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L’homme
« Sa vie […] fut pour lui le premier de ses romans et comme la matière de toutes les
autres » : ainsi le critique Sainte-Beuve voyait-il l’abbé Prévost au mitan du XIX e siècle. Car sa
vie fut aventureuse, pour le moins : religieux et militaire, mondain et aventurier, confesseur
et faussaire, homme aux abois et notable, en fuite souvent à travers l’Europe, tout en
écrivant encore et sans cesse.
Né le 1er avril 1697 à Hesdun en Artois, Antoine-François Prévost est le 3 e fils d’une
famille distinguée. Son père, procureur du roi, l’envoie au collège des Jésuites. D’un
tempérament rebelle, le jeune Antoine-François déserte l’école pour chercher la gloire à la
guerre. La paix l’en empêche et le ramène chez les Jésuites. Plus tard, il écrira qu’au sortir de
l’adolescence, « la malheureuse fin d’un engagement trop tendre me conduisit au ″tombeau
″ : c’est le nom que je donne à l’ordre respectable où j’allais m’ensevelir. » Il entre en effet
dans l’ordre des Bénédictins en novembre 1721. Il va alors d’abbaye en abbaye, étudiant la
philosophie, enseignant les humanités, et même prêchant, avant de se fixer à Saint-Germain-
des-Prés. Où il commence à écrire son premier roman, Mémoires d’un homme de qualité,
dont les premiers volumes paraissent en 1728.
Cependant, il s’ennuie, et quitte son couvent. Les bénédictins obtiennent contre lui
une lettre de cachet : qu’à cela ne tienne, il passe en Angleterre. C’est à ce moment qu’il
ajoute d’autorité le patronyme « d’Exiles » à son nom. Suite à des histoires galantes, encore,
il fuit en Hollande en 1730, où il écrit L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut,
commence Cleveland et s’amourache d’une aventurière qui le mène à la ruine. Retour en
Angleterre où il fonde le journal Le Pour et le Contre (1733), qui durera sept ans. Accusé (à
raison) de contrefaçon, il est même jeté en prison. Mais enfin, le sort lui sourit : sa victime
retire sa plainte, et le pape lui permet de revenir en France. Cleveland y connaît alors un
succès incommensurable : Prévost fréquente les grands salons mondains de la capitale (dont
ceux de Madame du Tencin et de Madame du Chatelet). En 1736, il devient l’aumônier du
prince de Conti. Fort d’un protecteur aussi puissant, sa position est assurée. Retiré dans une
maison à Chaillot, il continue d’écrire des romans, des traductions, des livres d’histoire. Ce
qui ne l’empêche pas de fuir quelques mois, encore une fois à l’étranger, pour d’obscures
histoires financières. Le pape lui accorde en 1754 les bénéfices d’un prieuré situé dans le
diocèse du Mans, ce qui le délivre des soucis d’argent. Il continue de publier des livres, dont
une monumentale histoire des voyages. Mais le 25 novembre 1763, lors d’une promenade
dans la forêt de Chantilly, il est terrassé par une rupture d’anévrisme. L’abbé Prévost meurt
à 66 ans.

Son œuvre
Le grand public ne connait de l’abbé Prévost que Manon Lescaut, le reste de son
œuvre étant oublié. C’est pourtant un ensemble impressionnant : plus de soixante ouvrages
(dont treize romans), une cinquantaine de traductions, des compilations (voir les quinze
tomes de sa colossale Histoire des Voyages), des livres d’histoire (qui ressemblent d’ailleurs à
des romans, sur Marguerite d’Anjou ou Guillaume le Conquérant), sans compter les 20
volumes que représentent sept ans d’activités journalistiques. Outre Manon Lescaut, ses
récits les plus connus sont Les Mémoires d’un homme de qualité (rédigé entre 1728 et
1731), Le Philosophe anglais ou Histoire de monsieur Cleveland (1731-1739), Le Doyen de
Killerine (1735-1740) et Histoire d’une Grecque moderne (1740).
Prévost y reprend les éléments du roman baroque en vogue avant lui : aventures
échevelées et parfois sanglantes, piraterie, duels, etc. Par contre, ses héros ne recherchent
plus la gloire, ils se contentent de subir les revers de fortune et les échecs. Cette
accumulation d’épreuves n’est pas seulement un ressort narratif, mais un signe appelant les
personnages à la sagesse et au renoncement des passions, qui entraînent jalousie, violence
et paralysie. Cette fièvre qui saisit les personnages les condamne au malheur, car tout en
donnant son sens à la vie, elle entraîne aliénation et déchirement. Caractéristique est
l’exclamation d’un personnage des Mémoires d’un homme de qualité : « Délivrez-nous de
l’amour ! » Pourquoi celui-ci est-il maudit ? Pourquoi les bonnes intentions sont-elles
toujours punies ? Ces questions métaphysiques sont assez éloignées du marivaudage alors
en vogue.
Autre caractéristique de Prévost : rien n’est conté sur le vif, ce ne sont que souvenirs
narrés par les personnages se remémorant amours perdus et drames subis. Ces confessions
épurent et magnifient le souvenir d’existences perdues, et le fait même de raconter amène à
une tristesse presque voluptueuse.
Car les romans de Prévost sont toujours écrits à la première personne. On ne connaît
des différents protagonistes que ce qu’en dit le conteur, qui n’est pas forcément objectif. Il
en prévient d’ailleurs son lecteur. Ainsi dans les Aventures d’une Grecque moderne, le
narrateur écrit : « Qui me croira sincère dans les récits de mes plaisirs et de mes peines […]
Quelle fidélité attendra-t-on d’une plume conduite par l’amour ? » Ces confidences
permettent aussi d’épouser au plus près les secrets de l’âme, d’en montrer les variations et
les contradictions.
Tout concoure à montrer la complexité de l’individu, et notamment la forme
qu’utilise l’abbé Prévost. Ses récits sont labyrinthiques, sinueux, aux intrigues nombreuses et
entremêlées, où la chronologie est parfois bouleversée, où les évènements entrent en
correspondance les uns avec les autres. Cet enchevêtrement reflète la confusion de l’homme
face à la complexité de l’existence, son aveuglement dans la passion à laquelle ne résistent
ni ordre, ni morale, ni sagesse. L’instabilité est soulignée par des personnages toujours en
mouvement, vivant dans les auberges, dans des transports, en voyage, en fuite. Leur seul
point d’ancrage arrive généralement à la fin, par une retraite dans un couvent ou par la
mort.
L’abbé Prévost fait donc le lien entre le roman baroque, plein de bruit et de fureur, et
celui à venir, se préoccupant plus de l’intime, de l’amour impossible et pourtant
indispensable, en y ajoutant des préoccupations existentielles sur le Destin voire la volonté
divine. On voit bien la connexion entre sa vie et son œuvre, notée par Sainte-Beuve. Ce sont
ces récits qui l’ont porté au pinacle de son époque en tant que romancier. Il ne faut pas
oublier que Cleveland fut le roman le plus lu des Lumières, après La Nouvelle Héloïse de
Rousseau qui d’ailleurs lui vouait un véritable culte. Mais c’est Manon Lescaut à laquelle
Prévost a attaché son nom. Ce qui est ironique, car ce roman, au texte bref, à l’intrigue
linéaire et unique, est assez différent formellement du reste de son œuvre. Il en garde
cependant les thématiques et les questions. Pendant longtemps, Prévost ne fut, dans la
conscience collective, que l’auteur d’un seul texte, qui lui permettait d’être considéré
comme un des grands écrivains du XVIII e siècle. Mais on commence à redécouvrir à la fin du
XXe siècle le reste de ses écrits.

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