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Débat : Quand « le libre choix »

cache la société disciplinaire


que dénonçait Michel Foucault
L’appréhension de la population par rapport à la date fatidique du 11 mai
est révélatrice de nos comportements face à l’incertitude. De manière
parfois assez virulente, notamment sur les réseaux sociaux, beaucoup ont
douté et se sont offusqués de la cohérence et de la pertinence des mesures
prises par le gouvernement : « comment faire adopter des gestes barrières à
des enfants qui lèchent les barrières ? », pouvons-nous lire, entre autres, sur
les réseaux sociaux.

Face à l’incertitude que représente le virus et le risque d’être confronté à


une seconde vague épidémique, les mesures de distanciation physique et
d’adoption des gestes barrière semblent dérisoires. En proie à la peur du
chaos, nous souhaitons être protégés par des règles et des procédures, au
risque de devenir les instruments d’une société disciplinaire.

À travers la stratégie de réouverture des classes d’écoles, il semble s’opérer


le passage vers une gestion plus libérale de l’épidémie. La fréquentation à
l’école se faisant « sur la base du volontariat » on passerait ainsi à une
individualisation des décisions et gestion des risques. L’exemple nous
montre que cet argument libéral n’est en fait que l’avatar d’une société
disciplinaire qui semble rassurer dans sa capacité à protéger une population
en proie à l’incertitude.

Une société disciplinaire


Le confinement nous a fait basculer dans une société aux allures
disciplinaires, telle qu’elle a été décrite par M. Foucault, à travers les
dispositifs de quarantaine mis en place lors des grandes épidémies de
peste : un strict quadrillage est mis en place, chacun doit rester chez soi avec
interdiction d’en sortir.

Le parallèle est frappant avec la situation que nous vivons actuellement. Les
individus sont assignés à une place fixe, chez eux. Leurs mouvements sont
contrôlés par des laissez-passer. Les forces de l’ordre aussi bien par voie
terrestre (barrage de police) que par voie aérienne (les hélicoptères ou les
drones qui tournent au-dessus de nos têtes) viennent régulièrement nous
rappeler la présence et la puissance du dispositif de contrôle mis en place,
contre lesquelles peu de voix s’élèvent.
Mais pour Michel Foucault, peu importent finalement les critères, les
formes et les transformations que le programme disciplinaire peut
connaître. Il vise – par tous les moyens – à assurer l’agencement et l’ordre
des multiplicités humaines. Et c’est en s’inscrivant dans son analyse que l’on
peut voir dans les stratégies de déconfinement qui se déploient actuellement
la continuité d’un programme disciplinaire.

Discipliner les corps


Avec le déconfinement, il ne s’agira plus comme nous l’avons fait jusqu’ici
d’ériger des barrières fixes et définitives pour se protéger du virus, mais de
tenter de continuer à discipliner les corps, pour reprendre l’expression de
M. Foucault, par-delà les frontières de la sphère privée.

La tentative a déjà été amorcée. La France s’est vue « quadrillée » en zone


tricolore de manière à apporter de la flexibilité dans les frontières et
descendre à une échelle territoriale plus fine. Petit à petit la division spatiale
se construit dans tous les recoins de la vie sociale pour mieux la contrôler et
la surveiller.

Peut-être que l’État n’a jamais au fond vraiment cru à ces masques –
chirurgicaux ou grand public – que l’on met et que l’on enlève, que l’on lave
mais que l’on peut aussi négliger. À une approche négociée des risques, une
approche disciplinaire a été préférée. Déjà les corps sont conduits et guidés
à l’extérieur de la sphère privée. Ils doivent se déplacer selon un sens de
circulation bien établi. Ils sont alignés, écartés les uns des autres.

Il s’agira désormais d’isoler et de repérer les corps jusqu’à l’intérieur de la


vie des organisations pour empêcher la transmission du virus. La place des
corps est assignée jusque dans les écoles. Sont uniquement autorisés à y
pénétrer (physiquement) les enfants dont les parents occupent un emploi
prioritaire et les enfants qualifiés de « décrocheurs ».

Les élèves se voient assigner une place dans la cité qui correspond aux
stigmates et caractéristiques sociales de chacun. Se construisent une
exclusion et une individualisation spatiale : certains peuvent être à l’école,
d’autres doivent rester chez eux.

Sauf que – et c’est là que le bât blesse – si nous avons accepté jusqu’ici cette
société disciplinaire, nous ne croyons pas au pouvoir de ses ramifications
spatiales pour nous protéger du virus. La société disciplinaire dans laquelle
nous avions basculé à travers la politique du confinement nous rassurait.
Elle semblait nous mettre complètement et définitivement à l’abri de
l’ennemi extérieur.

Ce seul mécanisme d’individualisation de la surveillance dans l’espace


comme dispositif de protection contre le virus ne semble pas suffisant aux
yeux d’une majorité de la population. On ne croit pas en sa faisabilité, soit
parce que les lieux rendent impossible le maintien des distances sociales,
soit parce que nous connaissons nos failles – comme le besoin vital de nous
rapprocher des autres, surtout dans les cultures latines.

L’illusion du libre choix ?


L’argument libéral a été utilisé par le gouvernement, désindividualisant le
pouvoir : « nous fixons des conditions, mais in fine c’est votre choix ». Un
discours relayé par les institutions scolaires, ainsi de ce formulaire envoyé
dans une commune d’Ile-de-France et qui stipule (notez les majuscules) :
« C’est VOUS qui décidez si votre enfant retourne à l’école ou s’il continue
les cours à distance. »
D’un régime normatif et prescriptif sur la base d’interdictions, on passerait
ainsi, désormais, à une phase de libre choix.

Puisque la réintégration des enfants à l’école se fera sur la base du


« volontariat », le pouvoir disciplinaire apparaît comme relégué au second
plan. Les termes de l’incertitude sont transformés en « êtes-vous prêts à
faire prendre des risques à vos enfants ? » (ou aux enseignants). On s’inscrit
dès lors dans une prise de responsabilité individuelle et son corollaire, une
culpabilité latente qui renforce plus encore le malaise.

On hurle à l’incompétence du gouvernement, à l’incohérence des mesures


prises, à leur inconsistance. Mais c’est peut-être cette négociation
quasiment intuitu personae avec le virus qui nous pose problème. Que l’on
se rassure, le programme disciplinaire est toujours à l’œuvre, même s’il
emprunte des formes moins visibles.

Face à ce dilemme insupportable, deux solutions a priori distinctes


semblent possibles. Premièrement, l’observance du protocole sanitaire et
disciplinaire prévu. Ce qui revient à accepter les nouvelles modalités de
surveillance disciplinaires des corps dans l’espace public. Deuxièmement, se
replier dans l’univers de la sphère privée pour y observer strictement les
recommandations gouvernementales.

Au final, ces deux solutions sont les deux faces d’une même société
disciplinaire qui nous gouverne et dont nous sommes devenus un rouage.
Cette approche disciplinaire de l’épidémie, en même temps qu’elle inquiète,
semble préférée pour mieux nous préserver des aléas et des « marginaux »
qui ne se plient pas aux mesures sanitaires.
Le mécanisme disciplinaire est ainsi maintenu, même s’il devient presque
invisible puisqu’il nous est présenté sous l’angle du libre choix. Refuser
cette société disciplinaire, c’est accepter de ne plus s’en remettre aux seules
fonctions pyramidales de contrôle et de surveillance pour se protéger du
virus.

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