le cas des séries, et de fonc-
peuvent être considérées, ce me semble, tion transcendantes, telles que les loga-
que comme des inductions propres à rithmes et les exponentielles. Bien sûr
faire quelquefois pressentir la vérité, on connaissait des fonctions non «conti-
mais s'accordent peu avec l'exactitude si nues »,par exemple la fonction f(x) défi-
vantée des sciences mathématiques. On nie sur [0, 1], égale à +1 de 0 à 1/2 et à-1
doit même observer qu'elles tendent à de 1/2 à 1. Mais leur place dans l'analyse
faire attribuer aux formules algébriques était l'objet de controverses. Jusqu'à
une étendue indéfinie, tandis que, dans Cauchy, on pensait que toutes les fonc-
la réalité, la plupart de ces formules sub- tions «continues » pouvaient être déve-
sistent uniquement sous certaines loppées en série entière grâce à la for-
conditions et pour certaines valeurs des mule de Taylor, sauf en certains points
quantités qu'elles renferment. En déter- isolés, ainsi 0 pour #z. Lagrange utilisa
minant ces conditions et ces valeurs et cette propriété pour définir les fonctions
en fixant de manière précise le sens des dérivées et fonder l'analyse dans sa
notations dont je me sers, je fais dispa- Théorie de 1797. Ajoutons qu'il substi-
raître toute incertitude. » tuait au terme de fonction «continue »
Ces préoccupations étaient parta- celui de fonction analytique qui allait
gées par d'autres mathématiciens du s'imposer après lui.
temps, comme Gauss, Abel ou Bolzano, Cependant, ni Euler ni Lagrange ne
mais seul Cauchy reconstruisit, en vue démontraient la convergence de leurs
d'un enseignement, tout l'édifice de développements en série. Cauchy, au
l'analyse sur des bases plus rigoureuses contraire, utilisant la notion de limite
et avec des concepts-clés plus précisé- qu'il venait de définir, étudiait avec soin,
ment définis. Son cours devint rapide- dans son Cours de 1821, les principaux
ment le modèle dont s'inspirèrent tous critères de convergence d'une série, en
les auteurs de traités d'analyse au XIXe particulier son fameux «critère de Cau-
siècle. 4. LA FORMULE D'EULER ET LA FOR- chy ». II rejetait le point de vue de
La pierre angulaire du nouvel édifice MULE DE CAUCHY : la formule d'Euler Lagrange parce qu'il savait que la série
était le concept de limite, dont l'impor- pour un polyèdre s'écrit S + F =A + 2, où S de Taylor d'une fonction indéfiniment
tance avait déjà été affirmée avec force est le nombre de sommets,F le nombre de dérivable pouvait diverger et parce qu'il
faceset A le nombre d'arêtes. La formule de
par d'Alembert dans un article de l'En- Cauchy généralisela formule d'Euler à des
avait découvert que, même convergente,
cyclopédie et qui était utilisé, nous réseaux de P polyèdres. Elle s'écrit S + F = elle pouvait prendre une valeur diffé-
l'avons vu, par Lacroix dans son cours A + P + 1. En fait, la formule d'Euler et, par rente de celle de la fonction. C'était en
pour introduire le calcul infinitésimal. conséquent, celle de Cauchy ne valent que effet le cas de exp (-1/x2) qui s'annule
Avant Cauchy, la notion de limite restait pour une classeparticulière de polyèdres,les avec ses dérivées en 0 (donc sa série de
extrêmement floue dans la mesure où, polyèdres eulériens, homéomorphes à la Taylor est nulle en ce point) sans être
même appliquée aux nombres, elle obli- sphère (c'est-à-dire que l'on peut déformer identiquement nulle au voisinage de 0.
continûment jusqu'à les faire coïncider avec
geait à recourir à l'intuition géométri- C'est pourquoi Cauchy, plutôt que de
la sphère).Par exemple, on a pour les polyè-
que qu'on appelait alors la «métaphysi- dres annulaires, homéomorphes au tore, bâtir l'analyse sur la seule étude des
que du calcul infinitésimal ». Cauchy, S + F = A, comme l'a remarqué, en 1813,le séries entières, retendit à une classe plus
dans son Cours d'analyse de 1821 avait mathématicien genevoisLhuillier. générale de fonctions, celles des fonc-
tions continues, le terme de continuité qu'en 1820. Mais, au cours des années Le refus du serment
étant pris dans un sens tout différent de suivantes, il prépara un grand nombre
celui d'Euler. Une fonction est continue d'articles et de mémoires sur les sujets Cauchy avait 40 ans lorsque la Révo-
dans un intervalle au sens de Cauchy si les plus divers. Les plus importants lution de juillet 1830 éclata. Le départ
un accroissement infiniment petit de la concernaient, d'une part la théorie de du roi légitime, la participation des po-
variable dans cet intervalle produit un l'élasticité dont il fixa en 1822 le cadre lytechniciens à l'insurrection et les vio-
accroissement infiniment petit de la conceptuel et qu'il tenta d'appliquer, lences anticléricales le touchèrent au
fonction. C'est la définition moderne de sous sa forme moléculaire, à la théorie plus profond de lui-même. Il fut comme
la continuité donnée en 1817 par Bolza- de la lumière de Fresnel, d'autre part la foudroyé. Il avait pendant la Restaura-
no indépendamment de Cauchy. théorie des fonctions d'une variable tion combattu l'opinion libérale et dé-
Le Résumé des leçons données à complexe et le calcul des résidus dont il fendu les Jésuites sans se ménager.
l'École Royale Polytechnique sur le cal- multiplia les applications à partir de Payant de sa personne, il avait participé
cul infinitésimal de 1823 appliquait les 1826. Ces mémoires furent rédigés, sem- avec zèle aux multiples oeuvres de la
concepts de limite, de continuité et d'in- ble-t-il, à l'occasion de ses cours à la Congrégation, devenant même en 1824
finiment petit au calcul infinitésimal. Le Faculté des sciences et au Collège de l'un des directeurs de la Société catholi-
concept-clé était celui de dérivée d'une France, nouvel exemple des rapports que des bons livres puis, en 1828, de
fonction continue d'une seule variable féconds entre l'enseignement et la l'Association pour la défense de la reli-
f (x) : la dérivée est le rapport [f (x) + h) recherche. gion catholique. Tout cela disparaissait
-f(x)]/h où h est une quantité infiniment
petite. Cauchy pensait, à tort, que toute
fonction continue est dérivable. La défi-
nition de la dérivée lui permettait d'in-
troduire de manière fondamentalement
correcte celle de différentielle d'une
fonction d'une seule variable, considé-
rée jusqu'ici de manière tout à fait obs-
cure, comme un accroissement infini-
ment petit de la fonction. Une autre
innovation importante du cours était la
définition de l'intégrale d'une fonction
continue comme limite de «sommes de
Riemann ». Quant à la formule de Taylor
avec reste intégral, considérée jusqu'ici
comme la base du calcul différentiel, sa
démonstration était reléguée à la fin du
cours de calcul intégral
Malgré de nombreuses insuffisances,
par exemple l'absence des concepts de
continuité uniforme et de convergence
uniforme, le cours de Cauchy à l'Ecole
Polytechnique fixait pour longtemps les
cadres de la nouvelle analyse. Mais
était-ce la vocation d'une école d'ingé-
nieurs d'accueillir dans son enseigne-
ment de telles innovations ? Les élèves,
en tout cas, trouvaient en général les
leçons de Cauchy trop longues et trop
difficiles. Plusieurs de ses collègues et
l'administration de l'école reprirent à 5. DÉMONSTRATION DE LA FORMULE D'EULER PAR CAUCHY. Supposonsque nous
leur compte ces critiques. Cauchy se ayons affaire à un cube, c'est-à-dire un polyèdre régulier à six faces. Commençons par
supprimer la face supérieure du cube et projetons le cube ainsi amputé sur un plan, en sorte
défendit comme un beau diable :
l'expérience démontrera bientôt que la «carte» obtenue soit un réseaude cinq polygones.On traduit ainsi la formule d'Euler
«... S + F = A + 2 en une formule sur la carte correspondante P + S = A + 1, où P est le nombre
que les nouvelles méthodes (c'est-à-dire de polygones du réseau,S le nombre de sommets et A le nombre de cotes.Pour la carte du
les siennes), loin de nuire à l'instruction cube on doit avoir P =5, S = 8, A = 12, cequi est facile à vérifier sur le dessin.Si l'on démontre
des élèves, leur permettent d'appren- cette formule pour un réseau quelconque de polygones, on aura inversement démontré en
dre, en moins de temps et avec moins de même temps la formule d'Euler pour tout polyèdre qui peut être ainsi cartographie. Pour y
travail, tout ce qu'ils apprenaient autre- parvenir, partageons chaque polygone du réseau en triangles en traçant n diagonales. On
fois. » Mais il n'eut pas gain de cause. Il obtient ainsi P + n triangles, A+ n côtéset S sommets.Détruisons ensuite successivementtous
les triangles dont au moins un côtéappartient au contour extérieur du réseau. Par exemple,
dut arrêter la publication du Résumé des
pour la carte du cube, on a, par triangulation, dix triangles. Après destruction des triangles
leçons de deuxième année en 1824 et a, b, c, d, on perd quatre triangles et quatre côtés.ri restele mêmenombre de sommets.Après
respecter les nouveaux programmes destruction des triangles e, f,g, h et aussii, le réseau restant, réduit au seul triangle j, a perdu
officiels d'analyse de l'école, dont on cette fois cinq triangles, dix côtéset cinq sommets.Il lui reste trois côtéset trois sommets. On
réduisit en 1825 la partie théorique au a donc un système de trois équations: S-5 = 3, A + n-14 = 3, P + n-9 = 1 que l'on peut
profit des applications. réduire à la formule recherchée, P + S-A = 1. Il est facile de généraliser ce procédé de
réduction à un réseau quelconque pour parvenir à la même formule. Cependant, le raison-
La préparation des leçons données à
l'École polytechnique représentait un nement suppose que l'on puisse toujours réduire le réseau par destruction successivedes
triangles extérieurs à un seul triangle, ce qui n'est pas démontré. Et surtout, la démonstration
travail considérable auquel Cauchy se n'est valable que pour des polyèdres cartographiables, c'est-à-dire en fait pour une classe
consacra presque exclusivement jus- réduite de polyèdres.
dans la tourmente. Épuisé par le travail et en Italie. Il laissait sa femme Aloise, semaines, le voyage devint rapide-
intense des années précédentes, ébranlé qu'il avait épousé en 1818, et ses deux ment un exil volontaire. En effet, Cau-
nerveusement par les derniers événe- filles chez ses beaux-parents, les chy refusa de prêter serment de fidélité
ments, il quitta Paris au début du mois Debure, des éditeurs installés dans le au nouveau roi et préféra organiser à
de septembre pour un voyage en Suisse Quartier latin. Prévu pour quelques Fribourg, une université catholique, un
projet qui avorta au bout de deux mois.
Retiré en Suisse, Cauchy, généralement
si prolixe, se tut pour ainsi dire pendant
près d'un an.
Il effectua une rentrée mathémati-
que spectaculaire le 11 octobre 1831 en
présentant devant l'Académie de Turin
un mémoire dans lequel il démontrait un
théorème fondamental sur le dévelop-
pement en série des fonctions holo-
morphes. Nous y reviendrons. Toujours
à Turin, les autorités créèrent spéciale-
ment pour lui une chaire de physique
sublime à l'Université. Mais Cauchy n'y
enseigna qu'un an et demi. Il quitta en
effet en juillet 1833 Turin pour Prague
où Charles X en exil lui confiait l'éduca-
tion scientifique de son petit-fils le duc
de Bordeaux, prétendant légitimiste au
trône de France. Cauchy fit venir sa
famille restée à Paris depuis son départ
et remplit sa mission de précepteur avec
beaucoup de dévouement mais sans
grand succès. Relativement isolé, acca-
paré par la préparation de ses leçons, il
réduisit sa production scientifique. C'est
seulement en octobre 1838, à la majorité
du duc de Bordeaux, qu'il rentra en
France et qu'il reprit, à un rythme sou-
tenu, la publication de ses recherches,
profitant de la création, en 1836, des
Comptes Rendus de l'Académie.
À cette époque, Cauchy n'occupait
plus de fonctions officielles dans les ins-
titutions scientifiques, excepté son siège
d'académicien. Il chercha au cours des
années suivantes à retrouver une place,
d'abord, en 1839, au Bureau des longi-
tudes, ensuite, en 1842, au Collège de
France. Mais, à chaque fois, des considé-
rations d'ordre politique empêchèrent
des nominations que méritait largement
son génie. Au Bureau des longitudes, où
il était élu, c'est son refus intransigeant
du serment qui obligea le ministère à
Pour démontrer le théorème de Fermat, il suffit d'associer le théorème de Dirichlet annuler l'élection.
et sa méthode par le plus grand diviseur au théorème donné dans mon analyse Au Collège de France, ce sont les
algébrique, page 459, formule (38) ; ainsi on prouve que le module d'un facteur professeurs qui lui préférèrent, en
radical réduit à sa plus simple expression est inférieur à l'unité et que les coefficients pleine polémique sur les Jésuites, le
sont inférieurs à la moitié de l'unité. médiocre Libri, personnage douteux
mais qui avait le mérite de s'être publi-
quement prononcé contre les agisse-
6. LAMÉ AVAIT ANNONCÉ, le 1"mars, qu'il avait trouvé une démonstration du théorème
ments de la Compagnie. Le plus grand
de Fermat fondée sur une décomposition complète de x"+ y"en n facteurs linéaires premiers
mathématicien français de son temps
entre eux contenant des nombres imaginaires. Mais, sa démonstration était incomplète, car
il n'avait pas démontré l'unicité de cette décomposition. C'est ce point que Cauchy crut resta donc dix ans frappé d'ostracisme.
pouvoir démontrer. Une véritable course de vitesse s'engagea entre Cauchy et Lamé, qui Son comportement d'émigré de l'inté-
déposèrent tous deux des plis cachetés contenant le principe de leurs démonstration le 17 rieur était évidemment pour une bonne
mars 1847. Les séancessuivantesde l'Académie furent occupéespar de nombreusescommu- part responsable de cette situation.
nications des deux savants. Mais, le 17 mai, Kummer annonçait, dans une lettre lue par La révolution de 1848, accueillie par
Liouville, qu'il avait déjà démontré que cette décomposition n'était pas unique. Les deux plis Cauchy avec une certaine jubilation qui
cachetésdu 17mars sont restésclos jusqu'en 1980. Ilsont été ouverts àla demande del'auteur
de cet article. Celui de Cauchy esttrès curieux, car il est écrit en italien et en caractères grecs contrastait avec son désarroi de 1830,
difficiles à déchiffrer (Cauchy avait un certain humour). La traduction du texte de Cauchy leva la question du serment qu'abolit la
est indiquée en encadré. République. En 1849, Cauchy, nommé
professeur d'astronomie mathématique nombre complexe a + ß #-1 est pour puisqu'il doit être de degré strictement
à la Sorbonne, put reprendre enfin, à 60 Cauchy une « expression symbolique » inférieur au degré de x2 + 1. Par exem-
ans, son enseignement. Napoléon III représentant le couple de nombres réels ple, si l'on prend pourri (x) le polynôme
l'exempta du serment par une mesure ß). Quant au symbole #-1 il n'est
(α, x3 X2-2x
+ + 3, comme il est égal à
exceptionnelle, et Cauchy put continuer qu' «un outil, un instrument de calcul » (X2 1) (x 1) (-3x
+ + + + 2), le reste est,
ainsi jusqu'à sa mort, en 1857, à occuper qui ne signifie rien en lui-même, mais dans ce cas,-3x 2. Cauchy reprenait
sa chaire à l'université. permet d'arriver plus rapidement à la alors une idée de Kummer. Celui-ci avait
solution des problèmes que l'on pose. étendu aux polynômes la théorie des
La théorie des fonctions de Cauchy Pour définir, par exemple, la multiplica- congruences créée par Gauss pour les
tion de deux expressions imaginaires, il nombres entiers. Rappelons que deux
La «théorie de Cauchy » des fonc- suffit d'opérer comme s'il s'agissait de nombres entiers sont congruents modu-
tions d'une variable complexe reste son nombres réels, en tenant compte du fait lo n s'ils donnent le même reste quand
plus beau titre de gloire. C'est une théo- que (A/_1)2 =-1 : (a + p #-1) (γ + # #-1) on les divise par n ; par exemple 7 et 3
rie difficile. De plus, comme souvent en ßγ) #-1 _1) 2
= ay + (ab + + ß# = sont congruents modulo 2. De même,
histoire des sciences, Cauchy est parve- (αγ ßγ)#- 1. équa-
+ (a6 +- ß#) Une comme x3 + X2 - 2x + 3 et -3x + 2 ont
«
nu à ses plus belles découvertes par des tion imaginaires a + ß#-1 = y +##-1 même reste quand on les divise par
voies détournées et les concepts de base est la représentation symbolique de deux x 2 + 1, on peut dire qu'ils sont
qui paraissent aujourd'hui les plus sim- équations entre quantités réelles, {α y, = γ, modulo x2 + 1 ou, dans la
congruents
ples n'ont généralement été dégagés ß = #}. Cette conception très formaliste terminologie de Cauchy, algébrique-
qu'après bien des tâtonnements, au des expressions imaginaires avait le ment équivalents. Si deux polynômes
terme d'une recherche étalée sur plus de mérite de la clarté, mais n'expliquait pas A (x) et B (x) sont algébriquement équi-
40 ans. Nous nous contenterons de don- leur rôle grandissant dans l'analyse. valents, on a A (i) = B(i). En particulier,
ner une idée du type de problèmes trai- La théorie des équivalences algébri- i2 X2 (x2 + 1)-1 est
on a =-1 puisque =
tés par Cauchy. ques, développée par Cauchy en 1847, à algébriquement équivalent à-1.
Voyons d'abord ce qu'est un nombre la suite de ses recherches sur le dernier En substituant, dans les quantités
complexe ou imaginaire pour Cauchy. théorème de Fermat ne le permettait imaginaires, i, déjà utilisé par Euler, au
Les mathématiciens du XVIIIe siècle, en d'ailleurs pas davantage. Voyons cette symbole #-1 et
en interprétant, selon la
particulier Euler, manipulaient de plus théorie : quels que soient les polynômes convention expliquée plus haut, les
en plus couramment ce type de nombre A (x) et B (x), on sait qu'il existe toujours expressions obtenues comme des restes
découvert au XVIe siècle par les algé- un seul polynôme Q (x) appelé quotient de la division par x2 + 1, Cauchy rédui-
bristes italiens, sans beaucoup se soucier et un seul polynôme R (x) de degré stric- sait les opérations sur les quantités ima-
de rigueur et de définitions. Que signi- tement inférieur à celui de B appelé ginaires, addition et multiplication, à
fiait par exemple la racine carrée d'un reste, tel que A (x) = B(x)Q (x) + R(x). des opérations sur les polynômes. Par
nombre négatif ? Quel sens devait-on Diviser A (x) par B (x), c'est rechercher exemple, pour définir la multiplication
donner au symbole #-1 ? Mal à l'aise, Q (x) et R (x). Étant donné un polynôme de deux quantités imaginaires, il suffit
Cauchy chercha d'abord, en 1814 à quelconque A (x),Cauchy considérait le de considérer (a + ib) (c + id) = (ac-bd)
réduire l'emploi des imaginaires. Puis, reste de sa division par +1 qu'il notait + i (ad + bc) comme une équivalence
dans son Cours d'analyse de 1821, il pro- symboliquement A(i). Ce reste est algébrique. Il est facile en effet, de véri-
posa une interprétation symbolique des nécessairement un polynôme de degré fier que la division de (a + xb) (c + xd)
nombres imaginaires à laquelle il resta 0, c'est-à-dire un nombre réel, ou de par x2 + 1 donne un reste égal à (ac-bd)
fidèle jusqu'à la fin des années 1840. Le degré 1, c'est-à-dire de la forme ax + b, + x(ad + bc).

7. LA REPRÉSENTATION GÉOMÉTRIQUE adoptée par Cauchy cences des mathématiciens à l'égard de cette théorie s'expliquent
en 1849à la suite des travaux de son disciple Barre de Saint-Venant aisément : pour eux, l'algèbre n'est pas fondée sur des intuitions mais
(1797-1886),sousle nom de théorie des quantités géométriques, ne sur des conventions ; une image géométrique ne peut donc être une
s'est imposéequ'asseztardivement. Les premièrestentatives remon- définition. Finalement, ce sont les nécessitésde l'analyse qui convain-
tent aux alentours de 1800 et sont le fait de mathématiciens moins quirent Gauss, comme Cauchy,d'adopter la représentation géométrique.
célèbres comme Wessel et Argand. Gauss, qui connaissait cette Elle permettait, par exemple, de voir qu'il existe une infinité de
représentation dès 1799, s'y rallia publiquement en 1831. Les réti- manières de passercontinûment d'une valeur complexeà une autre.
La théorie des équivalences algébri- complexe a + ib est représenté par le En fait Cauchy ne travaillait que sur une
ques créée par Cauchy peut être généra- point M d'abscisse a et d'ordonnée b classe particulière de fonctions d'une
lisée en substituant à x2 + 1 d'autres dans le plan complexe muni d'axes rec- variable complexe au comportement
polynômes comme diviseurs. C'est un tangulaires. En coordonnées polaires, il très régulier : les fonctions dérivables,
outil puissant pour créer de nouveaux est défini par la longueur du rayon vec- ou holomorphes, sauf en des points iso-
objets mathématiques et des opérations teur OM mené de l'origine 0 au point lés. Dès 1814, il donnait la condition
sur ces objets déduites des opérations M (module p) et par l'angle (défini à 2k7r d'holomorphie d'une fonction sous
sur les polynômes. Dans le langage de près) que fait OM avec la demi-droite forme de système différentiel (condition
l'algèbre moderne, on dit que l'on réelle positive Ox (argument #). Les de Cauchy), mais c'est seulement après
construit des anneaux quotients de l'an- opérations sur les nombres complexes se avoir donné en 1851 la première défini-
neau des polynômes. En général cepen- réduisent à des déplacements dans le tion correcte de la dérivée d'une fonc-
dant, alors que tout nombre complexe z plan. Par exemple, multiplier le nombre tion d'une variable complexe, qu'il
z-1 tel
non nul possède un inverse que de module p et d'argument Hpar le nom- dégagea l'année suivante la notion de
= 1, les objets
zz-1 que l'on crée en rem- bre de module p'et d'argument #' fonction holomorphe, appelée par lui
plaçant x2 + 1 par d'autres polynômes revient à construire le nombre de module fonction synectique. Les points isolés
n'ont pas cette propriété. Pour que cet pp'et d'argument # + #'. Le recours à considérés par Cauchy étaient toujours
inverse existe, c'est-à-dire, dans le lan- l'intuition géométrique permet de des pôles, c'est-à-dire des points zo où
gage de l'algèbre moderne, pour que mieux saisir comment s'effectue le pas- une fonction f (z) prend une valeur infi-
l'anneau quotient soit un corps, il faut et sage du réel à l'imaginaire dans l'étude nie mais où, pour un entier positif m
il suffit que le polynôme diviseur soit des fonctions en palliant dans une cer- suffisamment grand (z-zo)'f (z) est
irréductible, c'est-à-dire soit seulement taine mesure l'absence de notions topo- holomorphe. Si m = 1, zo est un pôle
divisible par 1 et par lui-même, à la mul- logiques. simple. Par exemple, a est un pôle sim-
tiplication près par une constante. C'est Pour simplifier, nous présenterons la ple de f(z) = 1/(z-a), car (z-a) f(z) = 1
le cas 1de x2 + qui est irréductible, car il théorie des fonctions de Cauchy dans le est holomorphe.
n'a pas de racines réelles. Si l'on fait un cadre de cette interprétation géométri- Bien avant de définir les fonctions
parallèle entre la théorie des que, bien que lui-même l'ait adoptée holomorphes, Cauchy savait intégrer
congruences de nombres entiers et la tardivement. De façon très générale, les fonctions d'une variable complexe,
théorie des congruences de polynômes, une fonction d'une variable complexe et c'est même l'intégration dans le plan
on constate que les polynômes irréduc- fait correspondre à chaque valeur de z complexe qui fut, en 1814, le point de
tibles jouent ainsi le rôle des nombres une valeur déterminée Z, c'est-à-dire à départ de sa théorie. En 1825, il consacra
premiers en arithmétique. chaque point du plan un et un seul autre à cette question un de ses plus beaux
Cauchy se rallia finalement en 1849, point du plan. Notons qu'il écartait ainsi mémoires sous le titre Sur les intégrales
deux ans après l'invention de sa théorie les «fonctions multiformes » qui, pour définies prises entre des limites imagi-
des équivalences algébriques, à l'inter- une même variable, peuvent prendre naires. Il est possible d'étendre au
prétation géométrique des nombres plusieurs valeurs : par exemple il rédui- domaine complexe la définition de l'in-
complexes proposée par plusieurs mathé- sait les logarithmes imaginaires d'Euler tégrale d'une fonction d'une variable
maticiens au début du siècle. Le nombre à leur seule détermination principale. réelle comme limite de «sommes de Rie-

8. LE THÉORÈME DE CAUCHY stipule quepour les fonctions f(z) 9. LE THÉORÈME DES RÉSIDUS, également démontré par Cau-
de la variable complexez holomorphe, l'intégrale le longd'un chemin chy, indique que si une fonction f (z) de la variable complexe z est
reliant les points A et B est indépendante du chemin reliant A à B. holomorphe dans un certain domaine, sauf en un point isolé a appelé
Ainsi, la valeur de l'intégrale est la même selon le chemin (1) et le pôle où elle prend une valeur infinie, mais où, pour m suffisamment
chemin (2). On en déduit que l'intégrale de la fonction le long d'un grand, g(z) = (z-a)m f(z) est holomorphe, alors la valeur de l'intégrale
chemin fermé (en couleur) (1)- (2) par exemple est nulle. Ce théo- de f (z), le long d'un chemin fermé tel que C entourant a, est 2si
rème n'est applicable que si la fonction f (z) est dérivable dans le multiplié par le résidu de la fonction ena. Si m = 1, c'est-à-diresi g (z)
domaine du plan complexe où sont pris les chemins : on dit que la = (z-a) f (z) est holomorphe, alors le pôle a est simple, et cette
fonction est holomorphe. Ce théorème a été démontré en 1814,dans intégrale est égale à 2#i g (a). Par exemple, si f(z) = 1/(z-a) et si le
une forme assez frustre, pour des chemins parallèles aux axes et chemin fermé C tourne n fois autour du pôle simple a, l'intégrale de
généralisé à des chemins quelconques en 1825. C'est en 1831qu'il 1/(z-a) sur ce contour est égaleà 2 #in ; n est ceque Cauchy appelle
considèrepour la première fois des chemins fermés. l'indice de a par rapport au chemin C.
mann », mais il faut tenir compte que
l'on peut joindre deux points du plan
complexe par une infinité de chemins
différents. Les conclusions de Cauchy
tiennent en deux théorèmes fondamen-
taux. D'une part, la valeur de l'intégrale
reste la même, quel que soit le chemin
emprunté, tant que la fonction est holo-
morphe : c'est le «théorème de Cauchy».
D'autre part, s'il existe un pôle zo dans
la portion du plan compris entre deux
chemins joignant les deux points, les
valeurs des intégrales prises le long de
ces deux chemins sont différentes. La
différence est égale à 2#i multiplié par
une quantité appelée résidu de la fonc-
tion au pôle zo : c'est le théorème des
résidus. Si le pôle zo est simple, le résidu
est égal à la valeur de (z-zo) f (z) en zo.
Par exemple, le résidu de l/(z-a) en a
est égal à 1. Après 1826, Cauchy déve-
loppa de nombreuses applications de
son «calcul des résidus ».
C'est en utilisant une formule obte-
nue grâce au théorème des résidus que
Cauchy démontra, en 1831, le théorème
de Turin, un théorème fondamental et
vraiment miraculeux. Ce théorème
montre que les fonctions d'une variable
complexe se comportent de manière
très différente des fonctions d'une varia-
ble réelle : une fonction holomorphe
dans un disque ouvert de centre 0 peut,
en effet, toujours y être développée en
série entière. Autrement dit, les notions
d'holomorphie et d'analycité sont équi-
valentes. Une fonction d'une variable
complexe dérivable est, du même coup,
indéfiniment dérivable alors qu'une
fonction d'une variable réelle dérivable
n'a même pas toujours une dérivée
continue ! 10. CAUCHY PRÉSENTA, LE 15 FÉVRIER 1825, une note de quatre pagesou il annonça
Cette propriété surprenante des sa découvertede l'intégration dans le plan complexe.Le dernier paragraphe rajouté, comme
fonctions holomorphes explique la puis- le montre la rature au milieu de la page 3 publiée ici (Paris le 7 février 1825, A.-L. Cauchy)
sance des procédés de passage du réel à entre le 7 et le 15 février 1825,estla première ébauche du fameux mémoire Sur les intégrales
l'imaginaire qu'utilisait Cauchy depuis prises entre deslimites imaginaires, présentéle 28février suivant, dans lequel Cauchy énonçait
1814. De plus des phénomènes qui les théorèmes«de Cauchy »,et des résidus. L'auteur cite dans ce paragraphe deux mathéma-
ticiens qui l'ont inspiré : Brisson, un ingénieur en chefdesPontset Chausséeset Ostrogradski,
étaient incompréhensibles quand on se
un jeune Russearrivé en France en 1822.
limitait aux seules valeurs réelles de la
variable trouvaient alors leur explica-
tion naturelle. Par exemple, la fonction
(-1/x2) est indéfiniment dérivable OEuvres complètes, dont l'édition s'est rigoureuse, l'extraordinaire expansion
exp au
point 0 quand on la considère comme étalée sur près d'un siècle, de 1882 à de l'analyse du XVIIIe siecle. Cette exi-
une fonction d'une variable réelle mais 1975, comprend 27 volumes in-4° et gence de rigueur se révéla d'ailleurs
n'y est pas dérivable, quand on étend les contient, outre cinq ouvrages d'ensei- bientôt extrêmement féconde. Il faut
valeurs de la variable à tout le plan gnements, près de 800 articles et ajouter que les nécessités pédagogiques,
complexe et n'est donc pas holomorphe mémoires ! Mal à l'aise dans son temps, à une époque où l'on assiste à un rappro-
dans un disque ouvert de centre 0. C'est souvent mal compris par ses contempo- chement entre la recherche et l'ensei-
pourquoi elle y diffère de sa série de rains, Cauchy trouva dans la production gnement en mathématiques, furent
Taylor en 0. En somme, dans le cadre mathématique un refuge où, loin du pour lui de ce point de vue un puissant
nouveau des fonctions d'une variable monde réel, son génie créateur put don- stimulant.
À la fois législateur et inventeur,
complexe, il était possible, avec les fonc- ner toute sa mesure. Pourtant sa concep-
tions holomorphes, de revenir au point tion des mathématiques est l'expression héritier des grands mathématiciens du
de vue des fonctions analytiques, c'est- des préoccupations de son époque. XVIIIe siècle, Cauchy forme avec Gauss
à-dire développables en tout point en Rejetant le rationalisme optimiste du la première classe de mathématiciens
série entière, dont s'était servi Lagrange siècle des Lumières, il s'attache, comme modernes. À ce titre, il mérite certaine-
pour fonder l'analyse. les meilleurs de ses contemporains, à ment d'être mieux connu de ceux qui
L'oeuvre de Cauchy est immense. Ses réduire, dans le cadre d'une exposition s'intéressent à l'histoire des sciences.
Évariste Galois

TONY ROTHMAN

D'après la légende, Évariste Galois aurait écrit la théorie des groupes


dans la nuit qui précéda le duel où il trouva la mort. Des recherches
plus approfondies montrent que les idées remarquables de Galois
n'ont pas mûri en si peu de temps.

Le 30 mai 1832à l'aube, le mathé- manifeste dans ces lignes. Le matin que malheureuse. «Je meurs, écrit-il,
maticienprodigeÉvaristeGalois, même où il écrivit ces lettres, peu après victime d'une infâme coquette et des
alors âgé de 20 ans,écrivit à ses le lever du Soleil, il quitta sa chambre à deux dupes de cette coquette.»
amis Napoléon Lebon et V. Delauney : la pension du Sieur Faultrier à Paris De nombreux biographes de Galois
« J'ai été provoqué par deux patriotes, pour affronter un activiste politique du au XXe sièclen'ont pas résistéà la tenta-
il m'a été impossible de refuser. nom de Pescheuxd'Herbinville dans un tion d'arranger, d'interpréter et d'em-
Je vous demande pardon de n'avoir duel sur les bords d'un étang proche. bellir les faits. La version de la saga de
averti ni l'un ni l'autre de vous. Galois reçut une balle dans l'abdomen Galois qui a eu le plus fort impact est
Mais mesadversairesm'avaient som- et fut abandonné sur place. Découvert celle d'Eric Temple Bell dont le livre
mé sur l'honneur de ne prévenir aucun par un passant,il fut transporté à l'hôpi- Men of Mathematicsfut publié en 1937;
patriote. tal Cochin où il mourut le lendemain. ce livre constitue probablement la pré-
Votre tâche est bien simple : prouver Quatorze ans plus tard, les manuscrits sentation la plus célèbre des vies des
que je me suisbattu malgré moi, c'est-à- qu'il avait laissés à Chevalier furent grands mathématiciens.
dire après avoir épuisé tout moyen d'ac- publiés par le mathématicien français Selon la légende, Galois fut un génie
commodement,et dire si je suis capable Joseph Liouville et c'est ainsi que la très incompris, opprimé par des professeurs
de mentir, de mentir même pour un si féconde branche des mathématiques stupides et ignoré des grands mathéma-
petit objet que celui dont il s'agissait. qu'est la théorie des groupesvit le jour. ticiens ; les événements de l'époque le
Gardezmon souvenir puisque le sort poussèrent à des activités politiques où
ne m'a pas donné assezde vie pour que Pourquoi fabuler ? il aurait gaspillé son énergie et, finale-
la patrie sachemon nom. ment, trouvé la mort. Toujours d'après
Je meurs votre ami, Dans l'histoire des sciences, on la légende,pendant cette période d'agi-
É. Galois» trouve peu d'exemples de vie et de mort tation politique et même pendant son
La même nuit, Galois écrivit aussi à aussiromanesquesque celles de Galois. emprisonnement, notre extraordinaire
son ami Auguste Chevalier : «J'ai fait en Les faits établis sont si sensationnels Galois aurait continué à élaborer, dans
analyseplusieurs chosesnouvelles. qu'il est tentant de lire entre les lignes sa tête, sesthéories mathématiquespour
Les unes concernent la théorie des des lettres de Galois pour ne sélection- ne les coucher sur le papier que la nuit
Équations ; les autres, les fonctions ner, parmi les événementsqui ont mené avant son duel. Il convient de citer la
Intégrales. au duel, que ceux qui suivent le fil description que Bell donne de la der-
Dans la théorie des équations, j'ai conducteur tracé par le ton mélodrama- nière nuit, car elle est probablement à
recherché dans quels cas les équations tique de seslettres. l'origine du mythe de Galois :
étaient résolubles par des radicaux, ce Ainsi, on sait qu'à l'âge de 17 ans «Cette nuit-là les heures passaient
qui m'a donné l'occasion d'approfondir Galois créa une branche des mathéma- trop vite et il les consacratout entières
cette théorie, et de décrire toutes les tiques qui est aujourd'hui d'une formi- à écrire fébrilement son testamentscien-
transformations possibles sur une équa- dable utilité dans un grand nombre de tifique ; pressentantsa mort prochaine,
tion lors mêmequ'elle n'est pas soluble domaines commel'arithmétique, la cris- il luttait contre la montre pour exposer
par radicaux. tallographie, la physique des parti- quelques-unes des brillantes idées qui
On pourra faire avec tout cela trois cules...et lesconfigurations possiblesdu foisonnaient dans son esprit. De temps
mémoires cube hongrois. Un autre fait bien établi en temps il s'interrompait pour griffon-
Tu prieras publiquement Jacobi ou est qu'au même âge, il échoua pour la ner dans la marge «je n'ai pas le temps,
Gauss de donner leur avis, non sur la deuxième fois au concours d'entrée de je n'ai pas le temps», puis, toujours avec
vérité mais sur l'importance des théo- l'École Polytechnique ; il se rabattit sur la même frénésie, il gribouillait les
rèmes. l'École Normale mais, à 19 ans, il avait grandes lignes d'une autre démonstra-
Après cela, il y aura, j'espère, des déjà été exclu de l'école, arrêté et empri- tion. Ce qu'il a écrit dans sesdernières
gensqui trouveront leur profit à déchif- sonné par deux fois en raison de ses heures désespéréesfournira matière à
frer tout ce gâchis.» activités politiques. Dans une de sesder- réflexion à des générationsde mathéma-
Les événements du lendemain ont nières lettres, il semblerelier le duel et ticiens, pendant plusieurs siècles.»
pleinement justifié le désespoir qui se une passion amoureuse aussi fraîche Récemment, grâceà Marc Henneaux
et Cecile DeWitt-Morrette de l'Univer-
sité d'Austin au Texas, j'ai eu accès à
quelques-uns des manuscrits de Galois
et à son dernier écrit scientifique. De ces
documents, il ressort que les événe-
ments principaux de la vie de Galois
sont connus depuis assez longtemps ; les
élucubrations et autres broderies que
Bell et al. ont ajoutées sont plus signifi-
catives de l'image que se forme le public
de Galois, que de Galois lui même.
L'histoire authentique d'Évariste Galois
est suffisamment romanesque pour
qu'elle soit racontée telle quelle.
En dehors des lettres, archives offi-
cielles et autres documents contempo-
rains, la principale source d'informations
sur la vie de Galois est la biographie que
publia, en 1896, Paul Dupuy, historien et
directeur de l'Ecole Normale où Galois
avait été élève 66 ans plus tôt. D'après
Dupuy, Galois est né le 25 octobre 1811
à Bourg-la-Reine, en banlieue parisienne.
Son père, Nicolas-Gabriel Galois était
un admirateur de Napoléon et représen-
tait dans cette ville le parti libéral. Il fut
élu maire de Bourg-La-Reine en 1815,
pendant les Cent Jours.
Pendant sesdouze premières années,
Évariste reçut son instruction de sa
mère, Adélaïde-Marie Demante Galois.
Elle donna à son fils de solides bases en
grec et en latin et lui transmit son scep-
ticisme religieux. La formation mathé-
matique que reçut le jeune Galois se
limite probablement aux habituelles
leçons d'arithmétique ; les mathémati-
ques n'étaient pas alors considérées
comme une matière importante. Aucun
de sesascendants ne s'était distingué par
son talent mathématique.
En 1823, Galois fut inscrit au Collège
Louis-le-Grand, l'école préparatoire
alma mater de Robespierre et de Victor
Hugo. À Louis-le-Grand, Galois commen-
ça immédiatement son éducation politique.
Les sympathies libérales et antiroyalistes
qu'il avait héritées de sesparents étaient en
parfaite harmonie avec les opinions de la
plupart des élèves. Au cours du premier
trimestre, les relations entre les élèveset le
nouveau proviseur furent très difficiles. Les
élèves le soupçonnaient de vouloir rendre
aux Jésuitesla haute main sur le collège (les
Jésuitesétaient le fer de lance de la réaction
de droite qui suivit l'ère napoléonienne). Les
élèves organisèrent une petite rébellion : ils
refusèrent de chanter à la chapelle, de réciter
en classe et de porter un toast à Louis XVIII
lors d'un banquet de l'école. Leproviseur
exclut promptement 40 élèves, d'après lui les
« meneurs »Bien que Galois ne fût pas ren- 1. PORTRAIT DE GALOIS par David Johnson. Le mathématicien est représenté à l'âgede
voyé (on ne sait pas s'il participa à cette 17 ans, alors qu'il était étudiant au Collège Louis-le-Grand à Paris. A l'époque, Galois
révolte), la décision autoritaire du proviseur n'étudiait les mathématiques que depuis deux ans ; cependantil avait déjà publié un article
contribua sans nul doute à fortifier la sur les fractions continues et commencé des recherches en théorie des équations. Ces
recherches allaient le conduire à introduire une notion algébrique abstraite : la structure de
méfiance de Galois enversl'autorité.
groupe. Le dessin de D. Johnson est fondé sur les deux seuls portraits de Galois connus. Le
Il y a peu de preuves que Galois ait premier fut exécutéalors que Galois avait 15 ans, l'autre est une oeuvrede mémoire de son
été un mauvais élève ou que, comme le frère Alfred ; le dessin fut exécuté en 1848, 16 ans après la mort d'Évariste.
veut la légende, des professeurs médio- encouragements de Richard eurent des Niccolò Fontana, ou Tartaglia, au début
cres à Louis-le-Grand aient entravé le conséquences spectaculaires. En mars du XVIe siècle, utilise l'extraction de
développement de son intelligence. Les 1829, alors qu'il était encore étudiant, racines cubiques de fonctions des coef-
premières années, il obtint plusieurs Galois publia son premier article. Il ficients. À peu près à la même époque,
premiers prix en latin et en grec et une parut dans les Annales de Mathémati- le mathématicien italien Lodovico Fer-
demi-douzaine d'accessits. L'historien ques Pures et Appliquées de Joseph rari fut le premier à obtenir la solution
des sciences René Taton qualifie ses Diaz Gergonne sous le titre Démonstra- générale de l'équation du quatrième de-
progrès de brillants. Cependant, en troi- tion d'un théorème sur lesfractions conti- gré, ce qui nécessitait l'extraction de
sième année ses résultats en rhétorique nues périodiques. racines quatrièmes.
furent insuffisants et il dut redoubler. À l'époque de Galois,
presque 300
Bell affirme à tort que le peu d'intérêt La résolution ans d'efforts n'avaient pas suffi pour
de Galois pour la rhétorique tenait à ses des équations du n-ième degré obtenir une solution par radicaux de
préoccupations algébriques car ce n'est l'équation générale de degré cinq ou
qu'après ce doublement que Galois Cependant, cet article apparaît plus. Nombre de mathématiciens en
s'inscrivit à un cours de mathématiques ; comme marginal dans t'oeuvre de étaient arrivés à douter de l'existence
il avait alors 15 ans. Galois. Celui-ci s'intéressait déjà à la d'une telle solution générale, même si,
Le cours d'Hippolyte Jean Vernier théorie des équations, sujet qu'il avait dans des cas particuliers comme celui de
éveilla le génie de Galois pour les découvert dans l'oeuvre de Lagrange. À l'équation x#-2 = 0, la solution peut être
mathématiques. En très peu de temps, 17 ans, il s'attaquait à l'un des problèmes trouvée par radicaux (dans ce cas, une
le jeune écolier assimila les manuels de mathématiques les plus difficiles, un solution est72) Galois donna des cri-
classiques, puis passa aux grands auteurs problème sur lequel les mathématiciens tères précis pour déterminer si les solu-
de l'époque, dévora les travaux d'Adrien s'étaient cassé les dents pendant plus tions d'une équation donnée peuvent
Marie Legendre en géométrie et les d'un siècle. être exprimées par radicaux. En fait, le
mémoires de Joseph Louis Lagrange En 1829, le problème crucial pour la plus remarquable n'est peut-être pas la
intitulés la Résolution des équations théorie des équations était : à quelle découverte de Galois en théorie des
algébriques, la Théorie des Fonctions condition peut-on résoudre une équa- équations, mais la méthode qu'il mit au
analytiques, les Leçons sur le calcul des tion ? Plus précisément, on cherchait une point pour résoudre le problème. Ses
Fonctions. C'est sûrement dans l'oeuvre méthode pour résoudre les équations à recherches ont conduit à une théorie qui
de Lagrange que Galois découvrit la une seule inconnue et à coefficients s'applique à des domaines très éloignés
théorie des équations à laquelle il devait rationnels dont le terme de plus haut de la théorie des équations : la théorie
apporter une contribution essentielle degré est xn. La méthode devait être des groupes.
dans les quatre années suivantes. Vernier assez générale pour pouvoir être appli- Galois soumit ses premiers articles
semble avoir été conscient des mérites quée à toutes les équations de ce type, sur ce qui allait devenir la théorie des
de son élève ; ses appréciations dans le reposer sur les quatre opérations élé- groupes à l'Académie des Sciences, le 25
bulletin trimestriel de Galois compor- mentaires de l'arithmétique (addition, mai et le 1"juin 1829, peu avant la fin
tent des compliments tels que « applica- soustraction, multiplication, division) et de sa dernière année à Louis-le-Grand.
tion et succès» ou «application et pro- l'extraction de racines. Quand on peut Moins de deux mois plus tard, il devait
grès très marqués ». trouver les solutions, on dit aussi les se présenter pour la deuxième fois au
La découverte des mathématiques racines, d'une équation à partir des coef- l'École Polytechni-
concours d'entrée à
bouleversa la personnalité de Galois. Il ficients, en n'utilisant que ces opéra- que, mais la fatalité s'acharnait sur lui.
commença à négliger les autres tions, on dit que l'équation est résoluble Le 2 juillet, à quelques semaines du
matières, ce qui lui attira l'hostilité de par radicaux. concours, le père d'Evariste (Nicolas-
ses professeurs de lettres. Sur les bulle- Dans une perspective historique, il Gabriel) se donna la mort en s'as-
tins trimestriels, les professeurs de rhé- semblait naturel de vouloir résoudre des phyxiant dans son appartement pari-
torique le qualifient de «dissipée et aussi équations du n-ième degré sans faire sien. La raison de ce suicide était
de «frondeur », «bizarre » ou «original ». appel à des opérations plus complexes politique : un père Jésuite de Bourg-la-
Même Vernier, sans chercher à refroidir que l'extraction de racines n-ièmes. La Reine avait signé du nom de Galois père
la passion de Galois pour les mathéma- résolution de l'équation générale du toute une série d'épigrammes sur les
tiques, l'incita à travailler de façon plus second degré, ax + bx + c = 0, déjà amis du pseudo-signataire : Nicolas-
systématique. Galois ne suivit pas cet connue des Babyloniens, nécessite l'ex- Gabriel Galois ne pu supporter le scan-
avis : il décida de se présenter au concours traction de la racine carrée d'une fonc- dale. Le concours d'entrée eut donc lieu
d'entrée de l'École Polytechnique avec tion des coefficients, à savoir b2-4ac ; dans les circonstances les plus défavora-
une année d'avance, sans suivre le cours donc l'équation du second degré est bles possibles. De plus, il semble
de mathématiques qui y prépare. résoluble par radicaux. De même, la qu'Évariste ait refusé de suivre les
Comme il manquait bien entendu de solution générale de l'équation du troi- recommandations de l'examinateur
bases, il échoua. sième degré, élaborée par les mathéma- pour son exposé ; il échoua pour la
Considérant que son échec était une ticiens italiens Scipione dal Ferro et seconde et dernière fois. Ces deux infor-
injustice, Galois durcit son opposition
envers l'autorité ; il continuait cepen-
dant à progresser rapidement en mathé- 2. EN MARGE DE L'UN DES MANUSCRITS laisséspar Galois le matin de son duel, ou lit
matiques et s'inscrivit au cours supé- la fameuse phrase qui établit la légende selon laquelle Galois aurait écrit sesidées sur la
rieur de Louis-le-Grand, chez l'éminent théorie desgroupes en uneseule nuit. Cettephrase est : « Il y a quelquechose à compléterdans
professeur Louis-Paul-Emile Richard. cette démonstration Je n'ai pas le temps (Note de l'A.). » D'après le célèbrerécit de la vie de
Richard reconnut immédiatement les Galois que l'on doit à Eric TempleBell, la phrase «Je n'ai pas le temps» apparaît fréquem-
possibilités exceptionnelles de son élève ment dans les manuscrits. En fait, on n'a retrouvé cette phrase que sur la page reproduite
ici. On constate un net contraste entre l'écriture rapide de l'annotation et celle soignée et
et demanda son admission sans examen mesurée,du texte, ce qui suggèreque Galois n'a pas écrit l'article la nuit avant le duel, mais
à l'École Polytechnique. Bien que cette t'a seulement annoté. En fait, cet article avait déjà été soumis à l'Académie des Scienceset
recommandation ne fût pas suivie, les renvoyé à Galois par Siméon Denis Poisson avecdes suggestionspour le perfectionner.
tunes cristallisèrent sa haine envers la mement difficile de les suivre ; de plus,
hiérarchie conservatrice qui régnait ils ne sont pas exempts d'erreurs. Un
alors en France. siècle et demi après, les choses sont plus
Dans l'obligation de se rabattre sur claires et il est maintenant possible de
l'École Normale, moins prestigieuse présenter l'essentiel de la théorie sous
(alors appelée Ecole Préparatoire), une forme accessible.
Galois se présenta en novembre 1829 au
baccalauréat, diplôme exigé pour l'en- Le chic groupe
trée. Cette fois il fut admis, grâce à une
note exceptionnelle en mathématiques Qu'est-ce qu'un groupe ? Fondamen-
et il devint finalement étudiant à peu talement, la théorie des groupes traite
près au moment où ses premiers articles des symétries (on dit aussi les isomé-
sur la théorie des groupes devaient être 3. LE CONCEPT DE GROUPE peut être tries) d'un système quelconque. Imagi-
présentés à l'Académie des Sciences ; illustré par le groupe S(3), le groupe des nez un flocon de neige dont les pointes
malheureusement, ces articles ne furent permutations de trois objets. Un élément de soient à 60 degrés les unes des autres. Si
jamais présentés. S(3) change l'ordre des objet. La permuta- l'on fait tourner de 60 degrés ou d'un
tion (123) envoie l'objet du carré 1 dans le
Quand les articles furent reçus par carré 2, l'objet du carré 2 dans le carré 3 et multiple de 60 degrés le flocon autour
l'Académie, Augustin Louis Cauchy, le l'objet du carré 3 dans le carré 1. Comme il d'un axe perpendiculaire à son plan et
plus éminent mathématicien français de y a six arrangements possibles pour trois passant par son centre, la figure demeure
l'époque et fervent partisan de la restau- objets, S(3) a six éléments. inchangée, même si la position de cha-
ration conservatrice, fut désigné comme que pointe est changée. Une telle opéra-
rapporteur. Cauchy avait déjà étudié la commission du Prix d'avoir rejeté a prio- tion, qui laisse invariante une figure, est
théorie des permutations, une des ri son article parce que son nom était une isométrie.
sources de la théorie des groupes et, plus Galois et qu'il était encore étudiant. La Si deux rotations d'angles multiples
tard, il écrivit beaucoup sur la théorie légende autour de Galois incorpore de de 60 degrés sont effectuées l'une après
des groupes elle-même. Bien que la telles affirmations sans les contester le l'autre, le flocon est toujours globale-
légende veuille que Cauchy ait perdu, moins du monde ; en fait, l'attitude de ment invariant et les positions prises par
oublié ou rejeté les manuscrits de Galois envers l'autorité commençait les sommets auraient pu être obtenues
Galois, il est beaucoup plus probable probablement à tenir de la paranoïa. par une seule opération. Par exemple,
que Cauchy reconnut leur importance et En dépit de ces contretemps, Galois une rotation de 60 degrés dans le sens
les traita avec soin. En fait, une lettre restait un mathématicien fécond et il inverse des aiguilles d'une montre, sui-
découverte en 1971 par René Taton commença à publier dans le Bulletin des vie d'une rotation de 240 degrés dans le
dans les archives de l'Académie des Sciences Mathématiques, Astronomi- sens des aiguilles d'une montre, sont
Sciences établit clairement que Cauchy ques, Physiques et Chimiques du Baron équivalentes à une rotation de 180
avait eu l'intention de rendre justice aux de Férussac, une tribune beaucoup degrés dans le sens des aiguilles
résultats de Galois et de les lire devant moins en vue que les sessions de l'Aca- d'une montre. Si on note R (n) une rota-
l'Académie. Cauchy écrivait : «Je me démie. Ses articles montrent bien qu'en tion de n fois 60 degrés et R (n) * R (m)
proposai de présenter aujourd'hui à 1830 il était plus avancé que tout autre le résultat de la succession de ces deux
l'Académie... le rapport sur les travaux dans la recherche de conditions de réso- opérations, alors, pour tous les entiers
du jeune Galois... Retenu chez moi par lution des équations par radicaux mais n et m, R(n) * R(m) = R(n + m). Mathé-
une indisposition, je regrette de ne pou- que sa solution n'était pas complète. matiquement, cette égalité traduit que
voir assister à la séance de ce jour et je Cependant, avant janvier 1831 il était le «produit » de deux isométries est
vous prie de vouloir bien inscrire mon arrivé à une conclusion qu'il soumit à encore une isométrie.
nom sur l'ordre du jour de la séance l'Académie dans un nouveau mémoire, Les rotations d'un flocon ont trois
suivante pour les... objets que je viens rédigé à la demande du mathématicien autres propriétés importantes. D'abord,
d'indiquer. » Siméon Denis Poisson. Cet article est le une rotation de 0 degré, notée R ? (0),
Cependant, la semaine suivante Cau- plus important de l'oeuvre de Galois et laisse la figure invariante puisqu'elle ne
chy présenta à l'Académie un de ses son existence, un an avant le duel, mon- bouge rien. Le produit de n'importe
propres articles et non les travaux de tre combien est inepte l'histoire selon quelle rotation R (n) avec R (O) est R (n),
Galois. La raison de cette volte-face est laquelle Galois aurait écrit tout son arti- si bien que R (0) joue le même rôle que
encore inconnue. Selon l'hypothèse de cle sur la théorie des groupes en une 1 dans la multiplication ordinaire. C'est
René Taton, Cauchy aurait incité Galois seule nuit. pourquoi R (0) est appelé la rotation
à généraliser son travail et à le soumet- Pour bien comprendre l'oeuvre de identique. Ensuite, une rotation R (n)
tre à l'Académie pour le Grand Prix de Galois, il est peu utile d'étudier les suivie d'une rotation de même ampli-
mathématiques. Aucune preuve écrite manuscrits originaux. Poisson étudia tude, mais dans le sens opposé, que l'on
n'a confirmé cette hypothèse ; cepen- très soigneusement l'article de 1831 ; peut noter R (-n), laisse aussi la figure
dant, Galois a effectivement présenté un finalement il recommanda à l'Académie inchangée. Le produit R (n) * R (-n) est
article pour le Grand Prix, en février, un de le rejeter mais incita parallèlement donc équivalent à R (0). La rotation
mois avant la date limite. Le dossier fut Galois à détailler et à clarifier son R (-n) est appelée inverse de la rotation
envoyé à Jean-Baptiste Joseph Fourier, exposé. De plus, Poisson considérait R (n). Enfin l'écriture R(m) * R(n) * R(p)
l'inventeur de ce que l'on appelle main- qu'une des démonstrations de Galois n'est pas ambiguë car [R(m) * R (n)]* R (p)
tenant l'analyse de Fourier, alors secré- était insuffisante, mais que le résultat et R (m) * [R (n) * R (p)] sont équivalents.
taire perpétuel de l'Académie. Fourier énoncé pouvait également être démon- Cette propriété formelle de l'opéra-
mourut en mai et le manuscrit de Galois tré à l'aide d'un théorème de Lagrange. tion * (loi de composition de deux
ne fut pas retrouvé parmi ses docu- D'après Peter Neumann, de l'Université rotations) est l'associativité.
ments. Plus tard, Galois attribua sa mau- d'Oxford, la critique était tout à fait fon- Les quatre propriétés vérifiées par
vaise fortune à une intention maligne de dée. Les arguments de Galois sont pré- les rotations du flocon caractérisent
la part de l'Académie ; il accusa la sentés de façon si concise qu'il est extre- l'ensemble des isométries de n'importe
quel système : on les appelle les axiomes 3 ; on note cette permutation (12). L'ef- fient les axiomes de ce groupe ; dans ce
de groupe. L'objet auquel s'appliquent fet de l'élément (12) du groupe sur cas, on appelle ces sous-ensembles des
les isométries n'est pas nécessairement l'arrangement tour-cavalier-fou est sous-groupes. Dans notre exemple S (3),
une figure géométrique comme le d'échanger la tour et le cavalier, produi- il est facile de vérifier que [ (1), (12)] est
flocon de neige : ainsi, une équation est sant l'arrangement cavalier-tour-fou. Si un groupe ; c'est un sous-groupe de S (3).
également un système dont les symétries l'opération est répétée, elle échange à Pour tout sous-groupe H d'un
sont décrites en termes de groupe. nouveau les pièces des deux mêmes car- groupe G, on peut définir un nombre
Abstraitement parlant, un groupe est rés et on retrouve l'arrangement initial appelé l'indice de H dans G : c'est le
un ensemble d'éléments a, b, c, etc. muni tour-cavalier-fou. Ainsi l'élément (12) quotient de l'ordre du groupe G par
d'une loi de composition notée *. Les du groupe est son propre inverse. l'ordre du sous-groupe H ; on l'écrit
éléments du groupe sont censés véri- Une autre permutation, notée (123), généralement [G/H]. L'indice du sous-
fier le critère de fermeture pour la loi *, amène l'objet du carré 1 sur le carré 2, groupe [ (1), (12)] dans le groupe S (3)
ce qui signifie que pour tout couple celui du carré 2 sur le carré 3, celui du est 6/2, c'est-à-dire 3. D'après un théo-
d'éléments a et b du groupe, le composé carré 3 sur le carré 1. Appliquons à l'ar- rème élémentaire de théorie des
a * b est aussi un élément du groupe. Le rangement initial tour-cavalier-fou la groupes, que je ne démontrerai pas ici,
groupe doit comporter un élément neu- permutation (12) : on obtient l'arrange- l'ordre d'un sous-groupe divise toujours
tre, noté 1, tel que pour tout élément a ment cavalier-tour-fou. Appliquons ace l'ordre du groupe, donc l'indice d'un
du groupe, a * 1 et 1 * a sont égaux à a. second arrangement la permutation (123), sous-groupe dans un groupe est toujours
De plus, tout élément a du groupe doit le résultat est l'arrangement fou-cava- un nombre entier.
avoir dans le groupe un élément inverse, lier-tour. Cet arrangement aurait pu être Galois introduisit trois concepts fon-
noté a-1 tel que a * a-1 et a-1 * a sont obtenu par une seule opération : la per- damentaux qui lui permirent de montrer
égaux à 1. Finalement, la propriété mutation (13) qui échange les objets des qu'il n'existe pas de méthode générale
d'associativité doit être vérifiée par la carrés 1 et 3. Ainsi la composition des pour résoudre par radicaux les équa-
loi * et tous les éléments du groupe ; elle permutations (12) et (123) a le même tions de degré cinq ou plus. D'abord
s'écrit (a * b) *c = a * (b * c). effet sur les objets que la permutation Galois nota qu'on peut associer à toute
La théorie des groupes est un des (13), ce qui s'écrit (12) * (123) = (13). équation un groupe de permutations. Ce
domaines les plus féconds des mathéma- Le nombre de permutations de n groupe traduit les propriétés de symé-
tiques ; Bell avait raison d'écrire qu'elle objets, est égal à factorielle n, ce que l'on trie de l'équation ; de nos jours, on l'ap-
fournirait de l'ouvrage aux mathémati- écrit n !. La factorielle d'un nombre pelle le groupe de Galois de l'équation.
ciens pendant plusieurs siècles. Un des entier n est le produit de tous les nom- Pour appréhender les propriétés du
développements récents les plus intéres- bres entiers de 1 à n inclus : par exemple, groupe de Galois, considérons une
sants a été annoncé par Daniel Gorens- 5 ! =1 x 2 x 3 x 4 x 5 = 120. Donc le équation du troisième degré à coeffi-
tein, de l'Université Rutgers, en janvier nombre d'éléments de S (n), le groupe cients rationnels. On peut démontrer
1981, à une session de la Société Mathé- des permutations de n objets, est n !. Le qu'une telle équation a trois racines,
matique américaine. D. Gorenstein nombre d'éléments d'un groupe est mais dans cette démonstration rien n'in-
montra que sa liste de 26 groupes sim- appelé l'ordre du groupe. Le groupe dique que les racines peuvent s'expri-
ples finis sporadiques est exhaustive. En S (3) des permutations de trois objets mer sous forme de radicaux. Désignons
quelque sorte, ceci signifie que l'on dis- comprend les 3 ! (ou 6) permutations par u, v, w les racines ; on peut former
pose maintenant d'une classification (1), (12), (13), (23), (123), (132). Ici (1) avec elles des fonctions polynômiales
complète des composantes, ou blocs désigne la permutation identique qui comme u-v ou uv + -1. À chaque
constitutifs, des groupes qui n'ont qu'un laisse invariant tout arrangement des fonction de ce type on peut en associer
nombre fini d'éléments. trois objets. d'autres par permutation des racines u,
Il se trouve que les éléments de cer- v et w. La permutation (12) par exemple,
tains sous-ensembles d'un groupe véri- qui échange les racines u et v, associe à
Le groupe de permutations

Voici un autre exemple de groupe


dont les éléments ne sont pas des nom-
bres : le groupe des permutations sur un
ensemble donné d'objets. Les objets
permutés peuvent être des pièces d'un
jeu d'échecs, par exemple, ou des lettres
de l'alphabet. Il est essentiel de noter
que les éléments du groupe ne sont pas
les pièces du jeu d'échecs ou les lettres.
mais les permutations de ces objets.
Pour calculer le «produit » de deux élé-
ments du groupe a et b (c'est-à-dire pour
trouver a * b), on effectue la première
permutation sur l'ensemble d'objets et
on applique la deuxième permutation
au résultat.
Supposons que les trois pièces sont
arrangées de la façon suivante : la tour
sur le carré 1, le cavalier sur le carré 2 et 4. LA MULTIPLICATION DE DEUX ÉLÉMENTS DE S(3) s'effectue logiquement : on
le fou sur le carré 3. Un des éléments du applique la deuxième permutation à l'arrangement obtenu par l'application de la première
groupe des permutations de ces objets permutation. La permutation qui donne le même résultat s'appelle le produit des deux permu-
échange les objets placés sur les carrés tations. En général,la multiplication dansun groupen'est pascommutative : le produit de deux
1 et 2, laissant inchangé celui du carré élémentsdépendde leur ordre. Ainsi (12) * (123)est égalà (13) mais (123)* (12) estégalà (23).
la fonction u-v la fonction v-u. Sous par cette permutation. Ainsi, plus grand de G, il existe nécessairement un sous-
l'effet de ces permutations, les valeurs est l'ordre du groupe de Galois, plus groupe distingue distinct de G dont l'or-
de certaines fonctions des racines chan- nombreuses sont les permutations qui dre est supérieur à celui de tous les
gent alors que les valeurs d'autres fonc- ne distinguent pas les racines. C'est autres ; on l'appelle le sous-groupe dis-
tions ne changent pas. Par exemple, pourquoi le groupe de Galois constitue tingué maximal de G. De même H, le
aucune permutation ne change la valeur une méthode puissante pour représen- sous-groupe distingué maximal de G,
de la fonction u + v + w. Comme le ter les propriétés de symétrie d'une peut avoir à son tour un sous-groupe
groupe S(3) contient toutes les permu- équation. distingué maximal/, et) a suite des sous-
tations possibles des racines u, v, w, on Le calcul explicite du groupe de groupes distingués continue ainsi jus-
dit que la fonction u + v + w est inva- Galois d'une équation donnée est en qu'à ce qu'on atteigne le plus petit sous-
riante par le groupe S (3). général difficile quoique, en principe, on groupe distingué. Tout groupe G donne
On peut montrer que la valeur de la puisse toujours le déterminer sans donc naissance à une suite de sous-
fonction u + v + w est rationnelle pour connaître les racines de l'équation. Dans groupes distingués maximaux (la suite
toutes les équations du troisième degré la perspective de Galois, cependant, ce de Jordan-Hôlder du groupe G). Dési-
à coefficients rationnels. Au contraire, calcul ne s'avérait pas nécessaire. Il lui gnons par G, H, J, J,..., cette suite ; on
les valeurs d'autres fonctions polynô- suffisait de montrer que pour tout degré définit alors la suite des indices distin-
miales des racines sont rationnelles pour n supérieur ou égal à 5 il existe des équa- gués maximaux [G/H], [H/, [I/J] et ain-
certaines équations et irrationnelles tions dont le groupe de Galois est le plus si de suite.
pour d'autres (tout dépend des coeffi- grand possible, c'est-à-dire S (n). Le Le troisième concept important de la
cients des équations). Si la valeur d'une deuxième concept introduit par Galois théorie de Galois est celui de groupe
telle fonction des racines est rationnelle, est celui de sous-groupe distingué. Un résoluble. Un groupe G est dit résoluble
il existe un groupe de permutations de sous-groupe H d'un groupe G est distin- si chaque indice distingué maximal est
u, v, w qui ne change pas la valeur de gué dans G si, et seulement si, il vérifie un nombre premier. Le sous-groupe dis-
cette fonction. la condition suivante : toutes les fois que tingué maximal de S (3) est [(1), (123),
Le groupe de Galois d'une équation l'on multiplie un élément h de H à (132)] dont le sous-groupe distingué
de degré n est le plus grand sous-groupe gauche par un élément quelconque g du maximal est [(1)]. L'indice de [ (1), (123),
de S (n) qui vérifie cette condition pour groupe G et qu'ensuite on multiplie à (132)] dans S(3) est 6/3 = 2 et l'indice de
toutes les fonctions polynômiales des droite le résultat par l'inverse g-1 de G, [(1)] dans [ (1), (123), (132)] est 3/1 = 3.
racines à valeur rationnelle. Autrement on obtient un élément de H. Symbolique- Comme 2 et 3 sont des nombres pre-
dit, pour toute fonction polynômiale des ment, H est distingué dans G si et seule- miers, S (3) est un groupe résoluble.
racines à valeur rationnelle, toute permu- ment si pour tout g de G et h de H il existe Le terme de groupe résoluble est par-
tation du groupe de Galois laisse la un élément h' de H tel que h' = g*h*g-1, faitement justifié par la théorie de
valeur de la fonction inchangée. Si une Par exemple, on peut vérifier que Galois : Galois établit qu'une équation
permutation des racines laisse inchan- [ (1), (123), (132)] est un sous-groupe est résoluble par radicaux si et seule-
gée la valeur de toute fonction polynô- distingué de S (3) (voir la figure 6) ment si le groupe de Galois de l'équa-
miale des racines à valeur rationnelle, Si un groupe d'ordre fini G a au tion est un groupe résoluble. Donc, pour
alors les racines sont indifférenciables moins un sous-groupe distingué distinct démontrer que, de façon générale, les
équations de degré 5 ou plus ne peuvent
pas être résolues par radicaux, Galois
devait montrer qu'il existe de telles
équations dont le groupe de Galois n'est
pas résoluble. Cela est bien vrai : pour n
supérieur ou égal à 5, S(n) n'est pas
résoluble (voir lesfigures 6 et 7). Puisque
pour toutes les valeurs de n il existe des
équations de degré n qui admettent S (n)
pour groupe de Galois, l'équation géné-
rale de degré 5 ou plus n'est pas résolu-
ble par radicaux.

Le génie gauchiste

Au moment où Galois terminait son


travail sur la théorie des groupes, sa vie
prit une tournure politique. En juillet
1830, les Républicains, qui s'opposaient
à la Restauration, descendirent dans la
rue et, à la suite des Trois Glorieuses, le
roi Charles X dut s'exiler. Alors que
les étudiants de gauche de l'École Poly-
5. LA TABLE DE MULTIPLICATION des six permutations de trois objets permet de technique eurent un rôle actif dans
contrôler que ces permutations vérifient les propriétés d'un groupe. Pour tout couple de ce mouvement, Galois et ses cama-
permutations a et b, la table montre que leur produit a * b est aussi une permutation. Il y a rades furent enfermés dans l'école par
un élément neutre, à savoir (1), dont la propriété caractéristique est quea * (1) et (1) * a sont le directeur. Exaspéré, Galois essaya de
égaux à a. Tout élémenta admet un inverse, a-1, tel que a * a-1 et a-1 * a sont égaux à (1). Par faire le
exemple, l'inverse de (123) est (132). On peut aussi vérifier la propriété d'associativité selon mur mais il n'y réussit pas et
laquelle a * (b * c) = (a * b) * c. Les permutations notéesen couleur forment un sous-ensemble manqua cette brève révolution.
dessix permutations. La table de multiplication de ce sous-ensemblemontre que seséléments L'abdication de Charles X fut une
forment aussi un groupe. Un tel «groupe dans un groupe »s'appelle un sous-groupe. grande victoire pour les Républicains
mais elle s'avéra de courte durée. Louis- même fallu une fois empêcher Galois, plus dur fut le rejet du manuscrit de
Philippe fut placé sur le trône, à la alors ivre à la suite d'un défi, de se suici- Galois en 1831. Dans la préface causti-
grande déception de Galois et de tous der. Plus tard, Galois eut une prémoni- que des mémoires qu'il écrivit en prison,
ceux qui partageaient ses espoirs. Dans tion de sa fin et confia à Raspail : «je on peut lire : «Je ne dis à personne que
les mois qui suivirent la révolution, mourrai dans un duel pour les beaux je doive à ses conseils ou à ses encoura-
Galois prit contact avec diverses socié- yeux de quelque coquette de bas étage. gements tout ce qu'il y a de bon dans
tés républicaines, rencontra des diri- Pourquoi ? Parce qu'elle m'aura deman- mon ouvrage. Je ne le dis pas car ce
geants républicains comme Raspail et dé de venger son honneur qu'un autre serait mentir. »
prit probablement part aux émeutes et aura compromis. » Un de ses compa- La fin de la vie de Galois a toujours
aux manifestations parisiennes. Il s'en- gnons prisonniers fut tué par balle et il exercé une fascination particulière sur
gagea dans l'Artillerie de la Garde semble que Galois ait accusé un porte- les théoriciens. Les biographes ne vou-
Nationale, une branche de la milice consti- clefs et même le directeur de la prison lurent jamais prendre au pied de la lettre
tuée presque uniquement de républi- d'être les instigateurs du meurtre. En les propres mots de Galois, à savoir que
cains. En décembre, son opposition à conséquence, Galois fut mis au cachot. le duel était le résultat d'une querelle
l'École Préparatoire prit une tournure Dans toute cette agitation, le coup le personnelle. Au contraire, ils cherchè-
officielle. Dans une lettre il accusait le
directeur de s'être comporté en traître
pendant la révolution de juillet ; comme
il était prévisible, Galois fut renvoyé.
Contrairement à la légende, il semble
bien que Galois, pendant cette période,
ne fut pas victime des circonstances ;
Galois était plus une tête brûlée, avec
une propension naturelle à s'attirer des
ennuis par ses prises de position extré-
mistes. D'après une lettre de la mathé-
maticienne Sophie Germain, Galois
assistait régulièrement aux sessions de
l'Académie des Sciences et il avait la
déplorable habitude d'insulter les ora-
teurs. Après son renvoi de l'École Pré-
paratoire, il s'installa chez sa mère à
Paris, mais il était si difficile à vivre que
celle-ci partit.
Le printemps de 1831 fut chaud et le
paroxysme fut atteint le 9 mai, au cours
d'un banquet où l'on célébrait l'acquit-
tement de 19 officiers d'artillerie accu-
sés de complot contre le gouvernement.
D'après Alexandre Dumas père, Galois
se leva et, tenant de la même main son
verre et un couteau ouvert, dit simple-
ment : «À Louis-Philippe ». Cet acte de
provocation lui valut d'être arrêté dès le
lendemain et détenu pendant plus d'un
mois à la prison Sainte-Pélagie.
Au procès qui s'ensuivit, le défenseur
de Galois soutint que les paroles de
Galois avait été «À Louis-Philippe s'il
trahit » mais que «s'il trahit avait été 6. TOUTES LES PERMUTATIONS DE S(3) peuvent s'écrire comme des produits de
noyé dans les clameurs. On ne sait pas si transpositions (une transposition est une permutation qui échange deux objets). Si une
les jurés ont été influencés par la défense permutation s'écrit comme un produit d'un nombre pair de ces transpositions, on dit que
c'est une permutation paire, sinon c'est une permutation impaire. Si l'on multiplie (flèches
ou émus par le jeune âge du prévenu (il de couleur) entre ellesdeux permutations paires (cercles de couleur) on obtient une permu-
n'avait pas 20 ans), toujours est-il qu'il tation paire. Si une permutation paire est multipliée (flèches noires) par une permutation
fut acquitté sans délai. Néanmoins, le 14 impaire (cerclesnoirs), le produit est impair, De même,le produit d'une permutation impaire
juillet 1831, moins d'un mois après son et d'une permutation paire est impair, alors que le produit de deux permutations impaires
acquittement, il fut de nouveau arrêté, est pair. Les permutations paires forment un sous-groupe(le sous-groupenoté en couleur sur
cette fois pour port illégal de l'uniforme le tableau de la figure précédente)que l'on appelle le groupe alterné A (3). Un sous-groupeH
d'un groupe G est dit distingué dans G si pour tout élémenth de H et pour tout élémentg de
de l'Artillerie de la Garde. La Garde avait
G, le produit g * h * g-1 est un élément deH. Montrons queA (3) est un sous-groupedistingué
en effet été dissoute sous prétexte qu'elle de S(3). Pour cela, supposonsd'abord que g est une permutation paire, alors g-1 aussiet le
menaçait la couronne et le geste de produit g * h * g-1, produit de trois permutations paires, estdonc lui-même une permutation
Galois apparaissait comme un défi. Cette paire, c'est-à-dire un élément deA (3), Maintenant, si g est une permutation impaire, alors
g-1 aussiet le produit g * h * g-1, d'une permutation impaire
fois, il passa huit mois à Sainte-Pélagie. par une permutation paire puis
Galois vécut très mal ce deuxième par une permutation impaire, est nécessairementune permutation paire. Donc A (3) est un
séjour en prison, passant alternative- sous-groupedistingué de S(3). De la même façon, on peut montrer que pour tout n, A (n) est
un sous-groupedistingue de S(n) Le nombre d'éléments d'un sous-groupedivise toujours
ment de la dépression à la fureur. Ras- exactement celui du groupe. Comme A (n) contient la moitié des éléments de S(n), A (n) a le
pail, qui purgeait une peine à la même nombre maximal d'éléments qu'un sous-groupe de S(n) puisse avoir. Donc A (n) est le
époque, rapporta plus tard qu'il avait sous-groupedistingué maximal de S(n)
IL EXISTE DES NOMBRESRATIONNELSa, b, c ET d TELS QUE
LE GROUPEDE GALOIS DE L'ÉQUATION
ax3 + bx2+ cx + d = 0, SOIT S(3).
LE SOUS-GROUPEDISTINGUÉ MAXIMAL DE S (3) EST A(3).
LE SOUS-GROUPEDISTINGUÉ MAXIMAL DE A (3) EST [ (1)].
[S (3)/A (3)] = 3 !/3 = 6/3 = 2
[A (3) /[(1)] = 3/1 = 3
COMME 2 ET 3 SONT DES NOMBRESPREMIERS,
S (3) EST RÉSOLUBLE.
COMME SON GROUPEDE GALOISEST RÉSOLUBLE,
L'ÉQUATION ax3 + bx2 + cx + d = O EST EGALEMENTRÉSOLUBLE.

IL EXISTE DES NOMBRESRATIONNELSa, b, c, d, e ET f


TELS QUE LE GROUPE DE GALOIS DE L'ÉQUATION
ax5 + bx4 + cx3 + dx2 + ex + f = 0, SOIT S(5).
LE SOUS-GROUPEDISTINGUÉ MAXIMALDE S (5) EST/) (5).
LE SOUS-GROUPEDISTINGUÉMAXIMAL DE A (5) EST [ (1)].
[S (5)/A (5)] = 5!/(5!/2) = 120/60 = 2
[A (5)/ (1)] (5!/2)/1 = 60
COMME 60 N'EST PAS UN NOMBRE PREMIER, S(5) N'EST PAS
RÉSOLUBLE.COMME SON GROUPEDE GALOIS N'EST PAS
RÉSOLUBLE,L'ÉQUATION ax5 + bx4 + cx3 + dx2 + ex + f = 0
N'EST PAS RÉSOLUBLE.

7. LA RÉSOLUTION DES ÉQUATIONS est le problème qui a nombres premiers (l'indice d'un sous-groupe H dans un groupe G
amené Galois à développer la théorie des groupes. Pour n'importe est le quotient du nombre d'éléments de G par le nombre d'éléments
quelle équation de degré n (axn + bxn-1 + ... = 0), on cherchait une de H). Les indices calculés à partir de S(3) et de sa suite de sous-
méthode générale de résolution qui n'employât que l'addition, la groupes distingues maximaux sont tous des nombres premiers. Il en
multiplication, la soustraction, la division et l'extraction de racines. résulte que les équations du troisième degré sont toutes résolubles à
Galois a montré qu'il n'existe pas de telle méthode pour n supérieur l'aide des cinq opérations élémentaires. Cependant, quand n est
ou égal à 5. À toute équation de degré n, on peut associer soit S(n), supérieur ou égal à 5, on peut montrer que le sous-groupe distingué
soit un sous-groupe de S(n) ; le groupe associé à une équation maximal de A (n) est [(1)], le groupe à un seul élément Comme A (n)
s'appelle le groupe de Galois de cette équation. Galois a démontré est le sous-groupe distingué maximal de S (n), le second indice distin-
qu'une équation peut être résolue à l'aide des cinq opérations précé- gué maximal de S(n) n'est pas un nombre premier pour n supérieur
demment citées si, et seulement si, son groupe de Galois est ce qu'il ou égal à 5. Donc les équations de degré 5 ou plus ne sont pas
a appelé un groupe résoluble Un groupe est résoluble si la suite résolubles par radicaux. Cette théorie des groupes donna naissance
d'indices des sous-groupes distingués maximaux est une suite de à de multiples applications en physique et en mathématiques.
8. «L'INFÂME COQUÈTE» que Galois rend responsable de ses avait également combiné les initiales S et E en un seul paraphe.
malheurs, dans une lettre écrite la nuit précédant son duel, est D'après des lettres et d'autres manuscrits, il est clair que Galois
probablement la femme dont le nom apparaît fréquemment en exprimait, par cet épithète d'infâme coquette, la colère et la décep-
marge desmanuscrits deGalois. Sur le fragment reproduit ci-dessus, tion que lui causait une femme, rencontrée seulement quelquesmois
on peut lire le nom de Stéphanie combinéà celui d'Évariste et Galois avant le duel, Stéphanie-FéliciePoterin du Motel.

rent à expliquer sa mort par l'interven- vous prie. Je n'ai pas assez d'esprit pour paru dans le Bulletin de Férussac. Le
tion de prostituées, d'agents provocateurs suivre une correspondance de ce genre troisième n'a pas été retrouvé et on
ou d'opposants politiques. Aucune mais je tâcherai d'en avoir assez pour n'en connaît que le résumé ; il concer-
preuve n'étaye ces hypothèses. converser avec vous comme je le faisais nait apparemment les intégrales des
la mi-mars 1832 Galois fut transfé- avant que rien soit arrivé » La seconde fonctions algébriques générales.
À
ré de la prison Sainte-Pélagie à la clini- lettre a le même ton mais seule la pre- Qu'en est-il de la fameuse phrase «Je
que du Sieur Faultrier, en raison d'une mière est signée Stéphanie D ; Carlos n'ai pas le temps » que Galois aurait
épidémie de choléra à Paris. C'est là, Alberto Infantozzi, de l'Université de la écrite plusieurs fois, exprimant ainsi sa
apparemment, qu'il fit la connaissance République d'Uruguay, a réussi à frustration de ne pas pouvoir finir son
de «l'infâme coquette ». Leur liaison fut déchiffrer dans les manuscrits de Galois ouvrage ? Effectivement, cette phrase
brève, mais il est absurde d'avancer que un nom que Galois avait effacé : Stépha- apparaît, mais une seule fois en marge
cette jeune fille était une prostituée ou nie Dumotel. Après d'autres investiga- du premier manuscrit et elle y est suivie,
une conspiratrice qui aida à organiser tions, C. Infantozzi a pu montrer qu'il entre parenthèses de «note de l'auteur ».
l'assassinat de Galois. Il y a eu, dans s'agit de Stéphanie-Félicie Poterin du Je ne pense pas que les faits de la vie
l'esprit de certains, un amalgame entre Motel, la fille de l'interne de la clinique de Galois tels que je les ai rapportés
l'épithète «infâme coquette » et les mots du Sieur Faultrier. Elle a plus tard épou- diminuent sa stature de mathématicien.
«quelque coquette de bas étage », assi- sé un professeur de langues. De nombreux fragments de manuscrits
milation qui confortait l'hypothèse de la Il est aussi improbable que l'homme montrent qu'il a continué sesrecherches
prostituée. Cependant, si l'on en croit qui a tué Galois était à la solde de non seulement en prison, mais jusqu'à sa
Raspail, cette dernière phrase avait été conspirateurs anti-républicains, malgré mort. Qu'il ait pu être aussi productif à
prononcée plus d'un an avant le duel ; l'allégation du frère de Galois, Alfred, une époque aussi troublée, voilà qui
peut-être même Raspail l'a-t-il inven- qui prétend qu'Évariste avait été assas- témoigne de l'extraordinaire fertilité de
tée ? De plus, le 25 mai 1832, soit sixjours siné. D'après Dumas, l'adversaire de son imagination. Dans des circonstances
avant sa mort, Galois, dans une lettre à Galois était Pescheux d'Herbinville, non personnelles exceptionnellement trou-
son ami Auguste Chevalier, fait allusion pas un ennemi politique, mais un ardent blées, Galois a sans nul doute développé
à une déception sentimentale : «Comment républicain. Effectivement, d'Herbin- une des théories les plus originales de
se consoler d'avoir épuisé en un mois la ville faisait partie des 19 officiers l'histoire des mathématiques.
plus belle source de bonheur qui soit d'Artillerie acquittés et héros du ban- Ce n'est pas honorer sa réputation ni
dans l'homme, de l'avoir épuisée sans quet où Galois porta son toast incendiaire servir l'histoire des sciences que de prê-
bonheur, sans espoir, sûr qu'on est de au roi. De plus, d'Herbinville ne comp- ter foi à une légende tendancieuse selon
l'avoir mise à sec pour la vie ?» tait pas parmi les agents de la couronne laquelle la vie privée d'un génie scienti-
qui furent dénoncés durant la révolution fique doit-être au-dessus de tout reproche
Poterin du Motel, de 1848. R. Taton m'a récemment et que les contemporains qui n'ont pas
l'infâme coquette envoyé le résumé d'un article d'où il res- reconnu le génie de Galois soient des
sort qu'il s'agissait d'un duel imbécile imbéciles, des assassins ou des prosti-
Qui était cette femme ? On a retrouvé entre amis. tuées. Que la médiocrité ne tolère pas le
des fragments de deux lettres écrites à La nuit précédant le duel, Galois se, génie est un lieu commun trop éculé
Galois dans les semaines qui précédè- borna à annoter deux manuscrits, et à résu- pour être adopté sans examen dans une
rent le duel ; il y est question d'une mer leur contenu avec celui d'un troi- histoire que l'on veut exacte. De ce
querelle personnelle dans laquelle sième, dans une longue lettre adressée à point de vue, un génie devrait être
Galois était plus engagé qu'il ne voulait Auguste Chevalier. Le premier article reconnu comme tel, même quand il se
l'admettre. Voici le début de la première était celui refusé par Poisson,le deuxième lève d'une table de banquet un poignard
lettre : «Brisons là sur cette affaire je une version abrégée d'un article déjà à la main.
Takebe Katahiro

ANNICK HORIUCHI

Au début du XVIIIe siècle, les mathématiques japonaises, fortes de l'héritage


chinois et des découvertes de Seki Takakazu et de Takebe Katahiro, étaient
prêtes à fusionner avec les mathématiques venues d'Occident.

n ne compte plus les études citoyens. La politique et l'administra- Les mathématiques


à la fin du XVIIe sièclejaponaises
portant sur la réussite écono- tion sont l'affaire exclusive de la classe
mique et technologique du guerrière, elle-même très hiérarchisée :
Japon, mais la quasi-inexistence de la au sommet de la pyramide trône le shô- La rencontre est déterminante pour
littérature (en langues occidentales) gun, le général suprême, un poste réser- les deux mathématiciens ; Takebe rece-
consacréeà l'histoire des sciencesjapo- vé aux membresde la famille Tokugawa. vra l'éducation mathématique la plus
naises montre que le Japon reste mal La plupart desguerriers vivent à Edo, la complète et la plus originale que l'on
connu dès que l'on s'intéresseau savoir capitale shogunale, située à l'empla- puisseimaginer à cette époque : Seki est
et à l'époque prémodernes.Les interro- cement actuel de Tokyo. À la fin du un érudit qui a une connaissanceexcep-
gations sont multiples. Quelles sciences XVIIe siècle, la ville d'Edo a définitive- tionnelle des traités chinois de mathé-
étudiait-on au Japon sousle régime féo- ment supplanté l'ancienne capitale matiques et de science calendérique.
dal des Tokugawa (1603-1868)? Quelle Kyoto par son rayonnement culturel. C'est aussi un homme qui a une vision
connaissance les Japonais avaient-ils C'est Edo qui compte alors leplus grand très précise et personnelle de la manière
alors des sciences européennes? nombre de savants, et c'est là que les dont les recherchesmathématiques doi-
Comment le Japon s'est-il mis à l'école jeunes guerriers sans emploi viennent vent être conduites : ses travaux sont à
de l'Occident ? chercher instruction, fortune et car- l'origine d'un profond bouleversement
La carrière éclatante du mathémati- rière. du paysagemathématique japonais.
cien Takebe Katahiro (1664-1739) La paix et l'ordre qui règnent désor- Pour situer l'originalité de Seki, il
témoigne l'intérêt que les sciencessus- mais dans le pays ont par ailleurs beau- faut rappeler qu'à l'heure où il atteint
citent au Japon au début du XVIIIe siè- coup affecté l'image traditionnelle du l'âge de la maturité, la recherche mathé-
cle. Les dirigeants, conscientsdu profit samouraï conquérant : celui-ci ne peut matique vient d'entrer dans une nou-
qu'ils pourraient en tirer, envisagent plus se contenter d'apprendre à manier velle phase avec la réédition, en 1658,
d'introduire des connaissanceset des le sabre, il lui faut aussisavoir écrire et d'un manuel chinois de 1299qui a pour
techniques européennes. On note même calculer, car les seigneurssont de titre Introduction à la science du calcul
cependantune différence fondamentale plus en plus soucieux de recruter des (Suanxueqimeng).
avec la situation qui prévaudra à la fin hommescompétents, capablesde résou- Les Japonais découvrent dans cet
du XIXe siècle: aucunemenace de colo- dre les problèmes que leur pose l'admi- ouvrage, composé par Zhu Shijie, un
nisation ne force les Japonais à aban- nistration de leur fief. On imagine que éminent mathématicien chinois du XIIIe
donner leurs propres traditions l'apprentissage de l'écriture a commen- siècle,une technique de résolution hors
scientifiques, surtout lorsque celles-ci cé tôt pour Takebe, dont le père ainsi pair qui mobilise toute leur attention.
soutiennent la comparaison avec la que le grand-père avaient fait carrière On reconnaît dans cette technique la
science européenne. L'exemple des comme secrétaires du shogun. Takebe résolution algébrique couramment utili-
mathématiquesest à cet égard instructif. Katahiro, qui avait deux frères plus âgés sée de nos jours, qui se décompose en
Comme la plupart des savants de sa que lui et n'avait donc aucun avenir, si choix d'une inconnue, construction de
génération, Takebe est issu d'une ce n'est l'adoption, étudie fiévreuse- l'équation vérifiée par cette inconnue, et
famille de guerriers (samouraïs) ; la ment les mathématiques dès l'âge de 13 résolution numérique de cette équation.
sienneest auréoléed'un prestige supplé- ans. Très vite, son intérêt se transforme Il existe pourtant une différence qui est
mentaire : elle est, depuis plusieurs en passion : avec son frère Kataaki qui loin d'être négligeable : le calcul algébri-
générations, attachée au service des partage ce goût pour le calcul, il explore que est effectué intégralement à l'aide
Tokugawa. Entre 1603 et 1868,le Japon systématiquement le champ des mathé- de bâtonnets disposés sur une grande
vit sous un régime féodal : le pays est matiques, puis celui de la sciencecalen- feuille de papier. Cette technique sou-
divisé en fiefs administrés par des sei- dérique et de l'astronomie. Pour lève d'autant plus l'intérêt des mathé-
gneurs qui tous ont fait serment d'allé- compléter sa formation, Takebe fait maticiensjaponais que la résolution des
geance aux Tokugawa. Le pouvoir que appel à un mathématicien également problèmes difficiles figure alors au pre-
cesderniers ont mis enplace sedistingue samouraï qui jouit déjà d'une solide mier rang de leurs préoccupations. L'un
par son autoritarisme : il réglemente réputation dans la capitale : Seki Taka- d'entre eux avait eu l'idée d'inclure dans
dans le moindre détail la vie des kazu (7-1708). son manuel une série de problèmes sans
solution en invitant les «vrais»mathé- Si Seki apparaît incontestablement gloire. On aurait tort d'interpréter cette
maticiens à les résoudre. L'idée avait plu comme le fondateur d'un nouveau style modestie comme une absence de carac-
et avait été immédiatement reprise par de mathématiques inspiré du style tradi- tère : les textes datant de la première
ses concurrents. tionnel chinois, la part qu'il a jouée dans période (antérieure à la mort de Seki)
Si Seki est célèbre après 1674 sur la la diffusion de ses idées est peut-être font déjà apparaître une personnalité
place d'Edo, c'est parce qu'il a réussi à réduite. Seki semble avoir tiré sur ce forte, qui se démarque résolument de la
résoudre sans encombre une série de point le plus grand profit de la présence voie prônée par son maître.
problèmes particulièrement pervers : auprès de lui du jeune et brillant disciple Ainsi Takebe a le dernier mot dans
ces problèmes, qui avaient été posés par qu'est Takebe. une querelle opposant Seki et ses
un mathématicien de Kyoto du nom de contemporains, après la publication des
Sawaguchi, étaient trop compliqués Le rôle discret, solutions des problèmes de Sawaguchi.
pour être résolus à l'aide du calcul algé- Cette publication, qui est d'ailleurs la
mais essentiel, de Takebe
brique chinois à une inconnue. seule que Seki ait entreprise, avait pro-
La généralisation de l'algèbre chi- En peu de temps, Takebe va assimiler voqué un certain émoi chez les mathé-
noise entreprise par Seki apparaît l'enseignement de Seki et être en mesure maticiens, car elle ne révélait que les
comme l'un des pivots de son oeuvre de travailler sur un pied d'égalité avec procédures de calcul finales et omettait
mathématique. Seki dissocie le calcul lui, si bien qu'il est aujourd'hui bien dif- tout le calcul algébrique intermédiaire
algébrique de l'instrument qui en consti- ficile de reconnaître la part qui revient qui avait permis de les construire, soit le
tuait jusqu'alors un support indispensa- réellement à Seki dans les oeuvres qui lui coeur même des résolutions.
ble : les bâtonnets de calcul. Le calcul sont attribuées, d'autant que Takebe ne Le jeune Takebe (il n'a encore que 21
algébrique chinois, apparu vers le XIIIe ménagera pas ses forces pour défendre ans) signe en 1685 une oeuvre volumi-
siècle, possédait en effet cette particula- la réputation de son unique maître et neuse qui apporte le complément tant
rité remarquable d'être parfaitement faire connaître ses travaux. attendu aux solutions de Seki. Ce fai-
intégré dans la tradition ancienne de Si, pendant longtemps, les historiens sant, il dévoile les grandes lignes du nou-
calculs à l'aide de bâtonnets. Cette tra- ont sous-estime l'importance de Takebe veau calcul algébrique de son maître,
dition, qui était déjà bien établie au Ier et l'ont considéré comme un simple qui, jusque-là, n'était connu que du cer-
siècle de notre ère, comprenait non seu- porte-parole de son maître, c'est parce cle restreint de ses disciples. L'expres-
lement les quatre opérations élémen- qu'il n'a jamais revendiqué sa part de sion de Takebe est si claire et son souci
taires, mais aussi l'extraction des racines
carrées et cubiques et la résolution de
systèmes d'équations linéaires. À partir
du XIIIe siècle, les Chinois seront en
mesure d'exprimer les polynômes et les
équations sous forme d'alignements de
bâtonnets et d'effectuer toutes les opé-
rations élémentaires, sauf la division, sur
ces objets.
Le calcul algébrique, remanié par
Seki, possède plusieurs particularités : il
n'impose plus de limite au nombre d'in-
connues, il est intégralement exprima-
ble par écrit et il inclut une procédure
générale d'élimination de l'inconnue
entre deux équations algébriques.
Le plus original dans la démarche de
Seki est qu'il ne cherche pas, comme ses
contemporains, à briller par son adresse
à résoudre des cas particuliers, mais qu'il
désire établir des traités de méthode
définitifs indiquant la marche générale
qu'on doit suivre pour résoudre des pro-
blèmes : l'attention du mathématicien se
déplace des problèmes qui constituaient
jusque-là l'élément de base du discours
mathématique, vers les méthodes de
résolution et, partant, vers des procé-
dures générales de calcul.
Un autre trait du travail de Seki
impressionna certainement ses disci-
ples : l'extension systématique du
champ d'application de l'algèbre. Seki
ouvre ainsi une brèche dans la recherche
de l'expression de la longueur d'un arc 1. TOUS LES HISTORIENS s'accordent à considérer Seki Takakazu ( ?-1708), représenté
de cercle en fonction de la longueur de ici, comme la figure dominante de la tradition japonaise desmathématiques.TakebeKatahiro
la corde qui le sous-tend et du diamètre (1664-1739),dont il ne reste aucun portrait, fut son élève des l'âge de 13 ans. La rencontre
fut déterminante pour Takebe, qui bénéficia ainsi d'une éducation très complète et originale,
du cercle, un domaine particulièrement Seki étant un savant qui avait de surcroît une vision très précise de la façon dont les
sensible en raison de son utilité en astro- mathématiques devaient être pratiquées. Symétriquement, Seki tira le meilleur profit du
nomie. jeune discipline brillant qu'était Takebe, dont il fit son principal collaborateur.
pédagogique si manifeste que dès l'in- langue savante de l'époque, qui joue un mettre au point le vocabulaire mathé-
stant où le livre atteint le public, plus rôle semblable à celui du latin en Eu- matique. Avec ce travail de traduction,
personne ne contestera les capacités du rope ; pour Seki, les mathématiques Takebe apporte donc la dernière touche
grand maître d'Edo. étaient une discipline à part entière. au long processus d'assimilation des
Deuxième geste significatif, Takebe D'autant plus qu'elles servaient les inté- connaissances chinoises entamé au
publie cinq ans plus tard un commen- rêts de la classe dirigeante. Sur quoi début du XVIIe siècle. Ajoutons qu'il
taire extrêmement détaillé de l'Intro- d'autre aurait-on pu s'appuyer, pensait- procède d'une façon identique en
duction à la science du calcul, le traité il, pour administrer correctement des science calendérique, un domaine
chinois du XIIIe siècle qui avait été à terres et préparer sans erreur le calen- regroupant diverses techniques de
l'origine du renouveau de l'algèbre au drier, responsabilité primordiale du sou- mesures et de calculs destinées à la
Japon. S'il est alors courant dans le verain ? construction des éphémérides ; Takebe
monde des lettrés de s'adonner à la lec- Le même esprit traverse le travail de a laissé un commentaire-fleuve du traité
ture et au commentaire des classiques Takebe, mais, à la différence de Seki, contenant les principes du calendrier
chinois, il n'en allait pas de même chez celui-ci préfère se libérer de l'ambiguïté Shoushili, calendrier de référence pour
les mathématiciens, moins cultivés, et introduite par l'usage d'une langue les Chinois depuis la fin du XIIIe siècle
qui voyaient les mathématiques comme étrangère qu'il ne domine pas : la totalité jusqu'au XVIIe siècle.
un savoir-faire et non comme une de ses ouvrages est rédigée en japonais, La nouvelle conception des mathé-
science à approfondir. à l'exception du Classique accompli. Le matiques qui se dessine avec Seki et
La différence de mentalité que révèle commentaire de 1'Introduction à la Takebe se concrétise en 1683 par un
le commentaire de Takebe était en fait science du calcul contribue non seule- projet collectif d'écrire un Classique
déjà perceptible chez Seki, ce dernier ment à clarifier les méthodes mathéma- accompli de mathématiques Le frère de
rédigeant tous ses traités en chinois, la tiques contenues dans le livre, mais à Katahiro relate la genèse du projet :
«Déplorant, que parmi le très grand
nombre d'ouvrages chinois et japonais
consacrés à l'art du calcul, il n'y en ait
aucun qui eût pénétré l'art de la résolu-
tion » [c'est la façon dont ils se réfèrent
à la technique de calcul algébrique], les
trois samouraïs tinrent conseil, puis, à
partir de l'été de la troisième année de
l'ère Tenna (1683), ils se mirent à rédi-
ger, sous la conduite de Katahiro, l'es-
sentiel des nouveaux résultats obtenus
par chacun et à faire le tour des méthodes
héritées des temps anciens et plus
récents. »
Le projet sera mené à son terme
mais, pour plusieurs raisons, le résultat
n'est pas à la hauteur de ce que l'on
aurait pu escompter. À partir de 1690,
Takebe entre au service d'un membre
éminent de la famille Tokugawa qui est
nommé héritier du shogun en 1705 et,
dès 1700, Takebe, qui compte parmi les
hommes de confiance du seigneur, est
trop accaparé par sa charge pour assurer
la rédaction du traité ; Seki, lui, est atteint
d'une maladie qui le prive de sescapaci-
tés de concentration. C'est finalement
au frère de Katahiro qu'échoit la res-
ponsabilité d'achever le Classique
accompli.
Le travail réalisé est néanmoins sans
précédent dans l'histoire des mathéma-
tiques japonaises : 20 volumes, intégra-
lement rédigés en chinois classique,
définissent les contours de la science
mathématique à la fin du XVIIe siècle.
En bien des points, ces volumes complé-
taient et amélioraient les méthodes de
2. REPRÉSENTATION DES NOMBRES à l'aide des bâtonnets. L'utilisation des bâtonnets Seki ; l'ouvrage, dont les auteurs pou-
pomlcalculer est d'origine ancienne en Chine : elle remonterait au moins à la période des vaient légitimement espérer qu'il
Royaumescombattants (453-221avant J.-C.). Les nombres étaient représentésà l'aide de ces deviendrait la bible des mathématiciens
bâtonnets suivant un systèmedécimal et positionnel. Pour chaque chiffre compris entre 1 et n'aura pourtant qu'une diffusion limi-
9, l'une des deux formes, horizontale ou verticale, était utilisée selon la parité de la puissance tée : un fait difficile à expliquer, peut-
de 10 à laquelle elle était associée.Les deux formes apparaissaient alternativement dans un
nombre, probablement pour éviter le mélange des bâtonnets associésà deux chiffres consé- être lié au renouveau des mathémati-
cutifs. Les bâtonnetssont placéssur unegrande feuille depapier munie de repères.On utilisait ques occasionné par les travaux de
deux types de bâtonnets (rouges et noirs) pour distinguer les nombres selon leur signe. Takebe au début du XVIIIe siècle.
Takebe, blement l'homme le plus à même de l'activité des jésuites, la principale réfé-
conseiller du shogun Yoshimune conseiller Yoshimune sur son projet de rence des mathématiciens japonais. Le
réajustement du calendrier. commentaire a été l'occasion pour
Avec la mort de Seki en 1708 et l'ac- A l'heure en effet où Yoshimune entre Takebe d'apporter des améliorations et
cession de son seigneur à la fonction de en contact avec lui, Takebe a presque des ajouts importants. Des éléments
shogun en 1709, une nouvelle page s'ou- achevé son immense commentaire des d'astronomie occidentale puisés dans
vre dans la carrière de Takebe. Désor- principes du calendrier Shoushili, qui des ouvrages passés à travers la censure
mais, ce dernier évolue dans les allées du restait, en l'absence d'informations sur font d'ailleurs ici et là une timide appa-
pouvoir et ses travaux scientifiques
reflètent cette position privilégiée.
Paradoxalement, ce n'est pas auprès
du seigneur à qui il doit sa promotion
sociale que cette seconde personnalité
va s'épanouir, mais auprès de Yoshi-
mune, un shogun doté d'une curiosité,
d'un pragmatisme exceptionnels, et sous
lequel d'importantes mesures d'ouver-
ture sont prises à l'égard des connais-
sances occidentales. Yoshimune décide
notamment, en 1720, la levée partielle
de l'interdiction imposée par les pre-
miers shoguns Tokugawa sur tous les
ouvrages mentionnant le nom d'un jésuite.
On imagine aisément que cette inter-
diction devait être ressentie comme une 3. LA REPRÉSENTATION DES POLYNÔMES à l'aide des bâtonnets est attestéepour la
première fois au XIIe siècle dans le livre de Li Ye, Reflets des mesures du cercle sur lamer
source de frustration intolérable par les
savants de l'archipel. La plupart des (1248). Celle-ci peut être restituée à partir de la reproduction écrite de cesbâtonnets que les
scientifiques récemment auteurs intercalaient dans leurs solutions. L'inconnue est représentéepar un seul bâtonnet.
ouvrages Sa position est marquée à droite par l'idéogramme yuan, qui signifie «origine». Les Chinois
publiés en Chine tombaient en effet désignaientl'inconnue par tian yuan, ou origine céleste,et la méthode de résolution elle-même
sous le coup de cette interdiction et, par «règlequi posel'unité de l'origine céleste».Les puissancessuccessivesde l'inconnue sont
lorsque certains livres passaient à tra- respectivementreprésentéespar un bâtonnet placé dans les lignes inférieures à celle marquée
vers les mailles de la censure, ils ne par l'idéogramme yuan. Un polynôme à coefficients numériques n'est autre que la colonne
contenaient souvent que des générali- composée de ses coefficients. Les coefficients négatifs étaient représentés soit avec des
tés, le détail des techniques se trouvant bâtonnets d'une autre couleur, soit avec un bâtonnet posé de travers sur le dernier chiffre.
dans les oeuvres des missionnaires.
Plusieurs séries de traductions scien-
tifiques avaient vu le jour en Chine
sous le patronage des jésuites, qui
avaient estimé que les sciences étaient
leur meilleure arme pour étendre leur
influence dans ce pays ; la priorité avait
été donnée aux mathématiques et à
l'astronomie, en raison de leur étroite
corrélation avec la construction du
calendrier. Les pères jésuites avaient
convaincu le gouvernement mandchou
d'adopter leur proposition de réforme
de calendrier en 1645.
Le peu de scrupules que Yoshimune
semble avoir éprouvé à lever l'interdic-
tion témoigne de son intérêt personnel
pour les sciences. Cet intérêt est visible,
aussi bien dans les relations de confiance
qu'il établit avec des savants de son
temps que dans les deux projets qu'il
conçoit et mène avec une obstination
remarquable : la réalisation d'une carte
globale du Japon et le réajustement du 4. VERSION COMMENTÉE par Takebe de l'Introduction à la science du calcul (1299)
calendrier. II n'est pas étonnant alors publiée en 1690.Le problème énoncésur la droite de la pagede droite s'énoncecomme suit :
que Takebe, l'un des savants les plus «On a maintenant un champ rectangulaire de 5 mu et 88 bu. On dit seulementque la somme
accomplis de l'entourage de son prédé- dela longueur et dela largeur fait 74 bu. On demandel'écart entre la longueur et la largeur».
cesseur, ait attiré son attention. Les La solution, transcrite ici en notations modernes est donnéesur la partie gauchede la page
récompenses qu'il reçoit au cours des dedroite. Soit X, l'écart
demandé. X + 74 = deux fois la longueur. 74-X = deux fois la
années 1720-1730 indiquent que Takebe (X + 74)(74-X) = quatre fois l'aire du champ. Or, 1 mu = 240 bu. D'où quatre fois l'aire
qui a eu plusieurs entretiens avec le sho- = 4(240 x 5 + 88) = 4 x 1 288 = 5 152. On en tire l'équation : (X + 74)(74-X) = 5 152 soit
-x2 + 324 0 et X = 18. Les Chinois utilisaient le même terme pour désigner les unités de
=
gun est l'objet d'une bienveillance par- longueur et d'aire.Sur la pagedegauche,le commentaire deTakebeexplicite le sensde chaque
ticulière. Le mathématicien, en pleine étape du calcul : «On pose un bâton pour l'inconnu ciel, on le pose égal à l'écart entre la
possession de ses moyens, est proba- longueur et la largeur...».
rition. Des tables semblent avoir été Les nouvelles connaissances incitent qui portera le coup de grâce au rêve de
dressées vers 1720 dans la perspective le shogun à ordonner une série d'obser- Yoshimune. La réforme de 1751, mise en
d'un ajustement imminent. vations et de mesures, qui sont effec- oeuvre après la mort du shogun, ne sera
L'ajustement est toutefois retardé tuées par un proche collaborateur de qu'un pâle reflet du projet initial.
sous l'effet de la levée de l'interdiction Takebe du nom de Nakane Genkei L'esprit d'ouverture de Yoshimune
en 1720. Le premier ouvrage que Takebe (1662-1733). Ces préparatifs vont subir s'est également traduit par un intérêt
découvre dans ces circonstances est un un coup d'arrêt avec la mort de Nakane, croissant pour les représentants de la
recueil d'oeuvres de Mei Wending (1633- puis avec celle de Takebe. La disparition Compagnie hollandaise des Indes orien-
1721), le chef de file d'une nouvelle de son meilleur associé ne décourage tales, la seule compagnie européenne à
génération de savants chinois formés pas Yoshimune, qui recrute d'autres avoir conservé un comptoir au Japon.
aux sciences occidentales. Les nouvelles savants, mais moins compétents, pour Cette situation «privilégiée » imposera
techniques éminemment pratiques pré- mener à bien le projet. C'est finalement aux Néerlandais une haute surveillance
sentées par Mei suscitent l'admiration la résistance féroce de la cour impériale et une curiosité pesante pendant plus de
de Takebe, qui ne se doute pas qu'elles de Kyoto (qui avait conservé la préroga- deux siècles : ils résidaient, en temps
datent de la fin du XVIe siècle. tive de la promulgation du calendrier) normal, dans une minuscule presqu'île
située dans le port de Nagasaki, qu'ils
n'étaient autorisés à quitter que lors de
ALGORITHME DE CALCUL DE LA LONGUEUR D'ARC DE TAKEBE la visite annuelle que la délégation ren-
dait au shogun. À partir de l'époque de
Yoshimune, les marchands durent répon-
Nous exposons seulement ici la méthode «numérique» par laquelle Takebe
dre à une pluie de questions, souvent
est parvenu pour la première fois à exprimer le carré de l'arc sous la forme d'une difficiles, posées soit par le shogun en
somme infinie (dans le Classique de Tetsujutsu (1722)). Takebe s'étend d'ailleurs
longuement dans cet ouvrage sur la valeur heuristique que présente ce type de personne, soit par ses savants favoris.
Ainsi, en 1727, les Néerlandais furent
méthode. L'algorithme en notation moderne est : prévenus qu'ils recevraient le lende-
2 22 f 42 f 62 f 82 f 102 f
(a/2)2= fd + X0 3.4 d + X1 5.6 d + X2 7.8 d + X3 9.10 d X4 11.12 d + ... main la visite d'un favori du shogun, qui
leur remettrait une liste de questions et
où a, f et d désignent l'arc, la flèche et le diamètre du cercle et X0, X1, X2, X3
en recueillerait les réponses. Le favori
etc. sont les termes successifs de la somme. Ils sont, dans le texte original, n'était autre que Takebe. Les questions
respectivement désignés par « nombre de base», «première différence »,
étaient fort variées : elles portaient sur
«deuxième différence», etc.
les habitudes culinaires européennes ou
Cette expression a ete obtenue a partir du calcul les espèces de chevaux (une passion de
préalable d'une valeur particulière de (a/2)2 corres- Yoshimune), que sur des sujets plus
pondant à la flèche 10-5 (le diamètre ayant été fixé à techniques : médecine, botanique,
10). Cette valeur a été calculée avec 48 décimales, astronomie, calendrier, mathématiques,
par un procédé numérique complexe s'appuyant sur mode d'emploi d'instruments tels que
une approximation de l'arc par des lignes polygo- l'astrolabe ou le télescope.
nales, inspiré de l'approximation classique de la cir- Cet intérêt de Yoshimune n'est pas
conférence par des polygones de 2n côtés. Il obtient seulement à mettre au compte de sa
pour (a/2)2 : curiosité exceptionnelle : le gouverne-
10-4 x 1,000 000 333 333 511 111 225 396 906 666
ment shôgunal devait faire face depuis
728 234 776 947 959 587. plusieurs années à de graves difficultés
L'expression générale de (a/2)2 estalors «lue»
à travers les décimales obtenues : économiques (des cycles de mauvaises
Takebe remarque qu'en première approximation (a/2)2 vaut fd. Il calcule alors récoltes suivies de famines catastrophi-
numériquement la différence (a/2)2 - fd pour f = 10-5 et obtient : ques) et déjà, sous le régime précédent,
x 0, 3 333 335 111 112 253...
10-10 le pouvoir avait manifesté sa volonté de
Il estime que l'ordre de grandeur de ce nombre est celui de f2 et que 0, 33 mobiliser les intelligences du pays. Les
333 351... est proche de 1/3. techniques et les connaissances occi-
D'où l'étape suivante consistant a calculer (a/2)2 - fd - f2/3 pour la valeur de dentales ont pu apparaître, dans ce
f égale à 10-5. Il obtient : contexte, comme un ultime recours.
10-16 x 0, 177 777 992... Face au nouvel appétit de leurs inter-
De la même manière, l'ordre de grandeur est estimé à f3/d et le coefficient locuteurs, les Néerlandais réagiront très
à 8/45. Pour évaluer la fraction approchée, Takebe dispose d'une méthode mollement, et les Japonais n'attendront
identique au développement en fraction continue. pas le bon vouloir des marchands pour
De nouveau, (a/2)2 - f/d - f2/3 -8f3/45 d est calculée pour la valeur particulière
se mettre à la besogne. C'est à l'époque
f= 10-5, et ainsi de suite. de Yoshimune qu'apparaissent les pre-
De cette manière, il obtient successivement les premiers termes de l'expres- miers savants japonais qui entrepren-
sion du carré de l'arc : nent une étude systématique de la lan-
X0 = fd X1 = X0. 1/3. f/d gue néerlandaise dans le but de
X2 = X1. 8/15. f/d X3 = X2. 9/14. f/d déchiffrer les ouvrages occidentaux :
X4 = X3. 32/45. f/d X5 = X4. 25/33. f/d c'est le début du rangaku, littéralement
X6 = X5 72/91. f/d. les sciences hollandaises, un domaine
La dernière étape consiste à trouver une loi régulière qui régit les fractions d'études qui commencera à porter ses
obtenues. L'écriture des coefficients sous la forme donnée dans la première fruits dans la seconde moitié du XVIIIe
formule ne sera obtenue que quelques années plus tard. Takebe considérera siècle.
dans un premier temps deux règles distinctes pour les coefficients de rang pair Takebe ne verra pas ce décollage des
et pour ceux de rang impair. études hollandaises, mais il est certaine-
ment l'un des premiers à souhaiter cette
ouverture, à mesurer justement les pos- ou de l'arc de cercle. Ces concepts fon- les nombres à partir de la procédure. On
sibilités qu'offrait la science occidentale. damentaux mis en place, Takebe énonce dira qu'elle est inverse si l'on teste les
Des témoignages attestent l'intérêt de l'une des idées au centre de son analyse procédures à partir des nombres et si
Takebe pour les livres de mathémati- : «Quant à cette tâche [il s'agit bien sûr l'on cherche le principe à l'aide de la
ques néerlandais, mais, dans l'état actuel de la recherche mathématique], on dira procédure. »
des recherches, il est difficile d'évaluer qu'elle est normale si l'on saisit le prin- Ainsi Takebe prône-t-il deux démar-
le niveau de connaissances qu'il avait cipe, développe la procédure et calcule ches différentes pour résoudre un pro-
atteint.
Même si l'on parvenait à montrer
TRIGONOMÉTRIQUES
que Takebe avait cherché à percer à jour TABLES DE TAKEBE
la réalité des mathématiques occiden-
tales, ce ne serait qu'un mérite secondaire La construction d'une table trigonométrique, en raison de son étroite corre-
par rapport à celui qu'il a eu de relancer lation avec les tables calendériques, figurait parmi les objectifs prioritaires de
les recherches mathématiques au Japon Takebe. Takebe, élevé dans la tradition chinoise, ignorait les notions d'angle, de
par une série d'oeuvres de premier plan. sinus et de cosinus. Mais on peut montrer que les grandeurs qu'il considère
sont, à un coefficient multiplicatif près, équivalentes à la mesure de l'arc en
Le Classique du Tetsujutsu radians, au sinus et au sinus-
verse.
En 1722, Takebe signe la préface du Un demi-cercle, de diamè-
Classique du Tetsujutsu (Tetsujutsu san-
tre 10, est subdivisé en 90
kyô), un ouvrage au profil singulier dans
arcs égaux ; pour les multi-
lequel Takebe se propose d'exposer «les
ples ak = k. a/90, où k est
grandes lignes de la recherche mathé-
un entier compris entre 1 et
matique ». Takebe y montre les rouages
90), les trois grandeurs ak/2,
du travail mathématique en s'aidant
ck/2, f sont déterminées.
d'exemples bien choisis et indique les
Les tables réalisées par
raisons pour lesquelles certaines
Takebe indiquent le nombre
recherches aboutissent alors que d'au-
de subdivisions k ; la lon-
tres échouent.
Son analyse commence par une dis- gueur du demi-arc ak/2 ;
l'écart entre deux demi-arcs
tinction originale entre trois types d'ob-
successifs ; la flèche fk ; l'écart entre deux flèches successives ; la demi-corde
jets mathématiques intervenant respec-
Ce/2.
tivement dans trois phases de la
Dans la pratique, pour déterminer la valeur 12 d'un arc connaissant sa flèche
recherche. «Les mathématiques, dit-il,
f, on cherchait dans la table la flèche fk la plus proche, puis a/2 était obtenu par
ont pour fonction d'établir les règles, de
interpolation linéaire : a/2 = a »/2 + (f-fk) #ak/2#fk.
dégager le principe des procédures et de
calculer des nombres. »
Commentons ce découpage insolite
en nous aidant des exemples cités par
Takebe dans son livre : les «règles » (que
l'on pourrait également traduire par
«lois ») renvoient, dans le langage de
Takebe, à des techniques de calcul
communes pouvant être mises en oeuvre
dans des contextes variés. Exemples : la
multiplication et la division, le calcul
algébrique, la méthode d'interpolation
au moyen des différences finies. La
«procédure », quant à elle, constitue le
corps même de la résolution d'un pro-
blème. C'est une liste d'instructions
pour le calcul de la grandeur demandée,
l'équivalent de l'algorithme moderne. Il
y aura donc autant de «procédures » que
de problèmes considérés ; un exemple
d'une telle procédure est celle qui per-
met de déterminer l'aire de la sphère
connaissant son rayon.
Enfin, par la notion de «nombres »,
Takebe semble désigner des valeurs
numériques particulières (éventuelle-
ment des valeurs approchées) de la
grandeur demandée et, point important,
ces valeurs peuvent, nous le verrons plus
loin, jouer un rôle dans la recherche de
la procédure. Les exemples cités par
Takebe sont : les racines carrées, les
valeurs approchées de la circonférence
blème, c'est-à-dire trouver la procédure Ce second type d'approche est, en un rôle de premier plan. Son caractère
correspondante et saisir le sens (ce qu'il fait, le principal propos de notre mathé- non immédiat ne doit pas conduire à la
appelle le «principe ») de cette dernière. maticien. Le terme tetsujutsu se négliger. Certains résultats de mathéma-
La première démarche consiste à décompose suivant : jutsu, technique et tiques, pense Takebe, ne peuvent être
éclaircir directement le «principe » de la tetsu, dont le sens se situe quelque part obtenus autrement qu'en recourant à
procédure. Elle correspond au cas où entre le raccordement, l'alignement et cette méthode.
celle-ci s'obtient par le calcul en inter- l'accumulation. «Le tetsujutsu, dit-il, Le meilleur exemple étant donné par
prétant correctement les termes de n'est rien d'autre que le fait de scruter et la procédure de calcul de l'arc de cercle
l'énoncé. Les «nombres », c'est-à-dire de chercher par l'accumulation jusqu'à qu'il vient d'obtenir au terme d'une très
les valeurs particulières de la grandeur atteindre la compréhension du principe longue recherche, Takebe décrit dans le
demandée, n'interviennent pas dans la des procédures [...]. livre comment, en examinant des
recherche proprement dite. Takebe cite «Lorsque la recherche portant sur un valeurs approchées d'arcs de cercle
le calcul algébrique comme le meilleur cas ne permet pas d'atteindre le principe pour des flèches très petites, il a été
exemple de cette démarche. Les procé- de la procédure, on cherchera sur un amené à poser une procédure infinie. Le
dures qui sont, dans ce cas, les équations second cas. Si ces deux cas ne suffisent succès de la recherche proviendrait de
vérifiées par l'inconnue, découlent alors pas, on cherchera sur un troisième. ce que les petites décimales de l'arc,
automatiquement du calcul. Même si le principe de la procédure est dans le cas d'une flèche extrêmement
La seconde démarche correspond profondément enfoui, dès lors que l'on petite, font clairement apparaître la
aux cas où la procédure ne peut être cherche sur de multiples cas, il arrive structure de la série sous-jacente.
obtenue que par tâtonnement et au toujours un point de maturation et il Si, dans le Classique du tetsujutsu,
terme d'une réflexion sur les valeurs n'existe pas d'exemple où la recherche Takebe ne tarit pas d'éloges pour ce
particulières (éventuellement appro- ne finisse par aboutir. » Le message de qu'il appelle la «recherche à l'aide des
chées). Les exemples cités par Takebe Takebe dans le Classique du tetsujutsu nombres » qui permet, selon lui, de
suggèrent assez clairement que l'ap- pourrait être ainsi résumé : la recherche dévoiler des structures apparemment
proche considérée est de type inductif. inductive joue dans les mathématiques inintelligibles, il n'en sera pas moins
réduit, une fois acquise l'idée que les
procédures peuvent être infinies, à cher-
cher une méthode plus commode et plus
systématique pour découvrir de telles
procédures. Il l'obtient, semble-t-il, très
peu de temps après, et c'est cette
seconde méthode, de caractère algébri-
que, exposée dans un autre traité, que
ses successeurs retiendront. La méthode
illustre bellement la maîtrise acquise par
les mathématiciens japonais dans le
domaine de l'algèbre.
Avec ces deux traités réalisés autour
de 1720, Takebe laissait non seulement
derrière lui l'idée très féconde que les
grandeurs géométriques courbes peu-
vent s'exprimer sous forme de séries
infinies, mais posait également les bases
du calcul sur les séries et du calcul des
limites. Ses successeurs tireront toutes
les conséquences de ces découvertes :
ils élargiront le champ d'utilisation de
ces séries et l'appliqueront en particulier
à la détermination d'aires et de volume
complexes.
Il serait injuste de clore cet aperçu
des activités de Takebe des années 1720
sans évoquer la réalisation qui lui a pro-
bablement coûté le plus de peine : la
construction d'une table trigonométri-
que. L'entreprise, telle qu'il l'a menée,
n'avait de précédent ni au Japon ni en
Chine. Takebe la mène vaillamment à
5. LES SEULS EUROPÉENS autorises à commercer avecles Japonais pendant l'époquedes terme en mettant en oeuvre toutes les
Tokugawa étaient les marchands de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Les possibilités que compte alors la tradition
représentantsdu comptoir habitaient d'ordinaire dans la minuscule presqu'île de Deshima, japonaise, mais cet exploit arrivait beau-
situéedans la baie deNagasaki. Ils ne quittaient Nagasaki que lorsqu'ils rendaient leur visite coup trop tard pour qu'il puisse jouer un
annuelle au shogun, à Edo. À partir de l'époque de Yoshimune (1716-1745),shogun excep- rôle historique. La table de Takebe sera
tionnellement curieux et pragmatique, ils devront répondre à une pluie de questions,parfois ignorée de la plupart de ses successeurs:
difficiles, poséespar le shogun enpersonne ou par sessavantsfavoris. Les questionspouvaient
ils recourront aux tables, plus
porter aussi bien sur les habitudes culinaires des Néerlandais que sur les mathématiques,
l'astronomie, les médicaments, la botanique, etc. Les Néerlandais sont ici représentésdans complètes, des jésuites. Leurs tables
leur résidenceà Deshima, en compagnie de courtisanesjaponaises. Peinture de Kawahara commencent en effet à circuler au Japon
Keiga, première moitié du XIXe siècle peu de temps après.
6. LA VIE QUOTIDIENNE dans une école de mathématiques à séjour entre l'élève et le maître : en échange de son affiliation
l'époque des shoguns Tokugawa (1600-1868). L'enseignement des définitive à l'école, le disciple s'engageait à ne dévoiler le secret des
mathématiques avait lieu dans des académies privées, dirigées par ouvrages qu'aux plus méritants des élèvesqu'il aurait à son tour. À
des maîtres qui se prévalaient d'une filiation prestigieuse. Un élève la fin du XVIIe siècle, latransmission des connaissancess'effectuait
de l'académie qui avait fait la preuve de sescapacités était autorisé probablement plus librement ; Takebe était plus enclin que son
à établir une copie des précieux ouvragesqui constituaient le patri- maître à publier les découvertesmathématiques. C'est à Takebeque
moine de l'école. Un diplôme-contrat était signé au terme de son l'on doit la divulgation du nouveau calcul algébrique de Seki.

L'occasion manquée d'une fusion ? transition. D'autre part, les travaux de peu de temps, notamment ceux mêmes
Takebe avaient préparé le terrain, et la qui s'étaient fixé pour objectif de péné-
Les années de pouvoir du shogun communauté mathématique était à trer le sens profond de l'algèbre chi-
Yoshimune apparaissent comme une même de recevoir ce qu'il y avait de plus noise. Les chemins des mathémati-
période de transition. La plupart des élaboré dans les mathématiques trans- ques occidentales et chinoises se sont
sciences traditionnelles-médecine, mises par les jésuites : les séries infinies presque croisés et Takebe s'est trouvé
botanique, astronomie...-entrent alors et les méthodes de construction des au lieu le plus propice pour s'en rendre
dans un lent processus de confrontation tables trigonométriques. Ainsi s'aper- compte.
avec les sciences occidentales, au terme çoit-on qu'à la différence des autres Cette occasion ne se reproduira plus.
duquel elles finiront par disparaître. sciences aucun conflit ne pouvait surgir Les mathématiques poursuivront en
Seules les mathématiques semblent entre les deux traditions et que le terrain Europe l'expansion spectaculaire que
échapper à ce destin. La tradition japo- était même prêt pour une fusion. l'on sait. Au Japon, elles se développe-
naise ressort apparemment indemne de Celle-ci n'aura pas lieu. Les succes- ront beaucoup plus lentement en s'enri-
sa rencontre avec les mathématiques seurs de Takebe ne chercheront pas à en chissant de techniques de résolution éla-
des jésuites. Des techniques nouvelles savoir davantage que ce que conte- borées, mais sans que le champ des
(trigonométrie sphérique, logarithmes) naient les traités des jésuites, c'est-à- problèmes connaisse d'extension impor-
s'ajoutent au corpus traditionnel, mais dire fort peu. Mais ce point, qui relève tante.
l'addition ne met à aucun moment l'édi- d'une autre époque, ne nous intéresse Au XIXe siècle, lorsque le nouveau
fice en péril. pas ici : on retiendra seulement que la gouvernement de Meiji décidera d'in-
Une explication de ce phénomène fusion entre les deux traditions semblait troduire systématiquement les sciences
pourrait être que la tradition japonaise possible au début du XVIIIe siècle avec et les techniques occidentales, l'écart
de mathématiques n'a jamais autant Takebe. entre les deux traditions sera tellement
affirmé son identité et autant montré Cette possibilité est intéressante, grand qu'aucun mathématicien ne sem-
qu'elle pouvait être génératrice d'idées car elle révèle la maturité que les mathé- ble avoir pensé à les réunir dans une
nouvelles que pendant cette période de maticiens japonais avaient atteinte en synthèse.
Li Shanlan

JEAN-CLAUDE MARTZLOFF

À la veille du XXe siècle, Li Shanlan, mathématicien chinois autodidacte,

a élaboré d'élégantes formules sommatoires en s'appuyant uniquement


sur des techniques médiévales chinoises, sans utiliser les mathématiques
occidentales que pourtant il connaissait.

elle es oeuvres des mathématiciens maniement de petites baguettes. Pour hongrois. Apparemment, leur engoue-
des siècles passés présentent- eux, même le boulier, pourtant inventé ment était purement mathématique
de l'intérêt en tant que seulement vers le XIVe siècle, était puisqu'ils ne connaissaient pas le chi-
source d'inspiration pour les mathéma- encore trop moderne. A plus forte rai- nois.
ticiens actuels? À de rares conjectures son, le calcul par écrit-ou plutôt «au En 1937, l'un d'eux, G. Szekeres,
près, (Fermat, Riemann), il semblerait pinceau » comme ils disaient avec ses s'était réfugié à Shanghai afin d'échap-
que non : les outils conceptuels actuels «incompréhensibleschiffres arabes »,les per au nazisme, de plus en plus mena-
sont, et de beaucoup,plus élaborés que horrifiait. çant en Hongrie. Sur place, il avait ren-
ceux dont disposaient nos ancêtres.Rai- Contre toute attente, en plein XXe contré Zhang Yong (1911-1939),jeune
sonner en faisant semblant de tout siècle, une superbe trouvaille d'un et brillant mathématicien polyglotte,
ignorer des mathématiques actuelles ne obscur mathématicien chinois du XIXe professeur chinois de mathématiques,
serait-il pas aussi absurdeque continuer siècle, Li Shanlan, retint l'attention de né à Aberdeen en Écosseet qui avait fait
de calculer aveclestables de logarithmes nombreux mathématiciens profession- ses études à Göttingen, en Allemagne.
comme si les ordinateurs n'existaient nels en raison de son intérêt scientifique Influencé par 0. Neugebauer, éminent
pas? intrinsèque. spécialiste de l'histoire des mathémati-
Comme l'écrit Jean Dieudonné dans La trouvaille en question, que cer- ques et de l'astronomie antiques, le
Pour l'honneur de l'esprit humain, la tains manuels d'analyse combinatoire jeune chinois avait redécouvert avec
reine dessciencesa davantageprogressé -ceux de L. Comtet ou de J. Riordan enchantement lesmathématiques tradi-
de 1945à nos jours que de la naissance par exemple-qualifient aujourd'hui tionnelles de son propre pays. Il avait
de l'humanité à 1945. En outre, les de formule de Li Renshu (Renshu, qui alors présentéla formule de Li Shanlan
mathématiques sont devenues univer- sorthographieparfoisaussiJen-Shoo au Hongrois.
selleset le même symbolisme,lesmêmes ou Zsen-Su, est le «prénom d'adulte » G. Szekeresfut intrigué par l'origina-
critères de rigueur, les mêmes idéaux (zi) de Li Shanlan, second prénom que lité de cette formule énigmatique,car les
règnent partout. Tous les peuples chacun recevait le jour de sa majorité, à formules sommatoires faisant intervenir
d'Orient et d'Extrême-Orient ont relé- 20 ans pour les garçonset à 15 ans pour les carrés des coefficients binomiaux ne
gué au magasin des antiquités leurs les filles, tandis que Shanlan est son sont pas nombreuses et souvent diffi-
anciennes traditions à l'exception du «prénomde naissance» (ming)). Cettefor- ciles à établir : à l'époque, l'analyse
boulier. mule permet de transformer astucieuse- combinatoire était moins constituée en
Dans ces conditions, quel intérêt ment les carrés des coefficients bino- domaine autonome des mathématiques
autre qu'historique pourraient bien miaux en des expressions binomiales que maintenant. Il avait envain cherché
avoir les mathématiques chinoises pour calculer quasi-mécaniquementdes à démontrer la formule de Li Renshu.
anciennes? Comment ne pas y voir, sommesde carrésde tels coefficients. Pour en avoir le coeurnet, il s'adressaà
comme le mathématicien britannique Les principes sur lesquelsLi Shanlan celui de ses compatriotes qui avait bâti
G. Hardy, «d'intéressantes curiosités» fait reposer ses calculs lui permettent, sa réputation sur son habileté à dénouer
pleines de poésie et de charme, maisqui entre autres, de décomposer aussi les des conjectures complexes, Paul Turan.
appartiennent incontestablement à un puissancesn-ièmes des entiers afin de Ce dernier lui renvoya effectivement
monde révolu? À l'aube du XXe siècle, déterminer la sommedespuissancesdes une démonstration confirmant l'exacti-
en Chine, personne ne s'intéressait à n premiers nombres sanspasserpar les tude de la formule en question, démons-
l'axiomatique, à la théorie des ensem- nombres de Bernoulli. tration particulièrement compliquée,
bles et encore moins aux problèmes de Des mathématiciens hongrois, tchè- fondée sur une propriété despolynômes
Hilbert. Seuleune poignée d'initiés pra- ques et anglais-G. Szekeres,P. Turan, de Legendre! Turan ne publia son tra-
tiquaient l'algèbre symbolique à la J. Suranyi, J. Kaucky, L. Carlitz,...-se vail qu'en 1954et, par la suite, son article
manière de Descarteset découvraient... sont passionnéspour cette formule. Dès provoqua une vague de recherches
les coniques. À la même époque, cer- 1954, ils en ont publié des démontra- enthousiastes qui aboutirent à des
tains conservateurs pugnaces envisa- tions dans des revues mathématiques démonstrations plus simples de la for-
geaient sérieusementla résurrection de d'Europe de l'Est d'audience interna- mule récalcitrante.
l'antique calcul chinois reposant sur le tionale comme le Mathematikai Lapok Li Shanlan ne connaissaitpas davan-
tage les polynômes de Legendre que C'est pourquoi on est obligé de conclure l'oeuvre de Li Shanlan sans tenir compte
la plupart des autres moyens mathé- que la démarche initiale de notre mathé- de ce contexte.
matiques mis en oeuvre par ces mathé- maticien chinois émérite devait proba- Li Shanlan naquit en 1810 à Haining,
maticiens : au XlXe siècle, des blement différer beaucoup de celle de ville située au Sud de Hangzhou et au
années-lumière séparaient les univers À vrai
ces mathématiciens modernes. Nord du détroit de Formose, dans la
mathématiques chinois et occidentaux. dire, il serait impossible de comprendre province du Zhejiang. Ses parents

1. PORTRAIT DE LI SHANLAN VERS 1877; ci-contre, Li Shanlan


et ses élèves au Tongwenguan, première école chinoise moderne
consacréeà l'enseignement des sciences,des techniques et des lan-
guesoccidentales; le but de cette école était de former des ingénieurs
et des diplomates. Les premiers projets impériaux prévoyaient d'ac-
corder des promotions «au grand choix » à ceux des prestigieux
académiciensde «la forêt des pinceaux» qui consentiraient à y suivre
descours de «recyclage». Cependant, dans l'Empire du Milieu l'en-
seignement dessciencesétait généralementconsidéré comme inutile.
Liant presque exclusivement les mathématiques aux nécessitésde la
vie économique et sociale, et dans une moindre mesure à celles de
l'astronomie, scienceutile pour la confection du calendrier, les lettrés
confucéenss'intéressaient davantageaux mathématiques, d'un point
de vuehistorique et philosophique, que scientifique. Aussi cesprojets
révolutionnaires qui visaient à intéresser aux sciencesles meilleurs
lettrés échouèrent : on secontenta de recruter par concours de jeunes
élèvesde 14 ans. Le résultat final ne fut pas très probant : chaque
année les diplômés se comptaient sur les doigts d'une main ; les
examens classiquesoffraient de meilleures possibilités de carrières.
vivaient sans doute dans une certaine congruences simultanées à une inconnue l'origine de sa vocation de mathémati-
aisance puisqu'ils purent offrir à leur fils x # a1 (mod m1), x--a2 (mod m2), x # a3 cien ne suffisent bien sûr pas à expliquer
l'éducation nécessaire à la préparation (mod m3)... et a eu, historiquement, des la suite de sa carrière. En fait, l'événe-
des concours littéraires, seule voie d'ac- applications en astronomie : calcul des ment décisif qui le précipita dans les bras
cès à la réussite sociale dans la Chine dates pour lesquelles plusieurs phéno- de sa passion d'adolescent fut son échec
confucéenne de ce temps. mènes périodiques (phases de la Lune, à l'examen provincial triennal de licence,
Sous la houlette de Chen Huan passage d'un astre en un endroit précis à Hangzhou. Au XVIIIe siècle, le lettré
(1786-1803), lettré réputé, ancien élève de la voûte céleste, etc. repassent simul- Wu Jingzi a admirablement évoqué sur
de Duan Yucai, le «Littré»» chinois, le tanément dans le même état) Puis, sous le mode ironique l'enfer de ces examens
jeune Li s'initia aux subtiles techniques la dynastie mandchoue (1644-1911), dans son roman, L'histoire non officielle
de la mémorisation des Classiques et des bien d'autres savants se rendront illus- de la forêt des lettrés (Rulin wai shi)
dissertations littéraires à plan imposé en tres en tant que virtuoses des séries infi- Confinés dans d'étroits cagibis, les can-
huit parties (bagu) La tâche qui l'atten- nies ou comme historiens des mathéma- didats devaient macérer sur leur copie
dait pouvait faire reculer les plus coura- tiques. trois jours et deux nuits de suite ! Moyen-
geux : pour apprendre par coeur les Alors qu'il entrait dans sa dixième nant finances, les choses pouvaient
Entretiens de Confucius, le Mencius, le année, le jeune Li avait déniché dans la s'arranger, mais notre apprenti lettré
Yijing, le Canon de l'histoire, le Rituel et bibliothèque familiale un exemplaire de détestait autant la fraude qu'il était
le Commentaire de Zuo, il fallait retenir la bible des mathématiques chinoises désargenté.
très exactement un ensemble de textes traditionnelles, les Neuf chapitres sur Malgré tout, son séjour à la capitale
se composant de 431 286 caractères l'art du calcul (Jiuzhang suanshu). Habi- de la province du Zhejiang n'avait pas
d'écriture ! (un caractère équivaudrait tué aux Classiques qu'il devait appren- eu que des conséquences négatives, car
très approximativement à un mot en dre par coeur,il découvrit avec plaisir les il avait réussi à se procurer un exem-
français). énigmes que posent certains énoncés plaire d'une ancienne algèbre médié-
Une telle mémorisation nécessitait mathématiques et, sans plus attendre, vale, le Miroir comparable à l'océan
six années d'effort quasi-ininterrompu dévora les 246 problèmes de la vénéra- reflétant le ciel de calculs de cercles ins-
au rythme infernal de 200 caractères par ble arithmétique de la dynastie des Han crits et circonscrits (Ceyuan haijing) de
jour ! Naturellement, ni les mathémati- (-206, +220). Cinq ans plus tard, en Li Zhi (1248).
ques, ni aucune autre science n'avaient 1824, il tomba sur l'ancienne traduction De même que dans l'Europe de la
de place dans un tel cursus. Toutefois, la incomplète des Éléments d'Euclide (tra- Renaissance la redécouverte des oeuvres
province natale de Li Shanlan était, et duction qui remontait à 1607 et qu'avait majeures des mathématiques de l'Anti-
depuis fort longtemps, une pépinière de effectuée le missionnaire jésuite italien quité grecque avait stimulé le progrès
mathématiciens. En 1275, déjà, le proli- Matteo Ricci (1552-1610) en collabora- des connaissances, dans la Chine de la
fique Yang Hui y avait publié une série tion avec un haut fonctionnaire chinois première moitié du XIXe siècle, la mise
de manuels d'initiation dont certains converti au christianisme, Xu Guangqi au jour d'anciens manuscrits algébri-
contenaient des carrés, des cercles et des (1562-1663)). Sans doute sa vocation ques chinois remontant au XIIIe siècle,
anneaux «magiques». était-elle déjà tracée. Passionné par la mais oubliés depuis belle lurette, suscita
Vers 1220, Qin Jiushao, le célèbre lecture des deux ouvrages, il se targuait un puissant courant d'intérêt.
découvreur du «théorème chinois » d'avoir tout compris sans le secours d'un L'existence dans leur propre langue
avait étudié le calcul numérique à maître. des textes algébriques vieux de cinq siè-
l'observatoire de Hangzou. Ce théo- Ces menues anecdotes dont Li Shan- cles excitait la curiosité de bien des let-
rème permet de résoudre le système de lan aimait à rappeler qu'elles furent à trés ; ces textes étaient antérieurs à la
naissance de l'algèbre en Europe, alors
que 120 ans plus tôt, les missionnaires
européens leur avaient présenté cette
science comme une nouveauté radicale !
D'où une floraison de travaux chinois,
fièrement historiques et philologiques,
mais parfois aussi, purement mathéma-
tiques.
Li Shanlan n'aurait sans doute jamais
acquis la moindre notoriété s'il ne s'était
fait apprécier par ses pairs. Bien que de
formation purement littéraire, de nom-
breux lettrés nourrissaient d'autres inté-
rêts ; comme il n'existait pas d'écoles où
l'on pouvait apprendre les mathémati-
ques, ils étaient souvent autodidactes ;
cela ne les empêchait pas de communi-
quer. Certains d'entre eux étaient si pas-
sionnés qu'ils n'hésitaient pas à vendre
leurs biens et à parcourir des milliers de
kilomètres pour s'initier auprès d'un
maître célèbre. D'où l'émergence d'un
embryon de communauté mathémati-
que constituée essentiellement d'ama-
teurs enthousiastes et cela, en dehors de
2. LOGES exiguës ou les candidats restaient enfermés plusieurs jours pour rédiger les tout professionnalisme et de tout lien
dissertations des concours littéraires qui seperpétuèrent en Chine du VIe au XXe siècles. institutionnel.
Les mathématiques occidentales
vues de la Chine
C'est dans ce contexte que Li Shan-
lan fit ses premières armes. Son exégèse
du Miroir des quatre primordialités clair
et pur comme le jade (1303) de Zhu Shi-
jie (les «quatre primordialités » corres-
pondent à nos inconnues algébriques
x, y, z et t) reçut immédiatement l'appro-
bation des connaisseurs. Li Shanlan
avait réussi à reconstituer de manière
convaincante la démarche de l'auteur de
ce traité pour éliminer les inconnues en-
tre systèmes polynomiaux à plusieurs
variables, à coefficients numériques et
de degré inférieur ou égal à 14! La
prouesse était d'autant plus remarqua-
ble que le texte original ne comprenait
que des indications extrêmement cryp-
tiques et laconiques portant sur 288 pro-
blèmes déconcertants et qui rappellent
les énoncés concernant «l'âge du capi-
taine » : on supposait connus les volumes
et on demandait les dimensions des
solides, on ajoutait des aires à des lon-
gueurs, des prix à des volumes ! Appa-
remment sans intérêt, ces procédés pré-
sentaient cependant l'énorme avantage
de déboucher sur des situations
mathématiques intéressantes.
Li fut également apprécié par d'au-
tres travaux dont les sources étaient les
manuels que les Jésuites avaient fait
rédiger en chinois, au cours des deux
siècles précédents, à l'intention des
astronomes impériaux. Destinés à des
praticiens, cette prose contenait surtout
des recettes non démontrées. Ayant
réussi à rétablir, par des calculs algébri-
ques, les démonstrations des principales
séries relatives aux logarithmes, Li
déclara ingénument que «...les Euro-
péens se débrouillent fort bien en mathé-
matiques. Pourtant, ils ne savent pas rai-
sonner !». Il est piquant de noter qu'au
XXe siècle, la plupart des historiens
disent exactement la même chose des
mathématiques chinoises, tout simple-
ment parce que dans les manuels chinois
qu'ils connaissent-essentiellement des
manuels destinés à l'enseignement-il
3. EXTRAITS DU SUANXUE KEYI, recueil d'exercices sur le cours de mathématiques de
n'y a presque pas de démonstrations Li Shanlan, publié la sixième annéedu règne de l'Empereur Guangxu (1880). On remarque
mais seulement des résultats.
que les notations algébriques employéesutilisent à la fois des symboleseuropéens (le signe
Malgré son talent et sa réputation, Li égal allongé, la barre de fraction, les parenthèses,le zéro) et des caractèresd'écriture chinois.
ne pouvait pas vivre des seules mathé- Les formules sont écrites horizontalement tandis que les explications en langue chinoise sont
matiques : ces sciences étaient surtout écrites de haut en bas et de droite à gauche.La première colonne de texte (a droite) signifie
considérées dans leur dimension utili- «[en] résolvant celapar l'algèbre on a les équations[suivantes]. L'équation situéetout enhaut
taire. Les quelques domaines d'applica- de la pagese traduit, mot à mot, «ciel = petit rayon = AB». Cela,parce qu'en algèbrechinoise
traditionnelle, l'inconnue s'appelle «le ciel» (tian) en outre, ce que nous avons traduit par
tion des mathématiques reconnus d'uti-
AB correspond aux deux caractèresjia etyi qui sontemployéscomme nos lettres del'alphabet
lité publique en Chine impériale allaient en géométrie depuis que les Éléments d'Euclide ont été traduits en chinois (en 1607). La suite
du calcul du calendrier à la détermina- du texte pose et résout les équations algébriques d'un problème de géométrie. On note enfin
tion de l'assiette de l'impôt, en passant l'aspect étrange des signes + et-qu'on écrit respectivement T inversé et T, lesquelssont
par les menues opérations commer- pourtant d'origine européenne: en fait, les Chinois ne pouvaient pas conserver «+» et «-»
ciales de la vie quotidienne. Pour cela, il tels quels dans leurs textes mathématiques car cesgraphismes ont une signification précise
n'était pas nécessaire de se cultiver en langue chinoise ordinaire : I'un signifie «dix» et l'autre «un». De nos jours ce type de
notation mi-européenne mi-chinoise a complètement disparu : les Chinois écrivent leurs
beaucoup et encore moins de pratiquer équations comme nous et utilisent aussi les chiffres arabes. On a indiqué l'équivalence entre
les mathématiques pour elles-mêmes chiffres chinois et arabes utile dans les autres tableaux.
comme le faisait Li ; aussi, fit-il office de ment bien en chinois, ils avaient besoin s'attelait à un sujet, passait à un autre
précepteur pendant quelques années des services d'un autochtone ; comme il l'après-midi et parfois en reprenait un
dans la famille du lettré déchu Lu Feizhi s'agissait de traduire des ouvrages scien- troisième dans la soirée ! C'est ainsi qu'il
(mort en 1790). Puis, en 1852, il se rendit tifiques, notre mathématicien amateur traduisit successivement un nombre
à Shanghai et réussit à trouver un emploi était tout désigné pour cette tâche. impressionnant de manuels scolaires
de traducteur chez les missionnaires Commença alors pour lui une vie de (correspondant approximativement, à
protestants de la London Missionary «traducteur de force». Travaillant en l'époque, au niveau du début de l'Uni-
Society qui avaient fondé des écoles et binôme avec un Européen, il traduisait versité : les neuf derniers livres des Élé-
élu quartier général dans cette ville. A jusqu'à trois ouvrages de front de façon ments d'Euclide, l'Algebra d'Augustus
vrai dire, Li ne connaissait que sa propre à augmenter la productivité (la traduc- de Morgan, les Elements of Analytical
langue, mais comme les Occidentaux tion d'une seule oeuvre demandait fré- Geometry and of Differential Calculus
n'étaient pas capables d'écrire suffisam- quemment plus d'un an). Le matin, il d'Elias Loomis, les Outlines of Astrono-
my de J.Herschell, le Botany de Lin-
dley,... et même le début des Principia de
Newton). Comme tous les autres traduc-
teurs chinois de son temps, il devint alors
spécialiste de tous les sujets qu'il avait
traduits et fut reconnu comme tel dans
toute la Chine.
Après la catastrophique dégradation
politique et sociale chinoise consécutive
au soulèvement des Taipings, aux deux
guerres de l'opium et au pillage franco-
anglais de Pékin en 1860, bien des diri-
geants se convainquirent qu'il fallait
moderniser la Chine. Il importait surtout,
pensaient-ils, que leur pays parvienne à
fabriquer par lui-même le matériel mili-
taire indispensable pour résister aux
agressions extérieures ; afin d'atteindre
ce but ils estimaient nécessaire de déve-
lopper l'enseignement des sciences, à
leurs yeux le fondement même de la
« supériorité » occidentale. D'où la créa-
tion de collèges consacrés aux sciences,
aux techniques et aux langues étran-
gères.
C'est ainsi qu'en 1867, sur recomman-
dation de Guo Songdao (1818-1891),
célèbre homme d'état, Li Shanlan fut
nommé professeur de mathématiques
dans l'un de ces collèges, le Tongwen-
guan de Pékin. Il y restera jusqu'à la fin
de sa vie, en 1882, enseignant parallèle-
ment deux types de mathématiques : les
chinoises et les européennes, ces der-
nières à partir des traductions qu'il avait
lui-même réalisées. Sans doute, n'était-
ce pas une mince satisfaction que de
faire enfin coïncider son violon d'Ingres
avec sa profession, un honneur d'autant
plus grand qu'il était, de tous les nou-
veaux professeurs de sciences nommés,
le seul professeur chinois, les autres
étant tous des «savants » occidentaux.
On peut noter que, pour les Chinois,
l'idée d'utiliser au mieux les compé-
tences des étrangers n'avait rien d'ex-
4. LES MATHÉMATIQUES CHINOISES TRADITIONNELLES n'ignoraient pas les traordinaire.
démonstrations en tant que telles et les cultivaient à l'occasion (volume de la sphère,nombre
#, figures inscrites). Toutefois, les mathématicienschinois avaient plus à coeurde publier des Déjà, sous la dynastie des Tang (618-
manuels d'enseignement que des traités théoriques. D'où la dimension essentiellement 907), la Cour de Chine avait recruté,
didactique de ces mathématiques, telles que nous pouvons les appréhender à travers les pour son Bureau d'astronomie, des
documents écrits qui nous sont parvenus. Sur la figure ci-dessus, utilisant un procédé astronomes indiens ; Ôgôdei, fils et suc-
analogueà celui dont se délectaient les Pythagoriciens, Li Shanlan construit des assemblages de l'Empereur mongol Qubilai
réguliers des petits cubes,de manière à faire comprendre visuellement comment les sommes cesseur avait fait venir de Samarcande 30 000
des nombres de la suite 1, 4, 7,... (3n-2)-correspondant à la première colonne du triangle
artisans de religion musulmane ; plus
«dePascal » généralisé ci-dessus,construit à partir desvaleurs initiales 1, 3, 3, 3,... (misesdans
la colonne numéro 0 de ce triangle)-engendrent additivement les termes de la deuxième tard, sous la dynastie mandchoue, les
colonne (1 + 4 = 5, 1 + 4 + 7 = 12, 1+ 4 + 7 + 10 = 22,...). missionnaires jésuites (XVIIe-XVIIIe siè-
cle) avaient été utilisés comme astro-
nomes, médecins, peintres, musiciens,
fabricants d'horloges et d'armes.

L'oeuvre mathématique
de Li Shanlan

En 1867, Li fit paraître à Shanghai la


collection de ses oeuvresmathématiques
fièrement intitulée Les mathématiques
du studio voué à l'imitation des Anciens
(Ziguxi zhai suanxue). On y trouve des
sujets variés : logarithmes, sections coni-
ques, séries infinies (envisagées sous
l'aspect calculatoire), interpolation,
algèbre. L'influence des conceptions
occidentales y est évidente, mais il est
des cas où Li a délibérément choisi de
travailler dans la ligne de la tradition. Le
traité dans lequel il présente sa formule
«de Li Renshu »-le Duoji bilei-appar-
tient à cette dernière catégorie. Les
mots duoji et bilei qui désignent, d'une
part, le calcul de sommes finies d'entiers
et, d'autre part, une technique heuristi-
que particulière, le raisonnement par
analogie, sont attestés dans les mathé-
matiques chinoises bien avant l'arrivée
des Européens.
La lecture de ce Duoji bilei déconcerte
même ceux qui connaissent à la fois le
chinois et les mathématiques : point de
définitions, ni de théorèmes ni de
démonstrations. Point non plus de sym-
boles de quelque type que ce soit. La
langue utilisée est à peu de chose près
celle des mathématiques chinoises du
XIIIe siècle.
Pourtant, de toute évidence, le
contenu n'a rien de trivial : dans tel
tableau, on reconnaît les nombres eulé-
riens, dans tel autre, les nombres de Stir-
ling de première espèce. La traduction
du texte en notations modernes livre
d'étonnants résultats comme la formule
«de Li Renshu » ou celle «de Worpitzki ».
La première n'est apparemment attes-
tée nulle part dans la littérature mathé-
matique antérieure à 1867 tandis que la
seconde apparaît pour la première fois
en... 1883, soit 16 ans après la parution
des oeuvres de Li Shanlan.
Comme des pierres précieuses 5. LES RICHESSES DU TRIANGLE «DE PASCAL » furent formidablement exploitées par
enfouies dans une gangue épaisse, ces Li Shanlan. Dans ce tableau chaque nombre situe dans une casedonnée est égal à la somme
résultats apparaissent dans un étrange du nombre de la casedu dessus et du nombre de la caseimmédiatement à gauche de la
environnement : petits dessins de nom- précédente.Cette règle de récurrence, qui permet de remplir les casesdu tableau les unes
bres figurés se composant de tas de après les autres de proche en proche, donne naissanceà des régularités numériques directe-
petites billes ou de petits cubes et livrés ment visibles, que les mathématiciens chinois exploitèrent pour calculer des sommes de
nombres. Dans la colonne 1 apparaît la suite desnombres entiers, dans la colonne 2 la suite
presque sans explications, calculs algé- des nombres triangulaires, dans la colonne 3 la suite des nombres pyramidaux. La somme
briques aussi foisonnants qu'évidents des entiers d'une mêmecolonne du triangle est égaleau nombre situé un rang à droite juste
(pour nous), du type développement de au-dessousdu dernier nombre de la colonne. Ainsi : 1 + 2 = 3 ; 1+2+3=6 ; 1+2+3+4=
x (x-1) (x-2) expliqué en détail. 10 ; 1+2+3+4+5=15 ; 1+2+3+4+5+6=21 ; 1+2+3+4+5+6+7=28. De plus,
Les premiers historiens qui ont tenté les nombresd'une mêmeligne de ce tableau sont les coefficientsdu développementdu binôme
d'expliquer ce texte peu banal ont tout (a + b)", appelés coefficients binomiaux. Le nombre à l'intersection de la ligne n et de la
colonne p est égalau nombre de combinaisonsde n objets pris p à p indiquées avec lanotation
traduit en symbolisme usuel et rétabli
mathématique habituelle : la récurrence fondamentale sur laquelle est fondé le triangle de
ainsi des démonstrations de facture Pascal est indiquée sur la figure. Li Shanlan utilisa cette propriété sur des tableaux de
moderne. Très vite, on s'est aperçu du nombres plus généraux construits à partir de valeurs initiales quelconques.La formule de
danger de cette façon de procéder : s'il sommation en bas de la figure s'établit par itération de la récurrence fondamentale.
est effectivement difficile, voire impos- reconstituer de cette façon seraient mathématique universelle pour ensuite
sible de se passer de traductions moder- fidèles à la pensée de leur auteur. Peut- retraduire ses résultats en chinois classi-
nisantes, rien ne permet d'affirmer que on imaginer que Li Shanlan aurait tra- que, sans symboles mathématiques ?
les démonstrations que l'on pourrait vesti ses idées et raisonné en langue L'absence d'un certain type de logique

6. LES NOMBRES DE STIRLING de première espèceapparaissent le but de convertir les numérateurs de certains coefficients bino-
pour la première fois dans le Methodus Differentialis (1730) de Jamesmiaux en polynômes à coefficients entiers. Les nombres de Stirling
Stirling (1692-1770) et servent à calculer des sommes de séries. ont de nombreuses applications en mathématiques. Ils servent, par
L'objectif de Li Shanlan est analogueà celui de Stirling : dans son exemple, dans certains algorithmes de multiplication en multipréci-
Duoji bilei (1867), il les utilise afin de calculer les coefficients du sion, ils sont liés aux «nombres harmoniques» et ils ont des
développement du polynômef (x) = x (x+ 1)... (x + n-1) et cela,dans interprétations combinatoires (partitions d'ensembles).

7. LES NOMBRES EULÉRIENS apparaissent dans l'ouvrage de (2, 1, 3) ; (2, 3, 1) ; (3, 1, 2) ; (3, 2, 1).Parmi elles,il en existeexactement
Léonard Euler : Institutiones calculi Differentialis (Saint Peters- quatre qui sont formées de deux tranches décroissantes,à savoir
bourg, 1755). Euler cherchait à calculer des sommesde suites de 1/3,2 ; 4, 1/3 ; 2/3,1 ; 3/2,1. Donc A (3,2) = 4. Li Shanlan utilise les
terme général xipx (p et i donnes,x variable). D'un point de vue nombres eulériens pour convertir les puissances n-ièmes en sommes
combinatoire, le nombre eulérien A (n, p) est égal au nombre de de coefficients binomiaux de façon à calculer plus facilement la
permutations à n éléments se décomposant en p tranches décrois- somme des puissancesn-ièmes desk premiers entiers : 1"+ 2"+ 3"+
santes (c'est-à-dire, en tranches a, b, c,.., telles que a <
b <c..., une
...
+kn. Pour cela, il établitce qu'on appellera indûment plus tard «la
tranche pouvant éventuellement ne se composer que d'un seul élé- formule de Worpitzky », mathématicien allemand (1835-1895),au-
ment) de longueur maximale. Considérons par exemple l'ensemble teur d'un article sur ce sujet paru dans le volume 94 (année 1883),
dessix permutations de trois objets notés1, 2, 3 : (1, 2, 3) ; (1, 3, 2) ; page209 du Journal die Reine und Angewandte Mathematik.
n'est pas synonyme d'illogisme ; il ne
faut pas oublier que, dans sa préface, Li
indique qu'il a voulu présenter son tra-
vail avec clarté et méthode tout en res-
tant fidèle au style traditionnel.
En réalité, la logique du Duoji bilei
serait plutôt d'ordre heuristique que
formel. Tout va dans le sens d'une telle
interprétation : abondance des générali-
sations à partir de l'accumulation de cas 8. LA TABLE DE DIFFÉRENCES ORDINAIRES se construit à partir des différences
successivesentre les nombres consécutifsd'une mêmeligne. Les nombresen rouge à gauche
particuliers, mise à profit des ressem- #2f (0) 6, #3f(0) 6, #4f(0)
f(1)-f(0)
sont #f(0) = = 1; = = (0) = 0. Cesnombres interviennent dans
blances qui existent entre des situations la formule d'interpolation «de Newton» laquelle remonte en fait aux Babyloniens. f(x) = f(0)
proches, importance des répétitions, #f(0) + Cx2 #2f(0) + Cx3 #3f(0). Àpartir des cubeson obtient : x3 Cx1+ 6Cx2
+ Cx1 + 6Cx3.Cette
=
procédés visant à suggérer les résultats formule est utile pour calculer la somme des puissancesk-ièmes des n premiers entiers.
plutôt qu'à les enserrer dans des réseaux
logico-déductifs.
Rien de cela n'est étranger aux bas, à droite de la colonne considérée. sans jamais se tromper montre qu'il
mathématiques chinoises tradition- Parexemple : 1+3+6+10+15+21 = 56. savait s'y prendre. Comme l'ont suggéré
nelles, pas davantage d'ailleurs que les Ce moyen simple lui avait permis de en 1982 et en 1985 les historiens chinois
procédés calculatoires algébriques aux- trouver, presque sans calcul, des Luo Jianjin et Pu Tingfang, il s'est pro-
quels a recours intensivement l'auteur. kyrielles de formules sommatoires, en bablement servi de formules d'interpo-
D'ailleurs Li Shanlan n'affirme-t-il pas remplaçant les nombres intervenant lation.
que l'algèbre constitue «la clef secrète dans les égalités constatées de visu par L'idée des formules d'interpolation
des mathématiques » ? Tout repose sur leur expression générale qu'il connais- non linéaires remonte à une haute a
un ensemble d'ingrédients fort anciens : sait aussi. La «magie » qui recouvre ce antiquité : en 1953, 0. Neugebauer a
calcul algébrique, triangle de Pascal, type de procédé est facile à dévoiler : prouvé l'existence de schémas interpo-
interpolation non linéaire. tout découle de l'application réitérée de latoires par des polynômes de degré 2 ou
Le calcul algébrique à la chinoise la récurrence fondamentale qui sert à 3 dans des textes astronomiques babylo-
permet de manipuler des polynômes nu- bâtir le triangle de Pascal : niens relatifs aux éphémérides de Mer-
mériques de degré quelconque et dont Cnp = Cn-1p + Cn-1p-1 cure, de Jupiter et de la Lune. On retrouve
les coefficients numériques sont souvent Li Shanlan, quant à lui, s'était aussi des procédés analogues, dans des
des nombres décimaux ayant jusqu'à demandé comment faire pour calculer, textes astronomiques médiévaux indiens,
une quinzaine de chiffres ou même plus. à partir du même principe, des sommes arabes et chinois (dès le VIIe siècle dans
Ce calcul ne diffère pas fondamentale- de suites variées d'entiers. Il s'était dit ce dernier cas).
ment du calcul algébrique usuel à la Viète, que s'il parvenait à ranger les nombres à Au XIIIe siècle, les Chinois n'avaient
à ceci près qu'il n'ignore pas les nombres additionner dans une colonne bien choi- rien oublié de cela et l'astronome Guo
négatifs et qu'il présente l'étonnante sie d'un certain triangle «de Pascal »,de Shoujing (1231-1316) ainsi que le mathé-
particularité de ne pas nécessiter de manière à reproduire la situation précé- maticien Zhu Shijie, déjà cité, en utili-
symbole particulier pour l'inconnue et dente, il pourrait obtenir de nouvelles saient encore. La raison de cette persi-
ses puissances : c'est la position des formules sommatoires à volonté. Pla- stance de l'intérêt des Chinois pour ce
nombres les uns par rapport aux autres çant en colonne les termes successifs de type de formule provenait du fait que
qui permet de se repérer. De haut en bas, la suite de nombres qu'il veut sommer, il leur astronomie, à l'instar de la babylo-
on trouve d'abord la constante, puis le reconstitue de proche en proche le trian- nienne, était fondée sur des schémas cal-
coefficient de l'inconnue, celui de son gle «de Pascale généralisé dont ces nom- culatoires numériques et non pas sur des
carré, de son cube, etc. bres sont éléments, d'une part, en bor- modèles géométriques à la Ptolémée.
Le triangle de «Pascal » permet, dant le triangle en question de « 1» sur sa Or, certaines de ces antiques formules
comme on va le voir, de calculer des droite et, d'autre part, en appliquant à coïncident exactement avec ce que l'on
sommes de suites de nombres de manière l'envers c'est-à-dire en effectuant des a coutume d'appeler abusivement for-
quasi-automatique. Comme chacun sait, soustractions-la même récurrence fon- mule d'interpolation de Newton !
ce célèbre triangle était déjà connu, bien damentale que celle qui sert à construire Comme ce type de formule permet d'ex-
avant Pascal, en Chine, en Inde et dans le triangle usuel. primer des suites de nombres en fonc-
les pays de l'Islam dès les XIe ou XIIe À vrai dire, l'idée n'était
pas entière- tion de sommes pondérées de coeffi-
siècles. Il servait surtout de moyen mné- ment nouvelle. Dans son Essay sur les cients binomiaux, on voit tout le profit
motechnique pour retrouver les coeffi- jeuxde hasard, (1713), Pierre Rémond qu'il est possible d'en tirer puisqu'il suf-
cients du développement des puissances de Montmort y avait déjà songé. Cepen- fit que les coefficients en question soient
du binôme, (a + b)"et permettait ainsi dant, personne ne semble en avoir tiré ceux d'une même colonne d'un triangle
de faciliter l'extraction des racines autant de conséquences que Li Shanlan. de Pascal pour que leur sommation
n-sèmes. puisse s'effectuer aisément. Par exem-
Toutefois, en 1303, le mathématicien Le triangle de «Pascal » ple, en prenant les différences succes-
itinérant Zhu Shijie sait aussi exprimer formidablement exploité sives de f (x) = x3 et en utilisant les nom-
ces coefficients en fonction de leurs bres qui apparaissent dans le bord
numéros de ligne et de colonne (ou tout En elle-même, l'idée des triangles gauche de la table des différences, c'est-
au moins, de ce qui correspond à cette « de Pascalgénéralisés ne suffit pas à à-dire 1, 6, 6, on obtient :
indexation dans sa terminologie). Il expliquer comment déterminer des x3 = 1Cx1 + 6Cx2 +6Cx3z
remarque aussi qu'il est très facile de sommes explicitement : Li Shanlan n'ex- x variant de 1 à n, on parvient alors à
trouver la somme des nombres d'une plicite malheureusement pas ce point sommer les cubes de manière quasi
même colonne du triangle : il suffit pour fondamental. Cependant, l'aisance avec immédiate puisqu'on a alors affaire à
cela de lire le nombre situé un rang plus laquelle il trouve les bonnes formules des suites de coefficients binomiaux
LA FORMULE DE LI SHANLAN

lisés On construit les «triangles» généra-


de Li Shanlan (1) en remplis-
sant d'abord la diagonale principale
avec des 1 et la colonne 0 avec des
valeurs quelconques, puis en utilisant la
relation de récurrence habituelle (3 + 4 =
7, 4 + 1 =5, etc.). Avec ce nouveau type
de triangle, l'ancienne formule pour cal-
culer la somme des nombres d'une
même colonne reste valide (par exem-
ple 1 + 5 + 12 + 22 = 40). Pour obtenir
des formules sommatoires explicites,
il faut déterminer l'expression générale
des nombres qui occupent les cases de
ce «triangle » en fonction des numéros
de ligne et de colonne n et p. Le manuel
de Li Shanlan est rempli de telles for-
mules. On ignore comment il les a de la suite de départ sont égaux aux
obtenues puisqu'il ne fournit pas de valeurs d'un polynôme quelconque
démonstrations ; on pense qu'il a utilisé Ce rapprochement entre les diffé-
un raisonnement en deux étapes. rences finies ordinaires et «pasca-
Première étape : liennes» peut sembler «parachuté».
Remplissage d'un triangle (2) en pre- Pourquoi les coefficients 1, 6, 6 de la
nant pour valeurs initiales 1, a, a, a,... (a formule d'interpolation «de Newton»
étant un entier quelconque, ici égal à 3 seraient-ils analogues aux nombres
En complétant le tableau (2on constate eulériens 1, 4, 1 de la formule d'inter-
que celui-ci se compose de deux trian- polation (pascalienne) ? Pour passer de
gles de Pascal superposés (3) et (4) l'une à l'autre, Li Shanlan a pu appliquer
ajoutés «case à case» ; on en déduit la répétivement la formule de récurrence
valeur explicite du terme général du caractéristique de tous les triangles
triangle (1) en fonction de n et p. Par «de Pascal». Cela acquis, il a ensuite
exemple, dans le triangle (1) les nom- généralisé aux puissances suivantes x,
x5, etc. et obtenu
bres de la colonne 2 valent 1, 5, 12, 22, par induction la for-
35, soit : mule :

(n,2) = 3Cn-12Cn-11
+ n
xn = # A(n,k)Cx+k-1n
= (n-1) (3 n-4)/2
k=1
Seconde étape : où les An, k sont les nombres eulé-
Li Shanlan utilise aussi un raisonne- riens (formule dite «de Worpitzky»). Il
ment par analogie mettant en rapport s'est ensuite demandé comment
les tables de différences finies (voir la décomposer les carrés des coefficients
figure 8) et les triangles de Pascal binomiaux ordinaires et il s'est aperçu
généralisés. Au lieu de partir de valeurs 1, 22, 1 ; 1, 32,
que les générateurs 1 1 ;
initiales pour construire un triangle, il 32, 1 n'étaient autres
que les carrés des
procède maintenant en sens inverse, coefficients binomiaux et a déduit de là,
en faisant comme si les termes succes- toujours par induction, sa formule « de
sifs de la suite dont il cherche la somme Li Shanlan» :
appartenaient à une certaine colonne k
d'un triangle de Pascal généralisé (Cn+kk)2 = # (Ckj)2 C2n+2k-j2k
Plaçant donc ces termes en j=0
colonne, puis complétant avec des «1» Ayant ainsi réussi à décomposer les
toutes les cases de la diagonale princi- puissances d'entiers ou les carrés de
pale, il reconstitue le triangle corres- coefficients «binomiaux» en somme ne
pondant, en procédant comme s'il avait faisant intervenir que des constantes
affaire à une table de différences finies, ou des coefficients binomiaux usuels, il
c'est-à-dire en effectuant des soustrac- a calculé les sommes des puissances
tions jusqu'à ce qu'il obtienne une nièmes des n premiers nombres ou
colonne ne se composant que de 0 à des carrés des coefficients binomiaux
partir d'un certain rang. Cela lui permet situés dans la colonne k, sans faire de
d'obtenir des « nombres générateurs » nouveaux calculs, par exemple :
(par exemple : 1 4, 1 en partant de la n
suite des cubes x3)(5). Le procédé s'ap- #x3 = Cn+14 4Cn+24 Cn+34
+ +
plique notamment lorsque les termes x=1
9. TRIANGLE «DE PASCAL»généralisé par Li Shanlan dont la 10. TRIANGLE «DE PASCAL généralisépar Li Shanlan contenant
colonne marquée d'une flèche contient les cubes des entiers. les carrés des coefficients binomiaux.

situés les uns au-dessous des autres dans À partir de ce type de résultat, il est Ce qui vaut pour la suite des cubes
le triangle de Pascal ordinaire. tout aussi facile que précédemment de vaut aussi pour des suites de nombres
Toutefois, ce procédé n'était pas calculer explicitement la somme des plus générales, les puissances n-ièmes
exactement celui qui convenait à Li cubes des n premiers entiers : par exemple, ou même les carrés des
Shanlan puisque les tables de diffé- S=13+23+33+ +n3 coefficients binomiaux ordinaires. Cette
rences qu'il utilise sont en fait des trian- Il suffit pour cela de remplacer x par fois, les coefficients trouvés ont une
gles de Pascal généralisés. Dans le cas n dans la formule précédente puis belle régularité : 1, 4, 1 ; 1, 9, 9 ; 1, 16, 36,
des différences usuelles, en partant des d'ajouter une unité aux indices supé- 16, 1 ;... il s'agit des carrés des coeffi-
valeurs successives d'un polynôme de rieurs et inférieurs des coefficients bino- cients binomiaux. D'où la formule de Li
degré n, on obtient des différences miaux, puisque la somme de ceux de ces Shanlan obtenue par induction à partir
constantes au bout de n étapes. Dans le coefficients qui occupent une même des premières valeurs. D'autres somma-
cas du triangle de Pascal, il n'existe rien colonne à partir du sommet est égale au tions, plus complexes, font l'objet du
de tel puisque les «1ajoutés sur le bord nombre situé au-dessous et à droite de quatrième et dernier chapitre du Duoji
droit du tableau perturbent le processus. la base de la colonne considérée. Or, ce bilei. Il s'agit alors de sommer des suites
Malgré tout, les deux situations sont très nombre a des indices n et p qui valent dont les termes généraux sont égaux à
proches, car ce qu'il faut faire pour chacun une unité de plus que le dernier des produits de coefficients binomiaux
reconstituer un triangle de Pascal à par- terme de ladite colonne. Ainsi : par des puissances. Dans de tels cas, la
tir de la donnée d'une de ses colonnes et n technique des «générateurs » ne s'appli-
de son bord droit, c'est encore une série # x3 = Cn+14 + 4Cn+24 +Cn+34
que plus telle quelle ; au lieu d'utiliser
de soustractions, comme dans le cas des 1 des générateurs purement numériques,
tables de différences ordinaires. Dans L'obtention d'une formule algébri- on emploie alors des générateurs poly-
les deux cas, on peut déterminer, sous que explicite à partir de là ne dépend nomiaux.
certaines conditions, des constantes par- alors plus que de calculs algébriques fas-
ticulières qu'on pourrait appeler les tidieux mais simples puisque l'expres- Limites et intérêt
générateurs de la table ou du triangle. sion des coefficients binomiaux en fonc- du raisonnement heuristique
Dans le cas de f(x) = x3, par exemple, les tion de n et p est bien connue :
générateurs du triangle pascalien sont Cnp = n(n-1)... (n-p+1)/p! Bien entendu, il est très facile de
les nombres eulériens 1, 4 et 1: En fait, tout se passe comme si l'on prendre en défaut ce type de raisonne-
x3 1Cx3 + 4Cx+13 1Cx+23 avait ajouté terme à terme 1 + 4 + 1 = 6 ment heuristique. Disposons sur un cer-
= +
alors que précédemment, ils valaient triangles de Pascal. La structure sous- cle n points non placés aux sommets
respectivement 1, 6, 6. jacente est celle d'espace vectoriel. d'un polygone régulier. Si l'on joint ces
LE POINT DE VUE DE ALAIN CONNES

points deux à deux, quel est le nombre


maximum de régions à l'intérieur du dis-
que ? Pour n = 1, 2, 3, 4, 5, on trouve
expérimentalement que ce nombre vaut
1, 2, 4, 8, 16. Cependant, comme le lec- né es que j'ai su compter, j'ai été fasci- les parents se reposent peut-être trop sur
teur pourra le vérifier, le nombre suivant par la clarté des nombres, et ce l'école et sont trop stressés ou épuisés
n'est pas 32 mais 31 sentiment de sérénité a été amplifié à pour aider leurs enfants. C'est dans la
Autre exemple plus technique : pour mesure que j'ai assimilé de nouvelles disponibilité qu'il y a une inégalité sociale,
n compris entre 0 et 80 le polynôme connaissances. Je n'ai toutefois jamais plutôt que dans les capacités techniques
n2 - 79n + 1601 fournit 80 nombres pre-
eu l'impression que les mathématiques des parents à aider les enfants. Comment
miers, mais quand n est égal à 80 la étaient d'accès facile : ma démarche est s'étonner que les enfants laissés sans
valeur du polynôme est égale à 41 au assez lente... mais pugnace. En recherche, soutien réussissent mal ? Bien des diffi-
carré, qui n'est pas premier. Les raison- les mathématiciens dits «rapides», s'ils cultés à l'école sont d'ordre psychologi-
nements heuristiques ont des limites et voient et formulent très vite la difficulté que et affectif, la non-compréhension des
il est probable que Li Shanlan en était centrale d'un problème, ne le résolvent mathématiques par exemple.
conscient car on ne relève pas de telles pas plus rapidement que les autres : une Mon examen d'entrée à l'École, nor-
erreurs dans ses textes. chose est d'arriver au pied du mur, une male a été picaresque : j'ai été paralysé
En mathématiques, le processus de autre de le sauter. Ce qui m'attriste un d'incompréhension pendant la première
découverte est parfois aussi important peu dans la sélection par les mathémati- épreuve, la composition principale de
que le résultat trouvé. Même Gauss, qui ques, c'est qu'elle est fondée sur la mathématiques, et j'ai rendu une feuille
vénérait la rigueur plus que quiconque, rapidité à résoudre des problèmes. quasiment blanche ; j'étais obnubilé par
ne rejetait pas de telles méthodes : ce J'ai toujours eu le désir de vérifier mon un autre candidat qui couvrait à toute
sont des calculs empiriques qui lui sug- aptitude à surmonter les difficultés ; mes allure sa feuille de calculs. En sortant de
gérèrent sa loi de répartition des nom- collègues tenaces me sont plus sympa- la salle, je vis en un éclair ce que j'aurais
bres premiers. thiques et me semblent plus productifs dû faire, constatation qui acheva de me
D'autres oeuvresde Li Shanlan méri- que ceux qui, bien que très rapides, aban- démoraliser. Si des amis ne m'avaient
teraient d'être étudiées. On peut présu- donnent trop vite devant l'obstacle. J'ai soutenu en m'emmenant à la plage et en
mer que l'intérêt historique de la recher- résolu à 28 ans un problème sur lequel me distrayant, je n'aurais pas été aux
che ne serait pas mince car, à travers ces j'ai travail un an à temps plein et trois autres épreuves où je réussis suffisam-
textes d'un âge révolu, on aperçoit la ans à temps partiel. ment bien pour passer l'obstacle. Ainsi
possibilité d'une mathématique, sinon Bien sûr, il faut faire des gammes pour j'ai réussi grâce à mes copains ; nous
vraiment «autre » dans ses objectifs, du maîtriser la technique mathématique sommes tous, un jour ou l'autre, exposés
moins fort éloignée des canons déductifs d'un domaine. La semaine qui suit un à un échec que nous surmontons plus
auxquels des siècles de rigueur grecque mois de vacances est difficile : on se sent facilement quand nous pouvons puiser
nous ont habitués. «salve», on souffre de courbatures dans un réservoir affectif.
En outre, l'intérêt purement mathé- comme un sédentaire après un effort Après l'École normale, nous habitions
matique du sujet constitue un autre physique. À l'inverse, quand on est dans la banlieue Nord de Paris, en dehors
motif d'intérêt. Après avoir commencé immergé dans un sujet, on en maîtrise la de tout. Mes beaux-parents m'avaient
par l'exploration de formules somma- technique et on est à l'aise avec sa prêtés un bureau où je travaillais tous les
toires, pourquoi ne pas poursuivre l'en- conscience de mathématicien. jours, seul. Je me promenais beaucoup
quête ? Pourquoi ne pas chercher des La vie à Draguignan, puis à Marseille, et, pendant ces promenades, je réfléchis-
interprétations combinatoires des nom- où j'étais lycéen, me laisse un souvenir sais au problème qui m'intéressait, et qui
bres rencontrés, eulériens et «de Stir- de soleil J'aimais le baby-foot et le rugby, me battait dans la tête ; lorsque j'avais
ling », pourquoi ne pas aussi chercher à et je lisais assez peu ; j'avais des préoc- trouvé quelque chose, je revenais pour
généraliser les triangles de Pascal encore cupations normales mais non supé- l'écrire dans un de mes cahiers de travail.
autrement, par exemple, à la manière rieures. L'atmosphère parisienne me sur- Une fois par semaine, j'allais à un sémi-
d'Edouard Lucas qui, dans sa Théorie des prit : à Marseille, je ne n'étais pas naire, et quand j'avais fait une petite avan-
nombres, se servait d'eux d'une manière beaucoup tracassé par mes possibilités cée je l'expliquais à mon directeur de
inédite pour résoudre d'ardues ques- intellectuelles, à Normale et dans le thèse, Jacques Dixmier. Je vivais cette
tions de dénombrement ? milieu étudiant, tout le monde avait des journée comme un test de ma compré-
En définitive, même s'il appartient à préoccupations intellectuelles. hension des mathématiques, mais j'avais
un autre temps et à un autre monde, Li Je ne voudrais pas donner l'impres- besoin de l'isolement pour cultiver mon
Shanlan nous ouvre bien des horizons. sion que mon enfance et mon adoles- propre jardin mathématique qui combi-
Paraphrasant ce que disait G. Hardy de cence n'ont pas été studieuses. Mes nait l'algèbre et l'analyse. Cette combinai-
S. Ramanujan (1887-1918)-ce grand parents s'occupaient beaucoup de nous, son de sujet était difficile, car elle faisait
mathématicien indien autodidacte nous faisaient réciter toutes nos leçons appel à des sensibilités que les mathéma-
découvreur de profonds résultats en deux fois et ne nous accordaient, à mes ticiens ne développent en général pas
théorie des nombres-ne pourrait-on frères et à moi, qu'un mois de vacances : simultanément. J'ai bien aimé cette vie
pas dire aussi de cet éminent mathéma- en dehors de cette période, nous avions qui paraît monacale, car on forme ses
ticien chinois du XIXe siècle qu'il nous des devoirs à faire, ce qui créa entre nous outils en attaquant un problème difficile,
paraîtrait moins singulier s'il nous avait une certaine connivence pour trouver les en dehors de la mode du moment.
transmis sa pensée en des termes moins solutions corrigées des problèmes et les En taupe, je m'intéressais déjà à des
énigmatiques mais, qu'en même temps, traductions des versions latines. Beau- techniques personnelles, en dehors des
il n'aurait pas été ce qu'il fut s'il avait coup de mes impressions de lycée sont sentiers battus : je traduisais les proprié-
respecté à la lettre les canons d'une des souvenirs de bon élève : l'affec- tés différentielles en propriétés de diffé-
logique euclidienne implacable, logique tueuse mais ferme discipline parentale rences finies : j'ai rempli des cahiers de
qu'il connaissait pourtant mieux que ne laissait pas de place à l'échec Un des résultats et je regardais tout à partir de ce
quiconque en Chine, à son époque. problèmes actuels de l'éducation est que jardin privé. Quand je suis en voyage, une
de mes distractions est d'acheter un
cahier ; je le choisis avec un soin mania-
que, puis je l'entrepose dans un tiroir,
comme un souvenir, pour l'utiliser quel-
ques années plus tard. J'ai ainsi accédé à
ce que l'on appelle la réalité mathémati-
que en m'appropriant un petit territoire
que j'ai agrandi par la suite. Plus tard, à
I'Institut des hautes études scientifiques,
j'ai élargi mon champ d'intérêt de
manière naturelle, avec ma méthode per-
sonnelle et polarisée de voir les choses Il
y a des domaines des mathématiques qui
sont simples, mais que je ne comprends
pas, car ils ne s'insèrent pas dans mon
domaine de recherches.
J'ai un souvenir précis des cir-
constances exactes de deux de mes
découvertes. Pour la première, j'avais
accompagné ma femme en voiture, au
lycée où elle enseigne ; en revenant, alors
que je pensais, croyais-je, à tout autre
chose, j'eus la certitude absolue, devant
un feu rouge, que les calculs longs et
pénibles que je faisais depuis six mois
s'éclairaient à la lueur d'une astuce
mathématique qui allait devenir classi-
que, le two by two matrix trick. Je n'étais
pas parvenu à la découverte par un raison-
nement, tout s'était passé comme si mon
inconscient s'était brutalement exprimé.

a seconde expérience se passe au


Canada, où j'avais été envoyé au universelle de la réalité mathématique réalité mathématique est objective : elle
titre de la coopération Je faisais réguliè- Qu'est-ce que cette réalité mathémati- n'est pas tangible, mais éternelle et
rement la même promenade sans que ? En physique on peut définir de immuable. C'est un monde virtuel non
progresser d'un millimètre dans mon pro- façon précise la réalité qui est perceptible localisé dans l'espace ni dans le temps.
blème, lorsqu'un jour j'eus l'impression par le grand public, même si certains La science la plus proche des mathéma-
que tout pouvait se débloquer, ce que je objets de la physique, les particules élé- tiques serait, à ce point de vue, la cosmo-
vérifiai à ma table de travail. J'eus alors le mentaires par exemple, ne sont pas logie qui étudie les propriétés de l'espace
sentiment de ne pouvoir exprimer ma directement accessibles au sens. La réa- et d'un Univers également immuable.
joie ; des éléments chaotiques et incontrô- lité mathématique est d'assimilation plus On peut se demander pourquoi les
lables s'organisaient en un tout cohérent. difficile, elle s'acquiert par un sens que mathématiciens ont mis si longtemps
Le mois qui a suivi a été assez pénible, l'homme ne possède pas naturellement. pour résoudre des problèmes d'énoncés
car je devais remplacer l'intuition par une Pour expliquer cette réalité, il ne faut assez simples comme le théorème de
démonstration rigoureuse et je naviguais pas choisir un beau théorème car on ren- Fermat. Je crois que c'est parce qu'ils ne
d'épouvante en épouvante : ne me serais- tre trop vite dans la technique ; je choisirai s'intégraient pas de façon harmonieuse
je pas trompé ? Le résultat me comblait plutôt les contraintes qui établissent les dans l'univers des mathématiques ou
tellement que je ne pouvais laisser une limites de l'univers mathématique. Comme encore que l'on ne comprenait pas assez
erreur ou même un doute ; aussi je refai- un enfant, qui apprend à se déplacer, bien la signification du problème posé.
sais cette assez longue démonstration perçoit les contraintes du monde exté- Distinguons, en recherche, les
qui fondait mon résultat, dans le bus, rieur en se heurtant à des obstacles, le méthodes inductives et projectives ; le
quand j'étais invité à dîner, partout. mathématicien distingue le possible de théorème de Fermat a été une constata-
Ensuite j'ai pu la montrer à des collègues. l'impossible. Abel et Galois ont démontré tion inductive, il est vérifié par tous les
On reproche quelquefois aux mathé- qu'on ne pouvait résoudre les équations nombres que l'on essaie. Les mathéma-
maticiens d'être introvertis ; comment de degré supérieur à 4 avec des radicaux ; ticiens élaborent des structures pour cer-
pourrait-il en être autrement, du moins c'est par ces impossibilités que la réalité ner la vérité de façon projective, établis-
pendant la période de leur vie où ils cher- mathématique se manifeste et aussi par sant des résultats jusqu'à ce que les
chent ? Pour naviguer ainsi à l'aveugle la structure harmonieuse que notre inven- questions non résolues et pressenties de
dans des zones inexplorées, il faut qu'ils tion mathématique élabore. Ainsi la manière inductive tombent naturelle-
soient persuadés qu'une petite lumière théorie des groupes rassemble en une ment dans leur escarcelle. C'est alors
éclairera leurs travaux. Le parcours per- structure une multitude d'objets et qu'ils ont l'impression que la question est
sonnel semble métaphysique, mais il y a d'opérations mathématiques disparates. bien comprise, qu'elle s'insère bien dans
une différence fondamentale : la nature A la différence de la métaphysique, la le corpus des mathématiques.
Srinivasa Ramanujan

JONATHAN BORWEIN PETER BORWEIN

n y a 80 ans un génie indien a trouvé desformules que les mathématiciens


continuent à décrypter. Les résultats de ses travaux sont utilisés dans des

programmes d'ordinateurs qui calculent des millions de décimales de #.

longueurLenombre #, le quotient de la lectuelle absolue. Cette performance et futile même s'il permet d'établir des
du périmètre d'un cer- cette commémoration sont étroitement records : trente neuf décimalesde # suf-
cle par son diamètre, a été liées car la base mathématique des plus fisent à calculer la circonférence d'un
calculé en 1987 avec une précision récentestechniquespour calculer na été cercle de la taille de l'Univers avec une
encore jamais atteinte : plus de 100mil- établie par Ramanujan ; toutefois l'uti- erreur inférieure au rayon de l'atome
lions de décimales ; 1987 était aussi lisation de ses travaux n'a été possible d'hydrogène, et il estdifficile d'imaginer
l'année du centenaire de la naissancede que grâceà la formulation d'algorithmes des situations physiques requérant
Srinivasa Ramanujan,un génial et énig- efficaces,à desordinateurs toujours plus plus de décimales. Aussi pourquoi les
matique mathématicien indien, qui puissantset à de nouvelles manièresde mathématiciens et informaticiens dési-
passala plus grande partie de sa courte multiplier lesnombres. Le calcul de mil- rent-ils calculer les 50 premiers chiffres
vie souffreteusedans une solitude intel- lions de décimales de # peut sembler den ?
À cette question nous donnerons
plusieurs réponses.Tout d'abord, le cal-
cul de # est un test de la capacité de
calcul, de la sophistication et de la fiabi-
lité des ordinateurs. Ensuite le calcul
d'approximations toujours plus précises
de # mène les mathématiciens vers des
régions bizarres et inexplorées de la
théorie desnombres. Une autre motiva-
tion plus naïve, maispeut-être plus pro-
fonde, est l'existence même d'un défi
ultime : le nombre # est une montagne
d'altitude infinie dont on pourra gravir
perpétuellement les pentes sansjamais
atteindre le sommet. En fait # a été un
élément central de la culture mathéma-
tique depuis plus de 2500 ans.
Il y a aussil'espoir un peu fou que de
tels calculs jettent quelque lumière sur
les diverses énigmes qui entourent le
nombre 7r,constante universelle qui, en
dépit de sa nature élémentaire, n'est pas
particulièrement bien comprise. Par
exemple, bien qu'il ait été prouvé qu'on
ne peut calculer la valeur exactede # par
combinaison d'additions, soustractions,
multiplications, divisions ou extractions
de racines opérant sur des entiers posi-
tifs, personne n'a encore réussi à prou-
ver que les décimales de # ont une dis-
tribution aléatoire (c'est-à-dire où tout
chiffre de 0 à 9 apparaît avec la même
fréquence ; quand cela est, on dit que le
nombre est normal).
1.SRINIVASARAMANUJANestnéen 1887auxIndes; il réussit,d'unepart, à reconstruire Quoique hautement improbable il se
à peuprèstout seul l'édifice de la théorie
desnombreset,d'autre part,à proposer des formulespourrait, qu'à partir d'un certain
et desthéorèmesoriginaux.Ramanujanétaitfascinépar n : lequotientdu périmètreuncercle rang,
diamètre.II utilisa recherches les équationsmodulaires établir des les décimales ne soient plus que des 0 ou
par son ses sur pour
expressions donnantla valeurexactede#. des 1,ou présentent quelque autre sorte
de régularité. Par ailleurs # apparaît les pages consacrées aux sommes et En 1903 Ramanujan fut admis dans
dans des situations inattendues n'ayant produits de suites infinies, lesquels joue- un collège gouvernemental local mais il
rien à voir avec les cercles. Par exemple ront un rôle important dans son oeuvre était tellement obnubilé par ses propres
si un nombre est tiré au hasard dans (une suite infinie est une suite de termes, recherches mathématiques qu'il échoua
l'ensemble des entiers la probabilité souvent engendré par une formule à ses examens ; ce scénario se répéta
qu'il n'ait pas de diviseurpremier répété simple). quatre ans plus tard dans un autre col-
(c'est-à-dire dont le carré soit aussi divi- Dans ce contexte les suites intéres- lège, à Madras. Ramanujan abandonna
seur) est six divisé par le carré de #. santes sont celles dont l'addition ou la ses travaux, du moins provisoirement,
Ramanujan, comme tous les mathéma- multiplication de tous les termes donne pour chercher un emploi après son
ticiens éminents, était fasciné par ce une valeur précise et finie. Quand les mariage en 1909. Par chance en 1910,
nombre. termes de la suite sont ajoutés, l'expres- R. Ramachandra Rao, un riche mécène
sion obtenue est une série ; s'ils sont passionné de mathématiques, lui alloua
L'héritage de Ramanujan multipliés on a un produit infini. Trois une somme mensuelle, en grande partie
:
années plus tard, Ramanujan se procu- grâce aux vives recommandations de
les carnets
rait le Synopsis of Elementary Results in mathématiciens indiens qui appré-
Les ingrédients des recettes récentes Pure Mathematics, une liste de quelque ciaient les découvertes déjà transcrites
pour calculer n font partie des trésors 6000 théorèmes (la plupart énoncés sans sur ses «carnets».
mathématiques qui ont été mis à jour démonstration) compilée par G. S. Carr. En 1912, souhaitant un poste plus
dans les oeuvres de Ramanujan. La Ramanujan puisa toutes ses connais- indépendant et plus conventionnel il
majeure partie de ces oeuvresne sont pas sances dans ces deux livres. devint fonctionnaire au Comptoir de
encore accessibles aux chercheurs : elles
sont contenues dans ses «carnets », des
écrits ou plutôt des suites de formules
écrites avec des notations personnelles ;
pour augmenter la frustration des
mathématiciens, Ramanujan n'explicite
pas les démonstrations de ses théo-
rèmes. La tâche consistant à décrypter
et éditer ces carnets est seulement sur le
point d'être achevée (68 ans après la
mort de Ramanujan !) par Bruce Berndt
de l'Université de l'Illinois.
À notre connaissance une édition
mathématique aussi difficile n'a jamais
été tentée mais l'effort en valait la peine :
les legs de Ramanujan enrichissent les
mathématiques pures, et sont appli-
quées dans divers domaines de la physi-
que mathématique. Rodney Baxter, de
l'Université d'Australie, reconnaît que
les découvertes de Ramanujan l'ont
aidé à résoudre des problèmes de
mécanique statistique, par exemple le
comportement d'un système de parti-
cules interagissantes disposées au som-
met d'un réseau en nid d'abeilles. Carlos
Moreno, de l'Université de New York,
et Freeman Dyson, de l'lnstitute for
Advanced Study, ont montré que l'oeu-
vre de Ramanujan était fort utile en
théorie des supercordes.
La stature mathématique de Rama-
nujan est d'autant plus étonnante qu'il
fut un autodidacte. Né le 22 décembre
1887 d'une famille pauvre de la caste de
Brahmanes, dans la ville d'Erode au Sud
de l'Inde, il passa son enfance à Kumba-
konam où son père était comptable chez
un drapier. Sa précocité mathématique
fut vite reconnue et à sept ans il obtint
une bourse par le lycée de Kumbako-
nam. On dit qu'il récitait des formules
mathématiques à ses camarades d'école
et qu'il savait notamment par coeur un 2. LES «CARNETS » DE RAMANUJAN sont des registres où il notait sesformules. Cette
grand nombre de décimales de #. page contient des équations modulaires dans les notations non standard de Ramanujan.
À 12 ans Ramanujan maîtrisait un Malheureusement Ramanujan détaillait rarement les démonstrations. Les formules des
«carnets» comportent desubtiles relations entre nombreset fonctions ; cesrelations commen-
ouvrage pourtant substantiel : la Trigo- cent à être appliquées dans d'autres parties des mathématiques et même en physique
nométrie plane de S. Loney, y compris théorique.
Madras, dont le président était un ingé- nujan intellectuelle et ses conséquences En 1917, Ramanujan est élu membre
nieur britannique, Sir Francis Spring, et comme le seul événement romantique de la Société royale de Londres ainsi que
l'administrateur, V. Ramaswami Aiyar, de sa vie. À première vue, certaines des de Trinity College ; il est le premier
le fondateur de la Société mathémati- formules de Ramanujan le déconcer- indien à obtenir cette double distinc-
que indienne. Ceux-ci encouragèrent taient tellement qu'il ne savait comment tion. Hélas, alors que sa renommée s'ac-
Ramanujan à envoyer ses résultats à les démontrer ; pourtant «elles devaient croît, sa santé se détériore très vite,
trois éminents mathématiciens britanni- être vraies car si elles ne l'étaient pas, détérioration aggravée par des habi-
ques. Apparemment un seul répondit, personne au monde n'aurait eu assez tudes alimentaires (Ramanujan était
G. Hardy, un des meilleurs mathémati- d'imagination pour les inventer». strictement végétarien) difficiles à satis-
ciens britanniques de l'époque. Hardy invita Ramanujan à venir au faire dans une Angleterre rationnée par
Hardy recevait, comme tous les plus vite à Cambridge. En dépit des la guerre. De sanatorium en sanatorium,
mathématiciens reconnus des lettres de fortes objections de sa mère, Ramanu- Ramanujan n'en continue pas moins de
fous et de naïfs ; aussi pensa-t-il, le 16 jan, surmontant ses propres hésitations, produire de nouveaux résultats ; en
janvier 1913, ne pas accorder d'impor- s'embarqua pour l'Angleterre en mars 1919, alors que la paix permet enfin
tance à la lettre de Ramanujan. Après 1914. Pendant les cinq années sui- le voyage, Ramanujan retourne aux
dîner cependant, Hardy et son éminent vantes Hardy et Ramanujan travaillè- Indes : l'idole des jeunes intellectuels
collègue, John Littlewood, s'attaquèrent rent à Trinity College ; les connaissances indiens y meurt le 26 avril 1920 à 32 ans,
à la liste de 120 formules et théorèmes techniques de Hardy se marièrent heu- de ce qui fut diagnostiqué à l'époque
que Ramanujan avait jointe à sa lettre. reusement à l'éclatant génie brut de comme une tuberculose mais qui était
Quelques heures plus tard leur convic- Ramanujan : il résulta de cette collabo- plus vraisemblablement une grave
tion était établie : ils avaient affaire à ration une série de travaux sur les pro- carence en vitamines. Fidèle aux mathé-
l'oeuvre d'un génie (d'après sa propre priétés de plusieurs fonctions arithméti- matiques jusqu'à sa fin, Ramanujan, en
«échelle des capacités pures » en mathé- ques. L'une de ces fonctions mesure le dépit d'intenses souffrances ne ralentit
matiques, Hardy donna à Ramanujan la nombre probable des diviseurs d'un pas sesrecherches, consignant de remar-
note 100 alors qu'il n'attribuait que 30 à nombre. Il étudia aussi beaucoup les quables résultats dans ce que l'on
Littlewood et 25 à lui-même. Le mathé- fonctions de partition qui permettent nomme son «carnet perdu ».
maticien allemand David Hilbert, figure d'évaluer le nombre des différentes
rayonnante de l'époque, culminait à 80). façons dont on peut exprimer un entier Les équations modulaires
Hardy décrivit la découverte de Rama- par une somme d'entiers positifs.
Le travail de Ramanuj an sur n est en
grande partie issu de ses recherches sur
FONCTIONS MODULAIRES ET APPROXIMATIONS DE 7t les équations modulaires, sans aucun
doute le sujet traité de la façon la plus
Unefonctionmodulaireestunefonction#(q) définie paruneéquationmodulaire,où lamême exhaustive dans les «carnets ». Une
variableintervientcommeargumentde la mêmefonctionavecdespuissances différentesde équation modulaire est une relation
q : #(qp).Lenombrep définitl'ordrede l'équationmodulaire.
Unexemplede tellesfonctions algébrique entre la valeur d'une fonc-
modulairesest: tion f pour la valeur de x de sa variable
# (en notations mathématiques : f(x)) et
celle de cette même fonction lorsqu'on
n=1 1+q2n-1
remplace x par x élevé à une certaine
L'équationmodulaire
associéeestduseptièmeordre : puissance entière, par exemple f(x2),
f(x3) ou f(x4). Cet exposant est dit 1' «
or-
8##(q)#(q7) + 8#[1-#(q)][1-#(q7)]
= 1. dre»de l'équation modulaire. Les
Les valeurssingulièresdecetteéquationmodulaire
doiventsatisfairedesconditionssupplé- équations modulaires les plus simples
mentaires.Uneclassede cesvaleurssingulièrescorrespondà unesuitedevaleurskp,où : sont d'ordre deux, par exemple :
f(x) = [1 + f(x2)]. Seules
2#f(x2)/ cer-
kp = ##(e##p) taines fonctions vérifient une équation
modulaire, les fonctions modulaires.
Lesvaleursdepétant entières.
Cesvaleursontla curieusepropriété quelespremières
Ramanujan avait une habileté inéga-
décimales
de leurlogarithme
lée pour trouver les solutions d'équa-
#p log (4) tions modulaires qui vérifient des
-2 (kp)
conditions supplémentaires ; de telles
coïncidentavecles premièresdécimalesde 7t.Lenombrede décimales égalesà cellesde solutions sont nommées valeurs singu-
n augmente avec p. lières. La recherche de certaines valeurs
Ramanujan n'avaitpasd'égalpourcalculercesvaleurssingulières.
Unedes plusfameuses singulières conduit à des nombres dont
estla valeurpourp égalà 210,quiétaitinclusedanssa lettreà Hardy. les décimales des logarithmes naturels
coïncident avec celles de # pour un nom-
k210 = (#2-1)2 (2-#3)(#7-#6)2(8-3#7)(#10-3)2(#15-#14)(4-#15)2(6-#35). bre étonnamment grand de chiffres.
Avec une virtuosité extraordinaire
on otientles20 premières
Aprèsinsertiondece nombredansl'expressionlogarithmique,
Ramanujan obtint des approximations
de n. À titrede comparaison,
décimales l'insertionde k240
donneunnombrequia le même
premiermillionde chiffresque#. de # sous forme de plusieurs formules
remarquables, dont des séries infinies.
Ramanujan construisit
un grandnombrede sérieségalesà rc,commecellesdela figure6. Certaines d'entre elles se trouvent dans
itératifde la figure4. À chaqueitération,la
Laméthodegénéralefait intervenirl'algorithme une publication de 1914 : Équations
premièreétape(calculde yn)revientà calculerunesuitede valeurssingulières, enrésolvant modulaires et approximations de #
uneéquationd'ordreapproprié.La secondeétape(calculde αn)
consisteà prendrele signée de Ramanujan.
logarithme
de cettevaleursingulière. Les tentatives de Ramanujan pour
calculer # s'inscrivent dans une vénéra-
ble tradition. Les premières civilisations 3 + 10/71 et 3 + 1/7 qui donne n environ tre part les cosinus et sinus de l'angle des
indo-européennes savaient que l'aire égal à 3, 14. On pense que le texte de la demi-droites issues de l'origine, l'une
d'un cercle est proportionnelle au carré Mesure du cercle n'est qu'une partie confondue avec le demi-axe des x posi-
de son rayon, que la circonférence est d'un travail plus important où Archi- tifs et l'autre passant par un point quel-
proportionnelle à son diamètre. Moins mède décrivait comment, partant de conque (x, y) du cercle, sont respective-
bien définie est l'époque où l'on comprit décagones et doublant six fois le nombre ment égaux aux coordonnées de ce
que le quotient de l'aire d'un cercle de côtés, il obtenait l'approximation à point ; la tangente de cet angle est tout
quelconque par le carré de son rayon, et cinq chiffres : # environ égal à 3, 1416. simplement y/x.
le quotient de son périmètre par son La méthode d'Archimède est De plus grande importance encore
diamètre sont la même constante, dési- conceptuellement simple mais, en l'ab- en vue du calcul de # est le fait qu'une
gnée par le symbole # (ce symbole est sence d'un mode de calcul rapide des fonction trigonométrique inverse puisse
d'apparition tardive dans l'histoire des fonctions trigonométriques, elle impose s'écrire en une série dont les termes se
mathématiques ; il fut introduit en 1706 des extractions de racines, calculs qui calculent à l'aide des dérivées de cette
par le mathématicien anglais William sont particulièrement longs à la main. fonction. Newton calcula # avec 15 chif-
Jones et popularisé par le mathémati- Qui plus est, les approximations conver- fres en ajoutant quelques termes d'une
cien suisse Leonhard Euler au XVIIIe gent lentement vers #, l'incertitude rela- série dérivée d'une expression d'Arcsin,
siècle). tive ne décroissant que d'un facteur 4 la fonction inverse de la fonction sinus.
Archimède de Syracuse Archimède environ par itération. Néanmoins toutes Il confessa par la suite à un collègue : «Je
de Syracuse, le plus grand mathémati- les tentatives pour calculer # avant le n'ose vous dire combien de chiffres j'ai
cien de l'Antiquité, établit avec rigueur milieu du XVIIe siècle restèrent plus manipulé dans ces calculs, n'ayant rien
l'égalité de ces deux quotients dans son ou moins liées à cette méthode. Le de mieux à faire alors ».
traité Mesure du cercle. Il calcula aussi mathématicien hollandais du XVIe siè- En 1674, Leibniz obtint la formule
une approximation de 7r fondée sur des cle, Ludolph van Ceulen voua la plus 1 - 1/3 + 1/5 - 1/7... = #/4 à partir de
considérations mathématiques et non grande partie de son existence à un cal- arctan 1. (Le développement en série de
sur des mesures directes des périmètre, cul de n Vers la fin de sa vie il obtint une la fonction arctan fut formulé en 1671
aire et diamètre d'un cercle. La techni- approximation à 32 chiffres en calculant par le mathématicien écossais James
que d'Archimède consistait à inscrire et les périmètres des polygones, inscrit et Gregory. À dire vrai des expressions
circonscrire des polygones réguliers circonscrit, de 262 (environ 1018) côtés. similaires avaient été obtenues indépen-
(c'est-à-dire, ici, dont tous les côtés sont La valeur obtenue, connue dans une damment aux Indes, certaines plusieurs
égaux) à un cercle-dont le diamètre est partie de l'Europe comme «Nombre de siècles auparavant.) L'erreur commise,
pris pour unité-et à voir que les péri- Ludolph », lui aurait servi d'épitaphe. définie comme la différence entre la
mètres de ces polygones minorent et somme des n termes utilisés et la valeur
majorent la longueur de la circonfé- exacte #/4, est sensiblement égale au
# et le calcul infinitésimal
rence, numériquement égale à #. (n + l)-ième terme de la série. Comme
Cette méthode d'approximation de n Le développement du calcul infinité- seuls les dénominateurs des termes suc-
n'était pas nouvelle : Antiphon avait simal, principalement dû à Isaac New-
déjà pensé à inscrire des polygones ton et Gottfried Wilhelm Leibniz, accé-
d'un nombre croissant de côtés dans un léra considérablement le calcul de n Le
cercle ; un contemporain d'Archimède, calcul infinitésimal offre des techniques
Bryson d'Heraclée, avait ajouté des puissantes pour obtenir la dérivée d'une
polygones circonscrits au processus. fonction (c'est-à-dire, pour chaque
Très original en revanche était le calcul valeur de la variable, son taux de varia-
de l'effet, sur la précision du calcul, du tion pour un accroissement de cette
doublement du nombre des côtés des variable) ou son intégrale (la somme
polygones inscrit et circonscrit. Archi- des valeurs de la fonction sur un domaine
mède inventa un procédé qui, répété un décrit par des valeurs discrètes de la
nombre suffisant de fois, permettait en variable). Armé de ces nouveaux outils,
principe de calculer # avec un nombre on exprime les fonctions trigonométri-
quelconque, mais déterminé à l'avance, 100ques inverses par des intégrales des
de décimales. (Il importe ici d'observer fonctions quadratiques qui décrivent
que le périmètre d'un polygone régulier95 une trajectoire circulaire. (L'inverse
se calcule aisément à l'aide des fonc- d'une fonction trigonométrique donne
tions trigonométriques usuelles : sinus, 75 l'angle correspondant à une valeur don-
cosinus et tangente. À l'époque d'Ar- née de la fonction trigonométrique. Par
chimède cependant, au IIIe siècle avant exemple la fonction inverse de la fonc-
Jésus-Christ, de telles fonctions25 tion tangente, notée Arctan, vaut, en 1,
n'étaient que partiellement maîtrisées. 45 degrés ou, si l'on préfère, les radians
De fait Archimède s'appuyait principa-5 7T/4,puisque tan #/4 = 1.)
Pour apprécier le lien entre fonctions 3. DANS LA MÉTHODE D'ARCHIMÈDE
lement sur des constructions géométri-
trigonométriques pour calculer n, on utilise des polygonesré-
ques, ce qui rendait les calculs beaucoup, et certaines expres- guliers inscrits et circonscrits à un cercle de
plus pénibles qu'ils ne le sont de nos sions algébriques, on peut considérer un diamètre unité. Les périmètres despolygones
jours.) cercle de rayon unité centré à l'origine inscrits et circonscrits minorent et majorent
Avec des hexagones, inscrits et cir- d'un plan cartésien (x, y). L'équation de la valeur de n. Lesfonctions sinuset tangente
conscrits, Archimède obtint l'enca- ce cercle, dont l'aire est numériquement sont utilisées pour calculer ces périmètres,
mais Archimède, qui ne connaissait pas ces
drement suivant de #, 3 < # <2 3, soit égale àx, estx2 +y2 = 1, formule qui n'est
fonctions,dut utiliser desécritureséquivalentes
3 <# <3, 4641... Doublant le nombre qu'une conséquence du théorème de fondéessur des constructions géométriques ;
de côtés quatre fois, jusqu'à 6 x 24= 96 Pythagore dans un triangle rectangle
avec des polygonesà 96 côtés il montra que
côtés, il réduisit l'encadrement de iz à d'hypoténuse de longueur unité. D'au- n était compris entre 3 + 10/71 et 3 + 1/7.
cessifs varient et augmentent seulement dans une formule analogue à celle de premiers chiffres étaient corrects. Les
de 2 d'un terme à l'autre, on doit ajouter Machin. Dase était un calculateur pro- 10 000 décimales furent atteintes par
environ 50 termes pour obtenir une dige capable de multiplier de tête des F. Genuys l'année suivante sur un ordi-
approximation à deux chiffres, 500 nombres de 100 chiffres, prouesse qui nateur IBM 704. En 1961, Daniel Shanks
termes pour trois chiffres et ainsi de lui demandait environ huit heures (il et J. Wrench calculèrent 100 000 chiffres
suite. À l'évidence cette série est inutili- était peut-être le plus proche précurseur de # en moins de neuf heures sur un
sable pour calculer plus de quelques des puissants ordinateurs modernes, IBM 7090. Les trois millions de chiffres
chiffres de #. au moins en termes de capacité de furent dépassés en 1973 par Jean Guil-
Une observation faite par John mémoire). En 1853, William Shanks loud et M. Bouyer, un exploit qui n'exi-
Machin fit progresser le calcul de # au dépassa Dase : il publia son approxima- gea qu'une journée à peine de calcul sur
moyen du développement en série de la tion de # à 607 chiffres, même s'il y avait CDC 7600. (Les calculs de D. Shanks
fonction arctan. Il remarqua que #/4 est une erreur dès le 527-ième. Le travail de et J. Wrench et ceux de J. Guilloud et
égal à 4 arctan 1/5 moins arctan 1/239. Shanks lui prit des années, c'était une M. Bouyer furent en fait réalisés deux
Comme la série développant la fonction application classique encore que labo- fois, avec deux identités différentes ;
arctan pour une valeur donnée converge rieuse, de la formule de Machin. (92 c'est seulement après une confirmation
d'autant plus vite que cette valeur est années se passèrent, un record sans de ce type que les «chasseurs de déci-
petite la formule de Machin réduisait doute, avant que l'erreur de Shanks soit males modernes considèrent qu'un
grandement les calculs. Associant donc relevée. Pour cela, il fallut comparer son record est officiellement battu.)
sa formule et le développement en série résultat et l'approximation à 5 30 chif- Il apparut très vite que certaines
de la fonction arctan, Machin calcula # fres obtenue par D. Ferguson à l'aide limites étaient infranchissables. Un dou-
avec 100 chiffres en 1706. De fait sa d'un calculateur numérique.) blement du nombre de décimales multi-
méthode s'avéra si efficace que toutes Avec l'avènement des ordinateurs, il plie le temps et le calcul par un facteur
les tentatives de calcul de n, du début du devenait facile de calculer encore plus quatre au moins quand on utilise les
XVIIIe siècle à ces toutes dernières de décimales de # : la machine était, en méthodes informatiques de calcul tradi-
années, n'en furent que des variantes. effet, idéalement adaptée pour «mouli- tionnelles : aussi, même si l'on centuplait
ner » sans relâche des nombres. ENIAC, la vitesse de calcul, le programme de
Les records de calcul un des premiers ordinateurs numéri- J. Guilloud et M. Bouyer aurait dû tour-
ques, fut attelé à cette tâche en juin 1949 ner pendant au moins un quart de siècle
Deux des tentatives du XIXe siècle par John von Neumann et sescollègues. pour calculer un milliard de décimales
méritent une mention spéciale. En 1844 ENIAC fournit 2037 chiffres en 70 de #. Au début des années 1970, un tel
Johann Dase obtint 205 chiffres de n en heures. En 1957, G. Felton tenta de cal- défi semblait hors de portée.
l'espace de quelques mois avec trois culer 10 000 décimales de #, mais en On sait à présent venir à bout d'une
valeurs particulières d'arctan incluses raison d'une erreur, seules les 7 480 telle tâche, et ceci pas seulement grâce à
des ordinateurs plus rapides mais grâce
aussi à de nouvelles méthodes pour mul-
tiplier les grands nombres. Un troisième
développement a d'ailleurs contribué à
la réussite du programme : l'invention
d'algorithmes itératifs qui convergent
très rapidement vers #. (Un algorithme
itératif peut être conçu comme un pro-
gramme informatique qui répète cycli-
quement les mêmes opérations arithmé-
tiques, les résultats d'un cycle étant les
données du cycle suivant.) Les algo-
rithmes ont été pressentis par Ramanu-
jan, bien qu'il n'ait eu aucune connais-
sance de programmation. En fait les
ordinateurs n'ont pas seulement permis
d'appliquer les travaux de Ramanujan
mais aussi de les rendre plus compré-
hensibles. Les techniques algébriques
sophistiquées de programmation explo-
rent une route que Ramanujan, seul et
sans aide, a ouverte il y a 75 ans.

Multiplications accélérées

Une des intéressantes leçons de l'in-


formatique théorique est que nombre
4. CES ALGORITHMES ITÉRATIFS donnent des approximations très précises de z (un d'algorithmes usuels, telle la manière
algorithme itératif est une suite cyclique d'opérations telle queles résultats d'un cycle soient enseignée aux enfants d'effectuer une
pris comme données du suivant). L'algorithme a converge quadratiquement vers 1/# : le multiplication, sont loin d'être les plus
nombre de chiffres exactsde # donné par an doublechaque fois que n augmented'une unité. efficaces. Les informaticiens évaluent
L'algorithme b converge quartiquement et l'algorithme c quintiquement, c'est-à-dire que le l'efficacité d'un algorithme
nombre de chiffres exactsobtenusaugmente,à chaque itération, respectivementd'un facteur par sa
4 et 5. Ramanujan avait mis au point des méthodessimilaires pour obtenir des approxima- complexité : la complexité d'un algo-
tions de #. De fait le calcul de Sn dans l'algorithme cs'appuie sur une remarquable équation rithme est le nombre de fois que chaque
modulaire du cinquième ordre découvertepar Ramanujan. chiffre est ajouté ou multiplié, c'est-à-
dire « traité » dans le programme associé tion modulaire du second ordre ; pour sant ordinateur pendant quelques
à l'algorithme. D'après cette évaluation, que la convergence de la valeur appro- semaines-on obtiendrait plus de deux
quand on ajoute par la méthode usuelle chée de l'intégrale, et par suite un algo- milliards de décimales de #.)
deux nombres de n chiffres, la complexi- rithme pour calculer K soit encore plus
té du calcul croît comme n alors que, rapide, nous avons utilise des équations
Une mine de formules
lorsqu'on les multiplie, toujours par la modulaires d'ordres plus élevés, et c'est
méthode habituelle, la complexité croît ainsi que nous avons construit plusieurs Ramanujan n'entreprit pas de
n 2 Par recherches sur les méthodes itératives
comme ces techniques tradition- algorithmes fondés sur des équations
nelles la multiplication est donc beau- modulaires d'ordre 3, 4 et au-delà. -c'est surtout sur ordinateur qu'elles
coup plus «lourde » que l'addition. En janvier 1986, David Bailey propo- sont adaptées au calcul de 7t-mais les
En 1971, A. Schônhage et V. Strassen sa une approximation de n à 29 360 000 ingrédients de base des algorithmes ité-
montrèrent qu'en théorie la complexité décimales en itérant un de nos algo- ratifs du calcul de n, en particulier les
réelle de la multiplication était à peine rithmes 12 fois sur un puissant ordina- équations modulaires, sont dans l'oeuvre
supérieure à celle de l'addition. Pour teur Cray-2. Cet algorithme utilise une de Ramanujan. Une partie de ses tra-
tendre vers cette réduction, il est équation modulaire d'ordre 4 et il en vaux originaux sur les séries infinies et
commode d'utiliser la «transformée de résulte une convergence quartique vers les approximations de #, menés il y a
Fourier rapide » (TFR). La multiplica- 7t : à chaque itération on quadruple-au trois quarts de siècle, avait pour but,
tion de deux grands nombres par TFR moins-le nombre de décimales exactes. comme les recherches modernes, l'ob-
orchestre si rigoureusement les calculs Un an après, Y. Kanada et ses collabo- tention d'algorithmes de calcul de #. Les
intermédiaires entre chiffres qu'elle éli- rateurs menèrent à bien un calcul don- formules répertoriées par Ramanujan
mine drastiquement toute répétition. nant 134 217 000 décimales sur un autre dans ses notes sur # et dans ses «carnets »
Comme une division et une extraction ordinateur géant : le NEC SX-2et vérifiè- nous aidèrent grandement à construire
de racine peuvent s'exprimer en suites rent ainsi un calcul similaire qu'ils certains de nos algorithmes. Nous sa-
de multiplications, leurs complexités avaient précédemment effectué par l'al- vions, par exemple, établir l'existence
ne sont que légèrement supérieures à gorithme Gauss-Brent-Salamin. (En d'un algorithme d'ordre 11 et nous en
celle de l'addition. Le résultat est une itérant notre algorithme deux fois de connaissions la formulation générale
énorme réduction de la complexité, et plus, une performance très réalisable mais en étudiant les équations modu-
donc de la durée, des calculs : toutes les -encore qu'elle monopoliserait un puis- laires du même ordre de Ramanujan,
tentatives récentes de calcul de n utili-
sent, pour les multiplications, la TFR ou
une variante.
Pour calculer des centaines de mil-
lions de décimales de n, on a redécou-
vert une élégante formule obtenue un
siècle et demi plus tôt par Carl Friedrich
Gauss. Au milieu des années 1970 et
indépendamment, Richard Brent et
Eugène Salamin remarquèrent que
cette formule fournissait un algorithme
pour 7t qui convergeait quadratique-
ment, c'est-à-dire que le nombre de chif-
fres obtenus doublait à chaque itération.
Depuis 1983, Yasumasa Kanada et ses
collègues, de l'Université de Tokyo, ont
utilisé cet algorithme pour établir plu-
sieurs records mondiaux du nombre de
décimales de #.
En approfondissant la convergence
rapide de l'algorithme Gauss-Brent-
Salamin, nous avons mis au point des
techniques générales pour élaborer des
algorithmes similaires qui convergent
rapidement vers n ou vers tout autre
nombre fixé. Nous avons amélioré une
théorie déjà élaborée par le mathémati-
cien allemand Karl Gustav Jacob Jacobi
en 1829 pour évaluer certaines inté-
grales elliptiques-qui servent à calculer
la longueur des arcs d'ellipses- (le cer-
cle, où l'on se plaçait initialement pour
calculer #, n'est en fait qu'une ellipse
dont les axes sont égaux).
On calcule les intégrales elliptiques
par des procédés itératifs utilisant des 5. LES INSTRUCTIONS EXPLICITES pour exécuter l'algorithme b dela figure 4 permet-
équations modulaires ; nous décou-
tent enprincipe de calculer les deux premiers milliards dedécimalesde # en quelquesminutes.
vrîmes que l'algorithme de Gauss- Tout ce dont on a besoin est une calculatrice dotée de deux registres de mémoire et de la
Brent-Salamin, un cas particulier de capacité usuelle d'additionner, soustraire, multiplier et extraire des racines. Malheureuse-
notre technique, s'appuie sur une équa- ment la plupart des calculatrices n'ont qu'un affichage à huit chiffres...
nous découvrîmes la forme et l'inatten- que Ramanujan pour obtenir une meil- si sensible aux petites erreurs que si
due simplicité de cet algorithme. leure approximation de #. Il poursuivit W. Gosper avait utilisé pour ce coeffi-
A l'inverse nous avons appris à un calcul à plus de 17 millions de déci- cient toute autre valeur que la bonne, et
déduire toutes les séries de Ramanujan males (un record à l'époque) «en aveu- si l'ordinateur avait utilisé ne fusse
des formules générales que nous avions gle », c'est-à-dire sansaucune preuve que qu'un seul chiffre incorrect, le résultat
développées. Une d'entre elles, qui cette série convergeait vers # ; son calcul eut été un non-sens numérique au lieu
convergeait vers # plus vite que toute fut confirmé quand il vit que des millions d'une approximation de #.
autre série que nous connaissions alors, de chiffres de son résultat coïncidaient On peut montrer que les algorithmes
bénéficia d'un coup de pouce inattendu. avec un précédent calcul de Gauss- de «type Ramanujan d'évaluation de #
Nous avions justifié tous les coefficients Brent-Salamin réalisé par Y. Kanada. sont proches de ce qui peut se faire de
de la série sauf un, le coefficient 1103 qui Dès que W. Gosper eut terminé, il mieux. Si toutes les opérations utilisées
apparaît au numérateur de l'expression compara son résultat avec celui de dans l'exécution d'un algorithme sont
(voir la figure 7). Nous étions convain- Y. Kanada et la coïncidence de ces regroupées (en supposant que les meil-
cus, comme Ramanujan avait dû l'être, résultats nous confirma que 1103 était leures techniques pour additionner,
que la valeur 1103 était exacte. Pour le bien la valeur correcte qui faisait coïnci- soustraire et multiplier sont utilisées) la
prouver nous avions cependant, soit à der les séries avec une erreur inférieure complexité du calcul de 7 avec n chiffres
simplifier une équation décourageante, à 1 pour 1010 000 000. Tout comme deux n'est qu'un peu plus grande que celle de
avec des variables élevées à des puis- entiers qui diffèrent de moins d'une uni- la multiplication de deux nombres de n
sances égales à plusieurs milliers, soit à té doivent être égaux, la concordance chiffres. Mais cette dernière, par appli-
approfondir considérablement quelque des résultats suffisait à spécifier notre cation d'une TFR, n'est à son tour qu'un
arcane de la théorie des nombres. nombre : c'était bien 1103. De fait le tout petit peu plus complexe qu'une
Par coïncidence William Gosper, de calcul de W. Gosper devint une partie de addition de deux nombres de n chiffres,
la Société Symbolics Incorporated, déci- notre preuve. Nous savions en effet que l'opération arithmétique la plus simple.
da, en 1985, d'exploiter la même série la série (et son algorithme associé) était
L'édition prochaine des carnets

Les mathématiques n'ont proba-


blement pas encore pleinement tiré par-
ti du génie de Ramanujan ; de nom-
breuses et merveilleuses formules de ses
carnets portant sur des intégrales, des
séries infinies ou des fractions continues
(formules du type : un entier plus l'in-
verse de : un entier plus l'inverse de : un
entier plus... et ainsi de suite) n'ont pas
encore été exploitées. Par malheur elles
sont répertoriées avec peu d'indications
(quand il y en a) sur la technique utilisée
par Ramanujan pour les obtenir. Little-
wood écrivait : «Si une partie significa-
tive de démonstration existait quelque
part et s'il sentait intuitivement que la
formule était correcte alors il ne cher-
chait pas plus loin. »
Le travail herculéen d'édition des
«carnets », commencé il y a 60 ans par les
analystes britanniques G. Watson et
B. Wilson, est actuellement poursuivi
par Bruce Berndt ; ces mathématiciens
s'imposent de fournir une démontra-
tion, une source ou une éventuelle cor-
rection pour chacun des milliers d'énon-
cés ou identités affirmées. Une simple
ligne des «carnets»peut nécessiter des
pages de commentaires. La tâche est
d'autant plus difficile que les formules
ne sont pas rédigées avec l'écriture
6. POUR CALCULER x, on utilise des sériesmathématiques dont les termes sont ajoutés ou mathématique habituelle.
multipliés. Les deux premières séries, découvertes par les mathématiciens John Wallis et
James Gregory et sans doute parmi les plus connues, sont pratiquement inutilisables : il Les capacités inégalées de Ramanu-
faudrait 100annéesde calcul au plus puissant ordinateur du monde pour calculer avecelles jan pour jongler intuitivement avec des
les 100 premièresdécimales de #. La formule découverte par John Machin facilita le calcul formules complexes lui permirent de
de # des quele calcul infinitésimal permit d'exprimer en série la valeur de la fonction inverse semer des graines, dans le jardin mathé-
de la fonction tangente, Arctg ; cette série converge d'autant plus vite que la valeur de x est matique, qui sont seulement en train de
petite. De fait toutes les approximations de #, du commencementdu XVIIIe siècleau début
germer. Beaucoup de mathématiciens
des années1970, ont été calculéesavecdes variantes de la formule de Machin. La somme de sont dans une expectative intéressée : ils
la série de Ramanujan convergeencore plus vite vers la valeur exacte de 1/# : chaque terme
supplémentaire ajoute environ huit décimalesexactesà l'approximation. La dernière suite, attendent de voir lesquelles de ces
obtenue par les auteurs, ajoute environ 25décimalespar terme ; le premier terme (pour lequel graines fleuriront dans les années à venir
n = 0) fournit un nombre qui a les mêmes24 premiers chiffres que #. et contribueront à la beauté du jardin.
Georg Cantor

JOSEPH DAUBEN

Quelle est la taille d'un ensemble infini ? Georg Cantor a démontré qu'il existe
plusieurs types d'infinis que l'on peut classer de sorte que chacun soit
au précédent. La théorie des ensembles de Cantor, liée
«supérieur»
à cette étude des nombres infinis, est l'un des fondements des mathématiques.

La nature de l'infini a toujours été ble au développement axiomatique de De telles histoires contribuent à
un sujet de controverses. Dès l'analyse, notamment par l'étude des déformer la réalité car elles banalisent
l'Antiquité, Zénon d'Élée avait propriétés du «continuum » desnombres les véritables arguments qu'avancèrent
fondé son fameux paradoxe sur la réels. La plus remarquable réalisation certainsdes plus grandsmathématiciens
notion d'infini : selon ce paradoxe, le de Cantor fut la démonstration rigou- du siècle dernier contre la théorie de
héros d'Homère, Achille, tente de rat- reuse (du point de vue mathématique) Cantor. Elles passent en outre sous
traper une tortue qui possèdesur lui une du fait que l'infini n'est pas unique : il silence la force de l'argumentation que
certaine avance ; lorsqu'Achille a par- existe plusieurs types d'infini. Tous les Cantor déploya pour défendre sesidées
couru la moitié de la distance qui le ensembles infinis n'ont pas la même ainsi que l'enjeu de la controverse. Au
séparait de la tortue, celle-ci s'est légè- taille et l'on peut comparer ces ensem- début de ses recherches, Cantor lui-
rement déplacée. Quand Achille bles entre eux. Par exemple, l'ensemble mêmene parvenait pasà croire à l'exis-
parcourt la moitié de la nouvelle dis- despoints d'une droite et l'ensembledes tence des nombres transfinis : il pensait
tance qui le séparede la tortue, celle-ci fractions sont deux ensembles infinis ; en effet que l'on ne pouvait pasformuler
se déplaceencore. Par ce raisonnement, Cantor a démontré que, d'une certaine rigoureusement le concept d'infini
on «montre » que la tortue précède tou- manière, le premier ensembleest « supé- «actuel »qui, de cefait, ne pouvait consti-
jours Achille d'une distance de plus en rieur »au second.Pour certains contem- tuer un objet mathématique. Néan-
plus petite. Ce paradoxe sembleprouver porains de Cantor, ces idées étaient si moins, Cantor surmonta ses«préjugés»
-apparemment sans erreur-que tout choquantes et si contraires à l'intuition et il donna une définition des nombres
mouvement est impossible : pour se que l'éminent mathématicien français transfinis car il en avait besoin pour ses
déplacer, un objet doit passer par une Henri Poincaré a dit que la théorie des travaux mathématiques.Comme il avait
infinité de points en un temps fini ! D'au- nombres transfinis était une «maladie» lui-même douté de la possibilité d'éta-
tre part, si le succèsde la mécanique dont il faudrait guérir un jour lesmathé- blir cette définition, il connaissait les
newtonienne résulte en grande partie de matiques. Leopold Kronecker, l'un des argumentsque l'on pouvait lui opposer
l'introduction du calcul infinitésimal, on professeursde Cantor, était en outre un et put anticiper lescritiques. Seslongues
n'a justifié rigoureusement ce calcul que représentant influant de l'école mathé- réflexions lui permirent de répondre à
200 ans plus tard. D'autres problèmes matique allemande ; lestravaux de Can- ses opposantspar des arguments philo-
fondés sur la notion d'infini sont appa- tor étaient tels que Kronecker l'attaqua sophiques, théologiques et mathémati-
rus au XIXe etau XXe siècle,au cours du personnellement, le traitant de «charla- ques. Cantor faisait preuve d'une force
développementde la théorie desensem- tan de la science», de «renégat» et de intellectuelle considérable lorsqu'il
bles, sur laquelle sont fondées presque «corrupteur de la jeunesse»! devait répondre à ses adversaires. Sa
toutes les mathématiques contempo- Cantor souffrit, pendant une grande maladie mentale, loin d'avoir joué un
raines. En outre, l'infini a toujours eu partie de sa vie, de dépressions ner- rôle entièrement négatif, l'a sans doute
des connotations théologiques qui ont veusesqui devinrent de plus en plus fré- beaucoup aidé, lorsqu'il setrouvait dans
joué un rôle important dans l'accepta- quentes et gravesà mesurequ'il vieillis- des phasesmaniaques, à se battre pour
tion ou le rejet du conceptqu'on en avait sait. Cesdépressionsétaient sansdoute promouvoir sa théorie.
et des doctrines mathématiques ou phi- les signes d'une affection mentale ;
losophiques qui lui étaient liées. Tous l'historien britannique Ivor Grattan- Entre la musique et le commerce
ces courants de pensée ont convergé Guinness a récemment étudié les bulle-
dans la vie et l'oeuvre du mathématicien tins de santé établis par les psychiatres Georg Ferdinand Ludwig Philipp
allemand Georg Cantor. de la Halle Nervenklinik (l'hôpital Cantor naquit à Saint Pétersbourg
On connaît généralementbien l'oeu- psychiatrique de Halle où Cantor était (aujourd'hui Léningrad), le 3 mars 1845.
vre de Cantor : en mettant au point ce soigné). Cantor semble avoir souffert Samère Maria Anna Bôhm faisait partie
qu'il appelait l'arithmétique des nom- d'une psychose maniaco-dépressive. d'une famille qui comportait de nom-
bres transfinis, Cantor a défini de façon Toutefois, les premiers biographes de breux musiciensde talent ; le plus célè-
précise la notion d'infini «actuels. Pour Cantor le présentèrent commel'infortu- bre était son oncle Joseph Bôhm, direc-
y parvenir, il a fondé la théorie des née victime des persécutions de ses teur d'un conservatoire à Vienne et
ensembleset a contribué de façon nota- contemporains. fondateur d'une école de violon qui
attira de nombreux virtuoses de l'épo- autoritaire-de l'éducation de son fils rich Heine, étudiait alors la théorie des
que. Le père de Georg, Georg Wolde- aîné. séries trigonométriques ; ce dernier
mar Cantor, était un habile commerçant ; Alors que Georg était encore enfant, encouragea Cantor à étudier le problè-
c'était en outre un luthérien fervent qui la famille quitta la Russie pour l'Alle- me difficile de l'unicité de ces séries.
transmit à son fils ses profondes convic- magne ; c'est là qu'il commença ses En 1872, à l'âge de 27 ans, Cantor publia
tions religieuses. études de mathématiques. En 1868, à une solution générale du problème de
L'historien des mathématiques Eric l'Université de Berlin, il reçut le titre de l'unicité des séries trigonométriques ;
Temple Bell attribue le sentiment d'in- docteur pour des travaux de théorie des cet article contenait en outre l'ébauche
sécurité de Cantor à un conflit freudien nombres. Deux ans plus tard, il était de la théorie des ensembles transfinis.
qu'il eut avec son père ; or, les lettres et Chargé de cours à l'Université de Halle, Le problème posé par Heine était
les autres témoignages qui nous sont un établissement respectable mais moins issu des travaux du mathématicien fran-
parvenus ne font pas état d'un tel conflit, prestigieux pour l'enseignement des çais Jean Baptiste Joseph Fourier qui
bien au contraire. Le père de Georg mathématiques que les Universités de avait montré en 1822 que l'on peut
semble avoir été un homme sensible, qui Gôttingen ou de Berlin. À l'Université représenter sur tout un intervalle toute
s'occupait de façon attentive-mais pas de Halle, un collègue de Cantor, Hein- fonction «assez régulière » (c'est-à-dire

1. CETTE PHOTOGRAPHIE DE CANTOR et de sa femme a été avait aussi montré que l'on pouvait définir des quantités infinies,
prise vers 1880, alors que Cantor était au sommet de sa carrière : il appeléesnombrestransfinis, pour classerles ensemblesinfinis. Quel-
avait déjà étonné les mathématiciens allemands en montrant que ques années après que cette photographie a été prise, Cantor fut
l'ensemble infini des nombres réels, représentépar les points d'une hospitalisé pour la première crise grave depsychosemaniaco-dépres-
droite, est plus grand que l'ensemble infini de toutes les fractions. Il sive qui l'avait atteint et qui mit fin à sestravaux mathématiques.
toute fonction n'ayant qu'un nombre mental dans ce résultat et Cantor l'étude des séries trigonométriques sus-
fini de discontinuités) par la somme comprit qu'il lui fallait, pour décrire cita en Cantor un intérêt nouveau : il
d'une série trigonométrique ayant un cette répartition, une méthode permet- délaissa les théorèmes sur les séries tri-
nombre infini de termes ; ainsi, on peut tant d'analyser l'ensemble continu des gonométriques et étudia dès lors les
décrire toute courbe «assez régulière » points de l'axe des abscisses. Ainsi, relations entre les points d'une droite.
par la superposition d'ondes sinusoï- Cantor considérait en axiome le fait
dales, sauf aux points de discontinuité. qu'on puisse associer à tout point d'une
On dit alors qu'une telle série converge droite (continue) un nombre, appelé
«presque partout » vers la fonction étu- nombre «réel » par opposition aux
diée. Le résultat de Fourier fut à la base nombres «imaginaires » qui sont les mul-
du développement d'une méthode tiples de #-1 ; réciproquement, on peut
mathématique importante car il per- associer à tout nombre réel un point et
mettait de représenter ou de remplacer un seul de la droite. Ainsi l'étude des
certaines fonctions compliquées par une points d'une droite est équivalente à
somme de sinus ou de cosinus, des fonc- celle des nombres réels. Dans son article
tions plus simples à manipuler. Cepen- de 1872, Cantor avait développé ce
dant, pour justifier pleinement l'égalité point et il avait étudié rigoureusement
d'une fonction et d'une somme infinie les propriétés des nombres réels.
de fonctions plus simples, il fallait prou- Les difficultés que l'on rencontre
ver qu'une seule série trigonométrique lorsqu'on étudie les nombres réels pro-
converge vers la fonction étudiée. Can- viennent des nombres comme # ou #2,
tor étudia dans quelles conditions une qui ne sont pas rationnels. (Un nombre
série trigonométrique, qui converge rationnel est un nombre qui est le quo-
vers une fonction, est unique. tient de deux nombres entiers. On sait
depuis l'Antiquité que #2, #3, #5 et bien
Des séries trigonométriques d'autres racines sont des nombres irra-
tionnels.) Pour définir rigoureusement
aux nombres réels
les nombres réels, Cantor se fonda sur
En 1870, Cantor obtint un premier les nombres rationnels, dont la légitimi-
résultat : si une fonction est continue sur té mathématique n'était pas contestée ;
un intervalle, sa représentation par une il utilisa une méthode que lui avait pro-
série trigonométrique est unique. Puis, posée Karl Weierstrass, l'un de ses
Cantor chercha à s'affranchir de la anciens professeurs de l'Université de
condition de continuité de la fonction Berlin. Cantor proposa de représenter
sur tout l'intervalle. Supposons par les nombres irrationnels par des suites
exemple que l'on cherche à représenter infinies de nombres rationnels : par
par une série trigonométrique la fonc- exemple, on peut représenter #2 par la
tion qui prend la valeur constante égale suite infinie de nombres rationnels : 1 ;
à un quand l'abscisse x est comprise 1,4 ; 1, 41 ; 1,414 ; etc. De cette façon, on
entre zéro et un, sauf au point d'abscisse peut considérer que, tout comme les
1/2. Le graphe de cette fonction est un nombres rationnels, les nombres irra-
segment de droite parallèle à l'axe des tionnels représentent des points (au
abscisses (l'axe horizontal) avec une dis- sens géométrique) d'une droite.
continuité au point d'abscisse 1/2. En ce
point, si la valeur de la fonction est par Infinis potentiel et actuel
exemple nulle, le point représentatif se 2. LES SÉRIES TRIGONOMÉTRIQUES,
trouve sur l'axe des abscisses. Cantor formées de sommesde sinus et de cosinus, Malgré ses avantages, cette défini-
démontra que si l'on n'impose pas que permettent d'approcher avec la précision tion des nombres réels troubla certains
la série trigonométrique converge au souhaitéetout graphe continu et régulier. Par mathématiciens car elle était fondée
point d'abscisse 1/2, il existe encore une exemple, on peut approcher un segment de sur l'existence d'ensembles ou de suites
série trigonométrique unique qui converge droite horizontale (en couleur) situé à une de nombres ayant une infinité d'élé-
unité au-dessus de l'axe des abscissesen
partout ailleurs vers la fonction étudiée ; ajoutant des sinusoïdes(courbesen gris) ; on ments. Depuis Aristote, les philosophes
aucune autre série trigonométrique de a représentéici les deux premières étapesde
et les mathématiciens avaient rejeté le
forme analogue ne peut approcher la l'approximation (courbes en noir sur les concept d' «infini actuel » principalement
fonction. Cantor généralisa facilement dessinsdu haut et du milieu). La série trigo- en raison des paradoxes que ce concept
ce résultat à toutes les fonctions ayant nométrique qui approche la courbe est semblait engendrer : par exemple, Gali-
un nombre fini de discontinuités, qu'il unique. Même quand le graphe n'est pas lée avait remarqué que si l'on admettait
appela «points exceptionnels ». continu, par exemplesi la hauteur du graphe l'existence d'ensembles infinis actuels, il
Alors qu'il recherchait une forme est égale à un, partout sauf au point d'abs- devait exister autant de nombres entiers
cissex égale à 1/2, la série trigonométrique
plus générale de son théorème d'unicité, qui converge vers la courbe continue pairs que de nombres entiers pairs et
Cantor fit une découverte remarquable converge aussi vers la courbe discontinue, impairs réunis : une partie d'un ensem-
qu'il publia en 1872 : une série trigono- sauf au point d'abscisse 1/2 (schéma infé- ble infini pouvait être égale au tout ! En
métrique unique converge vers une rieur). Cantor a démontré que l'on peut effet, on peut associer à tout nombre
fonction ayant une infinité de disconti- représenter une courbe par une série trigo- entier pair son quotient dans la division
nuités, à condition que les points excep- nométrique unique, même quand le nombre
par deux et l'on obtient ainsi une corres-
tionnels soient répartis de façon précise de points de discontinuité de la courbe est pondance bijective entre l'ensemble des
infini, à condition que cespoints «exception-
sur l'axe des abscisses.La répartition des nelssoient répartis d'une façon bien précise nombres entiers pairs et l'ensemble des
points exceptionnels joue un rôle fonda- sur l'axe des abscisses. nombres entiers.
L'Église s'opposait en outre à ce que nombres irrationnels, par exemple 2, rieur à l'ensemble infini des points
l'on admette l'existence d'ensembles se trouvent entre les points rationnels : rationnels, il n'aurait pas pu répondre.
infinis actuels : selon Saint Thomas l'ensemble des points rationnels, bien En 1874, Cantor publia la réponse à
d'Aquin, par exemple, concevoir un que dense, est littéralement criblé de cette question dans le Journal für die
infini actuel, c'est entrer en compétition points irrationnels. Il n'est donc pas reine und angewandte Mathematik publié
avec la nature unique et absolument continu. La proposition de Dedekind par August Leopold Crelle. Cette revue,
infinie de Dieu. révèle une bonne compréhension de la appelée aussi Journal de Crelle était
Pour éviter ces critiques, les mathé- structure du continu, mais elle possède peut-être la revue la plus estimée par les
maticiens faisaient une distinction sub- une grave faiblesse : si l'on avait deman- mathématiciens de l'époque.
tile entre l'infini actuel, considéré dé à Dedekind de combien l'ensemble
comme un tout, et l'infini «potentiel » infini des points d'une droite est supé- Le dénombrable et le continu
représenté par une somme d'une série
indéfinie de nombres qui tend vers une Pour comparer l'ensemble des points
certaine limite. À l'époque où vivait de la droite et l'ensemble des points
Cantor, les mathématiciens n'admet- rationnels, Cantor avait approfondi et
taient l'existence que des infinis poten- résolu le paradoxe de Galilée. Cantor
tiels. En 1831, Carl Friedrich Gauss avait défini que deux ensembles sont
exprima son opposition à l'utilisation équivalents lorsque l'on peut établir une
des infinis actuels en des termes que correspondance bijective entre les élé-
Cantor qualifia d'arbitraires ; dans une ments des deux ensembles, c'est-à-dire
lettre adressée à Heinrich Schumacher, lorsqu'à tout élément d'un des deux
Gauss écrivait : «Mais en ce qui ensembles, on peut associer un élément
concerne votre démonstration, je de l'autre ensemble et réciproquement.
conteste que vous utilisiez un objet infi- Ce type de correspondance permet de
ni comme un tout complet. En mathé- comparer de façon simple la taille des
matiques, cette opération est interdite : ensembles : considérons par exemple un
l'infini n'est qu'une façon de parler qui seau rempli de billes bleues et de billes
permet de définir précisément les rouges. Comment comparer l'ensemble
limites de suites ou de fonctions. » des billes bleues et l'ensemble des billes
L'utilisation des limites permettait en rouges ? On peut naturellement compter,
effet d'éviter les paradoxes liés à l'utili- d'une part, toutes les billes bleues, puis,
sation des infinis actuels. Par exemple, d'autre part, toutes les billes rouges,
on détermine K avec une précision crois- mais il est plus simple de retirer les billes
sante lorsqu'on ajoute des chiffres sup- du seau par paires formées d'une bille
plémentaires à son développement déci- bleue et d'une bille rouge. Si l'on finit
mal. Cependant, selon Gauss, il est 3. ON COMPARE DEUX ENSEMBLES en ainsi par vider le seau, on aura retiré à
interdit de supposer que l'on connaît associant chaque élément du premier à un la fin de l'opération autant de billes
élémentdu second.Par exemple, pour savoir
simultanément toutes les décimales de bleues que de billes rouges : les deux
s'il y a plus de billes rouges que de billes
n, car cela reviendrait à supposer que ensembles seront équivalents. Dans le
bleues dans un seau, il suffit de retirer du
l'on connaît la valeur numérique exacte seau les billes par paires. À la fin, les billes cas contraire, s'il reste des billes d'une
de #. Cette hypothèse équivaudrait à qui restent dans le seau sont cellesqui étaient sorte dans le seau, l'ensemble de ces
supposer que l'on connaît simultané- initialement les plus nombreuses. Cantor a billes sera supérieur à celui formé par les
ment une infinité de nombres, ce qui, généralisé cette méthode élémentaire pour billes de l'autre sorte.
selon Gauss, est impossible. comparer la taille des ensemblesinfinis. En appliquant ce principe de dénom-
Cantor n'était pas le seul à étudier brement aux ensembles infinis, Cantor
rigoureusement les propriétés du «conti- montra que la propriété qui semblait
nu » : en 1872, lorsque parut son article paradoxale à Galilée n'est en fait qu'une
sur les séries trigonométriques, le propriété naturelle des ensembles infi-
mathématicien allemand Richard nis : l'ensemble des nombres pairs est
Dedekind avait également publié une équivalent à l'ensemble des nombres
analyse du continu fondée sur la consi- entiers (pairs et impairs) car on peut
dération d'ensembles infinis. Dans son établir une correspondance bijective
article, Dedekind exposait une idée que entre les éléments de chacun des ensem-
Cantor reprit plus tard de façon plus bles sans omettre aucun élément des
précise : «La droite est infiniment plus deux ensembles. Cantor découvrit aussi
riche en points que... le domaine des une méthode permettant de mettre en
nombres rationnels l'est en nombres». 4. À TOUT NOMBRE ENTIER on peut as- correspondance bijective l'ensemble
Pour expliquer le sens de cette proposi- socier un nombre entier pair de façon que des nombres rationnels et l'ensemble
tout élément de l'ensemble des nombres en- des nombres entiers. Il qualifia de
tion, considérons la répartition des tiers soit en relation avec un élément de
points rationnels, c'est-à-dire des points l'ensemble des nombres pairs. Bien qu'il « dénombrable » tout ensemble que l'on
associés aux nombres rationnels sur un semble évident qu'il y ait plus de nombres peut mettre en correspondance bijective
segment de droite : quelle que soit sa entiers que de nombres entiers pairs, ces avec les nombres entiers, c'est-à-dire
longueur, ce segment comporte une deux ensemblesinfinis ont en fait le même tout ensemble dont on peut «compter »
infinité de points rationnels. Dans son nombre d'éléments. Beaucoup d'autres en- les éléments à l'aide des nombres
article, Dedekind faisait remarquer que sembles,par exemple l'ensemble des carrés entiers.
parfaits, peuvent être mis encorrespondance
malgré cette densité de points ration- Comme les nombres rationnels
bijective avecles nombres entiers: on peut les
nels, tout segment comporte en plus une «compter» à l'aide
nombres
des entiers. On d'une droite sont denses et que les nom-
infinité de nombres irrationnels. Les dit quede telsensemblessont dénombrables. bres entiers semblent éparpillés sur la
bijective entre ces deux ensembles. Si ment décimal unique associé à chaque
l'on peut compter les nombres réels, on point de la droite. Réciproquement, il
peut aussi les ordonner selon une liste, était possible d'inverser ce procédé et
chaque nombre réel étant représenté d'associer un point du carré à un point
par son développement décimal infini. de la droite (voir la figure 8). Cantor
Or on peut, à partir des nombres de cette lui-même s'attendait si peu à ce résultat
liste, construire un nouveau nombre réel qu'il écrivit à Dedekind : «Je le vois,
qui n'appartient pas à la liste, d'où la mais je ne le crois pas ! »
contradiction ! Considérons la première Cantor rédigea aussitôt un article
décimale du premier nombre réel de la pour annoncer la découverte ; il l'en-
liste : si cette décimale est égale à un, on voya, comme son article de 1874, au
convient que la première décimale du Journal de Crelle. Bien que le résultat
nouveau nombre réel que l'on veut for- exposé fut d'une importance fondamen-
mer sera neuf ; si la première décimale tale, l'article déclencha les hostilités
du premier nombre réel de la liste n'est entre Cantor et Kronecker. Ce dernier
pas égale à un, on convient que la pre- était rédacteur en chef de la revue et il
5. L'ENSEMBLE INFINI DES NOMBRES mière décimale du nouveau nombre pouvait s'opposer à la parution de n'im-
RATIONNELS (c'est-à-dire l'ensemble des sera égale à un. On effectue ensuite la porte quel article. Épouvanté par la
nombres qui sont le quotient de deux nom- même opération avec la deuxième déci- direction que prenaient les travaux de
bres entiers) semble supérieur à l'ensemble male du deuxième nombre de la liste, Cantor, il bloqua le manuscrit de 1877 ;
desnombresentiers : par exemple,le nombre puis avec la troisième décimale du troi- Cantor avait soumis son manuscrit le 12
de nombres rationnels compris entre zéro et
sième nombre et ainsi de suite pour tous juillet, mais aucune démarche en vue de
un, est infini. Cantor démontra cependant
les nombres de la liste. Le nombre réel la publication ne lui fut demandée et le
que l'on peut apparier les nombres ration-
nels et les nombres entiers : on peut disposer ainsi construit n'est pas dans la liste car texte ne parut pas dans le volume de
tous les nombres rationnels dans un réseau il diffère de chaque nombre réel de la
carré et associer un nombre entier à chaque liste par au moins une décimale ; cepen-
nombre rationnel entraçant le chemin coloré dant, c'est un nombre réel compris entre
représenté sur la figure. L'ensemble des zéro et un ! Comme nous avons construit
nombres rationnels est donc dénombrable.
un nombre réel qui n'est pas dans la liste
des nombres réels, l'hypothèse selon
laquelle on peut dresser la liste des nom-
droite, il ne paraît pas évident que ces bres réels conduit à une contradiction.
deux ensembles aient la même taille, Par conséquent, l'ensemble des nom-
bien au contraire ! Cependant Cantor bres réels n'est pas dénombrable.
démontra des résultats encore plus
étonnants : on ne peut établir aucune Les hostilités
correspondance bijective entre l'ensem-
ble des nombres entiers et l'ensemble Au mois d'août 1874, Cantor épousa
des points d'une droite (c'est-à-dire Vally Guttmann. Les jeunes mariés pas-
l'ensemble des nombres réels). En d'au- sèrent l'été dans les monts du Harz où
tres termes, l'ensemble des nombres ils rencontrèrent Dedekind. Cette
réels n'est pas dénombrable. Dans son année et les années qui suivirent, Cantor 6. L'ENSEMBLE DES NOMBRES RÉELS,
article de 1874, Cantor avait donné une obtint de nombreux résultats ; au début que l'on peut assimiler aux points d'une
de l'année 1874, Cantor avait adressé à droite, n'est pas dénombrable: s'il l'était, on
démonstration assez compliquée de ce
Dedekind l'énoncé d'un problème qui pourrait ordonner tous les nombres réels
résultat ; il en découvrit une plus simple
compris entre zéro et un selon une liste for-
en 1891. C'est cette dernière que nous lui semblait important : «Peut-on établir mée de leurs développements décimaux
allons considérer. une correspondance entre une surface infinis (on convient de représenter les nom-
Cantor supposait qu'il existe une cor- (par exemple, un carré avec peut-être bres tels que 0,5000.., par le développement
respondance bijective entre l'ensemble ses bords) et une ligne droite (ou même décimal équivalent 0,4999...). Cependant,
quelle que soit la façon dont on dressela liste
des nombres réels et l'ensemble des un segment de droite, extrémités
nombres entiers, puis montrait que cette incluses) de telle façon qu'à tout point de ces développements décimaux, on peut
de la surface corresponde un unique toujours construire un nombre réel qui n'ap-
hypothèse conduit à une contradiction. partient pas à la liste ; il suffit pour cela de
Par conséquent, l'hypothèse de départ point de la droite, et réciproquement ?». prendre neuf pour première décimale du
est fausse et il n'existe pas de corres- Cantor pensait que la réponse à cette nouveau nombre si la première décimale du
pondance biunivoque entre l'ensemble question était négative, mais il ne pou- premier nombre de la liste est égale à un et
des nombres réels et l'ensemble des vait justifier son opinion ; Dedekind ne de prendre un comme première décimale du
nombres entiers. On peut simplifier la le pouvait pas davantage. nouveau nombre si la décimale n'est pas
Cependant en 1877, Cantor envoya à égale à un. On continue en changeant selon
démonstration en ne considérant que les
la même règle la deuxième décimale du
nombres réels compris entre zéro et un : Dedekind une incroyable nouvelle : deuxièmenombre de la liste pour construire
si l'ensemble de ces nombres est supé- contrairement à l'opinion admise, on la deuxième décimale du nouveau nombre ;
rieur à celui des nombres entiers, l'en- pouvait établir une correspondance puis la troisième décimaledu troisième nom-
semble de tous les nombres réels sera a bijective entre un plan et une droite. bre, etc. Le développement décimai ainsi
fortiori supérieur à l'ensemble des nom- Pour démontrer l'existence de cette cor- formé est celui d'un nombre réel compris
bres entiers. respondance, Cantor représentait cha- entre zéro et un, qui diffère de tous les nom-
bres de la liste par au moins une décimale.
Supposons que l'on puisse compter que point du carré par un couple de On montre ainsi qu'il est impossible de
tous les nombres réels compris entre coordonnées. Il combinait alors les
développements décimaux des coor- «compter » lesnombres réels avec les nom-
zéro et un avec les nombres entiers, de bres entiers.Aujourd'hui cette démonstration
façon à établir une correspondance données afin d'obtenir un développe- s'appelle «méthodede la diagonale».
1877. Cantor, qui soupçonnait Kro- sur l'existence d'ensembles infinis quel que soit le terme que l'on considère
necker d'avoir bloqué la publication de «actuels ». Cantor adoptait donc une dans cette suite, il existe une infinité
son article, écrivit une lettre amère à position formaliste sur l'existence des d'autres termes de la suite plus proche
Dedekind, se plaignant du sort réservé nombres irrationnels car, selon lui, on ne de #2 que le terme considéré. De façon
à son article et lui faisant part de son devait évaluer la légitimité mathémati- plus générale, un point est un point d'ac-
envie de réclamer le manuscrit. Dede- que des nombres irrationnels qu'en cumulation d'un ensemble infini s'il
kind lui rappela sa propre expérience en fonction de critères formels de cohé- existe une infinité d'éléments de cet
la matière et il persuada Cantor d'atten- rence interne. Il écrivit à ce propos : ensemble qui sont arbitrairement proches
dre. Les conseils de Dedekind furent «Pour introduire de nouveaux nombres, de ce point.
avisés, car l'article parut dans le volume À partir d'un ensemble P infini, Can-
en mathématiques, il suffit d'en donner
de 1878. Cantor fut cependant offensé des définitions, qui permettent de les tor définissait l'ensemble P1 dérivé de P
par cet incident et il refusa désormais de distinguer nettement des autres. Dès comme l'ensemble des points d'accumu-
publier dans le Journal de Crelle. qu'un nombre satisfait les conditions, on lation de P. Ensuite, à condition que P1
peut et l'on doit le considérer comme soit également infini, il définissait l'en-
existant réellement en mathématiques » semble p2 dérivé de P1
Les points d'accumulation comme l'ensem-
Cantor devait adopter cette position ble des points d'accumulation de P1. Il
La controverse qui opposa Cantor et pour les nombres irrationnels s'il voulait créait de la même façon les ensembles
Kronecker fut aggravée par une animo- justifier l'introduction des nombres p3, P4, etc., et montrait
que la relation
sité personnelle, mais elle résultait sur- transfinis dans le même article. d'inclusion entre les ensembles déter-
tout de points de vue radicalement Dans son article de 1872, Cantor mine un ordre naturel pour ces ensem-
opposés en matière de philosophie des avait décrit les ensembles de points bles dérivés : comme tout élément de P2
mathématiques. Le débat de Cantor et exceptionnels à l'aide de la notion de est également un élément de P1, P2 est
de Kronecker se poursuit aujourd'hui point d'accumulation. Par exemple, le un sous-ensemble de P1 de même, P3 est
P2,
entre les mathématiciens constructi- nombre #2 est un point d'accumulation un sous-ensemble de etc.
vistes et les mathématiciens formalistes. de la suite : 1 ; 1,4 ; 1,41 ; etc. En effet, Selon l'ensemble P choisi, il existe
Kronecker, l'un des précurseurs de
l'école constructiviste, a prononcé une
phrase lapidaire qui résume sa position :
«Dieu a créé les nombres entiers ; le
reste est l'oeuvre de l'homme». Selon
Kronecker, on devait construire les
mathématiques à partir des nombres
entiers, en n'utilisant que des combinai-
sons arithmétiques finies de ces nom-
bres entiers. Vers 1870, Kronecker
commença à récuser tous les processus
de passage à la limite utilisés en analyse
traditionnelle et il s'opposa à toutes les
définitions d'objets mathématiques où
intervenait la notion de limite. Selon lui,
il aurait même fallu abandonner les
nombres irrationnels que les mathéma-
ticiens acceptaient depuis des siècles,
tant qu'on ne saurait pas les construire
à partir des nombres entiers naturels,
comme on le faisait pour les nombres
rationnels.
Cantor, qui avait rédigé deux articles
importants sous la direction de Kro-
necker alors qu'il était étudiant à l'Uni-
versité de Berlin, connaissait la position
radicale de Kronecker et il n'était pas
imperméable à cette façon de voir : elle
garantissait aux démonstrations mathé-
matiques une sécurité et une correction
absolueset l'on pouvait utiliser la méthode
pour se garder des spéculations hasar-
deuses. Toutefois, Cantor pensait que la 7. LA PROBABILITÉ DE CHOISIR AU HASARD UN NOMBRE RATIONNEL parmi
l'ensembledes nombres réelspermet d'évaluer la taille deJ'ensembledes nombresrationnels
position de Kronecker était outrée car
par rapport à celle de l'ensemble des nombres réels.La probabilité est le rapport du nombre
elle censurait de manière trop absolue la de points rationnels au nombre total de points situes sur un intervalle. On a représentéici
plupart des progrès en mathématiques ; sur une roue de loterie l'intervalle des nombres compris entre zéro et un (zéro et un sont
en outre, la position constructiviste confondus). On choisit les nombres au hasard en lançant la roue et en la laissant s'arrêter
entravait les progrès des mathématiques dans n'importe quelle position. Les points représentant les nombres rationnels sont denses:
en enfermant l'innovation dans un car- entre deux points quelconques de la roue de loterie, il existe une infinité d'autres points
rationnel. On n'a représenté sur cette figure qu'un petit nombre de ces points rationnels.
can méthodologique. Malgré leur densité,l'ensemble de tous les points de la circonférencede la roue estinfiniment
La définition des nombres irration- supérieur à l'ensemble des nombres rationnels ; la probabilité que la roue s'arrête sur un
nels donnée par Cantor dans son article point rationnel est nulle. De façon plus précise,cette probabilité est inférieure à toute quantité
de 1872 était fondée de façon implicite positive fixée. La roue s'arrêtera presque toujours sur un point irrationnel.
parfois un nombre entier n tel que l'en- construire son ensemble dérivé P#+1 et des nombres transfinis, un prolonge-
semble dérivé Pn soit fini. Quand cette former une suite d'ensembles dérivés, ment autonome et systématique des
condition est réalisée, l'ensemble infini P#+2, etc. nombres entiers «naturels ».
P qui donne un ensemble P"fini est un Toutefois, Cantor soutenait encore
ensemble de points exceptionnels qui Les ordinaux transfinis que l'on devait définir cesnombres pour
permet d'énoncer le théorème sur l'uni- l'unique raison qu'ils permettaient de
cité de la représentation d'une fonction Cantor aurait pu ajouter que les sym- progresser dans la théorie des ensem-
par une série trigonométrique. Pour cer- boles #, #+1, #+2, etc. constituent en bles et l'étude des nombres réels. Pour
tains ensembles P, il arrive aussi que fait une nouvelle sorte de nombres, mais répondre aux critiques de Kronecker et
P1, P2, P3,...
tous les ensembles dérivés il ne le fit pas immédiatement : en 1872, d'autres mathématiciens constructi-
soient infinis. Cantor affirma que, dans il reste prudent et ne considère les nom- vistes, Cantor justifia sa position forma-
ce cas, il fallait considérer l'ensemble bres irrationnels que comme des suites liste de la façon suivante : si l'on reconnaît
des points communs à tous les ensem- de nombres rationnels ; de même, il que les nombres transfinis forment un
bles dérivés P1, P2, P3, ..., Pn, ... Il désignan'envisage, au début, les symboles X, æ système cohérent, il est impossible de
cet ensemble par PX et, vers 1880, il +1, #+2, etc, que comme des étiquettes leur refuser une place à côté des nom-
commença à appeler symbole transfini permettant d'identifier les ensembles bres communément admis que sont les
l'indice #. Si l'ensemble P# est lui-même infinis. En 1883, Cantor perd ses scru- nombres irrationnels. Cantor pensait
un ensemble de points infini, on peut pules et présente les symboles comme qu'en formulant une théorie de l'infini
qui évitait les paradoxes, il supprimait
du même coup la seule objection ration-
nelle des mathématiciens.
On désigne aujourd'hui les ensem-
bles transfinis de Cantor par une nota-
tion qu'il adopta sur la fin de sa vie : la
première lettre de l'alphabet hébreu @
(aleph). Les alephs désignent la cardina-
lité, c'est-à-dire le nombre d'éléments
des ensembles infinis, et l'on énonce
souvent en termes de cardinaux transfi-
nis (d'alephs) les résultats qu'obtint
Cantor dans les années 1870 sur les équi-
valences entre ensembles infinis. Il est
historiquement intéressant de remar-
quer que les premiers nombres transfi-
nis introduits ne furent pas les nombres
cardinaux mais les nombres ordinaux.
On définit un nombre ordinal par son
ordre ou sa position dans une liste. Le
nombre ordinal d'un ensemble fini cor-
respond au cardinal de cet ensemble.
D'une certaine façon, tout ensemble
formé de cinq éléments (c'est-à-dire
tout ensemble de cardinal égal à cinq)
est le successeur immédiat de tout
ensemble formé de quatre éléments.
Autrement dit, l'ordinal d'un ensemble
à cinq éléments est aussi cinq, car cet
ensemble est le cinquième élément
d'une liste d'ensembles. Contrairement
aux ensembles finis, les ensembles infi-
nis ont un cardinal différent de leur
ordinal. Cantor montra que l'on peut
construire une infinité d'ensembles infi-
nis ayant le même cardinal mais des
ordinaux différents. Il découvrit plus
tard que 1'on peut utiliser cette propriété
des ensembles infinis pour les distinguer
des ensembles finis : un ensemble est fini
si et seulement si son cardinal et son
ordinal sont égaux.
8. ON PEUT ÉTABLIR UNE CORRESPONDANCE BIJECTIVE entre les points d'un plan Cantor observa que l'ordinal d'une
et ceux d'une droite. On représente chaque point du plan par un couple de développements suite d'ensembles finis de taille crois-
décimaux (infinis) et l'on sépare en groupes les décimalesde chaque développement : dans sante (1, 2, 3, etc.) est fondé
sur l'addi-
un groupe de décimales,la première décimalenon nulle constitue la fin du groupe. On alterne tion répétée d'unités. Aucun ordinal
alors les groupes de la première coordonnée avecles groupes de la secondeet l'on obtient
d'un ensemble fini n'est plus grand que
ainsi un développement décimal unique qui représente un point d'une droite ; on peut
à
inverser ce processuset faire correspondre tout point d'une droite un point d'un plan. Par tous les autres, mais, tout comme on
une démonstration analogue, on peut prouver que, dans tout espacede dimension finie, il y peut définir # comme la limite d'une
a autant de points, mais pas plus, que sur une droite (qui est un espacede dimension un). suite de nombres rationnels sans suppo-
ser pour cela que # soit un nombre Ainsi, bien que l'ordinal d'un ensem-
rationnel, Cantor pensa qu'il était cor- ble fini soit égal à son cardinal, la diffé-
rect de définir un nombre ordinal trans- rence entre ces deux types de nombres
fini # comme le premier ordinal après pour les ensembles infinis permet d'ex-
toute la suite des ordinaux usuels 1, 2, 3, pliquer pourquoi l'utilisation du
etc. Une fois que I'on a défini #, on peut, concept imprécis de «nombres » produit,
par additions successives d'unités, défi- pour les ensembles infinis, une certaine
nir de nouveaux nombres ordinaux confusion ainsi que des paradoxes.
# + 1, # + 2, # + 3, etc. Comme cette Comme les notions d'ordinal et de car-
suite n'a pas non plus de plus grand dinal d'un ensemble infini sont fonda-
élément, on définit un nouvel ordinal, mentalement différentes, tout raisonne-
# + # ou 2#, comme le premier ordinal ment sur le «nombre » associé à un
après la suite # + 1, # + 2, # + 3, etc. En ensemble infini est ambigu tant qu'on ne
répétant ces procédés de construction, précise pas si l'on considère le nombre
on définit une suite ordonnée de nom- ordinal ou cardinal. Ainsi, on ne peut
bres ordinaux de plus en plus grands. pas généraliser directement aux ensem-
Comment distinguer les ordinaux bles infinis les propriétés des ensembles
entre eux, par exemple m et m +1 ? La finis, comme le firent à tort Galilée et
différence entre ces deux ordinaux est bien d'autres. En dépit des résultats
déterminée par l'ordre des éléments obtenus par Cantor dans les années
dans les ensembles ayant respective- 1880, on ignorait toujours quel était le
ment pour ordinal m et m +1. Par exem- cardinal de l'ensemble des nombres
ple l'ordinal de l'ensemble des nombres réels (Cantor appelait ce cardinal la
entiers positifs est m lorsque l'on consi- «puissance du continu »). Dans son arti-
dère ces nombres dans l'ordre naturel : cle de 1883, Cantor avait construit la
{1, 2, 3,..,} ; l'ordinal m représente donc suite des ordinaux transfinis en utilisant
a la fois l'ensemble des entiers positifs et alternativement deux principes de
leur ordre naturel. En revanche, si l'on construction. Afin d'introduire et de
considère les nombres entiers positifs classer les nombres de cette suite, il
dans l'ordre {2, 3, 4,..., 1} ou, ce qui est adjoignit un troisième principe : Cantor
équivalent, l'ensemble des nombres appela tous les nombres entiers finis
entiers de la forme : 120, 30 40,... 10}, nombres de première classe. La puis-
l'ordinal est m + 1. La différence d'ordi- sance de l'ensemble de ces nombres, ou
nal pour ces ensembles résulte de l'ordre son cardinal, est supérieure à la puis-
différent dans lequel on a placé les élé- sance de tout élément de cet ensemble.
ments de l'ensemble et de la place du D'autre part, Cantor remarqua que l'on
saut infini représenté par les points de pouvait former un ensemble avec tous
suspension. La suite (2, 4, 6,..., 1, 3, 5,...) les ordinaux transfinis correspondant à
présente deux sauts infinis et son ordinal tous les ensembles dénombrables,
est m + m ou 2#. Remarquons que tous autrement dit, les ensembles qui ont la
ces ensembles ont le même nombre même puissance que l'ensemble des
d'éléments : on peut toujours les mettre nombres entiers. Cantor les appela ordi-
en correspondancebijective les uns avec naux transfinis de deuxième classe. Il
les autres et avec l'ensemble des entiers s'avère que la puissance de cette
positifs. Ces ensembles ont donc le deuxième classe est supérieure à celle
même cardinal bien qu'ils aient des associée à tout ordinal transfini apparte-
ordinaux différents. 9. ON DÉFINIT LES ORDINAUX TRANS- nant à cette classe. Autrement dit, la
FINIS par leur ordre ou leur position dans deuxième classe est un ensemble non
L'hypothèse du continu une liste. On dresse cette liste en utilisant dénombrable. Bien que Cantor ne put
deux principes. Tout d'abord, on obtient un jamais le démontrer, il était convaincu
Après avoir défini les ordinaux trans- nouvel ordinal en ajoutant une unité à celui
cette deuxième classe avait la même
finis, Cantor établit leurs propriétés qui le précède immédiatement ; le décompte que puissance que l'ensemble des nombres
des ordinaux transfinis part de l'ordinal
arithmétiques. Les ordinaux transfinis
transfini #, qui est associéà l'ensemble des réels : la puissance du continu.
et les ordinaux usuels ont un comporte- nombres entiers naturels placés dans leur On appelle hypothèse du continu
ment différent en ce qui concerne la ordre naturel. D'autre part, on définit un cette conjecture que personne n'a
commutativité de l'addition et la multi- nouvel ordinal transfini chaque fois que l'on jamais démontrée. En 1963, à l'Univer-
plication. Pour les nombres usuels, ces rencontre une suite d'ordinaux transfinis qui sité Stanford, Paul Cohen a utilisé les
deux opérations sont commutatives car, ne possèdepas de plus grand élément : ce travaux du logicien Kurt Gödel pour
nouvel ordinal transfini estle plus petit nom-
pour deux nombres usuels quelconques bre supérieur à ceux qui le précèdent Par
démontrer que, bien que l'hypothèse du
a et b, a + b est égal à b + a et a x b est continu soit compatible avec les
exemple, 2# est le premier ordinal transfini
égal à b x a. Cependant, lorsqu'on appli- supérieur à tous les ordinaux #, m +1, m + 2, axiomes d'une théorie standard des
que l'addition et la multiplication aux etc. La placedes sautsinfinis (représentés par ensembles, elle en est également indé-
nombres transfinis, on ne peut pas géné- des points de suspension horizontaux) dans pendante. En fait, l'hypothèse du conti-
raliser la commutativité à ces nombres. chaque ensemble auquel correspond un nu joue, en théorie des ensembles, un
Par exemple, cet+ 2, qui représente l'en- ordinal, caractérise chaque ordinal. Cepen- rôle analogue
dant, tous les ensemblesinfinis représentés au postulat d'Euclide sur
semble {1, 2, 3,..., 1, 2}, n'est pas égal à les parallèles en géométrie. Tout comme
2 + # qui représente l'ensemble {1, 2, 1, par un ordinal de la liste ont le mêmecardi-
nal @0, c'est-à-direque tous ces ensembles on peut, au choix, construire des géomé-
2, 3,...}. ont le mêmenombre d'éléments. tries euclidiennes ou non euclidiennes
(selon que l'on suppose que l'axiome Cantor créa vers la même époque théorie des ensembles transfinis, Cantor
des parallèles est vrai ou faux), on peut une association chargée de promouvoir devait encore déterminer la nature et le
construire différentes théories des les mathématiques en Allemagne : la statut des cardinaux transfinis. L'évolu-
ensembles en supposant que l'hypo- Deutsche Mathematiker Vereinigung Il tion des idées de Cantor sur ce sujet est
thèse du continu est vraie ou fausse. pensait que sa carrière avait souffert du assez curieuse car les cardinaux transfi-
Cantor s'acharna à démontrer l'hy- rejet prématuré et partial de ses travaux nis furent la dernière partie de sa théorie
pothèse du continu. Au début de l'année par les mathématiciens et il espérait qu'une pour laquelle il établit soit des défini-
1884, il pensa avoir trouvé une démons- organisation indépendante encourage- tions précises soit des symboles spé-
tration, mais, quelques jours plus tard, il rait les jeunes mathématiciens aux idées ciaux. En fait, il est difficile de retrouver
changea complètement d'avis et crut nouvelles et révolutionnaires. a posteriori les tâtonnements de Cantor
qu'il pouvait démontrer que l'hypo- Cependant, pour en finir avec la et nous avons jusqu'ici considéré les
thèse était fausse. Malgré ses efforts divers résultats comme si Cantor avait
incessants, il s'aperçut qu'il n'avait abso- réussi-dès le début-à identifier la
lument pas progressé. En outre, durant puissance d'un ensemble infini avec son
toute cette période, il endura l'opposi- cardinal. Cependant, bien que Cantor
tion croissante de Kronecker qui mena- eut rapidement compris que la puis-
çait de publier un article où il montrerait sance d'un ensemble caractérise son
que «les résultats de la théorie moderne équivalence éventuelle avec un autre
des fonctions et de la théorie des ensem- ensemble, il évitait, au début, de consi-
bles n'ont aucune valeur réelle ». dérer la puissance d'un ensemble infini
Peu après, en mai 1884, Cantor eut sa comme un nombre.
première dépression grave. La frustra- Il commença à identifier ces deux
tion que lui causait son échec à démon- concepts en septembre 1883, mais ne
trer l'hypothèse du continu, ainsi que les possédait alors aucun symbole pour dis-
soucis que lui infligeaient les attaques de tinguer les différents cardinaux transfi-
Kronecker ont certainement favorisé nis. Comme l'on sait que Cantor avait
l'apparition de cette crise, mais il semble adopté très tôt le symbole co pour dési-
que l'influence de ces événements fut gner le plus petit nombre ordinal trans-
faible. Cette crise très grave se déclen- fini, on peut déduire que la notion d'or-
cha brusquement et elle dura plus d'un dinal lui semblait beaucoup plus
mois. À cette époque, on ne considérait importante que la notion de cardinal
comme symptôme de la psychose pour l'élaboration conceptuelle de la
maniaco-dépressive que95 ceux de la théorie des ensembles. Finalement,
phase maniaque. Lorsque Cantor som- Cantor s'inspira des notations utilisées
bra dans la dépression, fin juin 1884, et pour les ordinaux transfinis pour établir
qu'il «récupéra », il se plaignit d'un man- la notation du plus petit cardinal trans-
que d'énergie et d'intérêt qui l'empê- fini, qu'il nota #*.
chait de poursuivre ses recherches en Cantor n'adopta la notation des
mathématiques. Il se consacra à un tra- alephs qu'en 1893. À cette époque, le
vail administratif routinier et se sentait mathématicien italien Guilio Vivanti
incapable de faire plus. préparait un compte rendu général de la
théorie des ensembles et Cantor
Les cardinaux transfinis comprit qu'il était temps d'uniformiser
10. ON PEUT CONSTRUIRE UNE SUITE les notations.
Il choisit les alephs pour
INFINIE d'ensembles telle que chaque en-
Cantor reprit finalement ses travaux représenter les cardinaux infinis car les
semble soit plus grand que le précédent ; en
de mathématiques, mais il consacra effet, pour tout ensembleE fini, de n élé- lettres grecques et romaines lui sem-
beaucoup de temps à d'autres sujets : il ments, l'ensemble des parties P(E) de E est blaient déjà beaucoup trop utilisées en
étudia l'histoire et la littérature anglaise plus grand que E, puisqu'il contient 2n élé- mathématiques ; en outre, les nouveaux
et se passionna pour défendre une cause ments (y compris l'ensemble vide). Il en est nombres méritaient une notation origi-
prise au sérieux par un grand nombre de de même pour tout ensembleE infini. Pour nale et unique. Il choisit donc la lettre @
démontrer cela, on fait l'hypothèse qu'une
personnes à l'époque : l'hypothèse selon telle correspondance existe, et l'on montre que
les imprimeurs allemands possé-
laquelle Francis Bacon aurait été l'au- l'on aboutit à contradiction. Suppo- daient dans leur police de caractères et,
que une
teur des pièces de Shakespeare. Cantor sons donc qu'il existe une correspondance par
la suite, il fut assez heureux de ce
essaya aussi, sans grand succès, d'ensei- bijectivef entre E et,'E) Désignons par S le choix car le symbole aleph désigne, en
gner la philosophie à la place des mathé- sous-ensemblede E dont leséléments xn'ap- hébreu, le nombre un. Comme les cardi-
matiques et il correspondit avec plu- partiennent pas au sous-ensemble f(x). Sest naux transfinis étaient eux-mêmes des
sieurs théologiens intéressés par les un élémentde/fE), mais il est impossible de unités infinies, on pouvait sereprésenter
implications philosophiques de sa théo- trouver un élément a appartenant à E et les alephs
vérifiant f(a) = S. En effet, les deux seules comme un nouveau commen-
rie de l'infini. Cette correspondance possibilités-a appartient à S, et a n'appar- cement pour les mathématiques. Cantor
avait pour Cantor une importance capi- tient pas à S-mènent toutes deux à une désigna le cardinal de la première classe
tale car il était convaincu que c'était contradiction. Il n'existe donc pas de corres- par @0(alep zéro), le cardinal qu'il avait
Dieu qui lui avait «envoyé » les nombres pondance bijective entre E et P(E). On peut baptisé #* auparavant ; il désigna par @1
transfinis. Pour Cantor, il était impor- ainsi construire pas à pas une suite d'en- le cardinal de la deuxième classe.
tant que des théologiens étudient ses sembles infinis de plus en plus grands, en Dans deux articles publiés respecti-
considérant d'abord l'ensemble P(M) des
travaux car, sans doute en raison de ses parties d'un ensembleinfini M, puis l'ensem- vement en 1895 et 1897, Cantor apporta
convictions religieuses, il tenait à ce que ble P(P(M)) des parties de P(M), etc. Cette sa dernière contribution fondamentale à
son concept de l'infini soit conciliable suite d'ensembles n'a pas de plus grand élé- la théorie des ensembles. Dans un arti-
l'Eglise.
avec la doctrine de ment pour la relationd'inclusiondesensembles. cle publié avant le premier congrès de la
Deutsche Mathematiker Vereinigung en les mathématiques pour la philosophie,
1891, Cantor avait démontré que le car- après sa première crise grave de 1884. Il
dinal de tout ensemble est toujours infé- fut hospitalisé pour dépression nerveuse
rieur au cardinal de l'ensemble de ses fin 1899, pendant les hivers de 1902 et de
parties. Quelques années plus tard, il 1903, puis pendant des périodes de plus
établit un corollaire de ce résultat : le en plus longues et fréquentes, jusqu'au
cardinal de l'ensemble des nombres 6 janvier 1918, date à laquelle il décéda
réels (la puissance du continu) est égal à la Halle Nervenklinik à la suite d'une
au cardinal que Cantor désignait par défaillance cardiaque.
Cantor espérait
2@0. que ce résultat per- Il existe une relation importante
mettrait de démontrer l'hypothèse du entre la maladie mentale de Cantor et
continu, que l'on pouvait maintenant ses mathématiques. Grâce à certains
énoncer sous une forme algébrique sim- documents, on sait qu'il était déchargé
ple : 2@0 = @1. des affaires quotidiennes pendant ses
Toutefois, les démonstrations qu'uti- crises, ce qui lui permettait de poursui-
lisa Cantor pour prouver son résultat sur vre ses réflexions mathématiques dans
le cardinal de l'ensemble des parties la solitude de l'hôpital ou au calme chez
d'un ensemble conduisirent par la suite lui. Il se peut aussi que sa maladie l'ait
à des conclusions bien différentes. La conforté dans l'idée que c'était Dieu qui
plus importante fut obtenue par le logi- lui avait transmis les nombres transfinis.
cien Bertrand Russell en 1903 : ce der- Après une longue période d'hospitalisa-
nier montra que l'on peut construire un tion en 1908, il écrivit à un ami de Göt-
paradoxe en théorie des ensembles en tingen, le mathématicien britannique
considérant l'ensemble de tous les Grace Chisholm Young, que sa maladie
ensembles qui ne sont pas élément lui semblait être un événement utile :
d'eux mêmes. À l'aide de ce paradoxe, « Un sort singulier-qui grâce à Dieu ne
connu aussi sous le nom de paradoxe des m'a pas brisé, mais qui m'a plutôt forti-
catalogues, Russell montrait qu'il y avait fié, m'a rendu plus heureux et plus
quelque chose de fondamentalement joyeux que je ne l'avais été pendant
faux dans la définition d'un ensemble deux ans-m'a tenu éloigné de chez moi,
donnée par Cantor, ce qui posa un pro- et je peux aussi dire loin du monde...
blème important aux logiciens du XXe Pendant ce long isolement, je n'ai
siècle. Toutefois, les solutions de ce cependant négligé ni les mathématiques
paradoxe n'ont pas modifié la validité ni en particulier la théorie des nombres
des principaux résultats de Cantor sur transfinis. »
l'arithmétique des nombres transfinis. Ailleurs, Cantor décrit sa croyance
en la vérité de sa théorie en des termes
La maladie de Cantor quasiment religieux : «Ma théorie est
aussi solide que le roc et toute flèche
Malheureusement, vers 1903, Cantor dirigée contre elle se retournera rapide-
souffrait de crises de plus en plus fré- ment contre celui qui l'a lancée. Pour-
quentes et rien ne permet d'affirmer quoi ai-je une telle conviction ? Parce
qu'il ait eu connaissance du résultat de que j'ai étudié tous ces aspects pendant
Russell. En fait, Cantor sollicita un des années, examiné toutes les critiques
congé de maladie de l'Université de que l'on peut faire aux nombres infinis
Halle dès l'automne 1899 ; cette de- et, par dessus tout, parce que j'ai, si l'on
mande fut acceptée. En novembre de la peut dire, tiré les racines de cette théorie
même année, il notifia au Ministère de la cause première de toutes les choses
allemand de la Culture qu'il souhaitait créées. »
abandonner sa charge d'enseignement : Les générations suivantes passeront
à condition que son salaire ne soit pas outre les convictions philosophiques et
diminué, il proposait d'assumer un métaphysiques de Cantor et ne tien-
emploi modeste dans une bibliothèque. dront pas grand compte de ses référen-
Parmi ses qualifications, il insistait sur ces à Saint Thomas d'Aquin ou aux
ses publications relatives à la contro- pères de l'Église ; ils pourront méconnaî-
verse sur Shakespeare ; la conclusion de tre les racines profondément religieuses
sa lettre était extravagante : il demandait sur lesquelles Cantor ancrait sa théorie,
une réponse dans les deux jours. Il écri- il n'empêche que toutes ces idées lui ont
vait que si on ne lui proposait pas autre permis de poursuivre son étude des
chose que l'enseignement, il entrerait au nombres transfinis, en dépit de l'opposi-
service du corps diplomatique de la Rus- tion des autres mathématiciens, opposi-
sie, pays où il était né. tion qui semble au contraire avoir ren-
La requête de Cantor ne semble pas forcé sa détermination. C'est sa force
avoir été prise en considération et il morale plus que tout autre qualité qui fit
n'entra pas au service de l'empereur Nico- que sa théorie des ensembles survécut à
las II. Toutefois, on peut rapprocher cet ses doutes initiaux et acquit une puis-
épisode du comportement qu'il avait eu sance révolutionnaire qui bouleversa la
lorsqu'il avait envisagé d'abandonner pensée scientifique du xxe siècle.
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