Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
ISBN : 978-2-81321-540-6
www.editions-tredaniel.com
info@guytredaniel.fr
Table des matières
Couverture
Page de titre
Page de copyright
Introduction
Des tropiques à la neige
Un parcours professionnel inattendu
Sincérité et abandon
Regret n° 1
Produits de notre environnement
Les pièges
Regret n° 2
Objectifs et intention
Simplicité
Regret n° 3
Libre de toute culpabilité
Un bien pour un mal
Regret n° 4
Amis sincères
Donnez-vous l’autorisation
Regret n° 5
Le bonheur est maintenant
Une question de perspective
Période de changement
L’obscurité avant l’aube
Libre de tout regret
Souris et sache
Introduction
Au cours d’un soir d’été parfumé, dans une petite ville de campagne, une
conversation avait cours, pareille à tous les autres échanges amicaux qui se
déroulaient simultanément dans tous les coins du monde. Il s’agissait
simplement de deux personnes qui s’étaient rapprochées pour bavarder.
Cependant, la différence avec d’avec les autres, c’était que celle-ci pourrait
plus tard être reconnue comme l’un des tournants les plus importants de la
vie d’une personne. Et cette personne, c’était moi.
Cec est l’éditeur d’un grand magazine de musique traditionnelle en
Australie, intitulé Trad&Now. Il est connu et aimé tant pour le soutien qu’il
apporte à ce genre de musique que pour son large et chaleureux sourire.
Nous discutions de notre amour pour la musique (ce qui tombait bien
puisque nous participions à un festival de musique folklorique). La
conversation portait aussi sur les défis que je devais relever pour trouver
des fonds afin d’organiser un programme de guitare et de composition de
chansons que j’avais l’intention de démarrer dans une prison de femmes.
« Si tu parviens à mettre ce programme sur pied, fais-le moi savoir et nous
éditerons une histoire », me dit Cec en m’encourageant.
Je parvins à le rendre opérationnel et, peu de temps après, j’écrivais une
histoire pour le magazine, relatant mon expérience. Une fois terminée,
l’idée me vint que je pourrais peut-être écrire d’autres histoires sur ma vie.
Après tout, j’avais toujours écrit. Déjà, alors que je n’étais qu’une petite
fille au visage criblé de taches de rousseur, j’avais des correspondants aux
quatre coins du monde. C’était l’époque où les gens écrivaient encore des
lettres à la main qu’ils glissaient ensuite dans une enveloppe et qu’ils
postaient.
Même à l’âge adulte, je n’ai pas cessé d’écrire. J’ai continué à envoyer
des lettres manuscrites à mes amis et à tenir un journal pendant des années.
En outre, j’étais devenue compositrice de chansons. C’est ainsi que je
continuais à écrire (tant aussi bien avec une guitare à la main qu’avec un
stylo). Cependant, la joie que je ressentais à relater mon expérience dans la
prison – ce que je faisais sur la table de la cuisine avec un vieux stylo et du
papier – avait rallumé ma passion de l’écriture. J’envoyai donc mes
remerciements à Cec, et décidai peu après de commencer à compiler un
blog.
Les événements qui suivirent changèrent la direction de ma vie de la
manière la plus positive.
« Inspiration et chaï » est né dans une petite maison de campagne dans
les montagnes Bleues d’Australie, tout naturellement, devant une tasse de
chaï. L’un des premiers articles que j’ai écrit parlait des regrets des
mourants dont je m’étais occupée. La fonction d’auxiliaire de vie avait été
le dernier emploi que j’avais exercé avant de travailler à la prison et était
donc encore fraîche dans mon esprit. Au cours des mois suivants, l’article
prit une ampleur imprévisible que seul Internet est capable d’expliquer. Je
commençais à recevoir des mails de gens que je ne connaissais pas et qui
avaient pris contact avec moi par l’intermédiaire de cet article et, plus tard,
d’autres que j’avais écrits.
Environ un an plus tard, j’étais installée dans une autre petite maison,
dans une zone agricole. Un lundi matin, alors que j’étais assise à la table de
la véranda pour écrire, je décidai de consulter les statistiques sur mon site
Internet, comme il est de mise de temps en temps. L’étonnement et
l’amusement se lurent sur mon visage. J’y retournai le lendemain, puis le
jour suivant. C’était évident, quelque chose de grand était en train de se
produire. L’article intitulé « Les cinq regrets les plus fréquents des
mourants » avait pris son essor.
Des mails commençaient à abonder de tous les coins du monde, y
compris des demandes d’autres écrivains sollicitant la permission de citer
l’article sur leurs blogs et de le traduire en différentes langues. Les gens le
lisaient dans les trains en Suède, aux stations de bus en Amérique, dans les
bureaux en Inde, au cours du petit-déjeuner en Irlande, etc. Tous ne se
ralliaient pas à mes propos, mais l’article déclenchait assez de discussions
pour continuer à faire le tour du monde. Comme je disais à quelques
personnes qui ne l’approuvaient pas, quand toutefois j’y répondais : « Ne
tirez pas sur le messager ». Je n’ai fait que transmettre ce que des mourants
avaient partagé avec moi. Cependant, plus de quatre-vingt-quinze pour cent
des réponses inhérentes à cet article étaient magnifiques. Cela renforçait
aussi l’idée que nous avons tous beaucoup de choses en commun, en dépit
de nos différences culturelles.
Pendant tout ce temps, je vivais dans la petite maison, jouissant du
bonheur des oiseaux et autres animaux sauvages qu’attirait le petit ruisseau
qui serpentait devant. Je m’asseyais chaque jour à la table de ma véranda
pour poursuivre mon travail, en disant « oui » aux opportunités qui
commençaient à se présenter d’elles-mêmes. Dans les mois qui suivirent,
plus d’un million de personnes avaient lu « Les cinq regrets les plus
fréquents des mourants ». En l’espace d’un an, ce nombre avait plus que
triplé.
Vu la grande quantité de gens qui s’intéressaient à cette question, et à la
demande de ceux qui avaient été nombreux à me contacter par la suite, je
décidai de m’étendre sur le sujet. Comme beaucoup d’autres, j’avais
toujours eu l’intention d’écrire un jour un livre complet. Cependant, ce n’est
qu’en parlant de ma propre histoire, ici, que je suis parvenue à exprimer
clairement les leçons qui m’ont été données quand je prenais soin des
mourants. Le livre que j’avais voulu écrire était prêt à être consigné. C’est
celui que vous tenez entre les mains.
Comme vous le verrez dans mon récit, je n’ai jamais été tentée de suivre
des chemins traditionnels, quand bien même il y en aurait. Je vis tel que je
suis guidée et j’ai rédigé ce livre comme une simple femme qui a une
histoire à partager. En outre, je suis australienne et, bien que j’aie écrit
d’une manière aussi universelle que possible, la syntaxe et les expressions
australiennes transparaissent.
J’ai changé presque tous les noms qui figurent dans ce livre pour protéger
l’intimité des familles et des amis. Toutefois, mon premier professeur de
yoga, mon patron du centre prénatal, le propriétaire du camp de caravanes,
mon mentor du système pénitentiaire, et tous les compositeurs de chansons
que j’ai mentionnés, sont tous cités par leur nom originel. L’ordre
chronologique a été légèrement modifié afin de partager des sujets
communs entre les clients.
Je remercie tous ceux qui m’ont assistée dans mon parcours, à leur façon.
Pour leur soutien et leur influence professionnelle positive, j’exprime ma
reconnaissance à Marie Burrows, Elizabeth Cham, Valda Low, Rob
Conway, Reesa Ryan, Barbara Gilder, Papa, Pablo Acosta, Bruce Reid, Joan
Dennis, Siegfried Kunze, Jill Marr, Guy Kachel, Michael Bloeme, Ana
Goncalvez, Kate et Col Baker, Ingrid Cliff, Mark Patterson, Jane
Dargaville, Jo Wallace, Bernadette, et tous ceux qui soutiennent mon
écriture et ma musique, en s’y connectant avec le bon esprit.
Merci aussi à ceux qui m’ont aidée à conserver un toit au-dessus de ma
tête à diverses périodes : Mark Avellino, tante Jo, Sue Greig, Helen Atkins,
oncle Fred, Di et Greg Burns, Dusty Cuttell, Mardi McElvenny, et toutes
ces merveilleuses personnes dont j’ai occupé la maison en leur absence et
dans laquelle je me suis sentie comme chez moi. Merci aussi à tous ceux
qui m’ont nourrie.
Pour leur soutien personnel le long de ce chemin tumultueux, je suis
reconnaissante à tous les amis du passé et du présent, éloignés ou proches.
Merci d’avoir enrichi ma vie de diverses façons. Je remercie
particulièrement : Mark Neven, Sharon Rochford, Julie Skerrett, Mel
Giallongo, Angeline Rattansey, Kateea McFarlane, Brad Antoniou, Angie
Bidwell, Theresa Clancy, Barbra Squire, qui travaillent tous au service du
centre de méditation dans les montagnes qui m’a conduite sur un chemin de
paix, et vers mon partenaire. Vous avez été ma civière quand j’avais le plus
besoin de me reposer.
Un grand merci, évidemment, à ma mère Joy, celle au nom le plus
approprié à avoir jamais foulé cette Terre. Quel sacré leçon d’amour tu m’as
donnée, par ton exemple. Reçois mes remerciements infinis, merveilleuse
dame.
Je suis reconnaissante à toutes ces personnes extraordinaires qui sont
maintenant décédées, dont les histoires ont non seulement donné naissance
à ce livre, mais ont aussi fortement influencé ma vie. Ce livre vous rend
hommage. Je remercie également les familles qu’elles ont laissées derrière
elles pour les moments mémorables que nous avons passés ensemble. Merci
à tous.
Enfin, merci à la pie qui chantait dans l’arbre près du ruisseau au moment
où j’écrivais. Toi et tous les autres oiseaux ont été une merveilleuse
compagnie pendant la rédaction de ces pages. Merci à Dieu de m’avoir
soutenue et d’avoir envoyé tant de beauté sur mon chemin.
Il arrive parfois que nous n’apprenions que bien plus tard qu’un moment
particulier a modifié la direction de notre vie. Tant de moments partagés
dans ce livre ont changé ma vie. Merci Cec d’avoir ranimé l’écrivain qui
sommeillait en moi. Et merci à vous, lecteurs, pour la bonté de ce que vous
êtes et pour le lien qui nous unit.
Mardi après-midi,
dans la véranda au coucher du soleil
Des tropiques à la neige
Toutes les relations que j’ai établies avec les patients n’ont pas toujours
commencé sur un bon pied. Bien que l’essentiel de mon travail consiste à
m’occuper des mourants, j’avais quelquefois des patients qui nécessitaient
des soins pour maladie mentale. Comme j’avais eu des effets apaisants et
positifs sur des clients passagers, des cas plus difficiles commencèrent à
m’être présentés. Toute expérience est utile dans la vie. Mon passé m’avait
exposée à de nombreux comportements irrationnels, qui semblaient
maintenant me servir avec les gens difficiles.
La plupart du temps, je ne me laissais pas déconcerter par les
provocations des patients. Je dis bien la plupart du temps, mais pas toujours.
Il arrivait parfois que ma personnalité sereine n’apaise pas du tout le
patient, quels que soient les efforts que j’y mettais. En arrivant devant un
magnifique manoir, certainement l’un des plus beaux de la ville, les mises
en garde que j’avais reçues au sujet de la femme qui y résidait me revinrent
à l’esprit. Florence refusait absolument que l’on prenne soin d’elle,
soutenant qu’elle n’en avait pas besoin. Ce n’était pas un cas à part.
Nombre de personnes âgées acceptent à contre cœur de perdre
l’indépendance dont elles ont toujours disposée. Ce n’est pas toujours facile
pour elles de reconnaître que le moment est arrivé.
Je n’étais cependant pas préparée à la furie qui se précipita sur moi pour
me chasser en descendant l’allée armée d’un balai et en hurlant de toutes
ses forces. Ses cheveux n’avaient pas été brossés, Dieu sait depuis combien
de temps. Ses ongles étaient noirs de saleté, voire pire encore. Ne portant
qu’une pantoufle, elle représentait difficilement la Cendrillon des contes de
fées. En outre, elle avait l’air de ne pas avoir changé de robe depuis un an.
« Allez-vous-en. Sortez de ma propriété, hurlait-elle. Je vais vous tuer.
Sortez de ma propriété. Vous êtes comme toutes les autres. Sortez ou je
vous tuerai ! »
Le balai voltigeant dans les airs me manqua de quelques centimètres. Je
peux supporter beaucoup de choses dans la vie, mais je ne suis pas stupide.
Encore moins une martyre. Je tentai de lui parler pour la calmer. Mais
voyant que mes paroles tombaient dans les oreilles d’une sourde et qu’elle
menaçait de briser mes essuie-glaces en continuant à brandir son balai, je
n’insistai pas. « OK, OK, dis-je. Je m’en vais Florence. Ça va. » Elle avait
un air sauvage et indomptable, debout au bout de l’allée, défendant son
territoire en s’agrippant à son balai.
Comme je m’éloignais, cette image persista dans mon rétroviseur jusqu’à
ce que je sois complètement hors de vue. Elle n’avait pas bougé. Bien que
cela puisse sembler très drôle vu de l’extérieur, je ne pouvais m’empêcher
d’être désolée pour elle. Je me demandais quelle personne elle avait été,
quel genre de vie elle avait eu et ce qui l’avait conduite à devenir telle
qu’elle était maintenant.
Je reçus les réponses un mois plus tard, quand je retournai à la même
adresse. Florence avait apparemment été maîtrisée de force et placée sous
sédatif. Je ne voulais même pas imaginer la scène. Comme elle avait dû
avoir peur ! Mais elle avait passé le dernier mois dans un foyer temporaire
pour malades mentaux et, désormais, se portait bien. Les médecins étaient
heureux de sa réaction aux médicaments et l’avaient renvoyée chez elle, en
recommandant une auxiliaire de vie à plein temps auprès d’elle.
L’infirmière du centre social attendait mon arrivée. « Elle dort en ce
moment, mais peut se réveiller bientôt. Je vais donc attendre avec vous »,
expliqua-t-elle. En ouvrant les doubles portes du manoir, je fus accueillie
par un énorme escalier de marbre, des chandeliers et une maison remplie de
très beaux meubles antiques. Je fus aussi frappée par une abominable odeur
de pourri.
« Nous avons fini l’entrée. Je vais vous présenter le reste de la maison »,
dit l’infirmière en se référant à l’équipe de nettoyage que nous avons
croisée dans la pièce suivante. Florence avait vécu dans un dépotoir humide
et sale pendant plus de dix ans, sans que personne ne s’en inquiète jusqu’à
ce qu’un voisin signale à l’infirmière son comportement inhabituel et
erratique. Quand celle-ci passa la voir, l’étendue de sa misère fut révélée.
Pas directement par Florence, évidemment, car personne ne pouvait
l’approcher, mais parce que quelqu’un avait regardé par la fenêtre et vu
l’état de sa maison.
Elle se nourrissait de conserves et en avait en réserve pour une année
entière dans son placard. Je ne vis aucun signe d’autres aliments frais ou à
cuire. Le sol de la cuisine, recouvert d’immondices, était pratiquement
invisible. La petite partie qui était exposée était recouverte de plusieurs
centimètres de poussière. Ce n’était pas mieux dans la salle de bain. C’était
une fosse de serviettes sales, de morceaux de savon séché et, de toute
évidence, personne n’avait utilisé la douche ou la baignoire depuis
longtemps.
L’infirmière me conduisit en bas où je découvris six autres chambres et
deux salles de bains dans le même état. On fit appel à des femmes de
ménage pour nettoyer toute la maison, calculant qu’il leur faudrait plusieurs
semaines. En bas, les portes s’ouvraient sur une piscine immonde, qui j’en
suis sûre, aurait été inhabitable même pour des grenouilles. Debout près de
la piscine, les yeux levés vers l’étage principal de la maison et tout ce qui
avait fait sa grandeur, je me demandais ce que pourraient dire les murs s’ils
pouvaient parler.
Question hygiène, Florence avait été transformée durant son séjour à
l’hôpital et se reposait dans une belle chemise de nuit propre. Ses cheveux
avaient été démêlés, lavés et coupés, et ses ongles étaient propres. C’était
comme si je voyais une autre femme.
Un lit d’hôpital avait maintenant remplacé son ancienne couche. On me
donna des instructions strictes, en me disant qu’elle devait rester au lit, les
deux rambardes latérales toujours relevées, quand j’étais seule avec elle
dans la maison. Une autre auxiliaire de vie viendrait deux heures le matin et
l’après-midi pour m’aider. Le matin était consacré à la douche, à la toilette
et au petit-déjeuner. L’après-midi était réservé aux sorties de Florence, dans
le jardin ou sur le balcon, pour profiter de l’air frais. Une lourde sédation
faisait partie intégrante des soins de Florence. Le reste du temps, elle était
légèrement dopée. En raison de cette prise en charge totale, elle était
devenue bien plus complaisante.
Un mois passa et nous habitions désormais un manoir étincelant de
propreté. Les femmes de ménage avaient fini par en venir à bout et furent
embauchées pour l’entretien de la maison une fois par semaine. Florence
commença à manifester quelques merveilleux éclairs de lucidité et fut
capable de partager des histoires avec moi. Elle avait eu une vie riche et
passionnante. Elle avait sillonné le monde sur des navires luxueux et visité
des endroits fabuleux. Comme elle désignait des tiroirs à côté d’elle, je lui
passais des photos qu’elle me décrivait une à une. Il était difficile de croire
qu’il s’agissait de la même personne, mis à part sur certaines d’entre elles
où je la reconnaissais sous les traits d’une jeune femme très belle et
souriante.
Je ne dirais pas que nous sommes devenues très proches, mais nous
avons appris à nous aimer suffisamment pour accepter la situation qui nous
avait réunies. J’apercevais encore, à certains moments, la lueur de la femme
folle et sauvage en elle. Il était indispensable d’avoir l’aide d’une autre
auxiliaire de vie pour la sortir de son lit. Elle acceptait de prendre ses
médicaments, mais continuait néanmoins à faire preuve d’une grande
résistance vis-à-vis du rituel de la douche, au point que j’appréhendais le
jour du lavage des cheveux. Mais une fois sortie de la douche, elle était
délicieuse et se dorlotait devant le miroir, riant comme la grande dame
qu’elle avait été dans le passé.
Sa fortune avait toujours été dans la famille. Un vieil, vieil argent, disait-
elle. Son mari venait aussi d’une famille riche, mais en rien comparable
avec la lignée dont elle était issue. Après quelques affaires douteuses, il fut
emprisonné quelques années. La seule personne que Florence acceptait de
laisser entrer dans sa vie me dit que c’est à cette époque-là qu’elle avait
commencé à devenir suspicieuse et paranoïaque vis-à-vis de tous.
Son mari mourut un an après sa sortie de prison. Elle n’eut donc aucune
opportunité de guérir ou d’atténuer sa paranoïa et sa stabilité mentale se
dégrada. Elle avait eu une totale confiance en lui et pensait que tout le
monde en avait après son argent et que c’étaient les autres qui avaient été la
cause de son incarcération. Étant donné que cela ne faisait aucune
différence dans notre relation, qu’il ait ou non été coupable, je ne
considérais même pas la question.
Florence acceptait de vivre dans son lit d’hôpital la plupart du temps. Elle
était simplement contente d’être chez elle et, à certaines occasions,
admettait aimer la compagnie des auxiliaires de vie. Cependant, quelques
heures avant l’arrivée de l’autre auxiliaire chaque après-midi, elle retournait
dans son monde et redevenait une femme radicalement différente. Je
pouvais presque dire à quelle heure elle allait commencer.
« Laissez-moi sortir. Laissez-moi sortir de ce foutu lit. Au secours. Au
secours. Au secours, AU SECOURS », hurlait-elle. Sa voix résonnait à
travers tout le manoir et sur les sols de marbre. J’entrais dans sa chambre et
arrivais parfois à la calmer quelques secondes, mais vraiment quelques
secondes, c’est-à-dire trois au maximum. Puis cela recommençait : « Au
secours, au secours, au secours. AU SEEECOUURRRS ! »
Si le manoir luxueux n’avait pas eu des murs aussi épais et n’était pas
aussi éloigné des voisins, je suis sûre que certains auraient appelé la police
pour les prévenir qu’ils entendaient des hurlements chaque jour. Que je sois
ou non dans la chambre ne faisait aucune différence. Elle ne cessait
d’appeler à l’aide et de demander qu’on la fasse descendre du lit, jusqu’à ce
que l’autre auxiliaire de vie arrive et que nous puissions la laisser se lever.
Il n’y avait aucun moyen de la raisonner dans ces moments-là et, malgré
mon affection pour elle et mon désir de la laisser sortir, je connaissais son
autre côté et n’avais pas envie de mettre ma vie en danger. L’image de cette
femme me chassant avec son balai et sa détermination sauvage ne m’avait
jamais quittée. Cette personnalité belliqueuse que j’apercevais au moment
des crises de hurlement de l’après-midi me convainquit d’écouter les
professionnels qui avaient établi les pratiques de gestion quotidienne à leur
manière. Malgré tout, je la comprenais. Comme cela devait être horrible
d’être prisonnière dans sa propre maison !
Les rambardes de sécurité de son lit, la législation et les décisions
professionnelles constituaient une combinaison de facteurs qui
emprisonnaient Florence. Cependant, bien avant cela, elle était déjà
prisonnière de la paranoïa. Sa maladie lui avait enlevé le droit de quitter sa
propre maison, car elle avait développé une méfiance obsessionnelle envers
les gens et ce qu’ils pourraient lui dérober si elle sortait. Tout le monde
n’est certainement pas obligé de vivre prisonnier dans un lit, mais il est
possible de se créer une vie où les pièges qui nous retiennent sont nos
propres créations et ont désespérément besoin d’être écartés.
L’un de mes souvenirs les plus anciens est celui d’être restée prisonnière
dans un coffre. Cependant, je ne me sentais pas vraiment captive. C’était un
grand coffre en bois dans le jardin, de l’autre côté de la maison. L’un de
mes frères aînés m’avait poussée à y entrer et avait refermé la porte sur moi.
Je me revois encore assise dans le noir et me sentant en sécurité et heureuse.
Même si je n’avais que deux ou trois ans, je savais que j’appréciais ma
propre compagnie et la paix que je ressentais était merveilleuse. Entendant
la voix paniquée de ma mère m’appeler un peu plus tard, je lui répondis et
tout rentra dans l’ordre. Je fus délivrée et retournai dans le chaos de la vie
familiale.
D’autres pièges étaient malgré tout bien présents dans ma vie d’adulte.
Bien que j’aie trouvé le courage de respecter mes propres inclinations, un
pas après l’autre, mes vieux schémas de pensée ne m’aidaient pas du tout.
Surmonter mon appréhension de chanter en public était un processus
particulièrement difficile, alors que je cherchais à me libérer de ces pièges
que j’avais moi-même fabriqués.
Si quelqu’un m’avait dit que la photographie et l’écriture allaient
finalement m’amener à jouer sur une scène, j’aurais probablement ri devant
l’absurdité d’une telle pensée. Tout commença par la vente de mes
photographies sur les marchés et dans les galeries. Bien que les ventes
n’aient pas été assez nombreuses pour me permettre d’obtenir un revenu
décent, ces moments d’encouragement avaient suffi à me maintenir sur
cette voie lente et régulière.
À la suite de ces petits signes de soutien, je décidai de travailler dans
l’industrie de la photographie et obtins un emploi dans un laboratoire
professionnel de Melbourne. Malheureusement, ce n’était qu’un travail de
bureau ordinaire et, au bout d’un an d’ennui, d’éclairage fluorescent et
d’absence de fenêtre, je convins qu’il n’était pas plus satisfaisant que tous
mes autres emplois précédents dans le secteur bancaire. Je ne me vis offrir
aucune opportunité qui aurait pu me faire accéder au côté créatif de
l’entreprise et, n’ayant plus aucun intérêt pour cette activité, je finis par
faire des fautes d’étourderie. Je me revois encore pousser de gros soupirs
pendant le travail : coudes sur la table, menton dans les mains, essayant de
trouver la solution pour me satisfaire de ma vie professionnelle – puis
poussant à nouveau des soupirs.
Cet emploi me fit cependant comprendre que je n’avais pas besoin de
travailler dans la photographie pour prendre de belles photos. Avec l’aide
d’un nouveau couple d’amis versés dans le système numérique, je créai un
petit livre de photographies inspirant. Une fois encore, l’approbation fut
unanime sur la qualité de mon travail, mais ce ne fut pas suffisant pour le
faire publier. Le coût de l’impression en couleurs était un facteur important
à en croire les avis que me renvoyaient les éditeurs, même si certains
admettaient que c’était un très bel album.
Je m’y donnais à fond pendant quelques années, en y mettant toute ma
concentration et mon énergie. Mais les lettres de rejet ne cessaient de
s’empiler, malgré quelques encouragements sincères qui continuaient à me
parvenir. Ce fut au cours de cette période de larmes et de frustration que je
saisis ma guitare. Je pouvais difficilement jouer, mais me mis à écrire la
moitié de ma première chanson. Je n’avais alors aucune idée de
l’importance de ce moment.
Ayant déjà constaté l’effet de la force de l’abandon, je finis par accepter
qu’il n’était pas vraiment important que l’album de photos soit ou non
publié. Selon moi, j’avais déjà réussi, du seul fait d’avoir eu le courage
d’essayer. La réussite ne dépend pas uniquement de la réponse de quelqu’un
qui accepte ou non de publier votre livre. Il s’agit d’avoir le courage d’être
vous-même, quoi qu’il arrive. Pressentant que les leçons que j’avais
apprises tout au long de ce processus avaient déjà été très bénéfiques, je
réussis finalement à lâcher prise. Sans doute avais-je été poussée à faire ce
livre pour en tirer mes propres leçons ? Ou peut-être trouvera-t-il ses
marques une autre fois, quand je serais mieux préparée ?
Quoi qu’il en soit, cela n’avait pas d’importance. Je devais lâcher prise.
Mes efforts m’avaient épuisée et j’avais placé trop d’espoir dans la
publication de cet ouvrage. Il était temps de vivre à nouveau et de cesser de
toujours vouloir contrôler les résultats. La chanson que j’avais à moitié
écrite resta aussi à moitié oubliée, tandis que je recherchais des réponses,
dédiant de plus en plus de temps à la méditation et à ma guérison. À la suite
de l’une de mes nombreuses retraites solitaires, en silence et en méditation,
je ressentis cependant un besoin urgent de terminer cette chanson. À partir
de ce jour, je sus que la composition s’inscrivait dans le cadre de mon
activité, car non seulement je finis d’écrire la chanson, mais j’en composai
une seconde le même jour. Je ne pouvais tout simplement plus m’arrêter
une fois commencé. Elles déferlaient de moi.
Quand j’étais enfant, nous organisions des concerts pour les proches et
les amis. La musique était dans mes gènes. Malgré leurs autres soi-disant
professions « raisonnables », mon père était guitariste et compositeur quand
il rencontra ma mère, qui était chanteuse, à l’époque. Cependant, je n’avais
jamais ressenti une envie consciente de monter sur scène. Et il en est de
même maintenant. En fait, cette simple pensée me terrifiait. Ce n’était pas
simplement l’idée de me montrer sur scène, mais aussi la peur que mon
travail me fasse entrer dans le domaine public. J’étais heureuse de rester
anonyme. Beaucoup de compositeurs ne chantent pas sur scène et je voulais
en faire partie. Cependant, pour faire connaître mon travail, le seul moyen
était d’interpréter mes propres chansons.
Cela me terrifiait et créa un énorme trouble en moi pendant longtemps.
Essayer de trouver un emploi que j’aime avait déjà été un défi douloureux,
un de ceux que je n’avais jamais apparemment réussi à surmonter
complètement. Je ne pouvais pas maintenant accepter que le travail vers
lequel j’avais été clairement guidée m’oblige à m’exposer au regard du
public, alors que j’avais toujours aimé et protégé si fort mon intimité. Je ne
voulais définitivement pas de la vie qui se dessinait devant moi.
On nous donne des leçons pour guérir, pas nécessairement pour nous
divertir. Ce fut une époque terriblement provocatrice. En outre, je recevais
beaucoup de désapprobation de la part de certaines personnes, qui
n’encourageaient pas mes nouvelles orientations. Quoi qu’il en soit, je
désirais simplement que la vie m’avale toute crue et me laisse dans
l’anonymat.
Passant une bonne partie de mon temps seule près de l’une de mes
rivières favorites, je nageais toutes les semaines, pendant une longue
période, en essayant d’accepter que c’était là où la vie me menait. L’eau
fraîche me nettoyait de tous les coups que je prenais. Quand je nageais sous
l’eau, l’autre monde disparaissait. Je n’entendais pas d’autres sons que ceux
des oiseaux et du vent soufflant doucement à travers les arbres des rives. La
paix était curative et je m’y plongeais donc souvent. Un jour, je vis même
un platypus, connu pour être une créature très timide qui se montre
rarement quand des gens sont présents. Une telle bénédiction me redonna
des forces.
Assise sur la berge, laissant la nature tisser sa magie sur mon âme
fatiguée, le souffle doux de la brise caressant mon visage, je devais être
honnête avec moi-même. Après avoir passé en revue tout mon vécu jusqu’à
ce jour-là, je compris que, au fond, une partie de moi avait toujours su que
je serai sous le feu des projecteurs, dans une certaine mesure. Le choix de
garder un fragment de ma vie pour moi resterait entre mes mains et je
pouvais gérer cela. C’était ma vie après tout et la façon d’organiser ce qui
se déroulait relevait de mon choix.
Finalement, j’acceptais que si ce travail faisait partie de mon chemin de
vie et que je pouvais aider les autres de cette façon, je progresserais alors –
je l’espérais – dans mon rôle d’une manière ou d’une autre. Être convaincue
que l’apprentissage serait aussi bénéfique pour mon propre développement,
indépendamment de ceux qui écouteraient ma musique, m’aida aussi à
accepter la situation. Deux amis musiciens étaient cependant venus me
prêter main-forte à l’époque.
Quand je me remémore le moment où je suis montée sur scène pour la
première fois, je pense à l’audience autant qu’à moi-même. Même si la
musique était concevable, il fut évident pendant longtemps que me donner
en spectacle m’était très pénible. Mes mains tremblaient, la guitare
rebondissait, je ratais des cordes et ma voix se bloquait complètement. Je
détestais cela et mes nerfs en subissaient les conséquences. La méditation
m’aidait beaucoup à cet égard, ainsi que la pratique. Comme chaque fois
que vous persévérez dans une tâche, vous finissez par vous améliorer avec
la pratique. En dépit de ma nervosité et de ma crainte, quelque chose me
poussait. C’était l’acceptation que cela faisait partie de ma mission de vie et
un désir ardent d’y contribuer. C’était aussi l’envie d’être entendue. Une
voie m’avait été présentée pour partager des pensées qui avaient été
réprimées depuis trop longtemps.
J’avais atteint la trentaine quand je terminai cette première chanson. Une
ou deux autres années passèrent avant que je commence à monter sur scène.
Ne buvant plus du tout d’alcool, je devais affronter mes peurs face à face,
sans aide artificielle. Jouer sur scène m’aida cependant à m’ouvrir. D’une
certaine manière, cela m’apportait d’énormes bienfaits. À l’époque où je
m’occupais de Florence, je faisais aussi la tournée des pubs de la ville pour
proposer mes compositions. Je détestais cela. J’étais très seule à ce
moment-là, mes blessures émotionnelles m’ayant obligée à me retrancher
profondément en moi-même. Je réussis à monter sur une estrade et à
chanter mes chansons, mais je mis beaucoup de temps à y prendre plaisir.
Cela a largement aidé à ma croissance. Quand vous partagez vos pensées
personnelles avec une audience pleine d’étrangers, c’est sans aucun doute
une occasion de vous ouvrir à nouveau. La réaction toujours positive à mes
chansons et à ce que j’avais à dire m’encourageait à suivre la voie de
compositeur.
Plus tard, je compris que je ne jouais pas dans des lieux qui convenaient à
mon style et à ma personnalité. À la fin de l’un des bruyants concerts que je
donnai les années suivantes, je fis mes adieux définitifs aux tournées dans
les pubs. J’avais maintenant terminé mon apprentissage. J’aurais sans doute
moins d’occasions de donner des récitals, mais étant donné que l’art de la
scène dans les pubs et le désir de me faire connaître de cette manière n’était
pas ce qui me poussait, ceci ne m’inquiétait pas du tout. À ce moment-là, je
participais aussi à des festivals folkloriques et avais fait l’expérience de
l’euphorie que ressent un acteur quand il a un public respectueux, qui non
seulement écoute ses chansons, mais les comprend totalement. Ce contact
avec des gens animés d’un même esprit est une sensation extraordinaire.
Ainsi, à partir de là, il n’y eut plus que des endroits magnifiques ou des
festivals appropriés.
En repensant à ce que j’étais la première fois où je suis montée sur scène,
j’ai du mal à reconnaître cette créature fragile. Maintenant, quand je joue en
direct, j’ai confiance, parce que je joue dans les lieux adéquats, devant un
public choisi. Mes chansons ont un sens et sont plutôt bienveillantes. Elles
peuvent l’être. Elles ont le droit de l’être. Je n’ai plus à rivaliser avec les
tirages de tombola qui se faisaient entendre dans les micros des pubs ni ne
perds le fil de ma chanson à cause du match de boxe qui commence sur les
écrans de télévision sur les murs. Si je fais une erreur, je me moque
doucement de moi et je continue. Après tout, les artistes sont aussi des êtres
humains.
En outre, c’était très rafraîchissant de ne plus avoir de M. Invincible qui
vous lance des œillades. Vous savez, le type qui a le plus bu dans le pub et
décide soudain qu’il est le frère jumeau de Johnny Depp. Il se tient juste
devant l’estrade, vous reluquant d’un air paillard tout en se trémoussant
d’avant en arrière, arrivant on ne sait comment à ne pas laisser tomber une
seule goutte de sa dix-huitième bière. Il est certain d’être un don de Dieu
pour les femmes, tandis qu’il vous fait la grâce d’un signe de tête et d’un
clin d’œil, tout en ondulant des hanches, juste pour vous. Et si vous êtes
assez bien pour lui, il vous attend à côté de l’estrade pour répondre à toutes
vos prières dans le domaine viril des grands amants. Oui, je les ai bien
connus. Dieu les bénisse.
Ainsi, tout en ayant à affronter ma terreur initiale de la représentation,
chaque jour qui me voyait m’engager sur le chemin créatif était une journée
de courage. Je venais aussi tout juste de terminer une année d’étude de la
musique. Décidant que j’aimerais en savoir plus dans ce domaine, j’avais
étudié seule la théorie de base de la musique, ce qui me permit de passer
mon audition au programme. Celle-ci impliquait aussi une version très
hésitante de l’une de mes propres chansons. Mais j’y étais entrée. J’étais
une étudiante d’une trentaine d’années et j’en appréciais chaque minute.
Il me fallait cependant utiliser différentes méthodes pour maîtriser ma
nervosité durant le spectacle. La pratique en faisait partie. Me mettre sans
arrêt en première ligne me permit d’améliorer de plus en plus ma musique,
mon chant et ma confiance. Mais les deux choses qui m’ont le plus aidée
furent les outils que j’utilisais pour me libérer de mon mental. Ces outils
s’appliquent pour tout, pas seulement le spectacle et m’ont aussi été très
utiles dans d’autres cas.
Quand je sentais monter ma nervosité ou quand des pensées négatives
faisaient surface, comme « Qu’est-ce que je fais sur cette estrade ? », je
revenais à ma pratique de méditation au milieu de ma chanson. Je n’arrêtais
pas vraiment de chanter ni ne m’asseyais dans la position du lotus. Pas du
tout. Je portais mon attention sur le souffle, le regardant entrer et sortir.
Pendant tout ce temps, je mettais toute ma confiance dans ma mémoire
musculaire, qui devait se rappeler où poser les doigts sur la guitare et laisser
couler les paroles. C’était sur la respiration que je devais me concentrer à ce
moment-là. Ceci fonctionnait incroyablement bien et m’apaisait
suffisamment pour que je revienne au chant avec une meilleure expression
et davantage de présence.
L’autre chose qui a changé mon mental et m’a permis de vraiment dire
adieu à ma nervosité, consistait à sortir de l’équation et à la considérer
comme un moment de don au public. Je récitais silencieusement une simple
prière avant de commencer, remerciant la musique de couler à travers moi
et de donner du plaisir aux gens. Puis, je prenais simplement de la distance
et appréciais la musique tout autant que le public.
La représentation m’a appris une multitude de grandes choses. Je suis
très reconnaissante que la vie m’ait incitée à continuer dans cette voie alors
que je ne le recherchais pas particulièrement. Comment pourrions-nous
nous douter des cadeaux qui nous attendent par le biais des leçons qui nous
sont réservées, si nous ne nous lançons pas ? Nous ne pouvons savoir tant
que nous n’essayons pas. Que je persiste ou non à donner des
représentations à l’avenir n’a plus aucune importance pour moi. Si je le fais,
j’y prendrai un immense plaisir. Si je ne le fais pas, j’apprécierai tout autant
ce que je ferai à la place. Cela n’a aucune importance. J’irai simplement là
où me conduit mon chemin.
Cependant, en maîtrisant ma nervosité durant les représentations, j’avais
aussi commencé à maîtriser mon mental de différentes façons. Je me
libérais des pièges des schémas de pensée malsains que j’avais générés au
cours de ma vie. Nous avons tous des pièges dont il nous faut nous libérer.
La plupart ne sont pas physiques, et s’ils le sont, ils ont probablement leur
origine dans des pièges non physiques, comme un mode de pensée malsain
et des systèmes de croyances négatives.
Malheureusement pour ma chère Florence, elle devait rester prisonnière
de son lit, du moins jusqu’à l’arrivée de l’autre auxiliaire de vie. Ma
présence ne pouvant diminuer le volume de ses hurlements, je trouvais plus
respectueux de ne pas rester dans la chambre. Je passais la tête
occasionnellement. Elle faisait une pause d’environ deux secondes, me
regardait, détournait les yeux et recommençait à hurler : « Au secours ! »
Cette femme aurait dû être chanteuse. Elle avait certainement la force
pulmonaire nécessaire.
Des yachts naviguaient dans le port de Sydney. Me souvenant d’un temps
où je m’étais liée d’amitié avec de beaux navigateurs, je souris en me
demandant ce qu’ils étaient tous devenus. Le son de la sonnette d’entrée
interrompit mes pensées.
Comme nous baissions les rambardes de sécurité du lit, les hurlements
cessaient en une microseconde. D’un seul coup. Florence nous souriait :
« Bonjour vous deux. Comment s’est passée votre journée jusqu’ici ? »,
demandait-elle. Nous nous regardions en souriant puis l’aidions à se lever.
Bien que l’autre auxiliaire de vie n’ait pas à supporter chaque jour ses
hurlements pendant des heures, elle était accueillie par eux chaque après-
midi.
« Bien, merci Florence. Et la vôtre ? », demandai-je.
« Oh, pas trop mal, ma chère. J’ai regardé les bateaux sur le port. Ils font
une course mercredi, vous savez ? »
Opinant de la tête, je répondis : « Sûrement, Florence. »
En nous promenant ensemble dans le jardin, nous nous émerveillions des
couleurs. Le jardin avait aussi été négligé au fil des années. Mais les
proches, qui avaient récemment reçu une procuration sur l’argent de
Florence, insistèrent pour le rendre plaisant, au cas où Florence aurait
quelques moments de lucidité pour en jouir. On avait donc fait venir des
jardiniers pour qu’ils y tissent leur magie et la piscine avait été nettoyée.
« Regardez mon merveilleux jardin, nous disait-elle. Comme il est beau à
cette époque de l’année. » Nous en convenions sincèrement toutes deux.
Malgré le manque de soin, la beauté du jardin était intacte et se réveillait à
nouveau dans toute sa splendeur.
« Je suis sortie l’autre jour planter ces fleurs, vous savez. Vous devez
rester au top du jardinage, surtout avec toutes ces plantes grimpantes. »
Nous souriions et en convenions à nouveau. En pensant que cet endroit
était, il y a un mois encore, une horrible jungle envahie de mauvaises
herbes, c’était amusant de voir comment Florence le voyait.
En arrachant quelques treilles des fleurs, elle continua : « Vous ne pouvez
pas vous permettre d’être paresseux avec les jardins. Ils ont besoin de
beaucoup d’amour et de temps. » Nous l’interrogions sur certaines fleurs, et
elle répondait avec beaucoup de lucidité et de connaissance. « Ces treilles
peuvent piéger les fleurs et les étrangler », nous dit Florence, en en
arrachant d’autres. Je hochais la tête tandis qu’elle continuait : « Je ne
laisserai jamais quelque chose me retenir prisonnière, vous savez, et je ne
laisserai rien malmener mes fleurs. »
Et tandis que Florence continuait à détruire les pièges autour de son beau
jardin, je récitais silencieusement une prière de remerciement pour avoir
trouvé le courage de commencer à me libérer de mes propres contraintes.
Comme une fleur, j’étais aussi maintenant libre de pousser et de fleurir.
Regret no 2
Je regrette
de ne pas avoir eu le courage
d’exprimer mes sentiments
Je regrette
de ne pas être resté en contact
avec mes amis
Des mots tout simples, mais qui traduisaient tout ce qu’elle voulait dire.
J’appelai le fils d’Elsie ce soir-là et lui transmis le message. Il me rappela
plus tard pour me dire qu’Elsie avait souri de bonheur. Je le répétai à Doris,
dont le visage s’illumina.
Durant les semaines suivantes, je réussis à retrouver deux de ses amies.
Malheureusement toutes deux étaient décédées. Doris secoua la tête à cette
nouvelle. En soupirant, elle dit : « Eh bien, il fallait probablement s’y
attendre, mon petit. »
J’étais très déterminée à retrouver sa dernière amie. Malgré mes
recherches sur Internet et d’innombrables appels téléphoniques, les choses
s’annonçaient mal. Les gens étaient très gentils et obligeants quand je
téléphonai, mais la réponse « Désolé, c’est bien ce nom, mais ce n’est pas la
bonne famille » était devenue banale.
Entre temps, je continuais à rendre visite à Doris deux fois par semaine.
Elle me tenait toujours la main dès que je m’asseyais et pendant toute la
durée de nos conversations. Insistant parfois sur le fait que je devais avoir
bien d’autres choses à faire, elle me poussait vers la sortie ou cherchait à me
convaincre de ne pas venir. Quand je lui assurais que je retirais moi-même
un grand plaisir de ces moments passés ensemble, ce qui était sincère, je
pouvais lire le soulagement sur son visage et l’impatience de la prochaine
visite. On peut apprendre énormément des personnes âgées, elles ont tant
d’histoires à transmettre. Comment aurais-je pu ne pas apprécier nos
merveilleuses conversations ? Elles étaient captivantes.
Un tournant décisif s’amorça alors que je recherchais la dernière amie. Je
reçus un coup de téléphone d’un homme assez âgé qui m’expliqua qu’il
avait été le voisin de Lorraine un certain temps. Il me dit dans quel district
avait déménagé la famille et je réussis à retrouver sa trace. En fait, ce fut
Lorraine en personne qui répondit au téléphone, de sa voix usée, mais
amicale. Quand je lui eus expliqué qui j’étais et quelles étaient mes
intentions, la joie lui coupa le souffle et elle accepta immédiatement que je
donne son numéro à Doris.
Naturellement, je me précipitai aussitôt chez Doris. L’enlaçant en
souriant, je lui tendis le morceau de papier sur lequel étaient inscrits le nom
de Lorraine et son numéro de téléphone. Elle m’attira à elle et me serra dans
ses bras, emplie de joie. C’était précieux. Elle me demanda de lui apporter
le téléphone, ce que je ne faisais pas assez vite à son goût. Cependant, avant
qu’elle ne compose le numéro, je lui dis que j’allais la laisser seule et ne pas
m’imposer. Elle protesta faiblement, mais je pouvais voir que cela lui était
complètement égal. Elle était trop excitée. Elle me demanda cependant
d’attendre jusqu’à ce qu’elle entende la tonalité. Nous échangeâmes donc
une accolade chaleureuse et pleine d’amour pour nous dire au revoir, juste
avant que je compose le numéro de Lorraine. J’avais le cœur qui battait
sous l’effet de l’excitation.
La communication s’établit et son visage rayonna de joie en entendant
son amie. Bien que la voix de Doris soit celle d’une vieille femme, tout
comme celle de Lorraine, l’esprit de cet appel devint instantanément celui
de deux jeunes femmes. Elles riaient et bavardaient sans s’arrêter. Je mis un
peu d’ordre dans la pièce en traînassant, incapable de m’extraire de cet
incroyable bonheur. Je finis tout de même par sortir. Je fis un signe d’adieu
à Doris à la porte, elle était radieuse. Elle s’arrêta de parler un moment,
demanda à Lorraine d’attendre et me dit : « Merci, mon petit, merci. » Je
secouai la tête en souriant si fort que je ressentis une douleur au visage. En
m’éloignant dans le couloir, je pouvais encore entendre rire Doris jusqu’à
ce que la porte se referme complètement. Le sourire ne quitta pas mes
lèvres jusqu’à mon retour chez moi.
C’était une magnifique journée et une baignade s’imposait. L’exaltation
ne me quitta pas tandis que je profitais de l’eau qui m’entourait, plongeant
et nageant pendant deux heures. Juste après le coucher du soleil, je reçus un
coup de téléphone de Rebecca, la charmante employée de l’équipe que
j’avais rencontrée la nuit où j’avais vu Doris pour la première fois.
La chère Doris était décédée dans son sommeil cet après-midi-là.
Des larmes de tristesse coulèrent instantanément, mais il y avait aussi de
la joie. Après tout, elle était morte heureuse.
C’est prodigieux de voir comment un tout petit peu de temps peut
changer la vie d’une personne. Quand je pense à la femme abandonnée que
j’avais rencontrée la première nuit et à celle que j’avais serrée dans mes
bras à son dernier jour, aucune somme d’argent ne pourrait remplacer la
satisfaction que cela me donnait.
Des milliers de belles personnes, mais très seules, peuplent les maisons
de retraite du monde entier. On peut aussi y voir des jeunes dont la vie est
maintenant confinée dans ces lieux. Qu’ils soient jeunes ou vieux, deux
heures par semaine à partager une nouvelle amitié peuvent faire toute la
différence chez ces gens qui vivent leurs derniers moments. Bien sûr, mieux
vaudrait ne pas les placer dans une maison de retraite dès le départ, mais
malheureusement, on ne peut pas toujours l’éviter. Nombre d’entre eux ne
devraient pas être là et semblent être des gens dont on s’est simplement
débarrassés. C’est horrible à voir. Cependant, donner un peu de son temps
peut changer la vie de ces personnes de manière incroyable.
Je pense que le départ de Doris est arrivé au moment où il le fallait. Son
heure avait tout simplement sonné et elle avait été heureuse. Nous avions
chacune joué notre rôle dans la vie de l’autre et à cet égard, je lui en serai
toujours reconnaissante. C’était une femme adorable. Lorraine et moi nous
rencontrâmes peu de temps après. La conversation qu’elles avaient eue
avait duré des siècles, me dit-elle. Toutes deux s’étaient quittées dans la
joie. Nous nous assîmes sous les arbres d’un café, pour parler de Doris et de
la vie en général, jusqu’à ce que vienne l’heure de reconduire Lorraine chez
elle. Ce fut merveilleux d’avoir pu rencontrer son amie. Et ce fut également
merveilleux d’avoir connu Doris.
Et bien sûr, espérons-le, notre chère amie aura pu retrouver ses autres
amies à son arrivée de l’autre côté.
Amis sincères
De tous mes clients, Cath était de loin la plus grande philosophe. Elle
avait une opinion sur tout. Cependant, ce n’était pas des opinions toutes
faites, mais des positions éclairées et vérifiées. Avide d’érudition et de
philosophie, elle avait absorbé une énorme quantité de connaissances
jusqu’à sa cinquante-et-unième année. Cath avait vécu dans la maison où
elle était née. « Ma mère est née et est morte ici. Je ferai la même chose »,
affirmait-elle avec détermination.
Elle adorait aussi prendre des bains et les meilleures conversations que
nous eûmes au cours de nos deux premiers mois ensemble se déroulaient
généralement quand elle était dans sa baignoire, avec moi assise auprès
d’elle, sur un tabouret. Appréciant moi-même les bons bains, j’étais
déterminée à aider Cath à profiter de sa baignoire aussi longtemps qu’elle le
pourrait. Cependant, au bout d’un certain temps, elle s’affaiblit et n’eut plus
la force d’y entrer ou d’en sortir, même avec mon aide. Le risque de chute
était trop grand.
Quand elle sut que le bain de ce jour-là allait être le dernier, elle se mit à
pleurer et ses larmes se mêlèrent à l’eau qui l’entourait. « Tout
m’abandonne. Et maintenant le bain, dit-elle en gémissant. Bientôt, je serai
incapable de marcher. Puis incapable de rester debout, puis je partirai. Tout
m’abandonne. Ma vie tire à sa fin. » Ses pleurs se transformèrent en gros
sanglots sans retenue. Malgré la tristesse que je ressentais pour elle et mes
propres larmes prêtes à couler, j’étais contente de voir quelqu’un capable de
libérer ses émotions avec une telle sincérité.
Du plus profond de son âme, Cath versa une rivière de larmes. Quand
elle avait l’impression de ne plus rien avoir à sortir, elle s’asseyait
tranquillement dans la baignoire, épuisée d’avoir tant sangloté et se mettait
à fixer l’eau ou à dessiner des formes à la surface. Puis elle recommençait,
chaque sanglot venant d’un endroit encore plus profond et plus primal que
le précédent. Elle pleurait pour chaque souvenir triste qu’elle avait enfoui
en elle, pour tous les gens qu’elle avait perdus, pour tous ceux qu’elle
perdrait en partant. Mais Cath pleurait surtout pour elle-même.
Chaque fois que je faisais mine de partir pour lui laisser un peu
d’intimité, elle secouait la tête et me demandait de rester. Je me rasseyais
alors sur le tabouret, lui envoyais de l’amour, en restant simplement
présente pendant qu’elle sanglotait. C’était déchirant, mais salutaire en
même temps de savoir qu’elle était en train de lâcher prise en descendant si
profondément en elle.
Au bout d’une autre demi-heure, le bain s’étant refroidi, je lui proposai
de rajouter de l’eau chaude. Cath secoua la tête : « Non, tout va bien, il est
temps de sortir. » Sur ce, elle tira le bouchon de la baignoire et me regarda
pour que je l’aide à sortir. Quand je la conduisis au soleil dans son fauteuil
roulant peu de temps après, enveloppée dans sa robe bleu pâle et chaussée
de pantoufles rouge vif, elle semblait paisible.
« Écoutez cet oiseau », dit-elle en souriant. Nous nous assîmes
tranquillement pour écouter son chant avec ravissement et nous sourîmes de
plus belle en entendant son partenaire lui répondre d’un autre arbre, plus
loin dans la rue. « Chaque jour est un cadeau maintenant, vous savez. Ça l’a
toujours été, mais ce n’est que maintenant, alors que j’ai pu suffisamment
ralentir, que je prends vraiment conscience de l’immense beauté que nous
offre chaque journée. Il nous arrive trop souvent de considérer les choses
comme allant de soi. Écoutez. » Des chants différents nous parvenaient de
quelques arbres proches.
Cath m’expliqua comment elle était parvenue à comprendre l’importance
de la force de gratitude. « Il est trop facile d’exiger toujours plus de la vie,
disait-elle, et c’est normal jusqu’à un certain point, étant donné que
développer ce que nous sommes fait partie du rêve et de la croissance. Mais
comme nous n’aurons jamais tout ce que nous voulons et que nous
progresserons toujours, apprécier ce que nous avons déjà sur le chemin est
la chose la plus importante. La vie passe si vite, affirmait-elle, que vous
viviez jusqu’à l’âge de vingt, quarante ou quatre-vingts ans. » Elle avait
raison. Chaque jour en soi est un cadeau et une bénédiction. C’est de toute
façon tout ce que nous avons : le moment que nous sommes en train de
vivre. Durant les vingt dernières années, j’avais tenu un « journal de
gratitude » dans lequel j’inscrivais, à la fin de la journée, certaines choses
pour lesquelles j’étais reconnaissante. Il y en avait souvent beaucoup.
Cependant, dans les périodes les plus sombres, j’avais parfois du mal à en
trouver. L’épuisement émotionnel me déprimait tant que j’étais obligée de
faire des efforts pour trouver quelques bienfaits. Cependant, j’avais toujours
persisté. Même dans ces moments-là, j’arrivais à trouver des choses pour
lesquelles remercier, comme avoir de l’eau propre, quelque part où dormir,
de la nourriture, un sourire d’un étranger ou un chant d’oiseau.
Mais, comme je l’expliquais à Cath, même si j’appréciais ces choses à la
fin de la journée au moment où je les inscrivais dans mon cahier, il m’avait
fallu de l’entraînement pour prendre aussi l’habitude de les apprécier au
moment où elles survenaient, particulièrement en ce qui concerne les choses
complexes. Au bas mot, réciter une prière silencieuse de remerciement au
moment précis où un cadeau vous est donné était une nouvelle habitude à
créer.
La nature avait toujours reçu des remerciements dans l’instant,
définitivement. Je lui donnais un exemple en lui disant que si une douce
brise venait caresser mon visage, j’étais reconnaissante d’être en assez
bonne santé pour être dehors et en jouir. Bien qu’écrire ce journal m’ait fait
accéder à un niveau supérieur de gratitude, le fait de vivre davantage dans
le moment présent m’avait permis d’exprimer ma reconnaissance dans
chacune de mes situations quotidiennes. À chaque heure qui passe, il y a
des choses pour lesquelles remercier, avais-je décidé et c’est ainsi que j’en
avais créé l’habitude.
« Alors, vous recevez beaucoup de bénédictions, si vous êtes
reconnaissante sur le chemin ? » demanda Cath.
« Oui, Cath, quand je leur laisse la voie libre, quand je me souviens de
ma propre valeur et les laisse affluer. J’ai vraiment reçu de grandes
bénédictions dans ma vie. Parfois, il me suffit simplement de sortir de mes
ornières. Il en est ainsi pour tout le monde, les bienfaits sont plus nombreux
quand je suis dans un état de gratitude et d’abondance. »
Cath rit de ma théorie et admit : « Oui, ils ne demandent qu’à venir à
nous. Mais si nous manquons de reconnaissance et que nous ne nous
autorisons pas à les recevoir, nous les bloquons, je pense. La plupart des
gens ne réalisent pas la chance qu’ils ont. Moi-même, je n’en ai pas eu
conscience pendant longtemps. Mais heureusement, j’ai commencé à
comprendre avant que cette maladie ne me frappe et j’ai donc pu vivre en
m’appuyant sur un état intérieur plus profond. »
Après ces agréables moments au soleil, Cath devait prendre son repas et
se reposer. Son déjeuner se composait de glace et de compotes de fruits.
C’était tout ce qu’elle pouvait tolérer. Le reste lui demandait trop d’effort
pour mastiquer, me disait-elle, et n’avait pas de goût. Après le repas, je la
soulevais pour la mettre au lit et l’installais confortablement avant de tirer
les rideaux. Il avait fallu augmenter ses analgésiques peu de temps
auparavant, ce qui d’un côté la soulageait, mais de l’autre, l’épuisait. Elle
tombait donc endormie en quelques secondes.
Un matin, l’ex petite-amie de Cath vint la saluer. Aucun ressentiment ne
subsistait entre elles. Elles étaient restées amies après leur rupture plus de
dix ans avant. C’était une femme douce et respectueuse. D’autres venaient
aussi lui rendre visite régulièrement, parmi lesquels son frère aîné avec sa
femme et ses enfants et son plus jeune frère. Quelques voisins passaient
chaque jour, ainsi que des amis et des collègues de travail quand ils le
pouvaient. C’était une femme très appréciée.
Selon les différentes histoires que racontaient ses visiteurs, Cath avait été
très impliquée dans son travail, tout en dispensant une énergie positive à
tous. Comme toutes les personnes mourantes, elle aimait que ses visiteurs
lui parlent de leur vie et de ce qui se passait dans le monde au-delà des
grilles de sa maison. Quand les mourants ne sont plus capables de vivre
eux-mêmes dans ce monde, ils semblent savourer chaque fragment
d’information venu de l’extérieur. Souvent les amis et les parents ne savent
pas quoi dire. Entendre parler de la vie extérieure permet à la personne de
retrouver le rythme normal des choses, ce qui est plutôt positif pour eux.
Ce l’était certainement pour Cath. Elle voulait entendre parler le plus
possible de choses joyeuses. C’était cependant difficile pour les visiteurs
qui avaient le cœur brisé en pensant à la mort prochaine d’une personne
qu’ils aimaient. Grâce à notre compréhension mutuelle, je pouvais aborder
ouvertement tous les sujets avec Cath. Ainsi, à la demande de l’une de ses
amies, Sue, je lui parlai un jour des émotions de ses visiteurs.
Sue luttait chaque jour pour rester positive devant son amie, alors que
tout ce qu’elle avait envie de faire était de sangloter chaque fois qu’elle
venait lui rendre visite. Sue me dit qu’elle s’asseyait dans sa voiture et se
programmait avant chaque visite pour se montrer forte et heureuse. Puis elle
y rentrait à nouveau pour pleurer toutes les larmes de son corps. « Je peux
comprendre, admit Cath plus tard. C’est juste que je ne sais pas si je
pourrais gérer la tristesse de Sue en plus de la mienne. Je ne peux pas me
charger de cela en plus. »
« Mais vous n’avez pas à vous en charger, répondis-je. Laissez-la
simplement s’exprimer sincèrement en ne changeant pas de sujet quand elle
cherche à partager ses sentiments. Elle a besoin de dire des choses et tout ce
que vous avez à faire est de lui permettre de le faire. Vous n’avez pas à le
prendre sur vous. Elle ne vous demande pas de le faire. Elle a juste besoin
de vous dire combien elle vous aime et elle ne peut le faire sans pleurer ou
sans votre permission. »
Cath comprit où je voulais en venir et dit qu’elle s’en voulait d’avoir été
aussi négligente en causant tant de tristesse aux autres. Elle se sentait un
peu embarrassée. « Mince alors, Cath, à ce moment de votre vie, la fierté
importe-t-elle vraiment ? », lui demandais-je gentiment, mais sans détours.
Elle me répondit par un rire. « Abordez tout ouvertement et permettez aux
autres de vous dire combien ils vous aiment », dis-je.
Cath me sourit et garda le silence un long moment avant de répondre :
« Il y a quelque temps, quand j’ai pris conscience de la gravité de ma
maladie, j’ai appris à accepter mes émotions et à ne pas les rejeter. Elles
surgissent et je leur permets maintenant de sortir. C’est ainsi que j’ai pu me
laisser aller à sangloter aussi librement devant vous ce jour-là, dans le bain.
J’ai appris à accepter mes sentiments pour ce qu’ils sont dans l’instant, sans
les rejeter en essayant de les bloquer. Ce ne sont que des sous-produits de
mes pensées et de mon esprit, de toute façon. Je sais qu’il est facile de
générer de nouveaux sentiments en me concentrant sur des choses plus
positives. Mais ceux qui sont à l’intérieur de moi font déjà partie de ma
personnalité actuelle et il vaut mieux les libérer pour ne pas les emporter
avec soi. Mais voilà, il se trouve que je ne respecte pas les sentiments des
autres en les rejetant et en les empêchant de s’exprimer sincèrement. » Cath
secoua la tête et soupira. Puis au bout d’un petit moment de réflexion, elle
me regarda et me sourit en disant : « Je suppose qu’il est temps pour moi
d’être courageuse et de laisser leurs larmes couler aussi. »
Acquiesçant, je lui suggérais que les choses pouvaient rester légères au
cours des prochaines occasions. Mais les émotions qu’avaient accumulées
ses amis et ses parents devaient être partagées. Ils l’aimaient et ils avaient
besoin de pouvoir en parler et de le lui montrer, même si cela devait parfois
se faire au milieu des larmes.
Peu après, de nombreuses conversations accompagnées de pleurs furent
échangées entre Cath et ses visiteurs, mais l’amour qui en émanait était
vivifiant. Les cœurs étaient ouverts et bien qu’ils soient déchirés d’un côté,
ils cicatrisaient de l’autre grâce à l’amour qui s’exprimait maintenant.
Au cours d’un jour particulier qui avait fait couler beaucoup de larmes, la
dernière amie venait de partir. Elle riait de tristesse et de joie en même
temps, tandis que Cath continuait d’échanger des plaisanteries avec elle
jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue. Sur ce, Cath me regarda avec amour.
« Oui, il est important de laisser sortir les émotions et de les accepter. Et
c’est aussi plus sain pour mes amis, dit-elle. Ils en garderont de meilleurs
souvenirs. Ils ne seront pas bloqués par des choses dont ils n’ont pas
besoin. »
Appréciant son analyse, je secouai la tête en signe de compréhension.
Dans mes jours les plus sombres, j’avais finalement réussi à séparer mes
sentiments de ce que j’étais, réalisant qu’ils n’étaient qu’une expression
émotionnelle de ma douleur ou de ma joie et non pas ce que j’étais
vraiment. Comme tout le monde, je portais intérieurement la sagesse de
mon âme. Mais pour connaître mon moi véritable, cette divine sagesse qui
résidait en moi, je devais laisser sortir mes émotions. Sinon, elles
continueraient à m’empêcher d’atteindre le potentiel de ce que j’étais venue
incarner sur cette Terre. Je fus donc très heureuse d’entendre Cath arriver
aux mêmes conclusions, exprimées avec ses propres mots.
De constitution déjà mince, il ne fallut que très peu de temps avant que la
maladie ne commence à la marquer, tandis qu’elle continuait à perdre du
poids. « Mon temps touche à sa fin. Je ne peux plus nier les signes, c’est
évident », déclara-t-elle un matin, en s’asseyant sur sa chaise percée. Tant
de conversations avaient lieu au moment où les clients s’asseyaient le matin
pour faire leurs besoins dans les toilettes portatives et où je me tenais à leur
côté. Le fait d’aller à la selle n’entrait jamais en ligne de compte. Cela
faisait partie de la routine et il n’y avait aucune raison d’en faire toute une
histoire. En l’aidant à revenir dans son lit, j’admis qu’en effet, les signes
indiquaient que son temps touchait à sa fin.
Une fois installée confortablement dans le lit, elle dit : « Je n’ai aucun
regret quant à la manière dont j’ai mené ma vie, parce que j’ai tiré des
leçons de pratiquement tout ce que j’ai fait. Mais si on me redonnait une
chance d’agir différemment, je me serais permis davantage de bonheur. » Je
fus un peu étonnée de l’entendre prononcer ces mots-là. Je les avais
évidemment déjà entendus de nombreuses fois chez d’autres clients, mais
Cath avait l’air si heureuse. Du moins, aussi heureuse que vous pouvez
l’être quand vous êtes sur le point de mourir et que vous vous sentez
abominable dans votre corps pendant ce processus. Je la questionnais donc
sur ce qu’elle venait de dire.
Elle m’expliqua qu’elle avait adoré son travail, mais qu’elle avait trop
mis l’accent sur les résultats. Cath avait travaillé sur des projets destinés
aux jeunes en difficulté et pensait qu’apporter sa contribution était vital
pour avoir une vie satisfaisante. « Nous avons tous des talents à partager,
chacun de nous sans exception. Le job que vous faites n’a aucune
importance. Ce qui importe, c’est d’essayer d’apporter une contribution
consciente dans l’espoir de créer un monde meilleur, développa Cath. Le
seul moyen d’améliorer les choses est de réaliser l’interconnexion que nous
partageons. On ne peut rien faire de bon seul. Si seulement nous pouvions
apprendre à travailler ensemble pour le bien de tous, au lieu de travailler
l’un contre l’autre, dans la compétition et la peur ! »
Malgré son épuisement et l’obligation de passer son temps confinée dans
son lit, Cath avait encore beaucoup à dire. « La philosophe en elle sera la
dernière partie à partir », pensai-je (ce qui me convenait parfaitement). Je
passais de la crème sur ses bras et ses mains tandis qu’elle continuait :
« Nous avons tous une contribution positive à apporter. J’ai apporté la
mienne. Mais, tandis que j’étais à la recherche du but de ma vie, j’ai oublié
de m’amuser en chemin. Seul le résultat comptait : trouver ce que je
cherchais. Ainsi, quand j’ai vraiment trouvé une activité que j’aimais, un
travail que je pouvais faire avec l’intention sincère de contribuer, j’étais
encore axée sur les résultats. »
C’était quelque chose dont j’avais souvent été témoin, des paroles que
j’avais souvent entendu prononcer par d’autres clients. En cherchant à
atteindre des buts, on néglige trop souvent le moment présent le long du
chemin. C’est ce dont parlait Cath. Son bonheur dépendait du résultat final
et elle n’en avait pas profité au cours du processus qui l’y avait conduite. Je
lui fis la remarque que personne n’était immunisé contre ce genre de
comportement, moi y compris.
Elle continua : « Oui, mais en faisant ainsi, je me suis privée d’un
bonheur potentiel. C’est ce que je veux dire quand je dis que j’aurais agi
différemment. Il est évidemment très important de rechercher son but et de
contribuer au monde selon ses capacités. Mais dépendre du résultat final
pour être heureux n’est pas une bonne manière de le faire. Ressentir de la
gratitude pour chaque journée de votre vie est la clé pour reconnaître et
jouir du bonheur immédiat. Non pas quand les résultats surviennent ou
quand vous prenez votre retraite ni quand ceci ou cela arrive. » Cath
soupira, épuisée par cette fougueuse explosion passagère ; son besoin d’être
entendue était cependant primordial, comme c’est souvent le cas.
Après avoir écouté puis partagé ma compréhension de ses pensées,
j’ajustai ses couvertures et me dirigeai vers la cuisine pour faire du thé. En
coupant de la citronnelle fraîche du jardin, je pensais aux paroles de Cath.
Des phrases similaires prononcées par d’autres personnes mourantes me
venaient à l’esprit. Tandis qu’un oiseau chantait et que l’odeur de la
citronnelle macérant dans la théière se répandait dans la cuisine, il était très
facile de se sentir totalement présente et reconnaissante.
Préférant maintenant se détendre et écouter, Cath me demanda où je
vivais. En riant un peu, je lui expliquai que c’était la première question que
mes amis me demandaient quand ils m’appelaient. « Où vis-tu
actuellement ? » étaient des mots que mes oreilles connaissaient bien. Je
racontais donc à Cath mes premières années de dérive, suivies par d’autres
plus récentes consacrées au gardiennage de maisons, en lui expliquant que,
dernièrement, mon énergie pour une existence aussi transitoire commençait
à décliner. Soit les gardiennages étaient plus difficiles à trouver à
Melbourne qu’à Sydney, soit ce job n’était plus en accord avec moi. Ne pas
savoir où j’allais loger après, et tout le processus lié aux déplacements,
finissait par me fatiguer. Quelque chose qui m’avait un jour épanouie et que
j’avais aimé commençait maintenant à m’épuiser.
Après avoir logé chez quelques amis entre mes missions de gardiennage,
j’avais récemment loué une pièce libre dans une maison appartenant à une
femme que je connaissais un peu. Bien que je sois énormément
reconnaissante de sa gentillesse et de ne pas avoir à déménager chaque
semaine ou chaque mois, ce lieu restait son domaine. Je ne me sentais donc
jamais vraiment chez moi et ce n’était pas une solution idéale à long terme.
Tout cela avait cependant sa raison d’être, cette situation ayant intensifié
le désir ardent d’avoir à nouveau un lieu bien à moi. Cela faisait des
décennies que je n’avais pas eu ma propre cuisine ni mon espace vital. Ce
besoin grandissait chaque jour. Cath me dit qu’elle n’aurait même pas pu
imaginer mener une telle vie, elle qui avait vécu dans la même maison
pendant cinquante-et-un-ans. Je lui répondis que, pour ma part, je n’aurais
jamais pu imaginer une vie comme la sienne et que, même si j’avais envie
de retrouver mon propre espace, une partie de moi continuerait à éprouver
le besoin de sillonner les routes. Ce qu’il me fallait maintenant, c’était une
base fixe pour pouvoir partir quand je le voulais sans avoir à emporter toute
ma maison avec moi, chaque fois que la bougeotte me reprenait.
Ces années de voyage, qui m’avaient caractérisée tout au long de ma vie
adulte, jouaient un grand rôle dans ce que j’avais été. Toutefois, des
changements se produisaient en moi et je n’avais plus le désir ni l’énergie
de maintenir la vie que j’avais menée jusque-là. Tout ce que je voulais
vraiment, c’était retrouver ma propre cuisine et l’intimité d’un espace bien à
moi.
Convenant que le changement fait partie intégrante de la vie, Cath dit en
riant que j’avais participé à équilibrer la loi de la moyenne en changeant si
souvent de vie. Répondant que les gens comme moi étaient nécessaires pour
contrebalancer les gens comme elle, qui avaient vécu dans la même maison
pendant la moitié d’un siècle, nous éclatâmes de rire. Bien que très
différentes, nos vies ne nous empêchaient pas de partager un lien très fort,
issu de notre amour partagé de la philosophie.
Voulant savoir comment j’avais atterri dans le domaine des soins
palliatifs, Cath fut étonnée en m’entendant parler de mes années de travail
dans le secteur bancaire. « Oh, je ne vous imagine pas du tout dans ce
rôle », dit-elle surprise.
« Moi non plus, Dieu merci », répondis-je en riant. En repensant à ces
années, je m’étonnais de tout ce que l’on peut intégrer en une seule vie et
j’avais beaucoup de mal à m’imaginer dans un tel monde, ne serait-ce qu’un
instant, a fortiori aussi longtemps. « Bas, talons hauts et uniformes de
travail ne m’ont jamais convenu, Cath, pas plus qu’une vie aussi
structurée. »
« Cela ne me surprend pas, vu le genre de vie que vous avez choisi », dit-
elle en riant avant de devenir plus sérieuse et de me demander combien de
temps j’allais faire ce travail et si j’avais d’autres aspirations. Je n’avais
aucune raison de cacher quoi que ce soit. J’avais déjà compris l’importance
de l’honnêteté et je trouvais merveilleux de pouvoir parler si librement de
ce sujet. Diverses idées m’avaient traversé l’esprit peu de temps auparavant
et en parler avec Cath me permit d’y voir plus clair.
Quelque part au cours de ces douze derniers mois, la pensée d’enseigner
la composition de chansons dans une prison m’avait effleurée. Bien que le
système pénitentiaire soit un domaine qui m’était complètement inconnu,
l’idée ne cessait de me tarauder. Pendant ce temps, la graine avait continué
de croître lentement. J’avais eu un entretien avec une femme remarquable
qui m’avait prise sous son aile et m’avait orientée vers des possibilités qui
me permettraient de trouver des fonds.
« Oui, retournez avec les vivants, Bronnie. Vous accomplissez un
excellent travail ici, qui fait manifestement partie de votre objectif actuel.
Mais cela doit parfois vous épuiser », insista Cath. Au moment même où je
lui dis qu’il y avait bientôt huit ans que je travaillais dans ce secteur, je
sentis changer quelque chose en moi, une prise de conscience que, si je
continuais, j’allais vraiment me heurter à un mur. J’étais au bord de
l’épuisement.
Avoir vu des gens trouver la paix et avoir été témoin de leur évolution au
déclin de leur vie, avait été un honneur incroyable. Cela m’avait apporté
énormément de satisfaction et de plénitude. Je ne pouvais nier que j’avais
aimé cette activité et que je l’aimais encore. Mais je voulais aussi travailler
là où il pourrait peut-être y avoir un peu d’espoir, avec des gens qui avaient
une chance de s’améliorer et de changer considérablement leur vie bien
avant qu’ils ne meurent. Le désir de me lancer à fond dans un domaine
créatif s’était peu à peu développé et je cultivais l’espoir de pouvoir
travailler davantage chez moi, dès que j’aurai trouvé mon propre espace.
M’entendre exprimer tout haut ces pensées à Cath donna une énergie
tangible au processus. Avant même de m’en rendre compte, l’idée
d’enseigner dans une prison occupait de plus en plus mes pensées. Mon
activité dans le domaine des soins palliatifs touchait à sa fin. Il le fallait.
J’avais donné tout ce que je pouvais.
Peu avant sa mort, Cath retrouva un second souffle et sembla en
meilleure forme pendant deux jours. Ayant déjà observé ce phénomène
auparavant, je téléphonais à tous ses visiteurs réguliers pour leur demander
de venir passer un bref moment avec elle, étant donné que sa mort était
imminente. Après leur visite, certains m’interrogèrent, car ils l’avaient
trouvé particulièrement en forme, avec une énergie accrue. Il semble que ce
soit une bénédiction qui nous est occasionnellement accordée après avoir vu
la personne si longtemps malade. Cela nous aide à garder des souvenirs de
son ancienne étincelle, avant que la maladie n’ait pris le dessus. Des rires
fusèrent de la chambre de Cath pendant deux jours, tandis qu’elle
divertissait son auditoire avec des blagues subtiles et qu’elle jouissait d’une
extraordinaire lucidité avec ses amis et sa famille.
Cependant, à mon arrivée le jour suivant, je vis une femme mourante, à
peine capable de me répondre verbalement. Cath gisait apathique, sans
aucune force et demeura encore trois jours dans cet état. Elle dormait la
plupart du temps, mais à son réveil, elle me souriait quand je changeais ses
coussins et la lavais. Même le luxe de pouvoir uriner dans une chaise percée
appartenait maintenant au passé.
Des amis revinrent et repartirent solennellement, sachant qu’ils avaient
fait leurs derniers adieux à leur chère Cath. À la fin du troisième jour, il fut
évident qu’elle n’allait pas passer la nuit. Je restais donc avec le frère de
Cath et sa belle-sœur, bien que mon temps de garde soit terminé.
L’auxiliaire de nuit n’avait jamais vu de mort et fut extrêmement soulagée
de me voir. Me faisant la réflexion que j’avais eu les mêmes réactions dans
les premières années de ma carrière, je pris conscience du chemin parcouru.
Je ne savais pas, alors, que j’allais rencontrer de merveilleuses personnes de
façon si intime ni ne soupçonnais les bénédictions qui allaient affluer et me
faire évoluer.
Les analgésiques de Cath lui avaient été administrés par intraveineuse au
cours des derniers jours, car elle ne pouvait plus rien avaler. L’infirmière
des soins palliatifs arriva dans la soirée pour lui en redonner. Cath n’était
plus réveillée ni cohérente. « Ce sera les derniers, nous dit-elle. Elle ne
passera pas la nuit. » Nous la remerciâmes gentiment et je la
raccompagnais. « Elle va mourir dans l’heure qui suit », me confia
l’infirmière alors que je lui disais au revoir à la grille. Il y avait tant de joie
et de tristesse dans ce rôle : tristesse d’avoir à dire au revoir et à lâcher
prise. Joie pour la fin de leur souffrance et pour l’amour que nous avions
partagé. C’était une sensation mitigée et des larmes coulèrent lentement.
Cath n’attendit pas une heure de plus. Elle mourut quand je revins dans
sa chambre. Sa respiration avait simplement ralenti, puis s’était arrêtée. La
regardant allongée là, son merveilleux esprit maintenant parti ailleurs, je
souris à travers mes larmes, entendant encore ses paroles résonner dans ma
tête. « Ne traînez pas avec les mourants pour toujours, laissez un peu de joie
revenir en vous », avait-elle dit dans un faible murmure le matin précédent.
Mes larmes jaillirent et je les laissais couler, tandis que je me tenais à
côté de son lit. « Bon voyage, mon amie », dis-je silencieusement du fond
du cœur. Son frère et sa belle-sœur s’approchèrent du lit et me serrèrent
tendrement dans leur bras, à travers leurs larmes. La famille voulut ensuite
remplir les formalités. Je regardais une dernière fois le corps de Cath, ce
corps que j’avais si souvent lavé et massé. Mais Cath l’avait abandonné.
Son esprit était parti. Elle restait dans mon cœur et, en souriant doucement,
je lui fis mes derniers adieux ainsi qu’à sa famille. L’auxiliaire de nuit nous
souhaita également une bonne nuit avant de redescendre l’allée. Sortant de
la maison de Cath pour la dernière fois, les lampadaires éclairant vivement
la rue de cette banlieue paisible, je refermai la grille derrière moi.
Le monde me paraissait toujours irréel chaque fois que je venais
d’assister à une mort. Mes sens étaient exacerbés et j’avais l’impression
d’observer le monde depuis l’extérieur. En montant dans le tram, je ne fis
pratiquement pas attention aux gens qui m’entouraient. Le monde avait
disparu tandis que j’étais assise et pensais à Cath et aux merveilleux
moments que nous avions partagés.
Quand le tram s’arrêta à un feu rouge, je vis des gens rire et entrer dans
un restaurant. C’était une douce soirée et tous ceux que je voyais circuler
étaient joyeux. Mes yeux fatigués sourirent en regardant les signes d’un tel
bonheur. Les sons à l’intérieur du tram commencèrent alors à me revenir
aux oreilles après avoir disparu quelque temps. Là aussi, tout ce que
j’entendais était de joyeuses conversations. C’était ce genre de soirées où le
bonheur flotte dans l’air. Malgré la tristesse que j’avais ressentie cette nuit-
là, il y avait aussi la joie d’avoir connu Cath.
Les sons des rires des autres passagers dansaient avec moi et me
rendaient heureuse. Quand le tram redémarra, je regardai par la fenêtre en
pensant aux cœurs bienveillants des gens de tous les horizons et de ceux qui
étaient à portée de mes yeux. La gratitude réchauffa mon cœur et je ne pus
m’empêcher de sourire.
Je ne pensais ni au passé ni à l’avenir. Le bonheur est maintenant. Et
c’est là que j’étais.
Une question de perspective
L’un de mes derniers clients, et l’un de ceux qui m’ont laissé une
impression merveilleuse et durable, fut un homme résidant dans une maison
de retraite. J’acceptais toujours ces missions à contrecœur. Elles me
sapaient le moral dès que je franchissais le seuil et me laissaient le cœur
brisé à la vue de la situation de ces gens. Je n’acceptais donc ces missions
que s’il n’y avait absolument aucun autre travail à l’horizon dans des
maisons privées. Ce fut cette fois une véritable bénédiction pour moi.
Lenny était déjà proche de la mort quand je le rencontrai. Sa fille m’avait
embauchée en tant qu’extra, sachant que le personnel régulier de la maison
de retraite était bien trop occupé pour lui donner les soins qu’elle voulait
qu’il reçoive. Il dormait une grande partie de la journée, acceptait quelques
tasses de thé, mais refusait toute nourriture. Quand il se réveillait, il tapotait
le bord de son lit pour que je vienne m’asseoir à côté de lui, car il n’avait
pas l’énergie nécessaire pour parler fort. « Ce fut une vie agréable, disait-il
régulièrement. Oui, une vie agréable. »
C’était certainement une question de perspective et cela renforçait l’idée
que le bonheur dépend bien plus des choix que des circonstances. La vie de
Lenny n’avait pas été facile, loin de là. Ses deux parents étaient morts avant
ses quatorze ans, certains de ses frères et sœurs étaient morts également, ou
bien s’étaient éparpillés au cours des années qui avaient suivi, et il avait
perdu tout contact avec eux. Il avait rencontré Rita, l’amour de sa vie, à
vingt-deux ans et l’avait épousée « en un coup de vent », comme il disait.
Ils eurent quatre enfants. Leur fils aîné était mort à la guerre du Vietnam,
et il hochait encore la tête chaque fois qu’il y pensait. Lenny parlait
âprement de la guerre et la qualifiait de folie. Il ne comprendrait jamais,
disait-il, comment les gens pouvaient penser qu’elle pourrait apporter une
paix durable. Je partageais ses opinions sur l’absurdité et la tristesse de la
situation du monde actuel. Je m’aperçus très vite de l’intelligence et de la
philosophie de cet homme charmant.
Les membres du personnel entraient et lui proposaient de la nourriture
qu’il refusait toujours avec un sourire et un hochement de tête, appuyé sur
le coussin. L’activité qui régnait dans les couloirs se calmait au bout d’un
certain temps et nous avions alors l’impression d’être dans notre propre
dimension, dans laquelle les bruits environnants ne nous touchaient plus.
Leur fille aînée avait épousé un Canadien et était partie vivre là-bas. Elle
mourut six mois plus tard, après avoir perdu le contrôle de sa voiture durant
une tempête de neige. « Une brillante étoile, disait-il d’elle. Elle a toujours
été une brillante étoile et maintenant elle en est une pour toujours. »
Travaillant dans ce domaine, j’avais depuis longtemps renoncé à essayer
de retenir mes larmes. Plus j’évoluai, plus mes émotions s’exprimaient
naturellement, sans pensée. Tous ces efforts en société ne servent qu’à
sauvegarder les apparences, mais c’est très cher payé à la fin.
La sincérité de mes propres émotions aidait aussi parfois les familles qui
se sentaient alors autorisées à laisser couler leurs propres larmes. Certains
ne se sont jamais donné la permission de pleurer une fois adulte. Je
devenais de plus en plus partisane de la sincérité. C’est ainsi qu’une larme
tombait occasionnellement quand Lenny partageait ses souvenirs avec moi.
Il y avait quelque chose dans la beauté de cet homme et dans la façon dont
il racontait ses histoires qui les déclenchait, pensai-je.
Le plus jeune fils de Lenny, trop sensible pour ce monde, s’était réfugié
dans la maladie mentale. À cette époque, il n’y avait aucun système en
place pour gérer ce genre de problème et, si la famille ne pouvait pas s’en
charger complètement, les patients devaient être admis dans un asile
psychiatrique. Lenny et Rita voulaient garder Alistair à la maison dans un
environnement chaleureux, mais les médecins refusèrent. Alistair passa le
reste de sa vie, l’esprit embrouillé sous l’effet des médicaments et Lenny ne
l’avait plus jamais vu sourire.
Leur autre fille vivait à Dubaï, où son mari travaillait sur un chantier de
construction. Elle téléphona à la maison de retraite au moment où j’y
travaillais et parla avec moi. Ce fut agréable de bavarder avec elle, mais elle
n’avait pas la possibilité de venir voir son père.
Sa Rita bien-aimée était morte alors qu’elle approchait la cinquantaine,
quelques années seulement après qu’on leur a retiré Alistair. Elle pensait à
l’époque que ce ne serait qu’une question de semaines. Pourtant,
aujourd’hui, cet homme charmant était en train de me dire qu’il avait eu une
vie agréable. À travers mes larmes, je lui demandais comment il pouvait
considérer sa vie de cette façon. « J’ai connu l’amour et c’est un amour qui
n’a jamais diminué un seul jour durant toutes ces années », me dit-il.
Je me surpris à n’avoir aucune envie de rentrer chez moi à la fin de ma
journée de travail, mais Lenny devait de toute façon se reposer. Chaque jour
je priais pour qu’il soit encore là à mon arrivée. C’était difficile dans un
sens. Je savais qu’il voulait partir, rejoindre Rita et les enfants qu’il avait
perdus. À cet égard, je lui souhaitais un départ très rapide. Mais pour ma
propre évolution et le lien que j’entretenais avec lui, je voulais m’y
raccrocher aussi longtemps que possible.
Livre uploadé par french-bookys.com
« OK, OK, je vous entends toutes, mais vous avez des choses à
apprendre.
Aussi, faites-moi plaisir et faites ces rimes, des guitares en lot pourraient
vous attendre.
Vous jouerez bientôt des chansons venues du fin fond de votre cœur,
Mais plus vous tarderez, plus vous aurez besoin d’ardeur. »
En réponse, je reçus :
« OK, mademoiselle, puisqu’il le faut, nous écrirons ces stupides vers.
Je veux une guitare qui m’appartienne, aussi ne prolongez pas cet
enfer. »
Les plaisanteries continuèrent en vers et, à la fin de ce premier cours, les
rires fusaient librement. La plupart des femmes participaient. Cela s’avéra
très amusant.
Tout le personnel du département de l’éducation était très bienveillant et
c’était agréable de travailler à nouveau dans une équipe, après tant de
missions en solitaire chez des clients. Ils m’avertirent cependant de garder
mes distances avec les détenues et j’en conclus que c’était pour des raisons
de sécurité et de protection. Mais je ne pouvais qu’être moi-même et ne
considérais pas les étudiantes comme des criminelles, mais comme des
femmes apprenant à jouer de la guitare et à écrire des chansons. J’étais
assez consciente du danger pour me rappeler que j’étais dans une prison,
mais ma vie était aussi basée sur l’honnêteté et, encore une fois, je ne
pouvais qu’être moi-même.
Grâce à ma sincérité et à ma foi en chacune d’elle, les barrières entre
nous se brisèrent au fil du temps, tandis que la confiance s’installait et se
renforçait. Nous bavardions entre femmes. Je les encourageais à montrer
leur côté plus doux par l’intermédiaire de l’écriture des chansons, ce qui
leur permit d’abattre petit à petit les murs émotionnels qu’elles avaient
érigés pour se protéger. La classe devint un espace très personnel et curatif
pour les étudiantes. C’est en m’appuyant sur cette perspective curative que
je continuai à établir le programme d’étude.
Par le biais de différents exercices d’écriture, les femmes apprirent à
libérer leurs émotions et finirent par écrire avec un certain espoir. Il y avait
certainement des chants de colère et de souffrance. Mais il y avait aussi des
chants de rêves et d’aspiration. Quand je leur demandai ce qu’elles feraient
si aucune limite ne les retenait, qu’elle soit financière, géographique ou
dépendante de leurs talents, elles commencèrent à rêver et à écouter leur
cœur pour la première fois depuis des années. L’une voulait être libre de
vivre avec ses enfants sans avoir à rendre des comptes aux ministères
gouvernementaux, une autre dit qu’elle participerait à une vidéo musicale,
une autre se ferait faire une liposuccion abdominale, une autre voulait avoir
une vie sans violence domestique (ce qu’elle n’avait jamais connu), une
autre souhaitait se libérer à jamais de son addiction à la drogue et une autre
voulait se rendre au paradis et dire à sa mère qu’elle l’aimait.
Étant donné que la sincérité prenait le dessus, peu de cours se déroulaient
sans verser de larmes. Mais nous avions fait le pacte que ce devait être un
environnement de soutien, quoi qu’il arrive. Ainsi, des femmes qui ne
s’entendaient pas devinrent plus tolérantes les unes vis-à-vis des autres et
allèrent jusqu’à se soutenir durant un cours. L’une d’entre elles ne voulait
pas se joindre à la classe à cause de la présence d’une autre ; elle finit par y
participer et, au bout de quatre cours, elles s’encourageaient l’une et l’autre
dans leurs chansons et continuaient à sympathiser dans la cour. Telle était la
nature de la leçon. Le courage qu’il leur fallut pour s’exprimer aussi
sincèrement suscita le respect des autres au fur et à mesure qu’elles
faisaient preuve d’empathie et écoutaient avec un intérêt sincère l’évolution
des chansons de chacune.
Ce fut aussi un énorme défi pour elles d’apprendre à jouer devant la
classe. Elles se stimulaient les unes les autres et ressentaient la souffrance
dans les messages de leurs chansons. Une étudiante, Sandy, avait écrit
combien il avait été difficile, en tant que moitié aborigène, moitié blanche,
d’arriver à s’intégrer vraiment dans l’une ou l’autre des communautés de la
ville où elle vivait. D’autres connaissaient bien ce sentiment et
l’encourageaient, renforçant ainsi son besoin d’exprimer ces problèmes.
Une autre femme, Daisy, avait fait tant de séjours en prison,
principalement à cause de la violence, qu’elle ne savait même plus de
combien de temps elle avait écopé, cette fois-ci. Elle raconta qu’elle restait
muette et faisait la sourde oreille quand elle était dans la salle de tribunal,
tant tout cela l’anéantissait. (Elle allait apprendre la durée de sa
condamnation peu après). Elle exprima donc ces sentiments par écrit et
combien elle détestait que sa vie fasse maintenant partie du système et ne
lui appartienne plus. Une autre étudiante, Lisa, écrivit une chanson pour son
fils en lui disant combien elle était fière de lui. Elle était au comble de
l’émotion chaque fois qu’elle la chantait, mais aussi très fière d’elle-même.
Le fait d’interpréter ces chansons pendant les cours eut sur elles un effet
libérateur, car elles donnaient libre cours à une expression complète et pas
seulement écrite, malgré le fait que leurs nerfs soient mis à dure épreuve.
Étant moi-même passée par ce niveau émotionnel des années auparavant,
tout aussi timide et nerveuse, je les encourageais gentiment, si bien que les
murs de la peur finirent par s’effriter progressivement. Quelques mois plus
tard, quand l’une de mes étudiantes, qui s’était montrée très craintive
jusque-là, se mit à jouer en solo ses nouvelles chansons devant des
centaines de détenues et de visiteurs, ce fut à mon tour de pleurer de joie.
Le nombre de participantes n’était pas énorme, mais cela nous arrangeait
toutes. Elles avaient été en surplus durant les premiers cours, trop
nombreuses pour que ceux-ci soient efficaces, mais elles ne furent plus
qu’une dizaine à venir régulièrement par la suite. D’autres y participaient de
temps en temps, mais quand elles réalisèrent qu’elles n’apprendraient pas à
jouer de la guitare comme Éric Clapton en une seule leçon et, surtout, que
le cours impliquait un travail engagé, la plupart cessèrent de venir. Il valait
mieux qu’elles soient peu nombreuses. Certaines femmes exigeaient
beaucoup d’attention et cela me permit de m’occuper d’elles
individuellement. Les chansons et les histoires qui se créaient étaient
inspirantes, curatives et merveilleuses. L’amour qui régnait entre nous était
nourrissant, c’est le moins que l’on puisse dire. Sous une apparence dure, il
y avait des gens comme vous et moi – des gens qui aimaient leurs enfants,
aspiraient à l’amour et au respect, voulaient se sentir utiles et vivre une vie
respectueuse.
La plupart des femmes ressentaient de la culpabilité pour ce qu’elles
avaient fait et désiraient s’amender. Après les avoir entendues parler de leur
histoire personnelle, tout ce que je pouvais voir était des histoires tragiques,
une image de soi dégradée et un cycle dont elles n’arrivaient pas à sortir.
Elles avaient été emprisonnées pour différents crimes, certaines pour avoir
travaillé illégalement en tant que prostituées. À cet égard, quelques-unes
d’entre elles tournaient le système à leur avantage. Elles connaissaient la
durée de la peine de nombreux petits larcins, et en commettaient un chaque
année pour pouvoir échapper au froid de la rue pendant les trois mois
d’hiver et avoir au moins un lit chaud et des repas réguliers en prison.
D’autres étaient là pour des crimes allant de l’usage ou de la possession de
drogues jusqu’à la violence, la fraude, le vol à l’étalage (une habitude
qu’elle avait acquise pour nourrir sa famille et à laquelle elle était devenue
dépendante) et, trop souvent, la conduite sous l’emprise de l’alcool.
Quel que soit le forfait cependant, le système carcéral traitait les effets du
crime et non les blessures qui étaient les causes sous-jacentes aux actions.
Bien qu’ils soient appelés établissements correctionnels, il n’y avait que très
peu d’aide disponible pour celui ou celle qui cherchait sérieusement à
changer ses façons de penser et ses anciennes habitudes de comportement.
C’est le niveau où la guérison devient indispensable pour briser les cycles
de manque d’estime de soi, de l’usage de la drogue, de la violence
domestique et de la vie criminelle qui en a découlé. Il est possible que
certains criminels continuent à commettre des délits, malgré l’aide qu’ils
reçoivent. Mais ceux que j’ai pu rencontrer auraient certainement changé
leurs habitudes si on leur avait apporté un soutien régulier en prison et à
leur sortie.
Quelques personnes adorables travaillaient dans le système lui-même,
mais se dressaient aussi contre lui. Des volontaires de groupes évangélistes
avaient également réussi à atteindre quelques individus et les avaient aidées
à changer de vie. Il était clair que l’on dépensait bien plus d’argent pour la
sécurité et la paperasserie que pour des méthodes de guérison et de soutien.
Dans une prison d’environ trois cents incarcérés, il n’y avait que deux
psychologues qui étaient souvent indisponibles par manque de temps et
parce qu’ils étaient trop sollicités. Si vous ne vous sentiez pas déjà assez
méprisable avant d’entrer en prison, vous pouviez être certain d’y arriver
pendant votre séjour et à votre sortie.
Ayant visualisé un documentaire sur les bienfaits de la méditation en
milieu carcéral démontrant qu’elle avait permis de transformer la vie des
gens, j’en fis mention à quelques membres du personnel et leur dis que je
pouvais leur présenter des personnes adéquates. Le chemin de méditation
que je suivais avait réussi à atteindre des détenus d’autres pays par
l’enseignement de cette voie, mais la seule chose que l’on me répondit ici
fut « bonne chance » avec un rire de total scepticisme. Je décidai donc de
travailler avec ce que j’avais sous la main, c’est-à-dire avec les étudiantes
de mon cours, en les incitant à commencer à croire en leur propre beauté et
bonté. Je le fis par l’intermédiaire de l’écriture des chansons dans lesquelles
elles pouvaient s’exprimer, des chansons bien à elles, qu’elles pouvaient
interpréter et partager avec les autres. Beaucoup d’entre elles n’avaient
jamais entendu de compliment de toute leur vie et pleuraient comme des
madeleines quand je leur faisait un retour positif et sincère. Toute
suggestion propre à améliorer leurs chansons était émise avec une
appréciation bienveillante.
Il y avait aussi des moments amusants au fur et à mesure que leur
confiance en moi se renforçait, qui me renseignaient sur leur vie dans la
cour de la prison. Un jour, l’une des femmes racontait tout haut à une autre
comment elle avait réussi à emporter une paire de baskets supplémentaire.
Quand elle s’aperçut que je l’avais entendue, elle se tut immédiatement.
Aiguillonnée par mes encouragements et ceux des autres étudiantes, elle
m’expliqua la ruse. Comme je faisais la remarque qu’elle s’était montrée
très intelligente, j’entendis : « Eh bien, nous sommes des criminelles,
mademoiselle. Rappelez-vous où vous êtes. » Sur quoi, j’éclatais de rire.
Ayant maintenant acquis de la confiance en moi et n’étant pas du tout
intimidée, je trouvai cette réflexion plutôt amusante.
Un autre jour, une étudiante arriva au cours, à la fois très énervée et
épuisée. Quand je lui demandai si tout allait bien, elle répondit : « Ouais, je
vais bien maintenant, mademoiselle. J’ai simplement eu une terrible
matinée. Cette nana se comporte en véritable salope avec moi depuis
longtemps et je lui ai donc mis la tête dans un sèche-linge. Un peu surprise,
je hochais la tête comme pour dire : « Je vois. » « De toute façon,
mademoiselle, tout va bien. Je suis là et il est temps de passer à la musique.
Plus rien n’a d’importance quand je suis ici. Si je n’avais pas eu cette leçon,
j’aurais pu l’étriper. Heureusement, ils ne m’ont pas renvoyée de ce cours,
cela m’aurait tuée. » Ceci ayant été dit, elle s’assit et continua à travailler
sur sa chanson des semaines précédentes. C’était en fait une compositrice
brillante qui possédait l’une des plus belles voix que j’avais entendues.
J’aurais aimé l’avoir rencontrée dans d’autres circonstances, car j’aurais
adoré partager des chansons avec elle autour d’un feu de camp. Mais cela
n’arrivera jamais.
De semaine en semaine, des transformations de plus en plus positives
s’opéraient. C’était gratifiant et merveilleux à voir. Les membres de
l’équipe du département de l’éducation se réjouissaient aussi de la réussite
et des changements positifs visibles chez un grand nombre des étudiantes
qui avaient suivi le programme complet. Le cours devint le moment fort de
leur semaine comme de la mienne.
J’avais maintenant mis fin à la relation à distance que j’avais entretenue,
malgré le fait que nous vivions désormais l’un à côté de l’autre. Je n’aurais
jamais pu prendre la direction que mon cœur m’indiquait si j’étais restée
avec cet homme. Nous avions tout simplement des valeurs trop différentes.
Cela ne m’empêcha pas de verser des larmes et de supporter la maturation
nécessaire du triste processus du lâcher prise, mais j’étais entrée trop
profondément en moi-même pour pouvoir vivre maintenant un style de vie
qui ne correspondait pas à mes propres valeurs.
La vie domestique était merveilleuse et j’adorais jouer les hôtes pour les
amis qui venaient me rendre occasionnellement visite, au lieu que ce soit
moi qui me rende chez les autres comme je le faisais depuis une ou deux
décennies. Au bout de tant d’errance, je ne fus pas très surprise de constater
que je devenais casanière. J’avais rarement envie de sortir et je décidai que,
à long terme, je voulais définitivement travailler chez moi.
Ainsi, durant mon temps libre, je développais un cours de composition de
chansons en ligne, s’appuyant sur les enseignements que j’avais donnés aux
femmes de la prison. Mes écrits prenaient aussi de l’ampleur, des articles
étaient publiés dans divers magazines et je créai un blog. Cela attira de
nombreux adeptes et ne fit que confirmer combien j’aimais me connecter
avec des gens animés d’un même esprit dans mon travail. Cela m’incita
aussi à me demander si je voulais poursuivre dans la voie difficile de
compositrice. Quand j’enseignais dans la prison, ma propre musique s’en
trouvait un peu ralentie, même si je continuais à donner quelques concerts
de qualité de temps à autre. Chaque fois que j’étais en contact avec une
audience ouverte et que je m’oubliais complètement dans la musique,
j’adorais cela ; cependant, écrire et travailler chez moi commençait à
m’apporter plus de satisfaction.
Bien que ma petite chaumière et le travail à la prison soient formidables,
il n’y avait pas grand-chose d’autre pour me retenir dans le coin. Les amis
étaient partis et la vie avait changé depuis la dernière fois où j’avais vécu
près de Sydney. Il y avait aussi une partie de moi qui savait que je finirais
par vivre un jour à la campagne. En plus de deux décennies de
vagabondage, je n’avais jamais perdu cette envie d’espace que confère la
vie paysanne. Je ne m’étais pas fait beaucoup d’amis dans le coin, étant
donné que j’étais devenue plus solitaire et appréciais de vivre dans mon
propre lieu après toutes ces années d’errance.
Ainsi, pratiquement à mon insu, les étudiantes étaient devenues mes
meilleures amies. Au fil du temps, les murs entre professeur et étudiantes
ou employée et détenues, s’étaient écroulés. La classe était simplement
devenue un lieu où un groupe de femmes jouaient de la musique. Je sentais
que peu de choses nous séparaient et que j’aurais très bien pu être l’une
d’entre elles. C’est du moins l’impression que j’avais parfois. Il y avait
aussi, bien sûr, d’autres moments où je ne me sentais pas comme elles. Je
n’avais pas commis de crime qui justifiait ma présence ici, mais il y avait
toujours une proximité entre nous, en tant que femmes liées par la sincérité
que nous expérimentions. Ma propre fragilité et mon passé douloureux
m’influençaient encore par certains côtés, mais beaucoup moins
qu’auparavant. C’est sans doute cela qui avait renforcé mon lien avec les
étudiantes dont le passé personnel était plein de souffrances et de différentes
sortes de maltraitance, qui avaient entraîné un manque d’estime de soi.
Au début de mon arrivée à la prison, on m’avait conseillé de détourner
toute question touchant à ma vie personnelle. Je ne leur avais jamais révélé
où je vivais, et quand elles le demandaient, je préférais leur répondre
simplement que je ne pouvais le leur dire, plutôt que de m’orienter vers une
direction indéterminée ou de mentir. Maintenant que la confiance s’était
installée, les femmes respectaient mon choix. Cependant, la plupart du
temps, je répondais à leurs questions. Par le biais de toutes les
conversations sincères que j’avais eues dans le passé avec mes clients au
seuil de la mort, j’avais aussi fini par aimer m’ouvrir davantage. Les murs
d’intimité émotionnelle ne font qu’empêcher la bonté de s’exprimer. C’est
la confiance qui rassemble les gens. Elles posaient des questions sur mon
passé et je répondais honnêtement, leur parlant de ce que j’avais
stupidement toléré des autres et des croyances que j’avais longtemps
cultivées.
La gentillesse de ces femmes, en tant que groupe et individuellement,
éveillait quelque chose en moi qui était resté endormi depuis très
longtemps : je ne savais tout simplement pas recevoir la bonté. Je savais en
donner, mais pas en recevoir. Ainsi, quand je sentis leur amour pour moi et
leur sincère compréhension de ma souffrance, ce fut bouleversant. Ces
femmes étaient vraiment les plus douces et les plus merveilleuses. Elles
avaient toutes souffert et beaucoup aspiraient à retrouver leurs enfants et
leurs familles. Pourtant, leur cœur était incroyablement bienveillant. Bien
sûr, elles avaient fait des dégâts et commis des erreurs qui les avaient
conduites en prison, mais la plupart le regrettaient et toutes avaient un cœur
bon et aimant.
Les finances commençaient à manquer et après presqu’un an dans le
milieu carcéral, je compris que je ne m’épuisais pas seulement en veillant
sur les mourants. Je m’épuisais en raison de la vie. Il régnait tout
simplement trop de tristesse autour de moi. Quand une tragédie toucha un
couple d’amis proches et que j’essayai d’être auprès d’eux, la vie devint
encore plus pénible. Connaissant les difficultés auxquelles j’avais dû faire
face pour réunir la première partie des finances nécessaires, je me
demandais si j’aurais l’énergie de tout recommencer. En m’endormant cette
nuit-là, en écoutant les concerts de cris de mes nouveaux voisins qui se
faisaient une scène, ma décision fut prise. Le temps était venu de retourner
à la vie rurale. J’avais accompli tout ce que j’étais capable de faire jusqu’à
ce moment-là.
La plupart de mes premières étudiantes avaient été relâchées, ou étaient
sur le point de l’être, ce qui me libérait énormément. Je savais que je
n’aurais pas la clarté ni l’énergie d’enseigner à de nouvelles étudiantes. Il
était temps d’apprendre à prendre soin de moi. Je donnai donc congé à la
prison et à son patron et commençais à faire des plans.
Mes parents vieillissaient. J’étais plus proche que jamais de ma mère et
j’avais une belle relation avec mon père. Je voulais donc me rapprocher
d’eux et être plus accessible, en n’étant séparée d’eux que de quelques
heures de route. Ce n’est pas loin, selon la perspective de distance des
Australiens. Je voulais aussi vivre quelque part près de la côte.
Je choisis l’endroit qui me convenait et commençai mes recherches sur
Internet pour trouver des locations. Je cherchais un endroit entre deux
villes, en me basant sur le loyer que je pouvais me permettre de payer. Rien
de convenable ne se présenta les deux semaines suivantes et je mis donc
une annonce dans le journal local, décrivant clairement ce que je
recherchais. Je reçus deux propositions qui ne me convinrent pas mais,
après avoir établi de nouveaux contacts, la possibilité d’une belle petite
maison de campagne attira mon attention. Elle était située à l’endroit exact
que je recherchais et le loyer correspondait à la somme que je pouvais
consacrer. Peu après, je vivais dans une propriété de cent hectares.
L’obscurité avant l’aube