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Raymond Aron, l'autre libéralisme


Dimanche 07 Juin 2015 à 12:00
Alexis Lacroix, Aliocha Wald Lasowski
Raymond Aron, l'autre libéralisme
Il y a soixante ans, Raymond Aron publiait "l'Opium des intellectuels". Un succès de
scandale accueillit cet essai de combat. Logique. Le sociologue abordait un vrai tabou. Il
dévoilait l'aveuglement, pis, la servitude volontaire de ceux qu'on nommait les
"compagnons de route". Il dénonçait la complaisance avec laquelle ces militants, extérieurs
au Parti communiste mais proches de ses positions, absolvaient les crimes commis par
l'Union soviétique. Si ce pamphlet fait encore sens, c'est en raison du courage d'Aron, bien
sûr, mais c'est aussi parce qu'un an avant l'insurrection hongroise il arme conceptuellement
la vigilance antitotalitaire. "L'Opium" reste aussi une porte d'entrée vers une œuvre
actuelle, très actuelle. Habitée par la "fragilité de la liberté", celle-ci nous parle. Plus que
jamais. "Marianne" a demandé à sept philosophes, sociologues, économistes et historiens
d'en évoquer les enjeux.

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O'DWYER/SIPA

>>> Article paru dans Marianne daté du 29 mai

J'admire son humanisme


Par Perrine Simon-Nahum*

Marianne : Raymond Aron a-t-il perçu le sens du tragique de l'histoire ?


Perrine Simon-Nahum : Absolument, lorsqu'il définit dans l'Opium ce que doit être la
position de l'historien. Le tragique de l'histoire ne désigne pas un jugement moral, mais
la nécessité pour l'intellectuel et pour l'homme politique de tenir compte de la réalité.
L'homme plongé dans l'histoire ne saurait y échapper, tout-puissant soit-il, et malgré la

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possibilité d'y mettre fin depuis qu'il possède la force nucléaire. Quels que soient les
tensions et les conflits qui traversent l'histoire, il ne saurait s'en abstraire pour se
projeter vers une fin téléologique, reproche qu'Aron ne cesse de formuler à l'encontre
de Marx et de ses épigones. C'est ici qu'intervient la mise en œuvre d'une raison
critique de l'histoire. C'est la force de l'humanisme aronien de ne pas renoncer aux
leçons de la raison, quel que soit le tragique de l'histoire, passée et présente.

* Historienne. Dernier livre paru : André Malraux. L'engagement politique au XXe siècle,
Armand Colin.

Son libéralisme n'est pas un néolibéralisme


Par Alain Supiot*

Marianne : Comment se prolonge aujourd'hui la pensée


libérale issue de Raymond Aron ?
Alain Supiot : Son libéralisme était très éloigné de
l'ultralibéralisme contemporain. Contrairement aux nombreux
intellectuels français qui, aujourd'hui encore, se réclament de la
liberté sans s'interroger sur les institutions qui la rendent
possible, Aron avait compris que le respect du droit et de la
légalité était une condition de la démocratie. « Ce qui est
essentiel dans l'idée d'un régime démocratique, disait-il, c'est
d'abord la légalité : régime où il y a des lois et où le pouvoir n'est pas arbitraire et sans
limites. » Nous sommes loin de Hayek déclarant « préférer une dictature libérale à un
gouvernement démocratique dont tout libéralisme est absent. » A la différence du
libéralisme, qui plaçait le calcul économique sous l'égide de la loi, l'ultralibéralisme place
la loi sous l'égide du calcul économique. Il est ainsi beaucoup plus proche de l'idéal
soviétique d'une direction scientifique de la société et ne laisse place à aucune
alternative. L'un comme l'autre entendent soustraire au débat démocratique la question
de la création et de la répartition des richesses. C'est ce renversement du règne de la
loi qui a permis, depuis la conversion chinoise à l'économie de marché, l'hybridation du
communisme et du capitalisme et l'engagement de toute la population mondiale dans ce
que le Premier ministre britannique, M. Cameron, nomme le global race, une course
mortelle où chaque individu n'a d'autre choix que de nager ou de couler.

Que faut-il penser de l'idée d'Aron selon laquelle « le but d'une société libre doit
être de limiter le plus possible le gouvernement des hommes par les hommes » ?
Une telle limitation n'est pas un but propre au libéralisme. C'était déjà l'idéal poursuivi
par les Grecs il y a deux mille quatre cents ans, notamment par Platon, défendant un
gouvernement où « c'est la loi qui régnait souverainement sur les hommes, au lieu que
les hommes fussent les tyrans de la loi. » Le paradoxe de la gouvernance par les
nombres (règne de la logique comptable, du feedback, de la performance et de la
révolution managériale) est qu'en radicalisant cette aspiration à un pouvoir impersonnel
elle sape le règne de la loi et donne ainsi le jour à un monde dominé par les liens
d'allégeance. Dès lors, en effet, que leur sécurité n'est pas garantie par une loi
s'appliquant également à tous, qu'il n'y a plus aucun repère institutionnel stable et que
chacun doit survivre dans une compétition généralisée, les hommes n'ont plus d'autre
issue que de faire allégeance à plus fort qu'eux.

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Peut-on prévoir où nous conduit cette évolution ?


Lorsqu'on lève, au nom d'un libre calcul d'intérêts, toute espèce de limite juridique et
morale à la surexploitation des ressources humaines, naturelles et monétaires, on finit
nécessairement par rencontrer un autre type de limites : la limite catastrophique.
Catastrophes écologiques comme le réchauffement climatique, la disparition des terres
arables ou l'extinction de la biodiversité ; humanitaires, sous forme de guerres civiles ou
de migrations massives ; et monétaires du type de celle de 2008. C'est sous cette forme
que s'exprime la souveraineté de la limite. Mais l'expérience de la catastrophe entraîne
toujours ce que j'ai appelé à propos des grandes déclarations de l'après-Seconde
Guerre mondiale un « sursaut dogmatique », une prise de conscience de la nécessité
de poser de nouveaux interdits destinés à empêcher sa répétition. Il est faux qu'il n'y ait
pas d'alternatives, car en dernier ressort la liberté humaine a toujours le dernier mot.

* Professeur au Collège de France. Derniers livres parus : la Gouvernance par les


nombres, Fayard ; la Solidarité, (dir.) Odile Jacob, et l'Entreprise dans un monde sans
frontières (dir.), Dalloz.

Une proximité avec le pouvoir


par Gérard Noiriel*

Marianne : Pourquoi classer Aron comme « intellectuel de gouvernement » dans


l'espace public ? Faut-il séparer la réflexion savante et l'action politique ?
Gérard Noiriel : A partir de l'affaire Dreyfus, il faut distinguer trois catégories :
l'intellectuel révolutionnaire ou critique dénonce l'exploitation de l'homme par l'homme ;
l'intellectuel de gouvernement, souvent historien, invoque les leçons de l'histoire et
prône une réforme modérée ; enfin, l'intellectuel spécifique, dans la lignée de Bourdieu,
affirme que la science sociale guide l'action. Aron est un « intellectuel de gouvernement
», expression que j'emprunte à Charles Péguy, très virulent sur l'univers des
intellectuels. Pour exister dans l'espace médiatique, faut-il renoncer à sa spécificité de
savant ? C'est la contradiction de celui qui veut être utile et aider les citoyens, mais qui
est condamné au retrait, pour garder sa spécificité. Seuls l'intellectuel révolutionnaire et
l'intellectuel de gouvernement acceptent le jeu politique et médiatique. Proche du
journalisme, Aron accepte ce jeu, son multipositionnement lui permet d'avoir une
influence sur l'opinion publique et une fonction dans la presse, sans être un expert. Mais
le problème, c'est sa proximité avec le pouvoir.
Quand on le lit de près, Aron fait un contresens sur Max Weber, qui n'est pas du tout un
politicien libéral, même s'il a des divergences avec le marxisme. Je suis en accord avec
Bourdieu : très proche de Nietzsche, Weber est obsédé par la question de la domination
sociale. Dans la traduction du Savant et le politique de Weber par Julien Freund en
1959, avec une introduction de Raymond Aron, il y a une tendance à minimiser cette
dimension. Face à la puissance d'un Marx, Aron essaye de trouver un antidote chez
Weber. Je sais gré à Bourdieu, même s'il a tendance à aller dans l'extrême inverse !

* Historien.

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Althusser conseillait à ses élèves de lire Aron


Par Philippe Raynaud*

Aron, Sartre et Merleau-Ponty ont au départ une proximité


philosophique, ils partagent le même intérêt pour la pensée
allemande (Aron fait découvrir la phénoménologie à Sartre) et
témoignent du désenchantement devant la pensée française du
début du XXe siècle, d'Alain à Brunschvicg en passant par
Durkheim. Puis, à la Libération, si Aron admire le talent et le
génie philosophique de Sartre, il ne prend guère au sérieux les
engagements politiques de son « petit camarade. » Les choses
s'aggravent avec le livre Humanisme et terreur que
Merleau-Ponty publie en 1947 : le philosophe y met tout son
talent au service d'une justification globale de la politique
soviétique, invoquant les défauts de l'Occident. « Puéril », répond Aron. Dans ma
génération, on lisait peu Aron, dont l'influence était plus grande dans les années 60 ;
Althusser conseillait à ses élèves de le lire, il savait que c'était un bon maître, mais les
khâgneux des années 70 lisaient plutôt Lacan, Foucault et Derrida qu'Aron. J'ai
découvert tard son œuvre, quand j'ai dû me doter d'une nouvelle conscience politique ;
je l'ai lu en même temps que d'autres auteurs antitotalitaires ou anticommunistes,
comme Hannah Arendt, Alain Besançon ou Isaiah Berlin.

* Philosophe, auteur, notamment, de la Politesse des Lumières, Gallimard.

"L'Opium", le livre typique du génie aronien


Par Nicolas Baverez*

Marianne : L'Opium des intellectuels est-il une leçon de


civisme et de courage ?
Nicolas Baverez : L'issue de la lutte à mort entre les
démocraties et le soviétisme s'est jouée à peu de chose. Et
l'Opium des intellectuels contribua à faire basculer l'histoire du
côté de la liberté. Aron a su démonter l'imposture philosophique
et historique du marxisme, puis dénoncer la trahison des
intellectuels qui désertaient le camp de la liberté et de la raison
pour soutenir le totalitarisme au nom de la révolution. Or la guerre froide se livrait en
Europe à travers les idées autant qu'à travers les arsenaux. Et la France, où le Parti
communiste dominait la vie politique, représentait un enjeu décisif. En s'opposant,
presque seul en France, à la pensée unique qui communiait dans l'avenir radieux de
l'Union soviétique, Aron fit le choix de la liberté et de la vérité, tout en assumant le
risque de la solitude et de sa mise au ban par la famille intellectuelle dont il était issu.

Sa solitude intellectuelle fut-elle renforcée par le contexte de malheurs


personnels ?
Dans cette période de sa vie, il était bouleversé et vulnérable, pour avoir été éprouvé,
au cours d'une terrible année 1950, par la naissance d'une enfant trisomique, Laurence,
puis par la mort de sa fille Emmanuelle, emportée par une leucémie. Et ce, quand bien

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même la violente polémique déclenchée par l'Opium des intellectuels faillit


compromettre son retour à l'université, puisqu'il ne fut élu en juin 1955 à la chaire de
sociologie de la Sorbonne qu'au troisième tour et avec une seule voix d'avance sur
Georges Balandier.

Comment expliquer le succès mondial du livre, qui circula même clandestinement


en Europe de l'Est ?
Son impact s'explique par la multiplication des angles, mêlant la critique philosophique
du déterminisme, la dérive morale du marxisme en une idéologie fondée sur la foi et sur
la terreur, l'histoire du soviétisme, la sociologie des intellectuels. François Furet y voyait
« un livre typique du génie aronien, livre de combat et livre de philosophie. » C'est à la
fois l'œuvre d'un savant et d'un combattant de la liberté. Et Aron compte parmi la
poignée de ceux qui, au cœur de la guerre froide, ont évité la soviétisation de la France
et sa transformation en démocratie populaire.

* Avocat, économiste et essayiste, il est aussi l'auteur de la biographie de référence de


Raymond Aron, Un moraliste au temps des idéologies (Flammarion).

Un appel aux valeurs qui fondent la démocratie


Par Dominique Schnapper*

Marianne : Quelle est l'actualité du livre de votre père,


au-delà des différences historiques entre les deux époques
?
Dominique Schnapper : Notre société démocratique est
fragile, elle risque toujours d'être envahie par les passions. C'est
vrai en 1955, c'est vrai aujourd'hui. Même si les incarnations
historiques ont changé, bien entendu. Le problème de l'époque,
qui est de trouver non pas simplement une cohabitation, mais une vraie coexistence
entre gens différents, au nom de valeurs qui transcendent les contenus, reste celui de la
démocratie en général. C'est la nécessité d'un long apprentissage pour admettre que
notre vérité ou la vérité de l'autre est singulière, qu'elle n'est pas « la » vérité, condition
sans laquelle on ne peut pas faire une société. Admettre des vérités diverses, à
condition qu'elles participent aux valeurs fondatrices communes. Plutôt que de «
tolérance », je n'aime pas du tout ce terme, qui est une relation inégale ou
d'indifférence, il faut parler de « reconnaissance. » L'Opium des intellectuels est un
appel aux valeurs qui fondent la démocratie.

Son engagement démocratique nous aide- t-il, aujourd'hui, à condamner le


fanatisme ?
Sa position unique est que, pour penser la politique, il faut la distinguer de la morale.
Même s'il avait beaucoup d'amitié pour Camus, Aron n'était pas d'accord avec sa
position morale, qui n'est pas une manière de penser la politique. Il faut répondre à la
question « Que faire ?.» Le diplomate américain Henry Kissinger, secrétaire d'Etat sous
Nixon et Ford, venait toujours le voir, de passage à Paris. Discuter avec Aron lui était
utile pour avoir le regard du « spectateur engagé. » Ni exalté ni romantique, Aron suit la
position de la raison contre toutes les passions et les fanatismes. A sa mort, j'ai reçu
une lettre d'un médecin de Montpellier qui m'a dit : « Sartre avait la tête chaude et le

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cœur froid, et votre père, le cœur chaud et la tête froide. » Jolie formule, n'est-ce pas !

* Sociologue, ancien membre du Conseil constitutionnel, Dominique Schnapper est la


fille de Raymond Aron. Dernier livre paru : l'Esprit démocratique des lois, Gallimard.

Il n'a pas vu la dictature libérale


Par Dany-Robert Dufour*

Si Aron a eu raison de secouer le cocotier de la révolution, du prolétariat et de faire


tomber les illusions, massives à l'époque, sur le communisme réel comme totalitarisme,
il n'a malheureusement pas vu qu'il risquait de créer une configuration dans laquelle
allait se développer un autre totalitarisme, le néolibéralisme. Une des preuves de cette
cécité est qu'il n'a pas perçu (ou n'a pas voulu voir) que l'association qu'il avait contribué
à fonder à l'époque où il rédigeait l'Opium, le Congrès pour la liberté de la culture, était
largement financée par la CIA à travers des fondations écrans, comme la fondation
Ford.
Aron, fuyant l'Occupation, a rejoint Londres dès 1940 pour s'engager auprès de De
Gaulle. Là, il rencontre le pape du néolibéralisme, Friedrich Hayek. Aron, également
proche de Keynes, a sans conteste admiré le penseur autrichien en décelant dans sa
pensée certaines affinités avec la sienne. L'« ordre spontané » cher à Hayek, créé par
le marché, devait s'imposer de lui-même et, face à lui, il fallait surtout ne pas intervenir.
Sa volonté de ne plus distinguer anticipe l'actuelle confusion de la gauche et de la droite
dans une nouvelle entité : la forme de libéralisme du tournant libéral-libertaire apparue à
la fin des années 60, qui amène finalement l'ultra- et le néolibéralisme. Le libéralisme
politique prôné par Aron n'a pas fait long feu devant le libéralisme économique, la
mondialisation actuelle qui contourne les règles et les institutions soutenues par les
Etats.

* Philosophe. Dernier livre paru : le Délire occidental, Les Liens qui libèrent.

Tags: ARON, LIBERALISME, URSS, RUSSIE, COMMUNISME


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