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Tu as cru que c’était la journée sans bagages ? dit-il. Parce que je n’ai pas
l’impression qu’à part toi, quelqu’un d’autre le sache. Tu n’as pas emporté
de sac ?
Euh, je ne savais pas si je devais t’acheter un café, dit-il. Je ne sais pas
comment tu l’aimes.
Prends le siège, dit-il dans le train. Ça ne me dérange pas d’être debout.
Sinon, je peux toujours m’asseoir par terre.
Je travaille pour Sa4A, dit-il. Le département divertissements de
Sa4A. Sa4A ? C’est incroyable que tu n’en aies jamais entendu parler. C’est
une très grosse boîte, ils sont partout. Mon boulot, c’est consolidateur de
copyright. Je fouille partout dans les médias, surtout le Net mais pas
seulement : les films, les vidéos, les journaux, les bandes-son, tout ça, je
recherche les violations de copyright, une citation en dehors du cadre de la
loi, non créditée à son auteur, ou sans droit d’utilisation. Dès que je trouve
quelque chose qui ne devrait pas être là, ou qui ne comporte pas les bons
crédits, je le signale à Sa4A pour qu’ils puissent récupérer leur dû ou
déclencher des poursuites. Si Sa4A est bien au crédit, je vérifie que tout est
dans les clous. Quoi ? Non, je travaille chez moi. Oh. Hi hi. Non, dans les
clous, ça veut dire que tout a été fait correctement. Mes horaires ? Le milieu
de la nuit si j’ai envie, c’est comme je veux, oui, globalement c’est ça.
Ouais, ça implique de regarder des tonnes de trucs. Des trucs que je n’aurais
jamais vus, même en un million d’années.
Des chips ? dit-il. Ça signifie que tu dois porter une tenue spéciale, ou
que si tu montes dans un train, tu dois avertir les gens au cas où ils feraient
une allergie à l’arachide afin qu’ils ne voyagent pas près de toi ? Ah, ces
chips-là. C’est vraiment mauvais pour la planète, ces trucs. Je les déteste.
Par principe. Oui, je me préoccupe du sort de la planète. Bon, si tu le dis.
Si ça ne te gêne pas comme question, quel âge tu as ? dit-il.
Encore une fois, si ça ne te gêne pas, d’accord, je plaide coupable d’être
vieux jeu, mais pourquoi tous ces… tous ces piercings ? Je comprends,
mais pourquoi autant ?
Je dois te prévenir que ma mère a un sacré caractère, dit-il. Elle est à
cheval, très à cheval, analement à cheval, sur la propreté. Un peu plus âgée
que tu pourrais le croire, elle m’a eu sur le tard, elle fait partie de ces
personnes qui te demandent de te déchausser à l’entrée. Tout doit être
propre et net, les gens doivent être propres et nets, moi aussi, j’y tiens, mais
chez elle, c’est draconien.
Depuis une heure et demie, se rend compte Art, il n’a pas pensé une seule
fois à elle.
Charlotte.
Elle s’appelle Charlotte, dit-il.
Il rit tout seul.
Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demande-t-elle.
C’est drôle, cette histoire, répond-il, et aussi de ne même pas connaître
ton nom. Tu ne connais pas non plus le mien, d’ailleurs.
Les noms, ce n’est peut-être pas si utile que ça, dit-elle. De toute façon,
maintenant, je suis Charlotte.
D’accord, dit-il. Mais en vrai, je suis Art.
Quoi, vraiment ? dit-elle. Tu t’appelles Art ? Comme l’art ?
C’est le diminutif d’Arthur, dit-il. À cause de… tu sais. Le roi.
Quel roi ? dit-elle.
Tu plaisantes, dit-il.
J’en ai l’air ? dit-elle.
Tu connais le roi Arthur, quand même, dit-il.
Quel roi ? demande-t-elle.
Tu n’es pas sérieuse, répond-il.
Ah bon ? dit-elle. Bref, en vrai, je suis Lux.
Hein ? dit-il.
L, U, X, dit-elle.
Lux, dit-il. Vraiment ?
C’est le diminutif de Velux, dit-elle. À cause de, tu vois, lucarne.
Tu viens d’inventer ça, dit-il.
Vraiment ? dit-elle. Bon. Aide-moi à devenir Charlotte. Fais-moi une
leçon de Charlotte.
Il lui explique que sa mère n’a jamais vu Charlotte, alors Charlotte peut
être n’importe qui.
Elle peut même être moi, dit-elle.
Ce n’est pas ce que je voulais dire, dit-il.
Il rougit, et elle s’en rend compte.
Elle est compliquée, ta Charlotte ? dit-elle. Un peu susceptible ?
Elle me pourrit la vie, dit-il.
Dans ce cas, pourquoi tu voulais l’amener chez toi ? Pourquoi tu n’as pas
tout simplement dit la vérité à ta famille, qu’elle te maudit la vie ?
Pourrit, dit-il.
Que tu n’as pas envie de l’amener, et que tu as décidé de ne pas le faire ?
dit-elle.
Si tu ne veux pas ce boulot, euh… Lux, dit-il (avec une pause avant son
nom parce qu’il se demande si c’est vraiment son nom ou si elle vient de
prendre le premier mot qui lui passait par la tête). Ça ne me dérangerait pas
que tu aies changé d’avis. Il y a un arrêt dans un quart d’heure à peu près, je
peux te payer un billet de retour pour Londres. Si quelque chose ne te
convient pas dans notre accord.
Un instant, elle a l’air paniquée.
Non, non, dit-elle. On était d’accord. 1000 £ pour trois jours. Ce qui fait,
j’ai calculé, près de 14 £ de l’heure. Si, mardi, tu décides de me donner 8 £
de plus, seulement 8 £ de plus le 27, si tu me paies au final 1008 £, ça fera
pile 14 £ de l’heure. Ce qui est bien plus élevé que le salaire minimum.
Il ne dit rien.
Non que je ne sois pas d’accord avec les mille que tu m’as déjà
proposées, dit-elle.
Je me sens un peu coupable, dit-il. De… de t’enlever à ta famille pour
Noël.
Elle rit, comme si c’était très drôle.
Ma famille n’habite pas dans ce pays. Alors ne t’en fais pas. Imagine que
je… par exemple, que je travaille dans un hôtel, et que j’aie donc un
merveilleux Noël après Noël. Quand ton Noël sera terminé, moi, je
profiterai du mien grâce au salaire que tu m’auras versé pour Noël.
Cette histoire d’argent, ça fait bizarre, quand même, dit-il.
Elle lui décroche un sourire charmant.
C’est un accord, dit-elle. Un accord honnête. Ça te rend service, ça me
rend service. Et puis, comme ta mère n’a jamais rencontré ta Charlotte,
c’est facile. Mais j’aimerais avoir quelques éléments. Ta Charlotte, elle est
intelligente ou stupide ? Est-ce qu’elle est gentille ? Est-ce qu’elle aime les
animaux ? Ce genre de choses.
Ta Charlotte.
Charlotte, intelligente.
Charlotte, stupide.
Charlotte, gentille.
Il regarde la fille, cette inconnue qui prononce le nom de Charlotte.
Charlotte : belle. Bien plus belle que quiconque. Avec plus de sentiments
et de bienveillance que toute personne avec qui il a jamais couché. Le dos
de Charlotte, le splendide dos nu de Charlotte couchée sur le lit, sa colonne
vertébrale tournée vers lui. Charlotte, stupéfiante. D’autres attributs de
Charlotte ? Musicienne. Sérieuse. Toujours en train de réfléchir par le
prisme de sa conscience oblique, et puis, cette façon qu’elle a d’écouter ce
qu’il y a autour des mots qu’on prononce ; à ce qu’on ne sait même pas
qu’on est en train de dire, ou qu’on veut dire sans y arriver. Son
aveuglement total sur elle-même, aussi. Son mémoire de fin d’étude
comique mais pourtant si sérieux sur les paroles de Gilbert O’Sullivan :
Ooh Wakka Doo Wakka Day : langage, sémiotique et présence dans le
courant majeur du divertissement des années 1970. Sa calligraphie. Son
parfum. Ses bouts de colliers et de bracelets. Son immense trousse de
maquillage dans la table de nuit, l’odeur de son maquillage. Sa passion pour
tant de choses. Sa façon de tout prendre pour elle. Sa tristesse et sa colère
face aux souffrances du monde, comme si quelqu’un lui en voulait
personnellement ou bien lui faisait un affront personnel. Ce qu’elle
ressentait. Pour tout. Ce qu’elle ressentait pour tout sauf pour lui. Charlotte,
fatigante, Charlotte, énervante. Charlotte qui faisait ce truc agaçant en
vacances en Grèce, s’arrêter pour parler à tous les chats qu’elle croisait, dès
qu’elle voyait un putain de chat, elle tendait la main comme si Art n’existait
plus, comme si le chat ne pouvait pas s’intéresser à lui, comme si le monde
se limitait à elle et ce chat qu’elle ne connaissait même pas, comme si elle
était la seule personne au monde dotée de magnétisme animal.
Charlotte, qui avait fait exprès d’emporter le tournevis spécial pour
qu’Art ne puisse pas réparer son ordinateur, ni même regarder s’il y avait
quelque chose à sauver sans avoir à racheter un tournevis.
Il s’adosse au sac à dos derrière lui qui appartient à il ne sait pas qui.
Comment décrire Charlotte, dit-il.
Mais c’est en fin de compte inutile parce que la fille, la jeune femme,
Lux, s’est endormie, la tête dans les bras posés sur une valise.
Il est touché par cette confiance. Il faut se sentir en confiance pour
s’endormir près de quelqu’un qu’on ne connaît pas.
Il est touché par le fait d’être touché.
Narcissique. Elle dort parce qu’elle ne s’intéresse pas à toi. (Charlotte, à
son oreille.)
Il se demande s’il finira par coucher avec elle – narci…
Elle est maigre et noueuse. Son corps a l’air plus jeune que l’âge qu’elle
dit avoir. Sa tête est un peu trop grosse. Ses poignets ont la finesse de
l’enfant qu’elle était encore il y a peu, ses chevilles nues sont minces de
façon touchante, voire bouleversante. Son visage durci par ses éclats
métalliques donne l’impression qu’elle est en réalité bien plus vieille. Elle
porte des vêtements propres, mais usés. Elle a les cheveux propres, mais
ternes. Depuis qu’elle s’est endormie, elle a l’air épuisé. Elle a l’air de ne
pas manger à sa faim depuis bien trop longtemps. On dirait que le sommeil
l’a terrassée comme un coup de poing dans le ventre, pour ensuite
l’abandonner dans ce couloir de train.
Il lui a demandé pourquoi elle restait assise dans le froid au lieu de se
rendre à la bibliothèque chauffée en face. Elle lui a répondu qu’elle avait eu
des désaccords avec la personne de la boutique des Idées. À quel sujet ?
avait-il demandé. Une histoire entre elle et moi, avait-elle répondu. Sous
l’abribus, il lui avait proposé de lui offrir un menu Chicken Cottage. Pour
gâcher mon rêve parfait avec la réalité ? avait-elle dit.
Il se demande s’il est beau dans son pull à col roulé.
Il aimerait bien se regarder avec son téléphone, mais ça impliquerait de
l’allumer.
Narcissique.
Il secoue la tête. Il se demande ce qu’il est en train de fabriquer. Cette
fille ressemble à un oiseau blessé.
St. Erth ! dira-t-elle dans deux heures comme ils entrent en gare et
qu’elle découvre les panneaux. Ils ont oublié le a de Earth !
Puis : quand est-ce qu’on verra les Cornes ? demandera-t-elle.
Quelles cornes ? demandera-t-il.
Les Cornes Ouailles, répondra-t-elle.
Et aussi : ça ressemble à un paysage de carte postale, dira-t-elle tandis
que le train longe la côte. Une vieille carte postale aux couleurs passées.
C’est vraiment un château, ça ? Cet endroit existe pour de bon ? Tu es né
ici ? Non, répondra-t-il, je suis né à Londres, mais ma mère a acheté il y a
deux ans une maison ici, que je n’ai pas encore vue. Sa sœur y vivait
autrefois, elle a dû m’envoyer des livres sur la région quand j’étais petit,
parce que je connais déjà toutes ses traditions, l’histoire des géants
endormis qui composent le paysage et tout ça, je sais que c’est un endroit
avec une langue très ancienne qui apparemment ne mourra jamais, qui
résistera toujours, qui reviendra même quand on croira qu’elle a disparu,
qui ne sera jamais anéantie. Une langue locale. Un idiolecte.
Comment tu me traites ? dira la fille.
Elle haussera un sourcil à son attention, parce qu’elle le prend en flagrant
délit de l’avoir sous-estimée, il laissera échapper un rire comme ils entrent
en gare, et Art se surprendra à se moquer de ses propres préjugés.
De retour dans son lit avec la tête, Sophia entendit la cloche de l’église
sonner minuit.
Encore.
Elle soupira.
À moins que ça soit un autre Noël. Noël 1977, qui tombait un dimanche,
même si Noël semblait ne rien changer pour ces gens qui vivaient dans la
grande maison décrépie que sa sœur Iris occupait désormais. On ne pouvait
pas vraiment dire qu’Iris habitait à cet endroit, parce que Iris et sa bande
d’étrangers et autres fainéants ne payaient rien – ils squattaient, il n’y avait
pas d’autre mot – alors qu’Iris était bien trop âgée pour vivre comme une
étudiante, sachant qu’elle n’était plus qu’à trois années de la quarantaine.
Iris ne fait rien de sa vie. Sophia repense à leur mère qui, à l’époque où
son aînée travaillait à la station-service, disait à toute personne demandant
des nouvelles de ses filles qu’Iris avait un bon poste dans l’industrie du
pétrole.
C’est Noël, mais ce n’est pas du tout comme Noël. Ça aussi, leur mère
aurait détesté. Ça aurait pu être n’importe quel dimanche du passé. Non, ça
n’avait même pas l’atmosphère particulière des dimanches. Ça aurait pu
être n’importe quel jour de la semaine, un lundi, un mardi, un mercredi.
Non. Même pas ça. Ça n’est tout simplement comme aucun jour.
La seule chose qui permet de savoir que c’est Noël, le seul indice que ce
n’est pas n’importe quel jour, si vous étiez un extraterrestre – à condition
que les extra-terrestres existent – et que votre vaisseau spatial ait atterri
dans le (étonnamment grand) jardin autour de cette (de toute évidence
autrefois splendide, quoique excentrique, sans doute construite par une
vieille fortune) propriété campagnarde (plantée au milieu de nulle part),
c’est que la télévision est allumée, et qu’à la BBC, tout tourne autour de
Noël, et que le film Le Grand National est diffusé juste avant le déjeuner.
Non qu’elle ait une quelconque impression que ce repas va ressembler à
un repas de Noël. Noël, c’est sans doute trop bourgeois. Deux des
marginaux avec lesquels Iris partage la maison (allez savoir combien il y a
de gens qui vivent là, cinquante, pourrait-on croire, alors qu’ils ne sont sans
doute pas plus d’une quinzaine) dorment chacun sur un vieux canapé, il est
possible qu’ils soient là depuis la veille, qu’ils aient passé la nuit là, qu’ils
ne se soient ni couchés ni déshabillés comme des gens normaux, qu’ils se
soient tout simplement endormis sur place, et qu’ils ne soient toujours pas
réveillés.
Alors si Sophia avait voulu regarder un bon vieux classique réconfortant
en ce putain de Noël où son père est en Nouvelle-Zélande et sa mère est
putain de morte, il n’y a aucun endroit où s’asseoir, à part une chaise dure et
bancale.
Une communauté.
Un squat. Regardez, il y a même des déjections de souris par terre.
Un habitat alternatif anarchiste et éthique.
Maigre excuse pour l’irresponsabilité. Un squat de hippies sales et saouls
faussement romantiques. Heureusement qu’il y en a quand même un
d’assez intelligent pour avoir mis un générateur en route, ce qui permet
d’avoir du courant, pour cette délivrance mille grâces (Hamlet), parce que
le froid est si aigre que Sophia se sent mal au plus profond d’elle-même.
L’un des types qui vit là, elle croit qu’il s’appelle Paul, a une veste chinoise
en coton rayé sombre qu’elle trouve très intéressante. Iris, que ses
colocataires ont surnommée Ire, a vu la veille sa sœur s’emparer de la veste
sur une table de l’orangerie abandonnée où ils laissent leurs manteaux et la
retourner à la recherche d’une marque, en vain.
Paul, sache que tu viens de fournir à la femme d’affaires hors pair qu’est
ma sœur son inspiration pour la mode de l’année prochaine, dit Iris en
passant un bras sur les épaules de Sophia.
Je vous présente Soph, avait-elle dit à la pièce enfumée à l’arrivée de
Sophia. Tu veux quelle chambre, Soph ?
Il y aurait seize chambres dans la maison, même si certaines ont un
plafond troué et que l’une d’elles est envahie par les oiseaux venus s’y
réfugier pour l’hiver, ils se glissent par les tuiles, et que les gens qui vivent
là n’ont pas vraiment de chambre attitrée, ils choisissent celle où ils ont
envie de passer la nuit.
Pas celle avec le trou dans le toit, merci bien, avait répondu Sophia, et
tout le monde s’était mis à rire. La cuisine était remplie de gens ; quelqu’un
se déplaça sur le banc pour lui faire de la place et qu’elle puisse participer à
la discussion.
Ils étaient en train de parler d’un coin d’Italie où un jour, un fermier avait
vu son chat s’écrouler sur le flanc dans les champs. En approchant, il s’était
rendu compte que l’animal était mort. Et quand il l’avait pris dans ses bras,
sa queue s’était détachée.
Sophia rit. Un rire jailli d’elle, impossible de faire autrement, à l’idée de
la queue du chat qui se détache.
Personne d’autre ne riait. Tout le monde la regardait. Elle se tut.
Le chat était mort parce que, l’année précédente, une soupape avait
explosé dans une usine située non loin de la ferme, des produits chimiques
avaient formé un nuage, et comme l’endroit était connu pour les meubles
qu’on y fabriquait, ça continuait à être la crise autant de mois plus tard
parce que personne ne voulait plus acheter les meubles fabriqués là de
crainte que leur bois soit intoxiqué. Personne n’avait été au courant de la
fuite jusqu’à ce que les feuilles des arbres se mettent à tomber, mortes
comme en hiver en plein mois de juillet, que les oiseaux commencent à
tomber du ciel, morts eux aussi, que les chats, les lapins et autres petites
créatures succombent à leur tour. Puis les habitants avaient bientôt dû
conduire leurs enfants à l’hôpital parce qu’ils avaient le visage couvert de
plaques rouges et autres furoncles. À ce stade, les gérants de l’usine
n’avaient toujours informé personne de la fuite. Alors, plusieurs semaines
après que le poison s’était répandu dans l’air, les autorités avaient envoyé
l’armée pour évacuer l’une des villes contaminées. Ses habitants avaient dû
abandonner tous leurs biens, ce qui était terrible parce que, ensuite, leurs
maisons avaient été démolies au bulldozer et enfouies sous des tonnes de
terre. Personne ne devait plus manger de salade ni de fruits cultivés dans la
région. Tous ceux qui avaient vécu là craignaient d’être malades, une très
grande quantité de bétail avait été abattue, et on avait recommandé aux
habitants de ne pas chercher à faire des enfants.
Sophia se mit à penser à autre chose.
Elle examina les consonnes et les voyelles d’une sorte de scrabble
absurde que les occupants de la maison avaient peint tout autour de la
corniche, qui demeurait malgré tout assez belle, p h o s p h o r o f l u o r i d
a t e d ’ i s o p r o p y l e e t d e m é t h y l e e t m o r t.
Phos. Phoro. Fluo. Ridate. N’était-ce pas plutôt ril, que ridate ? On
reconnaissait le mot fluor, en tout cas. Mais, à la fin, pourquoi ce mort ?
L’une des filles à table raconta avoir entendu dire par un ami d’ami que
quelqu’un de sa connaissance connaissait quelqu’un qui vivait sur les lieux
de la catastrophe, que cette personne était partie en vacances dans une autre
région d’Italie, où les gérants de l’hôtel lui avaient demandé de ne pas dire
d’où elle venait, au cas où les autres clients prendraient peur et
s’enfuiraient.
La fille à côté de Sophia lui passa quelques vieilles feuilles de papier
couvertes de photos : deux chats couchés sur le flanc dans un champ vert,
comme s’ils dormaient. Ils n’avaient pas l’air morts, ils avaient l’air
normaux, ils avaient l’air de chats, quoique un peu bizarres, couchés
comme ça, les yeux fermés. Sophia vit aussi le visage d’une enfant couvert
d’une texture granuleuse qui ressemblait à du papier de verre. L’enfant
souriait pour la photo.
C’est terrible, ce qui se passe dans certains pays, dit Sophia, et tout le
monde éclata de rire comme si elle venait de faire une bonne blague.
Puis ils s’étaient mis à évoquer, pour qu’elle comprenne, un endroit dont
on aurait pu croire, à leurs propos, que c’était juste au bout du chemin, avec
un nom qui sonnait comme un personnage de music-hall ou tout droit sorti
de Dickens. Une usine secrète où on fabriquait des armes chimiques et
biologiques, dirent-ils. Ils s’exprimaient avec des mots complexes. Les
femmes s’appuyaient contre les hommes et les hommes parlaient en
majuscules. Armes Chimiques et Biologiques. Organophosphorés.
Trichlorophénol.
Le trichlorophénol, c’est très pratique, dit Sophia. On l’utilise dans à peu
près tout.
Quelqu’un rit à cette remarque, une seule personne, un type qui s’appelait
Mark. L’une des filles, vêtue d’un pull en laine qui, un jour, avait dû être
beau, même s’il était maintenant tout effiloché, proposa une cigarette à
Sophia en lui demandant ce qu’elle faisait dans la vie.
Ma sœur est une femme d’import, voire d’importance, dit Iris debout
derrière elle en lui ébouriffant les cheveux comme à une enfant. Elle a créé
sa société à la sortie du lycée, et dès sa première année d’études, elle a
gagné beaucoup d’argent en important des manteaux en peau de mouton.
Plusieurs d’entre vous ont certainement acheté un manteau à mon génie des
affaires de sœur. C’est quoi, ton dernier succès, Soph ?
Le macramé, répondit Sophia. Des sacs et des bikinis en macramé, mais
aussi des vêtements. Le marché de la Grèce s’est vraiment ouvert ces
dernières années. Les djellabas continuent à bien se vendre, la nouveauté,
c’est un polyester bon marché mais très solide au toucher plus naturel, les
spécialistes sont convaincus que ça va efficacement remplacer le coton à
fromage.
Silence autour de la table.
La broderie anglaise reste populaire, bien sûr, dit Sophia. C’est assez
intemporel, même quand c’est porté, non sans ironie, en mode punk.
Silence encore plus lourd.
Puis le type qui de toute évidence est le compagnon d’Iris, qui s’appelle
Bob, se met à parler de gens de leur région qui ont travaillé pour l’armée
puis ont fini par tomber malades. Tout le monde avait alors cessé de
regarder Sophia, comme si on se contentait maintenant de la juger en
silence, pour se remettre à discuter politique internationale.
Le papier peint de la salle de télévision a l’air d’être là depuis l’origine.
Début vingtième ? Quelle belle maison ça pourrait être si elle était
entretenue. Sur sa chaise en bois, Sophia regarde Elizabeth Taylor arpenter
un hippodrome dans ce technicolor criard qui n’a vraiment de sens qu’à
Noël, un technicolor qu’on devine même sur un poste en noir et blanc
comme celui-ci. Elle se demande ce qu’Iris ressent à voir chaque jour le
mot mort sur le mur de la cuisine, dès qu’elle prépare une tasse de thé ou
passe tout simplement par là. Iris n’avait pas assisté à l’enterrement. Trop
dur pour elle ? Trop interdit pour elle ? Trop compliqué pour elle ?
À la maison, personne ne prononce jamais le nom d’Iris.
La veille au soir, Sophia a entendu l’un des occupants clore la discussion
de façon formelle, comme s’il s’agissait d’une réunion et non simplement
de gens autour d’une table, en lisant à tous un texte classique au sujet du
printemps : la femme, Gail, lit une histoire qui au début ressemble à un
conte de Noël, mais qui de toute évidence n’en était pas un. Dans les
gouttières, entre les bardeaux des toits, des paillettes de poudre blanche
demeuraient visibles ; quelques semaines plus tôt, c’était tombé comme de
la neige sur les toits et les pelouses, sur les champs et les ruisseaux. Aucune
sorcellerie, aucune guerre n’avait étouffé la renaissance de la vie dans ce
monde sinistré. Les gens l’avaient fait eux-mêmes.
C’est à la fois si symbolique et si lourd.
Puis Sophia rejoignit sa chambre glaciale au dernier étage de la maison.
Après les radiateurs du rez-de-chaussée, on aurait dit l’Arctique. Elle tentait
de se réchauffer dans son manteau lorsque Iris avait frappé, puis ouvert la
porte, munie d’un radiateur électrique.
Je savais que tu aurais très froid, dit-elle.
Elle le brancha. Sophia cacha sous son manteau le bord du magazine
Radio Times qu’elle avait apporté. L’une de ses activités préférées quand
elle rentrait chez elle à Noël, tout du moins depuis qu’Iris ne venait plus,
c’était de feuilleter le numéro de fin d’année acheté par ses parents, un
numéro double, en mettant des petites croix devant les émissions qu’elle
comptait regarder pour se distraire. Presque en larmes, elle était en train de
le lire avant qu’Iris n’entre dans ce qui devait avoir été la chambre de la
bonne, à présent délabrée, avec un vieux tapis au sol, et là où il n’y avait ni
tapis, ni lino, ni même un revêtement quelconque, du bois rêche taché de
peinture. La couverture du Radio Times de Noël arborait ce qui, de loin,
ressemblait à un beau sapin. Mais de près, l’arbre devenait un joli village
anglais sous la neige coupé par un sentier avec un chien à une barrière et
une boîte aux lettres. Sophia le cacha dans son manteau quand Iris s’assit au
bord du vieux matelas pour lui montrer son courrier, ouvert puis refermé
avec un scotch poisseux de la Poste. Endommagé pendant le transport,
réparé par les soins de La Poste. Allez savoir pourquoi, Iris trouvait le
scotch poisseux très drôle. Elle déposa un baiser sur le crâne de Sophia et
retourna voir ses amis.
Elle ne mentionna pas, elle n’avait toujours pas mentionné, leur mère.
Sophia passe Noël dans une pièce en compagnie de deux personnes
endormies et inconnues à regarder la mère de Velvet Brown, sévère mais
bonne, faire en sorte que sa fille puisse courir le Grand National.
Cette boîte aux lettres rouge sur la couverture de Radio Times : comment
pouvait-elle signifier à la fois autant et si peu ? Sophia aimerait qu’elle ait
le même sens qu’avant, qu’elle signifie exactement la même chose.
Pourquoi Noël avait-il autrefois un sens, mais, alors que ça continuait à être
le cas pour beaucoup de gens, n’avait-il plus le même pour elle, ici, à cet
endroit ? Rien que de penser à un jour de la semaine la fatigue à un niveau
qu’elle ignorait pouvoir ressentir.
Comme s’il y avait un sens caché dans les sentiments.
Sophia, respire.
Bientôt ça sera l’heure du cirque de Billy Smart. Puis Le Magicien d’Oz,
le grand film de l’après-midi.
De toute façon, Le Magicien d’Oz est presque entièrement en noir et
blanc.
Cette année, le cycle de la BBC est consacré à Elvis, puisque Elvis est
mort, lui aussi.
Lorsque Iris surgit dans la salle télé en lui apportant un breuvage chaud
dans une tasse, qui n’est ni du thé ni du café mais un liquide qui sent le foin,
Sophia demande :
Tu te rappelles le jour où tu m’as fait sécher les cours et qu’à la place, on
est allées voir Café Europa en uniforme à Londres ?
Iris n’est pas encore bien réveillée. Ses cheveux sont tous rabattus du
même côté, et ils auraient bien besoin d’un shampoing, ainsi que d’un coup
de brosse. Elle a encore plus l’odeur de la maison que la maison elle-même.
Elle sent le renfermé, et le sexe. Comme tous les gens de la maison. Elle
s’adosse au vieux sofa et bâille sans se couvrir la bouche tandis que dans Le
Grand National, des personnages découvrent la jeune Elizabeth Taylor
évanouie.
Nan, répond-elle.
Elle se frotte le visage à deux mains.
Ils passent tous ses films à la télévision pour Noël, maintenant qu’il est
mort, dit Sophia.
Parfois, il faut mourir pour vivre davantage, dit Iris.
Platitude, cliché, pense Sophia. Elle se sent comme une enfant timide.
Depuis qu’elle est arrivée, elle se sent de plus en plus comme une enfant
timide. Mais elle tient bon.
La BBC l’a diffusé hier matin, dit-elle. Café Europa en uniforme.
Ah, dit Iris.
Tu m’avais prêté ton blouson. On est allées boire un café. Tu m’avais
emmenée dans ce café, le 2i, dit Sophia.
Iris quitte le sofa en bâillant à nouveau.
Même propulsée par une horde de chevaux sauvages, je ne serais pas
allée voir un film où Elvis joue à la guerre, dit-elle en sortant de la pièce.
Mais en se retournant, elle fait un clin d’œil à Sophia.
Mort.
Elle.
Tête.
Mort.
Elle.
Tête.
Douze.
Les douze coups de minuit. La cloche de l’église retentit pour la
cinquième fois cette nuit-là. Sophia produisit un son exaspéré. Et se
retourna dans son lit.
La tête était près d’elle. Immobile. Elle avait une immobilité de pierre.
C’était de toute évidence une farce par un chenapan du village qui tirait
sur la corde de cette cloche pour rendre les gens fous.
Puis c’est un été où le petit Arthur âgé de dix ans débarque du salon dans
le bureau que Sophia a dû installer chez elle, elle doit travailler de la maison
la plupart du temps pendant les vacances d’Arthur.
Ce souvenir doit dater du milieu des années 1990, puisque Arthur y a dix
ans.
Il y a une femme au journal télévisé qui me fait vraiment penser à
quelqu’un, dit Arthur.
Je suis occupée, dit Sophia.
Je la connais, mais je ne sais pas qui c’est, dit Arthur.
Et alors ? demande Sophia.
Si tu la voyais, toi, tu saurais peut-être qui c’est, répond-il.
C’est un piège pour m’obliger à regarder la télévision avec toi ? demande
Sophia.
Non, j’aimerais juste que tu la voies, répond Arthur. Cette femme. Une
minute. Quelques secondes. Dix, maximum. Si tu ne te dépêches pas,
l’interview sera terminée.
Sophia pousse un soupir, note quelque chose, enregistre mentalement
l’endroit où elle en est de sa feuille de calcul, laisse le curseur à côté des
chiffres sur l’écran et se lève.
Lorsqu’elle atteint le salon, elle découvre Iris à la télévision. En train de
déblatérer. Elle raconte n’importe quoi.
L’eau potable, dit Iris. L’irrigation des cultures. Rapport entre pesticides
et gaz neurotoxiques. Rapport entre gaz neurotoxiques et nazis.
Iris a pris un sacré coup de vieux. Et du poids. Elle a les cheveux tout
gris, aussi.
De façon générale, elle ne vieillit pas très bien. Dépression, inquiétude,
confusion, est-elle en train de dire. Des gens hospitalisés en psychiatrie car
l’ignorance des médecins conduit à de mauvais diagnostics. Tout un panel
de symptômes méconnus. Difficultés d’expression. Hallucinations. Maux de
tête. Douleurs articulaires.
L’interview a lieu quelque part dans un champ ensoleillé où l’herbe est
toute blanche. Les feuilles des arbres, poussiéreuses à cause de l’été,
s’agitent dans le vent.
Cette industrie est issue, directement issue, de la Seconde Guerre
mondiale, est en train de dire Iris.
La caméra filme le journaliste, qui acquiesce, puis revient sur Iris. Plus
loin qu’Iris, plus loin que l’écran de télévision, par les portes du patio qui
donnent sur Hampstead, le début de soirée est splendide et lumineux
comme s’il ne devait plus jamais faire un temps aussi beau, les voisins
préparent un barbecue dans leur jardin, leurs enfants poussent des cris de
joie en jouant autour d’une piscine gonflable. Le studio du journal télévisé
réapparaît sur l’écran. Un expert explique en quoi les déclarations d’Iris
sont grotesques et fausses.
Nous sommes tous minés, nous nous minons nous-mêmes, nous nous
créons notre propre champ de mines, se dit Sophia.
Qu’est-ce que tu fabriques à regarder la télévision par une belle journée
comme ça ? dit-elle tout fort. Tu n’as pas d’endroit plus intéressant où aller,
de choses plus intéressantes à faire ?
Agenouillé devant la télévision, Arthur se retourne. Il a l’air accablé.
Sophia doit faire de grands efforts, d’immenses efforts, pour ne pas se sentir
blessée au plus profond d’elle-même par la sensibilité extrême de son fils.
J’avais l’impression de la connaître, dit-il. C’est quelqu’un qu’on
connaît ?
Non, dit Sophia. Ce n’est pas quelqu’un qu’on connaît.
Elle regagne son bureau et pose le doigt sur le chiffre qu’elle avait
délaissé quelques instants plus tôt.
Elle regarde à nouveau l’écran.
Oui. Elle en était bien là.
Jour de Noël.
Dieu merci.
La lumière du jour.
Sophia était assise au bord du lit, les yeux, qu’elle a excellents, grands
ouverts. Elle mettait au défi minuit de la rattraper. Minuit qui sonne comme
le téléphone. Mais minuit n’avait pas osé. La lumière était arrivée. Cette
bonne vieille lueur du jour. Cette bonne nouvelle lueur du jour.
Ce jour-là, la lumière avait surgi un peu plus tôt que la veille. Le jour
s’était marginalement levé plus tôt que la veille. La lumière avait une
qualité différente, alors que quatre jours à peine s’étaient écoulés depuis le
jour le plus court de l’année ; changement de sens, renversement, de
l’accroissement des ténèbres à l’accroissement du jour, le retour de la
lumière au cœur de l’hiver, juste après son déclin.
Quelque part dans cette maison, Iris, sa sœur aînée, dort.
À sa coiffeuse, Sophia se tenait la tête entre les bras.
La tête n’était plus vraiment une tête. Elle n’avait plus de visage. Elle
n’avait plus de cheveux. Elle était aussi lourde qu’une pierre. Elle était
douce. À l’endroit où se trouvait le visage, on aurait dit du marbre poli.
C’était dur à dire, maintenant, où était le haut et le bas, le devant et le
derrière. Alors que lorsque cette pierre était encore une tête, c’était évident.
Il n’y avait plus la moindre évidence.
Juste une sorte de symétrie.
Elle ne savait plus vraiment comment l’appeler : tête ? pierre ? Elle
n’était ni morte, ni elle, ni tête. Elle était trop lourde et trop solide pour
flotter dans l’air et faire des sauts périlleux comme sous un chapiteau de
cirque.
Sophia la pose sur la table. La regarde. Elle lui fait un signe de tête.
Puis elle tend les mains vers elle. Elle ne veut pas que la tête refroidisse.
Elle la glisse contre son ventre sous ses vêtements et la serre contre elle.
La pierre ronde de la taille d’une petite tête ne bouge pas. Elle ne fait
rien. Et pourtant, ce rien est assez intime.
Comment quelque chose pouvait-il être aussi simple ?
Et en même temps, si mystérieux ?
Regarde. Ce n’est qu’une pierre.
Quel soulagement.
C’était ce à quoi la notion de soulagement aspirait, cela avait toujours été
son dessein.
Revenons à présent à ce fameux samedi matin ensoleillé de
septembre 1981, sur une terre communale anglaise clôturée par l’armée
américaine en accord avec l’armée britannique, et à la voiture qui se gare
non loin de l’entrée principale.
Une femme en descend.
Elle s’approche du policier en faction à l’entrée de la base aérienne. Les
oiseaux perchés dans les arbres chantent et l’été bourdonne encore
d’abeilles ; il y a un bois juste derrière.
La femme déplie un morceau de papier et se met à lire. D’autres femmes,
dont l’une est assez âgée, traversent l’herbe rase en direction de la clôture.
Si c’était dans une sitcom de la BBC, le public rirait à gorge déployée.
Vous arrivez de bonne heure ce matin, dit le policier à la femme.
Elle interrompt sa lecture et le regarde. Puis elle baisse les yeux sur son
papier et reprend tout depuis le début. Il jette un coup d’œil à sa montre.
Vous ne deviez pas arriver avant huit heures, dit-il.
La femme s’interrompt à nouveau. Elle désigne ses quatre camarades
plaquées à la clôture. Elle annonce qu’elles viennent de s’y enchaîner en
signe de protestation, et qu’elle lit une lettre ouverte à ce sujet.
Le policier est stupéfait.
Ce ne sont pas les femmes de l’entretien ?
Il regarde les femmes.
Mais pourquoi faites-vous ça ? demande-t-il.
Comme ce ne sont pas les femmes de l’entretien, il en informe la base
aérienne par radio.
La clôture se compose d’un grillage métallique qui fait comme des
millions de petits diamants en fil de fer avec trois rangées de barbelés au
sommet et des poteaux en béton, le tout sur quinze kilomètres de
circonférence. Les femmes se sont attachées à la clôture avec quatre petits
cadenas, de ceux qu’on utilise habituellement pour les valises. On n’avait
pas d’argent pour plus gros.
Un militaire en uniforme surgit et s’approche du policier.
Je croyais que c’étaient les femmes de l’entretien, dit le policier.
La femme leur lit sa lettre ouverte. Voici un extrait de ce qu’elle déclame
ce matin-là :
Nous entreprenons cette action parce que nous considérons que la course
à l’armement nucléaire constitue la plus grande menace jamais rencontrée
par l’humanité et cette Terre. Nous autres Européens refusons le rôle
sacrificiel que nous proposent nos alliés de l’Organisation du Traité de
l’Atlantique Nord. Nos chefs militaires et politiques qui consacrent
d’énormes sommes d’argent et de ressources humaines aux armes de
destruction massive nous suffisent bien, alors que dans nos cœurs, nous
percevons les cris de millions d’individus de par le monde qui cherchent à
faire entendre leurs besoins. Nous sommes fermement opposés à
l’installation de missiles de croisière sur notre territoire.
Les femmes enchaînées avec ces petits cadenas de rien du tout ont
réfléchi toute la nuit, raconteront-elles ensuite aux historiens, à ce qui
pourrait leur arriver. Elles n’ont pas réussi à dormir car elles imaginaient les
gardiens et les chiens, les aboiements et les hurlements, tout ce dont on
pouvait les accuser, depuis le trouble à l’ordre public jusqu’à un acte de
trahison. Elles s’attendent à être placées en garde à vue et traduites en
justice. Un casier judiciaire, ça peut vous faire perdre votre boulot.
Elles n’ont rien mangé et elles n’ont presque rien bu depuis douze heures.
Elles portent des vêtements amples de façon à pouvoir uriner de façon
discrète. Elles supposent que le commandement de la base aérienne ne
voudra pas qu’elles restent longtemps enchaînées comme ça.
Elles sont assises par terre dos à la clôture tandis que leur camarade lit la
déclaration. Le policier et le militaire ont un petit air amusé.
De nouveaux participants à la marche de la paix arrivent dans la matinée,
d’autres encore les rejoignent en provenance de la ville la plus proche ; les
habitants aspirent à récupérer cette terre communale réquisitionnée par
l’armée depuis des décennies, depuis qu’elle a été repérée du ciel comme
piste d’atterrissage idéale.
Deux journalistes débarquent. Les organisateurs de la marche leur
expliquent qu’ils entament cette action de façon à attirer l’attention des
médias sur leur démarche pour obtenir un débat public quant à la livraison
prochaine de missiles. Ils déclarent qu’ils se basent sur l’expérience des
suffragettes.
L’un des journalistes contacte le ministère de la Défense pour le
questionner sur ces femmes et cette manifestation.
Un fonctionnaire déclare que, quand bien même des femmes seraient
enchaînées à la clôture, et alors ? Elles se trouvent sur une terre communale
qui n’appartient pas au ministère. Cela ne relève donc pas de sa
compétence.
Il confirme que le ministère n’a aucune intention de les faire déguerpir.
Ce n’est pas un problème, dit le fonctionnaire.
C’est un peu le contraire d’un événement.
Il fait beau. Les gens s’installent au soleil sur l’herbe comme pour une
excursion en plein après-midi. Les militaires vont et viennent, ils prennent
des photos. Un type parle tout fort de clichés destinés au fichage par la
police. C’est le commandant de la base. Par la suite, l’une des manifestantes
se souviendra que plus il parlait, plus les jointures de ses doigts
blanchissaient. Il leur annonce, racontent-elles ensuite, qu’il serait ravi de
les tuer toutes à coups de mitraillette. Puis il leur dit qu’elles peuvent rester
tout le temps qu’elles veulent. Sans son mépris, nous ne serions jamais
restées, dit l’une d’elles bien des années plus tard. J’avais cinq gamins à ma
charge.
En fin d’après-midi, alors que la soirée s’annonce, un autre policier vient
glisser aux femmes que c’est samedi, qu’il vaudrait peut-être mieux pour
elles qu’elles partent. Il évoque le whisky américain qui coule à flots les
soirs de week-end à la base, ces hommes qui pourraient très bien venir les
agresser en pleine nuit.
Les femmes l’ignorent et restent là où elles sont.
Il fait de plus en plus froid et humide, car c’est tout de même le mois de
septembre. Les manifestants demandent l’autorisation de faire un feu sur le
béton. Accordée. Des militaires les aident même à installer un tuyau
d’alimentation à partir d’une bouche à incendie placée de l’autre côté de la
route.
Pour l’instant, l’ambiance est plutôt amicale. Plus tard, il y aura des
arrestations. Des procès. Des emprisonnements à Holloway, un lieu que les
manifestants jugeront confortable comparé à leur camp en termes de
chaleur et de nourriture. Des attaques au vitriol dans les tabloïds du pays à
un niveau inédit. Des injures de la part des militaires pour terrifier les
manifestants. Des débâcles régulières, des démantèlements réguliers du
camp par les huissiers, des mises à sac régulières des biens des
manifestants, des échauffourées régulières avec l’armée et la police. Un
accroissement du niveau de violence de la part de la police. Des descentes
nocturnes régulières par les gros bras du coin qui viennent plonger des
bâtons enflammés dans les tentes faites de branchages et de plastique, qui
jettent du sang de porc, des insectes et toutes sortes d’excréments, y
compris humains, bien sûr, sur les manifestants.
Un conseil municipal menacera de leur confisquer leurs sachets de thé.
Mais pour l’instant, il n’y a rien de tout ça, les autorités n’imaginent pas
que cette manifestation va changer quoi que ce soit, encore moins infléchir
à tel point l’opinion publique au sujet de l’armement nucléaire qu’en
l’espace de dix ans, les politiques internationales en la matière seront
considérablement revues à la baisse.
Ils sont assis en cercle autour du feu.
Ils établissent une rotation pour le dimanche, le lundi, le mardi.
C’est là que ça se joue. La décision est prise de transformer cette
manifestation en protestation permanente. Ils resteront là aussi longtemps
qu’ils pourront. Jusqu’à Noël s’il le faut, dit une femme
(pour finir, il y aura là un camp de la paix, sous des formes diverses,
pendant vingt ans).
Au début, ce n’étaient que trente-six femmes, quelques enfants et des
soutiens des deux sexes ayant parcouru 200 kilomètres à pied en dix jours.
Un jour, certaines marcheuses avaient cueilli des fleurs dans les haies qui
bordaient la route. Quand elles atteignirent la ville suivante, qui constituait
leur prochaine étape, un homme leur déclara : on dirait une apparition de
déesses.
C’était certainement la dernière fois qu’elles seraient perçues comme
mythiques.
En cette première soirée, elles se relaient à la clôture, elles échangent
discrètement leurs places pour ne pas risquer d’interrompre la
manifestation. Les quatre femmes qui ont passé la journée enchaînées
saisissent leur chance de faire un brin de toilette et de manger un morceau.
Puis elles s’enchaînent à nouveau pour passer une nuit inconfortable
contre la clôture.
Les autres vont dormir dans les bois frais sous de piètres protections en
plastique.
Art se réveille en plein milieu d’un rêve.
Où il est poursuivi par d’immenses fleurs monstrueuses.
Il court aussi vite qu’il peut, mais il sait qu’elles vont se refermer sur lui ;
qu’il pourra s’estimer heureux s’il s’en sort vivant. La tête de l’une des
fleurs les plus proches de lui, il le sait sans se retourner, est prête à
l’engloutir, ses pétales semblables à des mâchoires, ses étamines dressées et
tremblantes, aussi puissantes qu’un bélier de combat.
Il aperçoit une vieille église. Il s’y précipite, referme les portes derrière
lui et se tient immobile dans l’écho humide. Il distingue des gisants, mais
aussi un tombeau qui n’a pas la forme d’un corps. Merveilleux. Il s’y
couche sur le dos et presse les mains l’une contre l’autre en signe de prière.
Il se transforme en relique de chevalier dans une armure de pierre. Les
fleurs ne chercheront plus à l’engloutir : quelle fleur pourrait avaler de la
pierre ?
Mais les fleurs géantes surgissent dans l’église en tachant le sol de la nef
et les bancs avec la terre accrochée à leurs racines. C’est irrespectueux
envers les corps enterrés sous les dalles. Arthur se rend compte qu’il a pris
une mauvaise décision parce qu’il est désormais prisonnier de son armure
en pierre. Il peut à peine bouger, et il voit les têtes de ces fleurs géantes
rassemblées autour de son tombeau. Elles agitent leurs feuilles de façon
obscène dans l’église en ouvrant et en refermant leurs mâchoires-pétales.
Il s’adresse à ces monstres devenus fleurs par une bouche qu’il ne peut
plus ouvrir, car devenue pierre, ses mains pressées paume contre paume,
collées ou presque, comme il a un jour vu faire un type à la télévision pour
montrer les effets de l’hypnose sur les gens sensibles.
Il est lui-même tellement sensible, putain.
Arrêtez de me harceler, je suis politique. Vous êtes misérables. Regardez-
vous, vous n’êtes plus que mâchoires et étamines. Moi, je suis raide comme
la pierre. Que penserait Freud de ce rêve ?
Il prononce cette dernière question à voix haute à l’instant où il ouvre les
yeux dans la nuit.
Il perd son érection.
Il s’assied.
Où est-il ?
À Chei Bres, l’immense maison de sa mère en Cornouailles. Allez savoir
ce que signifie ce nom.
Une fois accoutumé à la pénombre, il devine les contours de la pièce. Il
tâtonne jusqu’à trouver l’interrupteur près de la porte. La lumière éclaire
une chambre vide.
Il n’a pas envie d’allumer son téléphone pour voir l’heure. Il sent une
odeur de cuisine. Dehors, il fait encore nuit.
Lux, la fille, n’est pas là.
Logique, non ?
Il ignore où elle se trouve : il y a tellement de chambres dans cette
maison. Les pièces du rez-de-chaussée contiennent tout ce qu’on s’attend à
trouver dans une maison. Mais à l’étage, les chambres sont aussi vides que
celles d’une maison vide.
Art s’est roulé en boule par terre dans une chambre avec ce qu’ils ont
déniché dans un placard.
C’est Lux qui a trouvé tout ça. Elle qui a préparé une chambre pour Iris,
aussi.
La veille au soir, elle l’a traité de petit branleur (alors qu’il la paie, elle
ferait bien de se comporter un peu mieux). Pourtant, même si elle n’est
qu’une inconnue, elle a l’air de mieux savoir s’occuper de sa mère que lui.
Je m’en charge, dit-il.
On ne se charge pas d’une mère, dit Lux.
Dans ma famille, si, dit-il.
Mais lorsque Lux (oui, c’est vrai et c’est assez pénible, elle a mieux su
s’occuper de sa mère que lui) avait persuadé Sophia de retirer ses épaisseurs
de manteau et d’écharpe, ça avait révélé la maigreur extrême de sa mère.
Bien plus que la dernière fois où il l’a vue. Aussi maigre que la star qui fait
la pub de ce parfum (il faut espérer pour l’actrice qu’elle a été retouchée,
digitalement parlant).
Il s’agite sous l’édredon par terre dans la chambre qui sent le vide.
Et alors. Si sa mère veut être maigre, c’est son choix.
Son choix ? (Va te faire foutre, Charlotte.)
Si sa mère les questionne, ce qui est très possible, sur le fait qu’ils ne
dorment pas ensemble, il répondra que Charlotte et lui ont pris cette
habitude, que c’est assez répandu, que de plus en plus de couples pratiquent
ça, désormais.
Ce qui est remarquable, à voir Iris vieille, c’est combien elle ressemble à
sa sœur, alors qu’elles ne sont pas du tout pareilles. Étrangement, leurs
reniflements, leur démarche sont les mêmes. Sa tante est l’image inversée,
emplie de sa mère. Plus qu’emplie : accomplie.
Il a ouvert la porte d’entrée à deux heures du matin à un gros carton
rempli de légumes en suspension dans l’air : des pommes de terre, des
panais, des carottes, des choux de Bruxelles, des oignons.
Artie, dit-elle. Attrape ce carton pour que je puisse te voir.
Et devant lui, Iris est là, avec son élégance brute.
Tu as l’air en forme, dit-elle.
Tu dois te déchausser, dit-il.
Moi aussi, je suis heureuse de te voir, dit-elle.
Le mouton noir de la famille. Ici. C’est une bonne blague, voire un
sacrilège. Ça apprendra à Sophia à faire la maligne devant Charlotte.
Même si ça n’est pas la vraie Charlotte.
Elle ressemble à quoi, ta tante ? lui avait demandé Lux la veille au soir.
Il haussa les épaules.
Je ne la connais pas très bien. Je ne la connais presque pas, à vrai dire.
Mais elle me suit depuis quelques années via Twitter et je l’ai comme amie
sur Facebook. Elle est du genre à dire chéri à toute personne qu’elle ne
connaît pas, mais pas comme une aristocrate, ni quelqu’un du show-biz,
plutôt quelqu’un du monde ouvrier. Ce qu’elle n’a jamais été.
Pourquoi elles ne se parlent plus ? demande Lux.
Une mythomane.
La voix de sa mère, dans la voiture, tant d’années plus tôt, de retour de
l’enterrement de son grand-père.
Une folle. Il faut être fou pour vivre comme elle. Une psychotique. Arthur,
les psychotiques voient le monde en termes d’illusions et de désillusions. Tu
ne peux espérer du monde qu’il s’adapte à toi, or c’est ce dont elle rêve. Tu
ne peux pas espérer vivre comme si le monde était ton mythe personnel.
Des divergences de point de vue, répond-il. Des visions du monde
irréconciliables.
Au petit matin, il avait ouvert la porte à Iris la mythomane, et elle était
apparue comme le mythe d’un monde bienfaisant. Elle était aussitôt repartie
à sa voiture pour en extraire plein d’autres bons produits, des sacs et des
sacs qui contenaient du beurre, du raisin, du fromage, du vin. Et pour finir,
un arbre en pot. Pas un sapin de Noël, juste un arbre, un arbre ordinaire qui
avait perdu ses feuilles. C’est mon magnolia étoilé, avait-elle dit. Le seul
qui rentrait dans la voiture. Elle le tenait contre elle, certaines branches
pointées vers Art et Lux, dont les extrémités se terminaient par des
bourgeons pointus donnant l’impression d’être couverts de poils ou de
duvet. Ce sont les fleurs à venir, avait-elle dit. Comment vas-tu, Artie ? Et
ça, c’est… Charlotte, n’est-ce pas ?
Iris posa l’arbre. S’essuya les mains sur ses flancs. Tendit la main à Lux.
Vous n’êtes pas du tout comme sur les photos Facebook, dit-elle. C’est un
sacré talent, de changer son apparence à ce point.
Je fais ça très naturellement, dit Lux.
C’est un talent pour lequel je paierais cher. Peut-être que vous pourriez
m’apprendre, répondit Iris.
Elle souleva l’arbre en pot pour le placer lourdement dans les bras
d’Artie. Trouve un endroit où il soit en valeur, dit-elle. (Art, inquiet qu’il y
ait de la terre sous le pot, avait fini par le laisser sous le porche.)
Maintenant, couché par terre, il s’émerveille que le simple fait d’apporter
un arbre, même pas un sapin de Noël, rien qu’un arbre dans un pot rempli
de terre, lui paraisse étrangement symbolique, bienfaisant.
Bienfaisant : un mot de Lux, un mot qu’il n’avait jamais employé, dont il
n’aurait jamais cru qu’il l’emploierait un jour, en aurait besoin, un mot qui
jusqu’à la veille, ne faisait pas partie de son vocabulaire.
Il va noter dans son carnet Art en Nature de penser à en rechercher
l’étymologie.
Il se retourne et se gratte dans son lit de fortune à même le sol. Qui est si
dur que c’est sans doute ça qui l’a réveillé. Il n’a plus du tout sommeil. Il
est en train de perdre son temps.
En général, quand il ne dort pas la nuit, c’est parce qu’il travaille pour
Sa4A.
Mais là, il n’a pas d’ordinateur.
Donc il ne peut pas travailler.
Il pourrait travailler depuis son téléphone (même si comme ça, on passe
plus facilement à côté de quelque chose).
Il n’ose pas l’allumer. Or, il est perdu sans son téléphone ! La veille,
quand il l’a mis en route pour envoyer un sms à Iris, il n’a pu que voir le
tweet de la véritable Charlotte avec des photos d’arbres fruitiers abattus
dans des jardins et ce sous-titre je ne peux plus vous mentir c’est moi qui ai
abattu votre prunus envoyez ici la facture ou vos commentaires enragés.
Ça doit être la raison de son rêve de fleurs géantes.
Qu’en dirait Freud ?
Dieu du ciel. C’est terrible de vivre à une époque où même vos rêves
doivent être, de façon très post-moderne, encore plus conscients que vous.
Cela pourrait faire un bon sujet politique pour Art en Nature. Il va
prendre des notes à ce sujet.
Il s’assied sur le lit en désordre et se demande quel message Charlotte va
envoyer au monde à sa place aujourd’hui. Un message de Noël ? Comme le
pape, ou la reine. La vraie Charlotte. Le faux Art.
Iris avait aussitôt répondu à son sms de façon très gratifiante, même si
c’était devant une fausse Charlotte. Au bout de trente secondes, Iris disait :
J’arrive. Baisers Ire.
Si tu peux apporter de quoi manger, aussi, avait-il répondu, parce que
Lux le lui avait demandé.
Remercie-la, avait dit Lux.
C’était ennuyant. Mais il s’était exécuté, parce que c’était une bonne
idée : merci, Ire.
Un petit branleur.
Il sait qu’elle ne voulait pas, en tout cas pas vraiment, être désobligeante.
Il se demande si elle a des piercings dans des endroits plus discrets, par
exemple sous ses vêtements.
Quelle sorte de travail tu fais vraiment ? lui avait-elle demandé dans le
train la veille. À quoi ressemble l’une de tes journées ?
Je suis assis à mon ordinateur, répondit-il.
Il lui avait expliqué avoir passé une partie de sa journée sur Internet. De
toute façon, c’était déjà comme ça qu’il passait ses journées avant qu’on lui
propose de le rémunérer pour ça. Un jour, par hasard, il avait cliqué sur des
films en gros plan de rainures entre les pavés par un artiste portugais qui
avait mis en bande-son une musique dont le copyright appartenait à Sa4A.
Donc tu regardais quelque chose sur le Net, et là tu t’es dit, je me
demande à qui appartient le copyright de cette musique, dit Lux.
Ouaip. Alors j’ai cherché, ça appartenait à Sa4A, je leur ai écrit, et ils
m’ont proposé un boulot. Aussi simple que ça.
Pourquoi tu as fait ça ? demanda Lux.
Fait quoi ? demanda Art.
Pourquoi tu as cherché à qui appartenait le copyright ? demanda Lux.
Je l’ai fait, c’est tout, avait dit Art. J’ai eu un pressentiment.
Il lui explique que l’artiste n’avait pas mentionné le moindre crédit. Alors
il avait vérifié, puis envoyé un mail à Sa4A.
Mais pourquoi ? avait demandé Lux.
Art avait haussé les épaules.
Parce que je le pouvais, dit-il.
Parce que tu le pouvais, dit Lux.
Et puis, ces films, avait dit Art. Il y avait quelque chose qui m’ennuyait
dedans.
Qu’est-ce qui t’ennuyait ? demanda Lux.
Je ne sais pas, répondit Art. Ce n’était pas tant ces films que le fait que le
type soit, eh bien, là. Sur le Net. À disserter. Comme si ça avait de
l’importance.
Tu étais jaloux de la créativité de cet artiste, dit Lux.
Non, non, avait-il dit. Bien sûr que non.
Il avait dit ça avec un certain dédain.
Ça n’était pas de la jalousie. Déjà, presque personne n’avait regardé ces
films. Le type avait genre quarante-neuf vues. C’était plutôt une question de
loi : les lois sur le copyright ont une bonne raison d’être.
Je comprends, dit Lux. Tu es comme ces vigiles qui surveillent des
endroits à Londres qui ressemblent à des lieux publics mais qui en fait sont
privés, et donc pas libres d’accès.
En tout cas, avait-il dit, ces films ne parlaient pas de la nature. Alors que
le type disait que c’étaient des films sur la nature. Il n’y avait pas une once
de nature dedans.
Ah, dit Lux.
C’était juste des films sur du gravier et des petits cailloux, dit Art.
Je vois, dit Lux. Ce qu’il a fait, en réalité, c’est d’aller à l’encontre de ta
nature.
Art commençait à se lasser de cette conversation. Il avait expliqué le plus
brièvement possible que Sa4A avait fait retirer les films du Portugais qui ne
parlaient pas de la nature, réclamé une belle somme d’argent au tribunal,
puis à la grande surprise d’Art, un bot de Sa4A avait reçu l’ordre de gens de
Sa4A de proposer à Art un boulot qui s’était révélé très lucratif.
J’ai des bonus dès que je trouve quelque chose, avait-il expliqué.
Attention, je ne travaille pas à la commission. De toute évidence, c’est
impossible de vivre sur des commissions.
De toute évidence, dit-elle.
Ce boulot, dit-il, c’est un peu comme chercher une aiguille dans une
botte de foin. La Toile est remplie de transgressions, mais il faut savoir les
repérer. On ne te les sert pas sur un plateau. Il faut sans cesse ouvrir l’œil.
Je ne ferai certainement pas ça toute ma vie mais pour l’instant, ça paie le
loyer. Mon vrai boulot, ce qui m’intéresse plus, c’est d’écrire sur la
nature…
La nature de ton boulot ? dit-elle.
… non, la nature avec un grand N. La nature, le temps, des sujets en lien
avec l’environnement, la planète. Mes écrits sont assez politiques, en tout
cas, de plus en plus, et ça le sera encore plus à mon retour. En ce moment,
je m’accorde une pause bien méritée.
Lux avait acquiescé en demandant si la planète, sous quelque forme que
ce soit, ou bien le temps, ou l’environnement, avaient déjà lu des choses sur
Art et menacé de le traîner en justice parce qu’il écrivait sur eux, parce qu’il
les utilisait dans son œuvre ?
D’abord, il avait ri. Puis il avait compris qu’elle attendait une vraie
réponse à cette question ridicule.
Je n’ai jamais enfreint de copyright, non ? dit-il. Comment aurais-je pu ?
Le monde n’est pas sous copyright. Les fleurs des haies, les feuilles mortes,
les oiseaux, les papillons anglo-saxons, les flaques, les moucherons. Voilà
quelques-uns de mes récents sujets. Ils ne sont pas protégés par un
copyright.
Les flaques, dit-elle.
La neige, dit-il. Je compte écrire sur la neige. Dès qu’il neigera. La neige
n’est pas sous copyright. Je ne pense pas prendre de risques à affirmer ça.
Pas encore, en tout cas.
Je peux lire ce que tu écris ? demanda-t-elle.
Tout est sur Internet, répondit-il. Tu peux lire tout ce que tu veux, autant
que tu veux, quand tu veux. Comme n’importe qui.
Puis elle lui avait demandé s’il savait que des chercheurs laissaient
pourrir des cadavres humains pour étudier leur décomposition à l’air libre.
Non. Il n’était pas au courant. Comme c’était intéressant.
Il avait sorti son carnet Art en Nature et pris des notes à ce sujet.
Imagine, avait-elle dit pendant qu’il écrivait, un champ rempli, cette fois,
de tous les appareils qu’on n’utilise plus.
Quels appareils ? demanda-t-il en remettant son carnet dans la poche de
son sac à dos.
Les vieux appareils, dit-elle. Les appareils délaissés par les humains. Les
gros ordinateurs d’il y a dix ans, non, cinq ans, voire de l’année dernière,
toutes ces choses obsolètes, les imprimantes que personne ne parvient plus
à connecter, les écrans pas plats, ces choses maintenant dépassées.
Art ressortit son carnet pour écrire. Puis il le referma, mais le gardait près
de lui, au cas où Lux dirait autre chose d’intéressant ou d’utile.
J’aime me les représenter mentalement, avait-elle dit, j’aime les imaginer
dans un champ avec des scientifiques qui font le tour de ces appareils pour
étudier leur décomposition.
Ils ne meurent jamais, ces appareils, dit-il. Ils sont envoyés à l’étranger,
ces objets qu’on rend obsolètes en achetant un modèle plus récent. Rien ne
se perd. On reconditionne les vieux appareils pour en faire don à des pays
du tiers-monde, des endroits où les gens sont plus pauvres, des endroits où
ils n’ont pas accès au progrès technologique comme nous. En tout cas, je
crois que c’est comme ça que ça se passe.
Elle fit non de la tête.
Le monde, dit-elle en souriant. Est bienfaisant. C’est bien le sujet, non ?
Quoi ? avait-il dit. Que le monde soit bienfaisant ?
Non, dit-elle. Ce que nous croyons qui est en train de se passer.
Un autre Noël.
Noël 1991.
Art n’en a aucun souvenir.
Il a cinq ans, il habite près d’un endroit où une femme du nom de
Newlina a été décapitée par son propre père parce qu’elle refusait de lui
obéir. Alors elle avait placé sous son bras sa tête ramassée par terre puis
quitté la maison. Cette histoire fait beaucoup rire son grand-père lorsqu’il
leur rend visite. Il en a les larmes aux yeux, il passe un bras sur les épaules
d’Ire. Il n’est pas là pour l’instant, mais il vient assez souvent. Il lui apporte
des chewing-gums au goût de fruit dont Ire dit que c’est un arôme artificiel.
La femme décapitée était capable de planter des branches en terre qui se
transformaient en arbres couverts de fruits.
C’est là qu’il vit quand il n’est pas chez son grand-père.
Dans cette maison, il y a un sapin de Noël plus grand que lui. Un sapin
en pot de façon à pouvoir le remettre en terre après Noël.
Il annonce à Ire qu’il veut une Game Boy pour Noël. Elle lui répond
quand les poules auront des dents, ce qui veut dire non.
Elle lui offre quand même la Game Boy, alors que ce n’est pas encore
tout à fait Noël, elle lui dit qu’elle n’aime pas les règles. Il est assis sur ses
genoux, il se bat pour y jouer plus qu’elle, ils rient, elle le chatouille,
jusqu’à ce que la dame qui est sa mère gare une voiture grosse comme un
tank devant la porte, entre, le récupère, le fasse monter sur son siège auto et
l’y attache. Le siège sent le propre. La voiture sent le propre. Tout y est très
propre. Il n’y a rien par terre à l’endroit où on pose les pieds – ni papiers, ni
couverture, ni livres. Il n’y a dans cette voiture que la dame au volant qui
est sa mère.
Il lui demande ses vêtements et la Game Boy. Elle lui dit qu’il en aura
des neufs là où il va vivre maintenant qu’il a l’âge d’aller à l’école.
Il lui dit qu’il a déjà une école et plein d’amis.
Elle dit qu’elle a une meilleure école pour lui, une école qui est une
aventure en soi, parce qu’on y dort et qu’on y est tout le temps avec ses
amis, qu’on n’a pas à rentrer à la maison le soir ni les jours où il n’y a pas
école.
Ils achètent d’autres vêtements et une autre Game Boy. La nouvelle
maison est très grande, si grande qu’il y a un long chemin entre la chambre,
la cuisine et la salle de bains, et encore plein d’espace autour.
La dame qui est sa mère a une télévision plus grosse que toutes celles
qu’il a jamais vues. Dans la maison de sa mère, à la télévision, c’est Noël
toute la semaine jusqu’au Nouvel An.
Noël, aux alentours de midi. Art cherche sa mère dans la maison aux
chambres vides. Il frappe à des portes fermées jusqu’à ce qu’elle finisse par
crier derrière l’une d’elles.
Je ne suis pas encore prête, dit-elle. Je sortirai lorsque je serai prête, et
pas avant, alors cesse de m’importuner, Arthur.
Il descend à la cuisine.
Iris est en train de préparer le déjeuner de Noël. Elle le congédie d’un
geste de la main.
Va écrire ton blog ou quelque chose comme ça, dit-elle.
Il quitte la maison et se rend à la grange. Il y trouve Lux. Apparemment,
elle a vraiment dormi là. Elle s’est fabriqué un lit au milieu de quelques
cartons. Elle lui montre ses pieds nus.
Cet endroit est chauffé par le sol, dit-elle.
Elle a disposé des cartons et des cageots de façon à se faire une niche.
L’un des cartons ouverts est rempli de lampes.
Regarde, dit-elle en brandissant dans chaque main une lampe Anglepoise,
en tout cas, des lampes qui imitent les anciennes Anglepoise.
Ah, super, dit-il, je pourrais en avoir besoin. Ainsi que d’un lit. Préviens-
moi si tu trouves quelque chose qui ressemble de près ou de loin à un lit.
C’est quoi, tout ce bazar ? demande-t-elle.
Je pense qu’il s’agit des stocks non écoulés, répond-il.
Mais pourquoi ? demande-t-elle. Pourquoi ta mère ne vend pas tout ça ?
Il y en a pour une petite fortune, ici. Et pourquoi on fait passer ces machins
pour vieux alors qu’ils sont tout neufs ?
C’est ce que les gens aiment maintenant, répond-il. Ils veulent des choses
qui ont l’air d’avoir une histoire. Ils aimaient acheter ce genre de choses
avant de ne plus avoir d’argent.
Il n’y a que des lampes ? demande-t-elle. Dans toutes ces caisses ?
Sans doute que non. Va savoir. Peut-être aussi des verres comme ceux
dans les cafés des années 1960 en France. Des brosses à ongles, ou des
brosses à vaisselle à poignée en bois. Des boîtes qui imitent celles dans
lesquelles les gens stockaient les biscuits ou la farine pendant la guerre. Des
objets qui donnent l’impression d’avoir une histoire. Qui permettent de
croire qu’on peut s’acheter un passé. Des rouleaux de ficelle comme ceux
de la Poste, sauf que, Au royaume des bonnes affaires, ils coûtaient 7 £ au
lieu de 1,5 £. Des édredons en patchwork. Des fausses plaques victoriennes
en fer-blanc avec un nom de chocolatier dessus. Ce genre de choses.
Lux a l’air indifférent.
Tout cet argent, toutes ces choses, toutes ces années, dit-il. Des kilims
qu’elle allait chercher sur place avant ma naissance, jusqu’à ce qu’elle en
soit empêchée par la révolution culturelle, ce qui a débouché sur des temps
difficiles pour son entreprise, jusqu’aux attrapeurs de rêves des années
1990. Tu connais la Chouette de Minerve ?
Lux n’a pas changé d’expression.
Dans les années 1990 ? dit-il.
Je n’étais pas là dans les années 1990, dit Lux.
On y vendait des animaux en stéatite, des bouddhas en bois, des bâtons et
des cônes d’encens, du rafia. Des objets consacrés à la méditation. La
Chouette de Minerve a englouti notre maison de Londres. Quand j’étais
petit, nous avions une maison au bord de la Tamise. Ma mère a tout vendu,
y compris son appartement, pour ouvrir sa chaîne de magasins, Au royaume
des bonnes affaires. Ça a marché un moment, et puis ?
Il imite un bruit d’explosion.
Mais elle a quand même cet endroit, dit-il. Donc ça va. Elle a un toit. Pas
grâce à sa société, mais grâce à lui.
Il désigne de la tête l’effigie en carton de Godfrey. Oh ! Ne le prenez pas
mal ! Théâtre futuriste, Scarborough deux représentations par soir Tel
60644 à partir du 19 juin places 75 pence (15 shillings) 65 pence
(13 shillings) 55 pence (11 shillings) 45 pence (9 shillings).
Ton père, dit Lux.
Oui, dit Art.
Tu es le fruit de l’alliance entre un plan en deux dimensions et un plan en
trois dimensions, dit Lux.
Ah ah, dit Art. Ça résume assez bien ce que je suis.
Tu es le produit de la modernité, dit Lux.
Elle pose une lampe non branchée de chaque côté de son lit de fortune
par terre.
Et voilà, dit-elle. Comme ça, on est chez nous.
Elle s’assied sur le lit. Art s’installe à côté d’elle.
C’était un homme bien ? demande-t-elle. Ton père.
Je ne sais pas, répond Art. Il y a un trou dans ma vie à la place du mot
père. Il jouait un homosexuel à la télévision et dans les pantomimes de
Noël. Si j’avais mon ordinateur, je te le montrerais. Sur YouTube, il y a un
vieux documentaire où il fait une apparition.
On pourrait aller voir ton père sur l’ordinateur de ta mère, dit Lux.
Elle n’accepterait jamais, dit Art. Elle ne m’a jamais laissé utiliser son
ordinateur.
Je ne pense pas que ça la dérangerait, dit Lux. On ne ferait que regarder.
De toute façon, dit Art, il est protégé par un mot de passe.
Que j’ai, dit Lux.
C’est impossible, dit Art.
Si, dit Lux. Elle me l’a donné.
Ma mère ? dit Art. Elle t’a donné son mot de passe ? Pour que tu utilises
son ordinateur ?
Oui, dit Lux.
Et pour quoi faire ? demande-t-il.
Je voulais envoyer un message à ma mère, répond-elle. Je lui ai demandé
son mot de passe. Elle me l’a donné.
Elle ne m’a jamais laissé utiliser un seul de ses ordinateurs, pas une seule
fois. De toute ma vie, dit-il.
Peut-être que tu ne lui as jamais demandé, dit Lux.
Il est sur le point de railler cette hypothèse. Puis il y réfléchit. C’est peut-
être vrai. C’est possible qu’il ne lui ait tout simplement jamais demandé.
Parce que je savais qu’elle refuserait, dit-il.
Lux hausse les épaules.
Elle prononce des mots dans une autre langue pleine de k et de z.
Ça veut dire : qui ne tente rien n’a rien, dit-elle.
Dans le bureau de sa mère, Lux lui montre le bout de papier avec le mot
de passe. Art le tape, va sur YouTube et cherche le documentaire sur ces
vieux acteurs de théâtre où Godfrey fait une apparition de trois minutes. On
voit une image granuleuse aux couleurs passées. Il est debout, l’air gêné, les
bras croisés et les jambes serrées comme une danseuse classique. Tout à
coup, il traverse la scène en agitant les bras : Ne le prenez pas mal ! hurle-t-
il. Un public invisible rit loin de la caméra, loin des micros, loin de toute
acoustique, il est distant, voire fantomatique. Dans un extrait de sitcom sur
la BBC du début des années 1970, Godfrey, qui porte une cravate, fait des
grimaces et regarde la caméra d’un air de mépris. En studio, le public
explose de rire. Il est supposé être conseiller conjugal. Vous êtes-vous déjà
senti prisonnier d’une mascarade dont même en mille ans, vous ne pourriez
jamais vous extraire ? demande-t-il d’un air las à la caméra tandis qu’une
jeune et grande actrice blonde surgit au bras d’un type chauve qui mesure
une tête de moins qu’elle. C’est comme si elle avait trois seins, dit Godfrey.
Art a très souvent regardé cette vidéo. Le rire du public en studio ressemble
à un coup de couteau émoussé. Chaque fois que la caméra zoome sur
Godfrey, qui étire encore plus sa tête de cheval dès qu’il prononce une
partie de sa rengaine – ne le… ! –, les rires grossissent tel un orage.
Lux fronce les sourcils. Le public rit toujours.
De quoi ils rient ? demande-t-elle.
De son sacrifice, répond Iris.
Iris a surgi dans la pièce derrière eux et elle aussi regarde Godfrey par-
dessus leurs épaules.
C’était vraiment un type bien, je crois, ce Godfrey Gable, dit-elle. Je ne
l’ai vu qu’une fois, mais je n’ai pas besoin de plus. Un homme très
intelligent, sans aucun doute. Il savait ce qu’il faisait. Il y a de l’argent à
gagner dans l’humiliation. Ce que tu sais parfaitement, Artie. De son vrai
nom, il s’appelait Ray, Raymond Ponds. Après leur mariage, les journaux
ont cessé de s’intéresser à lui. Plus un seul article. Surtout après que ta mère
t’a eu.
Art acquiesce comme s’il savait (alors que les seules choses qu’il sait au
sujet de Godfrey, ce sont les passages lus dans les livres que Charlotte
étudiait pour son mémoire).
Désormais, pour l’humiliation, il y a la télé-réalité, dit Iris. Et bientôt, à
la place de la télé-réalité, nous aurons le président des États-Unis.
Elle tend un iPad à Art.
Je me suis dit que tu pouvais avoir envie de découvrir ton dernier tweet,
dit-elle. Tu viens d’annoncer à 16 000 personnes qu’un oiseau qui vit
exclusivement au Canada a été repéré, certes furtivement, au large des côtes
de Cornouailles.
Elle a vraiment dit 16 000 ? Art n’a que 3 451 followers. Il saisit l’iPad.
16 590. Le temps qu’il regarde l’écran, le chiffre s’élève à 16 597.
Une paruline du Canada repérée au Royaume-Uni, lit-il. Prise en plein
vol. Coordonnées précises dans le prochain tweet. LE PLUS BEAU DES
NOËLS à tous les amoureux des oiseaux sur le site qui pépie.
Les connaisseurs verront que ce n’est pas une photo de paruline. En tout
cas, pas du Canada.
Charlotte, dit-il. Je vais la tuer.
La violence est inutile, dit Iris. Dis-lui d’arrêter, c’est tout. Tiens,
regarde, elle est là, juste devant toi.
Art manque de s’étrangler.
Je suis une autre Charlotte, dit Lux. Son autre Charlotte.
Avec un clin d’œil à Iris.
Ah, son autre Charlotte, dit Iris. Eh bien, ce n’est pas moi qui vais vous
donner des leçons. Mais à ta place, Artie, je préviendrais Twitter et je ferais
un signalement. Quelqu’un qui n’est pas toi se fait passer pour toi.
Je compte le faire, dit Art. J’en ai bien l’intention.
À moins que tu ne sois pas toi, dit Iris, à moins que le vrai toi soit
ailleurs, en train de tweeter. Alors ? Es-tu bien toi, Artie ?
Je suis moi, répond Art. Je suis même davantage moi que je ne veux bien
l’admettre.
Moi, moi, moi, dit Iris. C’est le seul mot que ta génération d’égoïstes a à
la bouche. Je vais tweeter là-dessus dans un long message en forme de bulle
qui sort de la bouche d’un dandy illustré par un satiriste du dix-huitième
siècle. Non, plutôt, un président. Je vais faire ça présidentiellement.
Faussement présidentiellement. Je vais faire ça de façon présidentiellement
fausse.
La poitrine d’Art se serre.
Elle sait, pense-t-il.
Il se sent découragé.
Tout le monde sait que je suis un imposteur.
Il était tôt, il faisait encore nuit. L’étrangère avait regagné la grange pour
y dormir. Arthur dormait, lui aussi. Ainsi que la sœur de Sophia au dernier
étage de la maison.
Elle se rendit à sa chambre, ferma la porte à clef et ouvrit son dressing.
Elle dégagea, paire par paire, toutes ses chaussures. Ce qui lui prit un petit
moment, car elle aimait beaucoup les chaussures. Elle en avait de
nombreuses paires. Elle était une femme à chaussures.
Elle souleva les lattes du dressing.
Elle saisit la pierre à deux mains. Qui était lourde. Dans la lumière pâle
de l’aube, elle paraissait couverte de jolies veinures. Elle était d’un brun ou
d’un rouge très clair semblable au matériau utilisé dans la partie supérieure
des murs au Panthéon de Rome. Sophia avait visité cette ancienne église où
les reliques de Raphaël, l’artiste de la Renaissance, étaient conservées dans
un tombeau en pierre sur le côté, et où des milliers de personnes
déclenchaient le flash de leurs téléphones et de leurs appareils photo dès
l’ouverture, dès que les portes très hautes et très lourdes s’écartaient avec
une sérénité puissante, elles ne pouvaient pas faire autrement, en ce lieu qui
accueillait presque toujours trop de monde, qui bourdonnait toujours de
public et qui, selon Sophia, avait un décor bien trop chargé dans sa partie
inférieure.
Mais à mesure qu’on lève les yeux, et que le bâtiment s’élève, le décor se
simplifie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que de simples reliefs, puis des carrés
et des carrés de pierre. Et au centre de la coupole, il y a une ouverture
ronde, comme une vue à l’air libre, la lumière, le ciel en guise de toit.
Le Panthéon.
De tous les dieux.
Qu’est-ce que c’était, déjà, dans ce vieux et beau poème, qui fond comme
neige en mai, comme si pareille froidure n’existait pas ? C’est vrai que la
pierre était froide jusqu’à ce qu’on la réchauffe. Cette boule de pierre
provenait d’un pays chaud, n’est-ce pas ? Sophia avait un jour entendu
quelqu’un parler d’une pierre qui ressemblait à du marbre et qui venait du
nord de l’Angleterre, la personne à la radio expliquait que les pierres
avaient des odeurs, que la pierre du Nord libérait parfois un parfum de
décomposition parce qu’elle contenait la carapace d’anciennes créatures
dont l’odeur se diffusait à l’air libre.
Elle porta la pierre à son nez. Elle sentit l’odeur de son dressing et de son
parfum.
Elle la plaqua contre son visage.
Sa surface était lisse.
Dehors, par la fenêtre, apparaissait le jour, mais il n’y avait aucun bruit
de voiture, il était encore trop tôt. Ce qu’il y avait, c’était le bruit hivernal
des corbeaux et des chants d’oiseaux par-dessus comme deux fronts météo
qui se rencontrent, comme la saison à venir qui se prépare au cœur de la
précédente.
Elle remet la pierre dans son papier de soie. Un papier de soie plutôt neuf
car le dernier a été rongé par plein de petites mites. Dès qu’elle y repensait,
ça la faisait rire ; elle avait observé ses vêtements suspendus, puis toute la
chambre. Que les papillons dévorent tout, s’ils en avaient envie. La maison
pouvait disparaître, car, au centre des ruines, que subsisterait-il ?
La pierre, magnifique, intacte.
Sophia remit les lattes, puis une première paire de chaussures, la
suivante, etc.
Par un mardi chaud de juillet 1985 en fin de matinée sur Great Portland
Street à Londres.
C’est vous ? dit-il. Mais oui, c’est bien vous !
Et c’est vous, dit-elle. Danny.
Sophia, dit-il. L’adresse que vous m’avez donnée. Je l’ai perdue.
Et moi, j’ai perdu la vôtre, dit-elle.
Je l’ai glissée dans ma poche, et juste après, elle avait disparu, dit-il.
C’était terrible.
Sans doute un coup de Cornouailles, dit-elle.
Vous croyez ?
Ou alors, de ce satané Devon, dit-elle.
Je comprends ! dit-il. Vous vous en souvenez. Mon Dieu. Vous n’avez
pas changé. Vous êtes encore plus vous-même que dans mon souvenir. Vous
êtes si belle.
Non, dit-elle. Et vous, donc.
J’ai vieilli, dit-il.
Vous êtes toujours le même, dit-elle.
À ce détail près que Devon est à l’université, et que Cornouailles vient de
passer le bac, dit-il.
Elle rit.
Vous êtes exactement le même, dit-elle.
J’ai trouvé la signification de Chei Bres, dit-il.
La signification de quoi ? demande-t-elle.
Le nom de la maison, répond-il. C’est du dialecte de Cornouailles.
Vous parlez ce dialecte, maintenant ?
Non, dit-il. Juste l’allemand, le français et l’italien. Je suis encore capable
de lire un peu d’hébreu si on me le demande, mais non, pas le dialecte de
Cornouailles. En revanche, j’ai fait des recherches, et cela signifie la
maison de l’esprit, de la tête, de la psyché. La maison de la psyché. J’avais
cherché en 1978. J’attendais de pouvoir vous le dire.
Eh bien, dit-elle.
Eh bien, dit-il.
C’est fait, maintenant, dit-elle.
Oui, dit-il.
Merci, dit-elle. Je n’arrive pas à croire que vous vous en souveniez.
Comment aurais-je pu oublier ? dit-il. Que faites-vous, là ? Accepteriez-
vous d’aller prendre un café, ou autre chose ?
J’ai une réunion, dit-elle. Mais oh…
D’accord, dit-il. Dans ce cas, nous pourrions peut-être, une autre…
Non, je voulais dire, oui. Je peux rater cette réunion, dit-elle.
Ils prennent un taxi. Il possède une maison sur Cromwell Road, il dit
qu’il l’a achetée pour une bouchée de pain dans les années 1960. Elle se
rend compte que ça vaut sans doute une petite fortune, à présent. Les
fenêtres sont immenses et l’intérieur composé d’un seul espace, la chambre
au-dessus du salon, la cuisine en dessous. Les bibliothèques sont remplies
de livres et d’art, la beauté est omniprésente. Quand ils font l’amour (car ils
font l’amour dès qu’il a refermé la porte), c’est meilleur que toutes les
autres fois où elle a fait l’amour. Ce n’est pas seulement du sexe. Elle a
l’impression d’être regardée, écoutée, considérée au lieu de simplement
baisée, sautée, niquée. Ce n’était pas seulement du sexe, c’était quelque
chose qu’elle n’avait jamais, quelque chose pour lequel elle n’avait pas de
mots. Il se produit une chose sur laquelle elle ne sait pas mettre de mots.
Car cela pourrait vite devenir vulgaire ; vous voyez un peu ce dont les
mots sont capables ? Mais ce n’est pas ce qu’elle veut dire. Ce qu’elle veut
dire, c’est que les mots réduiraient ça, en feraient quelque chose que ça
n’est pas.
Plus tard, alors qu’elle marche dans les rues en rentrant chez elle, elle
retrouvera les mots, elle sera éblouie, sous le choc, sans toit comme une
maison après un grand coup de vent, murs abattus, béante, peut-être même
trop, parce que la rue où elle se trouve est plutôt délabrée, malgré tout elle
lui semblera pleine de vie, et même si sous ses pieds, il n’y a que la
chaussée, la chaussée est belle, vraiment belle, alors que, soyons honnêtes,
une chaussée, ce n’est pas beau, même l’abribus est beau, les bâtiments,
miteux, beaux, il y a un beau fast-food, une laverie automatique
incroyablement belle remplie d’étrangers dont les silhouettes dans les
derniers rayons de soleil de la journée sont belles, oui, même si elle sait que
ça n’est pas le cas, mais qui seront, à cet instant, incroyablement beaux.
Pour l’instant elle est étendue, nue, sur le grand sofa. Elle contemple les
œuvres d’art au mur tandis qu’il va préparer un petit repas à la cuisine.
Certaines œuvres ont l’air très modernes. Certaines semblent primitives,
cette pierre avec un trou dedans comme une petite pierre debout.
C’est comme dans le roman The Owl Service, lui dit-elle quand il revient.
Oui, dit-il, et c’est ce que Hepworth veut, selon moi, à creuser des trous
dans ce qu’elle fabrique, elle veut que les gens pensent ce que tu viens de
me dire, sur le temps et les choses anciennes, mais aussi, elle veut qu’ils
puissent toucher ses œuvres pour se souvenir qu’il y a des choses
physiques, sensorielles et immédiates.
Dans un musée, jamais on n’aurait le droit d’y toucher, dit-elle.
Ce qui est bien dommage, dit-il.
Et ça vaut cher ? demande-t-elle. Ce que je veux dire, c’est, ça vaut cher,
non ?
Je l’ignore, répond-il. Les œuvres valent toujours plus cher à la mort de
l’artiste, or Hepworth a disparu depuis dix ans, maintenant. J’adore cette
pièce. C’est ce qui donne de la valeur à ce monde.
Il lui explique qu’il s’agit d’une mère et de son enfant, la petite pierre
étant l’enfant, et la grosse, la mère. La plus grande a un trou, mais aussi un
endroit plat pour que la petite puisse s’y poser.
Il lui explique que l’artiste disait être lasse des visages et des tragédies,
qu’elle rêvait d’un langage universel.
Un langage où le monde parle de lui, dit-il, au lieu de nous à sa surface
qui nous disputons bêtement dans toutes sortes de langues.
Elle tend une main en direction des pierres.
Je peux ? demande-t-elle.
Oui, répond-il. Tu n’as pas le choix, même.
Elle saisit la plus petite des deux pierres, incurvée comme un sein,
lourde. Elle met ses mains en coupe autour. Puis elle la repose. Elle passe le
doigt dans le trou de la grande. Ce n’est qu’un trou creusé dans la pierre.
Mais c’est stupéfiant. Le toucher est étonnamment satisfaisant.
Ça serait bien si on était pleins de trous, dit-elle. Comme ça, tout ce
qu’on n’arrive pas à exprimer pourrait quand même s’échapper.
Quelle façon intéressante de voir les choses, dit-il.
Elle rougit à l’idée d’être intéressante.
Elle fait le tour de la sculpture. Cette œuvre vous y pousse, elle vous
oblige à la regarder de différents points de vue. C’est comme voir à la fois
l’extérieur et l’intérieur de quelque chose.
Elle garde le silence, au cas où il pense qu’elle cherche à faire son
intéressante.
C’est juste des pierres, deux pierres, dont l’une avec un trou.
Elle revient se glisser entre ses bras comme entre ceux d’un fauteuil.
Connais-tu l’histoire, dit-elle, de cet artiste brillant à qui un roi envoie
des hommes pour lui demander de réaliser l’œuvre d’art parfaite, l’artiste
dessine un cercle, uniquement un cercle, mais un cercle parfait, il le tend
aux hommes, et il dit, vous donnerez ça à votre roi pour moi ?
C’est une vieille anecdote au sujet de l’artiste Giotto, lui dit-il à l’oreille.
À tes souhaits, dit-elle.
Je n’ai pas éternué, j’ai simplement prononcé le nom de cet artiste :
Giotto.
Je sais, dit-elle. Je sais que tu n’as pas éternué. Ce que je voulais dire,
c’est que tu viens d’accomplir un souhait. Alors je t’en remercie.
Lequel ? demande-t-il.
Déjà, d’avoir su de quoi je parlais, répond-elle. Ensuite, de donner vie à
cette histoire, de l’attribuer à une vraie personne, pour que ça ne soit plus
uniquement un mythe. Je connais cette histoire depuis mon enfance.
J’ignorais qu’elle était vraie.
J’ignore si elle est vraie, elle est sans doute apocryphe, mais que
sommes-nous d’autre ? Nous sommes tous apocryphes.
Elle lui explique que des scientifiques viennent d’envoyer dans l’espace
un engin appelée Giotto afin de prendre des photos des étoiles et de la
comète qui revient bientôt.
Attends un instant, dit-il.
Il se dirige vers la bibliothèque près de la fenêtre où sont rangés des
livres dans leur langue d’origine. Le soleil caresse ses épaules nues.
Giotto, dit-il.
Puis il sourit.
À tes souhaits, dit-il.
Cela devrait être ennuyant, que quelqu’un avec qui vous venez de
partager votre intimité aille chercher un livre. Mais c’est tout le contraire. Il
s’agenouille près du canapé et ouvre le livre.
C’est Noël en juillet, dit-il.
Ce bleu, dit-elle.
Et ce rouge et cet or dans ce bleu, dit-il. Et cette étoile. Une boule de
glace féroce. Glace, poussière, noyau. La cape de la Vierge était sans doute
bleue, elle aussi, à l’origine. Elle a perdu sa couleur. L’étoile était sans
doute plus vive aussi. C’est difficile d’imaginer à quel point elle devait
briller. La plus belle des étoiles. On pense qu’il s’agit d’une représentation
de la comète de Halley.
Elle revient, dit-elle. L’an prochain. J’attends son retour depuis mes
treize ans.
Sophia contemple l’œuvre de l’artiste qui a dessiné ce cercle parfait. Les
chameaux semblent rire alors que les humains et les anges ont l’air sérieux,
les rois mages avec leurs cadeaux, dont l’un baise les pieds de l’enfant.
Sophia se rend compte qu’ils ont tous l’air en équilibre au bord d’une
falaise. Elle passe le doigt sur le bord.
Regarde, dit-elle. Ils sont en Cornouailles.
Il rit.
En réalité, ils sont à Padoue, dit-il. Le tableau, en tout cas. Nous devrions
aller voir la comète du premier Giotto avant que le nouveau Giotto ne la
voie. Allons-y maintenant.
En Italie ? demande-t-elle.
Demain, répond-il. Ce soir.
Je ne peux pas partir comme ça en Italie, dit-elle.
D’accord, dit-il. Dans ce cas, allons en France. À Paris. Quelques jours.
Je suis sérieux. Il y a tant de choses que j’aimerais y voir.
Paris, dit-elle.
Qu’en penses-tu ? demande-t-il. Ce n’est pas loin. Moins loin que l’Italie.
On y va ?
Mais j’ai du travail, répond-elle.
Moi aussi, j’ai du travail, dit-il.
Il lui sourit.
Tu es un homme de l’instant, dit-elle.
En effet, dit-il. Est-ce une bonne chose ?
Oui et non, dit-elle.
Ils posent le livre encore ouvert.
Ils font à nouveau la chose qui n’a pas de mots.
Ça la traverse.
C’est tellement bon que c’en est terrifiant.
Elle va devoir faire attention à ne pas perdre la tête.
Le jour le plus court de l’année 1981, lors du mois de décembre le plus
enneigé depuis 1878, par un lundi matin froid, humide et brumeux, les gens
qui campent devant l’entrée principale de la base aérienne sont réveillés au
bruit d’un bulldozer.
La terre a été aplatie tout autour de leur camp. Un nouveau système
d’évacuation va être mis en place, ainsi en ont décidé les autorités
militaires, qui passe sous l’endroit où campent les manifestants.
C’est ça, oui, bien sûr.
Certains campeurs se placent devant et derrière l’engin. Et refusent de
bouger.
Le chantier est à l’arrêt.
Les manifestants annoncent au commandant du camp qu’il n’est pas
question que ces tuyaux d’évacuation soient posés.
En aparté, ils se disent que la prochaine fois, ils vont devoir se lever plus
tôt pour ne pas être surpris.
Le nombre de manifestants qui occupent le camp oscille désormais entre
six et douze, hommes et femmes confondus, même si le camp deviendra
bientôt exclusivement féminin. Cette décision provoquera de vastes débats
au fil des mois et des années.
Il y a un préfabriqué bleu pour servir de refuge en cas d’urgence. Il ne
durera pas. Dans peu de temps, il sera démantelé et emporté.
Il y a un espace commun composé de plastiques, de bâches et de
branches d’arbres. On y organise des conférences, c’est un endroit un peu
protégé des conditions météorologiques. Il ne durera pas non plus.
Certains habitants du coin ont généreusement proposé aux manifestants
un accès à leurs toilettes. Ce qui a été crucial quand le commandant de la
base a coupé l’accès à la bouche d’incendie de l’autre côté de la route. Les
manifestants ont écrit aux services des eaux, lesquels leur adressent
désormais une facture mensuelle.
Bientôt, le nombre des manifestantes atteindra un niveau inespéré. Les
femmes tisseront des brins de laine colorés et des rubans sur la clôture, mais
aussi en travers de l’entrée. Elles découperont la clôture à la pince et
s’introduiront presque chaque nuit dans la base pour ensuite être déférées au
tribunal, accusées d’avoir créé une brèche dans la paix, puis reviendront au
camp après des condamnations à des peines de prison ou des amendes et
recommenceront aussitôt à faire des trous.
Il y aura bientôt toujours ou presque des trous dans la clôture, autant que
de chansons inventées par les manifestantes. En réalité, le camp inventera
tellement de chansons que si on les écrivait, elles couvriraient plus de mille
pages. Cher commandant, cher commandant, il y a un trou dans la clôture.
Eh bien, réparez-la, cher soldat. Mais les femmes recommencent sans cesse,
cher commandant, cher commandant. Dans ce cas, arrêtez-les, cher soldat.
Mais elles continuent, cher commandant, cher commandant. Dans ce cas,
abattez-les, cher soldat. Mais elles chantent, cher commandant, cher
commandant. L’armée et la police découvriront rapidement qu’elles ne
peuvent pas faire grand-chose pour empêcher des manifestantes de chanter
sans trahir leur honte et la brutalité au cœur de leurs représailles.
Dans à peine moins de deux ans, arriveront les premiers missiles de
croisière.
Dans à peine moins d’un an à compter de ce jour, par un dimanche de
décembre et de neige fondue, plus de 30 000 femmes venues de partout
dans le pays, de partout dans le monde, se répartiront autour des quinze
kilomètres de circonférence de la base pour former quinze kilomètres de
chaîne humaine. Elles se prendront la main de façon à faire une clôture
vivante.
Tout ça aura été organisé grâce à des chaînes de lettres. Rejoins la cause
de la base. Envoie cette lettre à dix de tes amies. Demande-leur de
l’envoyer à dix de leurs amies.
Les manifestantes considèrent qu’elles veillent sur les endormis.
Elles considèrent les millions de personnes dans le monde qui ne voient
pas le danger comme aveuglées par la neige, comme des explorateurs des
pôles prêts à se coucher et à s’endormir dans la neige ; après coup, les
ouvrages sur elles raconteront c’était l’une des analogies les plus
fréquemment utilisées par les manifestantes quand elles tentaient de décrire
au monde la nécessité urgente de leurs actes.
Si vous fermez les yeux, vous mourrez.
Mais pour l’instant, c’est le premier Noël au camp (il y aura des Noëls de
protestation jusque dans le siècle suivant). Le facteur apporte le courrier.
Les manifestantes font chauffer de l’eau et lui offrent une tasse de thé. Il
s’assied sur une chaise qui sera bientôt écrasée dans le broyeur des
huissiers. Pour l’instant, c’est encore une chaise.
Et après sa disparition ?
Il s’assiéra par terre.
Au bout d’un moment, les autorités militaires raseront entièrement le
camp et feront en sorte qu’on ne puisse pas le rebâtir, ils élargiront la route
qui mène à l’entrée, de façon à faciliter le trafic militaire en augmentation.
Les manifestantes se déplaceront un peu plus loin que le camp d’origine.
De retour à Londres quelques jours après le Nouvel An, Art, au lit dans
l’appartement vide, se remémorera avec horreur combien il n’avait été
d’aucune aide à Charlotte quand elle lui avait raconté ce rêve récurrent où
elle se découpait la poitrine avec des ciseaux à volaille.
Cette absence de soutien, parmi bien d’autres, le hantera à jamais. Et le
laissera à jamais en morceaux.
Il regrettera de ne pas avoir quitté son écran pour la prendre dans ses bras
chaque fois qu’elle lui racontait son rêve. Rien que la prendre dans ses bras,
ça aurait été mieux que ce rien qu’il lui opposait, et même pire que ce rien,
ce mépris pour elle parce qu’elle ressentait quelque chose et tentait de
mettre des mots dessus, essayait de mettre ça en images.
Il regrettera de ne pas avoir été le genre d’homme à dire, quand sa
compagne lui raconte une chose telle que ce rêve, ne t’inquiète pas, ma
chérie, je vais tout arranger, puis à imiter un chirurgien muni d’une aiguille
et de fils métaphysiques, de fils imaginaires, qui recoud la plaie en zigzag.
Rien que faire le geste des points.
Au moins ce signe d’attention.
À la mi-janvier, il écrira à Charlotte pour lui annoncer qu’il voudrait lui
transmettre le nom de domaine, la maintenance et les productions d’Art en
Nature, si elle accepte. Il lui écrira qu’il n’était pas à la hauteur, mais
qu’elle, elle le sera. Qu’il sait qu’elle excellera. Il signera sa lettre avec des
cœurs.
Il enverra aussi un email à Sa4A, Service Divertissements, pour
demander à rencontrer quelqu’un de chez eux afin d’avoir une discussion
sur la société et le rôle qu’il y tient.
Charlotte lui répondra une très gentille lettre où elle s’excusera pour ce
qu’elle a fait à son ordinateur et proposera de lui en acheter un neuf. Il la
remerciera en disant qu’il serait enchanté d’avoir une nouvelle machine.
(Par politesse, il se retiendra de suggérer la marque, le modèle et le système
d’exploitation.)
En quelques jours, Charlotte aura posté sur les drones qui ont remplacé
les plans grue de façon à incarner l’œil divin dans les films et téléfilms
dramatiques. Et ça sera vraiment un bon post. Art en Nature commencera à
décoller. Elle fera suivre ça avec un post sur les micro-plastiques
omniprésents dans nos vêtements, jusque dans notre salive. Puis elle écrira
un texte sur le sexisme au parlement.
Une demi-heure après qu’il a envoyé son mail à Sa4A, Art recevra la
réponse standard amicale du bot amical de Sa4A qui lui enverra un lien vers
le site de Sa4A comme moyen de contacter le Service Divertissements de
Sa4A.
Art demandera que le bot le mette en contact avec une personne réelle
pour organiser un rendez-vous afin de venir saluer en personne les autres
employés.
Une demi-heure après avoir envoyé son mail à Sa4A, il recevra la
réponse standard amicale du bot amical de Sa4A qui lui enverra un lien vers
le site de Sa4A comme moyen de contacter le Service Divertissements de
Sa4A.
Il ira sur le site et cliquera sur CONTACTEZ-NOUS.
Il recevra l’adresse mail du bot avec lequel il vient de communiquer.
Le lendemain soir de Noël. Art et Lux sont blottis dans le lit de fortune
sur le sol tiède de la grange.
Lux a la tête posée sur son épaule.
Il ne s’est rien passé, il ne se passe rien : ni sexe, ni amour, rien de tout
ça. L’érection d’Art n’est qu’un élément agréable du tableau. Lux dans ses
bras, lui dans les siens, et parce que rien n’est jamais simple : il est au
paradis.
Non, mieux que le paradis. Art ne mourra jamais. Art vivra à jamais
grâce à cette tête sur son épaule.
Il essaie d’apercevoir son visage. Il distingue le sommet de son crâne là
où la raie s’incurve, puis le début de ses cils, son nez, un bout d’épaule dans
son T-shirt jaune.
Elle lui explique comment on peut venir d’un endroit, avoir été élevé
dans un autre, et donner quand même l’impression d’avoir grandi dans un
troisième.
C’est difficile, dit-elle. C’est comme une greffe, il faut savoir s’y
prendre. C’est une éducation en soi que de vivre dans ton pays
actuellement, quand on vient d’un autre pays.
Est-ce que je peux te demander, sans paraître grossier, dit-il. Pour
quelqu’un qui va et qui vient, qui ne sait pas toujours où il dormira, tu es
tellement…
Quoi ? demande-t-elle.
Nette.
Ah, dit-elle. Pour ça aussi, il faut savoir s’y prendre.
Elle lui explique qu’il y a un sèche-linge dans la buanderie de sa mère à
l’arrière de la maison. Qu’est-ce qu’il s’imagine qu’elle faisait là-bas en
pleine nuit, toutes les nuits ?
Puis elle dit qu’elle a accepté de lui parler, la première fois à l’arrêt de
bus, parce qu’elle avait apprécié la netteté de son esprit.
Moi, j’ai un esprit ? dit-il. Un esprit net ?
Toute créature a un esprit, dit-elle. Sans esprit, nous ne sommes que
viande.
Les moucherons, les mouches, elles ont un esprit, elles aussi, tu crois ?
demande-t-il. Parce que si j’ai un esprit, je te promets qu’il n’est pas net,
qu’il est pourri, même, et pas plus gros que celui d’une mouche.
Un esprit de la taille de celui d’une mouche, dit-elle. Dans son armure
étincelante. Tu as déjà vu la détermination d’une mouche à franchir une
vitre ?
Tu serais capable de parler de n’importe quoi, dit-il, et il n’y a rien que tu
ne rendes pas intéressant. Même moi, je deviens intéressant quand tu parles
de moi.
Elle lui dit qu’elle a accepté de lui parler ce jour-là sous l’abribus parce
qu’il donnait l’impression d’être braqué contre tout ce qu’il approchait et
contre tout ce qui l’approchait.
Alors je me suis dit, dit-elle, je me demande ce qui va se passer s’il se
braque contre moi. Ou moi contre lui.
J’aurais plié. Je suis fragile. Comme lui, dit Art en désignant de la tête la
silhouette en carton de Godfrey près de la porte.
Tu l’as très peu connu. Ton père si théâtral, dit-elle.
Je l’ai rencontré deux fois en tout et pour tout, dit-il. Quand j’étais très
petit. Je te l’ai dit, ils n’étaient pas proches. Ils étaient amis, mais… il n’a
jamais fait partie de ma vie.
Il hausse les épaules.
Un jour, après l’un de ses spectacles, on est allés dîner tous ensemble. Je
m’en souviens très bien, j’avais huit ans. Le spectacle, c’était Cendrillon,
qui se jouait à Wimbledon. Godfrey incarnait l’une des méchantes sœurs.
Les danseuses n’arrêtaient pas de me prendre sur leurs genoux et de me
faire rire, voilà ce dont je me souviens. Je me souviens plus de ça que de
lui. La seconde fois, on nous a pris en photo pour un journal qui faisait un
reportage sur lui, on a dû poser autour d’un arbre de Noël avec des cadeaux.
Je ne m’en souviens pas, mais on a l’article quelque part. Quand je pense à
la scène, c’est l’article qui me revient en tête, pas ce qui s’est réellement
passé.
Alors, quand je songe à lui, quand je songe au mot père, c’est comme s’il
y avait un trou dans ma tête. Mais ça ne me gêne pas. Comme ça, je le
remplis avec ce que je veux. Ou bien je le laisse vide.
Même si certains jours, j’ai l’impression d’être une voiture à l’arrêt à
cause de la batterie qui est à plat.
Mais j’aime bien son style, à Godfrey Gable. J’aime croire que j’ai hérité
de lui. Et de sa dignité, quoique tu penses de moi. Ce que je préfère dans
tout ce qu’il a fait, c’est la campagne publicitaire pour Branston. Il y a les
encarts quelque part, sans doute dans l’un de ces cartons. Il brandit un bocal
en regardant l’appareil photo de son air intelligent, et près de sa tête, il y a
ces mots :
Je suis plus homme à goûter au défi qu’homme à défier les goûts.
Je ne comprends pas, dit Lux.
Ah ah, dit-il. C’est assez difficile à expliquer.
C’est quoi, Branston ? demande-t-elle.
Une marque de cornichons, répond-il. Je te retrouverai à Londres et je
t’en apporterai un bocal, on en mangera avec du pain et du fromage.
D’accord, dit-elle. Si c’est bon. Et puisque nous en sommes là, et
puisqu’il est là, ton père en carton. Loin de moi l’idée de mettre un poids
encore plus lourd sur tes épaules avec des histoires de famille. Mais toutes
les vérités de nos vies ne sortent pas toujours, surtout quand on les tient très
fort dans ses poings serrés. Alors un jour, ça serait une bonne idée que tu
discutes de ton père avec ta mère.
Si tu le dis.
À propos de ta mère…, dit-elle.
Elle se rassied.
Quelle heure il est ? J’ai un rendez-vous avec elle. Pour le dîner. Et j’ai
quelques trucs à laver et à faire sécher, aussi.
Elle roule hors du lit de fortune. Et enfile une chaussure.
À ta place, dit-elle, je resterais un peu ici avec elle, peut-être jusqu’au
début de l’année prochaine, pour faire ce que j’ai fait. Te lever en pleine
nuit et cuisiner quelque chose. Et là, elle descendra manger avec toi.
Elle ne fera jamais ça, dit-il. Elle me renverra au lit.
Lux enfile sa deuxième chaussure.
Parle avec elle, c’est tout, dit-elle. Parle-lui.
On n’a rien à se dire, dit-il.
Vous avez plein de choses à vous dire, dit Lux. C’est ton histoire. C’est
une autre différence qu’il y a entre la viande et l’humain. Je ne parle pas de
différence entre les animaux et les humains. Eux, ils savent d’instinct. Nous
avons, nous, la chance d’avoir la conscience d’où nous venons. Oublier ça,
oublier ceux qui nous ont conçus, où ça pourrait nous emmener, c’est, je ne
sais pas. Comme perdre la tête.
Elle se lève.
Je parviens même à me convaincre toute seule, dit-elle.
Il agite la tête.
Je ne peux rien pour elle, dit-il. Comment pourrais-je ? C’est ma mère.
Essaie, dit-elle.
Non, dit-il.
Tu peux tout de même essayer, dit-elle.
Non, dit-il.
Si, dit-elle. Vu nos histoires, à toi et moi. On peut essayer.
Quelque chose de plus haut que son pénis, dans sa poitrine, se soulève.
Qu’est-ce que c’est ? Son esprit ? Ah ah ?
On ? dit-il.
Merci, Simon.
Merci, Lesley.
Merci, Caroline,
Sarah, Hermione, Ellie,
et tous ceux qui travaillent chez Hamish Hamilton.
WINTER
ISBN : 978-2-246-81910-3
Page de titre
Dédicaces
Exergues
Avertissements de l'éditeur
Partie 1
À la fin de l'été…
Partie 2
Note de la traductrice
Du même auteur
Copyright
Sommaire
1. Couverture
2. Page de titre
3. Dédicaces
4. Exergues
5. Avertissements de l'éditeur
6. Partie 1
1. Dieu était mort : ça…
2. Bonjour, dit Sophia Cleves. Joyeuse…
3. À la fin de l'été…
4. C'est le solstice d'hiver. À…
5. Janvier : Par un lundi…
7. Partie 2
1. Le jour de Noël, au…
2. En pleine nuit, la cloche…
3. Revenons à présent à ce…
4. Art se réveille en plein…
5. Avril : Par un mercredi…
8. Partie 3
1. C'est quoi au-jourd'hui ? Cela…
2. Bien après minuit, le lendemain…
3. Le jour le plus court…
4. De retour à Londres quelques…
5. Juillet : Par une douce…
9. Plusieurs ouvrages et documentations sur…
10. Note de la traductrice
11. Du même auteur
12. Copyright
13. Table