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DOSSIER
LES ILLUSIONS DES SENS
Magie et illusions
Conflits dans
le cerveau
Illusions musicales
Voir avec
POUR LA SCIENCE • DOSSIER N° 39 • AVRIL/JUIN 2003
les oreilles
Les membres
fantômes
Des goûts
et des couleurs
Parfums trompeurs
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1 ILLUSIONS VISUELLES
Le tableau mouvant, Jean Bullier 6
Les illusions de contraste, Jacques Ninio 8
Transparence et apparence des couleurs, K. Knoblauch et M. Dojat 16
Jeux de couleur, Françoise Viénot et Jean le Rohellec 20
Le combat des hémisphères, Yves Frégnac 28
Voir avec les oreilles, Malika Auvray et Kevin O’Regan 30
Faux mouvements, Jacques Ninio 36
Illusions géométriques, Jacques Ninio 38
Illusions animales, Andreas Nieder 48
L’art de l’illusion, Gérard Majax 50
Les réseaux se font des illusions, Bernard Ans et Christian Marendaz 54
Voir sans voir, Loïc Mangin 57
2 ILLUSIONS SONORES
Illusions auditives, Christian Cavé 60
Pathologies auditives et illusions, Hervé Platel 64
Illusions musicales, Jean-Claude Risset 66
Les acouphènes, une perception fantôme, L. Collet et S. Chéry-Croze 74
3 ILLUSIONS TACTILES
Toucher des illusions, Édouard Gentaz et Yvette Hatwell 78
La sensation de lévitation, René Cuillierier 85
Animer virtuellement le corps, Jean-Pierre Roll 86
Sens dessus dessous, Marion Luyat et Édouard Gentaz 94
Les membres fantômes, mémoire du corps, Régine Roll 98
L’illusion du gril, Hervé This 104
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Stimulus et perception
Les scientifiques qui étudient les sens quali-
fient ainsi d’illusion le fait qu’un stimulus
proximal ne correspond pas à la perception.
Le terme d’illusion visuelle, par exemple,
s’applique aujourd’hui dans la majorité des
cas à des erreurs d’appréciation de la taille
et de l’orientation de certaines images
planes, comme celles au centre et à gauche
de la figure 2 ; l’illustration de droite montre
comment des lignes horizontales et verti-
cales peuvent aussi apparaître déformées.
Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que
les illusions d’optiques géométriques furent
définies précisément et elles devinrent un
objet d’étude primordial en psychologie.
Depuis, les théories sur les illusions ont foi-
sonné, mais aucune n’est totalement recon-
nue. À quel point les illusions sont-elles dues
à des mécanismes propres aux organes des
sens ou au cerveau ? Reflètent-elles une 2. Illusion de Müller-Lyer (à gauche) et de Zöllner (au centre). Sur la gauche, les
concurrence entre les hémisphères céré- sections verticales la plus haute et la plus basse sont de même longueur égale, et
braux ? Plusieurs illusions concernent aussi au centre les lignes horizontales sont parallèles. L’illustration à droite est constituée
d’autres espèces animales, ce qui rend les de lignes horizontales et verticales et représente le psychologue Richard Gregory.
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théories cognitives difficiles à soutenir, à Les réponses neuronales ou comporte- Images trompeuses
moins qu’on admette que la cognition ne mentales aux contours et aux couleurs ne
soit pas l’apanage de l’homme. sont pas encore parfaitement comprises. En Les images ne sont que des «allusions» aux
Les illusions résulteraient d’un aspect effet, les contours en tant que stimulus phy- objets et certaines erreurs proviennent du
élémentaire du traitement de l’information sique sont généralement définis comme des passage de trois à deux dimensions. Les
sensorielle. À quel niveau ? On admet discontinuités de luminosité, qui peuvent artistes le savent et en tirent parti : les
généralement que la compréhension être mises en valeur par une inhibition laté- images comprennent des ambiguïtés et des
d’une illusion a progressé lorsqu’on rale de certains neurones, au début du pro- impossibilités qui sont rarement ou jamais
observe une corrélation entre une mesure cédé de traitement de l’information visuelle. présentes dans les objets. L’une de ces
intermédiaire du traitement du stimulus et Pourtant, toute une catégorie de stimulus ambiguïtés est la profondeur représentée
sa perception. Beaucoup d’illusions sont fait apparaître des différences de clarté alors par des lignes simples. Dans le cube de
attribuées au traitement de l’information qu’aucune différence physique n’existe. Les Necker (voir la figure 3 à droite), la face de
au plus haut niveau, en particulier dans le contours illusoires (voir la figure 3, à gauche) devant semble pointer tantôt en bas à
cortex cérébral. Des manifestations aussi se comportent de façon très semblable aux gauche et tantôt en haut à droite. De sur-
simples ne sont que des corréla- contours physiques: ils interagissent et peu- croît, aucune ligne continue ne définit à pro-
tions et on sait combien vent avoir des répercussions sur la percep- prement parler les coins du cube, matériali-
il est hasardeux de tion de la taille, de la forme ou de l’orienta- sés seulement par des lettres. Nous
passer d’une cor- tion. Certaines cellules isolées de l’aire continuons pourtant à associer à ce schéma
rélation à une visuelle primaire et secondaire de cerveau la forme dessinée avec des lignes droites.
causalité. Pour établir un lien de macaque répondent à des intervalles ali- L’image est interprétée comme une struc-
éventuel, les neurosciences étudient, en gnés ou à des fins de ligne alignées. Tout se ture tridimensionnelle, mais il n’y a pas
parallèle, la perception et la neurophysio- passe comme si la vue complétait les parties assez de détails (d’emboîtement des
logie d’un animal. manquantes du stimulus proximal. contours, de perspective, de convergence
ou de texture) pour définir quelles sont les
parties proches et lointaines. Les deux inter-
prétations de la profondeur n’apparaissent
pas simultanément : la perception passe
d’une interprétation à l’autre, et la profon-
deur apparente subit des inversions. Dans
son article, Jean-Claude Risset explore des
ambiguïtés et des impossibilités analogues
dans le domaine de la musique.
Certaines images vont bien au-delà de
la simple ambiguïté : on les nomme des
impossibilités, parce qu’on ne peut pas
construire les objets solides auxquels elles
« font allusion ». C’est le cas du triangle de la
figure 4, à gauche. Une baguette rectangu-
laire peut être représentée par trois lignes et
un quadrilatère, et deux lignes et une
ellipse suffisent à décrire un cylindre. De
3. Contours illusoires définissant à la fois un vase et des visages humains et une chaque côté du triangle « impossible » par-
version lettrée d’un cube de Necker, où la face de devant apparaît tantôt en
tent quatre baguettes rectangulaires qui se
haut à droite et en bas à gauche. Ce « cube » n’a pas de contour réel : nous
transforment en six cylindres à l’extrémité
reconstituons arbitrairement des lignes en observant les lettres.
des lignes. L’impossibilité peut être virtuelle
en ce qui concerne les contours d’un motif,
comme dans le cas de la variante de la spi-
rale de Fraser représentée sur la figure 4.
Les allusions picturales comme les
ambiguïtés et les impossibilités sont fasci-
nantes, mais l’existence de liens avec la
perception naturelle n’est pas avérée. Les
subtilités sensorielles que les illusions met-
tent en jeu ont été amplifiées par l’essor du
graphisme informatique, des cartes sons et
de l’imagerie cérébrale. Toutes ces avan-
cées sont largement expliquées dans ce
dossier ; elles initieront le lecteur à la quête
délicate d’une compréhension des illusions.
4. À gauche, une double impossibilité : les baguettes sur les bords ont l’air de
se transformer en cylindres et les trois côtés du triangle semblent être dans N. WADE est professeur de psychologie de la
une position irréelle. À droite, une variante de la « spirale » de Fraser, dans vision à l’Université de Dundee, en Écosse.
laquelle le motif en spirale est illusoire. Les illusions de cet article sont de l’auteur.
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Les illusions
des SENS 1
DR
ILLUSIONS visuelles
Connues depuis l'Antiquité, les illusions visuelles sont les plus étudiées.
Trompant notre perception des mouvements, des contrastes, des couleurs,
de la transparence ou de la géométrie, elles nous éclairent
sur le fonctionnement de la machine visuelle, conçue pour saisir
la permanence des choses.
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Isia Leviant
Cependant, le phénomène ne peut être des aires corticales spécialisées dans le traite-
purement rétinien : les micromouvements ment de l’information du mouvement (V5)
de l’œil ont une direction aléatoire ; ils pour donner lieu à cette impression de
n’expliquent donc pas à eux seuls que les mouvement continu dans les anneaux colo-
nuées mouvantes perçues dans Enigma rés: ainsi, un mouvement perçu au niveau
soient restreintes aux anneaux colorés et se des rayons est reporté aux anneaux.
déplacent de façon circulaire. Il s’agit sans Le cortex visuel recréerait une impres-
doute d’un phénomène cortical comme le sion cohérente à partir d’informations
suggèrent les résultats d’imagerie de S. Zeki. incomplètes ou incohérentes. Toutefois, ceci
On sait que les rayons noirs et blancs du n’est qu’une hypothèse et la compréhen-
tableau activent fortement les neurones du sion des mécanismes exacts mis en jeu
cortex visuel, en particulier ceux des aires pour expliquer en termes d’activité neuro-
V1 et V2. Par ailleurs, certains neurones de nale cette perception cohérente de mouve-
V2 sont sensibles aux seules extrémités, ici, ment circulaire reste un défi pour les neuro-
celles des rayons noirs et blancs près des physiologistes. Il y a encore un mystère
2. L’illusion d’Enigma (en haut) est due anneaux de couleur. Ces neurones partici- derrière Enigma.
aux rayons noirs et blancs. Sans eux, les pent à l’extraction d’objets d’une scène
nuées colorées qui se déplacent le long observée. Cette intense activité aléatoire est Jean BULLIER, Centre de recherche Cerveau
des anneaux disparaissent (ci-dessus). vraisemblablement réorganisée au niveau et Cognition, Toulouse
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V
cacement les données sensorielles : elle
ous êtes accablé par le soleil et noir profond des costumes et au reflet est l’exception qui fait découvrir et
vous vous réfugiez dans une gênant d’une lumière crue par un mur comprendre la règle.
pièce aux volets tirés. Là vous blanc. Pourtant, l’image a été créée par
vous adaptez à la nouvelle émission de lumière, et aucune région Modèles et preuves
ambiance lumineuse et vous êtes de l’écran ne peut y être, objective-
frappé par la blancheur d’un vase en ment, plus foncée que son gris initial ! Compte tenu de l’outillage théorique dis-
porcelaine ; cela est étonnant, car vous La perception a donc remplacé du gris ponible aujourd’hui, il est assez facile de
en recevez moins de lumière que vous par du noir et retouché l’image, la ren- proposer des modèles neuronaux qui
n’en captiez dehors en provenance dant plus intelligible. rendent compte des illusions de
d’un tronc d’arbre gris mat. Dans la Les dispositifs correcteurs de la per- contraste : des modèles sur papier, avec
pièce, vous apercevez l’écran gris d’un ception que nous avons évoqués sont des neurones aux propriétés hypothé-
poste de télévision éteint. Vous allu- bien rodés, et se font généralement tiques, mais réalistes, connectés de
mez et, sur le film en noir et blanc que oublier ; il faut beaucoup de perspica- manière orthodoxe. Toutefois, ces
transmet le poste, vous êtes sensible au cité pour les mettre au jour. Ces dispo- modèles sont très difficiles à prouver.
Les techniques d’observation du cerveau
par « imagerie cérébrale » donnent
quelques indications quant aux aires du
cerveau concernées par telle ou telle illu-
sion (voir Le tableau mouvant, par Jean
Bullier, dans ce dossier), mais elles ne
révèlent pas leur organisation interne.
Quelques études, à un niveau plus fin et
plus pertinent – celui des neurophysiolo-
gistes et des neuroanatomistes – tentent
bien de modéliser les schémas de
connexions des neurones individuels et
les signaux qu’ils émettent, mais ces
études sont encore rarement concluantes.
Aussi l’essentiel de l’effort d’analyse des
phénomènes illusoires est investi dans la
recherche de preuves formelles : en fai-
sant varier le phénomène étudié pour
bien en saisir les limites, en développant
J. Ninio
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Photo RMN-Hervé Lewandowski
2. LA MADELEINE À LA VEILLEUSE DE GEORGES DE LA TOUR savent depuis longtemps que, dans un tableau, les couleurs et les
(1593-1652). Ce peintre français du XVII e siècle créait des luminosités voisines agissent l’une sur l’autre, et déterminent l’appa-
ambiances où des différences de luminosité modérées donnent une rence finale de l’œuvre. Ce type de gradients de luminosité crée des
impression de forte clarté ou d’obscurité profonde. Les peintres illusions, comme sur les figures 7 et 9.
illusion et sélectionner les plus specta- par Françoise Viénot et Jean Le objets sur les murs ou sur d’autres sur-
culaires – ou tomber sur des effets inat- Rohellec, dans ce dossier), ou les effets faces un tant soit peu réfléchissantes, est
tendus ! Examinons ce monde des illu- consécutifs aux stimulus trop intenses comme soulignée par des couples de
sions de contraste, où, à notre insu, ou trop prolongés. Dans l’illusion des bandes claires et sombres, qui sont illu-
notre perception nous impose une bandes de Mach (voir la figure 3), une soires. Familiers des lois de la physique,
manière d’évaluer les contrastes fondée plage d’un gris clair uniforme et une nous sommes tentés de croire que ces
sur des valeurs relatives, des déviations plage d’un gris foncé uniforme sont bandes résulteraient d’une diffraction de
par rapport à une norme. séparées par une plage où le niveau de la lumière par les bords des objets qui
gris augmente graduellement du niveau ont créé l’ombre. Pour en avoir le cœur
Une illusion classique clair au niveau sombre. Or, on aperçoit net, il suffit de masquer les abords des
deux bandes, aux deux bords de cette bandes et l’on s’aperçoit que l’illusion
Vers 1860, le physicien autrichien Ernst plage intermédiaire, qui semblent en disparaît. Quoi qu’il en soit, l’illusion
Mach décrit une illusion de contraste souligner les frontières, l’une du côté de est indubitable sur la figure 3 et Mach
qui a marqué un tournant dans l’étude la plage claire, plus claire que celle-ci, l’avait établie d’une manière convain-
du cerveau. Quelques illusions de l’autre du côté de la plage sombre, qui cante avec des dispositifs à cylindres ou
contraste étaient déjà connues : l’effet paraît encore plus sombre. disques tournants.
d'« irradiation » selon lequel ce qui est Cette illusion est très répandue. On Le phénomène étant décrit, Mach
blanc ou clair s’étend aux dépens de ce l’observe dans toutes les salles éclai- lui attribue un rôle. Les objets nous
qui est sombre, les effets de contraste rées, surtout s’il y a plusieurs sources paraissent dotés de bords francs, bien
simultané (voir Les illusions de couleur, lumineuses : l’ombre projetée par les dessinés, bien qu’ils soient parfois très
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3. BANDES DE MACH. Le triangle supérieur droit est d’un niveau de 4. LES ARÊTES DES PYRAMIDES. De près, on voit des carrés emboî-
gris homogène, le triangle inférieur gauche est d’un autre niveau de tés, de teinte uniforme, mais de plus en plus claire du centre vers la
gris homogène. Dans la plage qui les raccorde, le niveau de gris est périphérie. De loin, on perçoit des arêtes illusoires sombres, selon les
intermédiaire et varie continûment de l’un à l’autre. Pourtant, les diagonales des carrés. Des arêtes brillantes sont obtenues quand la
jonctions paraissent comme soulignées par deux bandes illusoires, teinte varie du clair au sombre en allant du centre à la périphérie.
l’une du côté du triangle clair, plus claire que celui-ci, l’autre du côté Comme avec les bandes de Mach, une variation en niveau de gris
du triangle sombre, plus sombre que lui. Ces bandes disparaissent est interprétée comme une frontière – ici, dans une géométrie un
quand on masque les triangles. peu plus compliquée – entre deux faces de pyramide.
peu distincts des objets environnants les bandes. L'« algorithme » neuronal régions de fort contraste. Ils ne sont
– par exemple une feuille de papier de Mach s’est révélé physiologique- pas faits pour signaler les variations de
blanc posée de biais au-dessus d’une ment pertinent. De surcroît, ce prin- luminosité, mais pour rendre compte
autre feuille de papier, d’une égale cipe s’applique à d’autres tâches sen- de certaines coïncidences géomé-
blancheur. L’appréciation du contour sorielles et pourrait, en théorie, être triques. En situation naturelle, un ani-
des objets et, de là, l’identification de utilisé pour la détection de molécules mal ou un objet sont rarement vus de
leur forme, est une des tâches majeures en immunologie. manière complète. L’animal peut être
de la perception visuelle, qui intervient Le travail de Mach est exemplaire, partiellement occulté par la végétation,
très tôt dans la chaîne de traitement de car il réunit tous les ingrédients dont on de sorte que nous n’en voyons souvent
l’information. « La rétine, écrit Mach, peut rêver aujourd’hui pour une illusion : que des fragments ; nous assemblons
efface les petites différences et relève découverte d’un phénomène paradoxal, inconsciemment et automatiquement
les plus grandes de manière dispropor- repérage de l’illusion dans l’environne- ces fragments pour conclure à la pré-
tionnée. Elle schématise et caricature. » ment naturel, construction d’un disposi- sence de l’animal et comprendre sa
Les bandes illusoires révéleraient donc tif convaincant pour prouver le caractère posture. Autre exemple : dans une
les procédures par lesquelles le cerveau illusoire de la perception, attribution scène d’intérieur, nous voyons plu-
repère le contour des objets. d’un rôle physiologique adéquat, propo- sieurs objets à des distances diffé-
Mach propose un mécanisme neu- sition d’un modèle neuronal capable de rentes, les plus proches masquant par-
ronal sous-jacent : l’inhibition latérale. l’engendrer. Des variantes plus ludiques tiellement les plus éloignés et nous
Imaginons une couche de neurones de cette illusion ont également été pro- devons alors imaginer le tout à partir
photosensibles de la rétine, qui trans- posées (voir la figure 4). des parties. Autre problème de recons-
mettent au cerveau un signal dont titution : le fond, contre lequel est
l’intensité croît avec la lumière reçue. Les contours subjectifs placé un animal ou un objet, n’est pas
Supposons que ces neurones soient uniforme. Le contraste varie aux fron-
connectés (en fait, via des neurones L’extraction des contours est encore à tières. En suivant le contour, l’objet
intermédiaires) latéralement les uns l’œuvre dans une autre classe d’illu- peut être plus clair que le fond local en
aux autres, et qu’ils interagissent selon sions décrite par Friedrich Schumann certains points du contour, plus
deux règles : (1) plus un neurone a en 1905 et connue sous deux variantes sombre à d’autres et indistinguable
reçu de lumière, plus il inhibe ses voi- principales, dues l’une à G. Kanizsa et ailleurs. À cette problématique de la
sins, c’est-à-dire qu’il les astreint à l’autre à W. Ehrenstein, deux psycho- reconstruction mentale d’une forme
émettre un signal moins fort ; (2) plus logues du XXe siècle (voir la figure 5). complète à partir d’informations frag-
le voisin est proche, plus il est inhibé. À l’inverse des bandes de Mach, les mentaires, Kanizsa a associé deux
Ces deux règles suffisent à produire contours subjectifs naissent dans des concepts : « la complétion modale »,
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a b
dans laquelle une surface est perçue
comme si elle était physiquement pré-
sente et la « complétion amodale » où
elle est seulement imaginée (voir les
figures 5a et 5c).
Ces phénomènes ont suscité des
études variées. Du côté de l’expérimen-
tation neurophysiologique, Rudiger von
der Heydt et ses collègues ont décrit,
chez le macaque, des neurones qui
détectent des contours subjectifs « à la
Ehrenstein ». Les modélisateurs ont
plutôt théorisé sur les variantes « à la
Kanizsa ». En particulier, quelle est la
forme exacte des contours, quand ils ne
G
GRRE
EGGO
ORRY
Y d
sont pas droits, et pourquoi ? Mes expé- c
riences à l’École normale supérieure
indiquent que les contours convexes
dans les figures telles que le triangle de
Kanizsa curviligne (voir la figure 5a)
sont assez proches de l’arc de cercle
tangent au bord des ouvertures des
camemberts. Dans les modèles, on peut
imaginer des contours qui se construi- 5. CONTOURS SUBJECTIFS. Le triangle de Kanizsa, ici curviligne (a), est suggéré par les ouver-
sent de proche en proche, par interpola- tures des camemberts. Dans les contours subjectifs à la Ehrenstein (b), l’ellipse et la couronne
tions, ou des mécanismes de remplis- sont définies par les interruptions des lignes du fond. Au milieu, les lettres du mot GREGORY
sage comme une bulle qu’on gonflerait sont suggérées par les formes noires, qui pourraient être des ombres projetées par ces lettres.
au centre de la configuration, et s’arrê- Nous interprétons les deux triangles noirs accolés au rectangle blanc (c) comme faisant partie
terait de croître en rencontrant les obs- d’un carré noir orienté comme celui à côté. Notons que le carré noir imaginé paraît plus petit
tacles, ou bien encore des processus de que le carré noir complet, alors qu’ils sont égaux. En (d), une figure conçue par Peter Tseillustre
une surface subjective tridimensionnelle pyramidale suggérée par la conjonction d’indices
type minimisation d’énergie. Le débat
(patins elliptiques) et armatures carrées.
est âpre entre ceux qui soutiennent que
tout se passe au niveau local et ceux qui
privilégient au contraire une reconnais-
sance de formes au niveau global. Ces
derniers font valoir qu’on perçoit les
lettres du nom GREGORY dans la
figure 5 parce qu’elles nous sont fami-
lières. Les formes noires sont interpré-
tées comme des ombres et par consé-
quent ne définissent le bord des lettres
que d’un seul côté.
Parmi les phénomènes ayant des
conséquences théoriques, on connaît
des variantes où deux contours subjec-
tifs sont vus pour une même image,
quatre segments écartés en croix, par
exemple, suggèrent des contours en
carré ou en cercle. On sait qu’une sur-
face subjective sur fond gris peut être
codée par des éléments inducteurs
noirs et blancs dont les effets s’addi-
tionnent : des segments en disposition
radiale alternativement blancs et noirs,
sur fond gris, définissent un cercle
subjectif. Enfin, une variante nova-
trice, proposée par Peter Tse, du
Département de psychologie de
l’Université de Harvard, montre une
surface où l’effet de volume est créé
par des éléments inducteurs suggérant 6. L’EFFET NÉON, découvert par Dario Varin en 1971. Les changements de couleur, du vert au
qu’elle masque autant qu’elle est mas- rouge, dans les cercles concentriques, induisent une surface subjective de teinte saumon limitée
quée (pyramide de la figure 5 d). par les frontières de couleur. En masquant les cercles, on vérifie que la surface est une illusion.
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La grille de Hermann
La grille de Hermann est un autre grand
7. LES GRADIENTS DE NIVEAUX de gris engendrent de puissants effets de contraste. Dans classique. Repérée au milieu du
ce motif, créé par Alexander Logvinenko, tous les losanges sont du même gris, qui est aussi XIXe siècle, elle est présentée habituelle-
celui de la travée horizontale. On vérifiera, par masquage, que la travée centrale est d’un gris ment avec des carrés noirs régulièrement
uniforme, puis que celui-ci est le même que celui des rangs de losanges qu’elle traverse.
Dans la famille des contours subjec- de gris différents. Réciproquement, un tel
tifs, un effet qui devrait intéresser les couple est interprété quelque part dans
graphistes a été décrit dès 1971 par le cerveau comme l’indice révélateur
D. Varin, du Département de psycholo- d’une différence de niveaux de
Pour la
gie de l’Université de Milan. Des élé- gris de part et d’autre du
ments inducteurs colorés et contrastés couple. Cette interprétation
créent des contours subjectifs à leurs est telle qu’avec de telles
frontières de couleur et une coloration signatures, on peut créer des
illusoire qui s’étend sur toute la surface différences illusoires de
délimitée par les contours (voir la niveaux de gris. L’effet
figure 6). Des couleurs peuvent aussi avait été établi par Tom
s’étaler en franchissant des lignes Cornsweet dans les
Science
contrastées (voir la figure 8), ce qui années 1970 avec des
serait impossible avec des surfaces sub- disques tournants ; il est
jectives de type Kanizsa car dans ce cas,
on passerait en complétion amodale. 8. DIFFUSION COLORÉE. Les
lettres du titre Pour la Science
sont engendrées par de petits
Le problème réciproque arcs bleus accolés aux cercles
rouges. Les lettres ont pourtant un
Revenons aux bandes de Mach. Le aspect continu, comme si la couleur
couple de lignes, l’une claire l’autre bleue avait diffusé en dessous des
sombre, sépare deux plages de niveaux cercles rouges.
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14. EFFET D’EXTINCTION (J. Ninio et K. Stevens). Les grands disques grille de Hermann, est celle de contraste local. Comme les disques
noirs sont bien visibles dans la moitié inférieure de la figure. Mais noirs sont entourés de cercles blancs, le niveau de gris moyen local
dans la moitié supérieure, on ne voit que quelques disques à la fois, est proche de celui de l’environnement, pour les grands disques du
là où le regard se pose, alors qu’ils sont présents à tous les croise- haut de la figure. En périphérie du champ visuel, il y aurait un seuil
ments dans les lignes 2, 4 et 6. La notion essentielle, comme pour la de contraste à dépasser pour qu’un signal attire l’attention.
à faible résolution et les autres une nouvelle illusion, d'« extinction » Ce petit voyage dans les illusions,
« parvo », plus lents, qui travaillent avec (voir la figure 14). Cette fois-ci, nous loin d’épuiser le sujet, nous donne un
une meilleure définition. avons un phénomène de disparition. La aperçu de la manière dont les analyses et
En déformant les pavés d’une grille plupart des disques noirs des lignes 2, 4 les recherches s’articulent autour de ces
de Hermann, j’ai récemment mis en évi- et 6 de la figure 14 ne sont tout simple- images : notamment l’opposition entre
dence un phénomène de lignes fugitives, ment pas vus, bien qu’ils soient plutôt local et global, la coopération entre
pulsantes (voir la figure 11). L’effet est gros. On voit bien des disques là où le centre et périphérie, la ségrégation ou la
moins fort que celui de scintillation, mais regard se pose, mais, en périphérie, ils coopération entre régions blanches et
il présente un plus grand défi théorique. sont éliminés, et les travées grises sont noires, la diffusion des niveaux de gris
Il indique que le cerveau serait sensible à complétées. Elles apparaissent conti- ou des couleurs à partir des frontières.
de subtiles régularités géométriques dans nues, comme le sont les lignes qui tra-
la figure : des alignements à peine détec- versent la tache aveugle.
tables de pavés blancs et d’interstices L’explication provisoire du phéno- Jacques NINIO, biologiste au Laboratoire de
noirs, selon des directions où ils sont mène est qu’en périphérie, un disque, physique statistique de l’École normale supé-
rieure, est également spécialiste des illusions
légèrement allongés, semblent coopérer même s’il est d’une taille suffisante
visuelles, qu’il étudie depuis près de 25 ans.
pour produire ces lignes fugitives. Les pour être saisi par les photorécepteurs,
bandes de Mach avaient introduit une peut ne pas parvenir à la conscience N INIO , Jacques, La science des Illusions,
partition simple de l’image, liée aux quand le contraste local en niveaux de Odile Jacob, Paris, 1998.
seules variations locales de niveaux de gris reste au-dessous d’un certain seuil. KANIZSA, Gaetano, Grammatica del Vedere, Il
gris. Ici, les lignes pulsantes refléteraient Le contraste est plus faible quand les Mulino, Bologne, 1980. Traduction française:
des corrélations à longue portée. disques sont aux croisements de trois La grammaire du voir, Diderot, Paris, 1997.
En explorant les variantes de la allées grises, comme sur les lignes 2, 4 MACH, Ernst, Analyse der Empfindungen, 1886.
grille de Hermann et des grilles scin- et 6 que lorsqu’ils sont traversés par Traduction française: L’analyse des sensations,
tillantes, j’ai fabriqué avec Kent une seule allée grise, comme pour les Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1996.
Stevens, de l’Université de l’Oregon, lignes 9, 11 et 13.
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Transparence, constance
et apparence des couleurs
Kenneth KNOBLAUCH et Michel DOJAT
L
drées par un stimulus. Pour illustrer leur
’aisance avec laquelle nous per- à ces mécanismes de détection de régu- hypothèse, ils utilisent des groupements
cevons le monde en termes larités, le cerveau soustrait les variations visuels où l’objet perçu dépend de la
d’objets distincts aux propriétés qui ne sont pas intrinsèques aux objets et relation entre ses éléments constitutifs et
stables et invariantes, comme la lève les ambiguïtés de perception. Pour non pas simplement des éléments per se.
couleur et la forme, est d’autant plus mieux comprendre ces mécanismes, Le psychologue Kurt Koffka défend
remarquable que les informations proje- nous avons privilégié la perception de la alors l’idée que la transparence révèle
tées sur la rétine sont ambiguës. Par transparence, dont les spécialistes sup- une représentation perceptive duale.
exemple, malgré les changements de posent qu’elle est liée à la perception de Comment fonctionnerait cette
l’éclairement d’un objet, sa couleur ne la constance de couleur. Cette constance représentation ? Dès qu’une région est
nous paraît en général pas significative- résulte en effet d’un mécanisme conçu vue comme transparente, nous perce-
ment altérée : c’est la constance des cou- pour soustraire les variations spectrales vons deux surfaces au même endroit,
leurs. Inversement, le même stimulus de la lumière qui ne sont pas intrin- l’une semblant « filtrer » la lumière de
physique, c’est-à-dire la même image sèques aux objets. l’autre, alors qu’en réalité, seuls des
formée sur la rétine, peut conduire, selon champs de lumière adjacents sont pro-
le contexte, à des perceptions différentes. La transparence jetés sur la rétine. Dans notre vision de
Deux lignes peuvent ainsi paraître fort la transparence, nous ne voyons pas
différentes alors qu’elles sont de même Comment le système visuel reconnaît-il seulement deux surfaces, nous appré-
longueur (voir la figure 1). la transparence ? Autrement dit, de cions aussi la couleur de chacune : nous
Toute image formée sur la rétine est quelle manière détermine-t-il que deux pouvons voir simultanément les cou-
sujette à de multiples interprétations. couleurs sont superposées, l’une étant leurs verdâtre et rougeâtre d’une image
Dans des conditions naturelles toutefois, un filtre à travers lequel l’autre couleur formée au même endroit sur la rétine,
le cerveau parvient à une interprétation est vue ? Nous verrons que cette trans- alors qu’habituellement ces couleurs ne
correcte et stable des objets, gage de parence résulte d’un changement de sont jamais perçues ensemble, signe de
notre adaptation à l’environnement. Les couleur perçu comme « cohérent » par le l’organisation de la vision des couleurs
mécanismes du système visuel nous per- cerveau. L’imagerie cérébrale révélera en mécanismes antagonistes (le rouge
mettent de distinguer les aspects des sti- quelles aires cérébrales interviennent et le vert sont antagonistes).
mulus qui sont associés à l’objet, donc dans cette perception. Plusieurs groupes de chercheurs se
persistants, comme le coefficient de Au début du XXe siècle, les psycho- sont attachés à l’étude de la perception
réflexion, de ceux qui varient avec le logues gestaltistes s’intéressent déjà à la de la transparence dans des images
contexte, comme son éclairement. Grâce transparence. Ce mouvement de pensée achromatiques (en niveau de gris) et
ils ont noté l’importance de la lumi-
nance relative entre les surfaces adja-
centes aux bords de la région perçue
comme transparente, c’est-à-dire la
manière dont cette luminance varie
entre les surfaces adjacentes (la lumi-
nance, qui est l’intensité lumineuse
émise, diffère de la luminosité, qui
correspond à l’intensité perçue). Ainsi,
dans les années 1970, Fabio Metelli
1. LES LIGNES VERTICALES en gras, dessinées sur les coins proches et éloignés, sont de même proposa que, pour être perçues comme
longueur, mais celle du fond paraît plus grande dans la scène (à gauche). Dans l’illusion de transparentes, les luminances des
Müller-Lyer, les indices majeurs de profondeur ont été retirés, mais l’illusion persiste (à droite). régions de part et d’autre de la
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LUMINANCE (B)
0,6
b
La constance de couleur
0,7
Les caractéristiques spectrales de la
lumière sont codées précocement dans le
LUMINANCE (B)
0,6
système visuel par l’excitation de trois
canaux aux sensibilités spectrales diffé- 0,5
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INSERM
engendre des changements de couleurs
3. EN HAUT, DES COUPES CÉRÉBRALES montrent les différences d’activations obtenues décrits par une convergence. En fait, la
par soustraction de la perception de transparence (damier de la figure 2a) et de la condition translation n’est qu’une convergence
de non-perception de la transparence (damier de la figure 2b). Sur la ligne inférieure, des vers un point situé à l’infini. Hormis la
coupes cérébrales un peu différentes font ressortir la région activée par la perception de la translation et la convergence, les autres
couleur (soustration entre la perception d’une image colorée et d’une image achroma- types de changements de coordonnées
tique), la zone V4. Les « zones de transparence » (flèches sur l’image en haut à gauche) sont n’engendrent pas de perception de la
donc spécifiques à la perception de la transparence. transparence (comme sur la figure 2b).
a b
Scission des couches colorées
Afin de détecter qu’une région est trans-
parente, le système visuel doit recon-
naître que les changements chroma-
tiques le long de ses bords varient de
manière cohérente. Quand tel est le cas,
le système visuel scinde l’image en
couches colorées distinctes.
Les mécanismes visuels précoces qui
sont sensibles à l’orientation et aux
contrastes chromatiques dans le cortex
visuel primaire (l’aire V1), première aire
du cortex visuel à recevoir les informa-
c d tions rétiniennes, peuvent coder les dif-
férences chromatiques autour de la
région centrale de l’image. Cependant,
le champ récepteur des neurones de
l’aire V1, c’est-à-dire la région spatiale à
laquelle ces neurones sont sensibles, est
très petit : ces neurones intègrent l’infor-
mation sur moins de un degré dans le
champ visuel central. La scission per-
ceptive nécessiterait donc une intégra-
tion des réponses de plusieurs de ces
détecteurs locaux autour de la région
transparente. Or une telle intégration
nécessite la participation de neurones
4. LES OBSERVATEURS PEUVENT SÉPARER LA COULEUR du filtre de celles des surfaces avec de larges champs récepteurs, tels
sous-jacentes. Les couleurs des surfaces sous-jacentes en a et b sont identiques ainsi ceux des aires visuelles situées au-delà
qu’en c et d. Les couleurs des filtres en a et c sont les mêmes ainsi qu’en b et de l’aire V1. Pour tester cette hypothèse,
d. Lorsqu’on demande aux observateurs de choisir une surface colorée telle qu’elle éga-
la neuroimagerie est d’un grand secours.
lise un des champs colorés recouverts par le filtre, les résultats sont similaires à ceux qui
sont obtenus lorsqu’on réalise des expériences où l’éclairage est changé globalement Avec Löys Piettre, nous avons com-
dans une scène. Lorsqu’on demande aux observateurs de choisir une lumière qui soit mencé une étude par imagerie fonction-
équivalente à celle du filtre, ils le font avec une surprenante précision et la couleur des nelle cérébrale par résonance magné-
surfaces sous-jacentes a un faible effet sur leur choix. tique nucléaire (IRMf). Les variations
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5. LA PERCEPTION DE LA TRANSPARENCE
semble être impliquée dans de nombreuses
illusions de couleur. Dans le contour subjec-
tif (à gauche), on perçoit un carré transpa-
rent superposé à quatre disques gris. Cette
figure est ambiguë. Avec un peu d’effort, il
est aussi possible de percevoir les disques
gris comme des trous transparents, le carré
apparaissant alors derrière les trous. Dans
l’illusion de White (à droite), les couleurs
des bandes bleues et jaunes diffusent sur
les carrés gris adjacents qui sont en réalité
tous du même gris. Les bandes verticales
ont tendance à apparaître transparentes,
surtout la bande centrale.
hémodynamiques et métaboliques révè- figure 3). Cette découverte corrobore le visuelles, par exemple, dans le contour
lent les aires cérébrales activées durant fait que la perception de la transparence subjectif de la figure 5. Dans l’illusion de
une tâche cognitive ou sensorielle. Afin nécessiterait une participation d’aires White, la couleur des bandes alternative-
d’identifier les aires qui interviennent visuelles situées au-delà de l’aire visuelle ment bleues et jaunes diffuse sur les rec-
dans la scission colorée, nous avons primaire V1. tangles gris interposés sur les lignes alter-
comparé les signaux détectés lors de la nées (voir la figure 5). Les explications
présentation des deux sortes d’images, Une représentation de ce phénomène par des mécanismes de
les unes dont les changements chroma- contraste ou bien d’assimilation (où une
tiques sont décrits par une translation
séparée ? couleur se mélange avec l’autre) n’ont
(perception de la transparence), les Est-ce que les représentations dans le cer- pas été fructueuses, car l’illusion semble
autres où les changements chromatiques veau de la surface transparente et de celle cohérente avec les deux types d’explica-
sont décrits en termes de cisaillement qui nous paraît en dessous sont séparées? tion. Comme les carrés gris alignés verti-
(pas de perception de la transparence). D’autres études de neuroimagerie fonc- calement semblent former des bandes
Sur les deux figures présentées aux tionnelle nous le diront, mais il nous transparentes, une explication possible
sujets, les changements locaux sont semble probable que la réponse soit posi- résiderait dans un déplacement de
identiques, et seule la perception globale tive. Comme la scission impose d’ordon- couleur: le système visuel, dans sa tenta-
diffère. Ainsi, on s’attend à ce que les ner en profondeur les surfaces, elle néces- tive de séparer les couleurs des régions
régions cérébrales qui intègrent les diffé- siterait la participation d’aires impliquées transparentes et des régions opaques
rences locales de couleurs, afin de for- dans la perception de la profondeur. recouvertes, attribuerait faussement des
mer une perception globale, soient acti- L’existence d’une représentation couleurs différentes aux régions qui ont le
vées dans la présentation de la figure séparée est aussi suggérée par le fait que même niveau de gris dans l’image. De
transparente. Sur la seconde figure, le nous pouvons attribuer de manière effi- manière similaire, on pourrait expliquer
« cisaillement des coordonnées » trichro- cace des couleurs différentes à la surface l’apparence du carré translucide subjectif
matiques empêcherait cette intégration. recouverte et à celle du filtre (voir la de la figure 5 à gauche: le système visuel
Les aires corticales pour lesquelles les figure 4). En fait, par les mécanismes de dissocierait une région transparente et
différences locales sont codées, mais constance chromatique, même si nous une région opaque.
non intégrées, devraient être identiques soustrayons de façon automatique la La perception de la transparence
sur les deux types de présentation. couleur de l’éclairage pour estimer la illustre un cas particulier d’une opération
Que montrent nos résultats ? Les réflexion des surfaces, nous avons impli- générale réalisée par le cerveau comme
images neuronales qui indiquent la diffé- citement conscience de sa couleur. indispensable à la perception de la sur-
rence d’activité cérébrale – obtenue par Ainsi, nous percevons que l’éclairage est face des objets. Des mécanismes simi-
soustraction des images dans les deux jaunâtre avec une lampe à incandes- laires fonctionnent probablement lors de
conditions étudiées – révèlent que plu- cence et bleuâtre sous la lumière du jour. notre perception des surfaces en relation
sieurs régions sont activées. L’une Les images qui illustrent cet article avec les ombres ou les gradients de
d’elles, dénommée V4, est activée ont été fabriquées et ne correspondent lumière d’une scène, bien que, dans ces
lorsqu’on présente aux sujets uniquement pas à des objets réels. Chaque image est cas, la tâche soit compliquée par le fait
des damiers colorés sans transparence. construite à partir d’un ensemble de sur- que le filtre superposé ne soit pas néces-
Autrement dit, cette région V4 est activée faces colorées adjacentes. Comme le sairement constant sur toute sa surface.
lorsqu’on analyse des zones colorées. proposaient les psychologues gestaltistes,
D’autres expériences avaient d’ailleurs la perception de la transparence colorée Ken KNOBLAUCH travaille à l’Unité INSERM
souligné la forte sensibilité à la couleur ne dépend pas des couleurs individuelles 371, Cerveau et vision à Lyon. Michel DOJAT
de l’aire V4. Ainsi, nous avons découvert dans les images, mais de leurs relations. est ingénieur de recherche à l’INSERM et il tra-
des aires cérébrales spécifiques qui s’acti- La transparence perçue est une illusion, vaille dans l’Unité neuroimagerie fonction-
vent lors de l’extraction de la cohérence provoquée ici par les changements cohé- nelle et métabolique (UMR 594, Université de
globale, nécessaire à la reconnaissance de rents, dans l’espace des couleurs, que Grenoble-INSERM).
la transparence colorée; ces régions diffè- nous avons introduits dans les images.
rent de celle qui entre en jeu dans la per- La transparence apparaît aussi en D’ZMURA, M. et al., Color transparency, in
Perception, 1997, vol. 26, p. 471-492.
ception de la chromaticité seule (voir la conjonction avec plusieurs illusions
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Jeux de couleur
Françoise VIÉNOT et Jean LE ROHELLEC
Les couleurs illusoires sont dues à l’interaction principes, sont de trois types: l’induction
chromatique – lorsque les couleurs sont
de différentes couleurs voisines, à des conflits entre modifiées par le voisinage d’autres cou-
leurs –, les conflits autour de la couleur,
les informations qui parviennent au cerveau, ou encore dus aux limites du traitement visuel, et les
couleurs subjectives, quand on perçoit de
au traitement de la succession de signaux noir et blanc. la couleur alors qu’elle est absente.
Avant de passer en revue ces illu-
sions, examinons quels récepteurs par-
U
ticipent à la réception des signaux
n objet a-t-il une couleur quand luminosité correspond à la quantité de colorés et comment ces signaux sont
on ne le regarde pas ? À cette lumière émise par la surface. Enfin, la transmis jusqu’au cortex et traités. La
question du philosophe, le phy- saturation mesure la part apparente de lumière visible qui pénètre dans l’œil
sicien répond que non seule- coloration sur une échelle allant du excite deux types de récepteurs qui
ment un objet n’a pas de couleur quand neutre au maximum de coloration imagi- tapissent la rétine : les bâtonnets et les
on ne le regarde pas, mais qu’il n’en a nable. Toutefois, lorsqu’un objet est cônes. Ce sont les cônes qui assurent la
pas plus quand on le regarde : la couleur placé parmi d’autres objets dont les sur- vision des détails et des couleurs. Ils
n’est pas une pellicule posée sur l’objet, faces réfléchissent aussi la lumière appartiennent à trois familles selon
c’est une sensation construite dans le ambiante, de nouvelles perceptions appa- qu’ils renferment un pigment dont le
cerveau de l’observateur ! De surcroît, raissent. La couleur de l’objet se situe maximum de sensibilité est dans les
une couleur n’est jamais isolée : elle est immédiatement en termes de clair ou de courtes, moyennes ou grandes lon-
toujours vue dans un environnement qui foncé, sur une échelle de clarté limitée gueurs d’onde (cônes S, M et L). Ainsi,
en altère la perception. Les peintres par le blanc et le noir. De nouveaux per- la richesse de l’information spectrale
savent depuis longtemps que des cou- cepts se manifestent : marron, olive, est réduite à trois signaux de cônes.
leurs juxtaposées seront perçues diffé- beige, kaki, chocolat, gris, produits Les signaux des cônes passent dans
remment et ils jouent des « concor- conjugués de certaines valeurs de tona- plusieurs réseaux rétiniens où ils sont
dances » ou « dissonances » colorées. lité, de clarté et de saturation. filtrés. L’information chromatique par-
Une lumière isolée engendre trois Ainsi, le domaine des couleurs s’enri- vient ensuite au cortex par l’intermé-
attributs de couleurs : la tonalité, la lumi- chit en présence d’un contexte. Certains diaire de réseaux neuronaux. L’infor-
nosité et la saturation. Cette méthode de environnements, par leur agencement mation y est répartie dans les
description de la couleur, élaborée au spatial ou leur déroulement temporel, différentes aires corticales et remaniée
début du XXe siècle, reste très utilisée, donnent aux couleurs des apparences afin de redonner aux objets leur appa-
notamment dans l’industrie. La tonalité inattendues ou créent des illusions. Ces rence colorée, réelle ou illusoire.
se rapporte à la longueur d’onde. La illusions, dont nous allons approcher les Dans l’étude des illusions d’induction
colorée, les ombres colorées serviront de
fil directeur. Grâce à ces ombres qui fas-
cinèrent de nombreux savants, nous saisi-
rons mieux la différence entre la couleur
d’un objet isolé uniforme et fixe et la
couleur qui revêt une surface éclairée
dans un environnement éclairé.
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J. Le Rohellec/O. Da Pos
6. ILLUSION DE WHITE. Sur la partie en noir et blanc, les plages de même couleur, mais elles paraissent différentes. L’illusion de White est
gris identiques semblent de clarté différente. Lorsque l’illusion est trans- conservée à condition de respecter l’alternance des rayures foncées et
posée en couleur, cette différence apparente de clarté se double d’une claires pour le fond inducteur de bandes horizontales et l’alignement
modification de tonalité : toutes les bandes verticales proches ont la des bords des plages de couleur qui subissent l’induction colorée.
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8. LES CŒURS AGITÉS DE HELMOLTZ. Cette illusion fonctionne 9. LA PARTIE CENTRALE DE LA FOVÉA, zone de la rétine où se
d’autant mieux que la lumière est faible : les cœurs semblent oscil- projettent les objets sur lesquels nous fixons le regard, est dépour-
ler lorsqu’on imprime à la page un mouvement de va-et-vient. À vue de cônes sensibles aux courtes longueurs d’onde : certaines
faible éclairement, le signal des bâtonnets se mêle à celui de cônes détections de couleur sont impossibles sur des cibles très petites.
(sensibles à la couleur). Comme ces signaux ne vont pas à la C’est la tritanopie fovéale, d’où résulte l’impossibilité de lire des
même vitesse, il en résulte cette oscillation. textes de couleurs sur un fond d’une autre couleur.
Dufy a exploité cette particularité dans
son tableau La Fée Électricité (voir la
figure 7). Quand on explore des sur-
faces colorées, la couleur et la texture
entrent en concurrence, les transitions
lumineuses et chromatiques sont diver-
sement interprétées, et donnent des
effets inattendus (voir la figure 10).
Retenons que le propre de la cou-
leur est de fournir des informations sur
une substance ou sur un matériau. En
cela, elle caractérise des aspects de sur-
face. Pour être bien vue, la couleur doit
être présentée sur de grandes surfaces
et pendant suffisamment longtemps.
Toutefois, utilisée avec économie, la
couleur facilite la localisation et le
regroupement de l’information sur de
grandes distances. De ce fait, face à une
situation conflictuelle, le système
visuel optimise sa sensibilité, donnant
la priorité aux formes sur la couleur.
© POUR LA SCIENCE 25
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Dans quelles conditions, une d’une moitié uniformément noire et Dès 1838, le psychophysicien alle-
lumière « achromatique » peut-elle d’une moitié blanche sur laquelle sont mand Gustav Theodor Fechner avait
engendrer une perception colorée ? tracés des arcs noirs concentriques de constaté la nature subjective de ces cou-
Lorsque des surfaces claires et sombres 45° répartis dans chaque quadrant à dif- leurs : la description des couleurs vues
se succèdent. Ainsi la modulation tem- férentes distances radiales (voir la par les personnes auxquelles il présentait
porelle spécifique d’un stimulus noir et figure 11). Lorsqu’on met en rotation ce des arcs noirs accolés, de différentes
blanc donne naissance à un percept disque à une cadence de sept tours par tailles, tracés sur un disque blanc en
coloré. Connues depuis le XIXe siècle, seconde environ, on voit apparaître des rotation, différait d’une personne à
ces couleurs subjectives produites par anneaux concentriques de différentes l’autre. Ces couleurs portent aujourd’hui
des stimulations achromatiques inter- couleurs, par exemple la séquence rou- le nom de « couleurs subjectives de
mittentes sont notamment étudiées à geâtre, jaunâtre, verdâtre et bleuâtre Fechner-Benham ».
l’aide de disques en rotation. Le dispo- pour un sens de rotation. La séquence D’où vient cette perception
sitif le plus connu est le « toton de de ces couleurs s’inverse lorsque le sens colorée ? L’une des premières explica-
Benham » (1894), un disque constitué de rotation du disque est inversé. tions proposée fut que la lumière
blanche était décomposée en compo-
1 CYCLE (143 MILLISECONDES)
santes chromatiques distinctes. Elle fut
a vite abandonnée lorsqu’on éclaira le
2 disque à l’aide de sources monochro-
LUMINOSITÉ
1 3 1
4
matiques : les couleurs portées par les
FOND 0
anneaux différaient de celles qui
LUMINOSITÉ
1
Divers travaux ont montré que le
ANNEAU 2 0
mouvement (par exemple produit par
b la rotation du disque) n’est pas indis-
LUMINOSITÉ LUMINOSITÉ
1
0
pensable à la perception de ces cou-
ANNEAU 3
leurs subjectives. Helmholtz et bien
1 d’autres ont énoncé le principe sui-
ANNEAU 4 0 vant : une surface claire produit un per-
cept rouge lorsqu’elle est précédée par
une surface sombre et un percept bleu
DÉCOURS TEMPOREL lorsqu’elle est suivie par une surface
sombre. Ce principe, vérifié par l’expé-
rience, est au cœur des arguments
c avancés pour expliquer l’apparition des
B couleurs subjectives.
A Aujourd’hui, on sait que la couleur
perçue n’est pas strictement dépendante
TEMPS de la participation d’un, de deux ou de
FOND trois types de cônes : elle résulte de nom-
B A
B
POSITION DE L'ARC A
FOND B breuses comparaisons assurées par plu-
sieurs familles de neurones qui relayent
L'ARC DE COULEUR A SUIT IMMÉDIATEMENT LA SURFACE DE COULEUR A l’information des photorécepteurs
jusqu’aux aires associatives du cortex.
Les neurones rétiniens sont des
d détecteurs et des amplificateurs de
B contraste lumineux et chromatiques.
A Trois familles de neurones interviennent
dans les voies visuelles. Ces neurones
TEMPS
se distinguent par leur taille, la taille de
FOND B
POSITION DE L'ARC
FOND
A
B A B leurs champs récepteurs, leur excitabi-
lité, leur vitesse de conduction, mais
également par leur sélectivité spatiale et
L'ARC DE COULEUR A PRÉCÈDE IMMÉDIATEMENT LA SURFACE DE COULEUR A
leur sélectivité spectrale. Par ordre
11. UN DISQUE DE BENHAM EST CONSTITUÉ D’ARCS DE CERCLES (a), dont la rotation croissant de taille, ce sont les neurones
déclenche la perception d’anneaux colorés (b) et dont les couleurs s’inversent quand le sens de koniocellulaires, parvocellulaires et
rotation s’inverse. Pour construire les disques de Benham modifiés (c), nous faisons se succéder
magnocellulaires.
trois images à une fréquence de 40 millisecondes (l’important n’est pas la rotation, mais la suc-
cession de plages de différents contrastes, chaque succession d’image étant équivalente à une
Alors que les neurones koniocellu-
rotation de 60 ° du disque). Les figures encadrées à droite représentent l’apparence spatiale du laires sont activés par un signal de
dispositif où l’on simule les couleurs subjectives perçues. Si les couleurs A et B sont achroma- contraste spectral et que les neurones
tiques, A étant plus foncé que B, les arcs apparaîtront rougeâtres lorsque l’arc suit la surface magnocellulaires privilégient l’extraction
sombre (c) et bleuâtre lorsque l’arc précède la surface sombre (d). d’un signal de contraste lumineux, les
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TEMPS
neurones parvocellulaires Dans le cas du disque de
sont activés aussi bien pour Benham vu sous un éclairage
des variations de longueur naturel, il est possible que les
d’onde que d’intensité lumi- couleurs subjectives naissent
neuse. Comment tirer parti de de l’interaction de méca-
ces données physiologiques nismes achromatiques, tels
pour tester la perception des que les mécanismes asyn-
couleurs subjectives ? En chrones de la voie Parvo et
contrôlant la participation de de la voie Magno.
chaque famille de cônes.
Optimisation
Isoler l’activité et plasticité
des cônes Un double processus s’éla-
bore au cours du traitement
Depuis une vingtaine d’an- de l’information visuelle liée
nées, on sait créer des stimu- à la couleur. D’abord,
lus colorés qui agissent sur l’encodage de l’image réti-
chaque type de cône (L, M nienne par la mosaïque de
ou S), indépendamment des photorécepteurs. Ensuite les
autres. Dans une première traitements successifs opérés
120 MILLISECONDES
expérience, nous avons par les neurones rétiniens,
éclairé un disque de Benham 12. LES EXPÉRIENCES DÉCRITES dans l’article ont été faites à l’aide puis par les neurones du cor-
avec une grande variété de de quatre configurations temporelles distinctes. Quelle que soit la tex, exploitent localement les
lumières colorées. De la succession des images de disques, l'apparence spatiale est identique. signaux issus de zones pré-
sorte, nous avons pu déter- Si le contraste entre les deux plages est suffisant, l'observateur pourra cises de plus en plus éten-
juger de la similarité (ou de la différence) des couleurs subjectives
miner quelle était l’impor- dues de la rétine, capturant à
perçues. Si le contraste est insuffisant, il en sera incapable. Ainsi, pour
tance des signaux issus des détecter une différence d'aspect, une très faible variation de lumino- chaque étape un peu plus
cônes L, M et S dans les dif- sité entre les deux plages est suffisante, mais à luminosité constante, d’informations contextuelles.
férentes couleurs subjectives un contraste de couleur plus important est nécessaire. Dans ce processus, la cou-
perçues. Nous avons ainsi leur et la forme sont concur-
constaté que de fortes variations du ment blanches et noires du disque. Par rentes. En ce qui concerne les situa-
signal dans les cônes S (sensibles aux exemple, en choisissant un contraste de tions décrites ici, plutôt que de parler
courtes longueurs d’onde) engendraient couleur à luminosité égale, on sollicite d’illusions de couleur, il serait préfé-
peu de variations dans les couleurs sub- le codage antagoniste (L–M). À rable de parler d’optimisation exercée
jectives perçues. l’inverse, en gardant la même couleur, par le système visuel dans le transfert
Le rôle des cônes L et M restait à mais en modifiant la luminosité, on des informations afin de construire une
préciser. D’un point de vue physiolo- sollicite le codage synergique de type image cohérente du monde.
gique, les signaux L et M commandent L+M (le poids des signaux S étant Notre vision des couleurs est si bien
à la fois la composante chromatique (la maintenu constant). Pour chaque type adaptée à notre environnement que
couleur) de la stimulation et son inten- de contraste (antagoniste et syner- nous en arrivons à attribuer une couleur
sité lumineuse. La couleur est codée gique), différentes valeurs ont été pré- propre à chaque objet qui nous entoure,
par la différence des signaux L et M sentées (contraste plus ou moins mar- en déni des prédictions des lois phy-
(codage antagoniste ou L–M) et qué). Pour chaque observateur, on a siques les plus simples. Malgré un
l’intensité lumineuse est codée par leur mesuré le contraste minimal nécessaire codage neuronal solidement établi, la
somme (codage synergique ou L+M). pour discriminer deux structures tem- vision des couleurs fonctionne sans
Si la qualité des couleurs subjectives porelles différentes (voir la figure 12). autre norme que l’établissement de
perçues ne dépend que des signaux des Les résultats montrent qu’un gammes et de contrastes de couleur
deux types de cônes L et M, l’un de ces contraste chromatique à luminosité aussi riches que possible. C’est peut-
codages (synergique ou antagoniste) constante (codage antagonisme L–M), être ici la clé de la variété étonnante des
prime-t-il sur l’autre ? tout comme un contraste achromatique jugements personnels sur les assorti-
Pour le savoir, nous avons mis au de luminosité (codage synergique L+M) ments de couleur et, fort heureusement,
point une nouvelle expérience en colla- permettent de distinguer les couleurs le prélude à la créativité.
boration avec Hans Brettel, chercheur subjectives. Toutefois, la valeur de
CNRS à l’École nationale supérieure des contraste minimale pour détecter la dif-
télécommunications, à Paris. Dans cette férence d’aspect des arcs est bien Françoise VIÉNOT est maître de conférences
expérience, nous avons demandé à des moindre pour des variations de lumino- au Muséum national d’histoire naturelle.
sujets de juger la qualité des couleurs sité que pour des variations de couleur. Jean L E R OHELLEC est maître de confé-
rences à l’Institut national des sports et de
perçues sur des disques de Benham Ainsi, ce serait lors du traitement du
l’éducation physique.
modifiés présentés par ordinateur. contraste de luminosité achromatique
Pour activer un type de signal plu- par les neurones que naissent les condi- LIVINGSTONE, N., Vision and art: the biology
tôt qu’un autre, nous avons joué sur le tions optimales pour faire émerger des of seeing, Harry N. Abrams, New York, 2002.
contraste entre les couleurs habituelle- couleurs subjectives.
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Musée Salvador Dali Saint Petersburg Floride © État espagnol Fondation Gala-Salvador Dali ADAGP Paris 2001
chaque œil) deux motifs incompatibles, par exemple, des lignes ver-
d’une façon différente. ticales pour l’œil gauche et horizontales pour le droit, la plupart des
observateurs ne perçoivent pas la combinaison des deux : ils voient
alternativement le motif vertical et le motif horizontal, chacun pen-
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Musée Salvador Dali, Saint Petersburg, Floride © État espagnol, Fondation Gala-Salvador Dali, ADAGP Paris, 2001
est en surrégime et ne remplit plus son rôle. À l’inverse, la stimu- peintres surréalistes. Face à la scène ambiguë du tableau de
lation du lobe pariétal d’un des hémisphères cérébraux par un Dali, l’hémisphère gauche construit une représentation, par
champ magnétique de un tesla interrompt temporairement la plu- exemple le marché aux esclaves, tandis que le cerveau droit en
part des activités neuronales de ce même hémisphère. élabore une autre, le buste de Voltaire. Un interrupteur entre
Et les histoires drôles ? On ne connaît pas exactement les effets les deux hémisphères alterne la conscience de l’une ou de
d’un bon fou rire sur le cerveau bien que l’on ait repéré en image- l’autre. Le rire court-circuite l’interrupteur ou bien l’accélère, on
rie cérébrale des régions spécifiquement activées. Cependant, de l’ignore encore, si bien que, sous son emprise, nous voyons les
longs accès d’hilarité entraînent souvent des faiblesses, des deux représentations simultanément : il crée un nouvel état
manques de coordination, des difficultés à respirer, et une suda- d’esprit hybride.
tion. Par ailleurs, les individus atteints de cataplexie (un trouble du Cette superposition d’états n’est pas sans rappeler la schizo-
sommeil) souffrent parfois d’une paralysie partielle ou totale pen- phrénie, une psychose caractérisée par une ambivalence des pen-
dant plusieurs minutes après un éclat de rire. Selon le neurobiolo- sées et une conduite paradoxale, une sorte de dédoublement de
giste australien, des anomalies des connexions entre les deux la personnalité. Keith White, de l’Université de Floride, a décou-
hémisphères expliqueraient ces symptômes. vert que de nombreux schizophrènes avaient une rivalité binocu-
Les résultats sont étonnants : la plupart des sujets testés qui laire déficiente. Des résultats de J. Pettigrew naîtra peut-être un
ont reçu de l’eau froide dans l’oreille perçoivent plus longtemps test diagnostic original recommandant aux schizophrènes la visite
l’un des deux motifs du stéréoscope, alors que les sujets témoins du Musée Dali de Saint Petersburg. Les gardiens du musée
qui ont reçu de l’eau tiède alternent de façon équilibrée entre les seront tous diplômés en neuropsychologie clinique. Ils auront
deux perceptions. Les impulsions magnétiques émises sur l’hémi- pour tâche d’observer la réaction des visiteurs devant les tableaux
sphère gauche ont interrompu l’alternance des deux représenta- de Dali, alors que leurs collègues raconteront des histoires drôles.
tions du cube chez cinq des sept personnes testées. Et parmi tous À chaque instant, des nonnes s’enfuiront à l’entrée de Voltaire.
les 20 volontaires testés, le fou rire a supprimé, ou atténué, la Cette nouvelle forme de dépistage de la schizophrénie n’aurait
rivalité binoculaire pendant presque une demi-heure : ils voient certainement pas déplu au Maître espagnol.
dans le stéréoscope une grille de lignes horizontales et verticales.
De ces résultats découle une interprétation nouvelle de nos Yves FRÉGNAC est directeur de l’unité de neurosciences intégratives
perceptions illusoires qui se produit devant des tableaux de et computationnelles, à Gif-sur-Yvette
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Aujourd’hui des aveugles voient grâce à des stimulations rette de papier. Il a manœuvré le com-
pas comme pour produire deux
tactiles ou auditives. Cette transformation de modalité contacts simultanés sur les deux doigts
croisés d’un tiers, de manière à ne tou-
sensorielle interroge les classifications figées utilisées cher que l’un des deux doigts. La per-
sonne ne regardait que l’une ou l’autre
pour définir nos sens. des deux collerettes. C’est à chaque
fois sous la collerette qui était l’objet
du regard que se localisait la sensation
D
due à un unique contact. L’erreur de
epuis Aristote, nous estimons teurs – l’œil, la peau, la langue, le nez, localisation de la sensation serait liée à
que nous avons cinq sens. l’oreille – qui véhicule l’information la subjectivité de la perception
Chacune de nos modalités sen- jusqu’au cerveau et ce dernier inter- visuelle, non à l’habitude : c’est au
sorielles nous semble exister prète la stimulation. Sommes-nous sens de la vue que nous faisons le plus
« à l’intérieur » de l’organisme, anté- cependant sûrs que le nerf stimulé véhi- facilement confiance.
rieurement à toute expérience. Nous cule et restitue fiablement l’information
déterminons chacun de ces sens selon sur l’origine de la sensation ? Si, ayant Organes imaginaires
la nature des objets perceptifs auxquels fermé les yeux, on vous pince, com-
il a accès. Par exemple, les objets ment être certain que la douleur se et sensations réelles
propres de la vue sont la couleur et la manifeste exactement à l’endroit où
forme, ceux de l’audition correspon- vous avez été pincé ? Les phénomènes de ce type sont nom-
dent aux caractéristiques des sons. Pour Déjà Aristote dans son ouvrage La breux : Tastevin a, par exemple, utilisé
chaque type d’objet rencontré, nous Métaphysique doute de certaines sensa- un dessin colorié ou un moulage en
disons avoir une sensation déterminée. tions. Il invite à l’expérience suivante : plâtre des deux dernières phalanges
Ainsi, lorsque nos yeux reçoivent de la croisez les deux doigts, fermez les d’un doigt. Le doigt factice, partielle-
lumière, nous pensons ressentir une yeux, et placez entre vos doigts croisés ment couvert par une feuille de papier
sensation uniquement visuelle. une boule. Votre toucher vous fera per- cachant aussi le doigt réel et la main, a
Pourtant, comme nous allons le voir, cevoir deux boules là où il n’y en a été posé à trois ou quatre centimètres
nos localisations sensorielles et la dis- qu’une. En 1937, le psychologue du majeur. Le sujet a alors été invité à
tinction entre nos sens sont subjectives. Français J. Tastevin rapporte une fermer les yeux. En les rouvrant, il a eu
Intuitivement, nous considérons que variante de l’expérience d’Aristote tendance à associer le doigt factice aux
notre sensation naît à l’intérieur de qu’il a effectuée à l’aide d’un compas perceptions sensibles du majeur. En
notre corps : un objet externe entre en dont chaque extrémité était munie, répétant l’opération plusieurs fois et en
contact avec l’un de nos organes récep- pour les masquer, d’une petite colle- reculant chaque fois le doigt factice de
quelques centimètres, Tastevin a amené
la perception sensible du doigt factice à
15 et même 30 centimètres de son siège
normal : la sensation est « captée » par
le doigt factice.
Le phénomène de captage de la sen-
sation d’un membre par un membre fac-
tice est encore étudié aujourd’hui. Des
neurologues américains ont répliqué
l’expérience en 1998 avec un bras en
caoutchouc : un expérimentateur pose un
écran vertical sur une table et demande à
une personne de placer son bras derrière
l’écran, de telle sorte qu’elle ne puisse
plus le voir. Devant l’écran, il pose un
bras en caoutchouc. L’expérimentateur
caresse ou tapote simultanément le bras
DR
1. ILLUSION D’ARISTOTE. En posant ses doigts croisés sur une bille et en fermant les réel et le bras en caoutchouc. Au bout
yeux, on a la sensation qu’il y a deux billes. d’une dizaine de minutes, la personne a
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Stimulations
et réponses sensorielles
Nos erreurs ne viennent pas seulement
de la localisation de nos perceptions.
Croire que chacun de nos sens fait
référence à la seule nature de la stimu-
lation ne résiste pas non plus à l’expé-
rience. Par exemple, la lumière est le
stimulus habituel qui engendre des
sensations visuelles. Cependant, si
l’on presse l’œil fermé, on a la sensa-
tion d’un flash de lumière, tandis
qu’une stimulation similaire sur le
Jean-Michel Thiriet
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indispensables entre ses actions et les Suède, et John Brabyn, du Centre de ensuite restitué sous forme de vibrations
sensations qui en résultent. L’action est recherches Smith-Kettlewell, à San tactiles par une petite matrice de micro-
constitutive de la perception. La caméra Fransisco, ont montré qu’un sujet bien vibreurs sur laquelle le lecteur aveugle
vidéo a alors été fixée sur des lunettes. entraîné, muni d’une batte, peut frapper place l’un des doigts de sa main libre.
Au bout d’un temps d’adaptation une balle roulant vers lui avec pour En 1998, P. Bach-y-Rita a amélioré
assez court – entre 5 et 15 heures en seules informations les impulsions tac- son dispositif de substitution sensorielle
moyenne – le sujet oublie les stimula- tiles correspondant au mouvement de la en mettant au point une matrice de sti-
tions sur la peau et perçoit les objets balle et à la position de la batte. Deux mulateurs applicable sur la langue (voir
comme étant à l’extérieur, devant lui. Il sujets aveugles ont obtenu des perfor- la figure 2). Comme c’est l’organe le
distingue des formes tridimension- mances proches de la perfection. plus innervé du corps, on obtient, pour
nelles, statiques ou en mouvement. Parmi les nombreux systèmes de une matrice de taille équivalente, une
Après la phase d’apprentissage, la substitution sensorielle visuo-tactiles, le précision de localisation cinq fois supé-
caméra ou le dispositif vibro-tactile seul qui ait été largement commercialisé, rieure à celle que l’on avait en sollicitant
peuvent être déplacés sans troubler la à partir du début des années 1970, est la peau du ventre. De surcroît, la langue
localisation de l’image. l’Optacon de la Société américaine ne requiert que trois pour cent du voltage
Nombre de tâches, dont certaines Telesensory Systems. Destiné à la lec- nécessaire à la perception de la stimula-
assez complexes, sont facilitées grâce à ture, il se présente comme un stylet que tion par le derme ; constamment imbibée
ces dispositifs de substitution senso- l’on utilise pour parcourir un texte. Une de salive, elle conduit parfaitement les
rielle. Par exemple, en 1981 Gunnar caméra miniaturisée placée au bout du micro-impulsions et possède une résis-
Jansson, de l’Université d’Uppsala, en stylet sert à enregistrer le texte qui est tance électrique presque constante.
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plus aux sons entendus, mais « fait lièrement intéressant pour comprendre dispositif visuo-tactile sur le dos se
l’expérience du dispositif comme s’il la notion de sensation. Avec le disposi- laisse « piéger » par une expansion
faisait partie d’elle », de sorte que le son tif visuo-tactile, cet instant arrive brusque de l’image tactile qui résulte
de la radio ne la gêne plus. Par exemple, lorsque l’utilisateur ne sent plus sur sa du déclenchement du zoom de la
en voyant un escalier, nous n’avons pas peau les stimulations qui se succèdent, caméra. Pensant qu’un objet arrive
à ralentir, ni à réfléchir à l’adaptation du mais qu’il perçoit les objets comme brusquement sur lui, il adopte un com-
mouvement des jambes pour enjamber étant stables et à distance, devant lui. portement d’évitement caractéristique :
les marches. Les premiers temps, avec C’est l’extériorisation. il lève les bras et se recule.
The vOICe, elle devait effectuer ce rai- L’utilisateur doit donc, dans un pre- Une autre preuve de l’accès direct
sonnement déductif consciemment, puis mier temps, comprendre que l’informa- à l’information se manifeste après la
c’est devenu de plus en plus automa- tion donnée n’est pas simplement la sti- fin de l’apprentissage. À ce stade,
tique : « mes sens voient les marches et mulation sensorielle, mais que cette l’emplacement de l’interface ne joue
mon corps sait par expérience ce qu’il stimulation traduit une autre informa- pas sur les performances du sujet.
doit faire ensuite », écrit-elle. tion qui est l’objet à percevoir. Après Déplacer le dispositif sur une autre
quelques heures d’utilisation, la stimu- partie de la peau ou fixer la caméra sur
L’extériorisation lation sensorielle n’est presque plus une autre partie du corps ne nuit pas à
ressentie : l’accès à l’information que la perception de l’information et aucun
Ce moment où l’utilisateur ne pense cette stimulation véhicule est direct et il délai d’adaptation n’est requis. Ainsi,
plus à ce qu’il entend, mais accède ne fait plus appel à aucune déduction. la conscience de l’utilisateur ne
directement à l’information est particu- Ainsi, un sujet portant la matrice d’un s’arrête plus sur les entrées senso-
rielles de l’information, il ne perçoit
plus les sensations sur la peau, mais
traite directement l’information en
termes sémantiques, en tant qu’objets
localisés dans l’espace.
Cet effacement des dispositifs tech-
niques s’observe pour tous les sys-
tèmes efficaces : l’apprentissage d’un
dispositif est réussi lorsque nous
oublions sa présence (voir la figure 3).
En d’autres termes, l’apprentissage
perceptif consiste précisément en
l’oubli de la construction technique de
cette perception. Lorsque nous nous
habituons au port de lunettes, elles dis-
paraissent de notre perception, lorsque
nous conduisons une voiture, nous
oublions que les vibrations sont pro-
duites sur la tôle, mais nous les locali-
sons sous les roues, sur la route, et
lorsque nous jouons à des jeux vidéo
d’action, nous oublions parfois que
nous sommes assis dans un salon à
appuyer sur des boutons.
La sensation n’est pas confinée aux
limites de la peau : elle est extensible.
Les relations naturelles entre nos sens
et l’environnement se déplacent au gré
des modes de couplage entre nous et
notre environnement. Nos sensations et
la distinction entre nos sens se modi-
fient et se redéfinissent chaque fois que
nous utilisons une nouvelle interface
entre notre corps et l’environnement.
Ces dispositifs ne restaurent pas les
© 2003 Scott McCloud L’art invisible
34 © POUR LA SCIENCE
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4 LES DISPOSITIFS VISUO-AUDITIFS utilisent l’ouïe à la place de la Comme pour les dispositifs utilisant le toucher, l’accès à l’informa-
vue. Le système The vOICe (à gauche) fait intervenir une caméra. tion est direct après une phase d’apprentissage : le recours à la
L’ordinateur associé, contenu dans un sac à dos, numérise les déduction devient inutile et le dispositif se comporte comme un
images et les décompose en niveaux de gris (à droite). La lumino- nouveau sens. Toutefois ce type de dispositifs amène un déficit
sité et la localisation des images sont traduites en termes d’inten- d’émotion probablement parce qu’ils ne sont utilisés que lorsque
sité, de hauteur et d’émission du son à l’oreille droite ou gauche. les sujets sont adultes.
vOICe sur des sujets voyants dont les L’émotion est probablement liée à une tétine, avec une microcaméra à
yeux étaient bandés, tous ont eu la sen- l’apprentissage que l’on fait du sens et l’extrémité et le dispositif électro-tactile
sation d’un nouveau sens et non celle non au sens lui-même : le sens ou la en contact avec la langue.
d’un remplacement de la vue. signification émotionnelle ne sont pas Outre une meilleure perception du
inhérents à l’environnement, comme monde grâce au couplage des stimula-
L’odeur une information à capter. Peut-être que teurs et des récepteurs, on peut aussi
cette émotion ne peut se développer imaginer une myriade d’applications
de la madeleine que lors d’un apprentissage plus long en associant des senseurs obéissant à
ou plus précoce du système, avec des un système de réalité virtuelle à des sti-
Malgré l’ensemble des possibilités échanges entre les utilisateurs. mulateurs réels. Voilà qui promet de
qu’ouvrent les dispositifs de substitution Ce développement de l’émotion est nouvelles façons d’entendre et de
sensorielle, il leur est souvent reproché au cœur du projet développé en partena- voir… sans utiliser nécessairement les
de ne procurer aucune émotion. Un riat entre l’équipe de P. Bach-y-Rita et yeux ou les oreilles.
aveugle, « regardant » sa femme grâce au celle d’Eliana Sampaio, de l’Université
mécanisme élaboré par P. Bach-y-Rita, Louis Pasteur, à Strasbourg. L’idée
fut ainsi déçu par son absence d’émotion. consiste à équiper très tôt des bébés non- Malika A UVRAY , prépare sa thèse au
Ce qui manquerait le plus dans cette nou- voyants avec un système de substitution Laboratoire de psychologie expérimentale
velle modalité perceptive seraient les sensorielle. E. Sampaio utilise actuelle- de l’Université Paris 5 que dirige Kevin
qualités de nos expériences subjectives ment un dispositif électro-tactile placé O’REGAN
du monde, c’est-à-dire ce que nous font sur l’abdomen des jeunes aveugles qui
Site de Peter Meijer :
ressentir la vue d’un tableau, le goût du commandent le zoom de la caméra grâce
http://www.seeingwithsound.com
café, l’odeur d’une madeleine. Les à une tétine. Les deux équipes tentent Site de Malika Auvray :
valeurs que nous attribuons aux choses aussi de mettre au point un dispositif http://www.malika-auvray.com
perçues feraient donc défaut. visuo-tactile pour bébés construit dans
© POUR LA SCIENCE 35
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1. Vibrations. En fixant l'image, on voit naître des ondula- 2. Imprimer à la page un mouvement de rotation comme
tions qui s'organisent en mouvements tournants, de préfé- pour dissoudre du sucre au fond d'une tasse. À faible
rence dans le sens des aiguilles d'une montre. On perçoit amplitude, les couronnes externes des grands disques
parfois une coloration près du centre. Cet effet et un autre semblent tourner, et on peut voir des couleurs illusoires au
effet apparenté ont servi de point de départ à Isia Leviant centre. À amplitude supérieure, les petits disques se meu-
pour son illusion « Enigma » (voir la figure 2 page 7). vent en laissant des traînées.
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a d
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Illusions géométriques
Jacques NINIO
Les différentes priorités gérées par le cerveau du monde extérieur projetée sur la rétine
se modifie. Le corps avance, la tête
engendrent quantités d’illusions géométriques : bouge par rapport au corps, les yeux
accomplissent des mouvements explora-
l’observation nous les fait « voir », l’imagination toires. Certains éléments de la scène sont
eux-mêmes en mouvement. De ce flux
nous incite à les créer. d’information optique, il nous faudra
déduire notre direction (vers où allons-
L
nous ?), faire le tri entre ce qui est fixe et
e cerveau est un remarquable est facilement atteinte ou dépassée. ce qui est mobile dans l’environnement,
géomètre. Il résout par des Parallèlement à ce niveau d’exigence comprendre l’agencement géométrique,
méthodes encore mystérieuses géométrique, la perception visuelle fait identifier les formes. La même scène,
des problèmes de géométrie preuve d’une flexibilité remarquable ; figée en un instantané photographique,
posés par la compréhension des formes et ainsi, dans la lecture, elle reconnaît les obéirait aux lois de la perspective
des relations spatiales. Il le fait automati- caractères de l’écriture manuscrite à tra- linéaire, mais rien n’impose au cerveau
quement, en un éclair, sans que nous vers leurs innombrables variantes et nous d’extraire du flux visuel une représenta-
ayons conscience du travail accompli. Il fait reconnaître un visage à travers ses tion qui obéisse aux lois de la perspec-
excelle à repérer d’infimes défauts d’ali- multiples expressions, ou altéré par l’âge, tive ; d’ailleurs il ne le fait pas, il a
gnement ou de parallélisme, de minus- à des dizaines d’années d’intervalle. d’autres priorités !
cules variations de longueur ou de La vision acquiert les informations
courbure. Pour le travail comparatif, géométriques de multiples manières. Des mécanismes
une sensibilité à un pour cent d’écart Lorsque nous nous déplaçons, l’image
correcteurs
En premier lieu, comme pour la ques-
tion du contraste (voir Les illusions de
contraste, du même auteur, dans ce dos-
sier), notre représentation du réel
s’attache à nous faire saisir les proprié-
tés permanentes des choses, plutôt que
leur aspect momentané. Si vous inclinez
la page que vous lisez, même fortement,
les caractères conservent leur forme et
leur lisibilité, alors que la projection de
ces caractères sur la rétine a subi
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a b
c d
6. ORIENTATIONS INCERTAINES. L’illusion de Münsterberg (a) férences de contraste se vérifie en tournant la page de 90 degrés.
date de 1897, avant la spirale de Fraser qui a été trouvée en En bas à gauche (c), le carré texturé a l’air incliné. De manière
1908. Les lignes de mortier grises, qui séparent les briques sont générale, des lignes parallèles, aboutissant sous incidence faible
toutes parallèles, mais ne le paraissent pas. Comme pour la spirale (autour de 22 degrés) sur une autre ligne, la font pivoter dans le
de Fraser, la perception de l’orientation semble dépendre du sens de l’agrandissement de l’angle d’incidence. En bas à droite
contraste avec l’environnement local. En haut à droite (b), les dia- (d), on voit s’organiser des alignements faisant un petit angle avec
gonales grises paraissent incurvées, dans des directions opposées, l’horizontale, associant des éléments allongés, alternativement
selon qu’elles traversent les carrés à bandes verticales ou ceux à blancs et noirs. Ces bandes semblent onduler, bien qu’elles soient
bandes horizontales (balayer des yeux la figure de haut en bas, tout à fait droites. L’image est construite à partir de celle de l’illu-
pour mieux voir la différence). Beaucoup seront également sen- sion des lignes « pulsantes » (voir l’article sur les illusions de
sibles à un autre effet, indépendant du premier : un des systèmes contraste, figure 11), en tassant les quadrilatères. Elle fait apparaître
de bandes apparaît fortement contrasté, les carrés de l’autre sys- ainsi les alignements qui, probablement détectés par le cerveau,
tème ont une apparence délavée. Le caractère illusoire de ces dif- donnent naissance à des lignes qui apparaissent et disparaissent.
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8. LES TABLES DE SHEPARD. Les plateaux des deux tables et leurs carrelages sont exac-
tement superposables. Dans une interprétation perspectiviste, la table de droite est plus
large, et celle de gauche plus longue parce qu’on les imagine déployées en profondeur.
L’aspect évasé vers le fond se justifie par le souci d’agrandir ce qui est loin. Quand on
retourne la page, les tables deviennent évasées vers le bas, comme si, étant suspendues
au plafond, leurs parties basses sur le dessin étaient les plus éloignées. La différence de
forme (plateau large versus plateau allongé) est maintenue à toutes les orientations. Cette
illusion s’observe aussi – mais de manière atténuée – avec deux simples parallélo-
grammes sans fioritures, disposés selon la configuration des deux plateaux représentés.
7. INTERPRÉTATION PERSPECTIVISTE des objets à partir des indices d’ombre et de l’image sépare un objet au premier plan
illusions géométriques. Cette gravure a été lumière. Une des difficultés, dans ce tra- d’un autre objet ou du fond en second
publiée dans La Nature du 18 janvier 1896, vail est que, souvent, les images ne font plan. Chaque point du contour corres-
et commentée ainsi par Émile Javal : « On pas figurer les sources lumineuses dont pond alors à deux points de la scène,
aura peine à croire que les lignes ab et cd la position n’est pas bien connue. situés l’un derrière l’autre, à deux pro-
sont parfaitement égales, car on sait bien La relative clarté d’une portion de fondeurs différentes. Dans ce cas, les
que l’armoire est moins haute que la
surface indique qu’elle est proche de la indices d’interposition s’opposent à
chambre. » Les lignes ab et cd, complétées
par les coins auxquels elles aboutissent, for- source de lumière ou qu’elle est orientée l’inversion du relief. À mon sens, les
ment des configurations de type Müller-Lyer de manière à bien renvoyer la lumière inversions les plus intéressantes sont
(voir la figure 9). La disposition en pennes de vers l’œil de l’observateur – à moins celles pour lesquelles il y a une réorgani-
flèches sortantes autour de ab se rencontre qu’il ne s’agisse d’une variation locale sation perceptive, après retournement de
pour des lignes verticales lointaines, tandis de la couleur ou du pouvoir réfléchissant l’image, qui ne se réduise pas à un chan-
celle autour de cd est plutôt observée pour de la surface elle-même. gement de signe de la profondeur (voir
les objets proches. D’où l’explication perspec- Une ombre portée par une surface par exemple la figure 4).
tiviste : nous avons l’habitude d’estimer plus signale, par exemple, la présence d’une
longues les lignes telles que ab et moins
longues les lignes telles que cd « et nous
autre surface qui s’interpose entre la pre- L’appréciation
mière et la source de lumière. Les
conservons cette habitude quand sa raison
ombres sont ainsi utilisées pour déployer
des orientations
d’être n’existe plus ».
en profondeur les surfaces. Dans cette Indépendamment du problème d’appré-
opération, le cerveau fait un pari sur la ciation de l’orientation exacte d’une
Inversions
direction de la source lumineuse : il la ligne – si possible dans l’espace –, il faut
À partir du XVe siècle, les peintres ont situe vers le haut de l’image, et plutôt à déjà savoir où passe la ligne, ce qui se
excellé à créer des effets de volume par gauche (voir la figure 1). révèle parfois moins simple qu’on ne
le rendu des reflets sur le métal, le verre Une multitude d’images, notam- croît. Comparons un damier dont les
ou le bois lustré, par la délicate grada- ment, des photos de paysage en mon- cases sont alignées verticalement au
tion des ombres et des lumières sur la tagne, des gradins, des empreintes de même damier tourné de 45 degrés (voir
peau des personnages. Aujourd’hui, les toutes sortes, se prêtent à une inversion la figure 5). On notera d’abord une illu-
infographistes disposent d’outils qui cal- de relief. Dès lors que ce qui est photo- sion classique : la figure de droite paraît
culent les reflets et les ombres en fonc- graphié est une surface pour laquelle la plus grande que celle de gauche. Un
tion des sources de lumière primaires et profondeur – ou l’altitude, s’il s’agit autre effet apparaît, aussi frappant après
secondaires. Le succès des procédés d’une vue du dessus – est une fonction coup, et que peu de gens commentent
anciens, comme celui des plus récents, continue des coordonnées x et y sur le spontanément. À gauche, le damier
implique, réciproquement, que le cer- plan de l’image, l’inversion du relief par s’organise selon des bandes horizontales
veau connaît (inconsciemment) assez de retournement de l’image est facile. Les ou verticales, dans lesquelles des carrés
géométrie pour résoudre le problème choses se compliquent quand il y a inter- noirs alternent avec des carrés blancs
inverse : l’extraction de la forme des position et qu’une ligne de contour sur auxquels ils sont accolés par leurs côtés.
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Illusions 10. L’ILLUSION DE ZÖLLNER. Les blocs de trois segments parallèles semblent s’écarter vers
de géométrie pure le haut et se rapprocher vers le bas (a). L’illusion est observée sous forme atténuée sans les
axes (b). Dans une variante (Ninio et O’Regan), deux blocs identiques ne paraissent pas être
dans le prolongement exact l’un de l’autre (c), bien qu’ils le soient. Le décalage perçu sur
Même des dessins d’une extrême sim- cette illusion est très voisin de celui qui est perçu sur la configuration a, ce qui indique que
plicité engendrent des erreurs d’appré- l’illusion de Zöllner n’est pas explicable en termes de répulsion entre deux blocs symétriques.
ciation sur l’orientation des lignes, On pourrait invoquer l’effet d’une rotation individuelle des blocs ou d’une transformation de
leur alignement, leur courbure, et les type cisaillement, qui ferait glisser les petites barres dans le sens de la formation de blocs plus
rapports de dimension entre diffé- rectangulaires, ou enfin un effet d’accordéon : un agrandissement dans une direction perpen-
rentes parties d’une figure (voir par diculaire aux petites barres. Selon une autre interprétation, l’illusion de Zöllner témoignerait
exemple les figures 9 à 13). Le champ d’une tendance à rendre proche de 90 degrés l’angle entre les petites barres et la grande
est vaste : avec un peu de sens de barre médiane. Pourquoi alors l’illusion irait-elle dans le même sens, dans la variante d ? Dans
l’observation, on voit des illusions l’illusion des trapèzes (e), le trapèze central paraît plus grand que celui qui est placé en des-
sous, et plus petit que celui qui est placé au-dessus. Les côtés latéraux des trapèzes forment
géométriques partout, et avec de
une configuration de type Zöllner et l’illusion des trapèzes va dans le sens prédit par celle de
l’imagination, on en crée à profusion. Zöllner. Le principe selon lequel une forme qui englobe paraîtrait plus grande que la forme
Comme pour les illusions de con- englobée est réfuté par l’illusion des croissants (f). Le croissant englobant situé au-dessus
traste (voir la discussion relative aux paraît plus petit que le croissant englobé situé en dessous. En revanche, cette illusion
bandes de Mach, dans l’article sur les s’explique si on l’interprète comme une illusion de Zöllner sur les pointes des croissants.
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a b a b c
c d
11. L’ILLUSION DE POGGENDORFF. L’illu- 12. SUBDIVISIONS. Quand une figure est finement subdivisée, elle subit un effet d’expan-
sion est montrée sous sa forme classique (a). sion dans une direction perpendiculaire aux lignes de subdivision. Dans le dessin du haut (a),
Les deux segments qui aboutissent aux la partie subdivisée paraît illusoirement plus grande que la partie vide. En dessous, les blocs
parallèles sont alignés, mais si l’on prolonge sont égaux deux à deux, mais paraissent allongés dans la direction perpendiculaire aux divi-
par la pensée celui du bas, il semble aboutir sions. Dans l’image centrale (b) avec des motifs divisés en deux, on a l’effet inverse : les deux
un peu au-dessous de la jonction avec l’autre branches des croix sont de même longueur que les aiguilles isolées, mais paraissent plus
segment. L’erreur de pointage vers le point petites. Dans l’illusion de Delboeuf (c), la balance est délicate : les carrés et cercles subdivisés
rouge est encore plus grande dans la paraissent illusoirement plus petits que les grands carrés ou cercles isolés, mais les carrés ou
variante à un seul segment (b). Dans une cercles internes paraissent illusoirement plus grands que les petits cercles ou carrés isolés.
autre variante (c), on a tendance à voir le
segment de gauche aligné avec le segment a 13. CONTRASTE OU NORMALISATION ?
le plus bas à sa droite, alors qu’il est aligné Les deux cercles au centre des constellations
avec le segment supérieur. Enfin, dans la du haut sont égaux (a), mais celui de
variante en coin (d), deux segments se pro- gauche, entouré des grands cercles, paraît
longent, mais ne paraissent pas avoir la plus petit que celui de droite, entouré des
même orientation. Ces variantes et quelques petits. Le même effet s’observerait avec des
autres semblent bien décrites par l’addition carrés, ou avec des figures subjectives (b).
de deux effets : un effet mineur de décalage On retrouve l’effet sous forme atténuée sur
observé sans les grandes lignes, tel qu’il est les figures du bas (c), construites de manière
montré sur la figure c, et une tendance à à ce que les actions ne s’exercent que selon
b une orientation, ici, à l’horizontale. Un prin-
rendre les angles plus proches de 90 degrés
qu’ils ne sont réellement. Cette tendance est cipe d’assimilation (taille perçue « attirée » par
évidente dans la variante d, mais elle y serait la taille des formes voisines) prédirait les
contrecarrée par les dispositifs d’appréciation effets inverses de ceux qui sont observés. Un
du parallélisme. Sur les autres figures, une principe de contraste (la tendance à exagérer
erreur angulaire éventuelle expliquerait les contrastes) irait dans le bon sens.
l’erreur de pointage et n’entrerait pas en Toutefois, il semble à l’auteur que la bonne
conflit avec l’appréciation du parallélisme. Le interprétation serait un principe de normali-
c
fait que l’illusion soit plus forte dans la sation, qui tendrait à agrandir globalement
variante à un segment que dans toutes les les petites figures et à diminuer les grandes,
variantes connues à deux segments serait le contraste jouant éventuellement à l’inté-
peut-être dû à l’intervention dans les rieur des constellations. Ce principe rendrait
variantes à deux segments de dispositifs bien compte de l’écartement des pointes des
détecteurs d’alignement de segments. triangles sur la figure du bas à droite.
illusions de contraste), on distingue les mécanismes responsables de la sions géométriques. On ignore, par
deux niveaux d’explication. constance de la grandeur tiennent exemple, les fondements de l’apprécia-
Sur le plan de la fonction accom- compte de ces indices, ils auront pour tion du parallélisme (où le cerveau
plie, il est clair que le cerveau fait ses effet d’agrandir ou de réduire certaines excelle) et on n’a pas d’idée crédible sur
relevés géométriques et construit ses figures géométriques, selon qu’elles la manière dont les points sont représen-
représentations en obéissant à un comportent un motif ou un autre, quand tés dans le cerveau. Le point est une
« cahier des charges ». Les procédés bien même la perspective ne s’appli- entité de base en géométrie euclidienne.
qu’il utiliserait, tout en étant légitimes querait plus. Dans le même ordre Or, si l’on adhère à l’orthodoxie neuro-
et fiables en situation naturelle, donnent d’idées générales, Mark Changizi, de nale du moment, un point serait une
néanmoins des résultats non souhaités l’Université Duke, a proposé que, entité extrêmement complexe, représen-
avec les figures artificielles qualifiées comme dans la marche habituelle, nous tée dans le cerveau par la superposition
d’illusions géométriques. Pour le psy- avançons vers les objets et que les cal- d’un grand nombre d’entités de type
chologue britannique Richard Gregory, culs géométriques sont trop lents, le ondelettes.
reprenant et systématisant des idées du cerveau introduirait des facteurs correc- Au moins pourrait-on espérer expli-
XIX e siècle, certains motifs, dans les tifs qui anticiperaient les relations géo- quer les illusions par un mécanisme
dessins, sont typiques de configurations métriques telles qu’elles seraient réelle- formel, sans implémentation neuronale.
rencontrées sur des images en perspec- ment une fraction de seconde plus tard. Par exemple, on justifie souvent l’illu-
tive, où elles fournissent des indices de On ne connaît pas de mécanisme sion de Müller-Lyer (voir la figure 9)
profondeur (voir les figures 7 et 8). Si neuronal qui rendrait compte des illu- par un mécanisme d’assimilation
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John Spirko
perspective. Des compensations automa-
tiques se produiraient dans une direction
14. LA TRIPOUTRE DE PENROSE est un des grands prototypes des « figures impossibles ». opposée à celle des anamorphoses de la
Trois poutres de sections carrées semblent se raccorder deux à deux à angle droit, ce qui perspective. Ce serait le cas pour les
est impossible. Mais on pourrait concevoir des objets tordus dans l’espace, qui, d’un certain illusions d’orientation, surtout celle de
point de vue, seraient représentables par la figure de droite, ainsi que l’illustrent, par Zöllner. La seconde concerne l’aspect
exemple, les trois vignettes en haut ou l’image de droite. La tripoutre de Penrose est impos- métrique : les erreurs sur les rapports de
sible dans la mesure où l’on subit les conventions habituelles du dessin, c’est-à-dire que l’on
deux longueurs (par exemple dans l’illu-
suppose que les poutres sont droites, jointives et perpendiculaires.
sion de Müller-Lyer). Le problème
(comme dans les effets d’induction deux blocs identiques se prolongent, consiste à concilier la géométrie donnée
colorée, quand une couleur, occupant donne, quantitativement, la même valeur par une saisie « œil fixe », qui obéit aux
une petite surface, est tirée vers les cou- de l’illusion, à toutes les orientations, lois de la perspective, et une saisie par
leurs des surfaces voisines). Par que le motif de Zöllner proprement dit. exploration du regard, qui n’y obéit pas.
exemple, sur la figure 9, le segment AB L’explication par la répulsion ne peut Quand nous voyons, nous ne
serait vu plus petit que CD parce que pas s’appliquer à cette variante. Celle sommes pas avertis du canal par lequel
AB serait contracté par la présence voi- par la tendance à l’orthogonalité est trop nous avons acquis le renseignement :
sine de EF. Pour ma part, je rattache peu prédictive, elle ne dit pas ce qui doit saisie œil fixe, ou corps fixe avec mou-
l’illusion de Müller-Lyer à un effet tourner pour agrandir les petits angles. vement exploratoire des yeux, ou extra-
radicalement opposé : un grand nombre L’explication d’une expansion orthogo- ction en cours de mouvement, par les
d’illusions géométriques reflètent une nale aux petites barres a le mérite d’uni- modifications du flux visuel. Nous pas-
tendance à exagérer les contrastes. Si fier de nombreux effets. sons d’un mode à l’autre sans déceler
un segment est réellement plus grand de modification géométrique dans
qu’un autre (par exemple, ici, GH com- L’existence de principes l’image. Tout se passe comme si les
paré à EF), le cerveau aura tendance à « processeurs neuronaux » nous fournis-
augmenter leur rapport de taille. Le
d’interprétation saient des réponses identiques. Le véri-
moteur, dans l’illusion de Müller-Lyer, Plus généralement, se pose le problème table problème de l’extraction d’infor-
résiderait dans le fait que GH serait de la réduction des illusions géomé- mation consiste à mettre toutes les
représenté trop grand, par rapport à EF. triques à un nombre réduit de principes. informations dans des formats compa-
Pour préserver la forme des motifs (au Dans ce dessein, je rassemble des don- tibles, pour qu’elles puissent être
détriment de l’exactitude des lon- nées aussi précises que possible sur la confrontées sans discontinuité dans la
gueurs), CD serait allongé, et AB manière dont chaque illusion varie avec perception. De ce besoin de compatibi-
rétréci. Cette explication par le l’orientation. Certaines illusions sont lité émane la nécessité que chaque caté-
contraste paraît, à première vue, plus quasi isotropes, d’autres présentent des gorie de données reçoive un « coup de
compliquée que celle par l’assimilation, maximums à ± 45 degrés par rapport à pouce » d’harmonisation avec ce qu’on
mais elle a le mérite d’unifier de nom- l’horizontale, d’autres encore culminent attend des autres canaux.
breux effets, qui dépassent largement le vers ± 22 ou ± 67 degrés, ou ont un
champ des variantes de Müller-Lyer. « profil d’orientation » encore plus com-
Ce type d’analyse est applicable à de plexe. L’étude de ces profils aidera à
nombreuses illusions. Par exemple, on dit l’établissement des relations de parenté
parfois que l’illusion de Zöllner (voir la entre les différentes illusions, ce qui
figure 10) serait due à la répulsion des permettra d’accéder à leurs compo-
deux blocs symétriques. Ou qu’elle résul- santes essentielles. Parfois les effets
terait d’une tendance à l’orthogonalité, s’additionnent, et parfois ils se manifes-
qui fait voir les angles plus proches de tent de manière indépendante, selon la
90 degrés qu’ils ne le sont. Cependant, façon de considérer la figure. Des effets
l’illusion pourrait tout aussi bien refléter hiérarchiques se font parfois jour,
un effet de cisaillement ou un effet
d’expansion orthogonal aux petites 15. ORIENTATIONS DANS L’ESPACE. Le
barres: on aurait tendance à agrandir dans dièdre de Mach (à gauche) pourrait sché-
matiser un livre ouvert debout sur la tranche
une direction perpendiculaire aux petites
ou une tente. De la même façon, les quatre
barres. Des mesures précises effectuées panneaux accolés à droite peuvent être
à l’École normale supérieure avec Kevin interprétés comme un toit de maison
O’Regan, du Laboratoire de psychologie (presque horizontal) ou comme un paravent
expérimentale de Paris 5, indiquent que (presque vertical), sans déroger aux lois de
la variante montrée sur la figure 10c, où la géométrie dans l’espace.
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17. L’ILLUSION DE MÜLLER-LYER en autostéréogramme. En vision de droite rend explicite le codage de la forme dans l’autostéréo-
stéréoscopique, on voit émerger la figure de Müller-Lyer, qui n’était gramme. Les motifs de Müller-Lyer y apparaissent en deux exem-
pas visible dans l’autostéréogramme de gauche. L’illusion est pré- plaires en bleu, dans la partie centrale. Les « répliques » en bleu que
sente, et cela suggère qu’elle prend naissance assez tard dans le trai- l’on voit de part et d’autre font partie du fond. En vision stéréosco-
tement de l’information visuelle, après le stade où se combinent pique, on verra donc les motifs en bleu se détacher d’un fond qui
dans le cerveau les informations provenant des deux yeux. L’image contient aussi des motifs bleus.
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I LLUSIONS ANIMALES a
Andreas N IEDER
Roger Shepard
a b différent de celui des vertébrés, sont
sujets aux mêmes illusions visuelles. Les
abeilles sont capables de voir les carrés 2. Illusions sur la taille des objets ; (a)
aux contours illusoires de type Kanizsa et illusion de Ponzo, (b) illusion du corri-
détectent l’inclinaison des figures illu- dor. Dans les deux cas, les structures
soires (voir la figure 1e), mais elles paraissent différentes, alors qu’elles
échouent si les formes inductrices des sont identiques.
contours sont tournées (voir la figure 1f).
Les abeilles détectent aussi l’orientation alors que les deux barres ont exactement
c d
des figures décalées (voir la figure 1b). la même taille. Cette illusion d’optique a
été signalée pour différentes espèces
d’animaux tels que les chimpanzés, les
Une illusion de taille
singes rhésus, les chevaux et les pigeons.
La taille des objets est parfois mésestimée. La perception de la taille est égale-
L’illusion de Ponzo (voir la figure 3a) ment en cause dans l’illusion du corridor
résulte ainsi d’une perception inusuelle de (voir la figure 2b). L’observation de cette
la taille : la barre horizontale supérieure figure donne la fausse impression que le
apparaît plus longue que la barre du bas personnage de l’arrière-plan est plus
grand que celui du premier-plan. Cette
1. Différents types de contours illu- illusion provient de l’information de pro-
soires perçus par les animaux. Les fondeur (la perspective) fournie par le
chats voient les contours subjectifs tunnel. Dans une scène normale, la per-
quand ils sont créés par des lacunes sonne se tenant derrière l’autre devrait
dans l’arrière-plan (a) ou par des être bien plus petite. Ce n’est pas le cas
décalages (b). Les chouettes effraies dans cette image, de sorte que le sys-
e f voient les carrés (c) et les triangles (d)
tème visuel interprète la personne du
illusoires. Les abeilles sont capables
fond comme plus grande. Outre les
de distinguer les carrés subjectifs et
de détecter les inclinaisons de l’illu- humains, les babouins et les chimpanzés
sion (e) ; mais elles échouent si les perçoivent cette illusion.
illusions sont détruites par des rota- Les animaux sont aussi sujets à des
tions aléatoires (f). illusions qui résultent de mouvements.
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L’art de l’illusion
Gérard MAJAX
Si certains s’attachent à démanteler les illusions prêtres. Quelques papyrus nous décri-
vent les démonstrations légendaires du
pour mieux les comprendre, d’autres, au contraire, bâton transformé en serpent ou du
canard à tête tranchée qui redevient
les entretiennent avec soin. L’illusionnisme a perduré vivant. Évidemment, nous ne pouvons
que supposer la nature des techniques
à travers les âges, pour le plus grand plaisir du public. utilisées. Peut-être le bâton n’était-il en
fait qu’un serpent en état de catalepsie
qui, jeté à terre, reprenait vie (voir la
L
figure 1). Quant au canard, il a naturel-
’illusionnisme est souvent perçu La science et la magie lement le réflexe de replier son cou
comme un art mystérieux. D’une contre son poitrail. Si la main qui tient
part, on pourrait associer à une Les fresques peintes sur les parois des le couteau lâche à ce moment-là une
forme de masochisme le plaisir grottes à l’époque préhistorique font le tête déjà coupée, l’illusion est convain-
d’être trompé par un magicien. D’autre lien entre les rites magiques et la réus- cante. Elle a d’ailleurs été reprise depuis
part, les principes permettant cet exercice site de la chasse. Les sorciers des pre- au music-hall.
s’entourent du plus grand secret, source miers temps attribuaient aussi le lever Héron d’Alexandrie a été le seul à
de mystère et de poésie. du soleil, le retour de la lune ou encore décrire, une soixantaine d’années après
L’art de tromper ses semblables le cycle des saisons à leurs pouvoirs ou le début de notre ère, les trucages des
existe depuis que l’homme existe. Au à l’accomplissement de rituels étranges. temples. Ces mécanismes, vrais ou ima-
fil du temps, les pratiques des prestidi- À leur suite, nombre de magiciens ont ginés par l’auteur, auraient contribué à
gitateurs, magiciens ou même des sor- récupéré des phénomènes physiques asseoir l’autorité des prêtres. Il affirme
ciers et parfois des prêtres se sont affi- pour en présenter une version ludique, que ceux-ci invoquaient les dieux pour
nées, au gré des avancées de la science teintée de religiosité ou, plus récem- provoquer des miracles propres à frap-
et des progrès dans l’art de la mise en ment, dans un but de pure distraction. per les imaginations : les portes du
scène. Retour sur ces techniques ances- Durant l’Antiquité, les avancées temple s’ouvraient toutes seules à l’aide
trales dont certaines ont encore de scientifiques sont appliquées pour la d’un mécanisme hydraulique situé sous
beaux jours devant elles. première fois à la magie opérative des l’édifice, des flammes jaillissaient des
vases par des grains de potassium jetés
sur l’eau et le vin coulait à la place de
Musée de la Magie, Georges Proust
Flou artistique
Les détournements d’attention utilisés
par l’illusionniste sont alors du premier
Musée de la Magie, Georges Proust
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MUR PERÇU
MU
RR
ÉEL
Exploratorium, www.exploratorium.edu
réalisateur doit suivre au mieux les public située dans la direction de la Dans le domaine de l’occultisme et
démonstrations du soi-disant parapsy- seconde caméra, de sortir du champ de de la parapsychologie, le principe du
chologue. Celui-ci peut faire la preuve la première. Le réalisateur, qui n’est évi- décalage est utilisé pour simuler dans un
de son savoir-faire en se plaçant face à demment pas au courant de ce change- premier temps un ratage. L’attention des
une caméra devant laquelle il lui est ment, doit alors s’adapter en saisissant spectateurs se relâche alors, permettant
impossible de tricher, par exemple pour la scène avec une troisième caméra, aux assistants d’agir plus librement.
saisir un petit gadget secret qui, en trois réglée en plan large. Le temps que la Trente pour cent de truc et soixante-
secondes, permettrait de tordre la deuxième caméra soit réglée en plan dix pour cent de psychologie de la pré-
cuillère. La position d’une autre caméra serré suffit au magicien pour tricher sentation. Voilà la proportion tradition-
réglée en « plan général » peut alors être efficacement. Les spectateurs, trop éloi- nelle à la base de l’Art magique, qui
mise à profit. Il suffit, sous prétexte gnés de lui sur le studio et les téléspec- s’applique aussi à bon nombre d’escrocs
de se rapprocher d’une partie du tateurs seront prêts à jurer qu’il n’y a du domaine paranormal. Dans les sectes,
eu aucune tricherie. on peut même en arriver à 100 pour cent
En illusionnisme comme en escro- de psychologie. Un véritable lavage de
querie de type paranormal, le plus cerveau crée de toutes pièces la vision
important demeure le « climax », c’est- hallucinatoire. Même en illusionnisme,
à-dire l’ambiance que l’on crée. Les sug- le fait qu’un spectateur magnifie un effet
gestions du magicien, sa façon de stimu- au point de le raconter ensuite comme un
ler l’imagination du spectateur par tous vrai miracle est courant.
les moyens comme l’amplification et le Je serais bien incapable de repro-
ton de la voix, la musique, l’attitude et duire des effets magiques que tel ou tel
les mimiques de l’artiste, font rêver le spectateur prétend m’avoir vu réaliser.
spectateur. Avant que le prodige ne se C’est tout le principe de la légende…
réalise, les spectateurs y croient déjà. Ils Le monde secret des illusionnistes
sont parfois persuadés avoir vu ce tient à conserver ses principes et ses tru-
que l’artiste leur a suggéré. Cela per- cages, pour mieux vous émerveiller. Ne
met d’appliquer le principe du déca- m’en veuillez donc pas si je ne vous en
lage. Par exemple, le magicien ai révélé que quelques-uns. C’est sans
Musée de la Magie, Georges Proust
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a ENTRÉE b
COULEUR TEST (après induction)
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SI
romimétique qui simule les aspects fondamentaux (dont certains
M
UL
très fins) distinctifs de l’effet McCollough. Ce modèle neuromimé- HO
AT
MM
E
tique est un réseau de neurones artificiels, une représentation sim-
IO
N
plifiée d’un réseau neuronal naturel, où des « neurones formels » 0
θ
représentent des neurones dont le fonctionnement de base est for- 0 20 40 60 80
ORIENTATION DES GRILLES D'INDUCTION (EN DEGRÉS)
malisé (en pratique c’est un programme informatique). Comme on
3. L’illusion d’orientation dépend de la couleur. Durant la
pense que c’est le cas pour le cerveau humain, la mémoire d’un phase d’induction les deux grilles colorées présentées en
réseau de neurones réside dans l’ensemble des poids, ou efficacités alternance sont inclinées symétriquement par rapport à la
synaptiques, qui caractérisent les liaisons entre les neurones. verticale. Les grilles tests, de la même couleur que les grilles
Initialement, on attribue des poids synaptiques aléatoires aux d’induction, sont présentées verticales. Le sujet perçoit
connexions. Durant la phase d’apprentissage (ou d’induction), on alors une grille légèrement inclinée en sens inverse de
présente au réseau un grand nombre de fois la succession « verti- l’orientation d’induction (à droite). Cet effet réciproque est
cale rouge – horizontale verte » (voir la figure 2). Pour chaque sti- bien reproduit par notre modèle, comme l’illustre le gra-
mulation d’entrée, l’activité du réseau se stabilise dans un état où phique qui compare l’illusion d’orientation perçue pour un
humain et dans la simulation.
les poids synaptiques se modifient selon une règle d’adaptation qui
tend à rendre les activités des unités de couleur et d’orientation sta- notre réseau de neurones a beau être soumis à une grande variété
tistiquement indépendantes. La phase d’induction se termine d’informations, il ne se trouble pas et reste sujet très longtemps à
lorsque les poids de connexion ne se modifient plus. Dans une l’illusion de McCollough. En revanche, nous avons constaté que
phase ultérieure de test, on soumet le réseau à différentes stimula- l’illusion disparaissait rapidement si une règle adaptative de simple
tions d’entrée, par exemple « verticale achromatique », et on décorrélation, et non d’indépendance, était utilisée.
observe le comportement du réseau résultant de la modification L’existence d’une illusion d’orientation dépendante de la cou-
des forces de connexion. Le réseau voit-il un effet McCollough ? leur, la réciprocité interdimensionnelle, a également été testée. La
L’effet de base est bien simulé, c’est-à-dire que le réseau simulation effectuée à partir de notre modèle reproduit ce compor-
reproduit une « illusion » de couleur qui dépend de l’orientation du tement (voir la figure 3). Ainsi, cet effet troublant que constitue
stimulus visuel. Par ailleurs, les principales particularités de l’effet l’illusion de McCollough, beaucoup étudié et jamais vraiment élu-
McCollough sont aussi reproduites. Nous avons d’abord vérifié cidé, pouvait être bien cerné grâce à l’apport connexionniste.
que le réseau avait bien un comportement similaire à celui L’architecture du réseau est de complexité minimale et la règle
observé par McCollough sur la disparition de l’effet : l’effet d’adaptation synaptique réaliste. Cette règle qui, en phase d’induc-
observé en sortie du réseau décroît effectivement à mesure que tion, rend les dimensions couleur et orientation statistiquement
l’orientation des grilles de test s’éloigne de l’orientation des grilles indépendantes, engendre bien une longue persistance de l’effet, la
d’induction et il disparaît complètement lorsque les grilles tests caractéristique la plus distinctive de cette illusion.
sont inclinées à l’oblique (± 45 degrés). L’intérêt de l’étude de l’effet de McCollough, qui après tout ne
Pour tester la persistance temporelle de l’effet simulé, des motifs pourrait être considéré que comme une simple illusion un peu
de « désadaptation » d’orientation et de couleur aléatoires ont été étrange obtenue artificiellement en laboratoire, prend tout son sens
successivement présentés au réseau. L’ensemble de ces motifs lorsque cet effet particulier est compris comme le témoin d’un pro-
simulait l’incessant changement de couleur et d’orientation que ren- cessus plus général qui serait mis en jeu dans les cerveaux naturels.
contre l’observateur humain dans sa vie quotidienne. À intervalles Ce processus recoderait le flux continuel des informations senso-
réguliers, une grille achromatique verticale était présentée pour esti- rielles brutes selon un format où les différentes dimensions percep-
mer l’effet McCollough encore produit par le réseau. En sortie du tives seraient « maintenues » statistiquement indépendantes.
réseau artificiel, nous avons observé que l’activité de l’unité neuro- Pourquoi ? Peut-être pour créer en permanence un maximum de
nale qui code la couleur verte décroît très lentement avec le temps «variété» dans l’information perceptive afin de maximiser le «pouvoir
de désadaptation. Cette activité disparaissant après une durée de de résolution» (la dynamique) de l’ensemble du système cognitif.
désadaptation environ 360 fois supérieure à celle d’induction (de
même pour l’unité de couleur rouge représentant l’effet résiduel en B. ANS et Ch. MARENDAZ, Labo. de psychologie et neurocognition
réponse à une grille achromatique horizontale). Autrement dit, (UMR CNRS 5105) de l’Université Pierre Mendès-France à Grenoble.
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Des éléments
marginaux négligés
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Les illusions
des SENS 2
ILLUSIONS sonores
Entendre un son, déterminer sa source, percevoir la hauteur d'une note,
le rythme d'un air ou le sens d'un discours : autant d'actions que nous faisons
sans y penser. Pourtant, nos oreilles peuvent nous tromper, comme lorsque
nous entendons des lignes mélodiques qui semblent monter en permanence.
Des lésions cérébrales favorisent l'apparition de certaines illusions ; l'étude
de ces dysfonctionnements nous éclaire sur la manière dont les sons,
le langage et la musique sont analysés par le cerveau.
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Illusions auditives
Christian CAVÉ
L
’illusion auditive la plus banale aux mécanismes qui interviennent durée, le son pur semble se poursuivre
ne nécessite pas le recours à dans des conditions plus habituelles. durant la plage de bruit qui comble le
des stimulus réservés aux labo- Au-delà de leur aspect ludique, ces silence. Une alternance de sons purs et
ratoires de recherche : elle est recherches permettent, par des stimu- de bruits plus brefs engendre la même
même éprouvée tous les jours par des lations bizarres ou non-cohérentes, de illusion (voir la figure 1). Dans les deux
milliers de personnes. Il s’agit de mieux comprendre comment, au quoti- cas, l’illusion n’existe que pour un son
l’illusion d’espace auditif que vous dien, nous recevons et interprétons les nouveau plus intense que le premier.
percevez en écoutant un concerto de signaux sonores. Cette illusion n’est d’ailleurs pas limi-
musique classique sur une chaîne dite L’illusion de continuité, décrite au tée aux sons purs : le même effet existe
« stéréo » : vous aurez l’impression que début des années 1950, est bien connue. si l’on utilise deux bruits différents.
le piano est à peu près au centre, les Émettons un son pur, c’est-à-dire un Les nombreux travaux réalisés
violons à gauche et les contrebasses à son de fréquence et d’amplitude stables, notamment par Yoshitaka Nakajima, de
droite. Vous êtes alors victime (les d’une durée de deux secondes, inter- l’Institut de design de Kyushu, au Japon,
optimistes diront bénéficiaire) d’une rompu au milieu pendant quelques cen- ont montré que l’illusion de continuité
illusion auditive ! tièmes de seconde. Sans surprise, on existait aussi pour des glissandos de fré-
L’étude en laboratoire de condi- entend deux sons séparés par un silence. quence (passage progressif d’une fré-
tions particulières propres à dérouter En revanche, si on remplace le silence quence à une autre en utilisant des fré-
nos sens donne un éclairage nouveau par une bouffée de bruit de la même quences intermédiaires) ascendants ou
descendants. De même, remplacer de
a SON PUR temps à autre une note de musique par
un bruit n’empêche pas l’identification
BRUIT d’une mélodie : notre cerveau complète
l’information manquante en fonction de
b
la tonalité et de la ligne mélodique.
Les résultats des travaux sur la per-
ception de silences insérés dans des
ARRÊT PERÇU ARRÊT RÉEL glissandos sont plus surprenants encore.
DU SON DU SON
c Considérons un glissando ascendant de
longue durée interrompu en son milieu
par un court silence et croisant à ce
moment-là un glissando descendant de
1. L’ILLUSION DE CONTINUITÉ : un son pur coupé par un ou plusieurs silences est perçu
comme interrompu. En revanche, lorsque des bruits d’intensité supérieure à celle du son pur courte durée (voir la figure 2). Ce qu’on
remplacent le silence, le son semble ne pas s’interrompre (a) et l’alternance de sons purs et de perçoit est un glissando ascendant
bruits brefs engendre le même effet (b). Enfin, lorsque le son pur se poursuit pendant le bruit et continu et un glissando descendant
s’arrête en même temps que lui, il semble que le son pur s’arrête quand le bruit commence (c). interrompu par un court silence : le
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400 2,5 modifie parfois la perception d’un autre Cette illusion cutanée, décrite dès
SECONDES TEMPS son, une stimulation visuelle peut altérer 1972, nécessite un petit vibrateur fixé
2. LE SILENCE DES GLISSANDOS. Un long l’interprétation d’une stimulation audi- au poignet, au coude et à l’épaule. On
glissando ascendant interrompu par un court tive et réciproquement. stimule successivement le poignet avec
silence croise un court glissando descendant L’effet de « précédence » désigne quatre impulsions, le coude avec deux
continu. Dans notre perception, le silence le fait que l’origine spatiale d’un et l’épaule avec trois. La perception
semble appartenir au glissando descendant. signal sonore est attribuée à l’endroit correspondante est celle d’une succes-
de l’espace où il est apparu en premier sion de vibrations régulièrement espa-
silence est perçu comme appartenant au – ou à l’oreille stimulée en premier cées le long du bras et se déplaçant par
glissando où il est absent ! Ce phéno- quand on utilise des écouteurs. Ainsi, sauts, donnant l’impression qu’un petit
mène pourrait résulter d’un effet dit de lorsque deux haut-parleurs sont placés animal court sur le bras ; d’où le nom
« bonne forme ». Le glissando de longue à des distances différentes (voir la imagé de cette illusion.
durée, établi depuis un certain temps, figure 3), le haut-parleur proche, dont
constituerait une « bonne forme », qui le son parvient en premier à l’auditeur,
serait plus aisément perceptible comme sera considéré comme l’origine du
un tout que le glissando de courte durée. son, même si le niveau sonore produit
Cette interprétation est d’ailleurs compa- par le haut-parleur plus éloigné est
tible avec des résultats obtenus dans nettement supérieur et constitue la
notre laboratoire, qui montrent que le source sonore principale. Lorsqu’on
système auditif a besoin d’une certaine déplace le haut-parleur proche, la
durée de stimulation pour traiter les glis- source sonore semble bouger.
sandos et que la partie finale d’un glis- Une erreur de localisation plus
sando est plus importante dans l’évalua- étrange se produit dans l’illusion dite
tion de la hauteur globale d’un glissando de « saltation auditive ». On sait pro-
que sa partie initiale. Le glissando long, duire des clics reçus par les deux
interrompu longtemps après son début, oreilles qui seront perçus nettement à
serait plus volontiers perçu comme un gauche ou à droite, par exemple en uti-
tout que le glissando bref. Enfin, le sys-
tème auditif coderait différemment les
glissandos ascendants et descendants, ce
qui favoriserait la perception du glis-
sando ascendant.
A contrario, l’illusion de continuité
conduit parfois à ne pas percevoir un
signal présent physiquement. C’est le
cas si l’on produit un son pur qui se
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L’oreille musicale Des phonèmes et des mots l’audition sont les modalités privilégiées
pour l’appréhension de notre environne-
Quand nous écoutons de la musique Les chercheurs qui se penchent sur notre ment immédiat et elles se combinent
aussi, nos perceptions sont parfois faus- perception du langage parlé vont de sur- dans certains effets ou illusions.
sées. L’illusion d’octave a été décrite prise en surprise. Ainsi, une phrase
en 1974 par Diana Deutsch, de interrompue plusieurs fois par seconde Voir ou entendre
l’Université de Californie. Elle est pro- par des silences de quelques centièmes
voquée par une succession de sons dont de seconde paraît hachée. En revanche, En général, la vision l’emporte sur
les fréquences sont dans un rapport lorsque les silences sont remplacés par l’audition. C’est le cas bien connu de la
deux (une octave). On fait entendre un bruit quelconque, la parole semble ventriloquie : le spectateur associe les
simultanément à l’aide d’écouteurs un normale, mais n’est pas plus intelligible. paroles à la marionnette et à ses mouve-
son de 800 hertz (aigu) à l’oreille droite L’illusion de continuité existe donc aussi ments plutôt qu’à la bouche du ventri-
et un son de 400 hertz (grave) à pour la parole. Elle dépasse même la loque. De même, dans une situation où
l’oreille gauche. Cette configuration est simple impression de non-interruption l’on présente l’allumage d’un point
ensuite inversée et ainsi de suite pen- du signal. Lorsqu’une voyelle est rem- lumineux accompagné ou non d’un clic
dant une seconde et demie. Dans leur placée par un bruit, l’identification du auditif. Lorsqu’on demande aux sujets
majorité, les sujets perçoivent un son mot ainsi modifié reste possible. Il est de déterminer le plus rapidement pos-
aigu à l’oreille droite en alternance même courant que les sujets déclarent sible si la stimulation était visuelle ou
avec un son grave à l’oreille gauche avoir entendu la voyelle. Dans un audiovisuelle, on note un fort biais de
(voir la figure 5a). Une partie des sti- exemple célèbre, publié par Richard réponse en faveur de la vision ; les sujets
mulations sonores est ignorée. Warren en 1970, un son s d’une phrase répondent souvent « visuel seul » alors
Une illusion similaire se produit en anglais a été remplacé par un bruit de que la stimulation était à la fois auditive
lorsqu’on joue deux gammes ascen- toux. Les sujets ont cru la phrase intacte (clic) et visuelle (point lumineux).
dantes et descendantes en changeant et n’ont pas su indiquer la position du Cette dominance de la vision n’est
d’oreille à chaque changement de note bruit de toux. Ce phénomène, connu toutefois pas absolue. Avec Richard
(voir la figure 5b). La plupart des sujets sous le nom de restauration phonémique, Ragot, de la Salpêtrière, et Michel
entendent une demi-gamme descen- a été l’objet de nombreuses études Fano, de l’École nationale supérieure
dante, puis ascendante – do, si, la, sol, depuis les années 1970. des métiers de l’image et du son
la, si, do – à l’oreille droite et une Le même auteur a décrit un effet (FEMIS), nous avons mis en évidence,
demi-gamme, d’abord ascendante, puis beaucoup plus étrange : la transforma- dans une situation de même type, un
descendante – do, ré, mi, fa, mi, ré, tion verbale. La perception d’un même temps de réaction plus court aux sti-
do – à l’oreille gauche. Le principal mot répété indéfiniment et enchaîné sans mulations auditives qu’aux stimula-
point commun de ces deux illusions est silence entre les répétitions se modifie tions visuelles, quand on attire l’atten-
l’existence d’erreurs de localisation. Un fortement au bout de quelques secondes. tion du sujet vers cette modalité.
son reçu par une oreille peut être On entend alors des mots qui diffèrent Par ailleurs, lorsqu’on fait apparaître
entendu par l’autre oreille. parfois totalement du mot prononcé. brièvement une seule fois un disque de
Ces illusions ont fourni l’un des Les illusions auditives peuvent aussi petit diamètre au centre de l’écran d’un
premiers arguments en faveur d’une faire intervenir simultanément d’autres ordinateur, associé à un son très bref
dissociation lors de l’audition, comme sens. Dans la vie quotidienne, nous répété une, deux ou trois fois suivant les
lors de la vision, entre l’identification sommes presque toujours face à des essais, les sujets perçoivent plusieurs
des sons et la détermination de leur scènes qui stimulent les différentes signaux lumineux successifs correspon-
localisation spatiale. modalités sensorielles. La vision et dant au nombre de bips. Cette illusion,
décrite en 2000 par Ladan Shams, du
Laboratoire de psychophysique Shimojo,
au Japon, montre qu’un signal auditif
non pertinent peut modifier fortement la
perception d’un événement visuel et
même induire la perception de quelque
chose qui n’existe pas physiquement.
Cette illusion est très robuste. Elle existe
pour différentes durées et différentes
formes et tailles du flash, même lorsque
CLIC CLIC les sources sonores et lumineuses sont
CLIC
CLIC
CLIC
CLIC très éloignées.
Concernant les jugements de simul-
tanéité entre un événement visuel et un
événement auditif, l’appréciation des
TEMPS 1 TEMPS 2 sujets est parfois fort éloignée de la
3. LE SON ÉMIS par le haut-parleur le plus
réalité physique. Avec R. Ragot et
4. S ALTATION AUDITIVE . Des clics qui
proche est reçu en premier par l’auditeur. sont émis d’abord à l’oreille droite, puis à M. Fano, nous avons filmé un clap – la
Même si elle émet moins fort, cette source l’oreille gauche sont interprétés comme petite planchette articulée servant lors
sonore proche bénéficie de l’effet de précé- une succession de clics se déplaçant de la du tournage à identifier la scène et à
dence : elle semble être à l’origine du son. droite vers la gauche. donner le signal pour la synchronisa-
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Effet McGurk
Bien peu d’auditeurs ont conscience que
l’identification d’un mot entendu ne
dépend pas uniquement de l’analyse
D. R
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PATHOLOGIES AUDITIVES
ET ILLUSIONS
Hervé PLATEL
Jean-Michel Thiriet
une indication sur le rôle habituel de ces zones
cérébrales chez les sujets sains.
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M
OD TIF DE LA HAUTEUR
É
Trouble de la perception
L
IE S DES NOTES
TR
S M
U UC
musicale O M S IC T U R E
C
PL AL E S S
EX
ES
Thomas Braun/C & G
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Illusions musicales
Jean-Claude RISSET
E
n 1558, les coups de canon tirés à curieux. La musique baroque met sou-
Londres pour célébrer le couron- vent en scène des effets d’écho.
nement de la reine Elizabeth I L’écho, copie retardée du son initial,
étaient audibles à Édimbourg, est produit naturellement dans certaines
mais pas à Oxford ou à Brighton, pour- conditions de propagation. Les artifices
tant bien plus proches. Lors de l’essai de la technique permettent aujourd’hui
dans le Sahara algérien de la première de créer des simulacres sonores,
bombe atomique française, en 1960, répliques reconstituant l’apparence
l’explosion a été entendue en Libye, à audible du son en l’absence de sa cause
plus de 1000 kilomètres de là, mais pas à mécanique initiale. La reproduction
1 000 kilomètres à la ronde. Ces sonore vise à récréer la sensation audi-
« mirages sonores » résultent de bizarre- tive, non le processus vibratoire qui lui
ries dans la propagation du son dues à des a donné naissance : sa fidélité n’est pas
inhomogénéités de température et de jugée suivant des critères objectifs, mais
vent. Le « bruit de la mer » qu’on croit à l’aune des exigences de l’audition.
entendre en collant une conque contre Nous ne sommes plus surpris
son oreille n’est que l’écho résonant des aujourd’hui d’entendre un enregistre-
sons ambiants ou émis par le corps. ment de verre brisé sans voir de casse :
Le terme d’illusion évoque généra- il s’agit pourtant d’une illusion, d’un
lement une apparence dépourvue de signal auditif sans contrepartie visuelle
réalité. Il ne s’agit pas nécessairement et sans causalité vibratoire, possibilité
d’une erreur des sens : la propagation qui était inconcevable il y a un siècle et
des sons peut créer certains effets trom- demi. Aussi, vers 1875, le phono-
peurs. Si, par exemple, on se place face graphe a immédiatement fait sensation,
à un mur distant de plus de 15 mètres et et la fidélité a fait de grands progrès
qu’on claque dans ses mains, on enten- depuis. L’écrivain Villiers de l’Isle
Diego Lezama Orezzoli/Corbis
dra distinctement un écho. Le son en Adam imagine son Ève future comme
écho existe, mais comme une image une créature artificielle idéale où sont
dans un miroir : il n’est qu’une réplique mises en œuvre les dernières trou-
illusoire provoquée par des conditions vailles de la technique et conçues par
particulières de propagation, comme un savant, Edison, qui n’est autre
dans le cas de nos mirages sonores. On que l’inventeur du phonographe.
peut d’ailleurs susciter de telles condi- Peu après, dans son roman
tions en disposant des surfaces favori- Le château des Carpates,
sant la focalisation des ondes sonores. publié en 1892, Jules
Ainsi l’architecte brésilien Oscar Verne décrit une
Niemeyer a-t-il conçu pour Brasilia des apparition
structures qui permettent d’entendre surnatu-
des échos multiples extrêmement relle,
1. C A T H É D R A L E D E B R A S I L I A .
L’architecte Oscar Niemeyer a sou-
vent utilisé des surfaces courbes qui
donnent lieu à de curieux phéno-
mènes sonores : échos, propa-
gation guidée, etc.
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2. LA RESTITUTION DE SONS ABSENTS existe comme la restitution 3. DANS SON ŒUVRE ÉLECTRONIQUE TURENAS, le compositeur
du sens, qui apparaît ici : la figure du haut comporte des fragments américain John Chowning a produit des illusions de mouvement :
difficiles à interpréter ; sur la figure du bas, la forme de la structure l’auditeur placé au centre de quatre haut-parleurs a l’impression
qui occulte une partie du message aide à son interprétation. De que la source sonore se déplace rapidement autour de lui. Cette
même, dans le domaine musical, on perçoit des interruptions dans trajectoire virtuelle (en bleu) est commandée par l’amplitude et
un son glissant (qui monte et qui descend périodiquement) dont on par la réverbération du son dans chacune des quatre pistes qui
remplace des fragments par des silences, alors que si on remplace aboutissent chacune sur un haut-parleur différent. Des points (en
les silences par un bruit intense, l’oreille croit entendre un son glis- violet sur la courbe) sont placés sur la trajectoire virtuelle à des
sant continu qui se poursuit pendant les épisodes de bruit. intervalles de temps réguliers.
qui n’est en fait qu’un simulacre que l’on stipule au programme pour qu’il mécanismes auditifs élaborés intervien-
optique et acoustique : préfiguration calcule les sons – et leur effet à l’écoute. nent pour les analyser et nous permettre
des héroïnes virtuelles, l’héroïne la Cette relation « psychoacoustique » est d’en extraire des informations sur les
Stilla est morte, mais la projection de bien plus complexe qu’on ne l’imaginait. sources sonores. Ces mécanismes sont
son image et du son de sa voix donne L’audition intègre divers indices de façon utiles et performants, mais ils sont par-
l’illusion de sa présence. très spécifique. En jouant sur ces indices, fois mis en défaut, ce qui crée des illu-
on fait apparaître de véritables illusions sions. Ainsi, les illusions, ces « erreurs
Du phonographe auditives, des comportements para- des sens », nous renseignent sur le fonc-
doxaux, des figures «impossibles». tionnement perceptif.
à la synthèse numérique L’évolution des espèces a favorisé le Les illusions musicales sont de plu-
Les illusions d’optique sont connues développement de systèmes sensoriels sieurs sortes. Certaines concernent
depuis longtemps: il est facile de dessiner extrêmement élaborés et efficaces pour l’espace, d’autres la hauteur des notes,
des figures à volonté. Le contrôle des sons favoriser la survie. Nos sens ont été opti- enfin, des illusions construites, il y a peu,
est plus délicat. Pour produire un son, il misés par l’évolution pour nous rensei- montrent que notre perception du rythme
faut choisir ou construire un système gner sur le milieu qui nous entoure. Cette peut également être sujette à caution.
vibrant et l’exciter de façon adéquate, ce conception « écologique » de la percep-
qui ne permet pas de commander à loisir tion se voit confirmée par toutes les don- Illusions d’espace
les détails de la structure des sons. À la fin nées nouvelles apportées par l’explora-
des années 1950, grâce à la synthèse tion de la synthèse numérique du son L’audition est bien équipée pour recon-
numérique, il devint possible de façonner musical. L’audition est un véritable tou- naître la direction d’une source sonore,
des structures sonores complexes dont on cher à distance d’une extraordinaire sen- mais on peut créer l’image d’un objet
connaît – par construction – tous les sibilité, qui nous révèle des vibrations sonore localisé dans une direction de
détails. La synthèse nous fait prendre éloignées de très faible amplitude. l’espace : la stéréophonie, par exemple,
conscience de la relation entre les para- Cependant, les sons simultanés se mélan- donne l’illusion de sources sonores pla-
mètres physiques des sons – paramètres gent et la propagation les altère : des cées entre les deux haut-parleurs.
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Jean-Claude Risset
4. À L’IMAGE DE L’ESCALIER DE PENROSE, reprit par Escher dans l’inverse, le do situé une octave plus bas est d’abord faible, puis
le dessin ci-dessous, ou de la spirale de Fraser (voir la figure 2 aboutit par montée chromatique à un si dominant en fin de mesure,
page 39), on peut construire une suite de notes qui semblent des- puis au même do central dominant dans la mesure suivante : le
cendre ou monter indéfiniment. Le do central domine en début de cycle se répète ainsi indéfiniment. La partition reproduite au-dessus
mesure et l’intensité des notes de la ligne chromatique portant ce do est une esquisse de montée indéfinie aux instruments à cordes,
diminue à mesure que les notes montent, demi-ton par demi-ton. À extraite de l’œuvre Tryptique pour clarinette et orchestre de l’auteur.
L’oreille distingue aussi un son intense l’auditeur avec une précision quasi gra- Illusions de hauteur
et lointain d’un son doux et proche, phique (voir la figure 3).
même s’ils lui parviennent avec la Avec seulement deux oreilles, on La musique monte et descend entre le
même énergie. Pour évaluer simultané- localise l’origine d’un son vers l’avant grave et l’aigu. On parle alors de hauteur
ment la distance d’une source et son ou l’arrière ; on peut aussi avoir une sonore. On assimile souvent l’attribut de
intensité d’émission, l’audition utilise idée de l’altitude d’une source. La dif- hauteur sonore à la fréquence physique
plusieurs indices. En particulier, dans un fraction du son par le corps, en particu- du signal. Les choses sont cependant
environnement un peu réverbérant (la lier par le pavillon de l’oreille, modifie plus complexes. Si, en général, plus la
réverbération naturelle résulte de la le spectre des sons, indice dont le cer- fréquence est élevée, plus le son paraît
fusion des multiples échos sur les veau tire parti. En modifiant ce spectre, aigu, j’ai pu produire des sons qui
parois), le rapport de l’énergie du son on crée ainsi d’autres illusions paraissent baisser légèrement lorsqu’on
réverbéré au son direct croît avec la dis- d’espace : à l’aide d’une paire d’écou- double toutes les fréquences qui les com-
tance aux parois. Utilisant quatre haut- teurs, on donne l’impression qu’une posent ! De tels sons comportent des fré-
parleurs placés en carré autour des audi- source sonore s’élève, descend ou quences distantes d’un intervalle un peu
teurs, le compositeur américain John tourne autour de l’auditeur. supérieur à une octave (une octave cor-
Chowning a tiré parti de cet indice pour respond au doublement de la fréquence).
donner l’illusion que des sources On peut s’en former une idée au piano
sonores se rapprochent ou s’éloignent ; en jouant un do grave, le do dièse 13
il a également renforcé l’illusion de demi-tons plus haut, le ré 13 demi-tons
sources en déplacement rapide en modi- plus haut, le ré dièse 13 demi-tons plus
fiant leur fréquence conformément à haut : si l’on fait suivre rapidement
M. C. Escher. Montée et descente © 2003 Cordon Art B.V.-Baarn-Holland.
l’effet Doppler (l’effet selon lequel le l’accord formé de ces notes de sa trans-
son d’une sirène d’ambulance qui position une octave plus haut, la « mon-
s’approche paraît plus aigu que le son tée » s’accompagne d’une sensation de
d’une sirène qui s’éloigne). La direction descente d’un demi-ton.
des sources virtuelles est déterminée par Pourquoi cette sensation ? L’oreille
les intensités relatives dans les différents procède à des comparaisons locales :
haut-parleurs. À l’aide de ces artifices, d’un son au suivant, elle compare les
J. Chowning a composé en 1972 une composantes de fréquences voisines.
œuvre pour sons de synthèse en quadri- Ainsi, une gamme de sons successifs
phonie, Turenas, pierre angulaire de comprenant de nombreuses compo-
l’art sonore cinétique : les sources santes à intervalle d’octaves peut sem-
sonores illusoires y virevoltent autour de bler monter ou descendre localement et
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DO SOL RÉ
5. CETTE PAGE ILLUSTRE LE PARADOXE
musical où un son qui paraît descendre la
gamme demi-ton par demi-ton aboutit
plus haut qu’au départ, à l’image de la
cascade d’Escher représentée ci-contre
(cette illusion musicale se trouve no-
AMPLITUDE
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néanmoins revenir à son point de départ La psychologue Diana Deutsch, de objective, la perception rythmique ne
après une montée ou une descente d’une l’Université de Californie à San Diego, peut pas être réduite à une simple évalua-
octave. Roger Shepard, de l’Université a utilisé des sons comprenant de nom- tion de cadences temporelles objectives.
Stanford, a pu ainsi produire 12 sons breuses composantes à intervalle Ces illusions de rythme sont liées à la
formant les degrés d’une gamme chro- d’octaves – ce qui en principe leur fusion ou à la démultiplication de
matique et donnant l’impression de des- confère sensiblement la même hauteur rythmes à des tempos variables, multiples
cendre sans fin lorsqu’ils sont répétés spectrale – et a demandé à des auditeurs l’un de l’autre, ce qui rend leur réalisation
(voir la figure 4). J’ai moi-même com- de comparer les classes de hauteurs dis- instrumentale délicate. Ces accélérations
posé des montées ou des descentes qui tantes d’une demi-octave (ou « triton ») : «en abîme» sont pratiquées depuis long-
semblent se poursuivre indéfiniment en par exemple do et fa dièse, ou la et ré temps par certains gamelans indonésiens
glissando, c’est-à-dire dont la fréquence dièse. Curieusement les auditeurs ne (des orchestres de percussions).
semble varier continûment dans le sont pas tous en accord : pour le même D. Deutsch a mis au point des illu-
même sens. couple de sons, certains entendent une sions frappantes perçues par l’intermé-
Ce caractère circulaire de l’attribut montée et d’autres une descente. Les diaire d’écouteurs. La plus simple est
de hauteur est manifeste dans la pério- jugements paraissent liés à la langue obtenue à partir de suites alternées de
dicité de la nomenclature musicale (do maternelle des auditeurs, qui semble sons purs de fréquences 400 hertz et
ré mi fa sol la si do ré mi…) : il a été donc conditionner certains aspects de la 800 hertz, l’écouteur gauche jouant le
exploité depuis des siècles par les fac- perception musicale… son le plus aigu lorsque l’autre reçoit le
teurs d’orgues, qui ont disposé des plus grave et inversement. Les sons se
tuyaux aux octaves supérieures pour Illusions rythmiques succèdent à raison de quatre par seconde.
réaliser la « reprise » d’une gamme des- Alors que les oreilles gauche et droite
cendante (comme sur la figure 4, mais La hauteur sonore n’est pas la seule qua- reçoivent des signaux identiques, mais
en sens contraire). De nombreux com- lité sonore dont la perception peut être simplement décalés d’un quart de
positeurs en ont tiré parti, parmi les- altérée : des illusions rythmiques sont seconde, la plupart des sujets droitiers
quels Gibbons, Bach, Scarlatti, Haydn, également réalisables. On crée ainsi des entendent un son aigu dans l’oreille
Beethoven, Rossini, Liszt, Berg, illusions rythmiques similaires aux illu- droite alternant avec un son plus grave
Bartok, Prokofieff, Ligeti (dans son sions circulaires de hauteur. Kenneth dans l’oreille gauche – au moment où
étude pour piano Vertiges) et moi- Knowlton, qui a beaucoup travaillé sur la l’oreille gauche entend un son grave, elle
même (dans Little Boy et Mutations relation entre art et informatique aux reçoit en fait le son le plus aigu. Le résul-
pour ordinateur et dans Phases et Laboratoires Bell, a produit dans les tat perçu est le même si on intervertit les
Escalas pour grand orchestre). années 1970 des suites d’impulsions écouteurs. L’explication est délicate : elle
La hauteur sonore est un attribut paraissant accélérer indéfiniment. J’ai fait intervenir une interaction entre les
composite : on parle souvent de hauteur également synthétisé des battements ryth- mécanismes de localisation sonore et de
spectrale d’un son pour définir la posi- més qui donnent l’impression d’accélérer détection de hauteur.
tion du spectre (ou de son centre de gra- constamment, alors qu’ils ralentissent de
vité) suivant un axe grave-aigu, et de manière progressive; ou encore j’ai créé Fission mélodique
hauteur tonale ou « chroma » pour définir des rythmes qui paraissent ralentir un peu
sa position dans une octave par rapport lorsqu’on double la vitesse de défilement Bach a écrit des œuvres pour violon ou
aux notes de la gamme tempérée (do, do du magnétophone sur lequel on les joue. violoncelle seul où la monodie devient
dièse, ré, ré dièse, mi, etc. ; tous les do, À l’instar des illusions de hauteur, le parfois une pseudo-polyphonie : deux
par exemple, définissent une classe de paradoxe s’explique par les stratégies lignes mélodiques y sont enchevêtrées,
hauteur). Ces deux aspects varient nor- auditives fondées sur des comparaisons les notes successives de chaque ligne se
malement de façon concomitante, mais locales. Comme toute perception musi- succédant en alternance ; si les lignes
j’ai pu les dissocier et créer des suites de cale, qu’on ne peut réduire à une analyse sont séparées en hauteur et si le tempo
sons qui paraissent descendre la gamme
et qui aboutissent pourtant à un point
plus haut que le point de départ, à
l’image de la « cascade » d’Escher (voir
la figure 5). Les auditeurs ne pondèrent
pas tous de la même façon les variations
de hauteur tonale et de hauteur spec-
trale : pour certains, le sens de parcours
de la gamme (ascendant ou descendant)
domine (c’est souvent le cas pour les
sujets musiciens), alors que d’autres
semblent « sourds » aux hauteurs tonales
et privilégient les variations spectrales.
Une expérience de Gérard Charbonneau,
de l’Université d’Orsay, indique que
6. LA FIGURE MÉLODIQUE DE WESSEL est entendue de deux manières : s’il n’y a pas fission
l’oreille droite (reliée au cerveau mélodique, on entend plusieurs montées successives (en haut de la figure) ; si les différences
gauche) traite mieux les hauteurs tonales entre deux notes successives sont telles qu’il y a fission (par exemple spectre grave – spectre
et que l’oreille gauche traite mieux les aigu), on entend deux descentes distinctes et deux fois plus lentes (en bas de la figure sur
hauteurs spectrales. deux portées différentes).
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est assez rapide, la suite de hauteurs suc- qu’un harmonique de l’autre (les har- lorsqu’on superpose les deux transpa-
cessives se scinde à l’écoute et l’on per- moniques d’un son périodique ont des rents, on voit la figure réapparaître
çoit les deux lignes séparément. fréquences multiples d’un son fonda- lorsqu’on déplace l’un des transparents
Une telle fission mélodique peut mental ; l’octave étant dans un rapport par rapport à l’autre.
résulter de différences de hauteur, mais deux de fréquence, elle est harmo- L’étude du regroupement ou de la fis-
aussi de différences d’intensité, ou nique). C’est le musicien J. Chowning sion de composantes simultanées a été
encore par des alternances de timbre. qui, en 1999, a donné le premier la clé étudiée en détail par Stephen McAdams à
David Wessel, du Centre pour la de l’énigme : il a engendré des syn- l’Institut de recherche et coordination
musique nouvelle et les technologies thèses de deux ou trois ondes pério- acoustique/musique ( IRCAM ) et à
audio (CNMAT), à Berkeley, a montré diques simultanées à l’unisson où l’on l’Université Paris 5. En commandant de
que la fission se produisait si les timbres perçoit l’ensemble comme une entité façon subtile les modulations de divers
différaient par la brillance, le centre de sonore unique, sauf lorsqu’on applique groupes de composantes, J. Chowning a
gravité spectral, ce qui suppose des corps à chaque onde des vibratos différents pu dans son œuvre Phone faire surgir à
sonores de dimensions différentes, mais (une modulation de fréquence quasi loisir d’un magma sonore indémêlable
qu’il n’y avait pas fission si les timbres périodique de cinq à sept périodes par des figures sonores évoquant des voix –
différaient par l’attaque du son – ce qui seconde). En présence de ces vibratos, voix de synthèse désincarnées, mais pré-
pourrait correspondre à un même corps l’entité sonore se scinde en plusieurs sentes et chaleureuses.
sonore excité différemment. Ce phéno- sons distincts. L’oreille tend ainsi à
mène de fission aide l’oreille à attribuer à regrouper les vibrations cohérentes et à Interactions modales
divers sons successifs une même source les assigner à une seule source sonore,
sonore ou, au contraire, des sources la distinguant d’un autre ensemble de Vision et audition fonctionnent le plus
sonores séparées. Son intervention peut vibrations cohérentes entre elles. souvent de manière simultanée. Comme
créer des apparences multiples pour un Ce mécanisme est l’application au les sons contournent plus facilement les
motif mélodique : une ligne de montées domaine sonore du principe de « destin obstacles que la lumière, l’audition joue
successives peut se scinder en deux des- commun », énoncé par les psycho- un rôle essentiel d’alerte. Cependant, le
centes alternées (voir la figure 6). logues de la Gestalt, dans la première sujet tend à se fier à ce qu’il voit plutôt
Lorsqu’il y a fission en deux flots moitié du XXe siècle. Selon ce principe, qu’à ce qu’il entend, le système visuel
mélodiques, le rythme est bien apprécié des composantes multiples se regrou- étant plus précis à cause de la petitesse
au sein de chaque mélodie, mais pas entre pent au niveau perceptif. Il est facile à des longueurs d’onde lumineuses. Ainsi,
les deux mélodies: il devient difficile de illustrer avec deux transparents et un quand les indices visuels sont en conflits
dire quelle note d’une mélodie succède à feutre : en dessinant sur un transparent avec des indices auditifs, c’est souvent la
une note donnée de l’autre (cette diffi- une distribution aléatoire de points et vision qui prédomine. C’est ce qui permet
culté apparaît visuellement sur le bas de sur l’autre une figure particulière for- au ventriloque de faire illusion. Au
la figure 6). C’est aussi cette perte de mée de points et qui se brouille cinéma, on a volontiers l’impression que
« cohérence temporelle » qui permet de les paroles sortent de la bouche des
construire l’illusion d’un rythme parais- acteurs, même si elles sont émises par des
sant ralentir lorsqu’on double la vitesse haut-parleurs placés ailleurs.
de défilement de la bande. Le composi- Le compositeur et vidéaste français
teur György Ligeti a également tiré parti Michel Fano s’intéresse aux conditions
de la fission dans son Étude pour piano mal comprises où l’association son-
n° 6 afin d’obtenir au piano des rythmes image donne lieu à des effets spéci-
apparemment injouables. Le pianiste joue fiques ou à des synergies esthétiques.
des doubles croches très rapides, mais le Lors de travaux de recherche effectués
compositeur a ménagé des conditions de notamment avec Christian Cavé, de
fission mélodique, de façon à faire émer- l’Université de Provence, il a établi que
ger, par exemple, une note toutes les cinq la synchronie apparente entre image et
doubles croches dans un flot, une note son au cinéma tolérait et pouvait même
toutes les six doubles croches dans un nécessiter un certain retard du son sur
autre flot: on entend alors deux voix dis- l’image, mais non le contraire – ce qui
tinctes à des rythmes réguliers dans le est naturel dans la perspective de sys-
rapport de cinq à six, ce qui ne serait pas tèmes sensoriels optimisés pour extraire
humainement réalisable sans cet artifice. des données de sens des informations
sur l’environnement (voir Illusions
Sons à l’unisson auditives et autres effets perceptifs, par
Christian Cavé, dans ce dossier). On
Comment l’oreille analyse-t-elle des notera qu’un même programme de
sons complexes à l’unisson et y recon- simulation de systèmes vibratoires peut
naît-elle, par exemple, le mélange d’une produire des signaux sonores, visuels et
flûte et d’un violon jouant la même même tactiles : au-delà de son intérêt
note ? Même question pour des sons artistique pour la synthèse musicale ou
simultanés dont tous les harmoniques 7. DIAPASON IRRÉALISABLE, à l’image des l’animation visuelle, la modélisation
coïncident, par exemple lorsque le fon- sons impossibles que l’on crée par des illu- physique permet d’étudier les interac-
damental de l’un a même fréquence sions sonores. tions perceptives.
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10
CELLULES CILIÉES STÉRÉOCILS
INTERNES MICROMÈTRES
Thomas Haessig
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Acouphènes
et habitude
Comment évolue l’acouphène ? Pour la
majorité des sujets, les anomalies physio-
logiques disparaissent progressivement
(moyenne de 6 à 12 mois) et l’acou-
phène perd son caractère « intrusif ».
Cependant, il reste un réel problème
pour 20 pour cent des patients, ce qui
3. Aires cérébrales activées pendant la perception d’un acouphène : ces aires,
représente environ 1 700 000 personnes
temporo-pariétales, appartiennent exclusivement au cortex auditif secondaire,
ce qui corrobore le lien entre acouphène et voie auditive secondaire, suggéré en France.
par d’autres expériences. Pour ces victimes, l’acouphène foca-
lise l’attention et entraîne de véritables
d’acouphènes, ces signaux semblent corré- de son interlocuteur et néglige le bruit de handicaps dans leur vie quotidienne. Les
lés à cette perception fantôme. la rue, de son ordinateur, son environne- facteurs cognitifs responsables de l’une
D’autres mécanismes périphériques de ment visuel, etc. Une mauvaise hiérarchi- ou l’autre de ces évolutions sont encore
génération des acouphènes ont été évo- sation de la tâche accorderait la première débattus. Cependant, certains résultats
qués, tel le découplage des stéréocils des place à l’acouphène malgré son absence expérimentaux apportent un support
cellules ciliées externes avec la membrane de pertinence, créant une gêne notable. objectif aux plaintes récurrentes des
tectoriale où ils sont normalement implan- patients. Ainsi, si un sujet sans acou-
tés. Ainsi, la membrane tectoriale peut phène reçoit dans une oreille une série
Les lieux
« s’effondrer » sur les cellules ciliées internes de sons fréquents (le stimulus standard)
et entrer en contact permanent avec leurs de l’acouphène parmi lesquels se glisse, aléatoirement,
stéréocils. La modulation du signal par les un son déviant alors qu’il doit réaliser
cellules ciliées externes conduirait alors à Le développement de l’imagerie cérébrale une tâche auditive à l’aide de son autre
une activation permanente des cellules fonctionnelle a mis en évidence des zones oreille (comme dire lequel de deux sti-
ciliées internes engendrant un acouphène. activées par les acouphènes. La tomogra- mulus auditifs qui diffèrent par leurs fré-
phie par émission de positons (TEP), par quences légèrement décalées a été émis
Les deux voies de exemple, fait ressortir les différences de dans l’oreille), on observe qu’après
consommation d’énergie entre un état l’écoute du stimulus déviant, les perfor-
transmission acoustique sans activité et un état avec activité. Or, la mances sont moins bonnes qu’après un
Entre la cochlée et le cortex, le signal élec- plupart des acouphènes sont toujours pré- stimulus standard. Les sujets qui tolèrent
trique émanant d’un signal sonore transite sents : on ne peut pas les stopper pour mal leur acouphène montrent eux aussi,
essentiellement par deux voies : la voie pri- voir quelles régions du cerveau sont moins une dégradation de leurs performances
maire et la voie secondaire. La voie audi- actives. Heureusement, quelques types après présentation d’un stimulus déviant
tive primaire est très sélective en fré- d’acouphènes, très rares, peuvent être dans l’oreille opposée. Cependant, elles
quence. En revanche, la voie auditive déclenchés à volonté. sont meilleures dans l’oreille de l’acou-
secondaire l’est peu et par elle transitent En 1999, nous avons travaillé avec phène que dans l’autre et supérieures à
les sons diffus (à large bande de fré- des patients présentant un acouphène celles qui sont observées chez les indivi-
quence). L’exposition d’un animal à des déclenché par le regard après intervention dus sains. Ce résultat montre la difficulté
agents connus pour induire les acou- chirurgicale de l’angle ponto-cérébelleux. à déplacer l’attention de l’oreille portant
phènes (salicylates, Quinine, bruit, cispla- En soustrayant l’activité associée à des l’acouphène : ce dernier capte automati-
tine) augmente l’activité électrique sponta- mouvements qui ne produisent pas quement l’attention.
née des neurones du noyau cochléaire d’acouphènes à celle associée à d’autres Un grand nombre d’acouphéniques
dorsal – le premier relais de la voie audi- mouvements qui déclenchent des acou- se plaignent par ailleurs d’une gêne dans
tive secondaire. phènes, nous avons montré que les sensa- la compréhension de la parole. Cette
D’autres arguments étayent l’hypo- tions auditives fantômes activaient les cor- observation est peut-être à rapprocher
thèse d’un lien entre l’hyperactivité obser- tex auditifs associatifs temporo-pariétaux, du traitement symétrique des mots
vée dans le noyau cochléaire dorsal et mais pas le cortex auditif primaire (voir la envoyés à l’oreille des sujets souffrant
l’acouphène : des études comportemen- figure 3). De même, des travaux électro- d’acouphènes unilatéraux droits alors
tales ont ainsi montré que les mêmes physiologiques sur le cortex de l’animal que l’asymétrie couramment observée en
conditions qui conduisent au développe- ont révélé que le cortex auditif secondaire faveur de l’hémisphère gauche demeure
ment de l’hyperactivité dans le noyau était associé à la perception d’acouphènes. pour les mots lus.
cochléaire dorsal, provoquent également Or, il existe des liens anatomiques entre le
chez l’animal des perceptions considérées noyau cochléaire dorsal où la présence de L. COLLET est chef du service d’audiologie et
comme des acouphènes. l’activité neuronale de l’acouphène a été d’explorations oro-faciales à l’hôpital Édouard
Par ailleurs, la voie secondaire est montrée et le cortex auditif associatif Herriot de Lyon et directeur du Laboratoire
reliée au système d’éveil du cortex. Or, le activé chez l’animal et l’humain percevant neurosciences et systèmes sensoriels
rôle de ce système est de hiérarchiser les des acouphènes. La voie auditive secon- (CNRS UMR 5020).
informations reçues par le cortex en fonc- daire est donc impliquée dans la percep- S. CHÉRY-CROZE, présidente de l’Association
tion de la tâche à accomplir. Ainsi, une tion de l’acouphène. France-Acouphène, dirige le groupe
personne qui téléphone privilégie la voix Acouphène de ce laboratoire.
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TC3 2/04/03 17:11 Page 7 pbi Maquettistes:pbi(Pauline bilbault):7639_illusions:7639_TC3:
Les illusions
des SENS 3
DR
ILLUSIONS tactiles
Le « toucher » intègre les informations des récepteurs tactiles
et celles qui sont issues du fonctionnement des muscles
et des articulations. Les comparaisons entre des illusions qui existent
dans les modalités tactiles et visuelles nous renseignent
sur les mécanismes en jeu. L'apparition d'un membre fantôme, consécutive
à une amputation, résulte du réaménagement des aires cérébrales
autrefois dévolues au membre disparu.
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Comme la vision, le sens du toucher est parfois abusé. Les illusions tactiles ont été étudiées
à partir des années 1960 et nous en
Toutefois, grâce aux illusions perceptives, les psychologues décrirons quelques-unes. Les diverses
études ont révélé que le toucher se
ont établi que la perception tactile peut être plus fiable laisse un peu moins facilement tromper
que la vision.
que la perception visuelle, bien que l’une et l’autre
Voir avec les mains
reposent sur des traitements cognitifs parfois communs.
Pour accéder aux mécanismes de la per-
ception tactile, les psychologues adap-
N
tent des illusions visuelles et les sou-
os sens sont généralement très de l’appareil oculaire. Puis, les psy- mettent à la sagacité de nos doigts : une
fiables : ils nous apportent des chologues du courant dit de la Théorie figure géométrique qui crée une illusion
informations d’une grande pré- de la forme, ou Théorie de la Gestalt, d’optique est reproduite en relief et per-
cision sur l’environnement. ont soutenu qu’elles reflétaient plutôt çue à l’aveugle.
Cependant, dans quelques situations des défauts de fonctionnement du sys- Les illusions tactiles testent d’abord
exceptionnelles, ils sont trompés de tème nerveux central : les erreurs per- la pertinence des théories qui expliquent
façon systématique et donnent naissance ceptives résulteraient d’interactions les illusions visuelles car, bien qu’étu-
aux illusions perceptives. Nombre d'illu- entre les différentes parties de la diées depuis longtemps, aucune théorie
sions optiques sont exploitées par les figure. Selon les gestaltistes, tous les n'explique encore l’ensemble des illu-
artistes, les architectes ou les psycho- sens sont régis de la même façon par sions visuelles. Parmi les nombreuses
logues (voir la figure 1). Ces illusions le système nerveux ; aussi doit-il exis- théories proposées, deux grandes catégo-
sont tenaces et, même lorsque nous ter des illusions tactiles au même titre ries se distinguent : les explications
savons qu’une figure crée une illusion, que des illusions visuelles. « visuelles » fondées sur les caractéris-
celle-ci continue à s’imposer. Leurs pro- En 1933, le psychologue gestal- tiques du système oculaire et les explica-
priétés font de l’étude de ces illusions tiste Georg Revesz, de l’Université tions « générales ou non modales » fon-
universelles un bon outil d’exploration d’Amsterdam, a mis en évidence que le dées sur les mécanismes généraux de
des mécanismes perceptifs. fonctionnement du sens du toucher dif- traitement par le système nerveux central
Jusqu’à la première moitié du fère de celui de la vision. Cependant, il et qui s’appliquent de la même manière à
XX e siècle, on a cru que les illusions a aussi montré qu’une même illusion, tous les sens. Dans le premier cas, les
perceptives n’étaient que visuelles et celle de Müller-Lyer (voir la figure 2), illusions ne devraient être que visuelles,
qu’elles résultaient des particularités est à la fois visuelle et tactile. dans le second, elles peuvent être
1. LES ILLUSIONS D’OPTIQUE de gauche à droite : l’illusion de visuelles ont leur équivalent tactile, telle l’illusion verticale-horizontale
Héring où les deux droites rouges sont parallèles ; l’illusion de Zöllner où un segment vertical semble plus long qu’un même segment hori-
où les traits verticaux sont parallèles ; l’illusion de Poggendorf où les zontal dessiné à côté. La Grande Arche de Saint-Louis (à droite), dans
deux segments rouges appartiennent à la même droite, sont les illu- le Missouri, illustre cette illusion : elle semble plus haute que large
sions perceptives les plus célèbres. Toutefois, certaines illusions alors que les deux dimensions sont égales.
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dite/usis
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visuelles, mais aussi tactiles. Ainsi, quand cher est un sens de contact direct avec cette illusion trompe aussi les aveugles
une figure crée une illusion visuelle, mais l’objet. Alors que le champ visuel est précoces, les explications fondées sur
que son équivalent en relief ne produit étendu, le champ perceptif tactile est les images mentales visuelles ne sont
pas d’illusion tactile, les mécanismes réduit à la taille – généralement exiguë plus appropriées. Dès lors, il convient
visuels sont propres à ces illusions. À – du stimulus, notamment dans la per- de chercher d’autres explications qui
l’inverse, quand une même figure produit ception tactile passive, où la stimulation rendent compte de la même illusion
une illusion semblable en vision et en tac- est appliquée sur une partie immobile dans la vision et le toucher. On compare
tile, soit il existe des mécanismes com- du corps. Cette exiguïté est compensée parallèlement les mécanismes tactiles
muns sous-jacents à ces illusions, soit des par des mouvements d’exploration de mis en œuvre chez les voyants aux yeux
mécanismes spécifiques à chaque sens l’objet entier. bandés et chez les aveugles précoces et
produisent des distorsions analogues. La taille du champ perceptif tactile tardifs. Des résultats identiques obser-
En quoi le toucher se distingue-t-il varie selon que l’on explore avec un vés dans ces trois groupes plaident en
de la vision ? Contrairement à la vision, doigt, la main, ou les deux mains asso- faveur de l’existence de processus tac-
qui est une perception à distance, le tou- ciées à des mouvements des bras. Il en tiles spécifiques, indépendants du statut
résulte une perception de l’objet morce- visuel des personnes.
lée dans l’espace et dans le temps, par- Ainsi, l’étude des illusions tactiles
fois partielle et toujours séquentielle. Des soulève les questions suivantes : dans
perceptions proprioceptives issues de quelle mesure les illusions visuelles
l’activité des muscles, des tendons et des sont-elles aussi des illusions tactiles ?
articulations s’ajoutent aux perceptions Quels sont les mécanismes communs
cutanées et forment un ensemble indisso- mis en jeu dans ces deux types d’illu-
ciable de perceptions dites « haptiques ». sions ? Quels sont les mécanismes
De surcroît, les informations apportées propres aux illusions du toucher ?
par les décharges corollaires (qui seraient Examinons ces questions à l'aide de
des copies des ordres moteurs comman- trois illusions : l’illusion de Müller-
dant les mouvements d’exploration) Lyer, l’illusion verticale-horizontale et
s’ajouteraient aux informations cutanées l’illusion de Delbœuf. Chacune d’elles
et proprioceptives décrites plus haut. illustre certains aspects des enjeux théo-
Notre étude concernera uniquement les riques décrits précédemment.
perceptions haptiques (ou « tactilo-kines-
thésiques ») que, pour simplifier, nous L’illusion de Müller-Lyer
nommerons tactiles.
Le rôle central des mouvements Dans l’illusion de Müller-Lyer (voir la
explique que les régions les plus figure 2), l’évaluation visuelle de la lon-
mobiles sont les plus performantes dans gueur d’un segment dépend de l’orien-
le domaine tactile : chez l’être humain, tation des deux pennes situées aux
la main constitue « le » système percep- extrémités : la longueur du segment dont
tif tactile principal. les deux pennes sont ouvertes vers
Les illusions tactiles sont étudiées l’extérieur nous apparaît supérieure à
chez des voyants aux yeux bandés, chez celle d’un segment sans penne ou dont
des aveugles précoces et chez des ces dernières sont ouvertes vers l’inté-
aveugles tardifs. Lorsqu'ils perçoivent rieur alors que les trois segments ont
les propriétés spatiales des objets avec une longueur identique. Cette illusion
la main, les premiers utilisent très sou- existe aussi au toucher.
vent des images mentales fondées sur la En 1992, Kotaro Suzuki et Ryoko
perception visuelle. Les aveugles pré- Arashida, de l’Université de Niigata, au
coces ne disposent pas d’images men- Japon, ont étudié cette illusion visuelle
tales visuelles (ils ont évidemment des et tactile auprès d’adultes voyants. Ils
images mentales tactiles), mais bénéfi- ont présenté deux segments, dessinés
cient d’un grand entraînement tactile. ou en relief sur un tableau, l’un à côté
Enfin, les aveugles tardifs exploitent à de l’autre : le segment de gauche, de
J.-M. Thiriet
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segment de droite (variable) et celle du L’existence dans le domaine tactile timée par rapport à celle du segment
segment de gauche (constante). À de l’illusion visuelle de Müller-Lyer horizontal. En vision, de nombreux tra-
chaque essai, l’expérimentateur modi- invalide les explications purement vaux ont révélé que l’erreur de percep-
fiait la longueur du segment variable. visuelles de cette illusion. Par exemple, tion résulte de l’effet de deux illusions
L’analyse des résultats révèle que, dans Richard Gregory, de l’Université de qui s’additionnent. La première illusion
les deux types de perception, le seg- Bristol, avait supposé que, visuellement, est purement visuelle et résulte du fait
ment dont les pennes sont ouvertes vers la perception de la distance est trompée que la rétine a une forme d’ellipse
l’extérieur apparaît 1,3 fois plus long par des « indices de profondeur » : des allongée horizontalement ; les extrémi-
que le segment dont les pennes sont murs observés en perspective peuvent tés du segment vertical sont donc plus
ouvertes vers l’intérieur. sembler de hauteur différente selon leur proches du bord du champ visuel que
L’illusion de Müller-Lyer est sen- représentation graphique liée à la pers- les extrémités du segment horizontal,
sible à deux facteurs qui agissent de la pective, les pennes indiquant des bords ce qui produit une distorsion transfor-
même manière sur la vision et le toucher. fuyants. Évidemment, cette explication mant les longueurs. L’autre illusion est
En 1966, Ray Over, de l’Université ne peut s’appliquer à l’illusion tactile, due à la bissection en deux parties
d’Otago, en Nouvelle-Zélande, a décou- surtout quand on l’observe chez des égales du segment horizontal dans la
vert que l’erreur de perception est aveugles congénitaux. figure en T inversé.
d’autant plus importante que l’angle La présence de cette illusion chez Or, cette illusion de la verticale-hori-
formé par les pennes et le segment à éva- les aveugles précoces indique donc zontale existe aussi pour le toucher. Par
luer est petit. En 1963, Rita Rudel et l’existence dans ce cas de mécanismes des procédures similaires à celles qui
Hans-Lukas Teuber, de l’Institut de tech- tactiles analogues à ceux de la vision. sont employées pour quantifier l’illusion
nologie du Massachusetts, ont montré Ces mécanismes généraux ne peuvent de Müller-Lyer, on montre que, dans les
que les erreurs diminuent à mesure que pas être liés aux caractéristiques du sys-
le nombre de présentations de la figure tème visuel et au graphisme.
augmente. Ainsi, on subit un apprentis-
sage même quand on ignore qu’on se L’illusion
trompe : une présentation répétée amé-
liore l’analyse perceptive de la figure et
de la verticale-horizontale
diminue l’amplitude de l’illusion. Des Dans l’illusion de la verticale-horizon-
mécanismes similaires semblent agir tale (voir la figure 3), où deux seg-
dans l’illusion visuelle et tactile de ments égaux dessinent un T inversé, la
Müller-Lyer. longueur du segment vertical est sures-
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deux types de perception, les voyants d’exploration du segment dit vertical, table ou, à l’inverse, maintiennent le
qui travaillent sans voir estiment le seg- par analogie avec l’illusion visuelle où bras entier suspendu en l’air pendant
ment vertical d’un T inversé 1,2 fois la figure est sur un tableau, est en fait l’exploration. Dans une première
plus long que le segment horizontal. Les « radial », c’est-à-dire qu’il s’éloigne expérience, M. Heller a montré que
aveugles précoces et tardifs sont égale- de l’individu en suivant un rayon, l’illusion verticale-horizontale est
ment sensibles à cette illusion. alors que celui du segment dit hori- réduite ou supprimée quand les per-
Des travaux ont mis en évidence zontal est perpendiculaire à l’un de sonnes posent leur avant-bras sur la
un facteur commun aux deux sens : la ces rayons : on dit que ce mouvement table pendant l’exploration de la
bissection du segment horizontal joue est « tangentiel ». Or, nous surestimons figure, alors qu’elle est de forte ampli-
un rôle analogue en vision et en la longueur du segment radial, car les tude lorsque les personnes gardent leur
tactile : la surestimation de la verticale évaluations de la longueur des seg- bras en l’air. Dans une seconde expé-
est plus importante dans la figure en T ments dépendent du temps d’explora- rience (voir la figure 4), certaines per-
inversé que dans le L. L’autre facteur tion : plus la durée de l’exploration est sonnes n’exploraient les figures
responsable de l’illusion visuelle, longue, plus le segment semble long. qu’avec les trajets des doigts, car leur
l’anisotropie due à la forme du champ T. Wong a constaté que le mouvement bras était immobilisé dans une gout-
visuel, ne peut évidemment pas agir radial est plus lent (donc dure plus tière qui interdisait le mouvement du
selon la modalité tactile. Toutefois, en longtemps) que le mouvement tangen- bras ou du coude. En revanche,
1977, Tong Wong, de l’Université de tiel, probablement parce que les d’autres personnes dont le bras et la
Stirling, en Écosse, a montré que la contraintes mécaniques des muscles et main étaient rendus solidaires n’explo-
nature des mouvements d’exploration, des os diffèrent selon le mouvement, raient une figure que par les mouve-
propres à la perception tactile, contri- et la surestimation qui en résulte ments du bras entier.
bue aussi à cette illusion. Dans la plu- s’ajoute à celle produite par la bissec- Les résultats montrent que l’illusion
part des études qui ont révélé cette tion dans la figure en T inversé. est plus forte lorsque l’exploration
illusion tactile, le motif est à plat sur Lorsque le L et le T inversé sont nécessite les mouvements du bras entier
une table. Ainsi posé, le mouvement présentés verticalement (dans le plan et mettent en évidence l’importance de
fronto-parallèle), tous les mouvements la taille de l’espace exploré. Les mou-
d’exploration sont « tangentiels » : on vements du bras entier modifient les
constate alors que la surestimation du perceptions tactiles en augmentant pro-
segment vertical disparaît sur la figure bablement l’impact d’« indices gravi-
en L et ne subsiste plus qu’avec la taires », c’est-à-dire des forces muscu-
figure en T inversé où la bissection laires que la personne est habituée à
agit, seule, sur la perception. En 1995, développer pour lutter contre la gravité
nous avons mis en évidence le rôle quand elle déplace son bras dans des
déterminant du plan d’exploration circonstances plus naturelles. En 1996
dans la perception tactile des proprié- et en 1998, nous avons mis en évidence
tés spatiales. Par exemple, la percep- l’avantage que procurent ces indices
tion tactile des orientations verticale, dans la perception tactile de l’espace
horizontale et oblique est plus précise chez les voyants aux yeux bandés de
dans les plans frontal (plan parallèle même que chez les aveugles précoces
au corps) et sagittal (plan de symétrie et tardifs quand ils explorent l’orienta-
du corps) que dans le plan horizontal tion d’une barre, le bras posé sur la
(le plan d’une table). table ou en l’air.
En étudiant l’effet du mouvement L’existence de l’illusion verticale-
d’exploration sur l’illusion verticale- horizontale au toucher invalide les
horizontale, l’équipe de Morton Heller, explications purement visuelles de
de l’Université de l’Illinois, a montré cette illusion. De surcroît, sa présence
que les illusions tactiles résultent de chez les aveugles précoces révèle
mouvements d’exploration peu adaptés l’existence de mécanismes tactiles ana-
à certaines situations. Par exemple, les logues aux mécanismes visuels. Ces
figures de petite taille sont explorées mécanismes sont liés à l’effet de la bis-
par des mouvements de l’index, tandis section, identique dans la vision et
que les grands objets requièrent de plus dans le toucher. En revanche, le rôle de
amples mouvements et notamment des la forme du champ visuel et celui des
mouvements radiaux du bras entier dont mouvements d’exploration (dans le
les informations proprioceptives s’ajou- toucher) montrent que l’illusion verti-
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J.-M. Thiriet
5. L’ILLUSION DE DELBŒUF : à gauche, le petit cercle intérieur droite), car l’exploration se déroule du centre du cercle vers l’exté-
semble plus grand que le cercle isolé, du fait qu’il est inscrit dans rieur : le cercle intérieur est donc perçu seul, sans son contexte
un plus grand cercle. Cette illusion n’a pas d’équivalent tactile (à générateur de l’illusion.
Genève, a montré que, dans le cas de la central et qui s’appliquent indépendam- Bien qu’une exploration perceptive
vision, le cercle intérieur est surestimé ment des propriétés de chaque modalité soit nécessaire dans l’un et l’autre sens,
par rapport au cercle de référence sensorielle. Toutefois, ces explications l’amplitude des mouvements diffère
lorsque le rapport des rayons des deux ne s’appliquent pas toujours aux illu- dans la perception visuelle et dans la
cercles concentriques est voisin de trois sions tactiles. perception tactile. Les mouvements
quarts. Or, l’un de nous (Yvette Ainsi, l’illusion de Müller-Lyer oculaires (et de la tête) sont plus réduits
Hatwell) a montré en 1960 que chez les existe en vision et pour le toucher et et plus rapides que les amples mouve-
aveugles précoces et tardifs cette illu- résulterait de mécanismes communs ments des mains et des bras effectués
sion n’a pas d’équivalent tactile, même aux deux perceptions. L’illusion verti- pour percevoir un objet plus grand que
dans les conditions où elle est maxi- cale-horizontale est aussi visuelle et la main. Le caractère séquentiel de la
male en vision. Plus récemment, en tactile, mais les mécanismes mis en jeu perception tactile accentue alors sa len-
1992, K. Suzuki et R. Arashida ont sont en partie spécifiques à chaque teur. Elle charge en outre la mémoire
confirmé que, chez des adultes tra- sens. Enfin, l’illusion de Delbœuf est de travail et impose un important tra-
vaillant sans voir, cette illusion est pré- seulement visuelle en raison du carac- vail d’intégration et de synthèse à la fin
sente dans la modalité visuelle et tère analytique et parcellaire de la per- de l’exploration. C’est pourquoi le pou-
absente dans la modalité tactile. ception tactile. Il ne suffit donc pas voir de discrimination spatial du tou-
L’absence de cette illusion en tactile d’étudier la perception visuelle pour cher est inférieur à celui de la vision.
peut s’expliquer par la spécificité des comprendre la perception tactile. Malgré ces différences, le sens
mouvements manuels d’exploration : Les illusions tactiles dépendent de « haptique » demeure un sens spatial
quand elles comparent le cercle inté- la taille des stimulus et des stratégies qui apporte de nombreuses informa-
rieur et le cercle de référence, les per- d’exploration imposées ou autorisées tions sur notre environnement. C’est
sonnes n’utilisent que la face interne de par cette taille. Ainsi, une illusion pourquoi il est très utilisé par les
l’index d’une main et explorent le forte est atténuée ou supprimée quand aveugles : ils acquièrent, grâce à lui,
cercle intérieur à partir du centre de la les stimulus sont rendus assez petits une connaissance du monde extérieur
figure : elles isolent donc tactilement le pour être « englobés » par la main. qui n’est pas fondamentalement diffé-
cercle intérieur sans percevoir le cercle Plus l’espace à explorer est grand, rente de celle des voyants.
extérieur. L’épreuve n’est alors qu’une plus les mouvements des bras et de
simple comparaison où le cercle exté- l’épaule deviennent nécessaires, et
rieur ne joue aucun rôle. plus la perception tactile devient sen- Édouard GENTAZ est chercheur au CNRS et
Cette absence de l’illusion pour le sible aux distorsions. Le système tac- affecté au Laboratoire cognition et dévelop-
toucher confirme la nature analytique de tile manuel paraît donc le mieux pement (CNRS, UMR 8605) de l’Université
René Descartes. Yvette HATWELL est profes-
la perception tactile, qui peut isoler tota- adapté à l’exploration d’un espace
seur émérite de psychologie et mène ses
lement un élément pour le comparer à un réduit. Cependant, la variation de la recherches au Laboratoire de psychologie et
autre élément de la figure, ce qu’interdit taille du champ perceptif tactile par neurocognition de l’Université Pierre
évidemment la perception visuelle. l’observateur rend ce sens parfois Mendès-France, à Grenoble.
moins « trompeur » que la vision. Une
Au doigt et à l’œil telle variation est impossible dans la GREGORY, Richard, L’œil et le cerveau. La psy-
vision, sauf à regarder à travers un chologie de la vision, DeBoeck Université, 2000.
Certains des résultats décrits plaident tube. En isolant certains éléments, les HATWELL, Yvette, STRERI, Arlette et GENTAZ,
pour des explications « générales ou doigts se soustraient aux perturbations Édouard, Toucher pour connaître. Psychologie
non modales » des illusions, fondées sur créées, par exemple, par des lignes cognitive de la perception tactile manuelle,
les mécanismes généraux de traitement inductrices que, visuellement, nous ne PUF, 2000.
de l’information par le système nerveux pouvons éviter de percevoir.
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LA SENSATION DE LÉVITATION
René CUILLIERIER
Animer virtuellement
le corps
Jean-Pierre ROLL
Les muscles renseignent le cerveau sur nos postures 1823, fut nommé au début de notre
siècle « sens musculaire » par Charles
et nos mouvements. L’excitation artificielle de leurs Sherrington, qui le rangea parmi les sen-
sibilités proprioceptives (dont les cap-
capteurs sensoriels crée des illusions de mouvement teurs sont liés aux instruments moteurs
et d’orientation spatiale du corps : les
des membres ou du corps entier. muscles, les tendons, les articulations et
l’oreille interne). Pour cet auteur déjà, ce
« sens secret » constituait l’une des bases
E
de « l’ancrage organique de notre iden-
n 1754, Étienne Bonnot, abbé ment que lorsqu’elle est capable de tité ». La description, en 1986, par Oliver
de Condillac, dans son Traité mouvements. À partir de cet instant seu- Sacks, d’une « femme désincarnée »,
des sensations, propose de doter lement se forge en elle le sentiment montre bien que certaines polynévrites
une statue des cinq sens (l’odo- d’habiter un corps, de le connaître, de le aiguës, qui entraînent la disparition
rat, l’ouïe, la vue, le toucher et le goût) situer dans l’espace, ou tout simplement sélective des plus grosses fibres ner-
pour qu’elle accède à la connaissance. d’exister avec et par lui. veuses sensitives provenant des muscles,
La statue ne peut toutefois apprendre à Que nous enseigne cette parabole ? conduisent à une perte de tout sentiment
voir avec des yeux immobiles, ni à tou- Que nos organes des sens, qui assurent la d’appartenance à un corps.
cher avec des mains figées dans le saisie d’informations sur nous-mêmes et Les illusions de mouvement, obte-
marbre. Elle n’accède sur notre environnement, ne rempliraient nues en manipulant la sensibilité muscu-
enfin aux délices de ce pas leurs fonctions s’ils n’étaient portés laire, révèlent que le cerveau connaît nos
monde et à son entende- par un corps mobile. Orienter le regard mouvements grâce aux messages que lui
pour saisir une image, tendre l’oreille adressent nos muscles et qu’il tient
pour mieux capter un son, saisir ou mani- compte de ceux provenant des autres
puler un objet afin d’en connaître le sens. Le cerveau se structure ainsi conti-
poids, la forme, la température ou la tex- nuellement au cours de la vie, grâce aux
ture sont autant d’« actions perceptives » : activités sensorielles déclenchées par ses
nous déplaçons nos organes des sens vers propres commandes motrices. La sensi-
leurs stimulus spécifiques. Pour cette rai- bilité musculaire occupe une place pré-
son déjà, les muscles, dont les contrac- pondérante lors de nos apprentissages
tions assurent ces déplacements, sont des moteurs et des réapprentissages consécu-
INTÉGRATION DU CORPS organes de la perception. tifs à des lésions du cerveau lui-même
À L'ENVIRONNEMENT Les muscles ont aussi une fonction ou de notre appareil moteur.
perceptive propre. Tandis que le système
nerveux central commande les actions Certaines fibres
réflexes ou intentionnelles des muscles,
ces derniers lui adressent, en retour, des
musculaires sont sensibles
CONNAISSANCE
informations sur le déroulement de ces Comment le tissu musculaire, moteur et
DU
CORPS actions : ils contiennent des capteurs sen- sensible à la fois, nous informe-t-il sur les
sibles à leur longueur et à leurs variations attitudes et les actions de notre corps? En
de longueur. Les muscles sont donc des 1863, Wilhelm Kühne décrit, dans des
organes des sens à part entière, comme muscles de petits mammifères, des for-
POSTURE l’œil, l’oreille ou la peau. Ce « sixième mations cellulaires qu’il nomme fuseaux
Josse
ET sens », suspecté par Charles Bell dès neuromusculaires en raison de leur forme
MOUVEMENT allongée et de leur renflement central. Un
1. LES MUSCLES sont des organes
fuseau neuromusculaire est formé de
moteurs, et ils sont aussi pourvus de capteurs sensibles à
leurs longueurs et à leurs allongements : les informations qu’ils transmet- quatre à six fibres musculaires courtes
tent au système nerveux nous font accéder, comme les autres sens, à la (deux à cinq millimètres de long) et fines,
conscience de notre corps et à sa place dans l’environnement. dont la partie centrale (équatoriale), non
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C. Tatilon/PLS
réellement. Ces sensations illusoires de
mouvement concernent les membres ou
3. LES SIGNAUX SENSITIFS émis pendant les mouvements de la cheville par une terminai- le corps tout entier selon les muscles sti-
son nerveuse primaire sont enregistrés à l’aide d’une microélectrode introduite dans le nerf mulés et leur nombre, et leur vitesse est
tibial postérieur. On enregistre une suite d’impulsions nerveuses à une fréquence caractéris- toujours relativement lente (rotation
tique de la longueur du muscle (position 1). Lorsque le muscle est étiré, la fréquence des d’une articulation de 5 à 20 degrés par
impulsions augmente en fonction de la vitesse du mouvement, puis se stabilise lorsque la seconde). Elles sont par ailleurs si réa-
longueur du muscle devient constante dans une nouvelle position (position 2).
listes qu’un sujet naïf attribue à l’expéri-
Les terminaisons nerveuses des tent) et antagonistes (qui s’allongent). La mentateur la responsabilité du mouve-
fuseaux neuromusculaires sont sensibles fréquence des signaux nerveux émis par ment qu’il perçoit. Le sujet ressent
à la fois à la longueur des muscles qui les fuseaux neuromusculaires diminue toujours que le muscle vibré est étiré :
les abritent et aux variations de cette dans les muscles agonistes et s’accroît bien que les messages sensoriels de tous
longueur. On enregistre, chez l’homme, dans les muscles antagonistes. Si le mou- les muscles soient simultanément pris en
les signaux qu’elles émettent en intro- vement est plus complexe, les centres compte par le cerveau, ceux qui sont émis
duisant une micro-électrode de tung- nerveux intègrent à chaque instant la par les muscles étirés sont prépondérants.
stène stérile dans un nerf superficiel du totalité des messages issus de tous les L’existence de ces illusions de mou-
bras ou de la jambe. Dès le début des muscles mis en jeu afin d’en extraire, par vement démontre que les messages mus-
années 1980, nous avons ainsi, avec exemple, les paramètres de la trajectoire culaires sont une source prioritaire de
Jean-Pierre Vedel, confirmé et complété de l’extrémité du segment mobilisé. notre perception des positions et des
chez l’homme ce que la neurophysiolo- Chacune de nos attitudes et chacun mouvements du corps, sur laquelle est
gie animale nous avait appris du fonc- de nos mouvements engendrent ainsi un fondée la représentation de celui-ci. En
tionnement de ces récepteurs. message sensoriel spécifique. Un « pay- outre, la sensibilité musculaire peut assu-
Dans un muscle dont la longueur est sage sensoriel » propre à chacun de nos rer des fonctions mentales de haut niveau,
constante, les terminaisons nerveuses actes se dessine alors et c’est probable- telles la reconnaissance de formes et
émettent un message sensitif (voir la ment dans le stockage central de ces leur catégorisation. Avec Jean-Claude
figure 3) : une série d’impulsions élec- paysages sensoriels qu’il faudrait Gilhodes, nous avons donné à des sujets
triques à une fréquence caractéristique de rechercher une part de la mémoire dont la main était totalement immobile
la longueur du muscle. Lorsque le motrice, mémoire des gestes intention- l’illusion qu’ils dessinaient différentes
muscle est déformé, la fréquence des nels que nous avons appris. formes géométriques (voir la figure 4).
impulsions varie : elle s’accroît lorsque le En variant la fréquence, la date d’inter-
muscle est étiré, et d’autant plus que cet L’illusion du mouvement vention et la durée des vibrations appli-
étirement est important et rapide ; elle quées aux quatre groupes musculaires du
décroît lorsque le muscle se raccourcit. Au début des années 1970, Guy Goodwin poignet, nous avons créé des sensations
Ces variations de fréquences rendent et ses collègues de l’Université d’Oxford, de dessin de droites d’orientation variée
compte, en temps réel, à la fois de la puis Göran Eklund, de l’Université et de figures géométriques (carrés, rec-
vitesse à laquelle le muscle est étiré et de d’Uppsala, et enfin nous-mêmes avons tangles, triangles, cercles ou ellipses).
la longueur à laquelle il est stabilisé. observé que l’application de vibrations Ainsi, la vibration isolée des muscles
Les signaux nerveux issus de la tota- mécaniques sur un tendon musculaire fléchisseurs de la main évoque une sensa-
lité des muscles qui mobilisent une arti- crée, chez un sujet totalement immobile tion de mouvement de celle-ci vers le
culation sont reçus et traités simultané- et dont la vision est occultée, une sensa- haut, et celle des adducteurs une sensa-
ment par le système nerveux central : il tion de mouvement. Les fuseaux neuro- tion de mouvement de la main vers la
en déduit le mouvement. Ainsi, nous musculaires sont sensibles, nous venons gauche (pour la main droite), orthogonale
avons montré récemment que le codage de le voir, aux allongements des muscles à la précédente. La stimulation conjointe
cérébral de la vitesse d’un mouvement qui les abritent. Des vibrations méca- de ces deux muscles crée l’illusion d’un
de flexion repose sur la différence entre niques de faible amplitude, lorsqu’elles seul mouvement, de direction intermé-
les fréquences des signaux sensitifs issus sont appliquées sur les tendons de ces diaire aux deux précédents : en oblique,
des muscles agonistes (qui se contrac- mêmes muscles, engendrent une série vers le haut et vers la gauche.
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Les sujets reconnaissent et nomment notamment, l’œil ? James Lackner, de dans ces mêmes conditions, on demande
sans difficulté les formes qu’ils ont l’illu- l’Université de Brandeis, l’a démontré au sujet de pointer la cible du doigt, il
sion de dessiner: le cerveau intègre donc en plaçant, dans l’obscurité, une lumière commet une erreur de localisation, dont la
des messages musculaires multiples, afin à l’extrémité du doigt immobile d’un direction et l’amplitude varient avec les
d’en extraire perceptivement une forme sujet, puis en stimulant par vibration les muscles vibrés et la fréquence de la vibra-
motrice unique. Nous décrivons cette muscles triceps ou biceps du bras corres- tion. Enfin, quand les muscles oculaires
intégration à l’aide de vecteurs. Chaque pondant : en même temps qu’il ressent externes des deux yeux sont vibrés simul-
muscle engendre, au cours de l’exécution un mouvement de son bras, le sujet a tanément, le sujet a l’impression que la
d’un mouvement, un message sensitif à l’illusion que la lumière se déplace vers cible se rapproche de lui : les messages
l’origine de ce que l’on pourrait appeler lui ou s’éloigne de lui. évoqués simulent ceux qui sont normale-
une sensation élémentaire, que nous En outre, la sensibilité musculaire ment associés à la convergence des yeux
représentons par un vecteur dont l’origine peut influencer l’interprétation par le cer- lorsque nous suivons du regard un objet
est l’extrémité du segment mobilisé, dont veau de ce que nous voyons sans que qui se rapproche de nous.
la direction est celle du mouvement qui nous percevions aucun mouvement. Avec À l’appui de cette description, Yves
allongerait ce muscle et dont la longueur Régine Roll et Jean-Luc Velay, nous Trotter, de l’Université de Toulouse, a
est fonction de la vitesse du mouvement. avons présenté une cible ponctuelle récemment observé, chez le singe, que
Lorsque plusieurs muscles sont stimulés immobile sur un écran en face des yeux l’activité de certains neurones du cortex
en même temps, toutes les sensations élé- d’un sujet immobile. La vibration des visuel dépend de l’angle de convergence
mentaires sont «combinées» en une seule muscles inférieurs des yeux, de la partie des deux yeux. Des messages provenant
par le système nerveux. Le vecteur antérieure du cou ou même des chevilles des récepteurs sensoriels des muscles
somme de tous les vecteurs correspon- (qui, lorsque le sujet a les yeux bandés, extra-oculaires arriveraient donc directe-
dant aux sensations élémentaires, issus de lui donne l’illusion d’un basculement vers ment dans le cortex visuel et contribue-
chacun des muscles concernés, décrit à l’arrière) donne au sujet l’illusion d’un raient à la représentation des distances et
chaque instant la direction et la vitesse de déplacement de la cible vers le haut. Si, du monde en trois dimensions.
la trajectoire perçue.
Or, on a découvert, chez le singe, des a
populations cellulaires situées dans les
aires corticales pariétales postérieures qui
50
codent les caractéristiques cinématiques
du mouvement sous forme vectorielle.
Ces aires sont abondamment innervées
par des fibres d’origine musculaire dont
la distribution sur le cortex présente des
FRÉQUENCE (EN HERTZ)
d’origine musculaire b
Au-delà de sa contribution à la connais- 3 6 9
sance de soi, la sensibilité des muscles TEMPS (EN SECONDES)
participe à l’exploration de l’environne-
ment grâce aux actions que nous réali-
sons. Les « actions perceptives », qui
orientent et guident nos organes des sens
vers leur stimulus, influencent profondé-
C. Tatilon/PLS
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Boyd
FIBRES SENSITIVES Ia TERMINAISONS SENSITIVES TERMINAISONS SENSITIVES
PRIMAIRES SECONDAIRES
FIBRES SENSITIVES II
INNERVATION
INNERVATION GAMMA STATIQUE
BÊTA STATIQUE
FIBRES INTRAFUSALES
À CHAÎNE NUCLÉAIRE
FIBRES INTRAFUSALES
À SAC NUCLÉAIRE
CAPSULE
INNERVATION INNERVATION
BÊTA DYNAMIQUE GAMMA DYNAMIQUE
C. Tatilon
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elle constitue l’un des fondements du sion d’écriture : ils avaient l’impres-
toucher actif. Ensuite, des illusions LETTRE
sion que leur main dessinait ces ATTENDUE
0
révèlent de nombreuses interactions signes, alors qu’elle était immobile, 0 0,8 1,6 2,4 SECONDES
© POUR LA SCIENCE 91
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poser ses deux mains sur les roues, le cerveau et l’environnement intègre nerveuses motrices. Il réaffecte aussi
puis nous avons stimulé, par vibration, cet invariant physique. Le système ner- les signaux sensoriels à la gestion des
alternativement les muscles biceps et veux met en place avec difficulté, au nouvelles habiletés motrices acquises
triceps des deux bras : le patient rap- cours des premières années de la vie, par le corps.
porte une puissante sensation de dépla- les puissants mécanismes réflexes qui Avec R. Roll et J.-C. Gilhodes, et
cement vers l’avant de lui-même et de permettent à l’individu de se tenir avec nos collègues russes Kons-
son fauteuil roulant. De la même debout, en luttant contre la gravité, et tantin Popov et Victor Gurfinkel, du
façon, une personne valide assise sur les mécanismes perceptifs qui l’infor- Laboratoire des contrôles moteurs de
une chaise de bureau à roulettes sent ment sur la posture de son corps par Moscou, nous avons étudié les modifi-
son corps se déplacer vers l’arrière rapport à la verticale. cations des sensations posturales du
avec la chaise si l’on stimule les corps et des réflexes d’équilibration,
muscles normalement allongés lors Illusions dans l’espace au cours de séjours en microgravité de
d’une extension des jambes. spationautes français (du Centre natio-
Ces illusions de mouvement, où les Que se passe-t-il lorsque cette référence nal d’études spatiales) et russes dans la
sensibilités musculaires, visuelles et fondamentale est supprimée ? Les vols station orbitale MIR. Au sol, on crée,
tactiles interagissent, montrent que spatiaux habités, qui placent le corps en par vibration tendineuse des muscles
l’interprétation par le cerveau des microgravité, où se tenir ou savoir que de la cheville d’un sujet debout, des
informations neuromusculaires dépend l’on est debout perd tout sens, révèlent illusions d’inclinaison du corps ou des
de la posture corporelle et des interac- que le cerveau apprend à reconnaître un ajustements posturaux orientés vers
tions avec l’environnement. L’une des corps devenu non pesant et désorienté, l’avant ou vers l’arrière. Or, après seu-
contraintes environnementales les plus et reconstruit, en tenant compte des lement quelques jours passés en
présentes sur Terre est la gravité : dès nouvelles propriétés biomécaniques du microgravité, les illusions de mouve-
la naissance, le dialogue entre le corps, corps, la quasi-totalité des commandes ment du corps et la régulation de la
posture debout sont considérablement
atténuées, voire supprimées.
LE CONTRÔLE MOTEUR DE LA SENSIBILITÉ En revanche, les astronautes rappor-
DES RÉCEPTEURS MUSCULAIRES tent qu’ils apprennent à utiliser leurs
pieds pour propulser leur corps d’un
92 © POUR LA SCIENCE
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Kinésithérapie scientifique
L’expression de cette préférence ne
traduirait-elle pas une certaine expé-
rience de dissociation passagère entre
le corps et la représentation que nous
nous en faisons, le résultat de l’action
C. Tatilon
étant différent de celui que nous atten-
dons, comme cela se produit lors
d’atteintes neurologiques ? Privé des
références fondamentales grâce aux-
quelles il se reconnaît en permanence,
le corps renvoie de lui-même une 5. L’AMPLITUDE du mouvement de
image incertaine qui conduit momenta- rotation de la jambe autour du genou (en
nément le sujet à douter de son appar- jaune, amplitude normale) est réduite de
tenance à ce même corps. Comment moitié (en rouge) après une immobilisation
habiter un corps imprévisible ? Cette prolongée dans un plâtre. L’application, trois
« incertitude corporelle » disparaît tou- fois par semaine, de vibrations mécaniques sur les ten-
dons des muscles situés de part et d’autre de cette articulation,
tefois lors des séjours assez longs et le
à travers des fenêtres ménagées dans le plâtre (photographie),
corps apprend à être et à se mouvoir en créant des sensations de mouvement de la jambe, permet que l’amplitude de la rotation
dans ce nouvel environnement et, ce atteigne 80 pour cent (en vert) dès l’ablation du plâtre. Les illusions de mouvement aide-
faisant, permet au spationaute de s’y raient le cerveau à conserver en mémoire une « image » du mouvement, qu’il a tendance à
« réincarner » pleinement. oublier pendant l’immobilisation.
Entretenir l’illusion, alternativement sur les muscles ago- tées actuellement à la vue, à l’ouïe et au
nistes et antagonistes. On crée ainsi de toucher : en plus d’un visio-casque et
à défaut de mouvement puissantes sensations de mouvement du d’un gant tactile à retour d’effort, pour-
Sur Terre même, les ensembles neuro- membre immobilisé, qui entretiennent quoi ne pas équiper les explorateurs de
naux de l’écorce cérébrale se modifient l’activité des récepteurs musculaires, ces mondes numériques de vibrateurs
en permanence au cours de nos appren- des voies sensitives et des structures placés sur les tendons musculaires ?
tissages successifs, après la disparition centrales chargées d’accueillir et de trai- Leur activation coordonnée sur les
accidentelle d’une partie du corps ou, ter ces messages. divers muscles permettrait, par
plus banalement, lorsqu’un membre est Cette même méthode permet exemple, lors d’une promenade vir-
immobilisé durablement. Ainsi, après d’«apprendre» de nouvelles postures aux tuelle sur le lac du Bourget, de voir le
l’ablation du plâtre qui immobilisait un muscles et au cerveau. La stimulation, lac et ses environs, d’entendre le clapo-
membre, à la suite d’une fracture par vibration, des muscles quadriceps a tis de l’eau, mais aussi de ramer virtuel-
osseuse ou d’une entorse, une longue permis d’obtenir de spectaculaires lement. Pour rejoindre le débarcadère
période de rééducation est nécessaire redressements de l’ensemble tête-tronc qui se trouve à droite, il suffirait alors
pour que les mouvements du membre chez certains enfants infirmes moteurs de stopper les vibrateurs du bras droit,
retrouvent leur amplitude antérieure. cérébraux souffrant de troubles postu- puis du bras gauche. Il ne reste plus
Cette ankylose articulaire est en général raux. Après plusieurs mois, l’« image » qu’à débarquer…
imputée à des difficultés bioméca- de cette nouvelle posture semble ancrée
niques périphériques affectant les tissus dans le système nerveux des enfants,
Jean-Pierre R OLL est professeur à
articulaire et musculaire. Mais nous qui la conservent en l’absence de stimu- l’Université d’Aix-Marseille I et dirige
avons montré qu’elle est aussi en partie lation. Le redressement et la meilleure le Laboratoire de neurobiologie
d’origine cérébrale : l’immobilité d’un stabilisation de l’ensemble tête-tronc humaine, UMR 6149 du CNRS.
membre prive le système nerveux cen- redonnent à la vision de ces enfants son
tral de toutes les informations senso- rôle d’exploration de l’environnement O. SACKS, L’homme qui prenait sa femme
pour un chapeau, Éditions du Seuil, 1988.
rielles habituellement associées à sa et de guidage du geste, et leur permet-
mobilisation et « efface », dans le cer- tent une meilleure maturation percep- J.-P. R OLL et R. R OLL , Le sentiment
veau, l’image même du mouvement. tive et motrice. d’incarnation : arguments neurobiolo-
giques, in Revue de médecine psychoso-
Nous avons mis au point un traite- Enfin, la restitution au corps de sen- matique, vol. 35, pp. 75-90, 1993.
ment qui réduit, voire supprime, l’anky- sations associées à des mouvements
J.-P. R OLL , Sensibilités cutanées et
lose dès l’ablation du plâtre, en entrete- oubliés par le cerveau ou inconnus de
musculaires, in Traité de psychologie
nant la mémoire du mouvement dans le lui laisse entrevoir d’autres applications expérimentale, sous la direction de
cerveau des patients à l’aide d’illusions séduisantes : on faciliterait par exemple M. Richelle, J. Requin et M. Roberts,
(voir la figure 5). Des fenêtres sont l’apprentissage de gestes sportifs ou Presses Universitaires de France,
ménagées dans le plâtre par le chirur- techniques. Sur un mode plus ludique, pp. 483-542, 1994.
gien à hauteur des tendons musculaires, la manipulation du sens musculaire A. DAMASIO, L’erreur de Descartes, Édi-
et l’on applique, plusieurs fois par augmenterait fortement le réalisme des tions Odile Jacob, 1996.
semaine, des stimulations vibratoires installations de réalité virtuelle, limi-
© POUR LA SCIENCE 93
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Effet de l’oblique
Dès que nous avons la tête penchée, c’est
donc une orientation oblique qui nous
paraît verticale. Afin de comprendre en quoi
cette orientation oblique spécifique est
déterminante en position inclinée, nous
avons étudié l’« effet de l’oblique », c’est-à-
dire le fait que l’on perçoive moins bien les
directions obliques que la verticale ou l’hori-
zontale. Lorsque nous avons la tête droite,
nous percevons mieux la verticale. Mais de
quelle verticale s’agit-il ? Est-ce la direction
de l’œil, celle du corps, de la gravité ou des
directions visuelles locales lorsqu’elles sont
disponibles. Laquelle de ces orientations est-
elle utilisée par notre perception pour définir
Kevin Fleming/CORBIS
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6 +45
des résultats contradictoires, peut-être à c’était le cas, lors d’une inclinaison de 45°
cause de conditions expérimentales diffé- du corps, les orientations à –45° et +45°
rentes. Certains concluent à la primauté du par rapport à la gravité, verticale et hori-
référentiel gravitaire alors que d’autres esti- zontale par rapport au corps, seraient les
ment que l’on se réfère plutôt à un réfé- mieux reproduites. Le rapport à la gravité
rentiel lié à la position de l’œil. En 1999, n’est pas non plus déterminant puisque ce
Mark Lipshits, de l’Académie russe des ne sont pas les orientations à 0° et 90°
sciences et Joseph McIntyre, du Collège de par rapport à la gravité qui sont les mieux
France, ont proposé que le référentiel en reproduites. Ainsi, c’est un référentiel gra-
jeu ne soit ni purement gravitaire ni centré vitaire « subjectif » qui prédomine. Les par-
sur soi, mais qu’il résulte d’un compromis. ticipants, sujets à l’illusion de la verticale
gravitaire lorsqu’ils sont inclinés, reprodui-
sent le plus précisément leur verticale gra-
Le bon sens
vitaire « subjective ».
Pour préciser la nature du référentiel spatial En 2002, poursuivant ces expériences,
EFFET AUBERT dans lequel est défini l’effet de l’oblique, nous avons retrouvé cet effet de l’inclinai-
nous avons incliné le corps d’une dizaine son du corps sur la perception visuelle des
FIL À PLOMB
de sujets pendant qu’on leur demandait de orientations, avec une déviation de la verti-
réaliser une tâche perceptive haptique (sans cale gravitaire, toutefois inverse à celui qui
recours à la vision). Ces derniers, qui était observé dans le mode haptique, une
avaient les yeux bandés, exploraient avec inversion non encore élucidée. D’autres
une main une baguette, puis, après un illusions, comme celle de la verticale hori-
court délai durant lequel l’orientation de la zontale (voir Le toucher des illusions, par
baguette était modifiée, ils devaient Édouard Gentaz et Yvette Hatwell, dans ce
remettre celle-ci en place. Plusieurs orienta- dossier) font aussi coexister des processus
tions de la baguette étaient testées : 0° (ver- similaires aux modalités visuelle et hap-
ticale gravitaire), 90°, –45° et +45°. Les par- tique. Ces processus expliquent l’illusion
ticipants réalisaient ces tâches dans trois de la verticale gravitaire dans les deux
positions : verticale et inclinée à 45° dans un modalités (visuelle et haptique) et des
3. Si un sujet les yeux ouverts penche sens et dans l’autre. Dans ces trois positions, mécanismes spécifiques à chacune d’elles,
la tête ou s’incline de moins de 60° (en la verticale subjective de chacun des partici- à l’origine de l’inversion des déviations.
haut), il est victime de l’effet Müller : pants avait été préalablement mesurée. Ces résultats témoignent une nouvelle fois,
une baguette alignée sur la verticale Nous avons retrouvé un effet de s’il en était besoin, des relations complexes
physique (en noir) lui semble inclinée l’oblique haptique classique lorsque les par- entre nos sens, qui participent à notre per-
dans le sens de la tête (en vert). En ticipants sont droits : les participants perçoi- ception multimodale de l’environnement.
revanche, si le sujet est incliné de plus
vent mieux une direction horizontale ou
de 60° (en bas), c’est l’inverse : la
verticale qu’une direction oblique (voir la M. LUYAT, Unité de recherche sur l’évolution
baguette verticale (en noir) lui semble
inclinée dans l’autre sens (en vert). La figure 4). En revanche, lorsque tout le corps des comportements et des apprentissages
baguette rouge correspond à la verti- ou la tête seule sont inclinés à + ou –45°, (UPRES 1052), Université Lille 3.
cale subjective (ajustement à la verti- cet effet disparaît et on passe dans un réfé- É. GENTAZ (CNRS), Laboratoire cognition et
cale de l’observateur). rentiel fondé sur la verticale subjective. Les développement de l’Université Paris 5.
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que si ma posture momentanée m’y
a diversité des illusions montre Parmi les multiples illusions qui autorise, que si mon équilibre n’en est
que si les sens peuvent nous affectent la perception de nous-mêmes pas menacé, que si la distance qui m’en
tromper, nous pouvons aussi ou de notre environnement, celles qui se sépare est acceptable, etc. Autant d’éva-
les tromper volontairement en rapportent à notre propre corps sont les luations qui font appel, par anticipation
créant les conditions d’une fausse plus déroutantes. En nous le faisant per- et de façon plus ou moins automatique,
interprétation des données sensorielles. cevoir comme déformé ou faussement à une image interne du corps.
La conséquence de ce jeu de dupes animé, les illusions corporelles remettent Des désorganisations partielles ou
entre le cerveau et le monde est une en cause la connaissance de notre corps. totales du schéma corporel de cette iden-
certaine incertitude sur le réel, qui Cette identité corporelle se traduit tité corporelle se manifestent à la suite
risque d’induire un comportement essentiellement par le fait qu’à chaque de lésions touchant différentes régions
inadapté aux exigences de l'environne- instant nous sommes capables de savoir cérébrales, comme le lobe pariétal pos-
ment. C’est l’étendue et l’origine de qui, comment et où nous sommes. À la térieur gauche ou, plus généralement,
cette marge d’incertitude que nous fois sensori-motrice et cognitive, cette l’hémisphère droit du cerveau. Dans ce
cherchons à comprendre en étudiant représentation de nous-même résulte de dernier cas, certains patients manifestent
les illusions. l’intégration cérébrale harmonieuse de un sentiment de non-appartenance à leur
La richesse des travaux consacrés au l’ensemble des messages provenant des propre corps en refusant de considérer la
membre fantôme prouve que ce phéno- organes sensoriels, parmi lesquels les partie de leur corps paralysée. Certaines
mène et, plus généralement celui des sensibilités tactile et proprioceptive pathologies, comme l’héminégligence,
illusions corporelles, restent en partie musculaire – la somesthésie – tiennent conduisent les patients à négliger totale-
inexpliqués par les neurosciences une place prépondérante. ment leur « hémicorps » au point de ne
contemporaines. L’existence même de coiffer ou de ne maquiller que le côté
ces manifestations atteste de la relation gauche de leur tête ou de leur visage.
de dépendance réciproque qui unit le Des hallucinations corporelles,
corps au cerveau. Si le cerveau nous comme la modification de certaines par-
permet d’appréhender le monde envi- ties du corps, connues sous le nom de
ronnant et de nous l’approprier, il s’enri- syndrome d’« Alice au pays des mer-
chit en permanence de notre expérience veilles », la perception de membres sur-
sensorielle, indissolublement liée à numéraires, ou encore l’illusion de
l’action. Toute interruption de ce dia- dédoublement du corps se manifestent
logue subtil impose des solutions substi- aussi lors de maladies mentales, en parti-
tutives. Dans ce contexte d’interactions, culier la dépression et la schizophrénie.
à qui faut-il attribuer la paternité du Les patients atteints du syndrome de dys-
membre fantôme ? morphophobie s’interrogent continuelle-
ment sur la forme, vécue comme anor-
1. AMPUTÉ DE LA GUERRE DE SÉCESSION.
male, d’une partie de leur corps. Depuis
Les guerres ont fait progresser le savoir-faire
des chirurgiens en matière d’amputation. longtemps, on sait que des drogues,
Aujourd’hui, les accidents et le diabète – qui comme la mescaline ou le LSD, ainsi que
George Otis
nécrose les vaisseaux – sont les principales certaines crises d’épilepsie, provoquent
causes d’amputation. des hallucinations de ce type.
98 © POUR LA SCIENCE
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CORTEX
SOMATOSENSORIEL
THALAMUS
SYSTÈME
LIMBIQUE
VOIE
MÉDIANE
Tardi/Gallimard
VOIE
LATÉRALE
MOIGNON
consiste à tenter d’évaluer l’impact des
messages résiduels en provenance de la
partie périphérique intacte sur les méca-
NÉVROME MOELLE ÉPINIÈRE
nismes centraux opérant aux différentes
étapes de l’intégration nerveuse.
Cette bipolarisation entre centre et
Le fantôme est aussi doué de tualité se manifesterait même chez des périphérie est vite apparue trop simpli-
mémoire. La sensation d’une bague trop enfants amputés plus précocement si ficatrice. Le membre fantôme résulte-
serrée persiste autour du doigt virtuel l’on en croit Ronald Melzack, de rait plutôt d’une manifestation centrale
comme celle d’une chaussure blessante l’Université McGill à Montréal. Plus provenant de l’activation des aires cor-
sur le pied. Dans certains cas, le fantôme surprenant encore, certains patients pri- ticales habituellement dévolues à
conserve le souvenir de l’état du membre vés d’une partie de leurs membres dès la l’analyse des signaux responsables de
avant l’amputation : il est perçu comme naissance seraient aussi sujets à cette la perception d’autres parties du corps
paralysé ou douloureux si l’ablation est illusion : Vilayanur Ramachandran, de que celles du membre manquant. Ce
intervenue sur un membre qui était dans l’Université de San Diego en Californie, point de vue repose essentiellement sur
cette situation. Bien que tenace, le fan- rapporte ainsi le cas d’une fillette née le fait que l’organisation corticale, qui
tôme s’efface parfois progressivement sans avant-bras qui compte avec les associe chaque partie du corps, en
par un mécanisme dit de « télescopage » doigts de sa main fantôme localisée sous fonction de son degré d’importance
qui tend à le rapprocher petit à petit du le moignon. Enfin, le fantôme est aussi fonctionnelle, à une zone bien précise
moignon restant jusqu’à le pénétrer, en présent chez des aveugles ayant subi une du cortex, est modifiée par l’absence
particulier dans le cas du bras virtuel, où amputation, ce qui souligne sa nature ou la forte augmentation des sollicita-
la main se retrouve progressivement rat- essentiellement somesthésique et atténue tions. Par exemple, chez le singe amputé
tachée au moignon du bras. le rôle de la vision dans la construction ou privé de toute information en prove-
D’après des travaux rapportés par le du schéma corporel. Beaucoup moins nance de son bras par section des racines
neuropsychologue français Henry fréquents, des cas de fantômes ont été nerveuses, les territoires corticaux lais-
Hécaen en 1972, le pourcentage de rapportés récemment après ablation sés vacants par l’absence de signaux
membres fantômes chez les enfants d’organes comme le sein ou le pénis ou issus du membre manquant sont coloni-
deviendrait équivalent à celui des après dénervation de différentes parties sés par les neurones des zones voisines.
adultes à partir de huit ans. Cette éven- du corps comme la mâchoire. Les zones corticales où aboutissent les
messages nerveux venant de la main et l’établissement de nouvelles synapses. qui les accompagne. Dans un premier
du bras, silencieuses depuis l’amputa- Assimilables à de véritables « squats », temps, cette douleur a été attribuée à la
tion, mais voisines de celles qui corres- ces incursions étrangères en territoire repousse anarchique des nerfs section-
pondent à la face, redeviennent actives voisin pourraient aussi évoluer selon nés au niveau du moignon formant une
sous l’effet d’une stimulation de la face leur intérêt fonctionnel. Chez un pathologie réactive, ou névrome. Cette
de l’animal et non plus de sa main. patient, une amputation de l’index explication s’est révélée insuffisante.
L’existence d’une plasticité ner- gauche avait donné lieu à la perception En effet, ces manifestations doulou-
veuse dans la phase précoce du déve- d’un fantôme du doigt par stimulation reuses ne cessent pas lorsqu’on sec-
loppement qui suit la naissance est de la joue ou des doigts adjacents restés tionne les fibres nerveuses en prove-
connue depuis les années 1960. Dans intacts. Au bout de trois ans, les seules nance du névrome. En revanche, les
certaines conditions, cette plasticité sensations claires subsistantes étaient résultats récents de Herta Flor, de
cérébrale est possible chez l'adulte. celles évoquées à partir des doigts, tan- l’Université d’Heidelberg en
Les résultats sur le singe ont été dis que celles induites à partir de la Allemagne, portant sur une population
transposés avec succès chez l’amputé joue avaient disparu. Seules s’étaient de 13 amputés, font état d’une corréla-
humain souffrant de perceptions fan- donc stabilisées les connexions fonc- tion très claire entre l’intensité de la
tômes par V. Ramachandran et Diane tionnellement utiles, c’est-à-dire celles douleur et l’importance de la réorgani-
Rogers-Ramachandran, de l’Université provenant des doigts voisins de l’index sation corticale. Dans certains cas
de San Diego en Californie. Ces cher- amputé. Cette observation illustre clai- graves, les douleurs du membre fan-
cheurs ont montré qu’une stimulation rement le rôle de l’expérience fonction- tôme sont réduites par stimulation élec-
tactile de la joue engendrait des sensa- nelle comme facteur déterminant du trique du thalamus, centre relais entre
tions fantômes dans les doigts d’un réaménagement cortical. la périphérie sensorielle et le cortex
patient amputé au-dessus du coude. En cérébral. En y implantant des élec-
stimulant minutieusement la surface du Diminuer les douleurs trodes chez six amputés, on sait provo-
visage de ce sujet en différents points, quer chez ces patients des sensations
ils ont fait réapparaître progressive- Une des motivations principales pour fantômes par stimulation de différentes
ment l’ensemble de ses doigts fan- étudier les phénomènes de membres régions thalamiques, et à mesurer
tômes et ont construit une carte de cor- fantômes est de minimiser la douleur l’activité nerveuse provoquée par sti-
respondance précise entre les points du
visage et les positions des doigts per- SENSIBILITÉ
çus sur le bras fantôme. De surcroît,
HANCHE
TRONC
COU
RA
S
E
BRA
AN
AV
TS
l’aide de la magnéto-encéphalographie,
l’extension de la zone corticale corres-
IL
Œ
a b
mulation de la peau du moignon. Ces pas à expliquer complètement la mani- « réveiller » le fantôme à partir de sti-
résultats attestent de la persistance de festation du phénomène. Comment se mulations plus périphériques. Force
structures nerveuses sous-corticales fait-il que le cerveau ne parvienne pas à est de constater que le cerveau a une
qui assurent la représentation du fan- éteindre une sensation qui n’est ordinai- mémoire du corps qui s’impose avec
tôme après amputation. En outre, rement que le reflet exact du vécu sen- une telle force que, lorsqu’elle cesse
l’extension significative de la repré- soriel du sujet ? brutalement d’être alimentée, la partie
sentation de la zone du moignon manquante tend à être « réinventée ».
apporte la preuve d’une plasticité sous- Réveiller le fantôme : Aussi les parties du corps encore dis-
corticale liée aux informations en pro- ponibles qui étaient associées au seg-
venance de la partie du corps située en
une apparition rassurante ment amputé contribuent à entretenir
amont du site d’amputation. Si l’émergence de la sensation fan- la mémoire du membre disparu. De
Toutefois la corrélation entre la tôme ne peut évidemment résulter que nombreuses observations montrent par
réorganisation de la représentation cor- d’une activation des zones corticales exemple qu’en appliquant des stimu-
ticale et thalamique du corps et la per- impliquées dans la perception du lations électriques sur le moignon
ception de membres fantômes ne suffit corps, il est néanmoins possible de d’un bras amputé, on peut évoquer la
sensation fantôme de celui-ci. Le psy-
6. LE FANTÔME DANS LE MIROIR. Dans cette expérience, un miroir est chiatre et neurologue Oliver Sachs
placé sur une table devant les patients. Ces derniers placent le bras décrit comment un patient amputé de
amputé derrière le miroir. Lorsqu’on demande aux patients de regar- la jambe faisait renaître cette sensa-
der la réflexion dans le miroir, ils sentent leur main amputée et sont, tion volontairement en s’administrant
de surcroît, capables de reproduire mentalement les mouve- de fortes claques sur la cuisse. La
ments de la main qu’ils voient, comme desserrer le poing.
réapparition du fantôme l’aidait à
ajuster sa prothèse et à l’utiliser plus
confortablement.
Les résultats d’une étude menée,
dans notre laboratoire, sur cinq ampu-
tés, montrent à l’évidence que les mes-
sages sensoriels issus des récepteurs
musculaires périphériques peuvent
réactiver cette mémoire. Grâce à
l’application de vibrations mécaniques
sur les régions musculaires situées
directement en amont de la zone ampu-
tée, les patients de Jean-Pierre Roll, de
l’Université d’Aix-Marseille, retrou-
vaient leur membre fantôme et le sen-
taient se mouvoir en flexion ou en
extension selon le lieu de la stimula-
tion. Cette méthode, largement éprou-
Thomas Haessig
L’ILLUSION DU GRIL
20 °C
40 °C
Hervé THIS
Les illusions
des SENS 4
DR
Le sens du goût
David SMITH et Robert MARGOLSKEE
H
plus précisément avec deux types de pro-
ummmm, un délicieux bonbon leurs. Ces résultats améliorent notre téines de la surface de ces cellules : les
au chocolat ! Lorsque vous compréhension de celui de nos sens que premières sont des récepteurs gustatifs,
mordez dans une telle frian- l’on comprend encore le moins bien. les secondes des canaux ioniques.
dise, quelles sensations éprou- À l’intérieur des cellules gustatives,
vez-vous ? D’abord, le mou, le sucré et Les détecteurs gustatifs ces interactions modifient les concentra-
le crémeux. Vous sentez ensuite la tions des atomes chargés électriquement,
légère amertume du chocolat lorsque Les cellules sensorielles sont localisées des ions. Les ions ont des concentrations
vous fermez la bouche et que son arôme dans des structures spécialisées, nom- différentes de part et d’autre de la mem-
envahit vos cavités nasales. mées bourgeons gustatifs, situées sur- brane des cellules gustatives, ce qui
La saveur est un mélange complexe tout sur la langue et sur le voile du impose une différence de potentiel : la
d’informations sensorielles du goût, de palais. Sur la langue, la majorité de ces charge interne résultante est négative,
l’odeur et du sens tactile activé lors de bourgeons sont regroupés dans les tandis que la charge externe est positive.
la mastication. Bien que le mot goût papilles, les petites granulosités qui Les substances sapides modifient cet
désigne fréquemment la saveur, le donnent à la langue son aspect rugueux état en augmentant la concentration en
terme ne s’applique au sens strict (voir la figure 1). Toutefois, les papilles ions positifs à l’intérieur des cellules
qu’aux sensations reçues par les cel- de la langue les plus nombreuses, les gustatives : la différence de potentiel
lules gustatives de la bouche. La per- papilles filiformes, ne contiennent pas diminue (voir l’encadré page 110). En
ception gustative humaine a longtemps de bourgeons gustatifs : elles sont res- raison de cette dépolarisation, les cel-
été décrite au moyen de quatre qualifi- ponsables des sensations tactiles. Parmi lules gustatives libèrent des messagers
catifs : salé, acide, sucré et amer (voir celles qui contiennent des bourgeons chimiques, des neurotransmetteurs, vers
la figure ci-contre). Toutefois, certains gustatifs, les papilles fongiformes (en les neurones qui entourent la base des
ont proposé l’existence d’un cin- forme de champignon) de la partie anté- cellules gustatives ; ces neurones captent
quième, l’umami, d’un mot japonais rieure sont les plus visibles : elles les neurotransmetteurs, ce qui crée des
qui signifie délicieux et désigne la sen- contiennent un ou plusieurs bourgeons signaux électriques, propagés, via plu-
sation produite par le glutamate, l’un et ressemblent à des points rosâtres sieurs relais, jusqu’au cerveau.
des 20 acides aminés qui composent les répartis sur le bord de la langue ; elles Toutefois, diverses expériences ont
protéines. Par ailleurs, le monosodium ressortent particulièrement bien quand montré que les substances chimiques,
de glutamate accroît la sensibilité des on a bu un verre de lait (il dépose un notamment amères et sucrées, n’ont pas
récepteurs gustatifs : c’est un agent de film blanchâtre qui augmente le toujours des qualités gustatives spéci-
sapidité. Néanmoins, nous verrons que contraste) ou que l’on a mis un colorant fiques : les sucres, par exemple, n’ont
le goût est un sens plus complexe que alimentaire sur le bout de la langue. pas tous un goût… sucré. De plus, le
la simple combinaison de ces catégo- Vers le fond de la bouche, disposées en goût sucré est parfois dû à d’autres
ries fondamentales. un « V » inversé, une dizaine de papilles types de substances, tels le chloroforme
Les mécanismes du goût ont été pro- de plus grande taille, nommées calici- ou les deux édulcorants de synthèse,
gressivement élucidés au cours des der- formes, contiennent également des l’aspartame et la saccharine (le premier
nières années. Ainsi, les neurobiolo- bourgeons gustatifs (voir la figure 1). est un petit peptide, le second est un
gistes ont identifié des protéines qui Enfin, on trouve aussi des bourgeons dérivé du toluène), dont les formules
participent à la détection des substances gustatifs dans les papilles foliées, en chimiques n’ont rien de commun avec
sucrées et amères par les cellules gusta- forme de feuille, qui forment de petites celles des sucres.
tives. Ces protéines ressemblent à cer- tranchées sur les côtés de la région pos- Les composés qui ont un goût salé ou
taines protéines de la vision. Puis on a térieure de la langue. acide sont moins variés et sont souvent
montré que certains neurones réagissent Les bourgeons du goût sont des amas des ions. De tels composés agissent
à plusieurs types de signaux gustatifs, de sphériques, en forme d’oignons, qui directement sur les canaux ioniques, tan-
la même façon que les cellules réti- contiennent entre 50 et 100 cellules gus- dis que les agents sucrés et amers se lient
niennes sont sensibles à plusieurs cou- tatives: au sommet de chacune, de fines à des récepteurs de surface qui, via une
PAPILLE
CALICIFORME
BOURGEON
GUSTATIF
AMYGDALES TISSU
PALATINES CONJONCTIF
AMYGDALES
Illustrations de Keith Kasnot
LINGUALES GLANDE
SALIVAIRE
PAPILLES
FOLIÉES COUCHE
MUSCULAIRE
BOURGEONS
GUSTATIFS
PAPILLES PAPILLES
FONGIFORMES FILIFORMES
1. LA LANGUE HUMAINE (à gauche) est dotée de quatre types de buccale par des pores. Les bourgeons gustatifs (à droite) sont
papilles gustatives : les papilles caliciformes, les papilles foliées, les composés de cellules gustatives dont les microvillosités affleurent
papilles fongiformes et les papilles filiformes. Seules les trois pre- par le pore gustatif. Par le biais de synapses, ces cellules sont en
mières portent des bourgeons gustatifs. À l’intérieur d’une papille contact avec des neurones qui transmettent l’information gusta-
caliciforme, une cavité circulaire irriguée par les glandes salivaires tive née des interactions entre les agents sapides et les récepteurs
(au centre), les bourgeons gustatifs sont en contact avec la cavité des microvillosités.
L ’information sensorielle reçue par les cellules gustatives nous aide à réagir cor-
rectement face à la nourriture. Ainsi, le goût sucré des hydrates de carbone sti-
mule l’envie d’en consommer. Les informations gustatives déclenchent aussi des
déclenchent l’ouverture ou la fermeture
de canaux ioniques. En 1992, on a iden-
tifié un élément clef de cette cascade, la
réactions physiologiques adaptées, telle la libération d’insuline, l’hormone qui dimi- gustducine, nommée ainsi par analogie
nue la quantité de glucose dans le sang. Ces réactions préparent l’organisme à uti- avec la transducine, une protéine des
liser au mieux les nutriments. « Instinctivement », l’homme ou l’animal qui a un récepteurs rétiniens qui participe à la
déficit en sodium recherche des aliments riches en sodium. Des études ont égale- conversion, ou transduction, des signaux
ment montré que les personnes et les animaux qui ont des carences alimentaires lumineux en signaux électriques.
mangent préférentiellement des aliments riches en vitamines et en sels minéraux. La gustducine et la transducine sont
Si l’on doit éviter les carences alimentaires, on doit aussi s’abstenir de consom- deux molécules associées à de nombreux
mer des substances dangereuses. Les animaux, et les êtres humains, rejettent sou- types de protéines réceptrices de surface
vent les substances au goût acide ou amer, sauf celles dont l’acidité est peu mar- et forment un complexe qui traverse la
quée. Les composés toxiques, tels la strychnine et d’autres alcaloïdes végétaux, ont membrane cellulaire. Lorsqu’une molé-
souvent un goût très amer, donc dangereux. Par ailleurs, de nombreuses plantes
cule sapide se lie au récepteur de surface
ont acquis la capacité de produire des substances amères qui, sans être toxiques,
repoussent leurs prédateurs animaux dégoûtés. Par ailleurs, les aliments périmés,
d’une cellule gustative, à la façon d’une
donc dangereux, ont souvent un goût acide. clef dans une serrure, les sous-unités de
Les réactions de plaisir et de dégoût déclenchées par les substances sucrées et la gustducine se dissocient dans la cel-
amères se manifestent dès la naissance et résulteraient de connexions neuronales lule : les réactions qui suivent aboutis-
avec le tronc cérébral. Les animaux dont on a déconnecté les hémisphères céré- sent à l’ouverture ou à la fermeture de
braux expriment pourtant du plaisir et du dégoût lorsqu’on leur donne à manger canaux ioniques, ce qui entraîne une
des substances sucrées ou amères. augmentation des charges positives à
Le lien entre saveur et plaisir, ou déplaisir, est à la base de l’apprentissage de l’intérieur de la cellule.
l’aversion alimentaire : les animaux et les êtres humains apprennent rapidement à En 1996, grâce à des souris généti-
éviter un aliment lorsque son ingestion est associée à des troubles gastro-intesti-
quement modifiées dépourvues de l’une
naux (et la mémoire de la répulsion persiste longtemps).
La perte d’appétit est un effet secondaire fréquent des traitements anticancé-
des trois sous-unités de la gustducine,
reux par radiothérapie ou par chimiothérapie ; elle résulte des troubles gastro- on a montré que la gustducine est indis-
intestinaux dus à ces traitements. pensable à la perception des goûts
Par ailleurs, ce mécanisme rend difficile la conception d’un poison contre les amers et sucrés. Contrairement aux sou-
rats, notamment, car ces animaux associent très facilement de nouveaux agents ris normales, ces souris modifiées ne
sapides à leurs conséquences physiologiques. préfèrent pas les aliments sucrés et
n’évitent pas les substances amères.
BOURGEON GUSTATIF
PORE
GUSTATIF
ÉPITHÉLIUM
MICROVILLOSITÉS
CELLULE
GUSTATIVE
FIBRE
NERVEUSE
Photo Researchers, inc.
TISSU
CONJONCTIF
FRUCTOSE
GLUCOSE
SACCHARINE
ALANINE
NaCl
NaNO3
MgSO4
NH4Cl
MgCl2
CaCl2
TARTRIQUE
CITRIQUE
ACETIQUE
KCl
HCl
SEL (NaCl)
MICROVILLOSITÉ Les sels, tel le chlorure de sodium, sont perçus par les cellules gustatives
ION SODIUM CANAL lorsque les ions sodium (Na+) traversent les canaux ioniques des microvillosités
(Na+) IONIQUE
du sommet de la cellule (les ions sodium pénètrent également par des canaux
APICALE
ZONE
CALCIUM
ION (Ca++) Les acides créent des ions hydrogène CANAL À POTASSIUM
NEURONE (H+) lorsqu’ils sont en solution. Ces ions
VÉSICULE agissent sur les cellules gustatives de trois ION POSITIF
CONTENANT LE
NEUROTRANSMETTEUR façons : ils entrent dans la cellule ; ils blo- ION
HYDROGÈNE
SIGNAL quent les canaux potassium (K + ) des (H+)
VERS LE CERVEAU
microvillosités ; ils se lient aux canaux des K+
RÉCEPTEUR
microvillosités qu’ils ouvrent, et laissent
COUPLÉ À LA ainsi entrer des ions positifs dans la cellule.
GUSTDUCINE
L’accumulation de charges positives qui en
SUCRE OU
ÉDULCORANT α
γ
résulte dépolarise la cellule et entraîne la
β libération du neurotransmetteur. Na+
ENZYME PROTÉINE G
NOMMÉE K+
GUSTDUCINE
Les aliments sucrés, tels le saccharose
Ca++
PRÉCURSEUR ou les édulcorants artificiels, n’entrent pas
SECOND dans les cellules gustatives, mais modi-
MESSAGER
fient l’intérieur de la cellule. Ils se lient à
K+
Na+
des récepteurs de la cellule gustative cou-
plés à des protéines G. Les sous-unités
CANAL K+ alpha, bêta et gamma de ces protéines se
séparent et activent une enzyme proche.
Ca++
Celle-ci transforme une molécule précur-
seur en un second messager qui ferme RÉCEPTEUR
les canaux potassium. COUPLÉ À LA
GUSTDUCINE
SUCRE OU
ÉDULCORANT α
γ
β
Les stimulus amers, telle la quinine,
agissent aussi par l’intermédiaire des ENZYME PROTÉINE G
NOMMÉE
α récepteurs couplés aux protéines G et des GUSTDUCINE
GLUTAMATE γ PROTÉINE G
β seconds messagers. Ici, sous l’action des
ENZYME RÉCEPTEUR seconds messagers, le réticulum endoplas- PRÉCURSEUR
DU GLUTAMATE
mique libère des ions calcium. L’accumula- SECOND
MESSAGER
tion de ces ions provoque une dépolarisa-
PRÉCURSEUR K+
tion des neurones et une libération de Na+
SECOND neuromédiateur.
MESSAGER
CANAL K+
Ca++
Na+
Les acides aminés, tel le glutamate,
K+ à l’origine de la saveur umami, se lient à
? des récepteurs couplés à des protéines
Ca++ G et activent des seconds messagers.
On n’a pas encore identifié toutes les
Jared Schneidman Design
V ous voilà encore enrhumé ! C’est une situation que vous trouvez plutôt désa-
gréable. Outre le temps et l’énergie perdus à vous moucher, vos repas devien-
nent un calvaire : les plats les plus appétissants semblent réduits à l’état de carton,
cellulaires permet d’obtenir le même
résultat. Ainsi, un type cellulaire donné
n’est pas responsable de la discrimina-
dépourvus de goût et du plaisir qu’ils vous procurent habituellement. Pourtant, vos tion gustative : celle-ci résulte de la
capacités gustatives ne vous abandonnent pas lorsque vous avez le nez bouché : seul comparaison de l’activité de groupes de
votre odorat est affecté. Est-ce à dire que l’impression que vous avez habituellement cellules. La saveur dépend donc de
de percevoir un goût est une pure illusion ? l’activité relative de différents types de
Le goût et l’odorat sont intimement mêlés et il nous est d’autant plus difficile de neurones, chacun contribuant au profil
les distinguer que notre bouche et nos narines communiquent. Certaines stimula- global de l’activité gustative.
tions attribuées au goût sont en fait de nature odorante. En laboratoire, on isole les Puisque les neurones gustatifs sont
sensations gustatives en bouchant le nez des sujets testés à l’aide d’un moulage des sensibles à une grande variété de
narines traversé de tuyaux dans lesquels on insuffle un fort courant d’air, interdisant
saveurs, les neurobiologistes comparent
toute remontée des molécules odorantes vers les récepteurs olfactifs, les molécules
sapides restant efficaces. On retrouve ainsi les capacités gustatives des sujets à l’état les niveaux d’activité de groupes de
pur, débarrassées de toute interférence avec les odeurs. Dans ce cas, il devient neurones pour identifier la sensation
impossible de percevoir le goût du poivre : celui-ci est parfaitement insipide, ce que enregistrée. Aucun type de neurone isolé
nous prenons pour son goût provient de sa seule odeur ! ne différencie seul des stimulus variés,
Annick Faurion rapporte aussi le cas de patients qui ont l’illusion d’avoir perdu le car une cellule donnée réagit parfois de
goût alors que c’est l’odorat qui leur manque. Dans cette situation, ces personnes la même façon à divers stimulus, selon
doivent apprendre à mieux connaître et à développer leurs sensations gustatives leurs concentrations relatives. Ainsi, le
pour percevoir de nouveau le goût des aliments. L’entraînement augmente d’ailleurs goût ressemble à la vision : grâce à seu-
la sensibilité gustative dans tous les cas. Il provoquerait une amélioration simultanée
lement trois types de récepteurs sen-
de la sensibilité des cellules réceptrices et de l’efficacité des mécanismes centraux.
Des expériences d’imagerie cérébrale ont en effet montré qu’une familiarisation avec
sibles à une large gamme de longueurs
un stimulus provoquait une réorganisation corticale, et on a observé chez l’animal d’onde, nous voyons les multiples cou-
une modification des réponses des nerfs gustatifs à la suite d’un apprentissage. leurs de l’arc-en-ciel. L’absence de l’un
Certains médicaments et le tabac auraient au contraire tendance à diminuer l’inten- de ces récepteurs perturbe la discrimina-
sité de la perception. L’intensité gustative nécessaire pour arriver à la même percep- tion des couleurs bien au-delà des lon-
tion augmenterait sous l’effet de ces substances. gueurs d’onde auxquelles le type de
Parfois, c’est la nature de la stimulation gustative qui change, sans disparaître et récepteur manquant est sensible.
sans changer nécessairement d’intensité. Après une chimiothérapie, la sensibilité Toutefois, certains neurobiologistes
gustative qui avait diminué, voire disparu, réapparaît, mais les aliments sont perçus se demandent encore si certains types
comme ayant un goût différent de celui qu’ils avaient avant le début du traitement.
de neurones jouent un rôle privilégié
Ces malades doivent alors reconstruire un nouveau code pour reconnaître les ali-
ments. Cette modification serait due à l’inhibition qu’exercent certains médicaments dans le codage des saveurs. Le goût est-
et certaines drogues sur la division cellulaire des cellules sensorielles. Or la dispari- il un sens analytique, chaque qualité
tion de ces cellules requiert une adaptation des neurones pour l’analyse de l’informa- gustative étant distincte, ou un sens syn-
tion fournie. Dans les conditions normales, cet apprentissage serait fait en continu, à thétique, une saveur unique résultant
mesure de la destruction des cellules. La disparition simultanée d’un très grand d’une combinaison de stimulus ? Si l’on
nombre de cellules réceptrices perturberait cet équilibre et les informations gusta- parvient à identifier la relation entre
tives ne seraient plus interprétées selon les mêmes codes. l’activité des neurones gustatifs peu
Il est toutefois difficile de conclure que ces nouveaux codes, aussi arbitraires que spécifiques et les sensations suscitées
les précédents, constituent une illusion. On sait certes mesurer le changement qui est
par des mélanges de saveurs, on aura
survenu, ainsi que les différences entre les individus de sensibilité à la nature et l’inten-
sité des goûts et des odeurs. Mais puisque, pour des raisons génétiques, nous sommes
percé les secrets du codage neuronal
tous équipés d’un système de récepteurs différents, on ne peut définir une «bonne» dans le système gustatif.
perception, face à laquelle toute déviation serait une erreur. Encore faudrait-il pour cela Les différents travaux, de l’isolement
qu’une très large majorité d’individus partage la même représentation corticale d’un des protéines réceptrices des cellules gus-
goût, par rapport à laquelle on pourrait décrire un écart. Ce qui est loin d’être le cas… tatives à l’étude de la perception neuronale
des saveurs chez l’homme, précisent petit
à petit le fonctionnement du goût. Les
vision des couleurs dépend de la compa- détermine les stimulus ayant des saveurs découvertes constitueront des pistes pour
raison de l’activité des récepteurs de identiques ou différentes. Ces travaux la mise au point de nouveaux édulcorants
l’œil. Nous en avons déduit que l’infor- montrent que les profils d’activation suf- et pour l’amélioration des substituts du sel
mation gustative résulte de profils fisent pour distinguer tous les goûts. et des graisses, c’est-à-dire pour la
d’activité neuronale. Quand on bloque l’activité de cer- conception de nourritures et de boissons
Les substances qui ont le même goût tains groupes de neurones, on perturbe plus saines et néanmoins goûteuses.
déclenchent des profils d’activité des la reconnaissance des goûts. Chez le rat,
neurones similaires. En utilisant des un traitement de la langue par l’amilo-
méthodes statistiques pour comparer ces ride, une molécule antidiurétique, David S MITH est professeur à l’École de
profils chez le hamster et chez le rat, on a inhibe les canaux à sodium des récep- médecine de l’Université du Maryland.
identifié des similitudes entre des profils teurs gustatifs qui réagissent surtout au Robert MARGOLSKEE est professeur de phy-
activés par différents agents sapides : les chlorure de sodium. On supprime ainsi siologie, de biophysique et de pharmacolo-
résultats sont en accord avec les résultats les différences entre les profils d’acti- gie à l’École de médecine du Mont-Sinaï.
d’expériences comportementales, où l’on vité dus au chlorure de sodium et à son
LE GOÛT DU FROID
Hervé THIS
L A COULEUR
qui se détachent de la surface du liquide, quelques femto-
grammes au sommet des fosses nasales où ils se lient plus ou
moins intensément à des récepteurs spécifiques. Il existerait près
LANGAGE
VISION OLFACTION
Le bouquet Le même
est nommé bouquet (issu
cassis par le de molécules
cortex temporal identiques) est
gauche par conformité CENTRE
VISUEL nommé poire.
à la couleur.
OCCIPITAL
D.R
2. Dégustation de vin. Lorsque la dégustation se fait avec connaît pas le nom du vin donne aussi des résultats surpre-
du vin blanc teinté en rouge, sans que le goût en soit modi- nants : des grands crus passent pour de petits vins et réci-
fié, les œnologues croient retrouver des arômes comme la proquement. La perception est conforme à ce qu’on attend
framboise ou le cassis. Une dégustation anonyme où l’on ne de l’objet, avant même d’avoir perçu le goût de l’objet.
Un exemple frappant de ces odeurs différentes induites par C’est lorsque vous ne disposez d’aucune information que
des couleurs différentes est donné par la disparition quasi com- votre jugement et votre perception sont les plus nets, mais ce
plète de l’argument commercial « sans colorant » dans les pro- cas est exceptionnel : même en l’absence d’informations, les
duits alimentaires censés avoir une odeur reconnaissable, sujets en cherchent systématiquement, parfois inconsciemment,
comme les sirops. La raison en est simple : sans couleur, ils dans le clignement des yeux de l’interlocuteur, dans les indices
n’ont pas l’odeur appropriée, un sirop blanc «sent» moins la de l’environnement…
menthe qu’un sirop vert, même si l’extrait aromatique est exac- Pourquoi ce type de mécanisme psychologique est-il plus net
tement le même ! Cet effet s’observe avec tous les produits que dans le domaine des odeurs ? Pour plusieurs raisons. D’une part,
nous sentons dans une plus ou moins large mesure. le système olfactif possède des performances sensorielles très par-
ticulières : il est lent, car ses fibres ne sont pas myélinisées,
contrairement aux fibres du système visuel, et très peu de
Il est plus facile de juger un vin
signaux entrent dans la sphère perceptive par rapport à l’ouïe ou
après avoir vu l’étiquette à la vue. D’autre part, la diversité des sujets en matière de « sen-
sorialité » chimique est très importante.
L’influence des informations visuelles va encore plus loin. Qui ne Chacun « lit » le monde des odeurs à sa manière. Chaque
s’est pas un jour trompé au cours d’une dégustation de vin « à « nez» d’une assemblée de dégustateurs construit un message
l’aveugle » où vous avez adoré un vin qui se révèle être un petit différent à partir d’un stimulus identique, même si ce stimulus
cru, ou encore, où vous êtes « passé à côté » d’une bouteille pour- est constitué d’une seule molécule. De surcroît, la dénomination
tant « éblouissante ». Dans les deux cas, après avoir été mis au d’un même stimulus (d’une même molécule) n’est semblable
courant et avoir goûté à nouveau, vous êtes retombé « dans le qu’à l’échelle d’un tout petit groupe : là où certains sentent la
juste », avez soigneusement dénigré ce petit vin trompeur et porté vanille, d’autres sentent le menthol, en particulier lorsque le
la plus grande attention à ce grand vin, ou encore, vous avez mis cocktail moléculaire est assez élaboré, ce qui est très souvent le
ces faits sur le compte de votre ignorance œnologique. Dans cha- cas des parfums naturels. Ces termes ne sont jamais de vrais
cun des cas, rien de tout cela n’est vrai. descripteurs, mais ils renvoient en réalité à des « prototypes »,
Comme dans de nombreux domaines sensoriels, la percep- c’est-à-dire à des objets sur le mode « ça ressemble à » plutôt
tion est conforme à ce que vous attendez de l’objet, avant même que sur celui de « cela possède telle et telle caractéristique ». La
qu’il ne soit perçu, comme l’a énoncé pour la première fois le vie sociale autour des odeurs, qui exige des échanges et des
psychologue américain Jerome Bruner. On vous a « annoncé » prises de position, ne devient possible qu’avec le recours à des
un grand cru, va pour le grand cru. Non seulement on apprécie éléments intrinsèques du groupe comme ses préférences, mais
le vin, mais on va lui attribuer effectivement les qualités d’un aussi le prix du stimulus ou son statut.
grand cru. Ce n’est pas un simple effet du contexte, mais une Dans de nombreux ouvrages d’œnologie, on trouve des
intégration du contexte au sein de l’objet perçu, ou plus précisé- assertions du type : « Il faut porter la plus grande prudence aux
ment au sein de sa « représentation ». C’est ce que démontrent jugements obtenus au cours de dégustations anonymes. »
quelques images cérébrales obtenues à la suite de stimulations Aujourd’hui, on comprend mieux pourquoi…
olfactive et gustative : de nombreuses zones cérébrales sont acti-
vées, en particulier les zones visuelles, alors que le sujet ne fait F. BROCHET a soutenu sa thèse à l’Université Bordeaux II
en réalité « que déguster » (voir la figure 2). Par le truchement de et est spécialiste de la dégustation. Il dirige la Société Ampelidæ.
l’attente, le vin devient un grand cru avec toutes les qualités (ou G. MORROT, chargé de recherches au CNRS,
les défauts d’ailleurs) « attendus » d’un grand cru. travaille à L’INRA de Montpellier.
CERVEAU
BULBE OLFACTIF
BULBE
OLFACTIF ÉPITHÉLIUM
OLFACTIF
CAVITÉ NASALE
ORGANE VOMÉRONASAL
des dizaines d’espèces moléculaires qui ont L’appréciation hédoniste variable d’une
POUR LA
toutes leurs propres odeurs, parfois aussi odeur dépend d’un autre type de circons-
distinctes que celles d’une rose et d’un euca- tances. Ces différences d’interprétation d’un
lyptus. Ces espèces possèdent elles-mêmes même stimulus reflètent des variations de
plusieurs « facettes olfactives ». La sensibilité l’état interne du sujet : même si vous appré- 8, rue Férou 75278 PARIS CEDEX 06
aux différentes composantes varie selon les ciez l’odeur du poisson lorsque vous avez Tél: 01-55-42-84-00
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Commission paritaire n°0907K82079 du 19-09-02, Distribution : NMPP-ISSN 0 153-4092, Directeur de la publication et Gérant : Marie-Claude Brossolet.
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