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DOSSIER
LES ILLUSIONS DES SENS

Magie et illusions
Conflits dans
le cerveau
Illusions musicales
Voir avec
POUR LA SCIENCE • DOSSIER N° 39 • AVRIL/JUIN 2003

les oreilles
Les membres
fantômes
Des goûts
et des couleurs
Parfums trompeurs

DOSSIER HORS-SÉRIE – AVRIL/JUIN 2003


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TABLE DES MATIÈRES


Des illusions dans tous les sens, par Nicolas Wade 2

1 ILLUSIONS VISUELLES
Le tableau mouvant, Jean Bullier 6
Les illusions de contraste, Jacques Ninio 8
Transparence et apparence des couleurs, K. Knoblauch et M. Dojat 16
Jeux de couleur, Françoise Viénot et Jean le Rohellec 20
Le combat des hémisphères, Yves Frégnac 28
Voir avec les oreilles, Malika Auvray et Kevin O’Regan 30
Faux mouvements, Jacques Ninio 36
Illusions géométriques, Jacques Ninio 38
Illusions animales, Andreas Nieder 48
L’art de l’illusion, Gérard Majax 50
Les réseaux se font des illusions, Bernard Ans et Christian Marendaz 54
Voir sans voir, Loïc Mangin 57

2 ILLUSIONS SONORES
Illusions auditives, Christian Cavé 60
Pathologies auditives et illusions, Hervé Platel 64
Illusions musicales, Jean-Claude Risset 66
Les acouphènes, une perception fantôme, L. Collet et S. Chéry-Croze 74

3 ILLUSIONS TACTILES
Toucher des illusions, Édouard Gentaz et Yvette Hatwell 78
La sensation de lévitation, René Cuillierier 85
Animer virtuellement le corps, Jean-Pierre Roll 86
Sens dessus dessous, Marion Luyat et Édouard Gentaz 94
Les membres fantômes, mémoire du corps, Régine Roll 98
L’illusion du gril, Hervé This 104

4 ILLUSIONS GUSTATIVES ET OLFACTIVES


Le sens du goût, David Smith et Robert Margolskee 106
Le goût du froid, Hervé This 113
Les illusions par le menu, Heston Blumenthal 114
La couleur des odeurs, Frédéric Brochet et Gil Morrot 116
Les illusions olfactives, Gilles Sicard 118

COUVERTURE : Crédit : Paul Gilligan/Artville


Deux encarts d’abonnement entre les pages 48 et 49.
Encart broché et carte d’abonnement entre les pages 96 et 97.
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DES ILLUSIONS rait l’existence. On a recensé de nombreux


récepteurs cutanés et on sait isoler des sen-
sations spécifiques en stimulant la surface de
DANS TOUS LES SENS la peau. Malgré ces découvertes, nous conti-
nuons à réfléchir comme s’il n’y avait que
cinq sens, alors que nous savons qu’il ne
s’agit que d’une simplification commode. De
Nicholas WADE
nombreux éléments prouvent que les moda-
lités sensorielles sont intégrées et que très
Bizarreries fascinantes et fenêtres ouvertes peu de perceptions se limitent à une seule
d’entre elles. Ainsi, le mécanisme de la vision
sur nos sens, les illusions attisent la curiosité fait intervenir les muscles et le
vestibule de l’oreille, à
des scientifiques qui peinent à déterminer leur cause. travers les mouve-
ments des yeux
et les positions

L es illusions fascinent les spécialistes


des sens depuis plus de deux millé-
naires. Pourquoi les objets changent-ils
Les illusions de mouvement doivent-
elles être confinées à la vision ? En partant
de cette question, le physiologiste tchèque
du corps ; pour-
tant, nous nous efforçons de réduire le phé-
nomène au seul système visuel.
d’apparence selon les circonstances ? Jan Evangelista Purkinje (1787-1869) a Les illusions n’ont même pas à être
Faut-il s’intéresser à ces phénomènes décrit les distorsions que l’on observe dans réduites à la stimulation d’organes des
pour leur valeur propre, ou y voir une des motifs faisant intervenir des raies et des sens. Les expériences liées à l’absence
preuve que nous devons nous défier de cercles concentriques et a suggéré que les d’une partie du corps (les membres fan-
nos sens, comme l’affirmait Platon ? Les illusions visuelles correspondent à une réa- tômes) n’ont cessé d’intriguer les savants
deux écoles ont toujours cohabité. lité, celle de nos sens (voir la figure 1). depuis leur observation par Ambroise Paré
De l’époque de Platon à aujourd’hui, au XVI e siècle. Ces sensations fantômes
la grande majorité des recherches sur les sont ici décrites par Régine Roll, qui
Le trouble des sens
illusions ont porté sur la seule vision. Les évoque aussi l’effet contraire : l’impression
illusions musicales et auditives, peut-être Les quatre autres sens, l’ouïe, l’odorat, le d’extension ou d’une position erronée d’un
créées plus tôt que les images comme dis- toucher et le goût, sont, eux aussi, sujets à membre existant.
traction, n’ont pourtant pas reçu la même des erreurs. Les résultats récents prouvent Si la stimulation sensorielle est inutile,
attention scientifique que les illusions qu’on peut difficilement réduire chaque d’où viennent les illusions ? La question n’a
visuelles. En outre, nombre de phé- phénomène illusoire à une unique modalité pas toujours captivé le public, qui les attri-
nomènes relatifs à plusieurs sens ont sensorielle. Beaucoup d’illusions tactiles et buait volontiers à une puissance magique.
été réduits à la vue. Si la couleur et proprioceptives s’apparentent à celles de la Nous reconnaissons aujourd’hui que la
la transparence nous sont évidem- vision. Les illusions auditives et visuelles sont magie repose sur des trucages fondés sur
ment communiquées par nos yeux, souvent liées et les illusions d’orientation des lois naturelles, mais cela n’a pas tou-
le contraste s’applique à tous les sens semblent reposer sur le toucher. Si nous jours été le cas. Les magiciens du passé
et n’est pourtant étudié que sous l’angle comprenons assez bien la physiologie du manipulaient l’éclairage et l’attention du
de la vision. La plupart des illusions goût, peut-on séparer le goût de la tempé- public avec une subtilité bien supérieure à
visuelles sont décrites dans les articles de rature, de l’odorat ou même de la couleur? celle des chercheurs qui étudiaient les sens.
Jacques Ninio. Les illusions de mouve- Tous les sens doivent-ils être sollicités Ils excellaient dans l’art d’abuser et de mys-
ment constituent de véritables énigmes, lorsque nous mangeons? tifier ceux qui ne connaissaient pas leurs
comme d’ailleurs le tableau Enigma, qui La classification des sens due à Aristote secrets, jalousement gardés (voir Illusions et
nous fait prendre conscience de certaines est d’ailleurs discutable. On connaît magie, par Gérard Majax).
des étrangetés de la perception (voir aujourd’hui des systèmes sensoriels, comme Comme le physicien écossais David
Illusion et réalité, par Jean Bullier). celui de l’oreille interne, dont Aristote igno- Brewster le notait en 1832 dans son livre La
Magie Naturelle : « L’usage secret qui était
fait en ce temps-là des découvertes scienti-
fiques et d’inventions remarquables a indu-
bitablement empêché beaucoup d’entre
elles d’atteindre les temps modernes, mais,
bien que nous soyons mal informés concer-
nant les progrès des Anciens dans plusieurs

1. Deux portraits de Jan Evangelista


Purkinje (1787-1869), à gauche, à
peine discernable dans les cercles
concentriques et à droite dans des
lignes radiatives semblables à celles
Photodisc Blue/Getty

qu’il décrivit comme responsables de


distorsions perceptives. Pour voir le
portrait de gauche, il faut l’éloigner la
page d’au moins un mètre.

2 © POUR LA SCIENCE
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domaines des sciences physiques, nous


avons pourtant des preuves suffisantes que
presque chaque branche de la connaissance
scientifique avait enrichi de ses prodiges la
collection des magiciens et nous pourrions
même nous renseigner sur les avancées
scientifiques de ces époques révolues par
une étude approfondie de leurs fables et de
leurs miracles ». Les magiciens sont des
scientifiques appliqués qui utilisent avec
talent la connaissance des illusions et l’atten-
tion sélective, sans se soucier de trop creuser
les principes fondateurs de leur art.
Les foules ne croient plus à certaines
magies et les scientifiques s’attachent à com-
prendre la cause des erreurs d’appréciation
de nos sens. La quasi-totalité des sciences
sensorielles est aujourd’hui concernée par les
illusions, définies comme une déviance systé-
matique de la perception par rapport à un
stimulus physiquement mesuré. Comment
décrire physiquement un bâton à moitié
immergé ? Si c’est le bâton lui-même que
l’on mesure, on constatera qu’il est droit,
mais pas si l’on prend une photographie du
phénomène. C’est une des raisons pour les-
quelles on distingue stimulus distal et proxi-
mal, c’est-à-dire le stimulus physique et sa
projection sur la surface sensorielle. Si la
lumière qui arrive sur la rétine (le stimulus
proximal) a été transformée, il faut prendre
en compte ce paramètre pour l’analyse de la
perception.

Stimulus et perception
Les scientifiques qui étudient les sens quali-
fient ainsi d’illusion le fait qu’un stimulus
proximal ne correspond pas à la perception.
Le terme d’illusion visuelle, par exemple,
s’applique aujourd’hui dans la majorité des
cas à des erreurs d’appréciation de la taille
et de l’orientation de certaines images
planes, comme celles au centre et à gauche
de la figure 2 ; l’illustration de droite montre
comment des lignes horizontales et verti-
cales peuvent aussi apparaître déformées.
Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que
les illusions d’optiques géométriques furent
définies précisément et elles devinrent un
objet d’étude primordial en psychologie.
Depuis, les théories sur les illusions ont foi-
sonné, mais aucune n’est totalement recon-
nue. À quel point les illusions sont-elles dues
à des mécanismes propres aux organes des
sens ou au cerveau ? Reflètent-elles une 2. Illusion de Müller-Lyer (à gauche) et de Zöllner (au centre). Sur la gauche, les
concurrence entre les hémisphères céré- sections verticales la plus haute et la plus basse sont de même longueur égale, et
braux ? Plusieurs illusions concernent aussi au centre les lignes horizontales sont parallèles. L’illustration à droite est constituée
d’autres espèces animales, ce qui rend les de lignes horizontales et verticales et représente le psychologue Richard Gregory.

© POUR LA SCIENCE 3
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théories cognitives difficiles à soutenir, à Les réponses neuronales ou comporte- Images trompeuses
moins qu’on admette que la cognition ne mentales aux contours et aux couleurs ne
soit pas l’apanage de l’homme. sont pas encore parfaitement comprises. En Les images ne sont que des «allusions» aux
Les illusions résulteraient d’un aspect effet, les contours en tant que stimulus phy- objets et certaines erreurs proviennent du
élémentaire du traitement de l’information sique sont généralement définis comme des passage de trois à deux dimensions. Les
sensorielle. À quel niveau ? On admet discontinuités de luminosité, qui peuvent artistes le savent et en tirent parti : les
généralement que la compréhension être mises en valeur par une inhibition laté- images comprennent des ambiguïtés et des
d’une illusion a progressé lorsqu’on rale de certains neurones, au début du pro- impossibilités qui sont rarement ou jamais
observe une corrélation entre une mesure cédé de traitement de l’information visuelle. présentes dans les objets. L’une de ces
intermédiaire du traitement du stimulus et Pourtant, toute une catégorie de stimulus ambiguïtés est la profondeur représentée
sa perception. Beaucoup d’illusions sont fait apparaître des différences de clarté alors par des lignes simples. Dans le cube de
attribuées au traitement de l’information qu’aucune différence physique n’existe. Les Necker (voir la figure 3 à droite), la face de
au plus haut niveau, en particulier dans le contours illusoires (voir la figure 3, à gauche) devant semble pointer tantôt en bas à
cortex cérébral. Des manifestations aussi se comportent de façon très semblable aux gauche et tantôt en haut à droite. De sur-
simples ne sont que des corréla- contours physiques: ils interagissent et peu- croît, aucune ligne continue ne définit à pro-
tions et on sait combien vent avoir des répercussions sur la percep- prement parler les coins du cube, matériali-
il est hasardeux de tion de la taille, de la forme ou de l’orienta- sés seulement par des lettres. Nous
passer d’une cor- tion. Certaines cellules isolées de l’aire continuons pourtant à associer à ce schéma
rélation à une visuelle primaire et secondaire de cerveau la forme dessinée avec des lignes droites.
causalité. Pour établir un lien de macaque répondent à des intervalles ali- L’image est interprétée comme une struc-
éventuel, les neurosciences étudient, en gnés ou à des fins de ligne alignées. Tout se ture tridimensionnelle, mais il n’y a pas
parallèle, la perception et la neurophysio- passe comme si la vue complétait les parties assez de détails (d’emboîtement des
logie d’un animal. manquantes du stimulus proximal. contours, de perspective, de convergence
ou de texture) pour définir quelles sont les
parties proches et lointaines. Les deux inter-
prétations de la profondeur n’apparaissent
pas simultanément : la perception passe
d’une interprétation à l’autre, et la profon-
deur apparente subit des inversions. Dans
son article, Jean-Claude Risset explore des
ambiguïtés et des impossibilités analogues
dans le domaine de la musique.
Certaines images vont bien au-delà de
la simple ambiguïté : on les nomme des
impossibilités, parce qu’on ne peut pas
construire les objets solides auxquels elles
« font allusion ». C’est le cas du triangle de la
figure 4, à gauche. Une baguette rectangu-
laire peut être représentée par trois lignes et
un quadrilatère, et deux lignes et une
ellipse suffisent à décrire un cylindre. De
3. Contours illusoires définissant à la fois un vase et des visages humains et une chaque côté du triangle « impossible » par-
version lettrée d’un cube de Necker, où la face de devant apparaît tantôt en
tent quatre baguettes rectangulaires qui se
haut à droite et en bas à gauche. Ce « cube » n’a pas de contour réel : nous
transforment en six cylindres à l’extrémité
reconstituons arbitrairement des lignes en observant les lettres.
des lignes. L’impossibilité peut être virtuelle
en ce qui concerne les contours d’un motif,
comme dans le cas de la variante de la spi-
rale de Fraser représentée sur la figure 4.
Les allusions picturales comme les
ambiguïtés et les impossibilités sont fasci-
nantes, mais l’existence de liens avec la
perception naturelle n’est pas avérée. Les
subtilités sensorielles que les illusions met-
tent en jeu ont été amplifiées par l’essor du
graphisme informatique, des cartes sons et
de l’imagerie cérébrale. Toutes ces avan-
cées sont largement expliquées dans ce
dossier ; elles initieront le lecteur à la quête
délicate d’une compréhension des illusions.
4. À gauche, une double impossibilité : les baguettes sur les bords ont l’air de
se transformer en cylindres et les trois côtés du triangle semblent être dans N. WADE est professeur de psychologie de la
une position irréelle. À droite, une variante de la « spirale » de Fraser, dans vision à l’Université de Dundee, en Écosse.
laquelle le motif en spirale est illusoire. Les illusions de cet article sont de l’auteur.

4 © POUR LA SCIENCE
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Les illusions
des SENS 1

DR

ILLUSIONS visuelles
Connues depuis l'Antiquité, les illusions visuelles sont les plus étudiées.
Trompant notre perception des mouvements, des contrastes, des couleurs,
de la transparence ou de la géométrie, elles nous éclairent
sur le fonctionnement de la machine visuelle, conçue pour saisir
la permanence des choses.
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LE TABLEAU MOUVANT cellules nerveuses de la rétine, et à l’encrage


du nerf optique. Seule la région centrale de
la rétine autorise la vision des couleurs (un
disque dont le rayon est environ la moitié
Jean BULLIER du rayon de la rétine), car, à la périphérie,
les informations perçues par les cellules sont
«mélangées» par les relais qui les véhiculent
Un tableau dynamique défie jusqu’au cerveau.
Enfin, l’œil n’est jamais stable : lorsque
les neurophysiologistes de la perception. vous fixez une lettre sur cette page, l’image
de cette lettre se déplace constamment sur
la rétine à cause des micromouvements de

R egardez le tableau Enigma d’Isia


Leviant (voir la figure 2) en fixant le
centre. Après quelques secondes, des nuées
jours se déplacer, mais en plus, elle change
de couleur à mi-chemin. Cette illusion, qui
passe inaperçue tant qu’il n’y a pas contra-
l’œil; l’amplitude de ces mouvements est de
l’ordre de la taille de la lettre. De ces caracté-
ristiques oculaires, nous pouvons reconsti-
colorées apparaissent et se déplacent le long diction avec d’autres perceptions ou d’autres tuer le tableau d’I. Leviant tel que le voit
des anneaux. Parfois, à la faveur d’une sac- connaissances, est nommée mouvement notre œil sans reconstruction par le cerveau
cade oculaire ou d’un clignement des yeux, apparent ou mouvement ϕ. Notre cerveau (voir la figure 1).
le sens de rotation des nuées s’inverse: elles reconstruit un phénomène qui n’a rien à Toutefois, malgré les mouvements, la
repartent de plus belle dans la direction voir avec la réalité. zone aveugle, l’acuité visuelle médiocre et la
opposée. Cette sensation de mouvement Ainsi, nous vivons dans un monde faible perception des couleurs, nous avons
alors que tout est stable dans le tableau est visuel qui n’est qu’une interprétation de la l’impression d’un monde visuel stable où
une illusion visuelle dont les neurophysiolo- réalité construite par notre cerveau, et parti- tout est perçu avec la même acuité et avec
gistes de la perception sont friands. culièrement par le cortex visuel. Ce dernier un rendu parfait des couleurs.
La nuit, sur une autoroute éclairée par compense les limites de la première étape L’illusion n’est donc pas l’exception,
les lampadaires au néon, les roues des voi- du traitement des informations visuelles : mais bien la norme : nous vivons dans une
tures que vous dépassez semblent tourner l’œil. Bien que célébré par de nombreux perception visuelle illusoire qui résulte de la
à l’envers : vous vous souvenez alors des philosophes et par Darwin pour l’ingéniosité reconstruction de la scène visuelle par le
roues de diligence au cinéma qui tournent de sa «conception», l’œil est un bien pauvre cortex visuel. Ce dernier est divisé en de
également à l’envers, et vous en déduisez capteur : la vision des détails n’est précise nombreuses aires : la première, V1, reçoit
que cette illusion est due à l’éclairage dis- que dans la partie centrale du champ visuel; l’ensemble des informations issues de la
continu des lampadaires. Pourtant, l’impres- au-delà, c’est le flou le plus total. Par ailleurs, rétine que V2 répartit ensuite dans des
sion est là : la roue tourne lentement dans dans chaque œil, la rétine a une région aires secondaires spécialisées ; par exemple,
le sens inverse de son mouvement réel. aveugle, sans cellule sensible, qui corres- V4 est dédiée aux formes et aux couleurs,
Illusion ou réalité ? À l’horizon, une Lune pond au point de convergence de toutes les tandis que V5 traite les informations rela-
pleine paraît deux fois plus grosse que tives au mouvement et à la profondeur.
d’habitude. Pourtant, la distance de la Terre L’intérêt du tableau d’I. Leviant réside
à la Lune est constante et la Lune n’est pas dans la force de l’illusion de mouvement cir-
grossie par un phénomène optique. Il culaire dans les anneaux alors que le
n’empêche, notre système visuel juge la tableau est parfaitement statique. Quelle est
Lune à l’horizon plus lointaine que la source de l’impression de mouvement ?
lorsqu’elle est au zénith. Là encore, nous Cette question a suscité un intéressant débat
avons beau nous persuader que la Lune ne entre deux spécialistes britanniques de la
change pas de taille, nous la voyons deux vision, Semir Zeki et Richard Gregory. Ce
fois plus grosse. Illusion ou réalité ? dernier soutient que l’illusion est créée par le
De ces exemples, nous concluons qu’il mouvement de l’image sur la rétine, tandis
s’agit d’illusions parce qu’il y a contradiction que S. Zeki pense que l’illusion résulte uni-
entre ce que nous observons et ce que nous quement du traitement de l’information par
savons. Toutefois, lorsqu’il n’y a pas de le cortex visuel.
contradiction, nous nous accommodons de Tous deux ont partiellement raison.
cette perception illusoire. Par exemple, à Même lorsque nous fixons intensément un
l’aide d’un ordinateur ou de deux projec- 1. Reconstitution d’Enigma tel que objet, son image sur la rétine est en mouve-
teurs de diapositives, présentez une tache notre œil droit le voit (quand il est près ment permanent; or quand on supprime ce
de lumière de n’importe quelle forme qui du tableau) sans la reconstruction par mouvement de l’œil, par exemple, en soli-
s’éteint alors qu’une même tache de lumière notre cerveau : on y distingue la zone darisant l’image à la rétine par des procédés
s’allume quelques centimètres plus loin et centrale où la vision est nette et colo- optiques, toute perception visuelle disparaît.
quelques centièmes de seconde plus tard. rée ; la zone où l’image est encore En d’autres termes, le mouvement est à la
colorée, mais floue ; la zone où l’image
Vous voyez un mouvement rapide de la vision ce que l’oxygène est à la vie : sans
perd sa couleur, la naissance du nerf
tache de lumière entre les deux positions, or mouvement, la vision n’existe pas. Ainsi,
optique (la tache noire, dite aveugle),
rien ne bouge, il s’agit seulement de taches et enfin, les mouvements saccadés de pour Enigma et pour les autres objets
de lumière qui s’allument et qui s’éteignent! l’œil (la superposition d’images déca- visuels, les micromouvements de l’image sur
Quand les deux taches de lumière sont de lées, représentée par le double trait la rétine sont indispensables pour activer
couleurs différentes, la première semble tou- rouge et la portion centrale jaune). notre perception.

6 © POUR LA SCIENCE
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Isia Leviant

Cependant, le phénomène ne peut être des aires corticales spécialisées dans le traite-
purement rétinien : les micromouvements ment de l’information du mouvement (V5)
de l’œil ont une direction aléatoire ; ils pour donner lieu à cette impression de
n’expliquent donc pas à eux seuls que les mouvement continu dans les anneaux colo-
nuées mouvantes perçues dans Enigma rés: ainsi, un mouvement perçu au niveau
soient restreintes aux anneaux colorés et se des rayons est reporté aux anneaux.
déplacent de façon circulaire. Il s’agit sans Le cortex visuel recréerait une impres-
doute d’un phénomène cortical comme le sion cohérente à partir d’informations
suggèrent les résultats d’imagerie de S. Zeki. incomplètes ou incohérentes. Toutefois, ceci
On sait que les rayons noirs et blancs du n’est qu’une hypothèse et la compréhen-
tableau activent fortement les neurones du sion des mécanismes exacts mis en jeu
cortex visuel, en particulier ceux des aires pour expliquer en termes d’activité neuro-
V1 et V2. Par ailleurs, certains neurones de nale cette perception cohérente de mouve-
V2 sont sensibles aux seules extrémités, ici, ment circulaire reste un défi pour les neuro-
celles des rayons noirs et blancs près des physiologistes. Il y a encore un mystère
2. L’illusion d’Enigma (en haut) est due anneaux de couleur. Ces neurones partici- derrière Enigma.
aux rayons noirs et blancs. Sans eux, les pent à l’extraction d’objets d’une scène
nuées colorées qui se déplacent le long observée. Cette intense activité aléatoire est Jean BULLIER, Centre de recherche Cerveau
des anneaux disparaissent (ci-dessus). vraisemblablement réorganisée au niveau et Cognition, Toulouse

© POUR LA SCIENCE 7
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Les illusions de contraste


Jacques NINIO

Le cerveau instaure des frontières arbitraires sitifs se trahissent, en certaines circons-


tances où, pensons-nous, la perception
dans la perception des luminosités. La juxtaposition nous induit en erreur (voir la figure 1).
On s’estime alors victime d’une illu-
de teintes aux contrastes variés nous fait percevoir sion visuelle. Or, pour le scientifique
qui étudie la perception, l’illusion est
des frontières et des différences de contrastes illusoires. un indice révélateur des méthodes utili-
sées par le cerveau pour interpréter effi-

V
cacement les données sensorielles : elle
ous êtes accablé par le soleil et noir profond des costumes et au reflet est l’exception qui fait découvrir et
vous vous réfugiez dans une gênant d’une lumière crue par un mur comprendre la règle.
pièce aux volets tirés. Là vous blanc. Pourtant, l’image a été créée par
vous adaptez à la nouvelle émission de lumière, et aucune région Modèles et preuves
ambiance lumineuse et vous êtes de l’écran ne peut y être, objective-
frappé par la blancheur d’un vase en ment, plus foncée que son gris initial ! Compte tenu de l’outillage théorique dis-
porcelaine ; cela est étonnant, car vous La perception a donc remplacé du gris ponible aujourd’hui, il est assez facile de
en recevez moins de lumière que vous par du noir et retouché l’image, la ren- proposer des modèles neuronaux qui
n’en captiez dehors en provenance dant plus intelligible. rendent compte des illusions de
d’un tronc d’arbre gris mat. Dans la Les dispositifs correcteurs de la per- contraste : des modèles sur papier, avec
pièce, vous apercevez l’écran gris d’un ception que nous avons évoqués sont des neurones aux propriétés hypothé-
poste de télévision éteint. Vous allu- bien rodés, et se font généralement tiques, mais réalistes, connectés de
mez et, sur le film en noir et blanc que oublier ; il faut beaucoup de perspica- manière orthodoxe. Toutefois, ces
transmet le poste, vous êtes sensible au cité pour les mettre au jour. Ces dispo- modèles sont très difficiles à prouver.
Les techniques d’observation du cerveau
par « imagerie cérébrale » donnent
quelques indications quant aux aires du
cerveau concernées par telle ou telle illu-
sion (voir Le tableau mouvant, par Jean
Bullier, dans ce dossier), mais elles ne
révèlent pas leur organisation interne.
Quelques études, à un niveau plus fin et
plus pertinent – celui des neurophysiolo-
gistes et des neuroanatomistes – tentent
bien de modéliser les schémas de
connexions des neurones individuels et
les signaux qu’ils émettent, mais ces
études sont encore rarement concluantes.
Aussi l’essentiel de l’effort d’analyse des
phénomènes illusoires est investi dans la
recherche de preuves formelles : en fai-
sant varier le phénomène étudié pour
bien en saisir les limites, en développant
J. Ninio

une phénoménologie aussi fine et


1. EFFETS DE CONTRASTE EN TOUS SENS. Le rouge est partout le même, on le vérifie sur détaillée que possible, les chercheurs
une bande horizontale en masquant les bandes adjacentes. Or, de loin, le rouge de la moitié guident les théoriciens vers les bons
droite de la figure paraît plus sombre que celui de la moitié gauche, y compris dans les modèles et les anatomistes vers les
bandes centrales continues. De près, les bandes ont des couleurs plus homogènes. Dans la bonnes aires cérébrales.
moitié droite, le blanc paraît très lumineux. À gauche, il paraît terne et légèrement teinté, de La moisson de ces dernières années
la couleur des portions de bandes accolées, bleu ou rouge selon le cas. Au XIXe siècle, on
a été particulièrement riche, notam-
connaissait le « contraste simultané », quand les différences entre couleurs adjacentes s’exacer-
bent, comme le rapport du blanc au bleu dans la partie droite, et l'« assimilation », qui joue à ment grâce aux nouvelles facilités de
plus petite échelle, lorsque les couleurs tendent à se fondre, comme dans la partie gauche. l’informatique graphique : sans bagage
Aujourd’hui, les spécialistes espèrent aboutir à un modèle unifié qui tiendrait compte de technique, on peut créer rapidement et
l’échelle, de la géométrie et des répartitions locales et globales du contraste. par centaines des variantes de chaque

8 © POUR LA SCIENCE
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Photo RMN-Hervé Lewandowski

2. LA MADELEINE À LA VEILLEUSE DE GEORGES DE LA TOUR savent depuis longtemps que, dans un tableau, les couleurs et les
(1593-1652). Ce peintre français du XVII e siècle créait des luminosités voisines agissent l’une sur l’autre, et déterminent l’appa-
ambiances où des différences de luminosité modérées donnent une rence finale de l’œuvre. Ce type de gradients de luminosité crée des
impression de forte clarté ou d’obscurité profonde. Les peintres illusions, comme sur les figures 7 et 9.
illusion et sélectionner les plus specta- par Françoise Viénot et Jean Le objets sur les murs ou sur d’autres sur-
culaires – ou tomber sur des effets inat- Rohellec, dans ce dossier), ou les effets faces un tant soit peu réfléchissantes, est
tendus ! Examinons ce monde des illu- consécutifs aux stimulus trop intenses comme soulignée par des couples de
sions de contraste, où, à notre insu, ou trop prolongés. Dans l’illusion des bandes claires et sombres, qui sont illu-
notre perception nous impose une bandes de Mach (voir la figure 3), une soires. Familiers des lois de la physique,
manière d’évaluer les contrastes fondée plage d’un gris clair uniforme et une nous sommes tentés de croire que ces
sur des valeurs relatives, des déviations plage d’un gris foncé uniforme sont bandes résulteraient d’une diffraction de
par rapport à une norme. séparées par une plage où le niveau de la lumière par les bords des objets qui
gris augmente graduellement du niveau ont créé l’ombre. Pour en avoir le cœur
Une illusion classique clair au niveau sombre. Or, on aperçoit net, il suffit de masquer les abords des
deux bandes, aux deux bords de cette bandes et l’on s’aperçoit que l’illusion
Vers 1860, le physicien autrichien Ernst plage intermédiaire, qui semblent en disparaît. Quoi qu’il en soit, l’illusion
Mach décrit une illusion de contraste souligner les frontières, l’une du côté de est indubitable sur la figure 3 et Mach
qui a marqué un tournant dans l’étude la plage claire, plus claire que celle-ci, l’avait établie d’une manière convain-
du cerveau. Quelques illusions de l’autre du côté de la plage sombre, qui cante avec des dispositifs à cylindres ou
contraste étaient déjà connues : l’effet paraît encore plus sombre. disques tournants.
d'« irradiation » selon lequel ce qui est Cette illusion est très répandue. On Le phénomène étant décrit, Mach
blanc ou clair s’étend aux dépens de ce l’observe dans toutes les salles éclai- lui attribue un rôle. Les objets nous
qui est sombre, les effets de contraste rées, surtout s’il y a plusieurs sources paraissent dotés de bords francs, bien
simultané (voir Les illusions de couleur, lumineuses : l’ombre projetée par les dessinés, bien qu’ils soient parfois très

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3. BANDES DE MACH. Le triangle supérieur droit est d’un niveau de 4. LES ARÊTES DES PYRAMIDES. De près, on voit des carrés emboî-
gris homogène, le triangle inférieur gauche est d’un autre niveau de tés, de teinte uniforme, mais de plus en plus claire du centre vers la
gris homogène. Dans la plage qui les raccorde, le niveau de gris est périphérie. De loin, on perçoit des arêtes illusoires sombres, selon les
intermédiaire et varie continûment de l’un à l’autre. Pourtant, les diagonales des carrés. Des arêtes brillantes sont obtenues quand la
jonctions paraissent comme soulignées par deux bandes illusoires, teinte varie du clair au sombre en allant du centre à la périphérie.
l’une du côté du triangle clair, plus claire que celui-ci, l’autre du côté Comme avec les bandes de Mach, une variation en niveau de gris
du triangle sombre, plus sombre que lui. Ces bandes disparaissent est interprétée comme une frontière – ici, dans une géométrie un
quand on masque les triangles. peu plus compliquée – entre deux faces de pyramide.

peu distincts des objets environnants les bandes. L'« algorithme » neuronal régions de fort contraste. Ils ne sont
– par exemple une feuille de papier de Mach s’est révélé physiologique- pas faits pour signaler les variations de
blanc posée de biais au-dessus d’une ment pertinent. De surcroît, ce prin- luminosité, mais pour rendre compte
autre feuille de papier, d’une égale cipe s’applique à d’autres tâches sen- de certaines coïncidences géomé-
blancheur. L’appréciation du contour sorielles et pourrait, en théorie, être triques. En situation naturelle, un ani-
des objets et, de là, l’identification de utilisé pour la détection de molécules mal ou un objet sont rarement vus de
leur forme, est une des tâches majeures en immunologie. manière complète. L’animal peut être
de la perception visuelle, qui intervient Le travail de Mach est exemplaire, partiellement occulté par la végétation,
très tôt dans la chaîne de traitement de car il réunit tous les ingrédients dont on de sorte que nous n’en voyons souvent
l’information. « La rétine, écrit Mach, peut rêver aujourd’hui pour une illusion : que des fragments ; nous assemblons
efface les petites différences et relève découverte d’un phénomène paradoxal, inconsciemment et automatiquement
les plus grandes de manière dispropor- repérage de l’illusion dans l’environne- ces fragments pour conclure à la pré-
tionnée. Elle schématise et caricature. » ment naturel, construction d’un disposi- sence de l’animal et comprendre sa
Les bandes illusoires révéleraient donc tif convaincant pour prouver le caractère posture. Autre exemple : dans une
les procédures par lesquelles le cerveau illusoire de la perception, attribution scène d’intérieur, nous voyons plu-
repère le contour des objets. d’un rôle physiologique adéquat, propo- sieurs objets à des distances diffé-
Mach propose un mécanisme neu- sition d’un modèle neuronal capable de rentes, les plus proches masquant par-
ronal sous-jacent : l’inhibition latérale. l’engendrer. Des variantes plus ludiques tiellement les plus éloignés et nous
Imaginons une couche de neurones de cette illusion ont également été pro- devons alors imaginer le tout à partir
photosensibles de la rétine, qui trans- posées (voir la figure 4). des parties. Autre problème de recons-
mettent au cerveau un signal dont titution : le fond, contre lequel est
l’intensité croît avec la lumière reçue. Les contours subjectifs placé un animal ou un objet, n’est pas
Supposons que ces neurones soient uniforme. Le contraste varie aux fron-
connectés (en fait, via des neurones L’extraction des contours est encore à tières. En suivant le contour, l’objet
intermédiaires) latéralement les uns l’œuvre dans une autre classe d’illu- peut être plus clair que le fond local en
aux autres, et qu’ils interagissent selon sions décrite par Friedrich Schumann certains points du contour, plus
deux règles : (1) plus un neurone a en 1905 et connue sous deux variantes sombre à d’autres et indistinguable
reçu de lumière, plus il inhibe ses voi- principales, dues l’une à G. Kanizsa et ailleurs. À cette problématique de la
sins, c’est-à-dire qu’il les astreint à l’autre à W. Ehrenstein, deux psycho- reconstruction mentale d’une forme
émettre un signal moins fort ; (2) plus logues du XXe siècle (voir la figure 5). complète à partir d’informations frag-
le voisin est proche, plus il est inhibé. À l’inverse des bandes de Mach, les mentaires, Kanizsa a associé deux
Ces deux règles suffisent à produire contours subjectifs naissent dans des concepts : « la complétion modale »,

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a b
dans laquelle une surface est perçue
comme si elle était physiquement pré-
sente et la « complétion amodale » où
elle est seulement imaginée (voir les
figures 5a et 5c).
Ces phénomènes ont suscité des
études variées. Du côté de l’expérimen-
tation neurophysiologique, Rudiger von
der Heydt et ses collègues ont décrit,
chez le macaque, des neurones qui
détectent des contours subjectifs « à la
Ehrenstein ». Les modélisateurs ont
plutôt théorisé sur les variantes « à la
Kanizsa ». En particulier, quelle est la
forme exacte des contours, quand ils ne
G
GRRE
EGGO
ORRY
Y d
sont pas droits, et pourquoi ? Mes expé- c
riences à l’École normale supérieure
indiquent que les contours convexes
dans les figures telles que le triangle de
Kanizsa curviligne (voir la figure 5a)
sont assez proches de l’arc de cercle
tangent au bord des ouvertures des
camemberts. Dans les modèles, on peut
imaginer des contours qui se construi- 5. CONTOURS SUBJECTIFS. Le triangle de Kanizsa, ici curviligne (a), est suggéré par les ouver-
sent de proche en proche, par interpola- tures des camemberts. Dans les contours subjectifs à la Ehrenstein (b), l’ellipse et la couronne
tions, ou des mécanismes de remplis- sont définies par les interruptions des lignes du fond. Au milieu, les lettres du mot GREGORY
sage comme une bulle qu’on gonflerait sont suggérées par les formes noires, qui pourraient être des ombres projetées par ces lettres.
au centre de la configuration, et s’arrê- Nous interprétons les deux triangles noirs accolés au rectangle blanc (c) comme faisant partie
terait de croître en rencontrant les obs- d’un carré noir orienté comme celui à côté. Notons que le carré noir imaginé paraît plus petit
tacles, ou bien encore des processus de que le carré noir complet, alors qu’ils sont égaux. En (d), une figure conçue par Peter Tseillustre
une surface subjective tridimensionnelle pyramidale suggérée par la conjonction d’indices
type minimisation d’énergie. Le débat
(patins elliptiques) et armatures carrées.
est âpre entre ceux qui soutiennent que
tout se passe au niveau local et ceux qui
privilégient au contraire une reconnais-
sance de formes au niveau global. Ces
derniers font valoir qu’on perçoit les
lettres du nom GREGORY dans la
figure 5 parce qu’elles nous sont fami-
lières. Les formes noires sont interpré-
tées comme des ombres et par consé-
quent ne définissent le bord des lettres
que d’un seul côté.
Parmi les phénomènes ayant des
conséquences théoriques, on connaît
des variantes où deux contours subjec-
tifs sont vus pour une même image,
quatre segments écartés en croix, par
exemple, suggèrent des contours en
carré ou en cercle. On sait qu’une sur-
face subjective sur fond gris peut être
codée par des éléments inducteurs
noirs et blancs dont les effets s’addi-
tionnent : des segments en disposition
radiale alternativement blancs et noirs,
sur fond gris, définissent un cercle
subjectif. Enfin, une variante nova-
trice, proposée par Peter Tse, du
Département de psychologie de
l’Université de Harvard, montre une
surface où l’effet de volume est créé
par des éléments inducteurs suggérant 6. L’EFFET NÉON, découvert par Dario Varin en 1971. Les changements de couleur, du vert au
qu’elle masque autant qu’elle est mas- rouge, dans les cercles concentriques, induisent une surface subjective de teinte saumon limitée
quée (pyramide de la figure 5 d). par les frontières de couleur. En masquant les cercles, on vérifie que la surface est une illusion.

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difficile à rendre sur des images fixes


artificielles. Lorsqu’on répète le motif et
qu’on utilise une distribution en dents de
scie, l’effet est accentué et peut devenir
étonnant (voir la figure 7).
Les dispositifs à gradients de lumi-
nosité sont utilisés pour créer de nom-
breux effets de contraste. L’un des plus
ingénieux, l’effet de halo et de fumée, a
récemment été découvert par Daniele
Zavagno, de l’Université de Padoue
(voir la figure 9). Ici, peut-être encore
plus qu’ailleurs, se fait la jonction avec
l’art des peintres du clair-obscur.
D. Zavagno s’est d’ailleurs intéressé aux
procédés de Georges de La Tour qui a
su créer, dans ses tableaux, de fortes dif-
férences de luminosité apparente, entre
des visages au premier plan, éclairés à la
flamme d’une bougie, et des person-
nages au second plan et ceci avec de
subtiles gradations de la lumière ren-
voyée par le tableau (voir la figure 2).
Enfin, en faisant onduler un couple
de lignes de couleurs contrastées,
Baingio Pinna, de l’Université de
Sassari, en Sardaigne, a obtenu un effet
spectaculaire, qu’il appelle « effet
d’aquarelle » (voir la figure 10). La page
semble bien colorée dans toute la por-
tion limitée par les contours ondulés : il
est difficile de croire qu’elle y est exac-
tement aussi blanche qu’ailleurs !

La grille de Hermann
La grille de Hermann est un autre grand
7. LES GRADIENTS DE NIVEAUX de gris engendrent de puissants effets de contraste. Dans classique. Repérée au milieu du
ce motif, créé par Alexander Logvinenko, tous les losanges sont du même gris, qui est aussi XIXe siècle, elle est présentée habituelle-
celui de la travée horizontale. On vérifiera, par masquage, que la travée centrale est d’un gris ment avec des carrés noirs régulièrement
uniforme, puis que celui-ci est le même que celui des rangs de losanges qu’elle traverse.
Dans la famille des contours subjec- de gris différents. Réciproquement, un tel
tifs, un effet qui devrait intéresser les couple est interprété quelque part dans
graphistes a été décrit dès 1971 par le cerveau comme l’indice révélateur
D. Varin, du Département de psycholo- d’une différence de niveaux de

Pour la
gie de l’Université de Milan. Des élé- gris de part et d’autre du
ments inducteurs colorés et contrastés couple. Cette interprétation
créent des contours subjectifs à leurs est telle qu’avec de telles
frontières de couleur et une coloration signatures, on peut créer des
illusoire qui s’étend sur toute la surface différences illusoires de
délimitée par les contours (voir la niveaux de gris. L’effet
figure 6). Des couleurs peuvent aussi avait été établi par Tom
s’étaler en franchissant des lignes Cornsweet dans les

Science
contrastées (voir la figure 8), ce qui années 1970 avec des
serait impossible avec des surfaces sub- disques tournants ; il est
jectives de type Kanizsa car dans ce cas,
on passerait en complétion amodale. 8. DIFFUSION COLORÉE. Les
lettres du titre Pour la Science
sont engendrées par de petits
Le problème réciproque arcs bleus accolés aux cercles
rouges. Les lettres ont pourtant un
Revenons aux bandes de Mach. Le aspect continu, comme si la couleur
couple de lignes, l’une claire l’autre bleue avait diffusé en dessous des
sombre, sépare deux plages de niveaux cercles rouges.

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disposés, séparés par des travées


blanches horizontales et verticales (voir
la figure 12). Quand on fixe un des croi-
sements, on le voit blanc, ce qui est nor-
mal, et on voit apparaître des taches illu-
soires grises au centre des croisements
situés en périphérie. Ce phénomène, qui
continue à inspirer de nombreux travaux,
témoigne d’un mécanisme de correction
du contraste local du niveau de gris (dans
l’esprit des exemples donnés au début).
Le niveau de gris attribué (perçu) en un
point d’une travée blanche dépendrait de
la proportion de noir présente à proxi-
mité. Il y a relativement moins de noir 9. HALO ET FUMÉE. Ces deux figures, créées par Daniele Zavagno, comportent chacune
autour d’un croisement qu’entre deux quatre rectangles dans lesquels le niveau de gris varie continûment d’un bord à l’autre. Les
croisements. C’est comme si, en périphé- effets de halo à gauche, de fumée à droite, qui diffusent au-delà du carré central, sont illusoires.
rie, on ne distinguait pas bien entre un
excès de blancheur, dû à la surface elle-
même (brillance) et un excès dû à une
forte illumination locale (luminance).
Retenant, faute d’information, la seconde
hypothèse, le cerveau corrigerait, en met-
tant du gris dans la zone trop blanche.
Une explication fonctionnelle rai-
sonnable, mais non prouvée, étant trou-
vée, un modèle neuronal détaillé de
correction du niveau de gris local a été
vite proposé, lui aussi difficile à prou-
ver. La grille de Hermann s’est surtout
développée du côté de la phénoméno-
logie. De nombreuses variantes fonc-
tionnent : on peut changer la taille des
carrés, leur espacement, leur niveau de
gris, les évider, comprimer l’image
dans un sens ou un autre, déformer les
carrés (par exemple, les remplacer par
des parallélogrammes), modifier, mais
pas trop, l’orientation des travées, les
rendre non parallèles, les taches grises
illusoires sont présentes, mais pas tou-
jours circulaires (elles peuvent devenir
des losanges ou de fines aiguilles). En
revanche, on détruit l’illusion en rem-
plaçant le pavage carré par un pavage
de triangles ou d’hexagones. Le motif
10. L’EFFET D’AQUARELLE (Baingio Pinna). Les colorations qui semblent s’étaler entre les
vraiment essentiel pour produire l’illu- colorations doubles contours festonnés sont illusoires. Cet effet de diffusion colorée, parti-
sion semble être la présence d’un croi- culièrement robuste, se décline en de nombreuses variantes, et n’exige même pas la clô-
sement de deux longs bras. Il doit y ture des contours.
avoir un vrai croisement et non un
coude ou une jonction en T. Extinctions et scintillations est non seulement renforcé, comme
Par ailleurs, une observation minu- prévu, mais il est qualitativement modi-
tieuse de la grille de Hermann et de La grille de Hermann nous a amenés à fié : il se transforme en un spectaculaire
quelques variantes fait apparaître distinguer la vision centrale et la vision effet de scintillation (voir la figure 13).
quelques nouveaux phénomènes, peu périphérique. Là où le regard se pose, Cette scintillation résulterait d’une
spectaculaires, mais dont les spécia- l’image est saisie à « haute résolution », alternance rapide entre une interpréta-
listes se régalent (comme un musicien par la fovea. En périphérie de la rétine, tion à haute résolution, qui dirait gris, et
qui détecte un accord insolite chez les photorécepteurs sont moins denses, une interprétation à résolution moindre,
Debussy) : enrichissant singulièrement et la capture se fait à résolution qui dirait blanc. De telles alternances
la phénoménologie, ces nouveaux moindre. Pour étudier les effets de cap- sont d’autant plus plausibles que,
effets imposent des contraintes très ture à différentes résolutions, il était connectant la rétine au cerveau, on
puissantes aux concepteurs de modèles tentant de rendre de plus en plus floue trouve deux classes de neurones, les uns
(voir la figure 11). la grille de Hermann. L’effet illusoire nommés « magno », rapides qui œuvrent

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11. LIGNES FUGITIVES (À GAUCHE). Deux


familles de lignes fugitives claires semblent
pulser à 30 et 120 degrés par rapport à
l’horizontale. Le phénomène se rattacherait
aux stratégies de recherche d’alignements.
Ayant déformé les carrés d’une grille de
Hermann, les alignements horizontaux, verti-
caux et à 45 degrés sont affaiblis, ce qui
ouvre la voie à la recherche d’alignements
selon d’autres orientations – ici, celles du
« mouvement du cheval sur un échiquier ».
En inversant le noir et le blanc, on obtient
des lignes pulsantes sombres.

12. GRILLE DE HERMANN (CI-DESSUS).


Des taches illusoires grises apparaissent
aux intersections des allées blanches, mais
disparaissent là où on les fixe. Quand on
tourne l’image de 45 degrés, on voit en
prenant du recul apparaître des réseaux
de lignes sombres, horizontales et verti-
cales, qui traversent les carrés selon leurs
diagonales. On notera aussi que le blanc
des allées semble moins clair que celui de
l’extérieur de l’image. En particulier, dans
les deux allées où les carrés portent des
encoches, on voit des filets gris au milieu
des allées, qui contrastent avec le blanc
des encoches.

13. EFFET DE SCINTILLATION (À GAUCHE).


En rendant floue une grille de Hermann,
James Bergen a observé un puissant effet
de scintillation : au croisement des allées
grises, des points brillants se mettent à scin-
tiller. Parfois difficiles à voir au début, on les
capte plus facilement au cours d’un saut du
regard, d’un point à l’autre de l’image. Puis
la scintillation s’installe dans une portion de
l’image, là où le degré de flou réalise un
optimum, qui varie selon les individus.
Enfin, avec un peu de chance, l’ensemble
de la grille se mettra à scintiller.

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14. EFFET D’EXTINCTION (J. Ninio et K. Stevens). Les grands disques grille de Hermann, est celle de contraste local. Comme les disques
noirs sont bien visibles dans la moitié inférieure de la figure. Mais noirs sont entourés de cercles blancs, le niveau de gris moyen local
dans la moitié supérieure, on ne voit que quelques disques à la fois, est proche de celui de l’environnement, pour les grands disques du
là où le regard se pose, alors qu’ils sont présents à tous les croise- haut de la figure. En périphérie du champ visuel, il y aurait un seuil
ments dans les lignes 2, 4 et 6. La notion essentielle, comme pour la de contraste à dépasser pour qu’un signal attire l’attention.

à faible résolution et les autres une nouvelle illusion, d'« extinction » Ce petit voyage dans les illusions,
« parvo », plus lents, qui travaillent avec (voir la figure 14). Cette fois-ci, nous loin d’épuiser le sujet, nous donne un
une meilleure définition. avons un phénomène de disparition. La aperçu de la manière dont les analyses et
En déformant les pavés d’une grille plupart des disques noirs des lignes 2, 4 les recherches s’articulent autour de ces
de Hermann, j’ai récemment mis en évi- et 6 de la figure 14 ne sont tout simple- images : notamment l’opposition entre
dence un phénomène de lignes fugitives, ment pas vus, bien qu’ils soient plutôt local et global, la coopération entre
pulsantes (voir la figure 11). L’effet est gros. On voit bien des disques là où le centre et périphérie, la ségrégation ou la
moins fort que celui de scintillation, mais regard se pose, mais, en périphérie, ils coopération entre régions blanches et
il présente un plus grand défi théorique. sont éliminés, et les travées grises sont noires, la diffusion des niveaux de gris
Il indique que le cerveau serait sensible à complétées. Elles apparaissent conti- ou des couleurs à partir des frontières.
de subtiles régularités géométriques dans nues, comme le sont les lignes qui tra-
la figure : des alignements à peine détec- versent la tache aveugle.
tables de pavés blancs et d’interstices L’explication provisoire du phéno- Jacques NINIO, biologiste au Laboratoire de
noirs, selon des directions où ils sont mène est qu’en périphérie, un disque, physique statistique de l’École normale supé-
rieure, est également spécialiste des illusions
légèrement allongés, semblent coopérer même s’il est d’une taille suffisante
visuelles, qu’il étudie depuis près de 25 ans.
pour produire ces lignes fugitives. Les pour être saisi par les photorécepteurs,
bandes de Mach avaient introduit une peut ne pas parvenir à la conscience N INIO , Jacques, La science des Illusions,
partition simple de l’image, liée aux quand le contraste local en niveaux de Odile Jacob, Paris, 1998.
seules variations locales de niveaux de gris reste au-dessous d’un certain seuil. KANIZSA, Gaetano, Grammatica del Vedere, Il
gris. Ici, les lignes pulsantes refléteraient Le contraste est plus faible quand les Mulino, Bologne, 1980. Traduction française:
des corrélations à longue portée. disques sont aux croisements de trois La grammaire du voir, Diderot, Paris, 1997.
En explorant les variantes de la allées grises, comme sur les lignes 2, 4 MACH, Ernst, Analyse der Empfindungen, 1886.
grille de Hermann et des grilles scin- et 6 que lorsqu’ils sont traversés par Traduction française: L’analyse des sensations,
tillantes, j’ai fabriqué avec Kent une seule allée grise, comme pour les Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1996.
Stevens, de l’Université de l’Oregon, lignes 9, 11 et 13.

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Transparence, constance
et apparence des couleurs
Kenneth KNOBLAUCH et Michel DOJAT

Comment le cerveau perçoit-il la transparence naît en réaction à l’idée que la perception


est entièrement expliquée en termes de
ou l’illusion de la transparence ? sensations élémentaires et isolées. Pour
les gestaltistes, la perception ne se réduit
pas à la somme des excitations engen-

L
drées par un stimulus. Pour illustrer leur
’aisance avec laquelle nous per- à ces mécanismes de détection de régu- hypothèse, ils utilisent des groupements
cevons le monde en termes larités, le cerveau soustrait les variations visuels où l’objet perçu dépend de la
d’objets distincts aux propriétés qui ne sont pas intrinsèques aux objets et relation entre ses éléments constitutifs et
stables et invariantes, comme la lève les ambiguïtés de perception. Pour non pas simplement des éléments per se.
couleur et la forme, est d’autant plus mieux comprendre ces mécanismes, Le psychologue Kurt Koffka défend
remarquable que les informations proje- nous avons privilégié la perception de la alors l’idée que la transparence révèle
tées sur la rétine sont ambiguës. Par transparence, dont les spécialistes sup- une représentation perceptive duale.
exemple, malgré les changements de posent qu’elle est liée à la perception de Comment fonctionnerait cette
l’éclairement d’un objet, sa couleur ne la constance de couleur. Cette constance représentation ? Dès qu’une région est
nous paraît en général pas significative- résulte en effet d’un mécanisme conçu vue comme transparente, nous perce-
ment altérée : c’est la constance des cou- pour soustraire les variations spectrales vons deux surfaces au même endroit,
leurs. Inversement, le même stimulus de la lumière qui ne sont pas intrin- l’une semblant « filtrer » la lumière de
physique, c’est-à-dire la même image sèques aux objets. l’autre, alors qu’en réalité, seuls des
formée sur la rétine, peut conduire, selon champs de lumière adjacents sont pro-
le contexte, à des perceptions différentes. La transparence jetés sur la rétine. Dans notre vision de
Deux lignes peuvent ainsi paraître fort la transparence, nous ne voyons pas
différentes alors qu’elles sont de même Comment le système visuel reconnaît-il seulement deux surfaces, nous appré-
longueur (voir la figure 1). la transparence ? Autrement dit, de cions aussi la couleur de chacune : nous
Toute image formée sur la rétine est quelle manière détermine-t-il que deux pouvons voir simultanément les cou-
sujette à de multiples interprétations. couleurs sont superposées, l’une étant leurs verdâtre et rougeâtre d’une image
Dans des conditions naturelles toutefois, un filtre à travers lequel l’autre couleur formée au même endroit sur la rétine,
le cerveau parvient à une interprétation est vue ? Nous verrons que cette trans- alors qu’habituellement ces couleurs ne
correcte et stable des objets, gage de parence résulte d’un changement de sont jamais perçues ensemble, signe de
notre adaptation à l’environnement. Les couleur perçu comme « cohérent » par le l’organisation de la vision des couleurs
mécanismes du système visuel nous per- cerveau. L’imagerie cérébrale révélera en mécanismes antagonistes (le rouge
mettent de distinguer les aspects des sti- quelles aires cérébrales interviennent et le vert sont antagonistes).
mulus qui sont associés à l’objet, donc dans cette perception. Plusieurs groupes de chercheurs se
persistants, comme le coefficient de Au début du XXe siècle, les psycho- sont attachés à l’étude de la perception
réflexion, de ceux qui varient avec le logues gestaltistes s’intéressent déjà à la de la transparence dans des images
contexte, comme son éclairement. Grâce transparence. Ce mouvement de pensée achromatiques (en niveau de gris) et
ils ont noté l’importance de la lumi-
nance relative entre les surfaces adja-
centes aux bords de la région perçue
comme transparente, c’est-à-dire la
manière dont cette luminance varie
entre les surfaces adjacentes (la lumi-
nance, qui est l’intensité lumineuse
émise, diffère de la luminosité, qui
correspond à l’intensité perçue). Ainsi,
dans les années 1970, Fabio Metelli
1. LES LIGNES VERTICALES en gras, dessinées sur les coins proches et éloignés, sont de même proposa que, pour être perçues comme
longueur, mais celle du fond paraît plus grande dans la scène (à gauche). Dans l’illusion de transparentes, les luminances des
Müller-Lyer, les indices majeurs de profondeur ont été retirés, mais l’illusion persiste (à droite). régions de part et d’autre de la

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frontière de transparence devaient a


satisfaire certaines inégalités.
Le rôle des relations géométriques 0,7
entre les régions adjacentes a été aussi
souligné. Par exemple, sur la figure 2a, le

LUMINANCE (B)
0,6

fait que la région transparente ne soit pas


0,5
alignée avec les carrés sous-jacents aide
sans doute à percevoir la transparence. 0,4
Quelle est l’influence de la couleur
sur la transparence ? Pouvait-elle être 0,3
0,8
expliquée d’une manière analogue à la
LU
théorie proposée par Michaël D’Zmura, MI
NA 0,4
0,6
NC )
de l’Université d’Irvine en Californie, E
(V
0,4
NC
E (R
) INA
pour expliquer la constance de couleur ? 0 0,2 LUM

b
La constance de couleur
0,7
Les caractéristiques spectrales de la
lumière sont codées précocement dans le

LUMINANCE (B)
0,6
système visuel par l’excitation de trois
canaux aux sensibilités spectrales diffé- 0,5

rentes. Ces spectres de sensibilité se


0,4
recouvrent et ont leur maximum dans les
courte, moyenne et grande longueurs 0,3
d’onde (approximativement dans le bleu, 0,8

le vert et le rouge). C’est la base physio- LU


MI 0,6
NA 0,4
logique de la trichromie de la vision NC
E
0,4
E (R
)
(V NC
humaine normale (voir Les illusions de ) 0 0,2
LUM
INA
couleur, par Françoise Viénot et Jean Le
Rohellec, dans ce dossier). 2. UN FOND DE DAMIER COLORÉ semble recouvert par une région centrale aux couleurs
Ainsi, toute lumière est caractérisée différentes. À droite, dans l’espace des couleurs (où chaque point définit les caractéristiques
par trois coordonnées dans un espace de de luminance ou intensité lumineuse d’une couleur), les vecteurs représentent le passage de
couleurs, par exemple un mélange de la zone du fond à la zone centrale : l’origine des vecteurs correspond aux couleurs des
rouge, de vert et de bleu d’un tube catho- points situés sur le fond, en bordure de la région centrale, mais à l’extérieur de celle-ci, et
dique de téléviseur. Des lumières avec leur extrémité correspond aux couleurs des points situés en bordure de la région centrale,
les mêmes coordonnées dans l’espace mais à l’intérieur de celle-ci. Dans le cas du haut (a), les vecteurs sont tous parallèles, ce qui
des couleurs – les valeurs trichroma- indique qu’en passant de l’extérieur vers l’intérieur du carré central, les changements corres-
pondent à une translation dans l’espace des couleurs : la région centrale est perçue comme
tiques – ont la même apparence
transparente. En bas (b), les vecteurs dénotent un « cisaillement » dans l’espace des couleurs :
lorsqu’elles sont observées dans des les changements chromatiques ne produisent pas de région centrale transparente.
contextes identiques.
M. D’Zmura nota qu’une modifica- corresponde à celui d’un objet tridimen- ciée à un déplacement systématique des
tion du spectre de l’éclairage (la réparti- sionnel projeté, c’est-à-dire si nous valeurs trichromatiques d’une région ?
tion de l’intensité des différentes lon- jugeons que le déplacement des points Les résultats montrent que lorsque le
gueurs d’onde) d’un ensemble de est cohérent. La constante de couleur changement dans l’espace des couleurs
surfaces colorées modifie les valeurs tri- procède d’un phénomène analogue où ce entre la région du fond et la région super-
chromatiques de la lumière réfléchie par sont les coordonnées trichromatiques qui posée peut être décrit comme une trans-
toutes les surfaces: les nouvelles valeurs se déplacent de manière cohérente. lation ou comme une convergence (ou la
trichromatiques se rapprochent de celles Ainsi, la constance chromatique résulte- composition des deux), l’observateur
de la lumière de l’éclairage. Toute sur- rait de la perception d’une structure dans perçoit cette région comme transparente.
face prise isolément paraît alors changer le déplacement chromatique engendré Par exemple, sur la figure 2a, la sur-
radicalement de couleur. En revanche, par la modification d’éclairage. face centrale ajoutée correspond, dans
dans leur ensemble, les couleurs de toutes Un filtre transparent superposé à une l’espace des couleurs, à une translation
les surfaces paraissent peu altérées, image peut être considéré comme un des coordonnées trichromatiques des
comme si le système visuel ne codait que changement local de l’éclairage, simi- couleurs situées de part et d’autre de la
les valeurs trichromatiques des surfaces, laire à l’apparition d’une ombre ou d’un frontière de cette surface. La surface cen-
une information qui change peu lors gradient de lumière dans l’image. trale est bien perçue comme transparente.
d’une modification de l’éclairage. Pourquoi ne pas imaginer que le système À l’inverse, sur la figure 2b, la modifica-
La situation est analogue lorsque visuel utilise pour voir la transparence tion des coordonnées trichromatiques ne
nous déduisons une forme à partir d’un des mécanismes identiques à ceux qui correspond pas à une translation : la
mouvement : quand un ensemble de sont utilisés pour extraire des propriétés transparence n’est pas perçue.
points dans le plan se déplace de façon sur la surface des objets dans des condi- Ces déplacements systématiques de
cohérente, nous percevons un objet à tions d’éclairage variables ? La percep- couleur modélisent les effets des méca-
condition que le déplacement des points tion de la transparence serait-elle asso- nismes physiques qui engendrent la

© POUR LA SCIENCE 17
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transparence. L’effet d’une translation où


ACTIVATION DIFFÉRENTIELLE :
TRANSPARENCE/NON TRANSPARENCE les vecteurs pointent vers une décrois-
sance de luminance est grossièrement
similaire à un filtre coloré placé sur
« ZONES DE TRANSPARENCE »
l’image. Lorsque la translation est diri-
gée vers une augmentation de luminance,
la région transparente apparaîtrait
comme éclairée par un spot lumineux.
Parfois, des translations des coordonnées
à luminance constante produisent aussi
ACTIVATION DIFFÉRENTIELLE : un effet de transparence, bien que ce type
CHROMATIQUE/ACHROMATIQUE
de translation ne corresponde à aucun
éclairage naturel possible ou à aucun
filtre physique réalisable. Les change-
V4
ments de couleur décrits par une conver-
gence correspondent à des filtres qui dif-
fusent ou dispersent la lumière. Le
brouillard, par exemple, est un filtre qui

INSERM
engendre des changements de couleurs
3. EN HAUT, DES COUPES CÉRÉBRALES montrent les différences d’activations obtenues décrits par une convergence. En fait, la
par soustraction de la perception de transparence (damier de la figure 2a) et de la condition translation n’est qu’une convergence
de non-perception de la transparence (damier de la figure 2b). Sur la ligne inférieure, des vers un point situé à l’infini. Hormis la
coupes cérébrales un peu différentes font ressortir la région activée par la perception de la translation et la convergence, les autres
couleur (soustration entre la perception d’une image colorée et d’une image achroma- types de changements de coordonnées
tique), la zone V4. Les « zones de transparence » (flèches sur l’image en haut à gauche) sont n’engendrent pas de perception de la
donc spécifiques à la perception de la transparence. transparence (comme sur la figure 2b).
a b
Scission des couches colorées
Afin de détecter qu’une région est trans-
parente, le système visuel doit recon-
naître que les changements chroma-
tiques le long de ses bords varient de
manière cohérente. Quand tel est le cas,
le système visuel scinde l’image en
couches colorées distinctes.
Les mécanismes visuels précoces qui
sont sensibles à l’orientation et aux
contrastes chromatiques dans le cortex
visuel primaire (l’aire V1), première aire
du cortex visuel à recevoir les informa-
c d tions rétiniennes, peuvent coder les dif-
férences chromatiques autour de la
région centrale de l’image. Cependant,
le champ récepteur des neurones de
l’aire V1, c’est-à-dire la région spatiale à
laquelle ces neurones sont sensibles, est
très petit : ces neurones intègrent l’infor-
mation sur moins de un degré dans le
champ visuel central. La scission per-
ceptive nécessiterait donc une intégra-
tion des réponses de plusieurs de ces
détecteurs locaux autour de la région
transparente. Or une telle intégration
nécessite la participation de neurones
4. LES OBSERVATEURS PEUVENT SÉPARER LA COULEUR du filtre de celles des surfaces avec de larges champs récepteurs, tels
sous-jacentes. Les couleurs des surfaces sous-jacentes en a et b sont identiques ainsi ceux des aires visuelles situées au-delà
qu’en c et d. Les couleurs des filtres en a et c sont les mêmes ainsi qu’en b et de l’aire V1. Pour tester cette hypothèse,
d. Lorsqu’on demande aux observateurs de choisir une surface colorée telle qu’elle éga-
la neuroimagerie est d’un grand secours.
lise un des champs colorés recouverts par le filtre, les résultats sont similaires à ceux qui
sont obtenus lorsqu’on réalise des expériences où l’éclairage est changé globalement Avec Löys Piettre, nous avons com-
dans une scène. Lorsqu’on demande aux observateurs de choisir une lumière qui soit mencé une étude par imagerie fonction-
équivalente à celle du filtre, ils le font avec une surprenante précision et la couleur des nelle cérébrale par résonance magné-
surfaces sous-jacentes a un faible effet sur leur choix. tique nucléaire (IRMf). Les variations

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5. LA PERCEPTION DE LA TRANSPARENCE
semble être impliquée dans de nombreuses
illusions de couleur. Dans le contour subjec-
tif (à gauche), on perçoit un carré transpa-
rent superposé à quatre disques gris. Cette
figure est ambiguë. Avec un peu d’effort, il
est aussi possible de percevoir les disques
gris comme des trous transparents, le carré
apparaissant alors derrière les trous. Dans
l’illusion de White (à droite), les couleurs
des bandes bleues et jaunes diffusent sur
les carrés gris adjacents qui sont en réalité
tous du même gris. Les bandes verticales
ont tendance à apparaître transparentes,
surtout la bande centrale.

hémodynamiques et métaboliques révè- figure 3). Cette découverte corrobore le visuelles, par exemple, dans le contour
lent les aires cérébrales activées durant fait que la perception de la transparence subjectif de la figure 5. Dans l’illusion de
une tâche cognitive ou sensorielle. Afin nécessiterait une participation d’aires White, la couleur des bandes alternative-
d’identifier les aires qui interviennent visuelles situées au-delà de l’aire visuelle ment bleues et jaunes diffuse sur les rec-
dans la scission colorée, nous avons primaire V1. tangles gris interposés sur les lignes alter-
comparé les signaux détectés lors de la nées (voir la figure 5). Les explications
présentation des deux sortes d’images, Une représentation de ce phénomène par des mécanismes de
les unes dont les changements chroma- contraste ou bien d’assimilation (où une
tiques sont décrits par une translation
séparée ? couleur se mélange avec l’autre) n’ont
(perception de la transparence), les Est-ce que les représentations dans le cer- pas été fructueuses, car l’illusion semble
autres où les changements chromatiques veau de la surface transparente et de celle cohérente avec les deux types d’explica-
sont décrits en termes de cisaillement qui nous paraît en dessous sont séparées? tion. Comme les carrés gris alignés verti-
(pas de perception de la transparence). D’autres études de neuroimagerie fonc- calement semblent former des bandes
Sur les deux figures présentées aux tionnelle nous le diront, mais il nous transparentes, une explication possible
sujets, les changements locaux sont semble probable que la réponse soit posi- résiderait dans un déplacement de
identiques, et seule la perception globale tive. Comme la scission impose d’ordon- couleur: le système visuel, dans sa tenta-
diffère. Ainsi, on s’attend à ce que les ner en profondeur les surfaces, elle néces- tive de séparer les couleurs des régions
régions cérébrales qui intègrent les diffé- siterait la participation d’aires impliquées transparentes et des régions opaques
rences locales de couleurs, afin de for- dans la perception de la profondeur. recouvertes, attribuerait faussement des
mer une perception globale, soient acti- L’existence d’une représentation couleurs différentes aux régions qui ont le
vées dans la présentation de la figure séparée est aussi suggérée par le fait que même niveau de gris dans l’image. De
transparente. Sur la seconde figure, le nous pouvons attribuer de manière effi- manière similaire, on pourrait expliquer
« cisaillement des coordonnées » trichro- cace des couleurs différentes à la surface l’apparence du carré translucide subjectif
matiques empêcherait cette intégration. recouverte et à celle du filtre (voir la de la figure 5 à gauche: le système visuel
Les aires corticales pour lesquelles les figure 4). En fait, par les mécanismes de dissocierait une région transparente et
différences locales sont codées, mais constance chromatique, même si nous une région opaque.
non intégrées, devraient être identiques soustrayons de façon automatique la La perception de la transparence
sur les deux types de présentation. couleur de l’éclairage pour estimer la illustre un cas particulier d’une opération
Que montrent nos résultats ? Les réflexion des surfaces, nous avons impli- générale réalisée par le cerveau comme
images neuronales qui indiquent la diffé- citement conscience de sa couleur. indispensable à la perception de la sur-
rence d’activité cérébrale – obtenue par Ainsi, nous percevons que l’éclairage est face des objets. Des mécanismes simi-
soustraction des images dans les deux jaunâtre avec une lampe à incandes- laires fonctionnent probablement lors de
conditions étudiées – révèlent que plu- cence et bleuâtre sous la lumière du jour. notre perception des surfaces en relation
sieurs régions sont activées. L’une Les images qui illustrent cet article avec les ombres ou les gradients de
d’elles, dénommée V4, est activée ont été fabriquées et ne correspondent lumière d’une scène, bien que, dans ces
lorsqu’on présente aux sujets uniquement pas à des objets réels. Chaque image est cas, la tâche soit compliquée par le fait
des damiers colorés sans transparence. construite à partir d’un ensemble de sur- que le filtre superposé ne soit pas néces-
Autrement dit, cette région V4 est activée faces colorées adjacentes. Comme le sairement constant sur toute sa surface.
lorsqu’on analyse des zones colorées. proposaient les psychologues gestaltistes,
D’autres expériences avaient d’ailleurs la perception de la transparence colorée Ken KNOBLAUCH travaille à l’Unité INSERM
souligné la forte sensibilité à la couleur ne dépend pas des couleurs individuelles 371, Cerveau et vision à Lyon. Michel DOJAT
de l’aire V4. Ainsi, nous avons découvert dans les images, mais de leurs relations. est ingénieur de recherche à l’INSERM et il tra-
des aires cérébrales spécifiques qui s’acti- La transparence perçue est une illusion, vaille dans l’Unité neuroimagerie fonction-
vent lors de l’extraction de la cohérence provoquée ici par les changements cohé- nelle et métabolique (UMR 594, Université de
globale, nécessaire à la reconnaissance de rents, dans l’espace des couleurs, que Grenoble-INSERM).
la transparence colorée; ces régions diffè- nous avons introduits dans les images.
rent de celle qui entre en jeu dans la per- La transparence apparaît aussi en D’ZMURA, M. et al., Color transparency, in
Perception, 1997, vol. 26, p. 471-492.
ception de la chromaticité seule (voir la conjonction avec plusieurs illusions

© POUR LA SCIENCE 19
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Jeux de couleur
Françoise VIÉNOT et Jean LE ROHELLEC

Les couleurs illusoires sont dues à l’interaction principes, sont de trois types: l’induction
chromatique – lorsque les couleurs sont
de différentes couleurs voisines, à des conflits entre modifiées par le voisinage d’autres cou-
leurs –, les conflits autour de la couleur,
les informations qui parviennent au cerveau, ou encore dus aux limites du traitement visuel, et les
couleurs subjectives, quand on perçoit de
au traitement de la succession de signaux noir et blanc. la couleur alors qu’elle est absente.
Avant de passer en revue ces illu-
sions, examinons quels récepteurs par-

U
ticipent à la réception des signaux
n objet a-t-il une couleur quand luminosité correspond à la quantité de colorés et comment ces signaux sont
on ne le regarde pas ? À cette lumière émise par la surface. Enfin, la transmis jusqu’au cortex et traités. La
question du philosophe, le phy- saturation mesure la part apparente de lumière visible qui pénètre dans l’œil
sicien répond que non seule- coloration sur une échelle allant du excite deux types de récepteurs qui
ment un objet n’a pas de couleur quand neutre au maximum de coloration imagi- tapissent la rétine : les bâtonnets et les
on ne le regarde pas, mais qu’il n’en a nable. Toutefois, lorsqu’un objet est cônes. Ce sont les cônes qui assurent la
pas plus quand on le regarde : la couleur placé parmi d’autres objets dont les sur- vision des détails et des couleurs. Ils
n’est pas une pellicule posée sur l’objet, faces réfléchissent aussi la lumière appartiennent à trois familles selon
c’est une sensation construite dans le ambiante, de nouvelles perceptions appa- qu’ils renferment un pigment dont le
cerveau de l’observateur ! De surcroît, raissent. La couleur de l’objet se situe maximum de sensibilité est dans les
une couleur n’est jamais isolée : elle est immédiatement en termes de clair ou de courtes, moyennes ou grandes lon-
toujours vue dans un environnement qui foncé, sur une échelle de clarté limitée gueurs d’onde (cônes S, M et L). Ainsi,
en altère la perception. Les peintres par le blanc et le noir. De nouveaux per- la richesse de l’information spectrale
savent depuis longtemps que des cou- cepts se manifestent : marron, olive, est réduite à trois signaux de cônes.
leurs juxtaposées seront perçues diffé- beige, kaki, chocolat, gris, produits Les signaux des cônes passent dans
remment et ils jouent des « concor- conjugués de certaines valeurs de tona- plusieurs réseaux rétiniens où ils sont
dances » ou « dissonances » colorées. lité, de clarté et de saturation. filtrés. L’information chromatique par-
Une lumière isolée engendre trois Ainsi, le domaine des couleurs s’enri- vient ensuite au cortex par l’intermé-
attributs de couleurs : la tonalité, la lumi- chit en présence d’un contexte. Certains diaire de réseaux neuronaux. L’infor-
nosité et la saturation. Cette méthode de environnements, par leur agencement mation y est répartie dans les
description de la couleur, élaborée au spatial ou leur déroulement temporel, différentes aires corticales et remaniée
début du XXe siècle, reste très utilisée, donnent aux couleurs des apparences afin de redonner aux objets leur appa-
notamment dans l’industrie. La tonalité inattendues ou créent des illusions. Ces rence colorée, réelle ou illusoire.
se rapporte à la longueur d’onde. La illusions, dont nous allons approcher les Dans l’étude des illusions d’induction
colorée, les ombres colorées serviront de
fil directeur. Grâce à ces ombres qui fas-
cinèrent de nombreux savants, nous saisi-
rons mieux la différence entre la couleur
d’un objet isolé uniforme et fixe et la
couleur qui revêt une surface éclairée
dans un environnement éclairé.

1. PRENONS UNE GRILLE ÉCLAIRÉE par


deux sources : la lumière du jour et une
bougie. L’ombre qui émane de la bougie est
éclairée uniquement par la lumière blanche
naturelle et devrait donc paraître blanche.
Or, cette ombre semble bleutée, la couleur
complémentaire de l’ombre qui émane de la
fenêtre et qui est uniquement éclairée par la
bougie jaune. Cette coloration bleutée
J. Le Rohellec

résulte du contraste qu’exercent les couleurs


spatialement proches sur notre vision : c’est
un cas particulier d’induction chromatique.

20 © POUR LA SCIENCE
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Des ombres de couleur


«J’étais comme envoûté, il m’apparut une
mélodie de couleurs!» Ces exclamations
constituent le paroxysme du récit que
Benjamin Thompson, comte de Rumford,
fait de ses expériences sur les ombres
colorées. Nous sommes en 1794.
Rumford, physicien spécialiste de la cha-
leur et du rayonnement, rencontre au
hasard de ses mesures sur l’intensité des
sources un phénomène qui l’intrigue.
Dans une pièce obscure, où la lumière
pénètre par un trou ménagé dans le haut
du volet et tombe sur une grande feuille
de papier blanc, il dispose une bougie de
sorte que le papier reçoive la lumière de la
flamme et de la lumière naturelle. Il
constate avec surprise que s’il place un
cylindre de bois au centre du papier, les
deux ombres apparaissent colorées. Celle
qui correspond à la fenêtre et qui n’est
éclairée que par la bougie semble jaune;
l’autre, qui correspond à la bougie et n’est
éclairée que par la lumière du jour, prend
une belle couleur bleue (voir la figure 1).
Le bleu pourrait venir du bleu du ciel,
mais Rumford a pu observer une ombre
tout aussi bleue un jour que la neige avait
recouvert le toit de la maison voisine
d’où émanait la lumière éclairant la pièce.
Ainsi une lumière jaune et une lumière
blanche produisent une ombre jaune et
une ombre bleue. Poursuivant ses essais
avec des sources artificielles, il conclut
PMVP/Pierrain

que le phénomène a trait au contraste


qu’exercent des couleurs spatialement
voisines sur notre vision.
Il procède alors à une contre-expé- 2. DANS SON TABLEAU L’ÉGLISE DE MORET, LE SOIR, peint en 1894, le peintre Alfred
rience. Aucune lumière du jour ne filtre Sisley a figuré des ombres colorées. Alors que le ciel parfaitement serein est d’un très beau
bleu, les ombres sont mauves : leur couleur est influencée par la lumière rouge orangé qui
dans la pièce. Deux lampes soigneuse-
baigne encore le haut de l’église.
ment ajustées au maximum de brillance
et à la même couleur projettent deux (1794), dont nous venons de décrire les également foncées de couleurs différentes
ombres du cylindre sur le papier blanc. expériences. Hermann von Helmholtz qui soient juxtaposées, c’est-à-dire conti-
Rumford a confectionné un long tube de (1867) les considère comme un cas parti- guës par un de leurs bords, l’œil aperce-
carton noir par lequel il regarde seule- culier du contraste simultané, cette oppo- vra, si les zones ne sont pas trop larges,
ment l’une des ombres. Pour préserver sa sition accentuée entre deux couleurs que des modifications qui portent […] sur la
naïveté dans l’expérience, il s’est ménagé nous voyons simultanément dans le composante optique de deux couleurs
l’aide d’un assistant chargé d’interposer champ visuel. Il s’efforce «de démontrer respectives juxtaposées. Or, comme ces
ou d’ôter un filtre jaune, orange ou que le contraste simultané pur réside dans modifications font paraître les zones,
bleu…, devant la lampe correspondant à une modification de l’appréciation, et non regardées en même temps, plus diffé-
l’ombre observée. Rumford assure qu’il pas dans l’altération de la sensation », rentes qu’elles ne sont réellement, je leur
lui a été impossible de voir un change- signifiant qu’il n’a pas été nécessaire de donne le nom de contraste simultané des
ment entre les deux situations, avec ou fatiguer l’organe visuel préalablement à couleurs ; et j’appelle […] contraste de
sans filtre, bien que son assistant se fût l’observation d’un contraste simultané. couleur celle qui porte sur la composition
souvent exclamé devant la beauté du optique de chaque couleur juxtaposée.»
spectacle. Les ombres ne paraissent colo- Le contraste simultané Pour Chevreul, le contraste est d’ori-
rées que si tout le fond est visible. gine visuelle: «Dans le cas où l’œil voit
Ces ombres colorées ont été décrites En 1939, dans La loi du contraste simul- en même temps deux couleurs contiguës,
par Buffon dès 1743. Le caractère subjec- tané, le chimiste français Eugène il les voit les plus dissemblables pos-
tif de la coloration des deux ombres a été Chevreul décrit le phénomène du sibles, quant à leur composition optique
notamment défendu par le savant et écri- contraste simultané en ces termes : « Si [chromaticité] et quant à la hauteur de
vain Goethe (1810), et par Rumford l’on regarde à la fois […] deux zones leur ton [clarté]. » Ainsi, deux couleurs

© POUR LA SCIENCE 21
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a juxtaposées perdent ce qu’elles ont


d’analogue. Avec le contraste chroma-
tique, le système visuel exalte les diffé-
rences et néglige ce qui est commun aux
couleurs. Cet ajustement évoque l’adap-
tation chromatique, cette faculté qu’a le
système visuel de s’adapter à la couleur
de la source ambiante pratiquement ins-
tantanément, ou suffisamment bien pour
que l’observateur ne remarque pratique-
ment aucun changement sur les objets
d’une scène lorsque l’éclairage change.
En 1902, von Kries a proposé que
l’adaptation chromatique résulte d’une
b c règle simple: la sensibilité totale de l’œil
varierait en proportion inverse de l’inten-
sité de la stimulation. Appliquée à chaque
famille de cônes, cette règle assurerait
l’adaptation chromatique. Une partie du
mécanisme d’induction chromatique
s’explique par un ajustement du gain des
photorécepteurs, mais la nécessité d’y
ajouter une deuxième étape, un deuxième
niveau d’adaptation neuronale, après les
récepteurs, se fit sentir. Dans les années
1960, un second niveau est ajouté. Leo
Hurvich et Dorothy Jameson postulent
alors l’existence de «composants neuro-
naux » spécifiques, opposant le rouge et
3. COMMENT CONSTRUIRE DES ILLUSTRATIONS DE CONTRASTE EFFICACES ? En incrustant le vert, ou le bleu et le jaune, reliés aux
la plage de test dans un fond uniforme, en introduisant des bords nets, car le contraste est trois familles de cônes, qui pondèrent et
rehaussé par les mouvements incessants des yeux, ou en choisissant un couple de couleurs agissent sur l’adaptation chromatique.
proches, par exemple. Sur la figure du haut (a), les deux verts centraux identiques paraissent
ainsi différents. Pour quantifier la modification de couleur induite par une autre couleur, on Les couleurs sont
place la surface cible sur un fond coloré inducteur, et on compare la couleur apparente de la
cible à une série de couleurs de référence isolées sur un fond noir (b), soit en explorant suc- dans le cerveau
cessivement et longuement les deux motifs, soit à l’aide d’un dispositif « haploscopique » où
Si ces modèles à deux étapes (une étape
l’œil gauche voit la cible sur le fond inducteur et l’œil droit voit la référence sur le fond noir.
dans les récepteurs et une étape postré-
ceptorale) connurent un certain succès, ils
restent insuffisants face à la complexité
du phénomène d’induction chromatique.
Ces dernières années, les chercheurs ont
exploré le rôle que pourraient tenir des
mécanismes localisés dans le cortex.
En 2001, Vivianne Smith et Joel
Pokorny, de l’Université de Chicago,
ont montré une asymétrie du phéno-
mène de contraste rouge/vert. Il ressort
de leurs observations quantitatives
qu’un pourtour rouge vif réduit forte-
ment l’apparence rougeâtre d’un gris
rosé, mais influe peu sur un gris vert.
De même, l’induction est nettement
visible sur un fond vert lorsque le centre
est gris vert, mais pratiquement inexis-
tant lorsque le centre est gris rosé. Pour

4. D EUX SPIRALES DE MEME COULEUR


llec

paraissent différentes. Dans cette illusion


ohe
eR

obtenue avec des groupes de petits motifs


J. L

répétitifs organisés en grands ensembles, les


couleurs des motifs et du fond ont tendance
à déteindre l’une sur l’autre.

22 © POUR LA SCIENCE
7639_viénot_xp2 3/04/03 18:17 Page 23 pbi Mac HDD2:Dossier PLS:

ces auteurs, le fait que le rose soit


influencé par du rouge et non par du
vert (alors que le rouge et le vert sont
antagonistes) se fait assez haut dans le
système visuel pour que des voies chro-
matiques, séparées jusqu’au cortex,
puissent interagir.
Ainsi, l’énoncé correct de la loi du
contraste simultané chromatique semble
bien être celui de Chevreul que nous
avons déjà mentionné : « Deux couleurs
juxtaposées perdent ce qu’elles ont
d’analogue. »
L’universalité acceptée de la règle
du contraste simultané des couleurs
établie par Chevreul amène à se 5. CONTRASTE DE CONTRASTE. Cette expérience, où le carré central situé à gauche
demander s’il n’y a pas une contradic- semble différent du carré central situé à droite, montre l’existence de régulation des
contrastes, qu’ils soient lumineux ou exclusivement chromatiques, déterminante pour
tion entre le fait qu’une couleur garde
l’apparence. Le contraste modéré des carrés centraux est amoindri sur un fond très
« sa couleur propre » dans l’environne- contrasté et rehaussé sur un fond uni.
ment quotidien et le fait qu’elle subisse
l’influence de ses voisines. fond plus clair ou plus sombre. Les cou- de clarté se double d’une déviation de
L’expérience, menée par Steven leurs des motifs et du fond ont tendance tonalité (voir la figure 6 à droite).
Shevell et J. Wei en 1998, illustre bien à se fondre ou à déteindre les unes sur Ainsi, l’instabilité est une propriété
cette contradiction. Utilisant une zone de les autres, alors que les motifs restent inhérente à la couleur. Ce n’est pas
test colorée placée sur un fond qui exerce parfaitement nets et individualisés. Dans l’exception, c’est la règle. Une couleur
un fort contraste, ces psychologues de l’assimilation, il y a donc à la fois uni- ne peut être justement considérée que
l’Universitéde Chicago ont remarqué que formisation et différenciation. Les dans son contexte.
l’entourage distant de cet ensemble signaux chromatiques pourraient être
test/fond altère le contraste : le contraste sommés à petite ou à moyenne échelle, Conflits de couleur
est maximum avec un entourage noir. Un et différenciés à plus grande échelle,
entourage de couleur uniforme réduit pas- l’apparence colorée relevant du méca- D’autres illusions s’expliquent simple-
sablement le contraste, et un entourage nisme le plus global. ment par des insuffisances du système
multicolore l’anéantit presque totalement. Si l’assimilation et le contraste chro- visuel : lorsque le signal des cônes est
Autrement dit, l’altération de contraste ne matique relèvent de mécanismes diffé- trop faible, ou que les cônes viennent à
suppose pas nécessairement la juxtaposi- rents et pas encore complètement éluci- manquer, ou que leur signal est concur-
tion des plages de couleur : même des dés, l’illusion de White laisse rencé par celui des bâtonnets. Il se peut
zones de couleur lointaine peuvent l’observateur encore plus perplexe. aussi que la charge d’informations à trai-
induire des modifications. Cette expé- Cette illusion est plus souvent présentée ter soit trop importante pour le système ;
rience et d’autres montrent l’existence de en noir et blanc qu’en couleur (voir la dans ce cas, le système visuel privilégie
mécanismes automatiques de régulation figure 6 à gauche). L’illusion ne suit le signal achromatique plutôt que le
des contrastes, qu’ils soient lumineux ou pas la loi du contraste simultané. Le signal chromatique.
exclusivement chromatiques, détermi- facteur prépondérant paraît être le La couleur est essentiellement
nants pour l’apparence. regroupement perceptif des plages relayée par les cônes. Cependant, aux
En résumé, la vision repose sur des grises en rayures verticales, facilité par faibles éclairements, les bâtonnets, plus
contrastes. Le contraste s’exerce quand l’alignement des bords. Certains notent sensibles, sont susceptibles de fonction-
deux surfaces sont juxtaposées. que, dans la composition de la figure, ner et leurs signaux se mêlent à ceux des
Cependant quand la scène devient riche on privilégie des contours illusoires au cônes, devenus faibles. L’expérience des
en variations chromatiques, comme c’est contraste. Le système visuel segmente- cœurs agités décrite par Helmholtz en
le cas dans l’environnement naturel, le rait l’image en unités, comme les « jonc- 1867 fonctionne particulièrement bien
contrôle habituel des contrastes sur de tions-T » formées par la frontière entre lorsque la lumière vient à manquer, par
grandes distances assurerait la stabilité de trois couleurs différentes. Ces unités sti- exemple dans une pièce sombre en hiver
l’apparence des couleurs, alors même que muleraient spécifiquement des neurones ou à la tombée de la nuit : de petites
le contraste exercé par juxtaposition de du cortex. Cette explication est à rap- figures rouge vif disposées sur un papier
deux surfaces unies est maximum. procher de l’examen du phénomène de bleu semblent osciller lorsqu’on donne à
L’assimilation est un autre effet transparence (voir Transparence, la page un mouvement de va-et-vient
d’induction chromatique. Il conduit à constance et apparence des couleurs, d’une certaine cadence (voir la figure 8).
l’inverse de l’effet du contraste chroma- par Ken Knoblauch et Michel Dojat, Ainsi se manifeste le retard que prennent
tique : les couleurs de surfaces contiguës dans ce dossier). D’autres auteurs pen- les signaux des bâtonnets sur ceux des
semblent se rapprocher (voir la sent que l’illusion résulterait simple- cônes dans la rétine. En effet, les
figure 4). L’assimilation s’obtient avec ment d’un filtrage dans le système signaux engendrés par les bâtonnets,
des motifs répétitifs, relativement petits, visuel, qui homogénéiserait le gris et le déclenchés préférentiellement par le
organisés de sorte à donner naissance à blanc. Lorsque l’illusion de White est fond bleu, transitent par un plus grand
de grands ensembles se détachant sur un transposée en couleur, la modification nombre de neurones et de façon plus

© POUR LA SCIENCE 23
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J. Le Rohellec/O. Da Pos
6. ILLUSION DE WHITE. Sur la partie en noir et blanc, les plages de même couleur, mais elles paraissent différentes. L’illusion de White est
gris identiques semblent de clarté différente. Lorsque l’illusion est trans- conservée à condition de respecter l’alternance des rayures foncées et
posée en couleur, cette différence apparente de clarté se double d’une claires pour le fond inducteur de bandes horizontales et l’alignement
modification de tonalité : toutes les bandes verticales proches ont la des bords des plages de couleur qui subissent l’induction colorée.

lente que les signaux des cônes, déclen-


chés plutôt par les cœurs.
La zone centrale de la fovéa, région
de la rétine sur laquelle se projettent les
objets sur lesquels nous fixons le
regard est dépourvue de cônes sen-
sibles aux courtes longueurs d’onde.
De ce fait, certaines détections de cou-
leur sont impossibles sur des structures
très petites. C’est la tritanopie fovéale.
Les confusions fréquentes de couleur
avec les objets très petits, comme les
pions orange et rose d’un jeu de
société, ou l’impossibilité de lire cer-
tains textes en couleur sur un fond
d’une autre couleur, illustrent ce phé-
nomène (voir la figure 9).
De manière générale, si l’on sup-
prime toutes les variations lumineuses
dans une scène, certaines tâches sont dif-
ficiles à effectuer : lire, distinguer les
frontières entre les objets. La couleur
Photothèque de la ville de Paris/Chevalier

seule ne permet pas de résoudre les


détails. Dès qu’un contraste lumineux est
réintroduit, même léger, son efficacité
surpasse celle des contrastes purement
chromatiques, avec parfois de surpre-
nantes distorsions de teinte.
Localement, la couleur véhicule
7. EN 1938, RAOUL DUFY PEINT La Fée Électricité où il plaque des plages de couleurs une information imprécise et s’ajuste
avant de tracer en traits fins le dessin de ses personnages. La couleur seule ne permet pas de naturellement au contour le plus
résoudre les détails, mais l’introduction d’un contraste sous la forme de traits fins facilite la proche, facilitant la détection d’un
détection d’un objet sur le fond : la couleur s’ajuste naturellement au contour le plus proche. objet sur un fond. Le peintre Raoul

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8. LES CŒURS AGITÉS DE HELMOLTZ. Cette illusion fonctionne 9. LA PARTIE CENTRALE DE LA FOVÉA, zone de la rétine où se
d’autant mieux que la lumière est faible : les cœurs semblent oscil- projettent les objets sur lesquels nous fixons le regard, est dépour-
ler lorsqu’on imprime à la page un mouvement de va-et-vient. À vue de cônes sensibles aux courtes longueurs d’onde : certaines
faible éclairement, le signal des bâtonnets se mêle à celui de cônes détections de couleur sont impossibles sur des cibles très petites.
(sensibles à la couleur). Comme ces signaux ne vont pas à la C’est la tritanopie fovéale, d’où résulte l’impossibilité de lire des
même vitesse, il en résulte cette oscillation. textes de couleurs sur un fond d’une autre couleur.
Dufy a exploité cette particularité dans
son tableau La Fée Électricité (voir la
figure 7). Quand on explore des sur-
faces colorées, la couleur et la texture
entrent en concurrence, les transitions
lumineuses et chromatiques sont diver-
sement interprétées, et donnent des
effets inattendus (voir la figure 10).
Retenons que le propre de la cou-
leur est de fournir des informations sur
une substance ou sur un matériau. En
cela, elle caractérise des aspects de sur-
face. Pour être bien vue, la couleur doit
être présentée sur de grandes surfaces
et pendant suffisamment longtemps.
Toutefois, utilisée avec économie, la
couleur facilite la localisation et le
regroupement de l’information sur de
grandes distances. De ce fait, face à une
situation conflictuelle, le système
visuel optimise sa sensibilité, donnant
la priorité aux formes sur la couleur.

Les couleurs subjectives


La perception visuelle colorée résulte de
l’activité neuronale où l’extraction des
informations spectrales est réalisée en
faisant la différence des excitations
issues des signaux fournis par les trois
familles de cônes. De manière éton-
J. Le Rohellec

nante, cette perception de couleur peut


se manifester alors que le stimulus
n’offre pas de différences spectrales à 10. SCINTILLEMENT EXPLORATOIRE. Quand on promène son regard sur cette surface colo-
extraire. On voit en couleurs une image rée, la couleur et le motif entrent en concurrence. Les transitions lumineuses et chroma-
en noir et blanc ! tiques, diversement interprétées, engendrent parfois des scintillements.

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Dans quelles conditions, une d’une moitié uniformément noire et Dès 1838, le psychophysicien alle-
lumière « achromatique » peut-elle d’une moitié blanche sur laquelle sont mand Gustav Theodor Fechner avait
engendrer une perception colorée ? tracés des arcs noirs concentriques de constaté la nature subjective de ces cou-
Lorsque des surfaces claires et sombres 45° répartis dans chaque quadrant à dif- leurs : la description des couleurs vues
se succèdent. Ainsi la modulation tem- férentes distances radiales (voir la par les personnes auxquelles il présentait
porelle spécifique d’un stimulus noir et figure 11). Lorsqu’on met en rotation ce des arcs noirs accolés, de différentes
blanc donne naissance à un percept disque à une cadence de sept tours par tailles, tracés sur un disque blanc en
coloré. Connues depuis le XIXe siècle, seconde environ, on voit apparaître des rotation, différait d’une personne à
ces couleurs subjectives produites par anneaux concentriques de différentes l’autre. Ces couleurs portent aujourd’hui
des stimulations achromatiques inter- couleurs, par exemple la séquence rou- le nom de « couleurs subjectives de
mittentes sont notamment étudiées à geâtre, jaunâtre, verdâtre et bleuâtre Fechner-Benham ».
l’aide de disques en rotation. Le dispo- pour un sens de rotation. La séquence D’où vient cette perception
sitif le plus connu est le « toton de de ces couleurs s’inverse lorsque le sens colorée ? L’une des premières explica-
Benham » (1894), un disque constitué de rotation du disque est inversé. tions proposée fut que la lumière
blanche était décomposée en compo-
1 CYCLE (143 MILLISECONDES)
santes chromatiques distinctes. Elle fut
a vite abandonnée lorsqu’on éclaira le
2 disque à l’aide de sources monochro-
LUMINOSITÉ

1 3 1
4
matiques : les couleurs portées par les
FOND 0
anneaux différaient de celles qui
LUMINOSITÉ

1 auraient pu être formées à partir des


ANNEAU 1 0 radiations présentes. L’origine physio-
logique du phénomène devint patente.
LUMINOSITÉ

1
Divers travaux ont montré que le
ANNEAU 2 0
mouvement (par exemple produit par
b la rotation du disque) n’est pas indis-
LUMINOSITÉ LUMINOSITÉ

1
0
pensable à la perception de ces cou-
ANNEAU 3
leurs subjectives. Helmholtz et bien
1 d’autres ont énoncé le principe sui-
ANNEAU 4 0 vant : une surface claire produit un per-
cept rouge lorsqu’elle est précédée par
une surface sombre et un percept bleu
DÉCOURS TEMPOREL lorsqu’elle est suivie par une surface
sombre. Ce principe, vérifié par l’expé-
rience, est au cœur des arguments
c avancés pour expliquer l’apparition des
B couleurs subjectives.
A Aujourd’hui, on sait que la couleur
perçue n’est pas strictement dépendante
TEMPS de la participation d’un, de deux ou de
FOND trois types de cônes : elle résulte de nom-
B A
B
POSITION DE L'ARC A
FOND B breuses comparaisons assurées par plu-
sieurs familles de neurones qui relayent
L'ARC DE COULEUR A SUIT IMMÉDIATEMENT LA SURFACE DE COULEUR A l’information des photorécepteurs
jusqu’aux aires associatives du cortex.
Les neurones rétiniens sont des
d détecteurs et des amplificateurs de
B contraste lumineux et chromatiques.
A Trois familles de neurones interviennent
dans les voies visuelles. Ces neurones
TEMPS
se distinguent par leur taille, la taille de
FOND B
POSITION DE L'ARC
FOND
A
B A B leurs champs récepteurs, leur excitabi-
lité, leur vitesse de conduction, mais
également par leur sélectivité spatiale et
L'ARC DE COULEUR A PRÉCÈDE IMMÉDIATEMENT LA SURFACE DE COULEUR A
leur sélectivité spectrale. Par ordre
11. UN DISQUE DE BENHAM EST CONSTITUÉ D’ARCS DE CERCLES (a), dont la rotation croissant de taille, ce sont les neurones
déclenche la perception d’anneaux colorés (b) et dont les couleurs s’inversent quand le sens de koniocellulaires, parvocellulaires et
rotation s’inverse. Pour construire les disques de Benham modifiés (c), nous faisons se succéder
magnocellulaires.
trois images à une fréquence de 40 millisecondes (l’important n’est pas la rotation, mais la suc-
cession de plages de différents contrastes, chaque succession d’image étant équivalente à une
Alors que les neurones koniocellu-
rotation de 60 ° du disque). Les figures encadrées à droite représentent l’apparence spatiale du laires sont activés par un signal de
dispositif où l’on simule les couleurs subjectives perçues. Si les couleurs A et B sont achroma- contraste spectral et que les neurones
tiques, A étant plus foncé que B, les arcs apparaîtront rougeâtres lorsque l’arc suit la surface magnocellulaires privilégient l’extraction
sombre (c) et bleuâtre lorsque l’arc précède la surface sombre (d). d’un signal de contraste lumineux, les

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TEMPS
neurones parvocellulaires Dans le cas du disque de
sont activés aussi bien pour Benham vu sous un éclairage
des variations de longueur naturel, il est possible que les
d’onde que d’intensité lumi- couleurs subjectives naissent
neuse. Comment tirer parti de de l’interaction de méca-
ces données physiologiques nismes achromatiques, tels
pour tester la perception des que les mécanismes asyn-
couleurs subjectives ? En chrones de la voie Parvo et
contrôlant la participation de de la voie Magno.
chaque famille de cônes.
Optimisation
Isoler l’activité et plasticité
des cônes Un double processus s’éla-
bore au cours du traitement
Depuis une vingtaine d’an- de l’information visuelle liée
nées, on sait créer des stimu- à la couleur. D’abord,
lus colorés qui agissent sur l’encodage de l’image réti-
chaque type de cône (L, M nienne par la mosaïque de
ou S), indépendamment des photorécepteurs. Ensuite les
autres. Dans une première traitements successifs opérés
120 MILLISECONDES
expérience, nous avons par les neurones rétiniens,
éclairé un disque de Benham 12. LES EXPÉRIENCES DÉCRITES dans l’article ont été faites à l’aide puis par les neurones du cor-
avec une grande variété de de quatre configurations temporelles distinctes. Quelle que soit la tex, exploitent localement les
lumières colorées. De la succession des images de disques, l'apparence spatiale est identique. signaux issus de zones pré-
sorte, nous avons pu déter- Si le contraste entre les deux plages est suffisant, l'observateur pourra cises de plus en plus éten-
juger de la similarité (ou de la différence) des couleurs subjectives
miner quelle était l’impor- dues de la rétine, capturant à
perçues. Si le contraste est insuffisant, il en sera incapable. Ainsi, pour
tance des signaux issus des détecter une différence d'aspect, une très faible variation de lumino- chaque étape un peu plus
cônes L, M et S dans les dif- sité entre les deux plages est suffisante, mais à luminosité constante, d’informations contextuelles.
férentes couleurs subjectives un contraste de couleur plus important est nécessaire. Dans ce processus, la cou-
perçues. Nous avons ainsi leur et la forme sont concur-
constaté que de fortes variations du ment blanches et noires du disque. Par rentes. En ce qui concerne les situa-
signal dans les cônes S (sensibles aux exemple, en choisissant un contraste de tions décrites ici, plutôt que de parler
courtes longueurs d’onde) engendraient couleur à luminosité égale, on sollicite d’illusions de couleur, il serait préfé-
peu de variations dans les couleurs sub- le codage antagoniste (L–M). À rable de parler d’optimisation exercée
jectives perçues. l’inverse, en gardant la même couleur, par le système visuel dans le transfert
Le rôle des cônes L et M restait à mais en modifiant la luminosité, on des informations afin de construire une
préciser. D’un point de vue physiolo- sollicite le codage synergique de type image cohérente du monde.
gique, les signaux L et M commandent L+M (le poids des signaux S étant Notre vision des couleurs est si bien
à la fois la composante chromatique (la maintenu constant). Pour chaque type adaptée à notre environnement que
couleur) de la stimulation et son inten- de contraste (antagoniste et syner- nous en arrivons à attribuer une couleur
sité lumineuse. La couleur est codée gique), différentes valeurs ont été pré- propre à chaque objet qui nous entoure,
par la différence des signaux L et M sentées (contraste plus ou moins mar- en déni des prédictions des lois phy-
(codage antagoniste ou L–M) et qué). Pour chaque observateur, on a siques les plus simples. Malgré un
l’intensité lumineuse est codée par leur mesuré le contraste minimal nécessaire codage neuronal solidement établi, la
somme (codage synergique ou L+M). pour discriminer deux structures tem- vision des couleurs fonctionne sans
Si la qualité des couleurs subjectives porelles différentes (voir la figure 12). autre norme que l’établissement de
perçues ne dépend que des signaux des Les résultats montrent qu’un gammes et de contrastes de couleur
deux types de cônes L et M, l’un de ces contraste chromatique à luminosité aussi riches que possible. C’est peut-
codages (synergique ou antagoniste) constante (codage antagonisme L–M), être ici la clé de la variété étonnante des
prime-t-il sur l’autre ? tout comme un contraste achromatique jugements personnels sur les assorti-
Pour le savoir, nous avons mis au de luminosité (codage synergique L+M) ments de couleur et, fort heureusement,
point une nouvelle expérience en colla- permettent de distinguer les couleurs le prélude à la créativité.
boration avec Hans Brettel, chercheur subjectives. Toutefois, la valeur de
CNRS à l’École nationale supérieure des contraste minimale pour détecter la dif-
télécommunications, à Paris. Dans cette férence d’aspect des arcs est bien Françoise VIÉNOT est maître de conférences
expérience, nous avons demandé à des moindre pour des variations de lumino- au Muséum national d’histoire naturelle.
sujets de juger la qualité des couleurs sité que pour des variations de couleur. Jean L E R OHELLEC est maître de confé-
rences à l’Institut national des sports et de
perçues sur des disques de Benham Ainsi, ce serait lors du traitement du
l’éducation physique.
modifiés présentés par ordinateur. contraste de luminosité achromatique
Pour activer un type de signal plu- par les neurones que naissent les condi- LIVINGSTONE, N., Vision and art: the biology
tôt qu’un autre, nous avons joué sur le tions optimales pour faire émerger des of seeing, Harry N. Abrams, New York, 2002.
contraste entre les couleurs habituelle- couleurs subjectives.

© POUR LA SCIENCE 27
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LE COMBAT de la connaissance du « tout », soit le buste de Voltaire, soit le mar-


ché aux esclaves, nous cherchons à identifier les « parties » que le
cerveau a, de façon quasi automatique, liées. Un changement
DES HÉMISPHÈRES d’échelle spatiale nous renseigne sur la nature des éléments recru-
tés pour chacune des perceptions. Rapprochons-nous du tableau,
et le buste disparaît laissant place aux deux religieuses. Éloignons-
nous du tableau, et nous perdons la foi ! L’interprétation qui prédo-
Yves FRÉGNAC
mine est alors tridimensionnelle : le contraste des coiffes devient un
indice de profondeur incompatible avec la reconnaissance du
Des illusions de la perception visuelle visage des nonnes, ainsi gommées.
Le deuxième point de vue requiert l’exploration neurobiolo-
résultent souvent de la compétition entre gique et psychophysique des mécanismes cérébraux de l’ambiguïté
les deux hémisphères cérébraux, chacun perceptive. En 1838, Charles Wheatstone a, le premier, décrit un
phénomène nommé rivalité binoculaire. Lorsqu’on présente dans
d’eux interprétant une scène ambiguë un stéréoscope (un appareil qui expose une image différente à

Musée Salvador Dali Saint Petersburg Floride © État espagnol Fondation Gala-Salvador Dali ADAGP Paris 2001
chaque œil) deux motifs incompatibles, par exemple, des lignes ver-
d’une façon différente. ticales pour l’œil gauche et horizontales pour le droit, la plupart des
observateurs ne perçoivent pas la combinaison des deux : ils voient
alternativement le motif vertical et le motif horizontal, chacun pen-

D evant Le marché aux esclaves où disparaît le buste de


Voltaire, le visiteur du Musée Dali de Saint Petersburg, en
Floride, ne sait pas quelle interprétation choisir : alternativement,
dant quelques secondes. Régulièrement, le cerveau passe d’une
représentation à l’autre. La question est : où est l’interrupteur ?
Les neurobiologistes ont longtemps pensé que des neurones
les religieuses ou les traits du pamphlétaire antireligieux prennent reliés à chaque œil et dédiés à la détection de chacune des
le contrôle de ses illusions. Le titre de l’œuvre de Salvador Dali, images monoculaires se disputaient le contrôle de la perception
peinte en 1940, est sans ambiguïté : il donne tout de suite la solu- consciente. À la fin des années 1990, les études électrophysiolo-
tion à ce qui pourrait être une énigme visuelle. giques menées chez le singe par l’équipe de Nikos Logothetis ont
Ce tableau est exemplaire : il atteste l’incroyable capacité du montré que les représentations neuronales des figures réversibles
cerveau humain à associer de plusieurs façons les éléments ne sont pas élaborées à un stade précoce du traitement des
d’une scène en des interprétations cohérentes. Bien sûr, pour formes, mais plutôt dans des aires corticales supérieures néces-
émerger, les différentes perceptions requièrent, au sein de notre saires à une représentation unifiée. Dans le cas de la rivalité bino-
cerveau, une préexistence des représentations, voire une culaire, la guerre perceptive est cérébrale et intervient donc entre
connaissance culturelle de l’aspect physique de Voltaire. Par des représentations « mentales », indépendamment des conditions
ailleurs, les multiples interprétations de l’œuvre de Dali évo- dans lesquelles la compétition a été introduite.
quent les figures réversibles qui sont des curiosités depuis des Les expériences récentes de Jack Pettigrew, neurobiologiste à
siècles : le cube de Necker, qui semble pivoter périodiquement l’Université de Brisbane, en Australie, vont un pas plus loin et met-
autour d’un axe (voir la figure 8, page 73), le vase dessiné par tent en évidence une rivalité entre les deux hémisphères du cerveau
deux visages qui se font face et le canard-lapin (voir la figure ci- humain, avant même qu’une perception prédomine dans la
dessous), qui intriguait tant Marcel Duchamp. conscience. Selon cette théorie, ce n’est plus un, mais bien deux
Le point de vue analytique le plus classique des œuvres des esprits qui se prononcent sur ce qui est vu. Cette découverte
peintres surréalistes découle des théories du gestaltisme (la psycho- s’accorde avec le point de vue de N. Logothetis selon lequel le cer-
logie de la forme), introduites dans les années 1930. Notre sys- veau construit des représentations conflictuelles d’une scène qui sont
tème visuel est une machine qui établit des liens entre les éléments en compétition pour une prise de conscience visuelle. L’hypothèse
perçus à partir de règles quasi syntaxiques, telles la proximité spa- de J. Pettigrew est exigeante: ce ne sont plus seulement quelques
tiale, la continuité… L’interprétation de l’instabilité des perceptions groupes de neurones qui s’opposent dans la rivalité binoculaire, mais
devant le tableau de Dali nécessite de définir une segmentation : bien les hémisphères droit et gauche du cortex cérébral.

Perturber les sens


Pour tester cette hypothèse, les neurobiologistes ont effectué
d’étranges expériences. Pendant que des sujets observaient des
cubes de Necker ou les deux motifs de lignes dans un stéréoscope,
puis répondaient à des questions en appuyant sur des boutons, les
neurobiologistes les tourmentaient ! Ils versaient de l’eau glacée
dans l’oreille de certains, appliquaient un champ magnétique en un
point précis d’un des deux hémisphères cérébraux d’autres, et
enfin, racontaient des histoires drôles aux moins défavorisés. Il
s’agissait de perturber, de façon sensorielle, émotionnelle ou directe,
l’un des deux hémisphères, puis d’étudier l’impact de cette pertur-
bation sur la perception et la représentation des images.
De l’eau glacée versée sur le tympan active le système vesti-
bulaire de l’oreille interne : la stimulation cause des troubles de
Roger Shepard

l’équilibre et déclenche des mouvements réflexes des yeux. Une


fois les vertiges passés, l’hémisphère opposé à l’oreille « refroidie »

28 © POUR LA SCIENCE
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Musée Salvador Dali, Saint Petersburg, Floride © État espagnol, Fondation Gala-Salvador Dali, ADAGP Paris, 2001

est en surrégime et ne remplit plus son rôle. À l’inverse, la stimu- peintres surréalistes. Face à la scène ambiguë du tableau de
lation du lobe pariétal d’un des hémisphères cérébraux par un Dali, l’hémisphère gauche construit une représentation, par
champ magnétique de un tesla interrompt temporairement la plu- exemple le marché aux esclaves, tandis que le cerveau droit en
part des activités neuronales de ce même hémisphère. élabore une autre, le buste de Voltaire. Un interrupteur entre
Et les histoires drôles ? On ne connaît pas exactement les effets les deux hémisphères alterne la conscience de l’une ou de
d’un bon fou rire sur le cerveau bien que l’on ait repéré en image- l’autre. Le rire court-circuite l’interrupteur ou bien l’accélère, on
rie cérébrale des régions spécifiquement activées. Cependant, de l’ignore encore, si bien que, sous son emprise, nous voyons les
longs accès d’hilarité entraînent souvent des faiblesses, des deux représentations simultanément : il crée un nouvel état
manques de coordination, des difficultés à respirer, et une suda- d’esprit hybride.
tion. Par ailleurs, les individus atteints de cataplexie (un trouble du Cette superposition d’états n’est pas sans rappeler la schizo-
sommeil) souffrent parfois d’une paralysie partielle ou totale pen- phrénie, une psychose caractérisée par une ambivalence des pen-
dant plusieurs minutes après un éclat de rire. Selon le neurobiolo- sées et une conduite paradoxale, une sorte de dédoublement de
giste australien, des anomalies des connexions entre les deux la personnalité. Keith White, de l’Université de Floride, a décou-
hémisphères expliqueraient ces symptômes. vert que de nombreux schizophrènes avaient une rivalité binocu-
Les résultats sont étonnants : la plupart des sujets testés qui laire déficiente. Des résultats de J. Pettigrew naîtra peut-être un
ont reçu de l’eau froide dans l’oreille perçoivent plus longtemps test diagnostic original recommandant aux schizophrènes la visite
l’un des deux motifs du stéréoscope, alors que les sujets témoins du Musée Dali de Saint Petersburg. Les gardiens du musée
qui ont reçu de l’eau tiède alternent de façon équilibrée entre les seront tous diplômés en neuropsychologie clinique. Ils auront
deux perceptions. Les impulsions magnétiques émises sur l’hémi- pour tâche d’observer la réaction des visiteurs devant les tableaux
sphère gauche ont interrompu l’alternance des deux représenta- de Dali, alors que leurs collègues raconteront des histoires drôles.
tions du cube chez cinq des sept personnes testées. Et parmi tous À chaque instant, des nonnes s’enfuiront à l’entrée de Voltaire.
les 20 volontaires testés, le fou rire a supprimé, ou atténué, la Cette nouvelle forme de dépistage de la schizophrénie n’aurait
rivalité binoculaire pendant presque une demi-heure : ils voient certainement pas déplu au Maître espagnol.
dans le stéréoscope une grille de lignes horizontales et verticales.
De ces résultats découle une interprétation nouvelle de nos Yves FRÉGNAC est directeur de l’unité de neurosciences intégratives
perceptions illusoires qui se produit devant des tableaux de et computationnelles, à Gif-sur-Yvette

© POUR LA SCIENCE 29
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Voir avec les oreilles


Malika AUVRAY et Kevin O’REGAN

Aujourd’hui des aveugles voient grâce à des stimulations rette de papier. Il a manœuvré le com-
pas comme pour produire deux
tactiles ou auditives. Cette transformation de modalité contacts simultanés sur les deux doigts
croisés d’un tiers, de manière à ne tou-
sensorielle interroge les classifications figées utilisées cher que l’un des deux doigts. La per-
sonne ne regardait que l’une ou l’autre
pour définir nos sens. des deux collerettes. C’est à chaque
fois sous la collerette qui était l’objet
du regard que se localisait la sensation

D
due à un unique contact. L’erreur de
epuis Aristote, nous estimons teurs – l’œil, la peau, la langue, le nez, localisation de la sensation serait liée à
que nous avons cinq sens. l’oreille – qui véhicule l’information la subjectivité de la perception
Chacune de nos modalités sen- jusqu’au cerveau et ce dernier inter- visuelle, non à l’habitude : c’est au
sorielles nous semble exister prète la stimulation. Sommes-nous sens de la vue que nous faisons le plus
« à l’intérieur » de l’organisme, anté- cependant sûrs que le nerf stimulé véhi- facilement confiance.
rieurement à toute expérience. Nous cule et restitue fiablement l’information
déterminons chacun de ces sens selon sur l’origine de la sensation ? Si, ayant Organes imaginaires
la nature des objets perceptifs auxquels fermé les yeux, on vous pince, com-
il a accès. Par exemple, les objets ment être certain que la douleur se et sensations réelles
propres de la vue sont la couleur et la manifeste exactement à l’endroit où
forme, ceux de l’audition correspon- vous avez été pincé ? Les phénomènes de ce type sont nom-
dent aux caractéristiques des sons. Pour Déjà Aristote dans son ouvrage La breux : Tastevin a, par exemple, utilisé
chaque type d’objet rencontré, nous Métaphysique doute de certaines sensa- un dessin colorié ou un moulage en
disons avoir une sensation déterminée. tions. Il invite à l’expérience suivante : plâtre des deux dernières phalanges
Ainsi, lorsque nos yeux reçoivent de la croisez les deux doigts, fermez les d’un doigt. Le doigt factice, partielle-
lumière, nous pensons ressentir une yeux, et placez entre vos doigts croisés ment couvert par une feuille de papier
sensation uniquement visuelle. une boule. Votre toucher vous fera per- cachant aussi le doigt réel et la main, a
Pourtant, comme nous allons le voir, cevoir deux boules là où il n’y en a été posé à trois ou quatre centimètres
nos localisations sensorielles et la dis- qu’une. En 1937, le psychologue du majeur. Le sujet a alors été invité à
tinction entre nos sens sont subjectives. Français J. Tastevin rapporte une fermer les yeux. En les rouvrant, il a eu
Intuitivement, nous considérons que variante de l’expérience d’Aristote tendance à associer le doigt factice aux
notre sensation naît à l’intérieur de qu’il a effectuée à l’aide d’un compas perceptions sensibles du majeur. En
notre corps : un objet externe entre en dont chaque extrémité était munie, répétant l’opération plusieurs fois et en
contact avec l’un de nos organes récep- pour les masquer, d’une petite colle- reculant chaque fois le doigt factice de
quelques centimètres, Tastevin a amené
la perception sensible du doigt factice à
15 et même 30 centimètres de son siège
normal : la sensation est « captée » par
le doigt factice.
Le phénomène de captage de la sen-
sation d’un membre par un membre fac-
tice est encore étudié aujourd’hui. Des
neurologues américains ont répliqué
l’expérience en 1998 avec un bras en
caoutchouc : un expérimentateur pose un
écran vertical sur une table et demande à
une personne de placer son bras derrière
l’écran, de telle sorte qu’elle ne puisse
plus le voir. Devant l’écran, il pose un
bras en caoutchouc. L’expérimentateur
caresse ou tapote simultanément le bras
DR

1. ILLUSION D’ARISTOTE. En posant ses doigts croisés sur une bille et en fermant les réel et le bras en caoutchouc. Au bout
yeux, on a la sensation qu’il y a deux billes. d’une dizaine de minutes, la personne a

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l’impression que la sensation qu’elle res-


sent vient du bras en caoutchouc.
Cette expérience fonctionne, mais
moins bien, avec des objets qui ne res-
semblent pas à la partie du corps en
question, par exemple une chaussure.
Lorsque les personnes affirment avoir
l’impression que leur sensation vient
de la chaussure, ce n’est pas simple-
ment une figure de style. Si, pendant
qu’elles regardent l’objet dans lequel
elles ont projeté leur sensation, on
frappe le bras factice ou la chaussure
avec un marteau en caoutchouc, les
personnes grimacent de douleur.
Ces expérimentations remettent en
question la conscience de son propre
corps. Elles aident à comprendre, voire
à guérir, certains troubles rapportés par
les amputés, comme la sensation de
douleur dans un membre fantôme (voir
La perception des membres fantômes,
par Régine Roll, dans ce dossier).

Stimulations
et réponses sensorielles
Nos erreurs ne viennent pas seulement
de la localisation de nos perceptions.
Croire que chacun de nos sens fait
référence à la seule nature de la stimu-
lation ne résiste pas non plus à l’expé-
rience. Par exemple, la lumière est le
stimulus habituel qui engendre des
sensations visuelles. Cependant, si
l’on presse l’œil fermé, on a la sensa-
tion d’un flash de lumière, tandis
qu’une stimulation similaire sur le
Jean-Michel Thiriet

bras donne une impression de toucher.


Le nerf optique répond toujours par
une sensation lumineuse, qu’il soit
activé de la manière habituelle ou qu’il
soit pincé, chauffé, irrité par de l’acide
ou stimulé par un courant électrique. propres à un autre sens. Examinons image tactile. Dans sa version moderne,
Les sensations de nature visuelle peu- quelques-uns de ces systèmes, d’abord ce dispositif est relativement simple :
vent donc résulter non seulement de ceux qui convertissent les signaux une caméra vidéo est reliée à une
stimulations visuelles, mais aussi de optiques en signaux tactiles, ensuite, plaque de stimulation tactile hérissée de
stimulations tactiles, par exemple. Dès ceux qui convertissent ces mêmes picots mobiles ou portant des élec-
lors, pourquoi ne pas imaginer que signaux optiques en signaux auditifs. trodes qui envoient des impulsions
l’on pourrait percevoir une image avec électriques. Ce stimulateur, en contact
les oreilles ? Les dispositifs de substi- Les dispositifs avec une partie du corps comme le bas
tution sensorielle prouvent que nos du dos, l’index ou l’abdomen, reçoit et
sens ne sont pas immuablement spéci- visuo-tactiles convertit les images enregistrées par la
fiés et que nos performances senso- caméra en stimulations tactiles.
rielles et motrices ne sont pas limitées Un non-voyant peut-il avoir accès à une Cette expérience a d’abord échoué.
à une région corporelle précise. forme de sensation visuelle si les infor- Il a fallu attendre que l’un des sujets
Les dispositifs pour les non-voyants mations ne lui sont pas fournies par les s’empare de la caméra, jusque-là fixe,
utilisent souvent l’idée de substitution yeux, mais de manière tactile ? Cette posée devant le sujet, et la bouge lui-
sensorielle. Ces systèmes, qui prennent question a amené Paul Bach-y-Rita, de même pour qu’il perçoive des informa-
de multiples formes, sont fondés sur la l’Université du Wisconsin, à mettre au tions. Le système n’est efficace que si
conversion des stimulus propres à une point, en 1963, le premier système de l’exploration de l’environnement se fait
modalité sensorielle (vision, audition, substitution visuo-tactile : une prothèse de manière active : en déplaçant lui-
toucher et odorat) en des stimulus transformant une image visuelle en une même la caméra, le sujet établit des liens

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TOUCHER POUR VOIR : S ITES W EB POUR AVEUGLES

À l’Université de technologie de Compiègne, l’équipe de


suppléance perceptive dirigée par Charles Lenay s’inté-
resse à la perception humaine. Les chercheurs visent une
compréhension scientifique de la perception assistée par des
prothèses. Les recherches sur les dispositifs de substitution
visuo-tactile ont abouti à la mise au point d’un prototype
d’interface baptisé le stylet tactile.
Ce dispositif fait intervenir un système informatique

UTC Plate-Forme suppléance perceptive


reliant le stylet d’une tablette graphique à une matrice de sti-
mulateurs tactiles. Le sujet explore avec le stylet la surface de
la tablette graphique et reçoit sur sa main libre des stimula-
tions qui dépendent des formes rencontrées. Le mécanisme
repose sur la virtualisation de la perception : le déplacement
spatial du stylet sur la tablette graphique conditionne le dépla-
cement virtuel d’un curseur sur une image en noir et blanc
affichée sur l’écran de l’ordinateur. À l’écran, le curseur, dont Le stylet tactile traduit les contrastes entre le blanc et le
la position dépend des mouvements du stylet, analyse une noir d’une page d’écriture en stimulations tactiles. Il per-
met donc, à l’aide d’une tablette graphique reliée à un
matrice d’une quinzaine de champs récepteurs de quelques
ordinateur et à un stimulateur de lire sans voir.
pixels. Lorsqu’un champ récepteur croise au moins un pixel
noir, il provoque un mouvement d’un picot sur une cellule de aveugles en classe de mathématiques auraient accès aux
barrette braille ou la vibration en tout ou rien d’un transduc- courbes et aux graphiques. Le principe est identique à celui du
teur électromagnétique. Cette stimulation tactile est transmise stylet tactile, mais l’utilisation d’une souris, d’un joystick ou d’un
à la main libre de l’utilisateur, qui décode l’information. clavier est également envisageable. Cette interface, qui fait déjà
Après un court apprentissage, les sujets deviennent l’objet d’un brevet, sera utilisée pour la perception des gra-
capables de suivre les contours d’une forme, de reconnaître et phiques, des icônes et des formes simples bidimensionnelles
de localiser cette forme. L’intérêt d’un tel dispositif est que la lors de cours de mathématiques adaptés aux non-voyants.
relation entre les mouvements du stylet et les retours tactiles L’étape suivante sera la mise en réseau de plusieurs de ces
est déterminée par le logiciel. Elle est donc modifiable et interfaces tactiles. Les aveugles apprendront à utiliser ce disposi-
modulable à volonté : l’image peut changer, ainsi que la tif sur un site Web commun. Grâce à l’espace numérique par-
forme, la disposition, l’orientation et le nombre des champs tagé sur le réseau, les participants auront aussi l’occasion de se
récepteurs. Par exemple, les entrées sensorielles sont réduc- «rencontrer» tactilement et, à terme, de suivre en temps réel les
tibles à leur minimum : on peut faire en sorte qu’un seul mouvements des uns et des autres. L’interface tactile de percep-
champ récepteur donne lieu à une seule stimulation tactile en tion de formes telle qu’elle est envisagée par cette équipe pro-
tout ou rien. Mieux : le stylet, utilisable pour reconnaître des pose une entrée originale sur le réseau Internet. De nouveaux
formes, fonctionne aussi en mode écriture. L’appareil autorise modes d’interaction, de nouvelles communautés se développe-
même la « relecture » des caractères ainsi formés. ront ainsi. Ces « espaces virtuels, d’interaction tactile », ont une
Les chercheurs travaillent en ce moment sur une nouvelle infinité d’applications, ludiques, éducatives, ou autres destinées
utilisation de ce système de couplage : grâce à lui, les jeunes aux non-voyants comme aux voyants: tout est à imaginer.

indispensables entre ses actions et les Suède, et John Brabyn, du Centre de ensuite restitué sous forme de vibrations
sensations qui en résultent. L’action est recherches Smith-Kettlewell, à San tactiles par une petite matrice de micro-
constitutive de la perception. La caméra Fransisco, ont montré qu’un sujet bien vibreurs sur laquelle le lecteur aveugle
vidéo a alors été fixée sur des lunettes. entraîné, muni d’une batte, peut frapper place l’un des doigts de sa main libre.
Au bout d’un temps d’adaptation une balle roulant vers lui avec pour En 1998, P. Bach-y-Rita a amélioré
assez court – entre 5 et 15 heures en seules informations les impulsions tac- son dispositif de substitution sensorielle
moyenne – le sujet oublie les stimula- tiles correspondant au mouvement de la en mettant au point une matrice de sti-
tions sur la peau et perçoit les objets balle et à la position de la batte. Deux mulateurs applicable sur la langue (voir
comme étant à l’extérieur, devant lui. Il sujets aveugles ont obtenu des perfor- la figure 2). Comme c’est l’organe le
distingue des formes tridimension- mances proches de la perfection. plus innervé du corps, on obtient, pour
nelles, statiques ou en mouvement. Parmi les nombreux systèmes de une matrice de taille équivalente, une
Après la phase d’apprentissage, la substitution sensorielle visuo-tactiles, le précision de localisation cinq fois supé-
caméra ou le dispositif vibro-tactile seul qui ait été largement commercialisé, rieure à celle que l’on avait en sollicitant
peuvent être déplacés sans troubler la à partir du début des années 1970, est la peau du ventre. De surcroît, la langue
localisation de l’image. l’Optacon de la Société américaine ne requiert que trois pour cent du voltage
Nombre de tâches, dont certaines Telesensory Systems. Destiné à la lec- nécessaire à la perception de la stimula-
assez complexes, sont facilitées grâce à ture, il se présente comme un stylet que tion par le derme ; constamment imbibée
ces dispositifs de substitution senso- l’on utilise pour parcourir un texte. Une de salive, elle conduit parfaitement les
rielle. Par exemple, en 1981 Gunnar caméra miniaturisée placée au bout du micro-impulsions et possède une résis-
Jansson, de l’Université d’Uppsala, en stylet sert à enregistrer le texte qui est tance électrique presque constante.

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Les dispositifs réfléchie par les objets. Chacun resti-


visuo-auditifs tue l’information à une oreille. En rai-
son de la dissociation des signaux
L’autre grande famille de dispositifs entre la droite et la gauche, le sujet
de substitution sensorielle est celle des déduit la direction.
dispositifs d’écholocalisation, qui De nouveaux dispositifs utilisent
fournissent des signaux auditifs dépen- pour capteur une caméra vidéo minia-
dant de la direction, de la taille, de la turisée (voir figure 3a). L’ingénieur
distance et de la texture des objets. Peter Meijer, du Laboratoire de
Le premier dispositif, commercialisé recherche Philips, à Eindhoven aux
en 1965, a été inventé par Leslie Kay, Pays-Bas, a mis au point en 1992 le
alors à l’Université de Birmingham, au système The vOICe (les capitales
Royaume-Uni. Essentiellement utilisé signifiant Oh I see pour « Oh, je
par les aveugles pour la détection des vois »). Le logiciel utilisé par ce sys-
obstacles, il est composé d’un appareil tème transforme des images vidéo en
de transmission qui émet un signal sons. Les images, captées par une
ultrasonore modulé en fréquence et avec webcam maniable, sont converties en
une grande ouverture angulaire, afin de niveaux de gris, puis transformées en
bien détecter les obstacles ambiants. Un informations sonores selon trois lois
récepteur à deux canaux reçoit et élémentaires (voir la figure 3b). La
retransmet les signaux. Le signal première concerne la droite et la
détecté est converti en un signal auditif gauche. L’image est numérisée de la
transmis aux oreilles par deux écou- gauche vers la droite : on entend donc
teurs. Le principe est identique à celui de la gauche vers la droite. Le début
de l’écholocalisation des chauves- du son correspond aux éléments situés
souris : un signal ultra-sonore émis par le plus à gauche de l’image et la fin du
l’animal se réfléchit sur les obstacles et son correspond aux éléments situés le
Paul Bach-y-tita/Eliana Sampaio

de son analyse sont déduits la taille, la plus à droite de l’image. La deuxième


distance, la forme et éventuellement le loi définit le haut et le bas : la hauteur
mouvement de ces objets. du son est proportionnelle à l’éléva-
En 1974, L. Kay invente les Sonic tion. Ainsi, plus le signal visuel pro-
Glasses. Le principe est identique, vient de haut, plus le son est aigu. Si la
sauf que les capteurs ultrasons sont hauteur du son décroît, on a l’impres-
montés sur des lunettes. Deux trans- sion d’un signal visuel qui tombe. 2. LE DISPOSITIF VISUO-TACTILE mis au
ducteurs fixés sur la monture d’une Enfin, l’intensité est reliée à la lumi- point par Paul Bach-y-Rita transforme
paire de lunettes et tournés de nosité : plus le signal visuel est lumi- l’information visuelle en stimulations tactiles
perçues par la langue. Richement innervé,
quelques degrés vers la droite et la neux, clair, plus le son est intense. Le
très sensible et conduisant bien les impul-
gauche captent l’énergie ultrasonore silence signifie donc noir et un son sions électriques, cet organe est un choix
fort veut dire blanc, les intensités judicieux. Après une phase d’apprentissage,
intermédiaires correspondant à un les sujets ne décodent plus l’information,
dégradé de gris. mais y ont directement accès, comme s’ils
Par exemple, une ligne claire en dia- avaient acquis un nouveau sens.
gonale allant du bas à gauche en haut à
droite, sur fond noir, sera entendue Ce passage d’une déduction des sti-
comme un son s’accroissant en hauteur. mulations sonores à une véritable « per-
Deux lignes donnent deux sons. Deux ception » des objets est particulièrement
points distincts sont traduits par deux bien décrit par une utilisatrice. Devenue
courts bips et ainsi de suite. aveugle assez tardivement, elle utilise
À partir de ces trois principes, le The vOICe presque quotidiennement.
dispositif The vOICe donne une idée de Elle détaille les progrès qu’elle a effec-
la direction, de la hauteur, de la taille, tués avec ce dispositif.
de la distance et de la texture d’un ou Une étape importante est la première
de multiples objets qui constituent sensation d’extériorisation : le moment
l’environnement. Il est utilisable pour où l’on distingue les sons engendrés par
se déplacer, manier divers objets et les le dispositif des autres sons, même s’il
reconnaître. Comme pour les systèmes est difficile de faire cohabiter les deux.
visuo-tactiles, l’apprentissage s’effec- Par exemple, l’utilisatrice dit avoir du
tue en quelques heures. Après cette mal à utiliser le dispositif en écoutant la
phase, les sujets n’ont plus besoin radio. Toutefois, après une phase d’habi-
d’interpréter l’information décrite par tuation, la perception des objets ne
Jean-Michel Thiriet

le son : ils perçoivent directement et demande plus d’analyse. Ce ne sont plus


automatiquement les éléments consti- les sons qui sont perçus : l’accès à
tutifs de l’environnement. l’information est direct. Elle ne pense

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plus aux sons entendus, mais « fait lièrement intéressant pour comprendre dispositif visuo-tactile sur le dos se
l’expérience du dispositif comme s’il la notion de sensation. Avec le disposi- laisse « piéger » par une expansion
faisait partie d’elle », de sorte que le son tif visuo-tactile, cet instant arrive brusque de l’image tactile qui résulte
de la radio ne la gêne plus. Par exemple, lorsque l’utilisateur ne sent plus sur sa du déclenchement du zoom de la
en voyant un escalier, nous n’avons pas peau les stimulations qui se succèdent, caméra. Pensant qu’un objet arrive
à ralentir, ni à réfléchir à l’adaptation du mais qu’il perçoit les objets comme brusquement sur lui, il adopte un com-
mouvement des jambes pour enjamber étant stables et à distance, devant lui. portement d’évitement caractéristique :
les marches. Les premiers temps, avec C’est l’extériorisation. il lève les bras et se recule.
The vOICe, elle devait effectuer ce rai- L’utilisateur doit donc, dans un pre- Une autre preuve de l’accès direct
sonnement déductif consciemment, puis mier temps, comprendre que l’informa- à l’information se manifeste après la
c’est devenu de plus en plus automa- tion donnée n’est pas simplement la sti- fin de l’apprentissage. À ce stade,
tique : « mes sens voient les marches et mulation sensorielle, mais que cette l’emplacement de l’interface ne joue
mon corps sait par expérience ce qu’il stimulation traduit une autre informa- pas sur les performances du sujet.
doit faire ensuite », écrit-elle. tion qui est l’objet à percevoir. Après Déplacer le dispositif sur une autre
quelques heures d’utilisation, la stimu- partie de la peau ou fixer la caméra sur
L’extériorisation lation sensorielle n’est presque plus une autre partie du corps ne nuit pas à
ressentie : l’accès à l’information que la perception de l’information et aucun
Ce moment où l’utilisateur ne pense cette stimulation véhicule est direct et il délai d’adaptation n’est requis. Ainsi,
plus à ce qu’il entend, mais accède ne fait plus appel à aucune déduction. la conscience de l’utilisateur ne
directement à l’information est particu- Ainsi, un sujet portant la matrice d’un s’arrête plus sur les entrées senso-
rielles de l’information, il ne perçoit
plus les sensations sur la peau, mais
traite directement l’information en
termes sémantiques, en tant qu’objets
localisés dans l’espace.
Cet effacement des dispositifs tech-
niques s’observe pour tous les sys-
tèmes efficaces : l’apprentissage d’un
dispositif est réussi lorsque nous
oublions sa présence (voir la figure 3).
En d’autres termes, l’apprentissage
perceptif consiste précisément en
l’oubli de la construction technique de
cette perception. Lorsque nous nous
habituons au port de lunettes, elles dis-
paraissent de notre perception, lorsque
nous conduisons une voiture, nous
oublions que les vibrations sont pro-
duites sur la tôle, mais nous les locali-
sons sous les roues, sur la route, et
lorsque nous jouons à des jeux vidéo
d’action, nous oublions parfois que
nous sommes assis dans un salon à
appuyer sur des boutons.
La sensation n’est pas confinée aux
limites de la peau : elle est extensible.
Les relations naturelles entre nos sens
et l’environnement se déplacent au gré
des modes de couplage entre nous et
notre environnement. Nos sensations et
la distinction entre nos sens se modi-
fient et se redéfinissent chaque fois que
nous utilisons une nouvelle interface
entre notre corps et l’environnement.
Ces dispositifs ne restaurent pas les
© 2003 Scott McCloud L’art invisible

sens manquants, ils ne superposent pas


simplement une nouvelle modalité per-
ceptive à la modalité déficiente : ils sont
un nouvel outil de perception du monde.
C’est pourquoi certains chercheurs pré-
fèrent parler de suppléance perceptive
3. DANS SON OUVRAGE L’Art invisible, comprendre la bande dessinée, Scott McCloud plutôt que de substitution sensorielle.
explore les limites de la perception et de la conscience de soi. Lorsque nous avons expérimenté The

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Barbara Schweitzer (www.seingwithsound.com)

Peter Meijer (www.seingwithsound.com)

4 LES DISPOSITIFS VISUO-AUDITIFS utilisent l’ouïe à la place de la Comme pour les dispositifs utilisant le toucher, l’accès à l’informa-
vue. Le système The vOICe (à gauche) fait intervenir une caméra. tion est direct après une phase d’apprentissage : le recours à la
L’ordinateur associé, contenu dans un sac à dos, numérise les déduction devient inutile et le dispositif se comporte comme un
images et les décompose en niveaux de gris (à droite). La lumino- nouveau sens. Toutefois ce type de dispositifs amène un déficit
sité et la localisation des images sont traduites en termes d’inten- d’émotion probablement parce qu’ils ne sont utilisés que lorsque
sité, de hauteur et d’émission du son à l’oreille droite ou gauche. les sujets sont adultes.

vOICe sur des sujets voyants dont les L’émotion est probablement liée à une tétine, avec une microcaméra à
yeux étaient bandés, tous ont eu la sen- l’apprentissage que l’on fait du sens et l’extrémité et le dispositif électro-tactile
sation d’un nouveau sens et non celle non au sens lui-même : le sens ou la en contact avec la langue.
d’un remplacement de la vue. signification émotionnelle ne sont pas Outre une meilleure perception du
inhérents à l’environnement, comme monde grâce au couplage des stimula-
L’odeur une information à capter. Peut-être que teurs et des récepteurs, on peut aussi
cette émotion ne peut se développer imaginer une myriade d’applications
de la madeleine que lors d’un apprentissage plus long en associant des senseurs obéissant à
ou plus précoce du système, avec des un système de réalité virtuelle à des sti-
Malgré l’ensemble des possibilités échanges entre les utilisateurs. mulateurs réels. Voilà qui promet de
qu’ouvrent les dispositifs de substitution Ce développement de l’émotion est nouvelles façons d’entendre et de
sensorielle, il leur est souvent reproché au cœur du projet développé en partena- voir… sans utiliser nécessairement les
de ne procurer aucune émotion. Un riat entre l’équipe de P. Bach-y-Rita et yeux ou les oreilles.
aveugle, « regardant » sa femme grâce au celle d’Eliana Sampaio, de l’Université
mécanisme élaboré par P. Bach-y-Rita, Louis Pasteur, à Strasbourg. L’idée
fut ainsi déçu par son absence d’émotion. consiste à équiper très tôt des bébés non- Malika A UVRAY , prépare sa thèse au
Ce qui manquerait le plus dans cette nou- voyants avec un système de substitution Laboratoire de psychologie expérimentale
velle modalité perceptive seraient les sensorielle. E. Sampaio utilise actuelle- de l’Université Paris 5 que dirige Kevin
qualités de nos expériences subjectives ment un dispositif électro-tactile placé O’REGAN
du monde, c’est-à-dire ce que nous font sur l’abdomen des jeunes aveugles qui
Site de Peter Meijer :
ressentir la vue d’un tableau, le goût du commandent le zoom de la caméra grâce
http://www.seeingwithsound.com
café, l’odeur d’une madeleine. Les à une tétine. Les deux équipes tentent Site de Malika Auvray :
valeurs que nous attribuons aux choses aussi de mettre au point un dispositif http://www.malika-auvray.com
perçues feraient donc défaut. visuo-tactile pour bébés construit dans

© POUR LA SCIENCE 35
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sique. Deux portions d’images se dépla-


FAUX MOUVEMENTS cent, l’une par rapport à l’autre, quand on
effectue un mouvement de va-et-vient.
On retrouve l’illusion dans de nom-
Jacques N INIO breuses variantes. Ce qui paraissait essen-
tiel à l’obtention de l’illusion – deux sec-
teurs avec des motifs contrastés, allongés,
disposés en deux plages avec des orienta-
De petits déplacements de figures induisent tions différentes – l’est de moins en
moins. Par exemple, on obtient des effets
des mouvements apparents spectaculaires.
analogues à l’aide des motifs plus larges,
tous orientés dans la même direction (voir

Q uand nos yeux explorent une image


fixe, les formes restent en général
stables, mais pas toujours : Donald MacKay
vues. De cette constatation découle une
pléthore d’effets visuels que les psycho-
logues du XIXe siècle étudiaient avec des
la figure 3a), ou avec des motifs modéré-
ment contrastés (voir la figure 3c).
Sur la figure 3b, on voit les petits
avait étudié une figure devenue classique, dispositifs à disques ou cylindres tournants. disques noirs se déplacer le long des allées
publiée en 1957, dans laquelle se manifes- Avec la nouvelle génération d’images quand on déplace horizontalement la page.
tent des mouvements et des couleurs illu- que l’on peut construire aujourd’hui, les Une autre famille d’effets, récemment
soires. Les effets produits dans de telles effets sont perçus même avec des déplace- décrite par Baingio Pinna et Gavin Brelstaff,
images (voir la figure 1), très contrastées et ments manuels. Ainsi, en imprimant à cette dispute la vedette aux illusions précé-
répétitives, du type « op art » (optical art) – page d’amples rotations, on verra les plus dentes. Quand on fixe la croix au centre
dont Victor Vasarely (1908-1997) fut l’une petits disques de la figure 2 laisser des traî- de la figure 3e, et qu’on rapproche la
des figures de proues –, évoquent les moi- nées. A contrario, on pourra s’étonner du figure ou qu’on l’éloigne, les motifs situés
rés, bien réels, obtenus lorsqu’on super- fait que nous voyons avec une apparente sur chacun des anneaux concentriques
pose, avec un léger décalage, deux trames netteté des trains ou des voitures qui pas- semblent tourner en sens opposés. La
serrées très similaires. Le cerveau a proba- sent devant nous à vive allure. géométrie de cette illusion est assez voi-
blement du mal à mettre en registre les Un motif publié sans commentaire sine de celle de l’illusion de Fraser (voir la
fragments très ressemblants sur lesquels par Hajime Ouchi, en 1977, dans un figure 2 page 39). Elle nous dit quelque
son regard s’est posé successivement. recueil d’images d'« op art », a été repéré chose sur le traitement des orientations en
Si une image, aussi simple soit-elle, est et repris en couverture d’un livre en périphérie du champ visuel : serait-ce une
soumise à un déplacement rapide, le cer- 1990 par le psychophysicien allemand nouvelle piste pour comprendre les illu-
veau manque de temps pour calculer à la Lothar Spillmann, séduit par l’effet de sions géométriques ?
fois les formes sur chacune des prises de mouvement apparent que produit le
vues successives et la correspondance motif. Depuis, l’illusion d’Ouchi (voir la Jacques NINIO,
exacte entre les points de ces prises de figure 3d) est devenue un grand clas- École normale supérieure

1. Vibrations. En fixant l'image, on voit naître des ondula- 2. Imprimer à la page un mouvement de rotation comme
tions qui s'organisent en mouvements tournants, de préfé- pour dissoudre du sucre au fond d'une tasse. À faible
rence dans le sens des aiguilles d'une montre. On perçoit amplitude, les couronnes externes des grands disques
parfois une coloration près du centre. Cet effet et un autre semblent tourner, et on peut voir des couleurs illusoires au
effet apparenté ont servi de point de départ à Isia Leviant centre. À amplitude supérieure, les petits disques se meu-
pour son illusion « Enigma » (voir la figure 2 page 7). vent en laissant des traînées.

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a d

3. Déhanchement (a). En imprimant un


mouvement de va-et-vient à l’horizon-
tale, la frontière entre les deux familles
de barres se déplace en sens inverse du
mouvement donné. Pour les disques
glissants (b), avec de petites poussées
horizontales imprimées à la page, on
voit les disques glisser dans leurs cou-
loirs, entre les barres verticales (pour
mieux voir l’effet, masquer l’image a).
Flottement (c). Lorsqu’on déplace verti-
calement l’image face à soi, un carré
central semble faire des mouvements
de va-et-vient dans le sens perpendi-
culaire. Ce motif d’Akiyoshi Kitaoka est
dérivé de l’illusion d’Ouchi ou de flotte-
ment (d) : quand on imprime un mou-
vement de va-et-vient, le disque cen-
tral semble se désolidariser de la
texture du fond, et glisser dans une
direction perpendiculaire au mouve-
ment imprimé. Les spectaculaires cou-
ronnes tournantes (e) donnent l’illu-
sion, en approchant ou en éloignant la
page tandis que l’on fixe la croix cen-
trale, que l’une des couronnes tourne;
certains voient aussi l’autre couronne
tourner en sens inverse.

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Illusions géométriques
Jacques NINIO

Les différentes priorités gérées par le cerveau du monde extérieur projetée sur la rétine
se modifie. Le corps avance, la tête
engendrent quantités d’illusions géométriques : bouge par rapport au corps, les yeux
accomplissent des mouvements explora-
l’observation nous les fait « voir », l’imagination toires. Certains éléments de la scène sont
eux-mêmes en mouvement. De ce flux
nous incite à les créer. d’information optique, il nous faudra
déduire notre direction (vers où allons-

L
nous ?), faire le tri entre ce qui est fixe et
e cerveau est un remarquable est facilement atteinte ou dépassée. ce qui est mobile dans l’environnement,
géomètre. Il résout par des Parallèlement à ce niveau d’exigence comprendre l’agencement géométrique,
méthodes encore mystérieuses géométrique, la perception visuelle fait identifier les formes. La même scène,
des problèmes de géométrie preuve d’une flexibilité remarquable ; figée en un instantané photographique,
posés par la compréhension des formes et ainsi, dans la lecture, elle reconnaît les obéirait aux lois de la perspective
des relations spatiales. Il le fait automati- caractères de l’écriture manuscrite à tra- linéaire, mais rien n’impose au cerveau
quement, en un éclair, sans que nous vers leurs innombrables variantes et nous d’extraire du flux visuel une représenta-
ayons conscience du travail accompli. Il fait reconnaître un visage à travers ses tion qui obéisse aux lois de la perspec-
excelle à repérer d’infimes défauts d’ali- multiples expressions, ou altéré par l’âge, tive ; d’ailleurs il ne le fait pas, il a
gnement ou de parallélisme, de minus- à des dizaines d’années d’intervalle. d’autres priorités !
cules variations de longueur ou de La vision acquiert les informations
courbure. Pour le travail comparatif, géométriques de multiples manières. Des mécanismes
une sensibilité à un pour cent d’écart Lorsque nous nous déplaçons, l’image
correcteurs
En premier lieu, comme pour la ques-
tion du contraste (voir Les illusions de
contraste, du même auteur, dans ce dos-
sier), notre représentation du réel
s’attache à nous faire saisir les proprié-
tés permanentes des choses, plutôt que
leur aspect momentané. Si vous inclinez
la page que vous lisez, même fortement,
les caractères conservent leur forme et
leur lisibilité, alors que la projection de
ces caractères sur la rétine a subi

1. OMBRES ET RELIEF. Le motif répété de


cette figure, agrandi au centre, est celui
des cartouches qui, sur les écrans d’ordina-
teurs simulent une surface rectangulaire
saillante ou rentrante, où s’inscrit une
option. Le motif est représenté fortement
grossi au centre. Le relief s’inverse quand
on tourne la page de 180 degrés. Partant
du haut, et en faisant le tour des motifs
des deux couronnes par la gauche ou la
droite, vient un moment où l’interprétation
bascule : la bosse devient creux, ou inver-
sement. On peut alors revenir vers le haut,
en « voyant » le creux le plus longtemps
possible. On constate ainsi qu’un même
cartouche est susceptible d’être interprété
en creux ou en bosse. Le préjugé du cer-
veau quant à la position de la source de
lumière qui crée les ombres et les lumières
n’est donc pas trop strict.

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2. LA SPIRALE DE FRASER. Des arcs blancs


accolés à des arcs noirs semblent s’enrouler
en spirale sur la figure du haut, mais font
partie de cercles concentriques. L’effet illu-
soire est fortement diminué ou aboli en bas.
La différence entre les deux est subtile : en
haut, les arcs blancs traversent les carrés
sombres, bleu marine, alors qu’en bas, ils
traversent des carrés plus clairs, jaunes. En
haut, le cerveau détacherait les arcs blancs
des noirs, et traiterait les deux ensembles
séparément. En bas, les arcs blancs et les
arcs noirs, ayant un contraste moindre avec
les carrés qu’ils traversent, seraient traités
ensemble, et donc accolés selon des cou-
ronnes circulaires. La problématique de la
coopération ou de la séparation du blanc et
du noir ou du clair et du sombre joue aussi
pour les carreaux du fond. Ceux-ci s’organi-
sent en arcs dans lesquels, par exemple, les
carreaux foncés, bleu marine sont accolés
par leurs côtés aux carreaux intermédiaires,
rouges. L’organisation radiale, pourtant par-
faite, qui associerait les carreaux par leurs
sommets n’est pas perçue.

d’énormes compressions : sans effort


apparent, le cerveau a effectué les ana-
morphoses inverses pour restituer les
formes habituelles des lettres. Des
lignes parallèles (par exemple, les
lignes de séparation des briques dans un
mur, de carrelages au sol, les aligne-
ments de fenêtres sur les façades
d’immeubles), vues sous une forte incli-
naison (notamment, en vision latérale)
devraient, en perspective, converger for-
tement. Or, le fait même de « voir en
profondeur » revient à décompresser, à
redonner de l’espace aux choses, à
rendre un peu moins convergentes les
projections de lignes parallèles.
La recherche des propriétés perma-
nentes s’applique aussi à la taille des
objets. Le visage de votre vis-à-vis à
table, distant d’un mètre, paraît de
même taille que celui d’une autre per-
sonne en bout de table, à deux mètres.
Pourtant, en projection sur la rétine, le
second visage occupe une surface
quatre fois moindre que le premier. La
perception nous livre donc une repré-
sentation retouchée, où la taille appa-
rente des objets change peu avec leur
éloignement, du moins jusqu’à quelques
mètres de distance. Ces compensations
s’appliquent surtout dans le plan hori-
zontal, moins dans la direction verticale :
des passants, vus d’un balcon, paraissent
plus petits qu’ils ne seraient vus à la
même distance, à leur niveau, dans la
rue. De cette constatation résulte la pra-
tique qui consiste à exagérer, dans les
sculptures monumentales, les parties les
plus élevées des statues, alors que jamais

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a b c d base et le sommet de la façade sont ren-


dus par des horizontales, et le contour de
l’immeuble est rectangulaire. Toutefois,
si le dessinateur évalue les proportions
de l’immeuble avec la méthode du
crayon (en tendant un crayon à bout de
bras vers l’objet et en déterminant quelle
3. L’APLATISSEMENT DES PETITS ARCS. Les trois arcs de la figure a ont été prélevés d’un fraction du crayon recouvre la partie
même cercle. Pourtant, plus l’arc est court, et plus il semble plat, et cet effet a été répertorié dont il veut évaluer la taille apparente),
parmi les illusions géométriques. Par ailleurs, ce que nous nommons la forme d’une figure est il constatera que la hauteur apparente de
un caractère qui ne dépend pas de l’agrandissement: un cercle est toujours aussi circulaire, que l’immeuble est plus grande au centre,
son rayon soit petit ou grand. Les deux arcs de la figure b, homothétiques, ont la même forme proche de lui, qu’aux lointaines extrémi-
et des rayons différents alors que ceux de la figure a ne sont pas homothétiques; ce sont deux tés. Un dessin réaliste, selon cette
fragments différents d’un cercle, au même titre que les fragments d’un même polygone mon- logique, qui est celle de la perspective
trés en c. Indépendamment de leur taille, les arcs ont tendance à paraître trop plats, comme on curviligne, rendrait l’immeuble ovale, et
le voit sur la figure d où trois arcs, appartenant au même cercle, semblent faire partie d’un
non rectangulaire. La perspective
cercle un peu plus grand, qui se serait affaissé.
linéaire correspond à une vision « photo-
on n’éprouve le besoin de compenser les brumeux. L’optique n’y est pour rien, graphique », l’œil étant figé. La perspec-
tassements à l’horizontale provoqués par c’est une illusion visuelle. La Lune tive curviligne correspond à une saisie
la perspective. Contrairement aux gran- serait traitée comme un objet à distance mobile, l’œil se tournant successivement
deurs, les orientations sont bien com- finie. Divers indices (sur lesquels les vers chaque portion à évaluer.
pensées à la verticale : les bords verti- spécialistes débattent) joueraient sur L’obtention d’une bonne représen-
caux des immeubles ne paraissent pas cette distance implicite et, par contre- tation perceptive de l’espace et des
converger vers le haut, ils ont même coup, sur le facteur de correction de la formes est donc beaucoup plus délicate
plutôt tendance à s’évaser, alors que taille que nous attribuons. Selon moi, qu’on ne l’imagine habituellement.
leur convergence est manifeste sur les l’essentiel dans cette illusion est que, Nous voyons parfois une illusion là où
photographies. de toute façon, les compensations de il n’y en a pas par défaut d’expertise en
Les corrections de taille en fonction taille jouent beaucoup moins à la verti- analyse des formes (voir sur la
de la distance commencent à poser pro- cale que dans le plan horizontal. L’illu- figure 3a). Les illusions géométriques
blème quand les évaluations de dis- sion serait alors identique à celle des ne sont pas des aberrations de la vision,
tances sont erronées. Un petit oiseau personnes qui semblent plus petites sur mais plutôt des indices d’une géométrie
volant dans le brouillard, un petit ani- un balcon qu’elles ne le semblent à la perceptive pratiquée à notre insu par
mal qui traverse une route de nuit, briè- même distance à l’horizontale. des assemblées de neurones du cerveau.
vement aperçu à travers le pare-brise Un autre aspect irréaliste de la pers- Outre les illusions liées à la percep-
d’une voiture, peuvent être démesuré- pective est également corrigé. Pensez à tion de la taille, nous examinerons
ment agrandis. Quand la Lune est basse la façade rectangulaire d’un immeuble, notamment des illusions d’orientation
sur l’horizon, elle paraît souvent très très allongée à l’horizontale, vue de et celles qui sont issues de l’interpréta-
grosse, surtout par temps légèrement face. Dans un dessin en perspective, la tion d’une projection d’une figure de
l’espace sur un dessin. Enfin, nous ten-
terons d’expliquer quelques principes
qui sous-tendent ces illusions, dont
l’étude révèle quelques processus neu-
ronaux qui sont à l’œuvre dans notre
perception.

4. QU’EST-CE QUE C’EST ? Ce dessin, paru


dans La Nature en 1890 montre une
« marmite à oursins », dans une roche litto-
rale. En fait, le dessin, qui représente une
coupe dans le rocher, a été retourné de
180 degrés. Selon qu’on regarde la feuille
à l’endroit ou à l’envers, le dessin paraît en
creux ou en bosse. L’interprétation qui a
voulu être suscitée par le dessinateur dans
le dessin original a du mal à se concevoir
dans la version retournée. Dans le dessin en
coupe, on imagine la partie arrière de la
marmite en continuité avec les deux parties
latérales, visibles (voir la notion de « complé-
tion amodale » dans l’article sur les illusions
de contrastes, figure 5). Dans l’image inver-
sée, les parties visibles deviennent deux
blocs séparés. Un mécanisme de complé-
tion devrait nous faire penser à une surface
enveloppante en avant du plan de coupe.

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5. ANISOTROPIES. Les deux figures sont


égales, mais celle de droite paraît plus
grande, une illusion connue sous le nom de
l’illusion du carré et du losange (square/dia-
mond en anglais). Cette illusion est atypique,
mal comprise, et quelque peu exagérée ici
par le placement non équivalent des
deux figures (celle de droite «pointe»
vers celle de gauche). Se manifeste
aussi un effet plus subtil de
regroupement en bandes
des petits carreaux. À gauche,
les carreaux semblent organisés
en bandes horizontales et verticales.
Un carreau noir est associé, dans une
bande, à deux carreaux blancs auxquels il
est accolé par deux de ses côtés. À droite,
l’organisation se fait encore selon des verti-
cales ou des horizontales, mais avec des enfi-
lades de carreaux noirs, ou des enfilades de
carreaux blancs joints par leurs sommets.

a b

c d

6. ORIENTATIONS INCERTAINES. L’illusion de Münsterberg (a) férences de contraste se vérifie en tournant la page de 90 degrés.
date de 1897, avant la spirale de Fraser qui a été trouvée en En bas à gauche (c), le carré texturé a l’air incliné. De manière
1908. Les lignes de mortier grises, qui séparent les briques sont générale, des lignes parallèles, aboutissant sous incidence faible
toutes parallèles, mais ne le paraissent pas. Comme pour la spirale (autour de 22 degrés) sur une autre ligne, la font pivoter dans le
de Fraser, la perception de l’orientation semble dépendre du sens de l’agrandissement de l’angle d’incidence. En bas à droite
contraste avec l’environnement local. En haut à droite (b), les dia- (d), on voit s’organiser des alignements faisant un petit angle avec
gonales grises paraissent incurvées, dans des directions opposées, l’horizontale, associant des éléments allongés, alternativement
selon qu’elles traversent les carrés à bandes verticales ou ceux à blancs et noirs. Ces bandes semblent onduler, bien qu’elles soient
bandes horizontales (balayer des yeux la figure de haut en bas, tout à fait droites. L’image est construite à partir de celle de l’illu-
pour mieux voir la différence). Beaucoup seront également sen- sion des lignes « pulsantes » (voir l’article sur les illusions de
sibles à un autre effet, indépendant du premier : un des systèmes contraste, figure 11), en tassant les quadrilatères. Elle fait apparaître
de bandes apparaît fortement contrasté, les carrés de l’autre sys- ainsi les alignements qui, probablement détectés par le cerveau,
tème ont une apparence délavée. Le caractère illusoire de ces dif- donnent naissance à des lignes qui apparaissent et disparaissent.

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8. LES TABLES DE SHEPARD. Les plateaux des deux tables et leurs carrelages sont exac-
tement superposables. Dans une interprétation perspectiviste, la table de droite est plus
large, et celle de gauche plus longue parce qu’on les imagine déployées en profondeur.
L’aspect évasé vers le fond se justifie par le souci d’agrandir ce qui est loin. Quand on
retourne la page, les tables deviennent évasées vers le bas, comme si, étant suspendues
au plafond, leurs parties basses sur le dessin étaient les plus éloignées. La différence de
forme (plateau large versus plateau allongé) est maintenue à toutes les orientations. Cette
illusion s’observe aussi – mais de manière atténuée – avec deux simples parallélo-
grammes sans fioritures, disposés selon la configuration des deux plateaux représentés.

7. INTERPRÉTATION PERSPECTIVISTE des objets à partir des indices d’ombre et de l’image sépare un objet au premier plan
illusions géométriques. Cette gravure a été lumière. Une des difficultés, dans ce tra- d’un autre objet ou du fond en second
publiée dans La Nature du 18 janvier 1896, vail est que, souvent, les images ne font plan. Chaque point du contour corres-
et commentée ainsi par Émile Javal : « On pas figurer les sources lumineuses dont pond alors à deux points de la scène,
aura peine à croire que les lignes ab et cd la position n’est pas bien connue. situés l’un derrière l’autre, à deux pro-
sont parfaitement égales, car on sait bien La relative clarté d’une portion de fondeurs différentes. Dans ce cas, les
que l’armoire est moins haute que la
surface indique qu’elle est proche de la indices d’interposition s’opposent à
chambre. » Les lignes ab et cd, complétées
par les coins auxquels elles aboutissent, for- source de lumière ou qu’elle est orientée l’inversion du relief. À mon sens, les
ment des configurations de type Müller-Lyer de manière à bien renvoyer la lumière inversions les plus intéressantes sont
(voir la figure 9). La disposition en pennes de vers l’œil de l’observateur – à moins celles pour lesquelles il y a une réorgani-
flèches sortantes autour de ab se rencontre qu’il ne s’agisse d’une variation locale sation perceptive, après retournement de
pour des lignes verticales lointaines, tandis de la couleur ou du pouvoir réfléchissant l’image, qui ne se réduise pas à un chan-
celle autour de cd est plutôt observée pour de la surface elle-même. gement de signe de la profondeur (voir
les objets proches. D’où l’explication perspec- Une ombre portée par une surface par exemple la figure 4).
tiviste : nous avons l’habitude d’estimer plus signale, par exemple, la présence d’une
longues les lignes telles que ab et moins
longues les lignes telles que cd « et nous
autre surface qui s’interpose entre la pre- L’appréciation
mière et la source de lumière. Les
conservons cette habitude quand sa raison
ombres sont ainsi utilisées pour déployer
des orientations
d’être n’existe plus ».
en profondeur les surfaces. Dans cette Indépendamment du problème d’appré-
opération, le cerveau fait un pari sur la ciation de l’orientation exacte d’une
Inversions
direction de la source lumineuse : il la ligne – si possible dans l’espace –, il faut
À partir du XVe siècle, les peintres ont situe vers le haut de l’image, et plutôt à déjà savoir où passe la ligne, ce qui se
excellé à créer des effets de volume par gauche (voir la figure 1). révèle parfois moins simple qu’on ne
le rendu des reflets sur le métal, le verre Une multitude d’images, notam- croît. Comparons un damier dont les
ou le bois lustré, par la délicate grada- ment, des photos de paysage en mon- cases sont alignées verticalement au
tion des ombres et des lumières sur la tagne, des gradins, des empreintes de même damier tourné de 45 degrés (voir
peau des personnages. Aujourd’hui, les toutes sortes, se prêtent à une inversion la figure 5). On notera d’abord une illu-
infographistes disposent d’outils qui cal- de relief. Dès lors que ce qui est photo- sion classique : la figure de droite paraît
culent les reflets et les ombres en fonc- graphié est une surface pour laquelle la plus grande que celle de gauche. Un
tion des sources de lumière primaires et profondeur – ou l’altitude, s’il s’agit autre effet apparaît, aussi frappant après
secondaires. Le succès des procédés d’une vue du dessus – est une fonction coup, et que peu de gens commentent
anciens, comme celui des plus récents, continue des coordonnées x et y sur le spontanément. À gauche, le damier
implique, réciproquement, que le cer- plan de l’image, l’inversion du relief par s’organise selon des bandes horizontales
veau connaît (inconsciemment) assez de retournement de l’image est facile. Les ou verticales, dans lesquelles des carrés
géométrie pour résoudre le problème choses se compliquent quand il y a inter- noirs alternent avec des carrés blancs
inverse : l’extraction de la forme des position et qu’une ligne de contour sur auxquels ils sont accolés par leurs côtés.

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En revanche, dans le damier pivoté, la a b c


figure s’organise en enfilade de carrés
tous noirs ou tous blancs, joints par leurs
sommets. Ce mode de fonctionnement
perceptif, qui sépare le blanc du noir, est
plus fréquent que le premier, mais on
connaît aussi des cas, comme dans
l’image de gauche, où des éléments de
valeur opposée coopèrent. d e
De nombreuses illusions sont engen-
drées par les problèmes de conjonction
ou de disjonction d’éléments blancs et
noirs. La plus célèbre est l’illusion de la
spirale, décrite par Fraser en 1908 (voir
la figure 2). Sur cette figure, en haut
comme en bas, les arcs blancs et noirs 9. L’ILLUSION DE MÜLLER-LYER est la plus connue des illusions géométriques (a). Les deux
accolés forment des cercles concen- segments AB et CD sont de même longueur, mais AB paraît plus petit que CD. Cette illusion,
triques. Or sur l’image du haut, les arcs et de nombreuses variantes, peuvent être décrites par un principe d’assimilation, selon lequel
semblent être enroulés en spirale, alors l’appréciation de la longueur d’un segment est altérée par celle des segments voisins : AB
serait « attiré » vers EF, et CD serait « attiré » vers GH. L’effet Müller-Lyer est décelable dans la
que sur celle du bas, l’agencement en
variante minimaliste du haut, sans flèches (b). Dans la variante de Judd (c), les points qui sont
arcs concentriques est perceptible. exactement au milieu des segments semblent les partager de manière inégale et paraissent
Pourquoi cette différence ? Les arcs attirés vers les pennes de flèches rentrantes. Dans le parallélogramme de Sander (d), les deux
noirs, considérés séparément, sont par diagonales grisées sont égales, mais celle de gauche paraît plus grande. Le principe d’assimi-
construction organisés en spirale, il en lation s’applique à cette figure, comme aux précédentes. On pourrait cependant partir d’un
va de même pour les arcs blancs. Tout principe inverse et aboutir aux mêmes prédictions. Imaginons que la perception des relations
se passe comme si, dans l’interprétation géométriques soit altérée dans le sens d’un plus grand contraste (principe de contraste) : GH
de l’image du haut, le cerveau dissociait serait vu beaucoup plus grand, par rapport à EF qu’il ne l’est réellement. Le segment CD
les arcs blancs des noirs, tandis que sur serait agrandi et AB rapetissé pour maintenir une certaine cohérence. L’explication s’étend
celle du bas, il les traitait ensemble, les aux autres figures. Mais sur la figure e, le principe d’assimilation et celui de contraste font des
prédictions opposées. Sur cette figure, trois segments verticaux, accolés à des cercles, parais-
unissant dans une même forme. La dif-
sent courbes. Si l’on prend le milieu d’un segment et une de ses extrémités, et qu’on com-
férence de construction entre les deux pare leurs distances aux points correspondants des arcs, sur la même horizontale, ces rap-
images tient à ce qu’en haut, les arcs ports sont amplifiés, conformément à un principe de contraste.
blancs sont sur un fond sombre (bleu
marine) et les noirs sur fond clair
a b c
(jaune), tandis qu’en bas, c’est l’inverse.
La valeur du contraste local décide,
selon le cas, de la séparation ou de
l’union du blanc et du noir. Des erreurs
d’appréciation sur les orientations sont
observables dans de nombreux motifs
d e f
(voir la figure 6), et ce sont presque tou-
jours des motifs visuellement chargés,
avec des réseaux de lignes parallèles, ou
ayant des orientations voisines.

Illusions 10. L’ILLUSION DE ZÖLLNER. Les blocs de trois segments parallèles semblent s’écarter vers
de géométrie pure le haut et se rapprocher vers le bas (a). L’illusion est observée sous forme atténuée sans les
axes (b). Dans une variante (Ninio et O’Regan), deux blocs identiques ne paraissent pas être
dans le prolongement exact l’un de l’autre (c), bien qu’ils le soient. Le décalage perçu sur
Même des dessins d’une extrême sim- cette illusion est très voisin de celui qui est perçu sur la configuration a, ce qui indique que
plicité engendrent des erreurs d’appré- l’illusion de Zöllner n’est pas explicable en termes de répulsion entre deux blocs symétriques.
ciation sur l’orientation des lignes, On pourrait invoquer l’effet d’une rotation individuelle des blocs ou d’une transformation de
leur alignement, leur courbure, et les type cisaillement, qui ferait glisser les petites barres dans le sens de la formation de blocs plus
rapports de dimension entre diffé- rectangulaires, ou enfin un effet d’accordéon : un agrandissement dans une direction perpen-
rentes parties d’une figure (voir par diculaire aux petites barres. Selon une autre interprétation, l’illusion de Zöllner témoignerait
exemple les figures 9 à 13). Le champ d’une tendance à rendre proche de 90 degrés l’angle entre les petites barres et la grande
est vaste : avec un peu de sens de barre médiane. Pourquoi alors l’illusion irait-elle dans le même sens, dans la variante d ? Dans
l’observation, on voit des illusions l’illusion des trapèzes (e), le trapèze central paraît plus grand que celui qui est placé en des-
sous, et plus petit que celui qui est placé au-dessus. Les côtés latéraux des trapèzes forment
géométriques partout, et avec de
une configuration de type Zöllner et l’illusion des trapèzes va dans le sens prédit par celle de
l’imagination, on en crée à profusion. Zöllner. Le principe selon lequel une forme qui englobe paraîtrait plus grande que la forme
Comme pour les illusions de con- englobée est réfuté par l’illusion des croissants (f). Le croissant englobant situé au-dessus
traste (voir la discussion relative aux paraît plus petit que le croissant englobé situé en dessous. En revanche, cette illusion
bandes de Mach, dans l’article sur les s’explique si on l’interprète comme une illusion de Zöllner sur les pointes des croissants.

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a b a b c

c d

11. L’ILLUSION DE POGGENDORFF. L’illu- 12. SUBDIVISIONS. Quand une figure est finement subdivisée, elle subit un effet d’expan-
sion est montrée sous sa forme classique (a). sion dans une direction perpendiculaire aux lignes de subdivision. Dans le dessin du haut (a),
Les deux segments qui aboutissent aux la partie subdivisée paraît illusoirement plus grande que la partie vide. En dessous, les blocs
parallèles sont alignés, mais si l’on prolonge sont égaux deux à deux, mais paraissent allongés dans la direction perpendiculaire aux divi-
par la pensée celui du bas, il semble aboutir sions. Dans l’image centrale (b) avec des motifs divisés en deux, on a l’effet inverse : les deux
un peu au-dessous de la jonction avec l’autre branches des croix sont de même longueur que les aiguilles isolées, mais paraissent plus
segment. L’erreur de pointage vers le point petites. Dans l’illusion de Delboeuf (c), la balance est délicate : les carrés et cercles subdivisés
rouge est encore plus grande dans la paraissent illusoirement plus petits que les grands carrés ou cercles isolés, mais les carrés ou
variante à un seul segment (b). Dans une cercles internes paraissent illusoirement plus grands que les petits cercles ou carrés isolés.
autre variante (c), on a tendance à voir le
segment de gauche aligné avec le segment a 13. CONTRASTE OU NORMALISATION ?
le plus bas à sa droite, alors qu’il est aligné Les deux cercles au centre des constellations
avec le segment supérieur. Enfin, dans la du haut sont égaux (a), mais celui de
variante en coin (d), deux segments se pro- gauche, entouré des grands cercles, paraît
longent, mais ne paraissent pas avoir la plus petit que celui de droite, entouré des
même orientation. Ces variantes et quelques petits. Le même effet s’observerait avec des
autres semblent bien décrites par l’addition carrés, ou avec des figures subjectives (b).
de deux effets : un effet mineur de décalage On retrouve l’effet sous forme atténuée sur
observé sans les grandes lignes, tel qu’il est les figures du bas (c), construites de manière
montré sur la figure c, et une tendance à à ce que les actions ne s’exercent que selon
b une orientation, ici, à l’horizontale. Un prin-
rendre les angles plus proches de 90 degrés
qu’ils ne sont réellement. Cette tendance est cipe d’assimilation (taille perçue « attirée » par
évidente dans la variante d, mais elle y serait la taille des formes voisines) prédirait les
contrecarrée par les dispositifs d’appréciation effets inverses de ceux qui sont observés. Un
du parallélisme. Sur les autres figures, une principe de contraste (la tendance à exagérer
erreur angulaire éventuelle expliquerait les contrastes) irait dans le bon sens.
l’erreur de pointage et n’entrerait pas en Toutefois, il semble à l’auteur que la bonne
conflit avec l’appréciation du parallélisme. Le interprétation serait un principe de normali-
c
fait que l’illusion soit plus forte dans la sation, qui tendrait à agrandir globalement
variante à un segment que dans toutes les les petites figures et à diminuer les grandes,
variantes connues à deux segments serait le contraste jouant éventuellement à l’inté-
peut-être dû à l’intervention dans les rieur des constellations. Ce principe rendrait
variantes à deux segments de dispositifs bien compte de l’écartement des pointes des
détecteurs d’alignement de segments. triangles sur la figure du bas à droite.

illusions de contraste), on distingue les mécanismes responsables de la sions géométriques. On ignore, par
deux niveaux d’explication. constance de la grandeur tiennent exemple, les fondements de l’apprécia-
Sur le plan de la fonction accom- compte de ces indices, ils auront pour tion du parallélisme (où le cerveau
plie, il est clair que le cerveau fait ses effet d’agrandir ou de réduire certaines excelle) et on n’a pas d’idée crédible sur
relevés géométriques et construit ses figures géométriques, selon qu’elles la manière dont les points sont représen-
représentations en obéissant à un comportent un motif ou un autre, quand tés dans le cerveau. Le point est une
« cahier des charges ». Les procédés bien même la perspective ne s’appli- entité de base en géométrie euclidienne.
qu’il utiliserait, tout en étant légitimes querait plus. Dans le même ordre Or, si l’on adhère à l’orthodoxie neuro-
et fiables en situation naturelle, donnent d’idées générales, Mark Changizi, de nale du moment, un point serait une
néanmoins des résultats non souhaités l’Université Duke, a proposé que, entité extrêmement complexe, représen-
avec les figures artificielles qualifiées comme dans la marche habituelle, nous tée dans le cerveau par la superposition
d’illusions géométriques. Pour le psy- avançons vers les objets et que les cal- d’un grand nombre d’entités de type
chologue britannique Richard Gregory, culs géométriques sont trop lents, le ondelettes.
reprenant et systématisant des idées du cerveau introduirait des facteurs correc- Au moins pourrait-on espérer expli-
XIX e siècle, certains motifs, dans les tifs qui anticiperaient les relations géo- quer les illusions par un mécanisme
dessins, sont typiques de configurations métriques telles qu’elles seraient réelle- formel, sans implémentation neuronale.
rencontrées sur des images en perspec- ment une fraction de seconde plus tard. Par exemple, on justifie souvent l’illu-
tive, où elles fournissent des indices de On ne connaît pas de mécanisme sion de Müller-Lyer (voir la figure 9)
profondeur (voir les figures 7 et 8). Si neuronal qui rendrait compte des illu- par un mécanisme d’assimilation

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comme lorsqu’une illusion est atténuée


quand un indice d’alignement ou de
parallélisme sur la figure permet de cor-
riger l’erreur (voir la figure 11).
Deux opérations majeures sous-ten-
draient les illusions géométriques. La
première est en rapport avec les orienta-
tions, qui sont « anamorphosées » par la

John Spirko
perspective. Des compensations automa-
tiques se produiraient dans une direction
14. LA TRIPOUTRE DE PENROSE est un des grands prototypes des « figures impossibles ». opposée à celle des anamorphoses de la
Trois poutres de sections carrées semblent se raccorder deux à deux à angle droit, ce qui perspective. Ce serait le cas pour les
est impossible. Mais on pourrait concevoir des objets tordus dans l’espace, qui, d’un certain illusions d’orientation, surtout celle de
point de vue, seraient représentables par la figure de droite, ainsi que l’illustrent, par Zöllner. La seconde concerne l’aspect
exemple, les trois vignettes en haut ou l’image de droite. La tripoutre de Penrose est impos- métrique : les erreurs sur les rapports de
sible dans la mesure où l’on subit les conventions habituelles du dessin, c’est-à-dire que l’on
deux longueurs (par exemple dans l’illu-
suppose que les poutres sont droites, jointives et perpendiculaires.
sion de Müller-Lyer). Le problème
(comme dans les effets d’induction deux blocs identiques se prolongent, consiste à concilier la géométrie donnée
colorée, quand une couleur, occupant donne, quantitativement, la même valeur par une saisie « œil fixe », qui obéit aux
une petite surface, est tirée vers les cou- de l’illusion, à toutes les orientations, lois de la perspective, et une saisie par
leurs des surfaces voisines). Par que le motif de Zöllner proprement dit. exploration du regard, qui n’y obéit pas.
exemple, sur la figure 9, le segment AB L’explication par la répulsion ne peut Quand nous voyons, nous ne
serait vu plus petit que CD parce que pas s’appliquer à cette variante. Celle sommes pas avertis du canal par lequel
AB serait contracté par la présence voi- par la tendance à l’orthogonalité est trop nous avons acquis le renseignement :
sine de EF. Pour ma part, je rattache peu prédictive, elle ne dit pas ce qui doit saisie œil fixe, ou corps fixe avec mou-
l’illusion de Müller-Lyer à un effet tourner pour agrandir les petits angles. vement exploratoire des yeux, ou extra-
radicalement opposé : un grand nombre L’explication d’une expansion orthogo- ction en cours de mouvement, par les
d’illusions géométriques reflètent une nale aux petites barres a le mérite d’uni- modifications du flux visuel. Nous pas-
tendance à exagérer les contrastes. Si fier de nombreux effets. sons d’un mode à l’autre sans déceler
un segment est réellement plus grand de modification géométrique dans
qu’un autre (par exemple, ici, GH com- L’existence de principes l’image. Tout se passe comme si les
paré à EF), le cerveau aura tendance à « processeurs neuronaux » nous fournis-
augmenter leur rapport de taille. Le
d’interprétation saient des réponses identiques. Le véri-
moteur, dans l’illusion de Müller-Lyer, Plus généralement, se pose le problème table problème de l’extraction d’infor-
résiderait dans le fait que GH serait de la réduction des illusions géomé- mation consiste à mettre toutes les
représenté trop grand, par rapport à EF. triques à un nombre réduit de principes. informations dans des formats compa-
Pour préserver la forme des motifs (au Dans ce dessein, je rassemble des don- tibles, pour qu’elles puissent être
détriment de l’exactitude des lon- nées aussi précises que possible sur la confrontées sans discontinuité dans la
gueurs), CD serait allongé, et AB manière dont chaque illusion varie avec perception. De ce besoin de compatibi-
rétréci. Cette explication par le l’orientation. Certaines illusions sont lité émane la nécessité que chaque caté-
contraste paraît, à première vue, plus quasi isotropes, d’autres présentent des gorie de données reçoive un « coup de
compliquée que celle par l’assimilation, maximums à ± 45 degrés par rapport à pouce » d’harmonisation avec ce qu’on
mais elle a le mérite d’unifier de nom- l’horizontale, d’autres encore culminent attend des autres canaux.
breux effets, qui dépassent largement le vers ± 22 ou ± 67 degrés, ou ont un
champ des variantes de Müller-Lyer. « profil d’orientation » encore plus com-
Ce type d’analyse est applicable à de plexe. L’étude de ces profils aidera à
nombreuses illusions. Par exemple, on dit l’établissement des relations de parenté
parfois que l’illusion de Zöllner (voir la entre les différentes illusions, ce qui
figure 10) serait due à la répulsion des permettra d’accéder à leurs compo-
deux blocs symétriques. Ou qu’elle résul- santes essentielles. Parfois les effets
terait d’une tendance à l’orthogonalité, s’additionnent, et parfois ils se manifes-
qui fait voir les angles plus proches de tent de manière indépendante, selon la
90 degrés qu’ils ne le sont. Cependant, façon de considérer la figure. Des effets
l’illusion pourrait tout aussi bien refléter hiérarchiques se font parfois jour,
un effet de cisaillement ou un effet
d’expansion orthogonal aux petites 15. ORIENTATIONS DANS L’ESPACE. Le
barres: on aurait tendance à agrandir dans dièdre de Mach (à gauche) pourrait sché-
matiser un livre ouvert debout sur la tranche
une direction perpendiculaire aux petites
ou une tente. De la même façon, les quatre
barres. Des mesures précises effectuées panneaux accolés à droite peuvent être
à l’École normale supérieure avec Kevin interprétés comme un toit de maison
O’Regan, du Laboratoire de psychologie (presque horizontal) ou comme un paravent
expérimentale de Paris 5, indiquent que (presque vertical), sans déroger aux lois de
la variante montrée sur la figure 10c, où la géométrie dans l’espace.

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volume et non comme une découpe


plane en forme de vase). Le principe de
généricité est aussi à l’œuvre dans les
« objets impossibles » telle la tripoutre
de Penrose (voir la figure 14). Rien ne
s’oppose à ce qu’un objet réel de
l’espace ne se projette selon le croquis
de la tripoutre (il est possible de
construire un tel objet, c’est un classique
16. PLANS OU TÉTRAÈDRES ? À première vue, les trois images représentent des prismes à des musées des sciences), mais notre
faces planes. Mais si dans un de ces prismes, l’arête presque verticale médiane était à la fois cerveau, fidèle au principe de généricité,
dans un même plan que l’arête verticale de gauche et dans un même plan que l’arête verti- interprète le dessin en supposant que :
cale de droite, elle devrait couper chacune de ces deux arêtes, en deux points qui seraient
(1) les lignes de contour rectilignes du
contenus dans le plan arrière du prisme. L’arête médiane serait donc entièrement contenue
dans ce plan et l’objet représenté n’aurait aucun volume. La vision stéréoscopique déjoue ce dessin correspondent bien à des bords
genre de pièges. En utilisant la vision stéréoscopique et en fusionnant la figure centrale avec rectilignes de l’objet ; (2) les triplets de
celle de gauche, soit avec celle de droite, vous verrez apparaître immédiatement que les faces segments parallèles correspondent à des
avant des prismes ne sont pas planes : elles forment des tétraèdres (pour ceux qui n’arrivent poutres parallélépipédiques ; (3) les
pas à voir les stéréogrammes, les figures colorées donnent une idée de cette profondeur). poutres sont jointives deux à deux, et
connectées à angle droit. La tripoutre
Toute image, pourrait, en principe, En vertu de ce principe, les régulari- n’est impossible que dans la mesure où
être interprétée d’une infinité de tés et les coïncidences présentes dans une on lui applique, aux trois coins, les
manières. En effet, un point d’une image figure ne sont pas perçues comme acci- conventions habituelles d’interprétation
pourrait représenter tout point de l’espace dentelles, tributaires d’un point de vue des dessins.
situé sur le rayon visuel qui va de l’œil à très particulier, mais comme le reflet de Une ligne verticale, dans un dessin,
ce point. Par exemple, si je regarde un propriétés véridiques de l’objet. Elles pourrait représenter une vraie verti-
cercle par la tranche, l’information reçue sont donc stables par rapport à un chan- cale, aussi bien qu’une horizontale qui
se réduit à un segment. Réciproquement, gement de point de vue. Un segment sera partirait droit devant, vers l’horizon.
ce segment pourrait représenter un seg- presque toujours projeté comme un seg- C’est ce qu’illustre, par exemple, un
ment rectiligne de l’espace, ou un cercle ment (mais exceptionnellement, comme croquis où deux parallélogrammes
ou toute courbe plane vue par la tranche. un point). En revanche, un cercle n’est accolés représentent soit un livre
Or, un segment, dans un dessin, est projeté comme un segment que pour des ouvert, à la verticale, soit un toit de
presque toujours interprété comme la pro- directions de visée bien particulières. tente (voir la figure 15).
jection d’un vrai segment. Les spécia- Le principe de généricité est tempéré Le cerveau est cependant loin
listes estiment que le choix de l’interpré- par la volonté de donner, autant que pos- d’être démuni face aux problèmes
tation n’est pas guidé par la simplicité, sible, une interprétation tridimension- d’ambiguïté dans l’appréciation des
mais par un principe subtil, le principe de nelle à tout dessin (un contour de vase orientations dans l’espace. En fait, il
«généricité». sera interprété comme un vase en les résout avec brio, en mettant à

17. L’ILLUSION DE MÜLLER-LYER en autostéréogramme. En vision de droite rend explicite le codage de la forme dans l’autostéréo-
stéréoscopique, on voit émerger la figure de Müller-Lyer, qui n’était gramme. Les motifs de Müller-Lyer y apparaissent en deux exem-
pas visible dans l’autostéréogramme de gauche. L’illusion est pré- plaires en bleu, dans la partie centrale. Les « répliques » en bleu que
sente, et cela suggère qu’elle prend naissance assez tard dans le trai- l’on voit de part et d’autre font partie du fond. En vision stéréosco-
tement de l’information visuelle, après le stade où se combinent pique, on verra donc les motifs en bleu se détacher d’un fond qui
dans le cerveau les informations provenant des deux yeux. L’image contient aussi des motifs bleus.

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contribution la vision stéréoscopique.


Quand un objet est présenté de deux
points de vue différents, il est possible,
en comparant les deux vues planes,
d’en déduire sa forme tridimension-
nelle. Dans la vision, nous avons en
première approximation des projec-
tions sur les deux rétines via deux
pupilles espacées de six à sept centi-
mètres. En vision stéréoscopique, les
calculs sont effectués hors de la
conscience, en une fraction de seconde,
même avec des stéréogrammes assez
complexes. Avec le stéréogramme de
la figure 16, nous voyons sur chacune
des images une forme que nous inter-
préterions, à moins d’être de fins géo-
mètres, comme un prisme à faces
planes. Or, une face au moins de
chaque prisme est plissée. Pour ceux
qui savent voir le relief dans les stéréo-
grammes, l’aspect plissé saute aux
yeux, sans effort de réflexion. Notre
cerveau inconscient se révèle meilleur
géomètre que notre cerveau culturel.
On a souvent parlé d’« illusion du
relief » à propos de l’effet produit par
les stéréogrammes, et quand ont
déferlé, en 1993-1994, les stéréo-
grammes en une image (voir par
exemple la figure 17), on les a traitées 18. L’ILLUSION DU « T » EN STÉRÉOGRAMME À DEUX IMAGES, pour la vision croisée. En
fusionnant, en vision croisée, les images du haut, on verra la forme en T, explicitement
d’images magiques. Ces images ont été
représentée sur les images du bas. L’illusion consiste en ce que la barre horizontale paraît
calculées au moyen d’un algorithme plus courte que la barre verticale.
rigoureux et, s’il y a magie, elle est
dans la facilité avec laquelle le cerveau naissance sur la rétine, mais qu’elle rigueur, ne méritent pas tout le « bat-
en extrait, correctement, la forme tridi- s’est constituée après le stade où les tage » qu’on leur a fait. À l’autre
mensionnelle. On connaît néanmoins flux visuels venant des deux rétines se extrême, il se publie régulièrement,
quelques paradoxes de la vision stéréo- sont combinés. On peut ainsi éliminer, dans les mêmes revues médiatiques,
scopique, et l’on peut parler à leur pro- comme étant non rétiniennes, la plu- des articles selon lesquels tel ou tel ani-
pos d’« illusions stéréoscopiques ». part des illusions visuelles connues. mal – une fois c’est le cheval, une autre
Toutefois, ces illusions n’amènent pas On peut aussi démontrer que la plu- fois c’est la mouche – serait sensible
d’idée générale nouvelle. part des illusions ne nécessitent pas les aux mêmes illusions géométriques que
mouvements des yeux : les effets nous. Le grand enjeu, pourtant, n’est
Le mécanisme de la preuve s’observent aussi quand les images pas de savoir si les illusions sont plus
sont très brièvement éclairées à la fortes chez les uns ou chez les autres,
Chaque fois que l’on découvre un nou- lumière d’un flash – donc sans laisser mais de comprendre, à travers ces para-
vel effet visuel, se pose la question du aux yeux le temps de se mouvoir. Elles doxes de la perception des formes, le
site où il prend naissance. Cela se s’observent aussi avec des « images principe des processeurs neuronaux qui
passe-t-il sur la rétine ? Un des moyens stabilisées » : projetées directement sur nous livrent d’aussi fins diagnostics sur
d’y répondre est de construire une les rétines par un dispositif fixé à la les alignements, le parallélisme, la
image stéréoscopique où le stimulus cornée et qui occupe donc une position courbure, les dimensions, et la géomé-
produisant l’effet illusoire n’est pré- fixe par rapport à la rétine, quels que trie dans l’espace.
sent sur aucune des deux rétines, et soient les mouvements des yeux.
n’est constitué qu’après extraction de Les illusions géométriques seraient-
la structure tridimensionnelle. C’est ce elles liées à notre culture et à notre Jacques NINIO, biologiste au Laboratoire de
qui a été fait par exemple dans l’autos- environnement urbain, qui privilégient physique statistique de l’École normale supé-
les lignes droites et les angles droits ? rieure, est également spécialiste des illusions
téréogramme de la figure 17 à gauche,
visuelles, qu’il étudie depuis près de 25 ans.
où la figure de Müller-Lyer apparaît en Des anthropologues partis en expédi-
trois dimensions, via la vision stéréo- tion auprès de tribus africaines ont rap- N INIO , Jacques, La science des Illusions,
scopique, alors qu’elle est complète- porté que la sensibilité aux illusions Odile Jacob, Paris, 1998.
ment camouflée sur l’image vue en géométriques y serait assez différente SHEPARD, Roger, L’œil qui pense. Visions,
deux dimensions. De cette différence, de celle des Occidentaux. Cependant, illusions, perceptions, Seuil, Paris, 1992.
on déduit que l’illusion n’a pas pris ces travaux, effectués sans grande

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I LLUSIONS ANIMALES a

Andreas N IEDER

Les illusions visuelles sont présentes chez plusieurs espèces


animales. Chez toutes, la perception d’une illusion visuelle
résulte de la capacité du système visuel à interpréter
b
de manière active des scènes visuelles ambiguës.

L es illusions ne sont pas l’apanage de


l’homme : de nombreux animaux
perçoivent une réalité illusoire qui résulte
premier temps, des chouettes ont été
entraînées, sur un moniteur d’ordinateur,
à distinguer les carrés des triangles définis
du traitement de l’information visuelle. par de véritables bords contrastés (elles
Ainsi, les mammifères, tels les chats, sont tapent une touche avec leur bec
capables de voir les contours subjectifs de lorsqu’elles reconnaissent la forme).
Kanizsa (voir la figure 5 page 11). Les Ensuite, pendant cet exercice de discrimi-
chats distinguent également les contours nation, des contours illusoires de triangles
illusoires créés par des lacunes sur un et de carrés leur étaient projetés de
fond noir (voir la figure 1a) ou par des temps à autre. Bien que les oiseaux ne
décalages (voir la figure 1b). Hasard de fussent pas préparés à de tels stimulus, ils
l’évolution ou nécessité ? attribuaient la forme correcte à ces
Certains oiseaux nocturnes parvien- contours, montrant bien qu’ils voyaient
nent également à détecter les contours ces faux contours comme de véritables
subjectifs. Comment le savoir ? Dans un bordures d’objets.
Les insectes, au système visuel très

Roger Shepard
a b différent de celui des vertébrés, sont
sujets aux mêmes illusions visuelles. Les
abeilles sont capables de voir les carrés 2. Illusions sur la taille des objets ; (a)
aux contours illusoires de type Kanizsa et illusion de Ponzo, (b) illusion du corri-
détectent l’inclinaison des figures illu- dor. Dans les deux cas, les structures
soires (voir la figure 1e), mais elles paraissent différentes, alors qu’elles
échouent si les formes inductrices des sont identiques.
contours sont tournées (voir la figure 1f).
Les abeilles détectent aussi l’orientation alors que les deux barres ont exactement
c d
des figures décalées (voir la figure 1b). la même taille. Cette illusion d’optique a
été signalée pour différentes espèces
d’animaux tels que les chimpanzés, les
Une illusion de taille
singes rhésus, les chevaux et les pigeons.
La taille des objets est parfois mésestimée. La perception de la taille est égale-
L’illusion de Ponzo (voir la figure 3a) ment en cause dans l’illusion du corridor
résulte ainsi d’une perception inusuelle de (voir la figure 2b). L’observation de cette
la taille : la barre horizontale supérieure figure donne la fausse impression que le
apparaît plus longue que la barre du bas personnage de l’arrière-plan est plus
grand que celui du premier-plan. Cette
1. Différents types de contours illu- illusion provient de l’information de pro-
soires perçus par les animaux. Les fondeur (la perspective) fournie par le
chats voient les contours subjectifs tunnel. Dans une scène normale, la per-
quand ils sont créés par des lacunes sonne se tenant derrière l’autre devrait
dans l’arrière-plan (a) ou par des être bien plus petite. Ce n’est pas le cas
décalages (b). Les chouettes effraies dans cette image, de sorte que le sys-
e f voient les carrés (c) et les triangles (d)
tème visuel interprète la personne du
illusoires. Les abeilles sont capables
fond comme plus grande. Outre les
de distinguer les carrés subjectifs et
de détecter les inclinaisons de l’illu- humains, les babouins et les chimpanzés
sion (e) ; mais elles échouent si les perçoivent cette illusion.
illusions sont détruites par des rota- Les animaux sont aussi sujets à des
tions aléatoires (f). illusions qui résultent de mouvements.

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Par exemple, un ensemble de points qui


bougent sur un plan peut donner 3. Comme les humains, les singes sont capables de
voir un cylindre illusoire en rotation obtenu par un
l’impression d’un objet en rotation en
champ de points en mouvements sur un écran. Le
trois dimensions. Imaginons un motif de cylindre est perçu tournant dans le sens des
points se déplaçant horizontalement qui aiguilles d’une montre ou dans l’autre sens. Bien
représentent un cylindre en rotation (voir que l’image (sur le plan) ne change pas, le
la figure 3). Dans l’esprit de l’observateur, sens de la rotation du cylindre illusoire
la perception du sens de rotation du alterne involontairement dans
cylindre alterne de façon involontaire, l’esprit de l’observateur : c’est la
bien que l’image vue – le mouvement perception instable.
des points – ne change pas. C’est une
perception bistable.
À l’Institut de technologie de
Californie, des psychologues ont montré
à des singes rhésus un tel champ de
points mobiles. Ce motif de points
mobiles recréé par ordinateur était conçu
pour être le même que le motif obtenu
en projetant les points d’un cylindre
transparent couvert de points sur la ligne
de visée des singes. Dans cette illusion, LE SINGE PERÇOIT
les points qui bougent dans une direction ALTERNATIVEMENT
LA ROTATION DU
sont considérés comme étant devant et CYLINDRE TRANSPARENT CYLINDRE DANS UN SENS
ceux qui bougent dans l’autre direction EN ROTATION ÉCRAN DE PROJECTION 2D OU DANS L’AUTRE
sont considérés comme situés à l’arrière.
Les singes étaient entraînés à détecter la
direction des points qui paraissaient situés chaque essai, mais bien la direction du Le prédateur, de son côté, tâche de
à l’avant. En partant d’un champ de cylindre illusoire perçu. découvrir le camouflage en utilisant de
points structuré (qui correspondait à un De manière générale, les illusions multiples moyens de sélections visuelles
cylindre en rotation) et en modifiant pro- visuelles fournissent des occasions et en interprétant la scène. Pour détecter
gressivement l’agencement des points uniques de relier la perception et l’acti- la frontière des objets, le contraste de
pour aboutir à un champ de points qui vité neuronale, car elles reflètent la partie luminosité est probablement le meilleur
ne correspond plus à rien, la détection active du cerveau lors de la perception, indicateur. Toutefois, le système optique
par les signes du cylindre illusoire a décru en construisant ce que l’on nomme le gagne de la précision dans la localisation
d’une manière prévisible, résultat équiva- monde visuel. des frontières lorsque de multiples
lent à celui qui a été obtenu par trois indices (comme les mouvements, les tex-
observateurs humains. Coïncidence tures et les ombres) sont combinés.
Quels sont les mécanismes, probable- L’aptitude à percevoir les contours illu-
ment communs aux différentes espèces,
ou évolution ? soires ou des objets structurés à partir
qui déterminent ces illusions ? Les enre- Voir des illusions est quelque chose des motifs en mouvement, par exemple,
gistrements dans différentes parties du d’incroyable et souvent d’amusant. À pre- fournirait un « outil anticamouflage » qui
cerveau de mammifères, oiseaux et mière vue, il semble que notre cerveau aurait évolué pour révéler les parties
insectes révèlent que très tôt dans le pro- nous joue des tours et que, d’une certaine cachées et les objets masqués.
cessus de traitement de l’information, les manière, il prenne plaisir à nous duper ; Ainsi, la perception des illusions
neurones signalent les contours illusoires. même si nous sommes avertis de l’illusion, visuelles n’est pas un simple dysfonction-
Ces résultats fournissent de forts argu- nous ne pouvons y échapper. Les biolo- nement neuronal, mais le résultat d’une
ments contre certaines théories cogniti- gistes sont pratiquement sûrs que cha- capacité du système optique à interpréter
vistes des illusions qui nécessiteraient des cune des capacités de perception a été les scènes visuelles ambiguës. Cela
traitements cognitifs de haut niveau : ces développée au cours de l’évolution afin de explique pourquoi la représentation des
illusions sont déjà codées dès les pre- favoriser l’adaptation à l’environnement. illusions visuelles a émergé dans diffé-
miers stades du traitement des signaux. Ce n’est pas une coïncidence si des ani- rents cerveaux qui ont évolué de manière
De même le cylindre illusoire révèle maux aussi divers que les mammifères, indépendante et qui partagent pourtant
une corrélation neuronale : lorsqu’un les oiseaux et les insectes, avec une évolu- les mêmes contraintes visuelles.
singe observe des points sur un cylindre, tion indépendante et par conséquent une
tournant dans le sens des aiguilles d’une architecture encéphalique différente,
montre, on remarque, dans une des aires soient sujets aux mêmes illusions. Andreas NIEDER travaille au Département
visuelles, qu’à peu près la moitié des La détection des objets dans une du cerveau et des sciences cognitives
neurones signalent une perception, alors scène visuelle peut être d’un intérêt vital. à l’Institut de technologie du Massachusetts.
que ces mêmes neurones ne s’activent Une proie potentielle, par exemple, doit
pas quand le sens du cylindre illusoire reconnaître son prédateur afin de le fuir. NIEDER, Andreas, Seeing more than meets the
est inversé. Cela signifie que l’activité Les proies peuvent essayer de se cacher eye: processing of illusory contours in animals,
neuronale ne reflète pas ce que voit l’ani- par une stratégie de camouflage qui in Journal of computational physiology A, 2002,
mal sur sa rétine, qui est le même pour minimise la possibilité d’être remarquées. vol. 188, p. 249-260.

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L’art de l’illusion
Gérard MAJAX

Si certains s’attachent à démanteler les illusions prêtres. Quelques papyrus nous décri-
vent les démonstrations légendaires du
pour mieux les comprendre, d’autres, au contraire, bâton transformé en serpent ou du
canard à tête tranchée qui redevient
les entretiennent avec soin. L’illusionnisme a perduré vivant. Évidemment, nous ne pouvons
que supposer la nature des techniques
à travers les âges, pour le plus grand plaisir du public. utilisées. Peut-être le bâton n’était-il en
fait qu’un serpent en état de catalepsie
qui, jeté à terre, reprenait vie (voir la

L
figure 1). Quant au canard, il a naturel-
’illusionnisme est souvent perçu La science et la magie lement le réflexe de replier son cou
comme un art mystérieux. D’une contre son poitrail. Si la main qui tient
part, on pourrait associer à une Les fresques peintes sur les parois des le couteau lâche à ce moment-là une
forme de masochisme le plaisir grottes à l’époque préhistorique font le tête déjà coupée, l’illusion est convain-
d’être trompé par un magicien. D’autre lien entre les rites magiques et la réus- cante. Elle a d’ailleurs été reprise depuis
part, les principes permettant cet exercice site de la chasse. Les sorciers des pre- au music-hall.
s’entourent du plus grand secret, source miers temps attribuaient aussi le lever Héron d’Alexandrie a été le seul à
de mystère et de poésie. du soleil, le retour de la lune ou encore décrire, une soixantaine d’années après
L’art de tromper ses semblables le cycle des saisons à leurs pouvoirs ou le début de notre ère, les trucages des
existe depuis que l’homme existe. Au à l’accomplissement de rituels étranges. temples. Ces mécanismes, vrais ou ima-
fil du temps, les pratiques des prestidi- À leur suite, nombre de magiciens ont ginés par l’auteur, auraient contribué à
gitateurs, magiciens ou même des sor- récupéré des phénomènes physiques asseoir l’autorité des prêtres. Il affirme
ciers et parfois des prêtres se sont affi- pour en présenter une version ludique, que ceux-ci invoquaient les dieux pour
nées, au gré des avancées de la science teintée de religiosité ou, plus récem- provoquer des miracles propres à frap-
et des progrès dans l’art de la mise en ment, dans un but de pure distraction. per les imaginations : les portes du
scène. Retour sur ces techniques ances- Durant l’Antiquité, les avancées temple s’ouvraient toutes seules à l’aide
trales dont certaines ont encore de scientifiques sont appliquées pour la d’un mécanisme hydraulique situé sous
beaux jours devant elles. première fois à la magie opérative des l’édifice, des flammes jaillissaient des
vases par des grains de potassium jetés
sur l’eau et le vin coulait à la place de
Musée de la Magie, Georges Proust

l’eau aux robinets des fontaines sacrées


grâce à la simple dérivation d’un réser-
voir secret (voir la figure 3).
Ces effets spectaculaires, s’ils ont
vraiment existé, entretenaient le mythe
d’une magie quotidienne, porteuse
d’espoir. Par exemple, boire l’eau cou-
lant sur une stèle aux inscriptions caba-
listiques dédiées à la santé et invoquant
divers dieux était censé guérir de toutes
les maladies. Avant le développement
de la vulgarisation de la médecine
scientifique, ces processus spectacu-
laires utilisaient largement l’effet pla-
cebo, dont nombre de guérisseurs de
tous poils font encore usage.
L’illusion, sous sa forme surnatu-
relle, reste au Moyen Âge associée
presque exclusivement à l’évocation de
1. L’ILLUSION DU BÂTON transformé en
serpent était peut-être obtenue, dans
l’Antiquité, grâce à un serpent en catalepsie
qui reprenait vie lorsqu’il était jeté à terre.
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dieux, lutins, elfes ou suppôts de Satan.


Seules les manipulations de petits objets
s’associent parfois à ces pratiques. En
revanche, les techniques physico-
chimiques sont plutôt l’apanage des
alchimistes, sincères ou non, qui ont
intérêt à faire croire à la réussite de leur
transmutation du plomb en or afin de
conserver l’appui de leurs mécènes.
En parallèle, les magiciens des rues
se développent, appelant à l’aide de
nombreuses entités surnaturelles pour
faire mieux oublier les sacs ou les boîtes
à double fond d’où sortiront lapins,
singes ou chouettes.
C’est à l’époque de la Révolution
française que « la magie noire devient
blanche ». La science prévaut et les
cabinets de physique amusante se déve-
loppent sous l’égide de « physiciens »
qui combinent physique, chimie et
manipulations afin de distraire les visi-
teurs (voir la figure 5). Grâce à l’habi-
leté de ces prestidigitateurs, la science
semble même dépasser, par ses pro-
diges, les espérances des savants. Ainsi,
un vase, en verre très spécial, permet la
matérialisation de grains de millet. De
trucage en manipulation, l’art de l’illu-
sionnisme prend son envol.
De Robert Houdin à Harry Houdini,
les illusionnistes de la fin du XIXe siècle
et du début du XXe siècle vont rivaliser
d’ingéniosité pour réaliser des spec-
tacles grandioses qui attirent des foules
de plus en plus nombreuses.

Flou artistique
Les détournements d’attention utilisés
par l’illusionniste sont alors du premier
Musée de la Magie, Georges Proust

degré : on incite les spectateurs à regar-


der une action précise, bien éclairée
alors qu’une action secrète se déroule
dans un second plan, souvent dans la
pénombre. Caisses à double fond,
trappes et parties de décor pivotantes
rendent possibles apparitions et dispari- 2. UNE AFFICHE D’UN SPECTACLE du magicien Houdini, célèbre pour ses évasions.
tions. Les techniques de l’illusionnisme
suivent encore les développements pective, comme la chambre de Ames le magicien. Bien entendu, l’éclairage
scientifiques. L’extrapolation de certains junior (voir la figure 4), et d’illusions et les couleurs des costumes doivent
principes conduit même à des prodiges d’optique, afin, par exemple, d’estom- compléter ce principe. Un assistant est
qui laissent pantois des scientifiques avi- per un double fond. On peut ainsi croire ainsi, la plupart du temps, vêtu de noir,
sés. C’est ainsi que Houdin fait passer la qu’un aquarium géant est vide alors que afin de devenir presque invisible dans
lévitation (mécanique) de son fils, en ses parois cachent trois nageuses. la pénombre. Certaines mises en scène
1850, pour une application de la volati- Depuis le début du XXe siècle, les usent de ce principe jusqu’à presque
lité de l’éther, en débouchant un flacon troupes d’illusionnistes ont mis en rejoindre le « théâtre noir » où seules
posé au sol, alors que des assistants en valeur l’importance des mouvements. les parties d’accessoires ou de cos-
coulisses aspergent une pelle chaude En effet, un mouvement exécuté très tumes aux couleurs vives sont éclai-
avec le liquide (voir la figure 3). rapidement par une danseuse attire rées par des projecteurs « rasants », le
Décors et accessoires de scène vont plus l’œil du spectateur que le mouve- reste des costumes ou des appareils en
s’affiner en profitant des études de pers- ment plus lent effectué juste à côté par velours noir se confondant avec le

© POUR LA SCIENCE 51
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fond du théâtre. Georges Méliès, illu-


sionniste de renom et père des effets
spéciaux au cinéma, développa les
applications de ce principe dans ses
spectacles au théâtre Robert Houdin
dans les années 1890-1895. Ce trucage
a abouti à « l’incrustation » du cinéma
qui permet tant d’effets spéciaux spec-
taculaires : au début de ce procédé, on
arrivait par exemple à donner l’illu-
sion d’objets flottants en harmonisant
le costume de l’acteur qui les portait
avec la couleur du fond.
Un spectacle d’illusionnisme doit
être rythmé pour ne pas laisser au spec-
tateur le temps de trop réfléchir, afin de
mieux lui faire apprécier le plaisir de ne
pas comprendre. De plus, les specta-
teurs sont habitués au rythme des
images de télévision. Un spectacle trop
lent les lasserait très vite.

La magie du petit écran


Le principe psychologique qui a révo-
lutionné la présentation d’effets
magiques sur scène et surtout à la télé-
vision a été inventé et mis en pratique
par un magicien d’origine italienne
devenu célèbre aux États-Unis dans les
années 1960, Tony Slydini. Il s’agit
d’habituer les spectateurs à un rythme
de temps forts ponctuant tous les mou-
vements de l’artiste. Des mouvements
« secrets » sont effectués dans les temps
faibles, mais ne sont pas perçus par le
Musée de la Magie, Georges Proust

public. Très peu d’illusionnistes maîtri-


sent cette technique qui donne nais-
sance à une illusion parfaite en gros
plan, à la télévision.
Parmi les magiciens, les « tordeurs
de petites cuillères » furent ceux qui
prouvèrent le mieux leur aisance à la
télévision. Ces « médiums » aux pou-
voirs soi-disant « paranormaux » ont vite
saisi les points faibles d’une émission
en direct. Sans montage possible, le

3. CES MÉCANISMES (en haut) sont sem-


blables à ceux qui sont décrits par Héron
M sée de la Magie Georges Pro st

d’Alexandrie qui rapporte que les portes


des temples s’ouvraient seules grâce à un
mécanisme hydraulique situé sous l’édi-
fice, que des flammes jaillissaient des
vases du fait de grains de potassium jetés
sur l’eau et que le vin coulait à la place de
l’eau aux robinets des fontaines sacrées
par dérivation d’un réservoir secret. La
gravure du bas, qui date de 1845, illustre
la célèbre « suspension éthéréenne » que
présentait Robert Houdin à son public.
Jean-Luc Muller

Annoncée comme une application de la


volatilité de l’éther, c’est en fait une « lévi-
tation » purement mécanique.

52 © POUR LA SCIENCE
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MUR PERÇU

MU
RR
ÉEL
Exploratorium, www.exploratorium.edu

4. LA CHAMBRE DE AMES fait apparaître


deux personnes de la même taille en nain
et en géant (à gauche). Le plancher et les
murs sont en fait des trapèzes, et la taille
qu’on croit voir (en rouge) correspond à
celle qu’auraient les personnes si elles
étaient dans une chambre cubique.

réalisateur doit suivre au mieux les public située dans la direction de la Dans le domaine de l’occultisme et
démonstrations du soi-disant parapsy- seconde caméra, de sortir du champ de de la parapsychologie, le principe du
chologue. Celui-ci peut faire la preuve la première. Le réalisateur, qui n’est évi- décalage est utilisé pour simuler dans un
de son savoir-faire en se plaçant face à demment pas au courant de ce change- premier temps un ratage. L’attention des
une caméra devant laquelle il lui est ment, doit alors s’adapter en saisissant spectateurs se relâche alors, permettant
impossible de tricher, par exemple pour la scène avec une troisième caméra, aux assistants d’agir plus librement.
saisir un petit gadget secret qui, en trois réglée en plan large. Le temps que la Trente pour cent de truc et soixante-
secondes, permettrait de tordre la deuxième caméra soit réglée en plan dix pour cent de psychologie de la pré-
cuillère. La position d’une autre caméra serré suffit au magicien pour tricher sentation. Voilà la proportion tradition-
réglée en « plan général » peut alors être efficacement. Les spectateurs, trop éloi- nelle à la base de l’Art magique, qui
mise à profit. Il suffit, sous prétexte gnés de lui sur le studio et les téléspec- s’applique aussi à bon nombre d’escrocs
de se rapprocher d’une partie du tateurs seront prêts à jurer qu’il n’y a du domaine paranormal. Dans les sectes,
eu aucune tricherie. on peut même en arriver à 100 pour cent
En illusionnisme comme en escro- de psychologie. Un véritable lavage de
querie de type paranormal, le plus cerveau crée de toutes pièces la vision
important demeure le « climax », c’est- hallucinatoire. Même en illusionnisme,
à-dire l’ambiance que l’on crée. Les sug- le fait qu’un spectateur magnifie un effet
gestions du magicien, sa façon de stimu- au point de le raconter ensuite comme un
ler l’imagination du spectateur par tous vrai miracle est courant.
les moyens comme l’amplification et le Je serais bien incapable de repro-
ton de la voix, la musique, l’attitude et duire des effets magiques que tel ou tel
les mimiques de l’artiste, font rêver le spectateur prétend m’avoir vu réaliser.
spectateur. Avant que le prodige ne se C’est tout le principe de la légende…
réalise, les spectateurs y croient déjà. Ils Le monde secret des illusionnistes
sont parfois persuadés avoir vu ce tient à conserver ses principes et ses tru-
que l’artiste leur a suggéré. Cela per- cages, pour mieux vous émerveiller. Ne
met d’appliquer le principe du déca- m’en veuillez donc pas si je ne vous en
lage. Par exemple, le magicien ai révélé que quelques-uns. C’est sans
Musée de la Magie, Georges Proust

annonce qu’une boîte suspendue au doute déjà trop.


plafond est pleine. On la décroche et
on la pose au sol en la portant comme
si elle était lourde. Il suffit qu’une Gérard MAJAX est illusionniste et ancien
jolie assistante passe secrètement élève de l’Institut de psychologie de la
Sorbonne.
d’une trappe à la boîte pour que
son apparition, ainsi anticipée, M AJAX , Gérard, Les faiseurs de miracles,
soit perçue comme étant magique. Michel Laffont, 1992.
M AJAX , Gérard, La Magie au dessert,
5. L ES PHYSICIENS de l’époque des l’Archipel, 2000.
Lumières utilisaient les plus récentes avan- D IF , Max, Histoire de la prestidigitation,
cées de la science pour distraire les visiteurs Maloine, 1971.
de leurs « cabinets de physique amusante ».

© POUR LA SCIENCE 53
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a ENTRÉE b
COULEUR TEST (après induction)

LES RÉSEAUX SE FONT


(induction)
R=1 V=0 R=0 V=1
UNITÉS (rouge) (vert)
COULEUR

DES ILLUSIONS (induction)

Bernard ANS et Christian MARENDAZ

La simulation des illusions par des réseaux UNITÉS D'ORIENTATION

de neurones aide à comprendre ces


« lapsus » qui expriment des principes
cachés du système de traitement. ENTRÉE D'ORIENTATION
(induction et test)
-80° -30° -20° -10° 0° 10° 20° 30° 90°

E n 1965 Celeste McCollough rapporte une illusion perceptive


qui portera ensuite son nom : des personnes, exposées pendant
quelques minutes à l’alternance d’une grille verticale composée de
2. Les mécanismes de l’illusion ont été simulés avec un
réseau de neurones artificiels constitué de 2 unités de cou-
leurs et de 18 unités d’orientation. Lors de la phase d’induc-
bandes noires et rouges et d’une grille horizontale composée de tion (a), on présente au réseau un grand nombre de fois la
bandes noires et vertes (phase d’induction), ont une illusion de cou- succession « verticale rouge-horizontale verte ». Ensuite, on
passe à la phase de test. Conformément à ce qu’on attend,
leur lorsqu’on leur présente ensuite (phase de test) les mêmes
les unités de couleurs s’activent durant la phase de test :
grilles mais achromatiques : la grille verticale achromatique est per-
ainsi, quand on met en entrée du réseau une verticale
çue verdâtre et la grille horizontale semble rosâtre (voir la figure 1). achromatique, l’unité de couleur verte s’active (b).
Cette illusion a jusqu’ici résisté à toute explication. Comme les
illusions renseignent sur le fonctionnement cérébral, ne pourrait-on (de l’ordre de quelques secondes), l’effet McCollough peut persister
imaginer, à l’inverse, que des modèles artificiels du fonctionnement – en s’affaiblissant – des jours, des semaines, voire des mois.
cérébral – des réseaux de neurones – puissent expliquer cette illu- Deuxièmement, il met en jeu plusieurs dimensions perceptives (la
sion? En nous fondant sur une hypothèse, que nous avions faite dès couleur, l’orientation, le mouvement, etc.). Par exemple, il disparaît
1984 avec Janny Hérault, stipulant que le cerveau maintient les dif- si l’on modifie l’orientation des grilles tests de 45 degrés. Enfin, si la
férentes dimensions perceptives (par exemple la couleur et l’orienta- présentation durant la phase test d’une grille achromatique ayant la
tion) indépendantes, nous avons conçu un réseau de neurones artifi- même orientation que celle qui est utilisée dans la phase d’induc-
ciels qui reproduit pour la première fois l’effet McCollough. tion engendre une illusion de couleur, réciproquement, la présenta-
tion en phase test d’une grille de même couleur que la grille
d’adaptation engendre une illusion d’orientation : c’est la réciprocité
Un effet persistant
interdimensionnelle (voir la figure 3).
L’effet McCollough est très riche : il est observé avec d’autres cou- Les travaux entrepris depuis une trentaine d’années montrent
leurs antagonistes, par exemple le jaune et le bleu. Déjà présent que l’effet McCollough résulte de traitements cérébraux de bas
chez le jeune enfant, il a également été rapporté chez des singes et niveau, dans le cortex visuel primaire. Quels seraient ces méca-
des pigeons. L’effet McCollough est un effet de distorsion « consé- nismes de bas niveau ? L’hypothèse fonctionnelle la plus fréquem-
cutif » à une perception antérieure ; il se distingue des autres effets ment avancée repose sur l’idée de « fatigue neuronale », invoquée
consécutifs par plusieurs caractéristiques. Premièrement, contraire- par McCollough elle-même : la répétition de la stimulation en
ment à la rémanence très courte des effets consécutifs classiques phase d’induction « fatiguerait » les mécanismes neuronaux du
INDUCTION
codage des stimulus. Autrement dit, les cellules codant la couleur
TEST ILLUSION
et l’orientation de la grille d’induction entreraient, du fait de la
répétition de la stimulation, dans des périodes réfractaires de plus
en plus longues. Ces périodes engendreraient alors des erreurs
dans le traitement de l’orientation et de la couleur en phase test
(n’oublions pas que le « blanc », dans la grille achromatique, est la
somme de toutes les couleurs et que son traitement requiert l’acti-
vation de toutes les cellules qui codent la couleur). Une telle hypo-
thèse paraît pourtant inadaptée au cas de l’effet McCollough,
notamment en raison de sa persistance à long terme : la « fatigue
neuronale » cesse assez rapidement après l’arrêt de la stimulation.
La persistance de l’effet de McCollough a conduit à invoquer
un apprentissage pavlovien. Dans l’expérience de Pavlov, le chien
salivait lorsqu’il entendait une sonnette parce que, durant une
1. Observez en alternance les deux grilles colorées de
phase préalable d’induction, la présentation de la viande était pré-
gauche dix secondes chacune pendant trois minutes.
Observez ensuite l’une des deux grilles noires et blanches cédée du tintement de la sonnette. Les explications de l’effet
du centre. Vous devriez percevoir une couleur illusoire McCollough élaborées à partir de ce type d’apprentissage associa-
verdâtre ou rougeâtre (pour que l’illusion soit efficace, iso- tif échouent toutefois à rendre compte de la réciprocité interdi-
lez les grilles de test du reste de la page). mensionnelle de l’effet.

54 © POUR LA SCIENCE
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INDUCTION TEST ILLUSION


+θ –ε
Afin de tenir compte de cette dernière caractéristique, Horace
Barlow, de l’Université de Cambridge, a proposé en 1990, sans le
tester, un modèle fondé sur la « décorrélation d’informations ». Dans
l’effet McCollough, le sujet « percevrait » une corrélation entre la
couleur et l’orientation, alors que le cerveau essayerait de détruire
cette corrélation. La décorrélation d’information n’est qu’un cas par-
ticulier d’un principe plus général, celui d’extraction d’informations
–θ +ε
neuronales indépendantes. La notion d’indépendance est plus forte
que la notion de décorrélation. Deux grandeurs liées par une fonc-
tion non linéaire, par exemple y = x2, ne sont évidemment pas
indépendantes, alors qu’il n’y a pas de relation linéaire entre elles :
elles sont décorrelées, mais pas indépendantes. Nous avons fait
l’hypothèse que seul le principe plus exigeant d’indépendance pou-
vait rendre compte de la persistance de l’effet McCollough.
50 ε
Un modèle neuromimétique
DISTORTION PERÇUE
(EN MINUTES D'ARC)
Pour tester notre hypothèse, nous avons construit un modèle neu-

SI
romimétique qui simule les aspects fondamentaux (dont certains

M
UL
très fins) distinctifs de l’effet McCollough. Ce modèle neuromimé- HO

AT
MM
E
tique est un réseau de neurones artificiels, une représentation sim-

IO
N
plifiée d’un réseau neuronal naturel, où des « neurones formels » 0
θ
représentent des neurones dont le fonctionnement de base est for- 0 20 40 60 80
ORIENTATION DES GRILLES D'INDUCTION (EN DEGRÉS)
malisé (en pratique c’est un programme informatique). Comme on
3. L’illusion d’orientation dépend de la couleur. Durant la
pense que c’est le cas pour le cerveau humain, la mémoire d’un phase d’induction les deux grilles colorées présentées en
réseau de neurones réside dans l’ensemble des poids, ou efficacités alternance sont inclinées symétriquement par rapport à la
synaptiques, qui caractérisent les liaisons entre les neurones. verticale. Les grilles tests, de la même couleur que les grilles
Initialement, on attribue des poids synaptiques aléatoires aux d’induction, sont présentées verticales. Le sujet perçoit
connexions. Durant la phase d’apprentissage (ou d’induction), on alors une grille légèrement inclinée en sens inverse de
présente au réseau un grand nombre de fois la succession « verti- l’orientation d’induction (à droite). Cet effet réciproque est
cale rouge – horizontale verte » (voir la figure 2). Pour chaque sti- bien reproduit par notre modèle, comme l’illustre le gra-
mulation d’entrée, l’activité du réseau se stabilise dans un état où phique qui compare l’illusion d’orientation perçue pour un
humain et dans la simulation.
les poids synaptiques se modifient selon une règle d’adaptation qui
tend à rendre les activités des unités de couleur et d’orientation sta- notre réseau de neurones a beau être soumis à une grande variété
tistiquement indépendantes. La phase d’induction se termine d’informations, il ne se trouble pas et reste sujet très longtemps à
lorsque les poids de connexion ne se modifient plus. Dans une l’illusion de McCollough. En revanche, nous avons constaté que
phase ultérieure de test, on soumet le réseau à différentes stimula- l’illusion disparaissait rapidement si une règle adaptative de simple
tions d’entrée, par exemple « verticale achromatique », et on décorrélation, et non d’indépendance, était utilisée.
observe le comportement du réseau résultant de la modification L’existence d’une illusion d’orientation dépendante de la cou-
des forces de connexion. Le réseau voit-il un effet McCollough ? leur, la réciprocité interdimensionnelle, a également été testée. La
L’effet de base est bien simulé, c’est-à-dire que le réseau simulation effectuée à partir de notre modèle reproduit ce compor-
reproduit une « illusion » de couleur qui dépend de l’orientation du tement (voir la figure 3). Ainsi, cet effet troublant que constitue
stimulus visuel. Par ailleurs, les principales particularités de l’effet l’illusion de McCollough, beaucoup étudié et jamais vraiment élu-
McCollough sont aussi reproduites. Nous avons d’abord vérifié cidé, pouvait être bien cerné grâce à l’apport connexionniste.
que le réseau avait bien un comportement similaire à celui L’architecture du réseau est de complexité minimale et la règle
observé par McCollough sur la disparition de l’effet : l’effet d’adaptation synaptique réaliste. Cette règle qui, en phase d’induc-
observé en sortie du réseau décroît effectivement à mesure que tion, rend les dimensions couleur et orientation statistiquement
l’orientation des grilles de test s’éloigne de l’orientation des grilles indépendantes, engendre bien une longue persistance de l’effet, la
d’induction et il disparaît complètement lorsque les grilles tests caractéristique la plus distinctive de cette illusion.
sont inclinées à l’oblique (± 45 degrés). L’intérêt de l’étude de l’effet de McCollough, qui après tout ne
Pour tester la persistance temporelle de l’effet simulé, des motifs pourrait être considéré que comme une simple illusion un peu
de « désadaptation » d’orientation et de couleur aléatoires ont été étrange obtenue artificiellement en laboratoire, prend tout son sens
successivement présentés au réseau. L’ensemble de ces motifs lorsque cet effet particulier est compris comme le témoin d’un pro-
simulait l’incessant changement de couleur et d’orientation que ren- cessus plus général qui serait mis en jeu dans les cerveaux naturels.
contre l’observateur humain dans sa vie quotidienne. À intervalles Ce processus recoderait le flux continuel des informations senso-
réguliers, une grille achromatique verticale était présentée pour esti- rielles brutes selon un format où les différentes dimensions percep-
mer l’effet McCollough encore produit par le réseau. En sortie du tives seraient « maintenues » statistiquement indépendantes.
réseau artificiel, nous avons observé que l’activité de l’unité neuro- Pourquoi ? Peut-être pour créer en permanence un maximum de
nale qui code la couleur verte décroît très lentement avec le temps «variété» dans l’information perceptive afin de maximiser le «pouvoir
de désadaptation. Cette activité disparaissant après une durée de de résolution» (la dynamique) de l’ensemble du système cognitif.
désadaptation environ 360 fois supérieure à celle d’induction (de
même pour l’unité de couleur rouge représentant l’effet résiduel en B. ANS et Ch. MARENDAZ, Labo. de psychologie et neurocognition
réponse à une grille achromatique horizontale). Autrement dit, (UMR CNRS 5105) de l’Université Pierre Mendès-France à Grenoble.

© POUR LA SCIENCE 55
210x290 génie et PLS 31/03/03 11:14 Page 1

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VOIR SANS VOIR de leurs yeux était suivi.


Lorsque l’observateur
regardait par exemple
OU LE DÉTOURNEMENT D’ATTENTION une porte, puis que ces
yeux se portaient sur une
autre partie de l’image,
comme une fenêtre de la
Loïc MANGIN
scène regardée, l’ordinateur
modifiait un élément de la scène durant
Une brève perturbation risque de masquer ce déplacement, par exemple le ciel ou la
voiture garée devant la maison. Comme
une modification importante dans le champ visuel. la modification se produisait durant un
mouvement oculaire, l’observateur ne
Cette illusion renseigne sur la manière dont le cerveau s’en apercevait souvent pas, même si
se représente les scènes visuelles. elle était significative.
La première explication
proposée de ce phénomène
était fondée sur la manière

A u volant d’une voiture, vous êtes


concentré sur la route et sur les véhi-
cules qui vous précèdent. Soudain, une
En 1996, des chercheurs avaient déjà
souligné quelques particularités du
détournement d’attention. Des observa-
dont le cerveau combine les
informations saisies au cours
de mouvements oculaires
mouche vient finir ses jours sur votre pare- teurs regardaient des images visuelles successifs afin de créer une
brise ou une tache de boue est projetée. colorées en haute résolution sur un écran image unifiée du monde visuel.
Pendant cette brève perturbation, les feux d’ordinateur, tandis que le mouvement K. O’Regan et ses collaborateurs ont
de stop de la voiture qui est juste devant se
sont allumés : vous ne les avez pas vus !
Votre cerveau n’a pas perçu ce change-
ment dans votre champ de vision.
Que s’est-il passé ? Kevin
O’Regan, du Laboratoire
de psychologie expéri-
mentale de l’Université
Paris 5, et ses col-
lègues, ont montré
que le cerveau n’utilise
pas tous les éléments
d’une scène pour en
construire une représentation
mentale et la mémoriser. Ainsi, certaines
modifications importantes passent inaper-
çues lorsqu’elles se produisent pendant
une perturbation, même minime.

Regardez ces images pendant trois


secondes, puis tournez la page et
observez les autres images durant
trois secondes, revenez à ces images,
et continuez tant que vous n’avez
pas découvert l’élément modifié
dans chaque illustration. En passant
d’une image à l’autre, vous vous
approchez des conditions d’autres
expériences où les images sont sépa-
rées par un clignement d’œil ou un
écran blanc. D’autres expériences
insèrent dans l’image modifiée des
rectangles et des losanges sem-
blables à ceux qui sont parsemés
dans cette page. L’expérimentateur
se fixe sur ces « tâches » et ne voit
pas la modification principale. Vous
pouvez aussi tenter l’expérience
avec les exemples d’animations
vidéo disponibles sur le site Internet :
http://nivea.psycho.univ-paris5.fr

57 © POUR LA SCIENCE
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montré que, contrairement à cette hypo-


thèse, la « cécité » observée n’est pas spéci-
fique aux mouvements oculaires.
Pour cette démonstration, les psycho-
logues ont montré à dix volontaires
48 paires d’images, par exemple un
avion de chasse qui se pose sur un
porte-avions (voir la figure page précé-
dente), identiques à l’exception
d’un élément important. Au
cours d’une de ces expé-
riences, les images se suc-
cèdent à des intervalles
réguliers de trois secondes.
Lors du passage d’une
image à l’autre, quelques
petites formes parasites ovales
ou carrées semblables à celles insérées
dans le texte sont superposées pendant
80 millisecondes sur la photographie,
mais ne recouvrent pas l’élément modi-
fié. Le diamètre de ces ovales est infé-
rieur à trois pour cent de la largeur de
l’image. Les observateurs avertissent les
expérimentateurs dès qu’ils ont décelé le
changement. Pourquoi n’y parviennent-
ils pas toujours, ou pourquoi cette détec-
tion est parfois longue ?

Des éléments
marginaux négligés

Les éléments visuels d’une scène sont de


deux types : les éléments d’intérêt central
et les éléments d’intérêt marginal. Par
exemple, dans un portrait, l’identité pour-
rait être centrale tandis que la couleur de
la chemise serait marginale. Les observa-
teurs repèrent dès le premier changement
d’image les modifications des éléments
d’intérêt central. En revanche, les variations
des éléments d’intérêt marginal ne sont seconde expérience a été effectuée. quelques éléments centraux mémorisés
détectées qu’à la deuxième projection, Cette fois, une seule forme parasite pour comparer les images avant et après
voire les suivantes. Parfois, le changement apparaît pendant le changement la perturbation.
n’est pas repéré à l’issue de l’essai qui dure d’image, toujours pendant 80 millise- Selon K. O’Regan, le cerveau n’a pas
40 secondes. L’attention des observateurs condes, mais elle recouvre l’élément besoin d’une représentation complète du
a été détournée par les petites formes et la modifié. Les observateurs se souviennent champ visuel puisque le monde extérieur
modification n’a pas été détectée. Cette sans problème de l’identité de l’élément est immédiatement accessible par la vue.
cécité au changement a lieu même quand caché, quand il s’agit d’un élément Le champ visuel est une sorte de
les modifications sont importantes. Les d’intérêt central, mais ils ne peuvent mémoire externe dont le contenu est
psychologues en déduisent que le cerveau l’identifier quand elle touche un élément directement accessible par un mouvement
n’utilise qu’une faible partie de l’informa- d’intérêt marginal. Là encore, seuls les de l’œil ou de l’attention. À un instant
tion visuelle disponible – les éléments éléments fondamentaux sont mémorisés. donné, seuls les aspects de l’environne-
d’intérêt central – pour représen- ment qui sont en train d’être « manipulés
ter une scène complexe. Attirance pour visuellement » sont disponibles pour une
Pour confirmer que utilisation. Cela explique le paradoxe sup-
les éléments cen-
le changement posée entre la sensation de la richesse
traux d’une scène Lors d’une modification de l’image sans apparente de l’environnement visuel et
sont mémorisés perturbation, l’œil n’est pas distrait : il est notre incapacité, dans les expériences de
alors que les élé- attiré vers le changement et le voit. En cécité par détournement d’attention, de
ments marginaux cas de perturbation, le regard a été savoir ce qui a changé. L’impression de
sont négligés, une détourné et ne peut compter que sur voir un riche panorama serait illusoire.

© POUR LA SCIENCE
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Les illusions
des SENS 2

Mehau Kulyk/SPL/Grazia Neri

ILLUSIONS sonores
Entendre un son, déterminer sa source, percevoir la hauteur d'une note,
le rythme d'un air ou le sens d'un discours : autant d'actions que nous faisons
sans y penser. Pourtant, nos oreilles peuvent nous tromper, comme lorsque
nous entendons des lignes mélodiques qui semblent monter en permanence.
Des lésions cérébrales favorisent l'apparition de certaines illusions ; l'étude
de ces dysfonctionnements nous éclaire sur la manière dont les sons,
le langage et la musique sont analysés par le cerveau.
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Illusions auditives
Christian CAVÉ

On sait provoquer en laboratoire des illusions auditives


grâce à des situations inhabituelles. Elles aident à mieux
comprendre les mécanismes normaux de l’audition.

L
’illusion auditive la plus banale aux mécanismes qui interviennent durée, le son pur semble se poursuivre
ne nécessite pas le recours à dans des conditions plus habituelles. durant la plage de bruit qui comble le
des stimulus réservés aux labo- Au-delà de leur aspect ludique, ces silence. Une alternance de sons purs et
ratoires de recherche : elle est recherches permettent, par des stimu- de bruits plus brefs engendre la même
même éprouvée tous les jours par des lations bizarres ou non-cohérentes, de illusion (voir la figure 1). Dans les deux
milliers de personnes. Il s’agit de mieux comprendre comment, au quoti- cas, l’illusion n’existe que pour un son
l’illusion d’espace auditif que vous dien, nous recevons et interprétons les nouveau plus intense que le premier.
percevez en écoutant un concerto de signaux sonores. Cette illusion n’est d’ailleurs pas limi-
musique classique sur une chaîne dite L’illusion de continuité, décrite au tée aux sons purs : le même effet existe
« stéréo » : vous aurez l’impression que début des années 1950, est bien connue. si l’on utilise deux bruits différents.
le piano est à peu près au centre, les Émettons un son pur, c’est-à-dire un Les nombreux travaux réalisés
violons à gauche et les contrebasses à son de fréquence et d’amplitude stables, notamment par Yoshitaka Nakajima, de
droite. Vous êtes alors victime (les d’une durée de deux secondes, inter- l’Institut de design de Kyushu, au Japon,
optimistes diront bénéficiaire) d’une rompu au milieu pendant quelques cen- ont montré que l’illusion de continuité
illusion auditive ! tièmes de seconde. Sans surprise, on existait aussi pour des glissandos de fré-
L’étude en laboratoire de condi- entend deux sons séparés par un silence. quence (passage progressif d’une fré-
tions particulières propres à dérouter En revanche, si on remplace le silence quence à une autre en utilisant des fré-
nos sens donne un éclairage nouveau par une bouffée de bruit de la même quences intermédiaires) ascendants ou
descendants. De même, remplacer de
a SON PUR temps à autre une note de musique par
un bruit n’empêche pas l’identification
BRUIT d’une mélodie : notre cerveau complète
l’information manquante en fonction de
b
la tonalité et de la ligne mélodique.
Les résultats des travaux sur la per-
ception de silences insérés dans des
ARRÊT PERÇU ARRÊT RÉEL glissandos sont plus surprenants encore.
DU SON DU SON
c Considérons un glissando ascendant de
longue durée interrompu en son milieu
par un court silence et croisant à ce
moment-là un glissando descendant de
1. L’ILLUSION DE CONTINUITÉ : un son pur coupé par un ou plusieurs silences est perçu
comme interrompu. En revanche, lorsque des bruits d’intensité supérieure à celle du son pur courte durée (voir la figure 2). Ce qu’on
remplacent le silence, le son semble ne pas s’interrompre (a) et l’alternance de sons purs et de perçoit est un glissando ascendant
bruits brefs engendre le même effet (b). Enfin, lorsque le son pur se poursuit pendant le bruit et continu et un glissando descendant
s’arrête en même temps que lui, il semble que le son pur s’arrête quand le bruit commence (c). interrompu par un court silence : le

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poursuit pendant le bruit et s’arrête en lisant l’effet de précédence ou en mani-


2 500 même temps que lui. Les sujets décla- pulant une autre caractéristique acous-
0,5 rent alors entendre que le son pur tique du signal, comme l’intensité. Un
SECONDE
FRÉQUENCE (EN HERTZ)

s’arrête au moment où le bruit com- train de clics perçus à droite suivi, un


mence (voir la figure 1c). court instant après, d’un train de clics
perçus à gauche donnent l’impression
1 000
Effets et illusions d’une succession de clics se déplaçant
0,1
dans l’espace, par sauts régulièrement
SECONDE On parle souvent d’un « effet », plutôt espacés, de la droite vers la gauche
que d’une illusion, quand il s’agit d’un (voir la figure 4).
O
D
AN

phénomène perceptif qui influe sur La saltation auditive est l’équiva-


SS

l’interprétation d’un autre. Ainsi, un son lent acoustique du « lapin tactile ».


LI
G

400 2,5 modifie parfois la perception d’un autre Cette illusion cutanée, décrite dès
SECONDES TEMPS son, une stimulation visuelle peut altérer 1972, nécessite un petit vibrateur fixé
2. LE SILENCE DES GLISSANDOS. Un long l’interprétation d’une stimulation audi- au poignet, au coude et à l’épaule. On
glissando ascendant interrompu par un court tive et réciproquement. stimule successivement le poignet avec
silence croise un court glissando descendant L’effet de « précédence » désigne quatre impulsions, le coude avec deux
continu. Dans notre perception, le silence le fait que l’origine spatiale d’un et l’épaule avec trois. La perception
semble appartenir au glissando descendant. signal sonore est attribuée à l’endroit correspondante est celle d’une succes-
de l’espace où il est apparu en premier sion de vibrations régulièrement espa-
silence est perçu comme appartenant au – ou à l’oreille stimulée en premier cées le long du bras et se déplaçant par
glissando où il est absent ! Ce phéno- quand on utilise des écouteurs. Ainsi, sauts, donnant l’impression qu’un petit
mène pourrait résulter d’un effet dit de lorsque deux haut-parleurs sont placés animal court sur le bras ; d’où le nom
« bonne forme ». Le glissando de longue à des distances différentes (voir la imagé de cette illusion.
durée, établi depuis un certain temps, figure 3), le haut-parleur proche, dont
constituerait une « bonne forme », qui le son parvient en premier à l’auditeur,
serait plus aisément perceptible comme sera considéré comme l’origine du
un tout que le glissando de courte durée. son, même si le niveau sonore produit
Cette interprétation est d’ailleurs compa- par le haut-parleur plus éloigné est
tible avec des résultats obtenus dans nettement supérieur et constitue la
notre laboratoire, qui montrent que le source sonore principale. Lorsqu’on
système auditif a besoin d’une certaine déplace le haut-parleur proche, la
durée de stimulation pour traiter les glis- source sonore semble bouger.
sandos et que la partie finale d’un glis- Une erreur de localisation plus
sando est plus importante dans l’évalua- étrange se produit dans l’illusion dite
tion de la hauteur globale d’un glissando de « saltation auditive ». On sait pro-
que sa partie initiale. Le glissando long, duire des clics reçus par les deux
interrompu longtemps après son début, oreilles qui seront perçus nettement à
serait plus volontiers perçu comme un gauche ou à droite, par exemple en uti-
tout que le glissando bref. Enfin, le sys-
tème auditif coderait différemment les
glissandos ascendants et descendants, ce
qui favoriserait la perception du glis-
sando ascendant.
A contrario, l’illusion de continuité
conduit parfois à ne pas percevoir un
signal présent physiquement. C’est le
cas si l’on produit un son pur qui se

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L’oreille musicale Des phonèmes et des mots l’audition sont les modalités privilégiées
pour l’appréhension de notre environne-
Quand nous écoutons de la musique Les chercheurs qui se penchent sur notre ment immédiat et elles se combinent
aussi, nos perceptions sont parfois faus- perception du langage parlé vont de sur- dans certains effets ou illusions.
sées. L’illusion d’octave a été décrite prise en surprise. Ainsi, une phrase
en 1974 par Diana Deutsch, de interrompue plusieurs fois par seconde Voir ou entendre
l’Université de Californie. Elle est pro- par des silences de quelques centièmes
voquée par une succession de sons dont de seconde paraît hachée. En revanche, En général, la vision l’emporte sur
les fréquences sont dans un rapport lorsque les silences sont remplacés par l’audition. C’est le cas bien connu de la
deux (une octave). On fait entendre un bruit quelconque, la parole semble ventriloquie : le spectateur associe les
simultanément à l’aide d’écouteurs un normale, mais n’est pas plus intelligible. paroles à la marionnette et à ses mouve-
son de 800 hertz (aigu) à l’oreille droite L’illusion de continuité existe donc aussi ments plutôt qu’à la bouche du ventri-
et un son de 400 hertz (grave) à pour la parole. Elle dépasse même la loque. De même, dans une situation où
l’oreille gauche. Cette configuration est simple impression de non-interruption l’on présente l’allumage d’un point
ensuite inversée et ainsi de suite pen- du signal. Lorsqu’une voyelle est rem- lumineux accompagné ou non d’un clic
dant une seconde et demie. Dans leur placée par un bruit, l’identification du auditif. Lorsqu’on demande aux sujets
majorité, les sujets perçoivent un son mot ainsi modifié reste possible. Il est de déterminer le plus rapidement pos-
aigu à l’oreille droite en alternance même courant que les sujets déclarent sible si la stimulation était visuelle ou
avec un son grave à l’oreille gauche avoir entendu la voyelle. Dans un audiovisuelle, on note un fort biais de
(voir la figure 5a). Une partie des sti- exemple célèbre, publié par Richard réponse en faveur de la vision ; les sujets
mulations sonores est ignorée. Warren en 1970, un son s d’une phrase répondent souvent « visuel seul » alors
Une illusion similaire se produit en anglais a été remplacé par un bruit de que la stimulation était à la fois auditive
lorsqu’on joue deux gammes ascen- toux. Les sujets ont cru la phrase intacte (clic) et visuelle (point lumineux).
dantes et descendantes en changeant et n’ont pas su indiquer la position du Cette dominance de la vision n’est
d’oreille à chaque changement de note bruit de toux. Ce phénomène, connu toutefois pas absolue. Avec Richard
(voir la figure 5b). La plupart des sujets sous le nom de restauration phonémique, Ragot, de la Salpêtrière, et Michel
entendent une demi-gamme descen- a été l’objet de nombreuses études Fano, de l’École nationale supérieure
dante, puis ascendante – do, si, la, sol, depuis les années 1970. des métiers de l’image et du son
la, si, do – à l’oreille droite et une Le même auteur a décrit un effet (FEMIS), nous avons mis en évidence,
demi-gamme, d’abord ascendante, puis beaucoup plus étrange : la transforma- dans une situation de même type, un
descendante – do, ré, mi, fa, mi, ré, tion verbale. La perception d’un même temps de réaction plus court aux sti-
do – à l’oreille gauche. Le principal mot répété indéfiniment et enchaîné sans mulations auditives qu’aux stimula-
point commun de ces deux illusions est silence entre les répétitions se modifie tions visuelles, quand on attire l’atten-
l’existence d’erreurs de localisation. Un fortement au bout de quelques secondes. tion du sujet vers cette modalité.
son reçu par une oreille peut être On entend alors des mots qui diffèrent Par ailleurs, lorsqu’on fait apparaître
entendu par l’autre oreille. parfois totalement du mot prononcé. brièvement une seule fois un disque de
Ces illusions ont fourni l’un des Les illusions auditives peuvent aussi petit diamètre au centre de l’écran d’un
premiers arguments en faveur d’une faire intervenir simultanément d’autres ordinateur, associé à un son très bref
dissociation lors de l’audition, comme sens. Dans la vie quotidienne, nous répété une, deux ou trois fois suivant les
lors de la vision, entre l’identification sommes presque toujours face à des essais, les sujets perçoivent plusieurs
des sons et la détermination de leur scènes qui stimulent les différentes signaux lumineux successifs correspon-
localisation spatiale. modalités sensorielles. La vision et dant au nombre de bips. Cette illusion,
décrite en 2000 par Ladan Shams, du
Laboratoire de psychophysique Shimojo,
au Japon, montre qu’un signal auditif
non pertinent peut modifier fortement la
perception d’un événement visuel et
même induire la perception de quelque
chose qui n’existe pas physiquement.
Cette illusion est très robuste. Elle existe
pour différentes durées et différentes
formes et tailles du flash, même lorsque
CLIC CLIC les sources sonores et lumineuses sont
CLIC
CLIC
CLIC
CLIC très éloignées.
Concernant les jugements de simul-
tanéité entre un événement visuel et un
événement auditif, l’appréciation des
TEMPS 1 TEMPS 2 sujets est parfois fort éloignée de la
3. LE SON ÉMIS par le haut-parleur le plus
réalité physique. Avec R. Ragot et
4. S ALTATION AUDITIVE . Des clics qui
proche est reçu en premier par l’auditeur. sont émis d’abord à l’oreille droite, puis à M. Fano, nous avons filmé un clap – la
Même si elle émet moins fort, cette source l’oreille gauche sont interprétés comme petite planchette articulée servant lors
sonore proche bénéficie de l’effet de précé- une succession de clics se déplaçant de la du tournage à identifier la scène et à
dence : elle semble être à l’origine du son. droite vers la gauche. donner le signal pour la synchronisa-

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tion. Nous avons également enregistré a


le bruit du clap et réalisé une série de
stimulus audiovisuels en montant le OREILLE
bruit du clap soit au moment de sa fer- GAUCHE

meture, soit avant ou après, avec diffé-


rents décalages temporels. Lorsque nous CE QUI EST JOUÉ CE QUI EST PERÇU
avons demandé aux sujets d’apprécier la
simultanéité de l’événement visuel (la OREILLE
fermeture du clap) et de l’événement DROITE
auditif correspondant (le bruit du clap),
nous n’avons pas obtenu des réponses b
symétriques. Les sujets sont capables de
détecter que le son précède l’image, OREILLE
GAUCHE
même si c’est seulement de 20 millise-
condes. Les deux événements sont jugés
parfaitement simultanés quand le son a CE QUI EST JOUÉ CE QUI EST PERÇU
40 millisecondes de retard sur la ferme-
ture du clap et le pourcentage de OREILLE
réponses « événements simultanés » est DROITE
encore élevé pour des retards du son
aussi importants que 200 millisecondes.
Ce résultat étonnant a une interpréta- 5. DES ERREURS DE LOCALISATION se produisent lorsqu’on fait entendre simultanément
des sons différents aux deux oreilles. De plus, une partie des notes est ignorée. Dans l’illu-
tion écologique simple. C’est toujours
sion d’octave (5a) et dans celle des demi-gammes (b), ce qui est perçu dans les deux
un événement physique qui produit un oreilles (à droite) diffère de ce qui est effectivement joué (à gauche).
bruit. Hors des conditions artificielles du
laboratoire, le bruit ne peut pas se pro-
duire avant l’événement physique cor-
respondant. En revanche, si l’observa-
teur est un peu éloigné de la cause du
bruit, il voit le phénomène avant
d’entendre le bruit, en raison des céléri-
tés très différentes de la lumière et du
son. Nos connaissances sur l’état du
monde interviennent donc dans nos
interprétations perceptives.

Effet McGurk
Bien peu d’auditeurs ont conscience que
l’identification d’un mot entendu ne
dépend pas uniquement de l’analyse
D. R

acoustique du signal reçu. Nous utili-


sons, à notre insu, d’autres informa- 6. L’EFFET MCGURK FONCTIONNE aussi bien avec des phrases qu’avec des syllabes iso-
tions, comme les mouvements des lées. Par exemple, si l’on fait entendre une voix disant « My bab pop me poo brive » tandis
lèvres et de la mâchoire, ainsi que les que sur l’écran un visage prononce « My gag kok me koo grive », la plupart des sujets
différents gestes des membres et les entendent « My dad taught me to drive » (« Mon père m’a appris à conduire »). Si l’on éli-
mimiques faciales du locuteur. mine la vidéo, les personnes n’entendent plus rien de cohérent.
Harry McGurk et John MacDonald ont
démontré cette théorie en décrivant expérimentales comme le montage muscles-clés permettent d’attribuer à
« l’effet McGurk ». Si l’on fait entendre d’une voix d’homme avec un visage de chaque phonème les gestes articula-
le son ba et qu’on montre en même temps femme ou même l’introduction de déca- toires correspondants. Les résultats de
le visage ou seulement les lèvres d’une lages temporels importants entre son et ces recherches sont utilisés pour « faire
personne prononçant le son ga, la majo- image. De surcroît, elle fonctionne parler » des visages de synthèse de
rité des sujets croient entendre le son da. même avec des phrases complètes, façon aussi naturelle que possible.
Il s’agit d’un son intermédiaire, du point comme l’ont montré Dominic Massaro
de vue phonétique, entre ba et ga. et David Stork, de l’Université de Santa Christian CAVÉ est chargé de recherche au
Ainsi, nous réalisons la synthèse la Cruz (voir la figure 6). CNRS. Il mène ses travaux au Laboratoire
plus raisonnable entre des indices acous- L’effet McGurk a donné naissance parole et langage ( UMR 6057) de
tiques et visuels contradictoires. Cette à un courant de recherche visant à l’Université de Provence, à Aix-en-Provence.
illusion est très robuste : même informés décrire et identifier des « visèmes »,
de la situation, les sujets « entendent » équivalents visuels des phonèmes. M ASSARO , Dominic, Perceiving talking
faces : from speech perception to a behavio-
quand même le son da. De plus, elle L’observation des mouvements faciaux
ral principle, Cambridge, MIT Press, 1998.
résiste à de nombreuses manipulations et leur simulation par l’identification de

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PATHOLOGIES AUDITIVES
ET ILLUSIONS
Hervé PLATEL

Certaines lésions d’une partie du cerveau conduisent


à l’apparition d’illusions particulières. Elles donnent

Jean-Michel Thiriet
une indication sur le rôle habituel de ces zones
cérébrales chez les sujets sains.

Q uand on vous parle, vous avez simul-


tanément conscience du volume
sonore, du timbre, de la durée et du sens
une dissociation partielle des mécanismes
et des zones du cerveau présidant à l’inter-
prétation des sons, du langage et des dif-
ment, la parole et/ou la musique, alors
même qu’il lui semble « entendre » des
sons. Il ne distingue plus la sonnerie du
du discours. Ce n’est pas le cas de tout le férentes composantes de la musique, téléphone d’un bruit de verre brisé, ne fait
monde : certaines lésions cérébrales comme le rythme, la mélodie ou la hau- plus la différence entre un bruit de moteur
conduisent à dissocier ces perceptions. teur et la durée des notes. et un claquement de porte et les timbres
Ainsi, quand une partie du cortex auditif, le Trois grands syndromes correspon- des voix peuvent lui apparaître tous iden-
gyrus de Heschl, est endommagée, la per- dent à des lésions différentes : l’agnosie tiques. Parfois, il perd aussi la faculté de
sonne atteinte ne devient pas sourde, mais auditive, la surdité verbale pure et l’amu- comprendre les sons du langage parlé.
elle ne distingue plus l’ordre d’arrivée des sie. L’agnosie auditive touche à la fois la Bien qu’ayant conscience qu’on s’adresse à
sons ni leur nature (bruit de l’environne- perception des bruits de l’environnement, lui, il ne peut analyser le contenu des
ment, mélodie ou voix). La musique et le du langage et de la musique. Dans la sur- phrases. Enfin, il arrive qu’il perde la faculté
langage perdent leur sens. C’est le symp- dité verbale, seule la compréhension du de percevoir la musique, c’est-à-dire qu’il a
tôme de surdité corticale (voir la figure 1). langage parlé est modifiée. L’amusie conscience d’entendre le son des instru-
Les troubles de la perception auditive entrave spécifiquement la perception de la ments, mais l’organisation des rythmes ou
et les illusions qu’ils entraînent ont fait musique. la hauteur des notes lui sont inaccessibles.
l’objet de nombreuses études de neuro- L’agnosie auditive peut survenir à la Il ne ressent aucune émotion et est inca-
psychologie depuis la fin du XIXe siècle. suite d’une lésion produite par un trauma- pable d’identifier les morceaux qu’on joue.
L’un des objectifs était de clarifier le rôle tisme crânien, par un accident vasculaire
des différentes zones du cerveau dans la cérébral (la rupture d’un vaisseau sanguin
Surdité verbale
perception des sons, du langage et de la dans le cerveau), par des démences ou par
musique. L’imagerie cérébrale a permis des pathologies infectieuses. Le malade Une surdité verbale pure ou un trouble du
d’affiner ces recherches. On a constaté n’identifie pas les bruits de son environne- langage de type Wernicke engendrent des
perturbations spécifiques de la compréhen-
sion des sons du langage. Le sujet conserve
son audition, mais il ne comprend plus le
sens des phrases. En revanche, la capacité
de compréhension des phrases musicales
n’est pas nécessairement ébranlée.
En 1965, le neuropsychologue russe
Alexander Romanovich Luria a ainsi étudié
le cas du musicien russe Vissarion
Chébaline, alors directeur du Conservatoire
de Moscou. Cet homme eut un accident
vasculaire cérébral qui le priva d’une
grande partie de ses facultés de langage et
entrava sa capacité d’expression. Malgré
cela, il composa une cinquième symphonie
qui, de l’avis de Chostakovitch est « l’œuvre
d’un grand maître ». Ainsi, « langage musi-
cal » et langage parlé empruntent pour par-
1. Scanner d’une personne atteinte de surdité corticale à la suite de lésions
étendues (flèches) des régions temporales des deux hémisphères incluant les tie des voies différentes.
aires auditives primaires. Bien qu’elle puisse encore détecter la présence ou Un cas publié en 1987 par le neuro-
l’absence de sons, la malade ne peut distinguer les mots du langage, de la logue Jean Louis Signoret confirme la disso-
musique ou des bruits de l’environnement. ciation du langage parlé et de la musique.

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Un organiste aveugle de naissance avait HÉMISPHÈRE DROIT


appris à lire les textes et les partitions musi-
cales écrits en braille. Cet interprète fut plus
tard victime d’une aphasie de type Wernicke
aux conséquences surprenantes: il ne pou-
LOBE PARIÉTAL
vait plus lire les textes en braille, mais pou-
vait jouer les partitions écrites en braille. Le LOBE FRONTAL
«déchiffrage» des mots et des notes, même MÉLODIES

consignés de la même manière, emprunte


LOBE
ainsi des voies en partie distinctes. OCCIPITAL CO
AU RTE COMPARAISON
DI X

M
OD TIF DE LA HAUTEUR

É
Trouble de la perception

L
IE S DES NOTES
TR

S M
U UC
musicale O M S IC T U R E

C
PL AL E S S
EX
ES
Thomas Braun/C & G

L’amusie, trouble spécifique de la percep-


tion musicale, a été peu étudiée : alors CERVELET
que toute personne souffrant d’un
trouble du langage consulte immédiate-
ment un neurologue, rares sont celles qui
remarquent une altération de leur per-
ception musicale. Cependant, quelques
exemples éloquents ont été rapportés par HÉMISPHÈRE GAUCHE
les neuropsychologues. Ainsi, une musi-
cienne japonaise atteinte d’une malforma-
tion artérielle fut victime d’une petite LOBE
lésion dans une partie du cerveau nom- PARIÉTAL RYTHME
mée précunéus, qui participe aux associa-
tions visuelles. Après quelques troubles
linguistiques vite surmontés, cette per- RYTHME
sonne conserva une gêne prononcée lors LOBE
OCCIPITAL
de la lecture de la hauteur tonale des
mélodies. Sa lecture des rythmes musi- LOBE TEMPORAL
E
caux et des textes resta très bonne. Une LOBE T HM
FRONTAL RY
étude d’imagerie cérébrale fonctionnelle
réalisée en 1992 par Justine Sergent, à
l’Université de Montréal, a confirmé l’acti-
vation du précunéus des musiciens CERVELET
lorsqu’ils lisent des mélodies.
RYTHME
L’amusie perturbe également des
aspects plus subtils de la perception musi-
2. Correspondance entre les lésions et les déficits cognitifs et surtout les tech-
cale, telle la mémoire des mélodies. niques d’imagerie cérébrale permettant d’identifier les zones du cerveau qui
Isabelle Peretz, à l’Université de Montréal, entrent plus particulièrement en jeu dans le traitement de tel ou tel aspect de la
a examiné une jeune infirmière qui, à la musique. Les zones intervenant dans l’analyse du rythme, des mélodies, de la
suite de lésions étendues des deux lobes hauteur des notes et des structures musicales complexes sont ici représentées
temporaux, est devenue incapable de pour les hémisphères droit (en haut) et gauche (en bas). Les zones impliquées
reconnaître les mélodies. Elle avait des dif- diffèrent chez les musiciens professionnels pour qui une partie de l’activité céré-
ficultés à évaluer la hauteur des notes et brale liée à l’écoute se déplace de l’hémisphère droit vers le gauche.
ne reconnaissait plus aucun extrait, à
moins que ces airs ne fussent accompa- cérébrale a permis de mieux cerner les Ces résultats sont quand même à rela-
gnés de paroles. Ses capacités à com- zones du cerveau qui entrent en jeu dans tiviser puisque les zones activées des indi-
prendre et à communiquer par la parole chaque action perceptive et appuie une vidus varient selon qu’ils sont cultivés
sont restées intactes. Trois années après sa conception « modulaire » de la perception musicalement et capables de mettre en
prise en charge, elle était seulement auditive, faite de « rouages » qui tra- parallèle la musique avec d’autres sens. Il
capable d’identifier 5 chansons populaires vaillent de manière plus ou moins indé- n’est pas rare, par exemple, qu’un pianiste
sur 80. Après sept ans de suivi, cette per- pendante. Chaque aspect de la musique « visualise » des accords par la représenta-
sonne ne présente pratiquement plus de peut être latéralisé différemment dans les tion de ses doigts sur le clavier, qu’un vio-
perturbations perceptives concernant la hémisphères cérébraux. Ces « modules » loniste associe à une mélodie la vibration
hauteur des notes, mais n’identifie une seraient constitués de groupes de neu- que lui transmet son instrument ou qu’un
mélodie que si elle est chantée. Par rones réalisant de façon distincte le traite- musicien ressente des fourmis dans les
ailleurs, la mémorisation de nouveaux airs ment du langage et celui de la musique doigts en entendant un concerto.
lui reste difficile. et, à l’intérieur de la musique, le traite-
L’étude de ces cas pathologiques ment de ces différents aspects : rythme, Hervé PLATEL, Unité INSERM E0218,
associée aux techniques de l’imagerie mélodie et timbre. Université de Caen, Centre Cyceron

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Illusions musicales
Jean-Claude RISSET

Aujourd’hui, le compositeur de musique, aidé par l’outil


numérique, crée des illusions musicales jouant
sur les mécanismes faillibles de la perception auditive.

E
n 1558, les coups de canon tirés à curieux. La musique baroque met sou-
Londres pour célébrer le couron- vent en scène des effets d’écho.
nement de la reine Elizabeth I L’écho, copie retardée du son initial,
étaient audibles à Édimbourg, est produit naturellement dans certaines
mais pas à Oxford ou à Brighton, pour- conditions de propagation. Les artifices
tant bien plus proches. Lors de l’essai de la technique permettent aujourd’hui
dans le Sahara algérien de la première de créer des simulacres sonores,
bombe atomique française, en 1960, répliques reconstituant l’apparence
l’explosion a été entendue en Libye, à audible du son en l’absence de sa cause
plus de 1000 kilomètres de là, mais pas à mécanique initiale. La reproduction
1 000 kilomètres à la ronde. Ces sonore vise à récréer la sensation audi-
« mirages sonores » résultent de bizarre- tive, non le processus vibratoire qui lui
ries dans la propagation du son dues à des a donné naissance : sa fidélité n’est pas
inhomogénéités de température et de jugée suivant des critères objectifs, mais
vent. Le « bruit de la mer » qu’on croit à l’aune des exigences de l’audition.
entendre en collant une conque contre Nous ne sommes plus surpris
son oreille n’est que l’écho résonant des aujourd’hui d’entendre un enregistre-
sons ambiants ou émis par le corps. ment de verre brisé sans voir de casse :
Le terme d’illusion évoque généra- il s’agit pourtant d’une illusion, d’un
lement une apparence dépourvue de signal auditif sans contrepartie visuelle
réalité. Il ne s’agit pas nécessairement et sans causalité vibratoire, possibilité
d’une erreur des sens : la propagation qui était inconcevable il y a un siècle et
des sons peut créer certains effets trom- demi. Aussi, vers 1875, le phono-
peurs. Si, par exemple, on se place face graphe a immédiatement fait sensation,
à un mur distant de plus de 15 mètres et et la fidélité a fait de grands progrès
qu’on claque dans ses mains, on enten- depuis. L’écrivain Villiers de l’Isle
Diego Lezama Orezzoli/Corbis

dra distinctement un écho. Le son en Adam imagine son Ève future comme
écho existe, mais comme une image une créature artificielle idéale où sont
dans un miroir : il n’est qu’une réplique mises en œuvre les dernières trou-
illusoire provoquée par des conditions vailles de la technique et conçues par
particulières de propagation, comme un savant, Edison, qui n’est autre
dans le cas de nos mirages sonores. On que l’inventeur du phonographe.
peut d’ailleurs susciter de telles condi- Peu après, dans son roman
tions en disposant des surfaces favori- Le château des Carpates,
sant la focalisation des ondes sonores. publié en 1892, Jules
Ainsi l’architecte brésilien Oscar Verne décrit une
Niemeyer a-t-il conçu pour Brasilia des apparition
structures qui permettent d’entendre surnatu-
des échos multiples extrêmement relle,
1. C A T H É D R A L E D E B R A S I L I A .
L’architecte Oscar Niemeyer a sou-
vent utilisé des surfaces courbes qui
donnent lieu à de curieux phéno-
mènes sonores : échos, propa-
gation guidée, etc.
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2. LA RESTITUTION DE SONS ABSENTS existe comme la restitution 3. DANS SON ŒUVRE ÉLECTRONIQUE TURENAS, le compositeur
du sens, qui apparaît ici : la figure du haut comporte des fragments américain John Chowning a produit des illusions de mouvement :
difficiles à interpréter ; sur la figure du bas, la forme de la structure l’auditeur placé au centre de quatre haut-parleurs a l’impression
qui occulte une partie du message aide à son interprétation. De que la source sonore se déplace rapidement autour de lui. Cette
même, dans le domaine musical, on perçoit des interruptions dans trajectoire virtuelle (en bleu) est commandée par l’amplitude et
un son glissant (qui monte et qui descend périodiquement) dont on par la réverbération du son dans chacune des quatre pistes qui
remplace des fragments par des silences, alors que si on remplace aboutissent chacune sur un haut-parleur différent. Des points (en
les silences par un bruit intense, l’oreille croit entendre un son glis- violet sur la courbe) sont placés sur la trajectoire virtuelle à des
sant continu qui se poursuit pendant les épisodes de bruit. intervalles de temps réguliers.

qui n’est en fait qu’un simulacre que l’on stipule au programme pour qu’il mécanismes auditifs élaborés intervien-
optique et acoustique : préfiguration calcule les sons – et leur effet à l’écoute. nent pour les analyser et nous permettre
des héroïnes virtuelles, l’héroïne la Cette relation « psychoacoustique » est d’en extraire des informations sur les
Stilla est morte, mais la projection de bien plus complexe qu’on ne l’imaginait. sources sonores. Ces mécanismes sont
son image et du son de sa voix donne L’audition intègre divers indices de façon utiles et performants, mais ils sont par-
l’illusion de sa présence. très spécifique. En jouant sur ces indices, fois mis en défaut, ce qui crée des illu-
on fait apparaître de véritables illusions sions. Ainsi, les illusions, ces « erreurs
Du phonographe auditives, des comportements para- des sens », nous renseignent sur le fonc-
doxaux, des figures «impossibles». tionnement perceptif.
à la synthèse numérique L’évolution des espèces a favorisé le Les illusions musicales sont de plu-
Les illusions d’optique sont connues développement de systèmes sensoriels sieurs sortes. Certaines concernent
depuis longtemps: il est facile de dessiner extrêmement élaborés et efficaces pour l’espace, d’autres la hauteur des notes,
des figures à volonté. Le contrôle des sons favoriser la survie. Nos sens ont été opti- enfin, des illusions construites, il y a peu,
est plus délicat. Pour produire un son, il misés par l’évolution pour nous rensei- montrent que notre perception du rythme
faut choisir ou construire un système gner sur le milieu qui nous entoure. Cette peut également être sujette à caution.
vibrant et l’exciter de façon adéquate, ce conception « écologique » de la percep-
qui ne permet pas de commander à loisir tion se voit confirmée par toutes les don- Illusions d’espace
les détails de la structure des sons. À la fin nées nouvelles apportées par l’explora-
des années 1950, grâce à la synthèse tion de la synthèse numérique du son L’audition est bien équipée pour recon-
numérique, il devint possible de façonner musical. L’audition est un véritable tou- naître la direction d’une source sonore,
des structures sonores complexes dont on cher à distance d’une extraordinaire sen- mais on peut créer l’image d’un objet
connaît – par construction – tous les sibilité, qui nous révèle des vibrations sonore localisé dans une direction de
détails. La synthèse nous fait prendre éloignées de très faible amplitude. l’espace : la stéréophonie, par exemple,
conscience de la relation entre les para- Cependant, les sons simultanés se mélan- donne l’illusion de sources sonores pla-
mètres physiques des sons – paramètres gent et la propagation les altère : des cées entre les deux haut-parleurs.

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Jean-Claude Risset

4. À L’IMAGE DE L’ESCALIER DE PENROSE, reprit par Escher dans l’inverse, le do situé une octave plus bas est d’abord faible, puis
le dessin ci-dessous, ou de la spirale de Fraser (voir la figure 2 aboutit par montée chromatique à un si dominant en fin de mesure,
page 39), on peut construire une suite de notes qui semblent des- puis au même do central dominant dans la mesure suivante : le
cendre ou monter indéfiniment. Le do central domine en début de cycle se répète ainsi indéfiniment. La partition reproduite au-dessus
mesure et l’intensité des notes de la ligne chromatique portant ce do est une esquisse de montée indéfinie aux instruments à cordes,
diminue à mesure que les notes montent, demi-ton par demi-ton. À extraite de l’œuvre Tryptique pour clarinette et orchestre de l’auteur.
L’oreille distingue aussi un son intense l’auditeur avec une précision quasi gra- Illusions de hauteur
et lointain d’un son doux et proche, phique (voir la figure 3).
même s’ils lui parviennent avec la Avec seulement deux oreilles, on La musique monte et descend entre le
même énergie. Pour évaluer simultané- localise l’origine d’un son vers l’avant grave et l’aigu. On parle alors de hauteur
ment la distance d’une source et son ou l’arrière ; on peut aussi avoir une sonore. On assimile souvent l’attribut de
intensité d’émission, l’audition utilise idée de l’altitude d’une source. La dif- hauteur sonore à la fréquence physique
plusieurs indices. En particulier, dans un fraction du son par le corps, en particu- du signal. Les choses sont cependant
environnement un peu réverbérant (la lier par le pavillon de l’oreille, modifie plus complexes. Si, en général, plus la
réverbération naturelle résulte de la le spectre des sons, indice dont le cer- fréquence est élevée, plus le son paraît
fusion des multiples échos sur les veau tire parti. En modifiant ce spectre, aigu, j’ai pu produire des sons qui
parois), le rapport de l’énergie du son on crée ainsi d’autres illusions paraissent baisser légèrement lorsqu’on
réverbéré au son direct croît avec la dis- d’espace : à l’aide d’une paire d’écou- double toutes les fréquences qui les com-
tance aux parois. Utilisant quatre haut- teurs, on donne l’impression qu’une posent ! De tels sons comportent des fré-
parleurs placés en carré autour des audi- source sonore s’élève, descend ou quences distantes d’un intervalle un peu
teurs, le compositeur américain John tourne autour de l’auditeur. supérieur à une octave (une octave cor-
Chowning a tiré parti de cet indice pour respond au doublement de la fréquence).
donner l’illusion que des sources On peut s’en former une idée au piano
sonores se rapprochent ou s’éloignent ; en jouant un do grave, le do dièse 13
il a également renforcé l’illusion de demi-tons plus haut, le ré 13 demi-tons
sources en déplacement rapide en modi- plus haut, le ré dièse 13 demi-tons plus
fiant leur fréquence conformément à haut : si l’on fait suivre rapidement
M. C. Escher. Montée et descente © 2003 Cordon Art B.V.-Baarn-Holland.

l’effet Doppler (l’effet selon lequel le l’accord formé de ces notes de sa trans-
son d’une sirène d’ambulance qui position une octave plus haut, la « mon-
s’approche paraît plus aigu que le son tée » s’accompagne d’une sensation de
d’une sirène qui s’éloigne). La direction descente d’un demi-ton.
des sources virtuelles est déterminée par Pourquoi cette sensation ? L’oreille
les intensités relatives dans les différents procède à des comparaisons locales :
haut-parleurs. À l’aide de ces artifices, d’un son au suivant, elle compare les
J. Chowning a composé en 1972 une composantes de fréquences voisines.
œuvre pour sons de synthèse en quadri- Ainsi, une gamme de sons successifs
phonie, Turenas, pierre angulaire de comprenant de nombreuses compo-
l’art sonore cinétique : les sources santes à intervalle d’octaves peut sem-
sonores illusoires y virevoltent autour de bler monter ou descendre localement et

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DO SOL RÉ
5. CETTE PAGE ILLUSTRE LE PARADOXE
musical où un son qui paraît descendre la
gamme demi-ton par demi-ton aboutit
plus haut qu’au départ, à l’image de la
cascade d’Escher représentée ci-contre
(cette illusion musicale se trouve no-
AMPLITUDE

tamment sur notre site à l’adresse


http://www.pourlascience.com/ en allant
ensuite dans la page consacrée au dos-
sier Illusions). La réalisation du paradoxe
est schématisée sur les portées où figu-
rent des notes représentant des sons
constitués d’empilements de notes pla-
cées à des intervalles d’une octave, utili-
sés pour créer le paradoxe. D’une noire à
la suivante, chaque note descend d’un
FRÉQUENCE demi-ton, mais, à mesure de la descente,
(COORDONNÉES LOGARITHMIQUES) les notes les plus hautes sont graduelle-
ment renforcées au détriment des notes
les plus basses. Au début de la mesure,
c’est le do central qui est le plus intense
(l’intensité est représentée par la grosseur
de la note), alors qu’à la fin de la pre-
mière mesure, c’est le ré bémol situé une
octave et un demi-ton plus haut qui
domine. L’oreille fusionne les notes
simultanées « à intervalle d’octave », de
sorte qu’on ne les perçoit pas séparé-
ment ; la hauteur du son perçu dépend
aussi des intensités respectives des notes.
La seconde mesure reproduit exactement
la première : on a l’impression que le ré
bémol, en fin de la première mesure,
« tombe » au niveau du do central du
début de la seconde mesure. Le dia-
gramme représente le son donnant le
paradoxe d’une autre manière : les ampli-
tudes des composantes des sons succes-
sifs y sont portées en fonction de leur
fréquence par des segments verticaux
qui se répartissent sur une courbe en
forme de cloche, l’enveloppe spectrale.
Au début, on entend la fusion des com-
posantes représentées en orange. À
mesure que la fréquence diminue, les
composantes à intervalle d’octave se
décalent vers la gauche en restant équi-
distantes : on passe du son en orange, au
son en vert, puis au son en violet.
M. C. Escher. Chute d’eau © 2003 Cordon Art B.V.-Baarn-Holland.

Toutefois, comme l’intensité relative des


notes varie, on passe successivement à
des enveloppes qui se décalent vers la
droite : le son perçu est plus aigu à la fin
de la mesure qu’au début, malgré la des-
cente. On peut dire que le son descend
localement, mais monte globalement :
toutes les composantes descendent, mais
leur enveloppe (leur distribution spec-
trale) monte. Le paradoxe provient de
cette différence entre descente locale et
montée globale, perçue par l’oreille.

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néanmoins revenir à son point de départ La psychologue Diana Deutsch, de objective, la perception rythmique ne
après une montée ou une descente d’une l’Université de Californie à San Diego, peut pas être réduite à une simple évalua-
octave. Roger Shepard, de l’Université a utilisé des sons comprenant de nom- tion de cadences temporelles objectives.
Stanford, a pu ainsi produire 12 sons breuses composantes à intervalle Ces illusions de rythme sont liées à la
formant les degrés d’une gamme chro- d’octaves – ce qui en principe leur fusion ou à la démultiplication de
matique et donnant l’impression de des- confère sensiblement la même hauteur rythmes à des tempos variables, multiples
cendre sans fin lorsqu’ils sont répétés spectrale – et a demandé à des auditeurs l’un de l’autre, ce qui rend leur réalisation
(voir la figure 4). J’ai moi-même com- de comparer les classes de hauteurs dis- instrumentale délicate. Ces accélérations
posé des montées ou des descentes qui tantes d’une demi-octave (ou « triton ») : «en abîme» sont pratiquées depuis long-
semblent se poursuivre indéfiniment en par exemple do et fa dièse, ou la et ré temps par certains gamelans indonésiens
glissando, c’est-à-dire dont la fréquence dièse. Curieusement les auditeurs ne (des orchestres de percussions).
semble varier continûment dans le sont pas tous en accord : pour le même D. Deutsch a mis au point des illu-
même sens. couple de sons, certains entendent une sions frappantes perçues par l’intermé-
Ce caractère circulaire de l’attribut montée et d’autres une descente. Les diaire d’écouteurs. La plus simple est
de hauteur est manifeste dans la pério- jugements paraissent liés à la langue obtenue à partir de suites alternées de
dicité de la nomenclature musicale (do maternelle des auditeurs, qui semble sons purs de fréquences 400 hertz et
ré mi fa sol la si do ré mi…) : il a été donc conditionner certains aspects de la 800 hertz, l’écouteur gauche jouant le
exploité depuis des siècles par les fac- perception musicale… son le plus aigu lorsque l’autre reçoit le
teurs d’orgues, qui ont disposé des plus grave et inversement. Les sons se
tuyaux aux octaves supérieures pour Illusions rythmiques succèdent à raison de quatre par seconde.
réaliser la « reprise » d’une gamme des- Alors que les oreilles gauche et droite
cendante (comme sur la figure 4, mais La hauteur sonore n’est pas la seule qua- reçoivent des signaux identiques, mais
en sens contraire). De nombreux com- lité sonore dont la perception peut être simplement décalés d’un quart de
positeurs en ont tiré parti, parmi les- altérée : des illusions rythmiques sont seconde, la plupart des sujets droitiers
quels Gibbons, Bach, Scarlatti, Haydn, également réalisables. On crée ainsi des entendent un son aigu dans l’oreille
Beethoven, Rossini, Liszt, Berg, illusions rythmiques similaires aux illu- droite alternant avec un son plus grave
Bartok, Prokofieff, Ligeti (dans son sions circulaires de hauteur. Kenneth dans l’oreille gauche – au moment où
étude pour piano Vertiges) et moi- Knowlton, qui a beaucoup travaillé sur la l’oreille gauche entend un son grave, elle
même (dans Little Boy et Mutations relation entre art et informatique aux reçoit en fait le son le plus aigu. Le résul-
pour ordinateur et dans Phases et Laboratoires Bell, a produit dans les tat perçu est le même si on intervertit les
Escalas pour grand orchestre). années 1970 des suites d’impulsions écouteurs. L’explication est délicate : elle
La hauteur sonore est un attribut paraissant accélérer indéfiniment. J’ai fait intervenir une interaction entre les
composite : on parle souvent de hauteur également synthétisé des battements ryth- mécanismes de localisation sonore et de
spectrale d’un son pour définir la posi- més qui donnent l’impression d’accélérer détection de hauteur.
tion du spectre (ou de son centre de gra- constamment, alors qu’ils ralentissent de
vité) suivant un axe grave-aigu, et de manière progressive; ou encore j’ai créé Fission mélodique
hauteur tonale ou « chroma » pour définir des rythmes qui paraissent ralentir un peu
sa position dans une octave par rapport lorsqu’on double la vitesse de défilement Bach a écrit des œuvres pour violon ou
aux notes de la gamme tempérée (do, do du magnétophone sur lequel on les joue. violoncelle seul où la monodie devient
dièse, ré, ré dièse, mi, etc. ; tous les do, À l’instar des illusions de hauteur, le parfois une pseudo-polyphonie : deux
par exemple, définissent une classe de paradoxe s’explique par les stratégies lignes mélodiques y sont enchevêtrées,
hauteur). Ces deux aspects varient nor- auditives fondées sur des comparaisons les notes successives de chaque ligne se
malement de façon concomitante, mais locales. Comme toute perception musi- succédant en alternance ; si les lignes
j’ai pu les dissocier et créer des suites de cale, qu’on ne peut réduire à une analyse sont séparées en hauteur et si le tempo
sons qui paraissent descendre la gamme
et qui aboutissent pourtant à un point
plus haut que le point de départ, à
l’image de la « cascade » d’Escher (voir
la figure 5). Les auditeurs ne pondèrent
pas tous de la même façon les variations
de hauteur tonale et de hauteur spec-
trale : pour certains, le sens de parcours
de la gamme (ascendant ou descendant)
domine (c’est souvent le cas pour les
sujets musiciens), alors que d’autres
semblent « sourds » aux hauteurs tonales
et privilégient les variations spectrales.
Une expérience de Gérard Charbonneau,
de l’Université d’Orsay, indique que
6. LA FIGURE MÉLODIQUE DE WESSEL est entendue de deux manières : s’il n’y a pas fission
l’oreille droite (reliée au cerveau mélodique, on entend plusieurs montées successives (en haut de la figure) ; si les différences
gauche) traite mieux les hauteurs tonales entre deux notes successives sont telles qu’il y a fission (par exemple spectre grave – spectre
et que l’oreille gauche traite mieux les aigu), on entend deux descentes distinctes et deux fois plus lentes (en bas de la figure sur
hauteurs spectrales. deux portées différentes).

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est assez rapide, la suite de hauteurs suc- qu’un harmonique de l’autre (les har- lorsqu’on superpose les deux transpa-
cessives se scinde à l’écoute et l’on per- moniques d’un son périodique ont des rents, on voit la figure réapparaître
çoit les deux lignes séparément. fréquences multiples d’un son fonda- lorsqu’on déplace l’un des transparents
Une telle fission mélodique peut mental ; l’octave étant dans un rapport par rapport à l’autre.
résulter de différences de hauteur, mais deux de fréquence, elle est harmo- L’étude du regroupement ou de la fis-
aussi de différences d’intensité, ou nique). C’est le musicien J. Chowning sion de composantes simultanées a été
encore par des alternances de timbre. qui, en 1999, a donné le premier la clé étudiée en détail par Stephen McAdams à
David Wessel, du Centre pour la de l’énigme : il a engendré des syn- l’Institut de recherche et coordination
musique nouvelle et les technologies thèses de deux ou trois ondes pério- acoustique/musique ( IRCAM ) et à
audio (CNMAT), à Berkeley, a montré diques simultanées à l’unisson où l’on l’Université Paris 5. En commandant de
que la fission se produisait si les timbres perçoit l’ensemble comme une entité façon subtile les modulations de divers
différaient par la brillance, le centre de sonore unique, sauf lorsqu’on applique groupes de composantes, J. Chowning a
gravité spectral, ce qui suppose des corps à chaque onde des vibratos différents pu dans son œuvre Phone faire surgir à
sonores de dimensions différentes, mais (une modulation de fréquence quasi loisir d’un magma sonore indémêlable
qu’il n’y avait pas fission si les timbres périodique de cinq à sept périodes par des figures sonores évoquant des voix –
différaient par l’attaque du son – ce qui seconde). En présence de ces vibratos, voix de synthèse désincarnées, mais pré-
pourrait correspondre à un même corps l’entité sonore se scinde en plusieurs sentes et chaleureuses.
sonore excité différemment. Ce phéno- sons distincts. L’oreille tend ainsi à
mène de fission aide l’oreille à attribuer à regrouper les vibrations cohérentes et à Interactions modales
divers sons successifs une même source les assigner à une seule source sonore,
sonore ou, au contraire, des sources la distinguant d’un autre ensemble de Vision et audition fonctionnent le plus
sonores séparées. Son intervention peut vibrations cohérentes entre elles. souvent de manière simultanée. Comme
créer des apparences multiples pour un Ce mécanisme est l’application au les sons contournent plus facilement les
motif mélodique : une ligne de montées domaine sonore du principe de « destin obstacles que la lumière, l’audition joue
successives peut se scinder en deux des- commun », énoncé par les psycho- un rôle essentiel d’alerte. Cependant, le
centes alternées (voir la figure 6). logues de la Gestalt, dans la première sujet tend à se fier à ce qu’il voit plutôt
Lorsqu’il y a fission en deux flots moitié du XXe siècle. Selon ce principe, qu’à ce qu’il entend, le système visuel
mélodiques, le rythme est bien apprécié des composantes multiples se regrou- étant plus précis à cause de la petitesse
au sein de chaque mélodie, mais pas entre pent au niveau perceptif. Il est facile à des longueurs d’onde lumineuses. Ainsi,
les deux mélodies: il devient difficile de illustrer avec deux transparents et un quand les indices visuels sont en conflits
dire quelle note d’une mélodie succède à feutre : en dessinant sur un transparent avec des indices auditifs, c’est souvent la
une note donnée de l’autre (cette diffi- une distribution aléatoire de points et vision qui prédomine. C’est ce qui permet
culté apparaît visuellement sur le bas de sur l’autre une figure particulière for- au ventriloque de faire illusion. Au
la figure 6). C’est aussi cette perte de mée de points et qui se brouille cinéma, on a volontiers l’impression que
« cohérence temporelle » qui permet de les paroles sortent de la bouche des
construire l’illusion d’un rythme parais- acteurs, même si elles sont émises par des
sant ralentir lorsqu’on double la vitesse haut-parleurs placés ailleurs.
de défilement de la bande. Le composi- Le compositeur et vidéaste français
teur György Ligeti a également tiré parti Michel Fano s’intéresse aux conditions
de la fission dans son Étude pour piano mal comprises où l’association son-
n° 6 afin d’obtenir au piano des rythmes image donne lieu à des effets spéci-
apparemment injouables. Le pianiste joue fiques ou à des synergies esthétiques.
des doubles croches très rapides, mais le Lors de travaux de recherche effectués
compositeur a ménagé des conditions de notamment avec Christian Cavé, de
fission mélodique, de façon à faire émer- l’Université de Provence, il a établi que
ger, par exemple, une note toutes les cinq la synchronie apparente entre image et
doubles croches dans un flot, une note son au cinéma tolérait et pouvait même
toutes les six doubles croches dans un nécessiter un certain retard du son sur
autre flot: on entend alors deux voix dis- l’image, mais non le contraire – ce qui
tinctes à des rythmes réguliers dans le est naturel dans la perspective de sys-
rapport de cinq à six, ce qui ne serait pas tèmes sensoriels optimisés pour extraire
humainement réalisable sans cet artifice. des données de sens des informations
sur l’environnement (voir Illusions
Sons à l’unisson auditives et autres effets perceptifs, par
Christian Cavé, dans ce dossier). On
Comment l’oreille analyse-t-elle des notera qu’un même programme de
sons complexes à l’unisson et y recon- simulation de systèmes vibratoires peut
naît-elle, par exemple, le mélange d’une produire des signaux sonores, visuels et
flûte et d’un violon jouant la même même tactiles : au-delà de son intérêt
note ? Même question pour des sons artistique pour la synthèse musicale ou
simultanés dont tous les harmoniques 7. DIAPASON IRRÉALISABLE, à l’image des l’animation visuelle, la modélisation
coïncident, par exemple lorsque le fon- sons impossibles que l’on crée par des illu- physique permet d’étudier les interac-
damental de l’un a même fréquence sions sonores. tions perceptives.

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DO MAJEUR SOL BÉMOL MAJEUR


Harry McGurk et John McDonald
ont démontré que le conflit entre indices
visuels et auditifs pouvait conduire non DEMI-
pas à une dominance visuelle, mais à TON
une altération de la perception de la TONIQUE DOMINANTE SENSIBLE
TONIQUE DOMINANTE SENSIBLE
parole. Un enregistrement vidéo a été
remanié : le son enregistré « ba-ba » a été
synchronisé avec l’image du visage a b
d’une personne énonçant « ga-ga ». Dans
leur majorité, les observateurs affirment ( )
( ) ( ) ( )
entendre « da-da » – mais ils entendent
« ba-ba » dès qu’ils ferment les yeux. 8. CUBE RÉVERSIBLE DE NECKER : on peut
interpréter le cube en relief ci-contre, avec la
face carrée de gauche soit en avant, soit en
Illusionnisme musical arrière. De manière similaire, l’intervalle de
On l’a vu pour la circularité de la hau- triton (six demi-tons) est ambivalent : l’accord
teur ou la ségrégation mélodique : les fa-si (a) faisant partie d’un accord de sep-
arts n’ont pas attendu l’ère numérique tième sur la dominante sol suppose implicite-
ment la tonalité de do majeur, et l’accord fa-
pour tirer parti des illusions perceptives.
do bémol (b) faisant partie d’un accord de
Robert Schumann disait déjà que le septième sur la dominante ré bémol renvoie
legato au piano est un « trompe- à la tonalité sol bémol. En passant d’un cas à
l’oreille ». La musique joue des lois l’autre, la sensible si devient une septième de
d’organisation et des effets perceptifs dominante do bémol attirée vers le troisième
qui sous-tendent les illusions auditives. degré si bémol, et la septième de dominante
Le phénomène musical est complexe fa devient la sensible fa, attirée vers la
et il comporte des aspects culturels, idio- tonique sol bémol.
matiques. Un style musical définit une
grammaire semblable à celle d’un lan- Le monde, la musique : fait ce que nous sommes parce que le
gage. La musique occidentale classique réalité ou illusion ? monde est ce qu’il est. » Il y a dans
implique le plus souvent une syntaxe cette vision une synthèse du matéria-
« tonale » qui prescrit pour certains inter- Nos sens sont nos fenêtres sur l’exté- lisme et de l’idéalisme, de l’objecti-
valles « dissonants » des résolutions obli- rieur. Notre appréhension du monde se visme et de l’illusionnisme. La musique
gées, c’est-à-dire un enchaînement qui fonde-t-elle principalement sur sa struc- est ancrée dans notre organisation audi-
nous semble naturel. Les notes fa et si ture objective ou sur notre perception tive, mais cette organisation est elle-
appellent la résolution mi-do, dans la subjective ? En 1935, le psychologue même enracinée dans les propriétés des
tonalité d’ut majeur ; mais si l’on pense gestaltiste Kurt Koffka posait ainsi la corps sonores et les caractéristiques de
fa et do bémol, on sous-entend une tona- question : « Percevons-nous le monde la propagation des sons.
lité de sol bémol majeur qui appelle la comme nous le faisons parce que le On ne peut cerner ou fixer la
résolution sol bémol-si bémol, bien qu’il monde est ce qu’il est, ou parce que musique, elle n’existe que par son
s’agisse des mêmes touches sur un nous sommes ce que nous sommes ? » incarnation sonore dans le temps et
piano. Cette ambivalence évoque cer- Une quarantaine d’années plus tard, à dans la conscience de l’auditeur.
taines figures qu’on peut interpréter de la lumière de la confirmation de la Comme le fait remarquer la psycho-
deux façons (voir la figure 8). conception écologique de la perception, logue et musicologue suisse Caroline
Avec les possibilités qu’offre le apportée notamment par les recherches Torra-Mattenklott, les nouvelles possi-
numérique de recourir à des matériaux sur la synthèse et les illusions sonores, bilités de façonner le matériau musical
sonores de toutes origines et de façonner le psychologue cognitiviste Roger conduisent à déplacer l’effort du com-
le son lui-même, l’illusionnisme devient Shepard répond en substance : « Nous positeur de la structure objective du
une ressource significative : il joue un percevons le monde comme nous le fai- matériau vers les conditions subjectives
rôle central pour nombre de musiques sons parce que nous sommes ce que de l’audition : la musique joue de plus
électroacoustiques. Les sons impossibles nous sommes, mais l’évolution nous a en plus sur l’illusion.
ou paradoxaux, les perceptions multiples
jouent un rôle important dans les Jean-Claude RISSET, musicien et physicien, Disques : Diana DEUTSCH, Musical illusions
musiques de G. Ligeti de J. Chowning est directeur de recherche au CNRS. Lauréat and paradoxes, CD Philomel 001.
ou celles que j’ai composées. du Grand Prix national de la musique en Jean-Claude RISSET, CD Wergo 2013-50 ;
L’illusion centrale que vise toute 1990 et de la médaille d’or du CNRS en CD INA C1003 ; Escalas pour orchestre, CD
musique ambitieuse, c’est sans doute 1999, il a consacré ses travaux à la percep- Edition Musica Viva/Col Legno, à paraître.
celle d’abolir la durée et de suspendre la tion musicale et a composé de nombreuses John CHOWNING, CD Wergo 2013-50.
fuite du temps qui nous emporte en œuvres utilisant l’informatique. Ouvrages: J.-R. PIERCE, Le son musical (avec
retrouvant le temps propre de l’œuvre De nombreuses illusions auditives sont un disque compact contenant des exemples
musicale. Pour cela, il faut revivre le accessibles en ligne. Nous les avons recen- d’illusions auditives), Pour la Science, Paris,
parcours que propose l’œuvre et recons- sées, avec d’autres références, sur notre site 1984.
truire sa forme qui se tisse à mesure de à l’adresse www.pourlascience.com (puis C. TORRA-MATTENKLOTT, Illusionnisme musical,
aller dans le dossier Illusions). in Dissonance, n° 64, pp. 4-11, mai 2000.
son déploiement.

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LES ACOUPHÈNES figure 1). Lorsque ce bruit s’arrête, on per-


çoit un son illusoire précisément centré sur
la bande des fréquences manquantes et
UNE AUDITION FANTÔME d’un niveau d’environ dix décibels supé-
rieur au seuil de l’audition.
Bien qu’elle ne soit que transitoire,
l’illusion de Zwicker partage avec l’acou-
Lionel COLLET et Sylviane CHÉRY-CROZE
phène plusieurs attributs : tous deux sont
des perceptions illusoires ; leurs intensités
ne dépassent que faiblement le seuil de
En étudiant une illusion auditive on comprend perception ; enfin, la hauteur tonale de ces
le mécanisme d’un dysfonctionnement de l’audition. deux « illusions » correspond aux fré-
quences sur lesquelles l’information corres-
pondante est appauvrie. En effet, dans le
cas de l’illusion, on entend un son qui cor-

V ous sortez d’un concert bruyant. En


vous couchant, vous « entendez » un
sifflement qui se prolonge le lendemain,
un problème de santé publique croissant :
environ 20 pour cent de la population a
déjà entendu un bruit fantôme et de
respond au « trou fréquentiel » du bruit qui
engendre l’illusion et pour l’acouphène, le
son perçu est dans une zone de fré-
voire plusieurs jours. Cette perception l’ordre de 5 à 10 pour cent des individus quences aiguës où l’on entend moins bien.
sonore que vous êtes seul à entendre est présenteraient des acouphènes perma- Comment varient les seuils de percep-
nommée acouphène quand elle devient nents. On sait que des traumatismes tion et l’intensité ressentie après l’écoute
récurrente ou permanente. Entendus dans sonores (concerts, baladeurs, etc.) ou la dans une oreille d’un bruit à échancrure ?
une ou deux oreilles, les acouphènes peu- perte auditive liée à l’âge (la presbyacou- Des expériences ont révélé que, dans la
vent également être perçus ailleurs : à sie) peuvent déclencher l’acouphène. bande de fréquences manquantes, les sujets
l’arrière et au milieu de la tête, diffusément Les mécanismes internes qui engen- entendent mieux (seuil diminué) et ont une
d’un seul côté ou dans toute la tête. Les drent une perception auditive sans stimu- perception de l’intensité surestimée. À
acouphènes diffèrent des hallucinations lation extérieure sont activement étudiés. l’inverse, les seuils de perception des fré-
auditives par leur contenu rudimentaire : Des travaux récents ont révélé le lien entre quences localisées de part et d’autre de
sifflements, bourdonnements, cigales, le phénomène des acouphènes et la trans- cette bande sont augmentés et leur intensité
grillons ou lignes à haute tension sont les mission favorisée des informations sonores est sous-estimée. La détection des sons de
qualificatifs les plus utilisés pour les décrire. dans une des voies qui relient le noyau faible intensité dans la bande manquante du
Si la hauteur tonale (la fréquence prin- cochléaire – premier relais central des bruit qui déclenche l’illusion est donc facili-
cipale) de l’acouphène est en général voies auditives – au cortex. tée pendant la perception de l’illusion, tandis
supérieure à 2 500 hertz, son intensité ne que celle des fréquences adjacentes à la
dépasse le seuil de sensation (l’intensité Acouphènes bande manquante est rendue plus difficile.
minimale de perception d’un son à une Ces résultats indiqueraient que la sup-
fréquence donnée) que de quelques déci-
et seuils d’audition pression des mécanismes d’« inhibition
bels. Contrairement aux victimes d’halluci- Les illusions sont de précieux outils qui latérale » des neurones intervient dans
nations auditives, ceux qui perçoivent des aident à mieux appréhender le fonctionne- cette illusion. L’inhibition latérale est un
acouphènes sont conscients qu’ils ne cor- ment cérébral. À ce titre, l’illusion auditive mécanisme commun dans le système ner-
respondent pas à une réalité extérieure ; transitoire de Zwicker (Zwicker tone) per- veux central ; pour l’audition, elle résulte
cette certitude n’émerge toutefois met d’approcher les mécanismes de genèse du fait qu’un neurone auditif central reçoit
qu’après un raisonnement logique passant des acouphènes. Cette illusion est un son non seulement des signaux excitateurs en
par la recherche vaine d’une source que l’on perçoit par exemple à l’arrêt de la provenance des neurones auditifs de plus
externe et l’interrogation des personnes stimulation par un « bruit à échancrure », bas niveau codant la même fréquence que
exposées au même environnement. Les c’est-à-dire un bruit « large bande » auquel il lui, mais aussi des signaux inhibiteurs issus
acouphènes sont fréquents et deviennent manque une bande de fréquences (voir la des neurones codant les fréquences voi-
sines. Comme les fréquences voisines sont
STIMULATIONS
codées par des neurones anatomiquement
AMPLITUDE

BRUIT À ÉCHANCRURE BRUIT PASSE-BAS proches, on parle d’« inhibition latérale ».


Le phénomène d’inhibition latérale est

1. Illusions de Zwicker. Les schémas du


3400 4800 HERTZ 3400 HERTZ
haut montrent respectivement les
SEUILS D'AUDITION spectres d’un bruit à échancrure et
3 d’un bruit « passe-bas » avec lesquels
2
on stimule les sujets. La fréquence du
son illusoire entendu après l’arrêt de la
1 stimulation est figurée en rouge. Les
0 graphes du bas montrent que le seuil
2800 3600 4400 5200 HERTZ 2800 3200 3600 4000 4400 HERTZ de perception des sons durant l’illusion
-1
est abaissé (la sensibilité est augmen-
-2 tée) dans la zone auparavant appau-
-3
vrie en informations sonores.

74 © POUR LA SCIENCE
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MEMBRANE TECTORIALE CELLULES CILIÉES


EXTERNES

10
CELLULES CILIÉES STÉRÉOCILS
INTERNES MICROMÈTRES
Thomas Haessig

2. Membrane tectoriale et cellules ciliées. Dans la cochlée (voir ci-contre), le signal


sonore est transformé en signal électrique. À l’arrivée de l’onde sonore, la cloison
FIBRES NERVEUSES
de la cochlée vibre, ce qui excite la membrane tectoriale dont les vibrations acti-
vent les cellules ciliées externes. Ces dernières se contractent et modulent l’exci-
tation des cellules ciliées internes parallèlement excitées par la membrane tecto-
OREILLE INTERNE
riale. Les cellules ciliées internes envoient alors le signal électrique modulé, qui
NERF AUDITIF
correspond à l’excitation sonore, vers le nerf auditif. Certaines lésions font que les
stéréocils des cellules ciliées internes entrent en contact avec la membrane tecto-
riale, même lorsqu’ils sont au repos : les cellules ciliées internes sont alors activées
même en l’absence de signal sonore, ce qui déclenche un acouphène.

COCHLÉE Ainsi, dans la génération de l’acouphène on a déclenché des acouphènes (cette


TYMPAN comme dans celle de l’illusion de Zwicker, la induction est chimiquement possible chez
présence d’une irrégularité de l’audio- l’animal), ses décharges neuronales spon-
gramme (variation importante ou minime tanées ne se présentent pas au hasard,
de l’intensité minimale perçue entre des fré- mais par bouffées de deux ou trois.
quences voisines), qui se traduit par un
essentiel dans la mise en forme des mes- contraste entre des entrées sensorielles de D’où proviennent
sages sensoriels : en accentuant les fréquences voisines, supprimerait l’inhibition
contrastes, il augmente les possibilités de latérale de part et d’autre de la zone des fré-
les décharges ?
discrimination. quences où l’activité est réduite et engen- L’oreille interne est constituée de deux
Dans le système auditif, une diminu- drerait aussi des phénomènes de plasticité grands types de cellules ciliées : les cellules
tion localisée des signaux d’entrée, due synaptique à court terme. ciliées internes, qui transforment le signal
par exemple à l’échancrure d’un bruit ou à Certains acouphènes, dits objectifs, sonore en signal électrique (la transduction),
une perte auditive, supprime l’inhibition sont le fruit d’une stimulation acoustique sont les seules vraies cellules sensorielles ;
latérale sur les zones voisines de celles où existante, mais interne, comme la percep- les cellules ciliées externes sont des sortes
l’activité est diminuée. Or, les neurones tion du bruit d’un phénomène vasculaire de petits muscles capables de moduler par
auditifs ont une activité spontanée perma- à proximité de l’appareil auditif périphé- leur contraction la réponse des cellules
nente, même en l’absence de stimulation : rique ou bien d’émissions acoustiques ciliées internes aux stimulus sonores. Ces
la suppression d’inhibition latérale amplifie- spontanées à l’intérieur de l’oreille. deux types de cellules captent par leurs cils
rait donc l’activité spontanée des neurones. La grande majorité des acouphènes les vibrations de la membrane tectoriale.
Pendant l’audition de l’illusion, cette acti- n’entrent cependant pas dans cette catégo- En 1995, Jean-Luc Puel, du Laboratoire
vité spontanée des neurones, augmentée rie : dénommés subjectifs, ils sont engen- neurobiologie de l’audition, à Montpellier,
et amplifiée engendre les sons illusoires. drés à plusieurs niveaux des voies audi- a montré qu’après traumatisme sonore ou
La levée de l’inhibition latérale per- tives et proviendraient d’un niveau une intoxication aux ototoxiques, la
turbe également l’équilibre habituel entre anormal d’activité électrique spontanée des synapse située entre les cellules ciliées
les excitations et les inhibitions qui s’exer- neurones du système auditif. Cette hyper- internes et les neurones primaires (consti-
cent sur les neurones auditifs : les liaisons activité se traduit par l’activité accrue et tuant le nerf auditif) fonctionne mal : elle
synaptiques en seraient modifiées. Ce mieux synchronisée des neurones ; ainsi, engendre, dans le nerf auditif, des activités
type de modification est nommé plasticité lorsque l’on enregistre l’activité des neu- qui constitueraient le signal à origine de
à court terme du système auditif. rones du nerf auditif d’un rat chez lequel l’acouphène. Dans un modèle animal

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Acouphènes
et habitude
Comment évolue l’acouphène ? Pour la
majorité des sujets, les anomalies physio-
logiques disparaissent progressivement
(moyenne de 6 à 12 mois) et l’acou-
phène perd son caractère « intrusif ».
Cependant, il reste un réel problème
pour 20 pour cent des patients, ce qui
3. Aires cérébrales activées pendant la perception d’un acouphène : ces aires,
représente environ 1 700 000 personnes
temporo-pariétales, appartiennent exclusivement au cortex auditif secondaire,
ce qui corrobore le lien entre acouphène et voie auditive secondaire, suggéré en France.
par d’autres expériences. Pour ces victimes, l’acouphène foca-
lise l’attention et entraîne de véritables
d’acouphènes, ces signaux semblent corré- de son interlocuteur et néglige le bruit de handicaps dans leur vie quotidienne. Les
lés à cette perception fantôme. la rue, de son ordinateur, son environne- facteurs cognitifs responsables de l’une
D’autres mécanismes périphériques de ment visuel, etc. Une mauvaise hiérarchi- ou l’autre de ces évolutions sont encore
génération des acouphènes ont été évo- sation de la tâche accorderait la première débattus. Cependant, certains résultats
qués, tel le découplage des stéréocils des place à l’acouphène malgré son absence expérimentaux apportent un support
cellules ciliées externes avec la membrane de pertinence, créant une gêne notable. objectif aux plaintes récurrentes des
tectoriale où ils sont normalement implan- patients. Ainsi, si un sujet sans acou-
tés. Ainsi, la membrane tectoriale peut phène reçoit dans une oreille une série
Les lieux
« s’effondrer » sur les cellules ciliées internes de sons fréquents (le stimulus standard)
et entrer en contact permanent avec leurs de l’acouphène parmi lesquels se glisse, aléatoirement,
stéréocils. La modulation du signal par les un son déviant alors qu’il doit réaliser
cellules ciliées externes conduirait alors à Le développement de l’imagerie cérébrale une tâche auditive à l’aide de son autre
une activation permanente des cellules fonctionnelle a mis en évidence des zones oreille (comme dire lequel de deux sti-
ciliées internes engendrant un acouphène. activées par les acouphènes. La tomogra- mulus auditifs qui diffèrent par leurs fré-
phie par émission de positons (TEP), par quences légèrement décalées a été émis
Les deux voies de exemple, fait ressortir les différences de dans l’oreille), on observe qu’après
consommation d’énergie entre un état l’écoute du stimulus déviant, les perfor-
transmission acoustique sans activité et un état avec activité. Or, la mances sont moins bonnes qu’après un
Entre la cochlée et le cortex, le signal élec- plupart des acouphènes sont toujours pré- stimulus standard. Les sujets qui tolèrent
trique émanant d’un signal sonore transite sents : on ne peut pas les stopper pour mal leur acouphène montrent eux aussi,
essentiellement par deux voies : la voie pri- voir quelles régions du cerveau sont moins une dégradation de leurs performances
maire et la voie secondaire. La voie audi- actives. Heureusement, quelques types après présentation d’un stimulus déviant
tive primaire est très sélective en fré- d’acouphènes, très rares, peuvent être dans l’oreille opposée. Cependant, elles
quence. En revanche, la voie auditive déclenchés à volonté. sont meilleures dans l’oreille de l’acou-
secondaire l’est peu et par elle transitent En 1999, nous avons travaillé avec phène que dans l’autre et supérieures à
les sons diffus (à large bande de fré- des patients présentant un acouphène celles qui sont observées chez les indivi-
quence). L’exposition d’un animal à des déclenché par le regard après intervention dus sains. Ce résultat montre la difficulté
agents connus pour induire les acou- chirurgicale de l’angle ponto-cérébelleux. à déplacer l’attention de l’oreille portant
phènes (salicylates, Quinine, bruit, cispla- En soustrayant l’activité associée à des l’acouphène : ce dernier capte automati-
tine) augmente l’activité électrique sponta- mouvements qui ne produisent pas quement l’attention.
née des neurones du noyau cochléaire d’acouphènes à celle associée à d’autres Un grand nombre d’acouphéniques
dorsal – le premier relais de la voie audi- mouvements qui déclenchent des acou- se plaignent par ailleurs d’une gêne dans
tive secondaire. phènes, nous avons montré que les sensa- la compréhension de la parole. Cette
D’autres arguments étayent l’hypo- tions auditives fantômes activaient les cor- observation est peut-être à rapprocher
thèse d’un lien entre l’hyperactivité obser- tex auditifs associatifs temporo-pariétaux, du traitement symétrique des mots
vée dans le noyau cochléaire dorsal et mais pas le cortex auditif primaire (voir la envoyés à l’oreille des sujets souffrant
l’acouphène : des études comportemen- figure 3). De même, des travaux électro- d’acouphènes unilatéraux droits alors
tales ont ainsi montré que les mêmes physiologiques sur le cortex de l’animal que l’asymétrie couramment observée en
conditions qui conduisent au développe- ont révélé que le cortex auditif secondaire faveur de l’hémisphère gauche demeure
ment de l’hyperactivité dans le noyau était associé à la perception d’acouphènes. pour les mots lus.
cochléaire dorsal, provoquent également Or, il existe des liens anatomiques entre le
chez l’animal des perceptions considérées noyau cochléaire dorsal où la présence de L. COLLET est chef du service d’audiologie et
comme des acouphènes. l’activité neuronale de l’acouphène a été d’explorations oro-faciales à l’hôpital Édouard
Par ailleurs, la voie secondaire est montrée et le cortex auditif associatif Herriot de Lyon et directeur du Laboratoire
reliée au système d’éveil du cortex. Or, le activé chez l’animal et l’humain percevant neurosciences et systèmes sensoriels
rôle de ce système est de hiérarchiser les des acouphènes. La voie auditive secon- (CNRS UMR 5020).
informations reçues par le cortex en fonc- daire est donc impliquée dans la percep- S. CHÉRY-CROZE, présidente de l’Association
tion de la tâche à accomplir. Ainsi, une tion de l’acouphène. France-Acouphène, dirige le groupe
personne qui téléphone privilégie la voix Acouphène de ce laboratoire.

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Les illusions
des SENS 3

DR

ILLUSIONS tactiles
Le « toucher » intègre les informations des récepteurs tactiles
et celles qui sont issues du fonctionnement des muscles
et des articulations. Les comparaisons entre des illusions qui existent
dans les modalités tactiles et visuelles nous renseignent
sur les mécanismes en jeu. L'apparition d'un membre fantôme, consécutive
à une amputation, résulte du réaménagement des aires cérébrales
autrefois dévolues au membre disparu.
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Toucher des illusions


Édouard GENTAZ et Yvette HATWELL

Comme la vision, le sens du toucher est parfois abusé. Les illusions tactiles ont été étudiées
à partir des années 1960 et nous en
Toutefois, grâce aux illusions perceptives, les psychologues décrirons quelques-unes. Les diverses
études ont révélé que le toucher se
ont établi que la perception tactile peut être plus fiable laisse un peu moins facilement tromper
que la vision.
que la perception visuelle, bien que l’une et l’autre
Voir avec les mains
reposent sur des traitements cognitifs parfois communs.
Pour accéder aux mécanismes de la per-
ception tactile, les psychologues adap-

N
tent des illusions visuelles et les sou-
os sens sont généralement très de l’appareil oculaire. Puis, les psy- mettent à la sagacité de nos doigts : une
fiables : ils nous apportent des chologues du courant dit de la Théorie figure géométrique qui crée une illusion
informations d’une grande pré- de la forme, ou Théorie de la Gestalt, d’optique est reproduite en relief et per-
cision sur l’environnement. ont soutenu qu’elles reflétaient plutôt çue à l’aveugle.
Cependant, dans quelques situations des défauts de fonctionnement du sys- Les illusions tactiles testent d’abord
exceptionnelles, ils sont trompés de tème nerveux central : les erreurs per- la pertinence des théories qui expliquent
façon systématique et donnent naissance ceptives résulteraient d’interactions les illusions visuelles car, bien qu’étu-
aux illusions perceptives. Nombre d'illu- entre les différentes parties de la diées depuis longtemps, aucune théorie
sions optiques sont exploitées par les figure. Selon les gestaltistes, tous les n'explique encore l’ensemble des illu-
artistes, les architectes ou les psycho- sens sont régis de la même façon par sions visuelles. Parmi les nombreuses
logues (voir la figure 1). Ces illusions le système nerveux ; aussi doit-il exis- théories proposées, deux grandes catégo-
sont tenaces et, même lorsque nous ter des illusions tactiles au même titre ries se distinguent : les explications
savons qu’une figure crée une illusion, que des illusions visuelles. « visuelles » fondées sur les caractéris-
celle-ci continue à s’imposer. Leurs pro- En 1933, le psychologue gestal- tiques du système oculaire et les explica-
priétés font de l’étude de ces illusions tiste Georg Revesz, de l’Université tions « générales ou non modales » fon-
universelles un bon outil d’exploration d’Amsterdam, a mis en évidence que le dées sur les mécanismes généraux de
des mécanismes perceptifs. fonctionnement du sens du toucher dif- traitement par le système nerveux central
Jusqu’à la première moitié du fère de celui de la vision. Cependant, il et qui s’appliquent de la même manière à
XX e siècle, on a cru que les illusions a aussi montré qu’une même illusion, tous les sens. Dans le premier cas, les
perceptives n’étaient que visuelles et celle de Müller-Lyer (voir la figure 2), illusions ne devraient être que visuelles,
qu’elles résultaient des particularités est à la fois visuelle et tactile. dans le second, elles peuvent être

1. LES ILLUSIONS D’OPTIQUE de gauche à droite : l’illusion de visuelles ont leur équivalent tactile, telle l’illusion verticale-horizontale
Héring où les deux droites rouges sont parallèles ; l’illusion de Zöllner où un segment vertical semble plus long qu’un même segment hori-
où les traits verticaux sont parallèles ; l’illusion de Poggendorf où les zontal dessiné à côté. La Grande Arche de Saint-Louis (à droite), dans
deux segments rouges appartiennent à la même droite, sont les illu- le Missouri, illustre cette illusion : elle semble plus haute que large
sions perceptives les plus célèbres. Toutefois, certaines illusions alors que les deux dimensions sont égales.

78 © POUR LA SCIENCE
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dite/usis
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visuelles, mais aussi tactiles. Ainsi, quand cher est un sens de contact direct avec cette illusion trompe aussi les aveugles
une figure crée une illusion visuelle, mais l’objet. Alors que le champ visuel est précoces, les explications fondées sur
que son équivalent en relief ne produit étendu, le champ perceptif tactile est les images mentales visuelles ne sont
pas d’illusion tactile, les mécanismes réduit à la taille – généralement exiguë plus appropriées. Dès lors, il convient
visuels sont propres à ces illusions. À – du stimulus, notamment dans la per- de chercher d’autres explications qui
l’inverse, quand une même figure produit ception tactile passive, où la stimulation rendent compte de la même illusion
une illusion semblable en vision et en tac- est appliquée sur une partie immobile dans la vision et le toucher. On compare
tile, soit il existe des mécanismes com- du corps. Cette exiguïté est compensée parallèlement les mécanismes tactiles
muns sous-jacents à ces illusions, soit des par des mouvements d’exploration de mis en œuvre chez les voyants aux yeux
mécanismes spécifiques à chaque sens l’objet entier. bandés et chez les aveugles précoces et
produisent des distorsions analogues. La taille du champ perceptif tactile tardifs. Des résultats identiques obser-
En quoi le toucher se distingue-t-il varie selon que l’on explore avec un vés dans ces trois groupes plaident en
de la vision ? Contrairement à la vision, doigt, la main, ou les deux mains asso- faveur de l’existence de processus tac-
qui est une perception à distance, le tou- ciées à des mouvements des bras. Il en tiles spécifiques, indépendants du statut
résulte une perception de l’objet morce- visuel des personnes.
lée dans l’espace et dans le temps, par- Ainsi, l’étude des illusions tactiles
fois partielle et toujours séquentielle. Des soulève les questions suivantes : dans
perceptions proprioceptives issues de quelle mesure les illusions visuelles
l’activité des muscles, des tendons et des sont-elles aussi des illusions tactiles ?
articulations s’ajoutent aux perceptions Quels sont les mécanismes communs
cutanées et forment un ensemble indisso- mis en jeu dans ces deux types d’illu-
ciable de perceptions dites « haptiques ». sions ? Quels sont les mécanismes
De surcroît, les informations apportées propres aux illusions du toucher ?
par les décharges corollaires (qui seraient Examinons ces questions à l'aide de
des copies des ordres moteurs comman- trois illusions : l’illusion de Müller-
dant les mouvements d’exploration) Lyer, l’illusion verticale-horizontale et
s’ajouteraient aux informations cutanées l’illusion de Delbœuf. Chacune d’elles
et proprioceptives décrites plus haut. illustre certains aspects des enjeux théo-
Notre étude concernera uniquement les riques décrits précédemment.
perceptions haptiques (ou « tactilo-kines-
thésiques ») que, pour simplifier, nous L’illusion de Müller-Lyer
nommerons tactiles.
Le rôle central des mouvements Dans l’illusion de Müller-Lyer (voir la
explique que les régions les plus figure 2), l’évaluation visuelle de la lon-
mobiles sont les plus performantes dans gueur d’un segment dépend de l’orien-
le domaine tactile : chez l’être humain, tation des deux pennes situées aux
la main constitue « le » système percep- extrémités : la longueur du segment dont
tif tactile principal. les deux pennes sont ouvertes vers
Les illusions tactiles sont étudiées l’extérieur nous apparaît supérieure à
chez des voyants aux yeux bandés, chez celle d’un segment sans penne ou dont
des aveugles précoces et chez des ces dernières sont ouvertes vers l’inté-
aveugles tardifs. Lorsqu'ils perçoivent rieur alors que les trois segments ont
les propriétés spatiales des objets avec une longueur identique. Cette illusion
la main, les premiers utilisent très sou- existe aussi au toucher.
vent des images mentales fondées sur la En 1992, Kotaro Suzuki et Ryoko
perception visuelle. Les aveugles pré- Arashida, de l’Université de Niigata, au
coces ne disposent pas d’images men- Japon, ont étudié cette illusion visuelle
tales visuelles (ils ont évidemment des et tactile auprès d’adultes voyants. Ils
images mentales tactiles), mais bénéfi- ont présenté deux segments, dessinés
cient d’un grand entraînement tactile. ou en relief sur un tableau, l’un à côté
Enfin, les aveugles tardifs exploitent à de l’autre : le segment de gauche, de
J.-M. Thiriet

la fois des images mentales visuelles trois centimètres de longueur et muni


anciennes et des images tactiles. La de pennes ouvertes vers l’extérieur, est
2. L’ILLUSION DE MÜLLER-LYER : un seg- comparaison de leurs réactions nous fixe durant toute l’expérience, tandis
ment de droite pourvu de pennes ouvertes renseigne sur les mécanismes tactiles. que la longueur du segment aux pennes
vers l’extérieur semble plus long qu’un Dans des expériences mettant en jeu ouvertes vers l’intérieur varie de 1,5 à
même segment dont les pennes sont vers des illusions, on compare les réactions 4,5 centimètres par pas de 0,1 milli-
l’intérieur (en haut). On évalue cette suresti-
des aveugles précoces et des aveugles mètre. L’angle aigu formé par chaque
mation en comparant visuellement (au
centre) l’un des deux segments, constant, à tardifs. Quand une illusion tactile penne et le segment horizontal est égal
un échantillonnage. Cette illusion est aussi n’existe que chez les aveugles tardifs et à 45 degrés. Toutes les personnes tes-
présente au toucher quand une personne les voyants, on sait que l’expérience tées devaient explorer visuellement ou
aux yeux bandés explore des segments en visuelle et les représentations visuelles avec l’index droit (sans voir) les deux
relief (en bas). en sont la cause. En revanche, quand figures et comparer la longueur du

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segment de droite (variable) et celle du L’existence dans le domaine tactile timée par rapport à celle du segment
segment de gauche (constante). À de l’illusion visuelle de Müller-Lyer horizontal. En vision, de nombreux tra-
chaque essai, l’expérimentateur modi- invalide les explications purement vaux ont révélé que l’erreur de percep-
fiait la longueur du segment variable. visuelles de cette illusion. Par exemple, tion résulte de l’effet de deux illusions
L’analyse des résultats révèle que, dans Richard Gregory, de l’Université de qui s’additionnent. La première illusion
les deux types de perception, le seg- Bristol, avait supposé que, visuellement, est purement visuelle et résulte du fait
ment dont les pennes sont ouvertes vers la perception de la distance est trompée que la rétine a une forme d’ellipse
l’extérieur apparaît 1,3 fois plus long par des « indices de profondeur » : des allongée horizontalement ; les extrémi-
que le segment dont les pennes sont murs observés en perspective peuvent tés du segment vertical sont donc plus
ouvertes vers l’intérieur. sembler de hauteur différente selon leur proches du bord du champ visuel que
L’illusion de Müller-Lyer est sen- représentation graphique liée à la pers- les extrémités du segment horizontal,
sible à deux facteurs qui agissent de la pective, les pennes indiquant des bords ce qui produit une distorsion transfor-
même manière sur la vision et le toucher. fuyants. Évidemment, cette explication mant les longueurs. L’autre illusion est
En 1966, Ray Over, de l’Université ne peut s’appliquer à l’illusion tactile, due à la bissection en deux parties
d’Otago, en Nouvelle-Zélande, a décou- surtout quand on l’observe chez des égales du segment horizontal dans la
vert que l’erreur de perception est aveugles congénitaux. figure en T inversé.
d’autant plus importante que l’angle La présence de cette illusion chez Or, cette illusion de la verticale-hori-
formé par les pennes et le segment à éva- les aveugles précoces indique donc zontale existe aussi pour le toucher. Par
luer est petit. En 1963, Rita Rudel et l’existence dans ce cas de mécanismes des procédures similaires à celles qui
Hans-Lukas Teuber, de l’Institut de tech- tactiles analogues à ceux de la vision. sont employées pour quantifier l’illusion
nologie du Massachusetts, ont montré Ces mécanismes généraux ne peuvent de Müller-Lyer, on montre que, dans les
que les erreurs diminuent à mesure que pas être liés aux caractéristiques du sys-
le nombre de présentations de la figure tème visuel et au graphisme.
augmente. Ainsi, on subit un apprentis-
sage même quand on ignore qu’on se L’illusion
trompe : une présentation répétée amé-
liore l’analyse perceptive de la figure et
de la verticale-horizontale
diminue l’amplitude de l’illusion. Des Dans l’illusion de la verticale-horizon-
mécanismes similaires semblent agir tale (voir la figure 3), où deux seg-
dans l’illusion visuelle et tactile de ments égaux dessinent un T inversé, la
Müller-Lyer. longueur du segment vertical est sures-
J.-M. Thiriet

3. L’ILLUSION VERTICALE-HORIZONTALE : dans une figure en L ou en T inversé (à droite, en


haut), la longueur du segment vertical semble supérieure à celle du segment horizontal. Deux
illusions s’additionnent dans la figure en T inversé : 1) une illusion purement visuelle due au
fait que le champ visuel a la forme d’une ellipse allongée horizontalement, ce qui crée une dis-
torsion nommée « anisotropie » ; 2) la bissection, c’est-à-dire la division du segment horizontal
en deux parties égales. La variation de la position du segment vertical (à droite ou au centre du
segment horizontal) révèle que cette surestimation est maximale dans le cas du T inversé. Au
toucher, l’illusion existe aussi. Lorsque les motifs en relief sont placés verticalement (à droite, en
bas), la bissection est la seule cause de l’illusion, car les mouvements d’exploration sont du
même type (« tangentiels ») quel que soit le segment. Toutefois, lorsque les motifs sont à plat
sur une table (ci-dessus), les mouvements exploratoires participent aussi à l’illusion : le segment
horizontal est exploré tangentiellement, le segment vertical l’est radialement. Or, les mouve-
ments radiaux étant plus lents, ils augmentent la perception de la longueur.

© POUR LA SCIENCE 81
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deux types de perception, les voyants d’exploration du segment dit vertical, table ou, à l’inverse, maintiennent le
qui travaillent sans voir estiment le seg- par analogie avec l’illusion visuelle où bras entier suspendu en l’air pendant
ment vertical d’un T inversé 1,2 fois la figure est sur un tableau, est en fait l’exploration. Dans une première
plus long que le segment horizontal. Les « radial », c’est-à-dire qu’il s’éloigne expérience, M. Heller a montré que
aveugles précoces et tardifs sont égale- de l’individu en suivant un rayon, l’illusion verticale-horizontale est
ment sensibles à cette illusion. alors que celui du segment dit hori- réduite ou supprimée quand les per-
Des travaux ont mis en évidence zontal est perpendiculaire à l’un de sonnes posent leur avant-bras sur la
un facteur commun aux deux sens : la ces rayons : on dit que ce mouvement table pendant l’exploration de la
bissection du segment horizontal joue est « tangentiel ». Or, nous surestimons figure, alors qu’elle est de forte ampli-
un rôle analogue en vision et en la longueur du segment radial, car les tude lorsque les personnes gardent leur
tactile : la surestimation de la verticale évaluations de la longueur des seg- bras en l’air. Dans une seconde expé-
est plus importante dans la figure en T ments dépendent du temps d’explora- rience (voir la figure 4), certaines per-
inversé que dans le L. L’autre facteur tion : plus la durée de l’exploration est sonnes n’exploraient les figures
responsable de l’illusion visuelle, longue, plus le segment semble long. qu’avec les trajets des doigts, car leur
l’anisotropie due à la forme du champ T. Wong a constaté que le mouvement bras était immobilisé dans une gout-
visuel, ne peut évidemment pas agir radial est plus lent (donc dure plus tière qui interdisait le mouvement du
selon la modalité tactile. Toutefois, en longtemps) que le mouvement tangen- bras ou du coude. En revanche,
1977, Tong Wong, de l’Université de tiel, probablement parce que les d’autres personnes dont le bras et la
Stirling, en Écosse, a montré que la contraintes mécaniques des muscles et main étaient rendus solidaires n’explo-
nature des mouvements d’exploration, des os diffèrent selon le mouvement, raient une figure que par les mouve-
propres à la perception tactile, contri- et la surestimation qui en résulte ments du bras entier.
bue aussi à cette illusion. Dans la plu- s’ajoute à celle produite par la bissec- Les résultats montrent que l’illusion
part des études qui ont révélé cette tion dans la figure en T inversé. est plus forte lorsque l’exploration
illusion tactile, le motif est à plat sur Lorsque le L et le T inversé sont nécessite les mouvements du bras entier
une table. Ainsi posé, le mouvement présentés verticalement (dans le plan et mettent en évidence l’importance de
fronto-parallèle), tous les mouvements la taille de l’espace exploré. Les mou-
d’exploration sont « tangentiels » : on vements du bras entier modifient les
constate alors que la surestimation du perceptions tactiles en augmentant pro-
segment vertical disparaît sur la figure bablement l’impact d’« indices gravi-
en L et ne subsiste plus qu’avec la taires », c’est-à-dire des forces muscu-
figure en T inversé où la bissection laires que la personne est habituée à
agit, seule, sur la perception. En 1995, développer pour lutter contre la gravité
nous avons mis en évidence le rôle quand elle déplace son bras dans des
déterminant du plan d’exploration circonstances plus naturelles. En 1996
dans la perception tactile des proprié- et en 1998, nous avons mis en évidence
tés spatiales. Par exemple, la percep- l’avantage que procurent ces indices
tion tactile des orientations verticale, dans la perception tactile de l’espace
horizontale et oblique est plus précise chez les voyants aux yeux bandés de
dans les plans frontal (plan parallèle même que chez les aveugles précoces
au corps) et sagittal (plan de symétrie et tardifs quand ils explorent l’orienta-
du corps) que dans le plan horizontal tion d’une barre, le bras posé sur la
(le plan d’une table). table ou en l’air.
En étudiant l’effet du mouvement L’existence de l’illusion verticale-
d’exploration sur l’illusion verticale- horizontale au toucher invalide les
horizontale, l’équipe de Morton Heller, explications purement visuelles de
de l’Université de l’Illinois, a montré cette illusion. De surcroît, sa présence
que les illusions tactiles résultent de chez les aveugles précoces révèle
mouvements d’exploration peu adaptés l’existence de mécanismes tactiles ana-
à certaines situations. Par exemple, les logues aux mécanismes visuels. Ces
figures de petite taille sont explorées mécanismes sont liés à l’effet de la bis-
par des mouvements de l’index, tandis section, identique dans la vision et
que les grands objets requièrent de plus dans le toucher. En revanche, le rôle de
amples mouvements et notamment des la forme du champ visuel et celui des
mouvements radiaux du bras entier dont mouvements d’exploration (dans le
les informations proprioceptives s’ajou- toucher) montrent que l’illusion verti-
J.-M. Thiriet

tent à celles des récepteurs cutanés : ce cale-horizontale relève aussi de traite-


supplément d’informations à traiter ments spécifiques à chaque sens.
4. LES PARTIES DU CORPS SOLLICITÉES
serait à l’origine des erreurs perceptives. Dans l’illusion de Delbœuf, l’éva-
pendant l’exploration influent sur la per-
ception. Une illusion est plus probable Quelle est l’influence de l’en- luation de la taille d’un cercle est modi-
quand une gouttière n’autorise que les semble du bras dans l’illusion tactile ? fiée quand celui-ci est inséré dans un
mouvements du bras entier (en haut) que Les conditions d’expérience imposent cercle concentrique placé à l’extérieur
lorsque, à l’inverse, seuls les doigts sont souvent que les personnes gardent leur (voir la figure 5). En 1956, le psycho-
mobiles (en bas). avant-bras posé sur la surface de la logue Jean Piaget, de l’Université de

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J.-M. Thiriet

5. L’ILLUSION DE DELBŒUF : à gauche, le petit cercle intérieur droite), car l’exploration se déroule du centre du cercle vers l’exté-
semble plus grand que le cercle isolé, du fait qu’il est inscrit dans rieur : le cercle intérieur est donc perçu seul, sans son contexte
un plus grand cercle. Cette illusion n’a pas d’équivalent tactile (à générateur de l’illusion.

Genève, a montré que, dans le cas de la central et qui s’appliquent indépendam- Bien qu’une exploration perceptive
vision, le cercle intérieur est surestimé ment des propriétés de chaque modalité soit nécessaire dans l’un et l’autre sens,
par rapport au cercle de référence sensorielle. Toutefois, ces explications l’amplitude des mouvements diffère
lorsque le rapport des rayons des deux ne s’appliquent pas toujours aux illu- dans la perception visuelle et dans la
cercles concentriques est voisin de trois sions tactiles. perception tactile. Les mouvements
quarts. Or, l’un de nous (Yvette Ainsi, l’illusion de Müller-Lyer oculaires (et de la tête) sont plus réduits
Hatwell) a montré en 1960 que chez les existe en vision et pour le toucher et et plus rapides que les amples mouve-
aveugles précoces et tardifs cette illu- résulterait de mécanismes communs ments des mains et des bras effectués
sion n’a pas d’équivalent tactile, même aux deux perceptions. L’illusion verti- pour percevoir un objet plus grand que
dans les conditions où elle est maxi- cale-horizontale est aussi visuelle et la main. Le caractère séquentiel de la
male en vision. Plus récemment, en tactile, mais les mécanismes mis en jeu perception tactile accentue alors sa len-
1992, K. Suzuki et R. Arashida ont sont en partie spécifiques à chaque teur. Elle charge en outre la mémoire
confirmé que, chez des adultes tra- sens. Enfin, l’illusion de Delbœuf est de travail et impose un important tra-
vaillant sans voir, cette illusion est pré- seulement visuelle en raison du carac- vail d’intégration et de synthèse à la fin
sente dans la modalité visuelle et tère analytique et parcellaire de la per- de l’exploration. C’est pourquoi le pou-
absente dans la modalité tactile. ception tactile. Il ne suffit donc pas voir de discrimination spatial du tou-
L’absence de cette illusion en tactile d’étudier la perception visuelle pour cher est inférieur à celui de la vision.
peut s’expliquer par la spécificité des comprendre la perception tactile. Malgré ces différences, le sens
mouvements manuels d’exploration : Les illusions tactiles dépendent de « haptique » demeure un sens spatial
quand elles comparent le cercle inté- la taille des stimulus et des stratégies qui apporte de nombreuses informa-
rieur et le cercle de référence, les per- d’exploration imposées ou autorisées tions sur notre environnement. C’est
sonnes n’utilisent que la face interne de par cette taille. Ainsi, une illusion pourquoi il est très utilisé par les
l’index d’une main et explorent le forte est atténuée ou supprimée quand aveugles : ils acquièrent, grâce à lui,
cercle intérieur à partir du centre de la les stimulus sont rendus assez petits une connaissance du monde extérieur
figure : elles isolent donc tactilement le pour être « englobés » par la main. qui n’est pas fondamentalement diffé-
cercle intérieur sans percevoir le cercle Plus l’espace à explorer est grand, rente de celle des voyants.
extérieur. L’épreuve n’est alors qu’une plus les mouvements des bras et de
simple comparaison où le cercle exté- l’épaule deviennent nécessaires, et
rieur ne joue aucun rôle. plus la perception tactile devient sen- Édouard GENTAZ est chercheur au CNRS et
Cette absence de l’illusion pour le sible aux distorsions. Le système tac- affecté au Laboratoire cognition et dévelop-
toucher confirme la nature analytique de tile manuel paraît donc le mieux pement (CNRS, UMR 8605) de l’Université
René Descartes. Yvette HATWELL est profes-
la perception tactile, qui peut isoler tota- adapté à l’exploration d’un espace
seur émérite de psychologie et mène ses
lement un élément pour le comparer à un réduit. Cependant, la variation de la recherches au Laboratoire de psychologie et
autre élément de la figure, ce qu’interdit taille du champ perceptif tactile par neurocognition de l’Université Pierre
évidemment la perception visuelle. l’observateur rend ce sens parfois Mendès-France, à Grenoble.
moins « trompeur » que la vision. Une
Au doigt et à l’œil telle variation est impossible dans la GREGORY, Richard, L’œil et le cerveau. La psy-
vision, sauf à regarder à travers un chologie de la vision, DeBoeck Université, 2000.
Certains des résultats décrits plaident tube. En isolant certains éléments, les HATWELL, Yvette, STRERI, Arlette et GENTAZ,
pour des explications « générales ou doigts se soustraient aux perturbations Édouard, Toucher pour connaître. Psychologie
non modales » des illusions, fondées sur créées, par exemple, par des lignes cognitive de la perception tactile manuelle,
les mécanismes généraux de traitement inductrices que, visuellement, nous ne PUF, 2000.
de l’information par le système nerveux pouvons éviter de percevoir.

© POUR LA SCIENCE 83
210x280 génie et PLS 31/03/03 12:26 Page 2

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LA SENSATION DE LÉVITATION
René CUILLIERIER

La stimulation d’une aire cérébrale déclenche


la sensation de « sortir de son corps ».

E n 1971, Michael Crichton imaginait,


dans l’Homme terminal, qu’un épilep-
tique, traité par une stimulation électrique
une personne de 43 ans souffrant d’épi-
lepsie pharmaco-résistante.
Les premières stimulations, réalisées
Des électrodes implantées en diffé-
rents sites du cortex d’une personne
du cerveau, se transformait en une redou- dans une région nommée gyrus angulaire, épileptique ont provoqué des réac-
table machine à tuer. Aujourd’hui, de telles ont provoqué chez la patiente la sensation tions motrices (électrodes placées sur
stimulations sont couramment réalisées… de « couler » dans son lit ou de « tomber ». les points mauves) et auditives (points
bleus), et diverses sensations (en vert).
et les prévisions de M. Crichton ne sont pas Une intensité supérieure déclencha une
Deux de ces électrodes (en rouge) ont
accomplies. Cependant, certaines stimula- expérience de décorporation, la personne déclenché des troubles de la percep-
tions semblent déclencher des expériences déclarant qu’elle voyait son propre corps tion du corps.
étonnantes, notamment la sensation de allongé sur le lit, mais qu’elle n’en distinguait
« s’évader » de son corps. nettement que les jambes et le bas du tronc. plexes peuvent être produites artificiellement.
Les symptômes d’une épilepsie peu- Deux nouveaux essais, avec les mêmes Selon O. Blanke et ses collègues, le fait que
vent être dus à une lésion du lobe tem- électrodes, eurent des effets similaires, ces illusions sont associées à la même région
poral que l’on repère parfois en stimulant accompagnés d’une sensation de «légèreté» du cerveau, le gyrus angulaire, et qu’elles
le cortex, à l’aide d’électrodes. Les neuro- et de l’impression de « flotter » à environ concernent les mêmes parties du corps,
logues implantent un réseau d’électrodes deux mètres au-dessus du lit. Lorsque les indique qu’elles résultent du traitement de
et étudient sur le patient maintenu en neurologues ont demandé à la patiente l’information qui construit la représentation
état de conscience, l’effet de la stimula- d’observer ses jambes au cours de la stimu- du corps; une hypothèse qui est confortée
tion par ces électrodes. C’est au cours lation électrique, elle déclara les voir raccour- par le fait que ces illusions ne concernent
d’une telle opération qu’Olaf Blanke et cir. Lorsque ses jambes étaient pliées, la sti- jamais les objets environnants ou le corps,
ses collègues du Laboratoire d’évaluation mulation provoquait l’illusion qu’elles étaient des autres personnes dans la pièce. Ainsi, le
préchirurgicale de l’épilepsie, à l’Hôpital projetées vers son visage, provoquant chez gyrus angulaire pourrait, comme l’ont sug-
universitaire de Genève, ont constaté des elle un réflexe de recul. Elle déclara égale- géré d’autres études des troubles de la per-
troubles de la perception du corps chez ment voir ses bras raccourcir. ception du corps, être un nœud crucial dans
Ces observations indiquent que les un circuit responsable de l’intégration des
Une âme qui se détache du corps expériences de décorporation ainsi qu’une données sensorielles et de la production
(illustration du poète britannique
gamme d’illusions somato-sensorielles com- d’une image de son propre corps.
William Blake).
Historical Picture archive/Corbis
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Animer virtuellement
le corps
Jean-Pierre ROLL

Les muscles renseignent le cerveau sur nos postures 1823, fut nommé au début de notre
siècle « sens musculaire » par Charles
et nos mouvements. L’excitation artificielle de leurs Sherrington, qui le rangea parmi les sen-
sibilités proprioceptives (dont les cap-
capteurs sensoriels crée des illusions de mouvement teurs sont liés aux instruments moteurs
et d’orientation spatiale du corps : les
des membres ou du corps entier. muscles, les tendons, les articulations et
l’oreille interne). Pour cet auteur déjà, ce
« sens secret » constituait l’une des bases

E
de « l’ancrage organique de notre iden-
n 1754, Étienne Bonnot, abbé ment que lorsqu’elle est capable de tité ». La description, en 1986, par Oliver
de Condillac, dans son Traité mouvements. À partir de cet instant seu- Sacks, d’une « femme désincarnée »,
des sensations, propose de doter lement se forge en elle le sentiment montre bien que certaines polynévrites
une statue des cinq sens (l’odo- d’habiter un corps, de le connaître, de le aiguës, qui entraînent la disparition
rat, l’ouïe, la vue, le toucher et le goût) situer dans l’espace, ou tout simplement sélective des plus grosses fibres ner-
pour qu’elle accède à la connaissance. d’exister avec et par lui. veuses sensitives provenant des muscles,
La statue ne peut toutefois apprendre à Que nous enseigne cette parabole ? conduisent à une perte de tout sentiment
voir avec des yeux immobiles, ni à tou- Que nos organes des sens, qui assurent la d’appartenance à un corps.
cher avec des mains figées dans le saisie d’informations sur nous-mêmes et Les illusions de mouvement, obte-
marbre. Elle n’accède sur notre environnement, ne rempliraient nues en manipulant la sensibilité muscu-
enfin aux délices de ce pas leurs fonctions s’ils n’étaient portés laire, révèlent que le cerveau connaît nos
monde et à son entende- par un corps mobile. Orienter le regard mouvements grâce aux messages que lui
pour saisir une image, tendre l’oreille adressent nos muscles et qu’il tient
pour mieux capter un son, saisir ou mani- compte de ceux provenant des autres
puler un objet afin d’en connaître le sens. Le cerveau se structure ainsi conti-
poids, la forme, la température ou la tex- nuellement au cours de la vie, grâce aux
ture sont autant d’« actions perceptives » : activités sensorielles déclenchées par ses
nous déplaçons nos organes des sens vers propres commandes motrices. La sensi-
leurs stimulus spécifiques. Pour cette rai- bilité musculaire occupe une place pré-
son déjà, les muscles, dont les contrac- pondérante lors de nos apprentissages
tions assurent ces déplacements, sont des moteurs et des réapprentissages consécu-
INTÉGRATION DU CORPS organes de la perception. tifs à des lésions du cerveau lui-même
À L'ENVIRONNEMENT Les muscles ont aussi une fonction ou de notre appareil moteur.
perceptive propre. Tandis que le système
nerveux central commande les actions Certaines fibres
réflexes ou intentionnelles des muscles,
ces derniers lui adressent, en retour, des
musculaires sont sensibles
CONNAISSANCE
informations sur le déroulement de ces Comment le tissu musculaire, moteur et
DU
CORPS actions : ils contiennent des capteurs sen- sensible à la fois, nous informe-t-il sur les
sibles à leur longueur et à leurs variations attitudes et les actions de notre corps? En
de longueur. Les muscles sont donc des 1863, Wilhelm Kühne décrit, dans des
organes des sens à part entière, comme muscles de petits mammifères, des for-
POSTURE l’œil, l’oreille ou la peau. Ce « sixième mations cellulaires qu’il nomme fuseaux
Josse

ET sens », suspecté par Charles Bell dès neuromusculaires en raison de leur forme
MOUVEMENT allongée et de leur renflement central. Un
1. LES MUSCLES sont des organes
fuseau neuromusculaire est formé de
moteurs, et ils sont aussi pourvus de capteurs sensibles à
leurs longueurs et à leurs allongements : les informations qu’ils transmet- quatre à six fibres musculaires courtes
tent au système nerveux nous font accéder, comme les autres sens, à la (deux à cinq millimètres de long) et fines,
conscience de notre corps et à sa place dans l’environnement. dont la partie centrale (équatoriale), non

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contractile, est enfermée dans une capsule


emplie d’un liquide visqueux (voir a b
l’encadré page 90). On qualifie d’«intra-
fusales» ces fibres musculaires, par oppo-
sition aux fibres musculaires motrices,
dites «extrafusales».
Sherrington confirme, dès 1893,
que ces fuseaux neuromusculaires sont
des structures sensorielles : des termi-
naisons sensibles innervent la zone
équatoriale des fibres intrafusales. Les
corps cellulaires des neurones issus de
ces terminaisons sont dans les gan-
glions des racines rachidiennes dorsales
(les structures par où les fibres ner-
veuses sensitives pénètrent dans la
moelle épinière). De ces corps cellu-
laires, des axones partent vers de nom-
breuses structures nerveuses centrales,
telles que la moelle épinière, le cervelet
et les régions pariétales de l’écorce
cérébrale. Là, les informations issues c d
des fuseaux neuromusculaires sont uti-
lisées pour la gestion de la motricité
réflexe ou intentionnelle, ou pour l’éla-
boration de la connaissance des activi-
tés du corps et de ses rapports avec
l’environnement.
Les muscles des yeux, des doigts ou
du cou hébergent plusieurs dizaines de
fuseaux neuromusculaires par gramme
de tissu alors que ceux du mollet par
exemple, dont la taille est supérieure, en
sont moins largement dotés. La richesse
de l’équipement sensoriel de nos muscles
semble liée à la finesse et à la précision
des actions qu’ils sont amenés à réaliser.
2. DES ILLUSIONS DE MOUVEMENTS sont
créées par l’application de vibrations méca-
niques (flèches vertes) sur les tendons d’un
muscle, à des fréquences de quelques
dizaines de hertz, et lorsque la vue du sujet
est occultée. Le sujet a l’impression d’un
mouvement qui étirerait le muscle ainsi sti-
mulé, mais qui dépend de sa posture et des
informations que lui apportent les autres
sens. La vibration du muscle ischio-jambier
d’un sujet assis (a) lui donne l’illusion d’une
extension de sa jambe. Si l’on stimule les
muscles ischio-jambiers et jambiers anté-
rieurs de la même personne assise sur une
chaise à roulettes et dont les pieds sont
posés sur le sol (b), elle a l’impression de
e
glisser vers l’arrière avec la chaise. La stimu-
lation des jambiers antérieurs d’une per-
sonne debout lui donne l’illusion d’un bas-
culement de tout son corps vers l’arrière (c).
Après quelques jours passés en microgravité
dans une station spatiale, cette illusion est
remplacée par celle d’un déplacement du
corps vers le haut (d). Enfin, la stimulation
du biceps d’une personne qui se tient le nez
pincé entre le pouce et l’index (e) donne à
C. Tatilon

celle-ci, le plus souvent, la sensation que son


nez s’allonge, tel celui de Pinocchio.

© POUR LA SCIENCE 87
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d’étirements rapides et répétés du tissu


POSITION 1 POSITION 2
musculaire. Grâce à des enregistrements
directs de l’activité de fibres sensorielles
issues des fuseaux neuromusculaires, on
montre que les vibrations tendineuses sti-

FRÉQUENCE (EN HERTZ)


20
mulent spécifiquement les terminaisons
nerveuses sensibles à l’allongement des
POSITION 2 muscles, et que la fréquence des signaux
émis par chaque fibre est, jusqu’à environ
100 hertz, proportionnelle à celle du sti-
0 mulus vibratoire.
TEMPS (EN SECONDES)
Les vibrations du tendon constituent
POSITION 1
1 2 alors un leurre sensoriel grâce auquel on
induit, en l’absence de mouvement, des
NERVEUX
INFLUX

messages qui ne sont normalement émis


vers le cerveau que lorsque le sujet bouge

C. Tatilon/PLS
réellement. Ces sensations illusoires de
mouvement concernent les membres ou
3. LES SIGNAUX SENSITIFS émis pendant les mouvements de la cheville par une terminai- le corps tout entier selon les muscles sti-
son nerveuse primaire sont enregistrés à l’aide d’une microélectrode introduite dans le nerf mulés et leur nombre, et leur vitesse est
tibial postérieur. On enregistre une suite d’impulsions nerveuses à une fréquence caractéris- toujours relativement lente (rotation
tique de la longueur du muscle (position 1). Lorsque le muscle est étiré, la fréquence des d’une articulation de 5 à 20 degrés par
impulsions augmente en fonction de la vitesse du mouvement, puis se stabilise lorsque la seconde). Elles sont par ailleurs si réa-
longueur du muscle devient constante dans une nouvelle position (position 2).
listes qu’un sujet naïf attribue à l’expéri-
Les terminaisons nerveuses des tent) et antagonistes (qui s’allongent). La mentateur la responsabilité du mouve-
fuseaux neuromusculaires sont sensibles fréquence des signaux nerveux émis par ment qu’il perçoit. Le sujet ressent
à la fois à la longueur des muscles qui les fuseaux neuromusculaires diminue toujours que le muscle vibré est étiré :
les abritent et aux variations de cette dans les muscles agonistes et s’accroît bien que les messages sensoriels de tous
longueur. On enregistre, chez l’homme, dans les muscles antagonistes. Si le mou- les muscles soient simultanément pris en
les signaux qu’elles émettent en intro- vement est plus complexe, les centres compte par le cerveau, ceux qui sont émis
duisant une micro-électrode de tung- nerveux intègrent à chaque instant la par les muscles étirés sont prépondérants.
stène stérile dans un nerf superficiel du totalité des messages issus de tous les L’existence de ces illusions de mou-
bras ou de la jambe. Dès le début des muscles mis en jeu afin d’en extraire, par vement démontre que les messages mus-
années 1980, nous avons ainsi, avec exemple, les paramètres de la trajectoire culaires sont une source prioritaire de
Jean-Pierre Vedel, confirmé et complété de l’extrémité du segment mobilisé. notre perception des positions et des
chez l’homme ce que la neurophysiolo- Chacune de nos attitudes et chacun mouvements du corps, sur laquelle est
gie animale nous avait appris du fonc- de nos mouvements engendrent ainsi un fondée la représentation de celui-ci. En
tionnement de ces récepteurs. message sensoriel spécifique. Un « pay- outre, la sensibilité musculaire peut assu-
Dans un muscle dont la longueur est sage sensoriel » propre à chacun de nos rer des fonctions mentales de haut niveau,
constante, les terminaisons nerveuses actes se dessine alors et c’est probable- telles la reconnaissance de formes et
émettent un message sensitif (voir la ment dans le stockage central de ces leur catégorisation. Avec Jean-Claude
figure 3) : une série d’impulsions élec- paysages sensoriels qu’il faudrait Gilhodes, nous avons donné à des sujets
triques à une fréquence caractéristique de rechercher une part de la mémoire dont la main était totalement immobile
la longueur du muscle. Lorsque le motrice, mémoire des gestes intention- l’illusion qu’ils dessinaient différentes
muscle est déformé, la fréquence des nels que nous avons appris. formes géométriques (voir la figure 4).
impulsions varie : elle s’accroît lorsque le En variant la fréquence, la date d’inter-
muscle est étiré, et d’autant plus que cet L’illusion du mouvement vention et la durée des vibrations appli-
étirement est important et rapide ; elle quées aux quatre groupes musculaires du
décroît lorsque le muscle se raccourcit. Au début des années 1970, Guy Goodwin poignet, nous avons créé des sensations
Ces variations de fréquences rendent et ses collègues de l’Université d’Oxford, de dessin de droites d’orientation variée
compte, en temps réel, à la fois de la puis Göran Eklund, de l’Université et de figures géométriques (carrés, rec-
vitesse à laquelle le muscle est étiré et de d’Uppsala, et enfin nous-mêmes avons tangles, triangles, cercles ou ellipses).
la longueur à laquelle il est stabilisé. observé que l’application de vibrations Ainsi, la vibration isolée des muscles
Les signaux nerveux issus de la tota- mécaniques sur un tendon musculaire fléchisseurs de la main évoque une sensa-
lité des muscles qui mobilisent une arti- crée, chez un sujet totalement immobile tion de mouvement de celle-ci vers le
culation sont reçus et traités simultané- et dont la vision est occultée, une sensa- haut, et celle des adducteurs une sensa-
ment par le système nerveux central : il tion de mouvement. Les fuseaux neuro- tion de mouvement de la main vers la
en déduit le mouvement. Ainsi, nous musculaires sont sensibles, nous venons gauche (pour la main droite), orthogonale
avons montré récemment que le codage de le voir, aux allongements des muscles à la précédente. La stimulation conjointe
cérébral de la vitesse d’un mouvement qui les abritent. Des vibrations méca- de ces deux muscles crée l’illusion d’un
de flexion repose sur la différence entre niques de faible amplitude, lorsqu’elles seul mouvement, de direction intermé-
les fréquences des signaux sensitifs issus sont appliquées sur les tendons de ces diaire aux deux précédents : en oblique,
des muscles agonistes (qui se contrac- mêmes muscles, engendrent une série vers le haut et vers la gauche.

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Les sujets reconnaissent et nomment notamment, l’œil ? James Lackner, de dans ces mêmes conditions, on demande
sans difficulté les formes qu’ils ont l’illu- l’Université de Brandeis, l’a démontré au sujet de pointer la cible du doigt, il
sion de dessiner: le cerveau intègre donc en plaçant, dans l’obscurité, une lumière commet une erreur de localisation, dont la
des messages musculaires multiples, afin à l’extrémité du doigt immobile d’un direction et l’amplitude varient avec les
d’en extraire perceptivement une forme sujet, puis en stimulant par vibration les muscles vibrés et la fréquence de la vibra-
motrice unique. Nous décrivons cette muscles triceps ou biceps du bras corres- tion. Enfin, quand les muscles oculaires
intégration à l’aide de vecteurs. Chaque pondant : en même temps qu’il ressent externes des deux yeux sont vibrés simul-
muscle engendre, au cours de l’exécution un mouvement de son bras, le sujet a tanément, le sujet a l’impression que la
d’un mouvement, un message sensitif à l’illusion que la lumière se déplace vers cible se rapproche de lui : les messages
l’origine de ce que l’on pourrait appeler lui ou s’éloigne de lui. évoqués simulent ceux qui sont normale-
une sensation élémentaire, que nous En outre, la sensibilité musculaire ment associés à la convergence des yeux
représentons par un vecteur dont l’origine peut influencer l’interprétation par le cer- lorsque nous suivons du regard un objet
est l’extrémité du segment mobilisé, dont veau de ce que nous voyons sans que qui se rapproche de nous.
la direction est celle du mouvement qui nous percevions aucun mouvement. Avec À l’appui de cette description, Yves
allongerait ce muscle et dont la longueur Régine Roll et Jean-Luc Velay, nous Trotter, de l’Université de Toulouse, a
est fonction de la vitesse du mouvement. avons présenté une cible ponctuelle récemment observé, chez le singe, que
Lorsque plusieurs muscles sont stimulés immobile sur un écran en face des yeux l’activité de certains neurones du cortex
en même temps, toutes les sensations élé- d’un sujet immobile. La vibration des visuel dépend de l’angle de convergence
mentaires sont «combinées» en une seule muscles inférieurs des yeux, de la partie des deux yeux. Des messages provenant
par le système nerveux. Le vecteur antérieure du cou ou même des chevilles des récepteurs sensoriels des muscles
somme de tous les vecteurs correspon- (qui, lorsque le sujet a les yeux bandés, extra-oculaires arriveraient donc directe-
dant aux sensations élémentaires, issus de lui donne l’illusion d’un basculement vers ment dans le cortex visuel et contribue-
chacun des muscles concernés, décrit à l’arrière) donne au sujet l’illusion d’un raient à la représentation des distances et
chaque instant la direction et la vitesse de déplacement de la cible vers le haut. Si, du monde en trois dimensions.
la trajectoire perçue.
Or, on a découvert, chez le singe, des a
populations cellulaires situées dans les
aires corticales pariétales postérieures qui
50
codent les caractéristiques cinématiques
du mouvement sous forme vectorielle.
Ces aires sont abondamment innervées
par des fibres d’origine musculaire dont
la distribution sur le cortex présente des
FRÉQUENCE (EN HERTZ)

analogies avec l’organisation du corps 50


lui-même: il est donc tentant de considé-
rer que c’est dans ces aires cérébrales que
le traitement des messages musculaires
permet l’émergence de nos sensations de
mouvement. Cette analyse rejoint, au 50
moins pour l’action, ce qu’écrivait
Maurice Merleau-Ponty en 1945 :
« L’esprit n’est pas ce qui descend dans
mon corps, mais ce qui en émerge.»

Des illusions visuelles 50

d’origine musculaire b
Au-delà de sa contribution à la connais- 3 6 9
sance de soi, la sensibilité des muscles TEMPS (EN SECONDES)
participe à l’exploration de l’environne-
ment grâce aux actions que nous réali-
sons. Les « actions perceptives », qui
orientent et guident nos organes des sens
vers leur stimulus, influencent profondé-
C. Tatilon/PLS

ment le traitement des messages senso-


riels : ainsi, le système nerveux central
traite-t-il conjointement les informations
4. LE TRACÉ VIRTUEL d’un dessin, ici un triangle, est ressenti par une personne dont on sti-
visuelles et les informations musculaires
mule par vibration les différents muscles du poignet en suivant une séquence bien définie
nécessairement associées à l’action de (a). Le sujet reconnaît la forme tracée : le cerveau interpréterait perceptivement les signaux
voir. Comment pourrions-nous localiser émis par les différents muscles comme des vecteurs, dont l’origine est l’extrémité de la main,
une cible visuelle dans l’espace sans que dont la direction est perpendiculaire au muscle vibré et dont la longueur est proportionnelle
le système nerveux soit précisément à la vitesse du mouvement (b). La direction globale du mouvement à un instant donné cor-
informé du lieu où se trouve le corps et, respond à la somme de tous ces vecteurs.

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LES CAPTEURS MUSCULAIRES

L es fibres musculaires sensitives, dites fibres intrafusales, sont


regroupées en fuseaux à l’intérieur des muscles. Leur partie
centrale, renflée, est entourée d’une capsule qui contient un
grand diamètre et dans lesquelles l’influx nerveux se déplace à
grande vitesse (100 à 120 mètres par seconde), sont issues
des terminaisons primaires ; des fibres II, dont la vitesse de
liquide visqueux. Les noyaux cellulaires (en bleu sur le dessin), conduction est plus faible (50 à 70 mètres par seconde), pro-
regroupés dans la partie équatoriale, sont disposés de deux viennent des terminaisons secondaires (la photographie
façons : à la manière des grains d’un chapelet (fibres à chaîne montre ces structures, grossies environ 130 fois, dans une
nucléaire) ou sous la forme d’un amas central (fibres à sac coupe musculaire de chat). Les terminaisons primaires indi-
nucléaire). Au contraire des fibres musculaires motrices, entiè- quent mieux les changements de longueur du muscle que les
rement contractiles, les fibres intrafusales ne peuvent se terminaisons secondaires, plus sensibles aux états statiques.
contracter qu’à leurs extrémités. Les extrémités des fibres intrafusales, qui peuvent se
Ces fibres intrafusales sont innervées par deux types de contracter, portent des terminaisons nerveuses issues de
terminaisons nerveuses sensitives : les terminaisons primaires neurones moteurs. Leur activation augmente la sensibilité
entourent leur zone équatoriale à la manière d’anneaux spira- des terminaisons primaires et secondaires à la détection des
lés ; les terminaisons secondaires forment des contacts en longueurs (innervation gamma et bêta statique) ou à la
arborisations spiralées ou en bouquets près des zones équato- détection des variations de longueur (innervation gamma et
riales des fibres intrafusales. Des fibres nerveuses dites Ia, de bêta dynamique).

Boyd
FIBRES SENSITIVES Ia TERMINAISONS SENSITIVES TERMINAISONS SENSITIVES
PRIMAIRES SECONDAIRES
FIBRES SENSITIVES II

INNERVATION
INNERVATION GAMMA STATIQUE
BÊTA STATIQUE

FIBRES INTRAFUSALES
À CHAÎNE NUCLÉAIRE

FIBRES INTRAFUSALES
À SAC NUCLÉAIRE

CAPSULE

INNERVATION INNERVATION
BÊTA DYNAMIQUE GAMMA DYNAMIQUE
C. Tatilon

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La rétine est portée par un ensemble


de segments corporels mobiles et emboî- L’ILLUSION D’ÉCRITURE
tés que sont successivement l’œil, la tête,
le tronc et les jambes : les signaux pro-
prioceptifs, issus de toute la chaîne des
R écemment, conjointement avec Jean-Claude Gilhodes, nous avons pu induire
des illusions d’écriture de divers symboles graphiques et de mots courts chez
des sujets dont la main était immobile. Quatre vibrateurs appliqués sur les muscles
muscles mobilisant ces segments, du coude et de l’épaule étaient pilotés en utilisant un modèle géométrique de
«disent» à tout instant au cerveau quelle l’ensemble bras/avant-bras qui permettait de connaître les élongations des muscles
est l’attitude ou quels sont les mouve- lors du traçage d’un symbole. Les élongations musculaires étaient ensuite traduites
ments du corps, et lui permettent le calcul en fréquence de vibration à l’aide d’un modèle mathématique intégrant les proprié-
de la position absolue de la rétine dans tés des capteurs musculaires, c’est-à-dire à la fois leur sensibilité à la longueur et à
l’espace. L’ensemble des informations l’allongement des muscles. Les sujets soumis aux vibrations modélisant l’écriture
issues des muscles, des pieds qui ancrent sentaient leur main, pourtant immobile, écrire une lettre, un chiffre ou un mot court
le corps sur le sol à ceux des yeux, qui qu’il leur était ensuite demandé d’identifier, puis de dessiner avec fidélité. Soixante-
ouvrent le corps sur le monde, est indis- dix pour cent des lettres et des chiffres écrits virtuellement ont ainsi été reconnus
pensable à la connaissance, à chaque ins- par les sujets. Les messages proprio-sensoriels issus des muscles de la main et du
tant, de notre position dans l’espace. bras qui écrivent semblent donc être non seulement des « descripteurs perceptifs »
des trajectoires graphiques réalisées, mais aussi porteurs du sens de ce que la main
Le toucher modifie les écrit. Le fait que les sujets reconnaissent, nomment et catégorisent les divers sym-
boles perçus corrobore cette hypothèse ?
illusions de mouvements HERTZ
80
Quelques-uns des signes que l’on
La sensibilité musculaire est aussi asso- demandait aux sujets de dessiner,
ciée à la sensibilité cutanée. D’abord, après qu’ils ont été soumis à une illu-
40

elle constitue l’un des fondements du sion d’écriture : ils avaient l’impres-
toucher actif. Ensuite, des illusions LETTRE
sion que leur main dessinait ces ATTENDUE
0
révèlent de nombreuses interactions signes, alors qu’elle était immobile, 0 0,8 1,6 2,4 SECONDES

entre informations tactiles et informa- soumise à des vibrations. BICEPS


tions musculaires. Ainsi, lorsque la TRICEPS
main d’un sujet est libre de tout contact, DELTOÏDE
ANTÉRIEUR
la vibration de ses muscles fléchisseurs autres sujets sentaient un allongement de LETTRE DELTOÏDE
évoque une sensation d’extension de leurs doigts et de leur nez ; d’autres enfin, PERÇUE POSTÉRIEUR
celle-ci. Si le sujet est debout, le bras seulement de leurs doigts. Un message
horizontal dans le plan du corps, la main issu du muscle biceps indiquait au sys- pas des sensations illusoires d’inclinai-
posée à plat contre un mur, les doigts tème nerveux que le bras s’étendait, alors son de l’ensemble du corps. Leur direc-
horizontaux, la même vibration évoque que le contact tactile entre les doigts et le tion vers l’avant ou l’arrière, la gauche
une sensation d’inclinaison du corps nez restait constant : les systèmes de trai- ou la droite, est précisément liée aux
entier, dans une direction qui dépend de tement cérébraux se sont accordés sur zones de peau stimulées. La stimula-
l’orientation de la main sur le mur : vers l’interprétation la plus plausible, bien tion simule un accroissement « fictif »
l’avant si les doigts le sont aussi, et vers qu’étrange, permettant de concilier ces du poids supporté par une région pré-
l’arrière dans le cas contraire. deux messages contradictoires. cise de la peau plantaire, de sorte que
Comme pour la vue, un même mes- le cerveau l’interprète perceptivement
sage sensoriel d’origine musculaire est L’illusion de tomber comme une inclinaison orientée du
interprété par le système nerveux de corps entier. Ces inclinaisons vir-
manière différente selon le contexte Les informations tactiles issues de la tuelles, nous l’avons vu, peuvent aussi
dans lequel il est reçu et analysé : ici, en peau qui recouvre la plante de nos être évoquées par manipulation vibra-
fonction de la posture du sujet et des pieds rappellent sans cesse au cerveau toire de la sensibilité proprioceptive
informations tactiles qui lui sont asso- que c’est par là que notre corps est des muscles de la cheville. Ces deux
ciées. Cette caractéristique est probable- d’abord rattaché au monde. C’est en modalités sensorielles émettent en fait
ment l’une des bases de la traduction effet à partir de cet ancrage au sol que des informations complémentaires sur
des messages sensitifs en informations s’érige le corps et que s’organisent nos l’état de notre corps lorsque nous
utilisables par le cerveau. actions. R. Roll, Anne Kavounoudias, sommes debout. Elles nous permettent
L’association, par le cerveau, des et moi-même avons récemment démon- à tout instant à la fois de maintenir
diverses informations qui lui parviennent tré la finesse de l’organisation des notre équilibre et de savoir dans quelle
conduit aussi parfois à de curieuses sen- informations fournies par le tact plan- attitude posturale se trouve le corps.
sations. Ainsi, J. Lackner a appliqué une taire pour la gestion réflexe de l’équi- En interagissant avec les informa-
vibration sur le muscle biceps de sujets libre ainsi que pour l’élaboration de la tions tactiles, la sensibilité musculaire
aux yeux bandés auxquels il avait perception que nous avons de la verti- code aussi les déplacements de la tota-
demandé de se pincer le nez entre le calité de notre corps et de ses écarts par lité du corps dans l’espace. Un para-
pouce et l’index. Après quelques rapport à cette référence. plégique assis dans un fauteuil roulant
secondes, la majorité des sujets, à l’instar En stimulant par vibration diffé- se déplace en agissant sur les roues
de Pinocchio, ont senti que leur nez rentes zones de peau d’un même pied, latérales par des mouvements alternés
s’allongeait, jusqu’à atteindre, chez cer- comme le talon ou l’avant-pied, ou de flexion et d’extension des bras.
tains d’entre eux, une trentaine de centi- encore l’un ou l’autre des deux pieds, Nous avons immobilisé le fauteuil et
mètres (voir la figure 2)… Quelques on évoque chez un sujet qui ne bouge nous avons demandé au patient de

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poser ses deux mains sur les roues, le cerveau et l’environnement intègre nerveuses motrices. Il réaffecte aussi
puis nous avons stimulé, par vibration, cet invariant physique. Le système ner- les signaux sensoriels à la gestion des
alternativement les muscles biceps et veux met en place avec difficulté, au nouvelles habiletés motrices acquises
triceps des deux bras : le patient rap- cours des premières années de la vie, par le corps.
porte une puissante sensation de dépla- les puissants mécanismes réflexes qui Avec R. Roll et J.-C. Gilhodes, et
cement vers l’avant de lui-même et de permettent à l’individu de se tenir avec nos collègues russes Kons-
son fauteuil roulant. De la même debout, en luttant contre la gravité, et tantin Popov et Victor Gurfinkel, du
façon, une personne valide assise sur les mécanismes perceptifs qui l’infor- Laboratoire des contrôles moteurs de
une chaise de bureau à roulettes sent ment sur la posture de son corps par Moscou, nous avons étudié les modifi-
son corps se déplacer vers l’arrière rapport à la verticale. cations des sensations posturales du
avec la chaise si l’on stimule les corps et des réflexes d’équilibration,
muscles normalement allongés lors Illusions dans l’espace au cours de séjours en microgravité de
d’une extension des jambes. spationautes français (du Centre natio-
Ces illusions de mouvement, où les Que se passe-t-il lorsque cette référence nal d’études spatiales) et russes dans la
sensibilités musculaires, visuelles et fondamentale est supprimée ? Les vols station orbitale MIR. Au sol, on crée,
tactiles interagissent, montrent que spatiaux habités, qui placent le corps en par vibration tendineuse des muscles
l’interprétation par le cerveau des microgravité, où se tenir ou savoir que de la cheville d’un sujet debout, des
informations neuromusculaires dépend l’on est debout perd tout sens, révèlent illusions d’inclinaison du corps ou des
de la posture corporelle et des interac- que le cerveau apprend à reconnaître un ajustements posturaux orientés vers
tions avec l’environnement. L’une des corps devenu non pesant et désorienté, l’avant ou vers l’arrière. Or, après seu-
contraintes environnementales les plus et reconstruit, en tenant compte des lement quelques jours passés en
présentes sur Terre est la gravité : dès nouvelles propriétés biomécaniques du microgravité, les illusions de mouve-
la naissance, le dialogue entre le corps, corps, la quasi-totalité des commandes ment du corps et la régulation de la
posture debout sont considérablement
atténuées, voire supprimées.
LE CONTRÔLE MOTEUR DE LA SENSIBILITÉ En revanche, les astronautes rappor-
DES RÉCEPTEURS MUSCULAIRES tent qu’ils apprennent à utiliser leurs
pieds pour propulser leur corps d’un

L es fibres musculaires intrafusales, qui portent les terminaisons nerveuses sen-


sibles à la longueur et à l’allongement des muscles, reçoivent aussi sur leurs
extrémités contractiles une innervation motrice. Certains axones provenant de
point à l’autre de la station orbitale ou
pour le stabiliser lorsqu’ils ont des
manipulations précises à effectuer. Ces
petits neurones moteurs (motoneurones gamma) se terminent exclusivement sur nouveaux apprentissages moteurs don-
les extrémités des fibres intrafusales : c’est l’innervation fusimotrice gamma. nent une nouvelle signification aux
D’autres, provenant de motoneurones plus grands, innervent à la fois les fibres messages en provenance des muscles
musculaires intrafusales et les fibres musculaires squelettiques : c’est l’innervation de la cheville : après environ une
squeletto-fusimotrice bêta, découverte au laboratoire d’Yves Laporte, à Toulouse, semaine en microgravité, la vibration
dans les années 1960. des deux muscles jambiers antérieurs,
La stimulation de ces motoneurones, gamma ou bêta, entraîne une contraction qui, sur Terre, donne au sujet l’illusion
des extrémités des fibres intrafusales. Celle-ci active les terminaisons sensorielles que son corps s’incline vers l’arrière,
du fuseau neuromusculaire et exacerbe leurs réponses à leur stimulus habituel. La crée une illusion de déplacement de
stimulation des motoneurones bêta entraîne aussi la contraction des fibres muscu- l’ensemble du corps suivant son axe
laires extrafusales, ce qui a pour conséquence d’adapter automatiquement la sensi- longitudinal.
bilité du capteur sensoriel à la nouvelle longueur du muscle. On distingue en outre Pour des séjours brefs ou de
des motoneurones gamma et bêta statiques et dynamiques, selon que leur activa- moyenne durée dans l’espace, le nou-
tion sensibilise les terminaisons nerveuses sensitives à la détection préférentielle veau modèle interne du corps, construit
des longueurs ou des allongements musculaires. sur la base des actions apprises en
De nombreux travaux ont par ailleurs montré que les neurones fusimoteurs et microgravité, coexiste avec le modèle
squeletto-fusimoteurs subissent des contrôles très divers d’origine sensorielle ou antérieur adapté à la gravité. En resti-
cérébrale. Avec Édith Ribot et Jean-Pierre Vedel, nous avons directement enregis- tuant artificiellement en orbite, à l’aide
tré l’activité de motoneurones gamma chez l’homme : elle est quasi permanente de puissants tendeurs élastiques, des
en condition de repos, et ces motoneurones sont très sensibles à des événements informations de résistance à la gravité
de type émotionnel, qu’ils proviennent du sujet lui-même ou de son environne- sous la plante des pieds et dans les
ment, telle l’occurrence d’un bruit inopiné. muscles des jambes, l’illusion qui pré-
Ce résultat accrédite l’idée que nos états mentaux ont des conséquences sur la valait sur Terre réapparaît, ainsi que les
disponibilité de nos muscles vis-à-vis des commandes intentionnelles. Il constitue, réponses motrices qui régulaient la pos-
en outre, le support neurobiologique d’un ensemble d’observations empiriques ture avant le vol.
selon lesquelles nos postures et nos mouvements sont le reflet de nos états men- Ces expériences sont aussi l’occa-
taux. Ces données renforcent enfin la théorie des « marqueurs somatiques », pro- sion de vérifier que la connaissance
posée par la psycho-physiologie et réactualisée récemment sur la base d’observa- intime que nous avons de notre corps
tions neuropsychologiques par Hanna et Antonio Damasio, selon laquelle le dépend de notre environnement.
fonctionnement de la plupart de nos organes, et notamment de ceux constituant Lorsqu’on les interroge, au retour d’un
notre système moteur, porterait l’empreinte directe de nos émotions. séjour de plusieurs semaines dans la
station MIR, la plupart des spationautes

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déclarent préférer leur corps pesant et


orienté dans le champ de gravité ter-
restre à celui dépourvu de poids et
libéré des contraintes de la pesanteur.

Kinésithérapie scientifique
L’expression de cette préférence ne
traduirait-elle pas une certaine expé-
rience de dissociation passagère entre
le corps et la représentation que nous
nous en faisons, le résultat de l’action

C. Tatilon
étant différent de celui que nous atten-
dons, comme cela se produit lors
d’atteintes neurologiques ? Privé des
références fondamentales grâce aux-
quelles il se reconnaît en permanence,
le corps renvoie de lui-même une 5. L’AMPLITUDE du mouvement de
image incertaine qui conduit momenta- rotation de la jambe autour du genou (en
nément le sujet à douter de son appar- jaune, amplitude normale) est réduite de
tenance à ce même corps. Comment moitié (en rouge) après une immobilisation
habiter un corps imprévisible ? Cette prolongée dans un plâtre. L’application, trois
« incertitude corporelle » disparaît tou- fois par semaine, de vibrations mécaniques sur les ten-
dons des muscles situés de part et d’autre de cette articulation,
tefois lors des séjours assez longs et le
à travers des fenêtres ménagées dans le plâtre (photographie),
corps apprend à être et à se mouvoir en créant des sensations de mouvement de la jambe, permet que l’amplitude de la rotation
dans ce nouvel environnement et, ce atteigne 80 pour cent (en vert) dès l’ablation du plâtre. Les illusions de mouvement aide-
faisant, permet au spationaute de s’y raient le cerveau à conserver en mémoire une « image » du mouvement, qu’il a tendance à
« réincarner » pleinement. oublier pendant l’immobilisation.

Entretenir l’illusion, alternativement sur les muscles ago- tées actuellement à la vue, à l’ouïe et au
nistes et antagonistes. On crée ainsi de toucher : en plus d’un visio-casque et
à défaut de mouvement puissantes sensations de mouvement du d’un gant tactile à retour d’effort, pour-
Sur Terre même, les ensembles neuro- membre immobilisé, qui entretiennent quoi ne pas équiper les explorateurs de
naux de l’écorce cérébrale se modifient l’activité des récepteurs musculaires, ces mondes numériques de vibrateurs
en permanence au cours de nos appren- des voies sensitives et des structures placés sur les tendons musculaires ?
tissages successifs, après la disparition centrales chargées d’accueillir et de trai- Leur activation coordonnée sur les
accidentelle d’une partie du corps ou, ter ces messages. divers muscles permettrait, par
plus banalement, lorsqu’un membre est Cette même méthode permet exemple, lors d’une promenade vir-
immobilisé durablement. Ainsi, après d’«apprendre» de nouvelles postures aux tuelle sur le lac du Bourget, de voir le
l’ablation du plâtre qui immobilisait un muscles et au cerveau. La stimulation, lac et ses environs, d’entendre le clapo-
membre, à la suite d’une fracture par vibration, des muscles quadriceps a tis de l’eau, mais aussi de ramer virtuel-
osseuse ou d’une entorse, une longue permis d’obtenir de spectaculaires lement. Pour rejoindre le débarcadère
période de rééducation est nécessaire redressements de l’ensemble tête-tronc qui se trouve à droite, il suffirait alors
pour que les mouvements du membre chez certains enfants infirmes moteurs de stopper les vibrateurs du bras droit,
retrouvent leur amplitude antérieure. cérébraux souffrant de troubles postu- puis du bras gauche. Il ne reste plus
Cette ankylose articulaire est en général raux. Après plusieurs mois, l’« image » qu’à débarquer…
imputée à des difficultés bioméca- de cette nouvelle posture semble ancrée
niques périphériques affectant les tissus dans le système nerveux des enfants,
Jean-Pierre R OLL est professeur à
articulaire et musculaire. Mais nous qui la conservent en l’absence de stimu- l’Université d’Aix-Marseille I et dirige
avons montré qu’elle est aussi en partie lation. Le redressement et la meilleure le Laboratoire de neurobiologie
d’origine cérébrale : l’immobilité d’un stabilisation de l’ensemble tête-tronc humaine, UMR 6149 du CNRS.
membre prive le système nerveux cen- redonnent à la vision de ces enfants son
tral de toutes les informations senso- rôle d’exploration de l’environnement O. SACKS, L’homme qui prenait sa femme
pour un chapeau, Éditions du Seuil, 1988.
rielles habituellement associées à sa et de guidage du geste, et leur permet-
mobilisation et « efface », dans le cer- tent une meilleure maturation percep- J.-P. R OLL et R. R OLL , Le sentiment
veau, l’image même du mouvement. tive et motrice. d’incarnation : arguments neurobiolo-
giques, in Revue de médecine psychoso-
Nous avons mis au point un traite- Enfin, la restitution au corps de sen- matique, vol. 35, pp. 75-90, 1993.
ment qui réduit, voire supprime, l’anky- sations associées à des mouvements
J.-P. R OLL , Sensibilités cutanées et
lose dès l’ablation du plâtre, en entrete- oubliés par le cerveau ou inconnus de
musculaires, in Traité de psychologie
nant la mémoire du mouvement dans le lui laisse entrevoir d’autres applications expérimentale, sous la direction de
cerveau des patients à l’aide d’illusions séduisantes : on faciliterait par exemple M. Richelle, J. Requin et M. Roberts,
(voir la figure 5). Des fenêtres sont l’apprentissage de gestes sportifs ou Presses Universitaires de France,
ménagées dans le plâtre par le chirur- techniques. Sur un mode plus ludique, pp. 483-542, 1994.
gien à hauteur des tendons musculaires, la manipulation du sens musculaire A. DAMASIO, L’erreur de Descartes, Édi-
et l’on applique, plusieurs fois par augmenterait fortement le réalisme des tions Odile Jacob, 1996.
semaine, des stimulations vibratoires installations de réalité virtuelle, limi-

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S ENS DESSUS DESSOUS


Marion LUYAT et Édouard GENTAZ

Nous estimons la verticale avec une grande précision.


Lorsque notre corps est incliné, l’équilibre est rompu :
c’est une ligne oblique qui nous paraît verticale.

P our accrocher un tableau, tracer un trait


droit, aligner deux éléments, il nous est
utile d’estimer les orientations spatiales sans
Pour mesurer la précision de cette percep-
tion, qui fait appel à la vision, on demande à
une personne, debout ou assise dans une inclinés latéralement, cet effet se manifeste
recourir à la mesure. Sur Terre, l’orientation pièce sombre, d’orienter parallèlement à la différemment selon l’inclinaison du corps
dépend de la pesanteur, dont la direction verticale une baguette lumineuse qui pivote et la modalité sensorielle utilisée. Lorsque
constitue la verticale gravitaire, matérialisée en son milieu. Les erreurs sont quasi inexis- le sujet a recours à la vision et pour des
par la direction du fil à plomb. Les humains tantes : l’angle entre la position de la inclinaisons latérales inférieures à 60°, on
la perçoivent de façon spécifique grâce aux baguette et la verticale est de l’ordre du observe généralement un effet Müller :
organes du système vestibulaire situé dans demi-degré. une baguette rigoureusement verticale
l’oreille interne. La conjugaison de nos sens Une expérience similaire permet d’éva- semble inclinée dans le sens de la tête ;
«haptique» (qui intègre les informations tac- luer la précision de la perception haptique une baguette oblique et déviée dans le
tiles et celles que nous donnent nos muscles de la verticale : les yeux bandés, l’expéri- sens inverse de l’inclinaison apparaît ali-
et nos articulations) et visuel nous apporte mentateur explore avec sa main une gnée sur la verticale gravitaire (voir la
un complément d’information. baguette et tente de la positionner à la verti- figure 3). Ainsi, une inclinaison du corps à
Perdons-nous cette aptitude à détermi- cale (voir la figure 2). Dans ce cas, la préci- gauche de 45° provoque une déviation
ner les orientations verticales lorsque nous sion est encore bonne : les erreurs angu- moyenne de la verticalité perçue de 5° en
penchons la tête ? La direction que nous laires sont en moyenne de un degré. direction opposée à la tête.
détectons le plus facilement est-elle alors En l’absence de repères visuels, Pour des inclinaisons supérieures, l’effet
modifiée ? Si c’est le cas, quelle est notre comme les murs d’une pièce, et dès que la s’inverse. Par exemple, une inclinaison du
nouvelle orientation de prédilection? tête n’est plus droite, nos sens nous trom- corps de 90° entraîne une déviation de la
Lorsqu’on se tient bien droit (l’ensemble pent systématiquement : la verticale gravi- verticalité perçue de l’ordre de 15° en
du corps aligné avec la direction de la gra- taire est perçue comme oblique. Lorsque direction du corps : c’est l’effet Aubert. La
vité), on perçoit parfaitement la verticale. le corps entier ou simplement la tête sont modalité haptique est systématiquement
soumise à un effet Müller quelle que soit
l’amplitude de l’inclinaison : un observateur
incliné de 35° à gauche perçoit la verticale
haptique comme étant décalée de 4° en
sens inverse de l’inclinaison.

Effet de l’oblique
Dès que nous avons la tête penchée, c’est
donc une orientation oblique qui nous
paraît verticale. Afin de comprendre en quoi
cette orientation oblique spécifique est
déterminante en position inclinée, nous
avons étudié l’« effet de l’oblique », c’est-à-
dire le fait que l’on perçoive moins bien les
directions obliques que la verticale ou l’hori-
zontale. Lorsque nous avons la tête droite,
nous percevons mieux la verticale. Mais de
quelle verticale s’agit-il ? Est-ce la direction
de l’œil, celle du corps, de la gravité ou des
directions visuelles locales lorsqu’elles sont
disponibles. Laquelle de ces orientations est-
elle utilisée par notre perception pour définir
Kevin Fleming/CORBIS

notre sens de la verticale?

1. Un « gyroscope », machine où l’on


perd facilement la notion de verticale.

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6 +45

ERREUR (EN DEGRÉS)


°
5 – 45°
4
3
SUJET VERTICAL
2
OBLIQUE OBLIQUE
1 VERTICALE HORIZONTALE GAUCHE DROITE VERTICALE
0 GRAVITAIRE (0°) (+ – 90°) ( – 45°) ( + 45°) SUBJECTIVE
ORIENTATIONS À MÉMORISER ET À REPRODUIRE
4. Erreur dans l’orientation d’une baguette qu’il faut reproduire les yeux bandés en
fonction de l’angle à reproduire et selon que le sujet est assis verticalement (courbe
rouge), le corps incliné à 45° à droite (courbe bleue) ou le corps incliné à 45° à
gauche (courbe verte). Lorsque les participants sont verticaux, la perception des
orientations horizontales et verticales est meilleure. Lorsque le corps ou la tête
2. Pour savoir comment un sujet per- sont inclinés, c’est la verticale gravitaire subjective qui est la mieux reproduite.
çoit la verticale avec ses sens « hap- L’inclinaison du corps ou de la tête quatre orientations classiques (0°, 90°, –45°
tiques », on lui bande les yeux (à
durant la tâche perceptive dissocie la direc- et +45°) sont reproduites avec un degré
gauche) et on lui demande de placer
verticalement une baguette qui tion de la gravité et celle du corps, ce qui d’erreur comparable et la verticale subjec-
pivote en son milieu. autorise l’examen de la prédominance de tive est la mieux reproduite.
l’une ou de l’autre. Les chercheurs qui se L’effet de l’oblique haptique n’est
EFFET MÜLLER sont intéressés à cette question ont obtenu donc pas défini par rapport au corps : si
FIL À PLOMB

des résultats contradictoires, peut-être à c’était le cas, lors d’une inclinaison de 45°
cause de conditions expérimentales diffé- du corps, les orientations à –45° et +45°
rentes. Certains concluent à la primauté du par rapport à la gravité, verticale et hori-
référentiel gravitaire alors que d’autres esti- zontale par rapport au corps, seraient les
ment que l’on se réfère plutôt à un réfé- mieux reproduites. Le rapport à la gravité
rentiel lié à la position de l’œil. En 1999, n’est pas non plus déterminant puisque ce
Mark Lipshits, de l’Académie russe des ne sont pas les orientations à 0° et 90°
sciences et Joseph McIntyre, du Collège de par rapport à la gravité qui sont les mieux
France, ont proposé que le référentiel en reproduites. Ainsi, c’est un référentiel gra-
jeu ne soit ni purement gravitaire ni centré vitaire « subjectif » qui prédomine. Les par-
sur soi, mais qu’il résulte d’un compromis. ticipants, sujets à l’illusion de la verticale
gravitaire lorsqu’ils sont inclinés, reprodui-
sent le plus précisément leur verticale gra-
Le bon sens
vitaire « subjective ».
Pour préciser la nature du référentiel spatial En 2002, poursuivant ces expériences,
EFFET AUBERT dans lequel est défini l’effet de l’oblique, nous avons retrouvé cet effet de l’inclinai-
nous avons incliné le corps d’une dizaine son du corps sur la perception visuelle des
FIL À PLOMB

de sujets pendant qu’on leur demandait de orientations, avec une déviation de la verti-
réaliser une tâche perceptive haptique (sans cale gravitaire, toutefois inverse à celui qui
recours à la vision). Ces derniers, qui était observé dans le mode haptique, une
avaient les yeux bandés, exploraient avec inversion non encore élucidée. D’autres
une main une baguette, puis, après un illusions, comme celle de la verticale hori-
court délai durant lequel l’orientation de la zontale (voir Le toucher des illusions, par
baguette était modifiée, ils devaient Édouard Gentaz et Yvette Hatwell, dans ce
remettre celle-ci en place. Plusieurs orienta- dossier) font aussi coexister des processus
tions de la baguette étaient testées : 0° (ver- similaires aux modalités visuelle et hap-
ticale gravitaire), 90°, –45° et +45°. Les par- tique. Ces processus expliquent l’illusion
ticipants réalisaient ces tâches dans trois de la verticale gravitaire dans les deux
positions : verticale et inclinée à 45° dans un modalités (visuelle et haptique) et des
3. Si un sujet les yeux ouverts penche sens et dans l’autre. Dans ces trois positions, mécanismes spécifiques à chacune d’elles,
la tête ou s’incline de moins de 60° (en la verticale subjective de chacun des partici- à l’origine de l’inversion des déviations.
haut), il est victime de l’effet Müller : pants avait été préalablement mesurée. Ces résultats témoignent une nouvelle fois,
une baguette alignée sur la verticale Nous avons retrouvé un effet de s’il en était besoin, des relations complexes
physique (en noir) lui semble inclinée l’oblique haptique classique lorsque les par- entre nos sens, qui participent à notre per-
dans le sens de la tête (en vert). En ticipants sont droits : les participants perçoi- ception multimodale de l’environnement.
revanche, si le sujet est incliné de plus
vent mieux une direction horizontale ou
de 60° (en bas), c’est l’inverse : la
verticale qu’une direction oblique (voir la M. LUYAT, Unité de recherche sur l’évolution
baguette verticale (en noir) lui semble
inclinée dans l’autre sens (en vert). La figure 4). En revanche, lorsque tout le corps des comportements et des apprentissages
baguette rouge correspond à la verti- ou la tête seule sont inclinés à + ou –45°, (UPRES 1052), Université Lille 3.
cale subjective (ajustement à la verti- cet effet disparaît et on passe dans un réfé- É. GENTAZ (CNRS), Laboratoire cognition et
cale de l’observateur). rentiel fondé sur la verticale subjective. Les développement de l’Université Paris 5.

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Les membres fantômes,


mémoire du corps
Régine ROLL

À la suite d’une amputation, la plupart Sans même recourir à la vision, nous


pouvons placer symétriquement nos
des patients continuent à ressentir les membres deux bras, pointer l’extrémité de notre
nez avec l’index ou encore apprécier la
qu’ils ne possèdent plus. Ce phénomène résulte stabilité et le relief du sol sur lequel nos
pieds reposent. Nous nous fions à cette
de réorganisations corticales complexes. référence sans cesse réactualisée pour
nous engager dans une action. Ainsi, je
ne tendrai le bras pour saisir un objet

L
que si ma posture momentanée m’y
a diversité des illusions montre Parmi les multiples illusions qui autorise, que si mon équilibre n’en est
que si les sens peuvent nous affectent la perception de nous-mêmes pas menacé, que si la distance qui m’en
tromper, nous pouvons aussi ou de notre environnement, celles qui se sépare est acceptable, etc. Autant d’éva-
les tromper volontairement en rapportent à notre propre corps sont les luations qui font appel, par anticipation
créant les conditions d’une fausse plus déroutantes. En nous le faisant per- et de façon plus ou moins automatique,
interprétation des données sensorielles. cevoir comme déformé ou faussement à une image interne du corps.
La conséquence de ce jeu de dupes animé, les illusions corporelles remettent Des désorganisations partielles ou
entre le cerveau et le monde est une en cause la connaissance de notre corps. totales du schéma corporel de cette iden-
certaine incertitude sur le réel, qui Cette identité corporelle se traduit tité corporelle se manifestent à la suite
risque d’induire un comportement essentiellement par le fait qu’à chaque de lésions touchant différentes régions
inadapté aux exigences de l'environne- instant nous sommes capables de savoir cérébrales, comme le lobe pariétal pos-
ment. C’est l’étendue et l’origine de qui, comment et où nous sommes. À la térieur gauche ou, plus généralement,
cette marge d’incertitude que nous fois sensori-motrice et cognitive, cette l’hémisphère droit du cerveau. Dans ce
cherchons à comprendre en étudiant représentation de nous-même résulte de dernier cas, certains patients manifestent
les illusions. l’intégration cérébrale harmonieuse de un sentiment de non-appartenance à leur
La richesse des travaux consacrés au l’ensemble des messages provenant des propre corps en refusant de considérer la
membre fantôme prouve que ce phéno- organes sensoriels, parmi lesquels les partie de leur corps paralysée. Certaines
mène et, plus généralement celui des sensibilités tactile et proprioceptive pathologies, comme l’héminégligence,
illusions corporelles, restent en partie musculaire – la somesthésie – tiennent conduisent les patients à négliger totale-
inexpliqués par les neurosciences une place prépondérante. ment leur « hémicorps » au point de ne
contemporaines. L’existence même de coiffer ou de ne maquiller que le côté
ces manifestations atteste de la relation gauche de leur tête ou de leur visage.
de dépendance réciproque qui unit le Des hallucinations corporelles,
corps au cerveau. Si le cerveau nous comme la modification de certaines par-
permet d’appréhender le monde envi- ties du corps, connues sous le nom de
ronnant et de nous l’approprier, il s’enri- syndrome d’« Alice au pays des mer-
chit en permanence de notre expérience veilles », la perception de membres sur-
sensorielle, indissolublement liée à numéraires, ou encore l’illusion de
l’action. Toute interruption de ce dia- dédoublement du corps se manifestent
logue subtil impose des solutions substi- aussi lors de maladies mentales, en parti-
tutives. Dans ce contexte d’interactions, culier la dépression et la schizophrénie.
à qui faut-il attribuer la paternité du Les patients atteints du syndrome de dys-
membre fantôme ? morphophobie s’interrogent continuelle-
ment sur la forme, vécue comme anor-
1. AMPUTÉ DE LA GUERRE DE SÉCESSION.
male, d’une partie de leur corps. Depuis
Les guerres ont fait progresser le savoir-faire
des chirurgiens en matière d’amputation. longtemps, on sait que des drogues,
Aujourd’hui, les accidents et le diabète – qui comme la mescaline ou le LSD, ainsi que
George Otis

nécrose les vaisseaux – sont les principales certaines crises d’épilepsie, provoquent
causes d’amputation. des hallucinations de ce type.

98 © POUR LA SCIENCE
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La nature exacte de certaines de ces gauche après l’ablation de ses deux


distorsions pathologiques du schéma jambes. Depuis cette époque, la littéra-
corporel est mal connue, mais on sait. ture scientifique foisonne d’exemples,
qu’elles ont pour origine commune une dont celui de l’amiral Nelson, célèbre
atteinte du système nerveux central. manchot. On connaît autant de mani-
Plus indirectement, la perception d’un festations de membres fantômes qu’il
membre fantôme naît d’une interruption y a de types d’amputation. Le nombre
de la communication total d’amputations ayant
entre le cerveau et la lieu chaque année dans le
périphérie corporelle. monde est estimé à 1,4 mil-

Privé brutale- lion environ. Toutes ne


ment des princi- sont pas liées à la guerre : les
pales sources qui l’ali- deux autres causes majeures
mentent et contribuent à sont les accidents (circulation,
la mise à jour régulière utilisation de machines-outils
du schéma corporel, le etc.) et le diabète, responsable
cerveau ne peut « faire d’un déficit de vascularisation
son deuil » du membre des membres. L’abondance de
manquant et maintient, en lieu et place, cas a conduit à l’élaboration d’une
un duplicata virtuel qui préserve l’inté- classification des différentes catégories
grité corporelle. de membres fantômes selon les parties
du corps concernées et leurs caractéris-
Membres fantômes : tiques propres.
Compte tenu des causes d’amputa-
l’impossible oubli tions, les sensations fantômes sont le
Conséquence quasi immédiate de plus souvent ressenties au niveau des
l’amputation, la sensation de persis- membres et de leurs extrémités comme
tance d’un membre après son ablation le pied et la main, et plus particulière-
se manifeste chez 90 pour cent des ment le pouce, l’index et l’orteil.
sujets et perdure chez certains pendant Le phénomène est d’un réalisme
plus de 20 ans. Pour caractériser ce troublant. En général, le membre fan-
phénomène décrit dès le XVI e siècle tôme est la réplique exacte du membre
par Ambroise Paré et probablement manquant : il est animé et porteur des
connu depuis plus longtemps encore, sensibilités qui y étaient associées. Il
l’Américain Silas Weir Mitchell, se déplace en même temps que le
médecin à Philadelphie, a introduit le corps et au même rythme ; il est lourd
terme de « membre fantôme » lorsqu’il ou léger, froid ou chaud, le plus sou-
publia en 1871, le cas de George vent douloureux. Directement rattaché
Deadlow. Ce patient, victime comme au corps qui le porte, il adopte les
tant d’autres de la guerre de Sécession, positions correspondant à sa configu-
se plaignait de crampes au mollet ration habituelle et s’anime en fonc-
tion des comportements dans lesquels
2. LES ILLUSIONS ET LES HALLUCINATIONS
il est engagé. Ainsi, le bras fantôme se
corporelles, qui incluent la perception de balance d’avant en arrière pendant la
membres surnuméraires, se manifestent marche et la jambe fantôme est repliée
Luca Tettoni

aussi lors de maladies mentales, notamment en position assise et verticale lorsque


la dépression et la schizophrénie. le sujet est debout.

© POUR LA SCIENCE 99
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CORTEX
SOMATOSENSORIEL

THALAMUS

SYSTÈME
LIMBIQUE

VOIE
MÉDIANE

Tardi/Gallimard
VOIE
LATÉRALE

3. TRAJETS DES SIGNAUX SENSORIELS du


corps vers le cerveau. Après la perte d’un
membre, les cellules nerveuses correspon-
dant aux régions dénervées, dans la
MÉSENCÉPHALE La colonisation du cortex
moelle épinière et dans le cerveau, produi-
raient simultanément des signaux intenses
Si l’on admet que le membre fantôme
et anarchiques. Ces signaux seraient l’une VOIE
résulte d’une interruption définitive du
des causes des douleurs ressenties dans INHIBITRICE trafic nerveux entre le cerveau et une
les membres amputés, les douleurs des partie du corps, la tentation est grande
membres fantômes. de rechercher une explication du phéno-
mène au niveau de l’un des deux pôles
STIMULUS
ISSU DU MOIGNON d’où partent et où arrivent incessam-
ment les messages. La démarche
Tardi-Pennac La débauche

MOIGNON
consiste à tenter d’évaluer l’impact des
messages résiduels en provenance de la
partie périphérique intacte sur les méca-
NÉVROME MOELLE ÉPINIÈRE
nismes centraux opérant aux différentes
étapes de l’intégration nerveuse.
Cette bipolarisation entre centre et
Le fantôme est aussi doué de tualité se manifesterait même chez des périphérie est vite apparue trop simpli-
mémoire. La sensation d’une bague trop enfants amputés plus précocement si ficatrice. Le membre fantôme résulte-
serrée persiste autour du doigt virtuel l’on en croit Ronald Melzack, de rait plutôt d’une manifestation centrale
comme celle d’une chaussure blessante l’Université McGill à Montréal. Plus provenant de l’activation des aires cor-
sur le pied. Dans certains cas, le fantôme surprenant encore, certains patients pri- ticales habituellement dévolues à
conserve le souvenir de l’état du membre vés d’une partie de leurs membres dès la l’analyse des signaux responsables de
avant l’amputation : il est perçu comme naissance seraient aussi sujets à cette la perception d’autres parties du corps
paralysé ou douloureux si l’ablation est illusion : Vilayanur Ramachandran, de que celles du membre manquant. Ce
intervenue sur un membre qui était dans l’Université de San Diego en Californie, point de vue repose essentiellement sur
cette situation. Bien que tenace, le fan- rapporte ainsi le cas d’une fillette née le fait que l’organisation corticale, qui
tôme s’efface parfois progressivement sans avant-bras qui compte avec les associe chaque partie du corps, en
par un mécanisme dit de « télescopage » doigts de sa main fantôme localisée sous fonction de son degré d’importance
qui tend à le rapprocher petit à petit du le moignon. Enfin, le fantôme est aussi fonctionnelle, à une zone bien précise
moignon restant jusqu’à le pénétrer, en présent chez des aveugles ayant subi une du cortex, est modifiée par l’absence
particulier dans le cas du bras virtuel, où amputation, ce qui souligne sa nature ou la forte augmentation des sollicita-
la main se retrouve progressivement rat- essentiellement somesthésique et atténue tions. Par exemple, chez le singe amputé
tachée au moignon du bras. le rôle de la vision dans la construction ou privé de toute information en prove-
D’après des travaux rapportés par le du schéma corporel. Beaucoup moins nance de son bras par section des racines
neuropsychologue français Henry fréquents, des cas de fantômes ont été nerveuses, les territoires corticaux lais-
Hécaen en 1972, le pourcentage de rapportés récemment après ablation sés vacants par l’absence de signaux
membres fantômes chez les enfants d’organes comme le sein ou le pénis ou issus du membre manquant sont coloni-
deviendrait équivalent à celui des après dénervation de différentes parties sés par les neurones des zones voisines.
adultes à partir de huit ans. Cette éven- du corps comme la mâchoire. Les zones corticales où aboutissent les

100 © POUR LA SCIENCE


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messages nerveux venant de la main et l’établissement de nouvelles synapses. qui les accompagne. Dans un premier
du bras, silencieuses depuis l’amputa- Assimilables à de véritables « squats », temps, cette douleur a été attribuée à la
tion, mais voisines de celles qui corres- ces incursions étrangères en territoire repousse anarchique des nerfs section-
pondent à la face, redeviennent actives voisin pourraient aussi évoluer selon nés au niveau du moignon formant une
sous l’effet d’une stimulation de la face leur intérêt fonctionnel. Chez un pathologie réactive, ou névrome. Cette
de l’animal et non plus de sa main. patient, une amputation de l’index explication s’est révélée insuffisante.
L’existence d’une plasticité ner- gauche avait donné lieu à la perception En effet, ces manifestations doulou-
veuse dans la phase précoce du déve- d’un fantôme du doigt par stimulation reuses ne cessent pas lorsqu’on sec-
loppement qui suit la naissance est de la joue ou des doigts adjacents restés tionne les fibres nerveuses en prove-
connue depuis les années 1960. Dans intacts. Au bout de trois ans, les seules nance du névrome. En revanche, les
certaines conditions, cette plasticité sensations claires subsistantes étaient résultats récents de Herta Flor, de
cérébrale est possible chez l'adulte. celles évoquées à partir des doigts, tan- l’Université d’Heidelberg en
Les résultats sur le singe ont été dis que celles induites à partir de la Allemagne, portant sur une population
transposés avec succès chez l’amputé joue avaient disparu. Seules s’étaient de 13 amputés, font état d’une corréla-
humain souffrant de perceptions fan- donc stabilisées les connexions fonc- tion très claire entre l’intensité de la
tômes par V. Ramachandran et Diane tionnellement utiles, c’est-à-dire celles douleur et l’importance de la réorgani-
Rogers-Ramachandran, de l’Université provenant des doigts voisins de l’index sation corticale. Dans certains cas
de San Diego en Californie. Ces cher- amputé. Cette observation illustre clai- graves, les douleurs du membre fan-
cheurs ont montré qu’une stimulation rement le rôle de l’expérience fonction- tôme sont réduites par stimulation élec-
tactile de la joue engendrait des sensa- nelle comme facteur déterminant du trique du thalamus, centre relais entre
tions fantômes dans les doigts d’un réaménagement cortical. la périphérie sensorielle et le cortex
patient amputé au-dessus du coude. En cérébral. En y implantant des élec-
stimulant minutieusement la surface du Diminuer les douleurs trodes chez six amputés, on sait provo-
visage de ce sujet en différents points, quer chez ces patients des sensations
ils ont fait réapparaître progressive- Une des motivations principales pour fantômes par stimulation de différentes
ment l’ensemble de ses doigts fan- étudier les phénomènes de membres régions thalamiques, et à mesurer
tômes et ont construit une carte de cor- fantômes est de minimiser la douleur l’activité nerveuse provoquée par sti-
respondance précise entre les points du
visage et les positions des doigts per- SENSIBILITÉ
çus sur le bras fantôme. De surcroît,
HANCHE

TRONC

ces sensations étaient suffisamment


JAMBE

COU

élaborées pour restituer aussi des diffé-


S
TÊTE

RA
S

E
BRA

rences de température. De l’eau chaude


T-B
UD

AN

appliquée sur le visage du patient


CO

AV

s’accompagnait d’une sensation de


IN
MA

TS

chaleur dans la main fantôme.


IG
DO

Cette équipe a d’ailleurs vérifié, à


UC
PO

l’aide de la magnéto-encéphalographie,
l’extension de la zone corticale corres-
IL
Œ

pondant à la face au détriment de celle Z


de la main chez quatre sujets amputés NE
GE
SA
du bras. Cette méthode mesure l’acti- VI
ES
vité cérébrale associée à la stimulation VR

des différentes parties du corps, par
l’enregistrement des modifications de ORGANES GÉNITAUX TS
champs magnétiques à la surface du DEN
scalp. En utilisant la même méthode IVES
GENC
chez des amputés du bras, Thomas
Elbert, de l’Université de Constance en AIRE SOMESTHÉSIQUE MÂCHOIRES
Allemagne, a montré récemment que la (GYRUS POSTCENTRAL)
représentation corticale de la main LANGUE
intacte augmentait elle aussi significa-
tivement, probablement à cause de PHARYNX
l’usage accru fait de celle-ci par le
patient pour suppléer les actions de la VISCÈRES
ABDOMINAUX
main absente.
Toutefois, la réoccupation des terri-
toires corticaux laissés « en jachère »
par l’amputation est progressive. La
réactivation des connexions neuronales 4. SUR LE CERVEAU SITUÉ EN HAUT À DROITE, on a représenté la localisation dans le cortex
interviendrait dans un premier temps, pariétal des aires qui correspondent aux informations somestésiques (en vert clair). L’homon-
suivie d’un bourgeonnement de neu- cule cérébral illustre l’importance de la représentation corticale de la main et de la face, et leur
rones provenant de zones voisines et de proximité dans le cerveau.

© POUR LA SCIENCE 101


7639_roll2.xp2 2/04/03 18:36 Page102pbiMaquettistes:pbi(Paulinebilbault):7639_illusions:7639_roll2_p:

a b

D’après Berlucchi et Aglioti, 1997


5. C INQ MOIS APR ÈS L ’ AMPUTATION DE L ’ INDEX de la main la joue gauche n’évoque plus de sensation fantôme de l’index, alors
gauche, la stimulation tactile de la joue gauche du patient aussi bien que celle des doigts demeure efficace. Il reste une petite zone sen-
que celle des doigts préservés induit la perception fantôme de sible sur la joue droite (les zones hachurées sur la main correspon-
l’index amputé (a). Trois ans après l’amputation (b), la stimulation de dent à des pansements utilisés pour le traitement du patient).

mulation de la peau du moignon. Ces pas à expliquer complètement la mani- « réveiller » le fantôme à partir de sti-
résultats attestent de la persistance de festation du phénomène. Comment se mulations plus périphériques. Force
structures nerveuses sous-corticales fait-il que le cerveau ne parvienne pas à est de constater que le cerveau a une
qui assurent la représentation du fan- éteindre une sensation qui n’est ordinai- mémoire du corps qui s’impose avec
tôme après amputation. En outre, rement que le reflet exact du vécu sen- une telle force que, lorsqu’elle cesse
l’extension significative de la repré- soriel du sujet ? brutalement d’être alimentée, la partie
sentation de la zone du moignon manquante tend à être « réinventée ».
apporte la preuve d’une plasticité sous- Réveiller le fantôme : Aussi les parties du corps encore dis-
corticale liée aux informations en pro- ponibles qui étaient associées au seg-
venance de la partie du corps située en
une apparition rassurante ment amputé contribuent à entretenir
amont du site d’amputation. Si l’émergence de la sensation fan- la mémoire du membre disparu. De
Toutefois la corrélation entre la tôme ne peut évidemment résulter que nombreuses observations montrent par
réorganisation de la représentation cor- d’une activation des zones corticales exemple qu’en appliquant des stimu-
ticale et thalamique du corps et la per- impliquées dans la perception du lations électriques sur le moignon
ception de membres fantômes ne suffit corps, il est néanmoins possible de d’un bras amputé, on peut évoquer la
sensation fantôme de celui-ci. Le psy-
6. LE FANTÔME DANS LE MIROIR. Dans cette expérience, un miroir est chiatre et neurologue Oliver Sachs
placé sur une table devant les patients. Ces derniers placent le bras décrit comment un patient amputé de
amputé derrière le miroir. Lorsqu’on demande aux patients de regar- la jambe faisait renaître cette sensa-
der la réflexion dans le miroir, ils sentent leur main amputée et sont, tion volontairement en s’administrant
de surcroît, capables de reproduire mentalement les mouve- de fortes claques sur la cuisse. La
ments de la main qu’ils voient, comme desserrer le poing.
réapparition du fantôme l’aidait à
ajuster sa prothèse et à l’utiliser plus
confortablement.
Les résultats d’une étude menée,
dans notre laboratoire, sur cinq ampu-
tés, montrent à l’évidence que les mes-
sages sensoriels issus des récepteurs
musculaires périphériques peuvent
réactiver cette mémoire. Grâce à
l’application de vibrations mécaniques
sur les régions musculaires situées
directement en amont de la zone ampu-
tée, les patients de Jean-Pierre Roll, de
l’Université d’Aix-Marseille, retrou-
vaient leur membre fantôme et le sen-
taient se mouvoir en flexion ou en
extension selon le lieu de la stimula-
tion. Cette méthode, largement éprou-
Thomas Haessig

vée dans notre laboratoire sur le sujet


sain, permet en effet d'engendrer à

102 © POUR LA SCIENCE


7639_roll2.xp2 2/04/03 18:36 Page103pbiMaquettistes:pbi(Paulinebilbault):7639_illusions:7639_roll2_p:

volonté et sans la moindre douleur des a b c


sensations illusoires de mouvement
chez un individu immobilisé (voir
Animer virtuellement le corps, par
Jean-Pierre Roll, dans ce dossier).
L’outil vibratoire crée chez l’amputé un
analogue de son fantôme. En donnant
naissance à une sensation doublement
illusoire que le fantôme se déplace dans
une direction conforme à la bioméca-
nique des articulations adjacentes, cet Thomas Haessig
artifice redonne momentanément au
patient l’illusion d’une normalité anté-
rieure à son amputation.
7. CHEZ UN SUJET AMPUTÉ au-dessous du mollet ne percevant pas de fantôme, la vibra-
tion des muscles de la jambe au niveau du genou (à la fréquence de 100 hertz) crée une
Le membre fantôme doit illusion d’extension ou de flexion de la jambe (a) identique à celle d’un sujet sain. Lorsque
investir la prothèse la stimulation est appliquée sur les muscles situés immédiatement en amont de l’amputa-
tion, elle fait « apparaître » un pied fantôme qui de déplace en flexion ou en extension selon
L’utilisation de ce leurre pourrait limi- le site de la stimulation (b). Chez une personne amputée sous le genou percevant habituel-
ter les difficultés rencontrées par les lement un fantôme (c), la vibration des muscles de la jambe « réveille » le fantôme de la
patients dans l’appropriation fonction- jambe qui se déplace en flexion ou en extension selon la stimulation de vibration.
nelle de leur prothèse. « Aucun amputé
ne peut marcher de façon correcte avec À défaut de débarrasser le patient de vaux récents menés avec les rares
un membre artificiel avant d’y avoir cet accompagnement, quelquefois indé- patients totalement privés d’informa-
incorporé une image corporelle, autre- sirable, comment l’aider à s’en accom- tions somesthésiques sur l’état de leur
ment dit le membre fantôme » affirme moder ? Confrontés aux plaintes réité- corps à cause d’une destruction virale
Michaël Kremer. Dans la plupart des rées des patients gênés par des douleurs des fibres sensitives périphériques de
cas, la musculature responsable du parfois invalidantes, les cliniciens se grand diamètre. « Amputés de tout
déplacement du segment manquant, sont efforcés de trouver des solutions. leur corps », ces patients sont les fan-
située en amont, demeure intacte au V. Ramachandran a eu recours à la réa- tômes d’eux-mêmes. Même si leurs
même titre que celle des autres lité virtuelle pour « réanimer » le fan- capacités cognitives sont intactes, ils
membres. Le cerveau continue tôme immobile d’un patient dont savent qu’ils existent, mais ils ne le
d’envoyer ses commandes à l’amputation avait été pratiquée sur un sentent pas. Seule la vision continue
cette musculature chargée bras déjà paralysé. Un miroir permettait de leur corps fantôme leur permet de
de piloter la partie res- la superposition de l’image visuelle de rétablir le nécessaire et incessant dia-
tante du segment et son sa main normale en mouvement à celle logue avec le cerveau pour s’y « réin-
prolongement prothé- de sa main fantôme, et le patient perce- carner » pleinement.
tique. Cette motricité, vait ainsi une main virtuelle et animée L’étrangeté de cette manifestation
réaffectée au déplace- en lieu et place de son fantôme. Ainsi, hallucinatoire d’une partie du corps lui
ment d’un segment rési- le patient se réappropriait en quelque confère un certain mystère, peut-être
duel appareillé, renvoie sorte le bras manquant et l’apprivoisait. imputable à la connotation émotion-
donc au cerveau une Les chercheurs ont, par cet artifice, créé nelle et symbolique attachée au corps.
information en retour sur des illusions de mouvements coordon- Le rôle de la composante psycholo-
ses actions. nés des deux bras. gique dans l’émergence et l’entretien
Dans certains cas, cette manipula- de l’illusion fantôme est probablement
tion cherchait au contraire à éliminer non négligeable et trop souvent méses-
rapidement ce parasite importun. Ce timé. Comment admettre en effet la
type de solution, pas toujours appli- privation définitive d’une part de soi,
cable, nous renseigne sur les capacités si ce n’est en y substituant, même vir-
substitutives du système nerveux tuellement, un fantôme au risque de
face à la nouveauté pathologique. paraître fou ?
La substitution d’un retour visuel au
retour somesthésique habituel agit ici
8. CHEZ UN SUJET AMPUTÉ comme la substitution auditive et tactile
des quatre doigts de la main, Régine ROLL est ingénieur de recherche au
chez l’aveugle (voir Voir avec les
la vibration des muscles du CNRS et mène ses recherches au Laboratoire
oreilles, dans ce dossier). de neurobiologie humaine ( UMR 6149
poignet (à la fréquence de Même s’il existe dans le cerveau
100 hertz) fait « appa- CNRS - Université de Provence).
une « neuromatrice » prédéterminée de
raître » l’image fantôme
des doigts (en bleuté) qui
notre schéma corporel, qui délivre un R. MELZACK, Les membres fantômes, in Pour la
semblent animés avec la signal d’intégrité corporelle, elle doit Science, n° 176, p. 48-55, juin 1992.
main en flexion ou en exten- être réactualisée en permanence par la V. S. RAMACHANDRAN et S. BLAKESLEE, Le
sion selon le site de stimula- confrontation aux données du réel. fantôme intérieur, Odile Jacob, 2002.
tion (point rouge ou vert). C’est ce que nous apprennent les tra-

© POUR LA SCIENCE 103


7639_gril_xp2 2/04/03 18:42 Page104pbiMaquettistes:pbi(Paulinebilbault):7639_illusions:7639_gril_p:

L’ILLUSION DU GRIL
20 °C

40 °C

Hervé THIS

En touchant une grille de barres alternativement chaudes


et froides, on ressent une douleur bien supérieure à celle
que la température de la grille devrait occasionner.
CHAUD DOULEUR
FROID

«U ne froideur secrètement brûlante


brûle mon corps… » Joachim du
Bellay était-il en proie à l'« amour honnête »
activés à partir de 45 °C, température à
partir de laquelle le chaud devient brû-
lant. Ces découvertes contredisent l'hypo-
2. Une sensa-
tion de brûlure
apparaît lorsqu’on INTÉGRATION
ou à l'illusion du gril ? Découverte en 1896 thèse de la fusion, car les nocicepteurs, et
touche des barres PAR LE
par le physiologiste danois T. Thunberg, non les récepteurs chauds, sont activés CERVEAU
alternativement
cette illusion tactile apparaît quand on par les hautes températures, tandis que tièdes et fraîches.
touche une rangée de barres alternative- les récepteurs chauds, et non les nocicep-
ment tièdes et fraîches : on a l'impression teurs, sont activés par les systèmes qui 20 °C (voir la figure 2). Les volontaires
de se brûler. A. Craig, de l'Institut neurolo- donnent l'illusion du gril. conservaient pendant 50 secondes la main
gique de Phoenix, et ses collègues ont étu- Les chercheurs se sont demandés si sur la plaque, ignorant lequel des trois sti-
dié comment l'intégration cérébrale des l'illusion du gril ne résultait pas d'un mulus était appliqué; entre les tests, ils indi-
signaux relatifs à la douleur et à la tempé- « démasquage » plutôt que d'une fusion : quaient leurs sensations. Ils décrivirent les
rature explique cette illusion et la sensation ayant observé qu'une élimination sélec- stimulus chauds comme chauds, mais non
de brûlure due au froid. tive de la sensibilité au froid permettait à douloureux, les stimulus froids, comme
À l’époque où Thunberg décrivit son un stimulus froid de provoquer une sen- froids, mais non douloureux, et les stimulus
« illusion du gril », on supposait que les sen- sation de brûlure, ils ont pensé que la alternés comme moins froids que les stimu-
sations de douleur d’une part, et de chaud sensation de chaud due au gril pouvait lus froids, mais plus chauds que les stimulus
ou de froid d’autre part, venaient de voies aussi refléter une activation des nocicep- chauds et, pour beaucoup, douloureux.
nerveuses parallèles et distinctes. La sensa- teurs en raison d’une réduction de l'acti- Les neurophysiologistes ont alors étu-
tion de brûlure, dans l'illusion du gril, sem- vité spécifique au froid, par le stimulus dié l'activité nerveuse de chats qui étaient
blait du même type que celle qui accom- chaud simultané. soumis aux mêmes stimulus que les
pagne le contact des grands froids. On Avant de tester cette hypothèse, ils ont volontaires humains. Les enregistrements
pensait que la perception de la chaleur d'abord caractérisé l'illusion par des de cellules réceptrices et nerveuses ont
n’était pas spécifique, mais qu’elle résultait méthodes de psychophysiologie quantita- confirmé qu'il existe bien une intégration
d’une « fusion » de signaux provenant tive. Ils ont demandé à 11 volontaires de centrale des signaux nociceptifs et des
simultanément de récepteurs du chaud et décrire leurs sensations quand leur paume signaux de température. Par ailleurs, dans
du froid, de l'activation simultanée de tous reposait sur une surface de 20 centimètres une étude ultérieure de tomographie
les circuits. Cette hypothèse était contestée de long et de 14 centimètres de large, com- cérébrale, les chercheurs ont montré que
parce que ad hoc. posée de 15 barres métalliques parallèles, l’illusion du gril activait une région du cor-
Les études physiologiques récentes ont larges chacune d’un centimètre et séparées tex cingulaire antérieur, qui n’est pas
confirmé l'existence de récepteurs cutanés par trois millimètres. Les stimulus appliqués activé par la température fraîche ou tiède
pour le chaud et pour le froid. Cependant étaient de trois types: soit la surface entière de la grille appliquée séparément (voir la
de nombreux récepteurs du chaud sont de la plaque était portée à des températures figure 1). En revanche, cette région céré-
inactivés à des températures supérieures à comprises entre 34 et 40 °C, soit la tempé- brale est activée par une température
45 °C. En revanche, d’autres récepteurs rature de toute la plaque était abaissée à douloureuse (froide ou chaude).
spécifiques du chaud sont associés à des 20 °C; soit enfin les barres étaient alternati- Tout se passe comme si l’inactivation
sensations de douleur (nocicepteurs) et vement aux températures de 40 °C et de des récepteurs du froid par les barres
fraîches renforçait l’impression de chaud
5 °C 20 °C GRIL 40 °C 47 °C donnée par la barre tiède. Ces mesures
indiquent une voie d’étude et de soin des
sensations de brûlure que ressentent par-
fois les malades après un accident vascu-
laire cérébral : on connaît aujourd’hui les
aires cérébrales mises en jeu et pour éviter
les sensations de brûlure, on pourrait utili-
1. La tomographie cérébrale révèle que la région du cortex cingulaire anté- ser le froid léger.
rieur (flèche) est activée par le gril et par des températures froide ou chaude
douloureuses (5 °C ou 47 °C), mais pas par des températures modérées utili- Hervé THIS est conseiller scientifique de la
sées dans le gril (20 °C et 40 °C). revue Pour la Science

104 © POUR LA SCIENCE


TC4 2/04/03 18:44 Page 7 pbi Maquettistes:pbi(Pauline bilbault):7639_illusions:7639_TC4:

Les illusions
des SENS 4

DR

ILLUSIONS gustatives et olfactives


Goût et odorat sont étroitement liés en raison de la communication entre
la bouche et les narines. Les illusions, souvent conjointes, auxquelles
ces deux sens sont sujets, sont parfois gênantes, mais elles sont aussi
mises à profit en gastronomie, en œnologie et en parfumerie.
7639_smith_xp2 2/04/03 18:55 Page 106 pbi Maquettistes:pbi(Pauline bilbault):7639_illusions:7639_smith_p:

Le sens du goût
David SMITH et Robert MARGOLSKEE

Les physiologistes découvrent comment les cellules projections, nommées microvillosités,


font saillie à travers un pore gustatif, une
sensorielles de la langue enregistrent les sensations ouverture à la surface du bourgeon du
goût (voir la figure 1). Les substances
gustatives et comment le cerveau interprète ces signaux. sapides contenues dans la nourriture ingé-
rée se dissolvent dans la salive et inter-
agissent alors avec les cellules gustatives,

H
plus précisément avec deux types de pro-
ummmm, un délicieux bonbon leurs. Ces résultats améliorent notre téines de la surface de ces cellules : les
au chocolat ! Lorsque vous compréhension de celui de nos sens que premières sont des récepteurs gustatifs,
mordez dans une telle frian- l’on comprend encore le moins bien. les secondes des canaux ioniques.
dise, quelles sensations éprou- À l’intérieur des cellules gustatives,
vez-vous ? D’abord, le mou, le sucré et Les détecteurs gustatifs ces interactions modifient les concentra-
le crémeux. Vous sentez ensuite la tions des atomes chargés électriquement,
légère amertume du chocolat lorsque Les cellules sensorielles sont localisées des ions. Les ions ont des concentrations
vous fermez la bouche et que son arôme dans des structures spécialisées, nom- différentes de part et d’autre de la mem-
envahit vos cavités nasales. mées bourgeons gustatifs, situées sur- brane des cellules gustatives, ce qui
La saveur est un mélange complexe tout sur la langue et sur le voile du impose une différence de potentiel : la
d’informations sensorielles du goût, de palais. Sur la langue, la majorité de ces charge interne résultante est négative,
l’odeur et du sens tactile activé lors de bourgeons sont regroupés dans les tandis que la charge externe est positive.
la mastication. Bien que le mot goût papilles, les petites granulosités qui Les substances sapides modifient cet
désigne fréquemment la saveur, le donnent à la langue son aspect rugueux état en augmentant la concentration en
terme ne s’applique au sens strict (voir la figure 1). Toutefois, les papilles ions positifs à l’intérieur des cellules
qu’aux sensations reçues par les cel- de la langue les plus nombreuses, les gustatives : la différence de potentiel
lules gustatives de la bouche. La per- papilles filiformes, ne contiennent pas diminue (voir l’encadré page 110). En
ception gustative humaine a longtemps de bourgeons gustatifs : elles sont res- raison de cette dépolarisation, les cel-
été décrite au moyen de quatre qualifi- ponsables des sensations tactiles. Parmi lules gustatives libèrent des messagers
catifs : salé, acide, sucré et amer (voir celles qui contiennent des bourgeons chimiques, des neurotransmetteurs, vers
la figure ci-contre). Toutefois, certains gustatifs, les papilles fongiformes (en les neurones qui entourent la base des
ont proposé l’existence d’un cin- forme de champignon) de la partie anté- cellules gustatives ; ces neurones captent
quième, l’umami, d’un mot japonais rieure sont les plus visibles : elles les neurotransmetteurs, ce qui crée des
qui signifie délicieux et désigne la sen- contiennent un ou plusieurs bourgeons signaux électriques, propagés, via plu-
sation produite par le glutamate, l’un et ressemblent à des points rosâtres sieurs relais, jusqu’au cerveau.
des 20 acides aminés qui composent les répartis sur le bord de la langue ; elles Toutefois, diverses expériences ont
protéines. Par ailleurs, le monosodium ressortent particulièrement bien quand montré que les substances chimiques,
de glutamate accroît la sensibilité des on a bu un verre de lait (il dépose un notamment amères et sucrées, n’ont pas
récepteurs gustatifs : c’est un agent de film blanchâtre qui augmente le toujours des qualités gustatives spéci-
sapidité. Néanmoins, nous verrons que contraste) ou que l’on a mis un colorant fiques : les sucres, par exemple, n’ont
le goût est un sens plus complexe que alimentaire sur le bout de la langue. pas tous un goût… sucré. De plus, le
la simple combinaison de ces catégo- Vers le fond de la bouche, disposées en goût sucré est parfois dû à d’autres
ries fondamentales. un « V » inversé, une dizaine de papilles types de substances, tels le chloroforme
Les mécanismes du goût ont été pro- de plus grande taille, nommées calici- ou les deux édulcorants de synthèse,
gressivement élucidés au cours des der- formes, contiennent également des l’aspartame et la saccharine (le premier
nières années. Ainsi, les neurobiolo- bourgeons gustatifs (voir la figure 1). est un petit peptide, le second est un
gistes ont identifié des protéines qui Enfin, on trouve aussi des bourgeons dérivé du toluène), dont les formules
participent à la détection des substances gustatifs dans les papilles foliées, en chimiques n’ont rien de commun avec
sucrées et amères par les cellules gusta- forme de feuille, qui forment de petites celles des sucres.
tives. Ces protéines ressemblent à cer- tranchées sur les côtés de la région pos- Les composés qui ont un goût salé ou
taines protéines de la vision. Puis on a térieure de la langue. acide sont moins variés et sont souvent
montré que certains neurones réagissent Les bourgeons du goût sont des amas des ions. De tels composés agissent
à plusieurs types de signaux gustatifs, de sphériques, en forme d’oignons, qui directement sur les canaux ioniques, tan-
la même façon que les cellules réti- contiennent entre 50 et 100 cellules gus- dis que les agents sucrés et amers se lient
niennes sont sensibles à plusieurs cou- tatives: au sommet de chacune, de fines à des récepteurs de surface qui, via une

106 © POUR LA SCIENCE


7639_smith_xp2 2/04/03 18:55 Page 107 pbi Maquettistes:pbi(Pauline bilbault):7639_illusions:7639_smith_p:
Catherine Ledner Stone
7639_smith_xp2 2/04/03 18:55 Page 108 pbi Maquettistes:pbi(Pauline bilbault):7639_illusions:7639_smith_p:

LANGUE PAPILLE CALICIFORME


PAPILLES
CALICIFORMES PAPILLE
FILIFORME

PAPILLE
CALICIFORME

BOURGEON
GUSTATIF

AMYGDALES TISSU
PALATINES CONJONCTIF
AMYGDALES
Illustrations de Keith Kasnot

LINGUALES GLANDE
SALIVAIRE
PAPILLES
FOLIÉES COUCHE
MUSCULAIRE

Biophoto Ass. Photo research. inc.


PAPILLE
CALICIFORME

BOURGEONS
GUSTATIFS

PAPILLES PAPILLES
FONGIFORMES FILIFORMES
1. LA LANGUE HUMAINE (à gauche) est dotée de quatre types de buccale par des pores. Les bourgeons gustatifs (à droite) sont
papilles gustatives : les papilles caliciformes, les papilles foliées, les composés de cellules gustatives dont les microvillosités affleurent
papilles fongiformes et les papilles filiformes. Seules les trois pre- par le pore gustatif. Par le biais de synapses, ces cellules sont en
mières portent des bourgeons gustatifs. À l’intérieur d’une papille contact avec des neurones qui transmettent l’information gusta-
caliciforme, une cavité circulaire irriguée par les glandes salivaires tive née des interactions entre les agents sapides et les récepteurs
(au centre), les bourgeons gustatifs sont en contact avec la cavité des microvillosités.

cascade de réactions biochimiques à


H UM, DÉLICIEUX ! P OUAH, IMMANGEABLE ! l’intérieur des cellules gustatives,

L ’information sensorielle reçue par les cellules gustatives nous aide à réagir cor-
rectement face à la nourriture. Ainsi, le goût sucré des hydrates de carbone sti-
mule l’envie d’en consommer. Les informations gustatives déclenchent aussi des
déclenchent l’ouverture ou la fermeture
de canaux ioniques. En 1992, on a iden-
tifié un élément clef de cette cascade, la
réactions physiologiques adaptées, telle la libération d’insuline, l’hormone qui dimi- gustducine, nommée ainsi par analogie
nue la quantité de glucose dans le sang. Ces réactions préparent l’organisme à uti- avec la transducine, une protéine des
liser au mieux les nutriments. « Instinctivement », l’homme ou l’animal qui a un récepteurs rétiniens qui participe à la
déficit en sodium recherche des aliments riches en sodium. Des études ont égale- conversion, ou transduction, des signaux
ment montré que les personnes et les animaux qui ont des carences alimentaires lumineux en signaux électriques.
mangent préférentiellement des aliments riches en vitamines et en sels minéraux. La gustducine et la transducine sont
Si l’on doit éviter les carences alimentaires, on doit aussi s’abstenir de consom- deux molécules associées à de nombreux
mer des substances dangereuses. Les animaux, et les êtres humains, rejettent sou- types de protéines réceptrices de surface
vent les substances au goût acide ou amer, sauf celles dont l’acidité est peu mar- et forment un complexe qui traverse la
quée. Les composés toxiques, tels la strychnine et d’autres alcaloïdes végétaux, ont membrane cellulaire. Lorsqu’une molé-
souvent un goût très amer, donc dangereux. Par ailleurs, de nombreuses plantes
cule sapide se lie au récepteur de surface
ont acquis la capacité de produire des substances amères qui, sans être toxiques,
repoussent leurs prédateurs animaux dégoûtés. Par ailleurs, les aliments périmés,
d’une cellule gustative, à la façon d’une
donc dangereux, ont souvent un goût acide. clef dans une serrure, les sous-unités de
Les réactions de plaisir et de dégoût déclenchées par les substances sucrées et la gustducine se dissocient dans la cel-
amères se manifestent dès la naissance et résulteraient de connexions neuronales lule : les réactions qui suivent aboutis-
avec le tronc cérébral. Les animaux dont on a déconnecté les hémisphères céré- sent à l’ouverture ou à la fermeture de
braux expriment pourtant du plaisir et du dégoût lorsqu’on leur donne à manger canaux ioniques, ce qui entraîne une
des substances sucrées ou amères. augmentation des charges positives à
Le lien entre saveur et plaisir, ou déplaisir, est à la base de l’apprentissage de l’intérieur de la cellule.
l’aversion alimentaire : les animaux et les êtres humains apprennent rapidement à En 1996, grâce à des souris généti-
éviter un aliment lorsque son ingestion est associée à des troubles gastro-intesti-
quement modifiées dépourvues de l’une
naux (et la mémoire de la répulsion persiste longtemps).
La perte d’appétit est un effet secondaire fréquent des traitements anticancé-
des trois sous-unités de la gustducine,
reux par radiothérapie ou par chimiothérapie ; elle résulte des troubles gastro- on a montré que la gustducine est indis-
intestinaux dus à ces traitements. pensable à la perception des goûts
Par ailleurs, ce mécanisme rend difficile la conception d’un poison contre les amers et sucrés. Contrairement aux sou-
rats, notamment, car ces animaux associent très facilement de nouveaux agents ris normales, ces souris modifiées ne
sapides à leurs conséquences physiologiques. préfèrent pas les aliments sucrés et
n’évitent pas les substances amères.

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BOURGEON GUSTATIF

PORE
GUSTATIF

ÉPITHÉLIUM

MICROVILLOSITÉS

CELLULE
GUSTATIVE

FIBRE
NERVEUSE
Photo Researchers, inc.

TISSU
CONJONCTIF

En 2000, des neurobiologistes amé-


RÉACTIONS PRÉFÉRENTIELLES AUX COMPOSÉS SUCRÉS
ricains ont identifié, chez la souris et 150
chez l’homme, les récepteurs des sub-
stances amères qui activent la gustdu-
NOMBRE D'IMPULSIONS CRÉÉES PAR LES NEURONES EN CINQ SECONDES

cine. Ces récepteurs, dits T 2 R / TRB , 100


appartiennent à une famille d’au moins
50 composés. Des cellules en culture, 50
où l’on a introduit les gènes mT2R5 et
mT2R8 codant deux de ces récepteurs,
0
sont activées par deux composés amers.
RÉACTIONS PRÉFÉRENTIELLES AUX SELS
Chez certaines souris, une version parti- 150
culière du gène mT2R5 est liée à la sen-
sation d’amertume conférée par l’anti-
biotique cycloheximide. 100
On n’a pas encore identifié les
récepteurs du goût sucré. En 1998, 50
Nirupa Chaudhari et Stephen Roper, de
l’Université de Miami, ont identifié, chez
le rat, un récepteur qui se lierait au gluta- 0

mate et serait responsable de la saveur RÉACTIONS PRÉFÉRENTIELLES


umami. Cette saveur n’est toutefois pas 150 AUX COMPOSÉS ACIDES ET AUX SELS NON IODÉS

encore reconnue comme le cinquième


type de goût. Seuls les Japonais ont un 100
mot pour désigner la sensation gustative
particulière correspondant à ce composé.
50

Une palette de saveurs


0
La saveur ne se résume pas à la juxtaposi-
SUCROSE

FRUCTOSE

GLUCOSE

SACCHARINE

ALANINE

NaCl

NaNO3

MgSO4

NH4Cl

MgCl2

CaCl2

TARTRIQUE

CITRIQUE

ACETIQUE
KCl

HCl

tion de sensations perçues par quatre (ou


cinq) types de récepteurs indépendants,
chacun dévolu à un agent sapide primaire.
Pour traduire l’information relative au
Edward Bell

SODIUM NON SODÉS


goût, on parle en termes de sucré, salé,
COMPOSÉS SUCRÉS SELS ACIDES
acide et amer, mais le goût relève de bien
d’autres stimulus, comme l’intensité d’un 2. LES TESTS D’ACTIVITÉ ont révélé que des « goûteurs » peuvent être répartis en
trois catégories : ceux qui sont surtout sensibles aux composés sucrés (en haut), aux
goût, son caractère agréable, désagréable
sels contenant du sodium (au centre) et, ceux qui réagissent surtout aux sels non
ou indifférent, la température et la texture sodés et aux composés acides (en bas).
des aliments. Les neurones gustatifs enre-

© POUR LA SCIENCE 109


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D ES SAVEURS AUX CELLULES

L es saveurs que le cerveau interprète comme salées, acides,


sucrées, amères et, peut-être, umami, sont enregistrées sous
forme d’une série de réactions chimiques qui se déroulent dans
sous-jacentes à chacune des cinq qualités sapides sont décrites
ici dans des cellules séparées, mais c’est uniquement pour des
besoins de clarté. En réalité, toutes les cellules gustatives sont
les cellules des bourgeons gustatifs. Les cinq voies biochimiques sensibles à plusieurs types de stimulus sapides.

SEL (NaCl)
MICROVILLOSITÉ Les sels, tel le chlorure de sodium, sont perçus par les cellules gustatives
ION SODIUM CANAL lorsque les ions sodium (Na+) traversent les canaux ioniques des microvillosités
(Na+) IONIQUE
du sommet de la cellule (les ions sodium pénètrent également par des canaux
APICALE
ZONE

situés sur le côté de la partie inférieure de la cellule). L’accumulation d’ions


sodium modifie l’état électrochimique de la cellule et crée une dépolarisation qui
entraîne l’entrée d’ions calcium (Ca++) dans la cellule. Puis des signaux chimiques,
nommés neurotransmetteurs, contenus dans des vésicules, sont libérés à l’exté-
rieur de la cellule et sont captés par des neurones qui transmettent alors un signal
Na+ électrique au cerveau. Les cellules du goût retrouvent leur état initial après la sor-
BASOLATÉRALE

tie d’ions potassium (K+) par des canaux potassium.


POTASSIUM
ZONE

ION (K+) NOYAU

CALCIUM
ION (Ca++) Les acides créent des ions hydrogène CANAL À POTASSIUM
NEURONE (H+) lorsqu’ils sont en solution. Ces ions
VÉSICULE agissent sur les cellules gustatives de trois ION POSITIF
CONTENANT LE
NEUROTRANSMETTEUR façons : ils entrent dans la cellule ; ils blo- ION
HYDROGÈNE
SIGNAL quent les canaux potassium (K + ) des (H+)
VERS LE CERVEAU
microvillosités ; ils se lient aux canaux des K+

RÉCEPTEUR
microvillosités qu’ils ouvrent, et laissent
COUPLÉ À LA ainsi entrer des ions positifs dans la cellule.
GUSTDUCINE
L’accumulation de charges positives qui en
SUCRE OU
ÉDULCORANT α
γ
résulte dépolarise la cellule et entraîne la
β libération du neurotransmetteur. Na+
ENZYME PROTÉINE G
NOMMÉE K+
GUSTDUCINE
Les aliments sucrés, tels le saccharose
Ca++
PRÉCURSEUR ou les édulcorants artificiels, n’entrent pas
SECOND dans les cellules gustatives, mais modi-
MESSAGER
fient l’intérieur de la cellule. Ils se lient à
K+
Na+
des récepteurs de la cellule gustative cou-
plés à des protéines G. Les sous-unités
CANAL K+ alpha, bêta et gamma de ces protéines se
séparent et activent une enzyme proche.
Ca++
Celle-ci transforme une molécule précur-
seur en un second messager qui ferme RÉCEPTEUR
les canaux potassium. COUPLÉ À LA
GUSTDUCINE
SUCRE OU
ÉDULCORANT α
γ
β
Les stimulus amers, telle la quinine,
agissent aussi par l’intermédiaire des ENZYME PROTÉINE G
NOMMÉE
α récepteurs couplés aux protéines G et des GUSTDUCINE
GLUTAMATE γ PROTÉINE G
β seconds messagers. Ici, sous l’action des
ENZYME RÉCEPTEUR seconds messagers, le réticulum endoplas- PRÉCURSEUR
DU GLUTAMATE
mique libère des ions calcium. L’accumula- SECOND
MESSAGER
tion de ces ions provoque une dépolarisa-
PRÉCURSEUR K+
tion des neurones et une libération de Na+
SECOND neuromédiateur.
MESSAGER
CANAL K+

Ca++
Na+
Les acides aminés, tel le glutamate,
K+ à l’origine de la saveur umami, se lient à
? des récepteurs couplés à des protéines
Ca++ G et activent des seconds messagers.
On n’a pas encore identifié toutes les
Jared Schneidman Design

étapes intermédiaires entre les seconds


messagers et la libération du neuro-
transmetteur.

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7639_smith_xp2 2/04/03 18:55 Page 111 pbi Maquettistes:pbi(Pauline bilbault):7639_illusions:7639_smith_p:

gistrent simultanément toutes ces caracté-


ristiques, de même que le système visuel L A DIVERSITÉ DES PERCEPTIONS GUSTATIVES
représente la forme, l’éclat, la couleur et
le mouvement.
Les neurones gustatifs réagissent-ils
S outenue par des résultats d’études psychologiques, physiques et électrophysiolo-
giques incompatibles avec l’hypothèse de quatre (ou cinq) «nerfs» gustatifs, l’idée
d’une multitude de saveurs codées par des ensembles de neurones peu spécifiques
spécifiquement à un agent sapide unique, s’impose aujourd’hui. Cette hypothèse est solidement étayée et, à chaque composé
tel le sel ou le sucre ? Ou participent-ils à sapide correspond un ensemble particulier de récepteurs, et donc de neurones acti-
l’élaboration de plusieurs saveurs ? Les vés. Un ensemble différent de neurones signale la présence de composés distincts.
neurones gustatifs centraux et périphé- Bien que le vocabulaire adapté à leur description manque, les perceptions sont
riques réagissent à plusieurs classes de nuancées et nombreuses. On détecte des analogies entre deux substances sapides,
stimulus gustatifs. Bien que les neurones par exemple les saveurs sucrées du glucose et du saccharose (le sucre de table),
réagissent plus intensément à un agent mais, expérimentalement, on vérifie que notre sens gustatif distingue ces composés.
sapide particulier, ils sont souvent sen- Hélas, nous n’avons que quatre qualificatifs disponibles : acide, sucré, amer et salé.
sibles à divers stimulus gustatifs (voir la Aussi, le discours est-il limité face à la richesse et à la diversité des perceptions.
figure 2). Le cerveau identifie des quali- Quelles sont les zones corticales sollicitées par le goût? Grâce à l’imagerie par
tés gustatives variées à l’aide de combi- résonance magnétique fonctionnelle, nous avons découvert, en collaboration avec
naisons spécifiques de neurones activés. Denis Le Bihan et Pierre-François van de Moortele, du CEA, les régions corticales acti-
Cette hypothèse avait déjà été émise, vées lors de la stimulation gustative. Nous avons mesuré en continu la perception
en 1940, par Carl Pfaffmann, de gustative de sujets: ces derniers, placés dans l’aimant de l’appareil, recevaient les sub-
l’Université Brown. À l’aide d’études stances sapides dissoutes par un tuyau placé dans leur bouche. Ainsi, nous avons
électrophysiologiques, il avait démontré observé les zones corticales activées lors de la perception gustative: il s’agit notam-
que les neurones périphériques enregis- ment du lobe de l’insula, cette région qui constitue les invaginations symétriques du
trent tout un spectre de saveurs, et que la cortex visibles sur une coupe transversale du cerveau.
perception des saveurs résulte de l’activité L’identification de ces zones corrobore, d’une part, les données électrophysiolo-
de plusieurs neurones, puisque l’informa- giques recueillies chez le singe et, d’autre part, les observations cliniques chez
tion de chaque neurone est ambiguë. l’homme, tel le cerveau de soldats qui, après avoir reçu une balle dans la tête, avaient
Dans les années 1970 et 1980, des déficits gustatifs.
d’autres chercheurs avaient conclu que L’activation touche les deux côtés de la partie haute de l’insula, alors qu’elle ne
des neurones spécifiques réagissaient de se manifeste que d’un seul côté dans la partie basse de l’insula de l’hémisphère
façon maximale à une saveur, c’est-à-dire dominant à gauche, chez les droitiers et, à droite, chez les gauchers (voir la figure).
qu’un type de cellules représente une qua- Les mêmes zones sont activées par les stimulus sapides et les stimulus tels le
lité gustative donnée. Selon cette hypo- piquant, le chaud ou le froid… Cette observation confirme la convergence de toutes
thèse, des neurones sensibles au sucre ces informations dans le cortex. Toutefois, ces deux types d’information, qui corres-
signalent au cerveau le sucré, ceux qui pondent à deux voies neuronales différentes, sont distincts : grâce à l’enregistrement
sont sensibles au sel signalent le salé, etc. des champs magnétiques engendrés par l’activation de diverses zones cérébrales,
Cette idée allait de pair avec le nous avons montré, en collaboration avec Tatsu Kobayakawa et Sachiko Saito au
« découpage » de la langue humaine en Japon, dans quel ordre temporel ces zones sont activées par la stimulation gustative.
régions spécifiques de la détection des Après les zones de traitement des informations élémentaires sont sollicitées : dans
goûts. Sur cette « carte du goût », le l’ordre, le gyrus cingulaire (siège des émotions), l’hippocampe (siège de la mémoire),
sucré est détecté par les bourgeons gus- puis le gyrus angulaire (une des aires du langage) et enfin l’insula inférieure de
tatifs du bout de la langue, l’acide par l’hémisphère dominant (les gyrus sont des « crêtes » corticales). En collaboration avec
des bourgeons localisés sur les côtés, Claire Murphy et Barbara Cerf-Ducastel, de l’Université de San Diego, nous étudions
l’amer par des bourgeons du fond et le aussi l’association des informations relatives au goût et à l’olfaction.
salé par des bourgeons latéraux. Annick Faurion, Laboratoire de neurobiologie
Ces cartes viennent d’une mauvaise sensorielle de l’École pratique des hautes études
interprétation de résultats acquis à la fin
du XIXe siècle. Depuis leur apparition au 1g 2g
début du XXe siècle, elles persistent dans
la littérature scientifique alors que toutes
les qualités sapides sont perçues par
toutes les régions de la langue compor-
tant des bourgeons gustatifs. Les zones d’activation des insula
En 1983, nous avons montré que les corticales (cerclées de rouge) diffè-
neurones que l’on pensait dédiés à la rent selon que le sujet est droitier
détection spécifique du salé ou du sucré (en bas) ou gaucher (en haut). Dans
1d 2d la partie supérieure de l’insula
n’étaient que des éléments d’un réseau
(coupes 2d et 2g), les zones activées
qui code l’information sous forme de
sont identiques, mais, dans la partie
profils d’activité. Ainsi, tous les neu-
inférieure (coupes 1g et 1d), seule
rones participent à l’élaboration du goût. l’insula d’un des deux hémisphères
De surcroît, la discrimination neuronale est activée : la droite pour le gau-
entre des stimulus différents dépend de cher (coupe 1g) et la gauche pour le
l’activité simultanée de plusieurs types droitier (coupe 1d).
cellulaires, de la même façon que la

© POUR LA SCIENCE 111


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substitut, le chlorure de potassium. La


S ÉPARER LE GOÛT ET L’ODEUR réduction de l’activité d’autres types

V ous voilà encore enrhumé ! C’est une situation que vous trouvez plutôt désa-
gréable. Outre le temps et l’énergie perdus à vous moucher, vos repas devien-
nent un calvaire : les plats les plus appétissants semblent réduits à l’état de carton,
cellulaires permet d’obtenir le même
résultat. Ainsi, un type cellulaire donné
n’est pas responsable de la discrimina-
dépourvus de goût et du plaisir qu’ils vous procurent habituellement. Pourtant, vos tion gustative : celle-ci résulte de la
capacités gustatives ne vous abandonnent pas lorsque vous avez le nez bouché : seul comparaison de l’activité de groupes de
votre odorat est affecté. Est-ce à dire que l’impression que vous avez habituellement cellules. La saveur dépend donc de
de percevoir un goût est une pure illusion ? l’activité relative de différents types de
Le goût et l’odorat sont intimement mêlés et il nous est d’autant plus difficile de neurones, chacun contribuant au profil
les distinguer que notre bouche et nos narines communiquent. Certaines stimula- global de l’activité gustative.
tions attribuées au goût sont en fait de nature odorante. En laboratoire, on isole les Puisque les neurones gustatifs sont
sensations gustatives en bouchant le nez des sujets testés à l’aide d’un moulage des sensibles à une grande variété de
narines traversé de tuyaux dans lesquels on insuffle un fort courant d’air, interdisant
saveurs, les neurobiologistes comparent
toute remontée des molécules odorantes vers les récepteurs olfactifs, les molécules
sapides restant efficaces. On retrouve ainsi les capacités gustatives des sujets à l’état les niveaux d’activité de groupes de
pur, débarrassées de toute interférence avec les odeurs. Dans ce cas, il devient neurones pour identifier la sensation
impossible de percevoir le goût du poivre : celui-ci est parfaitement insipide, ce que enregistrée. Aucun type de neurone isolé
nous prenons pour son goût provient de sa seule odeur ! ne différencie seul des stimulus variés,
Annick Faurion rapporte aussi le cas de patients qui ont l’illusion d’avoir perdu le car une cellule donnée réagit parfois de
goût alors que c’est l’odorat qui leur manque. Dans cette situation, ces personnes la même façon à divers stimulus, selon
doivent apprendre à mieux connaître et à développer leurs sensations gustatives leurs concentrations relatives. Ainsi, le
pour percevoir de nouveau le goût des aliments. L’entraînement augmente d’ailleurs goût ressemble à la vision : grâce à seu-
la sensibilité gustative dans tous les cas. Il provoquerait une amélioration simultanée
lement trois types de récepteurs sen-
de la sensibilité des cellules réceptrices et de l’efficacité des mécanismes centraux.
Des expériences d’imagerie cérébrale ont en effet montré qu’une familiarisation avec
sibles à une large gamme de longueurs
un stimulus provoquait une réorganisation corticale, et on a observé chez l’animal d’onde, nous voyons les multiples cou-
une modification des réponses des nerfs gustatifs à la suite d’un apprentissage. leurs de l’arc-en-ciel. L’absence de l’un
Certains médicaments et le tabac auraient au contraire tendance à diminuer l’inten- de ces récepteurs perturbe la discrimina-
sité de la perception. L’intensité gustative nécessaire pour arriver à la même percep- tion des couleurs bien au-delà des lon-
tion augmenterait sous l’effet de ces substances. gueurs d’onde auxquelles le type de
Parfois, c’est la nature de la stimulation gustative qui change, sans disparaître et récepteur manquant est sensible.
sans changer nécessairement d’intensité. Après une chimiothérapie, la sensibilité Toutefois, certains neurobiologistes
gustative qui avait diminué, voire disparu, réapparaît, mais les aliments sont perçus se demandent encore si certains types
comme ayant un goût différent de celui qu’ils avaient avant le début du traitement.
de neurones jouent un rôle privilégié
Ces malades doivent alors reconstruire un nouveau code pour reconnaître les ali-
ments. Cette modification serait due à l’inhibition qu’exercent certains médicaments dans le codage des saveurs. Le goût est-
et certaines drogues sur la division cellulaire des cellules sensorielles. Or la dispari- il un sens analytique, chaque qualité
tion de ces cellules requiert une adaptation des neurones pour l’analyse de l’informa- gustative étant distincte, ou un sens syn-
tion fournie. Dans les conditions normales, cet apprentissage serait fait en continu, à thétique, une saveur unique résultant
mesure de la destruction des cellules. La disparition simultanée d’un très grand d’une combinaison de stimulus ? Si l’on
nombre de cellules réceptrices perturberait cet équilibre et les informations gusta- parvient à identifier la relation entre
tives ne seraient plus interprétées selon les mêmes codes. l’activité des neurones gustatifs peu
Il est toutefois difficile de conclure que ces nouveaux codes, aussi arbitraires que spécifiques et les sensations suscitées
les précédents, constituent une illusion. On sait certes mesurer le changement qui est
par des mélanges de saveurs, on aura
survenu, ainsi que les différences entre les individus de sensibilité à la nature et l’inten-
sité des goûts et des odeurs. Mais puisque, pour des raisons génétiques, nous sommes
percé les secrets du codage neuronal
tous équipés d’un système de récepteurs différents, on ne peut définir une «bonne» dans le système gustatif.
perception, face à laquelle toute déviation serait une erreur. Encore faudrait-il pour cela Les différents travaux, de l’isolement
qu’une très large majorité d’individus partage la même représentation corticale d’un des protéines réceptrices des cellules gus-
goût, par rapport à laquelle on pourrait décrire un écart. Ce qui est loin d’être le cas… tatives à l’étude de la perception neuronale
des saveurs chez l’homme, précisent petit
à petit le fonctionnement du goût. Les
vision des couleurs dépend de la compa- détermine les stimulus ayant des saveurs découvertes constitueront des pistes pour
raison de l’activité des récepteurs de identiques ou différentes. Ces travaux la mise au point de nouveaux édulcorants
l’œil. Nous en avons déduit que l’infor- montrent que les profils d’activation suf- et pour l’amélioration des substituts du sel
mation gustative résulte de profils fisent pour distinguer tous les goûts. et des graisses, c’est-à-dire pour la
d’activité neuronale. Quand on bloque l’activité de cer- conception de nourritures et de boissons
Les substances qui ont le même goût tains groupes de neurones, on perturbe plus saines et néanmoins goûteuses.
déclenchent des profils d’activité des la reconnaissance des goûts. Chez le rat,
neurones similaires. En utilisant des un traitement de la langue par l’amilo-
méthodes statistiques pour comparer ces ride, une molécule antidiurétique, David S MITH est professeur à l’École de
profils chez le hamster et chez le rat, on a inhibe les canaux à sodium des récep- médecine de l’Université du Maryland.
identifié des similitudes entre des profils teurs gustatifs qui réagissent surtout au Robert MARGOLSKEE est professeur de phy-
activés par différents agents sapides : les chlorure de sodium. On supprime ainsi siologie, de biophysique et de pharmacolo-
résultats sont en accord avec les résultats les différences entre les profils d’acti- gie à l’École de médecine du Mont-Sinaï.
d’expériences comportementales, où l’on vité dus au chlorure de sodium et à son

112 © POUR LA SCIENCE


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LE GOÛT DU FROID
Hervé THIS

Le refroidissement ou le réchauffement de la langue


suscitent la perception de saveurs,
même en l’absence d’aliments.

L a physiologie du goût est aujourd’hui


une vague déferlante de connais-
sances : ces dernières années, les physiolo-
Le chaud est sucré
Les réactions ne sont pas identiques pour
centre et
les bords
de la langue,
gistes ont compris les bases moléculaires de tous les individus, mais, pour une forte les chercheurs
la sensation gustative du piquant, puis ils proportion des sujets testés, le chauffage précisèrent les impres-
ont identifié, dans les cellules des papilles de la pointe de la langue (jusqu’à la tem- sions : la perception du
gustatives, les mécanismes de la perception pérature de 35 °C) produit une légère sucré thermique est
de la saveur ; enfin, en 1999, ils décou- sensation sucrée, tandis que le refroidisse- maximale sur la pointe de la
vraient le premier récepteur d’une molécule ment (jusqu’à 5 °C) provoque la sensation langue pour tous les sujets et
sapide. Les méthodes analytiques pour acide, et salée pour un des sujets testés. Le l‘acide thermique est mieux
trouver d’autres récepteurs sont désormais chauffage de l’arrière de la langue ne perçu sur les bords de la langue.
disponibles… et une nouveauté a été inat- donne qu’une faible sensation de sucré, Comment interpréter ces
tendue : la découverte des « saveurs ther- mais le refroidissement de l’arrière-langue résultats ? On sait que les fibres ner-
miques ». Des variations de la température suscite souvent des sensations plus nettes, veuses de deux nerfs crâniens inner-
de la langue suscitent la perception de décrites comme amères ou acides. vent les papilles : les fibres de la corde
saveurs en l’absence de molécules sapides ! Certains sujets ne perçoivent aucune de du tympan se ramifient dans les papilles
La température provoque ainsi l’apparition ces saveurs thermiques. gustatives et transmettent les informations
d’une illusion gustative. Étrange phénomène, qui méritait sur les saveurs, tandis que les fibres de la
Quand nous mangeons, diverses molé- d’être exploré. Les physiologistes cherchè- branche linguale du nerf trigéminal se ter-
cules des aliments stimulent les cellules rent d’abord à quantifier les relations entre minent dans les papilles, près des bour-
olfactives du nez, les papilles de la bouche, la température et l’intensité des sensations : geons du goût, et elles transmettent au
des récepteurs de la douleur (pour le l’intensité de la saveur sucrée, à l’avant de cerveau les informations de température,
piquant) et, aussi, des capteurs mécaniques la langue, augmente avec la température douleur, irritation et pression. Les capteurs
ou thermiques. Comment les perceptions (jusqu’à 35 °C), alors que l‘« acide ther- thermiques et les récepteurs des saveurs
interagissent-elles pour constituer la notion mique », dû au refroidissement, évolue sont proches dans la bouche.
synthétique du « goût » ? On a longtemps vers le salé. Puis, comme les sujets avaient Ainsi les changements de température
supposé que les informations obtenues par souvent signalé des différences entre le activeraient les récepteurs responsables du
les cellules sensorielles montaient, de neu- codage normal de la perception des
rone en neurone, jusqu’aux centres supé- saveurs. Dans cette hypothèse, on devrait
rieurs du cerveau, qui les interprétaient, bloquer les saveurs thermiques en stimu-
formant la sensation du goût. Les électro- lant les récepteurs de saveurs. Au contraire,
physiologistes ont compris, il y a quelques si la saveur thermique n’est pas due aux
années, que les informations sensorielles se récepteurs normaux des saveurs, le blo-
mélangent dès les premiers relais neuro- cage de ces récepteurs n’aura pas d’effet
naux, et l’« intégration sensorielle » com- sur la perception de la saveur thermique.
mence dès la langue. Les tests sont en cours.
Afin de déterminer l’effet physiologique Que feront les cuisiniers de telles
de ce mélange, Ernesto Cruz et Barry découvertes ? On ne goûte pas de la seule
Green, de l’Université Yale, ont stimulé la pointe de la langue, de sorte que l’effet
langue de plusieurs individus à l’aide de des saveurs thermiques est faible en
petites « thermodes », des systèmes dont on dégustation courante. En revanche, chacun
commande la température à l’aide de cou- peut déterminer s’il fait partie des per-
rants électriques… et c’est ainsi qu’ils ont sonnes qui perçoivent les saveurs ther-
redécouvert les « saveurs thermiques » susci- miques : il suffit de placer un glaçon contre
tées par divers réchauffements ou refroidis- la pointe de la langue, ou de tremper
sements de la langue. En réalité, l’effet avait celle-ci dans un verre d’eau tiède.
déjà été découvert il y a 35 ans, mais Dans les papilles gustatives, les capteurs
l’observation avait été intégrée à une théo- thermiques (en violet) sont proches des Hervé THIS est conseiller scientifique
rie controversée. récepteurs des saveurs (en vert). de la revue Pour la Science

113 © POUR LA SCIENCE


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LES ILLUSIONS PAR LE MENU


Heston BLUMENTHAL
1. Gelée bicolore à l’orange et à la
betterave.
La mémoire a la haute main sur les gastronomes.
et violette à droite (voir la figure 1). On
Quand nos sens nous donnent des informations s’attend, selon nos souvenirs, à ce que la
première bouchée, prise à droite, sente
contradictoires, ou que nous somme confrontés à un plat l’orange et que le gel violet foncé sente la
betterave, mais c’est le contraire ! Le gel
innovant, c’est elle qui décide de l’attitude à adopter. orange est fait de betterave jaune et
l’autre, de jus d’orange sanguine. Nous
servons aussi une pâte de fruit au jus de

M anger est une des seules activités


qui fasse appel à tous nos sens. La
carte génétique de contrôle du goût est la
veau décide, ce qui peut donner naissance
à des illusions surprenantes.
Le cerveau se laisse parfois tromper par
citrouille. Lorsqu’on la déguste les yeux
bandés, elle a un léger fumet terrien et un
goût subtil de citrouille. Sans le bandeau,
plus complexe du corps humain et reste de fausses informations, issues de l’un des elle semble avoir un goût d’abricot. Dans
mystérieuse à bien des égards. Même si sens dominants. Quelqu’un qui froisse un le premier cas, on se concentre sur la
nous avons conscience que nos cinq sens tissu et ceux qui entendent ce bruit se font saveur, mais quand on enlève le bandeau,
sont sollicités lorsque nous mangeons, une idée identique de sa structure : c’est la vue entre en jeu et nous trompe. La
nous ne nous rendons pas toujours l’ouïe, non le toucher comme on pourrait le couleur s’associerait à l’acidité produite par
compte à quel point. En matière de gastro- croire, qui prédomine. Lorsqu’on froisse ce l’acide tartrique, nécessaire à la gélification,
nomie, nous gagnerions à mieux connaître tissu en portant des écouteurs qui diffusent pour donner naissance à l’illusion d’un
et utiliser ces interactions pour inventer de le bruit de pliage d’un papier, on a l’illusion goût fruité.
nouvelles compositions. de froisser du papier. L’appréciation de la Comme la perception du goût, les
Quel que soit le sens stimulé, la texture et, par extension, de la fraîcheur mécanismes d’attirance ou de rejet d’un ali-
mémoire est essentielle à l’établissement d’un biscuit est également perturbée par un ment font intervenir la mémoire. N’est-il pas
de nos goûts. Ce mécanisme fait évidem- signal sonore incohérent. Lorsque l’on fascinant qu’un mets puisse être délectable
ment intervenir plus souvent certaines écoute un son craquant en mangeant des pour certains et repoussant pour d’autres ?
modalités sensorielles, comme l’odorat, biscuits, notre perception s’en ressent: plus La raison de cela n’est pas toujours liée aux
pour lequel nous possédons une très la fréquence ou le volume sont élevés, plus souvenirs d’enfance. L’appréciation peut
bonne mémoire. L’influence de certains le biscuit semble croustillant et frais. Dans venir de la couleur, de l’odeur ou de la tex-
sens sur d’autres complique notre appré- ces deux exemples, la mémoire associe le ture de la nourriture, voire de nous seuls,
ciation. La vue, par exemple, s’active avant son entendu au souvenir de la texture cor- comme en témoigne notre aversion, à cer-
même l’arrivée d’un signal sonore et peut respondante. tains âges, pour les aliments amers. D’autres
nous tromper sur son origine. Lorsque raisons, innées ou acquises, entrent aussi en
nous mangeons, le cerveau doit harmoni- ligne de compte. Imaginez par exemple une
Violet comme une orange
ser toutes les informations recueillies. En glace au crabe. Maintenant, pensez-y
cas d’indices contradictoires ou s’il faut La vue nous égare aussi. Dans mon res- comme à de la bisque de homard congelée.
décider de l’attirance pour un nouvel ali- taurant, nous servons une gelée à l’orange Les deux descriptions nous font réagir très
ment, c’est grâce aux souvenirs que le cer- et à la betterave bicolore, orange à gauche différemment. Notre mémoire nous rappelle
qu’une glace doit être sucrée, d’où notre
perplexité. Un ami m’a raconté un voyage
au Japon au cours duquel on lui avait servi
en entrée un crabe à carapace molle vivant!
Il le mangea à contrecœur avant de rendre
la politesse. Que croyez-vous qu’il servit à
son hôte? Un gâteau de riz, que celui-ci fut
incapable de manger. Apparemment, l’idée
même de manger du riz sucré et nappé
était repoussante. D’ailleurs, les amateurs de
gâteaux de riz sont eux-mêmes en désac-
cord sur la question de la peau : en faut-il
une ou non? Les réponses sont si tranchées
qu’il est inutile d’attendre une réponse
orale : il suffit de regarder la grimace de
dégoût de votre interlocuteur.
Jean-Michel Thiriet

L’un de nos plats au restaurant The


Fat Duck est recouvert d’une sauce aux
haricots Tonka. L’arôme de ce petit

114 © POUR LA SCIENCE


7639_blumenthal.xp2 2/04/03 19:04 Page 115 pbi Maquettistes:pbi(Pauline bilbault):7639_illusions:7639_bluemontal_p:

haricot d’Amérique du Sud me rappelle


le caoutchouc des sandales de mon
enfance. Cette odeur me rassure étrange-
ment, et la saveur me plaît donc. L’une
de mes amies n’aimait pas du tout cette
sauce, sans savoir pourquoi. Lorsque je
lui expliquai les raisons de mon enthou-
siasme, elle comprit : dans sa jeunesse,
elle avait subi de lourdes opérations den-
taires et le haricot Tonka lui rappelait
l’odeur du masque en caoutchouc utilisé
pour l’anesthésier.
Cette influence de la mémoire dans
nos préférences alimentaires se manifeste
aussi de façon clinique : les personnes
atteintes de la maladie d’Alzheimer se met-
tent parfois à manger des aliments qu’elles
n’avaient jamais aimés. Ces malades ne
savent plus ce qu’ils appréciaient et les cri-
tères de décision, également liés aux sou-
venirs, leur font aussi défaut.
Lorsque nous mangeons un aliment
nouveau, notre jugement est parfois très
rapide, à la limite du subconscient, si
nous avons déjà toute l’information
nécessaire à la décision. En revanche, plus
le goût, la saveur, la vue ou la texture
sont inattendus, plus nous avons du mal
à décider si nous aimons, et à quel degré.
L’élément de surprise a beau être très
recherché en gastronomie, il faut souvent
manger plusieurs fois un mets inhabituel
avant de l’apprécier.

Des goûts et des couleurs


L’une de nos entrées est un gaspacho de
chou rouge avec un sorbet à la moutarde.
Le gaspacho est violet foncé, une couleur
qu’on n’associe pas d’habitude à la nourri-
ture. Le mariage avec l’huile de moutarde
donne au chou un caractère poivré. La
première fois qu’on goûte ce plat, il faut
surmonter un certain nombre de réti-
RMN/Gérard Blot

cences, comme la couleur et l’arôme du


jus frais de chou rouge. La mémoire n’a
pas assez d’informations pour décider s’il
2. L'automne (1573), par Guiseppe Arcimboldo, est une illusion «visuo-culinaire».
faut aimer ou non, à moins, bien sûr de
disposer de critères individuels. Le convive une odeur, non à une saveur : on pense doux ? Le gastronome se concentre-t-il
doit surmonter ses blocages avant même aux arbres de Noël ou au vernis pour les davantage sur l’arôme de ce qui est
de se demander si le goût de cette asso- meubles, pas à un aliment. Pour contour- croustillant du fait de l’amplification du
ciation lui plaît. La deuxième fois qu’on ner cette impression de goûter une bruit ? La vue peut-elle nous influencer au
déguste ce plat, les obstacles sont amoin- odeur, nous servons quelques instants point que regarder des cartes colorées
dris ; le mets est reconnaissable et on avant l’arrivée du dessert une gousse de augmente l’intensité de la nourriture ?
l’apprécie différemment. vanille séchée que l’on trempe dans un Ces questions méritent d’être approfon-
Tous ces exemples illustrent le rôle verre de sorbet au pin. Cette préparation dies, et la gastronomie offre encore des
essentiel de la mémoire. Il faut donc lui brise une barrière mentale. Lorsque le perspectives insoupçonnées dont les cuisi-
fournir assez d’informations pour faire dessert est servi, le convive n’a plus la niers sont loin d’avoir sucé la substanti-
apprécier une nouvelle saveur. Au restau- sensation de goûter une odeur : grâce à fique moelle.
rant, nous avons mis cette théorie en pra- la mémoire, il a conscience de déguster
tique pour un dessert composé de un arôme ! Heston BLUMENTHAL est chef cuisinier du
mangue, de pin Douglas et de poivre Que se passe-t-il quand on associe restaurant The Fat Duck,
vert. Le pin est généralement apparenté à deux aliments, l’un craquant et l’autre situé près de Londres.

© POUR LA SCIENCE 115


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L A COULEUR
qui se détachent de la surface du liquide, quelques femto-
grammes au sommet des fosses nasales où ils se lient plus ou
moins intensément à des récepteurs spécifiques. Il existerait près

DES ODEURS d’un millier de récepteurs adaptés à des molécules différentes.


Cette liaison au récepteur modifie légèrement la conforma-
tion de cette protéine, ce qui engendre une cascade d’événe-
ments moléculaires intracellulaires qui finissent par donner lieu à
Frédéric BROCHET et Gil MORROT une activation dans la cellule réceptrice. Cette activation se trans-
met de proche en proche pour enfin arriver dans les zones spé-
cialisées du cortex, plus précisément dans la zone orbito-frontale
La vision, qui altère la perception des du cerveau droit chez la majorité des sujets. Cette transmission a
pris environ 450 millisecondes.
odeurs, engendre des illusions olfactives. Pendant ce temps, bien que notre dégustateur fût concentré
sur l’odeur, une immense partie de son cortex observait l’envi-
ronnement, et la couleur du vin bien entendu. En 45 millise-
condes, le cortex temporal brassait déjà des termes de couleurs

L a scène se passe chez un coiffeur qui offre des bonbons aux


enfants pour les calmer. « Tiens, prends celui-là, il est à la
fraise. » Le chérubin extrait d’un papier orange un bonbon jaune.
« jaune clair, vert clair ». Lorsque les deux informations se recou-
pent, le terme de « buis » est immédiatement adopté.
Comme dans le cas du bonbon toutefois, quand les deux
La maman : « Ah, dommage, il n’est pas à la fraise. » Le coiffeur : informations se contredisent, laquelle de ces deux voies est
« Mais si, ils sont tous à la fraise. » L’enfant après l’avoir senti capable de prendre le pas sur l’autre ? La voie visuelle.
refuse : « Je n’aime pas le citron. » Longtemps on a considéré que sentir le citron dans les bon-
Ce dialogue n’est pas extrait d’une œuvre posthume de bons jaunes et la fraise dans les bonbons rouges était une
Boris Vian, il s’est produit en ce début 2003 sous nos yeux « erreur » ou une « illusion ». Il s’agit en réalité d’un effet du méca-
chez un coiffeur ordinaire d’une ville ordinaire et le phénomène nisme général impliqué dans notre « reconnaissance des odeurs ».
est ordinaire : l’enfant s’attend à un bonbon à la fraise donc L’exemple des couleurs préoccupe les industriels : on considère
rouge. La couleur jaune l’a orienté vers l’odeur de citron. Doit- aujourd’hui que s’il n’est pas possible de faire passer n’importe
on attribuer cette erreur à l’ignorance du coiffeur, à une illusion quelle odeur avec de la couleur, l’affirmation serait exagérée, il
olfactive de l’enfant, ou bien à une erreur de fabrication ? Un est tout à fait possible de faire passer beaucoup d’odeurs pour
peu des trois, mais l’erreur résulte surtout du fonctionnement d’autres avec une couleur appropriée. L’identification d’une
des mécanismes sensoriels. odeur perd toute stabilité à partir du moment où on introduit de
En matière d’odeurs et de goûts, le verbe ne vient pas aisé- la couleur. L’odeur perçue en présence de la couleur est un autre
ment à la bouche. Toutefois, il n’est point besoin de mots pour objet et il a donc une odeur différente ! Même les dégustateurs
que s’élaborent nos représentations, ces goûts ou ces odeurs chevronnés sont surpris de sentir le cassis ou la framboise dans
dans la tête, même si lorsque nous mettons un mot sur une pen- un vin blanc coloré en rouge à leur insu, comme l’a montré une
sée, nous changeons bien des choses. Revenons quelques ins- expérience que nous avons menée à Bordeaux en 1999, et
tants sur le cheminement qui conduit d’une stimulation olfactive reprise par plusieurs équipes.
à un comportement ou à une verbalisation. 1. L’imagerie cérébrale révèle que lors de la dégustation d’un
Prenons le cas d’un verre de vin de Sauvignon par exemple. vin, plusieurs zones du cerveau sont activées simultanément,
Jeune, il contient une petite concentration d’une molécule dont le comme l’illustrent ces multiples vues. Notamment, les zones
nom abrégé est 4MMP (4 Methyl, 4 Mercapto pentan 2 one), qui traitent le langage, la vision et l’olfaction sont «allumées».
découverte par Denis Dubourdieu en 1990 à l’Université de L’odeur d’un grand cru est donc indissociable de ce que nous
Bordeaux et intensément odorante. Des quelques picogrammes en voyons et des mots utilisés pour le décrire.

LANGAGE

VISION OLFACTION

116 © POUR LA SCIENCE


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VIN BLANC, MUQUEUSE VIN BLANC


TEINTÉ OLFACTIVE
EN ROUGE
CASSIS POIRE
CORTEX
ORBITO
FRONTAL
CORTEX (odorat)
TEMPORAL
GAUCHE
(langage)

Le bouquet Le même
est nommé bouquet (issu
cassis par le de molécules
cortex temporal identiques) est
gauche par conformité CENTRE
VISUEL nommé poire.
à la couleur.
OCCIPITAL

D.R
2. Dégustation de vin. Lorsque la dégustation se fait avec connaît pas le nom du vin donne aussi des résultats surpre-
du vin blanc teinté en rouge, sans que le goût en soit modi- nants : des grands crus passent pour de petits vins et réci-
fié, les œnologues croient retrouver des arômes comme la proquement. La perception est conforme à ce qu’on attend
framboise ou le cassis. Une dégustation anonyme où l’on ne de l’objet, avant même d’avoir perçu le goût de l’objet.

Un exemple frappant de ces odeurs différentes induites par C’est lorsque vous ne disposez d’aucune information que
des couleurs différentes est donné par la disparition quasi com- votre jugement et votre perception sont les plus nets, mais ce
plète de l’argument commercial « sans colorant » dans les pro- cas est exceptionnel : même en l’absence d’informations, les
duits alimentaires censés avoir une odeur reconnaissable, sujets en cherchent systématiquement, parfois inconsciemment,
comme les sirops. La raison en est simple : sans couleur, ils dans le clignement des yeux de l’interlocuteur, dans les indices
n’ont pas l’odeur appropriée, un sirop blanc «sent» moins la de l’environnement…
menthe qu’un sirop vert, même si l’extrait aromatique est exac- Pourquoi ce type de mécanisme psychologique est-il plus net
tement le même ! Cet effet s’observe avec tous les produits que dans le domaine des odeurs ? Pour plusieurs raisons. D’une part,
nous sentons dans une plus ou moins large mesure. le système olfactif possède des performances sensorielles très par-
ticulières : il est lent, car ses fibres ne sont pas myélinisées,
contrairement aux fibres du système visuel, et très peu de
Il est plus facile de juger un vin
signaux entrent dans la sphère perceptive par rapport à l’ouïe ou
après avoir vu l’étiquette à la vue. D’autre part, la diversité des sujets en matière de « sen-
sorialité » chimique est très importante.
L’influence des informations visuelles va encore plus loin. Qui ne Chacun « lit » le monde des odeurs à sa manière. Chaque
s’est pas un jour trompé au cours d’une dégustation de vin « à « nez» d’une assemblée de dégustateurs construit un message
l’aveugle » où vous avez adoré un vin qui se révèle être un petit différent à partir d’un stimulus identique, même si ce stimulus
cru, ou encore, où vous êtes « passé à côté » d’une bouteille pour- est constitué d’une seule molécule. De surcroît, la dénomination
tant « éblouissante ». Dans les deux cas, après avoir été mis au d’un même stimulus (d’une même molécule) n’est semblable
courant et avoir goûté à nouveau, vous êtes retombé « dans le qu’à l’échelle d’un tout petit groupe : là où certains sentent la
juste », avez soigneusement dénigré ce petit vin trompeur et porté vanille, d’autres sentent le menthol, en particulier lorsque le
la plus grande attention à ce grand vin, ou encore, vous avez mis cocktail moléculaire est assez élaboré, ce qui est très souvent le
ces faits sur le compte de votre ignorance œnologique. Dans cha- cas des parfums naturels. Ces termes ne sont jamais de vrais
cun des cas, rien de tout cela n’est vrai. descripteurs, mais ils renvoient en réalité à des « prototypes »,
Comme dans de nombreux domaines sensoriels, la percep- c’est-à-dire à des objets sur le mode « ça ressemble à » plutôt
tion est conforme à ce que vous attendez de l’objet, avant même que sur celui de « cela possède telle et telle caractéristique ». La
qu’il ne soit perçu, comme l’a énoncé pour la première fois le vie sociale autour des odeurs, qui exige des échanges et des
psychologue américain Jerome Bruner. On vous a « annoncé » prises de position, ne devient possible qu’avec le recours à des
un grand cru, va pour le grand cru. Non seulement on apprécie éléments intrinsèques du groupe comme ses préférences, mais
le vin, mais on va lui attribuer effectivement les qualités d’un aussi le prix du stimulus ou son statut.
grand cru. Ce n’est pas un simple effet du contexte, mais une Dans de nombreux ouvrages d’œnologie, on trouve des
intégration du contexte au sein de l’objet perçu, ou plus précisé- assertions du type : « Il faut porter la plus grande prudence aux
ment au sein de sa « représentation ». C’est ce que démontrent jugements obtenus au cours de dégustations anonymes. »
quelques images cérébrales obtenues à la suite de stimulations Aujourd’hui, on comprend mieux pourquoi…
olfactive et gustative : de nombreuses zones cérébrales sont acti-
vées, en particulier les zones visuelles, alors que le sujet ne fait F. BROCHET a soutenu sa thèse à l’Université Bordeaux II
en réalité « que déguster » (voir la figure 2). Par le truchement de et est spécialiste de la dégustation. Il dirige la Société Ampelidæ.
l’attente, le vin devient un grand cru avec toutes les qualités (ou G. MORROT, chargé de recherches au CNRS,
les défauts d’ailleurs) « attendus » d’un grand cru. travaille à L’INRA de Montpellier.

© POUR LA SCIENCE 117


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LES ILLUSIONS OLFACTIVES En l’absence d’un contexte séman-


tique approprié, la source émettrice est
souvent mal reconnue. Nous n’avons pas
tous les capacités d’un Jean-Baptiste
Gilles SICARD Grenouille, qui décèle à la première inha-
lation tous les composés d’un parfum
complexe. Notre ignorance et notre diffi-
Des pathologies entraînent hallucinations culté à analyser nos perceptions olfactives
les rendent instables et subjectives. Dans
et illusions olfactives. ce domaine, le consensus n’est pas la
règle, puisque chaque sujet a appris au
hasard de la vie ce qu’il sait des odeurs.
Comment interpréter correctement un sti-

D ans Le parfum, le romancier Patrick


Süskind nous décrit son héros, Jean-
Baptiste Grenouille, doué d’une sensibilité
lors d’une mauvaise interprétation d’un sti-
mulus chimique ou même en l’absence de
tout stimulus. Le plus souvent, ces illusions
mulus odorant si l’on ne parvient pas à
s’accorder sur ce que l’on ressent ? Par
exemple, la molécule d’eugénol évoque
olfactive hors du commun, arpentant Paris à ou hallucinations olfactives signent une selon les individus, soit l’œillet, soit l’odeur
la recherche des parfums les plus extraordi- pathologie du système nerveux. du clou de girofle, soit l’odeur des cabi-
naires. Que signifie extraordinaire? Un par- nets des dentistes.
fum ou une odeur sont-ils définissables ? Comment repérer De même, lorsque l’odeur d’un
Lorsque l’on fait sentir un même échantillon Gewurztraminer rappelle à un individu le
à plusieurs individus, la description de ce
une illusion de l’odorat ? lychee, alors que la majorité pense à la
qu’ils perçoivent varie beaucoup. Est-ce une Le système olfactif humain reconnaît envi- violette, on ne peut pas conclure à une
raison pour affirmer que les uns sont vic- ron 10 000 odeurs. Lorsque les molécules illusion. La plupart des testeurs ignorent
times d’une illusion alors que les autres pos- odorantes sont inhalées, elles se fixent sur probablement ce que sent le lychee, tout
sèdent la bonne réponse ? Existe-t-il seule- des protéines réceptrices situées sur des cils en ayant bien assimilé que l‘odeur de la
ment une bonne réponse? de l’épithélium olfactif. Un signal électrique violette était une composante olfactive de
Les illusions olfactives sont une source se propage alors dans les axones jusque ce vin. Toutefois, quand on connaît
précieuse d’interprétation des mécanismes dans le bulbe olfactif, situé juste derrière le l’odeur du lychee, sa similitude avec celle
de l’odorat, mais en raison du manque nez. Ce bulbe est le premier relais de de ce cru semble évidente !
d’outils pour décrire une perception olfac- transmission vers le cortex, d’abord olfactif, La subjectivité de la perception des
tive, elles commencent seulement à être puis supérieur. La principale difficulté pour odeurs s’explique aussi par la complexité
étudiées. Les quelques illusions olfactives qui l’étude des illusions olfactives réside dans chimique de beaucoup de stimulus naturels.
ont été pour l’instant rapportées surviennent l’imprécision de leur description. Certaines sources émettrices contiennent

CERVEAU

BULBE OLFACTIF

BULBE
OLFACTIF ÉPITHÉLIUM
OLFACTIF

CAVITÉ NASALE

ORGANE VOMÉRONASAL

118 © POUR LA SCIENCE


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2. L’orgue à parfum. En jouant sur


des dizaines, voire des centaines de
notes parfumées, le compositeur de
Guerlain

parfum crée des illusions olfactives.

1. Le parfum d’une fleur provoque une


CERVEAU réaction de plaisir après un traitement
BULBE OLFACTIF complexe par le système olfactif.
L’odeur est d’abord détectée, dans la
partie supérieure du nez, par des cel-
lules de l’épithélium olfactif. Dans
cette région, les molécules odorantes
VERS LE CORTEX se fixent plus ou moins intensément à
GLOMÉRULES OLFACTIF des protéines (des chimiorécepteurs)
portées par des prolongements res-
semblant à des cils, dont il existerait
environ un millier de types différents.
Cette liaison au récepteur modifie
légèrement la conformation de cette
protéine, ce qui déclenche un signal
dans les neurones détecteurs, ou neu-
rorécepteurs. Ces derniers s’étendent
sur trois à quatre centimètres, de
OS l’intérieur du nez jusqu’au cerveau.
Leur prolongement, nommé axone,
AXONE s’étend du corps cellulaire jusqu’au
bulbe olfactif, dans le cerveau. Là, les
CORPS axones convergent en des sites nom-
CELLULAIRE
més glomérules ; puis les signaux sont
transmis vers d’autres régions du cer-
veau, notamment vers le cortex olfac-
tif. L’organe voméronasal fait partie
ÉPITHÉLIUM OLFACTIF d’un système sensoriel différent, qui
déclenche des réactions innées chez
certains mammifères. Son rôle chez
l’humain reste mal connu.

© POUR LA SCIENCE 119


7639_sicard_xp2 2/04/03 19:15 Page120pbiMaquettistes:pbi(Paulinebilbault):7639_illusions:7639_sicard_p:

des dizaines d’espèces moléculaires qui ont L’appréciation hédoniste variable d’une
POUR LA
toutes leurs propres odeurs, parfois aussi odeur dépend d’un autre type de circons-
distinctes que celles d’une rose et d’un euca- tances. Ces différences d’interprétation d’un
lyptus. Ces espèces possèdent elles-mêmes même stimulus reflètent des variations de
plusieurs « facettes olfactives ». La sensibilité l’état interne du sujet : même si vous appré- 8, rue Férou 75278 PARIS CEDEX 06
aux différentes composantes varie selon les ciez l’odeur du poisson lorsque vous avez Tél: 01-55-42-84-00
www.pourlascience.com
individus, une indication que nous possé- faim, il y a de fortes chances pour qu’elle Commande de dossiers ou de magazines:
dons tous des équipements différents en vous indispose une fois rassasié. 02.37.43.65.64

récepteurs olfactifs. De surcroît, les compo- POUR LA SCIENCE Directeur de la rédaction:


Philippe Boulanger. Françoise Pétry-Cinotti
santes interagissent : on connaît ainsi des Hallucinations olfactives (Rédactrice en chef), Philippe Pajot (rédacteur en
effets de masquage et des synergies. Malgré chef adjoint), Loïc Mangin, Claire Le Poulennec,
François Savatier, Laurence Plévert, Marie-Neige
ces difficultés, on constate parfois une mau- Les descriptions des perceptions qui nais- Cordonnier, Xavier Muller, René Cuillierier,
vaise interprétation de l’environnement chi- sent sans stimulus diffèrent peu de celles Sébastien Bohler (Rédacteurs). Secrétariat de
rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, Céline
mique qui conduit à l’impression de sentir qui sont dues à la mauvaise interprétation Lapert, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Pierre
quelque chose d’autre. Lors de l’ouverture d’une perception objective. Elles mettent Saminadin. Site Internet : Nicolas Botta-
d’un service dédié à des patients victimes de aussi en jeu, le plus souvent, de mauvaises Kouznetzoff. Direction Marketing et Publicité :
Stéphane Montouchet, assisté de Séverine Merviel
telles illusions, nous avons dû créer un néo- odeurs. En l’absence d’entrée sensorielle et Estelle Dorey. Direction financière : Anne
logisme, l’«olfactologie», pour baptiser cette avérée, certaines de ces illusions s’accom- Gusdorf. Direction du personnel : Jean-Benoît
Boutry. Fabrication : Jérôme Jalabert, assisté de
discipline nouvelle. pagnent d’activations nerveuses de zones Christine de Cacqueray. Presse et communica-
À la suite d’un traumatisme crânien normalement impliquées dans le traite- tion : Floryse Grimaud, assistée d’Isabelle Huet.
Conseiller scientifique: Hervé This.
ou d’une rhinite, certains malades ne per- ment des informations olfactives. Ont également collaboré à ce numéro : Muriel
çoivent plus que les odeurs très intenses. L’illusion serait liée à la formation d’une Royer de Véricourt.
Ce symptôme s’accompagne souvent de image d’activation dans le nerf olfactif ou SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : John
Rennie, Executive editor : Mariette DiChristina
difficultés pour reconnaître les sources dans le bulbe olfactif. D’autres illusions Board of editors:Ricki Rusting, Philip Yam, Gary
odorantes et d’une tendance à percevoir résulteraient d’un dysfonctionnement de Stix, Michelle Press, Wayt Gibbs, Mark Alpert,
toutes les odeurs comme désagréables. territoires nerveux plus centraux, respon- Steven Ashley, Graham Collins, Carol Ezzell,
Steve Mirsky, George Musser. Chairman
Par exception, le sujet perçoit tous les sti- sables de l’intégration de l’information olfac- Emeritus : John Hanley. Chairman : Linda Hertz.
mulus olfactifs comme agréables, décri- tive ou de son interprétation dans le cortex. Manager of custom publishing : Jeremy Abbate.
President and Chief Executive Officer: Gretchen
vant cette perception unique comme Ainsi, des hallucinations sont réduites par Teichgraeber. Vice-President: Chuck McCullagh
« sucrée, musquée, bonne et voluptueuse, l’occlusion d’une narine, d’autres, par l’abla- and Frances Newburg.
évoquant l’encens ». Ces illusions sont tion de la muqueuse olfactive, ce qui PUBLICITÉ France
Directeur de la Publicité : Jean-François
dues à une modification de la représenta- indique une cause périphérique de l’ano- Guillotin (jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté
tion nerveuse du stimulus dans un réseau malie. D’autres sont provoquées par des de Catherine Teissier
lésé ; leur connotation affective est, elle, compressions de territoires cérébraux, ané- 8 rue Férou 75278 Paris Cedex 06
Tél.: 0155428428 ou 0155428497
affaire d’interprétation. On étudie actuel- vrismes ou tumeurs. Enfin, certaines crises Télécopieur: 0143251829
lement la capacité des malades à réap- épileptiques s’accompagnent d’illusions de Étranger: 415 Madison Avenue, New York.
N.Y. 10017 — Tél. (212) 754.02.62
prendre à associer de tels messages la présence d’une odeur : la schizophrénie SERVICE ABONNEMENTS: 01.55.42.84.04
dégradés à une perception olfactive est capable de créer des illusions odorantes. Anne-Claire Ternois et Ginette Grémillon
ancienne. Il arrive que ces déficits olfactifs Les illusions olfactives qui apparaissent en
DIFFUSION
régressent sans apprentissage, en l’absence de support chimique sont proba- Estelle Dorey: 01.55.42.84.81.
quelques mois ou en quelques années. blement plus incontestables que les autres. DIFFUSION DE LA BIBLIOTHÈQUE
Une rééducation similaire à celle qu’on Les éclairent-elles ? POUR LA SCIENCE
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont,
pratique dans l’orthophonie, une « orthos- Le confort et la santé psychique des Montréal, Québec, H3N 1W3 Canada.
mie », est donc envisageable ! victimes de ces illusions sont nettement Suisse : Servidis : Chemin des châlets, 1979
Chavannes — 2 — Bogis
Un autre type d’illusion naît égale- affectés. Les médecins offrent encore trop Belgique : La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-
ment d’un stimulus chimique réel, de peu de recours à ces malades. L’étude de oies — 1130 Bruxelles.
Autres pays : Éditions Belin : 8, rue Férou —
façon comparable à celles que l’on ces mécanismes est d’autant plus souhai- 75278 Paris Cedex 06.
observe pour d’autres modalités senso- table que beaucoup d’illusions olfactives Toutes demandes d’autorisation de reproduire,
rielles. Lorsque les dégustateurs avertis doivent se produire à notre insu. Une par- pour le public français ou francophone, les textes,
examinent un vin, ils ne s’accordent sur tie de l’art des parfumeurs repose d’ailleurs les photos, les dessins ou les documents contenus
dans la revue «Pour la Science», dans la revue
la description de l’arôme qu’après une vraisemblablement sur leur capacité à «Scientific American», dans les livres édités par
convention. Même chez les parfumeurs créer des illusions olfactives. La maîtrise «Pour la Science» doivent être adressées par écrit
à «Pour la Science S.A.R.L.», 8, rue Férou, 75278
ou les aromaticiens, le consensus est des mélanges de substances odorantes Paris Cedex 06.
affaire de convention et d’apprentissage. peut aussi bien permettre des synthèses © Pour la Science S.A.R.L.
Au-delà de ce consensus, la falsification mimétiques d’odeurs naturelles que la Tous droits de reproduction, de traduction,
de la couleur d’un cru modifie la façon mise en place de subterfuges, d’illusions. d’adaptation et de représentation réservés pour
tous les pays. La marque et le nom commercial
dont les œnologues décrivent ses Ces prouesses-là sont toutefois tenues «Scientific American» sont la propriété de
arômes. Ces interactions rappellent secrètes et nous restent, malheureuse- Scientific American, Inc. Licence accordée à
«Pour la Science S.A.R.L.»
l’impact de la couleur de boissons ou de ment, inaccessibles.
En application de la loi du 11 mars 1957, il est inter-
bonbons aromatisés sur l’identification de dit de reproduire intégralement ou partiellement la
leur parfum (voir La couleur des odeurs, G. SICARD, chargé de recherche CNRS, présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du
par Frédéric Brochet et Gil Morrot, dans Laboratoire neurosciences et systèmes Centre français de l’exploitation du droit de copie
(20, rue des Grands-Augustins — 75006 Paris).
ce dossier). sensoriels, Université Claude Bernard, Lyon

Achevé d’imprimer chez Maulde et Renou à Sain-Quentin (02), n° d’imprimeur AB/03020260, n° d’édition : 077639-01, Dépôt légal avril 2003,
Commission paritaire n°0907K82079 du 19-09-02, Distribution : NMPP-ISSN 0 153-4092, Directeur de la publication et Gérant : Marie-Claude Brossolet.
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