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Objet d’étude 

: La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle


Parcours : Rire et savoir

Oral : explication de texte n°2

Après des études de droit, La Bruyère s’inscrit sur la liste du barreau, pour exercer
comme avocat, mais il n’a, semble-t-il, jamais plaidé la moindre cause. A 39 ans, il est chargé
de l’éducation du petit fils de Condé, le vainqueur de Rocroi. Son élève manque de zèle et les
Condés sont hautains, violents, coléreux, mais La Bruyère peut observer de près ce qu’on
appelle le « grand monde ». Riche de cette expérience, il fait paraître, en 1688, sans nom
d’auteur, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. Le succès est immense et immédiat.
L’ouvrage sera régulièrement augmenté et réédité tout au long de la vie de La Bruyère.
Ce texte est le fragment 74 du livre VIII intitulé « De la cour ». Ce titre annonce clairement
son contenu : une présentation de la cour de Louis XIV que La Bruyère avait régulièrement
fréquentée. Ce texte descriptif, à visée satirique, passe en revue différentes catégories
humaines et coutumes d’une population par un regard qui semble étranger.
Lecture du texte
Par quel moyen l’auteur critique-t-il la société de son temps ?
Nous répondrons à cette problématique en suivant un plan composé de trois mouvements. Le
premier de (l.1 à 6) s’intitule un regard étranger faussement naïf, le deuxième de (l. 6 à 13)
parle de la dénonciation du culte de l’apparence. Le troisième mouvement, quant à lui, (l. 13 à
22) est consacré aux coutumes religieuses et à la place du roi au sein de la cour.

Mouvement 1 : Un « regard étranger » faussement naïf (l.1 à 6)

Le locuteur commence par présenter la cour de Louis XIV comme s’il découvrait un lieu
inconnu. L’utilisation du pronom indéfini « on » donne l’impression que le locuteur découvre
une terre nouvelle dont il a entendu parler de bouche à oreille (« l’on parle » l.1). Cela fait
penser au compte-rendu qu’un voyageur ferait de ses découvertes. Ce choix d’énonciation
permet en réalité à l’auteur d’éviter la censure.
L’indicateur de lieu cité est lui aussi vague. L’article indéfini dans le GN « une région »
souligne la distance entre le locuteur et le pays évoqué qui semble bien lointain.
Ce regard étranger permet à La Bruyère de critiquer la société française qu’il divise en
catégories : « les vieillards », « les jeunes gens ». Si le moraliste commence par des adjectifs
mélioratifs pour qualifier les personnes âgées « galants, polis, civils » (l.1), c’est pour mieux
critiquer les jeunes nobles. Il met, en effet, l’accent sur leur débauche et la décadence de la
cour. Leurs défauts sont nombreux comme le montre l’énumération de la ligne 2 (« durs,
féroces, sans mœurs, ni politesse »). Puis, la phrase « ils se trouvent affranchis de la passion
des femmes » (l.2/3) souligne que plus rien n’a de sens pour ces jeunes gens déjà lassés de
tout. Cela révèle un manque de logique dans le domaine sentimental ou amoureux : les jeunes
gens sont insensibles aux charmes des femmes ou alors se perdent dans « des amours
ridicules » (l.3). Le locuteur critique ce peuple qui n’agit pas selon le sens commun, l’ordre de
la nature.

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L’inversion des valeurs montre que ces jeunes nobles ont déjà tout vécu. Ils s’adonnent aussi
sans retenue à l’alcool, ce qui est montré par le champ lexical de l’alcool: « eaux de vie,
liqueurs violentes, eau-forte ». La notion d’usage raisonnable est tout à fait relative « celui-là
est sobre et modéré, qui ne s’enivre que de vin » ; la critique du manque de retenue est claire et
l’ivresse semble être la règle. De plus, l’emploi de l’adverbe « trop » (l.4) ainsi que
l’hyperbole « il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte » (l.6) sont
particulièrement ironiques et insistent sur l’abandon de la mesure. Cette satire sociale présente
donc la cour comme un monde de vices.
L’attrait pour ces boissons dangereuses est dénoncé, car il entraine accoutumance et
dépendance ; les sensations sont perturbées par les excès « goût déjà éteint » (l.5). Le terme
« débauche » (l.6) énonce un jugement moral : les excès « les liqueurs les plus violentes »
(l.6), le manque de contrôle de soi conduit à une situation condamnable.
Mouvement 2 : Dénonciation du culte de l’apparence (l. 6 à 13)

Le moraliste passe à la critique des femmes. Le champ lexical de la beauté développé « beauté
(l.7), belles (l.8), plaire (l.10) » montre que le jeu de séduction semble être leur unique
occupation. Le locuteur évoque de nombreuses parties du corps « peindre leurs lèvres, leurs
joues, leurs sourcils, leurs épaules, leur gorge, leurs bras, leurs oreilles ». Cette énumération/
accumulation des parties du corps des femmes produit une impression de ridicule. Le verbe
« étale » (l.9) souligne l’excès et le manque de modestie et de pudeur de ces femmes. (On peut
faire allusion à la mode de cette époque + lien avec le film sur la vie des Français au XVIIe
siècle)
De plus, le moraliste dénonce le résultat de ces efforts : tous ces artifices n’apportent en rien
l’effet recherché, au contraire, ils gâchent leur beauté naturelle « [elles] précipitent le déclin de
leur beauté » (l.7) « [elle] croient servir à les rendre belles» (l.7). La tournure « comme si elles
craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire » (l.9, 10) traduit
l’incompréhension de ce prétendu voyageur qui essaie de comprendre ce qui lui échappe. Les
femmes lui apparaissent donc comme impudiques et peu vertueuse : elles n’hésitent pas à
exhiber leurs corps.
Le moraliste poursuit sa critique de la cour tout en gardant une distance. L’utilisation du
pronom démonstratif « ceux » (l.10) et de la proposition relative « ceux qui habitent cette
contrée » formant une périphrase pour désigner les courtisans donne encore une fois
l’impression qu’il ne connaissait pas le monde qui l’entoure. De même, plutôt que d’utiliser le
mot « perruque », il emploie « épaisseur de cheveux étrangers » pour souligner la bizarrerie de
cette cour.
L’accumulation de termes dépréciatifs « pas nette, confuse, embarrassée » (l.11) qualifiant les
habitants accentue sa critique.
Le locuteur ne comprend pas cette mode « qu’ils préfèrent aux naturels [cheveux] » : la
coutume de ce peuple est à nouveau contre nature pour préférer l’artificiel au naturel, les faux
cheveux aux vrais !
Enfin, ces perruques modifient l’aspect des personnes « change les traits » (l.13) « empêche
qu’on ne connaisse » (l.13) : l’absurde est porté à son comble puisque la perruque, plutôt que
de mettre en valeur celui qui la porte, le rend méconnaissable (soulignez que c’était la mode au
XVIIe siècle dans la cours de Louis XIV). Aucun aspect positif pour cette façon de se vêtir
selon le moraliste, tous les éléments s’accordent à les rendre étranges.

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Mouvement 3 : coutumes religieuses et place du souverain (l. 13 à 22)

Le voyageur s’apprête à assister à une messe, mais ce terme n’a pas été employé.
Adopter le point de vue d’un étranger permet à La Bruyère de faire ressortir les bizarreries de
cette pratique. En effet, le sens de la messe lui échappe totalement. Il ne comprend pas la
symbolique de la scène. Tout est décrit avec un regard extérieur : il utilise principalement des
compléments de lieu (« au fond » (l.15) + « au pied de cet autel » (l.17) et des compléments
circonstanciels de manière « dos tourné » (l.17), « à genoux » (l.18), « faces élevées » (l.18).
Par conséquent, au lieu de préciser en quoi consiste leur religion, on décrit une scène figée,
sans vision spirituelle. La cérémonie devient étrange, absurde.
Cela lui permet de développer sa satire de la religion puisque la messe est présentée comme un
spectacle : c’est un rendez-vous mondain à ne pas rater avec l’horaire « tous les jours, à une
certaine heure » (l.14/15) ; les participants forment un cercle : on voit tout le monde et on se
donne en spectacle. Le roi est sur « une tribune » (l.18). Cette estrade n’est pas sans rappeler
une scène de théâtre.
La satire politique et religieuse est aussi bien présente puisque ces derniers sont soumis au roi.
L’expression « faces élevées vers leur roi » (l.18) souligne que les courtisans ne cherchent
qu’à plaire au roi. La dimension spirituelle est remplacée par un roi qui prend toute la place.
L’anaphore de l’adverbe d’intensité « tout l’esprit et tout le cœur » (l.19) souligne que la
soumission qui devrait être pour Dieu est, en fait, pour le monarque. Finalement, la vraie
divinité semble être le roi, adoré par des courtisans hypocrites.
La structure hiérarchique de la société est clairement montrée « espèce de subordination »
(l.20) : c’est l’autorité du roi qui régit le fonctionnement de la cour.
Cette critique se retrouve aussi avec le parallélisme de construction : « ce peuple paraît adorer
le Prince, et le Prince adorer Dieu » (l.20) : le verbe adorer normalement réservé à Dieu est ici
employé pour le roi et le fait que le « Prince » soit répété deux fois et soit au centre montrent
son importance. La critique implicite devient encore plus virulente avec le verbe paraître : cela
sous-entend que ce n’est qu’une apparence. Les courtisans vénèrent le roi et ce dernier n’est
pas croyant…
Les dernières phrases du texte nous livrent une leçon d’humilité et de relativisme. En effet, la
localisation de la cour de Louis XIV par rapport à celle des Indiens fait penser à une devinette
(« il est à quelques quarante-huit degrés d’élévation du pôle, et à plus d’onze cents lieues de
mer des Iroquois et des Hurons » (l.21,22) est particulièrement ironique : la cour est localisée
grâce à un peuple de sauvages d’Amérique ce qui assimile ses membres à ces peuples. L’ordre
est inversé : d’habitude, c’est la cour et non les Iroquois qui servent de référence. Cette
localisation surprenante dénonce une forme d’ethnocentrisme qui consiste à penser que sa
culture et sa civilisation sont uniques et supérieures et que les autres doivent s’y aligner,
suivre. Ainsi, La Bruyère montre que la France et la cour de Louis XIV ne sont pas un pays
unique mais un parmi d’autres.

Pour conclure, nous pourrions dire que par le regard extérieur d’un étranger, La Bruyère
critique le manque de naturel et de modération dans les apparences, les attitudes,
l’organisation sociale, politique et religieuse d’un curieux endroit : il s’agit évidemment de

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Versailles. Ce procédé du regard étranger est souvent employé pour faire une satire efficace et
faire prendre conscience aux lecteurs des insuffisances et injustices au sein d’une société.
La Fontaine a fait de même en utilisant les animaux pour dénoncer les travers de ses
contemporains de façon plaisante. Sa fable s’intitulant « La cour du lion » met justement en
scène de manière indirecte la critique du roi et de ses courtisans.

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