Vous êtes sur la page 1sur 6

LE GRAND CYRUS (1649-1653)

Eléments biographiques :
Madeleine de Scudéry 1607-1701
La reine de la préciosité
A partir de 1650, elle décide d'animer son propre cercle littéraire. La Rochefoucauld,
Madame de Sévigné et Madame de La Fayette le fréquenteront. Il deviendra bientôt
le centre de la préciosité. Madeleine de Scudéry y assure une royauté incontestée.
Durant sa longue vie - elle traverse tout le siècle et meurt en 1701 à l'âge de quatre-
vingt-quatorze ans -, elle reste fidèle à ses règles de conduite. Militante féministe
avant la lettre, elle lutte pour l'égalité de la femme : elle revendique son accès à
l'instruction, rejette la domination de l'homme, refuse le mariage. Face à l'amour, elle
adopte une position contrastée, contradictoire peut-être : elle le craint et le souhaite
en même temps. Elle a peur de l'engagement, fuit la sensualité qu'elle considère
comme aliénante, mais a besoin de tendresse. Le jeu de l'amour précieux lui
convient donc à merveille. Et son attachement pour son frère, Georges de Scudéry,
la console des désillusions de la passion.
C’est une femme savante. Apprendre, toujours apprendre, telle est l'obsession qui
marque la jeunesse de Madeleine de Scudéry. Cet appétit de savoir constitua peut-
être pour elle, privée très jeune de ses parents, une sorte de compensation à son
enfance orpheline. Ce vif attrait pour la connaissance ne la quittera pas durant toute
sa vie. Son oncle ecclésiastique, qui la recueille, l'encourage dans ce penchant et lui
donne un enseignement approfondi, exceptionnel pour une jeune fille de cette
époque. Cette éducation orientera toute son existence. C'est elle qui, en particulier,
la poussera à participer aux activités de l'hôtel de Rambouillet, l'un des centres
culturels de cette période. L'auteur à succès L'égale de l'homme, elle veut l'être aussi
en écrivant. Souvent en collaboration avec son frère, elle a élaboré une œuvre
romanesque importante. C'est un auteur à succès dont on lit avec délectation les
romans-fleuves qu'elle met plusieurs années à composer : Le Grand Cyrus, en dix
volumes, paraît de 1649 à 1653 ; Clélie, également en dix volumes, est publié de
1654 à 1660. Elle y fait évoluer des personnages généralement tirés de l'histoire
antique. Mais, sous la période décrite qu'elle tente de reconstituer, elle fait en réalité
apparaître la période où elle vit, décrit les comportements de son temps, développe
sa conception de la vie marquée par la préciosité : c'est ce qui explique l'engouement
des lecteurs. Ils se retrouvent, ils se reconnaissent dans les êtres fictifs qu'on leur
présente comme des reflets d'eux-mêmes.

Le Grand Cyrus (1649-1653)


Les romans-fleuves de Madeleine de Scudéry s’inscrivent dans le prolongement de
l’Astrée d’Honoré d’Urfé. On y retrouve la vision du monde idéaliste, la recherche de
la caution historique, le schéma des amours contrariées, la complexité d’une action
agitée de rebondissements invraisemblables. Madeleine de Scudéry s’adresse au
même public qu’Honoré d’Urfé, aux milieux de cour nostalgiques d’un âge d’or où
régneraient idéal et pureté.
Ses œuvres connaissent un succès comparable à celui de l’Astrée : le public attend,
avec une égale impatience, la parution des livres successifs dont est composé
chacun de ses romans. La production de Madeleine de Scudéry est, par ailleurs,
révélatrice de la concomitance, au cours de la période 1630- 1661, du courant
baroque et du courant classique. Le Grand Cyrus, qui se situe aux antipodes de
l’esprit classique, est publié de 1649 à 1653. Roman en dix volumes, 13 095 pages,
Le Grand Cyrus détient un record de longueur difficilement égalable. Il fallut cinq ans,
de 1649 à 1653, pour que ce roman-fleuve paraisse dans sa totalité. Et le lecteur
attendait à chaque fois la suite avec une impatience renouvelée. L'action du Grand
Cyrus se déroule dans la Perse du Ve siècle av. J.-C. et crée un exotisme né du
double décalage du temps et du lieu. Cyrus, amoureux de la belle Mandane, est à la
recherche de sa bien-aimée. Mais elle est convoitée et enlevée par des rivaux
successifs, ce qui contraint le héros à des poursuites et à des combats incessants.
Aventures militaires et amoureuses dans des contrées diverses, rebondissements,
mais aussi portraits et fines descriptions psychologiques alternent dans ce roman
dont l'intérêt était encore renforcé par ce qu'on appelle les clefs. Les personnages
fictifs évoquaient en effet des êtres bien réels de l'époque de Madeleine de Scudéry :
sous Cyrus, se cache le grand homme de guerre, Condé, sous Mandane, la
duchesse de Longueville, célèbre pour ses nombreux complots contre le pouvoir
royal, sous la sage Sapho, Madeleine de Scudéry elle-même. Les pays lointains sont
une source intarissable pour l'imagination des artistes.
Le grand mérite de Madeleine de Scudéry est d’avoir posé les bases du roman
psychologique et historique qui produira le chef-d’œuvre de la Princesse de Clèves
et constitue, de nos jours, un romanesque très populaire. Les règles auxquelles obéit
ce type d’ouvrages : l’action se déroule dans des temps passés, mais sous couvert
d’une époque révolue transparaissent des allusions ou moins précises au présent.
Politique amour et sont intimement mêlés. Récits animés des aventures vécues et
analyses psychologiques minutieuses se succèdent, en une vision du monde
marquée par un idéalisme qui fait évoluer des héroïnes et héros parfaits, dans l’esprit
des romans de chevalerie du Moyen Âge.

L’extrait :
- « Ce merveilleux objet dont mes yeux étaient enchantés »
Présentation :
Dans le livre I de la partie III, se développe une de ces nombreuses intrigues
annexes qui prennent place habituellement dans les romans-fleuves. Prend
notamment place le récit des amours de Timocrate. Le jeune homme relate à son
ami Martésie dans quelles conditions il a vu, pour la première fois ? Télésile. Ainsi se
déroule devant le lecteur la scène traditionnelle de la rencontre qui a été si souvent
traitée dans la littérature française, et qui donne l'occasion à Madeleine de Scudéry
de traiter le thème du coup de foudre et d'introduire un de ces portraits dont ses
lecteurs étaient friands., et dont on retrouve certaines caractéristiques dans La
Princesse de Clèves de Madame de la Fayette.
Trois grands mouvements structurent ce texte.
-Les lignes 1 à 10 sont consacrées à l’apparition de Télésile et à la révélation de son
nom.
-Les lignes 11 à 19 s’attardent sur les réactions des spectateurs et, plus
particulièrement, sur celles de l’acteur principal, Timocrate, subjugué par l’amour.
-Enfin, des lignes 20 à 27, prend place le portrait de la jeune Télésile.
Dans ce récit mené à la première personne, ce qui permet de faire alterner narration,
style direct et commentaires, sont décrites les manifestations du coup de foudre, la
naissance de l’amour à la vue de la perfection d’un être d’exception.

PREMIER MOUVEMENT :

UNE APPARITION MERVEILLEUSE

Dès le début du texte, Madeleine de Scudéry donne la règle du jeu de ce récit : c’est
le personnage directement concerné, Timocrate, qui est le narrateur. Il s’exprime à la
première personne, ce qui crée une impression de vie et de vérité.
« Mais » : la conjonction qui ouvre le passage marque une rupture, une opposition
forte avec ce qui précède, et annonce donc un évènement qui va infléchir le cours
des choses, un changement radical, un « élément perturbateur » qui va lancer le
récit. Un évènement qui va déjouer les attentes et les certitudes des jeunes gens,
dont la stratégie, véritable métaphore cynégétique (qui se rapporte à la chasse),
révèle l’assurance des séducteurs : « pour voir encore mieux toutes les dames,
Mélésandre et moi fûmes allés nous mettre près de la porte à parler à deux ou trois
de ses amis qui nous vinrent joindre ». La conjonction « Mais » annonce peut-être
l’échec de cette stratégie de séduction, une retournement de situation, le piège se
retournant contre son auteur, qui de séducteur devient séduit.
La phrase qui ouvre ce passage est très longue (1. 1 à 5). Pleine d’incidentes, elle a
pour fonction d’énumérer toutes les circonstances qui ont entouré l’apparition de
Télésile. Voilà qui souligne, dans une perspective baroque, la richesse du monde et
qui montre l’importance de cet épisode pour Timocrate : cet événement a exercé une
telle impression sur lui qu’il en a gravé dans sa mémoire toutes les données.
Les détails fournis sont nombreux et leur énumération, en différant l’essentiel,
entretient un certain suspense. Une proposition temporelle-causale indique d’abord
la fin de la cérémonie religieuse et l’arrivée près du temple de Timocrate et de son
ami Mélésandre. A l’intérieur de ce développement explicatif, plusieurs précisions
secondaires sont apportées : deux subordonnées de but signalent les raisons de ce
déplacement : « pour voir encore mieux toutes les dames », « à parler à deux ou
trois de ses amis », tandis qu’une relative vient ajouter un détail supplémentaire : «
qui nous vinrent joindre ».
La proposition principale, qui permet d’entrer dans le vif de l’action, est morcelée,
interrompue par des subordonnées qui retardent la révélation de l’apparition : relative
précisant la nature de la colonne de marbre, relative indiquant la position initiale de
Télésile, temporelle renvoyant à un moment antérieur. La vision apparaît donc
différée. Elle est d’abord indiquée de façon neutre : « une personne » ; elle est
précisée ensuite, de manière hyperbolique, par le jeu des termes qui encadrent la
réaction de Timocrate : « si », « tant », par le recours à des notations positives,
valorisantes et mélioratives :« belle », « éclat », par l’augmentatif « admirablement »
et par la force du mot qui décrit la sensation éprouvée : « ébloui ».
On peut noter dans cette première phrase, le passage de la pluralité : « toutes les
dames », « deux ou trois de ses amis » à l’unicité, à la mise en présence de deux
êtres individualisés : « je », « une personne ».
On peut aussi souligner aussi l’importance du regard dans la naissance de l’amour :«
vis », « ébloui », « yeux. L’éblouissement provoqué par la beauté constitue, dans le
schéma platonicien (cf Le Mythe des Androgynes), le premier moment du sentiment
amoureux.
On peut remarquer enfin, dans ce texte, la cohabitation d’éléments qui caractérisent
la société païenne de l’Antiquité : noms des personnages, allusion au temple et de
données qui renvoient à la vie de cour du XVIIème siècle : conversation, sentiments.
Les deux phrases suivantes (1. 5-10) prolongent la description de l’apparition de la
passion. Timocrate en ressent tous les symptômes. Cette vision de Télésile : « Je [...]
la vis », « mes yeux » - produit un effet subit, immédiat : « Je ne la vis pas plutôt… ».
Plus aucun intérêt n’existe désormais : « cessant d’écouter ceux qui parlaient » que
l’être aimé qui exerce une sorte d’envoûtement, de fascination : « enchantés » (cf
enchantement). Timocrate est entièrement sous le charme de la jeune fille dont la
perfection est décrite de façon hyperbolique : « merveilleux », « miraculeuse », «
célèbre », « charmes », « complaisance », « attraits », et ces qualités s’étendent, à la
fois, aux domaines intellectuel « esprit », moral « humeur » et physique (« visage ».
Au choix des termes s’ajoute, pour accentuer encore cette idée de perfection,
l’énumération des jugements présentés comme unanimes. On peut noter, enfin, qu’à
l’impression de Timocrate qu’il évoque lui-même dans le récit, succède, rapportée au
style direct, l’opinion de Mélésandre qui s’appuie, par ailleurs, sur l’avis général : «
Elle s'appelle Télésile », me répliqua-t-il, « de qui le nom n'est pas moins célèbre par
les charmes de son esprit et par la complaisance de son humeur que par les attraits
de son visage ».

DEUXIÈME MOUVEMENT : LE COUP DE FOUDRE : UN AMOUR IRRÉSISTIBLE


A la fin du premier mouvement, l’apparition merveilleuse est sortie de son anonymat,
a enfin reçu un nom. Dès lors, l’amour de Timocrate va pouvoir prendre tout son
développement. La puissance de l’emprise de Télésile sur les êtres est mise en
évidence par la construction même de ce deuxième mouvement qui part du général
pour aborder le particulier.
La première phrase (1. 11 à 12) décrit la forte impression que la jeune fille produit sur
l’ensemble des spectateurs : l’intérêt et l’admiration se trouvent soulignés par le jeu
du regard : « la regardant », « la voir » et par l’énumération des actions accomplies :
arrêt de la conversation, saluts, accompagnement.
La deuxième phrase (1. 12-17) débute sur les rapports particuliers qu’entretiennent
Télésile et Mélésandre. L’amitié qu’éprouve la jeune fille pour son ami la rapproche
ainsi de Timocrate. Les deux personnages sont crédités d’appréciations positives.
Pour Mélésandre, elles viennent du prestige de Télésile qui rejaillit, en quelque sorte,
sur lui comme en témoigne le recours à l’hyperbole : « elle connaissait fort » et « elle
l’estimait même beaucoup ». Pour Télésile, elles sont dues à ses qualités propres : «
sourire [...] agréable », « air [...] aimable et [...] obligeant ».
La deuxième partie de la phrase : « avec un sourire si agréable et avec un air si
aimable et si obligeant que la beauté, en augmentant encore mon admiration, s’en
augmenta aussi » (1. 13-15)) en vient aux relations directes qui s’engagent entre
Timocrate et Télésile. L’hyperbole se développe dans l’évocation du charme :« si
agréable », « si aimable et si obligeant » qui porte l’admiration à son comble : « en
augmentant encore mon admiration » et qui rend la beauté encore plus parfaite : «
que la beauté [...] s’en augmenta aussi » : à noter la répétition du verbe augmenter à
travers le polyptote ( figure de style, qui consiste en la répétition de plusieurs termes
de même racine, ou encore d'un même verbe sous différentes formes.) et la reprise
d’« encore » par « aussi », qui soulignent l’interdépendance de la beauté et de
l’admiration.
Dès lors, l’amour commence à se sublimer : il sollicitait d’abord le regard, c’est-à-dire
le corps ; il concerne maintenant le « cœur », domaine du sentiment, et l’« âme »,
siège de la spiritualité. Il apparaît comme exceptionnel : « que je ne connaissais
point du tout », « ne l’ayant jamais senti jusqu’alors » : noter la répétition
hyperbolique. Il se révèle, à la fois, positif et négatif, source de bonheur, mais aussi
d’inquiétude comme en témoigne l’opposition entre « joie » et « inquiète », «
tumulte ».
La troisième phrase (1. 17-19) confirme la toute-puissance de l’amour qui allie la
beauté et la force : il dispose de « belles » et de « fortes armes », son caractère
exceptionnel : « peu de cœurs ont jamais été attaqués » et l’aliénation dont il est la
cause : le vocabulaire guerrier : « attaqués », « blessèrent » montre qu’un combat
est engagé, mais un combat inégal, d’où Timocrate sort vaincu ce que souligne
l’opposition entre « faiblesse » et « fortes ».
TROISIÈME MOUVEMENT : LE PORTRAIT DE TÉLÉSILE
Déjà ébauché dans les deux premiers mouvements, le portrait de Télésile occupe la
totalité du troisième mouvement. Il est fait, selon les règles de la préciosité, à grand
renfort d’hyperboles et de comparaisons, accumulant les détails, à la manière du
blason (Genre poétique en faveur au XVIèmes., le blason est le développement
du dit médiéval. C'est une description détaillée d'un être, d’une partie du corps, ou
d'un objet dont on fait l'éloge ou la satire.) du corps féminin, mais évitant les
précisions concrètes. La jeunesse de la jeune fille est d’abord soulignée : « Télésile
était dans sa dix-septième année ». Puis son apparence générale est dégagée : sa
taille est noble et bien proportionnée ; son aspect est agréable ; ses gestes respirent
l’aisance et le naturel : on peut noter l’accumulation des adjectifs laudatifs, mais
imprécis : tout montre qu’elle est d’une condition sociale élevée. Timocrate en vient
enfin à la description de son visage : elle a des cheveux noirs, notation réhaussée
par l’hyperbole : « du beau noir du monde », son teint est d’une blancheur que
viennent rehausser les couleurs plus vives ses joues, contraste marqué par la double
comparaison blancheur du teint : « neige », « lis ) d’une part et rouge des joues : «
cinabre », « roses » d’autre part, ses yeux, sa bouche, ses dents et sa gorge sont
aussi admirables et on peut, à nouveau noter les adjectifs laudatifs, mais non
descriptifs : « admirables », « belles », « fort belle ». Le portrait est ainsi fortement
idéalisé et n’a rien de réaliste. Et le portrait s’achève sur une nouvelle indication de la
forte impression que Timocrate a ressenti à la vue de cette merveilleuse apparition :«
il n’y a lieu de s’étonner si mon cœur en fut surpris » : « surpris » a ici le sens fort de
« impressionné », « décontenancé », « étonné » : c’est-à-dire, comme frappé par la
foudre.
CONCLUSION
Ainsi, Madeleine de Scudéry utilise, dans cette scène de première rencontre, à la
mise en scène très théâtralisée, un large éventail de procédés : elle recourt aux
hyperboles et aux comparaisons. Elle pratique l’art, alors à la mode, du portrait. Elle
développe le schéma platonicien de l’amour - qui, sollicitant d’abord les yeux à la vue
de la perfection de l’être aimé, gagne le cœur et l’âme et constitue une force
irrésistible, à la fois source de joie et d’aliénation. A travers cette rencontre, qui ne
doit peut-être rien au hasard, les personnages semblent être destinés l’un à l’autre,
tels la Princesse de Clèves et le Duc de Nemours dans le roman de Madame de
Lafayette.

Vous aimerez peut-être aussi