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Pour Sarah Daniel,

dans l’antre du lion


avec tout mon amour

Et pour Sarah Wood


Muß i’ denn
avec tout mon amour
Ni les rages du furieux hiver.
William SHAKESPEARE

Le paysage met en scène ses propres images.


Barbara HEPWORTH

Si vous vous croyez citoyen du monde, sachez qu’en réalité,


vous n’êtes citoyen de nulle part.
Theresa MAY, 5 octobre 2016

Nous sommes entrées dans le règne de la mythologie.


Muriel SPARK

L’obscurité ne coûte pas cher.


Charles DICKENS
Avertissements de l’éditeur
Les numéros de pages apparaissant dans les renvois internes
correspondent à ceux de l’édition papier. Dans cette édition numérique,
des liens sont installés permettant d’accéder aux passages concernés,
mais selon la taille de caractères sélectionnée, le numéro de page peut-
être différent de celui de l’édition papier.
1.
Dieu était mort : ça commençait bien.
Le chevaleresque était mort, aussi. La chevalerie était morte. La poésie,
le roman, la peinture, tout ça, c’était mort, et l’art était mort. Le théâtre et le
cinéma étaient morts, l’un comme l’autre. La littérature était morte. Le livre
était mort. Le modernisme, le post-modernisme, le réalisme et le
surréalisme, tout ça c’était mort. Le jazz était mort, la musique pop, le
disco, le rap, la musique classique, morts. La culture était morte. La
bienséance, la société, les valeurs familiales étaient mortes. Le passé était
mort. L’Histoire était morte. L’État providence était mort. La politique était
morte. La démocratie était morte. Le communisme, le fascisme, le
néolibéralisme, le capitalisme, c’était mort, le marxisme, mort, et le
féminisme, mort, lui aussi. Le politiquement correct, mort. Le racisme était
mort. La religion était morte. La pensée était morte. L’espoir était mort. La
vérité et la fiction étaient mortes, l’une comme l’autre. Les médias étaient
morts. Internet était mort. Twitter, instagram, facebook, google : morts.
L’amour était mort.
La mort était morte.
Tant de morts.
Pourtant, certaines choses n’étaient pas mortes, en tout cas, pas encore.
La vie n’était pas encore morte. La révolution n’était pas morte. L’égalité
raciale n’était pas morte. La haine n’était pas morte.
Mais l’ordinateur ? Mort. La télévision ? Morte. La radio ? Morte. Les
portables étaient morts. Les piles étaient mortes. Le mariage était mort, la
vie sexuelle était morte, la conversation, morte. Les feuilles, mortes. Les
fleurs, mortes, dans leur eau.
Imaginez être hanté par le fantôme de toutes ces morts. Imaginez être
hanté par le fantôme d’une fleur. Ou plutôt, imaginez être hanté (si tant est
qu’être hanté, ça ait une réalité au-delà de la névrose ou de la psychose) par
le fantôme (si tant est qu’existe une chose telle que les fantômes, au-delà de
l’imaginaire) d’une fleur.
Les fantômes n’étaient pas vraiment morts, ce n’était pas ça. Si bien que
les questions suivantes surgissaient :
les fantômes sont-ils morts
les fantômes sont-ils morts ou vivants
les fantômes sont-ils mortels

mais oubliez les fantômes, sortez-vous ça de l’esprit parce qu’il ne s’agit


pas ici d’une histoire de fantôme, quand bien même ça se passe au cœur de
l’hiver, par un matin ensoleillé et lumineux post-génération
Y/réchauffement climatique de matin du réveillon de Noël (Noël : mort,
aussi) à partir d’événements réels qui se produisent réellement dans le
monde réel avec des gens réels en des temps réels sur une terre réelle (ah
ah, la terre, morte, aussi) :
Bonjour, dit Sophia Cleves. Joyeuse veille de Noël.
À la tête sans corps.
La tête d’un enfant, rien que la tête, sans le corps, qui flottait dans l’air.
Elle était têtue, cette tête. Ça faisait quatre jours qu’elle était là ; lorsque
Sophia avait ouvert les yeux ce matin, elle était encore là, cette fois au-
dessus du lavabo, en train de s’observer dans le miroir. La tête avait pivoté
vers elle dès que Sophia lui avait parlé, et quand elle l’avait vue, la tête –
mais comment quelque chose qui n’avait ni cou ni épaules pouvait-elle
bien saluer ? – s’était inclinée, allez savoir comment, en tout cas, penchée
en baissant les yeux d’un air respectueux avant de les relever avec élégance
et vivacité. Était-ce un acquiescement ou un salut ? Une tête masculine ou
féminine ? En tout cas, c’était une tête bien élevée, polie, la tête d’un gentil
gamin (sans doute encore trop petit pour parler, car somme toute plutôt
silencieux) de la taille d’un cantaloup (fallait-il voir ça comme de l’ironie
ou comme un échec, de se sentir plus à l’aise en compagnie d’un melon que
d’un enfant ? Fort heureusement, Arthur avait très vite compris que sa mère
préférait les enfants qui ne faisaient pas enfant), même si, contrairement à
un melon, cet enfant-là avait un visage, ainsi que des cheveux épais et
hirsutes un peu plus longs que sa tête, une chevelure foncée légèrement
ondulée à la façon d’un petit chevalier si c’était un mâle ou, si c’était une
femelle, de la fillette aux feuilles mortes collées dans le dos sur cette vieille
photo de carte postale en noir et blanc par Édouard Boubat, un photographe
français du vingtième siècle (La petite fille aux feuilles mortes, jardin du
Luxembourg, Paris, 1946) et lorsque Sophia s’était réveillée ce matin, elle
était là, cette tête qui n’en faisait qu’à sa tête, avec ses cheveux si séduisants
qui se soulevaient et retombaient tout doucement à cause de la chaleur du
chauffage central, quoique juste du côté du radiateur ; ils flottèrent un
instant sur sa nuque au ralenti comme dans le flou artistique d’une publicité
pour du shampoing. Vous voyez le genre ? Or, une publicité pour du
shampoing, ça n’est en rien fantomatique ni morbide. Ça n’a rien
d’effrayant.
(À moins que les publicités pour du shampoing, voire les publicités en
général, nous montrent en réalité des morts-vivants, mais que nous y
sommes tellement habitués que ça ne nous choque même plus.)
Dans tous les cas, elle n’avait rien de terrifiant, cette tête. Elle était
gentille et timide avec un petit penchant cérémonieux, ce qui n’est pas
l’adjectif qu’on associe à la mort ou à l’esprit d’un mort – la tête ne
paraissait absolument pas morte, même si dessous, ça n’avait pas l’air très
joli à voir, l’endroit où un jour il y avait eu un cou, et où on pouvait
soupçonner, mais rien de plus, quelque chose de viscéral, de déchiqueté, de
charnu.
Heureusement, les cheveux et le menton dissimulaient tout ce qui aurait
pu s’apparenter à ça, alors ce qui frappait en premier, c’était la vie dans
cette tête, sa légèreté comme elle s’inclinait et rebondissait joyeusement
telle une petite bouée verte sur des eaux calmes tandis que Sophia se
débarbouillait et se brossait les dents, puis qu’elle ouvrait la voie dans
l’escalier en tourbillonnant sur elle-même – une petite planète dans son
micro-univers entre les tiges poussiéreuses des orchidées mortes sur le
palier du rez-de-chaussée – l’air plus inoffensif que tout Bouddha que
Sophia avait jamais pu voir, tout Cupidon ou chérubin de Noël à l’air ahuri.
Dans la cuisine, Sophia mit de l’eau et du café dans la cafetière à
l’italienne, la vissa puis alluma la gazinière. La tête s’écarta brusquement de
la chaleur d’un air joueur, comme si elle s’amusait à défier les flammes.
Tu vas te brûler les cheveux, dit Sophia à la tête.
La tête secoua la tête. Et rit. De délice.
Je me demande si elle sait ce que c’est que Noël, le jour du réveillon de
Noël.
Quel enfant ignore ce genre de choses ?
Je me demande s’il y a des trains aujourd’hui. Si cette tête aimerait que je
l’emmène à Londres. Nous pourrions aller visiter Hamleys, le magasin de
jouets. Admirer les illuminations de Noël.
Nous pourrions aller au zoo. Je me demande si elle est déjà allée au zoo.
Les enfants adorent le zoo. Je me demande s’il est ouvert dans les jours qui
précèdent Noël. Nous pourrions aller admirer, aussi, les gardes royaux, ils
sont toujours là, Noël ou pas, avec leurs bonnets à poils et leurs uniformes
rouges. Ils sont magnifiques. Ou alors, le Musée des sciences, où on peut
voir des choses comme ses os à travers ses mains.
(Zut.
La tête n’a pas de mains.)
Si elle ne peut pas le faire, je pourrais appuyer sur les boutons des bornes
interactives à sa place. Le Victoria and Albert Museum ? Des objets d’une
telle beauté, pour tous les âges. Le Muséum d’histoire naturelle. Je pourrais
la glisser sous mon manteau. Je prendrais un grand sac et j’y découperais
des trous pour les yeux. Je déposerais une écharpe au fond, ou un pull,
quelque chose de doux.
Sur l’appui de fenêtre, la tête était en train de renifler le reste du pot de
thym acheté au supermarché. Elle fermait les yeux – de plaisir,
apparemment. Puis elle frotta son front contre les branches. L’odeur du
thym se répandit dans la cuisine, et le pot tomba dans l’évier.
Tant qu’à faire, Sophia ouvrit le robinet pour l’arroser.
Elle s’assit avec son café. La tête se posa près de la corbeille de fruits –
pommes et citrons – et la table prit l’apparence d’une blague artistique, une
installation ou un tableau de Magritte, Ceci n’est pas une tête ; non, Dali, ou
les têtes de De Chirico, mais comiques, comme Duchamp qui avait affublé
Mona Lisa d’une moustache, voire quelque chose qui ressemblait aux
natures mortes de Cézanne, que Sophia avait toujours trouvées à la fois
perturbantes et rafraîchissantes en ce que le peintre révèle, même si ça
paraît incroyable, que des pommes ou des oranges peuvent être bleues ou
mauves, des couleurs qu’on n’aurait jamais osé leur attribuer.
Sophia avait récemment vu dans un journal une photo de ce qui
ressemblait à un mur de gens devant La Joconde au Louvre. Elle avait vu ce
tableau trente ans plus tôt, avant la naissance d’Arthur, et déjà à l’époque,
ça n’était pas simple d’y accéder à cause de la foule assez dense en train de
la photographier. Il faut dire qu’il était tellement petit, ce chef-d’œuvre,
bien plus que Sophia ne l’aurait imaginé, vu sa renommée. Peut-être aussi
que la présence de la foule le rapetissait.
Désormais, les gens ne prenaient même plus la peine de regarder le
tableau, la plupart lui tournaient le dos pour se photographier avec. De nos
jours, le vieux portrait souriait de son air supérieur à des gens de dos, des
gens avec leur téléphone tenus très haut au-dessus de leur tête. Comme s’ils
agitaient la main. Vers quoi ?
L’espace qui sépare les gens d’un tableau qu’ils ne regardent pas ?
Eux-mêmes ?
La tête sur la table haussa un sourcil. Comme si elle pouvait lire dans les
pensées de Sophia, elle lui fit un petit sourire à la Mona Lisa.
Très drôle. Malin.
La National Gallery ? Apprécierait-elle la National Gallery ? Ou la Tate
Modern ?
Mais ces lieux publics, à condition même qu’ils soient ouverts ce matin,
fermeraient à midi, comme les trains cesseraient assurément de fonctionner
en ce jour du réveillon de Noël.
Pas Londres, donc.
Quoi d’autre ? Une promenade sur la falaise ?
Mais si le vent emportait la tête ?
La poitrine de Sophia se serra à cette idée.
Où que j’aille aujourd’hui, tu peux m’accompagner, dit-elle à la tête. À
condition que tu te tiennes bien.
Même si je n’ai pas besoin de préciser ça, se dit-elle. Je pourrais
difficilement avoir compagnie moins embarrassante.
C’est très agréable de t’avoir à la maison, dit-elle. Tu es la bienvenue.
La tête eut de toute évidence l’air content.

Cinq jours plus tôt :


Sophia entre dans son bureau, allume son ordinateur, ignore les emails
avec des ! rouges et va directement sur Google, où elle tape
tache bleu-vert œil
Puis, plus précisément,
tache bleu-vert qui grossit limite champ de vision
« Vous avez une tache sur l’iris ? Voici pourquoi !
Taches, points et mouche dans l’œil : voir ce qu’il y a dans
vos yeux
Quand je ferme les yeux… je vois des taches de couleur »
Sur reddit
« Vision floue, taches qui dansent ou fils dans l’œil,
Sensibilité à la lumière et points colorés – problème d’yeux et de vue »
Sur Doctissimo
« Les cinq signes d’une migraine ophtalmique – dernières avancées sur
les maux de tête et la migraine
Phénomène entoptique »
Sur Wikipédia
Elle consulte quelques sites.
« Cataracte. Problème de filtration de la lumière. Décollement du vitré.
Abrasion de la cornée. Dégénérescence maculaire. Taches. Migraines.
Probable décollement de la rétine. Consultez rapidement si les taches et les
points persistent, ou si ça vous inquiète. »
Puis elle cherche sur Google
voir une petite sphère bleu-vert à la périphérie de mon champ de vision
« De l’art de voir : troisième œil et regard mystique. Plein de trucs sur la
parapsychologie. Avoir des taches devant les yeux est un signe de la part
des anges. Site officiel de Doreen Virtue. »
Oh mon Dieu.
Elle prend rendez-vous pour le surlendemain dans une chaîne d’optique
en ville.
Une jeune opticienne blonde surgit de l’arrière-boutique et regarde son
écran avant de regarder Sophia.
Bonjour Sophia, je suis Sandy, dit-elle.
Bonjour Sandy. Je préférerais que vous m’appeliez par mon nom de
famille, dit Sophia.
Bien sûr, suivez-moi, je vous en prie, S… euh, dit l’opticienne.
L’opticienne se dirige vers un escalier au fond du magasin. En haut, il y a
une pièce avec un siège surélevé qui ressemble un peu à celui d’un dentiste,
ainsi que plusieurs appareils. L’opticienne désigne le siège pour suggérer à
Sophia de s’y installer. Elle-même reste debout devant un bureau, où elle
prend quelques notes. Elle demande quand Soph… euh, Mrs. Cleves, a vu
un opticien pour la dernière fois.
C’est la première fois que j’en vois un, répond Sophia.
Vous consultez parce que vous avez des soucis de vue ? demande
l’opticienne.
C’est à voir, répond Sophia.
Ha ha ! dit la jeune opticienne, comme si Sophia avait voulu faire de
l’esprit, ce qui n’est pas le cas.
L’opticienne teste sa vision de loin et de près, elle vérifie l’écoulement de
ses larmes, lui envoie un nuage d’air dans les yeux, les examine avec une
petite lumière. Sophia n’en revient pas (et se sent étonnamment émue) de
voir les petites branches d’arbres que forment les vaisseaux sanguins de ses
yeux. Pour finir, la jeune femme lui demande d’appuyer sur un bouton dès
qu’elle voit un point se déplacer sur l’écran.
Puis elle redemande sa date de naissance à Sophia.
Ça alors. Je croyais m’être trompée dans mes notes, dit l’opticienne. Vos
yeux sont parfaits. Vous n’avez même pas besoin de lunettes de lecture.
Je vois, dit Sophia.
En effet, dit l’opticienne, et même très bien pour quelqu’un de votre âge.
Vous avez beaucoup de chance.
De la chance ? demande Sophia.
Voyez les choses comme ça, répond l’opticienne. Imaginez que je sois
garagiste. Quelqu’un m’amène en révision une voiture des années 1940. Je
soulève son capot et j’y découvre un moteur presque neuf, presque comme
le jour où il a quitté l’usine en (l’opticienne vérifie son formulaire) 1946.
C’est incroyable. Vous êtes une Jaguar.
Vous me traitez de vieille voiture, dit Sophia.
Non, de voiture toute neuve. De voiture qui n’a jamais servi. Je ne sais
pas comment vous faites.
Vous insinuez que j’ai passé ma vie à fermer les yeux, ou alors que je me
suis rendue coupable de ne pas les utiliser correctement ? demande Sophia.
C’est ça, dit l’opticienne en regardant quelques papiers avant de les
agrafer. Coupable de sous-utilisation criminelle de vos yeux. Je vais devoir
vous dénoncer à la police de la vue.
Et là, elle voit la tête que fait Sophia.
Ah, dit-elle. Euh…
Y a-t-il quoi que ce soit dans mes yeux de préoccupant ? demande
Sophia.
Y a-t-il quelque chose qui vous préoccupe en particulier, Mrs. Cleves ?
demande l’opticienne. Quelque chose que vous ne me dites pas ou qui vous
pose problème ? Parce que sous…
Sophia réduit la jeune femme au silence en lui faisant les gros yeux,
lesquels sont donc excellents.
Ce que je veux savoir, la seule chose que je veux savoir, suis-je bien
claire, c’est, dit Sophia, c’est, est-ce que l’un de vos appareils indique quoi
que ce soit de préoccupant au sujet de mes yeux ?
L’opticienne ouvre la bouche. La referme. La rouvre.
Non, répond l’opticienne.
Bien. Combien vous dois-je, et à qui dois-je régler ? demande Sophia.
Vous ne devez rien, répond l’opticienne. Dans la mesure où vous avez
plus de soixante ans, vous…
Je vois, dit Sophia. C’est pour ça que vous avez une nouvelle fois vérifié
ma date de naissance.
Je vous demande pardon ? dit l’opticienne.
Vous avez cru que je mentais sur mon âge de façon à bénéficier d’un test
gratuit dans l’une de vos boutiques, dit Sophia.
Euh, dit la jeune opticienne.
Elle fronce les sourcils. Elle baisse les yeux, elle semble tout à coup
perdue, voire tragique au milieu des décorations de Noël kitsch de la
chaîne. Elle ne dit plus rien. Elle range ses formulaires, ses feuilles
imprimées et ses notes dans une chemise qu’elle serre contre sa poitrine.
Elle désigne l’escalier à Sophia.
Je vous en prie, vous d’abord, Sandy, dit Sophia.
La queue-de-cheval blonde de l’opticienne rebondit quand celle-ci
descend les marches. Au rez-de-chaussée, la jeune femme disparaît par la
porte où elle était apparue sans même un au revoir.
À l’accueil, les yeux fixés sur l’écran, une autre jeune femme suggère à
Sophia de tweeter, de poster sur Facebook ou de laisser un avis sur
TripAdvisor au sujet de son expérience, car les avis, ça fait vraiment la
différence.
Sophia ouvre elle-même la porte du magasin.
Dehors, la pluie tombe dru, à présent. Le magasin d’optique est le genre
d’endroit à avoir des parapluies de golf au nom de la chaîne. Il y a un porte-
parapluie bien garni près de l’accueil. La jeune femme regarde son écran
autant qu’elle ne regarde pas Sophia.
Quand elle rejoint son véhicule, Sophia est trempée. Elle reste dans le
parking tandis que la pluie crépite sur le toit de la voiture dans une odeur
finalement assez agréable de manteau mouillé et d’intérieur cuir. L’eau
dégouline de ses cheveux. C’est libérateur. Sophia regarde le pare-brise
maculé de pluie. Sous les lampadaires qui s’éclairent, la buée se colore de
points lumineux, comme si on projetait des petits missiles de peinture sur le
pare-brise – ce sont en réalité les décorations de Noël qui entourent le
parking.
La nuit tombe.
C’est joli, non ? dit-elle
ce qui est la première fois où elle lui avait parlé, à cette abrasion,
dégénérescence, tache ou allez savoir quoi, qui, à ce moment-là, était
encore assez petite, Sophia ignore alors que c’est une tête, car ça a la taille
d’une mouche, d’un minuscule spoutnik mais quand elle lui parle, celle-ci
se met à ressembler à une boule de flipper qui ricoche d’un côté à l’autre de
la voiture.
Ces déplacements, à presque quatre heures de l’après-midi dans
l’obscurité hivernale du jour le plus court de l’année, sont joyeux.
Au crépuscule, avant de mettre le contact pour rentrer chez elle, Sophia
la regarde, sous les couleurs qui s’étalent sur le pare-brise, glisser sur le
tableau de bord comme à la surface d’une patinoire, rebondir sur l’appuie-
tête du passager, puis faire encore et encore le tour du volant, comme si elle
s’exerçait à des numéros avant d’en faire la démonstration.
Sophia était maintenant assise à la table de la cuisine. Cette allez-savoir-
quoi de chose avait désormais la taille d’une tête d’enfant, un enfant sale,
un enfant couvert de traînées vertes qui rentre à la maison taché d’herbe, un
enfant d’été dans cette lumière d’hiver.
Allait-elle rester enfant ou devenir adulte, cette tête ? Grandir, si l’on ose
dire, jusqu’à devenir la tête d’un véritable adulte ? Voire plus grosse
encore ? De la taille d’une roue de vélo, de ces petits vélos pliants ? Puis
d’une véritable roue de vélo ? D’un de ces vieux ballons de plage ? Du
globe gonflable dans Le Dictateur, le vieux film où Charlie Chaplin,
déguisé en Hitler, lance la Terre au-dessus de sa tête jusqu’à la faire
exploser ? La nuit précédente, alors que la tête s’amusait à rouler sur le
tapis du couloir jusqu’à la vitrine pour voir combien de figurines en
porcelaine de Godfrey, qui dataient du dix-huitième siècle, elle pouvait
renverser en se jetant sur les pieds du meuble, elle ressemblait pour la
première fois à la tête réellement coupée, guillotinée, décapitée, d’un…
C’est là que Sophia l’avait fait sortir de la maison, ce qui n’avait pas été
difficile, car la tête n’était pas méfiante. Il avait suffi à Sophia de sortir en
pleine nuit, et la tête l’avait suivie, comme Sophia s’en doutait, en
bondissant tel un ballon gonflé à l’hélium dans une foire de campagne, pour
filer devant elle en direction des cyprès de Leyland, à croire que la tête
s’intéressait vraiment à ces buissons. Sophia s’était alors précipitée vers la
maison en refermant la porte et l’avait traversée le plus vite possible pour
s’installer dans le fauteuil du salon, sa propre tête cachée derrière le dossier,
si bien que si quelqu’un (ou quelque chose) regardait par la fenêtre, on
pourrait croire qu’il n’y avait personne.
Pendant une demi-minute, puis une minute entière, rien.
Bon.
Puis un petit bruit très discret à la fenêtre. Tap tap tap.
En se penchant de façon à rester cachée, Sophia avait attrapé la
télécommande sur la desserte et allumé la télévision, puis monté le son.
Les informations s’était mises à ronronner dans leur habituelle hystérie
réconfortante.
Malgré ce vacarme, de nouveau, tap tap tap.
Sophia était passée à la cuisine, où elle avait mis la radio. Dans le
feuilleton The Archers, quelqu’un cherchait de la place pour une dinde dans
un réfrigérateur. Et par-dessus la voix à la radio, sur la baie vitrée depuis
l’obscurité du jardin, tap tap tap.
Puis sur le petit panneau de verre de la porte à l’arrière de la maison, un
tap tap tapotis.
Sophia était montée au premier étage, puis au deuxième, puis encore plus
haut sans allumer, elle avait gravi l’échelle pour franchir la trappe du loft,
qu’elle avait traversé jusqu’à la salle de bains attenante, où elle s’était
blottie sous le lavabo.
Rien.
À part le bruit hivernal du vent dans les branches.
Puis, par la lucarne, une lueur, comme ces veilleuses pour les enfants qui
ont peur du noir.
Tap tap tap.
La tête était là, tel un cadran d’horloge, ou une lune hivernale sur une
carte de Noël.
Sophia avait quitté sa cachette sous le lavabo, ouvert la lucarne et laissé
entrer la tête.
D’abord la tête avait flotté à hauteur de la tête de Sophia, ensuite elle
s’était remise au niveau de la tête d’un enfant en lui lançant un regard
meurtri de ses yeux ronds. Mais juste après, à croire qu’elle savait que
Sophia détestait qu’on tente de l’apitoyer ou de la manipuler, elle était
remontée à hauteur de sa tête.
Qu’est-ce qu’elle tenait dans la bouche ? Serait-ce une branche de houx ?
On aurait dit qu’elle tenait une rose. Sophia s’en empara. La tête s’agita un
peu dans l’air et l’observa.
Comment, d’un regard, avait-elle fait comprendre à Sophia qu’elle devait
redescendre cette branche de houx, ouvrir la porte principale de la vieille
maison et en décorer la poignée ?
Ce serait la guirlande de Noël de cette année.
Un mardi matin de février 1961, Sophia a quatorze ans. Elle descend
prendre son petit déjeuner. Incroyable, Iris est déjà levée alors que c’est son
jour de congé, elle prépare des toasts sous les cris de leur mère qui la
dispute parce qu’elle fait tomber de la cendre dans le beurre puis, comme si
l’envie la prenait d’aller se promener à huit heures quinze du matin, elle
accompagne Sophia au collège, à croire qu’elles sont amies. À la grille, elle
lui demande, Philo, à quelle heure a lieu la récréation du matin ? Onze
heures dix, répond Sophia. Bon, dit Iris, explique à une camarade que tu ne
te sens pas bien, trouve une hypocondriaque, dis-lui que tu te sens
nauséeuse, et je te rejoins ici à vingt. Elle désigne le trottoir d’en face. À
tout à l’heure ! Elle lui fait un signe de la main avant que Sophia puisse
répondre, deux garçons de dernière année s’arrêtent, regardent Iris
s’éloigner, l’un d’eux est bouche bée, c’est vraiment ta sœur, Cleves ?
demande l’autre.
Pendant le cours de maths, elle se penche vers le bureau de Barbara.
Je me sens un peu malade aujourd’hui, dit-elle.
Oh mon Dieu, dit Barbara en s’éloignant d’un coup.
Iris = intelligence.
Iris = ennuis. Sophia n’a pas d’ennuis, elle n’a jamais d’ennuis, elle n’est
pas le genre de fille à mal faire, elle est parfaite, bien élevée, en tête de
classe (puis à la tête d’une société, puis de sa propre société à une époque
où les filles n’étaient à la tête de rien, et c’est la première fois de sa vie
qu’elle va faire quelque chose d’aussi mal, ce dont elle retirera une quantité
justifiée – non, injustifiée – de culpabilité), or elle vient de mentir de façon
éhontée, ce qui a pour effet de la rendre réellement nauséeuse, donc ce
n’était pas un mensonge au bout du compte, car elle s’apprête à faire
quelque chose d’interdit, quelque chose qui risque vraiment de lui attirer
des ennuis, allez savoir quoi, qui fait battre son cœur si fort pendant la leçon
sur les logarithmes qu’elle a l’impression que son corps s’agite de façon
visible. Monsieur, on dirait que Sophia Cleves pulse, mais la sonnerie
retentit et personne n’a rien dit, alors elle se glisse dans le vestiaire des
filles où elle décroche son manteau de la patère, l’enfile et ferme les
boutons comme si elle s’apprêtait à sortir dans le froid, alors qu’il fait
pourtant très doux ce jour-là.
Elle se poste près de l’entrée des filles comme si elle réfléchissait, c’est
tout, et elle aperçoit Iris devant chez Melv. Le vieux panneau publicitaire
pour la moutarde Colman au mur est assorti au jaune du manteau d’Iris
comme si Iris savait, comme si elle l’avait fait exprès.
Personne ne lui prête attention. Sophia traverse.
Iris se place entre elle et les femmes au foyer susceptibles de passer par
là et de tout rapporter à leur mère. Sophia obéit, elle retire sa cravate et la
roule dans sa poche. Puis Iris enlève son manteau jaune vif. Dessous, elle
porte un blouson en cuir de garçon boucher. Elle le fait tomber d’un coup
d’épaule et le lui tend.
Tu peux le porter jusqu’à minuit, dit-elle. Mais là, tu devras le rendre,
sinon il se transformera en poussière et cendres. Bonne Saint-Valentin.
Sinon, considère ça comme une avance sur ton cadeau de Noël. Allez, mets-
le. Voilà. Sophia, tu es très belle comme ça. Une vraie princesse. Donne-
moi ton manteau.
Iris entre chez Melv avec le manteau de collégienne. Elle en ressort sans.
Melv a promis de le garder dans son arrière-boutique jusqu’à demain, dit-
elle. Mais tu devras filer en douce de la maison pour que maman ne voie
pas que tu ne portes pas ton manteau. Prépare une excuse.
Quel genre d’excuse ? demande-t-elle. Je ne sais pas lui mentir comme
toi.
Moi ? Menteuse ? Dis-lui que tu l’as oublié à l’école. Qu’il faisait trop
chaud pour le porter. En plus, c’est vrai ! répond Iris.
C’est vrai. C’est encore l’hiver, le mois de février, pourtant il fait si doux
ce jour-là que c’en est presque choquant. Doux même pas comme au
printemps, presque comme en été. Elle ne quitte pas le blouson de tout le
trajet, même dans le métro. Iris l’emmène au café, puis dans un endroit qui
s’appelle Stock Pot où elles mangent un ragoût aux pommes de terre, puis
elles tournent au coin d’une rue et se retrouvent face à un cinéma. À
l’affiche, il y a Café Europa en uniforme. Vraiment ?
Iris éclate de rire.
Si tu voyais ta tête, Soph.
Iris est anti-nucléaire. Elle milite contre la bombe H. Le suicide
nucléaire. De la peur à la raison. Seriez-vous prêt à faire exploser une
bombe H ? Iris a acheté un duffle-coat pour la manif, et la dispute au sujet
du duffle-coat a été pire que jamais à la maison, leur père furieux, leur mère
mortellement gênée quand elle avait choqué les invités au dîner, non
seulement avec des discours, ce qui n’est déjà pas quelque chose que les
filles sont censées faire, mais des discours sur les particules empoisonnées
dans l’air et la nourriture, elle avait parlé aux invités qui travaillent avec
leur père de ces deux cent mille personnes condamnées à mort par notre
faute, et leur père l’avait frappée quand elle lui avait crié tu ne tueras point
à travers le salon, alors qu’il ne frappait jamais personne. Depuis des mois,
Iris disait qu’elle ne donnerait jamais un sou pour voir Elvis jouer au petit
soldat dans un film. Mais elle prend malgré tout deux sièges au balcon, les
meilleures places, les plus proches de l’écran.
Dans le film, Elvis incarne un soldat qui s’appelle Tulsa, un GI
d’occupation en Allemagne qui passe son jour de repos en compagnie d’une
danseuse. Cette danseuse est une vraie Allemande. Si leur père savait
qu’elles vont voir un film où les Allemands sont présentés comme de vraies
personnes, il serait aussi furieux que le jour où il avait sauté sur le disque
des Springfield, puis jeté les morceaux à la poubelle à cause de la chanson
Où sont passées toutes les fleurs en allemand. Elvis et la danseuse
allemande sont sur un bateau sur le Rhin, un fleuve qui, Sophia glisse à Iris,
possède, c’est incroyable, ses propres unités de mesure. (Iris soupire et lève
les yeux au ciel. Elle soupire pendant qu’Elvis chante à un bébé dans son
couffin qu’il est déjà un petit soldat, et rit très fort – la seule de toute la salle
à rire – au début du film quand, dans un tank équipé d’un immense lance-
missile, Elvis lance le projectile qui fait exploser une cabane, même si
Sophia ne voit pas comment ni pourquoi c’est drôle, et à la fin, quand elles
ressortent dans les rues de Londres, Iris agite la tête et rit, un homme
comme une bougie incandescente, dit Iris, l’incandescence faite homme.
Qu’est-ce qui te prend à comparer Elvis à une bougie ? demande-t-elle. Iris
rit à nouveau et passe un bras sur ses épaules. Allez, viens. On va boire un
café et puis on rentre ?)
Il y a plein de chansons dans ce film, Elvis y chante presque tout le
temps. Mais la plus belle, c’est quand il se rend avec l’Allemande dans un
parc où il y a un théâtre de marionnettes, genre guignol, avec comme
personnages un père, sa fille et un soldat qui jouent devant des enfants. La
fille est amoureuse du soldat et réciproquement, mais le père dit quelque
chose en allemand, du genre il n’en est pas question, alors le soldat frappe
le père avec un bâton jusqu’à ce que le père disparaisse. Le soldat se met à
chanter une chanson allemande à la fille. Mais ça se passe mal parce que le
tourne-disque du vieux marionnettiste se déglingue, le disque tourne soit
trop vite, soit trop lentement. Elvis dit alors, je peux peut-être le réparer.
Dans la scène suivante, l’écran de cinéma, l’un des plus grands que
Sophia ait jamais vus, tellement plus grand que les écrans de leur ville que
ça en paraît injuste, est empli du théâtre de marionnettes où le torse d’Elvis
ressemble à un géant en provenance d’un autre monde avec, près de lui, la
marionnette de la fille, toute petite, ce qui renforce l’impression qu’il est un
dieu. Il se met à chanter à l’intention de la marionnette et là, se produit la
chose la plus puissante, la plus splendide que Sophia ait jamais vue ; Elvis
est encore plus beau et plus stupéfiant qu’au début du film quand il se
savonnait torse nu sous la douche commune avec d’autres soldats.
Il y a notamment un instant que Sophia a sans cesse envie de se
remémorer, mais dont elle se demande si elle ne l’a pas rêvé. Mais non, ce
n’est pas possible. Ça l’a transpercée.
Il s’agit du moment où Elvis convainc la marionnette, qui, après tout,
quoique drôle et effrontée n’est qu’une marionnette, de se laisser aller sur
son épaule et sa poitrine. À ce moment-là, il lance un coup d’œil, si discret
qu’il n’existe presque pas, à la fille dont il est amoureux, qui se trouve dans
le public, de même qu’aux gens qui sont au théâtre de marionnettes et aux
spectateurs du film, y compris Sophia, un geste si discret avec sa tête
splendide comme pour dire, eh bien, plein de choses, parmi lesquelles : hé,
regarde ça un peu, regarde-moi, regarde-la, qui aurait cru ça ? tu imagines
ça, tu vois ça ?

Des pousses vertes comme de la dentelle ou des feuilles, un entrelacs de


minuscules feuilles et frondes avait épaissi autour de ses narines et de sa
lèvre supérieure comme de la morve séchée. La tête produisait un bruit
d’inspiration et d’expiration qui imitait tellement bien la vie que n’importe
qui en dehors de la pièce aurait été persuadé qu’il s’agissait là d’un
véritable enfant, quoique très enrhumé, en train de faire une sieste.
Ce médicament, le Calpol, pourrait-elle aller en chercher à la pharmacie
pour la soulager ?
Mais la tête semblait maintenant avoir les mêmes protubérances dans les
oreilles.
Et puis, comment faisait-elle pour respirer sans appareil respiratoire
digne de ce nom ?
Où étaient ses poumons ?
Et tout le reste ?
Y avait-il quelque part un petit torse, deux bras, une jambe, en train de
suivre quelqu’un ? Un petit torse qui arpentait des allées de supermarché ?
Sur le banc d’un parc, ou sur une chaise collée au radiateur dans une
cuisine ? Comme dans cette vieille chanson, que Sophia chante tout bas
pour ne pas réveiller la tête, I’m nobody’s child. Je suis l’enfant de
personne, c’est comme si je n’avais pas de corps. Telle une fleur, je pousse
à l’état sauvage.
Qu’est-ce qui lui est arrivé, à cette tête ?
Est-ce que ça lui avait fait très mal ?
Ça fait mal à Sophia rien que d’y penser. En soi, cette douleur est une
surprise car depuis un moment, Sophia ne ressent plus rien. Les migrants en
mer. Les enfants en ambulance. Les hommes en sang qui se précipitent vers
un hôpital ou qui fuient un hôpital en feu avec des enfants ensanglantés
dans les bras. Les cadavres poussiéreux au bord des routes. Les atrocités.
Les gens battus et torturés en cellule.
Rien du tout.
Et aussi, tout simplement, l’horreur du quotidien, l’horreur ordinaire des
gens ordinaires qui se contentaient d’arpenter les rues du pays où elle était
née et qui paraissaient maintenant brisés, tels des personnages de Dickens,
tels des fantômes de la pauvreté qui ressurgissaient après cent cinquante
ans.
Rien.
Mais là, assise à table en ce jour de réveillon de Noël, elle ressent la
douleur comme une mélodie interprétée avec talent dont elle est
l’instrument.
Comment perdre tout ça pourrait-il ne pas faire mal ?
Que pourrais-je bien lui offrir ? Pauvre comme je suis ?
Ce qui lui fait penser.
Elle vérifie l’heure sur le four.
La banque va sans doute fermer plus tôt à cause de Noël.
La banque.
Fin de la poésie, retour à la réalité.
(c’est toujours le cas avec l’argent, et ça sera toujours le cas)
et voici une autre version de ce qu’il se passait ce matin-là, comme dans
un roman où Sophia incarne le genre de personnage qu’elle a choisi d’être,
qu’elle préfère de loin être, le personnage d’une histoire bien plus classique,
lisse et réconfortante évoquant la symphonie majeure de l’hiver à la fois
sombre et éblouissante où une épaisse couche de givre recouvre tout avec
magnificence et donne une teinte argentée à chaque brin d’herbe pour en
faire une œuvre d’art, où le revêtement terne des rues et leurs pavés sous
nos pieds se mettent à briller à condition qu’il fasse assez froid, où cette
chose au cœur de nous, au cœur de notre centre froid et indifférent, se met à
fondre au premier instant de paix sur Terre ou d’élan vers les autres êtres
humains ; une histoire où il n’y a pas de place pour les têtes coupées ; une
œuvre où la modestie en symphonie mineure de Sophia est en parfaite
harmonie avec sa bienséance narrative et vient compléter ce récit dont elle
est l’héroïne par la sagesse-issue-de-l’expérience de la femme mûre qu’elle
est devenue pour déboucher sur une histoire sérieuse, digne, à la structure
conventionnelle, Dieu merci, le genre de fiction de qualité où les flocons de
neige sur le paysage ne sont que délivrance, empreinte d’une bienséance
délicate où la neige blanchit, adoucit, floute et embellit un paysage sans
têtes séparées de leur corps qui flottent dans l’air, au milieu de nulle part,
qu’elles aient été tranchées au cours d’atrocités, assassinats ou actes
terroristes récents voire plus anciens – reliques d’atrocités, de meurtres et
d’actes terroristes du passé légués à la postérité tels ces vieux paniers de la
Révolution française avec leur osier brun imprégné de sang séché –, pour
être déposées au seuil de nos maisons confortables avec chauffage central
commandé à distance, des têtes simplement accompagnées d’un petit mot,
s’il vous plaît merci de prendre soin de cette tête,
eh bien non,
merci,
merci bien :
au lieu de ça, c’était le jour du réveillon de Noël. La journée allait être
bien remplie. Sophia recevait pour les fêtes. Arthur lui amenait sa petite
amie/compagne. Elle avait des préparatifs à faire.
Après le petit déjeuner, Sophia se rendit en voiture à la banque, qui
précisait sur son site internet qu’elle serait ouverte jusqu’à midi.
Malgré ses déficits, Sophia demeurait ce que la banque appelait client
Corinthe, si bien que ses cartes bancaires étaient ornées d’un pilier
corinthien avec des fleurs sculptées, contrairement aux clients ordinaires
qui n’avaient aucun dessin sur leur carte. Être client Corinthe, ça donnait
droit à un traitement de faveur et à un conseiller dédié, un service facturé
plus de 500 £ annuelles. En échange de quoi, en cas de requête ou de
nécessité, le conseiller la faisait asseoir face à lui et contactait le centre
d’appel de la banque à sa place. Elle n’avait pas à appeler elle-même,
quoique parfois, le conseiller dédié se contentât de noter un numéro sur un
bout de papier de la banque qu’il tendait au client en suggérant que ça serait
peut-être plus confortable de téléphoner de chez soi. Ce genre de
mésaventure était récemment arrivé à Sophia, bien qu’elle fût, croyait-elle,
encore très connue, en tout cas, assez connue à l’agence locale en tant que
femme d’affaires à l’international et au passé fabuleux venue prendre sa
retraite dans la région.
Qu’étaient devenus les directeurs de banque d’antan ? Avec leur costume,
leurs convictions, leur conseils avisés, leurs promesses, leur politesse
intelligente, leurs onéreuses cartes de vœux gaufrées et signées à la main ?
Ce matin-là, le conseiller dédié, un jeune homme qui paraissait sortir
directement du lycée et qui, avec Sophia assise face à lui et à son
ordinateur, attendait au bout de trente-cinq minutes encore de pouvoir
joindre la personne adéquate au centre d’appel sans se faire raccrocher au
nez, craignait de ne pouvoir honorer les requêtes de Mrs. Cleves avant la
fermeture des portes à midi. Ce serait peut-être mieux si Mrs. Cleves
pouvait reprendre rendez-vous après les fêtes.
Le conseiller raccrocha et inscrivit Sophia sur son ordinateur dans un
créneau pour la première semaine de janvier. Il lui expliqua que la banque
allait lui envoyer un email pour confirmer le rendez-vous, puis un SMS la
veille pour le lui rappeler. Ensuite, très certainement parce que ça s’était
affiché sur son écran, il demanda si Mrs. Cleves avait besoin de souscrire
une assurance.
Non, merci, répondit Sophia.
Assurance habitation, propriétaire, automobile, objets précieux, santé,
voyage, toute autre assurance ? dit le conseiller dédié, qui lisait sur son
écran.
Sophia avait déjà toutes les assurances nécessaires.
Alors, toujours sans quitter son écran des yeux, le conseiller dédié
évoqua les tarifs très compétitifs et les différentes combinaisons que la
banque était en mesure d’offrir à ses clients privilégiés. Puis il consulta le
dossier de Sophia pour voir de quelles assurances elle disposait déjà en tant
que cliente Corinthe, et lesquelles son statut Corinthe ne couvrait pas.
Sophia lui rappela qu’elle souhaitait retirer de l’argent avant de partir.
Là, le conseiller enchaîna sur les billets de banque. Qui étaient, dit-il,
désormais fabriqués spécifiquement pour les machines et non pour les
humains. Il y aurait bientôt un nouveau billet de dix livres, sur le même
modèle que le billet de cinq livres, fabriqué avec des matériaux qui
facilitaient les tâches de comptage en machine mais compliquaient celles
des gens qui travaillaient en agence bancaire. Bientôt, dit-il, il n’y aurait
presque plus personne dans les banques.
Elle remarqua son cou rouge près des oreilles. Ses pommettes, rouges,
elles aussi. Sans doute les gens qui travaillaient dans cette agence avaient-
ils déjà commencé à fêter Noël. Ce garçon n’avait même pas l’air d’avoir
atteint l’âge légal pour boire de l’alcool. Un instant, elle craignit qu’il fonde
en larmes. Il avait l’air pathétique. Pourtant, ses préoccupations
n’intéressaient pas du tout Sophia. En quoi ça aurait dû être le cas ?
Sophia, qui d’expérience savait qu’il faut avoir de bonnes relations avec
sa banque, décida de ne témoigner aucune impatience ou signe d’agacement
tandis que le conseiller dédié lui expliquait avec force détails comment il
payait maintenant aux caisses automatiques pour éviter les vrais gens qui
voulaient comme avant continuer à passer à la caisse enregistreuse.
Au début, ça l’avait énervé, dit-il, de voir qu’au supermarché où il
achetait de quoi déjeuner, certaines caisses avaient été remplacées par des
bornes en libre-service. Il avait pris la décision de régler chaque fois ses
achats à quelqu’un. Malheureusement, il y avait toujours une très longue
queue à la caisse avec tapis roulant, puisqu’il n’y en avait plus qu’une seule,
alors que des caisses automatiques étaient presque toujours disponibles,
parce que de plus en plus nombreuses, et que de toute façon, la queue y
diminuait tellement plus vite. Alors à l’heure du déjeuner, il s’était mis à
passer par les bornes en libre-service, et à présent, il s’y dirigeait
systématiquement, vu que, d’une certaine manière, c’était un soulagement,
parce que devoir parler à quelqu’un, même pour le plus petit et insignifiant
des échanges, c’était parfois dur, on craignait d’être jugé, timide, on pouvait
commettre un impair ou raconter des bêtises.
C’est le propre des relations humaines, dit Sophia.
Le conseiller dédié la regarda, au lieu de regarder son écran. Elle le
regarda la regarder.
Elle n’était qu’une vieille dame qu’il ne connaissait pas du tout et dont il
se moquait éperdument.
Il regarda à nouveau son écran. Elle savait qu’il examinait le solde de ses
comptes. Les montants de l’année précédente avaient disparu. Ils ne
signifiaient plus rien. Pas plus que ceux de l’année d’avant, ni encore celle
d’avant, etc.
Qu’étaient devenus les soldes des comptes bancaires d’antan ?
C’est un fait, dit Sophia. Même le plus simple des échanges humains est
complexe à l’extrême. Maintenant, si je puis me permettre, je suis venue
retirer une somme en espèces.
Mes collègues de l’accueil vont vous aider à réaliser cette opération
aujourd’hui, Mrs. Cleves, dit-il.
Puis il regarda son écran et dit, Oh non. Je crains que ça ne soit pas
possible.
Pourquoi ? demanda Sophia.
Je crains que la banque ne vienne de fermer, répondit-il.
Sophia regarda la pendule fixée au mur derrière lui. Il était midi passé de
vingt-trois secondes.
Cela ne vous empêche tout de même pas de me procurer la somme que je
suis venue chercher aujourd’hui, dit Sophia.
Je crains que nos coffres ne se verrouillent automatiquement à la fin des
heures d’ouverture programmée, dit le conseiller.
Je vous prie de vérifier mon statut client, demanda Sophia.
Je peux vérifier, répondit-il, mais il est peu probable que cela change
quoi que ce soit.
Vous êtes en train de me dire que je ne peux pas retirer aujourd’hui
l’argent que je souhaite prélever sur mon propre compte, dit-elle.
Vous pouvez retirer la somme dont vous avez besoin dans la limite
autorisée au distributeur situé à l’extérieur de la banque, dit-il.
Il se leva. Sans plus rien vérifier sur son ordinateur. Et ouvrit la porte car
le temps imparti dans ce bureau pour ce rendez-vous était terminé.
Y a-t-il une chance que je puisse discuter de cette affaire avec le
directeur ? demanda Sophia.
Mrs. Cleves, je suis le directeur, répondit le conseiller dédié.
Ils se souhaitèrent un Joyeux Noël. Sophia sortit de la banque. Elle
l’entendit refermer les portes derrière elle.
Elle se rendit au distributeur placé à l’extérieur. L’appareil annonçait être
momentanément hors-service.
Sophia fut ensuite coincée dans les embouteillages qui s’étiraient dans
toutes les directions. Elle était à l’arrêt près du square du centre-ville, que
l’on pouvait difficilement qualifier de parc, malgré cet arbre qui, tant
d’années plus tôt, était entouré par un banc en bois blanc construit
spécialement pour lui, même s’il avait maintenant disparu. Elle songea un
moment à abandonner sa voiture en pleine rue pour aller attendre sous
l’arbre que la circulation se fluidifie. Les gens se seraient contentés de
contourner son véhicule tandis qu’elle resterait assise sur l’herbe.
Elle jeta un coup d’œil au grand et vénérable arbre.
Elle regarda le panneau qui annonçait la mise en vente du square et le
projet de luxueux appartements plateau de bureau et commerces
exceptionnels. Luxe. Exceptionnel. Quand chantent vers le ciel les cloches
d’une quincaillerie, qui vendait aussi des objets de décoration et des outils
de jardinage face au square. En travers de sa vitrine, une banderole
annonçait sa fermeture. Gloups. Joyeux Noël.
Le plus remarquable à propos des chants de Noël, dit-elle mentalement
d’un ton conventionnel mais avenant comme sur la chaîne Radio 4, à croire
qu’elle participait à une émission sur les musiques de Noël, c’est qu’à part
durant la période de fêtes, ils ne servent à rien, et n’ont aucune pertinence.
Alors qu’au cœur de l’hiver, ils nous touchent en ce qu’ils évoquent à la fois
la solitude et la réunion, dit-elle à ses millions d’auditeurs fictifs. Ils
donnent voix à l’esprit qui s’élève et encouragent l’esprit, même le plus
médiocre, le plus aigri, à s’enrichir. Ils exigent notre attention. Ils marquent
le passage du temps, mais aussi et surtout son éternel recommencement, ils
nous réconfortent en ce moment particulier de l’année où, dans l’obscurité
et le froid, nous offrons à la fois hospitalité et bonté, un luxe dans ce monde
arc-bouté contre tout.
Le divin enfant douce nuit sainte nuit Bethléem toi la moindre et que
Dieu vous rende forts messieurs. Elle soupira puis se redressa au volant.
Elle les connaissait tous, les chants de Noël, elle connaissait leurs paroles
par cœur, y compris les déchants. Peut-être que c’était à ça que ça servait,
l’endoctrinement catholique. Ce vieux directeur d’école gallois qui animait
la chorale, elle se souvenait encore de lui, de sa vieille tête avant que la
jeune tête surgisse, il était gentil, entre deux chants, il demandait l’attention
de la classe, bras tendus, mains ouvertes, tel un vieil acteur sur scène, et
leur racontait des histoires au lieu de leur enseigner quoi que ce soit. Il était
vêtu de tweed, il avait l’œil pétillant, il dégageait une odeur un peu
médicinale pas désagréable, un homme issu d’une époque tellement
ancienne que toute la classe les écoutait, ses histoires et lui, avec le même
sérieux que s’il s’agissait de Dieu en personne.
Il leur avait raconté l’histoire de l’artiste célèbre ayant dessiné un unique
cercle sur un bout de tissu avec un bout de charbon quand les messagers
étaient venus lui commander pour l’empereur le tableau le plus parfait au
monde. Il fallait lui reconnaître ça.
Quelles autres histoires leur avait donc raconté cette vieille tête ?
Celle-ci.
Un jour, un homme en avait tué un autre dans un champ couvert de
pierres. Ils se disputaient, l’un avait frappé l’autre à la tête avec une grosse
pierre ronde, une pierre de la taille d’une tête. Et tué son adversaire. Puis
l’assassin avait regardé autour de lui pour voir si quelqu’un s’était aperçu
de la scène. Il n’y avait personne. Alors il était rentré chez lui chercher une
pelle, il avait creusé un grand trou dans le champ et y avait fait rouler le
cadavre avant de jeter la pierre dans la rivière depuis un pont. Puis il était
descendu au bord de l’eau pour se laver un peu et nettoyer ses vêtements.
Mais par la suite, il fut incapable de se sortir du crâne la tête fracassée
du mort. Cette image le hantait.
Il se rendit à l’église. Mon père, pardonnez-moi parce que j’ai péché. Je
crains que Dieu ne puisse m’absoudre de ce que j’ai fait.
Le prêtre, qui lui aussi était jeune, lui assura que s’il se confessait et
qu’il faisait véritablement pénitence, il serait pardonné.
J’ai tué un homme et je l’ai enterré dans un champ de blé, dit-il. Je l’ai
frappé avec une pierre et il est mort. J’ai jeté la pierre dans la rivière.
Le prêtre hocha la tête derrière la petite grille sombre en bois troué. Il
exigea pénitence et prononça l’absolution. L’homme quitta le
confessionnal, s’installa sur un banc d’église, récita les prières et fut
pardonné.
Des années passèrent, plusieurs décennies. On avait depuis longtemps
cessé de rechercher le disparu. Ses proches étaient tous morts, les autres
l’avaient oublié.
Un jour, alors qu’il se rendait à pied en ville, le vieillard croisa le vieux
prêtre, le reconnut et lui dit, Mon père, je ne sais pas si vous vous souvenez
de moi. Serrez-moi la main.
Ils marchèrent ensemble jusqu’à la ville en discutant de tout et de rien.
De la famille, de la vie, de ce qui change, de ce qui ne change pas.
Comme ils approchaient de la ville, le vieillard dit, Mon père, je voudrais
vous remercier de m’avoir sauvé la vie il y a bien des années. De ne pas
avoir dit à quiconque ce que j’ai fait.
Qu’avez-vous donc fait ? demanda le vieux prêtre.
J’ai tué un homme à coups de pierre, répondit le vieillard, puis je l’ai
enterré dans un champ de blé.
Le vieillard sortit une flasque et proposa à boire au vieux prêtre. Qui
trinqua avec lui. Ils se saluèrent d’un signe de tête en atteignant la place du
marché.
Puis le vieillard rentra chez lui. Et le vieux prêtre se rendit au
commissariat.
Les policiers creusèrent dans le champ de blé, retrouvèrent des ossements
et vinrent sonner chez le vieillard.
Qui fut jugé, condamné et pendu en prison.
Les boutiques pleines de petits anges étaient en train de fermer. Il n’y
avait presque plus de lumière du jour.
Sophia rentra en voiture. Elle ouvrit la porte d’entrée. Elle se rendit à la
cuisine.
Elle s’assit à la table.
Et se prit la tête entre les mains.
À la fin de l’été 1981, deux jeunes femmes observent la vitrine d’une
quincaillerie traditionnelle dans la grande rue d’une ville du sud de
l’Angleterre. Au-dessus de la porte, sur un panneau en forme de clef, est
écrit : REPRODUCTION DE CLEFS. Il règne à l’intérieur une forte odeur de créosote,
d’huile, de paraffine, d’engrais pour gazon. Il y a des brosses avec des
manches, des brosses sans manches, des manches seuls, à vendre. Quoi
d’autre ? Des râteaux, des pelles, des fourches, un rouleau à gazon, une
rangée d’escabeaux, une baignoire en fer-blanc remplie de sacs de compost.
Des bouteilles de gaz, des casseroles, des poêles, des balais à l’espagnole,
du charbon, des tabourets pliants en bois, un seau en plastique rempli de
ventouses, des piles de papier de verre, des sacs de sable dans une brouette,
des paillassons métalliques, des haches, des marteaux, quelques réchauds
électriques, des tapis-brosses, du matériel pour rideaux, du matériel pour
tringles, du matériel pour fixer les tringles à rideau, des lambrequins, des
pinces, des tournevis, des ampoules, des lampes, des seaux, des chevilles,
des paniers à linge. Des scies de toutes tailles. TOUT POUR LA MAISON.
Mais ce sont les fleurs, les lobelies, l’alyssum et les paquets de graines de
toutes les couleurs dont ces femmes se souviendront le plus lorsqu’elles
évoqueront ce jour-là.
Elles saluent le vendeur derrière le comptoir. Elles s’approchent des
différents rouleaux de chaînes. Elles comparent les prix au mètre. Elles font
leurs calculs. L’une d’elles tire sur une chaîne assez fine, qui se déroule en
tintant. L’autre fait mine de regarder ailleurs en passant la chaîne autour de
ses hanches pour la mesurer.
Elles échangent des coups d’œil et des haussements d’épaule. Elles
ignorent quelle longueur il leur faut.
Alors elles comptent combien d’argent elles ont. Moins de dix livres.
Elles observent les cadenas. Il leur en faut quatre. Si elles prennent les
moins chers, elles pourront acheter à peu près trois mètres de chaîne.
Le quincailler coupe la longueur voulue. Elles paient. La cloche au-
dessus de la porte aura certainement retenti derrière elles. Elles auront
regagné la ville dans sa langueur estivale et ses longues ombres anglaises.
Personne ne les remarque. Dans les rues ensoleillées et endormies,
personne ne leur accorde le moindre regard. Elles se tiennent immobiles sur
le trottoir. La grande rue leur paraît à présent étonnamment large. Était-elle
aussi large avant qu’elles n’entrent dans ce magasin, et qu’elles ne l’aient
tout simplement pas remarqué ?
Elles n’osent pas rire tant qu’elles n’ont pas quitté la ville et repris la
route pour rejoindre les autres à pied quelques kilomètres plus loin. Là,
enfin, elles se laissent aller. Elles rient comme des petites folles.
Imaginez-les bras dessus bras dessous dans la chaleur de l’été, l’une
balance le sac contenant la chaîne en chantant pour faire rire l’autre jingle
bells, jingle bells jingle all the way, l’autre avec les cadenas et leurs clefs
miniatures dans les poches, le gazon jauni sur les bas-côtés entre les herbes
folles et les fleurs sauvages.
C’est le solstice d’hiver. À Londres, Art est assis devant un vieux PC
dans l’ancienne salle des dictionnaires de la bibliothèque municipale
désormais ornée du panneau Bienvenue à la boutique des idées. Il tape au
hasard des mots sur Google pour voir si le résultat de recherche le plus
fréquent les concernant est mort ou pas.
C’est le cas pour la plupart, et s’ils ne s’affichent pas immédiatement
comme mort, ils le deviennent presque toujours si on tape [le mot] puis est
puis la lettre m.
Art a un petit frisson, qu’il ne sait pas à quoi attribuer – peut-être à son
masochisme, quand il tape Art, puis est et que sort en première proposition :
Art est mort.
Il tente masochisme.
Le masochisme n’est pas mort.
L’amour, en revanche, est mort.
L’endroit où il se trouve est tout sauf mort. Cet endroit pulse de vie. Il est
plein de gens très occupés. Ça n’a pas été simple d’avoir accès à l’un des
vieux PC, et il y a désormais une file d’attente derrière les cinq ordinateurs
en état de marche. Certains ont l’air pressé, ils ont peut-être des choses
urgentes à régler. Ils font les cent pas derrière les personnes installées dans
les boxes avec les PC. Mais Art s’en fout. Aujourd’hui, il s’en fout de tout.
Art, pourtant réputé pour être gentil, attentionné, généreux, lyrique et
sensible, ne cédera aux besoins de quiconque et occupera ce box sommaire
aussi longtemps qu’il le décidera, putain.
(De gentillesse, attention, générosité, lyrisme et sensibilité : seul le
lyrisme est mort.)
Il a beaucoup de travail.
Il doit écrire son article pour le télécharger sur son blog avant la fin du
solstice.
Il tape blogs puis sont.
Morts.
Nature est.
C’est l’une des seules occurrences où il doit aussi taper m. Apparaissent
plusieurs propositions :
mortelle
mourante
merveilleuse
morte
En revanche, les écrivains de la nature ne sont pas morts. Quand on tape
écrivains de la nature, apparaît une rangée de vignettes avec les visages
apparemment sains de tous les écrivains de la nature ayant un jour existé,
ou bien encore vivants. Il observe les traits pensifs de ces gens qui
comprennent le monde, cet alignement de petits carrés sur la page, et il
éprouve une terrible tristesse au tréfonds de son être.
La nature peut-elle changer ?
Parce que sa nature à lui est nulle.
Il est à la fois un égoïste et un imposteur.
Les choses ne sont jamais si graves dans la vie des vrais écrivains de la
nature qu’ils ne puissent pas les résoudre ou les apaiser en écrivant sur la
nature. Alors que lui, regardez-le.
Charlotte a raison. Il n’en est pas un.
Charlotte.
Sa mère les attend, Charlotte et lui, dans trois jours en Cornouailles.
Il sort son téléphone de sa poche. Il regarde son écran. Charlotte s’est
mise à poster des faux tweets sur @rtennature. Hier, elle a annoncé aux
3451 followers d’Art avoir senti le premier coup de vent de la nouvelle
saison. Dhabitude c en janvier mais la djà senti 1 coup de mistral sur
Londres. Heil ! Elle fait des coquilles exprès pour qu’on pense qu’Art est
bête et négligent, et puis, à quoi bon ce heil, à part pour attirer quelques
nazillons ? Elle a mis une photo prise sur Internet d’un paysage provençal
balayé par le vent. Là, ça s’est énervé sur Twitter, minitempête de tweet,
@rtennature brièvement secoué par un bon millier de passionnés de nature
surexcités, furieux, voire injurieux qui lui reprochent de ne même pas
connaître les vents de son pays.
Les tweets du jour en son nom, qui ont commencé une demi-heure plus
tôt, sont à nouveau un gros mensonge. Cette fois, Charlotte poste des
photos trouvées allez savoir où d’Euston Road sous la neige.
Alors qu’il ne neige pas. Il fait même 11°C dehors, et grand soleil.
Les réactions débordent comme la mousse d’une bière mal servie.
Colère, sarcasmes, rancune, haine et humiliations en tout genre, un tweet
qui dit, si t’étais une femme, je te menacerais de mort. Art se demande si
c’est une plaisanterie post-moderne. Pire, deux sources média, une
australienne et une américaine, l’ont retweeté avec son identifiant. Photos
de la première chute de neige à Londres.
Le téléphone dans sa main s’allume. Mon cher nev.
C’est Iris.
La veille, elle lui a envoyé un sms au sujet d’une autre sorte de mistral.
Mon cher nev, es-tu dja tombé as-tu jmais enquté sur le missile tire et oublie
Mistral trnsportable anti-aérien ? Pas trs poétique non ? On comprend
mieux tir de barrage sur tweeter ah ah. Baisers Ire
Aujourd’hui, étonnamment, elle est plutôt réconfortante. Mon cher nev,
tu na spa laird s ton assiet sur twit. Dis-moi mtnt que tu le vis
personnelment : sommes-nous à la merci de la tchnlogie, ou la tchnlogie
est-elle à notre merci ? Baisers Ire
Bien vu. Mais si même sa vieille tante, qui doit approcher des quatre-
vingts ans et ne le connaît presque pas, a compris que son compte avait été
piraté, ses véritables followers s’en seront douté, eux aussi.
Dans la neige jusqu’aux genoux à Londres, les gazouilleurs !
Il ne se laissera pas entraîner sur ce terrain.
Il vaut mieux que ça.
Il ne lui fera pas le plaisir de répondre.
Il ne s’abaissera pas à ça.
Il va la laisser trahir sa bassesse par ses actes.
(C’est étonnant que Charlotte ait envie de rester en contact avec lui, peu
importe le biais.)
Il observe les gens dans la bibliothèque. Il les observe vraiment. En ce
lieu public, personne ne sait, personne ne se soucie de ce qui se dit en son
nom, sous sa photo de profil, sur Internet. De ce point de vue-là, on pourrait
croire que ça ne se produit pas vraiment.
Sauf que si.
Où est la réalité ? La bibliothèque n’est-elle pas le monde ? Le monde
est-il celui de l’écran, et non le fait d’être là avec tous ces gens ? Art
regarde par la fenêtre au-delà du caisson de son vieil écran d’ordinateur.
Des voitures et des gens vont et viennent. Il y a une fille en train de lire
sous l’abribus, et elle n’a pas du tout l’air bouleversé, n’est-ce pas ?
Non.
Alors lui non plus.
Quand même
les gazouilleurs
Charlotte se moque de lui et par la même occasion, fait croire qu’il se
moque de ses followers. C’est réellement exaspérant, ce qu’elle n’ignore
pas. Elle a fait exprès de tweeter sur la neige. Elle sait qu’Art a tout préparé,
que ça fait un moment qu’il attend le jour où il neigera pour de bon, si
jamais ça se produit de nouveau, qu’il a un texte prêt pour Art en nature. Il
comptait riffer un peu sur les traces de pas et les lettres de l’alphabet.
Chaque lettre laisse une trace, qu’elle soit informatique ou imprimée, telle
une patte d’animal, avait-il noté dans son carnet un an et demi plus tôt.
Charlotte sait qu’il s’impatiente, car l’hiver précédent a été très doux. Il a
tant de mots intéressants qu’il attend de sortir de son chapeau : trace,
empreinte, marque. Il a aussi recherché des termes peu courants pour
évoquer la neige : sloche, broyot, broquotte. Il comptait évoquer la
politique, l’unité de la nature malgré une apparente désunion, puis disserter
sur l’unité qui, contre toute attente, peut surgir de la rencontre de la neige et
du vent, car la neige se pose toujours dans le même sens alors que les
branches d’arbre s’étendent dans tous les sens. (Charlotte trouvait ça nul,
elle avait décrété qu’il était à côté de la plaque, que tous les écrivains de la
nature, à part les meilleurs et les plus politiquement pertinents, sont en
général par trop satisfaits d’eux-mêmes et éblouis par leurs écrits, avec de
surcroît une nette propension à chercher à se rassurer quant à leur identité
dans les périodes troubles, et qu’à présent, flocon de neige, ça désigne les
jeunes progressistes, que c’était là-dessus qu’il devrait écrire.) Il avait aussi
des notes sur les échanges entre molécules d’eau, il comptait intituler ça la
générosité de l’eau. Il avait préparé un texte sur le fait que, par une journée
froide mais sans vent, un objet givré va presque produire de la fumée à la
manière d’un feu, ainsi que sur le mot-valise snice, une contraction de neige
et de glace en anglais, qui désigne cette matière solide avec laquelle on peut
réaliser des constructions, et sur la fougère que la glace imprime sur
certaines surfaces mais pas d’autres, sur le fait que c’est vrai, aucun flocon
n’est identique, sur la différence entre flocons et cristaux, sur la nature
commune du flocon de neige – qui est aussi un sujet politique, car les
flocons en provenance du ciel composent leur alphabet naturel, mais à partir
d’une grammaire toujours différente.
Charlotte avait déchiré les pages de son carnet sur la neige pour les jeter
par la fenêtre de l’appartement.
Art avait regardé les petits morceaux tapisser la cime des arbres et les
buissons, les pare-brise et les toits des voitures garées, avant d’être soufflés
sur le trottoir.
Toi, un écrivain de la nature. Laisse-moi rire, avait-elle dit. Ce n’est pas
parce que tu racontes ta promenade dans un champ ou au bord d’un canal et
que tu publies ça sur un blog que tu peux te décréter écrivain de la nature.
Tu n’es qu’un délateur en herbe. Le plus près que tu approcheras jamais de
la nature, c’est ça : en étant l’espion en herbe que tu es, et qui se fait payer
pour ça, en plus. Ne crois pas que tu vas passer, à part à tes propres yeux,
pour autre chose que le minable monté en graine que tu es.
La dispute avait commencé lorsqu’elle l’avait surpris en train de se curer
les ongles avec l’angle d’une page de l’un de ses livres, et qu’elle lui avait
demandé de cesser. Énervé par ses reproches, Art s’était mis à critiquer le
fait qu’elle passe son temps à se lamenter sur l’état du monde.
Ils ont fait leur choix, avait-il dit le jour où elle avait plaint les Européens
qui se demandaient s’ils allaient pouvoir continuer à vivre dans ce pays,
sans oublier les gens mariés à des Européens, et ceux dont les enfants
étaient nés ici, mais qui ne pourraient peut-être plus y habiter, etc. Ils ont
choisi de venir ici. Ils ont pris ce risque. Ce n’est pas notre responsabilité.
Ce n’est pas notre choix, avait-elle dit.
En effet, avait-il dit.
Comme les noyés dans la Manche parce qu’ils ont tenté de fuir la guerre,
dont tu as dit qu’on n’avait pas à se sentir responsable parce que c’était leur
choix de fuir une maison bombardée ou en feu, et encore leur choix de
monter dans une embarcation ayant chaviré ? avait-elle dit.
Voilà le genre de choses qu’elle disait.
Mais tout va bien pour nous, avait-il dit. Arrête de t’inquiéter. On a de
l’argent, on a tous les deux un bon boulot. Tout va bien.
En tout cas, ta tendance à l’égoïsme, elle, elle va bien, avait-elle dit.
Et là, elle s’était mise en colère contre quarante ans d’égoïsme politique.
Comme si on pouvait parler de quarante années de politique en
connaissance de cause lorsque, comme Charlotte, on n’en avait que vingt-
neuf. C’était une attitude tellement négative. En réalité, c’était une forme
d’automutilation : Charlotte racontait sans cesse ce rêve où elle se découpait
au niveau de la clavicule avec un couteau à volaille, cet ustensile avec des
lames crantées capable de sectionner les os, jusqu’à se retrouver en quatre
morceaux comme un poulet à mettre dans la soupe.
Dans ce rêve, je suis un royaume divisé en quatre, avait-elle pris
l’habitude de dire dès qu’elle avait envie d’attirer l’attention. Mes rêves
reflètent les terribles divisions de ce pays.
Dans ses rêves.
Les citoyens de ce pays sont tous montés les uns contre les autres à cause
du vote, avait-elle dit, or le gouvernement ne fait rien pour calmer la
situation, bien au contraire, il utilise la colère des gens par opportunisme
politique. Ce qui est non seulement la pire des blagues fascistes, mais aussi
un jeu très dangereux. Les événements aux États-Unis sont directement liés
à ça, déjà, rien que d’un point de vue financier.
Art avait ri tout haut. Charlotte avait l’air furieux.
C’est terrible, avait-elle dit.
Non, avait-il dit.
Tu te voiles la face, avait-elle dit.
Le monde était en pleine mutation, mais ce qui était nouveau, avait dit
Charlotte, c’est que les gens au pouvoir ne pensaient qu’à eux, ils n’avaient
pas la moindre idée d’où ils allaient, ils ne se sentaient en rien redevables
envers l’Histoire.
Ça non plus, ça n’est pas nouveau, avait-il dit.
Ils étaient comme un genre tout nouveau de créatures, avait-elle dit, non
pas issues de l’Histoire, mais de…
Il la regarda, assise au bord du lit, une main sur la clavicule et l’autre qui
s’agitait à la recherche de la formule adéquate.
De quoi ? avait-il dit.
De sacs en plastique, avait-elle dit.
Hein ? avait-il dit.
Comme les sacs en plastique : aussi peu inscrits dans l’Histoire, avait-elle
dit. Aussi peu porteurs d’humanité. De réflexion, aussi, et dans la
méconnaissance absolue de tous les moyens de portage avant l’invention du
sac plastique. Aussi peu respectueux de l’environnement, car ils continuent
de polluer des années après qu’on a cessé de les utiliser. Pour plusieurs
générations.
Ça. A. Toujours. Été. Comme. Ça.
Puis après un silence, il avait dit, Ainsi.
Comment peux-tu être naïf à ce point ? avait-elle dit.
Tu me traites de naïf après une comparaison aussi simpliste et aussi
anticapitaliste ? avait-il dit.
Lorsque la politique est remplacée par un spectacle où tout est prévu,
avait-elle dit, que nous sommes propulsés en mode choc, entraînés à
encaisser choc après choc qui s’affichent 24 heures sur 24 sur nos fils
d’actualité, nous ne sommes plus que des nourrissons passés du sein au lit
et du lit au sein.
Un petit sein, ça serait bien, de temps à autre, avait-il dit.
(Elle avait ignoré sa remarque.)
On passe de choc en choc et de chaos en chaos, comme si ça nous
nourrissait, avait-elle dit. Mais pas du tout. C’est tout le contraire. C’est du
faux maternage. Voire du faux paternage.
Mais pourquoi on chercherait à nous propulser de choc en choc ? avait-il
demandé. À quoi bon ?
Pour détourner notre attention, avait-elle répondu.
De quoi ? avait-il demandé.
Pour rendre les marchés financiers plus volatiles, avait-elle répondu. Pour
faire varier les taux de change.
La théorie du complot, c’est tellement daté, avait-il dit. Je dirais
même plus : vieux jeu. Au risque de me répéter : plus ça change, plus c’est
la même chose.
Ça, c’est sûr, ça change, avait-elle dit (en prononçant à la française,
comme lui). Mais avant même de parler du changement climatique, il y a le
changement saisonnier. On progresse dans le blizzard en tentant en vain de
voir ce qui se passe vraiment au-delà du vacarme et du battage médiatique.
J’adorerais passer ma journée à parler des saisons, mais j’ai du travail,
avait-il dit.
Il avait ouvert son ordinateur portable et se mit à chercher sur le Net le
stick déodorant qu’il utilisait depuis des années, mais dont les stocks étaient
épuisés partout. Elle avait traversé la pièce et rabattu l’ordinateur du dos de
la main. Elle était jalouse de son ordinateur.
Je dois écrire mon article sur le solstice pour le blog, avait-il dit.
Le solstice, avait-elle dit. Tu ne crois pas si bien dire. Ce sont les jours
les plus sombres de l’année. L’époque n’a jamais été aussi terrible.
Mais si, avait-il dit. Le solstice, c’est cyclique, ça se produit chaque
année.
Allez savoir pourquoi, c’est ça qui avait fait partir Charlotte en vrille. Il
était possible qu’elle déteste depuis toujours son blog. Au cours de la
dispute, elle l’avait déclaré hors de propos et réactionnairement apolitique.
Et où parles-tu des ressources naturelles menacées ? avait-elle demandé.
De la guerre pour l’eau ? Du bloc de la taille du Pays de Galles sur le point
de se détacher de l’Antarctique ?
Du quoi ? avait-il demandé.
Du plastique dans la mer ? Du plastique dans les oiseaux maritimes ? Du
plastique dans tous les poissons et créatures aquatiques ou presque ? Est-ce
qu’il existe même encore sur Terre de l’eau non polluée ?
Elle avait les bras levés au-dessus de la tête, autour de la tête, comme
elle préférait dire.
Je ne suis pas très politisé, c’est tout, avait-il dit. Par nature, ce que je fais
n’est pas politique. La politique est éphémère. Ce que je fais est à l’opposé
de l’éphémère. J’observe les transformations dans les champs, j’étudie la
structure des haies. Les haies, ce sont des haies. Il n’y a rien de politique là-
dedans.
Elle avait éclaté de rire. Puis hurlé que les haies étaient au contraire très
politiques. Et là, la rage avait jailli d’elle, accompagnée du mot narcissique,
qu’elle avait prononcé à plusieurs reprises.
Art en nature mon cul, avait-elle dit.
Là, il avait quitté la pièce, puis l’appartement.
Il avait attendu un petit moment sur le palier pour voir si elle venait le
chercher.
Elle n’était pas sortie.
Alors il était descendu récupérer ce qu’il pouvait de ses notes au sujet de
la neige.
À son retour, il avait découvert le placard du couloir grand ouvert, et son
contenu étalé par terre, Charlotte occupée à sélectionner une mèche dans la
boîte à outils. Il avait vu son ordinateur ouvert à plat entre deux chaises.
Elle avait attrapé la perceuse et appuyé sur le bouton. L’outil s’était mis à
vrombir dans l’air.
Rires préenregistrés de sitcom.
Qu’est-ce que tu fabriques ? avait-il crié par-dessus le bruit. Tu vas
t’électrocuter, putain !
Elle tenait à la main un gros objet noir et plat.
Morte, avait-elle dit. Comme ta conscience politique.
Qu’elle lui avait lancé à la manière d’un Frisbee. La batterie de son
ordinateur ? C’est incroyable la forme qu’elles ont maintenant, avait-il
pensé en se jetant à terre.
Quand la batterie avait heurté l’écran de télévision, il s’était estimé
heureux qu’elle l’ait manqué ; jeté selon le bon angle, ce genre d’objet
paraissait capable de vous décapiter.
(C’était le moment où il avait commencé à craindre que Charlotte ait
découvert ses brouillons de mail à Emily Bray, où il proposait des rendez-
vous le mercredi entre quatre et six ; le sexe avec Emily lui manquait, il lui
demandait si elle aussi, et s’il était possible de trouver un arrangement.
Mais il ne l’avait jamais envoyé.
Il n’avait même jamais été certain de l’envoyer un jour.
Il allait réécrire à Emily. Dès qu’il aurait un nouvel ordinateur portable.)
Conscience.
Politique.
Il avait déjà essayé politique. Morte.
Conscience est m
Le mot mourante apparaît.
Tout n’était pas encore perdu, puisqu’elle n’était pas encore morte.
Ordinateur est m
Et voilà, mort.
En tout cas, mort, son ordinateur, avec son écran transformé en une
absurde mosaïque, l’était, et Charlotte, elle, partie avec sa valise. Ce qui
était la raison pour laquelle Art se trouvait devant un PC à la bibliothèque
dont le clavier lui donnait l’impression que ses doigts étaient aussi gourds
que certains rapports sexuels dont il préférait ne pas se souvenir, un clavier
sur lequel il ne parvenait même pas à trouver l’@.
Il songe un instant à reprendre contact avec Emily Bray pour lui
demander si elle accepterait de l’accompagner chez sa mère à Noël, parce
que ça allait être embarrassant, et même nul, de se pointer seul après avoir
fait tout ce foin pour amener Charlotte.
Mais ça fait presque trois ans qu’Emily et lui ne se sont pas parlé.
Depuis Charlotte.
Il attrape son téléphone et passe ses contacts en revue. Non, nan. Non.
Puis il se moque de lui-même pour avoir eu une idée aussi bête et
méchante.
Il relit le sms d’Iris.
Sommes-nous à la merci.
Non.
Allons.
Il survivra. Puis il écrira sur la façon dont il a survécu. Il écrira un beau
texte dans Art en nature sur les moyens de survie en ce monde frauduleux,
pas simplement le fait d’avoir survécu, mais celui d’avoir atteint la vérité
malgré les pelures d’oignon à l’odeur âcre qui la dissimulaient (oh, Art, ça
c’est bon, note-le), malgré les mensonges que racontent sur vous vos
proches, ceux qui vous sont les plus chers, ainsi que les mensonges sur
vous-même dont vous n’avez même pas conscience que vous vous les
racontez, et que vous les racontez aux autres. Il tailladera ce récit
frauduleux à coups d’écriture-rasoir. Ça sera cuisant, mais honnête. Il écrira
sur ce qu’on ne peut jamais vous prendre. Il appellera ce texte Vérité Enfin
Révélée : VER. De terre.
La terre le fait à nouveau penser à Charlotte.
Et là, il sent son moral plonger.
Dans sa main, son téléphone se met à vibrer et à sonner.
Peut-être que c’est Charlotte !
Non, c’est un numéro qu’il n’a pas enregistré.
Il rejette l’appel.
Puis un autre numéro qu’il ne connaît pas. Et un autre.
Il va sur Twitter.
Elle vient encore de tweeter en son nom. Elle a mis un lien. Avec cette
légende : Just pr vous dire que je prends 10 livres pour une pipe à la neige
tarif réduit à 5 livres pour followers.
Il clique sur le lien. Qui aboutit à une page où il se voit en photo, un verre
de vin à la main, pendant leurs vacances en Thaïlande l’année précédente.
Avec un numéro de téléphone dessous.
Le sien.
Mon Dieu.
Il éteint son portable.
Il cherche à voir si les gens autour de lui l’observent. Certaines personnes
qui attendent pour avoir un PC le regardent, certes, mais uniquement parce
qu’il s’est détourné de l’écran, et qu’ils espèrent qu’il ait fini.
Son univers est en train de s’effondrer !
Il pose les mains sur sa nuque. Il transpire.
Une pipe à la neige, est-ce quelque chose de sexuel ?
Qu’est-ce qui se passe quand on fait une pipe à la neige ?
Il va voir sur Internet. Des bonshommes de neige surgissent aussitôt sur
cet ordinateur public, donc ça ne doit pas être trop obscène.
Bon.
Il range son téléphone éteint dans sa poche, repousse sa chaise et se rend
aux toilettes pour hommes.
Derrière la seule porte qui ferme, il s’assied par terre, tête baissée. Mais
l’endroit est horrible, ça pue et il n’y a rien à voir. Inutile intimité.
Il se relève et rouvre la porte.
Quand il ressort, il aperçoit une femme dans les toilettes pour hommes.
Assez jeune, une vingtaine d’années, possiblement sud-américaine, avec
des cheveux très noirs, ou peut-être espagnole ou italienne. Elle est en train
de se réchauffer le haut des seins avec le sèche-mains dont elle a tourné
l’embout vers elle. Elle porte un décolleté plongeant pour un mois de
décembre. Elle lui fait signe en désignant le sèche-cheveux.
Froid. Bon. Pardon, dit-elle par-dessus le bruit. Kaput chez femmes.
Je vous pardonne, dit-il.
Elle sourit en se penchant vers le courant d’air comme Art quitte les
toilettes. Il se sent réconforté à l’idée d’avoir vu quelqu’un, d’avoir eu rien
qu’un bref échange avec quelqu’un, d’avoir vu quelqu’un faire un geste
aussi chaleureux, un geste qui vous réchauffe le cœur.
Rien que de dire tout haut je vous pardonne. Il ignorait que ces mots
puissent être aussi puissants. Il sourit. Les gens qu’il croise dans l’escalier
le regardent bizarrement à cause de son sourire. Personne ne lui sourit. Il
s’en moque. En regagnant la boutique des idées, il regrette de ne pas avoir
proposé à la fille souriante à la poitrine chaude si elle voudrait
l’accompagner chez sa mère à Noël.
Ah ah. Imaginez.
Un type très ridé est assis à la place d’Art. Il tape sur le clavier tandis
qu’une femme avec trois jeunes enfants pendus à son bras et ses jambes
replie le manteau d’Art sur son carnet et sa mallette par terre à l’extérieur
du box.
C’est de bonne guerre. Art fait un signe de tête à la femme, qui a l’air
plus lasse, pense-t-il dans les néons blafards et cruels de la boutique des
idées, que n’importe qui.
Merci, dit-il.
Il parlait de son manteau, qu’elle avait plié. Mais elle ne répond pas,
peut-être de peur qu’il fasse de l’ironie sur l’homme qui a pris sa place. On
dirait qu’elle est elle-même prête à l’insulter ou à lui chercher des noises.
Art ramasse ses affaires, se dirige vers les portes, s’arrête à l’accueil, où il
emprunte à la dame du comptoir un stylo au bout d’une ficelle pour écrire
dans sa paume les mots blafard et cruel.
Rien n’est perdu. Rien n’est gâché. Tu vois, Art ? Il faut toujours voir le
verre à moitié plein.
Ou ton esprit à moitié vide. (Charlotte, à son oreille.)
Il quitte le bâtiment par la porte latérale ; l’entrée principale est réservée
aux habitants des appartements luxueux qui composent désormais le reste
du bâtiment. Mais ça ne sert à rien de s’énerver contre ça, c’est une perte
d’énergie que de se mettre en colère pour des choses auxquelles on ne peut
rien, le genre de choses dont Charlotte parle tout le temps. Penser à
Charlotte est une perte d’énergie précieuse, alors pour s’en libérer, pour se
libérer d’elle, il décide d’aller marcher dans les rues à la recherche d’une
poignée de terre
(mourante
divisée en vingt-quatre
condamnée
détruite
morte)
pour avoir, de façon symbolique, uniquement de la terre dans la main,
une poignée de terre qui respire à son rythme, lent, méditatif, une terre qui
demeure elle-même malgré la colère et la pourriture, une terre qui durcit et
se fige lorsque les températures chutent, mais reprend sa souplesse quand
elles grimpent de nouveau. C’est à ça que sert l’hiver : à se souvenir que
tout s’arrête, puis revient à la vie. C’est un exercice d’adaptation au gel et
au dégel. Alors le gentil Art va prendre de la terre dans sa main, au sens
propre. De la terre de ville. Il va en chercher aux endroits où les arbres sont
plantés dans le goudron ; parfois il y a un peu de terre autour, à condition
qu’elle n’ait pas été recouverte avec cette sorte de plastique caoutchouteux.
La nature sait s’adapter. La nature est en perpétuelle évolution.
Dehors, il voit une fille. Celle qu’il a aperçue par la fenêtre trois heures
plus tôt. Toujours à l’arrêt de bus, assise exactement au même endroit, en
train de lire. Elle lit vraiment de façon assidue.
Il voit un bus mettre son clignotant et s’arrêter, des gens y monter, puis le
bus mettre l’autre clignotant et repartir.
Il voit un autre bus se garer et s’arrêter, puis redémarrer. Et tout ce temps,
elle reste là, assise, à lire.
Elle a l’air d’avoir environ dix-neuf ans. Elle est assez jolie. Elle a l’air
pâle. Elle a l’air assez dure. Mais ce dont elle a surtout l’air, c’est d’être
concentrée.
Personne n’est jamais concentré comme ça à un arrêt de bus.
Il oublie la terre.
Il traverse en direction de l’abribus. Il aperçoit ce qu’elle lit. C’est un
menu de fast-food. Il approche jusqu’à réussir à déchiffrer les mots GRATUITE,
LIVRAISON, POULET, SEAU.

Elle lit un menu de Chicken Cottage.


Elle lit la première page du menu. Puis elle l’ouvre. Elle lit l’intérieur, de
gauche à droite. Puis elle le referme et lit la dernière page avec l’attention
que l’on consacre à un bon livre.
Puis elle le retourne et recommence à lire la première page.

Trois jours plus tard, le matin du réveillon de Noël.


Vingt minutes après l’heure fixée du rendez-vous.
Elle n’est pas là.
Il n’y a ni fille ni jeune femme à l’endroit qu’Art a proposé, à savoir la
rangée de sièges face au panneau d’information.
Elle n’est pas venue.
Elle ne viendra pas.
C’est un soulagement.
Il regrettait déjà cette idée stupide.
Et ça va lui permettre d’économiser 1000 £, de l’argent qu’il préférerait
vraiment ne pas gâcher dans ce genre d’aventure.
Il va faire preuve de courage face à sa mère. Ou alors, il inventera une
histoire : la pauvre Charlotte était vraiment malade. Je ne l’ai jamais vue
aussi malade. [Dans ce cas, pourquoi et comment as-tu pu la laisser seule ?]
Oh non, elle est chez sa mère, elle est partie voir sa mère. Non, mieux : sa
mère est venue spécialement à Londres pour s’occuper d’elle afin que je
puisse quand même passer Noël avec toi.
Il va s’acheter un café puis scrute les gens qui attendent tout autour de
lui. Il fait deux fois le tour du panneau, puis il vérifie de nouveau, au cas où.
Non qu’il se rappelle vraiment son apparence ; ce n’est pas comme s’ils
se connaissaient mieux que le temps d’un sandwich.
Il ne peut pas l’appeler, car elle lui a dit qu’elle n’avait pas de portable.
C’était de toute façon une mauvaise idée de s’acoquiner avec quelqu’un
qui n’a même pas de téléphone.
Il se calme.
Il cesse d’être comme on est quand on change d’attitude parce qu’on se
sait regardé.
Mais il aperçoit, au loin, quelqu’un qui est de toute évidence la fille, et il
est presque choqué à l’idée que ça ne puisse être qu’elle.
Elle apparaît et disparaît, petit point immobile parmi les gens sur la
rampe d’accès au Heathrow Express et qui sont chargés de bagages, de
rouleaux de papier cadeau, de sacs en plastique ; elle admire le toit de la
gare tandis que les gens passent près d’elle.
Art se précipite sur la borne, où il y a la queue, pour acheter son billet de
façon à ne pas le faire en sa présence, ce qui pourrait paraître désobligeant.
Puis, comme il ne reste plus beaucoup de temps, il s’approche du point de
rendez-vous, à savoir la rangée de sièges. Mais elle ne s’y trouve pas.
Il regarde de nouveau en direction du hall. Elle est toujours sur la rampe.
Ce qu’elle semble regarder avec autant d’attention, comprend-il quand il
va la chercher (le train part dans moins de quinze minutes), ce sont
d’anciens ornements en métal sur la verrière.
Il s’arrête au pied de la rampe. Passe son café d’une main dans l’autre.
Elle continue à ne pas le voir.
Il remonte la rampe à rebours de la foule.
Tiens, salut, dit-elle.

Tu as cru que c’était la journée sans bagages ? dit-il. Parce que je n’ai pas
l’impression qu’à part toi, quelqu’un d’autre le sache. Tu n’as pas emporté
de sac ?
Euh, je ne savais pas si je devais t’acheter un café, dit-il. Je ne sais pas
comment tu l’aimes.
Prends le siège, dit-il dans le train. Ça ne me dérange pas d’être debout.
Sinon, je peux toujours m’asseoir par terre.
Je travaille pour Sa4A, dit-il. Le département divertissements de
Sa4A. Sa4A ? C’est incroyable que tu n’en aies jamais entendu parler. C’est
une très grosse boîte, ils sont partout. Mon boulot, c’est consolidateur de
copyright. Je fouille partout dans les médias, surtout le Net mais pas
seulement : les films, les vidéos, les journaux, les bandes-son, tout ça, je
recherche les violations de copyright, une citation en dehors du cadre de la
loi, non créditée à son auteur, ou sans droit d’utilisation. Dès que je trouve
quelque chose qui ne devrait pas être là, ou qui ne comporte pas les bons
crédits, je le signale à Sa4A pour qu’ils puissent récupérer leur dû ou
déclencher des poursuites. Si Sa4A est bien au crédit, je vérifie que tout est
dans les clous. Quoi ? Non, je travaille chez moi. Oh. Hi hi. Non, dans les
clous, ça veut dire que tout a été fait correctement. Mes horaires ? Le milieu
de la nuit si j’ai envie, c’est comme je veux, oui, globalement c’est ça.
Ouais, ça implique de regarder des tonnes de trucs. Des trucs que je n’aurais
jamais vus, même en un million d’années.
Des chips ? dit-il. Ça signifie que tu dois porter une tenue spéciale, ou
que si tu montes dans un train, tu dois avertir les gens au cas où ils feraient
une allergie à l’arachide afin qu’ils ne voyagent pas près de toi ? Ah, ces
chips-là. C’est vraiment mauvais pour la planète, ces trucs. Je les déteste.
Par principe. Oui, je me préoccupe du sort de la planète. Bon, si tu le dis.
Si ça ne te gêne pas comme question, quel âge tu as ? dit-il.
Encore une fois, si ça ne te gêne pas, d’accord, je plaide coupable d’être
vieux jeu, mais pourquoi tous ces… tous ces piercings ? Je comprends,
mais pourquoi autant ?
Je dois te prévenir que ma mère a un sacré caractère, dit-il. Elle est à
cheval, très à cheval, analement à cheval, sur la propreté. Un peu plus âgée
que tu pourrais le croire, elle m’a eu sur le tard, elle fait partie de ces
personnes qui te demandent de te déchausser à l’entrée. Tout doit être
propre et net, les gens doivent être propres et nets, moi aussi, j’y tiens, mais
chez elle, c’est draconien.

Pourquoi j’aurais besoin de bagages ? dit-elle.


Ça ne m’aurait pas dérangée, dit-elle. Pourquoi je t’en voudrais de
m’offrir un café qui n’est pas le bon ? Ah, je comprends ! Ah ah ! J’aime
bien me taper un petit noir de temps en temps. Tu viens de rougir, non ? À
l’avenir, noir et sans sucre. Je n’ai pas besoin de café maintenant, mais
merci quand même.
Mais non, c’est toi qui paies, dit-elle. Je suis ton employée, alors c’est
moi qui m’assieds par terre. Non, ça ne me dérange pas. Vraiment ! Si, je te
promets ! Si tu veux, on peut se mettre par terre tous les deux. Il suffit de
pousser ces sacs dans le couloir. Allez, viens.
Dans les clous ? dit-elle. Tu travailles dans une quincaillerie ? Ah, oui,
être dans les clous, je comprends, ah ah !
Moi je bosse chez DTY, dit-elle. La moitié de la journée, je prépare des
paquets que je garnis de chips et l’autre moitié, je ramasse les chips
tombées par terre pour les remettre dans les bacs. C’est mieux que de tenir
un stand de savons pendant douze heures dans une galerie commerciale
sans rien vendre. Non, pas des vraies chips, des chips pour emballer, c’est
comme ça que ça s’appelle. Elles sont en polystyrène vert ou blanc. Non,
non, elles sont recyclables. Il n’y a rien de mauvais dans ces chips, elles ne
sont pas aussi nocives que tu le crois. Ça me plaît. Si, vraiment ! Ce qui est
intéressant, c’est leur légèreté, quand tu les ramasses, ça te surprend
toujours. Tu t’attends à ce qu’elles pèsent plus lourd. Tu as beau te préparer,
savoir qu’elles sont légères, tu en attrapes une et ouah, c’est tellement léger,
tu as l’impression de n’avoir que de la légèreté dans la main. Elles sont
aussi légères que les os d’un oiseau. Quand tu en ramasses plusieurs, quand
tu en as plusieurs dans la main, tu regardes ta main et tu n’en reviens pas, tu
as beau voir ta main remplie, c’est presque comme s’il n’y avait rien
dedans.
Ouah, en effet, t’es vraiment vieux jeu, dit-elle. J’ai vingt et un ans. Ils
ont chacun une raison d’être. Tu n’as pas d’amis avec des piercings ?
D’accord, pas de problème. Je les retirerai en arrivant.
Bon, dit-elle, et si tu me parlais un peu de la fille que je suis censée être.
Déjà, comment elle s’appelle ?

Depuis une heure et demie, se rend compte Art, il n’a pas pensé une seule
fois à elle.
Charlotte.
Elle s’appelle Charlotte, dit-il.
Il rit tout seul.
Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demande-t-elle.
C’est drôle, cette histoire, répond-il, et aussi de ne même pas connaître
ton nom. Tu ne connais pas non plus le mien, d’ailleurs.
Les noms, ce n’est peut-être pas si utile que ça, dit-elle. De toute façon,
maintenant, je suis Charlotte.
D’accord, dit-il. Mais en vrai, je suis Art.
Quoi, vraiment ? dit-elle. Tu t’appelles Art ? Comme l’art ?
C’est le diminutif d’Arthur, dit-il. À cause de… tu sais. Le roi.
Quel roi ? dit-elle.
Tu plaisantes, dit-il.
J’en ai l’air ? dit-elle.
Tu connais le roi Arthur, quand même, dit-il.
Quel roi ? demande-t-elle.
Tu n’es pas sérieuse, répond-il.
Ah bon ? dit-elle. Bref, en vrai, je suis Lux.
Hein ? dit-il.
L, U, X, dit-elle.
Lux, dit-il. Vraiment ?
C’est le diminutif de Velux, dit-elle. À cause de, tu vois, lucarne.
Tu viens d’inventer ça, dit-il.
Vraiment ? dit-elle. Bon. Aide-moi à devenir Charlotte. Fais-moi une
leçon de Charlotte.
Il lui explique que sa mère n’a jamais vu Charlotte, alors Charlotte peut
être n’importe qui.
Elle peut même être moi, dit-elle.
Ce n’est pas ce que je voulais dire, dit-il.
Il rougit, et elle s’en rend compte.
Elle est compliquée, ta Charlotte ? dit-elle. Un peu susceptible ?
Elle me pourrit la vie, dit-il.
Dans ce cas, pourquoi tu voulais l’amener chez toi ? Pourquoi tu n’as pas
tout simplement dit la vérité à ta famille, qu’elle te maudit la vie ?
Pourrit, dit-il.
Que tu n’as pas envie de l’amener, et que tu as décidé de ne pas le faire ?
dit-elle.
Si tu ne veux pas ce boulot, euh… Lux, dit-il (avec une pause avant son
nom parce qu’il se demande si c’est vraiment son nom ou si elle vient de
prendre le premier mot qui lui passait par la tête). Ça ne me dérangerait pas
que tu aies changé d’avis. Il y a un arrêt dans un quart d’heure à peu près, je
peux te payer un billet de retour pour Londres. Si quelque chose ne te
convient pas dans notre accord.
Un instant, elle a l’air paniquée.
Non, non, dit-elle. On était d’accord. 1000 £ pour trois jours. Ce qui fait,
j’ai calculé, près de 14 £ de l’heure. Si, mardi, tu décides de me donner 8 £
de plus, seulement 8 £ de plus le 27, si tu me paies au final 1008 £, ça fera
pile 14 £ de l’heure. Ce qui est bien plus élevé que le salaire minimum.
Il ne dit rien.
Non que je ne sois pas d’accord avec les mille que tu m’as déjà
proposées, dit-elle.
Je me sens un peu coupable, dit-il. De… de t’enlever à ta famille pour
Noël.
Elle rit, comme si c’était très drôle.
Ma famille n’habite pas dans ce pays. Alors ne t’en fais pas. Imagine que
je… par exemple, que je travaille dans un hôtel, et que j’aie donc un
merveilleux Noël après Noël. Quand ton Noël sera terminé, moi, je
profiterai du mien grâce au salaire que tu m’auras versé pour Noël.
Cette histoire d’argent, ça fait bizarre, quand même, dit-il.
Elle lui décroche un sourire charmant.
C’est un accord, dit-elle. Un accord honnête. Ça te rend service, ça me
rend service. Et puis, comme ta mère n’a jamais rencontré ta Charlotte,
c’est facile. Mais j’aimerais avoir quelques éléments. Ta Charlotte, elle est
intelligente ou stupide ? Est-ce qu’elle est gentille ? Est-ce qu’elle aime les
animaux ? Ce genre de choses.
Ta Charlotte.
Charlotte, intelligente.
Charlotte, stupide.
Charlotte, gentille.
Il regarde la fille, cette inconnue qui prononce le nom de Charlotte.
Charlotte : belle. Bien plus belle que quiconque. Avec plus de sentiments
et de bienveillance que toute personne avec qui il a jamais couché. Le dos
de Charlotte, le splendide dos nu de Charlotte couchée sur le lit, sa colonne
vertébrale tournée vers lui. Charlotte, stupéfiante. D’autres attributs de
Charlotte ? Musicienne. Sérieuse. Toujours en train de réfléchir par le
prisme de sa conscience oblique, et puis, cette façon qu’elle a d’écouter ce
qu’il y a autour des mots qu’on prononce ; à ce qu’on ne sait même pas
qu’on est en train de dire, ou qu’on veut dire sans y arriver. Son
aveuglement total sur elle-même, aussi. Son mémoire de fin d’étude
comique mais pourtant si sérieux sur les paroles de Gilbert O’Sullivan :
Ooh Wakka Doo Wakka Day : langage, sémiotique et présence dans le
courant majeur du divertissement des années 1970. Sa calligraphie. Son
parfum. Ses bouts de colliers et de bracelets. Son immense trousse de
maquillage dans la table de nuit, l’odeur de son maquillage. Sa passion pour
tant de choses. Sa façon de tout prendre pour elle. Sa tristesse et sa colère
face aux souffrances du monde, comme si quelqu’un lui en voulait
personnellement ou bien lui faisait un affront personnel. Ce qu’elle
ressentait. Pour tout. Ce qu’elle ressentait pour tout sauf pour lui. Charlotte,
fatigante, Charlotte, énervante. Charlotte qui faisait ce truc agaçant en
vacances en Grèce, s’arrêter pour parler à tous les chats qu’elle croisait, dès
qu’elle voyait un putain de chat, elle tendait la main comme si Art n’existait
plus, comme si le chat ne pouvait pas s’intéresser à lui, comme si le monde
se limitait à elle et ce chat qu’elle ne connaissait même pas, comme si elle
était la seule personne au monde dotée de magnétisme animal.
Charlotte, qui avait fait exprès d’emporter le tournevis spécial pour
qu’Art ne puisse pas réparer son ordinateur, ni même regarder s’il y avait
quelque chose à sauver sans avoir à racheter un tournevis.
Il s’adosse au sac à dos derrière lui qui appartient à il ne sait pas qui.
Comment décrire Charlotte, dit-il.
Mais c’est en fin de compte inutile parce que la fille, la jeune femme,
Lux, s’est endormie, la tête dans les bras posés sur une valise.
Il est touché par cette confiance. Il faut se sentir en confiance pour
s’endormir près de quelqu’un qu’on ne connaît pas.
Il est touché par le fait d’être touché.
Narcissique. Elle dort parce qu’elle ne s’intéresse pas à toi. (Charlotte, à
son oreille.)
Il se demande s’il finira par coucher avec elle – narci…
Elle est maigre et noueuse. Son corps a l’air plus jeune que l’âge qu’elle
dit avoir. Sa tête est un peu trop grosse. Ses poignets ont la finesse de
l’enfant qu’elle était encore il y a peu, ses chevilles nues sont minces de
façon touchante, voire bouleversante. Son visage durci par ses éclats
métalliques donne l’impression qu’elle est en réalité bien plus vieille. Elle
porte des vêtements propres, mais usés. Elle a les cheveux propres, mais
ternes. Depuis qu’elle s’est endormie, elle a l’air épuisé. Elle a l’air de ne
pas manger à sa faim depuis bien trop longtemps. On dirait que le sommeil
l’a terrassée comme un coup de poing dans le ventre, pour ensuite
l’abandonner dans ce couloir de train.
Il lui a demandé pourquoi elle restait assise dans le froid au lieu de se
rendre à la bibliothèque chauffée en face. Elle lui a répondu qu’elle avait eu
des désaccords avec la personne de la boutique des Idées. À quel sujet ?
avait-il demandé. Une histoire entre elle et moi, avait-elle répondu. Sous
l’abribus, il lui avait proposé de lui offrir un menu Chicken Cottage. Pour
gâcher mon rêve parfait avec la réalité ? avait-elle dit.
Il se demande s’il est beau dans son pull à col roulé.
Il aimerait bien se regarder avec son téléphone, mais ça impliquerait de
l’allumer.
Narcissique.
Il secoue la tête. Il se demande ce qu’il est en train de fabriquer. Cette
fille ressemble à un oiseau blessé.
St. Erth ! dira-t-elle dans deux heures comme ils entrent en gare et
qu’elle découvre les panneaux. Ils ont oublié le a de Earth !
Puis : quand est-ce qu’on verra les Cornes ? demandera-t-elle.
Quelles cornes ? demandera-t-il.
Les Cornes Ouailles, répondra-t-elle.
Et aussi : ça ressemble à un paysage de carte postale, dira-t-elle tandis
que le train longe la côte. Une vieille carte postale aux couleurs passées.
C’est vraiment un château, ça ? Cet endroit existe pour de bon ? Tu es né
ici ? Non, répondra-t-il, je suis né à Londres, mais ma mère a acheté il y a
deux ans une maison ici, que je n’ai pas encore vue. Sa sœur y vivait
autrefois, elle a dû m’envoyer des livres sur la région quand j’étais petit,
parce que je connais déjà toutes ses traditions, l’histoire des géants
endormis qui composent le paysage et tout ça, je sais que c’est un endroit
avec une langue très ancienne qui apparemment ne mourra jamais, qui
résistera toujours, qui reviendra même quand on croira qu’elle a disparu,
qui ne sera jamais anéantie. Une langue locale. Un idiolecte.
Comment tu me traites ? dira la fille.
Elle haussera un sourcil à son attention, parce qu’elle le prend en flagrant
délit de l’avoir sous-estimée, il laissera échapper un rire comme ils entrent
en gare, et Art se surprendra à se moquer de ses propres préjugés.

Un panneau annonce que le service de bus est interrompu de façon


définitive.
Ils mettent une heure à trouver un taxi. Puis, à cause de la circulation de
Noël, le taxi met une heure et demie à atteindre la grille dans la nuit.
Au cours du trajet, la fille retire les tiges métalliques de ses oreilles, les
anneaux dans son nez et sa lèvre, ses clous, la petite chaîne qui relie une
narine à sa lèvre.
CHEI BRES, annonce le panneau de la grille.
Qu’est-ce que ça veut dire ? demande la fille.
Aucune idée, répond Art.
Une maison qui s’appelle Aucune Idée, dit la fille.
L’allée qui sépare la grille de la maison est étonnamment longue, mais
aussi boueuse à cause de l’orage. Art l’éclaire avec son téléphone. Qui a
vibré d’alertes Twitter dès qu’il l’a allumé. Lui qui espérait ne pas avoir de
réseau. Il craint que les alertes ne l’alertent, puis balaye cette inquiétude en
s’inquiétant pour ses chaussures et en se rappelant d’insister pour que la
fille retire les siennes sur le perron, qui est de toute évidence là, avec cette
lumière derrière la haie.
Après la haie, ils se rendent compte que la lumière ne provient pas de la
maison, mais d’une voiture ; ils découvrent un véhicule à l’arrêt en plein
milieu, la porte du conducteur ouverte face à un bâtiment aux portes elles
aussi grandes ouvertes.
C’est là ? demande la fille.
Euh, répond Art.
Il tâtonne sur la paroi à l’intérieur du bâtiment. Lorsque les néons
clignotent puis s’allument, il se rend compte que l’endroit est immense,
bien plus vaste qu’un garage, et rempli de cartons.
Un endroit de stockage, dit-il. Pour la chaîne de magasins de ma mère.
Quel genre de magasins ? demande la fille.
Elle désigne le découpage en carton taille réelle de Godfrey contre un
mur, une main sur une hanche et l’autre qui s’agite vers l’inscription dans
l’arc-en-ciel au-dessus de sa tête : Godfrey Gable : Oh, ne le prenez
pas mal !
C’est mon père, dit Art.
De toute évidence, la fille ne connaît pas Godfrey. C’est normal. Elle est
trop jeune. Si Godfrey n’avait pas été son père, Art non plus ne le
connaîtrait sans doute pas.
(Non seulement Charlotte connaissait Godfrey, mais elle avait un
enregistrement vinyle de lui à la radio, même si on ne pouvait pas écouter le
disque. Quand Art l’avait rencontrée, elle en savait plus sur Godfrey qu’Art
lui-même.)
C’est dingue, dit-elle.
C’est une longue histoire, dit Art. J’ai à peine connu papa.
Tu dis vraiment des trucs bizarres, des fois, dit la fille.
Je ne l’ai vu que deux fois dans ma vie, dit Art. Et maintenant, il est
mort.
Ce qui a l’effet escompté : elle reste figée. Et le regarde avec l’expression
de tristesse appropriée.
Il éteint la grange, s’assied au volant de la voiture et coupe les phares.
Tout devient noir.
Une grange, un immense terrain, et il y a une maison, aussi ? est en train
de demander la fille.
Ils remontent l’allée en direction de la maison. Qui se dresse, elle-même
obscure, dans l’obscurité. La porte d’entrée est grande ouverte, ainsi que
celle du vestibule.
Retire tes chaussures, dit-il.
Tandis que lui-même se débarrasse des siennes, le porche s’éclaire, puis
l’entrée. Il marche en chaussettes sur des cartes de Noël intactes. La fille l’a
précédé et elle a trouvé les interrupteurs. Un grand salon qui jouxte l’entrée
s’éclaire ensuite. Il y fait trop chaud. Puis un petit salon, où il fait encore
plus chaud.
Art ouvre une porte qui donne sur des toilettes et un lavabo. Il va s’y
laver les mains.
Il traverse le hall, qui contient une vitrine avec des céramiques d’une
valeur inestimable. Elles appartenaient à Godfrey. Toutes sont couchées,
penchées ou cassées, à croire qu’une météorite a percuté leur univers.
Il atteint l’immense cuisine. La fille est déjà assise à la table face à sa
mère. Le piano de cuisson Aga dégage une chaleur intense. Le radiateur
qu’Art palpe est si chaud qu’il manque de s’y brûler. Pourtant, sa mère
porte un manteau boutonné jusqu’au cou, une écharpe, des gants en peau de
mouton et une toque en fourrure si grande que sa tête ressemble à un
animal.
Ses yeux sous la fourrure donnent l’impression qu’elle ne voit rien.
C’est ta mère ? demande la fille.
Art acquiesce.
Il cherche la chaudière ou un thermostat. Qu’il ne trouve pas. Il ouvre le
réfrigérateur. Qui ne contient presque rien. Un pot de moutarde quasiment
vide, un œuf, un sachet de salade rempli d’une substance marron. Il cherche
dans un grand placard. Où il trouve deux paquets de café. Un pot de
bouillon bio. Un sachet intact de noix.
Il revient vers la table. Deux pommes et un citron dans un compotier. Il
s’assied.
C’est normal ? demande la fille.
Art fait signe que non.
La fille se mordille un ongle.
Vous avez prévu d’aller dans un endroit où il fait très froid ? demande-t-
elle à sa mère.
Sa mère produit un bruit à la fois impatient, sarcastique et dédaigneux,
tout ça dans un unique grognement.
J’appelle un médecin, dit Art.
Sa mère lève un gant en signe d’avertissement.
Pour appeler un médecin, Arthur, dit-elle, il faudra d’abord me passer sur
le corps.
La fille se lève. Elle retire la toque à sa mère. Qu’elle pose sur la table.
Vous avez beaucoup trop chaud, dit-elle à sa mère.
Elle desserre l’écharpe, la lui retire puis la plie et la pose près de la toque.
Elle se penche pour déboutonner le manteau et l’ouvre en le secouant au
niveau des épaules de sa mère. Mais elle ne peut pas le lui retirer sans
enlever d’abord les gants, or la mère d’Art a les poings serrés dans ses gants
en peau de mouton.
Voulez-vous retirer vos gants aussi ? demande-t-elle.
Non merci, dit sa mère. Merci bien.
Retire-les, Sophia, dit Art. Je te présente ma compagne, Charlotte.
Enchantée de faire votre connaissance, dit la fille.
J’ai très, très froid, est tout ce que dit sa mère.
Elle remet son manteau d’un coup d’épaule de façon à ce qu’il lui couvre
à nouveau la nuque.
D’accord, dit la fille. Si vous avez froid.
Elle ouvre les placards à la recherche d’un verre, qu’elle remplit d’eau au
robinet.
Je me demande si vous savez, dit sa mère en attrapant le verre d’eau dans
sa main gantée de mouton, que vous avez plein de petits trous dans le
visage.
Je le sais, dit la fille.
Je me demande si vous savez à quel point vous n’êtes pas la bienvenue,
dit sa mère. Je suis particulièrement prise en ce Noël, je n’ai pas le temps de
me charger d’invités.
Non, je l’ignorais, dit la fille, mais maintenant, je le sais.
En fait, ce Noël est tellement intense que vous allez devoir dormir dans la
grange et non dans la maison, dit-elle.
Ça ira très bien, dit la fille.
Non, dit Art. C’est impossible, Sophia. Pas question. Qu’on dorme dans
une grange.
Sa mère ne lui accorde pas la moindre attention.
Mon fils a évoqué, au passage, vos talents de violoniste, dit-elle.
Ah, dit la fille.
Puisque vous êtes là, vous pourriez peut-être me divertir, dit sa mère.
J’adore les arts. Je ne sais pas s’il vous l’a dit.
Oh, je suis bien trop timide pour jouer devant vous, dit la fille.
La modestie est le plus souvent insupportable, dit sa mère.
Je peux en toute honnêteté vous dire que je suis honnêtement incapable
de jouer du violon comme vous vous l’imaginez, dit la fille.
Eh bien, je n’ai rien besoin de savoir d’autre à votre sujet pour le
moment, dit sa mère.
Merci, dit la fille.
De rien, dit sa mère.
En effet, dit la fille.
Ah ah ! dit la mère.
En réalité, sa mère sourit presque.
Puis son visage se referme, et elle regarde allez savoir quoi à l’intérieur
de ses vêtements chauds. La fille s’éloigne respectueusement pour se retirer
dans le hall. Elle fait signe à Art, mais tout en lui est comme figé dans la
glace. La seule chose qu’il est capable de faire, c’est de rester dans les
coulisses d’allez savoir quel drame en train de se jouer. Il a la tête vide, à
croire qu’on la lui a vidée, comme dans cette vieille comptine sur le trou
dans le seau : Chère Liza. Comme on dit vulgairement, il n’est lui-même
plus qu’un trou. Eh bien, répare-le, mon cher Henry. Mais comment peut-
on réparer un trou avec une paille ? Art n’a jamais compris cette chanson. À
moins que le trou ne soit tout petit. Pour l’instant, il est trop gros en lui, et
cette comptine et ses accents régionaux comiques le relèguent au rang
d’acteur secondaire dans la vie de sa mère. Une fois de plus.
Il regarde les fleurs mortes dans le vase sur la table. Peut-être que c’est
de là que vient cette odeur. Il est encore plus énervé contre sa mère qui, ce
soir, réalise une vraie performance. Elle se surpasse.
Il regarde la fille étrange dans la maison de sa mère. Il a vraiment été
idiot d’amener quelqu’un, idiot de venir, tout simplement.
Pas idiot. Idiolecte. Voilà ce qu’il est : un langage que personne d’autre
ne parle en ce monde. Il est le dernier locuteur de lui-même. Il s’est montré
trop insouciant et il a oublié, le temps d’un trajet en train, presque une
journée tout entière, qu’il est lui-même mort telle une grammaire disparue,
qu’il n’est qu’un tombeau orné de phonèmes et autres morphèmes.
Au prix d’un effort suprême, il traverse la cuisine en direction de la fille à
la porte. Elle le saisit par le bras.
Il y a quelqu’un à appeler ? demande-t-elle.
Elle dit ça tout bas pour que sa mère n’entende pas. Elle est gentille. Sa
gentillesse le glace presque autant que la froideur de sa mère.
Je vais rappeler le taxi, dit-il. Ou en appeler un autre. Il nous conduira, je
ne sais pas où. Il y a bien des hôtels en ville. Je peux contacter un hôtel. Je
peux trouver un taxi pour nous ramener à Londres, mais comme c’est le
réveillon de Noël, et qu’il est tard, ça risque de…
Arrête de faire ton petit branleur, dit la fille.
Je ne suis pas un…, dit-il, mais elle lève une main, elle n’écoute pas.
Sa sœur, dit-elle.
Quoi ? demande-t-il.
Tu as dit qu’elle avait une sœur. Elle habite près d’ici ?
Il entraîne la fille dans le couloir avec ses grosses pattes maladroites.
On doit appeler sa sœur, dit la fille.
C’est impossible, dit-il.
Pourquoi ? demande la fille.
Elles ne se parlent plus. Elles ne se sont pas parlé depuis près de trente
ans.
La fille fait un signe de tête.
Appelle-la, dit-elle.
Janvier :
Par un lundi assez doux, 9 °C en hiver, deux jours après que cinq millions
de personnes, essentiellement des femmes, ont pris part à des
manifestations partout dans le monde pour protester contre la misogynie au
pouvoir.
Un homme aboie sur une femme.
Il aboie comme un chien. Ouaf ouaf.
À la Chambre des communes.
La femme est en train de parler. De poser une question. Et l’homme se
met à aboyer en plein milieu de sa question.
Plus précisément : à la Chambre des communes, une députée de
l’opposition interroge le ministre des Affaires étrangères.
Elle questionne le comportement amical et les assurances répétées d’un
Premier Ministre britannique quant à sa relation particulière avec un
président américain qui a l’habitude de comparer les femmes à des
chiennes, et qui a annoncé, le jour de la commémoration de l’holocauste,
qu’il comptait interdire l’entrée sur le territoire américain à un large
ensemble de personnes en raison de leur foi ou de leur origine ethnique.
Tandis que la députée s’exprime en soulignant d’une part les
conséquences de cette future interdiction sur la crise des réfugiés ainsi que
sur les personnes contraintes à l’exil par la guerre en Syrie, et d’autre part,
en posant une question sérieuse sur ce que ce leadership pourrait signifier à
la fois dans ce pays et aux États-Unis, un député plus âgé aboie dans sa
direction comme un chien.
Ouf ouaf.
Petite précision : la Chambre des communes est l’un des deux parlements
du Royaume-Uni, ces deux sœurs jumelles garantes du système législatif
anglo-saxon.
La députée est diplômée en droit, et il se trouve qu’elle a autrefois été
une star de la télévision au Pakistan, car avant de devenir députée
britannique, elle a joué pendant quelques années dans un feuilleton
populaire diffusé là-bas.
Le député, qui a travaillé à la bourse, est un petit-fils de Winston
Churchill.
Suite aux protestations de la députée, le député s’excuse. Il suggère qu’il
ne s’agissait que d’une plaisanterie.
La députée accepte ses excuses.
Tous deux restent courtois.
C’est l’hiver, mais il n’y a pas de neige. Il n’y a presque plus jamais de
neige en hiver. C’est à nouveau l’un des hivers les plus chauds jamais
enregistrés.
Et pourtant, il fait plus froid à certains endroits qu’à d’autres.
Ce matin, il y avait du givre sur les mottes de terre retournée dans les
champs, une couche glacée que le soleil n’a fait fondre que d’un seul côté.
Art en nature.
2.
Le jour de Noël, au petit matin avant l’aube, il n’y a pas meilleur moment
pour une vieille chanson sur un enfant perdu dans la neige.
(Qui est l’enfant de la chanson ? Où va cet enfant ? Pourquoi se trouve-t-
il dans la neige ? A-t-il froid à ce point ? Aurait-il été aussi perdu en été, au
printemps ou à l’automne, ou était-il perdu à cause de l’hiver ?)
Je. N’en. Sais. Rien.
La seule chose que Dickens dit à ce sujet dans son Conte de Noël, c’est
que de temps à autre, ils chantaient une ballade sur un enfant égaré au
milieu des neiges ; Tiny Tim avait une petite voix plaintive et chanta sa
romance à merveille, ma foi !
Alors je vais peut-être plutôt te raconter des choses plus vérifiables…
(qu’est-ce que ça veut dire, vérifiable ?)
Vérifiable, ça veut dire que des choses que nous pouvons prouver sont
vraies parce qu’il existe des faits dans le monde les concernant…
(d’accord)
… par exemple, je pourrais te raconter un ou deux faits très vrais…
(vrairifiables, ah ah !)
… sur un homme appelé Kepler qui a étudié le temps et l’harmonie et qui
considérait que la vérité et le temps étaient cousins…
(ça veut dire quoi, cousins ?)
Ce sont des gens d’une même famille. En fait, Kepler considérait que la
vérité et le temps sont de la même famille.
(Ah.)
Il est l’un des premiers à avoir identifié la comète de Halley et compris
que ce n’était pas une comète différente que les gens apercevaient depuis
des siècles, qu’en réalité, il s’agissait de la même comète qui passait et
repassait dans le ciel. Il était homme à s’intéresser aux choses lointaines
comme aux choses proches. Le jour où un flocon de neige avait atterri sur le
col de son manteau, il était devenu l’un des premiers à dénombrer les côtés
d’un flocon et à écrire sur le schéma répétitif des cristaux de neige.
(Un cristal de neige, c’est comme un flocon de neige ?)
Parfois. Mais le terme flocon désigne au moins deux cristaux de neige
qui s’amalgament et créent ainsi une nouvelle structure. En tout cas, Kepler
a découvert une symétrie dans les formes de…
(ça veut dire quoi, symétrie, déjà ?)
C’est, oh mon Dieu…
(C’est Dieu ?)
Ah ah, non, ce n’est pas Dieu. Mais ça serait une belle définition de Dieu,
j’aimerais bien que ça désigne Dieu. La symétrie, ça veut dire des choses de
forme semblable, ou qui se réfléchissent, ou qui se correspondent dans
l’équilibre, des choses en harmonie. Ça peut aussi désigner l’harmonie. Tes
oreilles sont symétriques, comme tes yeux et tes mains. Mais la question
que Kepler s’est posée est celle-ci : si chaque cristal de neige a un point
commun avec les autres mais qu’ils sont pourtant tous différents, quelles
étaient les motivations de Dieu pour les créer ainsi ? On parle d’une époque
où les gens s’intéressaient à ces questions métaphysiques…
(qu’est-ce que ça veut dire, mét…)
Oh doux Jésus. Bon, d’accord. Meta désigne le changement, ce que l’on
peut dépasser, et physique, eh bien, ça veut dire physique. Au moins, Kepler
n’est pas mort perdu dans la neige, alors que Descartes, un philosophe
français qui lui aussi aimait la neige, qui s’intéressait tellement à la neige
qu’il était parti vivre dans un pays où il neige beaucoup – la Norvège, le
Danemark, la Finlande ou la Suède – et qui était dehors si souvent, a attrapé
une pneumonie et il est mort peu après son arrivée là-bas.
(Oui, mais qu’est-ce que métaph…)
… Il y a ensuite ce fermier dont j’ai oublié le nom qui vivait en
Amérique plusieurs siècles plus tard, et qui aimait tellement les flocons de
neige qu’il a inventé un appareil photo avec un microscope intégré,
imagine…
(ouah…)
… pour prendre des photos agrandies des cristaux de neige. Il est mort
dans le blizzard, lui aussi…
(oh non…)
Donc. Cet enfant. Perdu dans la neige qui faisait ployer les branches des
arbres et brillait grâce aux rayons de lune qui réussissaient à passer là où les
nuages étaient moins denses, cette neige qui formait une carapace froide
mais lumineuse dans les bois, se retrouve devant les portes du monde sous
terre.
(Qu’est-ce que ça veut dire, carapace ?)
C’est une caravane qui passe.
(Vraiment ?)
Ah ah ! Tu m’as cru ! Non, en réalité, ça signifie coquille, c’est ce qu’une
tortue ou un crabe a sur le dos, cette coquille dure qui protège son corps de
l’extérieur. Ça désigne aussi quelque chose qui protège.
(Comme une armure ?)
Exactement. Et le monde sous terre, tu sais ce qu’est le monde sous terre,
n’est-ce pas ?
(Oui.)
Donc c’est quoi ?
(C’est un monde sous un autre monde.)
Les gens ont tendance à croire que le monde sous terre est à l’opposé des
cieux, en d’autres termes, que c’est un enfer de soufre et de roches en
fusion, comme cette substance qui jaillit des volcans et qui, par le passé, a
recouvert des villes italiennes telles que Pompéi ou Herculanum, ce qui les
a préservées des siècles durant. Mais pas du tout. Le monde sous terre n’est
pas chaud. Comme l’hiver n’est pas l’été. C’est un endroit où tout est mort,
froid, noir. Imagine l’orbite creuse d’un œil picoré par un corbeau…
(beurk)
… à condition que cette orbite soit aussi vaste qu’une grotte souterraine
plus grande que toutes les gares de Londres…
(ouah)
… ce qui est intéressant, puisqu’il est question de chaleur et de froid
extrêmes, c’est que la chaleur et le froid peuvent tout à la fois endommager
et conserver. Comme lorsque le grand philosophe Bacon, lui aussi emporté
par une vague de froid alors qu’il était sorti par un temps glacial pour garnir
un poulet de neige afin de voir si la viande congelée ne se conservait pas
plus longtemps. Bref. Où en étions-nous ?
(À la carapace.)
Ah oui. L’enfant traverse les bois sous une carapace de neige jusqu’à
l’entrée du monde sous terre. Il y a une immense porte en glace, si haute
que l’enfant n’en distingue même pas le sommet. Il y frappe avec la
confiance qu’un enfant perdu dans la neige en plein hiver a de trouver
chaleur et réconfort, car c’est… tu m’écoutes ?…
(oui…)
Car c’est le cœur de l’hiver, une période où les enfants et les dieux sont
supposés être en lien direct, où un enfant peut s’adresser aux dieux et où les
dieux doivent l’écouter, un moment où les enfants et les dieux sont cousins.
(De la même famille.)
L’enfant frappe à la porte, qui est si froide que son poing colle à la
surface et qu’il s’arrache presque la peau pour frapper de nouveau, il ne sait
même pas si quelqu’un l’entend, parce que la glace, ça assourdit tout.
Puis il y a un bruit tonitruant. L’enfant lève la tête et aperçoit dans les
cieux une centaine de clefs géantes en glace sculptée.
Va-t’en, lui dit une voix glaciale.
Pourriez-vous dire au propriétaire de ces lieux que ça fait longtemps que
je suis perdu dans la neige ? demande l’enfant.
Reviens quand tu seras mort, répond la voix glaciale.
Pourriez-vous lui demander de m’offrir un petit coin chaud le temps de
me reposer, dit l’enfant, et à manger et à boire afin que je reprenne un peu
de forces ?
La porte en glace pousse un soupir aussi intense qu’un ouragan.
Puis des doigts glacés recouverts de dents comme la mâchoire d’un
requin saisissent l’enfant par les épaules, percent la laine de son manteau,
lui griffent et lui brûlent le cou. Et l’entraînent à une vitesse mortelle dans
un labyrinthe obscur et glacé.
(Oh.)
Mais ne t’inquiète pas. L’enfant traverse le monde sous terre à la vitesse
du sang chaud dans les veines de toutes les personnes qui ont un jour vécu
pour se perdre dans la neige, et elles sont des millions, il passe comme du
sang chaud à travers ça et tout ce qu’il voit, c’est une couleur pure, du vert,
un vert Noël, qui est un vert vif, parce que le vert n’est pas seulement une
couleur d’été, mais aussi une couleur d’hiver.
(Ah bon ?)
La terre est couverte de vert : la mousse, les algues, le lichen, la
pourriture. Le vert a précédé les fleurs, c’est la couleur des tout premiers
arbres, ceux qui n’avaient pas de feuilles mais des aiguilles, ils ont poussé
dans le premier hiatus entre le froid et le chaud…
(ça veut dire quoi, hiatus ?)
Un hiatus est un terme qui signifie un bref intervalle. Les sapins de Noël
sont les cousins des premiers arbres, ils ont poussé avant que le monde
décide de créer les autres couleurs. C’est le vert du houx qui fait le rouge de
ses baies.
(Donc les arbres ont des familles ?)
Oui. Dieu seul sait pourquoi l’enfant de l’histoire a eu vent de ça mais,
comme tu le sais, c’est vrai, c’est vérifiable, le vert est l’une des couleurs
les plus faciles à effacer quand les gens se font confisquer leurs photos ou
leurs films, et aussi, une image sur fond bleu ou fond vert est plus facile à
détourer, ensuite, on peut l’incruster pour donner l’impression que la
personne est là où elle n’a jamais été, par exemple sur un tapis volant, ou
dans l’espace comme un astronaute.
(Oui.)
C’est à ça que l’enfant pense avant que ces doigts glacés ne le lâchent et
qu’il tombe sur un sol aussi froid qu’un étal de boucher, et…
(C’est quoi un étal de boucher ?)
Je t’expliquerai plus tard. Rappelle-le-moi. Mais imagine cet enfant aussi
fin qu’un brin d’herbe devant l’immense dieu du monde sous terre juché sur
son trône de glace, un dieu dont chaque main est comme un lanceur de
couteaux automatique en glace.
(Oh.)
L’enfant se lève, défroisse son manteau, l’époussette, remarque les trous
là où les dents de glace se sont plantées dans la laine en émettant un petit
bruit agacé.
Puis le dieu se met à parler.
Tu es toujours en vie ? demande le dieu.
L’enfant souffle par le nez de façon que sa respiration soit bien visible
dans le froid. Puis il fait une grimace au dieu, comme pour dire ça se voit,
non ?
Ça alors, eh bien, dit le dieu. Un survivant.
Il fait froid ici, dit l’enfant.
Tu trouves ? dit le dieu. Je suis le dieu du froid. Ce n’est rien, ça. Je vais
te montrer ce qu’est le froid. Mais arrête tout de suite ce que tu fais.
Qu’est-ce que je fais ? demande l’enfant.
Le dieu désigne les pieds de l’enfant.
Qui baisse les yeux. Ses pieds ont disparu. Il est dans l’eau jusqu’aux
chevilles. Il est en train de faire fondre le sol.
À chaque seconde, le sol autour de l’enfant fond davantage.
Je t’ai dit d’arrêter, dit le dieu.
L’enfant hausse les épaules.
Et comment ? demande l’enfant.
Le dieu est pris de panique. Il perd l’équilibre sur son trône devenu
glissant. Il agite les bras dans l’immense salle de glace.
Arrête ça tout de suite, crie le dieu.
En pleine nuit, la cloche du village retentit des douze coups de minuit.
Encore ?
Pourtant, il était bien plus tard que minuit, non ?
Sophia se leva. Et descendit l’escalier.
La jeune femme qu’Arthur avait amenée était assise à la table de la
cuisine. Elle mangeait des œufs brouillés.
Vous en voulez ? demanda-t-elle.
Elle dit ça tout bas, comme pour éviter de réveiller quelqu’un, alors que
personne ne dormait aux alentours de la cuisine.
Sophia ne répondit pas. Elle resta sur le seuil et regarda l’évier sur la
paillasse duquel était posée une poêle sale.
La jeune femme suivit la direction de son regard et bondit.
Je la lave tout de suite, dit-elle.
Ce qu’elle fit ; elle nettoya la poêle avec soin et discrétion. Puis elle la
remit à sa place sans qu’on ait besoin de la lui indiquer.
Sophia acquiesça.
Puis fit demi-tour et repartit se coucher.
Elle se glissa sous les couvertures.
La tête se posa sur ses épaules.
Plus tôt, quand le réveillon de Noël s’était transformé en Noël, elle avait
écouté la lointaine cloche de l’église du village sonner les douze coups de
minuit. La nuit était calme, il ne faisait pas froid, et le vent poussait le son
de la cloche vers elle ; ce serait un Noël doux après les orages, l’absence de
gel et de froid ne drapant le paysage d’aucune dignité. Le bruit de la cloche
était plus terne qu’il ne l’aurait été par le froid sec qu’on était en droit
d’attendre cette nuit-là. Mort. Mort. Mort. Mort, semblait dire la cloche. Ou
peut-être : Mort. Elle. Mort. Elle. Quoique ? N’était-ce pas plutôt : Mort.
Tête. Mort. Tête ? La sonnerie s’apparentait, pensa-t-elle, à quelqu’un qui
frappe sur une pierre avec une hache – un acte qui ne peut aboutir qu’à
gâcher un bon outil.
Sur le rebord de la fenêtre ouverte, la tête jouait à entrer et sortir au
rythme des douze coups de minuit.
Elle avait perdu beaucoup de cheveux depuis la veille et paraissait
maintenant mal coiffée. Elle faisait un sourire semblable à celui du chat
d’Alice au pays des merveilles tandis qu’elle flottait, les yeux clos de
plaisir, pile à l’endroit où l’air frais de l’extérieur rencontrait la chaleur de
la pièce. Elle oscillait à la manière d’un pendule, s’arc-boutait dans les
coups de vent, et vint pour finir se percher sur le poignet de Sophia tel un
oiseau de proie dressé quand celle-ci referma la fenêtre, pour ensuite se
laisser déposer sur le deuxième oreiller.
Pour aider la tête à s’endormir, Sophia lui raconta un conte de Noël.
Un ange rend visite à une femme. Quelque temps plus tard, cette femme
s’apprête à donner naissance. Un homme, qui n’est pas le père du futur
enfant, mais qui est un homme bon, une vraie figure paternelle, conduit
l’âne qui porte la femme sur son dos pendant des kilomètres jusqu’à une
ville où il y a plein de gens parce qu’un gouvernant y a ordonné un
recensement. Il n’y a pas de place à l’auberge. Il n’y a pas de place à
l’auberge. Il n’y a pas de place à l’auberge, or le bébé va naître.
L’aubergiste propose alors au couple l’endroit où il met d’habitude ses
bêtes. Ah oui, l’étoile, elle a oublié l’étoile. C’est comme ça que le peuple
sait où trouver la crèche pour venir saluer le petit enfant, le bébé de Marie.
Sophia voulut entonner le chant de Noël, mais comme ce n’était pas son
registre, elle préféra la chanson du petit âne.
Puis elle raconta à la tête l’histoire de Nina et Frederik, ce duo qui
chantait autrefois la chanson de l’âne. Deux étrangers assez glamour, dit-
elle, l’un d’eux était un aristocrate autrichien ou scandinave. Ça avait fait
un joli succès au hit-parade à l’époque.
La tête avait écouté avec une expression grave l’histoire de la naissance,
celle de l’âne et de ces pop-stars étrangères. Elle roulait maintenant d’avant
en arrière sur l’oreiller en chantant sur les cloches qui scandaient ce nom,
Bethléem.
Puis elle lui fit un regard étonnant plein de reconnaissance, après quoi
elle effaça, comme par magie, toute expression de sa figure pour ressembler
à la statue à tête impassible d’une vieille sculpture en pierre romaine.
Elle avait perdu encore plus de cheveux sur l’oreiller, qui s’étalaient en
demi-cercle autour d’elle. Sophia les avait rassemblés pour déposer un joli
tas sur la table de nuit. Le sommet de son crâne, jusque-là couvert de
cheveux, était très blanc, il paraissait avoir la fragilité d’une fontanelle.
Sophia s’était relevée pour prendre un grand mouchoir au fond du tiroir et
elle avait enveloppé la tête avec, au cas où celle-ci ait froid, sans ses
cheveux. Puis elle s’était recouchée et elle avait éteint la lampe sur la table
de nuit. La tête presque chauve lui avait souri en rougeoyant dans son
turban, comme éclairée par une lumière très rembranesque, à croire que
Rembrandt avait peint Simone de Beauvoir enfant.
Sophia sentit le poids de la tête endormie dans le lit et se dit qu’elle en
serait malade si elle devait manger un plat aussi riche que des œufs
brouillés, surtout cuits au beurre comme les prépare cette jeune femme.
Même si ça pouvait être intéressant, de connaître la nausée, parce que,
dans son souvenir, ce n’était pas si déplaisant, cette force d’évacuation
anarchique, l’un de ces moments dans la vie ou la mort est préférable à la
vie, tant on se sent mal, mais qui vous permet de négocier avec les pouvoirs
gouvernant la vie et la mort.
Sophia dériva entre sommeil et éveil en tenant la tête dans ses bras, elle
rêva de cous étêtés, de bustes en pierre étêtés, de madones étêtées, de petits
Jésus étêtés ou tout simplement de cous, voire de têtes fendues en deux.
Puis lui revinrent en tête ces saints décapités sur les reliefs, les
frontons, etc., ces saints coupez-leur-la-tête à l’intérieur des églises
vandalisées pendant la Réforme au nom d’allez savoir quelle colère
d’apparence légitime, d’allez savoir quelle idéologie intolérante du
moment. Il y avait toujours une frénésie d’intolérance en développement
dans le monde, quels que soient le lieu et l’époque, sachant que les cibles en
étaient toujours la tête ou le visage. Elle songea aux têtes brûlées, voire
arrachées, des saints médiévaux sur les retables de centaines d’églises
comme celle dont la cloche avait sonné Noël à travers les champs cette
année,
mort,
elle,
tête,
quoique peut-être embellis par les dommages qu’ils avaient subis, par ces
tentures ornées de fleurs de lys en or et rouge, par ces riches tissus amples
là où aurait dû se trouver la tête ou le visage, et ces attributs très ouvragés
permettant d’identifier tel apôtre ou tel saint (calice, croix, autre croix, livre,
couteau, épée, clef) puisque les gens qui recherchaient leur anéantissement
ne visaient jamais ni l’attribut, ni le cœur. Sous le halo doré où auraient dû
se trouver les visages – comme des masques, mais paradoxalement, des
masques tombés –, il n’y avait que bois noirci.
C’était presque une mise en garde : regardez de quoi vos saints sont faits,
la démonstration que tout symbole devient mensonge, tout objet de
vénération bois calciné ou pierre brisée, dès l’instant où il rencontre la
massue d’une époque plus contemporaine.
Mais ça fonctionnait aussi dans l’autre sens. Car ces saints et autres
statues vandalisées étaient davantage la preuve de leur survie que de leur
destruction, la preuve de leur nouvel état solide, mystérieux, décapité,
dévisagé, anonyme.
La tête endormie se fit plus lourde sur l’épaule de Sophia.
Elle baissa les yeux vers son enfant de Noël, car chauve, la tête
ressemblait désormais à un nourrisson, à croire qu’elle retournait à l’état de
bébé. Certes, elle dormait comme un bébé (pas du tout comme le petit
Arthur, cette épouvantable et braillarde nuit obscure de l’âme. Peut-être que
si Sophia avait elle-même été différente, son propre enfant aurait davantage
ressemblé à la tête. Peut-être qu’Arthur deviendrait comme la tête, lui
aussi). Un minuscule cil lui tomba sur la joue, puis un autre, et entre chaque
chute, la planète-enfant se faisait sensiblement plus lourde, appuyant
presque douloureusement contre sa clavicule, quoique pas assez lourde pour
l’empêcher de bouger, car Sophia se rassit d’un geste brusque (toujours
ensommeillée, la tête roula comme un œuf de Pâques sur son bras puis le
long de ses côtes jusqu’à un creux dans le lit près de sa cuisse) en pensant :
Où donc la jeune femme qui accompagnait Arthur avait-elle trouvé les
œufs qu’elle faisait cuire un peu plus tôt ?
Il n’y avait pas d’œufs dans le réfrigérateur.
Pas non plus de beurre.
En réalité, il y avait un seul œuf. Sophia en avait acheté une demi-
douzaine plus de deux mois auparavant.
Si cette femme avait mangé cet œuf, elle allait bientôt mourir dans de
grandes souffrances d’une intoxication alimentaire.
Une intoxication alimentaire pouvait-elle vous faire perdre
connaissance ?
Et si la jeune femme était couchée par terre en plein milieu de la cuisine
dans une flaque de ses dégorgements ?
La cloche de l’église du village sonna minuit.
Encore ?
Allons donc.
Sophia se leva. Et descendit l’escalier.
Dans la cuisine, la jeune femme n’était ni morte ni évanouie. Elle allait
bien. Elle leva la tête lorsque Sophia ouvrit la porte.
Bonjour, dit-elle.
Vous êtes sûre que tout va bien ? demanda Sophia.
Oui, oui, très bien, même mieux que d’habitude, merci.
Est-ce la deuxième fois que je descends, ou la première ? demanda
Sophia.
La deuxième, répondit la jeune femme.
Et vous êtes Charlotte, dit Sophia.
Je suis Charlotte pour le week-end de Noël, dit la jeune femme.
Quel est votre nom de famille, Charlotte ? demanda Sophia.
Hum, répondit la jeune femme.
Elle regarda un instant Sophia d’un air perdu. Puis répondit :
Bain.
C’est un nom écossais, dit Sophia.
Si vous le dites, dit Charlotte Bain.
Mais vous n’êtes pas écossaise. D’où venez-vous ? demanda Sophia.
Charlotte Bain eut un petit rire.
Essayez de deviner, répondit-elle. Si vous trouvez, je vous offre… il faut
que ça vaille le coup. Je vous offre mille livres.
Je ne parie jamais, dit Sophia.
Vous êtes une femme sage, dit Charlotte Bain.
Vous n’êtes pas anglaise, je l’entends à votre voix, dit Sophia. Mon père
vouait une haine éternelle aux peuples de certains pays à cause de la guerre.
Quelle guerre ? demanda Charlotte Bain.
Ne soyez pas stupide, répondit Sophia. La guerre. La Seconde Guerre
mondiale. Elle a modelé sa vie. Si quelqu’un s’exprimait dans une langue
étrangère à la radio ou à la télévision, voire en anglais avec un accent, si
quelqu’un en provenance d’un pays que mon père avait en horreur
apparaissait dans une salle, eh bien, il sortait. Il détestait les Allemands. Il
détestait les Français à cause de la collaboration. Apparemment, même
certaines chansons d’un chanteur suffisaient à le mettre en rage. Après la
guerre, il a travaillé dans la finance, ce qui a alimenté chez lui des haines
tout aussi irrationnelles mais tout aussi enivrantes contre certaines races et
ethnies. Je suis moi-même d’une génération plus ouverte, alors je vous
accepte, dans la mesure où vous êtes la compagne d’Arthur, comme une
Anglaise au même titre que moi.
Merci, dit Charlotte Bain. Mais pas moi. Ce que je veux dire, c’est que je
ne suis pas anglaise.
Pour moi, vous l’êtes, dit Sophia (en levant la main pour prévenir toute
protestation). À présent. Dites-moi. Comment avez-vous rencontré mon
fils ?
Je suis sûre qu’Art vous a déjà raconté ça avec moult détails, dit
Charlotte Bain.
C’est à vous que je demande de me raconter ça avec moult détails, dit
Sophia.
Bon. D’accord. Alors voilà. Je l’ai rencontré à un arrêt de bus. C’était
mon jour de repos, je me trouvais à un arrêt de bus, il est venu me parler.
On est allés prendre un café. Il m’a offert à manger.
Et cela fait longtemps que vous le connaissez ? demanda Sophia.
J’ai l’impression que ça vient tout juste de se produire, répondit Charlotte
Bain. Quelques jours à peine.
Vous restez dans cette cuisine au lieu de dormir dans un lit parce que je
vous ai dit que vous deviez aller dans la grange ? demanda Sophia. Si c’est
le cas, je reviens sur mon diktat. Vous pouvez tout à fait dormir dans la
maison.
Ce n’est pas ça du tout, répondit Charlotte Bain. En réalité, je n’avais pas
sommeil, car j’ai dormi dans le train. Ensuite, nous avons attendu l’arrivée
de votre sœur et préparé de quoi se coucher, j’espère que ça ne vous
dérangera pas, j’ai trouvé des draps et des édredons dans l’armoire du
couloir à l’étage. Puis j’ai eu envie de manger quelque chose, et j’ai passé
l’heure de m’endormir, et puis, il fait bon ici avec cette grosse cuisinière, et
il y avait un oiseau qui chantait. Je l’ai entendu chanter par la fenêtre, alors
je l’ai écouté, et ça m’est sorti de la tête.
Quoi ? Qu’est-ce qui vous est sorti de la tête ? demanda Sophia.
Dormir. Ça m’est sorti de la tête d’aller dormir, répondit Charlotte Bain.
L’arrivée de qui avez-vous attendu ? demanda Sophia.
De votre sœur, répondit Charlotte Bain.
Ici, dans cette maison ? demanda Sophia.
Oui, répondit Charlotte Bain.
Ici ? Maintenant ? demanda Sophia.
Elle était fatiguée, répondit Charlotte Bain. Elle est arrivée à près de trois
heures moins le quart, elle a fait une longue route depuis je ne sais pas où,
elle s’est couchée, nous avons tout rangé, puis votre fils s’est couché lui
aussi.
Tout rangé, dit Sophia.
Charlotte traversa la cuisine pour ouvrir le réfrigérateur.
On aurait dit le frigo de quelqu’un d’autre, un frigo de publicité, ou le
frigo dans un reportage sur la vie quotidienne d’une famille. Il était rempli
de nourriture dont l’éclat, la fraîcheur et l’abondance étaient choquantes.
Mon Dieu, dit Sophia. J’avais besoin de tout sauf ça.

De retour dans son lit avec la tête, Sophia entendit la cloche de l’église
sonner minuit.
Encore.
Elle soupira.
À moins que ça soit un autre Noël. Noël 1977, qui tombait un dimanche,
même si Noël semblait ne rien changer pour ces gens qui vivaient dans la
grande maison décrépie que sa sœur Iris occupait désormais. On ne pouvait
pas vraiment dire qu’Iris habitait à cet endroit, parce que Iris et sa bande
d’étrangers et autres fainéants ne payaient rien – ils squattaient, il n’y avait
pas d’autre mot – alors qu’Iris était bien trop âgée pour vivre comme une
étudiante, sachant qu’elle n’était plus qu’à trois années de la quarantaine.
Iris ne fait rien de sa vie. Sophia repense à leur mère qui, à l’époque où
son aînée travaillait à la station-service, disait à toute personne demandant
des nouvelles de ses filles qu’Iris avait un bon poste dans l’industrie du
pétrole.
C’est Noël, mais ce n’est pas du tout comme Noël. Ça aussi, leur mère
aurait détesté. Ça aurait pu être n’importe quel dimanche du passé. Non, ça
n’avait même pas l’atmosphère particulière des dimanches. Ça aurait pu
être n’importe quel jour de la semaine, un lundi, un mardi, un mercredi.
Non. Même pas ça. Ça n’est tout simplement comme aucun jour.
La seule chose qui permet de savoir que c’est Noël, le seul indice que ce
n’est pas n’importe quel jour, si vous étiez un extraterrestre – à condition
que les extra-terrestres existent – et que votre vaisseau spatial ait atterri
dans le (étonnamment grand) jardin autour de cette (de toute évidence
autrefois splendide, quoique excentrique, sans doute construite par une
vieille fortune) propriété campagnarde (plantée au milieu de nulle part),
c’est que la télévision est allumée, et qu’à la BBC, tout tourne autour de
Noël, et que le film Le Grand National est diffusé juste avant le déjeuner.
Non qu’elle ait une quelconque impression que ce repas va ressembler à
un repas de Noël. Noël, c’est sans doute trop bourgeois. Deux des
marginaux avec lesquels Iris partage la maison (allez savoir combien il y a
de gens qui vivent là, cinquante, pourrait-on croire, alors qu’ils ne sont sans
doute pas plus d’une quinzaine) dorment chacun sur un vieux canapé, il est
possible qu’ils soient là depuis la veille, qu’ils aient passé la nuit là, qu’ils
ne se soient ni couchés ni déshabillés comme des gens normaux, qu’ils se
soient tout simplement endormis sur place, et qu’ils ne soient toujours pas
réveillés.
Alors si Sophia avait voulu regarder un bon vieux classique réconfortant
en ce putain de Noël où son père est en Nouvelle-Zélande et sa mère est
putain de morte, il n’y a aucun endroit où s’asseoir, à part une chaise dure et
bancale.
Une communauté.
Un squat. Regardez, il y a même des déjections de souris par terre.
Un habitat alternatif anarchiste et éthique.
Maigre excuse pour l’irresponsabilité. Un squat de hippies sales et saouls
faussement romantiques. Heureusement qu’il y en a quand même un
d’assez intelligent pour avoir mis un générateur en route, ce qui permet
d’avoir du courant, pour cette délivrance mille grâces (Hamlet), parce que
le froid est si aigre que Sophia se sent mal au plus profond d’elle-même.
L’un des types qui vit là, elle croit qu’il s’appelle Paul, a une veste chinoise
en coton rayé sombre qu’elle trouve très intéressante. Iris, que ses
colocataires ont surnommée Ire, a vu la veille sa sœur s’emparer de la veste
sur une table de l’orangerie abandonnée où ils laissent leurs manteaux et la
retourner à la recherche d’une marque, en vain.
Paul, sache que tu viens de fournir à la femme d’affaires hors pair qu’est
ma sœur son inspiration pour la mode de l’année prochaine, dit Iris en
passant un bras sur les épaules de Sophia.
Je vous présente Soph, avait-elle dit à la pièce enfumée à l’arrivée de
Sophia. Tu veux quelle chambre, Soph ?
Il y aurait seize chambres dans la maison, même si certaines ont un
plafond troué et que l’une d’elles est envahie par les oiseaux venus s’y
réfugier pour l’hiver, ils se glissent par les tuiles, et que les gens qui vivent
là n’ont pas vraiment de chambre attitrée, ils choisissent celle où ils ont
envie de passer la nuit.
Pas celle avec le trou dans le toit, merci bien, avait répondu Sophia, et
tout le monde s’était mis à rire. La cuisine était remplie de gens ; quelqu’un
se déplaça sur le banc pour lui faire de la place et qu’elle puisse participer à
la discussion.
Ils étaient en train de parler d’un coin d’Italie où un jour, un fermier avait
vu son chat s’écrouler sur le flanc dans les champs. En approchant, il s’était
rendu compte que l’animal était mort. Et quand il l’avait pris dans ses bras,
sa queue s’était détachée.
Sophia rit. Un rire jailli d’elle, impossible de faire autrement, à l’idée de
la queue du chat qui se détache.
Personne d’autre ne riait. Tout le monde la regardait. Elle se tut.
Le chat était mort parce que, l’année précédente, une soupape avait
explosé dans une usine située non loin de la ferme, des produits chimiques
avaient formé un nuage, et comme l’endroit était connu pour les meubles
qu’on y fabriquait, ça continuait à être la crise autant de mois plus tard
parce que personne ne voulait plus acheter les meubles fabriqués là de
crainte que leur bois soit intoxiqué. Personne n’avait été au courant de la
fuite jusqu’à ce que les feuilles des arbres se mettent à tomber, mortes
comme en hiver en plein mois de juillet, que les oiseaux commencent à
tomber du ciel, morts eux aussi, que les chats, les lapins et autres petites
créatures succombent à leur tour. Puis les habitants avaient bientôt dû
conduire leurs enfants à l’hôpital parce qu’ils avaient le visage couvert de
plaques rouges et autres furoncles. À ce stade, les gérants de l’usine
n’avaient toujours informé personne de la fuite. Alors, plusieurs semaines
après que le poison s’était répandu dans l’air, les autorités avaient envoyé
l’armée pour évacuer l’une des villes contaminées. Ses habitants avaient dû
abandonner tous leurs biens, ce qui était terrible parce que, ensuite, leurs
maisons avaient été démolies au bulldozer et enfouies sous des tonnes de
terre. Personne ne devait plus manger de salade ni de fruits cultivés dans la
région. Tous ceux qui avaient vécu là craignaient d’être malades, une très
grande quantité de bétail avait été abattue, et on avait recommandé aux
habitants de ne pas chercher à faire des enfants.
Sophia se mit à penser à autre chose.
Elle examina les consonnes et les voyelles d’une sorte de scrabble
absurde que les occupants de la maison avaient peint tout autour de la
corniche, qui demeurait malgré tout assez belle, p h o s p h o r o f l u o r i d
a t e d ’ i s o p r o p y l e e t d e m é t h y l e e t m o r t.
Phos. Phoro. Fluo. Ridate. N’était-ce pas plutôt ril, que ridate ? On
reconnaissait le mot fluor, en tout cas. Mais, à la fin, pourquoi ce mort ?
L’une des filles à table raconta avoir entendu dire par un ami d’ami que
quelqu’un de sa connaissance connaissait quelqu’un qui vivait sur les lieux
de la catastrophe, que cette personne était partie en vacances dans une autre
région d’Italie, où les gérants de l’hôtel lui avaient demandé de ne pas dire
d’où elle venait, au cas où les autres clients prendraient peur et
s’enfuiraient.
La fille à côté de Sophia lui passa quelques vieilles feuilles de papier
couvertes de photos : deux chats couchés sur le flanc dans un champ vert,
comme s’ils dormaient. Ils n’avaient pas l’air morts, ils avaient l’air
normaux, ils avaient l’air de chats, quoique un peu bizarres, couchés
comme ça, les yeux fermés. Sophia vit aussi le visage d’une enfant couvert
d’une texture granuleuse qui ressemblait à du papier de verre. L’enfant
souriait pour la photo.
C’est terrible, ce qui se passe dans certains pays, dit Sophia, et tout le
monde éclata de rire comme si elle venait de faire une bonne blague.
Puis ils s’étaient mis à évoquer, pour qu’elle comprenne, un endroit dont
on aurait pu croire, à leurs propos, que c’était juste au bout du chemin, avec
un nom qui sonnait comme un personnage de music-hall ou tout droit sorti
de Dickens. Une usine secrète où on fabriquait des armes chimiques et
biologiques, dirent-ils. Ils s’exprimaient avec des mots complexes. Les
femmes s’appuyaient contre les hommes et les hommes parlaient en
majuscules. Armes Chimiques et Biologiques. Organophosphorés.
Trichlorophénol.
Le trichlorophénol, c’est très pratique, dit Sophia. On l’utilise dans à peu
près tout.
Quelqu’un rit à cette remarque, une seule personne, un type qui s’appelait
Mark. L’une des filles, vêtue d’un pull en laine qui, un jour, avait dû être
beau, même s’il était maintenant tout effiloché, proposa une cigarette à
Sophia en lui demandant ce qu’elle faisait dans la vie.
Ma sœur est une femme d’import, voire d’importance, dit Iris debout
derrière elle en lui ébouriffant les cheveux comme à une enfant. Elle a créé
sa société à la sortie du lycée, et dès sa première année d’études, elle a
gagné beaucoup d’argent en important des manteaux en peau de mouton.
Plusieurs d’entre vous ont certainement acheté un manteau à mon génie des
affaires de sœur. C’est quoi, ton dernier succès, Soph ?
Le macramé, répondit Sophia. Des sacs et des bikinis en macramé, mais
aussi des vêtements. Le marché de la Grèce s’est vraiment ouvert ces
dernières années. Les djellabas continuent à bien se vendre, la nouveauté,
c’est un polyester bon marché mais très solide au toucher plus naturel, les
spécialistes sont convaincus que ça va efficacement remplacer le coton à
fromage.
Silence autour de la table.
La broderie anglaise reste populaire, bien sûr, dit Sophia. C’est assez
intemporel, même quand c’est porté, non sans ironie, en mode punk.
Silence encore plus lourd.
Puis le type qui de toute évidence est le compagnon d’Iris, qui s’appelle
Bob, se met à parler de gens de leur région qui ont travaillé pour l’armée
puis ont fini par tomber malades. Tout le monde avait alors cessé de
regarder Sophia, comme si on se contentait maintenant de la juger en
silence, pour se remettre à discuter politique internationale.
Le papier peint de la salle de télévision a l’air d’être là depuis l’origine.
Début vingtième ? Quelle belle maison ça pourrait être si elle était
entretenue. Sur sa chaise en bois, Sophia regarde Elizabeth Taylor arpenter
un hippodrome dans ce technicolor criard qui n’a vraiment de sens qu’à
Noël, un technicolor qu’on devine même sur un poste en noir et blanc
comme celui-ci. Elle se demande ce qu’Iris ressent à voir chaque jour le
mot mort sur le mur de la cuisine, dès qu’elle prépare une tasse de thé ou
passe tout simplement par là. Iris n’avait pas assisté à l’enterrement. Trop
dur pour elle ? Trop interdit pour elle ? Trop compliqué pour elle ?
À la maison, personne ne prononce jamais le nom d’Iris.
La veille au soir, Sophia a entendu l’un des occupants clore la discussion
de façon formelle, comme s’il s’agissait d’une réunion et non simplement
de gens autour d’une table, en lisant à tous un texte classique au sujet du
printemps : la femme, Gail, lit une histoire qui au début ressemble à un
conte de Noël, mais qui de toute évidence n’en était pas un. Dans les
gouttières, entre les bardeaux des toits, des paillettes de poudre blanche
demeuraient visibles ; quelques semaines plus tôt, c’était tombé comme de
la neige sur les toits et les pelouses, sur les champs et les ruisseaux. Aucune
sorcellerie, aucune guerre n’avait étouffé la renaissance de la vie dans ce
monde sinistré. Les gens l’avaient fait eux-mêmes.
C’est à la fois si symbolique et si lourd.
Puis Sophia rejoignit sa chambre glaciale au dernier étage de la maison.
Après les radiateurs du rez-de-chaussée, on aurait dit l’Arctique. Elle tentait
de se réchauffer dans son manteau lorsque Iris avait frappé, puis ouvert la
porte, munie d’un radiateur électrique.
Je savais que tu aurais très froid, dit-elle.
Elle le brancha. Sophia cacha sous son manteau le bord du magazine
Radio Times qu’elle avait apporté. L’une de ses activités préférées quand
elle rentrait chez elle à Noël, tout du moins depuis qu’Iris ne venait plus,
c’était de feuilleter le numéro de fin d’année acheté par ses parents, un
numéro double, en mettant des petites croix devant les émissions qu’elle
comptait regarder pour se distraire. Presque en larmes, elle était en train de
le lire avant qu’Iris n’entre dans ce qui devait avoir été la chambre de la
bonne, à présent délabrée, avec un vieux tapis au sol, et là où il n’y avait ni
tapis, ni lino, ni même un revêtement quelconque, du bois rêche taché de
peinture. La couverture du Radio Times de Noël arborait ce qui, de loin,
ressemblait à un beau sapin. Mais de près, l’arbre devenait un joli village
anglais sous la neige coupé par un sentier avec un chien à une barrière et
une boîte aux lettres. Sophia le cacha dans son manteau quand Iris s’assit au
bord du vieux matelas pour lui montrer son courrier, ouvert puis refermé
avec un scotch poisseux de la Poste. Endommagé pendant le transport,
réparé par les soins de La Poste. Allez savoir pourquoi, Iris trouvait le
scotch poisseux très drôle. Elle déposa un baiser sur le crâne de Sophia et
retourna voir ses amis.
Elle ne mentionna pas, elle n’avait toujours pas mentionné, leur mère.
Sophia passe Noël dans une pièce en compagnie de deux personnes
endormies et inconnues à regarder la mère de Velvet Brown, sévère mais
bonne, faire en sorte que sa fille puisse courir le Grand National.
Cette boîte aux lettres rouge sur la couverture de Radio Times : comment
pouvait-elle signifier à la fois autant et si peu ? Sophia aimerait qu’elle ait
le même sens qu’avant, qu’elle signifie exactement la même chose.
Pourquoi Noël avait-il autrefois un sens, mais, alors que ça continuait à être
le cas pour beaucoup de gens, n’avait-il plus le même pour elle, ici, à cet
endroit ? Rien que de penser à un jour de la semaine la fatigue à un niveau
qu’elle ignorait pouvoir ressentir.
Comme s’il y avait un sens caché dans les sentiments.
Sophia, respire.
Bientôt ça sera l’heure du cirque de Billy Smart. Puis Le Magicien d’Oz,
le grand film de l’après-midi.
De toute façon, Le Magicien d’Oz est presque entièrement en noir et
blanc.
Cette année, le cycle de la BBC est consacré à Elvis, puisque Elvis est
mort, lui aussi.
Lorsque Iris surgit dans la salle télé en lui apportant un breuvage chaud
dans une tasse, qui n’est ni du thé ni du café mais un liquide qui sent le foin,
Sophia demande :
Tu te rappelles le jour où tu m’as fait sécher les cours et qu’à la place, on
est allées voir Café Europa en uniforme à Londres ?
Iris n’est pas encore bien réveillée. Ses cheveux sont tous rabattus du
même côté, et ils auraient bien besoin d’un shampoing, ainsi que d’un coup
de brosse. Elle a encore plus l’odeur de la maison que la maison elle-même.
Elle sent le renfermé, et le sexe. Comme tous les gens de la maison. Elle
s’adosse au vieux sofa et bâille sans se couvrir la bouche tandis que dans Le
Grand National, des personnages découvrent la jeune Elizabeth Taylor
évanouie.
Nan, répond-elle.
Elle se frotte le visage à deux mains.
Ils passent tous ses films à la télévision pour Noël, maintenant qu’il est
mort, dit Sophia.
Parfois, il faut mourir pour vivre davantage, dit Iris.
Platitude, cliché, pense Sophia. Elle se sent comme une enfant timide.
Depuis qu’elle est arrivée, elle se sent de plus en plus comme une enfant
timide. Mais elle tient bon.
La BBC l’a diffusé hier matin, dit-elle. Café Europa en uniforme.
Ah, dit Iris.
Tu m’avais prêté ton blouson. On est allées boire un café. Tu m’avais
emmenée dans ce café, le 2i, dit Sophia.
Iris quitte le sofa en bâillant à nouveau.
Même propulsée par une horde de chevaux sauvages, je ne serais pas
allée voir un film où Elvis joue à la guerre, dit-elle en sortant de la pièce.
Mais en se retournant, elle fait un clin d’œil à Sophia.

Mort.
Elle.
Tête.
Mort.
Elle.
Tête.
Douze.
Les douze coups de minuit. La cloche de l’église retentit pour la
cinquième fois cette nuit-là. Sophia produisit un son exaspéré. Et se
retourna dans son lit.
La tête était près d’elle. Immobile. Elle avait une immobilité de pierre.
C’était de toute évidence une farce par un chenapan du village qui tirait
sur la corde de cette cloche pour rendre les gens fous.
Puis c’est un été où le petit Arthur âgé de dix ans débarque du salon dans
le bureau que Sophia a dû installer chez elle, elle doit travailler de la maison
la plupart du temps pendant les vacances d’Arthur.
Ce souvenir doit dater du milieu des années 1990, puisque Arthur y a dix
ans.
Il y a une femme au journal télévisé qui me fait vraiment penser à
quelqu’un, dit Arthur.
Je suis occupée, dit Sophia.
Je la connais, mais je ne sais pas qui c’est, dit Arthur.
Et alors ? demande Sophia.
Si tu la voyais, toi, tu saurais peut-être qui c’est, répond-il.
C’est un piège pour m’obliger à regarder la télévision avec toi ? demande
Sophia.
Non, j’aimerais juste que tu la voies, répond Arthur. Cette femme. Une
minute. Quelques secondes. Dix, maximum. Si tu ne te dépêches pas,
l’interview sera terminée.
Sophia pousse un soupir, note quelque chose, enregistre mentalement
l’endroit où elle en est de sa feuille de calcul, laisse le curseur à côté des
chiffres sur l’écran et se lève.
Lorsqu’elle atteint le salon, elle découvre Iris à la télévision. En train de
déblatérer. Elle raconte n’importe quoi.
L’eau potable, dit Iris. L’irrigation des cultures. Rapport entre pesticides
et gaz neurotoxiques. Rapport entre gaz neurotoxiques et nazis.
Iris a pris un sacré coup de vieux. Et du poids. Elle a les cheveux tout
gris, aussi.
De façon générale, elle ne vieillit pas très bien. Dépression, inquiétude,
confusion, est-elle en train de dire. Des gens hospitalisés en psychiatrie car
l’ignorance des médecins conduit à de mauvais diagnostics. Tout un panel
de symptômes méconnus. Difficultés d’expression. Hallucinations. Maux de
tête. Douleurs articulaires.
L’interview a lieu quelque part dans un champ ensoleillé où l’herbe est
toute blanche. Les feuilles des arbres, poussiéreuses à cause de l’été,
s’agitent dans le vent.
Cette industrie est issue, directement issue, de la Seconde Guerre
mondiale, est en train de dire Iris.
La caméra filme le journaliste, qui acquiesce, puis revient sur Iris. Plus
loin qu’Iris, plus loin que l’écran de télévision, par les portes du patio qui
donnent sur Hampstead, le début de soirée est splendide et lumineux
comme s’il ne devait plus jamais faire un temps aussi beau, les voisins
préparent un barbecue dans leur jardin, leurs enfants poussent des cris de
joie en jouant autour d’une piscine gonflable. Le studio du journal télévisé
réapparaît sur l’écran. Un expert explique en quoi les déclarations d’Iris
sont grotesques et fausses.
Nous sommes tous minés, nous nous minons nous-mêmes, nous nous
créons notre propre champ de mines, se dit Sophia.
Qu’est-ce que tu fabriques à regarder la télévision par une belle journée
comme ça ? dit-elle tout fort. Tu n’as pas d’endroit plus intéressant où aller,
de choses plus intéressantes à faire ?
Agenouillé devant la télévision, Arthur se retourne. Il a l’air accablé.
Sophia doit faire de grands efforts, d’immenses efforts, pour ne pas se sentir
blessée au plus profond d’elle-même par la sensibilité extrême de son fils.
J’avais l’impression de la connaître, dit-il. C’est quelqu’un qu’on
connaît ?
Non, dit Sophia. Ce n’est pas quelqu’un qu’on connaît.
Elle regagne son bureau et pose le doigt sur le chiffre qu’elle avait
délaissé quelques instants plus tôt.
Elle regarde à nouveau l’écran.
Oui. Elle en était bien là.

Encore minuit qui sonne.


Sophia compta les coups.
Le énième minuit, dit-elle à la tête.
La tête s’en moquait. Elle était muette comme une tombe.
Sophia la fit rouler sur le couvre-lit pour l’attraper.
Elle était lourde, plus lourde que tout ce que Sophia avait jamais soupesé.
Elle n’avait plus d’yeux.
Elle n’avait plus de bouche.
Peut-être que c’était une bonne chose. Il fallait voir ça comme une bonne
chose.
Mais soit on a une tête, soit on n’en a pas. Dans les deux cas, ce n’est pas
forcément une bonne chose. Par exemple, un soir de novembre (quelle
année était-ce ? Les années 80, vu sa tenue), soit Sophia avait perdu
l’équilibre, soit un type, au demeurant assez charmant, mais qu’elle ne
connaissait pas, lui avait donné un coup de coude dans les reins pour la faire
tomber dans l’escalier de l’immeuble où elle vivait au deuxième étage.
Quelques jours plus tôt, il s’était déjà produit cet événement. Un homme
au volant d’une décapotable ouverte, ce qui était étrange parce que le temps
ne s’y prêtait guère, se gare près d’elle à l’instant où elle ferme sa voiture à
clef dans un parking situé près d’un commerce qu’elle va visiter. Le type lui
demande de monter quelques instants pour discuter d’une affaire urgente.
Elle passe devant lui comme si de rien n’était. Sans même un regard.
L’homme est à nouveau là, il roule à très faible allure près d’elle dans la
rue. Capote fermée parce qu’il pleut, mais vitre côté passager baissée. Il
appelle Sophia et lui dit qu’il veut discuter de quelque chose d’important,
que c’est une question de vie ou de mort, et lui demande à nouveau de
monter dans sa voiture pour parler tranquillement.
Elle poursuit son chemin comme si de rien n’était. En regardant droit
devant elle. Elle entre dans le premier grand magasin qu’elle trouve.
Elle se cache près de la porte qu’elle vient de franchir.
Elle se tient près d’un stand de parfums et attend dans un mélange de
senteurs capiteuses en surveillant la porte, elle vérifie dans son dos et tout
autour d’elle.
De retour au bureau, elle contacte la police pour lui relater le
comportement de cet homme et communiquer le numéro de plaque
d’immatriculation de sa MG.
Ça s’était passé quelques jours plus tôt. Ce soir-là, quand elle rentre chez
elle, la porte de son appartement est grande ouverte.
C’est impossible qu’elle ait laissé sa porte comme ça le matin.
Chez elle, se trouve un homme qu’elle ne connaît pas. Elle l’aperçoit par
la porte ouverte. Il est assis à la table de la salle à manger. Il lui fait un
sourire et un petit signe de la main, comme s’ils étaient amis. Ce qui n’est
pas le cas.
Mais qui êtes-vous donc ? demande-t-elle depuis la porte.
Bienvenue chez vous. Entrez, répond-il.
Mais comment avez-vous… ? demande-t-elle.
Le type tend ses deux mains vides en signe de reddition. Il tapote la
chaise près de lui.
Ne craignez rien, répond-il. Il n’y en a que pour quelques minutes.
Quelques instants, même. Juste le temps de vous montrer ça.
Elle traverse la salle à manger en se tenant à bonne distance de la table.
Où sont étalées des photographies et des photocopies. Qui montrent des
gens apparemment encore en vie, mais victimes de blessures par balles. Un
homme avec du sang sur les jambes, un autre défiguré par un impact de
balle.
Il lui montre une photographie de ce qui ressemble à une sorte de salle
sombre en forme de grotte. Sophia voit au premier plan une main par terre,
comme un gant, puis, sous une table, une forme qui pourrait être celle d’une
tête.
Je vais être franc. Nous avons besoin de votre aide, dit-il. Nous savons
quel genre de personne vous êtes. Nous aimerions que vous-même et
d’autres personnes comme vous dans le pays, voire dans le monde, puissent
faire bénéficier de ce que nous considérons être votre bon sens.
Il lui dit qu’un système d’écoute fiable de personnes dignes d’intérêt est
l’un des moyens d’empêcher de commettre de nouvelles atrocités comme
celles sur les photos.
Des personnes quoi ? dit-elle ? Contrôler quoi ?
Il lui dit que les écoutes permettent que tout soit bien en ordre.
Il suggère qu’il sait qu’elle sait que la vérité existe, et qu’écouter nos
proches, qui peuvent aller de personnes dignes d’intérêt à des activistes
radicaux, est parfois être essentiel pour trahir leurs agissements.
En d’autres termes, peut parfois amener à leur rédemption, dit-il.
Rédemption, dit-elle.
Un très bon mot, dit-il.
Vous savez que je ne suis plus catholique ? dit-elle.
Il lui fait un sourire désarmant et acquiesce d’un air chaleureux, comme
s’il approuvait chaque décision de sa vie.
Il a l’air vraiment gentil.
Qui que vous soyez, dit-elle, je voudrais que vous sortiez de ma maison
sur-le-champ.
Appartement, dit-il. Le mot exact pour cet endroit est appartement. En
copropriété, un terme cher aux Américains. Mais un lieu agréable. Et
élégant.
Il rassemble ses photographies et ses papiers, puis sort un bout de carton
de sa poche. Qu’il pose sur la table.
Quand vous aurez besoin de prendre contact, dit-il. Demandez monsieur
Barth. Réfléchissez bien. Ça n’est pas grand-chose. Nous avons juste besoin
de détails simples. Qui, quoi, où. Rien que de très banal. Une réponse aux
mystères de la vie.
Qui est laquelle ? demande-t-elle.
Je vous demande pardon ? demande-t-il.
Quelle est selon vous la réponse aux mystères de la vie ? demande-t-elle.
La réponse est une question, répond le type encore assis à table sans y
avoir été invité. Et la question, c’est : à quel mythe décidons-nous
d’adhérer ?
Je vous raccompagne, monsieur Barth, dit-elle.
Je ne suis pas monsieur Barth, dit-il.
Monsieur Barth est-il l’homme de la MG ? demande-t-elle.
Je n’en ai aucune idée, répond-il.
A-t-il un quelconque lien avec vous ? demande-t-elle.
Je ne suis pas en mesure de vous le dire, répond-il.
Il écarte brusquement sa chaise et se lève. Elle le précède jusqu’à la porte
grande ouverte puis dans les marches qui mènent au premier étage.
Lorsqu’il la pousse, ou qu’elle perd l’équilibre, ou les deux, il reste six ou
sept marches. Elle se fait mal au bras dans la chute.
Oh mon Dieu, dit-il. Vous devriez faire attention.
Il la relève au pied de l’escalier. Il la tire fort par son bras blessé. Et la
regarde droit dans les yeux.
Quelle mauvaise chute, dit-il. J’espère que ça va. Vous ne vous êtes pas
ratée.
Vous êtes un sacré connard, dit-elle. Approchez de nouveau et je…
Non, vous ne…, dit-il.
Il lui sourit, ce qu’elle ne peut que qualifier ensuite, mentalement, d’un
sourire intelligent, et un sourire qui sous-entend qu’elle-même est
intelligente.
Lorsqu’elle revient dans son appartement, qui n’est pas une maison, elle
trouve la carte avec le numéro de téléphone imprimé à moitié glissée sous
un set de table.
Mon Dieu.
Elle revient à la porte et met la chaîne.
Elle ferme les rideaux dans chacune des quatre pièces. Elle descend le
store de la kitchenette, quand bien même il ne donne que sur un mur de
briques.
Puis elle voit sa propre main en train de descendre le store et elle émet un
petit rire.
Elle lâche le store pour le laisser se dérouler tout seul.
Elle retire la chaîne à la porte sur le chemin de la salle de bains.
Qu’ils entrent s’ils le veulent.
Elle va récupérer la carte de visite et la glisse derrière l’horloge portative
sur le manteau de la cheminée.
Elle se fait couler un bain.

Dehors, quelque part dans la métropole, la ville ou le village, une cloche


sonnait, encore, minuit. Où était-elle ? Peut-on arrêter le temps ? Peut-on
l’empêcher de nous traverser ? C’est trop tard, maintenant, se dit Sophia
dans le bain qu’elle avait fait couler plus de trente ans auparavant pour
tremper son bras endolori en repensant à Iris et elle dans leurs lits jumeaux,
vingt ans avant cet épisode, un soir où Iris l’aidait à trouver l’air, Iris faisait
les aigus, Soph les graves, pour le refrain de la chanson sur Grocer Jack qui
ne rentrerait plus jamais. Iris et Soph avaient chanté ce morceau d’Elvis
qu’elle adorait, elles le chantaient en allemand, mais s’il y avait un risque
que leur père soit dans les parages, qu’il entende, alors elles chantaient la
traduction que Sophia avait réalisée grâce aux dictionnaires de la
bibliothèque à l’école :
Je dois donc
Je dois donc
Partir et quitter cette petite ville
Quitter cette petite ville
Et toi ma chérie rester ici ?
Iris : le genre de personne qui, s’il y avait un chien de berger dans la
pièce, et même si Iris ne connaissait pas ce lieu, cette maison, même si
c’était la première fois qu’elle venait là, le chien de berger viendrait
s’incliner devant elle puis se coucher à ses pieds et y passer la soirée, le
museau entre les pattes.
Ensuite, c’est le jour où Sophia, encore étudiante, revient passer le week-
end à la maison et décide de rentrer à pied de la gare au lieu de prendre le
bus. Quand elle tourne au coin de la rue, elle voit devant chez elle un
attroupement, une petite foule qui regarde Iris sur le trottoir, leur père posté
au portail de la maison, les mains dessus. Leur mère est à l’entrée, elle
observe la scène depuis l’embrasure. La valise aux pieds d’Iris appartient à
Sophia. Elle est ouverte. Elle contient quelques vêtements et il y a des
possessions d’Iris éparpillées tout autour, comme si Iris faisait sa valise à
même le trottoir.
Qu’est-ce qui se passe ? demande Sophia.
Comme d’habitude, répond Iris. Je peux t’emprunter ta valise ?
Elle range les choses dispersées sur le trottoir dans la valise et rapproche
les deux moitiés. Elle fait cliquer les clapets, boucle les sangles, attrape la
valise par sa poignée en métal et la balance au bout de son bras pour évaluer
son poids.
Où va-t-elle ? demande Sophia à son père.
Sophia, répond leur père.
L’air de dire : ne te mêle pas de ça.
À bientôt, Philo, dit Iris. Je t’écrirai.
Depuis qu’Iris, dont les parents ne cessent de lui reprocher de ne pas être
encore mariée, a entendu parler à la radio de cette histoire de gaz en
Angleterre, elle a organisé une protestation à elle toute seule, elle écrit aux
journaux, elle colle des affiches en ville en pleine nuit, la police débarque
parce que Iris a été surprise en train de recouvrir des panneaux publicitaires
de slogans en rouge, des histoires de phoques retrouvés morts sur des plages
très loin d’ici avec les yeux brûlés. Soph, ils ont des zébrures et des brûlures
sur le corps, imagine, Soph, et puis, ces armes fabriquées dans des usines,
encore une fois très loin, à des kilomètres d’ici, chaque soir elle fait une
scène dans le salon jusqu’à ce que leur père devienne blême, au sujet des
dommages subis aux yeux par les étudiants à Paris et les gens en Irlande du
Nord qui se font eux aussi tirer dessus, ce n’est pas rien. C’est dangereux.
Ça s’appelle des incapacitants, on raconte aux gens de la télévision et des
journaux ou à ceux qui posent des questions au parlement que ce n’est que
de la fumée. Rien que de la fumée. Mais ce n’est pas très différent du truc
qu’ils utilisaient dans les camps. C’était juste de la fumée, peut-être ?
Il ne se passe rien de tout ça ici. Tout ça se passe très loin, ailleurs.
Mais ça pourrait se produire ici, dit Iris. De toute façon, ça veut dire
quoi, ici, j’aimerais bien le savoir. Ici, c’est partout, non ?
Iris : un poids. Une source d’ennuis. Elle gâche sa vie. Elle a pourtant été
prévenue. Réputation. Connue des autorités. Casier judiciaire. Leur père qui
pleure sans bruit sur son dîner. Leur mère et son silence découragé qui
regarde le vide entre ses mains.
Je t’écrirai. Je te téléphonerai à la fac.
Iris s’éloigne dans la rue avec la valise. Les voisins la regardent. Sophia
la regarde. Leurs parents la regardent.
Les voisins ne rentrent chez eux qu’après qu’Iris a disparu.
Sophia est dans son bain. Un homme vient juste de la pousser dans
l’escalier en faisant mine de n’y être pour rien.
Que Sophia sache, Iris n’est jamais revenue à la maison ; Iris n’a jamais
revu leur mère, et elle n’a pas non plus revu leur père. Sophia n’a jamais su,
et ne saura sans doute jamais, quelle goutte d’eau a fait déborder le vase le
soir où Iris est partie.
Une goutte d’eau. Pas grand-chose. Sans doute juste de la fumée.
Mais la coupe était pleine.
Un cliché, pourtant si parlant.
Sophia a mal au bras. Elle aura le flanc et la cuisse droite, là où elle a
heurté la rampe, et où sa hanche a heurté la dernière marche, tout bleus ; il
n’y a pas besoin de tomber de très haut pour se faire mal.
Elle s’assied sur le rebord de la baignoire qui se vide et s’essuie avec une
serviette moelleuse.
Cette grande serviette épaisse ne ressemble pas du tout aux petites
serviettes fines qu’il y avait, que son père a toujours, et dont il se sert
toujours, à la maison.
Treat me right, treat me good,
Treat me like you really should
Cause I’m not made of wood
And I don’t have a
Wooden heart.

Traite-moi bien, voire très bien


Traite-moi comme tu le dois
Parce que je ne suis pas fait de bois
Et que mon cœur n’est pas en bois.

Jour de Noël.
Dieu merci.
La lumière du jour.
Sophia était assise au bord du lit, les yeux, qu’elle a excellents, grands
ouverts. Elle mettait au défi minuit de la rattraper. Minuit qui sonne comme
le téléphone. Mais minuit n’avait pas osé. La lumière était arrivée. Cette
bonne vieille lueur du jour. Cette bonne nouvelle lueur du jour.
Ce jour-là, la lumière avait surgi un peu plus tôt que la veille. Le jour
s’était marginalement levé plus tôt que la veille. La lumière avait une
qualité différente, alors que quatre jours à peine s’étaient écoulés depuis le
jour le plus court de l’année ; changement de sens, renversement, de
l’accroissement des ténèbres à l’accroissement du jour, le retour de la
lumière au cœur de l’hiver, juste après son déclin.
Quelque part dans cette maison, Iris, sa sœur aînée, dort.
À sa coiffeuse, Sophia se tenait la tête entre les bras.
La tête n’était plus vraiment une tête. Elle n’avait plus de visage. Elle
n’avait plus de cheveux. Elle était aussi lourde qu’une pierre. Elle était
douce. À l’endroit où se trouvait le visage, on aurait dit du marbre poli.
C’était dur à dire, maintenant, où était le haut et le bas, le devant et le
derrière. Alors que lorsque cette pierre était encore une tête, c’était évident.
Il n’y avait plus la moindre évidence.
Juste une sorte de symétrie.
Elle ne savait plus vraiment comment l’appeler : tête ? pierre ? Elle
n’était ni morte, ni elle, ni tête. Elle était trop lourde et trop solide pour
flotter dans l’air et faire des sauts périlleux comme sous un chapiteau de
cirque.
Sophia la pose sur la table. La regarde. Elle lui fait un signe de tête.
Puis elle tend les mains vers elle. Elle ne veut pas que la tête refroidisse.
Elle la glisse contre son ventre sous ses vêtements et la serre contre elle.
La pierre ronde de la taille d’une petite tête ne bouge pas. Elle ne fait
rien. Et pourtant, ce rien est assez intime.
Comment quelque chose pouvait-il être aussi simple ?
Et en même temps, si mystérieux ?
Regarde. Ce n’est qu’une pierre.
Quel soulagement.
C’était ce à quoi la notion de soulagement aspirait, cela avait toujours été
son dessein.
Revenons à présent à ce fameux samedi matin ensoleillé de
septembre 1981, sur une terre communale anglaise clôturée par l’armée
américaine en accord avec l’armée britannique, et à la voiture qui se gare
non loin de l’entrée principale.
Une femme en descend.
Elle s’approche du policier en faction à l’entrée de la base aérienne. Les
oiseaux perchés dans les arbres chantent et l’été bourdonne encore
d’abeilles ; il y a un bois juste derrière.
La femme déplie un morceau de papier et se met à lire. D’autres femmes,
dont l’une est assez âgée, traversent l’herbe rase en direction de la clôture.
Si c’était dans une sitcom de la BBC, le public rirait à gorge déployée.
Vous arrivez de bonne heure ce matin, dit le policier à la femme.
Elle interrompt sa lecture et le regarde. Puis elle baisse les yeux sur son
papier et reprend tout depuis le début. Il jette un coup d’œil à sa montre.
Vous ne deviez pas arriver avant huit heures, dit-il.
La femme s’interrompt à nouveau. Elle désigne ses quatre camarades
plaquées à la clôture. Elle annonce qu’elles viennent de s’y enchaîner en
signe de protestation, et qu’elle lit une lettre ouverte à ce sujet.
Le policier est stupéfait.
Ce ne sont pas les femmes de l’entretien ?
Il regarde les femmes.
Mais pourquoi faites-vous ça ? demande-t-il.
Comme ce ne sont pas les femmes de l’entretien, il en informe la base
aérienne par radio.
La clôture se compose d’un grillage métallique qui fait comme des
millions de petits diamants en fil de fer avec trois rangées de barbelés au
sommet et des poteaux en béton, le tout sur quinze kilomètres de
circonférence. Les femmes se sont attachées à la clôture avec quatre petits
cadenas, de ceux qu’on utilise habituellement pour les valises. On n’avait
pas d’argent pour plus gros.
Un militaire en uniforme surgit et s’approche du policier.
Je croyais que c’étaient les femmes de l’entretien, dit le policier.
La femme leur lit sa lettre ouverte. Voici un extrait de ce qu’elle déclame
ce matin-là :
Nous entreprenons cette action parce que nous considérons que la course
à l’armement nucléaire constitue la plus grande menace jamais rencontrée
par l’humanité et cette Terre. Nous autres Européens refusons le rôle
sacrificiel que nous proposent nos alliés de l’Organisation du Traité de
l’Atlantique Nord. Nos chefs militaires et politiques qui consacrent
d’énormes sommes d’argent et de ressources humaines aux armes de
destruction massive nous suffisent bien, alors que dans nos cœurs, nous
percevons les cris de millions d’individus de par le monde qui cherchent à
faire entendre leurs besoins. Nous sommes fermement opposés à
l’installation de missiles de croisière sur notre territoire.
Les femmes enchaînées avec ces petits cadenas de rien du tout ont
réfléchi toute la nuit, raconteront-elles ensuite aux historiens, à ce qui
pourrait leur arriver. Elles n’ont pas réussi à dormir car elles imaginaient les
gardiens et les chiens, les aboiements et les hurlements, tout ce dont on
pouvait les accuser, depuis le trouble à l’ordre public jusqu’à un acte de
trahison. Elles s’attendent à être placées en garde à vue et traduites en
justice. Un casier judiciaire, ça peut vous faire perdre votre boulot.
Elles n’ont rien mangé et elles n’ont presque rien bu depuis douze heures.
Elles portent des vêtements amples de façon à pouvoir uriner de façon
discrète. Elles supposent que le commandement de la base aérienne ne
voudra pas qu’elles restent longtemps enchaînées comme ça.
Elles sont assises par terre dos à la clôture tandis que leur camarade lit la
déclaration. Le policier et le militaire ont un petit air amusé.
De nouveaux participants à la marche de la paix arrivent dans la matinée,
d’autres encore les rejoignent en provenance de la ville la plus proche ; les
habitants aspirent à récupérer cette terre communale réquisitionnée par
l’armée depuis des décennies, depuis qu’elle a été repérée du ciel comme
piste d’atterrissage idéale.
Deux journalistes débarquent. Les organisateurs de la marche leur
expliquent qu’ils entament cette action de façon à attirer l’attention des
médias sur leur démarche pour obtenir un débat public quant à la livraison
prochaine de missiles. Ils déclarent qu’ils se basent sur l’expérience des
suffragettes.
L’un des journalistes contacte le ministère de la Défense pour le
questionner sur ces femmes et cette manifestation.
Un fonctionnaire déclare que, quand bien même des femmes seraient
enchaînées à la clôture, et alors ? Elles se trouvent sur une terre communale
qui n’appartient pas au ministère. Cela ne relève donc pas de sa
compétence.
Il confirme que le ministère n’a aucune intention de les faire déguerpir.
Ce n’est pas un problème, dit le fonctionnaire.
C’est un peu le contraire d’un événement.
Il fait beau. Les gens s’installent au soleil sur l’herbe comme pour une
excursion en plein après-midi. Les militaires vont et viennent, ils prennent
des photos. Un type parle tout fort de clichés destinés au fichage par la
police. C’est le commandant de la base. Par la suite, l’une des manifestantes
se souviendra que plus il parlait, plus les jointures de ses doigts
blanchissaient. Il leur annonce, racontent-elles ensuite, qu’il serait ravi de
les tuer toutes à coups de mitraillette. Puis il leur dit qu’elles peuvent rester
tout le temps qu’elles veulent. Sans son mépris, nous ne serions jamais
restées, dit l’une d’elles bien des années plus tard. J’avais cinq gamins à ma
charge.
En fin d’après-midi, alors que la soirée s’annonce, un autre policier vient
glisser aux femmes que c’est samedi, qu’il vaudrait peut-être mieux pour
elles qu’elles partent. Il évoque le whisky américain qui coule à flots les
soirs de week-end à la base, ces hommes qui pourraient très bien venir les
agresser en pleine nuit.
Les femmes l’ignorent et restent là où elles sont.
Il fait de plus en plus froid et humide, car c’est tout de même le mois de
septembre. Les manifestants demandent l’autorisation de faire un feu sur le
béton. Accordée. Des militaires les aident même à installer un tuyau
d’alimentation à partir d’une bouche à incendie placée de l’autre côté de la
route.
Pour l’instant, l’ambiance est plutôt amicale. Plus tard, il y aura des
arrestations. Des procès. Des emprisonnements à Holloway, un lieu que les
manifestants jugeront confortable comparé à leur camp en termes de
chaleur et de nourriture. Des attaques au vitriol dans les tabloïds du pays à
un niveau inédit. Des injures de la part des militaires pour terrifier les
manifestants. Des débâcles régulières, des démantèlements réguliers du
camp par les huissiers, des mises à sac régulières des biens des
manifestants, des échauffourées régulières avec l’armée et la police. Un
accroissement du niveau de violence de la part de la police. Des descentes
nocturnes régulières par les gros bras du coin qui viennent plonger des
bâtons enflammés dans les tentes faites de branchages et de plastique, qui
jettent du sang de porc, des insectes et toutes sortes d’excréments, y
compris humains, bien sûr, sur les manifestants.
Un conseil municipal menacera de leur confisquer leurs sachets de thé.
Mais pour l’instant, il n’y a rien de tout ça, les autorités n’imaginent pas
que cette manifestation va changer quoi que ce soit, encore moins infléchir
à tel point l’opinion publique au sujet de l’armement nucléaire qu’en
l’espace de dix ans, les politiques internationales en la matière seront
considérablement revues à la baisse.
Ils sont assis en cercle autour du feu.
Ils établissent une rotation pour le dimanche, le lundi, le mardi.
C’est là que ça se joue. La décision est prise de transformer cette
manifestation en protestation permanente. Ils resteront là aussi longtemps
qu’ils pourront. Jusqu’à Noël s’il le faut, dit une femme
(pour finir, il y aura là un camp de la paix, sous des formes diverses,
pendant vingt ans).
Au début, ce n’étaient que trente-six femmes, quelques enfants et des
soutiens des deux sexes ayant parcouru 200 kilomètres à pied en dix jours.
Un jour, certaines marcheuses avaient cueilli des fleurs dans les haies qui
bordaient la route. Quand elles atteignirent la ville suivante, qui constituait
leur prochaine étape, un homme leur déclara : on dirait une apparition de
déesses.
C’était certainement la dernière fois qu’elles seraient perçues comme
mythiques.
En cette première soirée, elles se relaient à la clôture, elles échangent
discrètement leurs places pour ne pas risquer d’interrompre la
manifestation. Les quatre femmes qui ont passé la journée enchaînées
saisissent leur chance de faire un brin de toilette et de manger un morceau.
Puis elles s’enchaînent à nouveau pour passer une nuit inconfortable
contre la clôture.
Les autres vont dormir dans les bois frais sous de piètres protections en
plastique.
Art se réveille en plein milieu d’un rêve.
Où il est poursuivi par d’immenses fleurs monstrueuses.
Il court aussi vite qu’il peut, mais il sait qu’elles vont se refermer sur lui ;
qu’il pourra s’estimer heureux s’il s’en sort vivant. La tête de l’une des
fleurs les plus proches de lui, il le sait sans se retourner, est prête à
l’engloutir, ses pétales semblables à des mâchoires, ses étamines dressées et
tremblantes, aussi puissantes qu’un bélier de combat.
Il aperçoit une vieille église. Il s’y précipite, referme les portes derrière
lui et se tient immobile dans l’écho humide. Il distingue des gisants, mais
aussi un tombeau qui n’a pas la forme d’un corps. Merveilleux. Il s’y
couche sur le dos et presse les mains l’une contre l’autre en signe de prière.
Il se transforme en relique de chevalier dans une armure de pierre. Les
fleurs ne chercheront plus à l’engloutir : quelle fleur pourrait avaler de la
pierre ?
Mais les fleurs géantes surgissent dans l’église en tachant le sol de la nef
et les bancs avec la terre accrochée à leurs racines. C’est irrespectueux
envers les corps enterrés sous les dalles. Arthur se rend compte qu’il a pris
une mauvaise décision parce qu’il est désormais prisonnier de son armure
en pierre. Il peut à peine bouger, et il voit les têtes de ces fleurs géantes
rassemblées autour de son tombeau. Elles agitent leurs feuilles de façon
obscène dans l’église en ouvrant et en refermant leurs mâchoires-pétales.
Il s’adresse à ces monstres devenus fleurs par une bouche qu’il ne peut
plus ouvrir, car devenue pierre, ses mains pressées paume contre paume,
collées ou presque, comme il a un jour vu faire un type à la télévision pour
montrer les effets de l’hypnose sur les gens sensibles.
Il est lui-même tellement sensible, putain.
Arrêtez de me harceler, je suis politique. Vous êtes misérables. Regardez-
vous, vous n’êtes plus que mâchoires et étamines. Moi, je suis raide comme
la pierre. Que penserait Freud de ce rêve ?
Il prononce cette dernière question à voix haute à l’instant où il ouvre les
yeux dans la nuit.
Il perd son érection.
Il s’assied.
Où est-il ?
À Chei Bres, l’immense maison de sa mère en Cornouailles. Allez savoir
ce que signifie ce nom.
Une fois accoutumé à la pénombre, il devine les contours de la pièce. Il
tâtonne jusqu’à trouver l’interrupteur près de la porte. La lumière éclaire
une chambre vide.

Il n’a pas envie d’allumer son téléphone pour voir l’heure. Il sent une
odeur de cuisine. Dehors, il fait encore nuit.
Lux, la fille, n’est pas là.
Logique, non ?
Il ignore où elle se trouve : il y a tellement de chambres dans cette
maison. Les pièces du rez-de-chaussée contiennent tout ce qu’on s’attend à
trouver dans une maison. Mais à l’étage, les chambres sont aussi vides que
celles d’une maison vide.
Art s’est roulé en boule par terre dans une chambre avec ce qu’ils ont
déniché dans un placard.
C’est Lux qui a trouvé tout ça. Elle qui a préparé une chambre pour Iris,
aussi.
La veille au soir, elle l’a traité de petit branleur (alors qu’il la paie, elle
ferait bien de se comporter un peu mieux). Pourtant, même si elle n’est
qu’une inconnue, elle a l’air de mieux savoir s’occuper de sa mère que lui.
Je m’en charge, dit-il.
On ne se charge pas d’une mère, dit Lux.
Dans ma famille, si, dit-il.
Mais lorsque Lux (oui, c’est vrai et c’est assez pénible, elle a mieux su
s’occuper de sa mère que lui) avait persuadé Sophia de retirer ses épaisseurs
de manteau et d’écharpe, ça avait révélé la maigreur extrême de sa mère.
Bien plus que la dernière fois où il l’a vue. Aussi maigre que la star qui fait
la pub de ce parfum (il faut espérer pour l’actrice qu’elle a été retouchée,
digitalement parlant).
Il s’agite sous l’édredon par terre dans la chambre qui sent le vide.
Et alors. Si sa mère veut être maigre, c’est son choix.
Son choix ? (Va te faire foutre, Charlotte.)
Si sa mère les questionne, ce qui est très possible, sur le fait qu’ils ne
dorment pas ensemble, il répondra que Charlotte et lui ont pris cette
habitude, que c’est assez répandu, que de plus en plus de couples pratiquent
ça, désormais.
Ce qui est remarquable, à voir Iris vieille, c’est combien elle ressemble à
sa sœur, alors qu’elles ne sont pas du tout pareilles. Étrangement, leurs
reniflements, leur démarche sont les mêmes. Sa tante est l’image inversée,
emplie de sa mère. Plus qu’emplie : accomplie.
Il a ouvert la porte d’entrée à deux heures du matin à un gros carton
rempli de légumes en suspension dans l’air : des pommes de terre, des
panais, des carottes, des choux de Bruxelles, des oignons.
Artie, dit-elle. Attrape ce carton pour que je puisse te voir.
Et devant lui, Iris est là, avec son élégance brute.
Tu as l’air en forme, dit-elle.
Tu dois te déchausser, dit-il.
Moi aussi, je suis heureuse de te voir, dit-elle.
Le mouton noir de la famille. Ici. C’est une bonne blague, voire un
sacrilège. Ça apprendra à Sophia à faire la maligne devant Charlotte.
Même si ça n’est pas la vraie Charlotte.
Elle ressemble à quoi, ta tante ? lui avait demandé Lux la veille au soir.
Il haussa les épaules.
Je ne la connais pas très bien. Je ne la connais presque pas, à vrai dire.
Mais elle me suit depuis quelques années via Twitter et je l’ai comme amie
sur Facebook. Elle est du genre à dire chéri à toute personne qu’elle ne
connaît pas, mais pas comme une aristocrate, ni quelqu’un du show-biz,
plutôt quelqu’un du monde ouvrier. Ce qu’elle n’a jamais été.
Pourquoi elles ne se parlent plus ? demande Lux.
Une mythomane.
La voix de sa mère, dans la voiture, tant d’années plus tôt, de retour de
l’enterrement de son grand-père.
Une folle. Il faut être fou pour vivre comme elle. Une psychotique. Arthur,
les psychotiques voient le monde en termes d’illusions et de désillusions. Tu
ne peux espérer du monde qu’il s’adapte à toi, or c’est ce dont elle rêve. Tu
ne peux pas espérer vivre comme si le monde était ton mythe personnel.
Des divergences de point de vue, répond-il. Des visions du monde
irréconciliables.
Au petit matin, il avait ouvert la porte à Iris la mythomane, et elle était
apparue comme le mythe d’un monde bienfaisant. Elle était aussitôt repartie
à sa voiture pour en extraire plein d’autres bons produits, des sacs et des
sacs qui contenaient du beurre, du raisin, du fromage, du vin. Et pour finir,
un arbre en pot. Pas un sapin de Noël, juste un arbre, un arbre ordinaire qui
avait perdu ses feuilles. C’est mon magnolia étoilé, avait-elle dit. Le seul
qui rentrait dans la voiture. Elle le tenait contre elle, certaines branches
pointées vers Art et Lux, dont les extrémités se terminaient par des
bourgeons pointus donnant l’impression d’être couverts de poils ou de
duvet. Ce sont les fleurs à venir, avait-elle dit. Comment vas-tu, Artie ? Et
ça, c’est… Charlotte, n’est-ce pas ?
Iris posa l’arbre. S’essuya les mains sur ses flancs. Tendit la main à Lux.
Vous n’êtes pas du tout comme sur les photos Facebook, dit-elle. C’est un
sacré talent, de changer son apparence à ce point.
Je fais ça très naturellement, dit Lux.
C’est un talent pour lequel je paierais cher. Peut-être que vous pourriez
m’apprendre, répondit Iris.
Elle souleva l’arbre en pot pour le placer lourdement dans les bras
d’Artie. Trouve un endroit où il soit en valeur, dit-elle. (Art, inquiet qu’il y
ait de la terre sous le pot, avait fini par le laisser sous le porche.)
Maintenant, couché par terre, il s’émerveille que le simple fait d’apporter
un arbre, même pas un sapin de Noël, rien qu’un arbre dans un pot rempli
de terre, lui paraisse étrangement symbolique, bienfaisant.
Bienfaisant : un mot de Lux, un mot qu’il n’avait jamais employé, dont il
n’aurait jamais cru qu’il l’emploierait un jour, en aurait besoin, un mot qui
jusqu’à la veille, ne faisait pas partie de son vocabulaire.
Il va noter dans son carnet Art en Nature de penser à en rechercher
l’étymologie.
Il se retourne et se gratte dans son lit de fortune à même le sol. Qui est si
dur que c’est sans doute ça qui l’a réveillé. Il n’a plus du tout sommeil. Il
est en train de perdre son temps.
En général, quand il ne dort pas la nuit, c’est parce qu’il travaille pour
Sa4A.
Mais là, il n’a pas d’ordinateur.
Donc il ne peut pas travailler.
Il pourrait travailler depuis son téléphone (même si comme ça, on passe
plus facilement à côté de quelque chose).
Il n’ose pas l’allumer. Or, il est perdu sans son téléphone ! La veille,
quand il l’a mis en route pour envoyer un sms à Iris, il n’a pu que voir le
tweet de la véritable Charlotte avec des photos d’arbres fruitiers abattus
dans des jardins et ce sous-titre je ne peux plus vous mentir c’est moi qui ai
abattu votre prunus envoyez ici la facture ou vos commentaires enragés.
Ça doit être la raison de son rêve de fleurs géantes.
Qu’en dirait Freud ?
Dieu du ciel. C’est terrible de vivre à une époque où même vos rêves
doivent être, de façon très post-moderne, encore plus conscients que vous.
Cela pourrait faire un bon sujet politique pour Art en Nature. Il va
prendre des notes à ce sujet.
Il s’assied sur le lit en désordre et se demande quel message Charlotte va
envoyer au monde à sa place aujourd’hui. Un message de Noël ? Comme le
pape, ou la reine. La vraie Charlotte. Le faux Art.
Iris avait aussitôt répondu à son sms de façon très gratifiante, même si
c’était devant une fausse Charlotte. Au bout de trente secondes, Iris disait :
J’arrive. Baisers Ire.
Si tu peux apporter de quoi manger, aussi, avait-il répondu, parce que
Lux le lui avait demandé.
Remercie-la, avait dit Lux.
C’était ennuyant. Mais il s’était exécuté, parce que c’était une bonne
idée : merci, Ire.
Un petit branleur.
Il sait qu’elle ne voulait pas, en tout cas pas vraiment, être désobligeante.
Il se demande si elle a des piercings dans des endroits plus discrets, par
exemple sous ses vêtements.
Quelle sorte de travail tu fais vraiment ? lui avait-elle demandé dans le
train la veille. À quoi ressemble l’une de tes journées ?
Je suis assis à mon ordinateur, répondit-il.
Il lui avait expliqué avoir passé une partie de sa journée sur Internet. De
toute façon, c’était déjà comme ça qu’il passait ses journées avant qu’on lui
propose de le rémunérer pour ça. Un jour, par hasard, il avait cliqué sur des
films en gros plan de rainures entre les pavés par un artiste portugais qui
avait mis en bande-son une musique dont le copyright appartenait à Sa4A.
Donc tu regardais quelque chose sur le Net, et là tu t’es dit, je me
demande à qui appartient le copyright de cette musique, dit Lux.
Ouaip. Alors j’ai cherché, ça appartenait à Sa4A, je leur ai écrit, et ils
m’ont proposé un boulot. Aussi simple que ça.
Pourquoi tu as fait ça ? demanda Lux.
Fait quoi ? demanda Art.
Pourquoi tu as cherché à qui appartenait le copyright ? demanda Lux.
Je l’ai fait, c’est tout, avait dit Art. J’ai eu un pressentiment.
Il lui explique que l’artiste n’avait pas mentionné le moindre crédit. Alors
il avait vérifié, puis envoyé un mail à Sa4A.
Mais pourquoi ? avait demandé Lux.
Art avait haussé les épaules.
Parce que je le pouvais, dit-il.
Parce que tu le pouvais, dit Lux.
Et puis, ces films, avait dit Art. Il y avait quelque chose qui m’ennuyait
dedans.
Qu’est-ce qui t’ennuyait ? demanda Lux.
Je ne sais pas, répondit Art. Ce n’était pas tant ces films que le fait que le
type soit, eh bien, là. Sur le Net. À disserter. Comme si ça avait de
l’importance.
Tu étais jaloux de la créativité de cet artiste, dit Lux.
Non, non, avait-il dit. Bien sûr que non.
Il avait dit ça avec un certain dédain.
Ça n’était pas de la jalousie. Déjà, presque personne n’avait regardé ces
films. Le type avait genre quarante-neuf vues. C’était plutôt une question de
loi : les lois sur le copyright ont une bonne raison d’être.
Je comprends, dit Lux. Tu es comme ces vigiles qui surveillent des
endroits à Londres qui ressemblent à des lieux publics mais qui en fait sont
privés, et donc pas libres d’accès.
En tout cas, avait-il dit, ces films ne parlaient pas de la nature. Alors que
le type disait que c’étaient des films sur la nature. Il n’y avait pas une once
de nature dedans.
Ah, dit Lux.
C’était juste des films sur du gravier et des petits cailloux, dit Art.
Je vois, dit Lux. Ce qu’il a fait, en réalité, c’est d’aller à l’encontre de ta
nature.
Art commençait à se lasser de cette conversation. Il avait expliqué le plus
brièvement possible que Sa4A avait fait retirer les films du Portugais qui ne
parlaient pas de la nature, réclamé une belle somme d’argent au tribunal,
puis à la grande surprise d’Art, un bot de Sa4A avait reçu l’ordre de gens de
Sa4A de proposer à Art un boulot qui s’était révélé très lucratif.
J’ai des bonus dès que je trouve quelque chose, avait-il expliqué.
Attention, je ne travaille pas à la commission. De toute évidence, c’est
impossible de vivre sur des commissions.
De toute évidence, dit-elle.
Ce boulot, dit-il, c’est un peu comme chercher une aiguille dans une
botte de foin. La Toile est remplie de transgressions, mais il faut savoir les
repérer. On ne te les sert pas sur un plateau. Il faut sans cesse ouvrir l’œil.
Je ne ferai certainement pas ça toute ma vie mais pour l’instant, ça paie le
loyer. Mon vrai boulot, ce qui m’intéresse plus, c’est d’écrire sur la
nature…
La nature de ton boulot ? dit-elle.
… non, la nature avec un grand N. La nature, le temps, des sujets en lien
avec l’environnement, la planète. Mes écrits sont assez politiques, en tout
cas, de plus en plus, et ça le sera encore plus à mon retour. En ce moment,
je m’accorde une pause bien méritée.
Lux avait acquiescé en demandant si la planète, sous quelque forme que
ce soit, ou bien le temps, ou l’environnement, avaient déjà lu des choses sur
Art et menacé de le traîner en justice parce qu’il écrivait sur eux, parce qu’il
les utilisait dans son œuvre ?
D’abord, il avait ri. Puis il avait compris qu’elle attendait une vraie
réponse à cette question ridicule.
Je n’ai jamais enfreint de copyright, non ? dit-il. Comment aurais-je pu ?
Le monde n’est pas sous copyright. Les fleurs des haies, les feuilles mortes,
les oiseaux, les papillons anglo-saxons, les flaques, les moucherons. Voilà
quelques-uns de mes récents sujets. Ils ne sont pas protégés par un
copyright.
Les flaques, dit-elle.
La neige, dit-il. Je compte écrire sur la neige. Dès qu’il neigera. La neige
n’est pas sous copyright. Je ne pense pas prendre de risques à affirmer ça.
Pas encore, en tout cas.
Je peux lire ce que tu écris ? demanda-t-elle.
Tout est sur Internet, répondit-il. Tu peux lire tout ce que tu veux, autant
que tu veux, quand tu veux. Comme n’importe qui.
Puis elle lui avait demandé s’il savait que des chercheurs laissaient
pourrir des cadavres humains pour étudier leur décomposition à l’air libre.
Non. Il n’était pas au courant. Comme c’était intéressant.
Il avait sorti son carnet Art en Nature et pris des notes à ce sujet.
Imagine, avait-elle dit pendant qu’il écrivait, un champ rempli, cette fois,
de tous les appareils qu’on n’utilise plus.
Quels appareils ? demanda-t-il en remettant son carnet dans la poche de
son sac à dos.
Les vieux appareils, dit-elle. Les appareils délaissés par les humains. Les
gros ordinateurs d’il y a dix ans, non, cinq ans, voire de l’année dernière,
toutes ces choses obsolètes, les imprimantes que personne ne parvient plus
à connecter, les écrans pas plats, ces choses maintenant dépassées.
Art ressortit son carnet pour écrire. Puis il le referma, mais le gardait près
de lui, au cas où Lux dirait autre chose d’intéressant ou d’utile.
J’aime me les représenter mentalement, avait-elle dit, j’aime les imaginer
dans un champ avec des scientifiques qui font le tour de ces appareils pour
étudier leur décomposition.
Ils ne meurent jamais, ces appareils, dit-il. Ils sont envoyés à l’étranger,
ces objets qu’on rend obsolètes en achetant un modèle plus récent. Rien ne
se perd. On reconditionne les vieux appareils pour en faire don à des pays
du tiers-monde, des endroits où les gens sont plus pauvres, des endroits où
ils n’ont pas accès au progrès technologique comme nous. En tout cas, je
crois que c’est comme ça que ça se passe.
Elle fit non de la tête.
Le monde, dit-elle en souriant. Est bienfaisant. C’est bien le sujet, non ?
Quoi ? avait-il dit. Que le monde soit bienfaisant ?
Non, dit-elle. Ce que nous croyons qui est en train de se passer.

Par un mercredi humide d’avril 2003, Art et sa mère sont assis au


premier rang dans l’église pour assister aux funérailles de son grand-père.
L’assistance est de qualité, comme dit sa mère, même si l’église est à moitié
vide.
Un employé des pompes funèbres s’approche de leur banc avec une
femme à son bras. Elle s’assied près d’eux.
Artie, lui dit-elle.
Bonjour, dit-il.
Soph, dit-elle à sa mère.
Sa mère acquiesce sans la regarder.
Ça doit être une amie de sa mère à l’époque où elle vivait ici, quelqu’un
qui a connu Art bébé.
La femme reste à sa place quand sa mère va communier, et elle se
contente de faire un grand sourire triste à Artie. Elle a l’air cool, pour une
adulte. Elle porte une parka. Certes, de couleur sombre, pour que ça ne soit
pas trop irrespectueux, mais dessous, on aperçoit un tailleur pantalon d’un
blanc éclatant. Après l’enterrement, elle se tient près de la mère d’Art aux
portes de l’église, et beaucoup de gens lui serrent la main comme s’ils la
connaissaient. Parfois, quelqu’un dans la file des personnes qui attendent
pour présenter leurs condoléances la salue chaleureusement, et même, la
prend dans ses bras. Personne ne prend sa mère ou Art dans les bras ; ça
doit être quelqu’un d’ici qui connaissait très bien son grand-père. Art ne
connaît personne. Il connaissait assez peu son grand-père, il se souvient de
dîners à l’hôtel à Londres quand Art rentrait du pensionnat et que son
grand-père leur rendait visite. Il y a des photos de l’époque où il était encore
trop petit pour aller à l’école et que son grand-père le gardait pendant que sa
mère travaillait.
Des vêtements qui sèchent devant la cheminée, répond-il alors qu’ils sont
en route vers le nord pour assister à l’enterrement, quand sa mère lui
demande quels souvenirs il a de cette époque. Il y a de la buée sur les vitres
de la voiture, alors Art y dessine une rue, des maisons, un parc et des
voitures, ainsi qu’un chien, un très beau chien.
Sa mère lâche un petit rire un peu triste.
J’avais fait installer à grands frais le chauffage central dans cette maison,
mais il ne l’allumait jamais. Même lorsque je lui proposais de payer la
facture, dit-elle. Il se contentait de la cheminée électrique dans le salon et
d’un chauffage à gaz dans la cuisine.
C’est le seul de mes grands-parents que j’ai connu, et que je connaîtrai
jamais, dit Art.
Tel est ton destin, dit sa mère.
Raconte-moi un souvenir de quand tu étais petite, demande Art.
Non, répond sa mère.
Art fronce les sourcils et se redresse sur son siège.
Sa mère pousse un grand soupir, puis elle dit :
Je me vois marcher en ville avec lui un jour de semaine. C’était assez
rare, parce qu’il passait sa vie au travail, que nous n’avions aucune activité
avec lui sauf au moment des vacances, à savoir la première quinzaine de
juillet. Nous avions une bonne raison d’être en habit du dimanche ce jour-
là, même si je ne sais plus laquelle. Un livreur déchargeait son camion
devant un pub. Deux cageots de bouteilles ont basculé sur le trottoir. Mon
père a plongé par terre en mettant les mains sur la tête comme si une bombe
allait exploser.
Elle enclenche le clignotant gauche. Un panneau annonce leur destination
dans quinze kilomètres. Ils sont presque arrivés.
À cause de ce qu’il avait vécu pendant la guerre, dit-elle.
Quelques kilomètres plus loin, elle dit :
Il était très gêné. Des gens se sont arrêtés pour l’aider à se relever,
quelqu’un lui a même essuyé son costume.
Quelques kilomètres plus loin, elle dit :
Je ne crois pas l’avoir jamais vu en détresse comme ce jour où il a eu
l’impression de se ridiculiser en public.
Puis sa mère se tait et se met à chantonner. Art sait que les portes de la
réminiscence se sont refermées aussi sûrement que si La Réminiscence était
une salle de cinéma ou un théâtre, spectacle terminé, rangées de sièges
vides, public rentré chez lui.
Après l’église, après avoir vu le cercueil mis en terre sous la pluie, les
fleurs fanées en tas dans un coin, le tissu que les fossoyeurs avaient posé sur
le monticule de terre, vert avec un imprimé d’herbe, sa mère et lui
reconduisent une dame âgée chez elle puis rejoignent les gens pour la
collation offerte chez son grand-père. Cela fait une semaine que sa mère
s’occupe de cette collation. Ils sont passés le matin de bonne heure chez son
grand-père pour tout préparer. Elle a déplié des serviettes qu’elle a elle-
même apportées sur les canapés et les petits gâteaux.
Lorsqu’ils se garent, la rue encore humide brille tout à coup dans les
rayons du soleil qui fait des apparitions à travers les nuages, et ils doivent se
protéger les yeux. Quand ils retrouvent la vue, ils se rendent compte que la
porte de la maison est ouverte. Le bruit et les rires résonnent jusque dans la
rue.
Mon Dieu, dit sa mère.
Quoi ? dit-il.
Et voilà qu’elle se donne déjà en spectacle, putain, dit sa mère. Excuse
mon langage, Arthur. Allez, viens. Finissons-en et rentrons chez nous.
À leur arrivée, la femme qui était assise à côté de lui à l’église est comme
un éclair éblouissant au milieu des gens en noir dans le salon.
Art croit comprendre qu’il s’agit de la sœur de sa mère, une sœur dont il
ignorait l’existence, mais le prêtre a parlé de son grand-père pendant la
guerre, puis de son emploi dans le secteur de l’assurance-vie, de son épouse
décédée, des prix obtenus pour ses dahlias, et de ses deux filles toujours en
vie, Iris et Sophia. Cette femme est en train de parler d’une chanson, elle
dit, c’était l’une des préférées de papa. Elle se met à chanter. Ça parle
d’une vieille dame qui avale des créatures vivantes, une mouche, peut-être
qu’elle va en mourir, puis une araignée, peut-être qu’elle va en mourir, puis
un oiseau, un chat, un chien. Ensuite, la sœur fait rire tout le monde en
ajoutant plein d’animaux qui ne figurent pas dans la chanson d’origine : un
lama, un serpent, un koala, un iguane, un lémurien, et les gens oublient (ou
font semblant d’oublier) leur tristesse et rient dans l’attente de la rime
suivante, ils rugissent de rire alors qu’elle prolonge la chanson, lui crient
des suggestions, applaudissent à chacune de ses trouvailles. La vieille dame
finit par engloutir un cheval et tout le monde hurle de joie, même le prêtre,
car cette fois, la vieille dame ne peut qu’être morte.
Puis tout le monde se lève pour porter un toast à son grand-père, et
plusieurs personnes viennent dire à sa mère que son père aurait adoré ces
adieux.
Sa mère fait un sourire poli.
Ensuite, la femme qui est la sœur de sa mère encourage tout le monde à
chanter avec elle cette vieille chanson protestataire qui dit qu’il y a une
saison pour tout, et même si elle est la seule à connaître les paroles du
temps pour naître, pour mourir, pour récolter et jeter des pierres, etc., tout le
monde se joint à elle quand revient le mot tourne, tourne, tourne.
Il jette un coup d’œil à sa mère. Qui ne chante pas.
Tu ne te souviens pas de moi, hein ? demande la sœur de sa mère, sa
tante Iris, à Art quand ils se retrouvent tous les deux à la cuisine.
Non, répond Art. Mais je connais la chanson que vous avez chantée, celle
sur la vieille dame qui avale une mouche. J’ai dû l’entendre à la télévision.
Elle sourit.
C’est sans doute parce que je te l’ai chantée, dit-elle. Quand tu étais petit.
Je n’en ai aucun souvenir, dit-il. Ça doit remonter à il y a très longtemps.
Très longtemps pour toi, pas pour moi, dit-elle. Tel est ton destin. Que
fais-tu dans la vie maintenant ?
Je révise mes examens, dit-il.
D’accord, dit-elle, mais que fais-tu dans la vie ?
Je révise mes examens, dit-il. J’ai besoin de bonnes notes pour aller à
l’université.
Artie, dit-elle. Ne me parle pas comme si j’étais ta vieille tante
emmerdante. On vient de passer un quart de ta vie si loin l’un de l’autre.
Un quart de ma vie ? demande-t-il.
Même si c’est le quart de ta vie dont tu as le moins de souvenirs, répond-
elle. Allez, dis-moi quelque chose de vrai. Prêt ?
Prêt, dit-il.
Arthur, dit-elle en prenant la voix d’une vieille tante emmerdante. Tu es
pensionnaire, n’est-ce pas ? Comment ça va en classe, qu’est-ce que tu veux
faire comme études, quelle université tu comptes intégrer, quels sont tes
projets d’avenir, qu’est-ce que tu as l’intention de faire après ton diplôme, à
quel salaire tu vas prétendre, quel sera le prénom des trois enfants que tu
auras avec la femme adorable que tu épouseras, sachant que ton mariage
sera sans doute la prochaine fois où nous nous reverrons ?
Il rit.
Elle hausse un sourcil à son intention comme pour dire, alors ?
Ces derniers temps, je passe une bien trop grande partie de ma vie à
écouter ça, répond-il.
Il sort son iPod de sa poche.
C’est quoi ? demande-t-elle. Un transistor ?
Un quoi ? demande-t-il.
Il dénoue les écouteurs et les branche sur l’iPod. Qu’il allume. Il descend
sur sa playlist jusqu’à trouver le deuxième morceau de Hunky Dory. Il lui
tend les écouteurs.
Deux heures plus tard, toujours vêtu de son costume noir, il est allongé
sur la banquette de l’Audi. Sa mère roule vers le sud. Elle le déposera au
pensionnat sur le chemin du retour. La nuit tombe. Sur le pare-brise, les
gouttes de pluie éclairées par les lampadaires de l’autoroute lui donnent
l’impression d’être un enfant disordonné.
Un enfant disordonné. C’est un bon mot. Il est fier de l’avoir inventé.
Il a désormais vu un cadavre. Dans son cercueil, son grand-père lui avait
paru cireux, irréel. Il ne ressemblait à rien de ce que Art connaissait.
L’odeur citronnée dans la pièce l’avait davantage marqué que son grand-
père mort. Le désodorisant citronné était plus fort, en termes d’odeurs, que
les gerbes de fleurs.
Surréaliste, voilà le mot. Plus que réaliste.
Art aime les mots. Un jour, il en écrira, et d’autres le liront.
Sophia, dit-il.
Hein ? dit sa mère.
Il voulait lui demander comment ça allait. C’est tout de même son père
qui est mort. Mais il juge que c’est, quel serait le bon mot ? Déplacé.
Alors il demande :
Tu crois vraiment que c’est Dieu, quand à l’église, comme aujourd’hui,
tu manges ce truc qu’on te tend ?
Elle lâche une grande bouffée d’air.
J’ai communié par respect pour ton grand-père et l’éducation que j’ai
reçue, dit-elle.
Mais tu y crois ? demande-t-il. Ce n’est pas irrespectueux envers Dieu,
de communier pour grand-père plutôt que pour lui ?
Tu pourras me poser à nouveau ces questions si un jour tu deviens
théologien, une fois que tu auras validé un diplôme dans ce domaine,
répond-elle.
J’ai une autre question, dit-il.
Théologique ? demande-t-elle.
Non. Pourquoi tu as gardé le nom de Cleves au lieu de prendre celui de
Godfrey après ton mariage ?
J’ai décidé de garder le nom de ton grand-père afin de te le transmettre,
répond-elle.
La dernière question que je voulais te poser, dit-il, c’est… j’ai vraiment
passé beaucoup de temps avec ta sœur Iris quand j’étais petit ?
Sa mère ricane.
Non, dit-elle.
Je n’ai pas passé de temps avec elle, dit-il.
Sa mère émet une sorte d’onomatopée.
Ta tante, dit-elle. Qui raconte à tous ces gens que c’était la chanson
favorite de notre père. Je vais te dire une chose sur elle. Elle n’est pas
revenue à la maison pendant des années, car elle n’y était pas la bienvenue.
Il était furieux contre elle. Elle n’a même pas assisté aux funérailles de ma
mère, ta grand-mère. Arthur, ta tante, ma sœur est une mythomane
irrécupérable.
Elle ajoute quelques autres mots. Puis elle se tait un moment.
Elle met Radio 4. Où des gens évoquent le siège d’une église de
Bethléem il y a un an.
Certains prétendent que certains ont été pris en otages à la pointe du fusil.
D’autres disent qu’il n’y a jamais eu d’otages, que des personnes avaient
trouvé refuge dans l’église tandis que d’autres avaient décidé de leur plein
gré d’y demeurer avec les réfugiés.
Il y a eu un vrai problème quand elle a avalé la baleine.
Elle a avalé la baleine pour engloutir la couleuvre.
Imaginez ce que ça fait d’avaler des couleuvres.
C’était plus gros qu’une banane, mais elle a avalé l’âne.
Elle s’est dit que ça ne serait peut-être rien d’avaler le lémurien.
Ce n’est vraiment pas facile d’avaler un reptile.
Plus dur qu’elle ne pouvait mâcher, le lévrier.
Le koala. Un sacré gala.
Iris avait mis les écouteurs dans ses oreilles.
Oh You Pretty Things.
Il avait appuyé sur le bouton.
Le visage de sa tante s’était éclairé d’un coup, elle avait l’air à la fois
vieille et jeune.
Une enfant disordonnée.
Je te faisais écouter cette chanson, avait-elle crié si fort dans l’entrée que
tous les gens s’étaient retournés sur eux.
Elle connaissait les paroles sur les cauchemars et la fente dans le ciel. Art
avait posé un doigt sur ses lèvres. Elle s’était tue. Elle l’avait pris par les
épaules en continuant d’écouter le morceau.
Je n’ai jamais été très douée pour la discrétion, avait-elle dit dans un
murmure.

Un autre Noël.
Noël 1991.
Art n’en a aucun souvenir.
Il a cinq ans, il habite près d’un endroit où une femme du nom de
Newlina a été décapitée par son propre père parce qu’elle refusait de lui
obéir. Alors elle avait placé sous son bras sa tête ramassée par terre puis
quitté la maison. Cette histoire fait beaucoup rire son grand-père lorsqu’il
leur rend visite. Il en a les larmes aux yeux, il passe un bras sur les épaules
d’Ire. Il n’est pas là pour l’instant, mais il vient assez souvent. Il lui apporte
des chewing-gums au goût de fruit dont Ire dit que c’est un arôme artificiel.
La femme décapitée était capable de planter des branches en terre qui se
transformaient en arbres couverts de fruits.
C’est là qu’il vit quand il n’est pas chez son grand-père.
Dans cette maison, il y a un sapin de Noël plus grand que lui. Un sapin
en pot de façon à pouvoir le remettre en terre après Noël.
Il annonce à Ire qu’il veut une Game Boy pour Noël. Elle lui répond
quand les poules auront des dents, ce qui veut dire non.
Elle lui offre quand même la Game Boy, alors que ce n’est pas encore
tout à fait Noël, elle lui dit qu’elle n’aime pas les règles. Il est assis sur ses
genoux, il se bat pour y jouer plus qu’elle, ils rient, elle le chatouille,
jusqu’à ce que la dame qui est sa mère gare une voiture grosse comme un
tank devant la porte, entre, le récupère, le fasse monter sur son siège auto et
l’y attache. Le siège sent le propre. La voiture sent le propre. Tout y est très
propre. Il n’y a rien par terre à l’endroit où on pose les pieds – ni papiers, ni
couverture, ni livres. Il n’y a dans cette voiture que la dame au volant qui
est sa mère.
Il lui demande ses vêtements et la Game Boy. Elle lui dit qu’il en aura
des neufs là où il va vivre maintenant qu’il a l’âge d’aller à l’école.
Il lui dit qu’il a déjà une école et plein d’amis.
Elle dit qu’elle a une meilleure école pour lui, une école qui est une
aventure en soi, parce qu’on y dort et qu’on y est tout le temps avec ses
amis, qu’on n’a pas à rentrer à la maison le soir ni les jours où il n’y a pas
école.
Ils achètent d’autres vêtements et une autre Game Boy. La nouvelle
maison est très grande, si grande qu’il y a un long chemin entre la chambre,
la cuisine et la salle de bains, et encore plein d’espace autour.
La dame qui est sa mère a une télévision plus grosse que toutes celles
qu’il a jamais vues. Dans la maison de sa mère, à la télévision, c’est Noël
toute la semaine jusqu’au Nouvel An.

Noël, aux alentours de midi. Art cherche sa mère dans la maison aux
chambres vides. Il frappe à des portes fermées jusqu’à ce qu’elle finisse par
crier derrière l’une d’elles.
Je ne suis pas encore prête, dit-elle. Je sortirai lorsque je serai prête, et
pas avant, alors cesse de m’importuner, Arthur.
Il descend à la cuisine.
Iris est en train de préparer le déjeuner de Noël. Elle le congédie d’un
geste de la main.
Va écrire ton blog ou quelque chose comme ça, dit-elle.
Il quitte la maison et se rend à la grange. Il y trouve Lux. Apparemment,
elle a vraiment dormi là. Elle s’est fabriqué un lit au milieu de quelques
cartons. Elle lui montre ses pieds nus.
Cet endroit est chauffé par le sol, dit-elle.
Elle a disposé des cartons et des cageots de façon à se faire une niche.
L’un des cartons ouverts est rempli de lampes.
Regarde, dit-elle en brandissant dans chaque main une lampe Anglepoise,
en tout cas, des lampes qui imitent les anciennes Anglepoise.
Ah, super, dit-il, je pourrais en avoir besoin. Ainsi que d’un lit. Préviens-
moi si tu trouves quelque chose qui ressemble de près ou de loin à un lit.
C’est quoi, tout ce bazar ? demande-t-elle.
Je pense qu’il s’agit des stocks non écoulés, répond-il.
Mais pourquoi ? demande-t-elle. Pourquoi ta mère ne vend pas tout ça ?
Il y en a pour une petite fortune, ici. Et pourquoi on fait passer ces machins
pour vieux alors qu’ils sont tout neufs ?
C’est ce que les gens aiment maintenant, répond-il. Ils veulent des choses
qui ont l’air d’avoir une histoire. Ils aimaient acheter ce genre de choses
avant de ne plus avoir d’argent.
Il n’y a que des lampes ? demande-t-elle. Dans toutes ces caisses ?
Sans doute que non. Va savoir. Peut-être aussi des verres comme ceux
dans les cafés des années 1960 en France. Des brosses à ongles, ou des
brosses à vaisselle à poignée en bois. Des boîtes qui imitent celles dans
lesquelles les gens stockaient les biscuits ou la farine pendant la guerre. Des
objets qui donnent l’impression d’avoir une histoire. Qui permettent de
croire qu’on peut s’acheter un passé. Des rouleaux de ficelle comme ceux
de la Poste, sauf que, Au royaume des bonnes affaires, ils coûtaient 7 £ au
lieu de 1,5 £. Des édredons en patchwork. Des fausses plaques victoriennes
en fer-blanc avec un nom de chocolatier dessus. Ce genre de choses.
Lux a l’air indifférent.
Tout cet argent, toutes ces choses, toutes ces années, dit-il. Des kilims
qu’elle allait chercher sur place avant ma naissance, jusqu’à ce qu’elle en
soit empêchée par la révolution culturelle, ce qui a débouché sur des temps
difficiles pour son entreprise, jusqu’aux attrapeurs de rêves des années
1990. Tu connais la Chouette de Minerve ?
Lux n’a pas changé d’expression.
Dans les années 1990 ? dit-il.
Je n’étais pas là dans les années 1990, dit Lux.
On y vendait des animaux en stéatite, des bouddhas en bois, des bâtons et
des cônes d’encens, du rafia. Des objets consacrés à la méditation. La
Chouette de Minerve a englouti notre maison de Londres. Quand j’étais
petit, nous avions une maison au bord de la Tamise. Ma mère a tout vendu,
y compris son appartement, pour ouvrir sa chaîne de magasins, Au royaume
des bonnes affaires. Ça a marché un moment, et puis ?
Il imite un bruit d’explosion.
Mais elle a quand même cet endroit, dit-il. Donc ça va. Elle a un toit. Pas
grâce à sa société, mais grâce à lui.
Il désigne de la tête l’effigie en carton de Godfrey. Oh ! Ne le prenez pas
mal ! Théâtre futuriste, Scarborough deux représentations par soir Tel
60644 à partir du 19 juin places 75 pence (15 shillings) 65 pence
(13 shillings) 55 pence (11 shillings) 45 pence (9 shillings).
Ton père, dit Lux.
Oui, dit Art.
Tu es le fruit de l’alliance entre un plan en deux dimensions et un plan en
trois dimensions, dit Lux.
Ah ah, dit Art. Ça résume assez bien ce que je suis.
Tu es le produit de la modernité, dit Lux.
Elle pose une lampe non branchée de chaque côté de son lit de fortune
par terre.
Et voilà, dit-elle. Comme ça, on est chez nous.
Elle s’assied sur le lit. Art s’installe à côté d’elle.
C’était un homme bien ? demande-t-elle. Ton père.
Je ne sais pas, répond Art. Il y a un trou dans ma vie à la place du mot
père. Il jouait un homosexuel à la télévision et dans les pantomimes de
Noël. Si j’avais mon ordinateur, je te le montrerais. Sur YouTube, il y a un
vieux documentaire où il fait une apparition.
On pourrait aller voir ton père sur l’ordinateur de ta mère, dit Lux.
Elle n’accepterait jamais, dit Art. Elle ne m’a jamais laissé utiliser son
ordinateur.
Je ne pense pas que ça la dérangerait, dit Lux. On ne ferait que regarder.
De toute façon, dit Art, il est protégé par un mot de passe.
Que j’ai, dit Lux.
C’est impossible, dit Art.
Si, dit Lux. Elle me l’a donné.
Ma mère ? dit Art. Elle t’a donné son mot de passe ? Pour que tu utilises
son ordinateur ?
Oui, dit Lux.
Et pour quoi faire ? demande-t-il.
Je voulais envoyer un message à ma mère, répond-elle. Je lui ai demandé
son mot de passe. Elle me l’a donné.
Elle ne m’a jamais laissé utiliser un seul de ses ordinateurs, pas une seule
fois. De toute ma vie, dit-il.
Peut-être que tu ne lui as jamais demandé, dit Lux.
Il est sur le point de railler cette hypothèse. Puis il y réfléchit. C’est peut-
être vrai. C’est possible qu’il ne lui ait tout simplement jamais demandé.
Parce que je savais qu’elle refuserait, dit-il.
Lux hausse les épaules.
Elle prononce des mots dans une autre langue pleine de k et de z.
Ça veut dire : qui ne tente rien n’a rien, dit-elle.
Dans le bureau de sa mère, Lux lui montre le bout de papier avec le mot
de passe. Art le tape, va sur YouTube et cherche le documentaire sur ces
vieux acteurs de théâtre où Godfrey fait une apparition de trois minutes. On
voit une image granuleuse aux couleurs passées. Il est debout, l’air gêné, les
bras croisés et les jambes serrées comme une danseuse classique. Tout à
coup, il traverse la scène en agitant les bras : Ne le prenez pas mal ! hurle-t-
il. Un public invisible rit loin de la caméra, loin des micros, loin de toute
acoustique, il est distant, voire fantomatique. Dans un extrait de sitcom sur
la BBC du début des années 1970, Godfrey, qui porte une cravate, fait des
grimaces et regarde la caméra d’un air de mépris. En studio, le public
explose de rire. Il est supposé être conseiller conjugal. Vous êtes-vous déjà
senti prisonnier d’une mascarade dont même en mille ans, vous ne pourriez
jamais vous extraire ? demande-t-il d’un air las à la caméra tandis qu’une
jeune et grande actrice blonde surgit au bras d’un type chauve qui mesure
une tête de moins qu’elle. C’est comme si elle avait trois seins, dit Godfrey.
Art a très souvent regardé cette vidéo. Le rire du public en studio ressemble
à un coup de couteau émoussé. Chaque fois que la caméra zoome sur
Godfrey, qui étire encore plus sa tête de cheval dès qu’il prononce une
partie de sa rengaine – ne le… ! –, les rires grossissent tel un orage.
Lux fronce les sourcils. Le public rit toujours.
De quoi ils rient ? demande-t-elle.
De son sacrifice, répond Iris.
Iris a surgi dans la pièce derrière eux et elle aussi regarde Godfrey par-
dessus leurs épaules.
C’était vraiment un type bien, je crois, ce Godfrey Gable, dit-elle. Je ne
l’ai vu qu’une fois, mais je n’ai pas besoin de plus. Un homme très
intelligent, sans aucun doute. Il savait ce qu’il faisait. Il y a de l’argent à
gagner dans l’humiliation. Ce que tu sais parfaitement, Artie. De son vrai
nom, il s’appelait Ray, Raymond Ponds. Après leur mariage, les journaux
ont cessé de s’intéresser à lui. Plus un seul article. Surtout après que ta mère
t’a eu.
Art acquiesce comme s’il savait (alors que les seules choses qu’il sait au
sujet de Godfrey, ce sont les passages lus dans les livres que Charlotte
étudiait pour son mémoire).
Désormais, pour l’humiliation, il y a la télé-réalité, dit Iris. Et bientôt, à
la place de la télé-réalité, nous aurons le président des États-Unis.
Elle tend un iPad à Art.
Je me suis dit que tu pouvais avoir envie de découvrir ton dernier tweet,
dit-elle. Tu viens d’annoncer à 16 000 personnes qu’un oiseau qui vit
exclusivement au Canada a été repéré, certes furtivement, au large des côtes
de Cornouailles.
Elle a vraiment dit 16 000 ? Art n’a que 3 451 followers. Il saisit l’iPad.
16 590. Le temps qu’il regarde l’écran, le chiffre s’élève à 16 597.
Une paruline du Canada repérée au Royaume-Uni, lit-il. Prise en plein
vol. Coordonnées précises dans le prochain tweet. LE PLUS BEAU DES
NOËLS à tous les amoureux des oiseaux sur le site qui pépie.
Les connaisseurs verront que ce n’est pas une photo de paruline. En tout
cas, pas du Canada.
Charlotte, dit-il. Je vais la tuer.
La violence est inutile, dit Iris. Dis-lui d’arrêter, c’est tout. Tiens,
regarde, elle est là, juste devant toi.
Art manque de s’étrangler.
Je suis une autre Charlotte, dit Lux. Son autre Charlotte.
Avec un clin d’œil à Iris.
Ah, son autre Charlotte, dit Iris. Eh bien, ce n’est pas moi qui vais vous
donner des leçons. Mais à ta place, Artie, je préviendrais Twitter et je ferais
un signalement. Quelqu’un qui n’est pas toi se fait passer pour toi.
Je compte le faire, dit Art. J’en ai bien l’intention.
À moins que tu ne sois pas toi, dit Iris, à moins que le vrai toi soit
ailleurs, en train de tweeter. Alors ? Es-tu bien toi, Artie ?
Je suis moi, répond Art. Je suis même davantage moi que je ne veux bien
l’admettre.
Moi, moi, moi, dit Iris. C’est le seul mot que ta génération d’égoïstes a à
la bouche. Je vais tweeter là-dessus dans un long message en forme de bulle
qui sort de la bouche d’un dandy illustré par un satiriste du dix-huitième
siècle. Non, plutôt, un président. Je vais faire ça présidentiellement.
Faussement présidentiellement. Je vais faire ça de façon présidentiellement
fausse.
La poitrine d’Art se serre.
Elle sait, pense-t-il.
Il se sent découragé.
Tout le monde sait que je suis un imposteur.

Une fin d’après-midi embaumée d’octobre, il y a trois ans. Si vous suivez


mon blog, vous savez que je songe, depuis un petit moment déjà, à écrire
sur les flaques, alors voilà, aujourd’hui, je vais vous raconter le jour où j’ai
décidé d’aller les observer pour de bon.
Je quittai la ville par l’ouest à la recherche de flaques naturelles, car
trop las des flaques des villes, qui ne me rappelaient en rien mon enfance.
Je les regardais de haut au lieu de regarder dedans, ce qui n’est pas une
erreur de frappe, même si je suis à côté de la plaque : ah ah, un seul
caractère change, et tout est dépeuplé. [NB cette vraie fausse erreur de
frappe prendra bientôt un tout autre sens, vous verrez.]
Bref, suite à une combinaison du hasard, du malheur et du destin, j’étais
seul en cet après-midi suite à une triste et douloureuse rupture avec E, la
femme que je fréquentais. J’éprouvais un sentiment encore plus profond que
la mélancolie, j’étais comme une barque en plein brouillard dont les vieilles
amarres ont cédé dans un étang fétide. Alors par ce doux après-midi
d’octobre, j’avais décidé d’aller voir des flaques sauvages, des flaques
autres que sur un trottoir à la sortie d’un magasin dans un paysage urbain,
des flaques où les oiseaux viennent boire et nettoyer leurs ailes colorées
comme dans ces vieux poèmes écrits par des gens qui vivaient à la
campagne, au lieu de poèmes civilisés sur des flaques où des oiseaux
civilisés boivent et font leur toilette.
J’aime penser qu’il s’agit là d’un poème historique, ou bien d’une
histoire poétique de l’étymologie du mot flaque. Si vous ne vous intéressez
pas à l’histoire des mots, sautez le paragraphe qui suit. Vous êtes prévenus.
Le mot flaque vient du bas latin flaco, puis du flamand vlacke, lieu bas
au bord de la mer où se forment des mares après la marée. De la flaque à la
boue, il n’y a qu’un pas, que les enfants ne manquent souvent pas de sauter,
ah ah. Il faut dire que contrairement aux adultes, ils ne sont pas à côté de la
plaque…
Je filai hors de la ville à la vitesse maximale autorisée sur la M25, je pris
la sortie 15 et m’arrêtai aux abords d’un petit village à l’écart d’une route
dont j’ai oublié le nom car je souhaitais effacer tous les détails de mon
esprit pour simplement observer une flaque sur ce chemin de pierre qui
menait à un champ vert où les insectes bourdonnaient encore, où plein de
choses poussaient encore alors que c’était l’automne, ce qui se devinait à
l’angle des ombres projetées par le Soleil sur la Terre.
J’observai le liquide boueux laissé par la pluie sur le chemin et là, je
sentis que mon enfance signifiait plus que n’importe quel moment ce jour-
là, voire n’importe quel jour.
Enfant, j’aimais jeter des brindilles dans les grosses flaques qui
remplaçaient pour moi l’océan pendant les vacances d’été à l’endroit où les
voitures se garaient près de la maison. Au bord de cette flaque, dans la
lumière déclinante de fin d’année et de mes propres années, car je ne suis
plus un petit garçon depuis longtemps, je lançai des brindilles récupérées
dans une haie, puis je les regardai dériver.
C’est là que ma passion pour la vélocité et la vie, la vie elle-même, me
revinrent, par cet après-midi d’octobre, aussi fortes que lorsque j’étais petit
garçon, moi l’homme que je suis devenu.
Art en Nature.
Lux s’éclaircit la gorge.
Ça ne te ressemble pas du tout, dit-elle. Non que je te connaisse très bien.
Au vu du peu que je te connais.
Ah bon ? demande Art.
Ils sont devant l’ordinateur du bureau de sa mère.
Dans la vraie vie, tu n’es pas aussi pompeux, répond Lux.
Pompeux ? demande Art.
Dans la vraie vie, tu es arrogant, mais pas insupportable, répond-elle.
Qu’est-ce que ça veut dire, ça, putain ? demande-t-il.
Tu n’es pas comme dans ce texte, répond Lux.
Merci, dit Art. Je suis d’accord.
Ce que je veux dire, c’est que ça ne paraît pas être vraiment toi, là-
dedans, dit-elle.
Oh, pas de doute, c’est vraiment moi, dit Art. Je crains de ne pas pouvoir
échapper à moi-même.
Tu crains quoi ? demande Lux.
C’était juste une façon de parler, répond Art.
Quelle voiture c’était ? demande Lux.
Qu’est-ce que tu me demandes ? demande-t-il.
Ce que je te demande, dit Lux, c’est quelle voiture c’était. Tu as pris
quelle voiture pour aller voir cette flaque ?
Je n’ai pas de voiture, répond-il.
Donc tu as loué une voiture ? demande-t-elle. Tu en as emprunté une ?
Je n’ai pas le permis, répond-il.
Comment tu as atteint le village du blog, alors ? demande-t-elle. On t’y a
conduit ?
Je n’y suis jamais allé. Je l’ai trouvé sur Google Maps et j’ai regardé
l’itinéraire sur un site routier, répond-il.
Ah, dit-elle. Mais ce que tu as dit sur les brindilles qui dérivent dans
l’eau, c’était vrai, non ?
Ce n’est pas un souvenir personnel, non. Mais c’est un bon souvenir
imaginaire à partager avec les gens qui lisent ce blog.
C’était vraiment par un doux après-midi d’octobre ? demande-t-elle, ou
bien ça aussi, tu l’as inventé ?
Ça aide les gens à créer un contexte, répond-il. Cela aiguise la curiosité
du lecteur de lui offrir des détails sur les lieux et l’atmosphère.
Rien de tout ça n’est réel ? demande Lux. Rien de tout ce que je viens de
lire ?
Tu parles comme Charlotte, répond-il.
C’est mon boulot, dit-elle.
Elle aussi, elle dit que je ne suis pas réel, dit Art.
Je ne dis pas que tu n’es pas réel. Je parle de ça, qui ne l’est pas, dit Lux.
Cette chose est réelle pour moi, dit-il. C’est ce qui me permet de rester
sain d’esprit.
Lux hoche la tête. Elle l’observe d’un air qui, par la suite, quand il
repensera à cette conversation, lui semblera doux.
Elle est de nouveau face à l’écran. Elle reste silencieuse quelques
instants. Puis elle dit :
Je comprends. Vraiment. Je vois. D’accord. Maintenant. Raconte-moi
quelque chose qui s’est réellement produit, quelque chose de réel, pas ces
trucs pour ton blog, rien qu’un petit événement, mais quelque chose dont tu
te souviens vraiment. Quand tu étais le petit garçon que tu t’imagines avoir
été dans ce souvenir inventé sur les brindilles dans la flaque.
Quelque chose de réel ? demande-t-il.
N’importe quoi de réel, répond-elle.
D’accord, dit Art. Je me souviens être assis sur des genoux, je ne sais
plus à qui ils appartenaient. Je tiens le bord des manches d’une femme, des
manches en laine qui ressemblent à de la dentelle car il y a un motif à trous
dans la laine. Je tiens les trous tandis qu’elle me raconte l’histoire d’un
garçon qui regarde une paroi en glace si haute qu’on dirait une falaise. Puis
il frappe avec sa petite main sur la paroi comme si la glace était une porte.
Lux hausse les épaules.
Eh bien voilà, dit-elle. Ce n’est pas compliqué. Pourquoi tu n’écris pas
ça ?
Oh, je ne pourrais pas mettre ça sur Internet, dit-il.
Et pourquoi pas ? demande Lux.
C’est bien trop réel, répond Art.

Déjeuner de Noël. Sa mère avait refusé de sortir de sa chambre pour


Arthur. Elle avait également refusé de sortir de sa chambre pour Lux
(« Charlotte »). Mais elle avait surgi pile au bon moment, s’adossant au
linteau telle une star d’Hollywood sur le déclin, à l’instant où Iris posait les
plats sur la table.
Soph, dit Iris.
Iris, dit sa mère.
Ça fait un bail, dit Iris. Comment vas-tu ?
Sa mère hausse les sourcils. Elle pose une main sur une tempe. Elle se
met à table.
Je ne mange pas beaucoup, dit-elle.
À te voir, on s’en douterait, dit Iris.
Vous n’aimez pas manger, Mrs. Cleves ? demande Lux.
Charlotte, je souffre de ce que certains appelleraient l’appréhension, et
que moi, j’appelle la certitude, que tout ce que je mange est empoisonné,
répond sa mère.
C’est terrible, dit Lux. Que ce soit une appréhension, une certitude, ou les
deux.
Vous me comprenez très bien, dit sa mère.
Art ressent une pointe de jalousie et d’agacement, mais il ne dit rien. Iris
revient avec un plat de pommes de terre rissolées et s’assied. Tout le monde
trinque sauf sa mère, qui a refusé qu’on lui serve du vin.
J’ai pris la chambre des oiseaux, dit Iris.
Elle a beaucoup changé, dit sa mère comme à la cantonade.
J’ai de bons souvenirs de cette maison, dit Iris. C’est toi qui l’as rénovée,
Soph ?
Iris habitait ici ? Vraiment ? Sa mère répond à la manière d’un guide
touristique, comme s’il n’y avait que des inconnus dans cette salle, et une
paroi de verre entre eux.
J’ai acheté la maison et le terrain tels que vous les voyez aujourd’hui, dit-
elle, après que quelqu’un a reconstruit avec splendeur cet endroit délaissé,
pour ne pas dire en ruines. J’ai été impressionnée par le goût de ces gens.
Évidemment, je connaissais la maison depuis bien plus longtemps. Mais
quand je l’ai visitée, j’ai été agréablement surprise de l’état dans lequel je
l’ai trouvée.
Iris observe la salle à manger.
C’était l’orangerie ici, autrefois, dit-elle. Ce mur était plein sud,
entièrement vitré, face au jardin. C’était magique. Je me demande qui a bien
pu avoir l’idée d’empêcher la lumière de passer.
Elle se tourne vers Art.
Mais ce n’était pas là où nous habitions tous les deux. J’étais ici bien
avant ta naissance. Toi et moi, on habitait à Newlyn. On allait voir le cratère
creusé en hommage aux mineurs morts avec ses gradins en herbe. Tu t’en
souviens ?
Non, répond-il.
Peu importe. Moi, je m’en souviens, dit Iris.
Dès qu’Iris part à la cuisine, sa mère se penche vers lui.
Arthur, tu n’as jamais habité avec elle. Charlotte, il n’a jamais habité
avec elle. Il a vécu un temps avec mon père, avant d’être en âge d’aller à
l’école, car j’étais souvent à l’étranger. Mais jamais avec elle.
Sa mère pose un chou de Bruxelles et une demi-pomme de terre sur son
assiette. Elle verse un peu de sauce à côté. Tout le monde mange, mais elle
ne touche ni à la pomme de terre ni au chou. Elle trempe sa fourchette dans
la sauce et pose le bout des dents sur sa langue.
Personne ne dit rien, jusqu’à ce que Lux/Charlotte, qui a regardé sa mère
ne rien manger, dise :
Il y a quelque chose qui m’intrigue à propos de Noël.
Quoi ? demande Art.
La mangeoire, répond Lux. Pourquoi ont-ils mis le bébé dans une
mangeoire, qu’on appelle aussi crèche ? À la fois dans la chanson et dans le
mythe.
Ce n’est pas seulement une chanson ou un mythe, dit sa mère. C’est le
début de la chrétienté.
Je ne suis pas chrétienne, et je ne m’intéresse pas à toutes les
ramifications ultérieures, dit Lux. Mais pourquoi une crèche ?
Pauvreté, répond Iris.
Pas de berceau ni de lit, répond sa mère. Aucun lit disponible.
Oui, mais pourquoi une crèche ? Et pourquoi sur la paille fraîche ?
Pourquoi il y avait de la paille dans la mangeoire, au lieu de par terre
comme litière ? demande Lux.
Sans doute pour les bêtes de l’étable, répond Art. Attends, je vérifie sur
Google.
Il sort son téléphone. Puis il se souvient qu’il ne veut pas l’allumer.
Il le pose à l’envers près de son assiette en fronçant les sourcils.
Google, dit sa mère. La nouvelle conquête de l’Ouest. Il n’y a pas très
longtemps, seuls les fous à lier, les pédants irréalistes, les impérialistes et
les écoliers les plus naïfs croyaient encore que l’encyclopédie proposait une
lecture du monde, en tout cas, une grille de compréhension. Elles étaient
proposées par des vendeurs au porte-à-porte à qui il ne fallait jamais faire
confiance. Même l’encyclopédie, la vraie, on ne prenait pas pour argent
comptant ce qu’elle disait au sujet du monde. Désormais, on fait confiance
à des moteurs de recherche sans se poser de question. Ce sont les plus
merveilleux des colporteurs qu’on ait jamais inventés. Plus besoin de glisser
le pied dans l’entrebâillement de la porte, ils sont déjà au cœur de la
maison.
Oui mais, dit Iris, regarde ce que j’ai trouvé sur Internet rien que la
semaine dernière.
Elle sort son téléphone, appuie sur les touches et fait défiler un texte à
l’écran.
Si tu étouffes et que tu sens une odeur un peu moisie de foin, tu peux être
sûr qu’il y a des phosgènes dans le coin. Une senteur de javel aux aurores
implique sans doute que ton ennemi utilise du chlore. Si tu te mets à cligner
les yeux et à pleurer des larmes en vain, ce n’est pas ta mère qui pèle des
oignons, mais une dose de sarin. Si l’odeur ressemble à celle des bonbons,
tu dois filer pour de bon. Ce n’est pas ton père qui mange une papillote,
c’est cette saloperie de protoxyde d’azote. Si tu perçois une odeur âcre à
travers les prés, ne doute pas qu’il s’agisse d’hydrogène sulfuré, ça ne sent
pas la rose, car ça n’en est pas. Avec le gaz moutarde, tu seras bientôt tout
cloqué, et à l’hôpital tu devras prier. Enfin, si les géraniums sentent bon sur
leur parterre, attention à leur odeur en temps de guerre. Si c’est de la
lewisite, tu vas faire pschitt.
Au milieu de la lecture, sa mère pose sa fourchette, qu’elle gardait en
l’air, en heurtant violemment le bord de son assiette.
Cette comptine date des années 1940, dit Iris. Ce n’est pas quelque chose
qu’on risque de trouver dans une encyclopédie. Les écoliers devaient
l’apprendre par cœur pour savoir comment réagir en cas d’attaque
chimique. Les petits Gallois avaient droit au même poème traduit en gallois.
Ma sœur, cette groupie d’Internet, dit sa mère. Internet, cette fosse de
naïveté et de vitriol.
La naïveté et le vitriol existent depuis toujours, dit Iris. L’Internet les
rend plus visibles, voilà tout. Ce qui peut aussi être une bonne chose. Mon
Dieu, à propos de vitriol. Si tu voyais certaines lettres que j’ai reçues au fil
des années.
La mère d’Art bâille de façon ostensible.
Art emprunte le téléphone d’Iris pour regarder quelque chose et changer
de sujet. Il cherche sur cette histoire de paille fraîche. Il lit un extrait de
Wikipédia à voix haute. Puis il tape signification crèche Jésus. Le téléphone
lui suggère un site intitulé veriteimparable.org. Qui ne se charge pas.
Lux insiste :
Est-ce possible que la consommation et le repas de Noël soient liés non
seulement l’un à l’autre, mais aussi à ce petit bébé pour qui il n’y avait
qu’une mangeoire dans toute la ville ?
Je te dis joyeux Noël, tu me dis joyeux Noël, chantonne sa mère.
Ma préférée s’intitule C’est arrivé à la claire minuit, dit Iris. Deux mille
ans d’erreurs. L’homme en guerre contre l’homme est sourd. Puis les anges
se mettent à chanter en se penchant vers la terre. J’aime bien l’idée d’un
ange souple.
Tu dois faire référence à la chanson Le Houx et le lierre, le seul et unique
vrai chant de Noël.
En effet, ce qui compte le plus, la chose la plus importante au sujet d’un
chant de Noël, c’est qu’il soit vrai, dit Iris.
Art voit le visage de sa mère tressaillir.
Et puis, je me demande aussi pourquoi on souhaite, dit Lux, la paix à tout
le monde, la paix sur Terre, l’amitié entre tous, que tous soient joyeux et
heureux, mais uniquement ce jour-là, ou ces quelques jours-là ? Si nous en
sommes capables pendant quelques jours, pourquoi ne pouvons-nous pas,
ne voulons-nous pas que ça soit tout le temps ? Cette histoire de match de
foot entre soldats des deux camps adverses pendant la Première Guerre
mondiale. Ça révèle tout ça. Cette absurdité.
C’est un geste, dit Art. Un geste d’espoir.
Mais un geste dépourvu de sens, dit Lux. Pourquoi on n’œuvrerait pas
tout le temps pour la paix sur Terre et pour l’amitié ? À quoi sert Noël ?
À commencer ses courses de Noël au mois de juillet, voilà à quoi ça sert,
dit Art.
Lux lève les yeux au ciel. Iris lui sourit, puis sourit à Art.
C’est de ça que je parlais, quand je parlais de la crèche, dit Lux. Est-ce
qu’on met le bébé dans une mangeoire parce que, au final, il sera mangé ?
Est-ce que son destin c’est, depuis sa naissance, d’être mangé ?
Oh, comme c’est intelligent, dit Iris. Elle est vraiment intelligente, Artie.
Au cœur de l’hiver gelé, surgit le tendre agneau. Il est une promesse
d’éternité.
Non qu’il y ait une quelconque trace de viande dans ce repas, dit sa mère.
Ce repas a été confectionné à partir de ce que j’avais chez moi, dit Iris,
alors que toi, tu es une vieille bique qui n’avait rien à offrir à son fils et sa
petite amie pour Noël à part un sachet de noix et un bocal à moitié vide de
cerises confites.
Elle dit ça gentiment, comme si elle faisait une blague. Pourtant,
l’atmosphère se tend, un peu comme de la sauce qui se fige en refroidissant.
Peut-être que tu préfères tes cerises confites et tes noix, puisque tu ne
manges rien de ce qu’il y a sur la table, dit Iris. Je peux aller te les chercher,
si tu veux.
Lux se penche vers sa mère.
Je suis végétarienne, dit-elle, c’est un très bon repas, et un grand plaisir
de fêter Noël avec vous, grâce à votre accueil chaleureux, Mrs. Cleves.
Goûtez un peu de ces panais sur votre petite assiette.
Ils ont été cuits dans du beurre, dit sa mère.
Oui, dit Lux. C’est pour ça qu’on dit qu’ils ont un goût divin.
Dans ce cas, non merci, Charlotte, dit sa mère.
Soph préfère le diable, dit Iris.
Mais je vais prendre un morceau de pain. Merci, Charlotte, dit sa mère.
Iris lui tend la corbeille. Comme sa mère ne prend pas de pain, Iris rit en
passant la corbeille à Art, qui la tend à sa mère, qui ne prend pas de pain.
Art la passe à Lux, qui la lui tend. Sa mère se sert aussitôt.
Et ce qui me choque aussi, pardonnez-moi, dit Lux tout en prenant soin,
remarque Art, de poser la corbeille près de sa mère, qui attrape aussitôt,
quoique subrepticement, un autre morceau pour le manger très vite, comme
un écureuil, c’est que cet endroit me rappelle un peu la pièce de
Shakespeare où, tout du long, un personnage s’adresse au lecteur, ou au
public, sans que les autres personnages l’entendent, ou alors, agissent
comme s’ils ne l’entendaient pas, quand bien même le personnage parle de
façon tout à fait normale et que tout le monde dans le théâtre l’entend.
Tu dois parler d’une pantomime, et non de Shakespeare, dit Art. Quand
le public se ligue pour huer le méchant qui surgit sur scène.
Non, dit Lux. Je parle de la pièce de Shakespeare avec un roi, une belle-
mère reine menteuse, la princesse, fille du roi, un homme caché dans un
placard de la chambre de la fille qui en sort en pleine nuit pour la voir
déshabillée et qui lui vole un objet pour prouver son infraction, puis qui
raconte qu’il a couché avec la princesse, dont le mari est en exil, tout ça
pour remporter un pari avec de l’argent à la clef, puis la reine, qui est sa
belle-mère, essaie de la tuer parce qu’elle la déteste, ensuite le mari exilé de
la princesse essaie de la tuer parce qu’il est furieux contre elle, alors la
princesse se travestit en garçon et s’enfuit dans les bois, où un bûcheron a
reçu l’ordre de son mari de l’assassiner, car ce dernier a cru les mensonges
qu’on lui racontait sur son infidélité.
Oh mon Dieu. Pour ressembler à la Charlotte qu’elle imagine, Lux
invente une très mauvaise intrigue qui ne ressemble pas du tout à une pièce
de Shakespeare.
Mais le bûcheron est un homme bon, alors il est incapable de la tuer, dit
Lux, et il lui laisse une potion qui la protégera dans les bois. Mais en réalité,
il s’agit d’un poison fourni par la reine qui espérait bien qu’il fasse ça, qu’il
le donne à sa belle-fille. Seule dans les bois, la princesse y rencontre des
sauvages dont elle découvrira tout à la fin que ce sont en réalité des princes,
ses frères perdus depuis longtemps, et ils vivent tous ensemble en forêt
jusqu’à ce qu’elle tombe malade, prenne la potion magique et sombre dans
un sommeil qui ressemble à la mort. Sauf que ça n’est pas la mort. Car en
réalité, ce n’est pas un poison, parce que la potion a été fabriquée par un
docteur ayant décidé de ne pas y mettre du poison, quand bien même c’était
sur ordre de la reine, car ce médecin ne veut pas faire le mal et il juge que la
reine n’est pas digne de confiance. Elle cherche plus ou moins à
empoisonner tout le monde. Alors pour finir, la fille censée être morte se
réveille.
Eh bien ! dit Iris.
Et ce n’est que la moitié de l’histoire, dit Lux. Dans la deuxième partie,
des gens ont des visions, une famille de morts revient, un dieu apparaît sur
le dos d’un aigle et lâche un livre dans une prison pour qu’un détenu y
découvre l’avenir, à ce détail près que l’avenir est sous forme d’énigmes à
résoudre.
Cela doit être l’une de ces pièces de Shakespeare, dit Art, qui ont été très
peu mises en scène, ou qu’on est encore en train de lui attribuer.
Ne crains plus la chaleur du soleil, ni les rages du vent furieux, dit sa
mère. Garçons et filles chamarrés doivent tous retourner à la poussière,
tout comme les pissenlits. Cymbeline.
Cymbeline, c’est ça, dit Lux.
Une pièce sur un royaume qui sombre dans le chaos, le mensonge, la
quête du pouvoir, les divisions, les empoisonnements et auto-
empoisonnements, dit sa mère.
Où chacun fait mine d’être autre qu’il n’est en réalité, dit Lux. On ne
comprend pas comment ça va se terminer, tellement les intrigues et les
farces sont entremêlées. C’est la première des pièces de Shakespeare que
j’ai lue. Et la raison pour laquelle j’ai voulu venir étudier dans ce pays. En
découvrant cette pièce, je me suis dit, si cet écrivain peut faire surgir de ce
bordel, de cette folie et de cette amertume une fin aussi gracieuse,
équilibrée, où tous les mensonges sont révélés et les pertes compensées, si
c’est ici, là d’où il vient, l’endroit qui l’a conçu, alors je veux y aller, j’irai
là-bas et j’y vivrai.
Ah, dit Art. Cimeline. Oui, bien sûr.
Si je vous parlais de ça, dit Lux, c’est parce que les personnages de cette
pièce vivent tous dans le même monde, mais tous à part, comme si leur
monde était détaché des autres. Mais s’ils pouvaient en sortir, entendre et
voir ce qui se passe sous leurs yeux et à portée de leurs oreilles, ils
comprendraient qu’ils font tous partie de la même pièce, du même monde,
de la même histoire. Voilà.
Voilà, dit Art. De quoi allons-nous parler maintenant ? J’ai fait un rêve,
cette nuit, il était incroyablement réel.
Iris rit.
C’est comment de vivre avec mon neveu ? demande-t-elle.
Je n’en ai aucune idée, répond Lux.
Ah ah ! dit Art.
Je dors dans l’entrepôt où je travaille, dit Lux.
Elle plaisante, dit Art.
Personne ne le sait, dit Lux. Je dors dans une salle vide au-dessus des
bureaux.
Elle aime bien raconter des histoires, dit Art. Et elle est très
convaincante.
En réalité, dit Lux, c’est bien mieux que chez Cleangreen, où je devais
trouver chaque soir un endroit où dormir, parce que, à Cleangreen, il n’y
avait pas de bureaux, alors je passais presque toutes mes nuits sur le canapé
d’une amie, puis Alva, cette amie, a déménagé à Birmingham où on lui
offrait un meilleur boulot, puis Cleangreen s’est mis à employer des
Africains que le patron ne payait presque pas. En plus, c’est cent mille fois
mieux de travailler dans l’expédition et l’emballage que de vendre des
savons, parce que c’est impossible de dormir dans un centre commercial,
sauf à coucher avec les types de la sécurité. Je parlais d’avoir des rapports
sexuels. Ce que je ne voulais pas. Alors l’entrepôt, c’est bien. Même si je ne
peux pas y rester pendant mon jour de repos, ni y dormir le soir de mon jour
de repos, à moins que j’arrive à me glisser en cachette de l’équipe de nuit.
Art se rend compte qu’il est bouche bée. Il referme les mâchoires.
Pourquoi tu ne dors pas chez Art, tout simplement ? demande Iris.
Ce qu’elle fait, dit Art. Bien sûr. N’est-ce pas, Charlotte ?
En vérité ? répond Lux. Non.
Ils vivent ensemble, dit sa mère. En tout cas, c’est ce qu’il m’a dit. Mais
qui suis-je pour connaître mon fils ? Je ne suis que sa mère. Qui suis-je pour
savoir quoi que ce soit de sa vie ? Qui suis-je pour m’imaginer connaître la
vérité ?
La vérité, c’est que nous n’en sommes pas encore aussi loin dans notre
relation, dit Lux.
Je croyais que ça remontait à plus de trois ans, dit sa mère.
Oh non, je ne suis pas cette Charlotte-là, dit Lux.
Ah oui, c’est vrai, tu es l’autre Charlotte, dit Iris.
Art s’éclaircit la gorge. Sa mère le regarde.
Pourquoi tout le monde dans cette pièce à part moi sait qu’il y a une autre
Charlotte ? demande sa mère.
C’est ma faute, dit Lux. Je lui ai demandé de ne pas vous en parler,
Mrs. Cleves. Parce que… euh… parce que j’étais intimidée à l’idée de venir
passer Noël ici, aussi peu de temps après notre rencontre. Et puis, je ne me
sens pas vraiment Charlotte. En fait, je préférerais que vous m’appeliez par
le nom que ma famille me donne.
Qui n’est pas Charlotte ? demande Iris.
Qui est Lux, répond Lux.
Art se frotte les yeux avec le talon des mains. Puis il les retire juste à
temps pour voir l’expression de sa mère s’adoucir de façon surprenante.
Lux, comme les paillettes de savon ? demande sa mère. Oh, c’était si joli.
Quand on les mettait dans l’eau, celle-ci devenait toute douce et glissante,
vous vous souvenez ?
Dans la publicité à la télévision, elle tombait comme de la neige, est en
train de dire Iris. Soph avait fabriqué une maison pour un exposé à l’école,
elle devait imaginer l’habitat du futur, elle avait remporté un prix à la
mairie, elle avait créé une pièce d’été et une pièce d’hiver. Je l’avais aidée.
Elle avait mis des paillettes de savon Lux sur du scotch pour imiter un
tapis en peau de mouton dans la pièce d’hiver, dit sa mère. C’était malin. Je
ne me souviens pas de ce qu’on avait fait pour la pièce d’été.
Moi, si, dit Iris. J’avais découpé des petites photos sur la pochette d’un
disque d’apprentissage de l’italien et je les avais accrochées sur les parois
comme si c’étaient des tableaux après avoir dessiné des cadres tout autour à
l’encre noire…
Ah oui, dit sa mère. Il y avait un serveur avec des verres et une bouteille
de vin, un policier français, ainsi qu’un homme qui faisait de l’escalade
dans les Alpes et buvait une bière, une femme vêtue d’un costume
traditionnel, peut-être néerlandais…
On avait mis ça sur les parois de la pièce d’été du futur, dit Iris, puis
j’avais emporté la pochette de disque découpée à l’autre bout de la ville
pour la jeter dans une poubelle très loin de la maison tellement j’avais peur
que papa la trouve, et on avait glissé le disque sans pochette dans un autre,
celui d’une autre leçon.
Lezione, dit sa mère. I suoni Italiani, professore Pagnini,
Professor Paganini, chante Iris.
Elles entonnent en chœur un extrait d’Ella Fitzgerald :
Professor Paganini, now don’t you be a meanie, what’s up your record
sleeve, come on and spring it…
Professor Paganini, ne faites pas le radin, qu’y a-t-il dans votre pochette
de disque, sortez-le, et que ça jaillisse…
Elles éclatèrent toutes les deux de rire.
J’avais dessiné le soleil qui pénétrait par la fenêtre de la pièce d’été, dit
Iris.
On croyait que l’avenir serait aussi lumineux, cosmopolite et européen
que l’Italie, dit sa mère.
Son nom vient d’Italie, dit Iris.
Et le sien de Grèce, dit sa mère.
Nous avons toutes les deux été nommées à partir d’endroits où notre père
a combattu pendant la guerre, dit Iris. Pour l’Europe.
On y arrive, dit sa mère. Je me demandais ce qui allait mettre le feu aux
poudres. Charlotte, dans un instant, ça sera, et nous avons grandi dans une
rue qui tient son nom d’un combat contre le fascisme.
Ah oui ? dit Iris. Mais c’est vrai. Pourquoi ? Et qu’est-ce que je dirais
d’autre, Soph ? Même si c’est vrai. Nous avons réellement grandi dans une
rue qui tient son nom d’un combat contre le fascisme.
C’est bizarre, dit Lux, d’imaginer que dans ce pays, quelqu’un a pensé en
lieu et place du futur, alors que les gens adorent acheter des objets neufs qui
imitent de vieux objets, et que la seule place dont j’entends parler, c’est
celle qu’il n’y a pas, en tout cas, pas pour les étrangers.
C’est triste mais vrai, Charlotte, dit sa mère. On n’a pas de place.
Dit la femme d’affaires qui vit seule dans une maison de quinze
chambres, dit Iris.
Les joues de sa mère se couvrent d’un rouge furieux.
Elle ne s’adresse qu’à Lux, comme si Iris n’était pas présente.
Ils migrent pour des raisons économiques, dit sa mère. Ils veulent
simplement une vie meilleure.
Le fantôme du vieil Hénocque, dit Iris d’une voix fantomatique. Les
rivières de saaaang.
Et en quoi ça pose problème que des gens veuillent une vie meilleure,
Mrs. Cleves ? demande Lux.
Il faut être réaliste, Charlotte. Ils viennent nous prendre nos vies, dit sa
mère.
Je crois deviner ce que tu as voté, dit Iris. Dans ce soi-disant référendum.
Ma sœur. La soi-disant plus intelligente des deux. Moi, j’étais
l’indomptable. Soi-disant.
Mais qu’est-ce que deviendra le monde, Mrs. Cleves, si nous ne
résolvons pas le problème de millions et de millions de personnes qui n’ont
nulle part où aller, dont les maisons sont devenues inhabitables, si nous
nous contentons de leur dire de partir et de bâtir des clôtures et des murs ?
Ce n’est pas une réponse satisfaisante de déclarer que certains peuvent
décider de la destinée des autres, de les inclure ou de les exclure. Les
humains doivent se montrer plus ingénieux que ça, et aussi plus généreux.
Nous devons trouver une meilleure réponse.
De colère, la mère d’Art serre les bras de sa chaise.
Ce soi-disant référendum, dit-elle, devait servir à empêcher notre pays de
prendre en charge les soucis d’autres pays, et d’avoir à faire des lois autres
que celles qui sont faites ici pour les gens d’ici.
Cela ne vaut que si tu considères qu’il y a eux et nous, dit Iris, et pas nous
tous. Alors que l’ADN prouve que nous ne formons en fait qu’une seule et
grande famille.
Il y a de toute évidence des eux, dit sa mère. Partout. Y compris au sein
des familles.
Philo, Philo, Soph, Soph, Soph, tu es trop bonne élève, dit Iris. Tu penses
exactement ce que le gouvernement et les tabloïds te disent de penser.
Ne me prends pas de haut, dit sa mère.
Ce n’est pas moi qui te prends de haut, dit Iris. C’est vrai, ils fuient leur
pays pour s’amuser. C’est la raison pour laquelle on s’enfuit de chez soi,
généralement, non ? Pour s’amuser.
Après ça, il y a quelques instants de silence.
Puis sa mère dit :
Je vous avais prévenue, Charlotte.
Appelez-moi Lux, dit Lux.
Ma sœur, dit la mère d’Art, est une manifestante patentée contre toute
forme d’autorité. Elle va bientôt vouloir vous faire chanter une chanson à
propos de Mandela, du Nicaragua ou de la Carry Greenham Home.
Qui est Carry Greenham ? demande Art.
Iris éclate de rire.
Elle habite dans le coin ? demande Art.
Iris manque de tomber de sa chaise de rire.
Elle est là, à se vautrer dans la boue avec d’autres lesbiennes depuis des
années, dit sa mère.
Ce fut l’un des meilleurs et des plus sales moments de ma vie, dit Iris.
Je suis lesbienne, dit Lux.
Dans son cœur, veut-elle dire, dit Art.
Dans mon cœur aussi, dit Lux.
C’est quelqu’un de très empathique, dit Art.
Est-ce qu’elle habite dans le coin ? demande Iris. Elle ne peut pas être
plus proche. Et à propos du coin, je suis descendue à pied au village ce
matin. Je n’y ai croisé que des gens au visage fermé. Est-ce qu’un seul
m’aurait souhaité joyeux Noël ?
Ils se souviennent sans doute encore de toi dans les années 1970 et se
sont dit, oh non, la revoilà, dit sa mère.
Iris rit à nouveau d’un air joyeux.
Je ne peux pas m’empêcher de m’inquiéter pour cette bonne vieille
Angleterre, dit-elle. Ces visages grincheux et furieux, on dirait des
personnages de sitcom. Sur les terres vertes et déplaisantes d’Angleterre.
Tu t’inquiétais déjà pour l’Angleterre à l’époque, dit sa mère. Or, la
guerre nucléaire, tout ça, est-ce que ça a eu lieu ? Non.
C’est parce que Greenham a changé le monde, dit Iris.
Ma sœur a toujours mis en avant ses mérites personnels tout en crachant
sur notre pays, dit sa mère. Elle a tendance à accuser tout le monde de tous
les problèmes de sa vie. Mais Greenham qui aurait changé le monde, c’est
démesurément orgueilleux. La glasnost, peut-être. Ou Tchernobyl. Mais
Greenham ? Laissez-moi rire. J’abandonne.
On a tout perdu, dit Iris. Nos maisons. Nos amours. Nos familles. Nos
gosses. Nos boulots. On n’avait plus rien. Alors bien sûr, on a gagné.
Charlotte, à l’époque, ma sœur était obsédée par le fait de se débarrasser
de la bombe, dit sa mère.
Nous sommes tous obsédés par quelque chose, dit Iris. Nous avons tous
nos visions.
Et nos divisions, dit Lux.
Nous allons tous mourir, dit sa mère. Mais au bout du compte ? Il
semblerait bien qu’il n’y ait pas eu d’holocauste nucléaire.
Elle émet un rire moqueur.
Nous ne sommes pas encore vraiment sortis des sables mouvants, dit Iris.
Attendons de voir de quelle manière le nouveau leader du monde libre va
nous faire sombrer, cette fois.
Sa mère se lève. Elle retourne sa chaise et se rassied face au mur, dos à
tout le monde.
C’est comme ça que tu reprends le contrôle, Soph ? dit Iris.
Le plus incroyable des rêves, dit Art. Croyez-le ou non, je…
Reprenez le contrôle de vos dents, dit Lux. J’ai vu cette publicité à la
télévision. Et aussi : reprenez le contrôle de votre facture de chauffage. Et
encore : reprenez le contrôle de vos billets de train. Et de vos itinéraires de
bus, reprenez le contrôle de vos itinéraires de bus. Celle-là était peinte à
l’arrière d’un bus.
Le plus drôle, dit Iris au dos de sa mère, est qu’il – quand j’ai raconté à
papa que j’avais découpé ces images sur la pochette de disque pour ton
habitat du futur – ne s’est pas du tout mis en colère. Il a ri très fort.
Le dos de sa mère dégage suffisamment de colère pour en emplir la
maison.
Papa aurait détesté ce référendum, dit Iris. Il pouvait être un vieux
schnoque raciste, mais il était capable de repérer un traquenard. Il aurait
trouvé ça plus minable que tout.
Tu ne sais rien de lui, dit sa mère. Tu n’as pas le droit de parler d’eux.
C’est drôle de mentionner Freud, dit Art (quand bien même personne n’a
mentionné Freud). Dans mon rêve, je me suis réveillé ce matin en
prononçant le nom de Freud à voix haute.
Il se lance. Il refuse d’être interrompu. Il raconte son rêve en intégralité.
Puis il y a un silence, comme quand on raconte un rêve à quelqu’un mais
que son interlocuteur ne vous écoute plus depuis quelques minutes déjà,
qu’il pense à autre chose. Sa tante regarde ce mur qui autrefois était
composé de vitres. Sa mère n’est que dos tourné. Mais Lux, qui a
confectionné des petites boules de mie de pain qu’elle aligne tels des
boulets de canon devant un château fort près de sa petite assiette, dit :
Pour toi, dans ce rêve, les puissants sont faits fleurs.
Ah ah ! dit Art.
Il regarde Lux.
Quelle belle parole, dit-il.
La beauté, dit sa mère en direction du mur. C’est exactement ça. Vous
l’avez parfaitement exprimé, Charlotte. La beauté, c’est ce qui permet
d’améliorer les choses. Qui les rend meilleures. Il faudrait davantage de
beauté dans nos vies. La beauté, c’est la vérité, la beauté de la vérité. Il n’y
a rien de pire que la fausse beauté, ce qui est la raison pour laquelle la
beauté est si puissante. La beauté apaise.
Iris rugit de rire.
Bien sûr, dit-elle. Peu importe la récession, l’austérité : la beauté va tout
arranger. Ma chère vieille Philo. C’est comme ça que j’appelais ta mère,
Artie, quand nous étions petites. Je l’appelais Philo.
Nous devrions tous nous dire quelque chose de beau, dit sa mère. Chaque
personne présente à cette table devrait raconter aux autres la plus belle
chose qu’elle a jamais vue.
Philo Sophia, dit Iris. Dire que toutes ces années, elle croyait que je la
traitais de philosophe. Mais je ne faisais pas du tout allusion à la
philosophie.
Elle rit en courbant les épaules.
Je parlais de la pâte phyllo. Cette pâte toute fine, tellement translucide
que c’est presque comme si elle n’existait pas.
Ma sœur aînée a toujours apprécié le désenchantement, dit sa mère.
Malgré son dos tourné, elle dit ça avec dignité.
Bon, je commence, dit Lux. La plus belle chose que j’ai jamais vue est
encore en rapport avec Shakespeare. C’était dans du Shakespeare. Plus
précisément, sur ses écrits, une chose vraie, réelle, quelque chose que
quelqu’un avait, allez savoir quand, glissé dans un livre de Shakespeare.
Je visitais une bibliothèque au Canada où mon école nous avait emmenés
en voyage scolaire. Cette bibliothèque possède un exemplaire très ancien de
Shakespeare. Entre deux de ses pages, on peut voir l’impression laissée par
la fleur qui y a un jour été glissée.
Un bouton de rose.
La trace laissée sur la page de ce qui avait un jour été un bouton de rose,
la forme d’une rose non éclose au bout de sa longue tige.
Ce n’est qu’une trace laissée par une fleur sur des mots, allez savoir par
qui, allez savoir quand. Ça n’a d’abord l’air de rien. On dirait que
quelqu’un a renversé de l’eau ou fait une tache de graisse. Jusqu’à ce qu’on
l’observe de près et qu’on devine la forme de la tige et celle du bouton de
rose.
C’est la plus belle chose que j’ai jamais vue. Jusqu’à présent. À toi.
Elle donne un coup de coude à Art.
Toi, quelle est ta plus belle chose ? demande-t-elle.
Ma plus belle chose, euh, répond Art.
Il n’en trouve aucune. Il est incapable de se concentrer à cause du bruit
continu en provenance de sa mère et de sa tante.
Je refuse de rester une minute de plus près de ce putain de chaos qu’est
ma sœur. (Sa mère à l’intention du mur.)
Heureusement que je suis une optimiste invétérée. (Sa tante à l’intention
du plafond.)
Il ne faut pas s’étonner que papa la détestait. (Sa mère.)
Papa ne me détestait pas, il détestait ce qui lui était arrivé. (Sa tante.)
Et maman la détestait, ils la détestaient tous les deux pour ce qu’elle a
fait à notre famille. (Sa mère.)
Maman détestait un gouvernement capable de dépenser de l’argent dans
toutes sortes d’armes après cette guerre qu’elle avait endurée, elle détestait
tellement ça qu’elle retenait sur ses impôts le pourcentage correspondant à
ce qui allait aux usines d’armement. (Sa tante.)
Maman n’a jamais fait ça. (Sa mère.)
Si. Je le sais. C’est moi qui l’aidais à calculer le pourcentage chaque
année. (Sa tante.)
Menteuse. (Sa mère.)
Autruche. (Sa tante.)
Elle croit toujours que seule sa vie a de l’importance, que seule sa vie
peut changer quelque chose au monde. (Sa mère.)
Elle refuse de croire qu’il puisse y avoir un monde différent de celui
qu’elle perçoit. (Sa tante.)
Foutaises. (Sa mère.)
Foutaises, c’est vrai. (Sa tante.)
Cinglée. (Sa mère.)
Toi-même. (Sa tante.)
Mythomane. (Sa mère.)
Ce n’est pas moi ici qui invente des choses sur le monde. (Sa tante.)
Égoïste. (Sa mère.)
Sophiste. (Sa tante.)
Solipsiste. (Sa mère.)
Salope de sœur suffisante. (Sa tante.)
Je sais ce que tu as fait de ta vie. (Sa mère.)
Je sais ce que tu as fait de ma vie. (Sa tante.)
Après quoi : un silence étonnant, de ces silences qui suivent l’annonce de
quelque chose par trop vrai.
Art se demande quoi, mais il l’ignore. De toute façon, il ne veut pas
savoir. Il ne cherche plus. Qu’est-ce que ça peut lui foutre, la raison pour
laquelle ces deux vieilles femmes se querellent ?
Pour l’instant, il est las de Noël. Il sait uniquement qu’il ne veut plus
jamais fêter le moindre Noël.
Ce dont il rêve, assis à cette table couverte de plats, c’est de l’hiver,
l’hiver en soi. Art cherche l’essence même de l’hiver, pas cette grisaille de
demi-saison permanente. Il rêve d’un véritable hiver, de forêts recouvertes
de neige, d’arbres empathiques sous leur blancheur, leurs branches nues
encore plus étincelantes dans la neige, la terre blanche de neige, comme
recouverte de plumes gelées ou de nuages déchiquetés, toutefois parsemée
d’or par un soleil bas sur l’horizon, et au bout d’un chemin à peine visible,
ce creux qui indique un sentier entre les arbres, la vue et les bois qui
débouchent sur une lumière vierge, non altérée, une étendue de mer faite
neige, avec encore plus de neige qui attend son heure dans le ciel blanc.
Il rêve que la neige emplisse cette pièce et les recouvre tous.
D’être une lame glacée qui se brise, au lieu d’un brin d’herbe qui ploie.
Il rêve de geler, de se rompre, de défondre.
Voilà ce qu’il veut.
Mais à l’instant où il se dit que défondre, ça pourrait être un bon mot
pour Art en Nature, il se passe quelque chose.
La pièce s’assombrit et s’emplit, en tout cas, le nez d’Art, d’une odeur
végétale, l’odeur qu’on sent quand on coupe une tige.
Art renifle. Il souffle. Il renifle à nouveau.
L’odeur se fait de seconde en seconde plus âcre et plus forte.
Quelque chose tombe sur la table, une pluie de petits grains comme du
ciment émietté.
Le plafond serait-il en train de s’écrouler ?
Il lève les yeux.
À une cinquantaine de centimètres au-dessus de leurs têtes, en équilibre,
suspendu à rien, flotte un rocher ou bien un morceau de paysage de la taille
d’un piano à queue, voire d’une petite voiture.
Art plonge.
Dieu du ciel tout-puissant.
Il regarde les autres convives.
Personne n’a remarqué quoi que ce soit.
Il ose lever de nouveau la tête.
Le dessous de la chose est noir mêlé de vert. Elle projette son ombre sur
la table. Lorsque Art regarde ses mains, leur dos, ainsi que ses poignets,
sont d’un noir verdâtre.
Sa mère et sa tante sont toutes deux dans la pénombre. La fille à côté de
lui, recouverte d’une ombre verdâtre, joue avec la mie de pain, elle la roule
entre ses doigts comme si de rien n’était.
Nous sommes… Nous sommes tous tellement verts, dit Art, qu’on dirait
des verdiers.
Le paysage flotte au-dessus de leurs têtes. Des débris de roche s’effritent
et se déversent sur la table comme si une salière géante assaisonnait toute la
pièce et son contenu. Art se gratte la tête. Il sent des petits bouts sous ses
ongles là où il a passé la main. Il a des petits gravillons à la racine des
cheveux.
Il trempe son majeur dans son verre de vin et le presse sur la table pour
récupérer un peu de ce gravier sablonneux. Il l’approche de ses yeux. C’est
bien du sable. Du gravier. Le rocher est si proche qu’il pourrait le toucher
s’il tendait le bras. Il y reconnaît du mica, quelque chose de brillant dans le
silex plus granuleux. À l’intérieur d’une crevasse au-dessus de la tête d’Art,
il y a une touffe d’herbe.
Quand cette chose tombera, elle les écrasera tous.
Mais elle reste en suspens dans l’air. Elle se balance légèrement. Elle a
l’air lourde. Un silence vert pèse en dessous.
Est-elle réelle ?
Doit-il l’évoquer ?
Mais comment peut-elle tenir dans l’air comme ça, suspendue à rien ?
Regardez, dit-il. Vous toutes. Regardez.
Avril :
Par un mercredi midi trop doux pour l’hiver, trop frais pour le printemps.
Dans le hall de la gare de King’s Cross à Londres, il y a de chaque côté
des panneaux de départ deux immenses écrans électroniques qui diffusent
Sky News. Et promettent les nouvelles du jour après la publicité.
Ce jour-là, le premier gros titre pendant les vingt secondes
d’informations qui suivent vingt secondes de publicité annonce 80 % de
plastique dans les océans et sur les côtes de plus que prévu, ce qui fait trois
fois plus de plastique que lors des précédentes estimations.
Le gros titre suivant annonce l’agression de députés par des députés du
même parti suite à un désaccord.
Le gros titre suivant annonce que selon un sondage, le peuple de ce pays
s’oppose à une garantie unilatérale pour les citoyens habitant dans ce pays
mais originaires de plein d’autres pays afin de leur permettre de rester avec
des droits de résidents à partir d’une date à déterminer.
Crise. Panique. Exclusion.
Les gros titres sont terminés.
Sur l’écran apparaît une publicité pour un soda, des gens heureux en train
de boire ledit soda, puis l’image d’une bouteille de soda au soleil perlée de
condensation.
Sur une coursive de la gare, il y a un homme avec un faucon dressé sur le
bras. Il envoie l’oiseau de proie à travers le hall afin que les pigeons cessent
de s’imaginer qu’ils ont droit de se nourrir ou de nicher là.
En revanche, un arbre aux papillons pousse le long d’un mur jusqu’au
toit au-dessus des anciens quais. Son violet est mordant contre les briques.
L’arbre aux papillons est un végétal coriace.
Après la Seconde Guerre mondiale, alors que tant de villes étaient en
ruines, l’arbre aux papillons avait tenu bon dans les gravats. Les ruines du
continent et d’ici en étaient couvertes.
Art en Nature.
3.
C’est quoi au-jourd’hui ?
Cela se passe dans le futur. Art est assis sur un canapé avec un enfant en
âge d’apprendre à lire sur ses genoux. Il feuillette un roman pris au hasard
dans la bibliothèque près de la tête d’Art. C’est un vieil exemplaire du
Conte de Noël de Charles Dickens.
C’est quoi au-jourd’hui ? répète l’enfant.
Aujourd’hui, c’est jeudi, répond Art.
Non, dit l’enfant, c’est quoi au-jourd’hui ?
Qu’est-ce que tu veux dire par, c’est quoi au-jourd’hui ? demande Art.
Exactement ce que je viens de dire.
L’enfant désigne la page.
Tu as raison, dit Art. C’est le bon mot. Aujourd’hui.
Ça, je sais, dit l’enfant. Mais ce que je veux savoir, c’est, c’est quoi au-
jourd’hui ?
Aujourd’hui, c’est aujourd’hui. Le jour du jour.
Non, dit l’enfant. Est-ce que ce au-jourd’hui c’est la même chose
qu’aujourd’hui ?
Cette histoire se déroule dans le passé, explique Art, alors l’aujourd’hui
dont il est question est maintenant passé. Et c’est sans doute même le jour
de Noël, car cela se passe à la période de Noël, alors que maintenant, nous
sommes en juin, donc ce n’est de toute évidence pas l’aujourd’hui
d’aujourd’hui. C’est l’une des possibilités offertes par les livres et les
histoires, d’avoir plusieurs aujourd’hui qui se passent en même temps.
Tu ne comprends pas ce que je dis, dit l’enfant.
Ah bon ? dit Art.
Ce que je veux savoir, c’est pourquoi il y a ce petit trait entre les deux
parties du mot ? demande l’enfant.
Quel petit trait ?
Art examine la page avec plus d’attention, il observe le mot que désigne
l’enfant.
Au-jourd’hui.
Ah !
C’est parce que le mot était en bout de ligne, répond Art. Alors il a dû
être coupé. Mais ça n’a pas de signification. C’est juste qu’aujourd’hui, je
veux dire de nos jours, avec l’imprimerie moderne, on s’arrange pour ne
plus couper les mots comme ça. Mais autrefois, à l’époque de la publication
du livre, avec les caractères d’imprimerie manuels, on n’avait pas le choix.
Cette petite ligne, ça s’appelle un tiret.
Mais je veux savoir, aussi. Qu’est-ce que c’est, aujourd’hui ?
Qu’est-ce que tu veux dire, par qu’est-ce que c’est aujourd’hui ?
demande Art.
Exactement ce que je dis, dit l’enfant.
Tu sais ce que c’est, dit Art. C’est le jour du jour. Aujourd’hui, eh bien,
c’est aujourd’hui. Ce n’est plus hier. Et pas encore demain. C’est
aujourd’hui.
Mais pourquoi on ne dit jamais qu’on aujourde ?
Ah, je vois, dit Art.
Et même si on le disait, comment on l’écrirait ? Aujourder ou
aujourd’er ? Avec l’apostrophe ? Je veux aujourder. Ou aujourd’er.
Je comprends, dit Art.
Il est sur le point de se lancer dans des explications grammaticales. Puis
il se demande si l’enfant est assez grand pour comprendre qu’il peut y avoir
des calendriers différents selon le pays ou la religion, même si le monde
entier ou presque a adopté le calendrier grégorien. Il regrette de ne pas en
savoir davantage à ce sujet. Il s’apprête à évoquer la pratique humaine qui
consiste à donner un nom aux jours de façon à avoir l’impression de
maîtriser le temps. Quoique, il devra sans doute attendre que l’enfant soit
plus grand pour comprendre.
Mais pourquoi sous-estimer l’esprit d’un enfant ?
Il se dit, là, avec cet enfant qui l’utilise comme une échelle, que même
quand on est ivre, malade, dérangé, drogué ou distrait, ou bien encore
tellement occupé qu’on ne sait plus quel jour on est, qu’on est fou de joie
ou de douleur, cela reste une information facile à trouver, le jour
d’aujourd’hui, sur la barre des tâches de l’ordinateur, un téléphone ou une
montre, à condition de porter encore l’une de ces montres qui donnent la
date et le jour. Sinon, il suffit de regarder la première page d’un quotidien
chez le marchand de journaux ou dans un supermarché.
Mais au lieu de ça, il se demande.
Qu’allez-vous aujourder, aujourd’hui ?
Sans plus se soucier d’Art, l’enfant aura traversé la pièce et se sera glissé
dans le jardin pour observer quelque chose dans un arbre, un écureuil ou un
oiseau.
Eh bien, c’est une bonne façon d’aujourder sa journée.
Art ne bouge pas, il regarde l’enfant.
Il se dit qu’on est vivant, vraiment vivant, peu importe le passé, le
présent et le futur, lorsqu’on émerge d’une profonde torpeur, d’une
distraction intense dont on n’avait même pas conscience, qu’on brise la
surface et alors, on est… on est comme quoi ?
Comme un saumon qui jaillit de Dieu seul sait où et remonte le courant
vers sa première demeure sans savoir où elle se trouve, sans rien savoir, à
part que c’est ce qu’il doit faire. Comme un oiseau ou un ours qui brise la
surface de l’eau glacée avec, dans son bec ou sa gueule, un poisson si gros
que le prédateur n’en revient pas de sa chance, mais un instant plus tard, le
poisson se libère, heurte à nouveau la surface de l’eau et disparaît.
Le menton contre la poitrine, Art rit de lui-même. Il voit et il entend,
dans le jardin, le cri de délice de l’enfant à propos de rien, un oiseau dans
un arbre.
Qu’est-ce qu’au-jourd’hui ?
Bien après minuit, le lendemain de Noël, au dernier étage de la maison de
Sophia.
Iris ouvrit sa porte.
Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
Pourrais-tu s’il te plaît cesser de faire autant de bruit ? demanda Sophia.
J’essaie de dormir.
Mais putain, je dormais à poings fermés, répondit Iris. Le seul bruit, c’est
toi à la porte.
Qu’elle s’apprêta à claquer au nez de Sophia.
Dans ce cas, qui fait cet horrible bruit ? demanda Sophia.
Quel bruit ? répondit Iris. Il n’y a pas de bruit.
C’est comme si quelqu’un frappait sur une pierre. Ou déplaçait des
meubles, dit Sophia. Comme si j’étais à l’hôtel, et que les gens à l’étage du
dessus plantaient quelque chose dans du béton, ou bien déplaçaient des
chaises et des tables d’un bout à l’autre de la pièce.
Ce sont les planètes de la stratosphère qui s’agitent exprès pour
t’empêcher de dormir, toi particulièrement, dit Iris. Comment va Artie ?
(Un peu plus tôt, Arthur s’était évanoui à table après avoir hurlé quelque
chose au sujet du paysage. Sa tête avait heurté le bois dans un bruit sourd.
Elles l’avaient ranimé, puis il avait passé la soirée à dessaouler.)
Arthur et Charlotte dorment, dit Sophia.
Il devrait tout de même être capable de boire raisonnablement, à son âge,
dit Iris.
Il est très sensible, dit Sophia. C’est parce que je l’ai eu sur le tard. Les
bébés nés de mères âgées sont plus sensibles à bien des choses, y compris
l’alcool.
Je parie que tu as lu ces conneries dans le Daily Mail, dit Iris.
Sophia rougit (parce que, en effet, elle l’avait lu dans le Daily Mail). Elle
changea de sujet.
C’est vraiment ici que nichaient les oiseaux à l’époque ? demanda-t-elle.
Iris ouvrit la porte en grand.
Entre. Tu sais, c’est la première fois que je dors par terre depuis un bon
petit moment. Alors que j’ai fait ça pendant des années et des années. Mais
à présent, je suis considérée comme trop vieille pour ça par les gens avec
qui je collabore, même ceux à qui je viens en aide, alors ils se mettent
toujours en quatre pour me trouver un lit. Quand ils n’y parviennent pas,
qu’ils ne trouvent vraiment rien, on m’en fabrique un. Même là où il n’y a
pas de lits, où les gens n’ont rien, on parvient toujours à me confectionner
une sorte de lit. Je dois vraiment être vieille.
Tu me reproches de ne pas avoir de lit pour toi ? demanda Sophia.
Exactement, répondit Iris, et c’est pour ça que je suis venue. C’est la
seule raison de ma visite : te faire des reproches. J’ai tout laissé en plan,
mes activités, la possibilité de prendre du repos à Noël, j’ai fait le trajet en
pleine nuit, j’ai préparé le repas aujourd’hui, j’ai même fait la vaisselle.
Tout ça pour te faire des reproches.
Qu’est-ce que tu fais, en ce moment ? demanda Sophia.
Comme si j’allais te le dire, répondit Iris.
Elle s’assit sur son lit de fortune et tapota la couverture. Sophia s’assit à
côté d’elle. Il n’y avait rien dans la chambre qui puisse faire ce bruit. Il n’y
avait rien, point final, à part un sac fourre-tout qui ne contenait rien, des
vêtements pliés, une lampe Anglepoise et le lit de fortune contre le mur.
Elle désigna la lampe, qu’Iris avait orientée de façon à ce que l’éclairage
soit plus doux. Iris avait toujours été douée pour créer des atmosphères.
Tu as amené ta lampe ? demanda-t-elle.
C’est Artie qui me l’a donnée, il l’a trouvée dans un carton de la grange,
répondit Iris. Elle t’appartient. Apparemment, la seule chose qui te restait à
perdre, c’était ta chaîne de magasins. Maintenant, c’est fait. Tu es enfin une
femme libre.
Ces lampes ne sont pas gratuites, dit-elle. Elles coûtaient, quand elles se
vendaient au prix fort, 255 £. Même si je les achetais 25 £ pièce.
Bien joué, dit Iris.
Qu’est-ce que tu fais, maintenant ? demanda Sophia. À moins que tu aies
pris ta retraite d’idéaliste ?
Je viens de passer un moment en Grèce, répondit Iris. Je suis rentrée il y
a trois semaines. Et j’y retourne en janvier.
En vacances ? demanda Sophia. Tu y as une maison ?
Oui, bien sûr, répondit Iris. Va raconter ça à tes amis. Dis-leur de venir
nous voir. On passe des moments merveilleux. Il y a des milliers de
vacanciers qui arrivent chaque jour de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak pour
visiter les cités de Turquie et de Grèce. Les habitants du Yémen, qui n’ont
rien à manger, eux visent plutôt le centre de l’Afrique comme lieu de
villégiature, c’est vrai qu’il y a plein de choses à voir dans les pays où les
gens meurent déjà de faim, même si la plupart des touristes subsahariens
ont tendance à préférer l’Italie ou l’Espagne, également assez populaires
chez ceux qui fuient la Libye. Beaucoup de mes anciens amis sont en
Grèce, ce que tes propres amis seraient ravis d’apprendre. Si tu veux, je te
donnerai une liste de noms. Dis à tes amis que c’est bien d’avoir quelques
compétences pour construire à partir de rien des endroits pour que des
personnes puissent y vivre et y dormir. Dis-leur qu’il y a des jeunes gens
pleins d’énergie qu’ils seraient ravis d’avoir dans leurs dossiers, eux aussi.
Aucun de mes amis ne serait intéressé par ça, dit Sophia.
Raconte ça à tes amis de ma part, dit Iris, parle-leur de ce qui se passe là-
bas. Dis-leur que ces personnes vont très mal. Parle-leur des gens qui n’ont
rien. Des gens qui risquent leur vie, des gens qui ont tout perdu à part la vie.
Raconte-leur ce que ça fait dans une vie d’avoir été torturé, ce que ça fait à
une langue, combien ça rend les gens incapables d’expliquer, ne serait-ce
qu’à eux-mêmes, et encore moins à d’autres, ce qui leur est arrivé. Parle-
leur de perte. Surtout, parle-leur des jeunes enfants qui arrivent là. Des tout-
petits. Des centaines d’enfants. Des enfants de cinq ou six ans.
Iris dit ça avec sa tranquillité habituelle.
Ensuite, dit-elle, parle-leur de ce que ça fait de rentrer ici en tant que
citoyen du monde qui a œuvré en compagnie d’autres citoyens du monde et
de s’entendre dire qu’on est citoyen de nulle part, d’apprendre que le monde
a été réduit à rien par un Premier Ministre anglais. Demande-leur quel
prêtre, quelle église, élève un enfant dans la croyance que les mots très
hostile, environnement et réfugiés constituent une réponse à ce qui se passe
dans le vrai monde. Demande ça à tes amis haut placés. Dis-leur que
j’aimerais connaître leur avis.
Je n’ai jamais rien dit à personne, dit Sophia.
Oh, mais moi, je veux que tu le fasses. Non que tes anciens amis soient
encore puissants. Mais peut-être que tu as de nouveaux amis parmi les
lobbyistes de la finance. Dans le cas contraire, ce n’est pas grave, raconte
quand même ça à tes vieux amis pour moi, après toutes ces années, j’ai fini
par les aimer, j’aime leurs bonnes manières surannées.
Elle désigna un endroit au plafond, sur la droite près de la fenêtre.
C’est par là que les oiseaux entraient, ils se glissaient à travers la
charpente, dit-elle. Il manquait beaucoup de tuiles sur le toit, le plancher du
grenier avait cédé sans doute bien longtemps avant qu’on emménage là.
C’est par là que les oiseaux allaient et venaient, les pigeons, ou plutôt, des
tourterelles turques. Au fil des années, il y a eu plusieurs familles, à un
certain moment, il y avait vraiment beaucoup d’oiseaux. Ils faisaient un
bruit délicieux. On leur avait mis un carton rempli de paille, mais ils
apportaient eux-mêmes leurs brindilles et se contentaient de récupérer la
paille pour l’entrelacer avec leurs bouts de bois. Ils construisaient leurs nids
dans la charpente et n’utilisaient cette chambre qu’en cas de pluie ou de
froid. Quand ces oiseaux se mettent en couple, c’est pour la vie, tu sais.
C’est un mythe, ça, dit Sophia.
Il y avait aussi des martinets sous les avant-toits de l’autre côté de la
maison. C’étaient les mêmes qui revenaient année après année.
Ça aussi, c’est un mythe, dit Sophia.
Il n’y a plus de martinets ? demanda Iris. Ils sont venus cet été ?
Je n’en ai aucune idée, répondit Sophia.
S’il y avait des martinets, tu le saurais, dit Iris. Leur piaillement est
tellement aigu. J’espère qu’ils ne sont pas partis. Je m’allongeais dans
l’herbe derrière la maison pour les regarder s’occuper de leurs petits.
Iris leva un bras pour que Sophia se glisse dessous. Et Sophia accepta.
Elle se glissa sous le bras d’Iris et posa la tête sur sa poitrine.
Je te déteste, dit Sophia à travers Iris.
L’haleine chaude d’Iris atteignit le sommet du crâne de Sophia.
Moi aussi, je te déteste, dit Iris.
Sophia ferma les yeux.
Tu te trompes. Je n’ai jamais rien dit à personne.
Je te crois, dit Iris.
Rien de très important ou de vrai, en tout cas, dit Sophia.
Iris rit.
Parce que Sophia avait la tête contre la poitrine d’Iris, son rire la traversa.
Puis Iris dit,
Tu veux dormir ici ? Il y a de la place.
Sophia acquiesça contre Iris.
Le sol est dur, dit Iris. Et toi, un peu trop maigre. J’imagine qu’à
nouveau, tu ne manges plus rien. Mais il y a deux édredons. On pourrait en
étaler un en guise de matelas.
Iris arrangea le lit de fortune. Sophia s’installa près de sa sœur. Sa sœur
tendit la main pour éteindre la lumière.
Bonne nuit, dit Iris.
Bonne nuit, dit Sophia.

La façon extraordinaire dont le projecteur Zeiss compresse les époques


en fait une véritable machine à remonter le temps. En pleine nuit, deux
jours après que Sophia fut allée avec sa classe à Londres visiter des
monuments historiques, en apprendre davantage sur la décapitation d’un roi
et d’une reine, puis découvrir le planétarium ouvert depuis un an, le premier
planétarium du Commonwealth. Il a été construit sur les lieux du musée de
Madame Tussaud détruit par les bombes pendant le Blitz ; dans le hall
flambant neuf, un type leur a expliqué qu’il a été bâti sur le cratère laissé
par la première bombe de cinq cents kilos larguée sur Londres.
Le spectacle céleste s’accélère comme par magie ; un jour, un mois, une
année s’écoulent en l’espace de quelques minutes, dit le dépliant qu’elle
ramène à la maison. On peut remonter le temps jusqu’à la Palestine de la
Nativité et voir l’Étoile de Bethléem. On peut partager l’excitation de
Galilée quand, en 1610, il observa pour la première fois le ciel au
télescope. On peut anticiper la réapparition, à la fin du siècle, de la comète
de Halley, qui fera un nouveau passage près du Soleil.
Sophia a treize ans. Ce soir-là, elle ne parvient pas à dormir. Sous le
dôme, déjà, ce prétendu ciel nocturne recréé par un projecteur qui ressemble
à un insecte géant, elle était incapable de ne pas y penser, et c’est encore
plus le cas dans son lit, où elle se tourne et se retourne jusqu’à ce qu’il soit
complètement défait, à la finesse des parois de cette capsule où, en Russie,
quelques années plus tôt, on avait mis un chien pour soi-disant l’envoyer au
ciel.
Le chien est mort au bout d’une semaine en orbite autour de la Terre.
Sans souffrir. C’est ce que dit le dépliant. D’après la photo de la capsule, on
a l’impression que le chien ne pouvait même pas se lever, ni bouger, encore
moins tourner plusieurs fois comme les chiens aiment le faire avant de se
coucher, sa mère dit que c’est une habitude ancestrale, de faire leur lit avant
de se coucher, que ça remonte à l’époque où les chiens dormaient dans les
hautes herbes et tournaient jusqu’à les aplatir.
Qu’est-ce que ça avait dû lui faire, ce truc en verre qui se refermait
devant sa truffe, à ce chien qui ne pouvait pas comprendre ce qui se passait,
puis cette capsule propulsée dans le ciel au-delà de la gravité ?
La gravité, c’est ce qui permet de ne pas flotter à la surface de la Terre.
La gravité, c’est grave.
C’est comme s’il y avait un dôme au-dessus de la tête de Sophia, que son
cerveau, sa conscience et sa vie étaient projetés dans ce grand inconnu
appelé espace.
Pourquoi tu ne manges pas ? avait demandé sa mère à table ce soir-là.
Je ne peux pas, avait-elle répondu, je pense à la gravité de la vie de ce
petit chien.
Quel petit chien ? avait demandé sa mère.
Le petit chien russe qui est mort, avait-elle répondu. Celui qu’on a
envoyé dans l’espace.
Mais c’est vieux, ça, avait dit son père.
Puis une minute plus tard, il avait dit :
la voilà qui pleure maintenant. Allons, ma fille. Ce n’était qu’un chien.
Elle est très sensible, avait dit sa mère en secouant la tête parce que, la
sensibilité, ce n’était pas une bonne chose.
Laissez sa sensibilité tranquille, avait dit Iris. Il faut avoir du talent pour
posséder la sensibilité de Soph.
Iris dort dans le lit voisin.
Iris est supposée aller à l’école de secrétariat de façon à avoir un métier
avant de se marier. Mais l’école de secrétariat n’arrête pas d’écrire qu’elle
est tout le temps absente, qu’elle ne se présente pas aux cours. Une
tautologie, avait dit Iris en lisant l’une de ces lettres.
Il y avait encore eu une lettre ce jour-là. Quand leur père l’avait agitée
sous le nez d’Iris à la table du dîner, Iris l’avait prise, lue, puis elle avait
relevé une faute d’orthographe et une erreur dans les marges, ce qui prouve
doublement, avait-elle dit, qu’elle en sait plus que les gens de l’école de
secrétariat, et qu’elle n’a donc pas besoin de suivre leurs cours.
Le petit chien russe avait l’air intelligent de son vivant sur les photos. Il
s’appelait Laïka. C’était une femelle. Sophia doit s’efforcer d’être moins
sensible. Elle doit se reprendre. Elle tire son drap sur ses yeux. Qu’elle se
voile la face ou non, les planètes sont à des milliers de kilomètres au-dessus
de sa tête. Et entre la Terre et les planètes, dans un petit vaisseau aussi étroit
qu’une boîte de conserve, il y a eu de la vie et une petite tête où s’affichait
une confiance aveugle.
Sophia se retourne.
Et se retourne encore.
Elle voit sur son réveil, à la lumière du réverbère qui s’infiltre à travers le
rideau, qu’il est quatre heures du matin.
Elle voit Iris à cinquante centimètres d’elle, dans son propre lit, mais à
des milliers de kilomètres dans le sommeil.
Sophia sort de son lit défait et s’agenouille près de la tête d’Iris.
Qu’est-ce qu’il y a ? demande Iris.
D’une voix ensommeillée.
Hein ? Oui, bien sûr.
Elle soulève ses draps. Sophia se glisse dans sa chaleur et pose la tête sur
l’épaule d’Iris, touchant ainsi sa tête. Elle s’allonge dans l’odeur d’Iris, un
mélange de biscuit et de parfum.
Tu n’as rien à craindre, dit Iris.
Des années plus tard, plus de trente ans plus tard. Le monde a tourné,
tourné et tourné. Des gens ont marché sur la Lune. Des débris spatiaux, des
bouts de métal et des satellites flottent tout autour de la Terre, et quelque
chose réveille Sophia en pleine nuit.
Elle allume la lumière. C’est Arthur. Il a sept ans. Il est rentré à la maison
pour Noël. Il pleure.
J’ai vraiment essayé de faire le grand, dit-il. Mais je n’arrive pas à ne pas
en avoir peur, ça me fait trop peur. C’est pour ça que je suis venu.
Mais qu’est-ce qui peut être effrayant à ce point ? demande Sophia. Il n’y
a rien qui puisse faire peur à ce point. Viens là.
Arthur s’assied sur le lit. Il a fait un cauchemar. Il courait dans un champ
de blé. Par une belle journée ensoleillée. Au milieu du champ, il s’est rendu
compte que les autres enfants et lui étaient tous empoisonnés par ce qu’ils
respiraient, qu’ils avaient aussi sur la peau les produits chimiques que les
fermiers répandaient sur les cultures, et que ça avait beau être une journée
ensoleillée, avec le blé d’une belle couleur jaune, ils allaient tous mourir.
À mon réveil, je n’arrivais plus à respirer, dit Arthur.
Oh mon Dieu. Un cauchemar à la Iris.
Sophia se lève. Elle attrape Arthur. Elle le met dans son lit. Elle s’assied
près de lui.
Bon, dit-elle. Écoute. Tu ne dois pas croire à tous ces mensonges qui
prétendent que le monde est empoisonné. Ni aux bombes. Ni aux produits
chimiques. Parce que rien de tout ça n’est vrai.
Vraiment ? demande Arthur.
Oui, répond Sophia. Pourquoi les gens qui œuvrent pour le monde ne
voudraient pas uniquement le meilleur pour le monde ?
Mais ils répandent des produits, dit Arthur. Je les ai vus.
Oui, mais, dit Sophia. Mais. Ce qu’ils répandent, c’est pour qu’on puisse
manger ce qui pousse dans les champs. Les choses dont ils aspergent le blé,
c’est pour le débarrasser des insectes, des bestioles et des bactéries qui
sinon, détruiraient tout, c’est pour faire mourir les mauvaises herbes qui
sinon étoufferaient le blé, et que les fermiers puissent moissonner sans
perte.
Les insectes meurent ? demande Arthur.
Oui. Mais c’est une bonne chose, répond Sophia.
On ne peut pas se contenter de les mettre dans un autre champ où ils
pourront manger tout ce qu’ils veulent ? demande Arthur.
Ce ne sont que des insectes, répond Sophia.
Mais il y a des insectes magnifiques, dit Arthur. Et des insectes
importants, aussi.
Oui, mais tu n’as pas envie d’avoir des insectes dans tes cornflakes, dit
Sophia.
Oui, mais est-ce qu’ils doivent mourir pour ça ? demande Arthur.
Tu n’as pas envie d’avoir des insectes dans ton pain, répond Sophia. Tu
n’as pas envie de germes dans ton germe de blé.
Arthur rit.
Des germes dans les germes, dit-il.
Je vais te dire ce dont tu as envie, dit-elle.
De quoi ? dit-il.
Tu as envie d’un chocolat chaud. Pas vrai ?
Oui, dit Arthur, merci.
Et puis je te raconterai une histoire. D’accord ?
Quelle histoire ? demande Arthur.
Une histoire vraie, répond Sophia. Une histoire de Noël.
Arthur fronce les sourcils.
Puis on jouera aux devinettes, dit-elle. Tu essayeras de deviner les
cadeaux que tu vas avoir pour Noël.
Arthur hoche la tête.
Bon, dit Sophia. Je reviens dans une minute. Tu peux rester seul une
petite minute ?
Je crois, dit Arthur. Une petite minute, mais pas plus.
Il va falloir, dit Sophia. Parce que je ne peux pas faire de chocolat chaud
sans rester à la cuisine le temps qu’il faut pour ça, n’est-ce pas ?
Oui, dit Arthur. Je comprends.
Alors ça pourrait être un peu plus long qu’une minute, mais je reviens
dès que le chocolat est prêt, dit-elle. D’accord ?
Arthur hoche la tête.
Sophia descend l’escalier.
Dieu du ciel. Quatre heures moins dix.
Dans la cuisine, elle secoue la tête.
Cet enfant. Tellement sensible qu’il irradie la sensibilité. Elle se sent elle-
même physiquement atteinte, comme bombardée par sa sensibilité dès
qu’elle est près de lui. Et doux Jésus, ces cauchemars à la Iris. Cela fait des
années qu’elle n’a plus fait ce cauchemar, celui du gros nuage au loin,
l’éclair, l’attente dans le bâtiment austère avec le cœur qui bat la chamade
dans la poitrine jusqu’à l’impact, puis l’aveuglement qui signifie que vos
yeux ont fondu et qu’ils sont en train de dégouliner sur vos joues.
Elle prend une grande bouffée d’air.
Elle expire en forme de soupir.
Elle mélange le chocolat avec du lait puis complète avec de l’eau chaude
comme quand elle était petite, comme quand Iris et elle étaient petites et
qu’il ne fallait pas mettre que du lait.
Puis ?
Presque dix ans plus tard.
Peu avant la mort de son père.
Sophia est au téléphone avec lui, il l’a appelée au bureau. C’est assez
rare, alors ça doit être grave. Pourtant, ça n’a rien de grave, or son père
interrompt une conférence téléphonique sur la stratégie à l’international
prévue depuis des semaines.
Le chien, dit-il. Le chien russe.
Oui ? dit Sophia. Mais je ne peux pas parler, là, papa. On peut se rappeler
plus tard ?
Son père téléphone, dit-il, parce qu’il s’est dit qu’elle aimerait apprendre
la vérité, à savoir que ce pauvre petit chien mort quarante ans plus tôt
n’avait pas eu à faire le tour de la terre dans sa boîte de conserve pendant
une semaine avant de succomber. Heureusement pour lui, il était mort
quelques heures à peine après avoir été envoyé dans l’espace. Son supplice
avait tout au plus duré sept heures.
D’accord, papa, dit Sophia. Sinon, il te faut quelque chose ? Demande à
Jeanette, je vais te passer Jeanette, tu lui expliqueras ce dont tu as besoin.
Son père lui dit qu’il n’a jamais oublié combien ça avait compté pour
elle, et qu’il l’appelle parce qu’il pensait qu’elle serait contente de savoir ce
qu’il venait d’apprendre en lisant…
Elle l’entend secouer le journal près du téléphone à la recherche de la
page.
… que les scientifiques russes avaient récupéré un chien errant, une jolie
petite bête, gentille et intelligente, ça se voit sur les photos, une bestiole
malicieuse, pour la mettre dans la capsule afin de réaliser une expérience…
devenue urgente, parce que de plus en plus vaniteux, ce vieux
Khrouchtchev chauve voulait faire un coup en lançant le chien dans
l’espace pour célébrer une date précise, même si les scientifiques chargés
des expériences n’étaient pas prêts – or les scientifiques, ceux qui avaient
fait ça, venaient d’avouer avoir menti pendant toutes ces années et
révélaient que le petit chien était en fait mort à cause de la chaleur intense
quelques heures à peine après avoir été envoyé dans le ciel, qu’ils n’avaient
jamais eu l’espoir que le chien survive, qu’ils savaient très bien qu’il
mourrait, et qu’ils avaient pris la décision de l’envoyer à la mort, ils s’en
excusaient pour la première fois de façon publique.
Je me suis dit que tu voudrais savoir. Je pensais que tu serais contente de
savoir qu’ils regrettaient leur geste, qu’ils regrettaient d’avoir fait subir ça
au chien, dit son père. Mais, comme aurait dit ta mère, tel est…
C’est adorable, dit Sophia. Mais je dois te laisser, papa. Je te rappelle ce
soir.
… le destin,
elle entend la voix de son père de plus en plus loin à mesure qu’elle
éloigne le combiné, renvoie l’appel sur son assistante et raccroche.

Une odeur de beurre brûlé en pleine nuit dans la maison.


Sophia se leva sans réveiller sa sœur, qui ronflait autant que dans son
enfance.
Bonjour, dit Charlotte.
Sophia s’assit à la table de la cuisine.
Ça commence à bien faire, dit-elle.
Quoi ? demande Charlotte. Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
C’est juste une expression. Il ne faut pas prendre ça au sens littéral. C’est
une sorte de cliché, dit Sophia. Ce que je ne comprends pas, Charlotte, c’est
comment vous pouvez connaître Shakespeare mais ignorer une expression
aussi courante.
Quelle expression aussi courante ? demanda Charlotte.
Ce que je viens de dire. Que ça commence à bien faire, dit Sophia.
Moi, je ne trouve pas que ça faisait mal jusqu’à présent, dit Charlotte.
Très drôle, dit Sophia.
Ne m’appelez pas Charlotte, appelez-moi Lux, dit-elle.
Je viens tout juste de m’habituer à ne pas prononcer votre nom entier
dans ma tête, dit Sophia. Alors je ne peux pas vous appeler par un nom qui
n’est pas le vôtre.
Vous m’appelez par un nom qui n’est pas le mien depuis que je vous
connais, dit Charlotte. Ça commence à bien faire.
Vous trouvez ? dit Sophia. Qui que vous soyez à vos yeux, pour moi,
vous êtes Charlotte. C’est mon point de vue.
Je ne suis pas Charlotte, je suis Lux, dit Charlotte. À mes yeux, je suis,
selon les gens, une petite maligne, une intello, une sacrée énergumène,
venue faire des études ici il y a trois ans, mais qui n’a plus d’argent pour les
terminer. Je suis originaire de Croatie. Je suis née là-bas, même si ma
famille a déménagé au Canada quand j’étais petite. Loin, mais pas assez
loin. Car le problème reste entier. Le problème c’est que, où qu’elle aille,
ma famille est meurtrie par la guerre. Personne d’entre nous n’est mort à la
guerre, personne n’a même été physiquement blessé, et moi, je suis née
après la guerre. Malgré tout, je suis, nous sommes, tous, blessés. J’adore ma
famille. Je l’aime, mais lorsque je suis avec elle, ça ravive mes blessures.
Alors je ne peux pas vivre avec elle. Je ne peux pas passer du temps avec
elle. Donc je suis venue ici. Mais ma famille n’a pas beaucoup d’argent, et
moi, je n’en ai plus du tout. Et je ne trouve pas de vrai travail parce que tout
le monde ignore si j’aurai encore le droit d’être ici l’année prochaine, ou si
on va décider que nous autres, on doit partir. Alors je reste sous les radars,
et c’est comme ça que j’ai rencontré votre fils. En vérité, votre fils m’a
offert une belle somme d’argent en espèces pour l’accompagner ici et se
sentir moins mal parce qu’il n’a pas pu amener Charlotte, sa petite amie,
avec qui il s’est disputé. Avec laquelle il s’est disputé. C’est plus formel,
mais grammaticalement plus correct. Vous voyez, mon anglais est excellent.
Même si, c’est vrai, je ne connais pas toutes les expressions. Et de mon
point de vue, Mrs. Cleves, puisque nous sommes en plein échange de points
de vue dans votre cuisine en pleine nuit, ça commence à bien faire que je
sois la seule à manger. J’aimerais corriger ça. Est-ce qu’il y a quelque chose
que je pourrais vous faire manger ? Quelque chose que vous aimeriez
manger ?
Pour tout vous dire, dit Sophia, j’ai envie de manger quelque chose, là.
C’est une très bonne nouvelle. De quoi avez-vous envie ? demanda la
femme de Croatie (plutôt fille, en fait, décida Sophia).
Je ne sais pas trop, dit Sophia.
La fille s’approcha du réfrigérateur. Elle en sortit un cantaloup, le coupa
en deux et retira les pépins à la cuiller.
Vous aimeriez que je le coupe en petits cubes ou vous préférez le manger
comme ça ? demanda-t-elle en lui montrant une moitié. C’est pour cette
raison que j’aime bien ces melons. C’est un fruit qui se présente
directement dans sa coupe.
Vous me rappelez quelqu’un, dit Sophia.
Elle s’appelle Charlotte ? demanda la fille.
Ah ah, dit Sophia.
Elle prit la cuiller.
Un demi-melon plus tard, elle posa la cuiller et dit,
J’aimerais vous parler du père de mon fils.
Avec plaisir, dit la fille.
Elle s’assit à la table et posa la tête sur les mains, tout ouïe.
Il a été l’amour de ma vie, dit Sophia. Ça existe. Même si je ne l’ai connu
qu’une unique nuit au cœur de l’hiver, et ensuite, quelques années plus tard,
une moitié de semaine au cœur de l’été.
Pourquoi aussi peu de temps ? demanda la fille.
C’est comme ça, répondit Sophia.
Ah, dit la fille. C’est comme ça. Je connais cette expression.
C’était le soir de Noël, dit Sophia. J’étais dans cette maison, ici même,
avec ma sœur et ses fréquentations de l’époque. Ils étaient toute une petite
bande à vivre là. J’avais trente ans et des poussières, ma mère venait de
mourir. J’ai voulu aller me promener, j’ai pris le chemin qui mène à la
grille. Il n’y avait pas de grille à l’époque, uniquement un chemin avec un
panneau annonçant le nom de la maison. Je suis partie dans la nuit, je
n’aimais pas les gens avec qui ma sœur vivait et je me suis dit, je vais me
faire assassiner, attaquer, ou bien je vais me perdre et elle sera contente, ils
seront tous bien contents.
Je marchais tête baissée avec ces idées stupides en tête lorsque j’ai
percuté un homme dans le noir.
Il venait passer quelques jours chez des gens qui habitaient non loin. Il
était sorti se promener, dit-il, parce qu’il était triste.
Comme il venait d’y avoir une tempête en mer, et qu’un navire danois
avait coulé, je me suis dit qu’il vivait peut-être là-bas, que c’était ça qui le
tracassait, ça ou les gens sur les canots de sauvetage. Il m’a dit qu’il n’était
pas au courant pour les noyés ni pour les canots de sauvetage. Il était triste
parce que, aux informations, on venait d’annoncer la mort de Chaplin.
Qui ça ? demanda la fille.
Charlie Chaplin. Cette immense star du cinéma muet, répondit Sophia.
Ah oui, je connais. Celui avec les grands pieds, dit la fille. Et les grandes
chaussures. Il était drôle. Il y a une statue de lui dans ma ville natale.
Nous étions tous les deux tristes pour des raisons différentes, dit Sophia.
Nous sommes partis en direction du village. Là-bas, il a gravi les marches
d’un perron, il a décroché la guirlande de Noël de la porte et l’a tendue
devant lui en disant, ça sera mon cadre photo pour la soirée, puis il m’a
regardée à travers en disant, oui, c’est bien. Alors j’ai pris la guirlande à
mon tour, c’était du houx. J’ai regardé dedans, et je l’ai vu. Ce que je veux
dire, c’est ce que j’ai vraiment vu, lui. Tel qu’il était.
On est allés s’asseoir sous un arbre avec la guirlande et on a regardé toute
la nuit à travers elle.
Puis on s’est souhaité bonne nuit, bonne journée, et on a échangé nos
adresses, car c’était bien avant les mails, Charlotte, avant le fait de retrouver
des gens grâce à Google. À l’époque, les gens se perdaient beaucoup plus
facilement de vue. Ce qui n’était pas nécessairement, à l’inverse de ce
qu’on pourrait croire, une mauvaise chose. Non que je voulais perdre le
contact avec cet homme, il me plaisait et il m’intéressait. Mais peu de temps
après, j’ai oublié mon porte-monnaie dans un taxi avec son adresse pliée à
l’intérieur. Et lui ne m’a jamais appelée. On ne s’est pas revus pendant des
années. Huit ans.
Puis un jour, je marchais dans les rues de Londres. J’avais beaucoup
changé. Je suis passée près de cet homme qui ne m’avait jamais écrit, nos
regards se sont croisés. Nous étions tellement heureux de nous revoir que
nous avons décidé d’aller passer une semaine à Paris. Ce qu’on a fait.
Mais ce n’était pas le bon moment pour moi. Je l’ai compris à Paris. À
l’époque, j’étais bien trop occupée pour me permettre de faire des erreurs,
bien trop occupée pour une vie à base d’improvisation.
Nous avions décidé d’aller à Paris parce qu’il voulait y voir des tableaux.
Nous avons visité tous les grands musées et autres galeries de peinture. En
fait, ce fameux Noël, il était venu en Cornouailles parce qu’il s’intéressait à
une sculptrice qui habitait non loin d’ici. Elle était morte quelque temps
auparavant, mais il aimait tellement son art qu’il voulait voir son lieu de
résidence. Il avait une sculpture d’elle chez lui, que j’ai vue. En réalité, ce
n’était que deux pierres rondes, mais incroyablement belles. La sculpture
était en deux parties. Qui allaient parfaitement ensemble.
Mais lui et moi, nous n’étions pas faits pour aller ensemble.
Il croyait que c’était parce qu’il était trop vieux. Certes, il était bien plus
vieux que moi, et par rapport à mon âge à l’époque, c’était un ancêtre. Il
avait déjà plus de soixante ans. Même si maintenant, j’ai compris qu’avoir
soixante ans, c’est comme avoir n’importe quel âge, comme avoir soixante-
dix. On ne cesse jamais d’être soi-même de l’intérieur, quel que soit l’âge
que les gens vous attribuent de l’extérieur.
En réalité, ce n’était pas lui qui était trop vieux pour moi, mais moi qui
l’étais trop pour lui. Je ne me voyais pas vivre avec lui. Nous avions trop
peu de points communs. C’était impossible. Je l’ai compris très vite, à plein
de petits détails qui m’indiquaient que ça ne serait pas possible. Même si en
ce court laps de temps, il m’a beaucoup appris, il en savait tellement sur
plein de choses. Culture, Art…
Votre fils ? demanda la fille.
Non, l’art pictural, la peinture, répondit Sophia. Certes, comme toute
personne un peu éduquée, je connaissais Monet et Renoir. Mais je ne savais
quasiment rien de la sculptrice qui vivait ici, j’en sais un peu plus
aujourd’hui. En fait, je connais désormais une histoire extraordinaire sur
elle que j’aurais rêvé de lui raconter, je l’ai lue dans le journal l’an dernier,
il aurait adoré cette histoire.
Mais il est mort, dit la fille.
Il est forcément mort, dit Sophia. Il était bien plus âgé que moi, or je suis
moi-même vieille, à présent.
Godfrey Gable, dit la fille. L’effigie dans la grange. Mais vous savez bien
qu’il n’est plus en vie, pourtant.
Oh mon Dieu non, dit Sophia. Je ne parlais pas de Godfrey.
Elle éclata de rire.
Coucher avec Ray ! Je n’aurais jamais couché avec Ray. Je l’imagine au
ciel en train de mourir de rire à cette idée. Oh mon Dieu non. Nous n’étions
pas, ce n’était pas ça, entre nous.
Donc, dit la fille. Vous me racontez tout ça parce que ?
Quand j’ai rencontré Ray, il avait pris Godfrey Gable comme nom de
scène, dit Sophia. J’étais sur le point de devenir mère, mais je voulais
continuer à travailler. Lui avait besoin d’une famille. Son soutien nous a
protégés tous les deux, tout en nous laissant notre liberté. C’était un marché
honnête. Je serai à jamais reconnaissante à Ray. Godfrey.
Dites-moi, dit la fille. J’ai l’impression que c’est un secret que vous êtes
en train de me révéler.
C’est parfois plus facile de parler à un inconnu, dit Sophia.
Si ce n’est pas un cliché, ça, dit la fille.
Dans la vie, il est important de garder des choses pour soi, dit Sophia.
Arthur, c’était mes affaires, celles de personne d’autre.
Comme les affaires où vous achetiez et revendiez des objets ? demanda la
fille.
Non, pas ce genre d’affaires, répondit Sophia.
Maintenant, si je comprends bien, dit la fille, je sais quelque chose de
personnel sur le père de votre fils que votre fils ignore.
Oui, dit Sophia.
Que voulez-vous que je fasse de cette information ? demanda la fille.
Que je lui dise ?
Je ne sais pas pourquoi je vous ai raconté ça, dit Sophia. Peut-être parce
que vous m’avez parlé de vos blessures, de votre famille. Mais non, je ne
veux pas que vous en parliez.
Dans ce cas, je m’abstiendrai, dit la fille.
Un, l’amour de ma vie a une histoire que je n’aurais jamais pu relier à ma
famille, dit Sophia. Deux, je ne voulais pas léguer une telle histoire à mon
fils.
C’est son histoire, que vous le vouliez ou non, dit la fille.
Il ne sait rien de tout ça, dit Sophia. Il ne peut donc en hériter.
La fille secoua la tête.
Vous vous trompez, dit-elle.
C’est vous qui vous trompez, dit Sophia. Vous êtes jeune.
Et l’amour ? demanda la fille. Vous y avez renoncé ? À l’amour de votre
vie ?
Ça a été facile, dit Sophia. Car l’amour de ma vie transformait ma vie
en… je ne sais pas. En bus à impériale dont le volant est cassé.
Incontrôlable, dit la fille.
Vous voulez tourner les roues d’un côté, et le véhicule va de l’autre, dit
Sophia.
La fille éclata de rire.
Alors vous avez repris le contrôle de l’itinéraire, dit-elle.
Puis elle posa une assiette contenant du pain et du fromage près du coude
de Sophia.
Racontez-moi l’histoire, plutôt, dit-elle.
Quelle histoire ? demanda Sophia. Il n’y a pas d’histoire. C’est fini. Tout
ça est fini.
L’histoire que vous auriez aimé raconter au véritable père de votre fils, ce
qui a été impossible, dit la fille.
Oh, dit Sophia. Cette histoire-là. Il l’aurait adorée. Je l’ai découverte par
hasard. Mais si ça ne vous embête pas, je ne vous la raconterai pas. C’est
une histoire personnelle.
Elle prit un morceau de pain et posa une tranche de fromage dessus.
Qu’elle mangea.
Puis elle en prit un autre.
(Voici quand même l’histoire que Sophia aurait aimé pouvoir raconter à
l’homme dont elle pensait qu’il était mort depuis longtemps, le père de son
fils, l’homme qui avait été l’amour de sa vie :
Enfant, Barbara Hepworth, une sculptrice et peintre du siècle dernier,
habitait dans une ville industrielle du nord de l’Angleterre mais, chaque
été, elle allait passer des vacances en famille dans un village côtier du
Yorkshire. Hepworth adorait cet endroit. Les gens qui ont écrit sur elle
prétendent que c’est l’une des raisons pour lesquelles elle s’était ensuite
sentie si bien en Cornouailles, parce qu’elle aimait tant le bord de mer.
Elle adorait se sentir entre terre et mer. Elle adorait se sentir au bord.
Elle adorait se sentir proche des éléments, elle adorait leur côté
imprévisible et sauvage. Elle était sauvage et déterminée comme jeune fille,
apparemment ; le genre de fille qui avait refusé de jeter son chapeau en
l’air comme tout le monde à la fin de la Première Guerre mondiale à cause
de toutes les couches de morts qui gisaient sous les célébrations.
Elle avait déjà décidé de devenir artiste, elle avait annoncé sans
ambigüité à ses parents qu’elle suivrait les cours d’une école d’art à Leeds
dès l’âge de seize ans, pour ensuite descendre à Londres. Elle était à son
aise dans cet endroit où beaucoup d’artistes passaient l’été, un endroit
baigné de lumière.
L’un de ces artistes estivants, une peintre d’âge mûr qui louait là une
maison chaque été, était incroyablement célèbre et appréciée en tant
qu’artiste pour une femme. Ses paysages et ses portraits étaient à ce point
renommés qu’il n’y a presque aucune ville du Royaume-Uni qui n’en
possède pas un – ou qui n’en possédait pas, vu que bien des collections ont
été dilapidées.
Elle s’appelait Ethel Walker.
À part des historiens d’art, et encore, beaucoup ne savent pas grand-
chose à son sujet, personne ne se souvient vraiment d’Ethel Walker.
Malgré tout, près d’un siècle plus tard, un collectionneur d’art américain
furetait sur eBay, où il tomba sur un tableau qui lui paraissait intéressant
intitulé Portrait d’une jeune fille. Le tableau n’était pas cher, il l’acheta.
Quand il le reçut et le déballa, il découvrit le ravissant portrait d’une
jeune fille en robe bleue. Elle avait l’air intelligent. Même ses mains
avaient l’air intelligent.
Au dos, était écrit : portrait de mademoiselle Barbara Hepworth.
Il se demanda si ça avait un rapport avec Hepworth, ou bien le musée
appelé Hepworth Wakefield dans le nord de l’Angleterre.
Il écrivit au musée pour poser la question en proposant aux gens là-bas
de leur montrer le tableau.
Qu’il finit par leur donner.
Et qui est maintenant exposé à Hepworth Wakefield.
Tel est le destin.)

Je passe les fêtes de Noël chez des gens, dit Sophia.


Moi aussi, dit l’homme. Là-bas, dans la ferme. Je suis sorti prendre un
peu l’air.
Moi, je suis au bout de ce chemin, dit Sophia.
L’homme éclaire la pancarte sur le bas-côté avec sa torche.
Chei Bres, dit-il.
Et moi aussi, j’avais besoin de prendre un peu l’air, dit Sophia.
Qu’est-ce que ça signifie ? demande l’homme.
Je l’ignore, répond Sophia.
Les gens chez qui je réside ont appelé leurs deux enfants Cornouailles et
Devon, dit l’homme. Et croyez-moi, j’en ai ma claque de Cornouailles et
Devon. Non que je ne les aime pas, je les aime beaucoup, ainsi que leurs
parents, mais nous avons fêté Noël toute la journée, alors j’avais besoin
d’une pause dans ce qu’on appelle chez les gens civilisés la riche tradition
de Noël.
En réalité, je suis triste. Chaplin vient de mourir, le saviez-vous ? Or, les
gens chez qui je réside ne sont pas très admirateurs de Chaplin.
La vieille star du cinéma muet ? demande Sophia.
Vous connaissez ses films ? demande l’homme.
Pas plus que ça, dit Sophia. Je le trouvais drôle quand j’étais enfant.
L’immense star du cinéma, dit l’homme. Le clochard. Le vagabond. Le
premier des héros modernes. Le paria capable de faire rire simultanément
des gens partout dans le monde. Je me suis dit que j’allais descendre au
village. Prendre un peu de distance avec les micronautes et le nouvel
Yamaha Electone E-70. Ne vous méprenez pas. J’aime la musique. La
chanson, c’est toute ma vie. Mais Somewhere My Love joué pour la
cinquante et unième fois par un enfant de huit ans, ça signifiait qu’il était
pour moi l’heure d’aller faire un tour.
Cette année, maintenant qu’il est mort, ils passent les films d’Elvis à la
télévision, dit Sophia. Peut-être que la prochaine rétrospective de Noël sera
dédiée à Charlie Chaplin.
Ce merveilleux Elvis tout de cuir vêtu, dit l’homme.
Ce n’était pas le genre de paroles qu’un homme prononcerait en temps
normal.
Blue, blue Christmas sans Elvis, dit-il. Il a chanté quelques très beaux
morceaux. Et il est mort. Young as a circus parade.
Dans la quarantaine, tout de même, dit Sophia.
L’homme émet un petit rire.
Ce sont les paroles d’une chanson. Dans L’Homme à tout faire, le film
qui se passe dans une fête foraine. Le monde est un clown au nez rouge.
Wonderful World. C’est le titre de la chanson.
J’habite chez des gens qui veulent sauver le monde, dit Sophia. Mais
notre mère, ma mère, voulais-je dire, est partie cette année. Elle est morte.
Alors j’ai du mal à trouver le monde merveilleux.
Ah, dit l’homme. Je suis vraiment désolé. Toutes mes condoléances.
Merci, dit Sophia.
Qu’il lui dise ça la fait pleurer. Mais il ne s’en rendra pas compte : il fait
nuit. Elle tranquillise sa voix.
Et notre père est parti fêter Noël dans de la famille en Nouvelle-Zélande,
dit-elle. J’avais du travail, je ne pouvais pas l’accompagner. C’est pour ça
que je suis ici. Mais j’aurais mieux fait de passer Noël seule.
Rappelez-moi ça à Noël prochain, dit l’homme. Mais pour l’instant,
passons ce Noël-ci. Aimeriez-vous m’accompagner jusqu’au village ? Ça
n’est pas très loin.
Il a une belle voix dans la nuit. Elle accepte.
Quand ils atteignent les réverbères, elle voit aussi qu’il a l’air beau.
Mais il n’est pas son genre. Il est bien plus vieux qu’elle, sans doute plus
proche de l’âge de son père que du sien. Il est très bien habillé, avec des
vêtements parfaitement coupés, et sa chemise a l’air de valoir cher. Il a sans
doute de l’argent.
Le village est désert. Même s’il y a un peu de vent, il ne fait pas froid. Ils
escaladent une barrière pour pénétrer dans un square placé au centre du
village. Il abrite un arbre au tronc tellement large, dit l’homme, qu’il doit au
moins dater de l’époque élisabéthaine. Il est entouré par un banc en bois.
Il essuie pour elle un bout du banc avec son mouchoir. Ils s’adossent au
tronc. Qui est si large qu’ils sont entièrement protégés du vent.
Elle sent l’écorce rugueuse à travers son manteau.
Vous avez assez chaud ? demande-t-il.
Il fait trop doux ici pour l’hiver, dit-il. Je ne cesse d’espérer que la neige
tombe, ces petits flocons qui s’échappent de ce vieux glaçon dans le ciel.
La question qui me préoccupe le plus ces jours-ci, dit-il, c’est comment
les gens peuvent-ils avoir des vies créatrices ?
Il lui raconte que le père de Charlie Chaplin chantait des chansons sur les
jolies filles dans les music-halls, qu’il était mort jeune et alcoolique, que sa
mère chantait elle aussi dans les music-halls avant de devenir folle au point
de ne plus pouvoir travailler. Un soir, Chaplin était monté sur scène à sa
place alors qu’il était encore tout petit, mais il connaissait par cœur les
paroles de la chanson, tandis que sa mère, toujours sur scène, avait le regard
dans le vague comme si elle avait tout oublié, oublié où elle se trouvait,
oublié qui elle était. Le jeune Chaplin avait chanté et effectué une petite
danse, et ensuite, la foule qui huait sa mère l’avait couvert de pièces et
d’applaudissements.
Il détestait Noël, dit-il. Pas étonnant qu’il soit mort un jour de Noël. À
l’orphelinat où il vivait – car sa mère avait été placée à l’asile –, le
responsable distribuait pour Noël une pomme à chaque enfant sauf à lui.
Cet homme lui avait dit, Charlie, tu n’en auras pas parce que, à cause de
toutes les histoires que tu racontes, tu empêches les autres de dormir. Alors
il l’a cherchée toute sa vie. Il appelait ça la pomme rouge du bonheur.
Quelle triste anecdote, dit-elle. C’est si triste.
Il s’excuse de lui communiquer sa tristesse.
Il s’en veut de sa propre tristesse.
Il lui raconte que, petit garçon, Chaplin jouait le rôle d’un chat dans une
pantomime à l’Hippodrome de Londres à l’époque où l’Hippodrome était
un théâtre très récent avec un bassin qui pouvait se remplir d’eau. Dans la
pantomime, des filles dansaient vêtues d’armures de chevaliers en
descendant dans l’eau jusqu’à disparaître sous la surface, puis un clown
surgissait et s’asseyait au bord du bassin avec une canne à pêche. Il se
servait de colliers en diamant comme appât pour attraper une fille du chœur.
L’homme lui détaille un tableau peint par le poète William Blake où deux
amants des écrits de Dante, que Sophie n’a pas encore lu à l’époque, ce
qu’elle fera par la suite, se rencontrent au paradis, où il y a aussi une femme
avec des couettes tressées faites d’âmes de bébés heureux, des anges aux
ailes couvertes d’yeux ouverts, et au bord, une autre femme vêtue d’une
robe verte qui incarne l’espoir et sourit en levant les mains au ciel.
Il agite les bras vers le ciel sous l’arbre pour mimer l’espoir.
Elle rit tout fort.
Un bel et heureux espoir, dit-il.
Ils trouvent refuge dans la cabane en bois de l’arrêt de bus. Il reprend la
couronne de houx qu’il a volée. Il regarde Sophia à travers ses feuilles. Elle
n’a jamais vu d’homme comme ça. Il ne s’intéresse pas du tout aux choses
dont les hommes de son âge vous parlent d’habitude.
Mais je suis vieux, maintenant, dit-il. Et vous, vous êtes jeune. Vous me
trouvez sans doute sénile. C’est vrai, j’ai tendance à laisser les belles choses
me côtoyer sans les utiliser plus qu’un ruisseau à sa source.
Pardon ? dit-elle.
Il rit. Il lui explique que c’est Keats qui dit ça, pas lui.
Dans ce cas, dites à Keats de ne pas être aussi stupide, dit-elle.
Des gens passent près du square. Joyeux Noël ! crient-ils. Joyeux Noël !
répondent-ils. L’horloge de l’église indique deux heures et demie. Je ferais
bien de regagner mes contrées de l’Ouest, dit-il. Je crains de trouver porte
close.
Ils vont raccrocher la couronne de houx à sa porte. Voilà quel genre
d’homme il est. Puis il la raccompagne malgré le vent jusqu’à la pancarte
de Chei Bres. Et là, il insiste pour remonter jusqu’à la maison sur le chemin
assombri par les arbres.
C’est une grande maison, dit-il quand ils l’atteignent. Mon Dieu.
Il y a encore de la lumière. Car bien sûr, ses occupants sont debout. Tout
comme les vampires, ils dorment dans la journée.
Elle n’est pas fermée, dit-elle. Ils ne sont pas du genre à fermer leur
porte.
Comme c’est accueillant, dit-il.
Un jour, dit-elle. Je posséderai cette maison. Un jour, je l’achèterai.
Bien sûr, dit-il. Je n’en doute pas.
Il l’embrasse sur la bouche.
Si c’est fermé chez vous, revenez, dit-elle. Vous pourrez toujours dormir
ici.
Merci, dit-il. C’est très gentil.
Il lui souhaite un joyeux Noël.
Quand elle cesse d’entendre ses pas, elle rentre. Elle s’arrête au pied de
l’escalier et songe à monter tout de suite se coucher. Puis elle se ravise. Au
cas où il reviendrait, elle décide de l’attendre pendant une demi-heure. Elle
se rend à la cuisine. Qui est pleine de fumée à cause des gens qui fument de
l’herbe. Quelqu’un gratte une guitare, une fille fait la vaisselle à trois heures
moins le quart du matin.
Personne ne lui demande où elle était.
Personne n’a sans doute même remarqué qu’elle était sortie.
Elle met la bouilloire sur le feu pour se préparer une bouillotte.
J’ai rencontré un homme, dit-elle à Iris.
Alléluia, dit Iris.
Il est venu dans ce coin du monde parce qu’il aime beaucoup l’artiste qui
fait les pierres avec un trou au centre. Celle qui habitait à St. Ives, c’est près
d’ici, non ? dit-elle. Il était triste car Charlie Chaplin est mort aujourd’hui.
Hier, je veux dire. Le jour de Noël.
Chaplin est mort ?
La nouvelle fait le tour de la table.
Zut.
L’Amérique a fini par avoir sa peau.
C’était un bon camarade.
Le Dictateur, dit Iris. Un grand film.
Iris se lance dans un discours sur la nouvelle dictature des médias et le
système féodal entretenu par les tabloïds, les lecteurs devenant esclaves de
leur propagande.
Sophia bâille.
Un homme qui a une chemise au col sale, des cheveux longs mal coiffés
et à qui sa calvitie donne l’allure d’un moine médiéval, explique que
Hepworth vivait tout près d’ici et qu’elle était anti-nucléaire. Sophia hausse
mentalement les yeux au ciel. Ils doivent dire ça de tout le monde, pense-t-
elle. Surtout des morts. Je parie qu’ils enrôlent tous les gens importants dès
qu’ils ne sont plus capables de s’exprimer par eux-mêmes.
J’en doute, car toute personne dotée de bon sens et d’un peu de jugeote
sait que nous avons besoin d’armes nucléaires, dit-elle à voix haute.
Tout le monde pivote vers elle de cette façon peu naturelle qu’ont les
hiboux de tourner la tête alors que leur corps reste immobile.
Cela tombe sous le sens, dit-elle. Nous avons besoin d’armes nucléaires
pour empêcher les pays qui ont la bombe de nous attaquer. C’est aussi
simple que deux et deux font quatre, camarades.
Pour la première fois depuis des mois, elle se sent courageuse et pleine
d’esprit. À les appeler camarades comme ça.
De toute façon, je ne sais pas comment vous pouvez prouver, dit-elle, que
cette artiste morte, qui ne peut donc plus donner son avis, était anti-
nucléaire de son vivant.
Personne ne peut argumenter contre ça. La seule chose qu’ils arrivent à
dire, c’est, tu te trompes. Elle l’était, un point c’est tout. Ça se voit dans son
travail, disent-ils.
Ils évoquent d’autres personnalités importantes. Une fille cite même Lord
Mountbatten. Comme si Lord Mountbatten, un militaire, était anti-
nucléaire. Un militaire royal ne serait pas aussi aveugle, stupide et borné.
Elle comprendra, dit Iris. Laissez-lui le temps.
Sophia agite ses lèvres, qui viennent d’être embrassées.
Elle remplit sa bouillotte et repose la bouilloire sur la cuisinière. L’une
des personnes qui attend pour se faire une boisson chaude secoue la
bouilloire pour montrer à tout le monde que Sophia a pris presque toute
l’eau.
Elle s’en moque.
Étonnamment, elle vient de vivre l’un de ses meilleurs Noëls.
Elle a rencontré un homme qui connaît Dante, Blake et Keats, un homme
qui parle comme si les mots étaient magiques, qui lui a présenté ses
excuses, qui a su comprendre son état et le respecter, qui l’a regardée à
travers une guirlande de houx et qui lui a raconté plein de choses sur l’art,
les poèmes, le théâtre, la robe verte de l’espoir.
Elle était assise contre un arbre de l’époque élisabéthaine. Sa tête est
remplie d’images de filles en armure qui descendent sous l’eau jusqu’à y
disparaître, tête comprise, des filles qui guettent l’éclat de l’hameçon du
pêcheur.

Il était tôt, il faisait encore nuit. L’étrangère avait regagné la grange pour
y dormir. Arthur dormait, lui aussi. Ainsi que la sœur de Sophia au dernier
étage de la maison.
Elle se rendit à sa chambre, ferma la porte à clef et ouvrit son dressing.
Elle dégagea, paire par paire, toutes ses chaussures. Ce qui lui prit un petit
moment, car elle aimait beaucoup les chaussures. Elle en avait de
nombreuses paires. Elle était une femme à chaussures.
Elle souleva les lattes du dressing.
Elle saisit la pierre à deux mains. Qui était lourde. Dans la lumière pâle
de l’aube, elle paraissait couverte de jolies veinures. Elle était d’un brun ou
d’un rouge très clair semblable au matériau utilisé dans la partie supérieure
des murs au Panthéon de Rome. Sophia avait visité cette ancienne église où
les reliques de Raphaël, l’artiste de la Renaissance, étaient conservées dans
un tombeau en pierre sur le côté, et où des milliers de personnes
déclenchaient le flash de leurs téléphones et de leurs appareils photo dès
l’ouverture, dès que les portes très hautes et très lourdes s’écartaient avec
une sérénité puissante, elles ne pouvaient pas faire autrement, en ce lieu qui
accueillait presque toujours trop de monde, qui bourdonnait toujours de
public et qui, selon Sophia, avait un décor bien trop chargé dans sa partie
inférieure.
Mais à mesure qu’on lève les yeux, et que le bâtiment s’élève, le décor se
simplifie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que de simples reliefs, puis des carrés
et des carrés de pierre. Et au centre de la coupole, il y a une ouverture
ronde, comme une vue à l’air libre, la lumière, le ciel en guise de toit.
Le Panthéon.
De tous les dieux.
Qu’est-ce que c’était, déjà, dans ce vieux et beau poème, qui fond comme
neige en mai, comme si pareille froidure n’existait pas ? C’est vrai que la
pierre était froide jusqu’à ce qu’on la réchauffe. Cette boule de pierre
provenait d’un pays chaud, n’est-ce pas ? Sophia avait un jour entendu
quelqu’un parler d’une pierre qui ressemblait à du marbre et qui venait du
nord de l’Angleterre, la personne à la radio expliquait que les pierres
avaient des odeurs, que la pierre du Nord libérait parfois un parfum de
décomposition parce qu’elle contenait la carapace d’anciennes créatures
dont l’odeur se diffusait à l’air libre.
Elle porta la pierre à son nez. Elle sentit l’odeur de son dressing et de son
parfum.
Elle la plaqua contre son visage.
Sa surface était lisse.
Dehors, par la fenêtre, apparaissait le jour, mais il n’y avait aucun bruit
de voiture, il était encore trop tôt. Ce qu’il y avait, c’était le bruit hivernal
des corbeaux et des chants d’oiseaux par-dessus comme deux fronts météo
qui se rencontrent, comme la saison à venir qui se prépare au cœur de la
précédente.
Elle remet la pierre dans son papier de soie. Un papier de soie plutôt neuf
car le dernier a été rongé par plein de petites mites. Dès qu’elle y repensait,
ça la faisait rire ; elle avait observé ses vêtements suspendus, puis toute la
chambre. Que les papillons dévorent tout, s’ils en avaient envie. La maison
pouvait disparaître, car, au centre des ruines, que subsisterait-il ?
La pierre, magnifique, intacte.
Sophia remit les lattes, puis une première paire de chaussures, la
suivante, etc.

Par un mardi chaud de juillet 1985 en fin de matinée sur Great Portland
Street à Londres.
C’est vous ? dit-il. Mais oui, c’est bien vous !
Et c’est vous, dit-elle. Danny.
Sophia, dit-il. L’adresse que vous m’avez donnée. Je l’ai perdue.
Et moi, j’ai perdu la vôtre, dit-elle.
Je l’ai glissée dans ma poche, et juste après, elle avait disparu, dit-il.
C’était terrible.
Sans doute un coup de Cornouailles, dit-elle.
Vous croyez ?
Ou alors, de ce satané Devon, dit-elle.
Je comprends ! dit-il. Vous vous en souvenez. Mon Dieu. Vous n’avez
pas changé. Vous êtes encore plus vous-même que dans mon souvenir. Vous
êtes si belle.
Non, dit-elle. Et vous, donc.
J’ai vieilli, dit-il.
Vous êtes toujours le même, dit-elle.
À ce détail près que Devon est à l’université, et que Cornouailles vient de
passer le bac, dit-il.
Elle rit.
Vous êtes exactement le même, dit-elle.
J’ai trouvé la signification de Chei Bres, dit-il.
La signification de quoi ? demande-t-elle.
Le nom de la maison, répond-il. C’est du dialecte de Cornouailles.
Vous parlez ce dialecte, maintenant ?
Non, dit-il. Juste l’allemand, le français et l’italien. Je suis encore capable
de lire un peu d’hébreu si on me le demande, mais non, pas le dialecte de
Cornouailles. En revanche, j’ai fait des recherches, et cela signifie la
maison de l’esprit, de la tête, de la psyché. La maison de la psyché. J’avais
cherché en 1978. J’attendais de pouvoir vous le dire.
Eh bien, dit-elle.
Eh bien, dit-il.
C’est fait, maintenant, dit-elle.
Oui, dit-il.
Merci, dit-elle. Je n’arrive pas à croire que vous vous en souveniez.
Comment aurais-je pu oublier ? dit-il. Que faites-vous, là ? Accepteriez-
vous d’aller prendre un café, ou autre chose ?
J’ai une réunion, dit-elle. Mais oh…
D’accord, dit-il. Dans ce cas, nous pourrions peut-être, une autre…
Non, je voulais dire, oui. Je peux rater cette réunion, dit-elle.
Ils prennent un taxi. Il possède une maison sur Cromwell Road, il dit
qu’il l’a achetée pour une bouchée de pain dans les années 1960. Elle se
rend compte que ça vaut sans doute une petite fortune, à présent. Les
fenêtres sont immenses et l’intérieur composé d’un seul espace, la chambre
au-dessus du salon, la cuisine en dessous. Les bibliothèques sont remplies
de livres et d’art, la beauté est omniprésente. Quand ils font l’amour (car ils
font l’amour dès qu’il a refermé la porte), c’est meilleur que toutes les
autres fois où elle a fait l’amour. Ce n’est pas seulement du sexe. Elle a
l’impression d’être regardée, écoutée, considérée au lieu de simplement
baisée, sautée, niquée. Ce n’était pas seulement du sexe, c’était quelque
chose qu’elle n’avait jamais, quelque chose pour lequel elle n’avait pas de
mots. Il se produit une chose sur laquelle elle ne sait pas mettre de mots.
Car cela pourrait vite devenir vulgaire ; vous voyez un peu ce dont les
mots sont capables ? Mais ce n’est pas ce qu’elle veut dire. Ce qu’elle veut
dire, c’est que les mots réduiraient ça, en feraient quelque chose que ça
n’est pas.
Plus tard, alors qu’elle marche dans les rues en rentrant chez elle, elle
retrouvera les mots, elle sera éblouie, sous le choc, sans toit comme une
maison après un grand coup de vent, murs abattus, béante, peut-être même
trop, parce que la rue où elle se trouve est plutôt délabrée, malgré tout elle
lui semblera pleine de vie, et même si sous ses pieds, il n’y a que la
chaussée, la chaussée est belle, vraiment belle, alors que, soyons honnêtes,
une chaussée, ce n’est pas beau, même l’abribus est beau, les bâtiments,
miteux, beaux, il y a un beau fast-food, une laverie automatique
incroyablement belle remplie d’étrangers dont les silhouettes dans les
derniers rayons de soleil de la journée sont belles, oui, même si elle sait que
ça n’est pas le cas, mais qui seront, à cet instant, incroyablement beaux.
Pour l’instant elle est étendue, nue, sur le grand sofa. Elle contemple les
œuvres d’art au mur tandis qu’il va préparer un petit repas à la cuisine.
Certaines œuvres ont l’air très modernes. Certaines semblent primitives,
cette pierre avec un trou dedans comme une petite pierre debout.
C’est comme dans le roman The Owl Service, lui dit-elle quand il revient.
Oui, dit-il, et c’est ce que Hepworth veut, selon moi, à creuser des trous
dans ce qu’elle fabrique, elle veut que les gens pensent ce que tu viens de
me dire, sur le temps et les choses anciennes, mais aussi, elle veut qu’ils
puissent toucher ses œuvres pour se souvenir qu’il y a des choses
physiques, sensorielles et immédiates.
Dans un musée, jamais on n’aurait le droit d’y toucher, dit-elle.
Ce qui est bien dommage, dit-il.
Et ça vaut cher ? demande-t-elle. Ce que je veux dire, c’est, ça vaut cher,
non ?
Je l’ignore, répond-il. Les œuvres valent toujours plus cher à la mort de
l’artiste, or Hepworth a disparu depuis dix ans, maintenant. J’adore cette
pièce. C’est ce qui donne de la valeur à ce monde.
Il lui explique qu’il s’agit d’une mère et de son enfant, la petite pierre
étant l’enfant, et la grosse, la mère. La plus grande a un trou, mais aussi un
endroit plat pour que la petite puisse s’y poser.
Il lui explique que l’artiste disait être lasse des visages et des tragédies,
qu’elle rêvait d’un langage universel.
Un langage où le monde parle de lui, dit-il, au lieu de nous à sa surface
qui nous disputons bêtement dans toutes sortes de langues.
Elle tend une main en direction des pierres.
Je peux ? demande-t-elle.
Oui, répond-il. Tu n’as pas le choix, même.
Elle saisit la plus petite des deux pierres, incurvée comme un sein,
lourde. Elle met ses mains en coupe autour. Puis elle la repose. Elle passe le
doigt dans le trou de la grande. Ce n’est qu’un trou creusé dans la pierre.
Mais c’est stupéfiant. Le toucher est étonnamment satisfaisant.
Ça serait bien si on était pleins de trous, dit-elle. Comme ça, tout ce
qu’on n’arrive pas à exprimer pourrait quand même s’échapper.
Quelle façon intéressante de voir les choses, dit-il.
Elle rougit à l’idée d’être intéressante.
Elle fait le tour de la sculpture. Cette œuvre vous y pousse, elle vous
oblige à la regarder de différents points de vue. C’est comme voir à la fois
l’extérieur et l’intérieur de quelque chose.
Elle garde le silence, au cas où il pense qu’elle cherche à faire son
intéressante.
C’est juste des pierres, deux pierres, dont l’une avec un trou.
Elle revient se glisser entre ses bras comme entre ceux d’un fauteuil.
Connais-tu l’histoire, dit-elle, de cet artiste brillant à qui un roi envoie
des hommes pour lui demander de réaliser l’œuvre d’art parfaite, l’artiste
dessine un cercle, uniquement un cercle, mais un cercle parfait, il le tend
aux hommes, et il dit, vous donnerez ça à votre roi pour moi ?
C’est une vieille anecdote au sujet de l’artiste Giotto, lui dit-il à l’oreille.
À tes souhaits, dit-elle.
Je n’ai pas éternué, j’ai simplement prononcé le nom de cet artiste :
Giotto.
Je sais, dit-elle. Je sais que tu n’as pas éternué. Ce que je voulais dire,
c’est que tu viens d’accomplir un souhait. Alors je t’en remercie.
Lequel ? demande-t-il.
Déjà, d’avoir su de quoi je parlais, répond-elle. Ensuite, de donner vie à
cette histoire, de l’attribuer à une vraie personne, pour que ça ne soit plus
uniquement un mythe. Je connais cette histoire depuis mon enfance.
J’ignorais qu’elle était vraie.
J’ignore si elle est vraie, elle est sans doute apocryphe, mais que
sommes-nous d’autre ? Nous sommes tous apocryphes.
Elle lui explique que des scientifiques viennent d’envoyer dans l’espace
un engin appelée Giotto afin de prendre des photos des étoiles et de la
comète qui revient bientôt.
Attends un instant, dit-il.
Il se dirige vers la bibliothèque près de la fenêtre où sont rangés des
livres dans leur langue d’origine. Le soleil caresse ses épaules nues.
Giotto, dit-il.
Puis il sourit.
À tes souhaits, dit-il.
Cela devrait être ennuyant, que quelqu’un avec qui vous venez de
partager votre intimité aille chercher un livre. Mais c’est tout le contraire. Il
s’agenouille près du canapé et ouvre le livre.
C’est Noël en juillet, dit-il.
Ce bleu, dit-elle.
Et ce rouge et cet or dans ce bleu, dit-il. Et cette étoile. Une boule de
glace féroce. Glace, poussière, noyau. La cape de la Vierge était sans doute
bleue, elle aussi, à l’origine. Elle a perdu sa couleur. L’étoile était sans
doute plus vive aussi. C’est difficile d’imaginer à quel point elle devait
briller. La plus belle des étoiles. On pense qu’il s’agit d’une représentation
de la comète de Halley.
Elle revient, dit-elle. L’an prochain. J’attends son retour depuis mes
treize ans.
Sophia contemple l’œuvre de l’artiste qui a dessiné ce cercle parfait. Les
chameaux semblent rire alors que les humains et les anges ont l’air sérieux,
les rois mages avec leurs cadeaux, dont l’un baise les pieds de l’enfant.
Sophia se rend compte qu’ils ont tous l’air en équilibre au bord d’une
falaise. Elle passe le doigt sur le bord.
Regarde, dit-elle. Ils sont en Cornouailles.
Il rit.
En réalité, ils sont à Padoue, dit-il. Le tableau, en tout cas. Nous devrions
aller voir la comète du premier Giotto avant que le nouveau Giotto ne la
voie. Allons-y maintenant.
En Italie ? demande-t-elle.
Demain, répond-il. Ce soir.
Je ne peux pas partir comme ça en Italie, dit-elle.
D’accord, dit-il. Dans ce cas, allons en France. À Paris. Quelques jours.
Je suis sérieux. Il y a tant de choses que j’aimerais y voir.
Paris, dit-elle.
Qu’en penses-tu ? demande-t-il. Ce n’est pas loin. Moins loin que l’Italie.
On y va ?
Mais j’ai du travail, répond-elle.
Moi aussi, j’ai du travail, dit-il.
Il lui sourit.
Tu es un homme de l’instant, dit-elle.
En effet, dit-il. Est-ce une bonne chose ?
Oui et non, dit-elle.
Ils posent le livre encore ouvert.
Ils font à nouveau la chose qui n’a pas de mots.
Ça la traverse.
C’est tellement bon que c’en est terrifiant.
Elle va devoir faire attention à ne pas perdre la tête.
Le jour le plus court de l’année 1981, lors du mois de décembre le plus
enneigé depuis 1878, par un lundi matin froid, humide et brumeux, les gens
qui campent devant l’entrée principale de la base aérienne sont réveillés au
bruit d’un bulldozer.
La terre a été aplatie tout autour de leur camp. Un nouveau système
d’évacuation va être mis en place, ainsi en ont décidé les autorités
militaires, qui passe sous l’endroit où campent les manifestants.
C’est ça, oui, bien sûr.
Certains campeurs se placent devant et derrière l’engin. Et refusent de
bouger.
Le chantier est à l’arrêt.
Les manifestants annoncent au commandant du camp qu’il n’est pas
question que ces tuyaux d’évacuation soient posés.
En aparté, ils se disent que la prochaine fois, ils vont devoir se lever plus
tôt pour ne pas être surpris.
Le nombre de manifestants qui occupent le camp oscille désormais entre
six et douze, hommes et femmes confondus, même si le camp deviendra
bientôt exclusivement féminin. Cette décision provoquera de vastes débats
au fil des mois et des années.
Il y a un préfabriqué bleu pour servir de refuge en cas d’urgence. Il ne
durera pas. Dans peu de temps, il sera démantelé et emporté.
Il y a un espace commun composé de plastiques, de bâches et de
branches d’arbres. On y organise des conférences, c’est un endroit un peu
protégé des conditions météorologiques. Il ne durera pas non plus.
Certains habitants du coin ont généreusement proposé aux manifestants
un accès à leurs toilettes. Ce qui a été crucial quand le commandant de la
base a coupé l’accès à la bouche d’incendie de l’autre côté de la route. Les
manifestants ont écrit aux services des eaux, lesquels leur adressent
désormais une facture mensuelle.
Bientôt, le nombre des manifestantes atteindra un niveau inespéré. Les
femmes tisseront des brins de laine colorés et des rubans sur la clôture, mais
aussi en travers de l’entrée. Elles découperont la clôture à la pince et
s’introduiront presque chaque nuit dans la base pour ensuite être déférées au
tribunal, accusées d’avoir créé une brèche dans la paix, puis reviendront au
camp après des condamnations à des peines de prison ou des amendes et
recommenceront aussitôt à faire des trous.
Il y aura bientôt toujours ou presque des trous dans la clôture, autant que
de chansons inventées par les manifestantes. En réalité, le camp inventera
tellement de chansons que si on les écrivait, elles couvriraient plus de mille
pages. Cher commandant, cher commandant, il y a un trou dans la clôture.
Eh bien, réparez-la, cher soldat. Mais les femmes recommencent sans cesse,
cher commandant, cher commandant. Dans ce cas, arrêtez-les, cher soldat.
Mais elles continuent, cher commandant, cher commandant. Dans ce cas,
abattez-les, cher soldat. Mais elles chantent, cher commandant, cher
commandant. L’armée et la police découvriront rapidement qu’elles ne
peuvent pas faire grand-chose pour empêcher des manifestantes de chanter
sans trahir leur honte et la brutalité au cœur de leurs représailles.
Dans à peine moins de deux ans, arriveront les premiers missiles de
croisière.
Dans à peine moins d’un an à compter de ce jour, par un dimanche de
décembre et de neige fondue, plus de 30 000 femmes venues de partout
dans le pays, de partout dans le monde, se répartiront autour des quinze
kilomètres de circonférence de la base pour former quinze kilomètres de
chaîne humaine. Elles se prendront la main de façon à faire une clôture
vivante.
Tout ça aura été organisé grâce à des chaînes de lettres. Rejoins la cause
de la base. Envoie cette lettre à dix de tes amies. Demande-leur de
l’envoyer à dix de leurs amies.
Les manifestantes considèrent qu’elles veillent sur les endormis.
Elles considèrent les millions de personnes dans le monde qui ne voient
pas le danger comme aveuglées par la neige, comme des explorateurs des
pôles prêts à se coucher et à s’endormir dans la neige ; après coup, les
ouvrages sur elles raconteront c’était l’une des analogies les plus
fréquemment utilisées par les manifestantes quand elles tentaient de décrire
au monde la nécessité urgente de leurs actes.
Si vous fermez les yeux, vous mourrez.
Mais pour l’instant, c’est le premier Noël au camp (il y aura des Noëls de
protestation jusque dans le siècle suivant). Le facteur apporte le courrier.
Les manifestantes font chauffer de l’eau et lui offrent une tasse de thé. Il
s’assied sur une chaise qui sera bientôt écrasée dans le broyeur des
huissiers. Pour l’instant, c’est encore une chaise.
Et après sa disparition ?
Il s’assiéra par terre.
Au bout d’un moment, les autorités militaires raseront entièrement le
camp et feront en sorte qu’on ne puisse pas le rebâtir, ils élargiront la route
qui mène à l’entrée, de façon à faciliter le trafic militaire en augmentation.
Les manifestantes se déplaceront un peu plus loin que le camp d’origine.
De retour à Londres quelques jours après le Nouvel An, Art, au lit dans
l’appartement vide, se remémorera avec horreur combien il n’avait été
d’aucune aide à Charlotte quand elle lui avait raconté ce rêve récurrent où
elle se découpait la poitrine avec des ciseaux à volaille.
Cette absence de soutien, parmi bien d’autres, le hantera à jamais. Et le
laissera à jamais en morceaux.
Il regrettera de ne pas avoir quitté son écran pour la prendre dans ses bras
chaque fois qu’elle lui racontait son rêve. Rien que la prendre dans ses bras,
ça aurait été mieux que ce rien qu’il lui opposait, et même pire que ce rien,
ce mépris pour elle parce qu’elle ressentait quelque chose et tentait de
mettre des mots dessus, essayait de mettre ça en images.
Il regrettera de ne pas avoir été le genre d’homme à dire, quand sa
compagne lui raconte une chose telle que ce rêve, ne t’inquiète pas, ma
chérie, je vais tout arranger, puis à imiter un chirurgien muni d’une aiguille
et de fils métaphysiques, de fils imaginaires, qui recoud la plaie en zigzag.
Rien que faire le geste des points.
Au moins ce signe d’attention.
À la mi-janvier, il écrira à Charlotte pour lui annoncer qu’il voudrait lui
transmettre le nom de domaine, la maintenance et les productions d’Art en
Nature, si elle accepte. Il lui écrira qu’il n’était pas à la hauteur, mais
qu’elle, elle le sera. Qu’il sait qu’elle excellera. Il signera sa lettre avec des
cœurs.
Il enverra aussi un email à Sa4A, Service Divertissements, pour
demander à rencontrer quelqu’un de chez eux afin d’avoir une discussion
sur la société et le rôle qu’il y tient.
Charlotte lui répondra une très gentille lettre où elle s’excusera pour ce
qu’elle a fait à son ordinateur et proposera de lui en acheter un neuf. Il la
remerciera en disant qu’il serait enchanté d’avoir une nouvelle machine.
(Par politesse, il se retiendra de suggérer la marque, le modèle et le système
d’exploitation.)
En quelques jours, Charlotte aura posté sur les drones qui ont remplacé
les plans grue de façon à incarner l’œil divin dans les films et téléfilms
dramatiques. Et ça sera vraiment un bon post. Art en Nature commencera à
décoller. Elle fera suivre ça avec un post sur les micro-plastiques
omniprésents dans nos vêtements, jusque dans notre salive. Puis elle écrira
un texte sur le sexisme au parlement.
Une demi-heure après qu’il a envoyé son mail à Sa4A, Art recevra la
réponse standard amicale du bot amical de Sa4A qui lui enverra un lien vers
le site de Sa4A comme moyen de contacter le Service Divertissements de
Sa4A.
Art demandera que le bot le mette en contact avec une personne réelle
pour organiser un rendez-vous afin de venir saluer en personne les autres
employés.
Une demi-heure après avoir envoyé son mail à Sa4A, il recevra la
réponse standard amicale du bot amical de Sa4A qui lui enverra un lien vers
le site de Sa4A comme moyen de contacter le Service Divertissements de
Sa4A.
Il ira sur le site et cliquera sur CONTACTEZ-NOUS.
Il recevra l’adresse mail du bot avec lequel il vient de communiquer.

Imaginons à présent l’impossible, regardons par une fenêtre à travers


laquelle on ne peut pas vraiment voir, car la buée hivernale recouvre toutes
celles de la grange où Art est blotti dans le lit de fortune de Lux et Lux
assise en tailleur sur une caisse au-dessus de lui.
Le lendemain de Noël vers 10 heures du matin. Art vient de se réveiller.
Lux lui a apporté une tasse de café. Sa tante est en train de préparer le petit
déjeuner, dit Lux ; elle dit que sa mère et sa tante sont ensemble dans la
cuisine sans se disputer, et que non, la salle à manger n’est pas remplie d’un
morceau de littoral, qu’il n’y a de littoral visible nulle part, ni dans la
cuisine ni dans aucune des pièces qu’elle a parcourues ce matin.
Mais il était là, dit Art. Dans la salle à manger. Avec nous. Au-dessus de
nos têtes. C’était comme si quelqu’un avait découpé un morceau de littoral
pour le plonger vers nous, comme si nous étions le café et le littoral, la
biscotte. Elles se disputaient dessous, toi, tu étais là aussi, mais aucune de
vous n’avait idée de sa présence.
Le littoral qui s’est invité à dîner, dit-elle.
Il se gratte la tête. Il frotte son pouce contre ses autres doigts. Qu’il lui
tend.
Il me reste encore des petits bouts dans les cheveux, dit-il. Tu les vois ?
Je n’avais pas bu. Je l’ai vu pour de bon. Il était là.
On a l’impression que tu t’es cogné la tête contre le monde, dit Lux.
Comme le docteur du dictionnaire.
Le quoi ? dit-il.
L’évêque Berkeley qui avait donné des coups de pied dans une grosse
pierre pour prouver que la réalité est la réalité, que la réalité physique
existe. « Je réfute donc cela », c’est la phrase qui est restée célèbre.
Qui ça ? demande Art.
Le docteur en littérature, répond-elle. L’auteur du premier dictionnaire
anglais. Johnson. Pas Boris. L’opposé de Boris. Un homme qui s’intéressait
au sens des mots, pas un homme dont les intérêts vident les mots de leur
sens.
Mais comment tu sais tout ça ? demande-t-il. Au sujet des livres, des
dictionnaires. Tu en sais plus sur Shakespeare que moi.
J’ai un plôme.
Un quoi ? demande-t-il.
Une partie de diplôme. Et puis, je passe mes jours de congé à la
bibliothèque. En tout cas, je les passais. C’est ce que j’avais l’habitude de
faire jusqu’à ce que.
Tu n’as rien vu ? Tu n’as vraiment rien vu ? demande-t-il.
Pour moi, la terre n’a pas bougé. J’étais dans la salle à manger. J’étais là.
Mais je n’ai vu ni littoral, ni bout de terre, rien de ce que tu décris, non.
Faut voir un médecin, dit-il.
Tu vois un médecin ? demande-t-elle.
Elle se met debout sur la caisse et regarde partout dans la grange.
Non, je vais aller en voir un, je vais prendre rendez-vous quand les
cabinets rouvriront, dit-il.
Ça ne devrait pas être trop long, dit-elle en se rasseyant. De nos jours,
dans ton pays, on n’attend en général que six mois en cas de sérieux
problème mental.
Mais je suis en train de devenir fou, dit-il.
Il se blottit sous l’édredon. Il le tire au-dessus de sa tête. Lux descend de
la caisse pour s’asseoir à ses pieds. Il sent sa présence. Elle attrape son pied
à travers l’édredon et le serre. C’est agréable.
Je l’ai dit à ta tante hier soir, dit-elle. Après que tu t’es endormi ici. Je lui
ai dit, Art a des visions. Ta tante a dit, c’est une belle définition de l’art.
Puis elle a dit que ça n’était pas étonnant d’avoir des visions, dans la
mesure où l’époque que nous vivons est vraiment surprenante. Que la
semaine dernière, alors qu’elle traversait une gare à pied, elle avait vu
quatre policiers en noir avec des mitraillettes qui proposaient de l’aide à des
personnes âgées en train de consulter un plan. Les personnes âgées avaient
l’air si petites et si frêles, tandis que les policiers paraissaient immenses, de
vrais géants, à côté. Là, elle s’était dit, soit j’ai des visions, soit le monde
devient fou.
Puis elle s’est dit, quoi de neuf là-dedans ? J’ai eu toute ma vie des
visions dans ce monde de dingues.
Et je lui ai répondu, non, ce que tu as eu, c’était vraiment une
hallucination, pas le réel. Puis elle a dit :
Où serions-nous sans notre capacité à voir au-delà de ce que nous
sommes censés voir ?
Et toi ? demande Art depuis l’édredon. Ça t’est déjà arrivé ?
D’être littoralée ? demande-t-elle. Viens faire un petit tour d’horizon de
mes littoraux personnels.
Quand j’avais une dizaine d’années, un oncle de ma mère a fait notre
arbre généalogique et m’a montré où était ma place. Tout en bas. J’ai
regardé tous les noms au-dessus du mien, de plus en plus anciens, tous ces
siècles qu’ils supposaient, et je me suis dit, tous ces gens au-dessus de ma
tête ont un jour existé, et je suis reliée à chacun d’entre eux. Ils sont tous un
peu en moi, alors que je ne sais rien, absolument rien, de presque tous ces
gens figurant là.
Des années plus tard, alors que j’avais dix-sept ans, je marchais dans
Toronto et je me suis arrêtée au beau milieu de Queen Street car la nuit était
tombée d’un coup autour de moi en pleine journée, et là, j’ai compris pour
la première fois que j’avais sur la tête, à la manière d’une lingère ou d’une
porteuse d’eau, pas un bidon ou un panier de linge, mais des centaines de
paniers remplis d’ossements empilés les uns sur les autres, aussi hauts que
les gratte-ciel, qui pesaient si lourd sur ma tête et mes épaules que si je ne
m’en débarrassais pas, ils m’enfonceraient dans le sol comme cet outil que
les ouvriers utilisent pour fendre la chaussée. Je me disais, il fait si sombre
que j’aimerais avoir une torche, ou une boîte d’allumettes, juste une petite
allumette ferait l’affaire pour voir où je mets les pieds, pour saisir quelque
chose, retrouver l’équilibre et déposer mon fardeau afin d’inspecter le
contenu de chaque panier et leur faire honneur, et justice, à tous. Ne te
méprends pas. Je sais très bien qu’il n’y avait en réalité ni ossements ni
paniers sur ma tête. Mais c’est comme s’ils étaient là. Ici, plutôt.
Je comprends, dit Art.
D’un autre côté, dit Lux. Quand j’ai expliqué à ta mère ce que tu avais vu
hier soir, elle a eu l’air embêtée, elle a dit que tu devais te reprendre. Je
crois que ta mère fait partie de ces millions et millions de gens qui
atteignent chaque jour les limites de leur univers.
Mais sous l’édredon, Art n’entend pas ce que Lux dit sur sa mère parce
qu’il a commencé à percevoir un grondement et à sentir le sol vibrer sous
lui.
Mon Dieu.
Il retire l’édredon de sa tête.
Il lève la main pour demander à Lux de se taire.
Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-elle.
Ça recommence, dit-il.
Pour de bon ? demande-t-elle.
Oui, l’air gronde, dit-il. Et le sol tremble.
En effet, dit-elle. Comme s’il y avait des voitures ou un avion.
Tu l’entends, toi aussi ? demande-t-il.
Elle acquiesce.
Il se lève. Il va entrebâiller la porte de la grange. Un bus à impériale
rempli de passagers fait marche arrière puis remonte le chemin en direction
de la maison.
Je vois un bus, dit Art.
Moi aussi je vois un bus, dit-elle.
Art s’habille. Lorsqu’ils atteignent la maison, le bus est garé dans l’allée,
sa porte ouverte. Lux donne un coup de pied dans son flanc en métal.
Je réfute donc ce bus, dit-elle.
Au volant, un homme tend une cigarette le plus loin possible de la
fenêtre.
C’est un bus non-fumeur, dit-il.
La maison est remplie de gens. Il y a un tas de manteaux et de bottes sous
le porche. Et la queue devant les toilettes du rez-de-chaussée.
Un inconnu est assis à l’ordinateur de sa mère.
Ne me dérangez pas, dit l’homme. Je fais un FaceTime.
Debout derrière lui, une femme a l’air de s’ennuyer. Le type transmet des
coordonnées GPS à quelqu’un.
C’est mon mari, dit la femme, et merci de me poser la question, c’est le
pire Noël que j’aie jamais vécu de ma vie. Je viens de passer la nuit à
essayer de dormir dans un bus alors que je ne m’intéresse pas le moins du
monde aux oiseaux rares.
La femme se présente, Sheena MacCallum, et elle dit que son mari, elle,
leurs trois grands enfants et leurs compagnons sont tous montés à bord de
ce bus au départ d’Édimbourg la veille au soir. Sur le trajet, le bus n’a cessé
de récupérer des ornithologues amateurs. C’est son mari qui organise
l’expédition. Elle se moque bien de savoir si elle verra une paruline du
Canada de son vivant, mais son mari a compris qu’il y avait de l’argent à se
faire, tout en grappillant la possibilité d’observer un tel oiseau. Il s’est dit
que beaucoup de gens seraient partants si on leur offrait tout ça clef en
main, même si cela impliquait de voyager le soir de Noël, qu’ils paieraient
cher pour une telle expérience, à condition que quelqu’un la leur propose.
Et il avait raison, dit-elle. Qu’est-ce que je peux opposer à ça ? Le monde
est rempli de gens qui cherchent à observer un oiseau non natif.
Son mari fait un clin d’œil à Art depuis son FaceTime et se frotte le
pouce contre les autres doigts.
C’est un excellent Noël pour moi, dit monsieur MacCallum.
La femme prénommée Sheena présente ses enfants à Lux. Art se rend à
la cuisine. Des gens s’y déplacent en chaussettes ; d’autres sont installés à
table avec des boissons chaudes ; Iris est à la cuisinière Aga en train de faire
des œufs au plat et à la coque tandis qu’une femme beurre des toasts.
Art ose se rendre dans la salle à manger.
Où il n’y a nulle trace de littoral.
Très bien.
Bon.
Il y a plein de restes du repas de Noël dans la salle à manger, et des gens
se servent. Ils sont très émus d’être présentés à Art. Ils lui serrent la main.
Ils le remercient. Ils sont enchantés de faire sa connaissance. C’est un peu
comme s’ils voyaient le Messie.
À quoi ressemblait-elle ? demande un homme. Vous avez pris des
photos ?
Non, répond Art.
Mais vous l’avez vue, dit l’homme.
Art rougit.
Je… dit-il.
Il est sur le point d’avouer toute la vérité, mais à cet instant, l’homme lui
montre une carte de Cornouailles avec des croix à l’encre et dit :
Je sais, je sais. Le petit oiseau s’est envolé. Cela arrive aux meilleurs
d’entre nous. Mais vous, vous l’avez vu. Nous serions ravis de savoir à quel
endroit exactement, si vous pouviez nous l’indiquer. Si jamais…. Nous
allons rejoindre un groupe qui arrive de Londres et se rend à Mousehole
pour inspecter les autres points d’observation.
Quels autres points d’observation ? demande Art.
Nous allons nous rendre à chaque point où elle a été aperçue, qu’ils
soient supposés ou attestés, dit l’homme.
Il y a des endroits d’observation attestés ? demande Art. D’une paruline
du Canada ?
Mais où étiez-vous donc ? C’est partout sur le Net ! dit l’homme.
Pas de réseau, répond Art.
Le type lui montre sur la carte quatre lieux où l’oiseau aurait été vu, et
trois endroits où c’est une certitude.
Il montre une première photo sur son téléphone à Art, puis une autre, et
encore une autre.
Ça ressemble vraiment à une paruline du Canada. Et derrière la paruline,
le paysage ressemble bien à la région.
Mon Dieu, dit Art.
Et vous, vous l’avez vue, dit le type. Vous avez vraiment de la chance. La
mythique paruline du Canada, vous êtes l’une des seules personnes à l’avoir
vue de vos yeux de ce côté-ci de l’Atlantique.
En tout cas, dit le type qui s’appelle MacCallum en passant un bras sur
les épaules de Art, que nous ayons autant de chance que vous ou pas, il y a
plein d’autres oiseaux dans la mer par ici. Je suis assez excité à l’idée de
visiter un endroit tel que Mousehole.
Sa femme, Sheena, lève les yeux au ciel.
Je peux vous aider, dit Iris. J’ai un peu d’esprit de Noël en réserve.
Suivez-moi.
Oh mon Dieu, tu es là, Arthur, dit sa mère. J’aimerais montrer à certains
de nos visiteurs le stock de la grange avant qu’ils lèvent le camp en
direction de la côte.
Une petite troupe suit sa mère dehors.
Art commence à s’inquiéter. En tant que passionné de la nature, penseur
de la nature, ne devrait-il pas les accompagner en bus pour tenter
d’apercevoir une paruline du Canada ? Pourquoi n’est-il pas davantage
excité à l’idée de pouvoir, une fois dans sa vie, observer un oiseau qui a
survécu à la traversée de l’océan pour se pointer ici pile au bon moment ?
Mais ce n’est pas ce qui le préoccupe au sujet des ornithologues
amateurs.
Ce qui le préoccupe, c’est que ces gens venus du Nord disent rejoindre
un groupe en provenance de Londres. Et si Lux se mettait en tête de
demander aux gens de Londres de la ramener dans leur bus ?
Elle voudra très certainement repartir avec eux.
Elle tient là sa chance de quitter cet endroit aujourd’hui même, sans avoir
à attendre le lendemain.
Elle en a très certainement marre d’un type déjanté qui voit le littoral là
où il n’est pas, et de sa mère déjantée qui lui a dit qu’elle n’était pas la
bienvenue.
Il n’y avait même pas de lit pour elle.
À la place de Lux, il partirait.
Il n’a aucune idée d’où elle se trouve. Il ne l’a pas vue depuis qu’ils sont
revenus à la maison. Peut-être qu’elle est déjà dans le bus ?
Bien trop réel, ce bus.
Il va y jeter un coup d’œil.
Elle n’est pas dans le bus. Il n’y a personne dans le bus à part le
chauffeur qui lui propose une cigarette. Non, merci, dit Art. Mais auriez-
vous quelques allumettes ?
Il va inspecter le grenier, puis, l’une après l’autre, les chambres désertes.
Il revient dans la salle à manger, et dans le bureau. Il examine le jardin, il va
jusqu’à la barrière qui le sépare du champ. Il fait demi-tour en direction du
vacarme dans la maison, inspecte l’entrée, et pour finir la cuisine, où Iris est
à l’évier en train de verser un alcool à l’odeur doucereuse dans la flasque
que la femme prénommée Sheena lui tend.
Lorsque les autres personnes du bus voient ce que fait Iris, un murmure
parcourt le groupe, et une file de gens munis de flasques et de bouteilles en
plastique se forme devant elle.
Les ornithologues amateurs restent encore une petite demi-heure, puis ils
reprennent leurs appareils photo, remettent leurs manteaux et leurs bottes,
crient des mercis et remontent dans le bus. Qui fait demi-tour dans l’allée
en heurtant à deux reprises seulement le flanc de la maison puis descend en
oscillant entre les arbres tandis que ses passagers font des signes depuis la
vitre arrière jusqu’à ce que la maison disparaisse de leur vue.
La femme prénommée Sheena agite l’une des lampes Anglepoise issue
du stock de la grange.
Sa mère, qui se tient près de lui à la porte, ouvre grand les bras comme le
bus part. Elle montre à Art un rouleau de billets de banque.
C’était le début des soldes d’hiver, dit-elle. Tout doit disparaître. Savais-
tu que ta petite amie, en plus d’être une violoniste virtuose, est aussi une
vendeuse née ?

Le lendemain de Noël, en fin d’après-midi ; la nuit est tombée, ça


ressemble à une vraie soirée ; le salon est un cocon hivernal de chaleur. Art
somnole dans un fauteuil, Lux assise par terre contre ses jambes comme une
petite amie ou une vraie compagne devant la cheminée du salon. On dirait
presque un Noël parfait.
Sa mère parle (de façon assez rationnelle) avec sa tante des programmes
diffusés dans leur enfance à la télévision le matin de Noël, ces reportages en
direct depuis des services pédiatriques pour rappeler aux gens que certains
vont plus mal qu’eux, que les téléspectateurs ont la chance de ne pas être
hospitalisés ou de ne pas avoir à s’inquiéter pour un enfant qui passe Noël à
l’hôpital.
Non que nous les regardions, dit sa mère. Mais alors même qu’on
éteignait la télévision, on continuait quand même à penser à ces gens
hospitalisés le jour de Noël. Et il y avait quelque chose de bon là-dedans.
Espèce de vieille catho, dit Iris.
Eh bien, oui et non, dit sa mère. Ces émissions avaient une raison d’être.
Elles nous obligeaient à penser aux autres, qu’on le veuille ou non. Elles
n’étaient pas passionnantes, sauf si on connaissait l’une des personnes à qui
la caméra rendait visite à l’hôpital en compagnie de Michael Aspel ou tout
autre présentateur. Là, on s’y intéressait. Là, ça prenait tout son sens.
Je me souviens de papa qui nous racontait, quand on était petites, dit Iris.
Tu étais peut-être trop petite pour t’en souvenir. Que juste après la Première
Guerre mondiale, son propre père l’emmenait voir les vétérans à l’hôpital le
jour de Noël. Peut-être que le pathos de ces émissions est issu de ces visites,
de cet après-guerre.
En gros, pense Art dans son état de demi-sommeil, même si personne
n’ose le dire de nos jours, tous les gens qui ont connu la guerre ont risqué la
folie, pas à la manière du courageux Kenneth More avec son casque
d’aviateur, lequel réussissait à s’installer dans le cockpit du Spitfire malgré
ses jambes amputées, davantage comme ce cinglé dans le film intitulé A
Canterbury Tale qui met de la colle dans les cheveux de toutes les femmes
militaires.
Je me souviens de papa qui me racontait, dit Iris, c’est quelque chose
dont plus personne ne parle de nos jours, qu’après la guerre, le
gouvernement avait menti dans les grandes largeurs à de nombreux soldats
ayant subi des attaques au gaz moutarde, ainsi qu’à leurs familles, en leur
racontant qu’ils n’étaient pas malades à cause du gaz mais de la tuberculose
qu’ils avaient contractée, tout ça pour éviter de verser une pension de guerre
à ces blessés et à leur famille.
Sa mère ricane.
Encore un récit antisystème à la Iris, dit-elle.
Iris lâche un petit rire.
Même toi, Soph, malgré le pouvoir de ta sagesse, ton sens inné des
affaires et ton intelligence, tu ne peux rendre une chose fausse simplement
en déclarant qu’elle l’est.
Tu n’arrêteras jamais, n’est-ce pas ? est en train de dire sa mère (quoique
d’un ton affectueux). Tu continues à écorner encore un peu plus l’édifice de
ta vie. En vérité. Tu n’en as jamais assez ? Tu sais que c’est vain. Ta vie.
Est une œuvre à jamais futile.
Oh, ces temps derniers, j’ai revu mes ambitions à la baisse, dit Iris.
Depuis que je suis vieille, sage, et pleine de raideurs. Quitte à parler vrai,
ces derniers temps, quand je vois ces panneaux qui disent, gardez vos
distances, accès interdit, sous surveillance vidéo, je me rends compte que je
serais heureuse de voir ne serait-ce qu’un peu de mousse dans le soleil et la
pluie, et plus le temps passe, plus je serais heureuse de n’être plus que cette
mousse qui s’étale à la surface des panneaux pour recouvrir leurs mots de
vert.
Quitte à parler vrai, dit Art sans rouvrir les yeux, j’ai une question pour
vous deux.
Ouch, une question, dit sa mère.
Pour nous deux, dit Iris. Vas-y, fils.
Non, dit sa mère. Ce n’est pas. Ton fils.
Il leur raconte le souvenir d’une histoire qu’il a entendue tout petit.
L’histoire d’un garçon perdu dans la neige à Noël qui descend dans le
monde sous terre.
Oui, dit Iris. Oui, je t’ai raconté cette histoire.
Non, c’est faux, dit sa mère.
Si, c’est vrai, dit Iris.
Je sais que c’est faux, dit sa mère. Parce que c’est moi qui t’ai raconté
cette histoire.
Tu étais assis sur mes genoux dans la maison de Newlyn, dit Iris. Nous
étions allés voir les bateaux. Tu avais dit être triste parce que tu n’avais
jamais vu la neige. Je t’ai expliqué que tu l’avais déjà vue, mais que tu étais
alors trop petit pour t’en souvenir. Et ensuite, je t’ai raconté cette histoire.
Ne l’écoute pas, dit sa mère. Tu étais dans mon lit, tu avais fait un
cauchemar. Je t’ai apporté un chocolat chaud. Tu m’as demandé ce que
c’était, de la mauvaise neige, tu avais entendu ça à la télévision. Je t’ai
raconté cette histoire.
Je t’ai mis sur mes genoux, dit Iris, et je t’ai raconté cette histoire, je
m’en souviens très bien parce que j’avais fait en sorte que l’enfant ne soit ni
une fille ni un garçon.
Il se souvient d’un garçon, dit sa mère. Donc c’est mon histoire qu’il se
rappelle. Je suis sûre d’avoir raconté celle d’un garçon. Et moi aussi, je
m’en souviens très bien, j’y ai ajouté plein de détails que tu allais aimer,
Arthur, au sujet de philosophes, avec des trucages de cinéma parce que nous
venions d’aller visiter le Musée des images vivantes que tu avais adoré, et
aussi, j’ai mis des astronautes, ainsi que ces gens qui avaient étudié les
flocons de neige. Tu t’en souviens ?
Non, répond Art. En revanche, je me souviens du musée. Et d’une
personne qui m’a raconté quelque chose à propos des étoiles et de la neige.
Sur Kepler, dit sa mère. C’est moi qui t’en ai parlé. Je t’ai parlé de
Kepler, de la comète et des flocons de neige. Elle, elle ne sait même pas qui
est Kepler.
Artie, la raison pour laquelle j’ai fait en sorte que le héros de cette
histoire soit juste un enfant, que ça puisse être aussi bien un garçon qu’une
fille, c’est parce que notre mère nous avait raconté l’histoire quand nous
étions petites et que c’était une fille qui descendait dans le monde sous terre
avec des caoutchoucs par-dessus ses chaussures, et que j’ai voulu que tu
puisses à ton tour t’imaginer le héros de cette histoire.
Avec des quoi sur ses chaussures ? demande Lux.
Des caoutchoucs, répond Art.
Quelle jolie idée, dit Lux.
Ne vous emballez pas, Charlotte, ça n’est pas pratique du tout, dit sa
mère. Et quitte à parler vrai, il n’y a pas une once de vérité dans le
mensonge qui prétend que tu as vécu avec elle, Arthur. Une bonne fois pour
toutes, tu n’as jamais vécu avec elle. Tu as uniquement, quand tu étais très
jeune, vécu un petit moment avec mon père.
Qui me le refilait dès que tu le lui refilais, dit Iris. Parce qu’il ignorait
tout des besoins d’un petit enfant.
Il me semble qu’il nous a pourtant plutôt bien élevées, dit sa mère.
C’est notre mère qui nous a élevées, dit Iris. Notre père rentrait tous les
soirs à 17 h 45 pour le dîner.
C’est lui qui rapportait l’argent qui permettait de préparer ce dîner, dit sa
mère.
Peut-être. Mais il ne savait pas quoi faire d’un jeune enfant, dit Iris. Et ta
tentative de m’effacer de la vie de ton fils échouera. Parce qu’il le veuille
ou non, je figure dans sa banque de souvenirs. Les souvenirs, c’est bien
moins volatiles et bien plus concrets que n’importe laquelle de tes
institutions financières ou autres fonds de pension. Tu te souviens, Artie, du
jour où je t’ai emmené manifester, où on avait dansé en brandissant
d’immenses lettres de l’alphabet ?
Art rouvre les yeux.
Oui ! dit-il. Je me rappelle quelque chose comme ça. J’avais le A.
Tu as fait le A de PAS DE COUPE DE BUDGET, dit Iris.
Vraiment ? demande Art.
Puis on a effectué un mouvement, comme une petite chorégraphie, et tu
es devenu le premier A de NON AUX IMPÔTS LOCAUX, dit Iris.
Il n’a jamais vécu avec toi. Tu n’as jamais vécu avec elle, dit sa mère.
Comme nous avons de la chance, Philo, nous autres, de notre génération,
d’avoir connu ces étés de colère, cette force d’expression, les étés de
l’amour, dit Iris.
C’est vrai, dit sa mère.
Mais leur génération, dit Iris. Ils n’ont que des étés à la Harpagon. Ainsi
que des hivers, des printemps et des automnes à la Harpagon.
C’est tristement également vrai, dit sa mère.
Nous savions que nous voulions un monde sans guerre, dit Iris.
Nous œuvrions à autre chose, dit sa mère.
Nous étions à la pointe du progrès, dit Iris. Nous placions nos corps en
travers des machines.
Nous savions qu’il y avait autre chose dans notre cœur, dit sa mère.
Et là, il se produit quelque chose de curieux. Sa mère et sa tante se
mettent à chanter. Très naturellement, elles entonnent une chanson dans une
langue étrangère. Elles ont un peu de mal à s’accorder au début, puis elles
sont vite au diapason. Sa mère a une voix grave tandis que celle de sa tante
est aiguë, mais elles connaissent toutes deux la chanson comme si elles
avaient répété ensemble. Elles passent de ce qui paraît être de l’allemand à
l’anglais, puis continuent dans cette langue étrangère.
It was always you from the start, chantent-elles. Depuis le début, il n’y a
que toi.
Elles chantent ensemble en anglais, puis dans la langue étrangère, et
terminent en anglais.
On jurerait qu’elles sont de la même famille, ces deux-là, dit Lux.
Oui, de la mienne, dit Art. Que Dieu me vienne en aide.
Sa mère et sa sœur dans la même pièce, qui évitent de se regarder. Mais
qui sont toutes rouges. Avec un air triomphant.
C’est moi qui lui ai raconté cette histoire, pas toi, dit sa mère.
Moi aussi, je la lui ai racontée, dit Iris.
Cela peut sembler un peu étrange de songer encore à l’hiver en avril, par
un mois d’avril aussi doux, avec des oiseaux et des fleurs, des feuilles en
train d’éclore, par une journée aussi ensoleillée, la plus chaude de l’année
jusqu’à présent, qui bat presque le record de température du mois.
Art sera dans le métro le jour de cette chaleur surprenante et il se
représentera un vieux clavier d’ordinateur sous la neige, les flocons tout
doux pleins de trous qui recouvrent ses lettres, ses chiffres et ses symboles
pour former une architecture naturelle, et voici à quoi il songera :
Comment a-t-elle réussi à faire un jeu de mots aussi intelligent que Je
réfute donc ce bus ?
Comment pouvait-elle en savoir davantage que lui sur sa propre culture,
des choses intéressantes, en plus, pas simplement les savoir, mais les savoir
au point de faire des jeux de mots avec, d’être capable de faire des jeux de
mots dans une culture qui n’était pas la sienne, dans une langue qui n’était
même pas sa langue maternelle ?
À ce moment-là, il aura déjà fait des recherches sur le docteur Samuel
Johnson et sa controverse avec l’évêque au sujet de l’esprit, de la matière,
de la structure de la réalité.
Il sera passé à plusieurs reprises devant des Chicken Cottage, il aura vu
des publicités de Chicken Cottage collées par la pluie sur le trottoir et il se
sera convaincu que l’esprit et la matière ont beau être mystérieux, une fois
reliés, ils donnent la bienfaisance.
Allez, se sera-t-il dit. Sors-toi de là. Une hirondelle ne fait pas le
printemps. Elle s’est envolée, mais il y en aura d’autres.
Puis il se demandera si ce n’est pas sexiste de penser à une fille, voire
une femme, en termes d’oiseau.
Pourtant, il y a bel et bien eu un oiseau, un oiseau rare, dans cette
histoire, même si Art ne l’a jamais vu de ses yeux vu.
Ce qui est la raison pour laquelle il y pense, se dira-t-il.
Plein d’oiseaux dans la mer, avait dit le type.
Plein de bouteilles en plastique.
Il se souviendra de ce matin en Cornouailles où il l’avait payée 1000
livres en liquide pour avoir incarné Charlotte pendant trois jours.
Elle avait compté les billets avant de les répartir en différents tas et de les
glisser, pliés, dans plusieurs poches de son manteau et de son jean.
Merci, avait-elle dit.
Puis il avait tendu les deux poings, avec dans l’un, un billet de cinq livres
et trois pièces d’une livre, et dans l’autre, trois allumettes intactes.
Elle avait touché la main avec l’argent. Et souri.
Tu es un chic employeur, avait-elle dit. Je rebosse pour toi quand tu veux.
Elle avait touché la main avec les allumettes. Et de nouveau souri.
Et un chic type, aussi, avait-elle dit.
Elle s’était assise sur le lit de fortune, elle avait remis un premier
piercing, puis les anneaux, la petite chaîne, les tiges en argent. Alors qu’elle
tâtait chaque petit tunnel creusé dans sa peau (avec une douceur qui lui
avait procuré une érection, et qui lui en procurait une chaque fois qu’il y
pensait, même des mois plus tard), elle avait regardé dans la grange le stock
du Royaume des bonnes affaires, ces objets encore dans les caisses après
que, la veille, les gens en avaient acheté plein.
On ne possède pas les objets, avait-elle dit. Regarde-les qui nous
regardent. Nous croyons qu’ils nous appartiennent, que nous pouvons les
acheter puis les jeter quand nous cessons d’en avoir besoin. Ils savent qu’en
réalité, c’est nous-mêmes que nous jetons.
Ma mère dit que tu es une excellente vendeuse, avait-il dit.
En effet, avait-elle dit. C’est l’un de mes nombreux talents.
Puis elle avait enfilé son manteau, déposé un baiser sur la joue de sa mère
et la sienne puis, elle était montée en voiture avec Iris qui la déposerait à la
gare de façon à prendre le premier train, et elle avait disparu.
Il avait agité le bras. Sa mère aussi. Ils avaient agité leur bras depuis la
porte.
Il était retourné dans la grange remplie de tous ces objets stupides, et sa
poitrine lui avait paru très serrée.
Elle avait laissé près du lit une bouteille en plastique à moitié pleine. Il
s’était assis sur cette couchette de fortune et il avait bu le contenu de la
bouteille. Eau de source de montagne écossaise puisée selon les concepts
du développement durable, domaine de la propriété de Glorat, au cœur de
l’Écosse.
De l’eau saine.
Il avait glissé la bouteille vide sous son pull puis l’avait rangée dans son
sac à dos.
De retour chez lui, quand il avait défait ses bagages, il avait posé la
bouteille sur la table de nuit près du deck pour l’iPod, de ses carnets d’Art
en Nature et de son chargeur de téléphone.
Plus tard, dans le printemps en devenir, il s’assiéra sur le lit et feuillettera
l’un de ses vieux carnets. Il y verra, écrits de sa main, les mots blafard et
cruel.
Il ignorera totalement pourquoi il a noté ça mais se souviendra les avoir
inscrits sur sa paume à la boutique des idées.
Quelques semaines plus tard, il se rendra à l’endroit où Lux lui avait dit
travailler. Ah, Lux, lui dira-t-on. Ils s’interpelleront les uns les autres. Il y a
un type qui demande Lux. Ils lui expliqueront qu’elle s’était fait licencier en
février, il y a eu une charrette de dix personnes, elle en faisait partie.
Il verra quelques-unes de ces chips en polystyrène dont elle lui a parlé
voleter dans la cour au milieu des feuilles mortes de l’année précédente.
Il se penchera pour en ramasser une.
!
C’est d’une telle légèreté.
Puis il se rendra à la boutique des idées. Ce sera toujours la même
personne à l’accueil. Il lui posera des questions sur Lux, lui demandera si
elle a une idée d’où elle se trouve.
Le nom de Lux ne dira rien à cette dame.
Mais après avoir prononcé les mots piercing, fine, belle, intelligente,
l’une des personnes les plus intelligentes que j’ai jamais rencontrées, d’un
point de vue émotionnel autant qu’intellectuel.
Oh, dira la bibliothécaire.
Elle lui expliquera qu’elle a dû chasser cette femme de la bibliothèque,
mais que c’était il y a longtemps, l’année précédente.
Elle a tenté de passer la nuit ici, dira la bibliothécaire. Elle a peut-être
même réussi à le faire quelques fois. En cachette. D’eux. De nous, je
voulais dire. C’est strictement interdit, j’ai eu des problèmes sanitaires et
sécuritaires à l’époque, sans oublier que le reste de ce bâtiment a cessé
d’être public, c’est devenu une copropriété, si bien que la municipalité
n’hésite pas à entamer des poursuites. J’ai reçu l’ordre de lui interdire
l’accès au bâtiment. Si je voulais garder mon boulot, je n’avais pas le choix.
Comment va-t-elle, vous avez de ses nouvelles ? Ici, ce n’est pas un endroit
pour dormir, même si certaines personnes y somnolent dans la journée
quand elles sont fatiguées, alors quand personne n’a besoin de la place, on
les y autorise. Mais la nuit, il y a un risque d’incendie et des enjeux de
sécurité. C’était impossible pour moi. Pour nous.
La bibliothécaire se penchera alors et dira tout bas :
Si vous la voyez, voulez-vous bien lui transmettre mes amitiés ? Dites-lui
que Maureen de la boutique des idées lui transmet ses amitiés.

Le lendemain soir de Noël. Art et Lux sont blottis dans le lit de fortune
sur le sol tiède de la grange.
Lux a la tête posée sur son épaule.
Il ne s’est rien passé, il ne se passe rien : ni sexe, ni amour, rien de tout
ça. L’érection d’Art n’est qu’un élément agréable du tableau. Lux dans ses
bras, lui dans les siens, et parce que rien n’est jamais simple : il est au
paradis.
Non, mieux que le paradis. Art ne mourra jamais. Art vivra à jamais
grâce à cette tête sur son épaule.
Il essaie d’apercevoir son visage. Il distingue le sommet de son crâne là
où la raie s’incurve, puis le début de ses cils, son nez, un bout d’épaule dans
son T-shirt jaune.
Elle lui explique comment on peut venir d’un endroit, avoir été élevé
dans un autre, et donner quand même l’impression d’avoir grandi dans un
troisième.
C’est difficile, dit-elle. C’est comme une greffe, il faut savoir s’y
prendre. C’est une éducation en soi que de vivre dans ton pays
actuellement, quand on vient d’un autre pays.
Est-ce que je peux te demander, sans paraître grossier, dit-il. Pour
quelqu’un qui va et qui vient, qui ne sait pas toujours où il dormira, tu es
tellement…
Quoi ? demande-t-elle.
Nette.
Ah, dit-elle. Pour ça aussi, il faut savoir s’y prendre.
Elle lui explique qu’il y a un sèche-linge dans la buanderie de sa mère à
l’arrière de la maison. Qu’est-ce qu’il s’imagine qu’elle faisait là-bas en
pleine nuit, toutes les nuits ?
Puis elle dit qu’elle a accepté de lui parler, la première fois à l’arrêt de
bus, parce qu’elle avait apprécié la netteté de son esprit.
Moi, j’ai un esprit ? dit-il. Un esprit net ?
Toute créature a un esprit, dit-elle. Sans esprit, nous ne sommes que
viande.
Les moucherons, les mouches, elles ont un esprit, elles aussi, tu crois ?
demande-t-il. Parce que si j’ai un esprit, je te promets qu’il n’est pas net,
qu’il est pourri, même, et pas plus gros que celui d’une mouche.
Un esprit de la taille de celui d’une mouche, dit-elle. Dans son armure
étincelante. Tu as déjà vu la détermination d’une mouche à franchir une
vitre ?
Tu serais capable de parler de n’importe quoi, dit-il, et il n’y a rien que tu
ne rendes pas intéressant. Même moi, je deviens intéressant quand tu parles
de moi.
Elle lui dit qu’elle a accepté de lui parler ce jour-là sous l’abribus parce
qu’il donnait l’impression d’être braqué contre tout ce qu’il approchait et
contre tout ce qui l’approchait.
Alors je me suis dit, dit-elle, je me demande ce qui va se passer s’il se
braque contre moi. Ou moi contre lui.
J’aurais plié. Je suis fragile. Comme lui, dit Art en désignant de la tête la
silhouette en carton de Godfrey près de la porte.
Tu l’as très peu connu. Ton père si théâtral, dit-elle.
Je l’ai rencontré deux fois en tout et pour tout, dit-il. Quand j’étais très
petit. Je te l’ai dit, ils n’étaient pas proches. Ils étaient amis, mais… il n’a
jamais fait partie de ma vie.
Il hausse les épaules.
Un jour, après l’un de ses spectacles, on est allés dîner tous ensemble. Je
m’en souviens très bien, j’avais huit ans. Le spectacle, c’était Cendrillon,
qui se jouait à Wimbledon. Godfrey incarnait l’une des méchantes sœurs.
Les danseuses n’arrêtaient pas de me prendre sur leurs genoux et de me
faire rire, voilà ce dont je me souviens. Je me souviens plus de ça que de
lui. La seconde fois, on nous a pris en photo pour un journal qui faisait un
reportage sur lui, on a dû poser autour d’un arbre de Noël avec des cadeaux.
Je ne m’en souviens pas, mais on a l’article quelque part. Quand je pense à
la scène, c’est l’article qui me revient en tête, pas ce qui s’est réellement
passé.
Alors, quand je songe à lui, quand je songe au mot père, c’est comme s’il
y avait un trou dans ma tête. Mais ça ne me gêne pas. Comme ça, je le
remplis avec ce que je veux. Ou bien je le laisse vide.
Même si certains jours, j’ai l’impression d’être une voiture à l’arrêt à
cause de la batterie qui est à plat.
Mais j’aime bien son style, à Godfrey Gable. J’aime croire que j’ai hérité
de lui. Et de sa dignité, quoique tu penses de moi. Ce que je préfère dans
tout ce qu’il a fait, c’est la campagne publicitaire pour Branston. Il y a les
encarts quelque part, sans doute dans l’un de ces cartons. Il brandit un bocal
en regardant l’appareil photo de son air intelligent, et près de sa tête, il y a
ces mots :
Je suis plus homme à goûter au défi qu’homme à défier les goûts.
Je ne comprends pas, dit Lux.
Ah ah, dit-il. C’est assez difficile à expliquer.
C’est quoi, Branston ? demande-t-elle.
Une marque de cornichons, répond-il. Je te retrouverai à Londres et je
t’en apporterai un bocal, on en mangera avec du pain et du fromage.
D’accord, dit-elle. Si c’est bon. Et puisque nous en sommes là, et
puisqu’il est là, ton père en carton. Loin de moi l’idée de mettre un poids
encore plus lourd sur tes épaules avec des histoires de famille. Mais toutes
les vérités de nos vies ne sortent pas toujours, surtout quand on les tient très
fort dans ses poings serrés. Alors un jour, ça serait une bonne idée que tu
discutes de ton père avec ta mère.
Si tu le dis.
À propos de ta mère…, dit-elle.
Elle se rassied.
Quelle heure il est ? J’ai un rendez-vous avec elle. Pour le dîner. Et j’ai
quelques trucs à laver et à faire sécher, aussi.
Elle roule hors du lit de fortune. Et enfile une chaussure.
À ta place, dit-elle, je resterais un peu ici avec elle, peut-être jusqu’au
début de l’année prochaine, pour faire ce que j’ai fait. Te lever en pleine
nuit et cuisiner quelque chose. Et là, elle descendra manger avec toi.
Elle ne fera jamais ça, dit-il. Elle me renverra au lit.
Lux enfile sa deuxième chaussure.
Parle avec elle, c’est tout, dit-elle. Parle-lui.
On n’a rien à se dire, dit-il.
Vous avez plein de choses à vous dire, dit Lux. C’est ton histoire. C’est
une autre différence qu’il y a entre la viande et l’humain. Je ne parle pas de
différence entre les animaux et les humains. Eux, ils savent d’instinct. Nous
avons, nous, la chance d’avoir la conscience d’où nous venons. Oublier ça,
oublier ceux qui nous ont conçus, où ça pourrait nous emmener, c’est, je ne
sais pas. Comme perdre la tête.
Elle se lève.
Je parviens même à me convaincre toute seule, dit-elle.
Il agite la tête.
Je ne peux rien pour elle, dit-il. Comment pourrais-je ? C’est ma mère.
Essaie, dit-elle.
Non, dit-il.
Tu peux tout de même essayer, dit-elle.
Non, dit-il.
Si, dit-elle. Vu nos histoires, à toi et moi. On peut essayer.
Quelque chose de plus haut que son pénis, dans sa poitrine, se soulève.
Qu’est-ce que c’est ? Son esprit ? Ah ah ?
On ? dit-il.

Fermez les yeux, et rouvrez-les.


C’est le cœur de l’été.
Art marche dans un Londres morose. Avec un immeuble détruit par les
flammes en pleine ville.
On dirait un affreux mirage, ou une hallucination.
C’est pourtant la réalité.
L’immeuble a brûlé très vite parce qu’il avait été rénové avec des
matériaux de mauvaise qualité, et parce qu’il n’était pas destiné à des gens
qui ont de l’argent.
Il y a eu beaucoup de morts.
Il y aura des discussions entre les politiques et les médias sur le nombre
de morts parce que tout le monde ignore combien il y avait de personnes
dans l’immeuble cette nuit-là, puisque beaucoup de résidents cherchaient à
rester sous les radars.
Radar, pense Art. Une invention de la Seconde Guerre mondiale destinée
à repérer des ennemis invisibles.
Debout dans le métro et la chaleur, il tente de lire par-dessus une épaule
un court article sur les gens qui organisent des cagnottes et lèvent des
milliers de livres afin d’équiper un navire destiné à intercepter et à bloquer
les bateaux de sauvetage qui partent du continent italien pour aider les
migrants en difficulté en mer.
Il relit ce qu’il vient de lire pour s’assurer qu’il a bien lu.
Naturel ?
Pas du tout naturel ?
Il a mal à l’estomac.
Comme il relit l’article pour la troisième fois sur ces gens qui donnent de
l’argent de façon à mettre en péril la sécurité d’autres gens, le littoral se
glisse dans la rame de métro le temps d’un fragment de seconde.
Il surplombe tout le monde dans la rame.
Art sort du métro.
Il passe devant la British Library et aperçoit une affiche avec un portrait
de Shakespeare.
C’est la raison pour laquelle Lux a choisi de vivre ici, parmi tous les
autres endroits sur Terre.
Ils doivent bien avoir à la boutique un Shakespeare qu’il puisse consulter.
Il traverse la cour et prend place dans la file pour franchir le portique de
sécurité. Il passe à la fouille. Il n’en revient pas de combien l’intérieur est
lumineux, accueillant, ouvert, raffiné. Il aperçoit la réception devant lui. Il y
a des gens assis au café, d’autres qui lisent sur un banc métallique
ressemblant à la sculpture d’un ouvrage géant ouvert. Le livre-banc est relié
par une chaîne à une grosse boule. Au lieu de se rendre à la boutique, il se
surprend à se diriger vers l’accueil et à demander à l’hôtesse pourquoi il y a
une boule enchaînée à ce banc en forme de livre. Pour qu’on ne le vole
pas ?
Elle lui explique que c’est pour rappeler qu’il ne faut jamais voler les
livres des bibliothèques. Qu’autrefois, les livres étaient enchaînés à leur
rayonnage de façon que personne ne se les accapare et qu’ils soient toujours
disponibles pour tout le monde, dit-elle.
Il la remercie. Puis il demande s’il serait possible de parler, quelques
instants, à l’expert de Shakespeare, ici à la bibliothèque.
Elle ne le questionne ni sur qui il est, ni sur ce qu’il veut. Elle ne lui dit
pas qu’il doit prendre rendez-vous. Elle n’exige aucune carte de membre.
Elle attrape son téléphone et elle compose un numéro. Qui dois-je
annoncer ? s’enquiert-elle en pressant sur des boutons. Et ce n’est pas un
vieil homme poussiéreux en tweed et lunettes qui vient le rejoindre à la
réception mais une belle jeune femme de son âge, peut-être même plus
jeune que lui.
Oh, il n’est pas ici, dit-elle lorsque Art s’explique. Cet exemplaire ne fait
pas partie de nos collections. Mais je vois de quelle page vous parlez. C’est
totalement authentique, une vraie splendeur. Quelque chose d’incroyable,
l’empreinte de cette fleur sur deux pages de Cymbeline.
Cymbeline, dit-il. Poison, désordre, amertume, puis retour à l’harmonie.
Mensonges révélés. Pertes compensées.
Elle sourit.
C’est joliment exprimé, dit-elle. L’exemplaire avec l’empreinte de la rose
se trouve à la Fisher Library de Toronto.
Il voit, sur son visage, son propre visage se décomposer, il voit qu’elle
voit.
Mais vous savez, nous avons nous aussi une belle collection de
Shakespeare, même si je n’ai aucune trace de rose à vous offrir.
Il la remercie. Il se rend à la boutique pour y trouver un exemplaire de
Cymbeline. Il y a une édition de poche dans le rayon dédié à Shakespeare.
Sur la couverture, un homme du passé surgit d’un coffre ou d’une malle.
Il l’ouvre au hasard. Un souffle d’air tendre qui l’embrassera. Oh,
comme c’est beau.
Son téléphone vibre. Un sms d’Iris, qui est repartie en Grèce.
Mon cher nev, just pr te dire qu’avt mon dpt ta mère a emménagé ds sa
cuisine, ch vides à prt papillons et araignées c ds Les Gd Espérances.
Baisers Ire.
Suivi presque immédiatement par un sms de sa mère en Cornouailles.
Mon cher Arthur, je t’en supplie, demande à ta tante de cesser de lire et
de commenter mes conversations avec toi ; c’est une invasion insupportable
non seulement de mon intimité mais aussi de la tienne. Et s’il te plaît,
interroge-la quant à sa date de retour parce que je suis en train de finaliser
mon agenda pour la fin de l’été et que je ne peux rien prévoir tant que ta
tante est en train de sauver le monde à l’étranger (à nouveau) et que je suis
dans l’incertitude de sa venue.
Il a pris l’habitude de leur poser à toutes les deux, chaque semaine ou
presque, une question conceptuelle, voire métaphysique. Il envoie à l’une sa
correspondance avec l’autre, ce qui les met en rage. Elles sont de cette
génération qui adore la rage, or la rage leur permet de rester en contact
l’une avec l’autre, ainsi qu’avec lui. Parfois, il n’a pas d’idée. Dans ce cas,
il cherche la question que quelqu’un d’autre pourrait leur poser. Il a trouvé
une bonne question à la Charlotte la semaine précédente.
Bonjour, ici votre fils et neveu. J’ai une question pour vous. Quelle est la
différence entre la politique et l’art ?
Sa mère s’était contentée de répondre : Cher Arthur, la politique et l’art
sont comme deux pôles opposés. Comme l’a un jour dit un merveilleux
poète, nous détestons la poésie qui a un dessein pour nous. Ça devait être
John Keats. Sa mère a lu tout John Keats, elle est même allée en Italie
spécialement pour voir sa tombe. Un espace recouvert d’herbe si étroit qui
contient une telle force de l’esprit, a-t-elle dit à son retour.
Il envoie cette réponse à Iris.
Iris a répondu que Keats était une anomalie, car il ne sortait ni de Eton, ni
de Harrow, ni de Oxford ou Cambridge, ainsi tout ce qu’il avait pu écrire et
publier était terriblement politique, & la diff, mon cher nev, est + entre
artiste et H pol, ennmis étrnels psk tt 2 svent que LHUM1 refera tjrs surfac
ds l’art, qq soit la pol, & LHUM1 devra être abs ou réprimé ds la plpart
des pol qq soit son art baisers Ire.
Il a envoyé cette proposition à sa mère. Sa mère n’a répondu qu’à lui :
cher Arthur, je t’en prie, cesse d’envoyer les messages que j’échange avec
toi à ta tante, et chère Iris, puisque je sais qu’il va te retransmettre celui-ci,
par le plus grand des hasards, aurais-tu une date de retour ?
Chassez le naturel…
Aujourd’hui, il s’assied sur son paillasson en haut de l’escalier après les
portes coupe-feu et il écrit une question qu’il aimerait poser à Lux.
Il sait que, quelle que serait sa réponse, celle-ci serait lumineuse.
Bonjour, Ici votre fils et neveu. Qu’y a-t-il dans la nature humaine qui
pousse des personnes à donner de l’argent afin de compliquer non
seulement la vie, mais aussi le sauvetage, d’autres personnes ?
Il envoie ça avec un lien vers l’article qu’il a lu par-dessus une épaule
dans le métro. Puis il rentre, s’assied sur son lit et écrit un sms à Charlotte
avec la citation sur le souffle d’air tendre, au cas où ça lui serve pour Art en
Nature.
Art en Nature est devenu un collectif d’écrivains.
(On lui a demandé de rédiger juillet.)
Il va surfer un petit moment sur Internet.
Il trouve sur le site ayant révélé que des gens paient pour en faire souffrir
d’autres en Méditerranée, un article sur une chaîne de grands magasins qui
mettra bientôt en vente un service à thé, lequel envoie à la société qui le
vend, via une application, des données sur la façon dont il s’use, ce qui se
casse, ce qui se détériore le plus vite, et les pièces du service qui ne sortent
jamais du garde-manger ou du placard.
Il songe de nouveau à elle.
Lux.
Comment quelqu’un peut-il disparaître à une époque où tout le monde est
traqué, où tout se sait ?
Et là, il recherche la bibliothèque dont l’experte de la British Library lui a
parlé, cette bibliothèque au Canada.
Viseure ?
Non, Fisher.
Il cherche des images en ligne. Elles sont assez difficiles à trouver, mais
il y parvient.
En tout cas, il lui semble bien que ce soit ça. Il scrute la photo d’une page
de livre sur son écran.
C’est ça ? C’est bien la fleur ?
Cette espèce de trace ?
Le fantôme d’une fleur, voilà de quoi il s’agit. Allez savoir qui l’a glissée
dans le livre, et allez savoir quand ? En tout cas, elle y est.
La forme de la fleur ressemble à une flamme, à l’ombre d’une petite
flamme immobile.
Il agrandit l’image pour mieux voir.
Il regarde du plus près qu’il peut.
C’est le fantôme d’une fleur pas encore éclose au bout de sa tige, la
véritable fleur est morte depuis longtemps, mais toujours là, trace de vie en
travers des mots qui couvrent cette page tel un sentier qui mène à la petite
mèche d’une bougie.
Juillet :
Par une douce journée du début du mois. Un président américain fait un
discours à Washington dans un meeting qui célèbre des vétérans.
Le meeting pour la paix, cela s’appelle.
La foule tout autour agite des drapeaux en égrenant les initiales des pays
d’où viennent les gens présents.
Benjamin Franklin rappelait à ses confrères de la Convention de
Philadelphie de baisser la tête en ouvrant la séance en signe de prière, dit-
il. Eh bien moi, je vous annonce que nous allons à nouveau nous souhaiter
Joyeux Noël.
Puis il évoque les mots sur la monnaie américaine comme si l’argent était
en soi une prière.
Par une douce journée de la fin du mois. Le même président américain
encourage les Scouts d’Amérique rassemblés pour leur festival annuel en
Virginie de l’Ouest à huer l’ancien président ainsi que son adversaire à
l’élection de l’année précédente.
Au fait, dit-il, sous l’administration Trump, vous allez de nouveau vous
souhaiter Joyeux Noël en allant faire vos courses, vous pouvez me croire.
Joyeux Noël. On a bien trop rabaissé une si belle expression. Les gars, vous
allez recommencer à vous souhaiter Joyeux Noël.
Et tout à coup, c’est l’hiver en plein été. Un hiver blanc. Que Dieu nous
vienne en aide, tous autant que nous sommes.
Art en Nature.
Plusieurs ouvrages et documentations sur Greenham Common et les
manifestations au Royaume-Uni au cours du XXe siècle m’ont été d’une aide
précieuse dans l’écriture de ce livre, tout particulièrement les textes de
Caroline Blackwood et Ann Pettitt. Au cœur de mon inspiration, se trouve
Rage Against the Dying (1980) d’Elizabeth Sigmund.

Un immense merci à Sophia Bowness,


au Barbara Hepworth Estate
et à Eleanor Clayton.

Merci, Andrew and Tracy,


et tous ceux qui travaillent pour l’agence Wylie.

Merci, Simon.
Merci, Lesley.
Merci, Caroline,
Sarah, Hermione, Ellie,
et tous ceux qui travaillent chez Hamish Hamilton.

Merci, Kate Thomson.


Merci, Lucy H.
Merci, Mary.
Merci, Xandra.
Merci, Sarah.
Note de la traductrice : la citation de la page 126 est issue de Printemps
silencieux de Rachel Carson, traduction de Jean-François Gravand révisée
par Baptiste Lanaspeze.
DU MÊME AUTEUR

HÔTEL UNIVERS, Éditions de l’Olivier, 2003.


LA LOI DE L’ACCIDENT, Éditions de l’Olivier, 2007.
GIRL MEETS BOY, Éditions de l’Olivier, 2010.
LE FAIT EST, Éditions de l’Olivier, 2014.
COMMENT ÊTRE DOUBLE, Éditions de l’Olivier, 2017.
AUTOMNE, Grasset, 2019.
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 2017
par Hamish Hamilton, sous le titre :

WINTER

Photo de couverture : © Gettyimages.

ISBN : 978-2-246-81910-3

© 2017, Ali Smith.


Tous droits réservés.

© Éditions Grasset & Fasquelle, 2021, pour la traduction française.

Ce document numérique a été réalisé par PCA


Table
Couverture

Page de titre

Dédicaces

Exergues

Avertissements de l'éditeur

Partie 1

Dieu était mort : ça…

Bonjour, dit Sophia Cleves. Joyeuse…

À la fin de l'été…

C'est le solstice d'hiver. À…

Janvier : Par un lundi…

Partie 2

Le jour de Noël, au…

En pleine nuit, la cloche…

Revenons à présent à ce…

Art se réveille en plein…

Avril : Par un mercredi…


Partie 3

C'est quoi au-jourd'hui ? Cela…

Bien après minuit, le lendemain…

Le jour le plus court…

De retour à Londres quelques…

Juillet : Par une douce…

Plusieurs ouvrages et documentations sur…

Note de la traductrice

Du même auteur

Copyright
Sommaire
1. Couverture
2. Page de titre
3. Dédicaces
4. Exergues
5. Avertissements de l'éditeur
6. Partie 1
1. Dieu était mort : ça…
2. Bonjour, dit Sophia Cleves. Joyeuse…
3. À la fin de l'été…
4. C'est le solstice d'hiver. À…
5. Janvier : Par un lundi…
7. Partie 2
1. Le jour de Noël, au…
2. En pleine nuit, la cloche…
3. Revenons à présent à ce…
4. Art se réveille en plein…
5. Avril : Par un mercredi…
8. Partie 3
1. C'est quoi au-jourd'hui ? Cela…
2. Bien après minuit, le lendemain…
3. Le jour le plus court…
4. De retour à Londres quelques…
5. Juillet : Par une douce…
9. Plusieurs ouvrages et documentations sur…
10. Note de la traductrice
11. Du même auteur
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40. 51
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47. 59
48. 60
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57. 69
58. 70
59. 71
60. 72
61. 73
62. 74
63. 75
64. 76
65. 77
66. 78
67. 79
68. 80
69. 81
70. 82
71. 83
72. 84
73. 85
74. 86
75. 87
76. 88
77. 89
78. 90
79. 91
80. 92
81. 93
82. 94
83. 95
84. 96
85. 97
86. 99
87. 101
88. 102
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98. 112
99. 113
100. 114
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102. 116
103. 117
104. 118
105. 119
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155. 170
156. 171
157. 172
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159. 174
160. 175
161. 176
162. 177
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164. 179
165. 180
166. 181
167. 182
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171. 186
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173. 188
174. 189
175. 190
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182. 197
183. 198
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