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Titre original : The Top Five Regrets of the Dying

© Hay House publishing, 2012


Traduit de l’anglais par Christine Lefranc
© Guy Trédaniel Éditeur, 2013, 2015, 2016

ISBN : 978-2-81321-540-6

www.editions-tredaniel.com
info@guytredaniel.fr
Table des matières

Couverture
Page de titre
Page de copyright
Introduction
Des tropiques à la neige
Un parcours professionnel inattendu
Sincérité et abandon
Regret n° 1
Produits de notre environnement
Les pièges
Regret n° 2
Objectifs et intention
Simplicité
Regret n° 3
Libre de toute culpabilité
Un bien pour un mal
Regret n° 4
Amis sincères
Donnez-vous l’autorisation
Regret n° 5
Le bonheur est maintenant
Une question de perspective
Période de changement
L’obscurité avant l’aube
Libre de tout regret
Souris et sache
Introduction

Au cours d’un soir d’été parfumé, dans une petite ville de campagne, une
conversation avait cours, pareille à tous les autres échanges amicaux qui se
déroulaient simultanément dans tous les coins du monde. Il s’agissait
simplement de deux personnes qui s’étaient rapprochées pour bavarder.
Cependant, la différence avec d’avec les autres, c’était que celle-ci pourrait
plus tard être reconnue comme l’un des tournants les plus importants de la
vie d’une personne. Et cette personne, c’était moi.
Cec est l’éditeur d’un grand magazine de musique traditionnelle en
Australie, intitulé Trad&Now. Il est connu et aimé tant pour le soutien qu’il
apporte à ce genre de musique que pour son large et chaleureux sourire.
Nous discutions de notre amour pour la musique (ce qui tombait bien
puisque nous participions à un festival de musique folklorique). La
conversation portait aussi sur les défis que je devais relever pour trouver
des fonds afin d’organiser un programme de guitare et de composition de
chansons que j’avais l’intention de démarrer dans une prison de femmes.
« Si tu parviens à mettre ce programme sur pied, fais-le moi savoir et nous
éditerons une histoire », me dit Cec en m’encourageant.
Je parvins à le rendre opérationnel et, peu de temps après, j’écrivais une
histoire pour le magazine, relatant mon expérience. Une fois terminée,
l’idée me vint que je pourrais peut-être écrire d’autres histoires sur ma vie.
Après tout, j’avais toujours écrit. Déjà, alors que je n’étais qu’une petite
fille au visage criblé de taches de rousseur, j’avais des correspondants aux
quatre coins du monde. C’était l’époque où les gens écrivaient encore des
lettres à la main qu’ils glissaient ensuite dans une enveloppe et qu’ils
postaient.
Même à l’âge adulte, je n’ai pas cessé d’écrire. J’ai continué à envoyer
des lettres manuscrites à mes amis et à tenir un journal pendant des années.
En outre, j’étais devenue compositrice de chansons. C’est ainsi que je
continuais à écrire (tant aussi bien avec une guitare à la main qu’avec un
stylo). Cependant, la joie que je ressentais à relater mon expérience dans la
prison – ce que je faisais sur la table de la cuisine avec un vieux stylo et du
papier – avait rallumé ma passion de l’écriture. J’envoyai donc mes
remerciements à Cec, et décidai peu après de commencer à compiler un
blog.
Les événements qui suivirent changèrent la direction de ma vie de la
manière la plus positive.
« Inspiration et chaï » est né dans une petite maison de campagne dans
les montagnes Bleues d’Australie, tout naturellement, devant une tasse de
chaï. L’un des premiers articles que j’ai écrit parlait des regrets des
mourants dont je m’étais occupée. La fonction d’auxiliaire de vie avait été
le dernier emploi que j’avais exercé avant de travailler à la prison et était
donc encore fraîche dans mon esprit. Au cours des mois suivants, l’article
prit une ampleur imprévisible que seul Internet est capable d’expliquer. Je
commençais à recevoir des mails de gens que je ne connaissais pas et qui
avaient pris contact avec moi par l’intermédiaire de cet article et, plus tard,
d’autres que j’avais écrits.
Environ un an plus tard, j’étais installée dans une autre petite maison,
dans une zone agricole. Un lundi matin, alors que j’étais assise à la table de
la véranda pour écrire, je décidai de consulter les statistiques sur mon site
Internet, comme il est de mise de temps en temps. L’étonnement et
l’amusement se lurent sur mon visage. J’y retournai le lendemain, puis le
jour suivant. C’était évident, quelque chose de grand était en train de se
produire. L’article intitulé « Les cinq regrets les plus fréquents des
mourants » avait pris son essor.
Des mails commençaient à abonder de tous les coins du monde, y
compris des demandes d’autres écrivains sollicitant la permission de citer
l’article sur leurs blogs et de le traduire en différentes langues. Les gens le
lisaient dans les trains en Suède, aux stations de bus en Amérique, dans les
bureaux en Inde, au cours du petit-déjeuner en Irlande, etc. Tous ne se
ralliaient pas à mes propos, mais l’article déclenchait assez de discussions
pour continuer à faire le tour du monde. Comme je disais à quelques
personnes qui ne l’approuvaient pas, quand toutefois j’y répondais : « Ne
tirez pas sur le messager ». Je n’ai fait que transmettre ce que des mourants
avaient partagé avec moi. Cependant, plus de quatre-vingt-quinze pour cent
des réponses inhérentes à cet article étaient magnifiques. Cela renforçait
aussi l’idée que nous avons tous beaucoup de choses en commun, en dépit
de nos différences culturelles.
Pendant tout ce temps, je vivais dans la petite maison, jouissant du
bonheur des oiseaux et autres animaux sauvages qu’attirait le petit ruisseau
qui serpentait devant. Je m’asseyais chaque jour à la table de ma véranda
pour poursuivre mon travail, en disant « oui » aux opportunités qui
commençaient à se présenter d’elles-mêmes. Dans les mois qui suivirent,
plus d’un million de personnes avaient lu « Les cinq regrets les plus
fréquents des mourants ». En l’espace d’un an, ce nombre avait plus que
triplé.
Vu la grande quantité de gens qui s’intéressaient à cette question, et à la
demande de ceux qui avaient été nombreux à me contacter par la suite, je
décidai de m’étendre sur le sujet. Comme beaucoup d’autres, j’avais
toujours eu l’intention d’écrire un jour un livre complet. Cependant, ce n’est
qu’en parlant de ma propre histoire, ici, que je suis parvenue à exprimer
clairement les leçons qui m’ont été données quand je prenais soin des
mourants. Le livre que j’avais voulu écrire était prêt à être consigné. C’est
celui que vous tenez entre les mains.
Comme vous le verrez dans mon récit, je n’ai jamais été tentée de suivre
des chemins traditionnels, quand bien même il y en aurait. Je vis tel que je
suis guidée et j’ai rédigé ce livre comme une simple femme qui a une
histoire à partager. En outre, je suis australienne et, bien que j’aie écrit
d’une manière aussi universelle que possible, la syntaxe et les expressions
australiennes transparaissent.
J’ai changé presque tous les noms qui figurent dans ce livre pour protéger
l’intimité des familles et des amis. Toutefois, mon premier professeur de
yoga, mon patron du centre prénatal, le propriétaire du camp de caravanes,
mon mentor du système pénitentiaire, et tous les compositeurs de chansons
que j’ai mentionnés, sont tous cités par leur nom originel. L’ordre
chronologique a été légèrement modifié afin de partager des sujets
communs entre les clients.
Je remercie tous ceux qui m’ont assistée dans mon parcours, à leur façon.
Pour leur soutien et leur influence professionnelle positive, j’exprime ma
reconnaissance à Marie Burrows, Elizabeth Cham, Valda Low, Rob
Conway, Reesa Ryan, Barbara Gilder, Papa, Pablo Acosta, Bruce Reid, Joan
Dennis, Siegfried Kunze, Jill Marr, Guy Kachel, Michael Bloeme, Ana
Goncalvez, Kate et Col Baker, Ingrid Cliff, Mark Patterson, Jane
Dargaville, Jo Wallace, Bernadette, et tous ceux qui soutiennent mon
écriture et ma musique, en s’y connectant avec le bon esprit.
Merci aussi à ceux qui m’ont aidée à conserver un toit au-dessus de ma
tête à diverses périodes : Mark Avellino, tante Jo, Sue Greig, Helen Atkins,
oncle Fred, Di et Greg Burns, Dusty Cuttell, Mardi McElvenny, et toutes
ces merveilleuses personnes dont j’ai occupé la maison en leur absence et
dans laquelle je me suis sentie comme chez moi. Merci aussi à tous ceux
qui m’ont nourrie.
Pour leur soutien personnel le long de ce chemin tumultueux, je suis
reconnaissante à tous les amis du passé et du présent, éloignés ou proches.
Merci d’avoir enrichi ma vie de diverses façons. Je remercie
particulièrement : Mark Neven, Sharon Rochford, Julie Skerrett, Mel
Giallongo, Angeline Rattansey, Kateea McFarlane, Brad Antoniou, Angie
Bidwell, Theresa Clancy, Barbra Squire, qui travaillent tous au service du
centre de méditation dans les montagnes qui m’a conduite sur un chemin de
paix, et vers mon partenaire. Vous avez été ma civière quand j’avais le plus
besoin de me reposer.
Un grand merci, évidemment, à ma mère Joy, celle au nom le plus
approprié à avoir jamais foulé cette Terre. Quel sacré leçon d’amour tu m’as
donnée, par ton exemple. Reçois mes remerciements infinis, merveilleuse
dame.
Je suis reconnaissante à toutes ces personnes extraordinaires qui sont
maintenant décédées, dont les histoires ont non seulement donné naissance
à ce livre, mais ont aussi fortement influencé ma vie. Ce livre vous rend
hommage. Je remercie également les familles qu’elles ont laissées derrière
elles pour les moments mémorables que nous avons passés ensemble. Merci
à tous.
Enfin, merci à la pie qui chantait dans l’arbre près du ruisseau au moment
où j’écrivais. Toi et tous les autres oiseaux ont été une merveilleuse
compagnie pendant la rédaction de ces pages. Merci à Dieu de m’avoir
soutenue et d’avoir envoyé tant de beauté sur mon chemin.
Il arrive parfois que nous n’apprenions que bien plus tard qu’un moment
particulier a modifié la direction de notre vie. Tant de moments partagés
dans ce livre ont changé ma vie. Merci Cec d’avoir ranimé l’écrivain qui
sommeillait en moi. Et merci à vous, lecteurs, pour la bonté de ce que vous
êtes et pour le lien qui nous unit.

Avec toute ma bienveillance,


Bronnie

Mardi après-midi,
dans la véranda au coucher du soleil
Des tropiques à la neige

« Je ne trouve plus mes dents, je ne trouve plus mes dents ! » Le cri


habituel retentit dans la pièce au moment où je m’apprêtais à prendre mon
après-midi de congé. Posant le livre que je lisais sur le lit, je sortis du salon.
Comme je m’y attendais, Agnès était debout, l’air à la fois embarrassé et
innocent, arborant son large sourire. Nous éclatâmes de rire. La plaisanterie
aurait dû cesser de faire son effet depuis le temps, étant donné qu’elle
égarait son dentier tous les deux ou trois jours.
« Je suis sûre que vous l’avez fait exprès pour m’obliger à revenir », lui
dis-je en riant et en commençant la recherche quotidienne dans des endroits
qui maintenant n’avaient plus de secrets pour moi. Dehors, la neige
continuait à tomber, rehaussant le confort et la chaleur de la petite maison.
Agnès secoua la tête, catégorique. « Pas du tout, chérie ! Je les ai enlevées
avant ma sieste, mais je ne les ai pas retrouvées en me réveillant. » En
dehors de ses pertes de mémoire, elle avait l’esprit très vif.
Agnès et moi vivions ensemble depuis quatre mois, à la suite de
l’annonce à laquelle j’avais répondu dans laquelle elle recherchait une dame
de compagnie. En tant qu’Australienne vivant en Angleterre, j’avais été
obligée de trouver un emploi qui incluait nourriture et logement, dans un
pub, pour avoir un toit au-dessus de la tête. C’était amusant et je m’étais fait
de merveilleux amis parmi les autres membres de l’équipe et les personnes
du voisinage. J’avais de bonnes compétences pour servir dans les pubs, ce
qui m’avait permis de commencer à travailler dès mon arrivée dans le pays.
Jusqu’à ce moment-là, je m’en félicitais. Mais le temps du changement
approchait.
Deux ans avant de me rendre à l’étranger, je vivais sur une île tropicale,
aussi pittoresque que celles que l’on voit sur les cartes postales. Après avoir
travaillé plus d’une décennie dans le secteur bancaire, j’avais ressenti le
besoin d’expérimenter une existence qui me libérerait du train-train
quotidien du lundi au vendredi, de neuf heures à dix-sept heures.
Profitant d’une période de vacances, nous nous étions rendues, l’une de
mes sœurs et moi, dans une île du nord du Queensland pour décrocher notre
diplôme de plongée sous-marine. Alors qu’elle avait craqué pour notre
moniteur de plongée – ce qui fut bien sûr très avantageux au moment du
passage de nos examens – je fis l’escalade d’une montagne de l’île. Assise,
souriante, sur un énorme bloc de pierre en plein ciel, j’eus soudain une
révélation. Je voulais vivre sur une île.
Quatre semaines plus tard, j’avais quitté mon emploi bancaire et mes
biens avaient été vendus ou rangés sur une étagère dans la ferme de mes
parents. Je choisis deux îles sur une carte, sur la seule base de leur
commodité géographique. La seule chose que je savais sur elles, c’était que
j’aimais leur localisation et qu’elles abritaient toutes deux une station
thermale. Cela se passait avant l’apparition d’Internet, grâce auquel vous
pouvez trouver tout ce que vous voulez en un éclair. Avec quelques lettres
de candidature en poche, je partis pour le nord, destination inconnue.
C’était en 1991, avant que les téléphones portables ne viennent envahir
l’Australie quelques années plus tard.
En chemin, un avertissement arriva fort à propos pour mettre en garde
mon esprit insouciant, par le biais d’une expérience d’auto-stop qui marqua
très vite la fin de cette pratique. Me retrouver sur une route poussiéreuse au
milieu de nulle part, à des kilomètres de la ville où je voulais me rendre,
résonna comme une injonction assez ferme pour que je décide de ne plus
jamais lever le pouce. Le chauffeur m’avait dit qu’il voulait me montrer où
il habitait, tandis que les maisons se faisaient plus rares et que la brousse
s’épaississait, la route poussiéreuse ne montrant que de rares signes de
visiteurs réguliers. Heureusement, je sus me montrer forte et déterminée et
me débrouiller pour me sortir de la situation. Il ne fit que quelques
tentatives de baisers baveux au moment où je sortais – plutôt rapidement –
de la voiture, une fois arrivée dans la bonne ville. Ceci marqua la fin de ma
période d’auto-stoppeuse.
Je me cantonnais aux transports publics et, outre cette situation délicate,
ce fut une grande aventure, particulièrement parce que je ne savais pas où
j’allais atterrir à l’escale suivante. Voyager en bus et en train me permit
aussi de rencontrer de merveilleuses personnes, tandis que je m’acheminais
vers des climats plus chauds. Quelques semaines plus tard, j’appelai ma
mère qui avait reçu une lettre disant qu’un travail m’attendait sur l’une des
îles que j’avais choisies. Désirant échapper si désespérément à la routine de
la banque, j’avais fait la stupide erreur de dire que j’étais prête à accepter
n’importe quel job. Quelques jours plus tard, je me retrouvais sur une île
merveilleuse, les coudes plongés dans des pots et des casseroles sales.
La vie sur une île fut une expérience fantastique, me délivrant non
seulement du train-train hebdomadaire, mais aussi du besoin de savoir quel
jour de la semaine nous étions. J’adorais cela. Au bout d’un an passé en
qualité de ce qu’on appelle vulgairement « laveuse d’auges de cochons », je
trouvais un emploi dans un bar. Le temps passé à la plonge avait en fait été
très amusant et m’avait appris de multiples choses sur la cuisine créative.
Mais il faisait chaud sous les tropiques, c’était dur, et on transpirait dans un
local sans air conditionné. Je passais néanmoins mes jours de congé à
marcher dans de magnifiques forêts tropicales, à louer des bateaux pour me
rendre dans les îles avoisinantes, à faire de la plongée, ou simplement à me
relaxer dans ce paradis.
Le fait d’avoir proposé mes services au bar finit par m’ouvrir la porte sur
la fonction convoitée. Avec une vue imprenable sur des eaux parfaitement
bleues et calmes, le sable blanc, les palmiers se balançant au gré du vent et
tout le paysage alentour, le travail n’était pas difficile. Ayant affaire à des
clients qui passaient les vacances de leurs rêves et étant devenue experte
dans la préparation des cocktails dont les photos auraient mérité de figurer
sur une brochure de voyage, je me retrouvais dans un monde très éloigné de
celui que j’avais connu précédemment à la banque.
C’est au bar que je rencontrai un Européen qui me proposa un emploi
dans son entreprise d’imprimerie. L’envie de voyager avait toujours fait
partie de moi et, au bout de deux ans de vie sur une île, j’avais soif de
changement, de redevenir quelqu’un d’anonyme en quelque sorte. Quand
vous vivez et travaillez tous les jours au sein d’une même communauté, la
recherche d’intimité dans votre vie quotidienne peut devenir sacrée.
Après deux ans passés sur une île, un choc culturel était à prévoir en
retrouvant la vie continentale. En outre, me jeter directement dans un pays
étranger dont je ne connaissais même pas la langue fut, c’est le moins que
l’on puisse dire, un véritable défi. Quelques belles personnes ont croisé mon
chemin au cours de ces mois-là et je suis heureuse d’avoir fait cette
expérience. Cependant, j’avais besoin de retrouver des amis animés d’un
même esprit et je finis par revenir en Angleterre. Là, avec juste assez
d’argent pour acheter un billet et me rendre chez la seule personne que je
connaissais dans le pays, avec une livre soixante-six en poche, une nouvelle
page se tournait.
Nev avait un large et beau sourire et une tête recouverte de minces
boucles blanches. C’était aussi un expert en vins, et il travaillait, comme il
se doit, au rayon des vins de Harrods. C’était le premier jour des ventes
d’été du magasin et, débarquant directement du ferry nocturne d’outre-
Manche, j’avais certainement l’air d’une enfant abandonnée dans ce lieu
chic et agité.
« Hello, Nev. Je suis Bronnie. Nous nous sommes déjà rencontrés. Je suis
une amie de Fiona. Vous vous étiez endormi dans mon fauteuil il y a
quelques années, lui dis-je d’un trait avec un grand sourire.
— Bien sûr Bronnie, fus-je soulagée d’entendre. Que se passe-t-il ?
— J’aurais besoin d’un endroit où dormir quelques nuits, s’il te plaît »,
répondis-je pleine d’espoir.
Cherchant dans sa poche, Nev me tendit sa clé en disant : « Bien sûr. Tu
peux aller chez moi. » J’avais donc un toit sur la tête, j’allais me rendre
chez lui et je dormirais sur son sofa.
« Pourrais-je aussi t’emprunter dix livres, s’il te plaît ? », lui demandais-
je avec espoir. Sans hésitation, il sortit dix livres de sa poche arrière. Je le
remerciai chaleureusement avec un large sourire. J’étais à l’abri. J’avais un
lit et de la nourriture.
La revue de voyage dans laquelle j’avais l’intention de trouver un emploi
paraissait le matin même. J’en achetai un exemplaire, me rendis chez Nev
et passai plusieurs coups de téléphone. Le matin suivant, j’avais déjà un
rendez-vous pour un travail nourri logé, dans un bar de Surrey. Je partis
l’après-midi même. Parfait.
La vie s’écoula ainsi pendant deux ans entrecoupés d’amitié et d’idylles.
Ce fut une période agréable. La vie de village me convenait, me rappelant
parfois la vie communautaire dans mon île, et j’étais entourée de personnes
que j’avais fini par aimer. Nous n’étions pas non plus très loin de Londres et
pouvions donc nous y rendre régulièrement, ce que j’appréciais beaucoup.
Toutefois, l’appel au voyage se fit à nouveau sentir. Je voulais connaître
le Moyen-Orient. Les longs hivers anglais avaient été une bonne expérience
et j’étais heureuse d’y avoir passé deux ans. Ils étaient l’exact opposé des
longs étés torrides d’Australie. J’avais le choix de rester ou de partir ; je
décidai de passer un hiver de plus, déterminée à mettre de l’argent de côté
pour le voyage. Pour ce faire, je devais m’éloigner du domaine des pubs et
de la tentation d’accepter les invitations à sortir chaque soir. Je n’ai jamais
été une grande buveuse et, depuis, je ne bois plus, mais sortir chaque nuit
coûte néanmoins de l’argent, plus utile pour mon voyage.
Presque immédiatement après avoir pris cette décision, l’annonce d’un
emploi chez Agnès attira mon attention, principalement parce qu’il était
dans un village tout près de Surrey. On me proposa la place dès le premier
entretien, quand le fermier Bill comprit que j’étais moi-même une fille de la
campagne. Sa mère, Agnès, approchait les quatre-vingt-dix ans ; ses longs
cheveux gris lui tombaient sur les épaules, elle avait une voix chaleureuse et
un énorme ventre rond, couvert presque chaque jour du même cardigan
rouge et gris. La ferme n’était qu’à une demi-heure de voiture de là où je
vivais, et j’avais donc la possibilité d’aller voir tous mes amis pendant mes
jours de congé. Toutefois, ce monde me paraissait complètement différent.
Il me donnait une impression d’isolement, étant donné que je passais mes
jours et mes nuits avec Agnès, du dimanche soir au vendredi soir. Deux
heures libres chaque après-midi ne me permettaient pas de faire de
nouvelles connaissances et je profitais donc épisodiquement de cette
occasion pour voir mon ami anglais.
Dean était un homme adorable. C’est l’humour qui nous avait tout de
suite poussés l’un vers l’autre, dès la première minute de notre rencontre.
Notre amour de la musique nous avait aussi rapprochés. Nous nous étions
rencontrés le jour suivant mon arrivée dans le pays, juste après mon
entretien d’embauche au pub, et il devint très vite évident que nos deux vies
s’enrichissaient, devenaient plus amusantes au contact l’une de l’autre.
Malheureusement, je n’avais pas beaucoup de temps à lui consacrer. J’étais
généralement débordée de travail avec Agnès et, la plupart du temps,
occupée à chercher ses dents. Qu’elle puisse trouver tant d’endroits
différents dans une si petite maison où égarer son dentier me sidérait.
Sa chienne, Princesse, était un berger allemand de dix ans qui semait des
poils partout. Elle avait une nature douce mais les muscles de ses pattes
arrière s’affaiblissaient à cause de l’arthrite. C’est un problème courant chez
cette race de chiens. Ayant retenu la leçon, je lui soulevais la croupe pour y
chercher les dents de sa maîtresse. Ce jour-là, pas de chance, mais elle
s’était déjà assise dessus et il valait mieux vérifier. Princesse remua sa
grande queue, puis retourna à ses rêves auprès du feu, oubliant en une
seconde la brève gêne occasionnée. De temps en temps, le chemin d’Agnès
croisait le mien tandis que nous continuions la recherche. « Elles ne sont
pas ici », criait-elle de la chambre.
« Elles ne sont pas là non plus », répondais-je de la cuisine. Finalement,
je me retrouvais à chercher dans la chambre et Agnès dans la cuisine. Les
pièces ne sont pas si nombreuses dans une petite maison et nous les
vérifiions donc toutes chacune à notre tour pour nous en assurer
doublement. Ce jour-là, ses dents avaient glissé dans son sac à tricot,
derrière le fauteuil.
« Oh, vous êtes un ange, ma chérie, disait-elle en se les replaçant dans la
bouche. Venez regarder la télévision avec moi puisque vous êtes là. » Elle
utilisait souvent cette stratégie et souriait tandis que je me pliais à sa
requête. C’était une vieille dame qui avait vécu longtemps seule et qui
appréciait la compagnie. Mon livre pouvait attendre. Non pas que le travail
fût particulièrement épuisant. Il ne s’agissait que de lui tenir compagnie, et
si elle en avait besoin en dehors de mes heures de travail formelles, pas de
problème.
Nous avions déjà trouvé son dentier sous son coussin, dans sa trousse de
toilette, dans une tasse du placard de la cuisine, dans son sac à main et dans
d’innombrables autres endroits qu’on aurait peine à imaginer. Mais nous
l’avions aussi retrouvé derrière la télévision, dans la cheminée, dans la
poubelle, au-dessus du réfrigérateur et dans l’une de ses chaussures. Et bien
sûr, sous Princesse, sous le postérieur de ce puissant berger allemand.
Le train-train habituel convient à beaucoup de gens. Personnellement, je
m’épanouis dans le changement. Mais la routine a ses qualités et c’est
certainement ce qui fonctionne le mieux chez un grand nombre de
personnes, particulièrement lorsqu’elles prennent de l’âge. Nous suivions
des routines hebdomadaires et des routines journalières avec Agnès.
Chaque lundi, nous nous rendions chez les médecins, Agnès étant tenue de
faire des examens sanguins réguliers. Le rendez-vous était exactement à la
même heure chaque semaine. Cependant, une chose à la fois suffisait, pour
ne pas perturber sa routine de l’après-midi passée à se reposer et à tricoter.
Princesse nous accompagnait partout, par tous les temps. Il fallait
d’abord abaisser la plateforme arrière de la camionnette. Le vieux chien
attendait patiemment, en remuant toujours la queue. C’était une magnifique
créature. Je devais ensuite hisser ses pattes avant sur la plate-forme, puis
attraper rapidement son arrière-train pour la soulever complètement avant
que ses pattes arrière ne flanchent, auquel cas nous devions tout
recommencer. J’étais ensuite recouverte de poils de chien couleur sable
pendant toute la durée de la sortie. La faire redescendre était plus facile,
même si elle avait encore besoin d’aide. Princesse se laissait tomber de
façon à placer ses pattes avant sur le sol, puis m’attendait pour que je l’aide
à descendre ses pattes arrière. Si Agnès avait besoin de moi entre temps,
Princesse restait dans cette position, l’arrière-train en l’air, jusqu’à ce que je
revienne. Une fois par terre, elle marchait joyeusement et sans douleur, en
remuant toujours sa vieille queue touffue.
Les mardis étaient consacrés aux achats chez l’épicier, dans le village le
plus proche. Nombre de personnes âgées avec lesquelles j’ai travaillé
depuis se montraient très économes. Mais Agnès était tout le contraire. Elle
voulait toujours m’acheter des objets dont je n’avais pas besoin ou que je ne
voulais pas. Chaque allée voyait passer ces deux mêmes femmes, l’une âgée
et l’autre plus jeune, en pleine discussion. Finalement, je réussissais à lui
faire diminuer de moitié tout ce qu’elle voulait m’acheter. Ce pouvait être
différentes délicatesses végétariennes, des mangues importées, une nouvelle
brosse à cheveux, un maillot de corps ou quelque dentifrice au goût
abominable.
Le bingo se tenait les mercredis, au village local. Sa vue se détériorant,
j’étais ses yeux, pour confirmer les résultats. Elle pouvait lire les chiffres et
entendre relativement bien, mais vérifiait avec moi pour s’en assurer, avant
de cocher les nombres. J’aimais toutes les personnes âgées qui étaient là.
J’approchais la trentaine et étais la seule jeune présente, ce qui donnait à
Agnès l’impression d’être très spéciale. Elle me présentait en tant que « son
amie ».
« Mon amie et moi sommes allées faire des courses hier et je lui ai acheté
un nouveau slip », annonçait-elle fièrement et sérieusement à toutes ses
vieilles amies du bingo.
Tout le monde hochait la tête en me souriant, tandis que je restais là en
pensant : « Oh là là ! »
Et Agnès continuait : « Sa mère lui a écrit d’Australie cette semaine. Il
fait très chaud là-bas, en ce moment, vous savez. Et elle a un autre neveu. »
À nouveau, les têtes opinaient et souriaient.
Il ne me fallut pas longtemps avant d’apprendre à faire le tri dans les
informations que je lui donnais. Je frémis à l’idée de ce qu’elles auraient pu
connaître sur ma vie autrement, particulièrement quand ma mère me postait
quelques jolies pièces de lingerie ou d’autres cadeaux, pour me choyer de
loin. Mais tout devenait innocent et plein d’amour avec Agnès. Je
m’efforçais donc de supporter la rougeur et la honte qu’elle me causait
parfois.
Les jeudis étaient les seuls jours où nous sortions pour déjeuner. C’était
un grand jour pour nous trois, Princesse y compris bien sûr. Nous nous
rendions dans une ville du Kent pour aller déjeuner avec sa fille. Cinquante
kilomètres représentent un long chemin selon les normes anglaises, mais
pour une Australienne, c’est juste au bout de la rue. Notre perspective des
distances est définitivement une différence culturelle.
En Angleterre, vous pouvez parcourir trois kilomètres et vous retrouver
dans un tout nouveau village. L’accent sera complètement différent, et il est
possible que vous ne connaissiez personne, même si vous avez vécu toute
votre vie dans le village voisin. En Australie, il faut parfois parcourir
quatre-vingts kilomètres pour aller acheter du pain. Vos voisins peuvent être
si éloignés qu’ils doivent vous appeler ou parler par talkie-walkie pour vous
dire bonjour, mais ils vous considèrent quand même comme leurs voisins.
J’ai travaillé une fois dans une zone du territoire nord qui était si reculée
que les gens prenaient l’avion pour se rendre dans le pub le plus proche. La
petite piste d’atterrissage se recouvrait d’avions individuels ou biplaces dès
le début de la soirée, puis était complètement désertée le lendemain matin.
Tout le monde était rentré dans son ranch, à moitié ivre.
Ainsi, le grand jour de sortie, le jeudi, était vraiment un grand jour pour
Agnès, mais une plaisante petite ballade pour moi. Sa fille était une gentille
femme et les visites étaient agréables. Toutes deux prenaient un déjeuner
composé de bœuf, de fromage et de cornichons. Je m’étonnais souvent de
l’amour des Anglais pour les cornichons. C’était un pays qui convenait
aussi aux végétariens. Ainsi, mes choix n’étaient pas trop limités. Comme
je suis frileuse, je me régalais souvent d’une soupe chaude ou d’un plat de
pâtes consistant.
Les vendredis, nous restions à la maison. Nous vivions dans une
exploitation d’élevage qui possédait sa propre boucherie. La ferme était
gérée par deux des fils d’Agnès. Notre sortie du vendredi nous conduisait
chez le boucher. Bien qu’Agnès insistât pour prendre son temps et regarder
tout en détail, elle rapportait exactement les mêmes choses chaque semaine.
Le boucher lui proposait même de lui livrer sa commande, mais non.
« Merci beaucoup, mais je dois venir moi-même faire mes choix sur
place », répondait-elle poliment.
À cette époque, j’étais végétarienne. Depuis, je suis devenue
végétalienne. Cependant là-bas, je vivais dans une ferme d’élevage,
semblable à celle où j’avais grandi. Bien que ne préconisant pas de manger
de la viande, je comprenais le sens des affaires et leur mode de vie. Après
tout, c’était un territoire familier.
Nous revenions de la boucherie en traversant l’étable tout en parlant au
personnel de la ferme et aux vaches. Agnès marchait d’un pas lent en
s’aidant de sa canne, moi à ses côtés et Princesse derrière nous. Le temps
qu’il faisait n’avait aucune importance et nous rajoutions des couches de
vêtements en conséquence. Nous passions toujours ainsi les vendredis, à
visiter le magasin puis les vaches dans leur étable.
Je m’émerveillais de la manière dont les vaches anglaises étaient traitées
par rapport aux vaches australiennes, logées dans des étables chaudes et
faisant l’objet d’une attention individuelle. Il est vrai que les vaches
australiennes n’ont pas à endurer les rigueurs de l’hiver anglais. Je me
sentais cependant terriblement triste, au fur et à mesure que j’apprenais à les
connaître, à l’idée qu’un jour nous irions probablement acheter leur chair à
la boucherie. C’était une chose difficile à accepter et je n’y suis jamais
vraiment parvenue.
L’idée d’être végétarienne était née dans mon foyer natal, même si je
n’en parlais pas et malgré mon respect pour le mode de vie choisie par ma
famille. Je n’ai jamais fait partie de ces végétariens ou végétaliens qui
cherchent à imposer leurs idées. Cependant, ayant vu ce que j’ai vu dans
mon enfance, puis ayant participé à une terrible visite des abattoirs
organisée par notre école, je comprends pourquoi certains sont si véhéments
et passionnés dans leurs propos. On ne peut qu’être bouleversé quand on a
le courage de regarder honnêtement ces sortes d’établissements et ce qui se
passe derrière leurs murs.
Je préfère cependant vivre en paix et me contenter de montrer l’exemple,
en respectant le droit de chacun de vivre de la manière qui lui convient. Je
ne parlais de mes croyances que si l’on m’interrogeait et le faisais
volontiers quand je sentais un intérêt sincère. Il est cependant intéressant de
constater le nombre de gens – qui s’intéressent normalement très peu à ces
questions – qui m’ont agressée au fil des ans, sans même que je les
provoque, simplement à cause de mon choix de ne pas manger d’animaux.
C’est sans doute un peu la raison pour laquelle j’avais choisi de vivre
tranquillement ma vie de végétarienne. Je ne voulais que la paix.
Ainsi, quand Agnès commença à me demander pourquoi j’étais
végétarienne, j’hésitai. Elle gagnait sa vie uniquement avec les revenus de
sa ferme et du bétail. En fait, je suppose qu’il en était de même pour moi,
bien que je n’aie pas fait le lien immédiatement. J’avais simplement accepté
le travail avec l’intention d’économiser un peu d’argent et d’illuminer la vie
d’une vieille femme.
Comme elle persistait à m’interroger, je lui parlai alors de ce que j’avais
ressenti quand j’étais enfant en voyant le bétail et les moutons se faire tuer,
et combien j’en avais été touchée, combien j’aimais les animaux et
comment je m’étais aperçue que le mugissement des vaches changeait
quand elles savaient qu’elles allaient mourir. Leurs cris de terreur et de
panique continuaient à me hanter.
Et voilà. Agnès se proclama végétarienne immédiatement. « Oh, mon
Dieu, pensai-je. Comment vais-je expliquer cela à sa famille ? » J’en parlai
à son fils peu après. Il fit alors savoir à Agnès qu’il désirait qu’elle continue
à manger de la viande. Il y eut un peu de friction au début, puis Agnès
accepta finalement de consommer de la viande rouge un jour par semaine,
du poisson un jour par semaine et du poulet un autre jour. C’était la famille
qui la nourrissait durant mes jours de congé et elle mangeait donc aussi de
la viande ces jours-là.
Au fil du temps, mes idées s’étaient renforcées et maintenant je ne
pourrais même pas envisager d’accepter un emploi qui impliquerait la
cuisson de la viande. C’est pourtant ce que j’avais fait à l’époque, et j’avais
détesté cette partie-là de ma tâche. Je ne pouvais jamais cuisiner de la
viande sans penser avec tristesse que le morceau avait été un jour une
merveilleuse créature vivante dotée de sentiments et ayant le droit de vivre.
Je me réjouis donc instantanément de cet arrangement, même si pour moi,
le poisson et le poulet restaient des animaux.
Il s’avéra finalement qu’Agnès avait passé un accord avec son fils, Bill,
afin d’avoir la paix. Elle n’avait aucune intention de manger de la viande
durant la semaine. Je passai donc le reste de l’hiver et les mois de printemps
à nous cuisiner de délicieux petits repas végétariens composés de pain de
noix, de divines soupes, des sautés de légumes colorés et de pizzas faites
maison. Je pense que, sans cela, Agnès se serait contentée d’œufs durs, sans
oublier les traditionnels haricots blancs à la sauce tomate. Après tout, elle
était anglaise, et les Anglais adorent leurs haricots.
La neige fondait tandis que les jonquilles s’épanouissaient. Les jours
rallongeaient et le ciel bleu refaisait son apparition. La ferme reprenait vie
et des petits veaux nouveau-nés couraient en tous sens sur leurs pattes frêles
et vacillantes. Les oiseaux étaient revenus et nous saluaient de leurs chants
chaque jour. Princesse perdait ses poils de plus belle. Agnès et moi
rangeâmes nos manteaux et chapeaux d’hiver et continuâmes la même
routine pendant deux autres mois, prenant plaisir aux rayons du soleil
printanier. Nous étions deux femmes de générations très différentes,
marchant bras dessus, bras dessous, jour après jour, sans cesser de partager
des rires et des histoires.
Cependant, l’appel au voyage se faisait sentir. Dès le départ, nous savions
toutes deux que je partirai. En outre, Dean me manquait. Les week-ends ne
nous permettaient pas de nous voir assez souvent, et nous tenions beaucoup
à voyager ensemble. Une annonce fut passée pour me remplacer et le
compte à rebours des jours commença. Ces mois avec Agnès avaient été
une expérience très particulière et merveilleuse. Même si j’avais accepté cet
emploi principalement pour combler mes envies de voyage, le rôle de dame
de compagnie fut une très belle mission.
C’était bien plus agréable pour moi que de servir des bières. J’acceptais
plus volontiers d’aider une femme à marcher parce qu’elle était vieille et
frêle que de le faire pour un jeune – ou même un vieux – qui était ivre.
C’est ce que j’avais fait à maintes reprises au cours de mon travail sur l’île
et dans le pub anglais. Je préférais de loin aller à la recherche des dents
d’une vieille femme que de vider les cendriers et débarrasser les verres
vides.
Dean et moi partîmes pour le Moyen-Orient où nous nous émerveillâmes
des cultures totalement différentes, mais fascinantes (et où nous mangeâmes
des tas de mets délicieux). Après environ un an d’aventures merveilleuses,
je revins rendre visite à Agnès. Une autre fille australienne m’avait
remplacée et nous bavardâmes longtemps et gaiement après qu’Agnès se fut
endormie profondément dans son fauteuil. Au cours de notre conversation,
elle admit avoir été très étonnée par la première question de Bill quand il
l’avait reçue pour l’entretien. Je lui demandai en quoi elle consistait et
éclatai de rire en entendant sa réponse.
La première question que Bill avait posée était : « Vous n’êtes pas
végétarienne, n’est-ce pas ? »
Un parcours professionnel inattendu

Après toutes ces années en Angleterre et au Moyen-Orient, je rentrai


finalement chez moi dans mon Australie chérie. J’avais changé, comme il
arrive à tous ceux qui voyagent. Ayant repris un emploi dans le secteur
bancaire, je pris rapidement conscience que ce genre de travail ne me
satisferait plus. Le service à la clientèle était le seul point fort de la fonction
maintenant et bien qu’il soit facile de décrocher du travail dans n’importe
quelle ville, je me sentais irritable et désespérément malheureuse dans ma
vie professionnelle.
L’expression créatrice commençait aussi à sourdre en moi. Je vivais
maintenant à l’ouest de l’Australie. Un jour, je m’assis près de la rivière
Swan, à Perth, et fis deux listes, l’une correspondant à mes aptitudes,
l’autre, à ce que j’aimais faire. Au vu du résultat, il me fallut admettre qu’il
y avait une sorte d’artiste en moi, étant donné que les seules choses qui
ressortaient dans les deux colonnes se référaient aux talents créatifs.
« Oserais-je croire que je pourrais être une artiste ? », me dis-je. Bien que
j’aie grandi parmi des musiciens, la fiabilité d’un « travail décent » avait été
instillée en moi ; cela expliquait pourquoi personne ne pouvait comprendre
ma nervosité à la pensée d’une existence régulière de neuf heures à dix-sept
heures dans le secteur bancaire. C’étaient des « métiers décents » ; des
métiers qui m’auraient tuée lentement, mais sûrement.
S’ensuivit un travail d’introspection intensif, pour tenter de découvrir ce
que je savais faire tout en y prenant plaisir. Ce furent des moments
difficiles, étant donné que tout en moi évoluait. J’aboutis finalement à la
conclusion qu’il me fallait trouver une activité impliquant le cœur, étant
donné qu’un travail uniquement intellectuel m’avait déjà vidée et laissée
insatisfaite. C’est ainsi que je commençais à développer mes capacités
créatrices par le biais de l’écriture et de la photographie. Cela me conduisit
finalement à la composition de chansons et aux arts du spectacle, par un
chemin long et détourné. Pendant ce temps, je continuais à travailler à la
banque, la plupart du temps en tant qu’intérimaire. J’étais devenue
incapable de supporter un travail à temps complet.
Cependant, Perth était très éloigné de tout et, bien qu’aimant beaucoup y
vivre, le désir d’être plus accessible à ceux que je chérissais m’incita à
revenir vers les États de l’est. C’est ainsi que je traversais la grande plaine
de Nullarbor, la chaîne des Flinders Ranges, la route du Grand-Océan, puis
empruntais l’autoroute de la Nouvelle-Angleterre, pour finalement aboutir à
Queensland, qui devint mon domicile du moment. Entre temps, j’avais
accepté un emploi dans un centre d’appels pour des gens désirant s’inscrire
à une chaîne de films pour adultes. C’était souvent bien plus intéressant que
le secteur bancaire.
« Heu… »
Silence.
« — Je vous appelle pour mon mari.
— Voulez-vous vous souscrire aux “Ébats nocturnes” » ?, répondais-je
d’un ton amical et tolérant, essayant toujours de mettre la femme à l’aise.
Ou bien, c’est l’homme qui demandait :
« — En quoi cela consiste-t-il ? Je veux dire, est-ce qu’on voit tout ?
— Je suis désolée, monsieur. Je ne l’ai pas visionné. Mais je peux vous
proposer une nuit à l’essai pour 6,95 dollars et, si cela vous a plu, vous
pourrez rappeler pour vous inscrire sur une base mensuelle. »
Et évidemment, quand on arrivait aux appels habituels, tels que « Quelle
est la couleur de votre petite culotte ? », Bronnie raccrochait. Mais une fois
les rires calmés, c’était juste un travail de bureau comme les autres. Je me
fis des amis parmi le personnel, ce qui rendait la tâche plus agréable. Mais
mon agitation ne cessait de croître.
Nous regagnâmes mon État d’origine, la Nouvelles-Galles du Sud. Dean,
l’homme que j’avais fréquenté en Angleterre et au Moyen-Orient, était venu
avec moi en Australie. Peu de temps après notre installation en ce lieu,
notre relation prit fin. Nous nous étions aimés pendant des années et avions
été les meilleurs amis du monde la plupart du temps. Assister à
l’effondrement de notre amitié fut dévastateur. Mais nous ne pouvions plus
balayer sous le tapis ni tourner en plaisanteries les innombrables différences
de nos modes de vie, comme nous l’avions toujours fait.
J’étais végétarienne. Il mangeait de la viande. Je travaillais toute la
semaine en intérieur et j’avais envie de sortir pendant les week-ends. Il
travaillait tous les jours à l’extérieur et avait envie de rester chez lui le
week-end. La liste n’en finissait pas de s’allonger au fil des semaines. Les
choses qui plaisaient à l’un n’amusaient plus l’autre. Un amour mutuel pour
la musique continuait à nous lier et nous permit de rester un peu plus
longtemps ensemble. Mais à la fin, le canal de communication qui nous
unissait perdit de sa force et nous nous retrouvâmes chacun confronté à sa
propre perte, à regarder les rêves que nous avions partagés se désintégrer
sous nos yeux.
La fin de notre relation fut un moment déchirant, suivi de la tristesse
inévitable qu’entraîne une telle perte. Recroquevillée sur mon chagrin, je
regrettais de ne pas avoir su la prolonger, tout en sachant au fond de moi
que c’était impossible. La vie nous appelait dans des directions différentes
et notre relation devenait plus une entrave qu’une aide sur notre chemin.
Le désir de trouver un sens plus large à ma vie s’intensifiait et, par
conséquent, la question du travail prenait de plus en plus d’importance.
Consciente que la condition d’artiste pouvait être très difficile tant que le
travail n’est pas connu et n’a pas acquis une bonne réputation, je devais
envisager autre chose en attendant. Survivre en tant qu’artiste devait
finalement s’avérer possible. Après tout, si je pouvais en rêver, je pouvais le
faire.
Mais j’avais besoin de gagner ma vie et je devais trouver un domaine qui
me permettrait de travailler avec le cœur et de rester moi-même. La tension
liée à la vente de produits dans le secteur bancaire s’était accrue et j’avais
trop changé. Je n’étais plus adaptée à ce monde, si toutefois je l’avais
vraiment été un jour. Déterminée à poursuivre mon aventure créatrice, mon
choix se porta à nouveau sur l’emploi de dame de compagnie. Au moins, je
ne serai pas tenue de payer un loyer ni de m’enfermer dans une activité
laborieuse d’emprunts hypothécaires et j’évitais également la rigidité d’une
activité routinière.
Malgré les années de recherche intérieure qui m’avaient amenée jusque-
là, la décision finale fut presque fortuite et désinvolte. J’allais simplement
prendre un emploi de dame de compagnie qui correspondrait à mon chemin
créatif et qui me permettrait aussi de travailler avec le cœur et de vivre sans
loyer. Je ne me doutais pas alors que mon désir de trouver un travail
sollicitant le cœur avait été clairement entendu et que les années qui allaient
suivre allaient représenter une partie non négligeable de ma vie et de ma
carrière.
En l’espace de deux semaines, j’avais emménagé dans une maison à côté
du port de l’un des faubourgs de Sydney les plus fermés. Le frère aîné de
Ruth, ma cliente, avait trouvé cette dernière inconsciente sur le carrelage de
la cuisine. Après plus d’un mois d’hospitalisation, elle avait obtenu la
permission de rentrer chez elle, à condition d’être sous surveillance vingt-
quatre heures sur vingt-quatre.
L’expérience que j’avais dans le domaine des soins se limitait au travail
de dame de compagnie que j’avais exercé auprès d’Agnès quelques années
plus tôt. Je ne m’étais jamais occupée de personnes malades, avais-je dit
honnêtement à l’agence qui m’employait, mais ils n’en avaient tenu aucun
compte. Les auxiliaires de vie qui acceptaient d’être nourries et logées
étaient rares et ils n’étaient pas près de me laisser filer. « Prétendez
simplement que vous savez ce que vous faites et appelez-nous si vous avez
besoin d’aide. » Bonté divine ! Bienvenue dans le rôle de Bronnie auxiliaire
de vie.
Mon empathie naturelle me permit de vaquer à ma tâche assez
convenablement pour quelqu’un qui n’y connaissait rien. Je me contentais
de traiter Ruth comme j’aurais traité ma grand-mère, qui avait beaucoup
compté pour moi. Répondant à ses besoins quand ils se manifestaient, je
m’organisais au fur et à mesure. Une infirmière passait plusieurs fois par
semaine et me posait des questions auxquelles je ne savais pas répondre.
Voyant que j’étais honnête avec elle, elle finit par m’aider énormément en
m’initiant aux médicaments, aux soins personnels et au jargon médical.
Mes employeurs passaient de temps en temps. Constater que ma cliente
était heureuse leur suffisait et ils repartaient. Ils ne soupçonnaient pas que je
commençais à m’épuiser, tant émotionnellement que physiquement. Je ne
suis pas certaine non plus d’en avoir eu conscience moi-même.
Livre uploadé par french-bookys.com

attention aux hackers qui tenteront de vous arnaquer


Ruth tirait sur sa sonnette de jour comme de nuit, et je descendais en un
éclair pour l’aider à s’installer sur sa chaise percée à côté de son lit. « Oh,
vous êtes très élégante », disait-elle en me voyant entrer. Son impression
d’élégance venait du fait que je portais parfois les cheveux en chignon, tout
simplement parce que j’étais trop épuisée pour les brosser. Et ma présumée
« séduisante » chemise de nuit venait de ma mère qui avait insisté pour que
je la prenne avec moi.
« Tu ne peux pas aller dans la maison de cette dame et dormir nue ou
dans une guenille, avait dit ma mère. Prends cette chemise et promets-moi
de la porter. » Ainsi, afin de respecter les souhaits de ma chère mère, je
portais une chemise de nuit de satin la nuit. J’étais assurément on ne peut
plus élégante, à moitié endormie dans sa chambre, y faisant irruption quatre
ou cinq fois par nuit, luttant pour ouvrir les yeux et ne désirant qu’une
chose : avoir un peu de temps pour me remettre de mon épuisement. Ruth
avait aussi besoin de moi la journée qui suivait et j’avais donc peu de
chance de rattraper quelques heures de sommeil. Je m’occupais également
des travaux ménagers auxquels je vaquais pendant qu’elle faisait la sieste.
Assise sur sa chaise percée, il lui prenait souvent l’envie de parler. Ruth
appréciait toutes les attentions qui lui étaient prodiguées après avoir vécu
seule pendant des années. J’appréciais aussi notre amitié, mais pour autant,
je n’aimais pas particulièrement entendre, à trois heures du matin, quelles
tasses et soucoupes avaient été utilisées au cours d’une soirée trente ans
auparavant, tandis qu’elle urinait dans sa chaise percée et que mon corps
n’avait qu’un désir, celui de retourner se coucher.
Au fil des semaines, Ruth relatait ses années passées autour de la baie et
des enfants jouant près du port. Chevaux et camions parcouraient
laborieusement toutes les rues tranquilles et livraient le lait et le pain. Les
dimanches montraient tous les gens du quartier parés de leurs plus beaux
habits pour se rendre à l’église. Ruth parlait de ses enfants quand ils étaient
petits et de son mari depuis longtemps décédé. Sa fille, Heather, que je
trouvais adorable, passait chaque jour, ou un jour sur deux, et apportait un
souffle d’air frais. Le fils de Ruth et sa famille vivaient à la campagne et si
Heather n’avait pas mentionné son frère, j’aurais facilement oublié son
existence. Il ne tenait pas un rôle actif dans la vie de sa mère.
Heather était le roc qui avait soutenu Ruth durant toutes les décennies qui
avaient suivi son veuvage. Le frère aîné de Ruth, James, l’aidait aussi ; sa
maison était située à un ou deux kilomètres et il passait chaque après-midi.
Vous saviez exactement l’heure qu’il était quand vous le voyiez arriver. Il
était là, dans le même chandail, jour après jour. Il avait déjà quatre-vingt-
huit ans et ne s’était jamais marié. L’esprit toujours vif, il avait un
merveilleux caractère. J’étais très heureuse de l’avoir rencontré et
appréciais la simplicité de sa vie.
Ruth ne se remettait pas de sa maladie et était encore alitée au bout d’un
mois. Elle passa d’autres examens et c’est alors que l’on m’informa qu’elle
était mourante.
En descendant vers le port, les larmes aux yeux, j’eus l’impression que
tout était irréel. Les enfants jouaient dans l’eau peu profonde. Le pont
dominant la baie oscillait légèrement chaque fois que des gens joyeux le
traversaient. Les ferries continuaient leurs circuits, depuis le quai circulaire
jusqu’au centre de la ville. Je marchais comme dans un rêve, tandis que des
rires s’élevaient d’un groupe de gens qui pique-niquaient.
M’adossant contre une falaise de grès, l’eau me léchant presque les pieds,
je levais les yeux vers le ciel. C’était l’une de ces parfaites journées d’hiver
durant lesquelles la chaleur du soleil agit comme un baume. Sydney ne gèle
jamais totalement en hiver, contrairement aux hivers européens. C’était un
jour agréable où l’on pouvait se contenter d’un léger manteau. Ayant
commencé à développer un lien avec Ruth, la pensée qu’elle puisse mourir
peu de temps après était douloureuse et m’attristait. Ma première réaction
fut le choc de sa disparition prochaine. Mes larmes coulèrent au moment où
un yacht passait, peuplé de jeunes gens heureux et sains. Je compris
également que je serais son auxiliaire de vie, celle qui prendrait soin d’elle,
jusqu’à la fin.
Ayant grandi dans une ferme d’élevage de bovins, puis de moutons,
j’avais vu beaucoup d’animaux mourir ou déjà morts. Ce n’était pas
nouveau pour moi, mais j’y étais toujours terriblement sensible. Cependant,
la société dans laquelle je vivais, la société moderne de culture occidentale,
n’était pas de celles qui exposent régulièrement les cadavres à son peuple.
Ce n’est pas comme dans certaines cultures où la mort est étalée au grand
jour et fait partie intégrante de la vie quotidienne.
Notre société a exclu la mort, comme pour démentir son existence. Ce
déni laisse la personne mourante, ainsi que la famille ou les amis,
totalement désarmés devant une chose qui est pourtant inévitable. Nous
allons tous mourir. Mais au lieu de reconnaître la réalité de la mort, nous
cherchons à la dissimuler. C’est comme si nous essayions de nous
convaincre que « loin des yeux, loin du cœur » fonctionne véritablement.
Mais ce n’est pas le cas, parce que nous continuons à chercher à nous
valoriser par le biais de notre vie matérielle liée à une attitude de crainte.
Si nous sommes capables de faire face à notre mort inévitable et de
l’accepter honnêtement avant qu’elle ne survienne, nous pouvons alors
modifier nos priorités avant qu’il ne soit trop tard. Cela nous donne
l’opportunité de diriger nos énergies vers des valeurs authentiques. Une fois
que nous avons reconnu qu’il ne nous reste qu’un temps limité, sans
néanmoins savoir s’il s’agit d’années, de semaines ou d’heures, nous nous
laissons moins diriger par l’ego ou par ce que pensent les autres à notre
sujet. Nous sommes au contraire guidés par ce que notre cœur désire
vraiment. Cette acceptation de l’approche inévitable de notre mort nous
donne l’opportunité de trouver une raison d’être supérieure et la satisfaction
pendant le temps qui nous est imparti.
J’ai maintenant pris conscience du préjudice causé par ce déni dans notre
société. Cependant, à l’époque, au cours de cette journée ensoleillée
d’hiver, j’ignorais tout simplement ce qui allait se passer avec Ruth et le
rôle que j’allais jouer en prenant soin d’elle. Reposant ma tête contre la
paroi de grès, je priais pour avoir la force nécessaire. Ayant déjà fait face à
de nombreux défis dans mon enfance et à l’âge adulte, je savais que je ne
me serais pas retrouvée à cet endroit si je n’avais pas été capable de faire le
travail. Cela ne diminuait pas pour autant ma tristesse et ma souffrance
personnelles.
Cependant, assise sous la chaleur du soleil ce jour-là, mes larmes
coulaient lentement et je savais que j’avais une tâche à accomplir, que je
donnerais à Ruth tout le bonheur et le confort possibles durant ses dernières
semaines. Je restais un long moment à méditer sur la vie et sur le fait que je
n’avais pas senti venir les choses. Je reconnaissais toutefois que j’avais
aussi des talents à partager et que c’était ce que l’on me demandait de faire.
Sur mon chemin de retour, une ferme résolution s’éleva en moi : je donnerai
le meilleur de moi-même dans cette situation et rattraperai mon sommeil
plus tard.
Mon employeur passa dans la soirée, le jour même. J’expliquais que je
n’avais jamais vu de mort, sans parler du fait que je ne m’étais jamais
occupée d’un mourant, mais mes paroles tombèrent dans l’oreille d’un
sourd. « La famille vous aime beaucoup, vous vous en sortirez. »
« Vous vous en sortirez » (tout comme « Tout ira bien ») est une
expression si courante en Australie que j’acceptais qu’il en soit ainsi. La
dégénérescence de Ruth fut assez rapide à compter de ce jour-là. D’autres
auxiliaires de vie venaient me relayer pendant mes jours de congé, et
comme ses besoins augmentaient, je fus exemptée du service de nuit. Les
autres auxiliaires continuaient toutefois à m’appeler, étant donné que je
supervisais la bonne marche des activités. Au moins, m’était-il désormais
possible de dormir la nuit.
Les journées restaient cependant particulières et, le plus souvent, j’étais
seule avec Ruth. L’environnement était paisible, avec des rires occasionnels
qui traversaient les arbres du parc situé plus bas, au bord du port. Heather
venait nous rendre visite, tout comme James et un ensemble de spécialistes
vaquant à leurs activités. J’apprenais beaucoup et m’améliorais énormément
dans mon rôle, sans encore en réaliser l’étendue. Je faisais simplement ce
qui était nécessaire et posais autant de questions que possible à chacun.
Un matin, alors que j’étais sur le point de prendre mes deux jours de
congé, toute contente d’aller en ville, de rendre visite à mon cousin et de
jouir d’un peu de détente après avoir supporté tout ce poids, je perçus une
odeur venant de la chambre. Soit l’auxiliaire de nuit ne l’avait pas
remarquée, soit elle n’avait pas voulu s’y attarder, en espérant laisser le
problème à la remplaçante de jour qui ne tarderait pas à arriver. Je fus
souvent témoin de ce genre de comportements dans les années qui suivirent.
Je ne pouvais évidemment pas laisser ma merveilleuse amie allongée
dedans une minute de plus. Ses intestins s’étaient relâchés et elle s’était
complètement vidée. Étendue et sans force, Ruth ne pouvait répondre à mes
questions que par de légers grognements. Ses organes vitaux les plus
importants déclinaient. L’auxiliaire de nuit l’essuya avec répugnance à
l’aide du magazine à commérages qu’elle lisait et m’aida à nettoyer cette
adorable femme et à changer ses draps. Ce fut un soulagement de voir
arriver l’auxiliaire de jour qui lâcha tout sur le champ et se précipita
immédiatement pour se mettre au travail avec bonne humeur. Ruth fut
nettoyée et, en un rien de temps, tomba dans un profond sommeil, épuisée.
Plus tard ce jour-là, je m’assis dans la forêt avec mon cousin, mais mon
cœur était resté dans la maison. Accueillant avec plaisir la légèreté et
l’humour que me procurait sa compagnie, j’étais heureuse de me promener
avec lui. Toutefois, rester absente deux nuits entières n’allait pas être
possible. Ruth hantait mes pensées et j’étais certaine qu’il ne lui restait plus
longtemps à vivre. Je n’étais chez mon cousin que depuis quelques heures
quand mon employeur m’appela pour me dire que Ruth vivait ses derniers
moments et me demander si je pouvais venir.
De retour tard dans la soirée, l’atmosphère sombre de la maison était
palpable avant même d’y entrer. Heather était là avec son mari, de même
que la nouvelle auxiliaire de nuit qui venait d’arriver. C’était une charmante
Irlandaise.
Heather me demanda si cela ne m’ennuyait pas qu’elle rentre chez elle.
Je lui répondis gentiment qu’elle devait faire ce qu’elle pensait être le
mieux pour elle. Elle partit donc. Après son départ, j’eus néanmoins un peu
de difficultés au début à ne pas porter de jugement sur la situation. Je ne
pouvais qu’imaginer ma propre mère en train de mourir, sachant que
j’aurais fait des pieds et des mains pour être avec elle à ce moment-là.
On dit que tout se résume à l’amour et à la peur : chaque émotion, chaque
action, chaque pensée. J’en conclus que c’était la peur qui avait guidé la
décision d’Heather, et je ressentis un élan de compassion et d’amour envers
elle. Depuis le début de notre association, j’avais cru voir en elle une
personne très pragmatique et plutôt détachée. Mais cette situation m’était
étrangère. Je ne voulais pas que mes propres croyances et conditionnements
obscurcissent l’estime que je portais à quelqu’un qui m’était devenu proche,
simplement parce qu’elle gérait les choses différemment de ce que j’aurais
fait.
Assise dans la pièce sombre avec Erin, l’autre auxiliaire de vie, je réussis
finalement à accepter et respecter l’attitude d’Heather. Elle avait fait ce
qu’elle devait faire, parce qu’elle avait fait tout ce qu’elle avait pu faire.
Pendant des dizaines d’années, elle avait veillé à la bonne organisation de la
vie de sa mère ainsi qu’à celle de sa propre famille. Elle était maintenant
complètement épuisée, à la fois physiquement et émotionnellement. Elle
avait donné tout ce qu’elle avait pu donner et voulait se rappeler de sa mère
dormant tranquillement, telle qu’elle le faisait au moment où elle avait
quitté la pièce. Je souris avec respect, heureuse d’avoir vu les choses ainsi.
Cependant, après avoir parlé à Heather les jours suivants, j’appris que
c’était Ruth qui lui avait fait comprendre qu’elle préférait la voir partir.
Heather connaissait assez bien sa mère pour être capable de déchiffrer ses
souhaits. Elle était donc partie par amour et non par peur. Des situations
similaires allaient se répéter dans les années suivantes. Les mourants n’ont
pas tous le désir de voir leur famille autour d’eux. Ils leur font leurs adieux
quand ils sont encore conscients et préfèrent parfois se remettre entre les
mains d’auxiliaires de vie pour permettre à leur famille de ne garder que les
bons souvenirs.
Erin et moi bavardions tranquillement dans la chambre de Ruth où
s’attardait la présence de la mort. Erin expliquait que, dans sa famille, la
chambre serait maintenant remplie de tous les proches. Les tantes, les
oncles, les cousins, les voisins et les enfants, tout le monde viendrait faire
ses adieux au mourant.
Nous restâmes silencieuses pendant un long moment, les yeux fixés sur
Ruth, observant et attendant. La nuit était incroyablement paisible et je lui
envoyais silencieusement de l’amour du fond du cœur. Nous nous
remettions à parler à nouveau, avant de redevenir silencieuses. Erin était la
personne parfaite avec qui partager l’expérience, car elle s’impliquait
vraiment. C’était naturel pour elle.
« Elle a ouvert les yeux », me dit-elle soudain, alarmée. Ruth était restée
plongée dans un semi-coma jusqu’à maintenant. « Elle vous regarde. »
Je me rapprochai du lit et pris la main de Ruth : « Je suis là, ma chérie.
Tout va bien. »
Elle me regarda droit dans les yeux et un instant plus tard, son esprit
commença à quitter son corps. Celui-ci fut secoué pendant un bref moment.
Lui parlant silencieusement du fond du cœur, je remerciai Ruth pour ce que
nous avions partagé, lui dis que je l’aimais et lui souhaitai un bon voyage.
Ce fut un moment extrêmement solennel, rempli de calme et d’amour.
Debout dans la pièce sombre, tous mes sens en éveil, je pensais
intérieurement combien j’avais été bénie d’avoir passé ce moment avec elle.
Puis, à notre grande surprise, le corps de Ruth reprit une grande
inspiration. Je fis un bond en arrière en jurant, mon cœur s’affolant dans ma
poitrine. « Merde alors », dis-je à Erin.
Elle se moqua de moi. « C’est tout à fait normal, vous savez, Bronnie.
Cela arrive souvent. »
« Ah bon, merci de me prévenir », répondis-je choquée en lui souriant.
Mon cœur battait fort et toute la révérence du moment avait disparu. Je me
rapprochai à nouveau du lit en hésitant. « Cela risque-t-il de se
reproduire ? », murmurai-je à Erin.
« C’est possible. »
Nous attendîmes en silence une minute ou deux, en retenant notre
souffle. « Elle est partie, Erin, je peux sentir qu’elle est partie », dis-je
finalement.
« Que Dieu la bénisse. » Nous avions prononcé cette phrase en même
temps. Rapprochant nos chaises, nous nous assîmes avec Ruth quelques
instants, dans un silence sacré et un respect affectueux. J’avais aussi besoin
de me calmer, après l’effroi que je venais de ressentir.
Heather et mon employeur m’avaient demandé de les appeler quand le
moment serait venu. C’est ce que je fis. Il était environ deux heures et
demie du matin. Il n’y avait plus rien qu’ils puissent faire maintenant. Ils
m’avaient aussi donné les directives à suivre plus tôt dans la journée.
J’appelai donc le médecin pour qu’il vienne établir un certificat de décès,
puis le funérarium.
Erin et moi nous assîmes dans la cuisine jusqu’à l’enlèvement du corps
de Ruth qui eut lieu approximativement au lever du soleil. En attendant,
nous avions toutes deux continué à aller la voir régulièrement. Nous étions
irrésistiblement poussées à continuer à veiller sur son corps, même si elle
l’avait quitté. Je n’aimais pas la laisser seule dans la chambre. Le moment
étrange et sombre qui suivit était très particulier en un sens. Mais il régnait
aussi un vide tangible dans la pièce cette nuit-là, après son décès.
Le jour suivant, on me proposa de rester encore un peu dans la maison de
Ruth. Heather me dit qu’il faudrait des mois pour établir la succession et,
plutôt que de laisser la maison à l’abandon, la famille se sentirait plus
rassurée si quelqu’un l’occupait. Je vécus donc dans la maison de Ruth
pendant quelque temps, ce qui fut une bénédiction pour ma santé physique.
En outre, c’était agréable d’être dans un lieu qui m’était devenu familier.
J’avais pris conscience qu’un travail vingt-quatre heures sur vingt-quatre
devenait trop épuisant. N’ayant jamais pu faire les choses à moitié, je
comprenais maintenant qu’il me faudrait quitter mes futurs patients dès que
l’autre équipe prendrait son service, et rentrer chez moi chaque nuit. Le
travail d’auxiliaire de vie était beaucoup plus exigeant que celui de simple
dame de compagnie.
Durant les mois qui suivirent, j’aidais Heather à ranger les affaires qui
avaient appartenu à Ruth. Son monde physique était démantelé morceau par
morceau, comme c’est le cas pour tous. J’avais été nomade pendant si
longtemps que j’avais gardé une aversion pour toute accumulation de biens.
En conséquence, je déclinai les nombreuses propositions que me faisait
gentiment Heather. Ce n’étaient, après tout, que des choses matérielles et,
bien qu’elles aient appartenu à Ruth, je savais que son souvenir resterait
intact dans mon cœur.
J’étais cependant tombée amoureuse de deux vieilles lampes qui sont
encore avec moi aujourd’hui. Plus tard, la maison de Ruth fut démolie par
les nouveaux propriétaires et remplacée par un bâtiment moderne en béton.
Le vieux frangipanier qui avait répandu ses parfums d’été dans toute la
maison durant des décennies fut coupé en un clin d’œil et remplacé par une
piscine. Une invitation me fut envoyée pour assister à la pendaison de
crémaillère.
Les gens qui avaient acheté la maison de Ruth étaient gênés par les
araignées et leurs toiles qui reliaient les arbres du jardin. Ruth et moi avions
pris l’habitude de nous asseoir sous la véranda ensoleillée pour observer
l’araignée Golden Orb tisser sa toile, si solidement que nous pouvions la
soulever pour passer dessous. C’était une merveille que nous avions toutes
deux admirée et partagée. Debout près de la piscine, regardant toutes ces
plantes à la mode qui avaient remplacé un jardin d’amour et de longévité, je
fus enchantée d’apercevoir une araignée Golden Orb tisser sa toile sur l’une
des nouvelles plantes.
J’envoyai de l’amour à Ruth en souriant et je compris que, à sa façon,
elle était venue me rendre visite ce jour-là. Sa maison avait peut-être
disparu, mais son esprit était avec moi. Je remerciai le nouveau propriétaire
de son invitation, bavardai un peu, puis descendis vers le port. M’asseyant à
l’endroit où j’avais appris que Ruth était en phase terminale, je fus emplie
de reconnaissance pour tout ce que nous avions partagé et pour les leçons
que j’avais apprises de notre association.
Au cours de cette journée d’été, je souris en réalisant tout ce que j’avais
reçu, qui allait bien au-delà d’un hébergement gratuit. Tandis que cette
heureuse journée se déployait devant moi, je continuai à sourire de
gratitude. Et, en m’ayant incitée à diriger mon regard sur cette araignée
Golden Orb, Ruth m’avait déjà rendu mon sourire.
Sincérité et abandon

Quelques changements inopinés se présentèrent sur mon chemin après le


départ de Ruth. Lors des relèves de service, je rencontrais d’autres
auxiliaires de vie. C’était le seul bref moment où je côtoyais d’autres
membres du personnel. Durant les douze longues heures avant la relève,
aucun bavardage ni aucun rire ne se faisaient entendre, la seule occasion de
se voir étant ce moment de transition. Le client, la famille ou les
professionnels médicaux qui passaient étaient devenus les seuls contacts.
Cela rendait la relation encore plus intime et me donnait également le
temps de lire et d’écrire occasionnellement, et de continuer ma pratique de
méditation ou de yoga. Beaucoup d’auxiliaires de vie devenaient folles
d’être laissées trop longtemps à elles-mêmes, et il n’était pas rare d’arriver
dans une maison et de trouver la télévision allumée avant le petit-déjeuner.
J’étais reconnaissante d’avoir appris à apprécier ma propre compagnie et les
longues heures de silence me convenaient parfaitement. Même s’il y avait
des gens aux alentours, avec une personne mourante dans la maison, ils
étaient généralement paisibles.
Tel fut le cas quand j’arrivais chez Stella, dans une maison située dans
une banlieue aux rues bordées d’arbres. Ses habitants étaient des gens
calmes et gentils, et pas seulement parce qu’elle était mourante. Stella avait
de longs cheveux blancs et raides. « Gracieuse » fut le premier mot qui me
vint à l’esprit en la voyant, malgré le fait qu’elle était alitée et malade. Son
mari, George, était un très bel homme et me souhaita la bienvenue avec
naturel.
Accepter qu’un membre de la famille soit à l’article de la mort est une
expérience marquante. Quand cette personne atteint le stade où elle a besoin
d’une aide vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la vie que connaissent ces
gens s’en trouve totalement transformée. Tel fut le cas pour Georges et
Stella : leur intimité et les moments particuliers qu’ils passaient tous les
deux, seuls dans leur maison, disparurent à jamais.
Les auxiliaires de vie allaient et venaient, se relayaient matin et soir.
Certaines venaient régulièrement, tandis que d’autres ne passaient qu’une
seule fois, entre leurs visites chez leurs propres clients réguliers. Il fallait
donc faire face à de nouveaux visages, de nouvelles personnalités et une
éthique de travail différente. Je devins très vite l’auxiliaire de jour régulière
de Stella. Une infirmière venait aussi, de temps en temps, ainsi que le
médecin des soins palliatifs. C’était un homme que j’allais rencontrer
brièvement chez de nombreux clients au cours des années suivantes,
quelqu’un de très particulier, charmant et au cœur d’or.
Après mes premiers essais avec Ruth, mon employeur m’avait félicitée
en disant que je m’en étais très bien tirée et m’avait proposé un stage en
soins palliatifs, au cas où j’aurais l’envie de me diriger dans cette voie.
J’avais accepté, car je sentais que la vie m’appelait à ce moment-là dans
cette direction. Le temps passé avec Ruth et les leçons que j’en avais appris
avait eu un profond impact sur moi, me laissant le désir d’approfondir et
d’expérimenter davantage ce domaine.
Mon stage impliquait deux ateliers. L’un apprenait aux auxiliaires de vie
à bien se laver les mains. L’autre était une courte démonstration sur la
manière de soulever les malades sans dommage. Ce fut là toute l’étendue de
ma formation officielle. En m’envoyant travailler chez Stella, mon
employeur m’avait recommandé de ne pas dire que je n’avais eu affaire
qu’à une seule cliente nécessitant des soins palliatifs. Il était certain que
j’étais capable de faire le travail, et je le fus.
L’honnêteté a toujours fait partie intégrante de ma personnalité.
Cependant, quand la famille m’avait interrogée sur mon expérience, je
m’étais retrouvée à mentir, tout simplement parce que j’avais besoin de ce
travail. En outre, de nouvelles lois venaient d’être entérinées sur les
qualifications du personnel, et je n’en possédais aucune. Bien que je ne
puisse pas apporter les preuves des compétences que j’avais mises en avant
en parlant de mon expérience précédente, je voulais que la famille de Stella
se sente à l’aise avec moi. Je savais au fond de moi que je pouvais faire le
travail correctement, étant donné que c’était plus une question de gentillesse
et d’intuition qu’autre chose. Je continuais donc à mentir quand ils
m’interrogèrent, en exagérant le nombre de personnes dont j’avais pris soin.
Bluffer me mit cependant si mal à l’aise que je savais que je ne pourrais
plus jamais le faire pour un autre client.
Stella était très à cheval sur l’hygiène et voulait que l’on change ses draps
chaque jour. Mais c’était aussi une femme élégante et elle insistait pour
porter une chemise de nuit assortie à la couleur ou aux motifs des draps.
George plaisanta un jour avec moi en me racontant qu’il s’était retrouvé
dans une situation difficile un jour où il avait choisi des draps qui ne
correspondaient pas à la couleur de la chemise de nuit qu’elle voulait porter.
Je lui répondis en riant ce que j’avais fini par dire aux familles de la plupart
de mes futurs clients : « Si cela peut lui faire plaisir. »
Un jour, cette grande femme raffinée, allongée, mourante, dans les draps
et la chemise de nuit qu’elle avait choisis, me questionna sur ma vie.
— Méditez-vous ?, me demanda-t-elle.
— Oui, répondis-je avec joie. Ce n’était pas une question à laquelle je
m’attendais.
Stella continua : — Quelle voie suivez-vous ? Je lui expliquai et elle
hocha la tête.
— Faites-vous du yoga ? demanda-t-elle.
— Oui, répondis-je à nouveau. Mais pas autant que je le voudrais.
— Méditez-vous tous les jours ?
— Oui, deux fois par jour.
Je ne pus m’empêcher de sourire quand, quelques secondes plus tard, elle
répondit d’une voix douce : « Oh, Dieu merci. Je vous attends depuis des
années. Maintenant je peux mourir. »
Stella avait été professeur de yoga pendant quarante ans, bien longtemps
avant que cette discipline soit devenue une pratique courante dans la culture
occidentale. À l’époque, elle était considérée comme une étrange lubie
venue de l’Orient. Stella s’était rendue en Inde plusieurs fois et consacrait
beaucoup de temps à sa voie.
Au début, étant donné que c’était trop extravagant pour le monde dans
lequel elle vivait, Stella disait qu’elle était professeur de gymnastique quand
on l’interrogeait, plutôt que professeur de yoga. Puis, la société ayant
heureusement évolué et le yoga étant devenu une activité plus
traditionnelle, elle était sortie de sa réserve et avait enseigné les arts et la
sagesse relative à sa voie à de nombreux étudiants.
Son mari était un professionnel à la retraite, qui faisait encore des travaux
à domicile. Il bricolait tranquillement dans la maison et j’appréciais sa
présence. La bibliothèque était pleine de classiques spirituels. J’en avais lu
un grand nombre, mais il y en avait beaucoup que j’avais eu envie de lire,
sans en avoir eu le temps. C’était le rêve d’un lecteur qui devenait réalité,
surtout pour quelqu’un qui s’intéressait autant à la philosophie, à la
psychologie et à la spiritualité. J’en dévorais le plus possible. Stella
émergeait de son sommeil, me demandait quel livre je lisais, à quel passage
j’en étais, et faisait ses commentaires. Elle les connaissait tous. Quand elle
était assez alerte pour avoir de longues conversations, ce qui était trop rare à
mon goût, c’était toujours sur la philosophie. Nous partagions de
nombreuses théories et découvrîmes que notre façon de penser n’était pas
très différente.
Ma pratique du yoga s’améliora beaucoup. Je n’étais pas obligée de
dissimuler ce que je faisais ou d’aller dans une autre pièce. La porte de la
chambre de Stella n’étant jamais fermée, de l’air frais y circulait toujours.
C’était un endroit merveilleux pour travailler. Son paisible chat blanc,
appelé Yogi, était couché au bout du lit et me regardait. Étant donné que les
après-midi étaient particulièrement tranquilles dans les environs, je profitais
de ce moment pour travailler mes étirements et ma respiration. Quand je
pensais Stella endormie, j’étais ravie qu’elle fasse un commentaire sur ce
que j’étais en train de faire, pour améliorer ma posture ou pour en essayer
une similaire, peut-être plus dynamique et plus difficile, avant de replonger
dans son sommeil.
À cette époque, je faisais du yoga depuis environ cinq ans. J’avais
commencé à Fremantle, un district de Perth, quand je vivais dans la partie
occidentale de l’Australie. Deux fois par semaine, j’enfourchais ma
bicyclette et roulais jusqu’à Fremantle, deux districts plus loin. Notre
professeur s’appelait Kale. Il fut vraiment pour moi un merveilleux
initiateur au yoga. Il n’avait découvert cette vocation que tardivement. Une
blessure au dos l’y avait conduit. Il était évident que la vie avait de grands
plans pour lui et il avait suivi l’appel, pour le plus grand bienfait de ses
nombreux étudiants assidus.
Quand nous avions quitté Perth, la vie était devenue instable pendant
quelque temps. Mais le yoga continuait à m’appeler. Partout où je vivais, je
recherchais des cours et en suivais parfois un brièvement. Cependant,
trouver un cours dans lesquels j’arrivais à me connecter autant que dans
ceux de Kale fut impossible. C’était introuvable.
Durant les moments passés dans la chambre de Stella, je m’aperçus que
je n’étais pas vraiment reliée à ma pratique, étant donné que je recherchais
encore un professeur au lieu de trouver la connexion en moi-même. Ceci
changea à jamais, grâce aux conseils de la vieille dame. Depuis, j’ai suivi
d’autres cours qui me poussaient un peu plus loin que ne le faisait ma
pratique personnelle. C’était aussi un bon moyen de rencontrer des gens
animés d’un même esprit. Cependant, je ne déroge plus à ma pratique
quotidienne à la maison, maintenant que je sais que la pratique elle-même
est le professeur. Stella a laissé ses marques sur sa dernière étudiante.
Sa plus grande frustration tenait au fait qu’elle était prête à mourir et que
cela n’arrivait pas. J’arrivais le matin et lui demandais comment elle se
sentait. « Eh bien, comment croyez-vous que je me sente ?, répondait-elle.
Je suis encore là et je ne le veux pas. »
En outre, elle n’était plus capable de méditer. Après toutes ces années de
pratique de discipline mentale et de ce lien qu’elle avait établi avec elle-
même par le biais de la méditation, elle pensait que ce serait une chose
naturelle, maintenant qu’elle était sur le point de rentrer à la maison. En
fait, elle pensait que sa pratique s’intensifierait. Mais c’était la mienne qui
se renforçait. Chaque après-midi, quand elle retombait dans le sommeil, je
faisais mon assise quotidienne. « Vous avez beaucoup de chance, me disait-
elle plus tard. C’est si frustrant, je ne peux pas méditer et je ne peux pas
mourir. »
« Peut-être êtes-vous encore là pour moi. Peut-être y a-t-il d’autres
choses que j’ai besoin d’apprendre de vous et c’est pourquoi le moment
n’est pas encore venu », suggérais-je.
Elle hochait la tête. « Je peux admettre cela. »
Comme c’est souvent le cas quand deux personnes interfèrent, nous
étions là pour apprendre l’une de l’autre. Alors que j’abordais le sujet de
l’abandon de soi, Stella commença à ressentir une paix intérieure plus
profonde. Je m’assis à côté de son lit et lui parlai de mon passé, de la
manière d’apprendre à lâcher prise et elle écouta avec intérêt.
Au fil des années, j’avais vécu en me laissant guider par ma foi. Je lui
racontai comment, des années auparavant, j’avais pris la route du sud avec
rien d’autre qu’un réservoir de fuel, cinquante dollars en poche et
l’intention de me rendre dans un lieu plus tranquille pendant quelque temps.
Ayant en tête une ville de la côte lointaine de la Nouvelle-Galles du Sud, je
m’étais orientée vers cette direction. J’avais rendu visite à des amis en
chemin et trouvé un travail pendant deux jours qui m’avait permis de
poursuivre mon voyage. Vivant depuis longtemps en nomade, j’avais des
amis éparpillés un peu partout et c’était une joie de les revoir,
particulièrement ceux avec qui je n’avais plus de contact depuis plus d’une
dizaine d’années. J’avais finalement atteint la ville prévue, mais avec très
peu d’argent en poche.
Un camp de caravanes en altitude offrait la meilleure vue sur la ville,
surplombant l’immense océan Pacifique. Je m’y étais arrêtée pour la nuit.
J’avais retiré les sièges arrière de ma vieille jeep pour y installer un matelas.
J’avais relevé les rideaux avant de reprendre la route, et c’est ainsi que
j’étais libre de me déplacer. En consultant les opportunités de travail dans la
ville, les choses m’avaient semblé difficiles à première vue. Mais c’était
l’automne, l’époque de l’année que je préférais. Je m’étais donc contentée
de savourer le temps parfait pendant deux jours et de faire beaucoup de
marche.
Cependant, payer mon emplacement au camp de caravanes n’allait plus
être possible à terme. Mon argent s’épuisait et je ne m’y rendais que pour
prendre une douche et pour avoir un pied-à-terre, pendant que je cherchais à
établir des contacts. J’achetai donc un peu de nourriture et me rendis dans
les bois, en suivant des traces jusqu’à une rivière intérieure pas très
éloignée. Ayant déjà vécu en faisant totalement confiance à mon guide
intérieur, je savais qu’il me faudrait à nouveau affronter mes peurs. Si je
voulais agir sur la seule base de la confiance, je devais mettre mon mental
de côté, et c’était toujours la chose la plus difficile.
Des vieilles habitudes malsaines refaisaient surface dans mon esprit,
séquelles de mon conditionnement passé et des opinions de la société qui
m’assurait que je ne pourrais vivre ainsi. La peur commençait à pointer son
horrible visage, tandis que je me demandais comment diable, j’allais encore
pouvoir m’en sortir. Revenir au moment présent était la seule chose qui
m’avait sauvée auparavant et la seule qui pouvait me sauver à ce moment-
là. Et il n’y a pas de meilleur endroit pour affronter vos peurs que la nature,
où vous pouvez revenir au vrai rythme de la vie.
Quand les peurs sommeillaient, je profitais des jours merveilleux d’un
quotidien sans complication, mangeant une nourriture simple et complète,
nageant dans la rivière de cristal propre et limpide, observant les curieux
visages de la vie sauvage aller et venir, écoutant les oiseaux et leurs variétés
de chants et lisant. C’était un moment sacré, merveilleux et spacieux.
Presque deux semaines s’étaient écoulées avant que je ne rencontre
quelqu’un. Le jour où je vis enfin du monde fut agréable. C’était une
famille composée de trois générations, qui pique-niquait au bord de la
rivière. Je me fis alors la réflexion que ce devait être le week-end. Je laissai
ma jeep ouverte et partis pour une longue promenade dans la forêt, pour les
laisser profiter de l’endroit. À la fin de la soirée, je me couchai à l’arrière de
ma jeep, en laissant la porte et les fenêtres ouvertes, et me mis à lire. La
belle lumière du crépuscule filtrait magiquement à travers les arbres.
Alors que la famille était sur le point de partir, la femme qui avait mon
âge, mère de deux enfants, s’éloigna, tandis que son mari, ses parents et ses
enfants se dirigeaient vers leur voiture. Elle marcha tranquillement vers moi
et s’assit dans ma jeep. Je levais les yeux de mon livre, un peu étonnée et
souris quand elle me murmura simplement : « J’envie votre liberté. » Sur
ce, nous éclatâmes de rire, puis elle partit, sans en dire davantage ni me
laisser le temps de répondre.
Couchée dans la jeep cette nuit-là, les rideaux ouverts, les grenouilles
chantant près de la rivière et une couverture de millions d’étoiles me tenant
compagnie, je souris en pensant à elle. Elle avait raison. J’étais libre comme
l’air. Je n’avais pas assez d’argent ni à manger pour le lendemain, mais à ce
moment même, j’étais aussi libre qu’on pouvait l’être.
Les gens m’ont souvent interrogée depuis sur les différentes excursions
que j’ai faites dans la brousse et autres endroits du pays, me demandant si
j’avais eu peur pour ma vie. La réponse est « non », j’ai rarement eu des
raisons d’avoir peur. Il y a eu une ou deux situations potentiellement
délicates, comme l’épisode de l’auto-stop. Mais je m’en étais sortie sans
mal et considérais ces rares occasions comme de bonnes leçons. Comme
tous mes déplacements se faisaient intuitivement, je faisais de mon mieux
pour avancer avec confiance, sachant que l’on veillait sur moi.
Cependant, nous sommes des créatures sociales et je revins donc en ville.
J’appelai ma mère, avec laquelle j’entretenais une relation saine et
affectueuse. En tant que mère, elle s’inquiétait toujours un peu de mon bien-
être. Mais une autre partie d’elle-même comprenait que la vie nomade
faisait partie de moi. La veille, elle avait dépensé deux dollars dans l’achat
d’un ticket de loterie, dans l’intention de me faire gagner un peu d’argent.
C’est une personne si naturellement généreuse que la vie exauça son vœu.
« Tu me donnes tellement par bien d’autres biais, me dit-elle. J’insiste
pour que tu prennes cet argent. De toutes façons, c’était dans l’intention de
t’aider que j’ai acheté ce ticket. » C’est ainsi que je m’étais retrouvée avec
assez d’argent pour vivre pendant les deux semaines suivantes.
Me réveillant dans ma jeep au milieu du camp de caravanes le jour
suivant, je me rendis sur les rochers pour assister au lever du soleil sur
l’océan. J’adorais cette première vision de lumière, quand les étoiles brillent
encore, mais qu’un nouveau jour se prépare. Tandis que le ciel devenait
rose, puis orange, j’observais un groupe de dauphins joueurs nager au loin,
bondissant hors de l’eau par pur plaisir. Je sus dès lors que tout allait bien se
passer.
Après avoir longtemps discuté avec moi de la vie et des voyages, le
propriétaire du camp revint me trouver plus tard dans la journée, en
brandissant une clé. « La caravane numéro huit sera libre pendant une
dizaine de jours. Profitez-en et je vous défends de me verser un seul
centime. Si ma fille dormait à l’arrière de sa voiture, je serais content que
quelqu’un fasse la même chose pour elle », déclara-t-il.
« Que Dieu vous bénisse, Ted, merci », lui dis-je en luttant pour retenir
des larmes de gratitude.
J’avais donc un toit sur la tête pour dix nuits et un endroit où cuisiner.
Cependant, à ce moment-là, les peurs liées à ma situation commençaient à
ressurgir en moi avec force. Je devais gagner de l’argent. Mes réserves de
nourriture diminuaient. Je me rendais chaque jour dans les entreprises de la
ville et, malgré toutes les rencontres que j’y faisais, je ne recevais aucune
proposition d’emploi. En remontant la côte vers le promontoire et la
caravane, je pris une profonde inspiration, essayant de rester présente, mais
aussi de trouver une solution.
Je détestais cette partie de ma vie, cette force qui me contraignait à
toujours faire fi de toute prudence et à créer sans arrêt des situations aussi
risquées. Cependant, j’en étais dépendante. Chaque fois, j’affrontais mes
peurs de front et je retombais, toujours sur mes pieds. En quelque sorte,
chaque saut dans l’inconnu devenait plus difficile au fur et à mesure qu’il
me rapprochait du cœur de mes peurs les plus profondes. En même temps, il
devenait aussi plus facile. J’avais mis ma foi à l’épreuve à plusieurs
occasions et en avais tiré une sagesse et une confiance en moi encore plus
profondes de ce processus. En outre, la vie prenait ainsi un tout autre sens
pour moi, malgré les moments très difficiles auxquels je devais parfois faire
face. Je ne pouvais tout simplement pas m’intégrer dans la société
traditionnelle et le mode sur lequel elle fonctionnait.
C’est à ce moment-là, alors que j’observais la marée monter, que
l’importance de s’abandonner, de lâcher prise et de laisser la nature tisser sa
magie, me revint en mémoire. La même force qui équilibre le flux des
marées, la force qui voit naître et mourir les saisons dans une parfaite
continuité, et qui crée la vie, était certainement capable de m’apporter les
opportunités dont j’avais besoin. Mais il me fallait d’abord lâcher prise.
Tenter de contrôler le timing et les événements était une terrible perte
d’énergie. Mes intentions étaient déjà inscrites ailleurs et j’avais fait tout ce
qui était en mon pouvoir. Il ne me restait plus qu’à libérer le passage.
Je me moquai gentiment de moi en me rappelant que j’avais oublié tout
cela. C’était une leçon des époques précédentes. Quand je me retrouvais
dans une situation extrêmement délicate, la seule chose que je pouvais faire
était de m’abandonner et d’attendre de voir où cela allait me mener. Le
temps était venu de lâcher prise à nouveau.
S’abandonner ne signifie pas renoncer, loin de là. Il faut un énorme
courage pour s’abandonner. Le plus souvent, nous ne pouvons le faire que
quand la douleur liée à nos tentatives de contrôler les résultats devient trop
difficile à supporter. Atteindre ce niveau est en fait libérateur, même si ce
n’est pas agréable. Être capable d’accepter qu’il n’y a absolument rien
d’autre que vous puissiez faire, excepté passer le relais à la force
supérieure, est le catalyseur qui finalement ouvre le passage.
Le matin suivant, je dévalai les rochers vers la mer où jouaient des
dauphins qui vinrent à nouveau me saluer au lever du soleil. Je me sentais
complètement vide et épuisée après cet assaut de peur, de douleur et de
résistance, qui m’avait finalement conduite à l’abandon. L’épuisement
émotionnel m’avait anéantie. Mais en regardant les dauphins, j’intégrai la
nouvelle aube et lentement, doucement, me laissai recharger d’espoir.
Au cours d’une conversation ordinaire avec d’autres vacanciers du camp
de caravanes, je me vis offrir un emploi à Melbourne quelques jours plus
tard, à sept heures environ, vers le sud. « Pourquoi pas ? », pensais-je.
J’étais libre d’aller où bon me semblait et voulais de toute façon vivre dans
un climat plus doux. Très vite, Melbourne devint ma ville australienne
préférée et le reste encore aujourd’hui. Mais à l’époque, je n’avais pas
envisagé de déménager là-bas et ne soupçonnais pas tous les avantages que
j’allais tirer en vivant dans une telle ville créatrice. Ce ne fut qu’en
m’abandonnant et en restant présente que j’avais pu permettre la venue de
cette opportunité de travail sur mon chemin.
Stella et moi sourîmes une fois mon histoire terminée. Elle mangea sa
moitié de fraise, en approuvant sans aucune trace de jugement. Elle avait
essayé de contrôler le moment de son départ. Il était temps d’abandonner ce
contrôle et, même si elle n’en aimait pas particulièrement l’idée, elle
acceptait qu’il puisse s’écouler encore quelque temps avant que n’arrive son
heure. Il faut neuf mois pour que le corps se forme. Il lui faut parfois aussi
un peu de temps avant son extinction.
Elle était cependant très faible et n’absorbait presque plus rien. Elle
n’avait pas d’énergie pour manger, mais elle acceptait des petits morceaux
de fruits, simplement pour en avoir le goût. La veille, ça avait été deux
raisins, ce jour-là, la moitié d’une fraise.
Sa maladie aurait dû la faire beaucoup souffrir, surtout qu’elle sévissait
déjà bien avant qu’elle soit diagnostiquée. Pourtant, la douleur était infime,
au grand étonnement de son médecin. Elle ne ressentait que de
l’épuisement, tandis que le mal se propageait. Tout le travail qu’elle avait
accompli dans son parcours spirituel lui avait permis d’établir un lien
profond avec son corps qui la bénissait maintenant en lui évitant la douleur.
Ce fut aussi ce qui lui permit de s’éteindre doucement, le moment venu.
Deux ou trois jours avant, j’avais remarqué que ses doigts avaient gonflé
au point que son alliance lui rentrait profondément dans la chair et semblait
gêner la circulation. Après que je lui ai téléphoné, mon employeur me
conseilla de retirer la bague. Avec George allongé à côté d’elle sur le lit, je
baignais son doigt dans l’eau savonneuse afin de pouvoir retirer doucement
l’alliance. Cela prit beaucoup de temps, et Stella et George se mirent tous
deux à pleurer. J’avais l’impression de me faire l’avocat du diable, excepté
qu’au moment où je parvins à retirer le symbole de leur amour qu’elle avait
porté plus d’un demi-siècle, j’étais aussi en larmes.
Toujours aussi délicat, George l’appelait par les noms affectueux qui
avaient fait partie de leur vie conjugale depuis bien longtemps. Je quittai la
pièce pour les laisser partager un rare moment d’intimité, allongés dans les
bras l’un de l’autre, sans doute pour la dernière fois. Tandis que j’étais en
pleurs dans la salle de bain, je me sentis privilégiée d’avoir été le témoin de
la profondeur de l’amour qui les unissait. C’était différent de tout ce que
j’avais vu jusque-là. Ils étaient de véritables amis, pleins de gentillesse, et
respectueux de tous, particulièrement l’un de l’autre. C’était néanmoins
douloureux pour moi de les avoir vu pleurer au moment où l’alliance avait
été retirée pour toujours du doigt de Stella.
Leur fils et leurs filles leur rendaient régulièrement visite, encore plus
souvent maintenant que la fin était proche. Ils étaient très différents les uns
des autres. Mais tous étaient honnêtes et charmants. Je me sentais
particulièrement attirée par l’une des filles.
Un jour où une fraîcheur inattendue s’était soudain installée, j’avais pris
mon service, trop légèrement vêtue. George insista pour que je passe un
gilet appartenant à Stella. Tous deux convinrent qu’il m’allait parfaitement.
C’était le genre de vêtements que vous ne remarquez habituellement pas
dans le magasin, car ce n’est pas votre style. Mais quand vous le passez,
vous tombez immédiatement sous le charme. Ce jour-là, toute la famille, y
compris Stella, me pria de garder le cardigan. Je le porte encore des années
plus tard. Elle avait du style, notre Stella.
Cette nuit-là, elle tomba dans le coma alors que je dormais chez moi. En
revenant au matin, je trouvais une maison à l’ambiance solennelle. George
et leur fils, David, étaient là. Tandis qu’une légère brise entrait par la porte
de la chambre, George s’allongea sur le lit à côté de sa merveilleuse femme.
Sa main tenait la sienne qui s’était maintenant refroidie. Stella vivait
encore, mais quand la mort est imminente, le sang arrive difficilement aux
extrémités. Ses pieds avaient aussi perdu de leur chaleur. David s’assit sur
une chaise en lui tenant l’autre main. Je m’installai au pied du lit, les mains
sur ses pieds. Je suppose que j’avais simplement besoin de la toucher aussi.
Après plus de douze heures de coma profond, Stella ouvrit les yeux et
sourit à quelque chose en direction du plafond. George s’assit. « Elle sourit,
déclara-t-il alarmé. Elle sourit à quelque chose. »
Stella n’avait plus aucune conscience de notre présence. Mais le sourire
qu’elle avait adressé à qui ou à quoi que ce soit qu’elle regardait avait
cimenté quelque chose en moi qui ne m’a jamais quittée depuis. Ayant déjà
fait l’expérience de méditations qui m’avaient emportée vers des lieux de
félicité, bien au-delà du plan humain habituel, je n’avais aucun doute sur la
vie après la mort. Mais en regardant le bonheur incroyable de Stella qui
souriait au plafond, les yeux ouverts, j’ai su, avec une conviction absolue,
que rien ne pourrait plus me faire dévier de cette croyance. Il existe un autre
endroit où aller, ou bien vers lequel se tourner.
Après avoir souri, Stella fit entendre un petit soupir, ses yeux se
révulsèrent, puis tout devint calme. George et David me regardèrent pour
confirmation. N’ayant que la seule expérience de la mort de Ruth,
j’attendais le grand soupir, qui ne venait pas. « Est-elle morte, est-elle
morte ? », demandaient-ils le cœur brisé de désespoir et de chagrin.
Je tentais de trouver le pouls de son cou, mais mon cœur battait si fort
que je n’entendais que le rythme de mes battements. Je sentis une immense
pression m’écraser et n’avais aucune idée de ce que je devais faire. Ils me
regardaient désespérément. Je ne voulais pas déclarer qu’elle était morte
pour m’apercevoir après qu’elle avait encore un ou deux jours à vivre, ou
ne serait-ce qu’une dernière inspiration à prendre. Je me mis donc à prier
pour être guidée.
Un calme m’envahit alors que je la regardais et je sus qu’elle nous avait
quittés. Son départ avait été si doux, si gracieux et si léger que je n’avais
pas été capable de le discerner. Toutefois, cette onde d’amour qui me
balayait me confirma qu’elle était partie. J’opinai de la tête et George et
David quittèrent immédiatement la chambre. Un sanglot des plus déchirants
résonna à travers la maison tandis que George prenait conscience que son
épouse chérie était partie. Je m’assis en silence avec Stella en laissant
couler mes propres larmes.
Deux heures plus tard, le reste de la famille étant présent pour s’occuper
des détails pratiques, nous nous fîmes nos adieux. Le matin avait laissé
place à une journée très chaude et je réfléchissais à ce que j’allais faire de
moi, n’ayant envie que de distraction superficielle. Conduisant la même
jeep qui avait déjà parcouru tous ces kilomètres, je devais claquer la porte,
côté conducteur, pour bien la fermer. Je le faisais depuis un certain temps,
mais ce jour-là, la vitre vola en éclat et tomba dans le panneau intérieur de
la porte. Je restai assise, là, à la fixer, déjà hébétée par les événements de la
matinée et encore plus secouée à ce moment-là par l’énorme bruit de la
casse. Je regardai par la fenêtre sur laquelle ne tenaient plus que quelques
fragments de verre et en conclus que, peut-être, la meilleure chose à faire
était de rentrer chez moi.
Il fallut trois jours pour remplacer la vitre. Je passais donc ces journées
entre ma maison et le port. Pendant ce temps, je n’arrêtais pas de remercier
Stella de m’avoir envoyée chez moi. C’était la meilleure chose à faire et qui
me permettait d’être moi, tout simplement. Deux mois plus tard, je reçus
une lettre de Thérèse, la fille de Stella dont j’étais la plus proche. Le
lendemain de la mort de sa mère, Thérèse descendait la route en pensant
naturellement à elle. Un énorme cacatoès blanc avait volé directement
devant elle, si proche qu’elle avait pu sentir l’appel d’air de ses ailes. Stella
était cette sorte de femme capable de nous envoyer des signes et je m’en
réjouis en lisant la lettre de Thérèse.
Une année s’écoula avant que je revienne voir la famille et dîner avec
elle. J’attendais cette soirée avec impatience ; j’avais surtout hâte de revoir
ce cher George et comment il s’en sortait. Thérèse était aussi venue, avec
son mari. La soirée commença bien et je me réjouis d’apprendre que
George était devenu très sociable, jouait au bridge et pratiquait d’autres
activités. Puis, sans savoir comment, la conversation dévia sur la voie du
« mensonge ». Thérèse me demandait quelle différence il y avait eu entre la
mort de sa mère et les autres morts auxquelles j’avais assisté avec mes
clients précédents, ou quelque chose de ce genre. Le moment était venu de
dire la vérité et de profiter de cette occasion pour leur avouer que j’étais
inexpérimentée quand j’avais accepté ma place auprès de Stella.
Je ne pense vraiment pas que cela aurait pu leur poser un problème à ce
moment-là, étant donné qu’ils avaient été plus que satisfaits des services
qu’ils avaient reçus. Cependant, je n’eus pas la possibilité de faire mon
mea-culpa ; George était si content de m’avoir ici dans sa maison qu’il
n’arrêtait pas de répéter combien c’était agréable d’être à nouveau réunis. Je
suis certaine que cela le ramenait à Stella. Cette nuit-là, je tentais de me
retrouver seule avec Thérèse pour lui dire la vérité, mais je n’en eus pas
l’occasion.
Le temps passant, nous nous perdîmes de vue peu après cette soirée.
Cependant, quelques années plus tard, nous reprîmes contact et j’eus alors
l’opportunité d’avouer mon inexpérience à la famille et de m’excuser de ne
pas avoir été franche avec eux dès le début. Ils furent merveilleusement
tolérants et indulgents, et me dirent que j’en avais fait plus que toute autre
avec mon empathie et ma compassion. Ils avaient senti dès le début que
j’étais la bonne personne pour s’occuper de leur mère et je l’avais été. Ce
fut merveilleux de reprendre contact et de nous remémorer ce que nous
avions partagé tous ensemble. Chaque hiver, je continue à revêtir mon
cardigan et à penser de temps en temps à Stella. L’hiver dernier, je le portais
et lisais un livre qu’elle m’avait donné, en marquant des pauses et en
souriant à mes propres souvenirs. Il est indéniable que ce travail m’a fait
connaître de merveilleuses personnes.
Quoi qu’il en soit, la question du mensonge fut une grande leçon. Après
cela, je décidai de ne plus jamais mentir à mes clients. L’important est d’en
avoir tiré une leçon. J’étais une personne honnête et, quand bien même dire
la vérité est parfois difficile, c’est le seul chemin sur lequel je peux marcher
confortablement.
L’enseignement tiré de cette expérience me permit de me pardonner, ce
qui, en fait, est le plus grand pardon de tous.
Regret no 1

Je regrette de ne pas avoir eu


le courage de mener une vie en
restant fidèle à moi-même,
plutôt que la vie
que les autres attendaient de moi

Il ne fallut pas longtemps avant que Grâce devienne ma cliente préférée


en soins palliatifs. C’était une petite femme au cœur énorme. Ses qualités
avaient rejailli sur ses enfants, tous devenus parents et aussi merveilleux
qu’elle.
Grâce vivait dans un tout autre secteur de la ville, assez inhabituel pour
nos clients. C’était une rue de banlieue comme beaucoup d’autres, sans
aucun manoir en vue, de quelque côté que l’on se tourne. La première
impression qui me vint à l’esprit fut que ce serait une rue parfaite pour une
série télévisée, car elle débordait d’énergie familiale. Ce que je préférais
chez Grâce et sa famille, c’était leur simplicité et leur chaleur accueillante.
Les premiers jours de notre rencontre avaient commencé comme avec
mes autres clients, par le partage de nos histoires pour apprendre à mieux
nous connaître. Je pouvais entendre les commentaires habituels dans la salle
de bain, portant, par exemple, sur la perte de dignité que Grâce devait subir
tandis que quelqu’un d’autre lui essuyait le derrière et qu’une belle jeune
fille comme moi ne devrait pas avoir à accomplir un travail aussi sordide.
Toutefois, je m’étais habituée à cette partie de ma tâche et essayais d’alléger
la situation pour Grâce et pour tous mes autres clients en n’en faisant pas
cas. Tomber malade est certainement une manière de dissoudre l’ego. La
dignité tombe pour toujours dans les oubliettes quand vous êtes en phase
terminale. Accepter la situation et qu’une étrangère vous essuie le derrière
devient inévitable, les patients devenant trop malades au bout d’un certain
temps pour s’inquiéter de ces choses.
Mariée depuis plus de cinquante ans, Grâce avait mené la vie qu’on
attendait d’elle. Elle avait élevé d’adorables enfants et profitait maintenant
de ses petits-enfants, qui étaient alors adolescents. Apparemment, son mari
avait été un tant soit peu tyrannique et lui avait rendu la vie dure pendant
des décennies. Ce fut un soulagement pour tout le monde, en particulier
pour Grâce, quand il avait été définitivement admis dans une maison de
retraite quelques mois plus tôt.
Grâce avait passé sa vie d’épouse à rêver de vivre sans son mari, de
voyager, de ne plus se soumettre à sa dictature et surtout de mener une vie
simple et heureuse. Bien qu’elle soit octogénaire, elle était encore élégante
et en bonne santé pour son âge. Une bonne santé permet la liberté de
mouvement et elle en jouissait encore au moment du départ de son mari
pour la maison de retraite.
Cependant, peu de temps après avoir retrouvé une liberté longtemps
attendue, Grâce commença à se sentir très mal. Quelques jours après, elle
apprenait qu’elle souffrait d’une maladie en phase terminale déjà très
avancée. Le plus désolant, c’était que le mal qui la rongeait était dû à
l’habitude que son mari avait gardée longtemps de fumer à l’intérieur de la
maison ; il était virulent et en l’espace d’un mois, Grâce perdit sa force et
resta alitée, ne se déplaçant que pour clopiner lentement vers la salle de
bain en s’appuyant sur un déambulateur et en se faisant aider. Les rêves
qu’elle avait projetés toute sa vie n’allaient jamais se réaliser. C’était trop
tard. L’angoisse qui la taraudait à cette pensée était permanente et la
tourmentait énormément.
« Pourquoi n’ai-je tout simplement pas fait ce que je voulais ? Pourquoi
l’ai-je laissé régner en maître ? Pourquoi n’ai-je pas été assez forte ? »
C’était le genre de questions qui revenait régulièrement. Elle était très en
colère contre elle-même de ne pas en avoir trouvé le courage. Ses enfants
confirmèrent combien sa vie avait été difficile et ils étaient, tout comme
moi, terriblement désolés.
« Ne laissez jamais quelqu’un vous empêcher de faire ce que vous
voulez, Bronnie, dit-elle. Promettez-le à cette femme mourante, je vous en
prie. » Je le lui promis et poursuivis en lui expliquant combien j’avais de la
chance d’avoir une mère extraordinaire qui m’avait enseigné
l’indépendance par son exemple.
« Regardez-moi, maintenant, continua Grâce. Je vais mourir, mourir !
Comment est-ce possible ? J’ai attendu toutes ces années pour être libre et
indépendante, et maintenant, c’est trop tard. » C’était vraiment une situation
tragique, qui allait me servir de constant rappel pour mener ma vie comme
je l’entendais.
Dans sa chambre, ornée de bibelots à valeur sentimentale et de photos de
famille, nous partageâmes des heures de conversation durant les premières
semaines. Cependant, elle s’affaiblissait très rapidement. Grâce expliquait
qu’elle n’était pas contre le mariage, pas du tout. Elle pensait que ce pouvait
être quelque chose de très beau et une grande occasion de progresser en
apprenant l’un de l’autre. Ce qu’elle refusait, par contre, c’était le dogme de
sa génération, certifiant que vous ne deviez en aucun cas briser les liens du
mariage. Elle s’y était soumise, se privant ainsi du droit d’être heureuse.
Elle avait dédié sa vie à son mari qui avait considéré son amour comme
quelque chose allant de soi.
Maintenant qu’elle se mourait, elle ne se préoccupait plus de ce que les
gens pensaient d’elle et exprimait son désarroi de ne pas avoir pris des
décisions plus tôt. Grâce avait sauvé les apparences et avait vécu en
fonction de ce que les autres attendaient d’elle, ne réalisant qu’à ce
moment-là que le choix d’agir ainsi avait toujours été le sien et reposait sur
la peur. Malgré le soutien que je lui apportais, en particulier en essayant de
lui faire comprendre qu’elle devait se pardonner, le fait que c’était trop tard
à présent continuait de l’obséder.
La plupart de mes affectations consistaient à m’occuper individuellement
de clients pendant une longue période, jusqu’à leur mort. Toutefois, au fil
des ans, beaucoup d’autres tâches me furent proposées entre ces missions,
des clients que je ne voyais que de temps en temps, étant donné qu’ils
avaient leurs propres auxiliaires de vie régulières. Les paroles de Grâce,
pleines d’angoisse, de désespoir et de frustration, me devinrent très
familières, car je les ai entendues maintes fois dans la bouche d’autres
clients que j’ai pu rencontrer. Parmi tous les regrets et leçons qu’ils ont
partagés avec moi, assise à côté de leur lit, celui de ne pas avoir eu le
courage de mener une vie en restant fidèle à soi-même, était le plus fréquent
de tous. C’était aussi celui qui provoquait le plus de frustration, la prise de
conscience du patient arrivant trop tard.
« Non pas que j’aurais voulu mener une grande vie, expliqua Grâce au
cours de l’une de nos conversations. Je suis une bonne personne et je n’ai
jamais souhaité de mal à personne. » Grâce était l’une des personnes les
plus douces que j’ai rencontrées et n’aurait pu faire de mal à qui que ce soit.
« Mais je voulais également faire des choses pour moi-même et je n’en ai
jamais eu le cran. »
Elle comprenait maintenant qu’il aurait mieux valu pour tout le monde
qu’elle ait eu assez de courage pour respecter ce désir. « En fait, pour tout le
monde, sauf pour mon mari, ajouta-t-elle, avec un sentiment de dégoût pour
elle-même. J’aurais été plus heureuse et n’aurais pas laissé cette souffrance
imprégner notre famille pendant des décennies. Pourquoi ai-je supporté cet
homme ? Pourquoi, Bronnie, pourquoi ? » Elle était secouée de sanglots et
ses larmes continuaient de couler tandis que je la serrais dans mes bras.
Quand ses pleurs cessèrent, elle me regarda avec une farouche
détermination. « Je ne plaisante pas, promettez à cette femme mourante que
vous resterez toujours fidèle à vous-même, que vous aurez assez de courage
pour mener la vie que vous voulez avoir, quoi qu’en disent les autres. » Le
rideau de dentelle remua doucement, laissant entrer la lumière du jour dans
la chambre, tandis que nous nous regardions avec amour, lucidité et
détermination.
« Je vous le promets, Grâce. J’essaie déjà de le faire. Mais je vous
promets maintenant de toujours continuer », répondis-je du fond du cœur.
Me tenant la main, elle souriait, sachant qu’au moins, ce qu’elle avait appris
n’était pas complètement perdu. Comme je lui expliquais que, pendant plus
d’une décennie de ma vie d’adulte, j’avais eu des emplois très
insatisfaisants dans des banques, des administrations et des industries, elle
commença à mieux me comprendre et à écouter avec un grand intérêt.
D’autres années de travail dans le secteur bancaire allaient plus tard
s’ajouter à cette histoire, à mon retour de l’étranger. Mais je leur donne le
nom « d’années de sevrage », celles qui m’ont sevrée de la branche
industrielle.
Les deux premières années après l’école furent amusantes. Il y avait
beaucoup de stagiaires et le travail était, avant tout, un phénomène social.
Tous les stagiaires avaient entre dix-sept et dix-huit ans. Il n’était donc
question que de nous retrouver entre amis et de gagner de l’argent pour
financer nos week-ends. Le travail en lui-même était très facile pour moi au
début et aurait pu le rester si mon cœur avait participé à la tâche.
Cependant, ce ne fut jamais le cas. Après ces premières années, je devins
rapidement irritable et commençai à remettre ma vie en question. Je
continuai cependant dans la voie que l’on m’avait tracée, pendant une autre
décennie, certaine pendant tout ce temps que quelque chose d’autre
m’attendait, mais n’ayant pas le courage de le chercher.
Ce qui me retenait le plus était la peur du ridicule que je devrais affronter
de la part de certains membres de la famille si je brisais le moule dans
lequel ils voulaient me faire rentrer. Je vivais la vie de quelqu’un d’autre, et
cela ne pouvait pas durer. J’avais pourtant continué, changeant
régulièrement de banques, d’uniformes et de lieux. En conséquence, j’avais
fini par faire un parcours professionnel accéléré, étant donné que j’avais
travaillé pour la plupart des banques, en accomplissant plus de tâches que
l’aurait fait une personne normale de mon âge. J’étais une réussite par
défaut.
Désespérément malheureuse, je continuais à offrir mes semaines de
travail à une industrie qui ne faisait rien pour mon âme. Beaucoup de gens
aiment leur travail à la banque, et j’en suis heureuse pour eux. Le secteur
bancaire a besoin de ce genre de personnes. Il existe encore de nos jours des
opportunités de travailler dans des domaines qui vous permettent de rendre
quelque chose à la société et autres nobles institutions. Mais, tout comme
Grâce, je menais la vie que les autres attendaient de moi et non celle que je
voulais vivre.
Comme je ne voulais pas décevoir certains membres de ma famille et que
je m’efforçais d’être ce qu’ils voulaient que je sois, exercer un « métier
décent » me permettait de ne pas les avoir sur le dos dans ce domaine de ma
vie. J’étais prisonnière de la peur et de la douleur potentielle que je pouvais
créer en risquant d’attirer encore plus de jugements que ceux que j’avais
déjà supportés.
Être la brebis galeuse de la famille n’est jamais tâche aisée. Celle-ci a un
rôle différent à jouer dans la dynamique de la famille. Mais ce n’est pas
toujours facile. Quand certains des acteurs principaux du groupe acquièrent
leur pouvoir en dévalorisant les autres, il est très difficile de remonter la
pente. J’ai pu cependant observer, après avoir travaillé chez un grand
nombre de gens dans le cadre de mon activité, que rares sont les familles
libres de conflit, à quelque niveau que ce soit. Toutes sans exception ont
leurs propres leçons à apprendre. La mienne n’était pas différente, bien que
cette réalisation n’ait pas atténué pour autant ma propre souffrance à
l’époque.
D’aussi loin que je m’en souvienne, se moquer de moi avait été le sport
favori de ma famille. Je faisais de la natation tandis que mes proches
préféraient monter à cheval ; j’étais végétarienne dans un élevage d’ovins ;
j’étais une nomade au milieu d’une famille bien établie et stable, etc. Ils
disaient souvent les choses sur le ton de la plaisanterie, probablement sans
réaliser la peine qu’ils me causaient à l’époque. Mais les plaisanteries
finissent par perdre de leur importance au bout de quelques années. À
d’autres moments toutefois, trop fréquemment, les choses étaient dites
intentionnellement et étaient franchement cruelles. Quand bien même vous
seriez doté de la force de mille personnes réunies, elles finiraient par vous
épuiser au fil du temps. Particulièrement quand vous avez du mal à vous
rappeler une seule période de votre vie où vous n’avez pas été ridiculisé,
réprimandé, ou lors de laquelle vous n’avez pas entendu dire que vous étiez
incorrigible et ne faisiez pas partie de la famille.
Par conséquent, jusqu’à ce jour, je n’avais jamais apprécié la dynamique
familiale. Aussi, la manière la plus facile de m’en sortir, à l’époque, avait-
elle été de continuer simplement à mener la vie qu’on attendait de moi. Je
finis par vraiment me replier et m’éloigner d’eux. C’était mon propre
mécanisme de survie.
Les artistes du monde entier sont aussi des incompris et j’étais une
artiste. Je ne l’avais tout simplement pas encore compris à l’époque. Tout ce
que je savais, c’était que vendre des produits d’assurance à des gens qui
venaient simplement déposer les chèques de leurs salaires n’était vraiment
pas dans mes cordes. Le chiffre d’affaires mensuel n’avait absolument
aucun sens pour moi. Rien ne m’intéressait, si ce n’est servir les clients
amicalement et chaleureusement, ce que je faisais très bien. Mais ce n’était
pas suffisant pour le nouveau profil du secteur bancaire. Il fallait
uniquement vendre, vendre, vendre.
Il est dit que nous agissons davantage pour éviter la souffrance que pour
obtenir le bonheur. C’est donc quand la douleur devient trop écrasante que
nous trouvons finalement le courage de procéder à des changements. En
attendant, ma douleur intérieure continuait à suppurer jusqu’à atteindre son
point de rupture.
Quand je démissionnai d’un autre « travail décent » pour aller vivre sur
l’île, la confusion régna. « Pourquoi doit-elle faire cela ? Où va-t-elle cette
fois-ci ? » Et au milieu de tout cela, pleine d’enthousiasme, ma seule pensée
était : « Je vais aller vivre sur une île ! » Plus je m’éloignais, mieux je me
sentais. Ma vie m’appartenait là-bas et elle était merveilleuse. Le seul
contact que j’avais gardé avec le continent était avec ma chère mère, qui
était une amie solide et précieuse.
Ce fut durant ces années passées sur l’île que je commençais à
m’adonner à la méditation. Plus tard, je découvris la voie qui allait m’offrir
l’opportunité de me connecter à ma propre bonté d’une manière unique. À
travers elle, je commençais à comprendre et à ressentir la compassion. C’est
une force merveilleuse et puissante.
La souffrance que j’avais acceptée des autres était en fait leur propre
souffrance qu’ils avaient projetée sur moi. Les gens heureux ne traitent pas
les autres de cette manière. Ils ne jugent pas ceux qui veulent vivre leur vie
en restant fidèles à eux-mêmes. Au contraire, ils les respectent. Prenant
conscience de la souffrance qui avait été apportée dans ma génération par
les précédentes, j’avais le choix de m’en libérer dans ma propre vie. Je ne
pourrai jamais contrôler les autres et n’avais aucun désir de le faire. Les
gens changent parce qu’ils le veulent et quand ils sont prêts.
Apprendre à considérer la vie avec compassion, et accepter de ne
probablement jamais obtenir la compréhension ou la relation amoureuse
dont j’avais un jour rêvé, fut libérateur. Ma vie en fut transformée à
plusieurs niveaux. Connaissant la douleur incessante de ma propre guérison,
j’acceptai que tout le monde n’ait pas le courage d’affronter son passé, du
moins pas avant que celui-ci ne devienne insupportable.
Dans une certaine mesure, les mêmes dynamiques persistèrent plusieurs
années, mais m’affectaient de moins en moins. Il m’avait fallu beaucoup de
force et de temps, mais je savais maintenant qu’il ne s’agissait pas de moi.
Il s’agissait des personnes qui essayaient de me juger et de me critiquer.
Une histoire bouddhique raconte qu’un jour, un homme arriva en hurlant
vers le Bouddha qui resta imperturbable. Quand les gens lui demandèrent
comment il faisait pour rester calme et ne pas s’émouvoir, Bouddha
répondit par une question : « Si quelqu’un vous offre un cadeau et que vous
décidez de ne pas l’accepter, à qui ce cadeau appartient-il alors ? »
Naturellement, il reste avec le donneur. Il en était de même avec les mots
que l’on déchargeait parfois injustement sur moi. Je cessais de les prendre à
mon compte et ne ressentais que de la compassion. Après tout, ces paroles
ne venaient pas d’un état de bonheur.
La chose la plus importante que j’ai apprise dans la vie, la plus
importante de toutes, c’est que la compassion commence par soi-même.
Développer de la compassion pour les autres avait permis à la guérison de
débuter et de se prolonger. Elle m’avait permis de m’écarter un peu des
vieux schémas de comportement qui cherchaient encore à régner. Je pouvais
reconnaître la souffrance et voir qu’elle n’avait rien à voir avec moi. C’était
la souffrance de quelqu’un d’autre qui apparaissait et disparaissait. Cela ne
s’appliquait évidemment pas aux seules relations familiales, mais
concernait aussi les relations personnelles, publiques et professionnelles.
Nous souffrons tous à un moment ou à un autre, nous avons tous mal, tous
sans exception.
Cependant, apprendre à développer de la compassion pour moi-même
s’avéra beaucoup plus difficile, et bien que je ne le sache pas à l’époque,
cela allait prendre des années. Nous sommes tous si injustement
intransigeants avec nous-mêmes. Apprendre à me donner un peu d’amour et
à reconnaître que j’avais aussi énormément souffert fut un changement très
difficile. Il était presque plus facile d’écouter les opinions injustes des
autres et de les assumer, car elles étaient familières. Sans doute cela ne
m’apporterait-il pas le bonheur, mais apprendre à être douce envers moi-
même et à me dispenser de la compassion avant toute autre chose, était
certainement un processus que je devais cultiver. Du moins, la guérison
avait-elle maintenant commencé.
Avec cette nouvelle intention d’amour, de respect et de compassion pour
moi-même, les anciennes dynamiques familiales finirent par perdre leur
pouvoir. Je trouvais la force de répondre, m’autorisant finalement à me faire
entendre, au lieu de continuer à me replier sur moi-même. C’était
évidemment ma propre souffrance que j’exprimais maintenant et elle n’était
pas vraiment adressée à quelqu’un en particulier. Nous interprétons tous les
événements à notre façon. Ici, il s’agissait de moi, qui exprimais et libérais
ma propre souffrance. Briser des schémas vieux de plusieurs décennies
demande beaucoup de cran. Mais ma souffrance me le donnait et je n’avais
plus rien à perdre. Les choses étant ce qu’elles sont, je ne pouvais plus
porter la douleur du silence.
Finalement cependant, ce n’est que le désir d’être aimé, accepté et
compris les uns des autres qui alimente la souffrance en chacun de nous.
Aussi, la compassion est-elle la seule solution, la compassion et la patience.
En dépit de tout, l’amour, sous son propre masque fragile, existait encore
entre nous.
C’était comme si je nageais dans la même rivière, encore et encore. Je
rencontrais chaque fois un gros rocher qui bloquait le flux de mon énergie
naturelle. Il était toujours là. Cependant, un jour, je pris conscience qu’il
pourrait toujours être là. Ainsi, au lieu de devoir affronter sans arrêt le
même rocher, le même blocage, je choisis de nager ailleurs, dans un endroit
qui me permettrait d’avancer librement et naturellement. Il était inutile de
continuer à provoquer moi-même cet obstacle qui perturbait ma progression
naturelle, causant chaque fois des blocages et de la souffrance, de manière
inéluctable.
Le temps était venu d’agir différemment. Il était temps de choisir un
chemin différent, de me faire entendre et de dire : « Assez ! » Je ne voulais
plus tolérer les mêmes schémas. Même si cela devait m’isoler un peu plus,
cela pourrait au moins me conduire à la paix. L’autre chemin n’était
assurément pas paisible.
Après que je me fus exprimée, les choses commencèrent à changer en
moi. Le respect de moi-même se renforça et mon expression devint plus
claire. De nouvelles graines, plus saines, avaient finalement été semées. Je
ne savais pas encore comment les nourrir, mais elles étaient plantées. Il était
temps de commencer à vivre selon ce que je voulais être, un petit pas après
l’autre.
Après avoir partagé tout cela avec Grâce, notre relation devint
naturellement plus intime. Elle souscrivait au fait que toutes les familles
avaient des choses à apprendre. Elle ne pouvait penser à une seule d’entre
elles qui n’ait pas eu ses défis à relever et était persuadée que les familles
apportaient le cadeau le plus précieux de l’apprentissage pour la plupart
d’entre nous. Nous discutâmes du fait que la seule façon d’expérimenter
l’amour est d’accepter complètement les gens pour ce qu’ils sont, sans rien
en attendre. Bien que ce soit plus facile à dire qu’à faire, c’était la meilleure
approche d’amour possible.
Grâce partagea de nombreuses histoires avec moi. Elle réfléchissait sur sa
vie, ses enfants, les changements de son environnement, puis revenait
souvent sur son regret de mourante. Elle aurait souhaité avoir eu le courage
de mener une vie en restant fidèle aux valeurs de son cœur et non la vie que
les autres attendaient d’elle. Quand il ne reste qu’un temps limité, il n’y a
rien à perdre à être totalement honnête. Ce que nous partagions alors allait
directement au cœur des choses importantes. Il n’était plus question de
bavardages futiles, étant donné que tous les sujets couverts étaient
profondément intimes. M’ouvrir à Grâce fut pour moi une opportunité de
guérison inattendue, et l’oreille attentive que je lui prêtais fut pour elle
thérapeutique.
Finalement, nous abordâmes le thème de ma vie, de ma situation du
moment, de mes orientations musicales, et comment j’avais commencé à
écrire des chansons et à les jouer. Au moment de boire notre thé, Grâce
insista pour que j’apporte ma guitare le lendemain et que je lui joue quelque
chose, ce que je fis avec grand plaisir. Le cœur empli de joie, je chantais
pour Grâce qui souriait et fredonnait, assise sur son lit. Elle accueillait
favorablement toutes les chansons que je partageais, comme si c’étaient les
plus belles au monde. Sa famille vint également en écouter quelques-unes et
se montra tout aussi encourageante. Grâce en aimait une en particulier, étant
donné qu’elle avait toujours eu le désir de voyager. Elle avait pour titre
Sous les cieux d’Australie.
À partir de ce jour-là, elle me demanda de chanter régulièrement pour
elle. La guitare était inutile, avait-elle dit. Je m’asseyais donc dans sa
chambre et chantais pour cette merveilleuse dame, tandis qu’elle fermait les
yeux et souriait, s’imprégnant de toutes mes paroles. Elle ne cessait d’en
redemander et je m’exécutais sans jamais me lasser de chanter pour elle.
La santé de Grâce se détériorait de jour en jour. Sa petite taille se
réduisait de plus en plus. De vieux amis venaient faire leurs adieux. Des
connaissances se relayaient à son chevet pour bavarder en ravalant leurs
larmes. Sa famille était dévouée, très impliquée et lui rendait visite
régulièrement, ce que j’appréciais beaucoup. Ils manifestaient une
gentillesse qui m’attirait. Cependant, quand ils étaient tous partis, il ne
restait plus que Grâce et moi, et son envie d’entendre des chansons revenait.
Ce furent des moments très particuliers.
Elle ne pouvait plus marcher seule maintenant et, bien qu’elle ait accepté
d’utiliser la chaise percée près de son lit, elle ne voulait pas s’en servir pour
aller à la selle. Elle voulait utiliser les toilettes afin que je n’aie pas à
nettoyer le seau. Elle restait inébranlable sur cette question, bien que je lui
aie assuré que ce n’était pas une corvée pour moi. Nous mettions donc une
éternité à parcourir la distance qui nous séparait de la salle de bain qui,
heureusement, était adjacente à la chambre. Grâce était très faible. Quand
elle avait fait ce qu’elle avait à faire et s’était assurée qu’elle était propre, je
l’aidais à se remettre debout et à remonter sa culotte. Le mouvement devait
être assez rapide afin qu’elle ne perde pas l’équilibre.
Alors que nous commencions notre retour vers la chambre, Grâce
s’appuyant sur son déambulateur, moi à sa suite et lui tenant les hanches, je
remarquai que, dans la précipitation, j’avais coincé un bout de sa chemise
de nuit dans sa culotte. Souriant à cette chère petite femme qui vivait ses
derniers jours et titubait vers son lit, je fus envahie de joie quand elle se mit
à entonner Sous les cieux d’Australie. Certains mots n’étaient pas à leur
place, ce qui rendait le moment encore plus touchant.
Je sus alors que je venais d’expérimenter l’apogée de ma carrière
musicale. Rien de ce qui pourrait arriver demain ne pourrait dépasser la joie
de ce que je ressentais à cet instant. Même si je ne devais plus écrire
d’autres chansons, cela ne m’aurait pas dérangée. Avoir donné tant de
plaisir à cette chère personne par le biais de ma musique et recevoir en
retour le plaisir de l’entendre fredonner ma chanson dans ses derniers
instants m’avait ouvert le cœur plus que tout ce que j’aurais pu espérer de la
musique.
Quand je revins deux jours plus tard, il ne faisait aucun doute que ce
serait le dernier jour pour Grâce. Comme je lui expliquais que j’allais
appeler sa famille, elle me fit non de la tête. Faible et épuisée, elle se
souleva pour m’enlacer. Pour éviter des efforts à ses petits bras, je me
couchai sur le lit et la pris dans mes bras. Elle en fut heureuse et nous
restâmes ainsi à parler doucement pendant quelque temps, tandis que ses
doigts serraient mes bras. Comme je lui demandai pourquoi elle ne voulait
pas que j’appelle sa famille, elle me dit qu’elle ne voulait pas les faire
souffrir davantage. Elle les aimait trop.
Mais ils avaient besoin de lui dire au revoir, lui dis-je, et ne pas leur
laisser ce choix pourrait leur causer de la douleur et de la culpabilité avec
lesquelles ils devraient vivre. Elle comprit et consentit, admettant qu’elle ne
voulait pas qu’ils se sentent coupables de ne pas avoir été là. Je passais
donc les appels et la famille arriva peu après. Mais juste avant leur arrivée,
elle me dit, malgré son épuisement : « Vous vous rappelez votre promesse,
n’est-ce pas Bronnie ? »
Hochant la tête à travers mes larmes, je dis : « Oui. »
« Vivez en restant fidèle aux valeurs de votre cœur. Ne vous préoccupez
jamais de ce que pensent les autres. Promettez-le-moi, Bronnie », dit-elle
d’une voix qui n’était plus maintenant qu’un murmure inaudible.
« Je vous le promets, Grâce », dis-je doucement. Me serrant la main, elle
plongea dans le sommeil, ne se réveillant qu’à de brefs intervalles pour
accueillir son adorable famille qui resta assise à côté d’elle jusqu’à la fin.
En l’espace de quelques heures, Grâce sombra. Son heure était venue.
Assise tranquillement dans la cuisine un peu plus tard, la promesse que je
lui avais faite résonnait encore à mes oreilles. Mais je n’avais pas fait cette
promesse uniquement à Grâce, je me l’étais aussi faite à moi-même.
Quelques mois plus tard, debout sur la scène pour le lancement de mon
album, je lui dédiais cette chanson. La famille de Grâce se tenait dans
l’audience. Les projecteurs assombrissaient la plupart des visages, mais je
n’avais pas besoin de les voir. Je pouvais ressentir l’amour qu’ils
partageaient tandis que je me rappelais de cette chère femme qui n’avait pas
vécu comme elle le voulait, mais qui m’avait incitée à le faire.
Produits de notre environnement

Anthony n’avait pas encore quarante ans lors de notre première


rencontre. Ses cheveux ondulés étaient blond foncé et, bien que malade, il
avait un petit air déluré naturel. Ce fut un énorme changement de
m’occuper d’une personne plus jeune. Lier amitié fut comme un souffle
d’air frais pour moi et, malgré les circonstances, nous avons savouré une
bonne dose d’humour dès le début.
Avec un frère et quatre sœurs plus jeunes, et une famille illustre dans le
monde des affaires, il ne s’était rien refusé dans la vie. Ce qu’Antony
voulait, il l’obtenait et l’utilisait à son avantage. Mais il devait aussi placer
la barre haut, à cause de la réussite financière de sa famille. Cette pression
opérait en sens inverse et, malgré son intelligence et les occasions offertes,
il avait une piètre estime de lui-même. Il masquait très bien ce travers sous
son humour et sa malice. Anthony ne pouvait être ce que sa famille
attendait de lui et sa qualité d’aîné créait intérieurement beaucoup de
pression.
Il avait passé ses années de jeune adulte à conduire des voitures rapides,
à se faire prendre en chasse par la police, à engager les filles les plus chères
et à semer le chaos chez tous ceux qui croisaient son chemin. C’était une
question de territoire entre les jeunes gens des riches banlieues. Certaines
des actions qu’avait commises Antony dans le passé étaient difficilement
admissibles. Mais comme il manquait de confiance en lui, il vivait aussi
témérairement, allant jusqu’à relever des défis qui mettaient sa vie en
danger. L’un d’entre eux finit par le conduire à l’hôpital ; ses organes
avaient été touchés et ses membres endommagés, avec la possibilité de
perdre la santé pour toujours et la liberté qui en découle.
Les médecins faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour lui rendre sa
mobilité, mais il y avait peu d’espoir. Anthony s’y était donc résigné. Ayant
conscience qu’il avait probablement provoqué des dommages permanents,
il avait demandé aux médecins de pratiquer la prochaine intervention le plus
rapidement possible, afin d’être fixé. Il subit deux opérations chirurgicales.
Des analgésiques lui permirent de dormir la semaine suivante, tandis que je
restais assise à son chevet dans la chambre de l’hôpital. Ensuite, ce n’était
plus qu’une question de temps, en espérant une guérison graduelle.
Je pris l’habitude de lui lire des histoires. Cela commença un soir où il
me demanda ce que j’étais en train de lire. Après avoir passé tout ce temps
au Moyen-Orient, j’avais envie d’y retourner. Le livre que je lisais était un
exposé intelligent et impartial sur le mode de vie de cette région et son
histoire. Tout en ne niant pas l’assujettissement des femmes dans certains de
ces pays, ni jusqu’où peuvent aller quelques extrémistes au nom de la
religion (tout comme ceux de n’importe quelle religion qui a perdu de vue
les enseignements sur l’amour, communs à toutes), j’avais aussi découvert
un côté de cette culture qui n’est malheureusement jamais révélé par les
médias.
Ces peuples au grand cœur étaient très axés sur la famille et étaient les
hôtes les plus hospitaliers qu’il m’avait été donné de rencontrer. Ils avaient
le cœur ouvert et m’avaient accueillie sans hésitation. Il en avait été de
même avec les gens de cette région dont j’avais fait la connaissance en
Australie. En Occident, nous avons perdu les liens familiaux, surtout avec
la génération des plus anciens. J’étais aux premières loges pour le constater
au cours des remplacements intermittents que je faisais dans des maisons de
retraite où l’on voit un si grand nombre de personnes seules.
Les autres cultures et l’étude de modes de vie si différents me fascinaient.
De même que les délices culinaires que je découvrais chez les autres
peuples. Cependant, nous nous ressemblons aussi beaucoup par d’autres
côtés. Le racisme est quelque chose que je ne pourrais jamais comprendre.
Nous sommes pratiquement tous semblables du fait que nous aspirons
simplement à être heureux. Et d’une certaine manière, nous avons tous des
cœurs qui souffrent.
Anthony était désireux d’en savoir plus sur ce que j’avais appris. Ainsi,
après avoir préparé une infusion dont l’arôme flottait doucement dans la
chambre, je fis le point avec lui sur ce que j’avais lu jusqu’ici. Puis la
lecture continua, mais cette fois-ci à voix haute. Nous passions ainsi une
heure ou deux chaque jour, qui devinrent des moments que nous étions tous
deux heureux de partager. Comme nous avions plusieurs semaines devant
nous, je pus présenter à Anthony quelques livres qu’il n’aurait jamais lus en
d’autres circonstances. Comme je lui proposais un choix de sujets, il
répondait toujours que tout ce que je lirais lui conviendrait.
Je lui présentais donc quelques classiques spirituels. Nous partageâmes
des livres sur la vie, la philosophie et des modes de pensées qui sortaient de
l’ordinaire. Une discussion s’ensuivait naturellement quand je vaquais à ses
soins : soulever un bras qui ne fonctionnait plus, un autre dans un moule de
plâtre, panser la lésion d’une jambe qui restait inerte, le nourrir, le peigner
et d’autres soins d’hygiène personnelle.
Cependant, les opérations n’eurent pas les effets escomptés sur les
dommages physiques résultant de ses actions. Certaines parties avaient pu
être reconstruites, mais d’autres étaient touchées à vie. Il ne put donc rentrer
chez lui, car il avait dorénavant besoin d’une assistance personnelle
permanente. Il fut alors décidé qu’il irait dans un établissement de soins,
l’un des meilleurs de la ville, du moins à en croire les brochures et le prix.
Anthony était jeune et se retrouvait maintenant entouré de murs de
couleur terne, parmi des gens âgés et mourants. L’environnement était
horrible et j’avais envie de recouvrir les murs de couleurs plus vives. Au
début, il fut assez heureux. Savoir que sa famille était soulagée d’un poids,
le sachant entre de bonnes mains, lui apportait la paix. Il était aussi capable
d’égayer les résidents les plus âgés qui l’adoraient. Au fil du temps
cependant, sa lumière se ternit et l’absence de stimuli extérieurs finit par
engourdir son intelligence par manque d’exercice. Il commença à devenir
un produit de son environnement.
Nous sommes tous très malléables, des créatures vraiment flexibles. Bien
que nous ayons le choix de penser par nous-mêmes et le libre arbitre de
vivre selon l’orientation de notre cœur, notre environnement a un énorme
impact sur nous, particulièrement tant que nous n’avons pas choisi de vivre
à partir d’une perspective plus consciente.
Un autre exemple de l’influence de notre environnement sur nous
s’observe chez les personnes pragmatiques qui ont déjà tout ce qu’il faut
pour être heureuses, mais qui se laissent prendre dans la course au
« toujours plus », après une promotion professionnelle. Le désir d’être à la
hauteur des nouveaux amis de leur nouveau niveau de revenus pousse
souvent les gens à changer, pour se couler dans leur environnement. Le lieu
dans lequel ils avaient été heureux ne leur suffit plus et ils déménagent, par
exemple, dans un endroit plus adapté. Ils peuvent parfois s’en féliciter, mais
pas toujours.
Beaucoup de ruraux se sont adaptés à la vie citadine et se sont laissé
piéger par le mode urbain et la vie plus agitée. Non pas qu’il n’y ait aucun
critère de mode à la campagne. Il en existe, sans aucun doute. Mais c’est là
encore un cas où les gens sont influencés par le lieu où ils vivent. D’autres,
qui ont grandi en ville, peuvent aussi s’adapter à la vie rurale et ralentir leur
train de vie ; ils se débarrassent de leurs étiquettes et trouvent le bonheur
vêtus d’un jean et de bottes en caoutchouc, en marchant lourdement dans
leurs champs. Où que nous soyons, notre environnement nous influence
énormément si nous nous y attardons assez longtemps.
Vers l’âge de vingt-cinq ans, je m’amusais beaucoup. Le début de cette
décennie avait été difficile pour moi. À dix-neuf ans, je m’étais fiancée et
menais une vie sérieuse additionnée d’engagements d’hypothèques. C’était
une relation malsaine dans l’ensemble. Je survécus malgré tout à cette
période. En y repensant, je me demande comment. Trop de maltraitance
mentale, de jeux psychologiques et le fait d’être exposée aux différentes
crises de rage de mon partenaire ne firent que saper ma confiance.
Tout cela devenait insupportable mais, au même moment, je trouvai un
nouvel emploi, sans surprise, dans une banque. L’équipe de travail était
fantastique et je commençais à reprendre goût à la vie. Avoir une activité
stable me permit aussi de rêver à une vie autre que ma situation du moment
et je partis. Bientôt, je me retrouvai sur la côte nord, à côté de mon lieu de
travail, pour un nouveau départ.
Je ne tardai pas à donner libre cours à la danse et à la frivolité qui
devinrent partie intégrante d’une vie heureuse et insouciante. La drogue
était aussi monnaie courante dans mon environnement. Je savais déjà que
l’alcool n’était pas fait pour moi et, si je n’y avais pas encore renoncé
complètement à l’époque, il n’occupait pas une grande place dans ma vie.
Toutefois, il y avait beaucoup d’autres substances qui s’offraient à moi et,
en l’espace d’un an, j’avais goûté à la plupart d’entre elles. C’était avant
l’arrivée sur le marché des drogues synthétiques, comme le crystal et
d’autres, dont je ne connais même pas le nom. Il y avait souvent des
jardinières dans les maisons de mon cercle d’amis et, quand l’un d’entre
eux me donna l’occasion d’essayer l’opium, j’acceptai.
J’étais dans un espace où je sentais que je pouvais expérimenter de
nouvelles choses, mais j’avais assez de lucidité pour renoncer à la plupart
d’entre elles après le premier essai. Dieu merci, je n’ai jamais appliqué cette
théorie à l’héroïne que je n’ai jamais approchée. Heureusement, je ne fis
l’expérience de l’opium, des champignons magiques, du LSD et de la
cocaïne qu’une seule fois durant cette période de douze mois, pour ne plus
jamais y retoucher. Je pense qu’il y avait en moi un certain besoin de
témérité, après les limites que m’avaient imposées mon éducation et ma
relation précédente. Mais au fond, à un niveau inconscient, il y avait un
manque total d’estime de soi qui était devenu un élément de mon identité et
que je continuais à nourrir.
Cependant, une vie passée dans une consommation excessive de drogue
n’était pas pour moi. J’en pris conscience immédiatement et, tout en étant
heureuse d’essayer certaines choses, je savais que c’était davantage un désir
d’expérimenter la vie qu’un besoin de « planer ». Il ne me fallut pas
beaucoup de temps avant de réaliser consciemment que je préférais une vie
plus saine. Toutefois, inconsciemment, il y avait encore beaucoup à
dénouer, après toutes ces décennies où j’avais laissé l’opinion des autres
dominer mes propres croyances. Le bonheur dépendait encore énormément
des forces extérieures.
Quelques années plus tard, et à la suite de l’épisode de l’île, je me
retrouvais en Angleterre en train de servir des bières dans le pub du village.
Les amphétamines étaient partout présentes. Après avoir sniffé quelques
lignes, les jeunes du coin arrivaient au pub, les pupilles extrêmement
dilatées et grinçaient des dents toute la nuit. Cette forme de routine
régulière restait la même toute l’année. Quand une personne consomme
sans arrêt de la dope, sa réalité s’en trouve altérée, suffisamment pour lui
donner une vue différente d’une même scène. Ils tentaient simplement
d’échapper à l’ennui : quand je les observais le lendemain, accablés par la
mélancolie et l’épuisement qui s’ensuivaient, je ne pouvais m’empêcher de
me demander si le jeu en valait la chandelle.
À certaines occasions, mon partenaire et moi-même décidions de nous
joindre à eux. Mais il ne nous fallut pas longtemps pour réaliser que ce
n’était pas notre truc. La période d’abattement qui suivait était abominable
et je me détestais d’avoir imposé cela à mon corps. Néanmoins, environ un
mois plus tard, je me retrouvais confrontée à un profond changement de vie,
me laissant à nouveau influencer par mon environnement et par le manque
de volonté et de choix conscient de mener une meilleure vie.
Dean travaillait tous les week-ends et je décidai donc de rejoindre le rang
d’autres jeunes en sautant dans un train pour Londres pour y passer la nuit.
Bien qu’approchant de la trentaine, je n’avais jamais participé à une rave,
simplement parce que ce n’était pas la musique que j’aimais. Mais, plutôt
que de rester seule chez moi, je me laissai convaincre de me joindre aux
jeunes qui me promettaient un moment inoubliable. C’étaient tous des
copains et je les suivis donc.
Une précédente expérience avec de l’ecstasy, la seule occasion où j’avais
essayé cette substance, avait été suffisante. J’avais passé une nuit stupide et
avais survécu à l’abattement qui s’ensuivait, même s’il n’était assurément
pas agréable. Mon estomac était très perturbé et mon énergie était restée
incroyablement basse pendant plusieurs jours. J’avais alors senti qu’il était
temps de cesser les expériences et avais depuis décliné toutes les
propositions. J’avais aussi traversé ensuite une période de dégoût de moi-
même, chose dont j’aurais pu me passer. J’avais déjà assez de ce genre de
pensées en moi. Pourtant, voilà que je me retrouvais dans un train pour
Londres, au milieu de huit jeunes qui m’avaient convaincue de prendre une
pilule d’ecstasy.
Ceux de la ville prenaient plusieurs pilules chaque semaine, alors où était
le problème d’en prendre une seule petite ? Je ne blâme pas ces jeunes, pas
du tout. Ils adoraient cette substance et tentaient de me faire partager leur
joie. Le choix final m’appartenait, tandis que la pilule glissait dans ma
gorge au moment où le train entrait dans la gare Victoria. C’était en plein
cœur de l’hiver et il faisait extrêmement froid dehors, comme il peut faire à
Londres à cette époque de l’année.
Dès notre entrée dans le pub, je détestai la musique qu’on y jouait et
désirai déjà que la nuit soit terminée. La musique acoustique m’a toujours
mieux convenu, bien plus que la musique numérique, mais à chacun ses
goûts. La musique techno retentissait dans les haut-parleurs. Faisant le
choix conscient de cesser de juger la situation et d’accepter que j’allais
rester jusqu’au lever du soleil, je me détendis et rejoignis les jeunes sur la
piste de danse. Alors qu’ils s’éclataient immédiatement, je ne faisais que
subir.
Puis, les effets de la pilule se firent sentir avec une intensité maximale et
je compris qu’il me fallait m’éloigner de la foule. J’étais inondée de
transpiration. Chaque fois que je heurtais les corps sur la piste de danse, je
devenais claustrophobe. Je partis en trébuchant, en essayant de trouver un
peu d’espace. Les basses résonnaient sur le plancher et à travers tout mon
corps. Les visages souriants des jeunes qui dansaient près de moi
s’estompaient. Je perdais rapidement tout contrôle et devais trouver un
endroit pour me mettre à l’abri.
Le bruit, les visages souriants et la lumière se déformaient de plus en
plus, tandis que je me frayais un chemin, dans un élan désespéré, vers les
toilettes des dames. Il m’était impossible d’occuper un cabinet pendant une
nuit entière, même si je le voulais. Après y avoir réfléchi quelque temps,
j’abandonnai à contrecœur l’espace privé quand des filles commencèrent à
tambouriner sur la porte pour voir s’il y avait quelqu’un.
Il faisait trop froid pour sortir du club et les premiers trains pour rentrer
chez moi ne partaient qu’à six heures du matin. Le bruit dans les toilettes
des dames et les rires des gens qui allaient et venaient me donnaient le
vertige. Mon regard se porta alors sur le rebord de la fenêtre. Mon refuge,
décidai-je. Je grimpai sur le lavabo pour atteindre le rebord, qui était assez
large pour me permettre de m’y asseoir sans risquer de tomber. En me
glissant, je trouvai un joli petit coin à l’écart du chemin, surplombant les
lavabos des toilettes des dames. L’agitation et le chaos faisaient rage en
dessous. Mais je pouvais maintenant reposer mon dos et ma tête contre la
fenêtre et essayer de trouver un peu de paix.
La transpiration continuait à m’inonder. La fenêtre glacée contre laquelle
je m’appuyais m’apportait un sursis dont j’avais grand besoin. J’étais
maintenant dans mon propre monde et pouvais mieux gérer les choses. Mon
pauvre cœur battait plus vite que la normale et je me mis à prier pour
pouvoir survivre à cette nuit. Il ne ralentissait pas, mais il ne me vint pas à
l’idée de faire appel à une aide médicale. Peut-être était-ce dû à une peur
inconsciente de la loi et des drogues illégales ? Je ne sais pas. En tout cas,
rester assise, la tête reposant sur la vitre glacée, était ce dont j’avais le plus
besoin pour le moment.
« Est-ce que tu vas bien, chérie ? », me demanda une Anglaise, en tirant
le bas de mon jean, qui était à son niveau.
Je l’entendis vaguement, assise la bouche ouverte, la tête en arrière et
fixant le plafond. C’était tout simplement trop pénible de répondre. Je ne
contrôlais plus mes battements de cœur et je ne pouvais pas bouger.
« Chérie, ça va ? », persista-t-elle. Au prix d’efforts incroyables, je
réussis à rassembler mes forces, à la regarder et à consentir d’un signe de
tête.
« As-tu de l’eau ? », demanda-t-elle. Je haussais les épaules. Sur quoi elle
disparut et revint avec une bouteille d’eau qu’elle me tendit. « Bois »,
m’ordonna-t-elle. Secourable, je la vis remplir à nouveau la bouteille au
robinet.
« Merci », réussis-je à dire avec un léger sourire. La conversation m’avait
fait du bien, aussi difficile qu’elle ait été. Je devais me concentrer au lieu de
me perdre dans le trip que vivaient mon esprit et mon corps. Nous pûmes
bavarder un peu. C’était un ange.
Je restai sur le rebord de la fenêtre toute la nuit, incapable de bouger,
mon cœur continuant à battre à grands coups dans ma poitrine. L’air glacial
de la nuit sur la fenêtre derrière moi contrebalançait l’excès de chaleur de
mon corps. Cette merveilleuse femme continua à venir régulièrement voir
comment j’allais, remplir ma bouteille d’eau et bavarder avec moi. Je n’ai
jamais su qui elle était, mais je déteste penser à ce qui aurait pu m’arriver
sans elle.
Environ une demi-heure avant la fermeture du club, elle m’aida à
descendre. J’étais encore terriblement chavirée et ce n’était pas du tout
agréable, mais je pouvais maintenant parler plus distinctement. Nous
réussîmes à sourire et à bavarder un peu. Bien que nous tournions la
situation en dérision, nous étions toutes deux conscientes de la gravité de ce
que j’avais traversé et je la serrai dans mes bras pour la remercier. Elle
m’accompagna ensuite dans la salle pour y retrouver les jeunes. Ils
m’avaient cherchée la moitié de la nuit et furent extrêmement soulagés de
me voir. « Gardez un œil sur elle », leur dit la femme, en mettant ma main
dans la main de l’un d’entre eux et en me disant au revoir d’un baiser et
d’un sourire.
Dans le train du retour, les amis ne pouvaient s’arrêter de rire et de parler
de la nuit fantastique qu’ils venaient de passer, désolés qu’elle soit terminée
et que l’effet de la drogue s’atténue. J’appuyai ma tête contre la fenêtre et
fis semblant de dormir, sachant qu’il me faudrait un bon moment avant que
ce soit vraiment possible. Mon cœur battait encore très fort dans ma poitrine
et mon seul souhait était qu’il s’apaise.
L’époque où je maltraitais mon précieux corps avec des substances
chimiques toxiques fut révolue à partir de ce jour-là. Ayant dormi deux
jours entiers après cette aventure, je me réveillai dans la peau d’une
nouvelle femme, reconnaissante de la formidable leçon que j’avais reçue.
Allongée là à regarder le plafond, épuisée par l’aventure qu’avait dû vivre
mon pauvre corps, mon plus grand soulagement était d’avoir survécu. Il
était temps de me traiter avec plus de respect et de veiller sur le cadeau de
santé que l’on m’avait donné.
Plusieurs années plus tard, on me proposa à nouveau une pilule d’ecstasy,
que je refusai poliment sans aucune hésitation. C’était devenu si étranger à
mon monde ! Je pris conscience que j’étais une fois de plus devenue un
produit de mon environnement, heureusement, mon nouvel environnement.
Mon mode de vie était maintenant axé sur la santé. Les rencontres sociales
avec des amis se passaient devant de la nourriture saine, à boire du thé au
coin du feu, à faire de longues promenades et à nager dans les rivières.
C’était un décor qui me convenait beaucoup mieux. Je ne voyais aucun
inconvénient à être un produit de cet environnement-là.
Pendant ce temps, Anthony était lui aussi devenu un produit de son
environnement, mais de la pire des manières. La première année où je lui
avais rendu visite à l’hôpital, il aimait discuter des affaires courantes
entendues à la radio ou la télévision. Il se montrait sagace et toujours prêt à
partager une opinion intelligente ou un peu d’humour. Il m’incitait aussi à
partager des histoires avec lui, comme, par exemple, ce qui se passait dans
ma vie personnelle, et s’y intéressait sincèrement.
Cependant, au fil du temps, sa lumière s’était altérée et il avait fini par
refuser que je l’emmène dehors. Avant, nous passions de délicieux moments
à profiter du soleil et à parler aux passants. Nous nous asseyions parfois
dans le jardin de l’établissement de soins, pour regarder les oiseaux et
prendre des nouvelles l’un de l’autre. Quoi que nous fassions, c’était
toujours des moments agréables avec beaucoup de rires et de discussions.
Si l’un de ses amis ou membres de la famille lui suggérait d’acquérir de
nouvelles compétences et de créer une vie meilleure que celle qu’il vivait à
ce moment-là, il se bouchait les oreilles. « Je n’en vois pas l’utilité, me
répétait-il. Tout se passe bien ici, j’accepte ce destin. » Anthony avait
l’impression qu’il méritait ce qui lui arrivait à cause du mal qu’il avait fait
subir aux autres dans le passé.
« Vous avez payé vos dettes, Anthony, lui disais-je. Vous en avez tiré des
leçons et c’est le principal. » Mais il était incapable de se pardonner. En
outre, il ne se souciait pas d’améliorer sa vie. Il avait ralenti son train de vie
pour adopter le rythme et la routine de l’établissement et n’avait aucun désir
de revenir à une vie normale dans la société. D’un certain côté, son
infirmité lui procurait un sentiment de soulagement, comme s’il n’avait plus
besoin d’essayer. Et ce, malgré l’exemple de nombreuses personnes du
monde entier qui souffraient de différentes infirmités, mais qui menaient
une vie épanouie et édifiante. Mais par-dessus tout, en se cachant derrière
ces excuses, il ne pouvait pas se mettre en situation d’échec. Quand je lui
posai la question, il admit qu’il n’avait plus le courage d’essayer. S’il
n’essayait plus, il ne pouvait échouer. Pas une once de détermination ne
restait en lui et, tandis que le soleil se levait et se couchait chaque jour,
Anthony avait choisi de gaspiller sa vie à dormir.
Je continuais à lui rendre visite occasionnellement pendant environ un an,
aussi étouffant que pouvait être son environnement. Mais une amitié qui
n’est pas partagée devient épuisante pour tout le monde et c’est ce qui se
passait. Anthony avait perdu toute envie d’appeler ses amis, moi y compris,
comme il le faisait toujours entre les visites. Quand je le voyais, notre
conversation tournait autour de sa fonction intestinale et de la rudesse du
personnel envers lui. On ne pouvait pas non plus ignorer son manque
d’intérêt pour son apparence.
Anthony était devenu vieux avant l’âge et, bien qu’il ait au moins trente
ans de moins que les autres résidents, il ne dépareillait plus. Il était devenu
un produit de son environnement. Regarder s’éteindre la lumière de cet
homme charmant me rappelait à nouveau combien il est important d’avoir
du courage pour vivre la vie que désire votre cœur. Tristement, sa vie était
l’exemple même de ce que je ne voulais pas.
Un appel téléphonique de son jeune frère, quelques années plus tard,
m’apprit qu’Anthony était décédé. Sa vie n’avait pas du tout changé et il
avait continué à refuser toute sortie de l’établissement, y compris les
réunions de famille. Anthony avait donné l’ordre de ne pas être dérangé,
m’avait dit son jeune frère. Je ne pus m’empêcher de me demander quelles
avaient été ses dernières pensées tandis qu’il restait allongé à faire un retour
sur sa vie.
L’impact du sentiment d’échec d’Anthony me stimula. Faisant preuve
d’un manque total d’effort, Anthony ne s’était donné aucune chance de se
perfectionner ou de changer. L’échec n’avait rien à voir avec le fait de
réussir ou non ce qu’il aurait tenté de faire. Le simple fait d’essayer aurait
été une réussite en soi. L’échec le plus retentissant d’Anthony reposait sur
le fait d’être devenu entièrement un produit de son environnement, sans
plus aucun désir de se lancer des défis et donc d’améliorer sa vie. Quel
énorme gaspillage d’intelligence, de bonté et des talents naturels qu’il avait
reçus à sa naissance !
Ainsi, si nous sommes tous amenés à devenir un produit de notre
environnement, moi y compris, la meilleure chose à faire serait de choisir le
bon environnement, celui qui s’accorde avec la direction que nous
souhaitons suivre dans notre vie. Il fallait là encore avoir le courage de
vivre la vie que je désirais. Cependant, cette nouvelle prise de conscience
des effets potentiels de mon environnement sur moi, rendrait le parcours
plus facile.
Et c’est ainsi qu’avec cette compréhension et un courage renouvelé, je
devins plus attentive à la vie que je créais et au pouvoir qui réside dans la
liberté de choix.
Les pièges

Toutes les relations que j’ai établies avec les patients n’ont pas toujours
commencé sur un bon pied. Bien que l’essentiel de mon travail consiste à
m’occuper des mourants, j’avais quelquefois des patients qui nécessitaient
des soins pour maladie mentale. Comme j’avais eu des effets apaisants et
positifs sur des clients passagers, des cas plus difficiles commencèrent à
m’être présentés. Toute expérience est utile dans la vie. Mon passé m’avait
exposée à de nombreux comportements irrationnels, qui semblaient
maintenant me servir avec les gens difficiles.
La plupart du temps, je ne me laissais pas déconcerter par les
provocations des patients. Je dis bien la plupart du temps, mais pas toujours.
Il arrivait parfois que ma personnalité sereine n’apaise pas du tout le
patient, quels que soient les efforts que j’y mettais. En arrivant devant un
magnifique manoir, certainement l’un des plus beaux de la ville, les mises
en garde que j’avais reçues au sujet de la femme qui y résidait me revinrent
à l’esprit. Florence refusait absolument que l’on prenne soin d’elle,
soutenant qu’elle n’en avait pas besoin. Ce n’était pas un cas à part.
Nombre de personnes âgées acceptent à contre cœur de perdre
l’indépendance dont elles ont toujours disposée. Ce n’est pas toujours facile
pour elles de reconnaître que le moment est arrivé.
Je n’étais cependant pas préparée à la furie qui se précipita sur moi pour
me chasser en descendant l’allée armée d’un balai et en hurlant de toutes
ses forces. Ses cheveux n’avaient pas été brossés, Dieu sait depuis combien
de temps. Ses ongles étaient noirs de saleté, voire pire encore. Ne portant
qu’une pantoufle, elle représentait difficilement la Cendrillon des contes de
fées. En outre, elle avait l’air de ne pas avoir changé de robe depuis un an.
« Allez-vous-en. Sortez de ma propriété, hurlait-elle. Je vais vous tuer.
Sortez de ma propriété. Vous êtes comme toutes les autres. Sortez ou je
vous tuerai ! »
Le balai voltigeant dans les airs me manqua de quelques centimètres. Je
peux supporter beaucoup de choses dans la vie, mais je ne suis pas stupide.
Encore moins une martyre. Je tentai de lui parler pour la calmer. Mais
voyant que mes paroles tombaient dans les oreilles d’une sourde et qu’elle
menaçait de briser mes essuie-glaces en continuant à brandir son balai, je
n’insistai pas. « OK, OK, dis-je. Je m’en vais Florence. Ça va. » Elle avait
un air sauvage et indomptable, debout au bout de l’allée, défendant son
territoire en s’agrippant à son balai.
Comme je m’éloignais, cette image persista dans mon rétroviseur jusqu’à
ce que je sois complètement hors de vue. Elle n’avait pas bougé. Bien que
cela puisse sembler très drôle vu de l’extérieur, je ne pouvais m’empêcher
d’être désolée pour elle. Je me demandais quelle personne elle avait été,
quel genre de vie elle avait eu et ce qui l’avait conduite à devenir telle
qu’elle était maintenant.
Je reçus les réponses un mois plus tard, quand je retournai à la même
adresse. Florence avait apparemment été maîtrisée de force et placée sous
sédatif. Je ne voulais même pas imaginer la scène. Comme elle avait dû
avoir peur ! Mais elle avait passé le dernier mois dans un foyer temporaire
pour malades mentaux et, désormais, se portait bien. Les médecins étaient
heureux de sa réaction aux médicaments et l’avaient renvoyée chez elle, en
recommandant une auxiliaire de vie à plein temps auprès d’elle.
L’infirmière du centre social attendait mon arrivée. « Elle dort en ce
moment, mais peut se réveiller bientôt. Je vais donc attendre avec vous »,
expliqua-t-elle. En ouvrant les doubles portes du manoir, je fus accueillie
par un énorme escalier de marbre, des chandeliers et une maison remplie de
très beaux meubles antiques. Je fus aussi frappée par une abominable odeur
de pourri.
« Nous avons fini l’entrée. Je vais vous présenter le reste de la maison »,
dit l’infirmière en se référant à l’équipe de nettoyage que nous avons
croisée dans la pièce suivante. Florence avait vécu dans un dépotoir humide
et sale pendant plus de dix ans, sans que personne ne s’en inquiète jusqu’à
ce qu’un voisin signale à l’infirmière son comportement inhabituel et
erratique. Quand celle-ci passa la voir, l’étendue de sa misère fut révélée.
Pas directement par Florence, évidemment, car personne ne pouvait
l’approcher, mais parce que quelqu’un avait regardé par la fenêtre et vu
l’état de sa maison.
Elle se nourrissait de conserves et en avait en réserve pour une année
entière dans son placard. Je ne vis aucun signe d’autres aliments frais ou à
cuire. Le sol de la cuisine, recouvert d’immondices, était pratiquement
invisible. La petite partie qui était exposée était recouverte de plusieurs
centimètres de poussière. Ce n’était pas mieux dans la salle de bain. C’était
une fosse de serviettes sales, de morceaux de savon séché et, de toute
évidence, personne n’avait utilisé la douche ou la baignoire depuis
longtemps.
L’infirmière me conduisit en bas où je découvris six autres chambres et
deux salles de bains dans le même état. On fit appel à des femmes de
ménage pour nettoyer toute la maison, calculant qu’il leur faudrait plusieurs
semaines. En bas, les portes s’ouvraient sur une piscine immonde, qui j’en
suis sûre, aurait été inhabitable même pour des grenouilles. Debout près de
la piscine, les yeux levés vers l’étage principal de la maison et tout ce qui
avait fait sa grandeur, je me demandais ce que pourraient dire les murs s’ils
pouvaient parler.
Question hygiène, Florence avait été transformée durant son séjour à
l’hôpital et se reposait dans une belle chemise de nuit propre. Ses cheveux
avaient été démêlés, lavés et coupés, et ses ongles étaient propres. C’était
comme si je voyais une autre femme.
Un lit d’hôpital avait maintenant remplacé son ancienne couche. On me
donna des instructions strictes, en me disant qu’elle devait rester au lit, les
deux rambardes latérales toujours relevées, quand j’étais seule avec elle
dans la maison. Une autre auxiliaire de vie viendrait deux heures le matin et
l’après-midi pour m’aider. Le matin était consacré à la douche, à la toilette
et au petit-déjeuner. L’après-midi était réservé aux sorties de Florence, dans
le jardin ou sur le balcon, pour profiter de l’air frais. Une lourde sédation
faisait partie intégrante des soins de Florence. Le reste du temps, elle était
légèrement dopée. En raison de cette prise en charge totale, elle était
devenue bien plus complaisante.
Un mois passa et nous habitions désormais un manoir étincelant de
propreté. Les femmes de ménage avaient fini par en venir à bout et furent
embauchées pour l’entretien de la maison une fois par semaine. Florence
commença à manifester quelques merveilleux éclairs de lucidité et fut
capable de partager des histoires avec moi. Elle avait eu une vie riche et
passionnante. Elle avait sillonné le monde sur des navires luxueux et visité
des endroits fabuleux. Comme elle désignait des tiroirs à côté d’elle, je lui
passais des photos qu’elle me décrivait une à une. Il était difficile de croire
qu’il s’agissait de la même personne, mis à part sur certaines d’entre elles
où je la reconnaissais sous les traits d’une jeune femme très belle et
souriante.
Je ne dirais pas que nous sommes devenues très proches, mais nous
avons appris à nous aimer suffisamment pour accepter la situation qui nous
avait réunies. J’apercevais encore, à certains moments, la lueur de la femme
folle et sauvage en elle. Il était indispensable d’avoir l’aide d’une autre
auxiliaire de vie pour la sortir de son lit. Elle acceptait de prendre ses
médicaments, mais continuait néanmoins à faire preuve d’une grande
résistance vis-à-vis du rituel de la douche, au point que j’appréhendais le
jour du lavage des cheveux. Mais une fois sortie de la douche, elle était
délicieuse et se dorlotait devant le miroir, riant comme la grande dame
qu’elle avait été dans le passé.
Sa fortune avait toujours été dans la famille. Un vieil, vieil argent, disait-
elle. Son mari venait aussi d’une famille riche, mais en rien comparable
avec la lignée dont elle était issue. Après quelques affaires douteuses, il fut
emprisonné quelques années. La seule personne que Florence acceptait de
laisser entrer dans sa vie me dit que c’est à cette époque-là qu’elle avait
commencé à devenir suspicieuse et paranoïaque vis-à-vis de tous.
Son mari mourut un an après sa sortie de prison. Elle n’eut donc aucune
opportunité de guérir ou d’atténuer sa paranoïa et sa stabilité mentale se
dégrada. Elle avait eu une totale confiance en lui et pensait que tout le
monde en avait après son argent et que c’étaient les autres qui avaient été la
cause de son incarcération. Étant donné que cela ne faisait aucune
différence dans notre relation, qu’il ait ou non été coupable, je ne
considérais même pas la question.
Florence acceptait de vivre dans son lit d’hôpital la plupart du temps. Elle
était simplement contente d’être chez elle et, à certaines occasions,
admettait aimer la compagnie des auxiliaires de vie. Cependant, quelques
heures avant l’arrivée de l’autre auxiliaire chaque après-midi, elle retournait
dans son monde et redevenait une femme radicalement différente. Je
pouvais presque dire à quelle heure elle allait commencer.
« Laissez-moi sortir. Laissez-moi sortir de ce foutu lit. Au secours. Au
secours. Au secours, AU SECOURS », hurlait-elle. Sa voix résonnait à
travers tout le manoir et sur les sols de marbre. J’entrais dans sa chambre et
arrivais parfois à la calmer quelques secondes, mais vraiment quelques
secondes, c’est-à-dire trois au maximum. Puis cela recommençait : « Au
secours, au secours, au secours. AU SEEECOUURRRS ! »
Si le manoir luxueux n’avait pas eu des murs aussi épais et n’était pas
aussi éloigné des voisins, je suis sûre que certains auraient appelé la police
pour les prévenir qu’ils entendaient des hurlements chaque jour. Que je sois
ou non dans la chambre ne faisait aucune différence. Elle ne cessait
d’appeler à l’aide et de demander qu’on la fasse descendre du lit, jusqu’à ce
que l’autre auxiliaire de vie arrive et que nous puissions la laisser se lever.
Il n’y avait aucun moyen de la raisonner dans ces moments-là et, malgré
mon affection pour elle et mon désir de la laisser sortir, je connaissais son
autre côté et n’avais pas envie de mettre ma vie en danger. L’image de cette
femme me chassant avec son balai et sa détermination sauvage ne m’avait
jamais quittée. Cette personnalité belliqueuse que j’apercevais au moment
des crises de hurlement de l’après-midi me convainquit d’écouter les
professionnels qui avaient établi les pratiques de gestion quotidienne à leur
manière. Malgré tout, je la comprenais. Comme cela devait être horrible
d’être prisonnière dans sa propre maison !
Les rambardes de sécurité de son lit, la législation et les décisions
professionnelles constituaient une combinaison de facteurs qui
emprisonnaient Florence. Cependant, bien avant cela, elle était déjà
prisonnière de la paranoïa. Sa maladie lui avait enlevé le droit de quitter sa
propre maison, car elle avait développé une méfiance obsessionnelle envers
les gens et ce qu’ils pourraient lui dérober si elle sortait. Tout le monde
n’est certainement pas obligé de vivre prisonnier dans un lit, mais il est
possible de se créer une vie où les pièges qui nous retiennent sont nos
propres créations et ont désespérément besoin d’être écartés.
L’un de mes souvenirs les plus anciens est celui d’être restée prisonnière
dans un coffre. Cependant, je ne me sentais pas vraiment captive. C’était un
grand coffre en bois dans le jardin, de l’autre côté de la maison. L’un de
mes frères aînés m’avait poussée à y entrer et avait refermé la porte sur moi.
Je me revois encore assise dans le noir et me sentant en sécurité et heureuse.
Même si je n’avais que deux ou trois ans, je savais que j’appréciais ma
propre compagnie et la paix que je ressentais était merveilleuse. Entendant
la voix paniquée de ma mère m’appeler un peu plus tard, je lui répondis et
tout rentra dans l’ordre. Je fus délivrée et retournai dans le chaos de la vie
familiale.
D’autres pièges étaient malgré tout bien présents dans ma vie d’adulte.
Bien que j’aie trouvé le courage de respecter mes propres inclinations, un
pas après l’autre, mes vieux schémas de pensée ne m’aidaient pas du tout.
Surmonter mon appréhension de chanter en public était un processus
particulièrement difficile, alors que je cherchais à me libérer de ces pièges
que j’avais moi-même fabriqués.
Si quelqu’un m’avait dit que la photographie et l’écriture allaient
finalement m’amener à jouer sur une scène, j’aurais probablement ri devant
l’absurdité d’une telle pensée. Tout commença par la vente de mes
photographies sur les marchés et dans les galeries. Bien que les ventes
n’aient pas été assez nombreuses pour me permettre d’obtenir un revenu
décent, ces moments d’encouragement avaient suffi à me maintenir sur
cette voie lente et régulière.
À la suite de ces petits signes de soutien, je décidai de travailler dans
l’industrie de la photographie et obtins un emploi dans un laboratoire
professionnel de Melbourne. Malheureusement, ce n’était qu’un travail de
bureau ordinaire et, au bout d’un an d’ennui, d’éclairage fluorescent et
d’absence de fenêtre, je convins qu’il n’était pas plus satisfaisant que tous
mes autres emplois précédents dans le secteur bancaire. Je ne me vis offrir
aucune opportunité qui aurait pu me faire accéder au côté créatif de
l’entreprise et, n’ayant plus aucun intérêt pour cette activité, je finis par
faire des fautes d’étourderie. Je me revois encore pousser de gros soupirs
pendant le travail : coudes sur la table, menton dans les mains, essayant de
trouver la solution pour me satisfaire de ma vie professionnelle – puis
poussant à nouveau des soupirs.
Cet emploi me fit cependant comprendre que je n’avais pas besoin de
travailler dans la photographie pour prendre de belles photos. Avec l’aide
d’un nouveau couple d’amis versés dans le système numérique, je créai un
petit livre de photographies inspirant. Une fois encore, l’approbation fut
unanime sur la qualité de mon travail, mais ce ne fut pas suffisant pour le
faire publier. Le coût de l’impression en couleurs était un facteur important
à en croire les avis que me renvoyaient les éditeurs, même si certains
admettaient que c’était un très bel album.
Je m’y donnais à fond pendant quelques années, en y mettant toute ma
concentration et mon énergie. Mais les lettres de rejet ne cessaient de
s’empiler, malgré quelques encouragements sincères qui continuaient à me
parvenir. Ce fut au cours de cette période de larmes et de frustration que je
saisis ma guitare. Je pouvais difficilement jouer, mais me mis à écrire la
moitié de ma première chanson. Je n’avais alors aucune idée de
l’importance de ce moment.
Ayant déjà constaté l’effet de la force de l’abandon, je finis par accepter
qu’il n’était pas vraiment important que l’album de photos soit ou non
publié. Selon moi, j’avais déjà réussi, du seul fait d’avoir eu le courage
d’essayer. La réussite ne dépend pas uniquement de la réponse de quelqu’un
qui accepte ou non de publier votre livre. Il s’agit d’avoir le courage d’être
vous-même, quoi qu’il arrive. Pressentant que les leçons que j’avais
apprises tout au long de ce processus avaient déjà été très bénéfiques, je
réussis finalement à lâcher prise. Sans doute avais-je été poussée à faire ce
livre pour en tirer mes propres leçons ? Ou peut-être trouvera-t-il ses
marques une autre fois, quand je serais mieux préparée ?
Quoi qu’il en soit, cela n’avait pas d’importance. Je devais lâcher prise.
Mes efforts m’avaient épuisée et j’avais placé trop d’espoir dans la
publication de cet ouvrage. Il était temps de vivre à nouveau et de cesser de
toujours vouloir contrôler les résultats. La chanson que j’avais à moitié
écrite resta aussi à moitié oubliée, tandis que je recherchais des réponses,
dédiant de plus en plus de temps à la méditation et à ma guérison. À la suite
de l’une de mes nombreuses retraites solitaires, en silence et en méditation,
je ressentis cependant un besoin urgent de terminer cette chanson. À partir
de ce jour, je sus que la composition s’inscrivait dans le cadre de mon
activité, car non seulement je finis d’écrire la chanson, mais j’en composai
une seconde le même jour. Je ne pouvais tout simplement plus m’arrêter
une fois commencé. Elles déferlaient de moi.
Quand j’étais enfant, nous organisions des concerts pour les proches et
les amis. La musique était dans mes gènes. Malgré leurs autres soi-disant
professions « raisonnables », mon père était guitariste et compositeur quand
il rencontra ma mère, qui était chanteuse, à l’époque. Cependant, je n’avais
jamais ressenti une envie consciente de monter sur scène. Et il en est de
même maintenant. En fait, cette simple pensée me terrifiait. Ce n’était pas
simplement l’idée de me montrer sur scène, mais aussi la peur que mon
travail me fasse entrer dans le domaine public. J’étais heureuse de rester
anonyme. Beaucoup de compositeurs ne chantent pas sur scène et je voulais
en faire partie. Cependant, pour faire connaître mon travail, le seul moyen
était d’interpréter mes propres chansons.
Cela me terrifiait et créa un énorme trouble en moi pendant longtemps.
Essayer de trouver un emploi que j’aime avait déjà été un défi douloureux,
un de ceux que je n’avais jamais apparemment réussi à surmonter
complètement. Je ne pouvais pas maintenant accepter que le travail vers
lequel j’avais été clairement guidée m’oblige à m’exposer au regard du
public, alors que j’avais toujours aimé et protégé si fort mon intimité. Je ne
voulais définitivement pas de la vie qui se dessinait devant moi.
On nous donne des leçons pour guérir, pas nécessairement pour nous
divertir. Ce fut une époque terriblement provocatrice. En outre, je recevais
beaucoup de désapprobation de la part de certaines personnes, qui
n’encourageaient pas mes nouvelles orientations. Quoi qu’il en soit, je
désirais simplement que la vie m’avale toute crue et me laisse dans
l’anonymat.
Passant une bonne partie de mon temps seule près de l’une de mes
rivières favorites, je nageais toutes les semaines, pendant une longue
période, en essayant d’accepter que c’était là où la vie me menait. L’eau
fraîche me nettoyait de tous les coups que je prenais. Quand je nageais sous
l’eau, l’autre monde disparaissait. Je n’entendais pas d’autres sons que ceux
des oiseaux et du vent soufflant doucement à travers les arbres des rives. La
paix était curative et je m’y plongeais donc souvent. Un jour, je vis même
un platypus, connu pour être une créature très timide qui se montre
rarement quand des gens sont présents. Une telle bénédiction me redonna
des forces.
Assise sur la berge, laissant la nature tisser sa magie sur mon âme
fatiguée, le souffle doux de la brise caressant mon visage, je devais être
honnête avec moi-même. Après avoir passé en revue tout mon vécu jusqu’à
ce jour-là, je compris que, au fond, une partie de moi avait toujours su que
je serai sous le feu des projecteurs, dans une certaine mesure. Le choix de
garder un fragment de ma vie pour moi resterait entre mes mains et je
pouvais gérer cela. C’était ma vie après tout et la façon d’organiser ce qui
se déroulait relevait de mon choix.
Finalement, j’acceptais que si ce travail faisait partie de mon chemin de
vie et que je pouvais aider les autres de cette façon, je progresserais alors –
je l’espérais – dans mon rôle d’une manière ou d’une autre. Être convaincue
que l’apprentissage serait aussi bénéfique pour mon propre développement,
indépendamment de ceux qui écouteraient ma musique, m’aida aussi à
accepter la situation. Deux amis musiciens étaient cependant venus me
prêter main-forte à l’époque.
Quand je me remémore le moment où je suis montée sur scène pour la
première fois, je pense à l’audience autant qu’à moi-même. Même si la
musique était concevable, il fut évident pendant longtemps que me donner
en spectacle m’était très pénible. Mes mains tremblaient, la guitare
rebondissait, je ratais des cordes et ma voix se bloquait complètement. Je
détestais cela et mes nerfs en subissaient les conséquences. La méditation
m’aidait beaucoup à cet égard, ainsi que la pratique. Comme chaque fois
que vous persévérez dans une tâche, vous finissez par vous améliorer avec
la pratique. En dépit de ma nervosité et de ma crainte, quelque chose me
poussait. C’était l’acceptation que cela faisait partie de ma mission de vie et
un désir ardent d’y contribuer. C’était aussi l’envie d’être entendue. Une
voie m’avait été présentée pour partager des pensées qui avaient été
réprimées depuis trop longtemps.
J’avais atteint la trentaine quand je terminai cette première chanson. Une
ou deux autres années passèrent avant que je commence à monter sur scène.
Ne buvant plus du tout d’alcool, je devais affronter mes peurs face à face,
sans aide artificielle. Jouer sur scène m’aida cependant à m’ouvrir. D’une
certaine manière, cela m’apportait d’énormes bienfaits. À l’époque où je
m’occupais de Florence, je faisais aussi la tournée des pubs de la ville pour
proposer mes compositions. Je détestais cela. J’étais très seule à ce
moment-là, mes blessures émotionnelles m’ayant obligée à me retrancher
profondément en moi-même. Je réussis à monter sur une estrade et à
chanter mes chansons, mais je mis beaucoup de temps à y prendre plaisir.
Cela a largement aidé à ma croissance. Quand vous partagez vos pensées
personnelles avec une audience pleine d’étrangers, c’est sans aucun doute
une occasion de vous ouvrir à nouveau. La réaction toujours positive à mes
chansons et à ce que j’avais à dire m’encourageait à suivre la voie de
compositeur.
Plus tard, je compris que je ne jouais pas dans des lieux qui convenaient à
mon style et à ma personnalité. À la fin de l’un des bruyants concerts que je
donnai les années suivantes, je fis mes adieux définitifs aux tournées dans
les pubs. J’avais maintenant terminé mon apprentissage. J’aurais sans doute
moins d’occasions de donner des récitals, mais étant donné que l’art de la
scène dans les pubs et le désir de me faire connaître de cette manière n’était
pas ce qui me poussait, ceci ne m’inquiétait pas du tout. À ce moment-là, je
participais aussi à des festivals folkloriques et avais fait l’expérience de
l’euphorie que ressent un acteur quand il a un public respectueux, qui non
seulement écoute ses chansons, mais les comprend totalement. Ce contact
avec des gens animés d’un même esprit est une sensation extraordinaire.
Ainsi, à partir de là, il n’y eut plus que des endroits magnifiques ou des
festivals appropriés.
En repensant à ce que j’étais la première fois où je suis montée sur scène,
j’ai du mal à reconnaître cette créature fragile. Maintenant, quand je joue en
direct, j’ai confiance, parce que je joue dans les lieux adéquats, devant un
public choisi. Mes chansons ont un sens et sont plutôt bienveillantes. Elles
peuvent l’être. Elles ont le droit de l’être. Je n’ai plus à rivaliser avec les
tirages de tombola qui se faisaient entendre dans les micros des pubs ni ne
perds le fil de ma chanson à cause du match de boxe qui commence sur les
écrans de télévision sur les murs. Si je fais une erreur, je me moque
doucement de moi et je continue. Après tout, les artistes sont aussi des êtres
humains.
En outre, c’était très rafraîchissant de ne plus avoir de M. Invincible qui
vous lance des œillades. Vous savez, le type qui a le plus bu dans le pub et
décide soudain qu’il est le frère jumeau de Johnny Depp. Il se tient juste
devant l’estrade, vous reluquant d’un air paillard tout en se trémoussant
d’avant en arrière, arrivant on ne sait comment à ne pas laisser tomber une
seule goutte de sa dix-huitième bière. Il est certain d’être un don de Dieu
pour les femmes, tandis qu’il vous fait la grâce d’un signe de tête et d’un
clin d’œil, tout en ondulant des hanches, juste pour vous. Et si vous êtes
assez bien pour lui, il vous attend à côté de l’estrade pour répondre à toutes
vos prières dans le domaine viril des grands amants. Oui, je les ai bien
connus. Dieu les bénisse.
Ainsi, tout en ayant à affronter ma terreur initiale de la représentation,
chaque jour qui me voyait m’engager sur le chemin créatif était une journée
de courage. Je venais aussi tout juste de terminer une année d’étude de la
musique. Décidant que j’aimerais en savoir plus dans ce domaine, j’avais
étudié seule la théorie de base de la musique, ce qui me permit de passer
mon audition au programme. Celle-ci impliquait aussi une version très
hésitante de l’une de mes propres chansons. Mais j’y étais entrée. J’étais
une étudiante d’une trentaine d’années et j’en appréciais chaque minute.
Il me fallait cependant utiliser différentes méthodes pour maîtriser ma
nervosité durant le spectacle. La pratique en faisait partie. Me mettre sans
arrêt en première ligne me permit d’améliorer de plus en plus ma musique,
mon chant et ma confiance. Mais les deux choses qui m’ont le plus aidée
furent les outils que j’utilisais pour me libérer de mon mental. Ces outils
s’appliquent pour tout, pas seulement le spectacle et m’ont aussi été très
utiles dans d’autres cas.
Quand je sentais monter ma nervosité ou quand des pensées négatives
faisaient surface, comme « Qu’est-ce que je fais sur cette estrade ? », je
revenais à ma pratique de méditation au milieu de ma chanson. Je n’arrêtais
pas vraiment de chanter ni ne m’asseyais dans la position du lotus. Pas du
tout. Je portais mon attention sur le souffle, le regardant entrer et sortir.
Pendant tout ce temps, je mettais toute ma confiance dans ma mémoire
musculaire, qui devait se rappeler où poser les doigts sur la guitare et laisser
couler les paroles. C’était sur la respiration que je devais me concentrer à ce
moment-là. Ceci fonctionnait incroyablement bien et m’apaisait
suffisamment pour que je revienne au chant avec une meilleure expression
et davantage de présence.
L’autre chose qui a changé mon mental et m’a permis de vraiment dire
adieu à ma nervosité, consistait à sortir de l’équation et à la considérer
comme un moment de don au public. Je récitais silencieusement une simple
prière avant de commencer, remerciant la musique de couler à travers moi
et de donner du plaisir aux gens. Puis, je prenais simplement de la distance
et appréciais la musique tout autant que le public.
La représentation m’a appris une multitude de grandes choses. Je suis
très reconnaissante que la vie m’ait incitée à continuer dans cette voie alors
que je ne le recherchais pas particulièrement. Comment pourrions-nous
nous douter des cadeaux qui nous attendent par le biais des leçons qui nous
sont réservées, si nous ne nous lançons pas ? Nous ne pouvons savoir tant
que nous n’essayons pas. Que je persiste ou non à donner des
représentations à l’avenir n’a plus aucune importance pour moi. Si je le fais,
j’y prendrai un immense plaisir. Si je ne le fais pas, j’apprécierai tout autant
ce que je ferai à la place. Cela n’a aucune importance. J’irai simplement là
où me conduit mon chemin.
Cependant, en maîtrisant ma nervosité durant les représentations, j’avais
aussi commencé à maîtriser mon mental de différentes façons. Je me
libérais des pièges des schémas de pensée malsains que j’avais générés au
cours de ma vie. Nous avons tous des pièges dont il nous faut nous libérer.
La plupart ne sont pas physiques, et s’ils le sont, ils ont probablement leur
origine dans des pièges non physiques, comme un mode de pensée malsain
et des systèmes de croyances négatives.
Malheureusement pour ma chère Florence, elle devait rester prisonnière
de son lit, du moins jusqu’à l’arrivée de l’autre auxiliaire de vie. Ma
présence ne pouvant diminuer le volume de ses hurlements, je trouvais plus
respectueux de ne pas rester dans la chambre. Je passais la tête
occasionnellement. Elle faisait une pause d’environ deux secondes, me
regardait, détournait les yeux et recommençait à hurler : « Au secours ! »
Cette femme aurait dû être chanteuse. Elle avait certainement la force
pulmonaire nécessaire.
Des yachts naviguaient dans le port de Sydney. Me souvenant d’un temps
où je m’étais liée d’amitié avec de beaux navigateurs, je souris en me
demandant ce qu’ils étaient tous devenus. Le son de la sonnette d’entrée
interrompit mes pensées.
Comme nous baissions les rambardes de sécurité du lit, les hurlements
cessaient en une microseconde. D’un seul coup. Florence nous souriait :
« Bonjour vous deux. Comment s’est passée votre journée jusqu’ici ? »,
demandait-elle. Nous nous regardions en souriant puis l’aidions à se lever.
Bien que l’autre auxiliaire de vie n’ait pas à supporter chaque jour ses
hurlements pendant des heures, elle était accueillie par eux chaque après-
midi.
« Bien, merci Florence. Et la vôtre ? », demandai-je.
« Oh, pas trop mal, ma chère. J’ai regardé les bateaux sur le port. Ils font
une course mercredi, vous savez ? »
Opinant de la tête, je répondis : « Sûrement, Florence. »
En nous promenant ensemble dans le jardin, nous nous émerveillions des
couleurs. Le jardin avait aussi été négligé au fil des années. Mais les
proches, qui avaient récemment reçu une procuration sur l’argent de
Florence, insistèrent pour le rendre plaisant, au cas où Florence aurait
quelques moments de lucidité pour en jouir. On avait donc fait venir des
jardiniers pour qu’ils y tissent leur magie et la piscine avait été nettoyée.
« Regardez mon merveilleux jardin, nous disait-elle. Comme il est beau à
cette époque de l’année. » Nous en convenions sincèrement toutes deux.
Malgré le manque de soin, la beauté du jardin était intacte et se réveillait à
nouveau dans toute sa splendeur.
« Je suis sortie l’autre jour planter ces fleurs, vous savez. Vous devez
rester au top du jardinage, surtout avec toutes ces plantes grimpantes. »
Nous souriions et en convenions à nouveau. En pensant que cet endroit
était, il y a un mois encore, une horrible jungle envahie de mauvaises
herbes, c’était amusant de voir comment Florence le voyait.
En arrachant quelques treilles des fleurs, elle continua : « Vous ne pouvez
pas vous permettre d’être paresseux avec les jardins. Ils ont besoin de
beaucoup d’amour et de temps. » Nous l’interrogions sur certaines fleurs, et
elle répondait avec beaucoup de lucidité et de connaissance. « Ces treilles
peuvent piéger les fleurs et les étrangler », nous dit Florence, en en
arrachant d’autres. Je hochais la tête tandis qu’elle continuait : « Je ne
laisserai jamais quelque chose me retenir prisonnière, vous savez, et je ne
laisserai rien malmener mes fleurs. »
Et tandis que Florence continuait à détruire les pièges autour de son beau
jardin, je récitais silencieusement une prière de remerciement pour avoir
trouvé le courage de commencer à me libérer de mes propres contraintes.
Comme une fleur, j’étais aussi maintenant libre de pousser et de fleurir.
Regret no 2

Je regrette d’avoir travaillé autant

Tout en essuyant la vaisselle, je pouvais entendre mon client, John,


glousser comme un écolier, dans son bureau. « Oui, et en plus elle a l’âge
idéal », disait-il avec des rires étouffés, en continuant à me décrire à ses
amis au téléphone. John avait près de quatre-vingt-dix ans. J’étais dans ma
trentaine. Me souvenant d’une phrase qu’un vieux monsieur de soixante-dix
ans m’avait dite, « Tous les hommes restent des enfants », je souris
intérieurement en secouant la tête.
Sortant plus tard de son bureau, John était redevenu le gentleman
diplomate que je connaissais, sans aucun signe de malice. Il voulait
m’emmener déjeuner et me demanda si j’avais une robe rose à porter. Si
non, pouvait-il m’en acheter une ? Je ris et déclinai poliment son offre,
j’avais déjà une robe rose. Bien que cela ne fasse pas partie de mon
uniforme d’auxiliaire de vie, je lui dis que je serais heureuse de lui faire
plaisir. Sa joie faisait plaisir à voir.
Nous réservâmes une table pour deux dans un restaurant très cher. C’était
la table principale, devant et au centre, avec vue sur un parc qui s’étendait
jusqu’au port. John avait l’air pimpant dans sa veste bleu marine ornée de
décorations dorées, un frais parfum d’after-shave flottant dans l’air. La main
posée sur le creux de mes reins, il me guida vers notre table. Après avoir
admiré la vue, je le regardais à nouveau, à temps pour le surprendre en train
de faire un clin d’œil à quatre autres hommes assis à une table voisine. Ils
gloussaient en m’examinant de la tête aux pieds, mais reprirent
instantanément un visage sérieux quand ils réalisèrent que je les avais vus.
« Des amis à vous, John ? », demandai-je en souriant. Il balbutia et finit
par admettre qu’il voulait que ses amis voient combien il avait de la chance
d’avoir une auxiliaire de vie avec un si beau physique. J’éclatai de rire.
« Toutes les femmes de mon âge paraissent belles dans une pièce emplie de
vieillards de quatre-vingt-neuf ans. » Je dois cependant admettre qu’il avait
des manières irréprochables et je me pris à souhaiter que davantage
d’hommes de ma génération possèdent encore le charme et la considération
dont il faisait preuve à mon égard. Le déjeuner était délicieux. John avait
téléphoné avant de venir et expliqué qu’il amenait une végétarienne avec
lui. Ils m’avaient fait la faveur d’un beau pain végétarien, spécialement
préparé pour l’occasion.
J’appris que ses amis avaient reçu l’interdiction d’interrompre notre
déjeuner et même de venir à notre table. Il me présenterait à la fin. Aussi,
bien qu’ils aient fini de manger depuis longtemps, ils restèrent assis
patiemment jusqu’à ce que John ait terminé de manger et de bavarder. Puis,
posant à nouveau sa main sur mes reins, il me guida vers leur table où je
jouai la parfaite petite amie en les charmant tous, tout en veillant à ce que
John reçoive le plus d’attention. Il me faisait penser à un coq, gonflant ses
plumes en signe de fierté et d’accouplement. Ce fut un moment très
amusant.
Derrière tout cela cependant, il y avait un homme mourant. Quel mal
pouvait-il y avoir à se prêter à un jeu aussi inoffensif au cours de ce qui
pourrait être sa dernière sortie ? Après être rentrée et avoir enlevé ma robe
rose pour revêtir, au grand dépit de John, des vêtements plus pratiques, je
l’aidai à se mettre au lit. La sortie l’avait enchanté, mais aussi harassé.
L’énergie des mourants est si affaiblie qu’une petite sortie équivaut à une
activité de huit heures passées à soulever des briques. Elle les épuise
complètement. Souvent, la famille et les amis ne se rendent pas compte
combien leurs visites bien intentionnées peuvent fatiguer les personnes
âgées. Quand elles n’ont plus que quelques semaines à vivre, des entrevues
de plus de cinq à dix minutes peuvent devenir difficiles pour les patients et,
malheureusement, c’est généralement à ce moment-là qu’ils sont envahis de
visiteurs.
Il n’y avait que John et moi cet après-midi-là, et il dormait profondément.
Repliant ma robe rose dans mon sac, j’étais enchantée d’avoir pu lui
apporter un peu de joie durant ce déjeuner. Cela m’avait également fait
plaisir.
John avait aussi bénéficié de ma jeunesse dans d’autres domaines.
Comprenant mieux le fonctionnement de l’ordinateur que lui, je repris le
travail qu’il avait commencé le mois précédent dans son bureau. Pour un
homme de cet âge, son approche informatique était admirable et il avait
décidé de se lancer dans l’ère de la technologie. Ses dossiers étaient malgré
tout en désordre et il n’avait rien appris sur la manière de les classer. Tandis
qu’il dormait, je me mis à créer des catégories pour y ranger des centaines
de documents, en créant un index pour pouvoir les retrouver. Mais, comme
je l’ai dit, pour un homme de son âge, son aptitude à se servir de
l’ordinateur était déjà remarquable.
En voyant la détérioration de l’état de John la semaine suivante, je me
sentis très reconnaissante d’avoir accepté son invitation à déjeuner. Il ne
quitterait plus la maison. Peut-être restait-il quelques semaines, peut-être
moins, mais ses forces l’abandonnaient très rapidement. Assis sur son
balcon à la fin de l’après-midi, nous regardions le soleil se coucher sur le
pont Harbour et la maison de l’Opéra. John, vêtu de sa robe de chambre et
de ses pantoufles, essaya de manger un peu, mais c’était difficile. « Ne vous
en faites pas, John, ne mangez que ce que vous pouvez ou voulez », dis-je
tandis que nous étions tous deux conscients des sous-entendus qui se
cachaient derrière cette phrase. John se mourait et son heure était proche.
En secouant la tête, il posa la fourchette dans l’assiette et me la tendit. Je
posai le plateau de côté et nous continuâmes à regarder le coucher du soleil.
Durant ce paisible après-midi, John fit remarquer : « J’aurais aimé ne pas
avoir travaillé autant, Bronnie. Comme j’ai été stupide ! » Assise dans
l’autre chaise longue sur le balcon, je le regardais. Il n’eut pas besoin
d’encouragement pour continuer. « J’ai travaillé bien trop dur et maintenant
je suis un vieil homme seul et mourant. Le pire, c’est que j’ai été seul
pendant toute ma retraite et que je n’aurais pas dû. » Je l’écoutais me
raconter toute l’histoire.
John et Margaret avaient élevé cinq enfants donc quatre avaient eu des
enfants à leur tour. Le dernier était mort au début de la trentaine. Quand
tous les enfants furent adultes et partirent de la maison, Margaret demanda à
John de prendre sa retraite. Ils étaient tous deux en forme et avaient
accumulé assez d’argent pour avoir une bonne retraite. Mais il disait
toujours qu’ils pourraient avoir besoin de plus. Margaret répondait à chaque
fois qu’ils pourraient vendre leur immense maison presque vide et acheter
quelque chose de plus adapté, ce qui permettrait d’avoir plus d’argent. Cette
querelle dura une quinzaine d’années entre eux, tandis qu’il continuait à
travailler.
Margaret se sentait seule et avait envie de redécouvrir leur complicité,
sans enfants ni travail. Elle dévora pendant des années des brochures de
voyage, suggérant différents pays et régions à visiter. John avait aussi le
désir de voyager plus et acceptait tout ce que Margaret proposait.
Malheureusement, il aimait aussi le statut que lui donnait son travail. Il me
dit que ce n’était pas particulièrement le travail en soi qu’il appréciait, mais
plutôt le rôle qu’il lui permettait de jouer en société et parmi ses amis.
Conclure des affaires était aussi devenu une sorte d’addiction pour lui.
Un soir, alors que Margaret en larmes le suppliait de prendre enfin sa
retraite, il regarda cette belle femme et prit conscience que non seulement
elle était désespérément seule et privée de sa compagnie, mais qu’ils étaient
tous deux devenus vieux. Cette merveilleuse femme avait attendu si
patiemment qu’il veuille bien prendre sa retraite. Il vit qu’elle était encore
aussi belle que le jour où ils s’étaient rencontrés. Mais c’était la première
fois de sa vie que John considérait qu’ils n’allaient pas vivre éternellement.
Bien que terrifié pour des raisons qu’il ne pouvait justifier à l’époque, il
accepta de prendre sa retraite. Margaret s’était levée d’un bond pour lui
sauter au coup, passant des larmes de la tristesse à celles de la joie. Mais
son sourire ne dura pas longtemps, disparaissant à la minute même où il
ajouta « dans un an ». Il y avait une nouvelle affaire en pourparlers en ce
moment dans l’entreprise et il voulait la voir aboutir. Elle avait attendu
quinze ans pour qu’il prenne sa retraite, elle pourrait bien attendre un an de
plus. Ce fut un compromis, mais qu’elle avait accepté à contrecœur. Alors
que le soleil disparaissait, John me dit qu’il était conscient d’avoir été
égoïste, même à l’époque, mais qu’il ne pouvait partir avant d’avoir conclu
cette dernière affaire.
Après avoir rêvé de ce moment pendant des années, les choses
commençaient à devenir réelles pour sa femme chérie. Elle faisait des plans
et téléphonait régulièrement à l’agence de voyage. Chaque soir quand il
rentrait, elle l’attendait, le dîner prêt. Quand ils s’asseyaient à la table qui
avait un jour réuni toute leur famille, elle partageait ses pensées et ses idées
avec un grand enthousiasme. John commençait aussi à s’habituer à cette
idée de retraite, mais continuait toutefois d’insister pour aller au bout de ces
douze mois quand Margaret suggérait autre chose.
Alors que cela faisait quatre mois qu’il avait accepté de prendre sa
retraite et qu’il en restait encore huit, Margaret fut prise de nausées. Elles
étaient légères, au début, mais ne s’étaient pas calmées au bout d’une
semaine. « J’ai rendez-vous avec le médecin demain », lui dit-elle quand il
rentra du travail. La nuit était déjà tombée. La circulation continuait à se
faire entendre, tandis que d’autres travailleurs rentraient chez eux. « Je suis
sûre que ce n’est rien, cependant », dit-elle avec une gaieté affectée.
John s’inquiétait de la voir dans cet état, mais il ne lui était pas venu à
l’esprit que ce pouvait être grave jusqu’au lendemain, quand Margaret lui
annonça que le médecin avait suggéré de procéder à des examens
supplémentaires. Quand bien même les résultats ne se seraient pas avérés
concluants dans les prochaines semaines, l’augmentation de son trouble
accompagné de douleurs leur aurait signalé que quelque chose n’allait pas.
Ils n’en avaient tout simplement pas prévu la gravité. Margaret était en train
de mourir.
Nous passons tant de temps à faire des plans pour l’avenir, à dépendre de
choses qui arriveront plus tard pour assurer notre bonheur ou à prétendre
que nous avons tout le temps devant nous, alors que la seule chose que nous
avons vraiment, c’est notre vie aujourd’hui. Il n’était pas difficile de
comprendre les profonds regrets que ressentait John à ce moment-là.
J’admets volontiers que les gens puissent adorer leur travail et il n’y a
aucune raison d’en ressentir de la culpabilité. Moi aussi, j’adore mon travail
actuel, malgré la tristesse qui l’accompagne souvent.
Mais quand je lui demandai s’il aurait autant aimé son travail s’il n’avait
pas eu une famille qui l’avait si bien soutenu, John secoua la tête. « J’aimais
le travail, c’est certain. Et j’aimais définitivement le statut qu’il me donnait,
mais quelle importance maintenant ? J’ai consacré moins de temps à ce qui
me donnait l’élan de vivre : Margaret et ma famille, ma chère Margaret. Son
amour et son soutien étaient sans faille. Mais je n’étais pas là pour elle. Elle
était aussi très amusante. Nous aurions eu du bon temps à voyager
ensemble. »
Margaret était morte trois mois plus tard, avant que John n’ait pris sa
retraite, bien qu’il ait fini par s’arrêter pour veiller sur elle. John m’avoua
combien, depuis, il était rongé de culpabilité. Même quand il était capable
d’accéder à un certain niveau d’acceptation vis-à-vis de son « erreur »,
comme il l’appelait, il ne rêvait plus que de voyager et de rire avec
Margaret.
« Je pense que j’avais peur. Oui, c’est ça. J’étais terrifié. C’est mon rôle
qui me définissait dans un sens. Bien sûr, maintenant alors que je suis assis
là, mourant, je sais qu’être simplement une bonne personne est amplement
suffisant dans la vie. Pourquoi dépend-on tant du monde matériel pour nous
valoriser ? », pensait John tout haut. Paroles arbitraires et emplies de
tristesse qui s’adressaient tant aux générations du passé qu’à celles du futur
qui voulaient tout, basant leur importance sur ce qu’elles gagnaient et ce
qu’elles faisaient, plutôt que sur ce qu’elles étaient dans leur cœur.
« Il n’y a rien de mal à désirer une vie meilleure. Comprenez-moi bien,
dit-il. C’est juste que la course au “toujours plus” et le besoin d’être
reconnu par nos réussites et nos biens, peuvent faire obstacle aux choses
réelles, comme passer du temps avec ceux que nous aimons, faire des
activités qui nous plaisent et équilibrer les deux. C’est probablement ici une
question d’équilibre, n’est-ce pas ? »
Je hochais doucement la tête en signe d’accord. Quelques étoiles s’étaient
maintenant levées au-dessus de nous et les couleurs vives de la ville se
reflétaient sur l’eau. L’équilibre a toujours été une sorte de défi pour moi
aussi. Il semblait que c’était tout ou rien, même dans ce rôle. Ma journée de
travail normale était de douze heures, avant l’arrivée de ma remplaçante,
mais plus les patients approchaient de leur fin, plus ils exigeaient – tout
comme leur famille – une grande stabilité de leurs auxiliaires de vie. Il
n’était donc pas inhabituel pour moi de travailler six jours par semaine au
cours du dernier mois, parfois même de nous relayer pour dormir, l’autre
auxiliaire et moi, ce qui signifie que je pouvais être présente durant trente-
six heures d’affilée. Une semaine de quatre-vingt-quatre heures n’est
salutaire pour personne, même si vous aimez votre travail.
Même si les clients dormaient, je devais être présente. Nombres d’autres
tâches m’appelaient. J’avais l’impression d’avoir mis ma propre vie entre
parenthèses, bien qu’en le considérant avec du recul, je constate que ce
n’était pas le cas, étant donné que cela aussi en faisait partie. Quand la vie
du client s’éteignait, j’étais épuisée. Il arrivait rarement qu’un autre client se
présente tout de suite après un épisode de ce genre. Je profitais alors de ce
congé, renouais avec mes amis, retournais à ma musique et à ma
composition, puis reprenais tout à zéro. Ce temps libre était merveilleux,
particulièrement quand il durait longtemps, avec seulement une ou deux
interventions de temps en temps. Mais cette irrégularité pesait beaucoup sur
mes finances. Quand le travail cessait, l’argent ne rentrait plus.
À la même époque, on m’offrit de travailler un jour par semaine en
qualité de chef de bureau dans un centre prénatal. C’était un travail régulier
que j’aimais beaucoup. Le centre organisait des cours d’accouchement pour
les femmes enceintes et des groupes de mères. Il y avait des semaines où je
me partageais entre le soin de personnes dont la mort allait survenir dans la
semaine même ou peu de temps après, et des bébés qui me grimpaient
dessus pendant que je travaillais pour poser des baisers baveux sur mes
joues.
C’était un bon rappel des joies de la vie et du cycle tout entier. Quand un
client décédait, un bébé naissait. Les petits étaient si incroyablement
fragiles et adorables ! Ma patronne, Marie, était l’une des plus
merveilleuses personnes que j’ai connues, avec un cœur qui pouvait
englober tous les bébés. Je l’aimais et l’aime encore. Une partie de ma tâche
consistait à mettre à jour le matériel de classe utilisé pour les cours
prénatals. Par conséquent, je passais la plupart du temps de mes journées à
lire des ouvrages sur la manière dont les femmes de différentes cultures
vivaient la grossesse et le processus de la naissance. Cela me renforçait
dans l’idée que la peur est conditionnée en nous, les Occidentaux, en voyant
comment nombres d’autres cultures approchaient ces problèmes de manière
naturelle, et combien la douleur de la naissance était réduite au minimum
pour certaines. Mette au monde un enfant était considéré comme un joyeux
et merveilleux motif de réjouissance, depuis le début jusqu’à la fin.
Être en contact avec la naissance et la vie fut très positif pour moi. Passer
du temps avec les mourants et ressentir une forte empathie pour les clients
et leur famille m’épuisait parfois. Il y a des gens qui consacrent leur vie
entière à s’occuper des mourants, dans le monde entier. Sans doute ont-ils
appris à mieux maîtriser le détachement que moi. Ou l’équilibre. Je ne sais
pas. En tout cas, j’ai le plus grand respect pour eux. Ce que je sais par
contre, c’est que passer un jour par semaine à travailler pour le début du
cycle de la vie plutôt que pour la fin avait apporté dans ma vie la légèreté
qui me manquait depuis des années, sans que je m’en aperçoive. C’était une
énergie fraîche et vivante, comme si quelqu’un avait ouvert les fenêtres
pour moi et laissé entrer un air pur.
Vivre ce contraste sur une base hebdomadaire m’aida aussi à voir mes
clients mourants comme les bébés qu’ils avaient été un jour. Et tandis que
des mamans me montraient fièrement leurs chers nouveau-nés, je pensais
aussi que ces bébés allaient grandir et avoir une vie bien remplie. Puis, à
leur tour, ils atteindraient un jour la fin de leur vie et mourraient, tout
comme mes clients. Ce fut très intéressant d’être ainsi exposée aux deux
extrémités du spectre. Ce fut une bénédiction.
Dès lors, je fus capable de ressentir plus de compassion pour les autres,
étant donné que je savais qu’ils avaient été un jour des petits bébés fragiles
et qu’ils mourront aussi, tout comme moi. Je me mis à considérer mes frères
et sœurs, mes parents, mes amis et les étrangers comme des bébés et des
jeunes enfants qui avaient fait un jour confiance à la vie avec l’innocence et
l’espoir inhérents à tous les enfants. Je réfléchissais à ce qu’ils avaient pu
être avant que les blessures des autres – que ce soit la famille, les pairs ou la
société – ne se soient déversées sur eux, troublant la confiance et
l’ouverture naturelle qu’ils avaient à leur naissance. La bonté de cœur des
gens devint évidente pour moi, et je me mis à tous les aimer avec l’instinct
de protection d’une mère attentive.
Je ne voyais plus les paroles blessantes qui avaient été prononcées au fil
des années comme des mots émanant d’eux. Ils provenaient de leurs
blessures, et non du merveilleux être pur qu’ils étaient à la naissance. Le
précieux bébé né des décennies plus tôt faisait toujours partie d’eux. Et, un
jour, ils recevraient aussi la sagesse rétrospective qui vient à tant de gens au
cours du processus de la mort.
Il y a peut-être eu des moments où j’ai pensé que je n’aimais pas
certaines personnes dans ma vie. Mais je comprenais maintenant que ce
n’était que leur comportement et leurs paroles qui me déplaisaient. J’étais
maintenant capable d’aimer leur cœur innocent, ce cœur qui avait un jour
pensé que le monde lui apporterait le bonheur et prendrait soin de lui. Dans
le cas contraire, ils ressentaient de la souffrance et leur douleur et leur
déception les poussaient à réagir de façon malsaine. Je n’étais pas
différente. J’avais aussi causé de la souffrance aux autres, par le biais de ma
propre souffrance, de ma propre déception de ne pas avoir vu la vie tourner
comme je l’espérais. Cette petite fille dont la confiance avait été brisée en
étant exposée à la souffrance des autres avait alors réagi avec la sienne
propre.
Les cœurs de ma chère famille, comme ceux de tous les autres, avaient
gardé leur pureté originelle. Celle-ci était simplement voilée par la
souffrance et la vie. Que je trouve le bonheur et l’amitié que j’avais un jour
souhaités avec certaines personnes restait encore à déterminer. De toute
façon, cela n’avait plus vraiment d’importance. Je voyais maintenant qu’ils
avaient tous été de beaux petits bébés, avec toute la confiance et
l’innocence qui leur sont propres. Toutes les paroles dures qui avaient été
prononcées n’étaient que la souffrance exprimée par un petit enfant qui
s’était égaré, tout comme je l’avais fait. Et pour cette seule raison, je
pouvais continuer à les aimer.
Assise à côté de John sur le balcon, je vis également en lui l’enfant
fragile, un précieux petit garçon qui avait décidé, sous l’effet de ce qu’il
avait vécu, que faire ses preuves au travail allait le rendre plus heureux que
de voyager avec sa femme. Il était vieux maintenant, mais ce petit enfant
innocent était encore visible en lui. Des larmes coulaient parfois lentement
sur ses joues, tandis qu’il soupirait lourdement. Le laissant à ses pensées et
à son intimité, je débarrassais les plats et allais les laver. En revenant, je
plaçai une couverture sur ses jambes et l’embrassai sur la joue avant de me
rasseoir.
« Si je peux vous dire une chose sur la vie, Bronnie, c’est celle-ci : ne
vous créez pas une vie qui vous fera regretter d’avoir trop travaillé. Je peux
maintenant affirmer que je ne savais pas, jusqu’à maintenant, au moment où
je fais face à la fin, que j’allais le regretter. Mais au plus profond de moi, je
savais que je travaillais trop. Pas seulement pour Margaret, mais aussi pour
moi. J’aurais aimé ne pas avoir donné autant d’importance à ce que les
autres pensaient de moi, comme je le fais maintenant. Je me demande
pourquoi l’on doit attendre de mourir pour comprendre ces choses. »
Secouant la tête, il continua : « Il n’y a rien de mal à aimer votre travail et à
vouloir vous y consacrer. Mais il y a tant d’autres choses dans la vie.
L’équilibre est ce qui importe, garder un équilibre. »
« Je suis d’accord avec vous, John. J’en ai déjà eu un aperçu, mais je
travaille dessus, ne vous inquiétez pas », reconnus-je honnêtement. Il savait
ce que je voulais dire. Nous avions partagé assez d’histoires pour qu’il me
comprenne. John se mit alors à se moquer de lui-même. Je le questionnais
pour l’encourager à partager sa plaisanterie.
« Eh bien, j’ai dit que s’il y avait une chose que je pouvais vous dire,
c’était de ne pas vous créer une vie qui vous fera regretter d’avoir trop
travaillé. Mais je viens juste de penser à une autre, presque aussi
importante. »
« Continuez », dis-je en souriant.
Il me regarda, avec un air de malice dans les yeux et dit : « Ne vous
avisez jamais de jeter cette robe rose ! »
En riant, John désigna ma chaise et tapota sur la sienne, m’indiquant de
la rapprocher, ce que je fis en riant aussi. Deux autres heures passèrent
ainsi, pendant lesquelles nous étions assis côte à côte à regarder le port, une
couverture sur les genoux. De temps en temps un silence confortable
remplaçait nos conversations, avant qu’elles ne reprennent. D’autres
moments de silence étaient interrompus par un profond soupir de John. Je
lui pris la main et il serra la mienne en réponse.
Me regardant avec un sourire triste, il me dit : « Si je peux laisser
quelque chose de bon dans ce monde en dehors de ma famille, ce sont ces
paroles : ne travaillez pas trop, essayez de garder un équilibre, ne faites pas
du travail votre vie toute entière. » Lui rendant son sourire, je soulevai sa
main pour y déposer un baiser.
John mourut peu de temps après cette nuit-là. Sans que je le sache à
l’époque, j’allais, de temps à autre, entendre ces mêmes mots prononcés par
d’autres personnes dont j’allais m’occuper. Mais il avait exprimé son point
de vue, un de ceux que je n’oublierai jamais.
Objectifs et intention

Le bouche-à-oreille avait commencé à fonctionner en ma faveur.


L’époque passée dans la maison de Ruth était maintenant révolue, mais un
réseau de gens merveilleux avait pu constater le bénéfice mutuel que nous
retirions quand ils me chargeaient de veiller sur leur maison en leur
absence. Bien que parfois, changer de domicile en l’espace de quelques
semaines ou de quelques mois me fatiguait, cela me permettait aussi de
vivre dans de très belles maisons. L’une d’elles donnait même sur la
résidence de l’homme le plus riche de la région. Je vivais donc
véritablement dans des environnements luxueux.
L’entretien de la résidence exigeait souvent des préposés au ménage, un
jardinier et parfois un laveur de carreaux. Mon rôle consistait simplement à
vivre dans la maison et à en jouir, comme si c’était la mienne. Inutile de
dire que ce n’était pas difficile. Ce réseau était composé de gens très aisés,
qui plus est, incroyablement créatifs. Aussi, les résidences étaient-elles
souvent lumineuses, colorées et accueillantes.
Ce fut par l’intermédiaire d’une personne dont j’avais gardé la maison
que j’en vins à m’occuper de Pearl. Sa résidence était agréable, du moins
autant qu’elle pouvait l’être pour une personne mourante. Nous nous
plûmes instantanément. Elle avait trois chiens, dont l’un était
habituellement très timide avec les étrangers, mais qui se retrouva assis sur
mes genoux en quelques minutes. (Les animaux reconnaissent ceux qui les
aiment). La réaction de ce petit chien noir rassura Pearl et établit des liens
immédiats.
Quelques mois auparavant, juste avant son soixante-troisième
anniversaire, on avait diagnostiqué chez Pearl une maladie en phase
terminale. Pour le bien-être de ses chiens et l’amour de sa maison, elle était
déterminée à mourir dans son lit. Un ami lui avait déjà proposé d’adopter
ses trois chiens quand le temps viendrait, et Pearl était donc rassurée et
apaisée de savoir qu’ils resteraient ensemble. Elle acceptait assez bien
l’idée de sa mort prochaine.
Nombre des patients dont je m’étais occupée jusqu’à ce jour-là avaient
commencé par nier la réalité de leur situation. Ils passaient par toute une
panoplie d’émotions avant de finalement accepter l’issue inévitable.
D’autres étaient sous le choc, car la nouvelle leur avait été transmise d’une
telle manière qu’ils ne pouvaient le supporter. Celui qui la leur annonçait le
faisait parfois de manière trop brutale, comme quelque chose allant de soi,
sans avoir conscience de l’impact que cela pouvait avoir. C’était parfois un
membre de la famille, parfois des professionnels. Pourtant, il est essentiel
de faire preuve d’une réelle bienveillance dans ces occasions-là.
Pearl, quant à elle, avait totalement accepté que son heure soit venue. Ce
qui rendait la chose plus facile, m’avait-elle dit, c’était qu’elle avait perdu
son mari et leur seul enfant, une petite fille, en l’espace d’un an, trente ans
plus tôt. Elle savait au plus profond d’elle-même qu’elle allait les revoir
bientôt.
Son mari était mort brutalement dans un accident de travail, bien qu’elle
n’aimât pas utiliser le mot « accident », car elle pensait que le hasard
n’existait pas. « Cela devait arriver, me dit-elle, j’ai eu énormément de
chagrin, mais depuis plus de trente ans maintenant, j’ai pu comprendre
combien cette perte m’avait permis de devenir la personne que je suis
actuellement et aussi d’aider les autres. Je ne serais pas celle que je suis si
je n’avais pas eu à endurer cette épreuve. »
Elle était aussi philosophe sur la perte de sa petite fille. Tonia était morte
de leucémie à huit ans. « Perdre un enfant est aussi terrible que tout le
monde le dit. Aucun parent ne devrait vivre cette expérience. Mais c’est ce
qui arrive, vous savez, partout dans le monde, chaque jour. Je ne suis que
l’un d’entre eux. » J’écoutais et appréciais la paix qui émanait d’elle quand
elle parlait de sa fille. « Je suis contente pour elle qu’elle n’ait pas eu à
souffrir trop longtemps. Je pense qu’elle est venue dans ma vie pour
m’enseigner la joie de l’amour inconditionnel. Depuis, j’ai appris à l’offrir
aux autres, même sans les connaître. Chère Tonia, mon petit ange chéri. »
Les souvenirs n’étaient plus que des images floues dans son esprit, mais
n’avaient pas du tout diminué d’intensité dans son cœur. L’amour de Pearl
pour sa fille était plus fort que jamais. « L’amour ne meurt pas », me dit-elle
joyeusement. Elle continua à raconter combien la vie avait été difficile
après la disparition de Tonia et qu’il lui avait fallu plusieurs années avant
que les rouages recommencent à fonctionner correctement. Cependant, elle
ne s’était jamais comportée en victime. Bien qu’elle ait connu la souffrance
d’avoir perdu un enfant et ne la souhaitait à personne, elle avait aussi connu
la joie d’en avoir un, chance, observa-t-elle, que tout le monde n’a pas.
Nous étions d’accord pour dire que chaque défi renfermait un cadeau.
« Certains jouent les victimes indéfiniment, continua-t-elle. Mais qui
trompent-ils ? Ils ne font que se priver de quelque chose. La vie ne vous
doit rien. Vous seul devez quelque chose. Ainsi, la meilleure façon de
profiter au maximum de la vie est d’en apprécier la valeur, et de choisir de
ne pas être une victime. »
J’expliquai à Pearl que j’avais connu quelques victimes dans ma vie,
mais que ma plus grande prise de conscience fut quand je reconnus ce
travers en moi, à un moment donné. J’avais été complètement prise au
dépourvu en réalisant que j’étais devenue prisonnière de mes blessures. Je
ne pouvais me concentrer sur rien d’autre que sur les difficultés qui avaient
jonché ma vie.
Elle en convint sans jugement. « Nous pouvons tous nous en faire le
reproche à certains moments. La frontière est mince entre la compassion et
la mentalité de victime. Cependant, la compassion est une force de guérison
et émane d’un lieu de bonté envers soi-même. Jouer la victime est une perte
de temps nocive qui non seulement repousse les autres, mais empêche aussi
la victime de connaître le véritable bonheur. Personne ne nous doit quoi que
ce soit, répéta-t-elle. La seule chose que nous avons à faire est de nous
bouger le postérieur, compter nos bénédictions et affronter nos défis. Si
vous vivez selon cette optique, les cadeaux ne cessent de venir à vous. »
J’adorais cette femme.
Elle continua à parler de la difficulté de la vie de nombreuses personnes,
des défis énormes que doivent relever certaines d’entre elles qui, pourtant,
arrivent à s’en sortir et à trouver le bonheur dans les petites choses qui se
présentent sur leur route. Par contre, d’autres se plaignent sans cesse de leur
vie, sans se rendre compte de leur bonheur. Je n’avais aucune difficulté à
être d’accord avec Pearl, étant donné que, malgré la souffrance que je
portais encore en moi, je ne perdais jamais de vue les bénédictions que je
recevais. Il y avait toujours quelque part, un être en plus grande détresse.
Quand Pearl réussit à reprendre les rênes de sa vie après la perte de son
mari et de sa fille, elle se noya dans le travail pendant plusieurs années.
C’était un travail qu’elle appréciait. Elle aimait ses collègues et les clients,
et sentait qu’une partie de la raison pour laquelle elle s’y trouvait était de
les aider à garder leur inspiration et leur bonheur, une mission dont elle se
sortait très bien. Cependant, elle ressentait toujours un vide intérieur.
Pendant presque deux décennies, elle avait mis cela sur le compte de la
perte de sa famille.
Un jour, une remarque dite en passant changea sa vie et elle se retrouva à
aider un client qui développait un nouveau programme communautaire, en
dehors de ses heures de travail. Sans en être très consciente, Pearl
s’impliqua de plus en plus, simplement parce qu’elle aimait le projet et
l’état d’esprit de ces personnes. « Pour la première fois depuis plus de vingt
ans, je retrouvais un sentiment de passion. Et savez-vous pourquoi ?, me
demanda-t-elle. J’avais un but, un vrai but. C’était la sensation de vide qui
avait accompagné mon travail. Il n’avait pas de finalité. »
Ce n’était pas difficile à comprendre pour moi. Je racontais mes
précédents épisodes de carrière à Pearl, y compris les difficultés que j’avais
traversées jusqu’à ce que je me retrouve à travailler dans le domaine des
soins palliatifs et dans celui de la musique, deux activités qui me
procuraient de plus en plus de joie. Elle me dit que mon travail avait
vraiment un sens, comparé aux autres rôles que j’avais joués. Mais, comme
moi, elle pensait que chacun pouvait trouver un véritable but dans son
travail, à condition d’être dans un domaine correspondant à ce qu’il est. Ce
n’était qu’une question de perspective.
La maison de Pearl comportait une très belle véranda au toit de verre à
travers lequel brillait le soleil hivernal. Elle était claire et agréable. Chaque
matin, je poussais son fauteuil roulant à cet endroit, un chien se trouvant
souvent sur ses genoux, parfois les trois. Nous buvions des litres d’infusions
d’herbes fraîches tout en nous réjouissant du cadeau de ce nouveau jour.
Quand je lui dis qu’être chez elle ne me donnait pas l’impression d’être au
travail, son visage s’éclaira et elle répondit : « Bien sûr, c’est ainsi que ce
devrait être. Quand vous faites une tâche que vous aimez, vous n’avez pas
l’impression de travailler. Ce n’est qu’une extension naturelle de ce que
vous êtes. »
Le projet communautaire évolua à tel point que Pearl pensa avoir enfin
trouvé le travail idéal. En l’espace d’un an, elle avait quitté son ancien
emploi et se dévouait totalement à son nouveau rôle. Elle était moins payée,
mais cela lui était égal. Son salaire augmenta cependant au fil du temps. « Il
arrive parfois que vous ayiez à faire quelques pas en arrière pour prendre de
l’élan avant de sauter, disait-elle en riant. Il y a tant de malentendus liés à
l’argent. Il maintient les gens dans un travail qui ne leur convient pas, parce
qu’ils pensent qu’ils ne pourront jamais gagner assez en faisant ce qu’ils
aiment, alors que ce peut être tout le contraire. Si vous aimez totalement ce
que vous faites, vous vous ouvrez davantage à l’abondance de l’argent
parce que vous êtes plus absorbé dans votre travail et plus heureux. Il faut,
bien sûr, du temps pour changer votre pensée et cesser de vous demander
comment l’argent viendra. »
Un de mes amis en avait fait l’expérience et je racontai son histoire à
Pearl. Nous mettons trop l’accent sur l’argent. Ce que nous devons faire,
c’est déterminer ce que nous voulons, le projet que nous cherchons à
réaliser et y travailler en nous concentrant dessus, avec détermination et
confiance. L’argent s’attachera alors à vous naturellement, souvent par le
biais de sources que vous n’auriez pas soupçonnées.
Mes « actes de foi » m’avaient déjà enseigné cela. Quand l’argent cessait
de rentrer, c’était généralement parce que je me concentrais sur la peur du
manque et, en conséquence, c’était le manque qui venait à moi. Quand je
me concentrais sur la beauté de la journée, évaluais mes bénédictions et
travaillais en me tournant vers ce vers quoi j’étais guidée, tout ce dont
j’avais besoin se déversait sur mon chemin.
L’une des plus grandes récompenses pour avoir eu le courage de
continuer à me diriger vers le travail que je voulais faire, fut le jour où
j’enregistrai mon premier album. Ce moment était tombé à point nommé,
étant donné que je vivais dans l’une des maisons préférées dont j’avais
régulièrement la garde, et dans laquelle nous pouvions enregistrer. C’était
une maison rose foncé, fastueuse, qui surplombait une forêt tropicale
miniature. Ce moment fut aussi parfait pour toutes les personnes concernées
par le projet, en particulier pour mon producteur, qui était un homme très
occupé, mais qui avait réussi à répartir son temps. Les autres musiciens
étaient aussi heureux du programme. Il n’y avait qu’une chose qui
manquait : l’argent ! J’en avais, mais pas suffisamment.
Tout en moi me disait pourtant de me préparer, comme si cela était déjà
fait. Nous engageâmes les musiciens. Je consacrais du temps à répéter et à
peaufiner mes chansons. Mais plus les jours passaient, plus la confiance qui
m’avait propulsée jusque-là commençait à chanceler. Je savais au plus
profond de moi que je n’aurais pas été guidée vers cette activité si elle
n’avait pas été réalisable. Ainsi, dans les bons moments, j’avais la
confiance inébranlable que tout irait bien. Après tout, j’avais fait d’autres
sauts dans l’inconnu par le passé. Je croyais en moi et en ma capacité à
attirer les choses qui m’étaient nécessaires. Mais la peur commençait à
bouillonner en surface, à tel point que ma confiance ne pouvait plus
maintenir le couvercle fermé.
Nous avions prévu d’enregistrer le lundi. Nous étions déjà vendredi, et
l’argent ne s’était toujours pas montré. La peur augmentait. Le producteur
ne pouvait se permettre de ne pas être payé pendant les heures d’inactivité.
Les autres musiciens disposaient, eux aussi, d’un temps limité.
Commençant à paniquer, je partis directement m’asseoir sur mon cousin de
méditation. Les larmes coulèrent. Elles s’étaient accumulées depuis
plusieurs mois tandis que je m’efforçais de rester entièrement concentrée et
forte. Elles jaillissaient maintenant. En sanglotant, je pris conscience de
toutes mes frustrations et admis que je ne pouvais plus continuer. Je n’en
avais plus la force. J’avais fait ce vers quoi on m’avait guidée, mais je n’en
pouvais plus. C’était bien trop difficile. Je ne pouvais tout simplement pas
continuer.
Puis, ah ! Ce merveilleux moment d’abandon ! Il arrivait enfin. Je ne
pouvais rien faire de plus ; je n’avais plus qu’à remettre le tout dans les
mains des forces supérieures. Effrayée et épuisée, je décidai d’aller écouter
de la musique pour me distraire. Une amie m’appela à cet instant même
pour m’inviter à sortir avec elle et une autre de ses amies. Elles allaient à un
café-librairie et j’acceptais de les y retrouver. Me promettant de profiter de
la soirée et d’oublier ma situation, je m’y rendis joyeusement. Demain était
un autre jour et je m’occuperai des choses à ce moment-là. Mais ce soir-là,
j’avais simplement besoin de tout oublier.
Tandis que mon amie, Gabriella, feuilletait les livres, je m’assis dans le
salon pour bavarder avec son amie. Leanne et moi nous étions rencontrées
une fois, très brièvement, quelques années plus tôt et nos chemins ne
s’étaient jamais recroisés depuis. Elle me demanda où je vivais et je lui
expliquais que je gagnais ma vie en gardant des maisons. Cela l’intrigua,
mais l’intéressa aussi, étant donné qu’elle allait entrer dans le marché du
bâtiment et qu’elle voulait mon opinion sur les différentes banlieues où
j’avais vécu jusque-là. Répondant à ses autres questions, je lui racontais
comment j’en étais arrivée à ce mode de vie, du fait de ne pas vouloir avoir
de loyer à payer et de désirer travailler en fonction de mes aptitudes
créatrices, particulièrement la musique.
Leanne traversait un pénible divorce et appréciait autant que moi cette
distraction qui l’éloignait de ses soucis. C’est ainsi que la conversation se
poursuivit naturellement. Elle me posa alors des questions sur mon album.
Cela me ramena à ma situation actuelle et je regrettai d’avoir laissé la
conversation s’orienter sur ce sujet. Cependant, je lui racontai honnêtement
où nous en étions, et que j’espérais qu’un miracle viendrait me sauver.
Elle me posa d’autres questions sur l’album, les gens qui travaillaient
avec moi, les instruments que nous voulions utiliser, d’où je venais avec ma
musique et ce qui m’avait poussée à donner des spectacles. Puis, sans un
moment d’hésitation, elle déclara qu’elle avait toujours voulu soutenir les
arts, sans savoir qui aider, qu’elle traversait une mauvaise passe dans sa vie
et qu’elle avait besoin de faire quelque chose de positif. Elle viendrait donc
le lundi matin avec le cash dont j’avais besoin.
Des larmes de soulagement et de joie jaillirent. Je ne pouvais en croire
mes oreilles. Spontanément, je la serrai sincèrement dans mes bras, luttant
contre l’envie d’éclater en sanglots. J’avais réussi. L’album allait sortir.
L’argent s’était attaché à moi.
Leanne assista à quelques enregistrements. C’était très agréable de la voir
là, allongée sur le long tapis et écouter avec un casque, tandis que nous
chantions et jouions, tout en enregistrant chaque nouveau titre. Elle était
très décontractée. Le seul fait de voir que tout allait bien suffisait à la rendre
heureuse. Quelle femme merveilleuse et généreuse ! Cet incident me donna
la force pour tous les autres « actes de foi » qui suivirent. L’aide arrive
assurément. Il suffit de s’effacer pour lui laisser la place.
Pearl se réjouit de cette histoire qui renforçait toutes ses croyances.
« C’est exact. La peur nous bloque complètement. L’argent n’est qu’une
autre sorte d’énergie, une énergie qui cherche à apporter la joie et le
bonheur à tous. Mais nous l’utilisons mal, en lui donnant du pouvoir, en lui
courant après, en en ayant peur ; nous déséquilibrons notre vie en partant à
sa poursuite, tandis qu’il devient une obsession, déclara-t-elle. Il est aussi
disponible que l’air que nous respirons. Nous ne perdons pas de temps à
nous inquiéter de savoir s’il y aura assez d’air. Nous ne devrions pas perdre
de temps à nous demander s’il y aura assez d’argent. Ces pensées mêmes
sont celles qui empêchent le flux naturel de cette énergie aimante et
créatrice de se déverser sur nous. » Je comprenais et acquiesçais.
Quand Pearl avait rejoint le projet communautaire, la recherche de fonds
avait été jusque-là un souci constant pour les gens qui y travaillaient. Ils
avaient consacré toute leur énergie sur les moyens de trouver l’argent et non
sur la raison pour laquelle ils en avaient besoin. Heureusement, l’équipe de
travailleurs était ouverte à la philosophie de Pearl. Au début, ils n’avaient
pas assez de confiance en eux pour croire qu’ils pourraient attirer les fonds
nécessaires pour chaque partie du projet, mais ils avaient foi en la confiance
de Pearl. Ils acceptèrent donc de travailler en se concentrant sur la réussite
du projet, en croyant que les fonds viendraient, tout en prenant toutes les
initiatives nécessaires à son bon déroulement. Ils apprenaient aussi à lâcher
prise quand ils avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir et continuaient à
travailler comme si les fonds étaient déjà en leur possession. La confiance
de Pearl était inébranlable et par conséquent, elle inspirait énormément
l’équipe.
L’argent commença bientôt à rentrer par le biais de différentes sources
inespérées, créant une grande joie parmi les travailleurs. Le programme
s’étendit jusqu’à un autre district, aidant ainsi davantage de gens. En
quelques années, Pearl et d’autres arrivaient à gagner leur vie décemment,
tout en élargissant encore le programme, en aidant de plus en plus de gens
dans le besoin et en n’ayant, pas même un seul instant, le sentiment qu’ils
travaillaient.
Le soleil était maintenant au-dessus de la maison et nous revînmes dans
le salon, où j’avais allumé le feu un peu plus tôt. Pearl était épuisée, mais
n’envisageait pas de se mettre au lit avant la soirée si elle le pouvait. Elle se
reposa dans la journée sur le fauteuil près du feu. L’installant
confortablement, j’ajustai les coussins et la recouvrai d’une jolie
couverture. À l’image de Pearl et de sa maison, celle-ci était aussi très
colorée. Le feu jetait de belles lueurs à travers la pièce, apportant un
sentiment de bien-être. Une fois installée, les chiens sautaient et se
nichaient sur ses genoux. C’était une très belle scène : Pearl, les chiens, le
feu, les couleurs de sa maison ; une image qui reste encore gravée dans mon
esprit des années plus tard.
« C’est surtout une question d’intention, cette question d’argent »,
déclara-t-elle. Prenant une chaise pour me rapprocher d’elle, je continuai à
l’écouter et à apprécier ses pensées. « L’argent afflue davantage quand
l’intention est honorable. Nous avons pu trouver des fonds pour le projet
parce qu’il était dédié au bien d’autrui. Bien sûr, nous en avons bénéficié
également : nous gagnions notre vie en faisant ce que nous aimions et nous
avions le sentiment d’un but à atteindre. »
Pearl ajouta que c’était la raison pour laquelle avoir un but était si
important dans notre travail. Si nous y trouvons une motivation, nous
l’abordons forcément avec la bonne intention. Tout travail qui sert un
objectif sera bénéfique aux autres d’une manière ou d’une autre. L’argent
arrivera pour soutenir cette intention, à condition que nous fassions tout ce
qui est en notre pouvoir et que nous ne bloquions pas le flux par la peur. Les
personnes d’âge mûr particulièrement s’interrogent beaucoup et ressentent
un fort désir de se relier au monde par le biais de leur travail. C’est
l’aspiration naturelle vers un objectif, celle dont parlait Pearl.
C’était une femme intelligente et sage qui partageait ses pensées
librement. Je pense que le même courant serait passé entre nous si elle
n’avait pas été mourante. Pearl poursuivit en affirmant que les parents, par
exemple, n’ont pas toujours confiance en leur propre valeur et ne réalisent
pas que leur intention d’élever des enfants pour les rendre heureux est l’une
des plus grandes contributions qu’un être puisse apporter à la société. C’est
ce qui permet d’engendrer de bons adultes. Elle détestait entendre des
mères dire qu’elles n’étaient que des mamans, alors que c’était la chose la
plus importante et un travail ayant un véritable objectif. Il en était de même
pour les gens qui s’occupaient de leur jardin, célébrant ainsi la beauté de la
Terre.
Pensant à une adorable femme que j’avais connue quand je vivais à
Perth, je lui racontai combien son jardin me rendait heureuse chaque matin
quand j’allais à la gare. Il m’apportait tant de plaisir avec ses fleurs
épanouies et ses arbres colorés que je finis par glisser une carte dans sa
boîte aux lettres pour la remercier du bonheur qu’elle me donnait. Son
jardin avait vraiment embelli mes journées. Les fleurs colorées et les
plantes exotiques formaient une magnifique symétrie les unes par rapport
aux autres, chaque jour révélant un nouveau changement, un nouveau
tableau. Les gens ne réalisent pas toujours la joie qu’ils apportent aux
autres. Un jour, je finis par voir la jardinière elle-même, une vieille femme
de quatre-vingts ans et lui dis combien j’aimais son lieu. Il ne fallut pas
longtemps avant qu’Yvonne ne devine que c’était moi qui avais écrit la
carte et une nouvelle amitié s’établit.
« Oui, c’était son but, son jardin. Trouver un but dans la vie est l’une des
choses les plus importantes, continua Pearl. D’une certaine façon, j’aurais
souhaité ne pas avoir perdu toutes ces années dans un emploi qui était,
certes, agréable, mais qui n’avait que peu de sens par rapport à ma réelle
mission de vie, celle que j’ai découverte par l’intermédiaire du projet. Il
m’a cependant menée là où je devais être, étant donné que c’est l’un des
clients de l’époque qui m’a aidée à m’orienter vers ce changement. Il faut
parfois des années pour définir ce que vous voulez faire, et ce fut le cas
pour moi. Mais pour chacun, la satisfaction qui en découle vaut la peine
d’essayer. »
En pensant à la lutte que j’avais dû mener pour trouver un emploi qui me
satisfasse, je convins que cela en valait la peine. Assise au coin du feu avec
cette merveilleuse femme et trois adorables chiens, je me sentais très
reconnaissante de pouvoir appeler cela mon travail. Je le dis à Pearl qui
sourit en acquiesçant.
« Le seul regret que je pourrais avoir, Bronnie, c’est d’avoir passé autant
d’années dans un travail ordinaire. La vie passe tellement vite. Je l’ai appris
en perdant ma famille. Malheureusement, nous pouvons savoir des choses
depuis longtemps, mais avoir besoin de beaucoup de temps avant d’être
prêts à les mettre en œuvre. Je pourrais donc le regretter, mais je ne le fais
pas. Je préfère être douce, me pardonner de ne pas avoir été capable de
quitter ce job plus tôt, de n’avoir vu les signes avant-coureurs que bien plus
tard. » Convenant que se pardonner était bien plus sain que de regretter, je
dis à Pearl que j’apprenais énormément de mes clients.
Elle rit en disant : « C’est exact. Vous n’avez pas d’excuse. Vous ne
pourrez arriver sur votre lit de mort en disant que vous auriez souhaité avoir
compris plus tôt. En revanche, vous recevez les bénédictions de toutes nos
erreurs. » J’opinais en riant. Cependant, je vis que la conversation
commençait à l’épuiser, ce qu’elle confirma. Je veillai à ce qu’elle soit bien
installée, tirai les rideaux et la laissai se reposer à la lumière du feu. Debout
à la porte, alors que je l’observais quelques instants avec ses trois chiens, je
sentis une larme couler lentement sur ma joue.
Bien que j’aie encore beaucoup à apprendre sur ma vraie valeur, j’étais
submergée de gratitude d’avoir au moins obtenu un travail où je pouvais
mettre tout mon cœur. Souriant alors, je me dirigeai vers la cuisine. Après
avoir préparé une tasse de chaï, je me rendis dans une autre pièce paisible
de la maison, tandis que Pearl dormait. Le quartier était tranquille cet après-
midi-là, bien qu’en ce lieu-ci, cela n’eût fait aucune différence. C’était
toujours une maison paisible, en volume comme en énergie.
Je passai quelques autres semaines avec Pearl, mais elle perdait ses
forces de jour en jour, jusqu’au moment où elle admit que sortir du lit était
tout simplement trop dur. Elle reconnaissait qu’elle avait profité pleinement
de sa maison et elle me demanda de continuer à l’apprécier pour elle durant
le temps que j’allais y rester. Je souris en lui disant de ne pas s’inquiéter.
Mais c’était Pearl que j’appréciais, bien plus que sa charmante maison.
Des amis vinrent lui faire leurs adieux, parmi lesquels ceux avec qui elle
avait travaillé aux projets communautaires. Ils lui dirent combien elle avait
changé leur vie et combien son travail avait laissé des traces indélébiles et
aidé de personnes. Il n’est cependant pas nécessaire d’accomplir une œuvre
extraordinaire pour avoir un but. Certains sont capables d’aider des milliers
de gens, tandis que d’autres n’aideront qu’une ou deux personnes. Quoi
qu’il en soit, le travail est tout aussi important. Nous avons tous une raison
d’être et s’efforcer de la découvrir contribue au bien de tous. Et, bien sûr,
cela nous aide aussi personnellement. Le travail n’en est alors plus un mais
devient, comme le dit Pearl, une extension de nous-même qui nous donne
une grande satisfaction.
Quand je refermai la porte derrière moi, après la mort de Pearl, c’était un
beau jour d’hiver ensoleillé. M’arrêtant et prenant une grande inspiration,
j’accueillis le soleil hivernal sur mon visage. Durant toutes les années que
j’avais passées dans le secteur bancaire, ma seule intention avait été de
trouver un travail que j’aimais.
Maintenant, sous la lumière du soleil hivernal, je souris en pensant à
Pearl et à la merveilleuse personne qu’elle avait été. J’avais vraiment trouvé
une activité que j’aimais et je me sentais privilégiée. Il me fallut un peu de
temps pour quitter son jardin ; perdue dans mes pensées et ma
reconnaissance, j’envoyai de l’amour à Pearl. Quoiqu’il en soit, cela n’avait
pas d’importance. Je souriais et c’était à mon travail que je le devais.
Simplicité

Naturellement, les familles souffraient aussi énormément en voyant leur


proche vivre ses dernières semaines. L’âge moyen de la plupart des
membres de ces familles était compris entre quarante et soixante ans et la
majorité d’entre eux avaient leurs propres enfants.
La peur de perdre leurs parents – et peut-être la peur de leur propre
souffrance – déclenchait des comportements excessifs. Cela me confirmait
dans l’idée que vivre dans une société qui cherche à cacher la mort est très
préjudiciable. Non seulement les gens ne sont pas préparés à cet énorme
déferlement d’émotions, mais ils deviennent désespérément craintifs et
vulnérables, et leur famille encore plus. Si les mourants eux-mêmes avaient
trouvé la paix avant de mourir, leurs enfants exprimaient souvent des
émotions totalement imprévisibles, régies par la peur et la panique.
Mon travail dans l’intimité de maisons privées m’avait exposée aux
modes de vie et aux dynamiques de nombreuses familles. J’avais pu
constater que les membres de la plupart d’entre elles ont des défis à relever
à différents niveaux, des choses à guérir et à apprendre les uns des autres.
Certains n’étaient même pas tout à fait conscients des mécanismes que
chaque personne déclenchait. Mais ils étaient définitivement là. Quand
j’entendais des frères et sœurs discuter et se fâcher, je restais
respectueusement à l’écart et essayais de considérer la situation avec toute
la compassion dont j’étais capable.
En outre, les questions de contrôle sont capitales à ce moment-là.
Souvent, l’un des enfants veut tout contrôler : la gérance de la maison, la
liste pour l’épicier, les auxiliaires de vie, les funérailles, tout. Si les autres
frères et sœurs cherchent à participer ou à donner leur point de vue, cela
finit parfois en dispute. Tout le monde a le droit de contribuer, surtout que
le temps limité qui reste augmente ce désir chez chacun. Mais souvent, les
besoins de diriger de la personne dominante de la famille s’intensifient.
C’est une situation déchirante que d’être témoin de cette exhibition de
pouvoir – ou tentative de pouvoir – sachant qu’elle n’est régie que par la
peur.
Le bien-être du client était toutefois ma première priorité, avant toute
autre chose. Ainsi, quand j’entendis un concert de hurlements allant
crescendo près du lit de Charlie, je fis irruption dans la chambre en un
éclair. Mon adorable client gisait au-dessous de ses enfants adultes, Greg et
Marianne, qui hurlaient désespérément l’un sur l’autre à travers le lit, ayant
perdu tout contrôle. « C’est assez, s’il vous plaît, dis-je gentiment mais
fermement. Allez dans une autre pièce si vous voulez continuer la
discussion. Regardez votre père. Il est en train de mourir, pour l’amour de
Dieu ! » Marianne éclata en sanglots et s’excusa auprès de son père. Charlie
était un homme calme et l’avait apparemment toujours été. « Il ne cesse de
me contrarier », dit-elle en parlant de son frère. Marianne avait de beaux
yeux bleus et de longs cheveux noirs et elle aurait pu servir de modèle aux
artistes, pensais-je en moi-même. Mais ses yeux étaient rouges d’avoir
pleuré, et si tristes.
Immédiatement, Greg riposta en colère. « Eh bien, je ne vois pas
pourquoi tu devrais avoir autant que moi dans le testament. Tu es partie. Tu
as fait moins d’efforts. J’ai travaillé plus et c’est moi qui étais le plus
souvent là depuis la mort de maman. » Mon cœur souffrait d’entendre Greg
raisonner ainsi. C’était juste un petit garçon fragile et blessé qui se cachait
sous ces mots. Je pouvais voir leur père en eux deux, mais je pense que
Greg avait dû ressembler aussi à sa mère. Ses cheveux étaient châtains et sa
peau plus claire que celle de sa sœur. Cependant, il ne pleurait pas, il était
en rage.
Alors que je regardais Charlie pour suivre ses instructions, celui-ci
haussa simplement les épaules, un air de tristesse dans ses grands yeux
bleus. Je les pressais de sortir en disant : « Je pense qu’il serait mieux que
vous sortiez maintenant. Cela n’aide personne, surtout pas votre père. »
Nous fîmes du thé et nous assîmes dans la cuisine. Je les écoutai parler.
Marianne n’avait pas grand-chose à dire et quand je lui demandai pourquoi,
elle me dit que cela ne valait pas le coup de se chamailler. Derrière les mots
blessants qu’ils s’étaient échangés, je pouvais encore percevoir de l’amour.
En repensant combien le fait de m’être montrée sincère avait dénoué ma
propre situation familiale, je les encourageai à parler.
Ma relation avec mon père, par exemple, avait été tumultueuse à une
certaine époque et m’avait beaucoup blessée. Mais avec de la sincérité, de
la compassion et du temps, j’avais complètement guéri. Nous avions
maintenant établi une relation très respectueuse, aimante et pleine
d’humour. Il y eut une époque où je n’aurais même pas rêvé que ce puisse
être possible, mais tout lien familial peut guérir, s’il y a encore de l’amour
et que les deux parties le veulent, comme c’était notre cas. Il était évident
que l’amour continuait à exister entre Greg et Marianne, ainsi qu’un désir
d’être compris l’un par l’autre. Il était simplement dénaturé par la douleur.
Une fois qu’ils eurent partagé leurs griefs, je leur demandai ce qu’ils
appréciaient chez l’autre. « Rien », répliqua Greg d’un ton bourru. J’essayai
de réchauffer l’atmosphère avec un peu d’humour et très vite, il réussit à
trouver deux ou trois choses. Marianne fit de même. Leur ego combattait
cette situation, particulièrement celui de Greg qui voulait la haïr. J’avais
suggéré cette méthode, car c’est ce qui avait marché pour moi quand je
pensais à certains des membres de ma famille. Pendant les années les plus
pénibles de nos relations, j’avais essayé de penser à des qualités que
j’aimais chez eux. Au début, j’étais comme Greg et j’avais beaucoup de
difficultés à trouver quelque chose. Mais ce n’était que ma souffrance qui
parlait et m’aveuglait, m’empêchant de voir des vertus en eux. Quand je pus
enfin lâcher prise, je compris que, même si leur style de vie était différent et
que nous ne pourrions jamais partager de liens étroits, ils étaient quand
même tous acceptables et des personnes de cœur.
Des souvenirs de choses qu’ils avaient accomplies dans le passé avec une
bonne intention me revenaient en mémoire. Bien que certaines aient été
malheureusement utilisées contre moi plus tard, les intentions initiales
avaient été bienveillantes. J’avais aussi pris conscience d’autres occasions
où, à leur propre manière, ils avaient essayé de me montrer leur amour.
Mais ayant été si blessée, je les avais critiqués et repoussés. Toutes étaient
des personnes merveilleuses sous leurs incompréhensions, comme chacun
peut l’être sous la couche qui voile le meilleur de soi. Ainsi, aujourd’hui,
c’était simplement au tour de Marianne et de Greg de régler certains de
leurs désaccords.
Il s’avéra que Greg avait cultivé du ressentiment envers sa sœur pendant
des décennies, simplement parce qu’elle avait eu le courage de mener la vie
vers laquelle elle avait été guidée, la vie qu’elle voulait. Ce n’était pas
Marianne qui avait empêché Greg de faire de même. C’était lui-même.
Beaucoup d’émotions furent exprimées cet après-midi-là et, même s’ils
n’étaient certainement pas devenus les meilleurs amis à la fin de la journée,
ils s’entendaient bien mieux qu’au début. Chacun d’eux passa ensuite un
peu de temps seul avec son père avant de partir. Puis il ne resta plus que
Charlie et moi.
Alors que je revenais dans sa chambre après leur départ, il me regarda en
hochant la tête et en riant gentiment. « Eh bien, ma chère enfant. Tout ceci
s’était accumulé depuis une vingtaine d’années. Je me suis toujours
demandé quand le volcan allait se réveiller, dit-il dans un rire étouffé. Je
suis content que cela soit arrivé avant mon départ, peut-être vais-je enfin les
voir devenir amis. »
Dehors, les oiseaux chantaient dans les arbres sauvages et un papillon
orange entra par la fenêtre. Nous le regardâmes en souriant puis
continuâmes à bavarder. Charlie me raconta combien ils avaient été proches
étant enfants, Greg voulant toujours protéger sa petite sœur et Marianne
l’idolâtrant. Cependant, cette dernière était devenue une adolescente
indépendante et ils avaient commencé à se bagarrer, sans plus jamais
retrouver la proximité qu’ils avaient autrefois.
« Ce n’est pas Marianne qui m’inquiète le plus, Bronnie. Elle est
relativement heureuse. C’est plutôt Greg. Il n’a jamais cessé de vouloir faire
ses preuves. Quand il dit qu’il a toujours fait plus pour moi que sa sœur, il a
raison en un sens, bien qu’elle ait aussi été d’une grande aide de manière
moins évidente. Mais il n’avait pas à le faire. La plupart du temps, il faisait
des choses que je pouvais encore accomplir moi-même et que j’aurais en
fait aimé faire. » En soupirant, Charlie continua : « Il passe des heures
impossibles dans un travail qu’il n’aime pas, il élève des enfants qui ne le
voient jamais et je ne sais pas vraiment pourquoi. »
« Sait-il que vous l’aimez, Charlie ? », osai-je demander. Il me regarda
avec stupéfaction.
« Eh bien, je suppose que oui. Je le félicite toujours quand il a fait du bon
travail ici, dans la maison. Il sait que je suis fier de lui. »
« Comment ? Lui avez-vous dit un jour directement que vous étiez fier de
ce qu’il est, en tant que personne, plutôt que du travail qu’il a accompli ? »,
demandai-je.
Il réfléchit quelques instants. « Pas directement, non. Mais il le sait »,
répondit Charlie.
« Comment ? », insistai-je.
Charlie se mit à rire. « Sacrées bonnes femmes. Il faut toujours que vous
alliez au fond des choses, n’est-ce pas ? » En riant, je me mis à partager
mes pensées avec lui. Il écouta avec respect et réceptivité. Je me demandais
si ce qu’il avait dit sur Greg, qui cherchait toujours à faire ses preuves,
n’était pas dû au fait qu’il recherchait l’amour et l’approbation de son père.
La conversation continua pendant que je donnais une douche à Charlie et le
raccompagnais dans son lit. Il préférait toujours prendre sa douche l’après-
midi, mais cela commençait à l’épuiser ; il faudrait très bientôt se contenter
d’une toilette au lit. Sa respiration était faible et il lui fallait du temps pour
retrouver un souffle régulier une fois couché. Il s’affaiblissait de jour en
jour. Je le laissai donc se reposer.
Quand je revins passer la tête deux heures plus tard, il se tourna vers moi
et sourit. Je m’assis à côté de lui, l’aidai à boire et lui demandai s’il avait
besoin d’autre chose. Il secoua la tête puis continua à parler de ses enfants.
« Tout ce que je désire, c’est qu’ils soient heureux. C’est tout ce que les
parents devraient souhaiter à leurs enfants. J’aimerais que Greg cesse de
travailler si dur pour simplifier sa vie. C’est un homme bon, mais il n’est
pas heureux, me dit-il. Une vie simple est une vie heureuse. C’est ainsi que
leur mère et moi avons toujours vécu. Nous n’avions d’ailleurs pas
vraiment le choix. Mais la simplicité est encore possible aujourd’hui. C’est
un bon choix. »
Une photo de Charlie, fringant jeune homme se tenant à côté de sa
fiancée, trônait au milieu de la tablette de la cheminée, dans sa chambre. Je
pensais à lui et à sa femme élevant Greg et Marianne quand ils étaient
enfants. Charlie parlait franchement et j’aimais cette qualité en lui. Il y avait
quelque chose de très démodé dans son honnêteté. Il continua à partager ce
qui lui venait à l’esprit en pensant tout haut : « Vous savez, je ne pense pas
qu’il sache vraiment que je l’aime. Je n’ai jamais prononcé directement ces
mots. »
« Nous sommes tous différents, Charlie, dis-je. Certaines personnes qui
tiennent compte des actes le savent, mais la plupart des gens ont vraiment
besoin de l’entendre. Peut-être Greg en fait-il partie. Quel mal pourrait-il y
avoir, de toute façon, si vous le lui disiez ? »
Il consentit d’un signe de tête. « Je dois vraiment le lui dire. Dans quel
monde terrible vivons-nous si un vieil homme de soixante-dix-huit ans se
sent nerveux à l’idée de dire à son fils qu’il l’aime ? Je n’ai aucune pratique
dans ces choses, vous savez », ajouta-t-il en riant. Mais il reprit aussitôt une
expression sérieuse. Un air de décision et de détermination évident se lisait
sur son visage. Il continua : « Pensez-vous que je sois capable de le
convaincre de mener une vie plus simple, s’il ne cherche plus à obtenir mon
appréciation, s’il sait que je l’aime ? Et je l’aime vraiment. »
Je répondis à Charlie que personne ne pouvait prévoir la réaction des
autres. Il n’y avait aucune garantie que cela changerait le mode de vie de
Greg. La chose la plus importante était que cela lui apporterait certainement
plus de paix en sachant qu’il avait l’approbation et l’amour de son père.
Le fait de vivre simplement devint un sujet de plus en plus important
pour Charlie, au fur et à mesure que ses jours étaient comptés. Il me dit que
les gens travaillaient trop pour toutes sortes de raisons ; ils pensent souvent
qu’ils n’ont pas le choix, parce qu’ils ne peuvent sortir du cercle vicieux des
factures et de la charge familiale. Charlie le comprenait. Il savait que la
survie était un vrai défi pour beaucoup de gens, mais il insistait pour dire
qu’il y avait toujours des choix. « Il suffit parfois de changer de perspective.
Avons-nous vraiment besoin de vivre dans une maison aussi grande ?
Avons-nous besoin d’une voiture aussi voyante ? », demandait-il. « Parfois,
disait-il, il leur suffirait de changer leur mode de penser et de trouver une
nouvelle solution, en pensant fortement à ce qu’ils aiment, puis à travailler
en tant que famille dans le but de trouver un meilleur équilibre.
« La communauté est aussi une voie vers la simplicité, expliquait Charlie.
Si nous travaillons ensemble, davantage comme une communauté, nous
n’avons pas besoin d’autant de ressources. Il y a moins de gaspillage et
nous apprenons à nous aider les uns les autres. C’est l’ego et l’orgueil qui
empêchent beaucoup de communautés de naître ou de se développer, disait-
il. Mais si nous voulons vivre plus simplement et avec davantage de
ressources, il est important de commencer à comprendre l’extrême
importance d’établir une communauté dans le secteur où nous vivons. » Il
était triste de constater que l’époque où nous vivons était devenue si rapide
et si déséquilibrée que nous en étions arrivés à oublier cela.
Charlie reconnaissait que la vie pouvait être financièrement difficile à
notre époque. Il dit que la société avait perdu de vue les vraies priorités et
que c’était elle qui avait besoin d’une leçon de simplicité. Mais cela ne peut
se produire que si chaque individu commence par se changer lui-même, une
personne à la fois. La société finira alors par suivre la manière de penser et
de vivre de la majorité, comme elle l’a toujours fait. Il pensait aussi que
ceux qui gouvernaient avaient besoin d’un bon coup de pied aux fesses. Il y
avait certains personnages doués dans les systèmes politiques du monde
entier. Cependant, leurs actions étaient limitées par la bureaucratie et par
ceux qui possédaient davantage d’argent et de pouvoir. Aussi, pour réussir
un véritable changement, chaque individu a-t-il une tâche à accomplir.
Simplifier notre vie était un bon départ.
Charlie avait élevé une famille et il comprenait très bien la pression
exercée pour subvenir à la survie et au soutien de tous ses membres. Mais il
se mourait maintenant et voyait les choses sous un autre angle, disant tout
haut qu’il aurait aimé réaliser tout cela plus tôt, ce qui lui aurait permis de
guider Greg différemment. « Les enfants préfèrent passer plus de temps
avec leurs parents que d’avoir des tonnes de jouets. Ils peuvent s’en
plaindre au début. Mais les enfants les plus heureux sont ceux qui ont passé
des moments de qualité avec leurs parents, les deux si possible. Les jeunes
garçons ont plutôt besoin d’une influence masculine. Comment les garçons
de Greg pourraient-ils en profiter s’il travaille tout le temps pour essayer de
faire ses preuves ? », réfléchissait Charlie, tandis que je voyais de nouvelles
révélations se faire jour en lui. « J’aime vraiment mon fils, je dois le lui
dire, n’est-ce pas ? »
Je lui fis oui de la tête avec joie. Puis, de but en blanc, il demanda :
« Votre vie est-elle simple ? », ce sur quoi je ris gentiment.
« Oui, ma vie physique est très simple, Charlie. Et je travaille à simplifier
ma vie émotionnelle, graduellement », répliquai-je honnêtement, en
continuant à rire en pensant aux complications de ma vie affective ces
dernières années, quelque chose très éloigné de la simplicité. « La
méditation m’a énormément aidée à simplifier ma pensée. Toute ma vie en
bénéficie d’une manière ou d’une autre. Cela m’a vraiment transformée et
m’a permis de continuer à me frayer un passage au milieu de problèmes qui
habituellement me freinaient. Ma pensée est ainsi beaucoup, beaucoup plus
simple maintenant. Et oui, ma vie physique est très simple également. »
Charlie faisait partie d’une génération au mode de vie bien différent, et il
ne connaissait rien à la méditation, une méditation différente de celle des
gens qui vivent de l’autre côté de l’océan, vêtus de robes orange et qui
s’asseyent les yeux fermés. Il me demanda en quoi cela consistait. Je lui
expliquai d’une manière aussi simple que possible, en lui disant qu’en
apprenant à concentrer l’esprit, il devient plus facile d’observer notre
pensée. Ce faisant, nous voyons clairement que la vie est modelée par un
esprit sauvage et indompté, créant des souffrances et des peurs inutiles. Au
fur et à mesure que ces patterns malsains augmentent et s’intensifient, nous
nous identifions à cette personnalité en pensant que nous sommes cela, et
nous façonnons notre vie autour. Alors qu’en fait, nous ne sommes pas cela,
nous sommes bien davantage.
Nous sommes des êtres sages et intuitifs qui avons été aveuglés par les
peurs et les perceptions erronées que notre esprit a créées au fil des années
par l’intermédiaire de toutes ses réactions, tant positives que négatives.
Ainsi, en apprenant à concentrer notre mental en méditation, disons en
observant notre respiration pour donner un simple exemple, nous
commençons à reprendre possession de notre propre mode de penser, nous
donnant ainsi le choix de concevoir consciemment de meilleures pensées.
Et donc de créer une vie plus heureuse.
Charlie s’assit interloqué et me regarda. Je souris et attendis. « Oh, dit-il
finalement. Pourquoi ne vous ai-je pas rencontrée cinquante ans plus tôt ? »
En riant, je bondis de ma chaise et lui fis boire une autre gorgée de boisson.
« Pourquoi ne vous ai-je pas non plus rencontré il y a des années,
Charlie ? », dis-je en riant. Cela m’aurait épargné beaucoup de
souffrance ! »
La conversation continua et il finit par m’interroger sur la simplicité de
ma vie et ce que j’avais voulu dire. Après plusieurs années de voyage, lui
dis-je, j’avais commencé à remettre en question l’importance des
possessions. Parfois, mes meubles me suivaient dans certains
déménagements, parfois ils étaient mis gratuitement en dépôt dans les
fermes familiales, ou encore entassés sur des étagères que je louais. Chaque
fois que j’en laissais un peu derrière moi, cela me permettait de voir que je
n’avais pas besoin de tout cela pour être heureuse. Je me demandais
pourquoi je les gardais.
Je vendis donc mes meubles, réduisis mes biens aux strictes nécessités
ménagères, ce qui me permettrait de m’installer à nouveau quelque part
quand le temps viendrait. Et le temps reviendrait, étant donné que j’avais
toujours aimé avoir mon propre espace de cuisine. La vie nomade me
convenait. Elle me donnait un grand sentiment de liberté. Mais même la
liberté a son prix. Tout a un prix. Le regret de ne pas avoir ma propre
cuisine était généralement ce qui faisait renaître mon désir de m’installer
pour quelque temps.
Toutefois, au bout de douze à dix-huit mois de pause, je me languissais
d’un nouveau saut dans l’inconnu. Posséder des choses aurait été un terrible
fardeau pour moi. Ainsi, reconnaissant mes propres patterns, je finis par
accepter que, durant ces années-là de ma vie, il vaudrait mieux pour moi ne
rien posséder. Chaque fois que je me réinstallais, les meubles m’arrivaient
facilement, soit par le bouche-à-oreille, soit parce que j’allais dans des
magasins d’occasions ou des brocantes. J’adorais cela. En outre, acheter des
objets d’occasions correspondait mieux à mon amour pour la Terre, étant
donné qu’ainsi, je n’utilisais pas ses ressources déjà bien amoindries. Notre
société, habituée à tout jeter, semble oublier que tout ce qui est neuf doit
venir de quelque part et que tout ce qui est vieux doit finir quelque part.
Dans la plupart des cas, c’est la Terre qui pâtit du problème de ces deux
extrêmes. C’est cher payer pour la survie de la planète et de toutes ses
créatures, y compris nous, les humains.
Ainsi, je finissais toujours par trouver des choses attrayantes pour créer
une maison entièrement neuve. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que je ne
trouverais pas de meubles. Par conséquent, j’en dénichais toujours très
facilement. J’ai possédé des pièces magnifiques au fil des années. Si les
meubles venaient si naturellement sur mon chemin chaque fois que je
m’installais, alors sans aucun doute, tout le reste ferait de même.
Ayant dû payer pour stocker mes biens au cours des douze derniers mois,
je décidai que c’était un gaspillage d’argent et une charge encombrante. Je
n’en avais pas besoin. Ainsi, avec l’aide d’un merveilleux ami sur lequel je
pouvais compter, nous organisâmes une brocante chez lui. Couverts, livres,
tapis, linge, ornements, peintures, tout était à vendre. Ce fut un moment très
amusant pour moi d’observer l’excitation des gens tandis que mes
possessions devenaient les leurs et que l’on concluait le marché. Tout ce qui
restait partit pour le magasin de bienfaisance cet après-midi-là.
Je conduisais maintenant une voiture de la taille d’une boîte à chaussures.
La jeep avait rendu l’âme d’une manière spectaculaire environ un an
auparavant sur une autoroute à six voies. Ma voiture actuelle, bien que très
économique et nerveuse dans les villes, était minuscule. On l’appelait
affectueusement « grain de riz ». L’intention de cette brocante chez un
particulier avait donc été, après coup, de ne pas posséder plus que ce qui
tiendrait dans ce grain de riz.
Il me restait un total de cinq cartons, contenant, entre autres, deux de mes
livres favoris. Je n’avais gardé que ceux que j’étais certaine de vouloir
relire, ou que je pourrais prêter ou donner à d’autres pour inspiration. Le
reste de mes livres passa dans de nouvelles mains, afin qu’ils soient lus
avec plaisir. Les autres cartons contenaient CD, journaux, albums photos,
quelques petits bibelots de valeur sentimentale, la couverture patchwork
que m’avait fait ma mère et mes vêtements. Finalement, le grain de riz
rempli au maximum et la stéréo allumée, je partis vers un autre épisode de
ma vie.
La musique qui m’accompagnait se composait des chansons de Guy
Clark, les Waifs, Ben Lee, David Hosking, Cyndi Boste, Shawn Mullins,
Mary Chapin Carpenter, Fred Eaglesmith, Abba, les Waterboys, J.J. Cale,
Sara Tindley, Karl Broadie, John Prine, Heather Nova, David Francey,
Lucinda Williams, Yusuf et les Ozark Mountain Daredevils. Toutes étaient
des musiques magnifiques, chacune des chansons se révélant un
compagnon de voyage fabuleux. Je chantais joyeusement et librement en
franchissant les kilomètres, sachant que tous mes biens étaient avec moi
dans le grain de riz. Au bout d’environ mille kilomètres, je m’arrêtai dans
ma maison de campagne et déchargeai mes cartons. Après cela, il n’y eut
plus que mes vêtements et moi.
Charlie m’écoutait avec plaisir, frottant ses vieilles mains usées l’une
contre l’autre, heureux de mon histoire. Je lui racontai ensuite qu’après ce
voyage, j’avais erré quelque temps. J’étais maintenant à Sydney, à
expérimenter la vie extraordinaire d’une auxiliaire de vie et en fait, ma vie
était très simple. Il sut alors que je comprenais ce qu’il avait essayé de me
dire sur l’importance de la simplicité. Nous convînmes qu’il n’était pas
toujours évident pour les gens de se rendre compte combien le fait d’avoir
trop de possessions pouvait être un fardeau, même s’ils n’avaient aucune
intention de déménager. Faire le tri dans ses biens physiques permet
toujours à la personne de se sentir intérieurement plus spacieuse.
Greg arriva le lendemain et passa tout son temps avec son père. À la
requête de Charlie, j’avais appelé Marianne pour lui demander de ne pas
venir ce jour-là. Le lendemain, ce serait l’inverse. Marianne aurait son père
pour elle toute seule et Greg ne viendrait pas. Charlie m’avait demandé un
peu plus tôt de rentrer discrètement de temps en temps, au cas où les choses
se gâteraient entre Greg et lui, ma présence pouvant atténuer les choses.
Mais je n’eus pas besoin de le faire. Les quelques fois où j’entrais pour
apporter une théière ou faire part d’un message, je constatais qu’une
discussion personnelle importante se déroulait et qu’un partage avait lieu.
Peu avant que Greg s’en aille pour laisser son père se reposer, ils
m’appelèrent. Les yeux de Greg étaient injectés de sang, car il avait pleuré
et ils se tenaient la main. « Bronnie, je veux simplement que vous le sachiez
aussi, annonça Charlie. J’aime cet homme de tout mon cœur. C’est un bon
fils et un grand homme. » En entendant ces mots, je fus évidemment très
émue. « Mon fils est bien tel qu’il est, continua Charlie. Il n’a rien à
prouver. Il n’y a rien qu’il puisse faire ni dont il puisse avoir besoin pour
devenir meilleur. J’aime cet homme dans sa totalité. Et être son père m’a
donné une grande joie dans ma vie. »
En souriant, je dis que Greg avait aussi de la chance d’avoir Charlie
comme père. Greg opina, en se servant de sa manche pour essuyer ses
larmes. « Et mon père pense que je pourrais apprendre de vous une ou deux
choses sur la simplicité », annonça-t-il.
En riant, je répondis que son père avait encore assez de temps pour
laisser ses propres empreintes sur Greg à ce sujet. Il n’avait pas besoin de
moi pour le faire. Mais pour finir, je dis en souriant : « Tout ce que
j’ajouterais, c’est : “restez simple.” »
Marianne vint le lendemain. Je l’entendis rire et pleurer avec son père.
Un énorme flux d’amour était en train d’être partagé dans cette maison et je
ne pouvais qu’en être touchée aussi. Au cours des semaines suivantes, ils
passèrent tous trois du temps ensemble et se rapprochèrent énormément. Je
n’ai jamais entendu Charlie leur dire au revoir sans leur rappeler
individuellement qu’il les aimait, tandis que ses enfants lui assuraient la
même chose de leur côté. Le canal de la communication avait été ouvert à
temps pour que commence la guérison, alors que Charlie était encore en
vie.
Le jour de sa mort, Greg et Marianne s’assirent en tenant chacun une
main de leur père. À leur requête, je m’assis aussi dans la chambre tandis
qu’il partait paisiblement, sa respiration ralentissant jusqu’à cesser
complètement. C’était un matin clair et les oiseaux chantaient par la fenêtre
comme ils l’avaient toujours fait. Je pensais que cela ajoutait à la beauté de
la situation. Ils chantaient pour lui.
Puis laissant Greg et Marianne seuls, je m’installai dans la véranda un
instant, avec mes propres souvenirs de Charlie et lui envoyai des prières et
des bons souhaits pour la suite de son voyage, quel que soit l’endroit où il
se trouvait maintenant. En revenant dans la chambre, je vis Greg et
Marianne assis du même côté du lit, se tenant la main en regardant leur
père, riant et souriant à travers leurs larmes et parlant de lui avec joie.
Environ un an plus tard, je reçus un mail de Greg. Sa famille et lui
avaient vendu la grande maison. Il s’était fait muter par sa compagnie,
gagnait moins d’argent, mais vivait maintenant dans une petite ville rurale.
Il continuait à faire un trajet tout aussi long vers une ville un peu plus
grande, mais c’était maintenant sur une route de campagne et cela lui
prenait moitié moins de temps qu’avant. Il pouvait donc passer une demi-
heure de plus avec ses enfants. Le coût de la vie avait aussi diminué, étant
donné que leur vie était devenue plus simple. Cependant, la qualité de vie
avait énormément augmenté. Sa femme en était heureuse également et ils
aimaient leurs nouveaux amis et mode de vie. Il me remerciait d’avoir pris
soin de leur père et parlait avec amour de Marianne qui venait apparemment
de leur rendre visite.
Évidemment, ce mail m’apporta beaucoup de joie. Il me rappela Charlie,
ses yeux bleus, son délicieux sourire et les conversations que nous avions
partagées. Savoir que non seulement ses paroles avaient été entendues, mais
aussi appliquées, était un sentiment merveilleux.
La partie la plus touchante du mail cependant était la conclusion de Greg.
Après m’avoir souhaité du bonheur dans ma vie, il avait résumé les choses
par ces deux mots, qui dessinèrent un large sourire sur mon visage :
Restez simple.

En effet, Greg et Charlie. En effet.


Regret no 3

Je regrette
de ne pas avoir eu le courage
d’exprimer mes sentiments

Pour un homme de quatre-vingt-quatorze ans sur le point de mourir,


Joseph avait l’air remarquablement en forme la première fois que nous nous
rencontrâmes. C’était une personne douce avec un merveilleux sourire qui
le faisait parfois ressembler à un jeune garçon. Avec son sens de l’humour
tranquille mais très vif, il suscita une sympathie immédiate en moi.
La famille de Joseph avait décidé de ne pas lui dire qu’il était mourant. Je
trouvais cela assez difficile, mais essayais de respecter la décision autant
que possible. Cependant, au cours des semaines qui suivirent, sa maladie
s’aggrava dramatiquement et il fut impossible de l’ignorer. Se tenir debout
sans aucune aide appartenait définitivement au passé. Chaque nouvelle
journée l’amenait à s’appuyer de plus en plus sur ma force. Sa maladie
n’était plus à démontrer. Elle était évidente chaque fois qu’il essayait de se
lever ou de s’asseoir et c’était quelque chose qui restait tacite entre nous
avec chaque effort. Ainsi, tandis que la famille continuait son cirque en
refusant de lui dire qu’il était en train de mourir, la propre réalisation de
Joseph s’implantait en lui. Il était vraiment très malade.
Il fallait avoir recours aux médicaments pour calmer la douleur autant
que possible. Mais, comme c’est le cas pour beaucoup de gens, les effets
secondaires entraînaient la constipation. Il y avait des remèdes pour l’éviter,
mais ils n’avaient que très peu d’effet sur Joseph. Je fus donc chargée de
l’aider dans son transit intestinal en insérant des solutions dans son rectum,
le malheureux vieillard ! Quand la maladie a atteint cet extrême, l’intimité
n’existe plus. Il n’y avait certainement plus aucune dignité maintenant,
tandis que Joseph roulait sur le côté pour me permettre d’insérer le petit
tube. Je tentai évidemment d’alléger la situation en prononçant des mots
que je pris l’habitude de dire à d’autres plus tard.
« Tout commence par la nourriture et le caca, Joseph, et tout finit par la
nourriture et le caca », plaisantai-je gentiment avec lui. Travailler avec les
mourants m’avait vraiment permis d’intégrer les cycles de la vie. La chose
qui met le plus à l’aise un bébé au tout début est la nourriture, la défécation
et l’évacuation des gaz. À la fin de la vie, les questions que tout le monde
pose quand une personne est mourante sont de savoir si elle mange encore
et si ses intestins fonctionnent correctement.
C’est un soulagement pour tout le monde quand quelqu’un qui est sur le
point de mourir et sous analgésiques puissants réussit son transit intestinal
et apaise sa douleur. Tel fut le cas de Joseph et de sa famille, quand celui-ci
se précipita aux toilettes peu après et se relâcha dans une grande explosion.
Je me sentis également soulagée, non seulement parce que mon client était
plus à l’aise, mais aussi parce que j’avais réussi cette procédure dès mon
premier essai.
L’un de ses fils vivait dans un district voisin et venait le voir chaque jour.
L’autre résidait dans un autre État. Sa fille vivait à l’étranger. Chaque jour,
Joseph et son fils bavardaient un petit moment, discutant principalement des
pages du journal, jusqu’à ce que Joseph se sente trop fatigué. Il ne lui fallait
pas longtemps, étant donné que sa santé se détériorait très rapidement.
J’aimais bien son fils, sans toutefois avoir de lien étroit avec lui. Je n’avais
cependant aucune raison de ne pas l’aimer. Quand je dis plus tard à Joseph
que son fils était un homme bien, il répondit : « Il ne s’intéresse qu’à mon
argent. » Préférant accepter les gens tels que je les ressentais, je tentai
d’empêcher ce commentaire d’influencer ma propre opinion sur son fils.
Au cours des semaines qui suivirent, mon client me raconta de
nombreuses histoires, particulièrement sur l’amour qu’il portait à son
travail. Sa femme, Gisèle, et lui avaient été des survivants de l’Holocauste,
qui avaient réussi à migrer en Australie à leur libération. Les récits relatant
la période passée dans les camps venaient par fragments. Mais je ne l’y
poussais pas. J’étais là pour écouter et non pour déterminer ce qu’il voulait
partager. Il était évident qu’il était plus facile pour eux deux de ne pas en
parler. Essayant de faire le plus possible preuve d’empathie, je détestais
penser à la douleur qu’ils avaient supportée et ils me touchaient beaucoup.
Notre association était simple et décontractée, et les histoires sur divers
sujets allaient bon train. Nous avions un sens de l’humour similaire et étions
tous deux d’une nature paisible. Le fossé des générations n’avait aucune
influence, tandis que nous partagions des conversations enflammées qui
s’approfondissaient de jour en jour. De temps en temps, Gisèle entrait avec
de la nourriture en incitant Joseph à manger. C’était une bonne cuisinière et,
bien que Joseph ne puisse pratiquement plus rien avaler, elle continuait à
cuisiner d’énormes quantités, en partie par habitude, je suppose, mais aussi
par déni.
La famille avait réussi à convaincre le médecin de Joseph de ne pas lui
dire qu’il était mourant. C’était un déni collectif. Non seulement ils ne lui
disaient pas la vérité sur son état et son déclin inévitable, mais ils
cherchaient à le convaincre qu’il allait mieux. « Allez, Joseph, mange. Tu
iras mieux en un rien de temps », répétait sans cesse Gisèle. J’avais pitié
d’eux. Avoir si peur de la vérité devait être un énorme fardeau à porter.
À cette époque-là, Joseph ne pouvait plus avaler qu’un yaourt par jour et
était incroyablement faible. Bien qu’il ne soit même plus capable de
marcher jusqu’au salon sans assistance, ils continuaient à lui dire qu’il allait
bientôt retrouver la santé. Je ne disais mot sur ce sujet jusqu’au jour où
Joseph m’en parla franchement.
Gisèle venait de sortir de la chambre. Joseph était assis et je lui faisais un
massage des jambes, chose qu’il n’avait jamais eue dans sa vie, mais à
laquelle il s’est très vite habitué avec plaisir au cours des semaines
suivantes. J’adorais bichonner mes clients et c’est sans doute la raison pour
laquelle nous devenions proches. Un grand nombre des conversations que
j’avais avec eux se déroulaient pendant que je leur massais les pieds, leur
brossais les cheveux, leur grattais le dos ou leur coupais les ongles.
« Je suis en train de mourir, n’est-ce pas Bronnie ? », dit-il quand elle fut
sortie.
Je le regardais avec tendresse et approuvai : « Oui, Joseph. »
Il fit un signe de tête, soulagé de connaître la vérité. Après mon
expérience avec la famille de Stella, je n’avais plus le choix et me devais
d’être sincère. Il regarda quelques instants par la fenêtre pendant que le
massage des pieds continuait dans un silence confortable.
« Merci. Merci de m’avoir dit la vérité », répondit-il finalement avec son
fort accent. Je souris gentiment et secouai la tête. Le silence régna pendant
quelques secondes. Puis il reprit : « Ils ne peuvent tout simplement pas le
supporter, dit-il en parlant de sa famille. Gisèle ne peut faire face à la
douleur d’en parler avec moi. Tout ira bien pour elle. Simplement elle ne
peut en parler. »
Connaître la situation l’avait apaisé et avoir été honnête m’avait apaisée.
Il continua :
— Il ne me reste plus beaucoup de temps, n’est-ce pas ?
— Je ne pense pas, Joseph.
— Des semaines, des mois ?, demanda-t-il.
— Je n’en sais vraiment rien. Mais je dirais plutôt que c’est une question
de semaines ou de jours. C’est ce que je ressens, mais je n’en sais vraiment
rien, lui dis-je honnêtement.
Il secoua la tête et regarda à nouveau par la fenêtre.
Peu de gens peuvent prédire exactement quand quelqu’un va mourir, sauf
si la personne est manifestement dans ses derniers jours. C’était cependant
une question que les clients et les familles posaient toujours, parfois à
plusieurs reprises. J’avais maintenant acquis la capacité d’évaluer le déclin
des personnes et connaissais la rapidité avec laquelle les choses pouvaient
changer. Il arrivait souvent que les clients semblent retrouver leurs forces
pendant un bref instant, avant le tournant décisif. La réussite de ma carrière
d’auxiliaire de vie s’appuyait vraiment sur un travail intuitif. C’est sur cette
base que j’avais répondu à la question de Joseph, même si c’était un peu à
contre cœur. Je ne voulais tout simplement pas mentir et lui dire qu’il lui
restait des mois, alors que ce n’était pas vrai.
Le massage des pieds prit fin et je m’assis en regardant aussi par la
fenêtre. Il brisa le silence au bout de quelques instants. « J’aurais aimé ne
pas avoir travaillé autant. » Je le laissai continuer. « J’adorais mon travail,
vraiment. C’est pourquoi j’ai travaillé si dur, et aussi pour subvenir aux
besoins de ma famille et de leur famille. »
« Eh bien, c’est très bien. Pourquoi le regretter ? »
Il expliqua que ses regrets étaient en partie pour sa famille qui ne l’avait
pas beaucoup vu durant la majorité de leur vie en Australie. Mais c’était
surtout parce qu’il sentait qu’il ne leur avait jamais donné l’occasion de le
connaître. « J’avais trop peur de montrer mes sentiments. Ainsi, je
travaillais, travaillais sans arrêt et gardais ma famille à distance ; ils ne
méritaient pas d’être aussi seuls. J’aurais souhaité qu’ils me connaissent
vraiment. »
Joseph ajouta que, n’ayant lui-même appris à se connaître que depuis
quelques années, il se demandait comment il aurait pu trouver une occasion
de le faire, de toute façon. Ses beaux yeux étaient tristes tandis que nous
parlions des différents schémas relationnels et combien ils étaient difficiles
à briser. Nous tombâmes aussi d’accord sur le fait qu’il était nécessaire
qu’une relation puisse atteindre son plus grand potentiel.
Il sentait également qu’il avait manqué l’opportunité de créer un rapport
chaleureux avec ses enfants. Le seul exemple qu’il leur avait montré était
comment gagner et respecter l’argent. « Quelle importance, maintenant ? »,
soupira-t-il.
« Eh bien, tentais-je de raisonner. Vous avez fait ce que vous vouliez.
Vous les laissez en leur assurant une vie confortable. Vous avez subvenu à
leurs besoins comme vous le désiriez. »
Une larme solitaire glissa sur sa joue. « Mais ils ne me connaissent pas.
Ils ne me connaissent pas. » Je le regardais avec amour. « Et c’est ce que je
voudrais », dit-il tandis que les larmes commençaient à couler. Je le laissai
pleurer en silence.
Au bout d’un moment, je lui suggérai qu’il n’était pas trop tard. Mais il
n’était pas de mon avis. Il était trop faible pour parler longtemps
maintenant, et ce seul fait rendait la chose difficile. Il admit aussi qu’il ne
savait pas comment leur parler de sentiments aussi profonds. Je proposais
alors d’aller chercher Gisèle et son fils pour les faire participer à notre
conversation, lui disant que ce serait peut-être plus facile si j’étais là. Mais
il secoua la tête et sécha ses larmes. « Non, c’est trop tard. Ne leur dites pas
que je sais. Il leur est plus facile de penser ainsi. Je sais que je suis mourant,
cela suffit. »
Joseph avait presque atteint l’âge de ma chère grand-mère quand elle
nous avait quittés. Bien qu’ils aient eu des vies totalement différentes,
quelque chose dans le fait de me retrouver avec des gens de cet âge me
mettait à l’aise. Mamie et moi avions l’habitude de parler de la mort très
librement. Elle m’avait dit que c’était plus facile avec moi qu’avec certains
de ses propres enfants.
Elle avait été, avec son frère jumeau, l’aînée de onze enfants. Elle n’avait
que treize ans quand sa mère mourut et c’est elle qui avait élevé tous les
autres enfants. Son père était un « homme dur », comme elle le disait. Elle
l’appelait aussi « bâtard » à d’autres occasions. « Il assurait la nourriture,
mais rien d’autre, surtout pas d’amour », disait-elle.
Un an environ après la mort de sa mère, la cadette de la famille, appelée
Charlotte, mourut à son tour. Après avoir élevé tous ses jeunes frères et
sœurs, elle continua en élevant ses sept enfants, ma mère y compris. À ma
naissance, j’avais une masse de boucles noires et des grands yeux
inquisiteurs et mamie y vit le portrait tout craché de Charlotte. C’est ainsi
que nous avons créé un lien puissant dès mon premier jour.
Nous étions tous très excités quand elle venait nous rendre visite. Les
enfants adorent les visiteurs et nous n’étions pas différents. Mamie ne
dépassait pas le mètre soixante, mais était une femme dynamique et
étonnante. Il le fallait, vu la manière dont elle avait été élevée. L’amour
qu’elle me portait était inconditionnel et d’une acceptation totale. Un bon
exemple parmi d’autres fut la fois où ma mère était partie à l’étranger avec
sa propre sœur jumelle pour profiter de vacances bien méritées. Mon père
travaillant loin de la maison quelques jours par semaine, mamie était venue
nous garder.
J’avais douze ans à cette époque, presque treize, et commençais ma
première année de collège au couvent. L’école était cachée derrière des
doubles murs de briques de dix pieds de large et dirigée par des nonnes,
dont certaines étaient des femmes adorables. La maîtresse principale était
cependant une « dure à cuire » et pas très affectueuse, que l’on appelait
« Face d’acier ». Les étudiants les plus âgés nous avaient prévenus dès le
premier jour. Maintenant que j’étais adulte et ne me laissais plus influencer
par les rumeurs, je pouvais admettre qu’elle avait sans doute été une femme
charmante sous son aspect extérieur revêche. Quoi qu’il en soit, c’est ce que
je veux croire. Mais à l’époque, elle ne plaisantait pas sur la discipline et je
dois dire que je ne l’ai jamais vu sourire.
Durant cette première année de collège, une partie de moi était
manifestement à la recherche de quelque chose de différent. C’est ainsi que
je me retrouvais à traîner avec deux des filles les plus coriaces de la classe
pendant un certain temps. J’avais jusqu’ici été une très bonne élève et ne
m’étais jamais fait remarquer par la maîtresse principale, ce qui me
convenait parfaitement. Après avoir grimpé à un arbre et nous être glissées
par-dessus la clôture durant notre pause déjeuner, nous nous précipitâmes
vers la ville jusqu’à une boutique où nous volâmes chacune une paire de
boucles d’oreilles gravées à nos initiales. Ayant pris de l’assurance après la
facilité de cette prouesse, nous nous aventurâmes dans le magasin suivant
pour y dérober du rouge à lèvre. Alors que je me frottais les lèvres et riais
en disant combien le goût en était délicieux, je sentis une large main
s’abattre sur mon épaule et entendis une voix : « Je prendrai ça, merci. »
Les jambes paralysées par la peur, je fus conduite dans le bureau du
directeur avec l’une des autres filles. L’autre s’était enfuie. Ils appelèrent la
maîtresse principale de l’école ; elle nous attendait tandis que nous
avancions vers elle en toute humilité. Elle frappait la règle dans ses mains.
« Dans mon bureau », déclara-t-elle fermement.
« Oui, ma sœur », répondîmes-nous humblement à l’unisson. Si nous
avions eu des queues, elles auraient disparu entre nos jambes à cet instant.
Un accord fut passé avec l’école qu’aucune charge ne serait retenue
contre nous. Nous devions par contre rentrer chez nous et raconter à nos
parents ce que nous avions fait. Les parents devaient ensuite appeler la
directrice pour confirmer que nous leur avions dit. En outre, nous avons été
privées de sport pendant un trimestre et, en étant de grandes adeptes, nous
en fûmes toutes deux désespérées. Il nous fallut aussi endurer une dizaine
de coups de règle à l’arrière des jambes. C’était une femme très dure.
Maman étant à l’étranger et papa ne rentrant qu’à la fin de la semaine,
j’étais terrifiée. Étant une enfant douce et sensible, j’avais toujours eu peur
des gens qui avaient une grosse voix. Mais mamie était là aussi et je la pris
à part. La lèvre tremblante, je lui racontai ce qui était arrivé. Elle m’écouta
sans m’interrompre, sans réagir. Elle attendit que j’aie fini et, à ce stade,
j’avais déjà versé des torrents de larmes.
— Eh bien, es-tu prête à recommencer ? demanda-t-elle.
— Non, mamie, je le promets, déclarai-je solennellement.
— As-tu appris la leçon ?
— Oui, mamie. Je ne le referai pas, assurai-je
— Bien, dit-elle finalement. Nous ne le dirons pas à ton père et je
téléphonerai demain à ton école.
Et ce fut tout. Que Dieu la bénisse. Mais la peur que cet incident avait
provoquée en moi était si énorme que non seulement je n’ai plus jamais
volé, mais je n’ai plus jamais remis les pieds dans ce magasin particulier.
Des années après le collège, je quittai la ville où j’avais grandi. Incapable
d’attendre de déployer mes ailes, j’acceptai le premier emploi proposé, une
place à la banque, près de la maison de mamie, en ville, à cinq heures d’ici.
Vivre avec ma mamie et ma tante fut l’option la plus pratique.
À dix-huit ans, à peine sortie de la ferme et du collège du couvent, il n’y
avait rien d’étonnant à ce que j’ai été ouverte à de nouvelles opportunités.
Quand ma mère devina un peu plus tard cette année-là que je n’étais plus
vierge, elle en fut horrifiée et sur le point de me renier, incapable de croire
que moi, une fille aussi raisonnable, j’ai pu me laisser aussi facilement
influencer. Ce fut mamie qui arrangea les choses, comme d’habitude, en
disant à ma mère de se calmer, que les temps avaient changé et que cela ne
m’empêchait pas d’être une bonne fille à ma façon. Mon lien avec ces deux
merveilleuses femmes n’a fait que se renforcer à partir de ce jour-là.
Quand je découvris le monde de l’alcool et rentrai un jour ivre chez
mamie, ce fut elle qui laissa une bassine à côté de mon lit, à tout hasard.
C’était une femme sage, tolérante qui a joué un rôle prépondérant dans ma
vie. Elle fut cependant soulagée le jour où je lui annonçai, à un âge
relativement jeune, que l’alcool n’était pas fait pour moi.
Mamie avait survécu à tous ses frères et sœurs, ce qui lui avait brisé le
cœur étant donné qu’ils avaient été pour elle comme ses propres enfants.
Nous nous écrivions, quel que soit l’endroit où je me trouvais, et partagions
nos vies comme un livre ouvert. Je partageais sa tristesse à la mort de sa
dernière sœur et sa frustration de se voir vieillir et de perdre graduellement
son indépendance. La voir diminuer au fil des années était une déchirure
pour moi aussi, étant donné que je devais me faire à l’idée qu’elle n’était
pas là pour toujours.
Je commençais à avoir des difficultés à retenir mes larmes chaque fois
que nous parlions. Je lui dis donc combien je l’aimais et combien elle allait
me manquer quand son heure serait venue. À partir de ce jour-là, nous
pûmes parler de la mort avec une grande honnêteté. Je suis si heureuse que
nous l’ayons fait. Sans nous voiler la face sur ce qui nous attendait, nous
savourions chaque conversation et elle fut capable de partager avec moi ses
réflexions sur la mort. Mamie était prête à partir depuis des années.
Revenant d’un séjour de plusieurs années à l’étranger, j’étais impatiente
de la voir. Les changements étaient incroyables. Ses cheveux étaient
devenus complètement blancs, elle marchait avec une canne et sa taille
avait encore diminué. Ma mamie était maintenant une vieille, très vieille
femme. Bien qu’elle ait été dans sa quatre-vingt-dixième année, elle restait
toujours la femme incroyable que je connaissais. Elle avait l’esprit clair et
nos conversations purent continuer avec bonheur pendant environ un an.
L’appel téléphonique me parvint un lundi, alors que je vaquais à mes
occupations de directrice de l’agence locale, l’un de mes derniers emplois
dans le secteur bancaire. Elle s’était éteinte la nuit précédente, dans son
sommeil. Le sol s’ouvrit sous mes pieds et je fermai la porte du bureau. La
tête entre les bras sur mon bureau, je sanglotais en signe d’adieu à ma chère
grand-mère bien aimée et pour la perte que j’avais subie. « Oh mamie, oh
mamie, oh mamie », pleurais-je entre mes bras.
Quittant le travail plus tôt, les yeux rougis de larmes et trop triste pour
penser lucidement, je m’arrêtai devant la boîte aux lettres. À demi hébétée,
je repoussai toutes les lettres et factures et me figeai d’étonnement. Parmi
elles, je découvris une carte de ma petite mamie. Elle l’avait postée le
vendredi et était morte naturellement dans son sommeil dans la nuit du
dimanche. Un torrent de larmes de chagrin et de joie jaillit de mes yeux et
je serrai la carte contre mon cœur, en sanglotant et en riant à la fois. J’étais
si reconnaissante d’avoir pu établir une telle relation et d’avoir eu
l’honnêteté de parler de la mort avec elle. Aucun non-dit ne subsistait. Elle
savait que je l’aimais et je savais qu’elle m’aimait, et bien plus encore
quand je lus les merveilleux mots qu’elle avait écrits : « Je t’aime
profondément, ma chérie. Tu es si souvent dans mes pensées. Puisse la
lumière du soleil te suivre chaque jour tout au long de ta vie, Bron. Avec
amour. Mamie. »
J’avais versé bien des larmes en pensant à sa mort avant même son
départ, mais j’en versais aussi après. Cependant, elles étaient accompagnées
d’un sentiment de paix, sachant que nous venions d’affronter ce qui arrive
inévitablement à chacun d’entre nous, avec honnêteté et ouverture. Cette
paix ne me quitte plus depuis. Son visage me sourit dans un cadre à photo
sur mon bureau. Bien qu’elle me manque beaucoup certains jours, je n’ai
aucun doute sur le fait que la sincérité nous a permis d’établir une relation
spéciale et positive qu’elle continue à me modeler de la meilleure façon
possible.
Ce n’était cependant pas facile pour mon cher client Joseph. L’honnêteté
était maintenant trop douloureuse pour lui et sa famille. J’avais pitié de lui
et pouvais ressentir sa douleur et sa frustration. Je ne voulais même pas
imaginer ce que ce cher homme avait expérimenté dans sa vie. Gisèle
continuait d’entrer avec d’énormes repas et d’inciter Joseph à manger. Il lui
souriait gentiment et déclinait chaque fois son offre. D’autres infirmières
venaient le soir, mais j’étais la seule dans la journée. Nous nous
connaissions et il était plus à l’aise avec moi, surtout maintenant qu’il
pouvait s’ouvrir à moi.
Je fus surprise et triste quand j’appris que j’étais remplacée. Son fils
s’était plaint du coût des auxiliaires de vie. J’eus beau lui expliquer que son
père n’en avait plus que pour une semaine ou deux au maximum, il choisit
une autre solution, soutenant que Joseph pouvait vivre encore des années.
Trouver un travailleur au noir qui accepterait de faire le travail pour presque
rien était la solution.
Plaider auprès de Gisèle pour convaincre leur fils était inutile. Leur
décision était prise. Il y avait du travail qui m’attendait ailleurs, ce n’était
pas le problème. Ce qui importait était que Joseph avait enfin été capable de
s’exprimer et se sentait à l’aise avec moi. Son bonheur aurait dû être la
priorité pour la ou les semaines qui lui restaient. Je détestais penser
combien l’alternative allait être impersonnelle, d’autant plus qu’il n’était
plus capable de parler beaucoup à cause de sa faiblesse et de ses difficultés
respiratoires. Je pensais aussi à la nouvelle auxiliaire de vie et aux
difficultés de langage auxquelles ils devraient faire face ensemble.
Mais ce n’était plus de mon ressort, je devais comprendre que ces
événements faisaient aussi partie du parcours de la vie de Joseph et faire
confiance. Comment peut-on savoir ce que l’autre est venu apprendre dans
sa vie ? Ainsi, avec une étreinte et un sourire qui en disaient plus long que
les mots, nous nous fîmes nos adieux. M’arrêtant une dernière fois à la
porte de sa chambre, je le regardai. Nous nous sourîmes sans rien dire, mais
en exprimant beaucoup de choses. Puis je dus partir. En m’éloignant de sa
maison, je savais qu’à partir de ce moment-là, il resterait à regarder par la
fenêtre, perdu dans ses propres pensées, et mes larmes coulèrent. Ce rôle
m’exposait à des gens que je n’aurais jamais rencontrés autrement et
j’aimais beaucoup ce qui était partagé et ce que nous apprenions les uns des
autres, aussi dur que cela puisse être parfois.
La petite-fille de Joseph m’appela une semaine plus tard pour
m’apprendre qu’il était mort la nuit précédente. J’étais heureuse pour lui. Sa
maladie ne lui aurait de toute façon pas permis de mener une vie de qualité.
Tout était pour le mieux. Contemplant tout ce qui venait de se passer, je n’y
vis que des bénédictions. Apprendre par le biais de toutes ces chères
personnes avant qu’elles ne décèdent était un cadeau rare et j’en étais très
reconnaissante. Nous allons tous mourir, mais ce travail me rappelait que
nous sommes tous libres de décider de la manière dont nous voulons vivre
entre temps.
Avoir été témoin de l’angoisse que ressentait Joseph du fait de ne pas
avoir su exprimer ses sentiments, me convainquit de m’engager à être assez
courageuse pour partager les miens en toute circonstance. Les murs de ma
vie privée s’érodaient et je commençais à me demander pourquoi nous
avions tous aussi peur de nous ouvrir et d’être sincères. C’est évidemment
pour éviter la douleur qui pourrait résulter de notre honnêteté. Mais ces
murs que nous érigeons apportent leurs propres souffrances en empêchant
les autres de nous connaître tels que nous sommes vraiment. Voir les larmes
couler sur le visage de cet adorable vieil homme qui avait un tel désir d’être
connu et compris m’avait changée à jamais.
Après le coup de téléphone m’annonçant le décès de Joseph, je partis
m’asseoir dans un parc près de la plage pour m’imprégner de
l’environnement. Des enfants jouaient dans tous les coins et j’observai le
naturel avec lequel ils partageaient leurs sentiments. S’ils aimaient
quelqu’un, ils le disaient. S’ils étaient tristes, ils pleuraient pour évacuer la
tristesse, puis ils retrouvaient la joie. Ils ne savaient pas refouler leurs
émotions. En outre, c’était très rafraîchissant de voir comment ils jouaient
et géraient les choses ensemble.
Nous avons créé une société où les adultes sont maintenant très isolés et
séparés. Travailler ensemble, exprimer ses sentiments et être joyeux
constitue l’état naturel des enfants que je regardais. Bien que je me sente
triste à l’idée que nous avions, nous les adultes, perdu cette capacité de nous
ouvrir complètement, j’avais cependant un espoir. Puisque nous avions
connu nous aussi cet état à différents degrés, peut-être pourrions-nous
réapprendre à le retrouver.
Je pris une ferme décision dans ce parc près de la plage. Je n’allais pas
me laisser submerger par les regrets comme l’avait fait ce cher Joseph. Le
temps était venu de faire preuve de plus de courage et de commencer à
exprimer davantage mes sentiments.
Les murs érigés autour de mon cœur n’avaient plus aucune utilité. Le
processus de démolition pouvait enfin commencer.
Libre de toute culpabilité

La sonnette se déclencha, me tirant d’un sommeil confortable dans ma


nouvelle demeure. Glissant dans mes pantoufles et passant une robe de
chambre, je montais à l’étage pour m’occuper de Jude. Des mots qui
pouvaient ressembler à des grognements pour des oreilles non exercées,
indiquaient qu’il fallait la changer de position car sa jambe lui faisait mal.
Une fois Jude bien installée et souriant à nouveau, j’éteignis sa lampe, lui
souhaitai de bons rêves et partis retrouver le confort d’un beau lit.
Jude et moi avions été mises en relation par le bouche-à-oreille.
Quelqu’un du circuit des compositeurs savait que je travaillais en qualité
d’auxiliaire de vie, nourrie et logée, et lui avait donné mon numéro de
téléphone. Jusque-là, la majorité de mes clients en soins palliatifs avaient
été des personnes âgées ou ayant dépassé la cinquantaine et la plupart se
mouraient de maladies associées au cancer. Jude souffrait de sclérose
latérale amyotrophique et elle n’avait que quarante-quatre ans. Son mari et
sa fille, une adorable fillette de neuf ans aux cheveux bouclés auburn et au
merveilleux sourire, étaient de belles et charmantes personnes, tout comme
Jude.
Juste avant mon arrivée comme auxiliaire de vie, ils avaient fini par se
lasser de toutes ces agences qui ne cessaient de leur envoyer des personnes
différentes. Les besoins de Jude étaient nombreux et très spécifiques ; il
fallait en particulier pourvoir à son bien-être et décoder ses mots, qui
devenaient de plus en plus indistincts au fur et à mesure de la détérioration
de sa parole. C’est pourquoi le désir d’une seule auxiliaire de vie principale
était devenu prioritaire. D’autres venaient me remplacer durant mes jours de
congé et heureusement, j’avais maintenant assez d’expérience pour les
former. Jude n’était plus capable de supporter son poids et nous utilisions
un petit treuil hydraulique pour la porter depuis son fauteuil roulant jusqu’à
son lit. Je voyais ses capacités diminuer de jour en jour et je me réjouissais
d’être arrivée au moment où elle pouvait encore communiquer
raisonnablement bien, ce qui me permit plus tard de traduire les
grognements qui allaient remplacer ses mots.
Jude venait d’un foyer très aisé. Arrivée à l’âge adulte, sa famille avait
fait peser sur elle une pression extrême pour l’inciter à faire un bon mariage
et mener la vie que l’on attendait d’elle. Sa première voiture avait été un
modèle de luxe, dont le prix aurait dépassé une année de salaire pour la
majorité des gens. Elle n’avait jamais mis les pieds dans un grand magasin
ordinaire avant vingt-cinq ans. Elle ne connaissait que les vêtements sur-
mesure. Son éducation y avait veillé.
Cependant, elle avait toujours été une personne créative et très
pragmatique. Tout ce qu’elle voulait était une vie simple, m’avait-elle dit.
Mais ses parents avaient insisté pour qu’elle aille à l’université, lui donnant
à choisir entre des études de sciences économiques ou des études de droit. Il
n’y avait pas d’autres choix, malgré sa brève tentative d’exprimer son désir
d’étudier l’art. Ainsi, sous la pression et les attentes, Jude choisit le droit.
Elle était partie de l’idée qu’un jour ses parents mourraient et qu’elle serait
peut-être capable de mettre ses connaissances au service d’une meilleure
cause, soit les arts, soit un organisme humanitaire. Cependant, les choses ne
se déroulèrent pas ainsi. Son père était mort maintenant et il était probable
qu’elle allait mourir avant sa mère. Quoi qu’il en soit, elle n’était de toute
façon plus capable de travailler.
Son amour pour l’art la poussa à tomber amoureuse d’Edward, lui-même
artiste. Tous deux avaient parlé d’une attraction immédiate qui n’avait pas
diminué depuis toutes ces années. Bien qu’ils se soient sentis intimidés au
début, la force de leur attraction mutuelle leur donna une grande assurance.
En un rien de temps, ils tombèrent amoureux et le monde entier disparut,
tandis que chacun devenait le monde de l’autre. La famille de Jude fut
horrifiée de son choix. Edward était d’une famille de classe inférieure et se
contentait d’une vie simple, se consacrant à son art. C’était en fait un artiste
très renommé. Mais ce n’était pas un « col blanc » et cela ne pourrait jamais
suffire aux parents de Jude.
Elle dut donc faire un triste choix entre ses parents et Edward et elle opta
pour ce dernier. Elle en riait bien sûr. Cela n’avait jamais été une décision.
Elle aimait Edward de tout son cœur et il lui rendait son amour. Jude fut
ainsi complètement bannie de sa famille. Elle gardait encore quelques amis
proches des années passées. Elle s’était retrouvée dans un monde différent,
plus heureux et plus tolérant et elle put profiter des nouvelles amitiés qui
étaient entrées dans sa vie.
Quelques années plus tard, Jude et Edward accueillirent leur première
petite fille, Layla. Jude fit à nouveau tout ce qu’elle pouvait pour se
réconcilier avec ses parents, car elle aurait aimé qu’ils connaissent leur
petite-fille. Le père de Jude finit par admettre ses torts et put profiter d’une
relation d’amour et de qualité avec sa chère petite-fille avant de mourir. Sa
relation avec Jude s’était également améliorée. Bien qu’il se montrât poli
envers Edward, il en voulait encore à cet artiste d’avoir gagné le cœur de sa
fille. Il ne s’agissait donc pas d’un lien étroit. Cependant, grâce à la relation
qu’il avait avec Layla, il leur acheta un manoir à côté du port, à la grande
contrariété de sa mère.
« Tout se passait bien, me dirent-ils, jusqu’au jour où Jude commença à
avoir des gestes maladroits, qui s’accentuèrent au point qu’il n’était plus
possible de nier l’évidence. » Ces histoires étaient racontées à l’unisson par
Jude et Edward et je suspectais que cela aurait été de même si elle n’avait
pas eu à lutter contre la maladie. Ils formaient un couple si uni. Leur amour
était à la fois inspirant et très triste à voir. Ces personnes-là étaient de la
même génération que moi.
S’ensuivirent des heures de conversations profondes et sincères entre
nous tous. Nous abordâmes aussi le sujet lié à l’acceptation de la mort à cet
âge-là. Nous présumons facilement que nous allons vivre pour toujours.
Mais ce n’est pas ainsi que fonctionne la vie. Au milieu des tourments de la
vie, des jeunes décéderont toujours. Comme des fleurs sur le point de
s’épanouir, n’ayant pas encore donné de fruit, ils seront emportés avant
même d’avoir pris conscience de tout leur potentiel. D’autres atteindront la
pleine maturité et disparaîtront au meilleur de leur forme. D’autres encore
ne seront plus de la première jeunesse et dégénéreront lentement au fil des
années.
D’aucuns diront souvent qu’ils sont morts avant l’heure, mais ce n’est
pas exact. Nous nous en allons quand notre heure est venue. Des millions de
gens ne sont pas destinés à vivre longtemps. C’est parce que nous partons
du principe que nous allons vivre pour l’éternité, ou du moins jusqu’à un
âge avancé, que nous ressentons un tel choc et un tel désespoir quand une
personne jeune meurt. Mais c’est en fait un processus naturel de la vie chez
toutes les espèces. Des jeunes meurent, des personnes d’âge moyen meurent
et d’autres ne meurent pas avant un âge avancé. Bien sûr, il est désolant de
voir des jeunes mourir alors qu’ils paraissaient avoir toute la vie devant eux.
Certains de mes amis ont perdu de jeunes enfants et j’ai été témoin de leur
douleur, qui reste encore très vive chez plusieurs d’entre eux. Mais ces
enfants ou jeunes adultes n’étaient pas venus sur Terre pour y vivre
longtemps. Ils sont nés, ont rayonné et ont laissé un souvenir de pureté
associé à tout ce qu’ils ont donné pendant leur bref passage.
Bien que Jude ait vécu en excellente santé jusqu’à la quarantaine, il aurait
été facile, là aussi, de penser qu’il n’était pas juste qu’une femme aussi
agréable soit maintenant en train de mourir, à quarante-quatre ans. Mais
Edward et elle avaient accepté la situation et étaient tous deux très
reconnaissants d’avoir pu se rencontrer et connaître l’amour qu’ils
ressentaient l’un pour l’autre. Ils avaient aussi eu la chance de donner
naissance à Layla. À cet égard, Jude était en paix d’une certaine manière,
sachant qu’elle avait eu l’honneur de guider cette délicieuse petite fille
jusqu’à ses neuf ans. Elle était malgré tout très affligée à la pensée de la
peine que lui causerait la perte de sa maman et triste en pensant qu’elle ne
serait pas là pour la voir devenir une femme. Mais le fait de savoir que sa
fille avait un père adorable qui la soutiendrait sur son chemin l’aidait
beaucoup.
À l’heure dont je parle, Jude avait cependant perdu toute son autonomie
et sa mobilité, mais sa plus grande frustration venait de la perte de la parole.
La chose qui lui faisait le plus peur, m’avait-elle confié un soir, alors que je
la repositionnais dans son lit, était le moment où elle ne serait plus capable
de signifier qu’elle avait mal et qu’il lui faudrait rester allongée en
supportant cette douleur. Je pensai combien la vie pouvait parfois être
difficile et combien nos leçons pouvaient différer d’une personne à une
autre. Quelle horrible façon d’envisager les semaines ou les mois qu’il vous
reste à vivre, en étant conscient, mais incapable de communiquer ; et par-
dessus tout, en restant allongé dans la douleur sans que personne ne réalise
que vous souffrez ou ne sache apaiser cette souffrance. C’est ce qui doit se
passer pour des malades du monde entier, comme, par exemple, ceux qui
ont été victimes d’une attaque ou de problèmes cérébraux. Mon Dieu, quel
supplice ! Cela m’aidait certainement à relativiser et à remettre ma vie en
perspective.
J’entendais la parole de Jude se détériorer un peu plus chaque jour. Elle
était encore assez audible à certains moments. Mais à d’autres, ce n’était
que parce que nous nous connaissions et que je m’appuyais sur mon
intuition que j’étais capable de suivre ce qu’elle disait. Ces jours-là, Jude
avait parfois recours à un logiciel spécial qu’elle possédait. Un laser avait
été installé au milieu d’une paire de lunettes fabriquée spécialement à cet
effet, et venait toucher les lettres sur l’écran de l’ordinateur. Jude s’arrêtait
suffisamment longtemps sur chaque lettre pour qu’elle s’imprime, puis
passait à la suivante. Après deux ou trois lettres inscrites, un choix de mots
apparaissait, etc. Le processus était très lent, mais il lui permettait au moins
de se faire entendre. Je remerciais silencieusement ceux qui lui avaient
donné une telle opportunité en développant ce programme. Le moment où
Jude ne serait même plus capable de bouger la tête pour s’en servir
viendrait bien assez tôt.
Ainsi, dans les bons jours, j’écoutais parler Jude du mieux que je
pouvais. Elle voulait exprimer beaucoup de choses. Portant un jus de fruits
à ses lèvres, j’attendais qu’elle ait pris une petite gorgée qui lui permettait
de continuer. Il y avait un sujet en particulier qui lui tenait à cœur, et sur
lequel elle revenait souvent : « Nous devons avoir assez de courage pour
exprimer nos sentiments », disait-elle. Très juste, pensais-je en considérant
mon propre parcours jusqu’à ce moment-là.
Bien qu’elle ait cessé toute relation avec sa mère en choisissant de vivre
avec Edward, elle était heureuse de savoir qu’elle avait du moins été assez
courageuse pour faire son choix, qu’elle n’avait jamais regretté. Cependant,
elle désirait maintenant partager ses sentiments avec sa mère, celle-ci
n’ayant jamais connu Jude dans son rôle de mère. Tout en sachant qu’une
telle occasion peut ne jamais se présenter, Jude avait écrit à sa mère quelque
temps auparavant. Mais celle-ci s’entêtait dans sa détermination et son
incapacité à pardonner, qui l’empêchaient de venir rendre visite à sa fille
mourante.
« Nous devons apprendre à exprimer nos sentiments maintenant, insista
Jude. Pas quand il est trop tard. Personne ne sait quand il sera trop tard.
Dites aux gens que vous les aimez. Dites-leur que vous les appréciez. S’ils
ne peuvent accepter votre honnêteté ou s’ils réagissent d’une manière autre
que celle que vous attendiez, cela n’a pas d’importance. Ce qui importe,
c’est que vous leur ayez dit. »
Jude ajouta que c’était presque aussi important pour ceux qui se
mouraient que pour ceux qui restaient. Ceux qui sont sur le point de partir
ont besoin de savoir que tout a été dit. Cela leur apporte la paix, disait-elle.
Si ceux qui restent peuvent rassembler leur courage pour exprimer
également leurs sentiments avec sincérité, ils n’auront pas le regret de ne
pas l’avoir fait quand ils partiront à leur tour. Ils n’auront pas non plus à
vivre avec la culpabilité que l’on porte quand une personne que l’on aime
est morte et que les choses n’ont pas été dites.
Jude insistait particulièrement sur ce point parce qu’elle avait perdu une
amie de manière soudaine l’année précédente. Cela l’avait énormément
secouée. Tracey avait été une femme pleine de vie, le boute-en-train de
toutes les réunions. Elle était aimée de tous car elle avait un cœur généreux
et n’émettait aucun jugement sur les autres.
« C’est bien trop facile de se laisser prendre par la vie et de ne pas passer
autant de temps avec les gens que vous aimez, que ce soit la famille ou les
amis. Nous devons vraiment revenir aux relations et à l’honnêteté. Les gens
ne réalisent pas combien c’est important, jusqu’au jour où ils sont eux-
mêmes sur le point de mourir ou doivent vivre avec la culpabilité après la
mort d’un de leurs proches », me dit Jude.
Elle ajouta que la culpabilité n’entrait pas en ligne de compte si nous
avions vraiment fait tout notre possible pour exprimer nos sentiments et
passer du temps avec ceux que nous aimons. « Cependant, nous devons
cesser de croire que ces derniers sont avec nous pour toujours. Tout passe
en un éclair », me rappela-t-elle. Elle était reconnaissante d’avoir eu le
temps de faire ses propres adieux, mais soulignait le fait que tout le monde
n’avait pas toujours la chance d’avoir assez de temps pour exprimer ses
sentiments à la fin. En fait, des millions d’entre nous ne l’avaient pas, car ils
partaient de manière soudaine et inattendue.
Même si le fait d’avoir révélé ses sentiments et l’amour qu’elle portait à
Edward avait détruit sa relation avec sa mère, Jude était heureuse d’avoir eu
le courage d’être honnête. Non seulement cela lui avait permis de connaître
la plénitude de l’amour qu’elle partageait encore avec Edward, mais elle
était en paix, sachant qu’elle était restée fidèle à son propre cœur. Elle avait
également réalisé combien elle avait été jusque-là sous le contrôle de ses
parents, en particulier sous celui de sa mère. « Si une relation repose sur le
contrôle de l’un, disait-elle, comment l’autre pourrait-il établir un lien
vraiment intègre avec cette personne ? » Si c’était le seul moyen de relation
qu’on lui offrait, elle avait décidé qu’elle ferait mieux de s’en passer.
Ayant essayé de rétablir la communication avec sa mère, Jude déclara
qu’elle mourrait sans aucune culpabilité. Elle avait eu le courage de
s’exprimer. Dieu merci, elle avait fait de même avec son amie Tracey. Jude
avait toujours été honnête et bien que le choc de perdre Tracey ait été
énorme, elle ne ressentait, là non plus, aucune culpabilité. Quelques jours
avant la mort de son amie, elles étaient allées déjeuner ensemble.
Lorsqu’elles s’étaient embrassées pour se dire au revoir, Jude lui avait dit
combien elle l’aimait et appréciait leur amitié.
Cependant, il n’en était pas de même pour la plupart des membres de la
famille et des autres amis de Tracey. Celle-ci avait été une personne si
brillante qu’il était difficile d’imaginer qu’elle pouvait un jour ne plus être
là. Elle avait pourtant perdu subitement la vie dans un accident de voiture.
Les ondes de choc et de culpabilité étaient toujours aussi fortes dans le
cercle des amis de Jude, un an après.
« Elle avait changé la vie des gens et ils ne le lui avaient jamais dit. Non
pas que Tracey soit du genre à avoir besoin de confirmation, non. Le
problème réside dans le fait que ces gens doivent ensuite vivre en sachant
qu’ils n’ont pas fait cet effort et j’ai vu cette culpabilité devenir toxique
chez certains, qui ne cessent de ruminer en pensant qu’ils auraient pu faire
les choses différemment. » Je pouvais évidemment le comprendre. « Bien
que Tracey n’ait pas eu besoin de preuve, continua Jude, elle aurait aimé
entendre des encouragements de la part des autres. Elle était si ouverte et si
merveilleuse. Et maintenant elle est partie. »
Je partageais naturellement son avis sur l’importance de partager les
sentiments et l’honnêteté. La vie m’avait assurément déjà enseigné ces
leçons, peut-être plus encore en ces instants où je parlais avec Jude. C’était
une très belle femme, qui avait conservé son élégance naturelle malgré la
perte de son autonomie. Elle bavait parfois et devait porter des vêtements
plus pratiques que stylés. Mais son esprit et quelques vestiges de ce qu’elle
avait été restaient encore présents dans son propre rayonnement. Lui
souriant et approuvant ses idées, je lui fis part de mes pensées. « Oui, on
réprime tant de choses, par orgueil, par apathie ou par peur des représailles
et de l’humiliation ! Mais il faut parfois beaucoup de courage, Jude, et nous
n’avons pas toujours la force de le faire. »
« Oui, il faut du courage, Bronnie, continua Jude. C’est ce que j’essaie de
dire. Il faut du courage pour exprimer ses sentiments, particulièrement si
vous ne vous en sortez pas et avez besoin d’aide ; ou bien si vous n’avez
jamais exprimé sincèrement vos sentiments à quelqu’un que vous aimez et
ne savez pas comment ils seront reçus. Mais plus vous pratiquez le partage
des sentiments, quels qu’ils soient, plus la situation s’améliore. L’orgueil est
une telle perte de temps. Honnêtement, regardez-moi maintenant. Je ne
peux même pas m’essuyer le derrière. Quelle importance ? Nous sommes
tous des humains. Nous avons aussi le droit d’être vulnérables. Cela fait
partie du processus. »
Durant la période qui avait précédé mon arrivée chez Jude et Edward, la
vie avait été particulièrement difficile pour moi. Je décidai d’en raconter
quelques épisodes à Jude, car ils démontraient bien la difficulté que l’on a
parfois à partager ses sentiments.
Le travail palliatif avait ralenti depuis un moment. Cela arrivait souvent
dans ces phases de tout ou rien. Ceci ne m’inquiétait pas, étant donné que je
pouvais alors vaquer à mon travail créatif. Cependant, après presque deux
mois sans travail, les choses commençaient à devenir difficiles et je n’avais
aucun emploi en vue. Tout l’argent que je gagnais était généralement investi
dans mon travail créatif d’une manière ou d’une autre, et je n’avais donc
pas de réserve. Mais ayant survécu à ces situations, cela ne me perturbait
pas outre mesure.
Le gardiennage de maisons particulières était aussi devenu irrégulier.
Parfois, je ne savais pas ce que j’allais faire après. La seule chose que je
connaissais était la date à laquelle les propriétaires étaient censés revenir.
Cependant, la garde d’une autre maison se présentait généralement à la
dernière minute. Durant les moments les plus forts, j’avais apprécié ce
risque et cette excitation jusqu’à un certain point. Il est certain que
l’adrénaline circulait. Il arrivait relativement souvent que quelqu’un
m’appelle, paniqué et me demande de venir garder sa maison, et de
commencer le lendemain, par exemple, parce qu’il venait d’être appelé
ailleurs de manière impromptue. Le soulagement que provoquaient ces
appels déclenchait toujours d’énormes soupirs et des sourires. De telles
occasions sauvaient les deux parties.
Parfois, les clients s’arrangeaient avec d’autres amis du réseau de
gardiennage pour s’assurer de ne pas me rater dès que je serais libre. Ils
planifiaient leurs vacances le jour même où revenaient leurs amis, sachant
que je serai libre. À ces occasions, j’étais parfois embauchée des mois à
l’avance. Je m’en réjouissais naturellement. C’était bien plus facile.
Il y avait cependant des moments où je ne trouvais aucune maison à
garder, ne serait-ce que quelques jours, une semaine, ou deux, entre les
embauches planifiées. Dans ce cas-là, soit je quittais la ville et allais rendre
visite à quelqu’un en profitant de cette pause. Soit, si j’avais un client
spécifique que je ne voulais pas quitter, je squattais temporairement la
chambre ou le lit d’amis. Au début, c’était assez facile. Mais après quelques
années, je commençais à avoir peur de demander, sentant que je ne serais
peut-être pas la bienvenue. Mes amis m’assuraient le contraire. Ils me
soutenaient et me comprenaient assez pour savoir que ce n’était pas pour
toujours. Quand je m’étais installée des années auparavant, ma maison était
toujours remplie de visiteurs, mais pour moi, apprendre à recevoir était bien
plus difficile que de donner.
Être obligée de demander sans arrêt à des amis si je pouvais rester finit
par me rendre complètement désespérée. Même si j’avais déjà travaillé sur
un grand nombre de mes blessures passées, ce qui m’avait permis de
développer de la compassion pour les autres, il me faudrait encore
beaucoup de travail et de souffrance pour transformer les pensées que je
cultivais sur moi-même. Des décennies de comportements négatifs devaient
être démantelées pour changer complètement mon mode de pensée et c’était
un processus lent. De nouvelles graines positives avaient été plantées et, de
bien des façons, se développaient dans ma vie. Mais il me fallait encore
éradiquer toutes les anciennes graines et elles refaisaient parfois surface.
À cette occasion particulière, le travail avait cessé depuis longtemps,
l’argent avait filé et je me sentais à nouveau complètement désespérée.
J’appelai ma meilleure amie pour lui demander si je pouvais rester chez
elle. Mais ayant elle aussi des ennuis, c’était impossible. Cela n’avait rien à
voir avec moi. Il s’agissait d’elle et de sa vie. Mais, à cause de mon mode
de pensée et de mon état d’esprit de cette époque-là, je pris son refus pour
un rejet total et me sentis encore pire de l’avoir mise dans la position d’être
obligée de me dire non. J’appelai avec réticence d’autres amis, mais désolé,
la maison était pleine de visiteurs, un autre était parti, et un troisième avait
besoin d’une totale concentration pour terminer un projet. Je ne pouvais
quitter la ville et rentrer sans devoir emprunter de l’argent, ce qui m’aurait
de toute façon laissée encore plus misérable. Je finis par accepter de dormir
dans ma voiture.
Ce n’était pas un problème quand j’avais la jeep et voyageais sur les
routes. En fait, je n’aurais voulu dormir nulle part ailleurs qu’à l’arrière de
ma vieille voiture, sur le lit confortable que j’y avais installé. Mais c’était
impossible dans mon grain de riz, la voiture était si petite que je ne pouvais
même pas allonger mes jambes quand j’essayais de m’étendre. Elle n’avait
pas non plus de rideaux pour préserver l’intimité et nous étions en plein
hiver. Je ne pouvais penser à quelqu’un à appeler sans me sentir encore plus
mal à l’idée de devoir demander. J’appréhendais un peu de dormir dans les
rues de la ville, à la vue de tous. Cependant, je devais m’y résigner, c’est ce
que doit parfois faire une personne désespérée.
Je fis un tour en voiture avant la tombée de la nuit, pour vérifier les
alentours et choisir un endroit qui semblait relativement convenable et sans
danger. Je devais aussi penser qu’il me faudrait sans doute aller aux
toilettes. Faire peur aux gens en urinant sur leur gazon au milieu de la nuit
n’était pas vraiment le genre de chose que je voulais voir s’ajouter à mes
émotions à ce moment-là.
Les jours sont longs quand vous êtes sans abri et que vous cherchez à
rester invisible. Il faut se lever, partir au lever du soleil et il est impossible
de s’installer quelque part avant que tout le monde soit rentré chez soi.
Entre temps, bien sûr, étant sans domicile, vous ne pouvez pas rentrer chez
vous et attendre. Oui, ce furent de longues journées et les nuits étaient très
inconfortables, douloureusement froides et solitaires.
Un soir, j’entrai dans un café où j’avais entendu de la musique et je
restais le plus tard possible devant une tasse de thé. Je me sentais comme le
vieil homme dans la chanson de Ralph McTell, Streets of London (Les rues
de Londres), qui essaie de faire durer une seule tasse de thé toute la nuit
pour lui permettre de rester à l’intérieur. Quelle ironie, pensai-je, cela avait
été l’une des premières chansons que j’avais appris à jouer à la guitare.
Je me rendais aux toilettes publiques près de la plage au lever du soleil et
attendais leur ouverture. Je me lavais, me brossais les dents et utilisais les
toilettes, supportant pendant tout ce temps les regards renfrognés du
travailleur municipal qui avait ouvert les portes. Je pense qu’il me prenait
pour une campeuse ou une sorte de pique-assiette. Mais rien de ce qu’il
pensait à mon sujet ne pouvait être pire que ce que je pensais déjà de moi-
même. Aussi, cela m’était-il égal. L’un des avantages que j’avais acquis
depuis que je travaillais avec les mourants était que je ne me souciais
vraiment plus de ce que les autres pensaient de moi. Les choses étant ce
qu’elles étaient, j’avais déjà assez à faire avec ma propre tête.
Un autre soir, je me rendis à la distribution gratuite de nourriture
organisée par les Hare Krishna. Quand j’avais de l’argent, je m’étais
toujours montrée généreuse envers eux. Faisant la queue maintenant,
l’ironie de la situation me sautait d’autant plus aux yeux que j’avais souvent
jeté dans leur panier dix ou vingt dollars pour ce même programme, chaque
fois qu’ils cherchaient à recueillir des fonds. J’aimais les Hare Krishna. Ils
étaient végétariens, jouaient une musique joyeuse et nourrissaient ceux qui
avaient faim. Cela me suffisait. Mais voilà qu’à mon tour je devenais la
bénéficiaire de leur générosité et c’était assez humiliant.
Puis, un matin, je m’assis sur un rocher près du port, priant pour avoir de
la force et de l’endurance, et pour qu’un miracle se présente. À ce moment,
un banc de dauphins s’approcha et se mit à jouer en bondissant hors de
l’eau. J’avais considéré la vie de manière si austère jusqu’à ce moment-là
que cette vue me redonna un petit espoir. Je pensai alors à des amis qui
vivaient un peu plus loin et décidai de les appeler et de leur demander s’ils
pouvaient m’héberger. Ils s’étaient toujours montrés charmants. Cependant,
mon sentiment d’indignité et de désespoir m’avait empêchée de demander à
nouveau de l’aide ou même de penser à d’autres amis que je pouvais
appeler. Je n’avais pas eu le courage d’exprimer mes sentiments, alors que
j’aurais pu être totalement honnête et dire à ces belles personnes :
« Regardez, je me sens nulle à chier. Mais puis-je venir et rester quelque
temps chez vous ? »
Avec une détermination plus assurée, je partis me promener autour du
port. Avant même d’avoir eu la possibilité d’appeler mes amis, mon
téléphone sonna. C’était Edward qui me demandait si j’étais libre pour un
poste d’auxiliaire de vie auprès de Jude et si je pouvais commencer
immédiatement. Il y avait aussi un très bel appartement dans la propriété
qui pouvait être mis à ma disposition si j’en avais besoin. Cette nuit-là, je
pus dormir les jambes complètement étendues, sans souffrir de crampes ni
du froid. Un duvet douillet me tint chaud après un bain réconfortant. J’avais
mangé un bon repas avec trois délicieuses personnes et je gagnais à
nouveau de l’argent. Comme la vie peut changer rapidement !
Je pourrais évoquer cette époque et dire que c’était à cause du manque de
travail ou de maison à garder. C’était en fait ce qui se passait sur le plan
physique. Mais c’était aussi une situation que j’avais moi-même générée, à
cause de mon manque d’estime de soi et parce que j’avais entretenu de
vieilles graines qui ne me servaient plus. À l’évidence, de nouvelles graines
avaient aussi été semées, étant donné qu’à d’autres moments, je jouissais
d’une vie abondante et extraordinaire. Toutefois, apprendre à effacer ces
vieilles habitudes dans ma tête prenait du temps et je m’étais rendu la tâche
encore plus pénible en n’ayant pas eu le courage de demander de l’aide.
Quand une autre période d’accalmie dans le gardiennage de maison se fit
sentir, plus tard, la première chose que je fis fut d’appeler les amis auxquels
j’avais pensé le matin où j’avais vu les dauphins. Ils m’accueillirent avec
joie et enthousiasme dans leur chambre d’amis. Je pus à nouveau ouvrir
mon cœur à la bonté. J’avais encore des progrès à faire pour exprimer mes
sentiments, mais je m’en rapprochais.
Je racontai à Jude combien m’ouvrir avait été un tournant de mon
apprentissage, car je m’étais beaucoup renfermée par le passé. J’appréciais
donc son opinion et l’opportunité d’en discuter avec elle honnêtement.
« Nous avons tous besoin de ce rappel à l’ordre, Bronnie. Tout le monde
refoule des choses qui devraient être dites, que ce soit ce que veulent
entendre les gens ou non. Nous devons exprimer nos sentiments afin de
grandir. Chacun en tire bénéfice d’une façon ou d’une autre, même s’il n’en
a pas conscience. Par-dessus tout, c’est l’honnêteté qui compte. »
En souriant, je regardais les bateaux sur le port où la pleine lune se
reflétait joliment dans l’eau. C’était un magnifique coucher de soleil. Jude
revint sur le sujet de la culpabilité en disant que nous avions le choix de ne
pas en générer en exprimant nos sentiments dès qu’ils font surface. Il n’est
alors jamais trop tard, particulièrement si quelqu’un que nous aimons meurt
subitement. Cela nous permet aussi de nous affranchir des contraintes et de
redevenir comme les enfants que nous avons un jour été. Nous ne devrions
jamais nous sentir coupables d’exprimer nos sentiments et nous ne devrions
jamais pousser les gens à se sentir coupables s’ils ont trouvé le courage de
le faire.
Cela faisait deux mois que j’étais auprès de Jude, quand sa
dégénérescence s’aggrava au point qu’elle dut être admise à l’hôpital, dans
un service de soins palliatifs. Le travail ne manquait pas à l’agence et un
gardiennage de maison d’une durée assez longue m’avait été proposé. Je
passai rendre visite à Jude à l’hôpital et fus heureuse d’y rencontrer Edward
et Layla ce même jour. De l’autre côté du lit, était assise une femme que je
n’avais jamais vue, mais il ne me fallut pas longtemps avant de voir la
ressemblance entre Jude et sa mère.
Edward avait pris lui-même l’initiative d’envoyer la lettre de Jude à sa
mère, avant que son épouse adorée ne décède. Elle n’était alors plus capable
de parler, mais tout avait été dit dans cette lettre. Elle avait écrit à sa mère
qu’elle l’avait aimée et l’aimait encore. Elle avait fait la liste de souvenirs
heureux qui lui étaient très chers et des choses positives qu’elle avait
apprises de sa mère. La lettre ne contenait rien de négatif, étant donné que
Jude détestait la culpabilité et voulait que sa mère sache qu’elle l’aimait,
malgré leur relation désastreuse. La mère de Jude était arrivée sans prévenir
quelques jours plus tard et était revenue tous les jours depuis, pour tenir la
main de sa fille et veiller sur elle tandis que sa vie touchait à sa fin.
Embrassant Jude sur la joue après lui avoir parlé un moment, je lui fis
mes adieux et la remerciai pour tout. « On se reverra là-bas quand mon
heure viendra, Jude », dis-je en souriant à travers mes larmes. Elle me
rendit un grognement et ses yeux sourirent, même si sa bouche ne pouvait
suivre.
Edward et Leyla m’accompagnèrent jusqu’à mon grain de riz, chacun me
tenant la main. Nous étions tous en pleurs. Mais l’amour s’exprimait si
ouvertement que les larmes n’avaient aucune importance. Il me dit que la
mère de Jude avait beaucoup parlé avec sa fille et que des larmes avaient
coulé sur les joues de Jude, particulièrement quand elle l’avait entendu dire
qu’elle l’aimait. Sa mère s’était excusée d’avoir été si dogmatique. Elle
admit avoir été secrètement jalouse de sa fille et du courage qu’elle avait eu
de passer outre les opinions de la société, quelque chose qui l’avait privée
du vrai bonheur.
Après avoir serré Edward et Layla dans mes bras pour leur dire au revoir,
je leur souhaitai bonne chance pour l’avenir. Je pensais à la belle Jude
allongée, sa mère assise à côté d’elle, et combien la force de l’amour était
vraiment puissante. J’avais le cœur lourd, mais joyeux en même temps.
Un mail d’Edward arriva deux ans plus tard et me causa une merveilleuse
surprise. Layla et sa grand-mère avaient passé des mois merveilleux à
apprendre à se connaître avant que la vieille femme ne décède à son tour. Il
me disait que sa fille avait changé et qu’elle lui rappelait parfois sa belle
Jude. Après avoir vendu la propriété, Edward et Layla avaient décidé de
quitter la ville et d’aller vivre dans les montagnes, plus près de son père, là
où l’air était plus pur. Il avait rencontré une autre femme un an auparavant
et Layla allait bientôt avoir une petite sœur.
Je leur envoyais tous mes vœux de bonheur dans ma réponse. Je fus
également heureuse d’avoir pu partager avec lui certaines choses dont je me
souvenais concernant Jude : son sourire, sa patience face à la maladie, son
acceptation et sa détermination à se faire comprendre. La culpabilité est
nocive. Exprimer nos sentiments est nécessaire pour avoir une vie heureuse.
Je me revois encore assise près de son lit tandis que la pleine lune brillait
sur l’eau et je me souviens d’une Jude déterminée à se faire entendre tant
que sa voix le lui permettrait.
Elle avait fait valoir son point de vue et je connais maintenant la joie
d’exprimer mes sentiments, avec la même honnêteté que celle dont avaient
fait preuve les dauphins quand ils avaient montré leur joie en bondissant
hors de l’eau.
Un bien pour un mal

Quelques missions temporaires dans des maisons de retraite m’avaient


amenée à travailler avec des clients souffrant d’Alzheimer. Mais Nancy fut
ma première cliente à domicile qui souffrait de cette maladie. Elle avait été
une femme douce, était mère de trois enfants et grand-mère de dix petits-
enfants. Son mari était encore en vie, mais entrait rarement dans sa
chambre. En fait, il aurait été facile d’oublier qu’il vivait dans cette maison.
Les trois sœurs et deux frères de Nancy venaient lui rendre visite un jour
sur deux, ainsi que quelques-unes de ses anciennes amies. Je remarquais
cependant que leurs visites s’espaçaient au fil du temps. M’occuper de
Nancy s’avéra difficile et épuisant. Elle était agitée et très difficile à
régenter, ne voulant jamais rester plus d’une minute à un endroit et très
angoissée la plupart du temps. Les moments de paix étaient extrêmement
rares pour elle et, par conséquent, pour moi aussi.
Finalement, son angoisse devint si inquiétante, particulièrement pour sa
famille, que l’on augmenta le dosage de ses médicaments. Nancy dormait
alors une partie de la journée. Quand elle était alerte, ses mots et ses phrases
n’avaient aucun sens, comme cela arrive souvent chez les malades atteints
d’Alzheimer. Les fragments de certains mots se mélangeaient à ceux
d’autres mots. Vous pouviez parfois reconnaître un dialecte, mais rien de
structuré, de formel ni de cohérent. Malgré tout, je traitais Nancy avec
amour et gentillesse, comme je le faisais avec tous mes clients, et bavardais
avec elle, tout en vaquant à mon travail. Il lui arrivait parfois de prendre
conscience que j’étais dans la chambre, alors qu’à d’autres moments, elle
était à des milliers de kilomètres de là et j’aurais pu avoir dix têtes sans
qu’elle le remarque.
Occasionnellement, je lui donnais moi-même une douche le matin, mais
c’était normalement le rôle de l’auxiliaire de nuit. Cette tâche retombait sur
moi quand la nuit avait été particulièrement agitée et que Nancy dormait
encore à mon arrivée, ce qui ne me posait aucun problème. Le plus souvent
cependant, elle était sous la douche quand je prenais mon service vers huit
heures. Nancy me souriait parfois, assise sur la chaise de la douche, tandis
que l’auxiliaire de nuit la lavait. L’une d’entre elles avait cependant des
méthodes de soin très différentes des nôtres et s’entêtait à dire que c’était
ainsi que l’on procédait, là d’où elle venait. Le premier incident eut lieu un
matin d’hiver très froid. Arrivée dans la chambre de Nancy, je la trouvai
nue sur le lit, tremblant de froid et totalement exposée. Elle venait d’être
douchée et ses intestins avaient lâché, laissant une énorme pile
d’excréments sous la chaise de la douche. Ce fait n’avait rien d’inhabituel.
Cela arrivait souvent aux clients quand ils s’asseyaient sur la chaise et
pensaient que c’était le siège des toilettes, car cette même chaise était
parfois placée sur les toilettes quand les clients avaient besoin d’être
surélevés. Il n’était donc pas surprenant que de tels incidents arrivent
parfois dans la douche.
Nancy était une femme modeste, originaire d’une famille modeste. C’est
pourquoi se retrouver allongée nue, sans aucune couverture sur elle, devait
être assez traumatisant pour elle, sans compter qu’elle grelottait de froid et
ressemblait à une petite fille fragile. Dès que je pénétrai dans sa chambre et
que je la vis dans cette position, je finis de la sécher et la recouvris d’une
couverture chaude le plus vite possible. Je trouvai l’autre auxiliaire dans la
salle de bain, en train de réparer les dégâts. Je ne pus m’empêcher de faire
des commentaires, tout en restant diplomate, lui disant que j’aurais pu
nettoyer plus tard. La priorité devait être le bien-être du client avant la
propreté du sol de la salle de bain. La seule réponse de cette femme fut un
haussement d’épaules.
L’incident suivant se produisit avec la même auxiliaire de vie, au moment
de la relève, quelques semaines plus tard. Généralement, je n’aime pas
porter de montre et évite de dépendre d’une pendule si je le peux. Mais si je
dois travailler en fonction d’un horaire strictement régulier, plutôt que
développer du stress en étant obligée de me précipiter, j’ai tendance à
m’accorder un peu de temps supplémentaire pour me rendre sur les lieux.
Ceci me permet de mieux profiter du trajet, qu’il soit long ou court, et
d’être plus présente le long du chemin. Ce matin-là, le trafic était
particulièrement fluide et j’arrivai plus tôt que prévu.
Après l’incident précédent, l’auxiliaire de nuit avait pris l’habitude de
laver Nancy plus tôt. Je ne voyais donc pas comment elle procédait. Nous
nous entendions en fait assez bien. Nous avions toujours été en bons termes,
étant donné que nous avions partagé quelques clients et que nous nous
étions souvent rencontrées au cours des années précédentes, lors des
changements d’équipe. Cependant, j’avais pu constater son absence
d’empathie vis-à-vis de Nancy et d’autres clients. J’avais beaucoup de mal
à la considérer encore comme une auxiliaire professionnelle. Ce sentiment
s’accrut à nouveau le jour où j’entrai dans la salle de bain pour dire bonjour
et trouvai la chère petite Nancy assise sur la chaise de douche, tremblante
de froid, toute grelottante et claquant des dents.
Je lui demandai ce qui se passait, et elle m’expliqua que c’était ainsi
qu’on donnait la douche aux gens, là d’où elle venait. Elle commençait par
une douche d’eau glacée sur le corps pendant deux minutes, suivie d’une
douche d’eau chaude et agréable pendant deux autres minutes, puis répétait
une fois encore le même processus, en terminant toujours par de l’eau
froide. Cela stimule la circulation, expliqua-t-elle, ce qui pouvait être
plausible. Je n’en savais rien et je m’en fichais, même si j’admettais que
nager dans l’eau froide m’avait toujours revigorée.
Le problème était que nous étions en plein hiver. Le vent hurlait dehors,
les fenêtres tremblaient et, même à l’intérieur, plusieurs couches de
vêtements étaient nécessaires. Cette petite femme était si malade qu’elle se
mourait. Elle n’avait pas besoin de remontant pour aller courir autour du
pâté de maisons. Nancy était trop frêle pour faire quoi que ce soit et n’avait
besoin que de chaleur et de confort. Notre tâche consistait à veiller à son
bien-être, c’est-à-dire à lui procurer ce confort, ne pas la laisser assise sur
une chaise de douche complètement terrifiée, ayant si froid qu’elle en
claquait des dents. À mon avis, la pauvre chérie avait simplement besoin
d’être à l’aise et de se faire dorloter avec amour.
Bien que je n’aie jamais vraiment eu recours à la force, je peux faire
appel à elle quand il le faut. Ce qui déclenche cette énergie est l’injustice ou
la cruauté. Je parlai gentiment mais franchement avec l’autre auxiliaire, qui
reçut mon message et accepta de n’utiliser que de l’eau chaude pour les
douches suivantes.
Les jours continuaient à passer avec leur train-train habituel. Cette
auxiliaire de nuit particulière allait prendre des vacances et ne reviendrait
pas avant longtemps. Sa remplaçante, Linda, était une femme que j’avais
souvent rencontrée en passant. C’était toujours rafraîchissant de prendre la
relève derrière elle, parce que bavarder avec elle était agréable et que son
éthique de travail était de grande qualité. Soulagée pour ma cliente,
j’envoyais une prière de remerciement.
Nancy continuait à parler de manière aussi incohérente que d’habitude.
Même quand elle n’était pas au lit, elle était nerveuse et agitée la plupart du
temps. Cependant, avec l’augmentation de ses médicaments, ces moments
ne duraient pas longtemps. Les rambardes de son lit étaient censées rester
levées la plupart du temps. Mais si les choses se passaient calmement, je les
rabaissais pour supprimer la barrière entre nous. Parfois, Nancy réagissait
bien à certains petits soins, comme par exemple lorsque je lui passais de la
crème sur les jambes ou d’autres choses de ce genre. Mais même durant les
moments les plus paisibles, quand Nancy parlait, c’était toujours dans un
langage que seuls les malades d’Alzheimer pouvaient comprendre. Il n’y
avait aucune clarté ni structure, juste des syllabes marmonnées sans aucune
suite. Elle parlait déjà ainsi plusieurs mois avant notre rencontre.
Un jour, après l’avoir aidé à aller aux toilettes, elle revint vers son lit en
traînant les pieds et en me tenant la main. Un tube quelconque que je tenais
dans l’autre main glissa sur le sol et je ris en me baissant pour le ramasser.
Je traitais toujours Nancy comme tous mes autres clients, même si elle était
à des kilomètres du lieu où nous nous trouvions. Je me relevais en
continuant à lui parler et à rire. Tout d’un coup, d’une manière très claire,
elle me regarda droit dans les yeux et me dit : « Je pense que vous êtes
adorable. »
Mon visage se fendit d’un large sourire et nous restâmes debout à nous
sourire pendant une autre minute. Je regardais une femme totalement saine
et présente. À ce moment-là, elle savait parfaitement ce qui se passait. Je
répondis donc sincèrement : « Je pense que vous l’êtes aussi, Nancy. » Son
sourire s’élargit ; nous nous enlaçâmes et nous sourîmes à nouveau. C’était
merveilleux.
Son équilibre n’étant cependant pas très assuré, nous continuâmes à
marcher à pas lents vers le lit en nous tenant la main. Comme je l’asseyais
sur le côté et me baissais pour soulever ses jambes, Nancy me sortit une
phrase embrouillée dans le langage Alzheimer, l’une de celles qui n’ont
aucune chance d’être comprises. Elle était à nouveau partie, mais elle avait
été avec moi pendant un bref instant, avec toute sa lucidité.
Personne ne me convaincra du contraire. Les malades d’Alzheimer ne
savent sans doute pas ce qui se passe la plupart du temps, mais ce n’est pas
parce qu’ils ne peuvent pas exprimer leurs pensées clairement et qu’ils ont
souvent l’esprit embrouillé qu’ils n’intègrent pas des bribes de ce qui se
déroule. En avoir été témoin a complètement changé ma perspective de
cette maladie et d’autres.
Quelques semaines plus tard, je racontai cet incident à Linda, l’autre
auxiliaire de vie, qui convint qu’il s’était passé là quelque chose
d’exceptionnel. Quelques jours plus tard, elle fit à son tour l’expérience
d’un moment de lucidité chez Nancy, sans doute pas aussi tendre. Une
partie de sa tâche nocturne consistait à tourner le corps de Nancy toutes les
quatre heures pour éviter la formation d’escarres. Celle-ci était souvent
plongée dans un profond sommeil, mais, selon la prescription du médecin,
cela devait être fait. Cette nuit particulière, Linda était venue déplacer
Nancy vers quatre heures du matin. Nancy lui avait alors dit très clairement
et fermement : « Ne vous avisez pas de me bouger. »
« Pas de problème, Nancy, avait-elle répliqué, prise de cours. Faites de
bons rêves. » Linda était stupéfaite mais retourna dormir.
La famille venait une demi-heure chaque jour, ce qui me laissait un peu
de temps libre. Les journées de travail étaient longues et épuisantes, et je
me réjouissais de cette pause. La maison de Nancy se trouvait dans un
quartier près de la plage et je dévalais la colline pour m’asseoir sur une
plateforme rocheuse face à la mer. Les rochers étaient partiellement
recouverts de bernacles et de flaques d’eau de mer, mais il y avait beaucoup
d’endroits où poser les pieds, ce qui me permettait d’accéder au bord de la
plate-forme sans danger. Respirant l’air iodé, je prenais plaisir à la brise
fraîche et à l’immensité de l’océan. Parfois une autre personne venait
s’asseoir sur les rochers, loin devant moi. Elle jouait du saxophone. C’était
magique de pouvoir observer et entendre des notes si parfaites flotter dans
l’air, au rythme de l’océan. Je restais là, envoûtée, en absorbant chaque
minute avant de remonter la colline à contrecœur. Immanquablement, la
musique me donnait du courage jusqu’à la relève suivante.
Naturellement, je racontais cela à Nancy, même si elle était absente,
perdue dans une autre galaxie. Cela m’était égal. Mon but était d’essayer de
stimuler un peu son monde autant que je le pouvais, en y rapportant des
conversations du monde extérieur. L’univers tout entier de Nancy ne se
limitait plus qu’à sa chambre, à sa salle de bain et à son salon.
Pendant deux mois, je lui parlais de l’homme au saxophone, sans réaction
ni aucun signe d’intérêt de sa part. Puis un jour, que je revenais toute
exaltée et que j’essayais de décrire l’air qu’il avait joué ce jour-là (si l’on
peut vraiment décrire la musique avec des mots), Nancy me regarda dans
les yeux et sourit. Tandis que je triais des vêtements à laver quelques
minutes plus tard, elle commença à fredonner un air. C’était généralement
le moment où elle était le plus agitée, mais ce jour-là, elle fredonna pendant
un long moment. Toutefois, elle s’arrêta aussi vite qu’elle avait commencé
et repartit à nouveau dans son monde en murmurant des syllabes
incompréhensibles.
Ces instants de lucidité me rendirent reconnaissante d’avoir persisté à
parler à Nancy tout ce temps, sans me préoccuper de ne pas recevoir les
réponses que j’aurais aimé entendre. Mais ce n’est pas parce que quelqu’un
ne répond pas de la manière que vous souhaiteriez qu’il le fasse que vous
devez regretter les efforts que vous avez fournis pour vous exprimer.
La réaction des autres leur appartient, tout comme nos propres réactions
ne relèvent pas de la responsabilité de quelqu’un d’autre. Au fur et à mesure
que mes murs s’effritaient, une brique après l’autre, je voyais grandir mon
besoin de m’exprimer. Exprimer ce que je suis était devenu la chose la plus
importante. Cependant, d’un autre côté, ce n’était plus si important que
cela, étant donné que je m’occupais de moins en moins du regard des
autres. Finalement, je suppose qu’il s’agissait surtout du regard que je
posais sur moi. Je voulais être courageuse et sincère quoi qu’il arrive.
Apprendre à m’ouvrir me permettait aussi de me sentir bien, très bien en
fait.
Je savais cependant que le fait de changer positivement à différents
niveaux ne signifiait pas pour autant que mon entourage allait suivre. De
nouvelles habitudes de comportement étaient créées, me libérant lentement
de mon passé et commençant à me rendre mon pouvoir. Ce n’était pas
toujours bien perçu par les autres, mais je devais être celle que j’étais à ce
moment-là et non ce que les gens attendaient de moi. Une nouvelle
personne était née en moi, et elle voulait sortir pour partager sa nouvelle
personnalité.
L’une de mes amies en particulier en avait ressenti un grand déséquilibre
et ce, pendant plusieurs années. À l’évidence, c’était une question de limites
pour moi, une leçon que j’apprenais. À la suite de tous les changements qui
se manifestaient en moi, y compris la satisfaction de m’exprimer avec
honnêteté, il arriva un moment où il me fallut finalement dire ce que je
ressentais. Ainsi, avec sincérité, j’expliquai mes pensées en espérant
qu’elles soient comprises. Ce n’était pas une attaque dirigée contre cette
amie, je voulais juste partager mes sentiments sur le fait qu’à chaque fois,
elle me laissait faire tous les efforts pour organiser nos rencontres, avec le
déséquilibre qui s’ensuivait.
Nous étions amies depuis longtemps et je pensais que la sincérité ne
pouvait pas être un obstacle. Sa réaction, toutefois, ne fit que me démontrer
que notre relation ne s’appuyait que sur le passé et les habitudes qui avaient
continué à nous réunir récemment. Mon amie m’adressa des paroles
cinglantes avec une colère que je ne soupçonnais pas d’elle. C’étaient la
peur et la douleur qui les avaient déclenchées. Je le comprenais, mais le
degré de rage qui m’assaillait me submergea. Je pris conscience que je ne
connaissais pas vraiment cette personne. Il y avait une méchanceté en elle
dont je ne m’étais jamais aperçue ou que je n’avais jamais suspectée. Ainsi,
quand elle coupa tous les liens avec moi, j’acceptai sa décision avec une
obligeance tranquille. Il était temps de passer à autre chose.
Quoi qu’il en soit, je continuais à considérer notre amitié comme un beau
cadeau que j’avais reçu pendant toutes les années où elle avait existé, et
encore maintenant. En fin de compte, seuls demeurent les bons souvenirs,
mais renoncer à cette amitié n’était pas vraiment douloureux, étant donné
que je ne voyais pas la nécessité d’avoir une relation qui ne laissait pas de
place à la sincérité ni à l’équilibre. Personne n’est parfait, moi y compris.
Consciemment ou non, j’avais également contribué à la rupture de cette
amitié. Cependant, une relation, quelle qu’elle soit, dans laquelle vous ne
vous exprimez pas, dans le seul but de sauvegarder la paix, est une relation
régentée par une seule personne et qui ne sera jamais équilibrée ni saine. À
l’opposé, la sincérité donna naissance à une amitié différente deux ans plus
tard. Ma vie était en pleine évolution. Ainsi, il m’arrivait d’appeler et
d’essuyer un refus d’une amie qui me connaissait bien, mais qui était
rarement disponible jusqu’au jour où elle avait à nouveau besoin de moi. La
situation atteignit un jour son paroxysme et, lassée, je lui expliquai très
honnêtement que j’avais besoin de son aide pendant quelque temps. Cette
sincérité nous rapprocha encore plus et donna lieu à une merveilleuse
conversation. Elle partagea aussi beaucoup de choses avec moi et notre
amitié bénéficia d’un respect mutuel et d’une maturité émotionnelle. Elle
n’était pas finalement le genre de personne sur qui l’on pouvait totalement
compter ; nous en convînmes toutes les deux et l’acceptâmes.
Je finis alors par m’appuyer davantage sur moi-même, et par me fier à
des amis de longue date. Tandis que mon besoin d’amitié diminuait, mon
amie devait aussi s’ajuster à l’idée que je ne sois pas toujours disponible
pour elle. Je n’avais pas toujours la force de l’être et ne ressentais plus le
besoin de jouer ce rôle. Le fait d’accepter la fragilité de chacune d’entre
nous et d’avoir le courage d’être honnête l’une envers l’autre nous permit
de nous rapprocher encore plus, à de nombreux autres niveaux. À l’heure
actuelle, notre amitié ne subit aucune pression, ni d’un côté ni de l’autre.
Elle est mature, très sincère et toujours amusante.
Nous ne nous voyons pas autant qu’auparavant et nos vies ne sont plus
aussi mêlées qu’elles l’ont été pendant longtemps. Toutes les relations se
transforment, même l’amitié. Malgré tout ce qui s’est passé, nous sommes
maintenant des amies plus proches que jamais. Quand nous arrivons à nous
voir, nous savourons toutes deux le cadeau du moment et la compréhension
que nous avons la chance de recevoir.
Ainsi, bien qu’exprimer ses sentiments ait un prix, comme l’a démontré
l’histoire de la première amie, je sais que toutes les relations qui me restent
dans ma vie s’appuient maintenant sur une sincérité mature, d’une qualité
authentique. Exprimer qui je suis est l’une de mes forces motrices centrale
ces jours-ci. Être honnête et m’ouvrir devient de plus en plus facile. Il m’a
fallu beaucoup de temps pour accéder à ce niveau, mais c’est extrêmement
libérateur. Cela me permet aussi de reconnaître le combat que mènent les
autres pour y arriver. Quand je regarde les récompenses qui découlent d’une
expression sincère, je ne peux qu’espérer qu’un jour, les autres atteindront
aussi cet état à l’intérieur d’eux-mêmes.
La brève réponse que m’avait faite Nancy, dans le langage embrouillé qui
était le sien, fut l’un des moments les plus merveilleux pour moi. Si je ne
m’étais pas exprimée au départ, sans me soucier d’attendre ou non une
réponse, je n’aurais jamais reçu une telle récompense à ce moment-là.
Supposer que les autres savent ce que vous ressentez ou qu’ils seront
toujours là est un grand risque à courir, étant donné qu’ils peuvent mourir
dans l’heure qui suit. Il en est de même pour nous tous. Considérer les gens
comme faisant partie du décor est un grand prix à payer. Les jours ne seront
pas toujours des jours heureux. Nous grandissons tous et passons tous par
des périodes difficiles, mais il y a aussi de merveilleuses pensées à partager.
C’est pourquoi il est impératif de partager vos sentiments honnêtement et
d’écouter les autres. C’est bien trop facile de vous laisser prendre dans votre
petit monde personnel et d’oublier.
Une chanson écrite par un compositeur et joueur australien très connu et
apprécié, Mick Thomas, transmet parfaitement le fait de considérer les gens
comme quelque chose d’acquis. Elle raconte qu’un homme peut se laisser
happer par la vie à tel point qu’il ne remarquera même pas que sa femme a
changé la couleur de ses cheveux ou d’autres attributs. Le message
principal et le thème de cette chanson sont : « Il a oublié qu’elle était
belle. »
Bien que la chanson évoque un homme qui considère sa femme comme
faisant partie du décor, elle peut s’appliquer à chacun de nous. Les femmes
aussi considèrent leur mari comme une présence acquise, et ne voient plus
sa beauté intérieure ou extérieure. Elles non plus ne reconnaissent pas
toujours qu’un homme montre son amour d’une manière différente, par
exemple en faisant des choses pour elle. Les enfants tiennent leurs parents
pour acquis. Les parents tiennent aussi parfois leurs enfants pour acquis.
Les amis, cousins, frères, sœurs, collègues, grands-parents et membres de la
communauté sont tous considérés comme faisant partie du décor.
Il est facile de se polariser sur ce que nous n’aimons pas chez une
personne et qui n’est en réalité qu’un reflet partiel de nous-mêmes. Mais
nous ne parlons pas assez souvent des choses que nous aimons chez les
autres. Oui, il faut parfois du courage pour parler honnêtement et nous ne
pouvons contrôler la réaction de ceux avec qui nous partageons cette
ouverture. Nous devons aussi être réceptifs à leurs besoins.
Je trouve que quoi qu’il en soit, l’honnêteté est récompensée, même si ce
n’est pas toujours de la manière dont nous l’espérions. Cela peut se traduire
par un renforcement du respect de soi, une absence de culpabilité à la mort
d’un proche, une relation plus enrichissante, l’abandon d’une relation
malsaine, ou sous des formes multiples et insoupçonnées. Le point essentiel
à retenir, c’est que, en ayant le courage d’exprimer vos sentiments, vous
vous faites des cadeaux à vous-même et en faites aux autres. Plus vous
différerez ce moment, plus vous aurez à porter de choses qui doivent être
dites.
Nancy ne prononça plus jamais de paroles claires, mais cela n’avait pas
d’importance. La bénédiction que j’avais reçue ce jour-là était une
récompense amplement suffisante. Son petit-fils fut aussi témoin d’un
instant de lucidité un après-midi, au moment où il lui chantait une chanson.
Nancy n’avait pas parlé, mais avait regardé son petit-fils dans les yeux et lui
avait souri avec amour – pas à la façon Alzheimer, mais comme une grand-
mère souriant fièrement à son petit-fils, en paix avec le moyen qu’il avait
choisi ce jour-là pour s’exprimer à travers le chant.
Nous ne pouvons savoir quels cadeaux se présenteront à nous avant
qu’ils n’arrivent, mais une chose est certaine : le courage et la sincérité sont
toujours récompensés.
Regret no 4

Je regrette
de ne pas être resté en contact
avec mes amis

Des postes dans des maisons de retraite m’étaient occasionnellement


proposés, entre mes missions à domicile chez des clients réguliers. Ce
n’était pas très fréquent, ce dont j’étais reconnaissante, car je trouvais ces
endroits absolument horribles. Les clients dont il fallait s’occuper dans ces
situations-là n’étaient pas toujours des malades en phase terminale. C’était
simplement des personnes qui avaient besoin d’une aide quelconque. On
faisait davantage appel à moi pour servir d’extra dans une équipe déjà en
place, que pour prendre soin d’un client particulier.
Si vous voulez occulter la situation liée à l’état de notre société, évitez les
maisons de retraite. Si vous vous sentez assez fort pour regarder
honnêtement la vie, passez du temps dans l’une d’elles. Il y a énormément
de personnes seules dans ces endroits, énormément. Nous pourrions tous un
jour y finir nos jours.
Être en contact avec le personnel à ces occasions-là était à la fois
dévastateur et inspirant. Certains des membres que j’avais brièvement
côtoyés au fil des années étaient de belles personnes au grand cœur, qui
travaillaient manifestement dans un domaine qui leur convenait. Leur esprit
était brillant, leur cœur bienveillant. Heureusement pour ces gens.
Cependant, la plupart des maisons de retraite travaillaient avec des effectifs
réduits et ces gens-là étaient constamment obligés de déverser leur bonne
humeur autour d’eux.
À l’opposé, se trouvaient ceux qui s’étaient soit lassés et découragés de
ce travail, soit n’y avaient jamais mis d’enthousiasme. L’empathie fait des
merveilles dans la vie ; elle faisait pourtant cruellement défaut dans l’équipe
où l’on m’avait nommée, le soir où je rencontrais Doris.
Les résidents se rendaient dans la salle à manger commune en traînant les
pieds ou en s’aidant de leur canne ou de leur déambulateur. Ils avaient des
moyens relativement décents, étant donné que c’était une maison de retraite
privée et soi-disant « luxueuse ». Le décor était très beau, les jardins bien
entretenus, les zones communes propres. Mais les repas étaient horribles.
Les aliments étaient précuits à l’extérieur, puis réchauffés au four à micro-
ondes, et n’avaient plus aucune saveur ni arôme alléchants. Rien n’était
frais ou nutritif dans la nourriture que je voyais là-bas. Les résidents
passaient leurs commandes à la fin de la semaine et recevaient
généralement un plat indéterminé que leur glissait le personnel, sans un
bonjour ni le moindre geste de gentillesse.
Rencontrant enfin un visage bienveillant, ils me touchèrent la main pour
me garder à leur table et parler avec moi. Il s’agissait de personnes
régulières à l’esprit clair et qui aimaient les relations sociales. Leurs corps
vieillissaient et s’affaiblissaient, mais sans plus. Une ou deux années plus
tôt, ces mêmes personnes charmantes et agréables vivaient encore chez
elles, complètement indépendantes. Quand je revins à la cuisine pour
chercher un autre plateau, je fus accueillie par les regards renfrognés de
certains membres du personnel. Je n’avais fait que bavarder et rire un court
instant avec quelques résidents et cela avait provoqué la désapprobation. Je
les ignorai.
Rapportant une assiette d’agneau, je dis à la personne chargée des plats
d’un ton amical : « Bernie a commandé du poulet, pas de l’agneau. »
Elle rit à moitié en répondant :
— Il se contentera de ce qu’on lui a donné.
— Allez, dis-je nullement intimidée par ce non-sens. Nous pouvons
certainement lui donner une assiette de poulet.
— Il aura de l’agneau ou il crèvera de faim, répondit-elle sèchement. Je
la regardai avec compassion pour son manque évident de bonheur, mais
sans respect pour son comportement dans le rôle qu’elle jouait.
Une adorable employée de l’équipe se rallia à moi quand je revins avec
l’assiette d’agneau pour Bernie. « Ne vous en faites pas pour elle, Bronnie.
Elle est toujours comme ça », dit Rebecca.
Je souris, heureuse de rencontrer un cœur sincère. « Je ne m’en fais pas
du tout pour elle, mais plutôt pour les résidents dont je m’occupe et qui
doivent endurer ce traitement jour après jour. »
Rebecca acquiesça. « Cela me gênait beaucoup au début. Mais
maintenant je fais juste ce que je peux pour les traiter le plus gentiment
possible, en fonction de mes limites. »
« C’est bien de votre part », répondis-je en souriant.
Elle me tapota le dos et partit dans une autre direction. « Il y en a
certaines parmi nous qui ne sont pas indifférentes ; pas assez, mais il y en
a. »
Une fois les repas servis et plus ou moins avalés et après avoir nettoyé la
cuisine, certains membres du personnel sortirent pour fumer. Quelques-uns
d’entre nous restèrent à l’intérieur et bavardèrent avec les résidents qui
partaient. Une douzaine de personnes se rassemblèrent pour partager des
rires avec nous et ce fut très jovial. Leur esprit fin et joyeux me surprenait
et je m’émerveillais de l’élasticité de ces gens qui s’étaient si bien adaptés à
leurs nouvelles conditions.
Chaque résident avait sa propre chambre avec sa salle de bain. Au cours
de la ronde que j’effectuais le soir pour les aider à s’habiller et à aller au lit,
je pouvais voir que chacune des pièces révélait un peu de la personnalité de
son occupant. Des photos d’une famille souriante, des peintures, des petits
plaids en crochet et les tasses de thé préférées agrémentaient chaque pièce.
Des plantes en pot ornaient certains balcons.
Doris était déjà vêtue de sa chemise de nuit rose quand j’entrai gaiement
pour me présenter. Mais elle se contenta de sourire sans rien dire, puis de
tourner la tête. Comme je lui demandais si elle allait bien, ma question fut
accueillie par une cascade de larmes. M’asseyant immédiatement sur le lit à
côté d’elle, je la pris dans mes bras. Aucune parole ne fut dite tandis qu’elle
sanglotait, s’accrochant désespérément à moi. Je priai pour être forte et
attendis.
Ses larmes tarirent aussi vite qu’elles avaient commencé et elle prit son
mouchoir. « Oh, que je suis bête, dit-elle en s’essuyant les yeux. Pardonnez-
moi, mon petit, je ne suis qu’une vieille femme stupide. »
« Qu’est-ce qui ne va pas ? », demandai-je gentiment.
Doris soupira puis raconta qu’elle était là depuis quatre mois et qu’elle
n’avait vu de visage joyeux qu’occasionnellement. Elle me dit que mon
sourire avait déclenché ses larmes, ce qui me donna à mon tour l’envie de
pleurer. Sa fille unique vivait au Japon, et bien qu’elles correspondent
régulièrement, elles n’étaient plus vraiment proches.
« Jamais vous ne pourriez penser, quand vous êtes une mère berçant sa
merveilleuse petite fille, qu’un jour ce contact si rapproché prendra fin.
Mais c’est ce qui est arrivé. C’est ce que la vie réserve. Non pas à cause
d’une dispute, mais juste à cause de la vie et de son activité, raconta-t-elle.
Elle a sa propre vie maintenant et j’ai appris, au fil des années, qu’il faut
simplement lâcher prise. Je l’ai mise au monde, mais nous ne possédons pas
nos enfants. Nous avons juste la chance de jouer un rôle de guide jusqu’à ce
qu’ils volent de leurs propres ailes et c’est ce qu’elle fait maintenant. »
Je ressentis instantanément de la sympathie pour cette chère femme et lui
promis de revenir une demi-heure plus tard pour bavarder, si elle pouvait
rester éveillée jusqu’au moment où j’aurai terminé ma période de travail.
Elle répondit qu’elle en serait enchantée.
Plus tard, Doris s’installa dans son lit pour bavarder. Assise sur une
chaise à côté d’elle, j’écoutais. Elle tint ma main tout le temps, jouant de
temps en temps avec mes doigts ou avec la bague que je portais, sans en
avoir conscience. « Je meurs de solitude ici, mon petit. J’avais entendu dire
que c’était possible, et ça l’est. La solitude peut réellement vous tuer. J’ai
un tel besoin de contact humain quelquefois », dit-elle tristement. Mon
étreinte avait été la première depuis quatre mois.
Elle ne voulait pas m’ennuyer avec cela, mais j’insistai pour qu’elle
continue. J’avais sincèrement envie de la connaître, et elle poursuivit : « Ce
sont surtout mes amies qui me manquent. Quelques-unes sont mortes,
d’autres sont dans la même situation que moi. J’ai aussi perdu de vue
certaines d’entre elles. J’aurais aimé rester en contact avec elles. Vous vous
imaginez que vos amies seront toujours là. Mais la vie passe et vous vous
retrouvez soudain seule au monde, avec personne pour vous comprendre ni
connaître votre histoire. » Je lui proposai d’essayer d’en contacter quelques-
unes. Elle secoua la tête en disant : « Je ne saurais pas par où commencer. »
« Je peux vous aider », lui dis-je en lui expliquant le fonctionnement
d’Internet. Bien que totalement inconnu pour Doris, elle arriva à en
comprendre quelques fonctions. Au début, elle refusa, s’inquiétant de me
faire perdre du temps. Je réussis finalement à la convaincre que j’aimerais
vraiment le faire. J’aimais beaucoup me servir de mes capacités
d’investigation. Au cours des années passées à la banque, j’avais travaillé
une courte période dans le domaine des fraudes et des contrefaçons et cela
m’avait plu. Elle rit de la comparaison. « Permettez-moi de le faire », priai-
je. Elle consentit d’un sourire rêveur et plein d’espoir.
Je voulais aider Doris pour plusieurs raisons. Je l’avais aimée dès le
premier moment et je pouvais faire quelque chose pour elle. Non seulement
j’avais les capacités de retrouver ses amies, mais je voulais aussi l’aider
parce que je savais ce qu’elle ressentait. J’avais aussi connu la douleur
désespérante de la solitude à long terme et le désir ardent d’être comprise.
Auparavant, la souffrance de mon passé m’avait exténuée à tel point que
je m’étais complètement repliée sur moi-même. Beaucoup cultivent la
croyance erronée que, si vous empêchez les gens de vous aborder, vous
tenez la souffrance à l’écart ; vous cessez d’être blessé. Si personne ne vous
approche, alors plus personne ne peut vous faire de mal. La vraie façon de
guérir est évidemment de vous ouvrir à l’amour et de le manifester à
l’extérieur et non de le bloquer. Mais en arriver là peut prendre beaucoup de
temps.
En surface, j’étais une personne sympathique pour ceux que je
rencontrais, mais la souffrance issue de mon passé difficile pesait encore
beaucoup sur moi. J’avais maintenant développé de la compassion envers
ceux qui avaient fait preuve de négativité à mon égard, ceci ne faisait aucun
doute. Là n’était pas le problème. C’était ce que je pensais de moi-même
qui mettait du temps à se transformer. Des décennies de pensées négatives
devaient être effacées et parfois la douleur était intolérable. Bien que je
sache intellectuellement que je valais bien mieux que ce que j’avais été
conditionnée à croire, sur le plan émotionnel, la guérison avait encore un
long chemin à parcourir.
Sunday morning coming down (le dimanche matin arrive) devint ma
chanson emblématique. Ayant toujours aimé la musique de Kris
Kristofferson, qui avait influencé mes propres compositions, je trouvais que
cette chanson était celle qui exprimait le mieux ma solitude. Les dimanches
étaient toujours les pires. Lucinda Williams a aussi écrit une belle chanson à
ce sujet, dans laquelle elle dit : « J’ai l’impression que je ne pourrai jamais
sortir indemne des dimanches. »
Mais il ne s’agissait pas que des dimanches. La solitude laisse un vide
dans le cœur qui peut vous tuer physiquement. La peine est insupportable
et, plus elle s’attarde, plus le désespoir augmente. À cette période-là, je
parcourais des kilomètres dans les rues des villes, sur les routes de
campagnes et autres chemins. La solitude n’est pas liée à l’absence de
compagnie, mais plutôt à l’absence de compréhension et d’acceptation.
Nombre de gens du monde entier ont ressenti la solitude dans des salles
pleines. En fait, être seul dans une pièce où il y a foule ne fait souvent
qu’exacerber la solitude et la rendre plus évidente.
Peu importe le nombre de personnes qui vous entourent. Si aucune n’est
capable de vous comprendre ou de vous accepter tel que vous êtes, la
solitude peut très vite présenter son visage angoissant. Cela n’a rien à voir
avec le fait de se trouver seul, ce que j’ai beaucoup apprécié par le passé.
Être seul peut être un signe de solitude ou de contentement. La solitude est
un besoin ardent de la compagnie de quelqu’un qui vous comprenne. Le fait
d’être seul peut parfois se rattacher à la solitude, mais ce n’est pas le cas la
plupart du temps.
La solitude devint si intolérable, la peine dans mon cœur si soutenue, que
la pensée du suicide m’effleurait parfois. Bien entendu, je ne voulais pas
mourir. Je voulais vivre. Mais il me fallait apprendre à maîtriser une force
prodigieuse pour prendre conscience de ma propre valeur, au lieu de ce que
j’avais été amenée à croire, et pour me libérer de la douleur. Laisser l’amour
et le bonheur revenir dans ma vie, voire accepter que je le méritais, était si
difficile et si insupportable à certains moments que l’option du suicide
semblait plus attirante.
Puis, alors que la souffrance et la solitude devenaient trop pénibles à
endurer et que j’avais atteint les limites du supportable, mes prières furent
exaucées par un acte de gentillesse et de compréhension. Un ami me
téléphona au moment le plus propice. Il savait que je traversais une période
difficile, mais il ne savait pas qu’à cet instant même, j’étais en train d’écrire
ma lettre d’adieux, les yeux brouillés par des larmes de désespoir. J’étais
prête à partir. Je ne pouvais tout simplement plus vivre avec cette douleur
incessante dans le cœur.
Il insista pour que je ne prononce aucune parole. Je devais juste écouter.
J’y consentis à contrecœur, à travers mes larmes et mon épuisement. Je
l’entendis alors dans le combiné jouer de la guitare, puis les mots « nuit
étoilée, étoilée » de la chanson de Don McLean Vincent, me parvinrent ; il
la chanta pour moi, remplaçant le nom de Vincent par Bronnie. Mes larmes
jaillirent de plus belle tandis que je m’apparentais à la chanson, à sa
tragédie et à sa douleur, la douce mélodie racontant l’histoire de la propre
souffrance de Vincent Van Gogh. Quand il se tut, je continuai à sangloter. Je
ne pouvais rien faire d’autre. Il attendit patiemment en silence, puis je le
remerciai avant de raccrocher le téléphone, toujours en pleurs. J’étais
incapable d’en dire davantage à cet instant.
En m’endormant ce soir-là, j’étais totalement vidée et émotionnellement
épuisée. Je reconnus cependant que, grâce à la compréhension et aux
bonnes intentions de mon ami, une faible lueur d’espoir avait été rallumée.
Le soir suivant, un ami d’Angleterre téléphona à l’improviste. Nous
parlâmes longuement et sincèrement et ma force commença
progressivement à revenir.
Plus tard, au cours d’une autre occasion difficile, mais toujours durant
ces années de solitude, j’implorais et suppliais pour obtenir de l’aide,
essayant désespérément d’être forte. À ce moment-là, je conduisais le long
d’une route et heurtai un oiseau. Il était très grand et le bruit sur le pare-
brise fut suffisant pour me réveiller. Naturellement, étant une fervente amie
des animaux, je me sentis encore plus abominable dans un sens, mais cet
événement arriva à point nommé pour me secouer. La vie peut cesser aussi
rapidement que cela, voulais-je vraiment que la mienne se termine ?
Je remerciai l’oiseau pour le rôle qu’il avait joué dans mon évolution et
conduisis avec plus d’attention. À cet instant, un morceau de musique
classique se fit entendre à la radio et me transporta dans un endroit
magique. Les sons incroyablement délicats m’apaisèrent et balayèrent
doucement la douleur de mon cœur. J’eus la joie de savourer un moment
merveilleux et inspirant tandis que la musique s’élançait dans les airs. Je
décidai alors que tel était le sens de la vie : de merveilleux moments de
pureté. C’est tout, c’est aussi simple que cela. De merveilleux moments. Et
je voulais en vivre, en expérimenter et en accueillir d’autres.
Ayant déjà moi-même touché ce niveau de tristesse et de solitude, je
comprenais maintenant que la souffrance que ressentait Doris était réelle et
tangible pour elle. Bien qu’elle fût en compagnie de gens pendant les repas,
et de temps en temps dans la journée, elle aspirait à être comprise et
acceptée et ses amies, qui savaient si bien la comprendre, lui manquaient. Si
je pouvais aider à soulager cette douleur, pourquoi ne pas essayer ?
La semaine suivante, je trouvai, en entrant dans sa chambre, une liste de
noms écrits avec application. Doris me dit ce qu’elle connaissait sur ses
quatre amies, où elles vivaient la dernière fois qu’elle avait été en contact
avec elles. Nous bûmes du thé et elle partagea leurs histoires avec moi.
L’une des femmes fut facile à localiser, mais elle avait eu une attaque et
ne pouvait plus parler. Sachant cela, Doris dicta un petit mot à l’attention de
son fils pour qu’il le lui transmette. Malgré la tristesse que lui inspirait l’état
de son amie, elle se sentait en paix, sachant qu’au moins elle pourrait
entendre ce message :

Chère Elsie, je suis désolée d’apprendre que tu es souffrante. Des années


ont passé. Allison vit toujours au Japon. J’ai vendu la maison et je suis en
maison de retraite. Une jeune femme écrit ce message pour moi. Je t’aime
Elsie.
Très sincèrement,
Doris.

Des mots tout simples, mais qui traduisaient tout ce qu’elle voulait dire.
J’appelai le fils d’Elsie ce soir-là et lui transmis le message. Il me rappela
plus tard pour me dire qu’Elsie avait souri de bonheur. Je le répétai à Doris,
dont le visage s’illumina.
Durant les semaines suivantes, je réussis à retrouver deux de ses amies.
Malheureusement toutes deux étaient décédées. Doris secoua la tête à cette
nouvelle. En soupirant, elle dit : « Eh bien, il fallait probablement s’y
attendre, mon petit. »
J’étais très déterminée à retrouver sa dernière amie. Malgré mes
recherches sur Internet et d’innombrables appels téléphoniques, les choses
s’annonçaient mal. Les gens étaient très gentils et obligeants quand je
téléphonai, mais la réponse « Désolé, c’est bien ce nom, mais ce n’est pas la
bonne famille » était devenue banale.
Entre temps, je continuais à rendre visite à Doris deux fois par semaine.
Elle me tenait toujours la main dès que je m’asseyais et pendant toute la
durée de nos conversations. Insistant parfois sur le fait que je devais avoir
bien d’autres choses à faire, elle me poussait vers la sortie ou cherchait à me
convaincre de ne pas venir. Quand je lui assurais que je retirais moi-même
un grand plaisir de ces moments passés ensemble, ce qui était sincère, je
pouvais lire le soulagement sur son visage et l’impatience de la prochaine
visite. On peut apprendre énormément des personnes âgées, elles ont tant
d’histoires à transmettre. Comment aurais-je pu ne pas apprécier nos
merveilleuses conversations ? Elles étaient captivantes.
Un tournant décisif s’amorça alors que je recherchais la dernière amie. Je
reçus un coup de téléphone d’un homme assez âgé qui m’expliqua qu’il
avait été le voisin de Lorraine un certain temps. Il me dit dans quel district
avait déménagé la famille et je réussis à retrouver sa trace. En fait, ce fut
Lorraine en personne qui répondit au téléphone, de sa voix usée, mais
amicale. Quand je lui eus expliqué qui j’étais et quelles étaient mes
intentions, la joie lui coupa le souffle et elle accepta immédiatement que je
donne son numéro à Doris.
Naturellement, je me précipitai aussitôt chez Doris. L’enlaçant en
souriant, je lui tendis le morceau de papier sur lequel étaient inscrits le nom
de Lorraine et son numéro de téléphone. Elle m’attira à elle et me serra dans
ses bras, emplie de joie. C’était précieux. Elle me demanda de lui apporter
le téléphone, ce que je ne faisais pas assez vite à son goût. Cependant, avant
qu’elle ne compose le numéro, je lui dis que j’allais la laisser seule et ne pas
m’imposer. Elle protesta faiblement, mais je pouvais voir que cela lui était
complètement égal. Elle était trop excitée. Elle me demanda cependant
d’attendre jusqu’à ce qu’elle entende la tonalité. Nous échangeâmes donc
une accolade chaleureuse et pleine d’amour pour nous dire au revoir, juste
avant que je compose le numéro de Lorraine. J’avais le cœur qui battait
sous l’effet de l’excitation.
La communication s’établit et son visage rayonna de joie en entendant
son amie. Bien que la voix de Doris soit celle d’une vieille femme, tout
comme celle de Lorraine, l’esprit de cet appel devint instantanément celui
de deux jeunes femmes. Elles riaient et bavardaient sans s’arrêter. Je mis un
peu d’ordre dans la pièce en traînassant, incapable de m’extraire de cet
incroyable bonheur. Je finis tout de même par sortir. Je fis un signe d’adieu
à Doris à la porte, elle était radieuse. Elle s’arrêta de parler un moment,
demanda à Lorraine d’attendre et me dit : « Merci, mon petit, merci. » Je
secouai la tête en souriant si fort que je ressentis une douleur au visage. En
m’éloignant dans le couloir, je pouvais encore entendre rire Doris jusqu’à
ce que la porte se referme complètement. Le sourire ne quitta pas mes
lèvres jusqu’à mon retour chez moi.
C’était une magnifique journée et une baignade s’imposait. L’exaltation
ne me quitta pas tandis que je profitais de l’eau qui m’entourait, plongeant
et nageant pendant deux heures. Juste après le coucher du soleil, je reçus un
coup de téléphone de Rebecca, la charmante employée de l’équipe que
j’avais rencontrée la nuit où j’avais vu Doris pour la première fois.
La chère Doris était décédée dans son sommeil cet après-midi-là.
Des larmes de tristesse coulèrent instantanément, mais il y avait aussi de
la joie. Après tout, elle était morte heureuse.
C’est prodigieux de voir comment un tout petit peu de temps peut
changer la vie d’une personne. Quand je pense à la femme abandonnée que
j’avais rencontrée la première nuit et à celle que j’avais serrée dans mes
bras à son dernier jour, aucune somme d’argent ne pourrait remplacer la
satisfaction que cela me donnait.
Des milliers de belles personnes, mais très seules, peuplent les maisons
de retraite du monde entier. On peut aussi y voir des jeunes dont la vie est
maintenant confinée dans ces lieux. Qu’ils soient jeunes ou vieux, deux
heures par semaine à partager une nouvelle amitié peuvent faire toute la
différence chez ces gens qui vivent leurs derniers moments. Bien sûr, mieux
vaudrait ne pas les placer dans une maison de retraite dès le départ, mais
malheureusement, on ne peut pas toujours l’éviter. Nombre d’entre eux ne
devraient pas être là et semblent être des gens dont on s’est simplement
débarrassés. C’est horrible à voir. Cependant, donner un peu de son temps
peut changer la vie de ces personnes de manière incroyable.
Je pense que le départ de Doris est arrivé au moment où il le fallait. Son
heure avait tout simplement sonné et elle avait été heureuse. Nous avions
chacune joué notre rôle dans la vie de l’autre et à cet égard, je lui en serai
toujours reconnaissante. C’était une femme adorable. Lorraine et moi nous
rencontrâmes peu de temps après. La conversation qu’elles avaient eue
avait duré des siècles, me dit-elle. Toutes deux s’étaient quittées dans la
joie. Nous nous assîmes sous les arbres d’un café, pour parler de Doris et de
la vie en général, jusqu’à ce que vienne l’heure de reconduire Lorraine chez
elle. Ce fut merveilleux d’avoir pu rencontrer son amie. Et ce fut également
merveilleux d’avoir connu Doris.
Et bien sûr, espérons-le, notre chère amie aura pu retrouver ses autres
amies à son arrivée de l’autre côté.
Amis sincères

Le rythme trépidant de Sydney me fatiguait un peu. Aucun gardiennage


n’était en vue pour m’obliger à rester et je partis donc pour le sud pour
vivre un autre chapitre de ma vie à Melbourne. Cela faisait plusieurs années
que j’en étais partie, ce fut donc très agréable de revenir, de profiter des
joies d’une ville aussi créatrice et de revoir de vieux amis. Ma réputation de
gardienne de maison m’avait précédée et mon agenda se remplit de
commandes en peu de temps.
La première maison dans laquelle je m’installais fut la maison de
vacances de Marie, ma patronne du centre prénatal de Sydney. Elle était
située à environ une heure au sud de Melbourne, dans la belle péninsule
Mornington ; l’énergie de Marie saturait la maison et me donna le sentiment
immédiat d’être chez moi. C’était l’automne quand j’y arrivais et je passais
les deux premières semaines à marcher dans les collines accidentées, tandis
que l’eau clapotait en-dessous. Parcourir de longues distances emmitouflée
dans un grand manteau et un chapeau me protégeant des vents froids de
l’océan soufflant en bourrasques me donna la sensation d’être pleine de vie.
J’adorais marcher ainsi et j’en profitais chaque fois que je le pouvais.
Quand je rentrais, je passais des soirées douillettes à écrire et à jouer de la
guitare, assise confortablement près du feu.
J’aurais pu continuer ainsi éternellement, mais je devais me soucier de
mes finances, ce qui m’amena à m’occuper d’Élisabeth. Son état me
déchirait le cœur, mais j’apprenais également à accepter que nous avions
tous des leçons différentes à apprendre. Ce qui pouvait apparaître comme
une situation tragique aux yeux des autres était aussi une grande opportunité
de grandir et d’apprendre pour la personne impliquée.
Travailler sur mes problèmes m’avait permis de reconnaître les cadeaux
que m’offraient les leçons et de prendre conscience des nombreuses
bénédictions reçues dans mon passé. Je découvris de merveilleuses choses,
des bienfaits qui n’auraient pas pu venir à moi si j’avais été élevée dans un
contexte familial parfait, si toutefois cela pouvait exister. La force, le
pardon, la compassion, la bienveillance et beaucoup d’autres leçons
m’avaient été offerts par le biais des circonstances, ce dont j’étais
reconnaissante et qui, en outre, faisait de moi une personne meilleure
chaque jour.
Je devais donc me détacher un peu des clients et accepter de ne pas
savoir ce qu’ils étaient venus apprendre sur cette Terre. Pour une raison ou
pour une autre, ils s’étaient attirés la vie qu’ils avaient et leur salut ne
dépendait pas de moi. J’étais là pour m’occuper d’eux avec amour, amitié,
acceptation et gentillesse dans leurs dernières semaines. Si cela pouvait les
aider à trouver la paix, comme c’est parfois arrivé, mon travail n’en
devenait que plus agréable. Comme on dit, c’est en donnant que l’on reçoit
et je recevais sans aucun doute de nombreux bienfaits dans ce domaine.
Travailler avec les mourants était aussi un honneur. À travers tous leurs
souvenirs et leurs histoires, ma propre vie a été transformée. Se retrouver
face aux révélations qu’ils découvraient sur eux-mêmes à un âge aussi
avancé était un incroyable cadeau. J’appliquais beaucoup des leçons qu’ils
avaient apprises dans ma propre vie, pour ne pas avoir à attendre d’être à
mon tour sur mon lit de mort pour regretter les mêmes choses. Chaque fois
que j’arrivais chez un nouveau client, c’était comme si j’entrais dans un
nouveau monde d’apprentissage et recommençais à zéro. Chaque maison
était une salle de classe différente, offrant soit de nouvelles leçons, soit des
leçons similaires vues à partir d’une autre perspective. Quoi qu’il en soit,
j’intégrais beaucoup de choses.
Élisabeth n’était pas une vieille femme, elle n’avait que cinquante-cinq
ans. Elle souffrait d’alcoolisme depuis quinze ans et une maladie associée à
ce problème l’avait condamnée. J’arrivai chez elle un matin, alors qu’elle se
reposait encore. Son fils me fit un récapitulatif du travail à effectuer et de
l’état de la malade. Il m’expliqua aussi que la famille avait décidé de ne pas
lui dire qu’elle était en train de mourir. « Oh, bigre ! Nous y revoilà. »
Malgré mon désir d’enrichissement personnel et de paix intérieure,
j’essayais toujours de vivre le plus possible le moment présent. Dans le cas
d’Élisabeth, je pris conscience que cela serait le seul moyen de m’en sortir.
Si elle me demandait si elle était en train de mourir, je considérerais la
question à ce moment-là au lieu de m’en préoccuper dans l’intervalle,
acceptant qu’il soit possible qu’elle ne me le demande jamais – mais je
n’allais pas lui mentir.
La confusion et le désespoir entouraient Élisabeth. La famille avait retiré
tous les alcools de la maison, les avait enfermés à clé dans un placard du
garage et y puisait à volonté. Comme elle était malade et mourante, ils
avaient décidé de lui en interdire complètement l’accès. C’était l’une des
choses que je trouvais désolantes. De toute façon, elle était en train de
mourir, alors pourquoi lui faire endurer la souffrance de la privation en plus
du reste ? Mais, là encore, ce n’était pas ma vie et ce n’était pas ma
décision.
L’alcoolisme chez les autres était quelque chose que j’avais connu très tôt
dans ma vie. Plus tard j’y fus encore plus exposée, lors de mes missions
dans le domaine hospitalier, sur l’île, et au cours de mes voyages. L’alcool
ne fait jamais ressortir le meilleur de chacun et, non seulement il anéantit la
propre bonté de l’alcoolique, mais il détruit les familles, les amitiés, les
carrières et l’innocence des enfants qui y sont exposés. Il en est de même
des addictions à la drogue. La seule chose qui fasse vraiment ressortir le
meilleur chez les gens, c’est l’amour.
L’alcoolisme est aussi une maladie. Et bien que l’on soit capable de la
traiter, celui qui en souffre a besoin d’un soutien constant et bienveillant
pour briser ses habitudes comportementales et pour commencer à croire en
lui-même et en son potentiel d’améliorer sa vie. Sortir un alcoolique
chronique de son addiction, sans aucune assistance compatissante ni
explication, me semble très cruel.
Tout ce que savait Élisabeth, c’est qu’elle était malade. Elle n’avait plus
d’énergie. Elle avait besoin de se faire aider pour la plupart de ses gestes et
son appétit diminuait. En outre, l’alcool lui manquait terriblement. La
famille lui avait simplement dit que le médecin leur avait demandé de
supprimer l’alcool pendant un « certain temps ». Il me fallut faire beaucoup
d’effort pour ne pas porter de jugement, particulièrement quand je les
voyais se servir régulièrement en cachette tout en l’interdisant à une femme
mourante. Qui étais-je, cependant, pour décider des leçons de vie qu’elle
avait à apprendre ?
Sa faiblesse physique générale ne lui permettait plus de sortir. La famille
avait aussi banni les visites de ses amis, qui étaient aussi alcooliques. Il
n’était donc pas surprenant qu’Élisabeth plonge dans le désespoir et la
confusion, ayant vu tous ses plaisirs lui être retirés les uns après les autres.
Elle acceptait l’interdiction des visites de ses amis alcooliques avec une
paisible résignation, bien que cela lui manquât bien plus qu’elle ne le
pensait. Élisabeth avait siégé au conseil d’administration de deux sociétés
de bienfaisance avant de tomber malade. Ces amis représentaient son lien
avec le monde extérieur et sa vie précédente.
Au bout de six à sept semaines passées ensemble, je voyais ses forces
l’abandonner de plus en plus, tandis que son besoin de se reposer
augmentait. Élisabeth était très drôle, de manière souvent fort discrète. Elle
savait se montrer pince-sans-rire dans les moments les plus inattendus.
Parfois, l’une de ses remarques me revenait à l’esprit durant mon temps
libre et je me surprenais à sourire en pensant à elle. Nous avions appris à
nous aimer et avions établi des arrangements pratiques dans le cadre des
restrictions imposées par sa maladie. Par exemple, nous avions pris
l’habitude de déguster notre tasse de thé chaque matin dans la véranda.
C’était de loin la plus belle pièce de la maison et, à cette époque de l’année,
le soleil qui y pénétrait était magnifique. Ce fut dans cette véranda que les
choses prirent un autre tournant entre nous.
« Bronnie, pourquoi pensez-vous que ma santé ne s’améliore pas ? Je ne
bois plus et pourtant je m’affaiblis de jour en jour. Qu’en pensez-vous ? »,
demanda Élisabeth un matin.
En la regardant franchement et avec tendresse, je répondis
affectueusement par une question. « Quelle en est la raison, selon vous ? Je
suis certaine que vous y avez déjà pensé un peu. » J’étais très douce avec
elle, mais j’avais avant tout besoin de savoir le fond de sa pensée.
« Je n’ose pas dire ce que j’en pense, soupira-t-elle. Ça me dépasse.
Pourtant, au fond de moi, je connais la réponse. »
Nous nous assîmes un moment en silence, en regardant les oiseaux par la
fenêtre pendant que le soleil nous réchauffait de ses rayons. « Si je vous le
demande, me le direz-vous ? J’ai vraiment besoin de savoir la vérité
maintenant », admit-elle. Je lui fis signe de la tête affectueusement.
« Est-ce bien ce à quoi je pense ? », demanda-t-elle, mais en laissant la
question en suspens. J’attendis, en lui envoyant de l’amour, pour voir si elle
voulait continuer. Elle reprit : « Oh, mon Dieu, c’est cela, dit-elle se
répondant à elle-même avec un soupir. Je suis en train de mourir, n’est-ce
pas ? De casser ma pipe, comme on dit, de voler avec les anges, de
m’éteindre, ou tout ce que vous voulez. De Mourir ! Je meurs, c’est bien
ça ? » Le cœur serré, avec une touche d’amertume parce que désormais, elle
savait, j’inclinais lentement la tête.
Nous nous assîmes en silence à regarder les oiseaux jusqu’à ce
qu’Élisabeth soit à nouveau prête à parler. Cela prit un certain temps, mais
j’avais appris à me sentir à l’aise avec les silences de mes clients. Ils avaient
tant de choses à penser et à intégrer que parfois la conversation pouvait
devenir un obstacle. Il était inutile de chercher à combler le silence dans des
moments pareils. Ils parleraient quand ils seraient prêts. C’est ce que fit
Élisabeth au bout d’un moment.
Elle dit qu’elle s’en doutait depuis un moment et qu’elle était frustrée du
manque d’honnêteté de sa famille. L’éloigner de ses amis et de la vie
sociale était cruel, dit-elle, ce que je pouvais comprendre. Élisabeth savait
parfaitement qu’elle n’était pas assez forte pour sortir de la maison, mais
elle aurait aimé, me dit-elle, voir ses amis de temps en temps. Des
connaissances venaient parfois lui rendre visite, des gens approuvés par la
famille, certaine qu’ils n’apporteraient pas d’alcool. C’étaient des personnes
agréables, dit-elle, mais pas vraiment proches.
Maintenant que nous avions atteint ce degré de sincérité, nos
conversations se déroulaient librement. Il ne restait pas assez de temps pour
nous permettre de réprimer nos pensées. C’est ainsi que nous finîmes par
apprécier de plus en plus nos rencontres. Après toutes ces années où je
m’étais tant repliée sur moi-même, je me surprenais souvent en constatant
la facilité avec laquelle j’exprimais mes pensées personnelles. Se sachant à
l’article de la mort, Élisabeth prenait aussi plaisir à la sincérité de nos
nombreux échanges. Sa réaction initiale avait été la colère vis-à-vis de sa
famille qui ne lui avait pas dit qu’elle était en train de mourir. Ce sentiment
s’était finalement transformé en acceptation. Elle comprenait que le
contrôle qu’exerçait sur elle sa famille venait probablement d’un sentiment
de peur et elle était donc prête à le leur pardonner.
Cependant, elle était incapable de prétendre qu’elle ne savait pas et
aborda la question avec eux pendant l’un de mes jours de congé. Cela leur
permit de se rapprocher, la famille étant soulagée de ne pas avoir à lui
annoncer la terrible nouvelle. Je fus heureuse de l’apprendre et de ne pas
avoir à subir leur colère pour m’être montrée honnête ; ils restaient
cependant fermes sur une chose : ses amis alcooliques ne pourraient la
contacter que par téléphone.
Élisabeth évoluait rapidement et accepta cette décision avec résignation.
Elle finit par m’avouer, sans toutefois le dire à sa famille, que la seule chose
qui avait maintenu la cohésion de son cercle d’amis avait probablement été
la boisson. Me rappelant ma propre expérience, je racontai à Élisabeth que,
plusieurs années auparavant, mes amitiés s’étaient énormément
transformées au moment où j’avais commencé à m’éloigner du monde des
fumeurs de joints. Cela m’avait permis de mettre de l’ordre et de définir qui
étaient mes vrais amis et qui étaient des copains simplement parce que nous
partagions un joint ensemble. Certains que j’avais considérés comme de très
bons amis se sentaient en fait mal à l’aise avec moi si je ne me défonçais
pas avec eux. Ce n’est pas ce qui faisait d’eux de mauvaises personnes,
mais en cessant de fréquenter ce monde, j’avais pu constater que nos liens
ne tenaient qu’à quelques joints fumés ensemble. Sans eux, il n’y avait plus
de dénominateur commun pour maintenir notre amitié. Nous nous étions
donc séparés naturellement pour prendre des directions entièrement
différentes.
« J’aurais aimé avoir gardé le contact avec mes amis, mes vrais amis »,
dit-elle. Je reconnaissais là les paroles de certains de mes anciens patients.
« Mon alcoolisme m’a éloignée de ces cercles et maintenant, quinze ans
plus tard, je n’ai que très peu d’éléments qui me permettraient de reprendre
contact avec eux. Ils ont tous déménagé de toute façon. »
Quand nous parlions des connaissances qui étaient autorisées à lui rendre
visite, Élisabeth disait qu’elles ne pouvaient pas vraiment les appeler des
« amis ». Nous épiloguâmes sur le sens de ce mot, convenant qu’il était
parfois mal employé et qu’il pouvait y avoir différents niveaux d’amitié.
Dernièrement, j’avais commencé à considérer certains de mes propres
« amis » comme des connaissances chaleureuses. Cela ne voulait pas dire
que je les estimais moins. Ils restaient une bénédiction dans ma vie, mais
ayant depuis accédé à des états intérieurs assez sombres, je comprenais ce
qu’était un véritable ami. Il n’est pas difficile d’avoir de nombreuses
connaissances et j’aimais vraiment ces gens pour le rôle agréable que nous
avions joué dans notre vie mutuelle. Mais quand arrive le moment crucial,
peu d’entre eux peuvent vous accompagner au pire moment de la
souffrance. Seuls, ceux qui en sont capables sont de véritables amis.
« Il s’agit d’avoir les amis adéquats pour la situation adéquate, je
suppose, réfléchissait Élisabeth. Je n’ai tout simplement pas les amis qu’il
faudrait pour cette occasion, celle de mon départ. Comprenez-vous ce que
je veux dire ? »
Je lui dis que oui et lui racontai que, bien que la gravité du scénario ne
soit pas comparable avec celle de son état, je gardais un souvenir clair
d’une situation de ce genre, dans laquelle avoir les amis qui conviennent à
la situation m’avait aussi manqué. Du fait de ce souvenir, je pouvais
définitivement comprendre qu’il existait différents niveaux d’amitié et
d’association et qu’il arrive parfois que nous aspirions à une qualité
spécifique d’amitié, plutôt qu’à n’importe laquelle.
Après avoir quitté l’île, j’avais travaillé un bref moment dans une
entreprise d’imprimerie en Europe. Mes collègues étaient très gentils et
j’appréciais l’opportunité qui m’était présentée d’élargir un peu plus mon
monde. La communauté de l’île avait été comme une grande famille.
Chaque fois que l’un d’entre nous partait, par exemple s’il se rendait en
vacances sur le continent, il ne manquait pas de dire à son retour combien il
était agréable de revenir chez soi, dans sa famille de l’île.
Je m’étais fait de nouveaux amis en Europe, bien qu’avec du recul, je les
qualifierais plutôt de connaissances. C’est grâce à ces personnes que je
m’étais retrouvée à traverser deux pays pour arriver jusqu’aux Alpes
italiennes avec trois autres jeunes de mon âge. Nous avions loué une cabane
dans les montagnes, sans électricité ni eau courante. Le paysage était
magnifique et ne ressemblait en rien aux terres de mon Australie adorée, qui
avaient leur propre magnificence, c’était très différent. Les Alpes m’avaient
laissé une impression époustouflante.
Nous prenions des bains dans un torrent au pied de la montagne. Bien
que ce soit l’été, l’eau était glaciale. Ce n’était que de la neige qui avait
fondu pour former un torrent. Alors que l’eau se précipitait autour de moi,
je m’assis dans ses flots, en suffoquant, tout en continuant à apprécier les
paysages magnifiques et à me sentir revigorée. Cependant l’eau était
absolument glaciale, me mordant la peau sur son passage.
Chaque fois que j’avais trouvé le courage de nager dans une rivière ou
une mer glacée, je m’étais toujours sentie l’esprit enjoué après, un peu
comme un chien qui vient de prendre son bain : il se met à courir dans tous
les sens comme un fou, plein d’énergie, qu’il y ait ou non pris plaisir. C’est
un peu l’effet que m’avait fait ce bain dans le torrent glacé de la montagne.
J’avais eu ensuite l’impression de m’être comportée de manière ridicule.
J’avais donc un peu perdu la tête sous l’effet de l’excitation et du jeu
après m’être séchée et rhabillée et étais revenue à la cabane. Continuant à
me conduire avec un humour débonnaire et à me donner en spectacle en
racontant des anecdotes stupides à mes nouveaux amis, je pris conscience
qu’aucune de mes plaisanteries n’avait d’effet sur eux. Les sourires inquiets
qui disaient « Qu’est-ce qui lui prend ? » me le firent comprendre en une
seconde. La vue de leurs visages perplexes me fit rire de plus belle. Au
moins, je m’amusais de mes propres plaisanteries. C’étaient des personnes
heureuses et adorables. L’humour de nos cultures était tout simplement trop
différent. En l’espace d’un éclair, mes vieux amis me manquèrent et j’en
ressentis une douloureuse nostalgie. Non seulement ils auraient adhéré à
mes bêtises, mais ils auraient éclaté de rire avec moi, en y ajoutant leurs
propres plaisanteries qui auraient déclenché un fou rire général.
Ce soir-là, après une grande marche jusqu’au sommet d’une montagne,
nous nous assîmes à la lumière des lanternes et mangeâmes tout en
bavardant un moment. C’était agréable. Cependant, peu après, chacun se
retira pour la nuit. Tous, sauf moi. La marche avait été extraordinaire et
j’étais encore d’une humeur radieuse. Tout ce que j’avais envie de faire était
de m’asseoir et de rire avec des amis pour clore cette journée fantastique. Je
ne voulais certainement pas aller déjà me coucher.
Mais tout était devenu tranquille dans la hutte, tandis que mes amis
dormaient. Portant une lanterne dans ma petite chambre, je la plaçai sur la
table et passai les deux heures suivantes à écrire. J’entendis tinter au loin les
cloches des vaches se déplaçant dans la nuit. Je souris, heureuse d’être là,
dans une splendide cabane, à écrire à la lueur d’une lanterne au sommet des
Alpes et à écouter les sons lointains des cloches des vaches. C’était à des
mondes de mon propre monde et, tandis que j’étais submergée par la paix
du moment, je ressentis combien mes amis me manquaient.
C’était une nuit parfaite, mais pas avec les gens adéquats. J’avais des tas
de raisons d’aimer ces compagnons de voyage et je les appréciais.
Cependant, je faisais l’expérience d’un moment très spécial et je voulais le
partager avec les gens adéquats, des amis qui me connaissaient vraiment.
Bien sûr, ce n’était pas possible. Aussi savourais-je la joie de ce moment
toute seule.
Je savais ce à quoi Élisabeth faisait allusion quand elle disait qu’elle
aurait aimé avoir les amis adéquats autour d’elle. Ce sont parfois
simplement des personnes particulières qui vous comprennent, quelle que
soit la situation – et ce sont de vieux amis. C’était ce que j’avais ressenti
cette nuit-là dans les Alpes et il en était maintenant de même pour
Élisabeth, tandis qu’elle commençait à accepter que sa vie touchait à sa fin.
Quand le docteur vint l’ausculter, je lui demandai en privé si l’état
d’Élisabeth risquait de s’aggraver si elle se remettait à boire. Il secoua la
tête en disant : « Non, elle est de toute façon sur le départ. J’ai dit à sa
famille que si elle voulait un peu de brandy un soir, ils pouvaient lui en
donner. Ne le font-ils pas ? », demanda-t-il ? Je secouai la tête. Il me répéta
que cela ne ferait plus vraiment de différence.
J’en parlais plus tard calmement à la famille. Mais, là encore, ils avaient
pris une décision familiale et non, ils ne lui donneraient définitivement rien
à boire. Ils m’en expliquèrent la raison. Il semblait que l’Élisabeth avec
laquelle je passais du temps et l’Élisabeth qu’ils connaissaient quand elle
buvait étaient deux personnalités complètement différentes. En fait, ils
avaient du mal à croire combien elle était devenue agréable, étant donné
qu’ils n’avaient pas vu ce côté-là d’elle depuis au moins quinze ans.
Durant les deux semaines qui suivirent, je l’interrogeai sur sa dépendance
à l’alcool, quand elle amenait la conversation sur ce sujet. Élisabeth
expliqua que, malgré l’envie encore irrésistiblement présente qu’elle avait,
elle était contente aussi de pouvoir se rappeler qui elle était avant que
l’alcool ne lui dérobe sa vie. Cela avait commencé trop facilement. Elle
avait toujours bu quelques verres de vin au dîner avec sa famille et ce, sans
problème pendant des années.
Puis elle s’était engagée dans la vie active et avait siégé au conseil
d’administration de différentes sociétés de bienfaisance. Elle admit que les
nombreuses personnes qu’elle avait rencontrées alors ne buvaient pas
immodérément, mais qu’elle avait été attirée par ceux qui le faisaient. Elle
sentait que personne ne faisait plus attention à elle à la maison, mais que sa
présence était importante pour ces nouveaux amis. Maintenant qu’elle avait
l’esprit plus clair, elle réalisait qu’ils avaient, comme elle, cherché à attirer
l’attention sur eux, qu’ils avaient tous besoin d’être reconnus à travers ce
cercle d’amis et leur addiction à la boisson.
Élisabeth me dit que l’alcool lui donnait de l’assurance, ou du moins,
c’était ce qu’elle pensait quand elle était ivre. Cependant, elle avait adopté
un franc-parler, était devenue lourde et finalement amère et méchante avec
les autres. C’était ce qui lui avait fait perdre le cercle initial de ses anciens
amis. Ils avaient essayé de l’approcher par l’amour et le soutien, de l’aider à
voir sa propre déchéance, dont ils étaient douloureusement témoins, mais
elle avait été arrogante avec eux et avait fini par repousser jusqu’au dernier
d’entre eux.
Ceci ne fit que confirmer à son esprit ivre, la loyauté de ses nouveaux
amis qui ne la jugeaient pas pour son addiction à l’alcool. C’était
évidemment parce qu’ils buvaient eux-mêmes. L’autre raisonnement qu’elle
avait avancé pour continuer à se justifier pendant toutes ces années était
que, au moins, sa famille la remarquait. Bien que ce ne soit pas d’une
manière positive, au moins, elle ne se sentait pas ignorée comme elle l’avait
été avant de commencer à boire excessivement. Sa perte de contrôle allait
les obliger à faire attention à elle.
Plus les capacités d’Élisabeth déclinaient du fait de son alcoolisme, plus
sa famille devait l’aider et elle finit par se sentir de plus en plus mal. Elle
avait d’abord commencé par apprécier l’attention qu’ils lui portaient. Mais
elle finit par ne plus pouvoir faire les choses toute seule et ce manque de
contrôle lui donnait un sentiment d’insécurité accru et une mauvaise image
d’elle-même. Ainsi, alors qu’au départ, elle avait été blessée par le manque
d’attention de sa famille qui dédaignait sa présence ou ses opinions, elle
avait fini par vraiment dépendre d’elle et se détestait pour cela. Cela ne fit
que perpétuer le cycle d’indignité.
« Vous savez, Bronnie, on ne veut pas toujours guérir non plus. Et
pendant longtemps, ce fut mon cas. Le rôle de personne malade me donnait
une identité. Il est clair qu’ainsi, je m’empêchais de devenir une meilleure
personne. Mais j’obtenais de l’attention et me leurrer me rendait plus
heureuse qu’être courageuse et en bonne santé. » Cet aveu d’Élisabeth était
la vision rétrospective d’une femme qui avait maintenant emprunté la voie
rapide vers la sagesse. Être sevrée depuis presque trois mois et faire face au
fait qu’elle était mourante l’avaient énormément changée.
Connaître l’histoire complète et fidèle d’Élisabeth liée à son addiction
m’aidait aussi à mieux la cerner et à comprendre sa famille. Finalement, les
décisions strictes qu’ils avaient prises l’avaient vraiment aidée à redevenir
meilleure. Même si, en ce qui me concerne, je n’aurais probablement pas
agi de manière aussi fermée et cachottière, je finis par les respecter et par
admettre qu’ils cherchaient vraiment à l’aider et à faire au mieux pour eux-
mêmes. Et ils y réussissaient. Une part de leur succès venait cependant de
l’attitude d’Élisabeth elle-même. Le fait d’admettre sa mort avait changé sa
manière de considérer la vie et elle avait courageusement accueilli la leçon.
Pendant ses deux dernières semaines, je pus observer une guérison
extraordinaire s’établir entre Élisabeth et sa famille. L’une des plus belles
choses que j’avais apprises dans mon travail en soins palliatifs était de ne
jamais sous-estimer la capacité d’apprentissage des gens. La paix qu’elle
avait trouvée et dont j’étais témoin, était quelque chose que j’avais déjà vu
chez d’anciens clients. C’était très gratifiant.
Environ une semaine avant son décès, j’informais son mari et ses fils des
regrets qu’avait exprimés Élisabeth à l’idée d’avoir perdu ses anciens amis
et je dis qu’il n’était peut-être pas trop tard pour les rechercher, quand bien
même cela n’aboutirait qu’à une conversation téléphonique. Ils n’avaient
plus maintenant à craindre que des amis lui passent furtivement de l’alcool.
C’était le cadet des soucis de chacun. Son bien-être était tout ce qui
comptait maintenant et toute la famille ayant pansé ses plaies, approuva
immédiatement cette idée.
Deux jours plus tard, deux belles femmes adorables et en bonne santé
pénétrèrent dans la chambre d’Élisabeth peu de temps après que je l’ai
aidée à s’installer confortablement pour prendre son thé. L’une d’entre elles
vivait maintenant dans la montagne en dehors de la ville, à environ une
heure de là où nous nous trouvions. L’autre avait pris l’avion depuis la côte
du Soleil de Queensland jusqu’à Melbourne dès qu’elle avait appris la
nouvelle. Elles étaient maintenant assises autour du lit d’Élisabeth et elles
bavardaient en se tenant les mains et en souriant.
Les laissant à leur intimité, je quittai la pièce avec des larmes de joie.
Alors que je m’éloignais, j’entendis Élisabeth faire des excuses à ses deux
amies, qui lui pardonnèrent immédiatement. C’était du passé, cela n’avait
aucune importance, disaient-elles. Son mari Roger et moi nous assîmes
dans la cuisine, en larmes, mais ravis.
Les amies restèrent deux heures qui laissèrent Élisabeth à la fois exaltée
et complètement épuisée. Elle tomba aussitôt dans un profond sommeil et je
n’eus pas l’occasion de bavarder avec elle avant de rentrer chez moi. Quand
je revins deux jours plus tard, elle était très faible, mais tenait à parler.
« C’était formidable, n’est-ce pas ? Oh, revoir à nouveau leur visage ! »,
dit-elle en souriant de bonheur. Incapable de soulever sa tête des oreillers,
elle tourna les yeux vers moi assise à côté d’elle.
« C’était merveilleux », lui dis-je.
« Ne perdez pas contact avec les amis qui vous sont les plus chers,
Bronnie. Ceux qui vous acceptent comme vous êtes et qui vous connaissent
très bien sont plus précieux que toute autre chose à la fin. Je parle par
expérience », insista-t-elle doucement en me souriant à travers sa maladie.
« Ne laissez pas la vie se mettre en travers de votre chemin. Arrangez-vous
toujours pour savoir où les trouver et faites-leur savoir que vous les
appréciez. Ne craignez pas non plus d’être vulnérable. J’ai perdu du temps
en ne voulant pas leur faire savoir dans quel état misérable j’étais. »
Élisabeth avait pu se pardonner et avait été capable d’abandonner ses
propres jugements. Elle avait trouvé la paix et retrouvé ses amies.
À l’aube de son dernier jour, j’étais en train de lui humecter les lèves. Sa
bouche ne produisait plus de salive et elle luttait pour parler, sans trouver
l’énergie de le faire. Quand j’eus terminé, elle me regarda en souriant et
murmura ce mot : « Merci. » La regardant, je lui rendis la même
reconnaissance avec un sourire. Puis je l’embrassai sur le front et lui tins la
main pendant un moment, tandis qu’elle pressait la mienne.
Sa chambre était pleine de gens qui l’aimaient. Toute sa famille était
présente, ainsi que les deux adorables amies que j’avais rencontrées
quelques jours plus tôt. Je reculais pour laisser la place à ceux qu’elle avait
le plus aimés.
Élisabeth avait laissé revenir l’amour dans sa vie et apprécié la valeur de
sa famille et des véritables amis juste à temps. Elle quitta cette Terre
entourée d’amour, sachant que sa présence avait été énormément appréciée
et que ses amies savaient qu’elle les avait aimées.
Donnez-vous l’autorisation

En matière de travail, prendre soin d’Harry fut la période la plus facile


que j’ai connue jusqu’ici. Non seulement c’était un être merveilleux, mais
sa famille insistait pour tout faire. Trois des cinq filles d’Harry vivaient
dans le même district et lui apportaient ses repas presque tous les jours et
l’un de ses fils tenait à veiller lui-même sur son père. Alors que je
m’interrogeais sur la nécessité pour moi d’être là, les filles et les autres fils
m’assurèrent qu’ils voulaient vraiment m’avoir à leurs côtés.
Par conséquent, je passais la plupart de mon temps à lire ou à écrire. Il y
avait très peu de travaux ménagers à faire dans une maison déjà propre et
bien rangée, avec son seul résident grabataire. Je pus toutefois composer
deux recettes d’une délicieuse soupe dans sa cuisine.
Harry avait des sourcils broussailleux, des oreilles poilues, un visage
rouge et un rire authentique. Nous nous plûmes au premier regard. Dès la
première minute de notre rencontre, nous avions tous deux commencé à
plaisanter. Notre association s’avéra donc facile et naturelle dès le début.
Cependant, ce fut une autre histoire avec son fils, Brian. Il était très
arrogant. Harry et Brian s’étaient brouillés quelques années auparavant et,
bien qu’ils aient continué à se voir, leur lien n’avait plus jamais été le
même. Le reste de la famille disait que c’était de la faute de Brian. Je
n’étais pas là à ce moment-là et je n’étais pas non plus à la place d’Harry ou
de Brian, je ne pouvais donc pas savoir ce qui s’était passé. En outre, cela
ne m’intéressait pas. Mais il était évident que Brian cherchait à rattraper le
temps perdu en insistant pour être l’acteur principal dans l’encadrement des
soins.
Brian intervenait dans toutes mes tentatives pour aider Harry. J’avais fini
par apprendre à trouver les positions qui convenaient le mieux à mes
clients. C’était quelque chose d’intuitif et beaucoup d’entre eux m’en
complimentaient. Mais la famille, par prévenance, rajuste souvent les
oreillers et les soutiens, ignorant combien un corps peut être sensible à ce
moment-là, et sans savoir que le moindre ajustement peut annuler le peu de
confort qui lui reste.
Chaque jour, dès que son fils partait à contrecœur travailler quelques
heures, la première chose que je faisais était de réinstaller Harry
confortablement. Chaque fois que je trouvais un petit moment dans la
journée pour m’occuper de lui sans que son fils joue les chiens de garde, la
première chose qu’Harry me demandait était d’ajuster au plus vite ses
oreillers.
Chaque après-midi, nous avions cependant l’occasion de passer quelques
heures ensemble, avant que la famille n’arrive en masse pour dîner, même
si leur père ne mangeait presque plus. Ce furent des heures merveilleuses
qu’Harry appelait affectueusement « heures de paix ». Nous bavardions et
riions, pendant que je vaquais à ses soins corporels. Tout ceci était
généralement suivi d’une tasse de thé et d’autres bavardages.
Harry avait perdu sa femme vingt ans plus tôt, mais cela ne l’avait pas
empêché de continuer à vivre confortablement. Il avait aimé son travail et
avait été encore plus occupé à la retraite, ayant rejoint deux clubs sportifs et
communautaires. Bien qu’il ait une maladie en phase terminale, il avait joui
d’une santé de fer toute sa vie.
« Je respecte le cadeau de santé que j’ai reçu en restant actif et en ne
croyant pas au quota d’années qui vous dictent ce que vous devriez faire,
me dit Harry. Les gens vieillissent avant l’heure, vous savez. » Bien qu’à
l’article de la mort, Harry était l’homme de quatre-vingts ans le plus en
forme qu’il m’ait été donné de rencontrer. La maladie commençait
évidemment à l’épuiser, mais l’évidence de sa forme antérieure
transparaissait encore. Par exemple, quand je massais ses jambes, je pouvais
encore sentir le tonus musculaire qu’il avait acquis grâce à la marche.
« Quand vous êtes à la retraite et que vos enfants élèvent leurs propres
enfants, le besoin d’avoir des amis devient encore plus important, dit Harry.
C’est pourquoi, à la mort de ma femme, que Dieu ait son âme, je me suis
inscrit au club de canotage. Puis, j’ai rejoint un club de randonnée. Je me
demande comment je faisais pour trouver le temps de travailler ! » Harry
croyait beaucoup en l’importance du noyau familial, affirmant que les
grands-parents font intégralement partie de la vie des enfants et devraient
avoir de nombreuses occasions de passer du temps avec eux. Cela se
reflétait dans les relations qu’il entretenait avec ses petits-enfants qui lui
rendaient visite chaque jour et dans l’influence positive et aimante qu’il
avait sur chacun d’eux.
« Ma famille passe avant, mais on a aussi besoin de gens de son âge. Si je
n’avais pas eu les amis que j’ai rencontrés dans les clubs, j’aurais été un
vieillard très seul. Je n’aurais pas manqué de compagnie puisque j’ai mes
enfants et mes petits-enfants, mais j’aurais manqué de la compagnie de
personnes de ma génération. »
Nous passions des heures à bavarder dans la chambre jusqu’à ce que le
soleil déclinant nous avertisse que les « heures de paix » allaient prendre
fin. La famille allait bientôt envahir la maison, mais Harry voulait toujours
prolonger nos bavardages aussi longtemps que possible. Il disait qu’il ne
comprenait pas pourquoi les gens attendaient qu’il soit trop tard pour
comprendre combien les amis étaient importants. Bien que ce soit
merveilleux que des gens plus âgés aient réussi à maintenir une position
aimante et respectée au sein de la famille, il se sentait frustré que la plupart
d’entre eux n’aient pas également consacré du temps à l’amitié en cours de
route.
« Ils en prendront conscience trop tard, insista-t-il. Mais il ne s’agit pas
seulement de ma génération. Je vois aussi les plus jeunes qui se laissent
happer par toutes leurs occupations, sans même garder, à l’occasion, un
petit peu de temps pour eux-mêmes, pour faire des choses qui les rendent
heureux à un niveau individuel. Ils ont complètement perdu de vue ce qu’ils
sont vraiment. Les moments passés avec des amis leur rappellent qui ils
sont, en dehors d’être des mamans, des papas, des grands-mères, des
grands-pères. Comprenez-vous ce que je veux dire ? »
Convenant que j’avais vu beaucoup de gens emprunter ce chemin,
j’ajoutais que j’en avais vu d’autres qui avaient gardé un petit peu de temps
pour eux-mêmes et étaient bien plus heureux. Ils étaient aussi de meilleure
compagnie pour les autres.
« Exactement !, dit-il en riant et en marquant son accord en frappant le
lit. Une bonne amitié nous stimule. La beauté de l’amitié réside dans le fait
que les gens nous prennent tels que nous sommes, avec les choses que nous
avons en commun. L’amitié consiste à être accepté pour ce que vous êtes et
non pour ce que les gens aimeraient que vous soyez, un partenaire ou une
famille par exemple. Nous devons entretenir nos amitiés, ma chère enfant. »
Vu le nombre de visiteurs qui venaient le voir régulièrement, il était
évident que cet homme joignait les actes à la parole. Ses amis étaient tous
des gens heureux et joviaux et apportaient beaucoup de joie avec eux. Ils
respectaient cependant sa maladie et acceptaient qu’il doive parfois se
reposer et ne pas être dérangé.
Un autre après-midi, Harry m’interrogea sur mes propres amis. Je lui
parlai donc de mes amis proches et lui expliquai que certaines de mes
anciennes amitiés avaient changé dernièrement, par suite de ma
transformation personnelle.
« Oui, c’est bien naturel, dit-il. Les amis vont et viennent au cours de la
vie. C’est pourquoi nous devons les chérir lorsqu’ils sont là. Parfois, vous
ne faites que terminer d’apprendre ou de partager ce que vous étiez venus
faire ensemble. Mais d’autres tiendront la distance et ce passé et cette
compréhension sont réconfortants quand vous êtes au bout du chemin. »
Au cours de ces conversations, nous étions tombés d’accord sur le fait
que les femmes ont un sens de l’amitié différent de celui des hommes. Elles
considèrent l’amitié à un niveau plus émotionnel, c’est-à-dire que l’amitié
se renforce avec le nombre de conversations portant sur des choses
affectives. « Les hommes ont aussi besoin d’amitié pour bavarder, disait-il.
Mais ils y arrivent mieux en faisant des choses ensemble, comme jouer au
tennis, faire du vélo ou toute autre activité. Les hommes aiment l’amitié
quand ils peuvent régler des choses, résoudre des problèmes, qu’ils soient
physiques ou affectifs, et cela se passe le plus souvent quand ils sont
actifs. »
« Comme par exemple construire ensemble une clôture autour d’un
champ », suggérai-je.
Harry éclata de rire. « Oh là là, vous pouvez sortir la fille de la
campagne, mais vous ne pouvez sortir la campagne de la fille. Oui, c’est un
exemple très rural, Bronnie, mais c’est exact. Construire une clôture ou
faire quelque chose de manuel ensemble renforce les liens pour les
hommes. »
Il continua de rire et me dit que si je voulais m’engager avec un bel
homme, tout ce que j’avais à faire était de l’aider à construire une clôture.
Je lui répondis que j’allais garder son conseil en mémoire.
En partageant avec moi quelques-unes de ses histoires favorites sur la
camaraderie, Harry ne faisait que confirmer les bienfaits des amitiés qui
existaient déjà. Chaque jour, de charmants amis lui rendaient visite. Ils
avaient cependant établi un tour de rôle entre eux afin de ne pas l’épuiser.
Ainsi, chacun avait la chance de pouvoir passer un petit moment avec lui.
C’était loyal et merveilleux.
Nous savions aussi tous les deux que, durant ces « heures de paix », une
nouvelle amitié était née entre nous. Cela le frustrait, disait-il, de me savoir
dans une autre pièce de la maison le reste de la journée, en train de lire ou
d’écrire, alors que je pourrais être dans sa chambre à bavarder avec lui. Je
ris en acquiesçant. Mais il comprenait, tout comme moi, le besoin de Brian
de se racheter et son désir d’aider son père. Harry ne voulait pas que Brian
se sente coupable, mais il était certain que c’était malheureusement le cas. Il
acceptait donc la situation et permettait à son fils de se sentir indispensable
durant leurs dernières semaines ensemble. « Même s’il ne sait pas arranger
les oreillers », soupira-t-il.
Harry se montrait philosophe sur sa maladie et ce qui allait suivre. Il
avait vécu sa vie à fond, disait-il, et était prêt à aller voir ce qui l’attendait
après. Il nous arrivait parfois de parler de sa mort prochaine, mais il
continuait à orienter la plupart de nos conversations sur le sujet de l’amitié :
les souvenirs, l’importance des amis et la nécessité qu’ils soient heureux et
tolérants. Il me poussait aussi à lui raconter certains de mes souvenirs
préférés liés à l’amitié. « Commencez par un souvenir d’enfance. Voyons
d’où vous venez », disait-il. Puis il riait de plaisir quand mon histoire
commençait dans un environnement rural, un champ de blé.
Vers l’âge de douze ans, nous avions quitté une ferme d’élevage de
bovins et de plantation de luzerne pour nous installer dans une ferme
d’élevage de moutons et de plantation de blé. Elle se trouvait à des
kilomètres de la ville et on pouvait voir un ciel immense et magnifique.
Environ un an plus tard, ma première chienne disparut brutalement, à l’âge
de sept ans. Nous avons supposé qu’elle s’était fait mordre par un serpent,
car nous n’avons pas pu la retrouver. Ce n’était pas surprenant tant la ferme
était étendue. J’en fus cependant très accablée. Quelques mois plus tard, ma
famille m’acheta une autre chienne. C’était un petit bichon maltais blanc
qui semblait ne pas réaliser qu’il était censé être un chien de garde. Il
passait ses journées à chasser les chiens qui gardaient les moutons, les
bergers allemands ou australiens, dans tous les coins du champ.
Ma meilleure amie, que j’avais depuis les années de collège, s’appelait
Fiona. Bien qu’elle vive en ville, nous passions la plupart de notre temps à
la ferme. Je restais aussi de temps en temps dans la maison de ses parents,
en ville, particulièrement quand nous devînmes des jeunes filles et qu’il y
avait des garçons à embrasser. L’une des choses principales qui nous
avaient rapprochées, Fiona et moi, au fil des années, était notre goût pour
les randonnées. Je ne peux dire combien de kilomètres nous avons
parcourus ensemble durant les décennies de notre amitié : le long des
plages, dans les forêts tropicales, les rues de la ville, les pays étrangers, les
sentiers de la brousse, pour n’en nommer que quelques-uns. Tout ceci avait
commencé par une marche dans les champs de blé.
Comme d’habitude, ma chienne et un couple d’autres chiens nous
accompagnaient. Il n’était pas rare non plus de voir, quand nous nous
retournions, que nous étions suivies par un ou deux chats. Quand nous
longions le chemin qui menait à l’un des champs les plus éloignés, les
chiens courraient au milieu des blés. Ce n’était pas un problème quand les
épis étaient encore courts, mais au fur et à mesure qu’ils poussaient, mon
petit chien devenait invisible. Fiona et moi eûmes droit à l’un des meilleurs
sketchs comiques ce jour-là.
À la suite des gros chiens que nous pouvions voir distinctement par-
dessus les parties les plus hautes des cultures, nous distinguions une sorte
de traînée qui faisait onduler les blés, formée par ma petite chienne qui
courrait à l’aveuglette derrière eux. Une petite tête blanche surgissait de
temps en temps et regardait autour d’elle, tel le télescope d’un sous-marin
émergeant de l’eau, jusqu’à ce qu’elle repère les autres chiens. Elle
disparaissait ensuite à nouveau dans les blés, déclenchant une autre traînée
ondoyante dans la nouvelle direction. Puis, le mouvement s’arrêtait, la
petite tête blanche émergeait à nouveau, repérait la cible, disparaissait et se
remettait à courir. Ce manège dura une éternité et à la fin, chaque fois que
nous apercevions la petite tête blanche surgir et regarder autour d’elle,
Fiona et moi éclations d’un rire hystérique d’adolescentes. Nos joues étaient
douloureuses d’avoir trop ri et, tandis que les larmes coulaient sur notre
visage, nous nous appuyions l’une sur l’autre, pour nous soutenir avant de
voir ressurgir la petite tête blanche et redoubler de rire. À la fin, nous
pouvions à peine nous tenir debout.
Raconter ce souvenir, aussi simple que précieux, me rappela en un instant
la valeur de l’amitié. Harry riait avec moi, et à ce moment-là, l’innocence
de la jeunesse et le rire insouciant et sans inhibition que j’avais l’habitude
de partager avec Fiona me manquèrent. « Où est-elle maintenant ? », me
demanda Harry. Je lui expliquai qu’elle vivait dans un autre pays et que
nous avions perdu le contact. La vie avait passé, dis-je et j’avais maintenant
d’autres amis qui étaient plus proches. D’autres facteurs aussi avaient influé
sur notre amitié, d’autres gens, mais aussi d’autres goûts et des différences
graduelles dans notre mode de vie. Harry reconnut que nous ne pouvions
pas revenir en arrière, mais que peut-être la vie pourrait nous amener à nous
croiser à nouveau. Ayant déjà été témoin de nombreux changements dans la
vie, j’admis que c’était possible. Quoi qu’il en soit, cela n’avait pas
d’importance. Je chérissais ce souvenir et souhaitais le meilleur à Fiona, la
remerciant silencieusement pour les leçons et l’amitié que nous avions un
jour partagées.
Nombre de mes souvenirs d’amitié étaient liés à la marche, aux
discussions et aux rires. Durant les deux semaines suivantes, j’en partageais
quelques-uns avec Harry. Ayant lui-même été un bon marcheur, il me parla
de certains souvenirs qu’il en avait gardé, des endroits qu’il avait parcourus
et des amis avec lesquels il avait partagé ces expériences. Je pouvais
imaginer son groupe de randonneurs stimulés par le rire d’Harry pendant la
marche. Je souris à cette pensée et, quand il m’interrogea sur la raison de ce
sourire, je lui répondis avec joie. Harry admit que les randonnées étaient
toujours accompagnées de rires joyeux.
Je devais justement quitter Harry la semaine suivante pour faire une
longue randonnée. Je n’étais pas certaine qu’il soit encore en vie au moment
où j’avais fait la réservation. Ainsi, bien qu’attendant avec impatience de
m’éloigner de la ville, j’étais aussi un peu triste de le quitter, sans savoir s’il
serait encore là à mon retour. Quand je dis à Harry ce que j’allais faire, il se
montra sincèrement enthousiaste et me dit qu’il serait avec moi en esprit,
qu’il soit vivant ou non.
La randonnée avait lieu chaque année dans un lieu reculé et se terminait
toujours au même lac. Cependant, chaque fois, nous suivions un affluent
différent. Elle commençait cette année dans des fermes, à la source même
d’une rivière. Nous devions suivre cette rivière dont le lit était en partie tari
jusqu’au lac.
Cette marche avait pour but de donner aux participants l’opportunité de
se guérir avec la Terre, car nous empruntions des sentiers sur lesquels
avaient marché d’anciennes civilisations. Les rivières devaient servir de
grandes voies de communication à l’époque, du moins de voies publiques,
le long desquelles vivaient les tribus qui se déplaçaient d’un lieu à un autre.
Un ancien aborigène nous bénit lors de notre participation à une cérémonie
de la fumée purificatrice, puis nous repartîmes pour six jours de marche.
Chacun avait trouvé son rythme. Nous étions une douzaine de personnes.
Certaines marchaient en groupe et bavardaient. D’autres se joignaient à
elles de temps en temps puis se retiraient. D’autres encore s’arrêtaient pour
prendre des photos de tout ou marchaient en solitaire. Chaque soir, un
couple de volontaires nous rejoignait avec la remorque qui transportait
notre matériel et nous installions un camp. Puis, autour d’un paisible feu de
camp, un dîner communal était préparé, tandis que de belles amitiés se
formaient sous une magnifique couverture d’étoiles.
Notre lien avec la Terre se renforçait à chaque pas. Bien qu’appréciant les
conversations quand nous nous arrêtions pour faire une pause, je trouvais
plus agréable de marcher seule et mon rythme m’y poussait de toute façon.
Ayant fait d’innombrables randonnées dans le passé, mon allure me portait
naturellement en tête du groupe principal. Un autre marcheur, une âme sage
et bienveillante qui avait organisé ces randonnées à l’origine, était toujours
devant moi, marchant aussi à son propre rythme.
Le temps passé seule uniquement à marcher et à marcher encore me
permettait aussi de retrouver une certaine clarté en moi-même. C’est à ce
moment-là que je réalisai que je n’avais plus envie de continuer encore très
longtemps le gardiennage de maisons. Quelque chose en moi commençait à
penser au confort de disposer à nouveau de ma propre cuisine. Tous les
voyages que j’avais appréciés jusqu’à maintenant commençaient à
m’épuiser. Une nouvelle graine était semée, non pas en grande fanfare, mais
comme une tranquille acceptation intérieure que quelque chose changeait.
Je continuai ma marche paisiblement.
Il est rare de pouvoir marcher aussi loin à notre époque, étant donné que
les terres sont maintenant divisées en propriétés. Heureusement, tout avait
été préparé et nous pouvions donc traverser les fermes sans aucun
problème. Au milieu du stress de la vie moderne, il est très facile de ne pas
prêter attention à la Terre sous nos pieds. En général, nous ressentons
indéniablement un lien avec la Terre quand nous nous arrêtons et absorbons
la beauté de la nature. Cependant, le fait de pouvoir marcher six jours
d’affilée me permit de ressentir une connexion qui m’avait manqué sans
que je m’en aperçoive, en dépit des longs moments que j’avais déjà passés
dans un sentiment de plénitude et d’appréciation de la planète.
Le long du chemin, nous découvrîmes des gravures de peuples
ancestraux et nous nous émerveillâmes devant de magnifiques gommiers
rouges âgés d’environ trois cents ans. Il y avait des sculptures complexes,
ainsi que des indentations dans l’écorce desquelles des canoës avaient été
sculptés. Ce témoignage des peuples passés dont les tribus ont disparu
depuis longtemps était à la fois déchirant et inspirant. L’énergie de certains
lieux était incroyablement puissante et je compris pourquoi c’était une
randonnée destinée à la guérison.
En outre, la plupart des exploitations que nous traversions me rappelaient
l’endroit où j’avais grandi. Même l’odeur des fèces de moutons faisait
ressurgir en moi un flot de souvenirs et ce fut un plaisir de me retrouver
dans un climat sec et poussiéreux, même si ce n’était que temporaire. À
chaque enjambée, ma forme s’améliorait et je me pris à rêver de revenir
dans un monde où la marche serait le principal moyen de transport. Cela me
paraissait bien plus sensé que la course effrénée et l’agitation de la vie
moderne.
Ce fut un réel soulagement pour moi de trouver un étang frais où me
baigner, un jour où j’avais perdu de vue le groupe pendant un court
moment. Après m’être déshabillée et avoir nagé dans cette eau claire et
rafraîchissante, je me sentis régénérée, l’eau m’ayant nettoyé tant l’esprit
que le corps. Chaque moment de cette semaine-là fut une bénédiction
spirituelle, alors que le contact avec la nature se renforçait.
Le paysage changeait continuellement tandis que nous marchions depuis
huit heures du matin jusqu’à dix-sept heures ; puis, venait le moment
d’installer le camp. D’autres signes d’une vie passée parsemaient également
notre chemin. Une vieille charrette, qui s’était un jour embourbée dans la
rivière, faisait partie du paysage aride et devait être là depuis plus de cent
ans. Une cabane de pierres sans toit témoignait aussi de la présence
d’habitants de la rivière d’un autre temps. Le plus beau cependant fut le
moment où nous vîmes les gravures et prîmes conscience de l’unique leçon
d’histoire que nous avions la chance de recevoir, confirmant la vie de ces
anciens peuples dont nous suivions maintenant la trace.
Après six jours entiers de marche et quatre-vingts kilomètres parcourus,
nous arrivâmes fourbus mais vivifiés. Ce fut avec une grande tristesse que
je fis mes adieux aux autres randonneurs, mais j’étais encore plus accablée
que la randonnée se termine. Le jour suivant, je marchais cinq heures de
plus autour du lac asséché, car je n’arrivais pas à me soustraire au mode
marche. Un petit festival de musique, qui avait été organisé en faveur de la
randonnée, avait lieu quelques jours plus tard. Je restais donc à flâner dans
le coin avant de revenir à Melbourne.
Heureusement, Harry était toujours là, ce qui me permit de passer un peu
plus de temps avec lui. Cependant, pendant les dix jours où je m’étais
absentée, la maladie avait pris le dessus sur son corps et il me parut très
émacié. Le tonus avait quitté ses jambes, qui avaient été autrefois si
musclées ; son gros visage rond était maintenant décharné et sa peau était
devenue flasque. Cependant, c’était toujours Harry, un homme encore beau
et agréable.
Pendant ce temps, l’ardeur désespérée dont faisait preuve Brian pour
veiller sur son père s’était accentuée. Il était plus dominateur que jamais et
s’arrangeait pour ne pas quitter la maison plus de quatre heures chaque
après-midi. J’étais reconnaissante d’avoir pu passer ces « heures de paix »
avec Harry avant de partir, car elles se raréfiaient. Outre l’attitude
obsessionnelle de Brian, Harry dormait beaucoup plus.
Cependant, le hasard voulut que Brian soit appelé à l’improviste un matin
et soit obligé de me passer le relais à contrecœur pour rester auprès de son
père. Harry était justement dans l’un de ses meilleurs jours. Non pas que sa
vivacité fût très grande, mais il était du moins éveillé et capable de parler un
peu.
À sa requête, je lui racontai ma randonnée et les révélations intérieures
que j’avais eues depuis mon départ. Il me posa des questions sur les autres
randonneurs et sur les changements qu’ils avaient constatés en eux ou que
j’avais remarqués. Il y avait beaucoup à partager.
« Et qu’allez-vous faire cette semaine en ce qui concerne vos amis,
Bronnie ?, demanda-t-il de sa voix sans timbre. Combien de temps allez-
vous passer avec des amis de qualité ? C’est ce que je veux savoir. » Sa
persistance à revenir sur ce sujet me fit rire et je lui répondis que j’aurais
tout le temps plus tard de me rattraper avec d’autres amis. Pour le moment,
je voulais profiter de mon temps avec lui, Harry, qui était aussi mon ami.
« Ce n’est pas suffisant, ma chère petite fille. Vous faites comme les
autres. Vous avez sûrement appris maintenant que vous devez aussi vous
consacrer un peu de temps. Trouvez l’équilibre et passez régulièrement des
moments avec vos amis. Faites-le pour vous, encore plus que pour eux.
Nous avons besoin de nos amis. » Harry me lança un regard sévère
d’avertissement. Mais nous savions tous deux qu’il y avait de l’amour
derrière son insistance.
Il avait raison. Je devais consacrer régulièrement un peu de mon temps à
mes amis au lieu de faire des missions de douze heures d’affilée en tant
qu’auxiliaire de vie et de me rattraper plus tard. Malgré mon amour pour ce
travail et les rires merveilleux que j’avais parfois partagés avec les clients et
leur famille, je vivais dans un monde bien trop sérieux. Le fait de ne
fréquenter que des personnes mourantes ainsi que la tristesse des familles
que je devais supporter exigeaient d’être compensés par une légèreté que
seuls les amis sont capables de nous offrir. La joie était absente de ma vie et
ce n’est qu’à ce moment-là que je m’en suis vraiment aperçue.
« Vous avez raison, Harry », admis-je. Il sourit et souleva son bras pour
m’enlacer. Je me baissai et l’embrassai en souriant.
« Il ne s’agit pas simplement de rester en contact avec vos amis, mon
petit. Il s’agit aussi de vous faire le cadeau de leur compagnie. Vous
comprenez, n’est-ce pas ? », demanda-t-il tant oralement que par son
regard.
Secouant la tête avec conviction, je répondis : « Oui, Harry, je
comprends ». Je sortis un peu plus tard pour lui permettre de se reposer.
J’avais apprécié son point de vue et la sincérité directe que nous avions
partagée.
Harry eut la chance de partir en douceur. Il mourut dans son sommeil
quelques jours plus tard. Sa fille m’appela pour m’annoncer la nouvelle et
me remercia sincèrement. Je lui dis qu’Harry m’avait aussi beaucoup
apporté. J’étais ravie de l’avoir connu.
« Donnez-vous l’autorisation de passer quelques moments avec vos
amis », l’entendais-je dire encore. Les paroles de ce cher homme aux
sourcils broussailleux, au visage rouge et au grand sourire résonnent encore
en moi.
Regret no 5

Je regrette de ne pas m’être permis


d’être plus heureux

Cadre supérieure dans une entreprise internationale, Rosemary était une


femme en avance sur son temps. Elle avait gravi les échelons de la
hiérarchie avant même que des femmes soient admises dans ce rôle. Avant
cela toutefois, elle avait vécu en fonction des attentes de la société de cette
époque et s’était mariée jeune. Malheureusement, le mariage l’exposa à des
maltraitances physiques et mentales. Le jour où elle fut retrouvée presque
morte à la suite d’une raclée particulièrement violente, fut celui où elle
décida qu’il était temps de s’échapper pour de bon.
Bien qu’elle ait une raison tout à fait valable de vouloir mettre fin à son
mariage, le divorce faisait encore scandale à l’époque. Ainsi, pour protéger
la réputation familiale dans une ville où son nom était célèbre, Rosemary
avait fui la ville et était repartie à zéro.
La vie avait endurci son cœur et son mode de penser. Elle gagnait
maintenant l’approbation familiale et rehaussait son image par le biais de sa
réussite dans un monde dominé par les hommes. Elle n’envisageait même
plus la possibilité d’un autre genre de relation. En revanche, elle grimpa les
échelons avec une détermination sans faille, un QI élevé et une énorme
somme de travail, jusqu’à devenir la première femme de son état à occuper
le haut niveau de direction qu’elle avait atteint.
Habituée à dicter aux gens ce qu’ils devaient faire, Rosemary aimait le
pouvoir que lui donnaient ses attitudes intimidantes. Ce comportement s’en
ressentait cependant sur le personnel soignant. Elle avait renvoyé les aides-
soignantes les unes après les autres, toujours mécontente d’elles, jusqu’au
jour où je suis arrivée. Elle m’aimait bien parce que j’avais travaillé dans
des banques, ce qui, à ses yeux, confirmait que je n’étais pas stupide. Ce
n’était certainement pas une manière de penser que j’appréciais beaucoup,
mais n’ayant de toute façon plus rien à prouver, je décidais qu’elle pouvait
me juger comme elle le désirait. Après tout, c’était une octogénaire proche
de la mort. Rosemary insista ensuite pour me garder comme auxiliaire de
vie principale.
Les matins étaient particulièrement difficiles et je subissais ses humeurs
autoritaires et son caractère désagréable. Ayant développé un fort sentiment
de dignité, je le tolérais jusqu’à un certain point, tout en sachant qu’il y
aurait des limites à ne pas dépasser. Un jour où elle se montrait
particulièrement odieuse et égoïste, je lui lançai un ultimatum. Soyez plus
gentille sinon je m’en vais. Sur ce, assise sur le bord de son lit, elle me
hurla de m’en aller, de sortir de sa maison, en proférant des paroles encore
plus malveillantes que les précédentes.
Ignorant ses hurlements, je vins m’asseoir auprès d’elle. « Allez-vous en
donc. Sortez », ne cessait-elle de tempêter, en désignant la porte. Je me
contentais de la regarder et de lui envoyer de l’affection en attendant que sa
crise se calme. Un silence s’ensuivit. Nous restâmes toutes deux assises là
quelques instants, sans rien dire, mais assez proches pour pouvoir nous
appuyer l’une sur l’autre. « C’est fini ? », demandai-je en souriant
gentiment.
« Pour l’instant », s’offusqua-t-elle. J’inclinai la tête sans rien dire. Le
silence persévéra. Finalement, je mis un bras autour d’elle, l’embrassai sur
la joue et partis dans la cuisine pour revenir quelques minutes plus tard avec
un plateau de thé. Rosemary était assise dans la même position, semblable à
une petite fille perdue.
Après que je l’ai aidée à se lever, nous nous dirigeâmes vers le canapé de
sa chambre. Le thé attendait sur la table. Rosemary s’assit, leva les yeux
vers moi en souriant et je plaçai un beau plaid sur ses jambes avant de
m’asseoir à côté d’elle. « J’ai si peur et je me sens si seule. Ne me quittez
pas, je vous en prie, dit-elle. Je me sens en sécurité avec vous. »
« Je n’irai nulle part. Tout va bien. Tant que vous me traiterez avec
respect, je serai là pour vous », lui répondis-je sincèrement.
Rosemary souriait comme une petite fille avide d’amour. « Alors, restez
s’il vous plaît. Je voudrais que vous restiez. » Hochant la tête, je
l’embrassai à nouveau sur la joue, ce qui fit venir un large sourire sur son
visage.
À partir de ce jour-là, les choses s’améliorèrent immédiatement entre
nous. Elle parla de son passé, ce qui me permit de mieux la comprendre et
de concevoir pourquoi elle avait toujours repoussé les gens. Ayant eu cette
même habitude pendant longtemps et reconnu les bienfaits de m’en libérer,
j’expliquai qu’il n’était pas trop tard pour ouvrir ses portes aux autres.
Rosemary répondit qu’elle ne savait pas comment faire, mais qu’elle était
prête à essayer et à être plus gentille.
Sa maladie évoluait lentement, mais il y avait des signes visibles de sa
progression chaque jour, particulièrement au niveau de la perte de sa force.
Cela commença par un changement progressif et, même si je le voyais,
Rosemary niait parfois la situation. Elle établissait des plans pour que je
tienne ses registres et classe tous ses dossiers de placements et discutait de
choses et d’autres en détail. Je me contentais d’écouter, sachant que cela
n’arriverait jamais. Rosemary expliquait qu’elle allait passer quelques
heures avec moi pour démarrer ce programme alors qu’elle en avait encore
l’énergie. J’avais déjà vu cela : des gens qui continuent à faire des projets
pour leur avenir, alors que leurs forces diminuent un peu plus chaque jour.
Elle insistait aussi pour que je prenne ses rendez-vous en ville, s’assurant
que je passe les appels de sa chambre où elle pouvait écouter chaque mot
que je disais, intervenir constamment et contrôler toute la conversation. Je
devais ensuite les reprogrammer et non les annuler, l’un après l’autre. Il ne
faisait aucun doute que Rosemary avait une personnalité de dirigeante. Si
parfois j’acceptais de faire certaines tâches inutiles pour elle, je refusais
carrément à d’autres moments. Par exemple, je ne voulais pas perdre mon
temps ni mon énergie à essayer de trouver des choses que nous avions déjà
cherchées dans chaque recoin de la maison.
Chaque jour, nous devenions plus proches et sa carapace émotionnelle se
fissurait de plus en plus. Les relations de Rosemary vivaient loin de chez
elle, mais téléphonaient régulièrement. Quelques amis venaient lui rendre
fréquemment visite, ainsi que d’anciens collaborateurs. Cependant, la
plupart du temps, c’était une maison très tranquille avec un magnifique
jardin dont nous profitions ensemble.
Tandis qu’elle m’observait depuis son fauteuil roulant en train de ranger
du linge un après-midi, Rosemary me dit d’arrêter de fredonner. « Je déteste
vous voir tout le temps heureuse et chantonner », déclara-t-elle d’un ton
misérable. Je terminai ce que j’étais en train de faire, fermai la porte du
placard, me retournai et la regardai avec amusement. « Oui, c’est vrai, vous
êtes toujours en train de chantonner et vous êtes toujours heureuse.
J’aimerais que vous vous sentiez malheureuse quelquefois. »
C’était une remarque typique de Rosemary qui ne me surprit pas du tout.
Je n’étais pas toujours heureuse mais, quand je l’étais, cela lui donnait une
raison de se plaindre. Toutefois, au lieu de répondre, je la regardai, fis une
pirouette, lui tirai la langue et quittai la pièce en riant. Elle dut apprécier ma
réaction, car quand je revins dans la chambre un peu plus tard, elle souriait
avec malice et approbation. Elle ne condamna plus jamais mes humeurs
positives après cela.
« Pourquoi êtes-vous heureuse ?, me demanda Rosemary un matin. Je
veux dire, pas simplement aujourd’hui, mais en général. Pourquoi êtes-vous
heureuse ? » Je souris tout en me disant que j’avais dû faire un grand travail
sur moi-même pour qu’on me pose une telle question. Considérant ce que
j’avais à endurer dans ma vie personnelle tout en prenant soin de Rosemary,
c’était une question plutôt poignante.
« Parce que le bonheur est un choix, Rosemary, un choix que j’essaie de
faire chaque jour. Je n’y arrive pas toujours. Ma vie aussi a été dure, d’une
manière différente, mais dure quand même. Mais, plutôt que me concentrer
sur ce qui ne va pas et sur les mauvaises choses que j’ai pu faire, j’essaie de
trouver des bienfaits dans chaque journée et d’apprécier le plus possible le
moment présent, lui dis-je honnêtement. Nous sommes libres de choisir ce
sur quoi nous voulons nous polariser. J’essaie de choisir le côté positif
comme, par exemple, chercher à vous connaître, faire un travail que j’aime,
ne pas être tenue d’atteindre des objectifs de vente et remercier pour ma
santé et pour chaque jour de ma vie. » Rosemary souriait en me regardant
intensément, tout en intégrant mes paroles.
Ce qu’elle ne savait pas cependant, c’est que, tandis que je prenais soin
d’elle, je devais aussi gérer ma propre maladie. Quelque temps auparavant,
j’avais subi une opération mineure. Quand le spécialiste m’avait appelée
pour me donner les résultats, il m’avait dit qu’un doute planait et qu’une
opération plus importante devait être pratiquée immédiatement. Je lui dis
que j’allais y réfléchir.
« Il n’y a pas à réfléchir, avait-il déclaré d’un ton inflexible. Vous devez
subir cette opération ou vous risquez de mourir dans l’année. » Je lui avais
répété que j’allais y penser. J’avais déjà reçu de grands enseignements par
le biais de mon corps, ce qui n’a rien de surprenant étant donné que le corps
est le lieu où est emmagasiné notre passé. Toutes nos peines et nos joies se
manifestent dans le corps d’une façon ou d’une autre. Ayant été capable de
me libérer de petits maux par le passé après avoir travaillé sur différentes
émotions douloureuses, je décidai qu’un énorme cadeau de guérison m’était
maintenant proposé. J’aborderais ma maladie à partir de cette perspective.
Ayant assez à faire avec ma propre peur, je ne pus partager la situation
qu’avec une ou deux personnes. Toute ma force allait être nécessaire pour
traverser ce moment et rester concentrée sur ce que je voulais, c’est-à-dire
la santé. Je ne pouvais donc pas prendre le risque de me charger des
opinions ou des peurs d’autrui. Même si elles étaient fondées sur l’amour, il
n’y avait pas une once d’espace pour les peurs des autres dans ce voyage
vers la guérison. Avoir le courage de m’exprimer sur le plan émotionnel et
de libérer des choses enfouies à des niveaux très profonds devint ma
priorité et cette période fut incontestablement très difficile pendant un
certain temps. Nombre de souffrances du passé remontaient des
profondeurs.
Cela finit par devenir si difficile et si douloureux au niveau émotionnel
que j’envisageais de mourir et demandais à la maladie de m’emporter.
Après avoir fait un sérieux bilan de ma vie entière et accepté que, malgré
mes efforts, je puisse vraiment mourir de cette maladie et n’avoir plus
longtemps à vivre, j’accédais à un état où je trouvais une paix prodigieuse.
Réaliser que j’avais déjà eu une vie incroyable et que j’avais eu le courage
d’honorer mon propre cœur et ce pourquoi j’avais été appelée, me permit de
regarder ma mort en face et d’en accepter l’issue, quelle qu’elle soit. La
paix qui suivit cette acceptation fut merveilleuse.
Tout en continuant ma pratique de méditation quotidienne, je consultais
aussi des livres de guérison et suivais des techniques de visualisation, en
cherchant aussi à libérer les émotions qui voulaient sortir. Certains
changements commencèrent à s’opérer en moi. Finalement, j’atteignis un
stade où je sentis que le pire était derrière moi et que j’étais sur le chemin
de la guérison.
Un gardiennage agréable me fut proposé dans une petite maison au
terrain couvert de vignes et dissimulée derrière une grande grille. Bien que
je sois dans une banlieue très riche, j’étais pratiquement invisible, ce qui me
plaisait beaucoup. Nager dans une piscine avait toujours été une sorte de
bouée de sauvetage pour moi et cette maison en possédait une énorme.
Dans un environnement aussi agréable, je décidai alors de faire un jeûne de
jus de fruits, comme je l’avais fait si souvent et de passer deux jours en
silence et en méditation.
Mon corps m’avait toujours bien indiqué la direction vers laquelle mes
émotions s’étaient orientées. Chaque fois qu’une affection mineure
apparaissait, je pouvais reconnaître l’endroit où s’étaient concentrées mes
pensées ou mes activités les jours ou les semaines qui avaient précédé. Par
conséquent, au fil du temps, j’étais parvenue à établir un canal de
communication très clair et honnête avec mon corps, en écoutant toujours
ce qu’il me disait et en faisant de mon mieux pour suivre les procédures de
rétablissement. J’avais souvent vu des clients ou des amis admettre que
quelque chose n’allait pas dans leur corps, bien avant qu’ils cherchent à y
remédier. Mais ayant été témoin du déclin de la qualité de vie qui nous
attend quand notre santé se détériore, j’avais appris à réagir au moindre
signe de mon corps, dès que je le pouvais et du mieux possible. La santé
nous offre une merveilleuse liberté qui, une fois ébranlée, disparaît souvent
pour toujours.
C’est dans cette maison que j’avais trouvé l’une des méditations que je
pratiquais dans un livre que j’avais acheté récemment. Elle comportait
cependant différents degrés et j’avais déjà accompli une grande partie du
travail. Ce livre particulier s’intéressait à l’intelligence de nos cellules, à la
manière dont elles fonctionnent ensemble et se proposait de nous apprendre
à leur demander d’éradiquer la maladie du corps. Il s’agissait de guérir au
niveau cellulaire. Ainsi, au milieu de la matinée, je m’étais assise sur mon
coussin de méditation et m’étais laissée glisser dans un lieu intérieur
profond et paisible. À l’aide de visualisations et de requêtes, je demandais à
mes cellules de me libérer de toutes les maladies jusqu’à la dernière, quelles
que soient celles qui se trouvaient encore en moi.
La chose suivante dont je me souviens, c’est que je me suis précipitée
aux toilettes pour vomir. Cela venait des endroits les plus profonds de mon
corps et je continuais à vomir pendant une éternité, jusqu’à ce qu’il ne
subsiste plus rien en moi. Assise sur le sol, totalement vidée, adossée contre
la baignoire, j’attendais, complètement hébétée, au cas où cela continuerait.
Les vomissements revinrent de plus belle, puis finirent par cesser. Je me
levai en m’appuyant sur la baignoire, épuisée par mes efforts. J’avais aussi
mal à l’estomac, à cause des hauts-le-cœur répétitifs. Revenant lentement
dans la salle de méditation, avec l’impression d’être totalement transformée,
je m’allongeai sur le tapis moelleux, me recouvris d’une grosse couverture,
me roulai en position fœtale et dormis six heures d’affilée.
La lumière de la fin d’après-midi illuminait la salle et le froid nocturne
qui commençait à se faire sentir me tira doucement du sommeil. Allongée
douillettement sous la couverture et regardant cette belle clarté qui entrait
dans la pièce, je sentis qu’une nouvelle vie commençait. Envoyant une
prière de gratitude pour l’éclairage et le courage qui m’avaient permis
d’accéder à ce niveau de guérison, je m’adressai un sourire. Mon corps était
encore faible après les événements de la journée. Mais, alors qu’il retrouvait
sa mobilité et que je me levais pour profiter de la soirée, l’euphorie
m’envahit. En me préparant un repas frugal après le jeûne, je sentais mon
visage douloureux de bonheur. C’était fini.
Mon corps était guéri et aucun signe de maladie ne refit surface les
années suivantes. Je respecte énormément le choix de chacun sur les
méthodes de guérison vers lesquelles il se tourne, que ce soit des opérations
chirurgicales, des thérapies naturelles, des traditions asiatiques ou
l’allopathie occidentale ; j’avais choisi celle qui me convenait. J’avais dû
utiliser tout ce que j’avais appris pour franchir ce passage difficile, mais
j’avais réussi.
Je n’avais jamais jugé bon de partager cette histoire avec mes clients,
étant donné que les méthodes que j’avais utilisées avaient nécessité
pratiquement quatre décennies de préparation en m’appuyant sur mon vécu
personnel et de nombreux mois de guérison. Il n’aurait pas été très
charitable de leur donner de faux espoirs. Au moment où j’avais fait la
connaissance de toutes ces personnes, elles étaient déjà en phase terminale
et en fin de vie.
À travers cette expérience, j’appris à mieux apprécier le cadeau de la vie
et découvris que faire le choix du bonheur était un exercice quotidien, une
nouvelle habitude à intégrer à ma pensée. Il y avait des jours où je ne
pouvais pas être heureuse, mais je pense qu’accepter qu’il en soit ainsi
mène à une existence plus paisible d’une manière ou d’une autre. Cela
permet de savoir que les jours les plus difficiles apportent avec eux des
cadeaux qui leur sont propres, qu’ils ne dureront pas et que le bonheur nous
attend au bout du tunnel. Choisir de me concentrer consciemment sur le
bonheur et les bienfaits quand j’en étais capable engendrait sans aucun
doute des changements positifs en moi.
Ainsi, pour répondre à Rosemary quand elle me demandait pourquoi je
chantonnais tout le temps et étais toujours heureuse, c’était parce que je
venais de faire l’expérience d’un miracle que j’avais moi-même généré et
que je me sentais en pleine possession de mes pouvoirs et bénie.
Rosemary voulait être heureuse, me dit-elle plus tard ce jour-là, mais ne
savait pas comment. « Eh bien, prétendez l’être simplement pendant une
demi-heure. Cela vous plaira peut-être assez pour devenir vraiment
heureuse. Le fait même de sourire change vos émotions, Rosemary. Aussi,
je vous défends de froncer les sourcils, de vous plaindre ou de dire quoi que
ce soit de négatif pendant une demi-heure. À la place, dites de belles
choses, concentrez-vous sur le jardin s’il le faut, mais n’oubliez pas de
sourire », lui ordonnai-je. Rappeler à Rosemary que je ne l’avais pas
connue avant lui permettait d’être qui elle voulait. Il faut parfois faire un
effort conscient pour être heureux.
« Je ne pense pas avoir un jour senti que je méritais d’être heureuse, vous
savez. Mon divorce a sali le nom et la réputation de ma famille. Comment
puis-je être vraiment heureuse ? », demanda-t-elle avec une sincérité qui me
brisa le cœur.
« Donnez-vous la permission de l’être. Vous êtes une femme
merveilleuse et vous méritez de connaître le bonheur. Donnez-vous la
permission et choisissez de l’être. » Les obstacles de Rosemary étaient les
mêmes que ceux que j’avais si bien connus dans le passé. Aussi, lui
rappelant que l’opinion ou la réputation de sa famille ne pouvait lui dérober
son bonheur que si elle le leur permettait, j’allégeai l’atmosphère avec un
peu d’humour pour laisser la joie s’installer.
D’abord un peu hésitante, Rosemary commença à se laisser aller au
bonheur, baissant de plus en plus la garde chaque jour, partageant souvent
un sourire qui pouvait éventuellement se terminer par un rire occasionnel.
Chaque fois que ses anciennes humeurs refaisaient surface, par exemple
quand elle m’ordonnait de faire quelque chose d’une manière agressive, je
me contentais de rire en disant : « Je ne pense pas que je le ferai ! » Au lieu
de durcir le ton, elle riait et reformulait sa demande plus gentiment, à
laquelle je me pliais sans discussion.
Cependant, sa santé se détériorait de jour en jour, et elle le remarquait
également. Bien qu’elle continuât à me dire qu’elle allait me montrer
comment classer ses dossiers, elle ne semblait plus aussi étonnée quand je
ne prenais pas part ni n’encourageais ce genre de conversation. Le temps
qu’elle passait hors du lit se raréfiait aussi. Elle devait maintenant accepter
d’être lavée dans son lit : tenter de l’amener jusqu’à la douche aurait été
trop risqué pour sa santé et pour mon dos.
Si je passais trop de temps dans d’autres pièces, elle m’appelait pour
avoir de la compagnie. Comme on l’avait maintenant installée dans un lit
médicalisé, son ancien lit était libre. Le lit médicalisé était devenu
nécessaire, car elle n’était plus capable de se lever. Le système hydraulique
de ce lit lui permettait de s’asseoir et nous évitait ainsi, à l’auxiliaire de nuit
et à moi-même, de nous briser le dos. Ainsi, quand il ne restait plus d’autres
tâches à faire que de lui tenir compagnie, je pris l’habitude de m’allonger
sur l’ancien lit pour bavarder. Rosemary se sentait plus à l’aise allongée sur
un côté, elle avait moins d’efforts à fournir et c’était très confortable pour
moi.
Nous prîmes très vite l’habitude de faire une sieste l’après-midi. Sa rue
était calme à cette heure-là de la journée et j’étais juste à côté si elle avait
besoin de quelque chose. Je dormais donc également d’un sommeil
réparateur, confortablement blottie sous les couvertures. À notre réveil,
nous nous racontions nos rêves et restions allongées à bavarder jusqu’à ce
que je me lève pour vaquer à mes tâches. Ce furent des moments très
particuliers et très tendres pour nous deux.
Un après-midi, alors que nous étions étendues en train de bavarder,
Rosemary me demanda à quoi ressemblait la mort, la partie qui mourait
vraiment. D’autres clients m’avaient déjà posé la même question. Je
présume que c’est exactement la même chose quand les gens en interrogent
d’autres sur leur expérience dans différents domaines. Ou bien quand une
personne qui a voyagé demande à d’autres voyageurs de lui parler d’un
pays particulier. Mais ici, une personne mourante ne peut demander à quoi
ressemble la mort à ceux qui sont morts, étant donné que ceux-ci peuvent
rarement revenir pour le leur dire. Ils me demandaient donc souvent mon
opinion et les expériences que j’avais eues à ce sujet. Avec honnêteté, je
leur donnais chaque fois l’exemple de Stella qui était partie en souriant. Je
leur disais aussi que toutes les transitions dont j’avais été témoin se
déroulaient en un laps de temps très court. L’histoire de Stella leur apportait
toujours un peu de paix, comme cela avait été le cas pour moi quand j’y
avais assisté.
Dans la société actuelle, on ne met pas assez l’accent sur le bien-être
spirituel et émotionnel dans le traitement des mourants ou dans celui des
personnes malades. Hormis si les personnes mourantes ont la chance d’être
dans un centre qui prend en compte ces aspects-là de la vie, on les laisse
habituellement seules avec leurs interrogations. C’est tout aussi angoissant
pour elles que peut l’être l’isolement. Un énorme fossé s’est créé, dans nos
sociétés modernes, entre le traitement de la santé physique et celui de la
santé spirituelle ou émotionnelle, au point même de ne reconnaître aucun
lien entre elles. Si l’on pouvait réunir tous ces besoins et traiter tous les
aspects du parcours d’une personne, celle-ci serait capable de se réconcilier
avec elle-même bien avant ses dernières semaines ou ses derniers jours.
C’est, de toute évidence, l’un des domaines les plus négligés, du fait de
soustraire la mort aux yeux de la société. Les mourants ont tant de
questions, des choses qu’ils auraient pu se demander bien plus tôt dans leur
vie s’ils avaient pensé qu’ils allaient un jour mourir, comme tout le monde.
Si ces questions touchant des sujets plus profonds étaient étudiées dès le
début, elles permettraient aux gens de trouver leurs réponses et leur propre
paix beaucoup plus tôt. Elles ne seraient pas alors tenues de vivre en niant
l’approche de leur mort par pure peur ou par pure terreur, comme c’est
souvent le cas.
Le jour arriva cependant où Rosemary ne put réfuter plus longtemps
l’imminence de sa mort. Il y avait des moments où elle voulait être seule,
« surtout pour contempler », disait-elle.
Un soir où je revenais dans sa chambre, elle déclara : « Je regrette de ne
pas m’être autorisée à être plus heureuse. Quelle personne misérable j’ai
été ! Je ne pensais tout simplement pas que je le méritais. Mais je le mérite,
je le sais maintenant. En riant avec vous ce matin, j’ai pris conscience qu’il
n’y avait absolument aucune raison de se sentir coupable d’être heureux. »
M’asseyant sur le bord de son lit, je l’écoutais continuer.
« C’est vraiment un choix personnel, n’est-ce pas ? Nous pouvons nous
empêcher d’être heureux parce que nous pensons que nous ne le méritons
pas ou parce que nous laissons entrer en nous les opinions des autres en
nous les appropriant. Mais ce n’est pas ce que nous sommes, n’est-ce pas ?
Nous pouvons être tout ce que nous nous permettons d’être. Mon Dieu,
pourquoi n’ai-je pas réfléchi à cela plus tôt ? Quel gâchis ! »
Je lui souris tendrement. « Eh bien, je suis aussi passée par là, Rosemary.
Mais être bon et empli de compassion est une manière plus saine de se
traiter. Quoi qu’il en soit, vous y avez travaillé maintenant, en laissant
récemment un peu de bonheur entrer dans votre vie. Nous avons vécu de
merveilleux moments. » En se remémorant les choses qui nous avaient fait
rire, Rosemary en convint en riant et retrouva une humeur joyeuse.
« Je commence à aimer qui je suis ces jours-ci, Bronnie, ce côté plus
lumineux de moi. » En souriant, je lui dis que j’aimais aussi cet aspect
d’elle. « Oh, ne me suis-je pas comportée en tyran ? » demanda-t-elle en
riant, en repensant à nos premières semaines ensemble.
Cependant, il n’y avait pas que des rires entre nous. Nous partagions
aussi des moments tristes et tendres à la fois, quand nous nous tenions les
mains et pleurions ensemble, sachant ce qui l’attendait. Au moins,
Rosemary aura-t-elle connu un peu de bonheur au cours de ses derniers
mois. Elle avait un si beau sourire. Je le revois encore.
Quand vint son dernier après-midi, la pneumonie avait pris le dessus et sa
gorge était envahie de mucosités. Quelques-unes de ses connaissances
étaient déjà là ainsi qu’un couple d’amis charmants. Bien que son départ
n’ait pas été le plus paisible auquel j’ai assisté, il fut incroyablement rapide.
La chère femme était partie ailleurs.
L’infirmière sociale devait passer l’après-midi même et arriva dix
minutes après sa mort. Tandis que les parents et les amis de Rosemary
bavardaient dans la cuisine, nous procédâmes à sa toilette et la vêtîmes
d’une chemise de nuit propre. L’infirmière n’avait jamais rencontré
Rosemary et, tandis que nous nous occupions de son corps, elle me
demanda quelle sorte de personne elle avait été.
Regardant le corps de ma chère amie et son visage paisible qui s’était
endormi pour toujours, je souris. Des souvenirs de nos après-midis, quand
nous étions chacune allongées sur un lit, me revenaient. Des images de
Rosemary riant et me tendant la joue, surgissaient également.
« Elle était heureuse, répondis-je sincèrement. Oui, c’était une femme
heureuse. »
Le bonheur est maintenant

De tous mes clients, Cath était de loin la plus grande philosophe. Elle
avait une opinion sur tout. Cependant, ce n’était pas des opinions toutes
faites, mais des positions éclairées et vérifiées. Avide d’érudition et de
philosophie, elle avait absorbé une énorme quantité de connaissances
jusqu’à sa cinquante-et-unième année. Cath avait vécu dans la maison où
elle était née. « Ma mère est née et est morte ici. Je ferai la même chose »,
affirmait-elle avec détermination.
Elle adorait aussi prendre des bains et les meilleures conversations que
nous eûmes au cours de nos deux premiers mois ensemble se déroulaient
généralement quand elle était dans sa baignoire, avec moi assise auprès
d’elle, sur un tabouret. Appréciant moi-même les bons bains, j’étais
déterminée à aider Cath à profiter de sa baignoire aussi longtemps qu’elle le
pourrait. Cependant, au bout d’un certain temps, elle s’affaiblit et n’eut plus
la force d’y entrer ou d’en sortir, même avec mon aide. Le risque de chute
était trop grand.
Quand elle sut que le bain de ce jour-là allait être le dernier, elle se mit à
pleurer et ses larmes se mêlèrent à l’eau qui l’entourait. « Tout
m’abandonne. Et maintenant le bain, dit-elle en gémissant. Bientôt, je serai
incapable de marcher. Puis incapable de rester debout, puis je partirai. Tout
m’abandonne. Ma vie tire à sa fin. » Ses pleurs se transformèrent en gros
sanglots sans retenue. Malgré la tristesse que je ressentais pour elle et mes
propres larmes prêtes à couler, j’étais contente de voir quelqu’un capable de
libérer ses émotions avec une telle sincérité.
Du plus profond de son âme, Cath versa une rivière de larmes. Quand
elle avait l’impression de ne plus rien avoir à sortir, elle s’asseyait
tranquillement dans la baignoire, épuisée d’avoir tant sangloté et se mettait
à fixer l’eau ou à dessiner des formes à la surface. Puis elle recommençait,
chaque sanglot venant d’un endroit encore plus profond et plus primal que
le précédent. Elle pleurait pour chaque souvenir triste qu’elle avait enfoui
en elle, pour tous les gens qu’elle avait perdus, pour tous ceux qu’elle
perdrait en partant. Mais Cath pleurait surtout pour elle-même.
Chaque fois que je faisais mine de partir pour lui laisser un peu
d’intimité, elle secouait la tête et me demandait de rester. Je me rasseyais
alors sur le tabouret, lui envoyais de l’amour, en restant simplement
présente pendant qu’elle sanglotait. C’était déchirant, mais salutaire en
même temps de savoir qu’elle était en train de lâcher prise en descendant si
profondément en elle.
Au bout d’une autre demi-heure, le bain s’étant refroidi, je lui proposai
de rajouter de l’eau chaude. Cath secoua la tête : « Non, tout va bien, il est
temps de sortir. » Sur ce, elle tira le bouchon de la baignoire et me regarda
pour que je l’aide à sortir. Quand je la conduisis au soleil dans son fauteuil
roulant peu de temps après, enveloppée dans sa robe bleu pâle et chaussée
de pantoufles rouge vif, elle semblait paisible.
« Écoutez cet oiseau », dit-elle en souriant. Nous nous assîmes
tranquillement pour écouter son chant avec ravissement et nous sourîmes de
plus belle en entendant son partenaire lui répondre d’un autre arbre, plus
loin dans la rue. « Chaque jour est un cadeau maintenant, vous savez. Ça l’a
toujours été, mais ce n’est que maintenant, alors que j’ai pu suffisamment
ralentir, que je prends vraiment conscience de l’immense beauté que nous
offre chaque journée. Il nous arrive trop souvent de considérer les choses
comme allant de soi. Écoutez. » Des chants différents nous parvenaient de
quelques arbres proches.
Cath m’expliqua comment elle était parvenue à comprendre l’importance
de la force de gratitude. « Il est trop facile d’exiger toujours plus de la vie,
disait-elle, et c’est normal jusqu’à un certain point, étant donné que
développer ce que nous sommes fait partie du rêve et de la croissance. Mais
comme nous n’aurons jamais tout ce que nous voulons et que nous
progresserons toujours, apprécier ce que nous avons déjà sur le chemin est
la chose la plus importante. La vie passe si vite, affirmait-elle, que vous
viviez jusqu’à l’âge de vingt, quarante ou quatre-vingts ans. » Elle avait
raison. Chaque jour en soi est un cadeau et une bénédiction. C’est de toute
façon tout ce que nous avons : le moment que nous sommes en train de
vivre. Durant les vingt dernières années, j’avais tenu un « journal de
gratitude » dans lequel j’inscrivais, à la fin de la journée, certaines choses
pour lesquelles j’étais reconnaissante. Il y en avait souvent beaucoup.
Cependant, dans les périodes les plus sombres, j’avais parfois du mal à en
trouver. L’épuisement émotionnel me déprimait tant que j’étais obligée de
faire des efforts pour trouver quelques bienfaits. Cependant, j’avais toujours
persisté. Même dans ces moments-là, j’arrivais à trouver des choses pour
lesquelles remercier, comme avoir de l’eau propre, quelque part où dormir,
de la nourriture, un sourire d’un étranger ou un chant d’oiseau.
Mais, comme je l’expliquais à Cath, même si j’appréciais ces choses à la
fin de la journée au moment où je les inscrivais dans mon cahier, il m’avait
fallu de l’entraînement pour prendre aussi l’habitude de les apprécier au
moment où elles survenaient, particulièrement en ce qui concerne les choses
complexes. Au bas mot, réciter une prière silencieuse de remerciement au
moment précis où un cadeau vous est donné était une nouvelle habitude à
créer.
La nature avait toujours reçu des remerciements dans l’instant,
définitivement. Je lui donnais un exemple en lui disant que si une douce
brise venait caresser mon visage, j’étais reconnaissante d’être en assez
bonne santé pour être dehors et en jouir. Bien qu’écrire ce journal m’ait fait
accéder à un niveau supérieur de gratitude, le fait de vivre davantage dans
le moment présent m’avait permis d’exprimer ma reconnaissance dans
chacune de mes situations quotidiennes. À chaque heure qui passe, il y a
des choses pour lesquelles remercier, avais-je décidé et c’est ainsi que j’en
avais créé l’habitude.
« Alors, vous recevez beaucoup de bénédictions, si vous êtes
reconnaissante sur le chemin ? » demanda Cath.
« Oui, Cath, quand je leur laisse la voie libre, quand je me souviens de
ma propre valeur et les laisse affluer. J’ai vraiment reçu de grandes
bénédictions dans ma vie. Parfois, il me suffit simplement de sortir de mes
ornières. Il en est ainsi pour tout le monde, les bienfaits sont plus nombreux
quand je suis dans un état de gratitude et d’abondance. »
Cath rit de ma théorie et admit : « Oui, ils ne demandent qu’à venir à
nous. Mais si nous manquons de reconnaissance et que nous ne nous
autorisons pas à les recevoir, nous les bloquons, je pense. La plupart des
gens ne réalisent pas la chance qu’ils ont. Moi-même, je n’en ai pas eu
conscience pendant longtemps. Mais heureusement, j’ai commencé à
comprendre avant que cette maladie ne me frappe et j’ai donc pu vivre en
m’appuyant sur un état intérieur plus profond. »
Après ces agréables moments au soleil, Cath devait prendre son repas et
se reposer. Son déjeuner se composait de glace et de compotes de fruits.
C’était tout ce qu’elle pouvait tolérer. Le reste lui demandait trop d’effort
pour mastiquer, me disait-elle, et n’avait pas de goût. Après le repas, je la
soulevais pour la mettre au lit et l’installais confortablement avant de tirer
les rideaux. Il avait fallu augmenter ses analgésiques peu de temps
auparavant, ce qui d’un côté la soulageait, mais de l’autre, l’épuisait. Elle
tombait donc endormie en quelques secondes.
Un matin, l’ex petite-amie de Cath vint la saluer. Aucun ressentiment ne
subsistait entre elles. Elles étaient restées amies après leur rupture plus de
dix ans avant. C’était une femme douce et respectueuse. D’autres venaient
aussi lui rendre visite régulièrement, parmi lesquels son frère aîné avec sa
femme et ses enfants et son plus jeune frère. Quelques voisins passaient
chaque jour, ainsi que des amis et des collègues de travail quand ils le
pouvaient. C’était une femme très appréciée.
Selon les différentes histoires que racontaient ses visiteurs, Cath avait été
très impliquée dans son travail, tout en dispensant une énergie positive à
tous. Comme toutes les personnes mourantes, elle aimait que ses visiteurs
lui parlent de leur vie et de ce qui se passait dans le monde au-delà des
grilles de sa maison. Quand les mourants ne sont plus capables de vivre
eux-mêmes dans ce monde, ils semblent savourer chaque fragment
d’information venu de l’extérieur. Souvent les amis et les parents ne savent
pas quoi dire. Entendre parler de la vie extérieure permet à la personne de
retrouver le rythme normal des choses, ce qui est plutôt positif pour eux.
Ce l’était certainement pour Cath. Elle voulait entendre parler le plus
possible de choses joyeuses. C’était cependant difficile pour les visiteurs
qui avaient le cœur brisé en pensant à la mort prochaine d’une personne
qu’ils aimaient. Grâce à notre compréhension mutuelle, je pouvais aborder
ouvertement tous les sujets avec Cath. Ainsi, à la demande de l’une de ses
amies, Sue, je lui parlai un jour des émotions de ses visiteurs.
Sue luttait chaque jour pour rester positive devant son amie, alors que
tout ce qu’elle avait envie de faire était de sangloter chaque fois qu’elle
venait lui rendre visite. Sue me dit qu’elle s’asseyait dans sa voiture et se
programmait avant chaque visite pour se montrer forte et heureuse. Puis elle
y rentrait à nouveau pour pleurer toutes les larmes de son corps. « Je peux
comprendre, admit Cath plus tard. C’est juste que je ne sais pas si je
pourrais gérer la tristesse de Sue en plus de la mienne. Je ne peux pas me
charger de cela en plus. »
« Mais vous n’avez pas à vous en charger, répondis-je. Laissez-la
simplement s’exprimer sincèrement en ne changeant pas de sujet quand elle
cherche à partager ses sentiments. Elle a besoin de dire des choses et tout ce
que vous avez à faire est de lui permettre de le faire. Vous n’avez pas à le
prendre sur vous. Elle ne vous demande pas de le faire. Elle a juste besoin
de vous dire combien elle vous aime et elle ne peut le faire sans pleurer ou
sans votre permission. »
Cath comprit où je voulais en venir et dit qu’elle s’en voulait d’avoir été
aussi négligente en causant tant de tristesse aux autres. Elle se sentait un
peu embarrassée. « Mince alors, Cath, à ce moment de votre vie, la fierté
importe-t-elle vraiment ? », lui demandais-je gentiment, mais sans détours.
Elle me répondit par un rire. « Abordez tout ouvertement et permettez aux
autres de vous dire combien ils vous aiment », dis-je.
Cath me sourit et garda le silence un long moment avant de répondre :
« Il y a quelque temps, quand j’ai pris conscience de la gravité de ma
maladie, j’ai appris à accepter mes émotions et à ne pas les rejeter. Elles
surgissent et je leur permets maintenant de sortir. C’est ainsi que j’ai pu me
laisser aller à sangloter aussi librement devant vous ce jour-là, dans le bain.
J’ai appris à accepter mes sentiments pour ce qu’ils sont dans l’instant, sans
les rejeter en essayant de les bloquer. Ce ne sont que des sous-produits de
mes pensées et de mon esprit, de toute façon. Je sais qu’il est facile de
générer de nouveaux sentiments en me concentrant sur des choses plus
positives. Mais ceux qui sont à l’intérieur de moi font déjà partie de ma
personnalité actuelle et il vaut mieux les libérer pour ne pas les emporter
avec soi. Mais voilà, il se trouve que je ne respecte pas les sentiments des
autres en les rejetant et en les empêchant de s’exprimer sincèrement. » Cath
secoua la tête et soupira. Puis au bout d’un petit moment de réflexion, elle
me regarda et me sourit en disant : « Je suppose qu’il est temps pour moi
d’être courageuse et de laisser leurs larmes couler aussi. »
Acquiesçant, je lui suggérais que les choses pouvaient rester légères au
cours des prochaines occasions. Mais les émotions qu’avaient accumulées
ses amis et ses parents devaient être partagées. Ils l’aimaient et ils avaient
besoin de pouvoir en parler et de le lui montrer, même si cela devait parfois
se faire au milieu des larmes.
Peu après, de nombreuses conversations accompagnées de pleurs furent
échangées entre Cath et ses visiteurs, mais l’amour qui en émanait était
vivifiant. Les cœurs étaient ouverts et bien qu’ils soient déchirés d’un côté,
ils cicatrisaient de l’autre grâce à l’amour qui s’exprimait maintenant.
Au cours d’un jour particulier qui avait fait couler beaucoup de larmes, la
dernière amie venait de partir. Elle riait de tristesse et de joie en même
temps, tandis que Cath continuait d’échanger des plaisanteries avec elle
jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue. Sur ce, Cath me regarda avec amour.
« Oui, il est important de laisser sortir les émotions et de les accepter. Et
c’est aussi plus sain pour mes amis, dit-elle. Ils en garderont de meilleurs
souvenirs. Ils ne seront pas bloqués par des choses dont ils n’ont pas
besoin. »
Appréciant son analyse, je secouai la tête en signe de compréhension.
Dans mes jours les plus sombres, j’avais finalement réussi à séparer mes
sentiments de ce que j’étais, réalisant qu’ils n’étaient qu’une expression
émotionnelle de ma douleur ou de ma joie et non pas ce que j’étais
vraiment. Comme tout le monde, je portais intérieurement la sagesse de
mon âme. Mais pour connaître mon moi véritable, cette divine sagesse qui
résidait en moi, je devais laisser sortir mes émotions. Sinon, elles
continueraient à m’empêcher d’atteindre le potentiel de ce que j’étais venue
incarner sur cette Terre. Je fus donc très heureuse d’entendre Cath arriver
aux mêmes conclusions, exprimées avec ses propres mots.
De constitution déjà mince, il ne fallut que très peu de temps avant que la
maladie ne commence à la marquer, tandis qu’elle continuait à perdre du
poids. « Mon temps touche à sa fin. Je ne peux plus nier les signes, c’est
évident », déclara-t-elle un matin, en s’asseyant sur sa chaise percée. Tant
de conversations avaient lieu au moment où les clients s’asseyaient le matin
pour faire leurs besoins dans les toilettes portatives et où je me tenais à leur
côté. Le fait d’aller à la selle n’entrait jamais en ligne de compte. Cela
faisait partie de la routine et il n’y avait aucune raison d’en faire toute une
histoire. En l’aidant à revenir dans son lit, j’admis qu’en effet, les signes
indiquaient que son temps touchait à sa fin.
Une fois installée confortablement dans le lit, elle dit : « Je n’ai aucun
regret quant à la manière dont j’ai mené ma vie, parce que j’ai tiré des
leçons de pratiquement tout ce que j’ai fait. Mais si on me redonnait une
chance d’agir différemment, je me serais permis davantage de bonheur. » Je
fus un peu étonnée de l’entendre prononcer ces mots-là. Je les avais
évidemment déjà entendus de nombreuses fois chez d’autres clients, mais
Cath avait l’air si heureuse. Du moins, aussi heureuse que vous pouvez
l’être quand vous êtes sur le point de mourir et que vous vous sentez
abominable dans votre corps pendant ce processus. Je la questionnais donc
sur ce qu’elle venait de dire.
Elle m’expliqua qu’elle avait adoré son travail, mais qu’elle avait trop
mis l’accent sur les résultats. Cath avait travaillé sur des projets destinés
aux jeunes en difficulté et pensait qu’apporter sa contribution était vital
pour avoir une vie satisfaisante. « Nous avons tous des talents à partager,
chacun de nous sans exception. Le job que vous faites n’a aucune
importance. Ce qui importe, c’est d’essayer d’apporter une contribution
consciente dans l’espoir de créer un monde meilleur, développa Cath. Le
seul moyen d’améliorer les choses est de réaliser l’interconnexion que nous
partageons. On ne peut rien faire de bon seul. Si seulement nous pouvions
apprendre à travailler ensemble pour le bien de tous, au lieu de travailler
l’un contre l’autre, dans la compétition et la peur ! »
Malgré son épuisement et l’obligation de passer son temps confinée dans
son lit, Cath avait encore beaucoup à dire. « La philosophe en elle sera la
dernière partie à partir », pensai-je (ce qui me convenait parfaitement). Je
passais de la crème sur ses bras et ses mains tandis qu’elle continuait :
« Nous avons tous une contribution positive à apporter. J’ai apporté la
mienne. Mais, tandis que j’étais à la recherche du but de ma vie, j’ai oublié
de m’amuser en chemin. Seul le résultat comptait : trouver ce que je
cherchais. Ainsi, quand j’ai vraiment trouvé une activité que j’aimais, un
travail que je pouvais faire avec l’intention sincère de contribuer, j’étais
encore axée sur les résultats. »
C’était quelque chose dont j’avais souvent été témoin, des paroles que
j’avais souvent entendu prononcer par d’autres clients. En cherchant à
atteindre des buts, on néglige trop souvent le moment présent le long du
chemin. C’est ce dont parlait Cath. Son bonheur dépendait du résultat final
et elle n’en avait pas profité au cours du processus qui l’y avait conduite. Je
lui fis la remarque que personne n’était immunisé contre ce genre de
comportement, moi y compris.
Elle continua : « Oui, mais en faisant ainsi, je me suis privée d’un
bonheur potentiel. C’est ce que je veux dire quand je dis que j’aurais agi
différemment. Il est évidemment très important de rechercher son but et de
contribuer au monde selon ses capacités. Mais dépendre du résultat final
pour être heureux n’est pas une bonne manière de le faire. Ressentir de la
gratitude pour chaque journée de votre vie est la clé pour reconnaître et
jouir du bonheur immédiat. Non pas quand les résultats surviennent ou
quand vous prenez votre retraite ni quand ceci ou cela arrive. » Cath
soupira, épuisée par cette fougueuse explosion passagère ; son besoin d’être
entendue était cependant primordial, comme c’est souvent le cas.
Après avoir écouté puis partagé ma compréhension de ses pensées,
j’ajustai ses couvertures et me dirigeai vers la cuisine pour faire du thé. En
coupant de la citronnelle fraîche du jardin, je pensais aux paroles de Cath.
Des phrases similaires prononcées par d’autres personnes mourantes me
venaient à l’esprit. Tandis qu’un oiseau chantait et que l’odeur de la
citronnelle macérant dans la théière se répandait dans la cuisine, il était très
facile de se sentir totalement présente et reconnaissante.
Préférant maintenant se détendre et écouter, Cath me demanda où je
vivais. En riant un peu, je lui expliquai que c’était la première question que
mes amis me demandaient quand ils m’appelaient. « Où vis-tu
actuellement ? » étaient des mots que mes oreilles connaissaient bien. Je
racontais donc à Cath mes premières années de dérive, suivies par d’autres
plus récentes consacrées au gardiennage de maisons, en lui expliquant que,
dernièrement, mon énergie pour une existence aussi transitoire commençait
à décliner. Soit les gardiennages étaient plus difficiles à trouver à
Melbourne qu’à Sydney, soit ce job n’était plus en accord avec moi. Ne pas
savoir où j’allais loger après, et tout le processus lié aux déplacements,
finissait par me fatiguer. Quelque chose qui m’avait un jour épanouie et que
j’avais aimé commençait maintenant à m’épuiser.
Après avoir logé chez quelques amis entre mes missions de gardiennage,
j’avais récemment loué une pièce libre dans une maison appartenant à une
femme que je connaissais un peu. Bien que je sois énormément
reconnaissante de sa gentillesse et de ne pas avoir à déménager chaque
semaine ou chaque mois, ce lieu restait son domaine. Je ne me sentais donc
jamais vraiment chez moi et ce n’était pas une solution idéale à long terme.
Tout cela avait cependant sa raison d’être, cette situation ayant intensifié
le désir ardent d’avoir à nouveau un lieu bien à moi. Cela faisait des
décennies que je n’avais pas eu ma propre cuisine ni mon espace vital. Ce
besoin grandissait chaque jour. Cath me dit qu’elle n’aurait même pas pu
imaginer mener une telle vie, elle qui avait vécu dans la même maison
pendant cinquante-et-un-ans. Je lui répondis que, pour ma part, je n’aurais
jamais pu imaginer une vie comme la sienne et que, même si j’avais envie
de retrouver mon propre espace, une partie de moi continuerait à éprouver
le besoin de sillonner les routes. Ce qu’il me fallait maintenant, c’était une
base fixe pour pouvoir partir quand je le voulais sans avoir à emporter toute
ma maison avec moi, chaque fois que la bougeotte me reprenait.
Ces années de voyage, qui m’avaient caractérisée tout au long de ma vie
adulte, jouaient un grand rôle dans ce que j’avais été. Toutefois, des
changements se produisaient en moi et je n’avais plus le désir ni l’énergie
de maintenir la vie que j’avais menée jusque-là. Tout ce que je voulais
vraiment, c’était retrouver ma propre cuisine et l’intimité d’un espace bien à
moi.
Convenant que le changement fait partie intégrante de la vie, Cath dit en
riant que j’avais participé à équilibrer la loi de la moyenne en changeant si
souvent de vie. Répondant que les gens comme moi étaient nécessaires pour
contrebalancer les gens comme elle, qui avaient vécu dans la même maison
pendant la moitié d’un siècle, nous éclatâmes de rire. Bien que très
différentes, nos vies ne nous empêchaient pas de partager un lien très fort,
issu de notre amour partagé de la philosophie.
Voulant savoir comment j’avais atterri dans le domaine des soins
palliatifs, Cath fut étonnée en m’entendant parler de mes années de travail
dans le secteur bancaire. « Oh, je ne vous imagine pas du tout dans ce
rôle », dit-elle surprise.
« Moi non plus, Dieu merci », répondis-je en riant. En repensant à ces
années, je m’étonnais de tout ce que l’on peut intégrer en une seule vie et
j’avais beaucoup de mal à m’imaginer dans un tel monde, ne serait-ce qu’un
instant, a fortiori aussi longtemps. « Bas, talons hauts et uniformes de
travail ne m’ont jamais convenu, Cath, pas plus qu’une vie aussi
structurée. »
« Cela ne me surprend pas, vu le genre de vie que vous avez choisi », dit-
elle en riant avant de devenir plus sérieuse et de me demander combien de
temps j’allais faire ce travail et si j’avais d’autres aspirations. Je n’avais
aucune raison de cacher quoi que ce soit. J’avais déjà compris l’importance
de l’honnêteté et je trouvais merveilleux de pouvoir parler si librement de
ce sujet. Diverses idées m’avaient traversé l’esprit peu de temps auparavant
et en parler avec Cath me permit d’y voir plus clair.
Quelque part au cours de ces douze derniers mois, la pensée d’enseigner
la composition de chansons dans une prison m’avait effleurée. Bien que le
système pénitentiaire soit un domaine qui m’était complètement inconnu,
l’idée ne cessait de me tarauder. Pendant ce temps, la graine avait continué
de croître lentement. J’avais eu un entretien avec une femme remarquable
qui m’avait prise sous son aile et m’avait orientée vers des possibilités qui
me permettraient de trouver des fonds.
« Oui, retournez avec les vivants, Bronnie. Vous accomplissez un
excellent travail ici, qui fait manifestement partie de votre objectif actuel.
Mais cela doit parfois vous épuiser », insista Cath. Au moment même où je
lui dis qu’il y avait bientôt huit ans que je travaillais dans ce secteur, je
sentis changer quelque chose en moi, une prise de conscience que, si je
continuais, j’allais vraiment me heurter à un mur. J’étais au bord de
l’épuisement.
Avoir vu des gens trouver la paix et avoir été témoin de leur évolution au
déclin de leur vie, avait été un honneur incroyable. Cela m’avait apporté
énormément de satisfaction et de plénitude. Je ne pouvais nier que j’avais
aimé cette activité et que je l’aimais encore. Mais je voulais aussi travailler
là où il pourrait peut-être y avoir un peu d’espoir, avec des gens qui avaient
une chance de s’améliorer et de changer considérablement leur vie bien
avant qu’ils ne meurent. Le désir de me lancer à fond dans un domaine
créatif s’était peu à peu développé et je cultivais l’espoir de pouvoir
travailler davantage chez moi, dès que j’aurai trouvé mon propre espace.
M’entendre exprimer tout haut ces pensées à Cath donna une énergie
tangible au processus. Avant même de m’en rendre compte, l’idée
d’enseigner dans une prison occupait de plus en plus mes pensées. Mon
activité dans le domaine des soins palliatifs touchait à sa fin. Il le fallait.
J’avais donné tout ce que je pouvais.
Peu avant sa mort, Cath retrouva un second souffle et sembla en
meilleure forme pendant deux jours. Ayant déjà observé ce phénomène
auparavant, je téléphonais à tous ses visiteurs réguliers pour leur demander
de venir passer un bref moment avec elle, étant donné que sa mort était
imminente. Après leur visite, certains m’interrogèrent, car ils l’avaient
trouvé particulièrement en forme, avec une énergie accrue. Il semble que ce
soit une bénédiction qui nous est occasionnellement accordée après avoir vu
la personne si longtemps malade. Cela nous aide à garder des souvenirs de
son ancienne étincelle, avant que la maladie n’ait pris le dessus. Des rires
fusèrent de la chambre de Cath pendant deux jours, tandis qu’elle
divertissait son auditoire avec des blagues subtiles et qu’elle jouissait d’une
extraordinaire lucidité avec ses amis et sa famille.
Cependant, à mon arrivée le jour suivant, je vis une femme mourante, à
peine capable de me répondre verbalement. Cath gisait apathique, sans
aucune force et demeura encore trois jours dans cet état. Elle dormait la
plupart du temps, mais à son réveil, elle me souriait quand je changeais ses
coussins et la lavais. Même le luxe de pouvoir uriner dans une chaise percée
appartenait maintenant au passé.
Des amis revinrent et repartirent solennellement, sachant qu’ils avaient
fait leurs derniers adieux à leur chère Cath. À la fin du troisième jour, il fut
évident qu’elle n’allait pas passer la nuit. Je restais donc avec le frère de
Cath et sa belle-sœur, bien que mon temps de garde soit terminé.
L’auxiliaire de nuit n’avait jamais vu de mort et fut extrêmement soulagée
de me voir. Me faisant la réflexion que j’avais eu les mêmes réactions dans
les premières années de ma carrière, je pris conscience du chemin parcouru.
Je ne savais pas, alors, que j’allais rencontrer de merveilleuses personnes de
façon si intime ni ne soupçonnais les bénédictions qui allaient affluer et me
faire évoluer.
Les analgésiques de Cath lui avaient été administrés par intraveineuse au
cours des derniers jours, car elle ne pouvait plus rien avaler. L’infirmière
des soins palliatifs arriva dans la soirée pour lui en redonner. Cath n’était
plus réveillée ni cohérente. « Ce sera les derniers, nous dit-elle. Elle ne
passera pas la nuit. » Nous la remerciâmes gentiment et je la
raccompagnais. « Elle va mourir dans l’heure qui suit », me confia
l’infirmière alors que je lui disais au revoir à la grille. Il y avait tant de joie
et de tristesse dans ce rôle : tristesse d’avoir à dire au revoir et à lâcher
prise. Joie pour la fin de leur souffrance et pour l’amour que nous avions
partagé. C’était une sensation mitigée et des larmes coulèrent lentement.
Cath n’attendit pas une heure de plus. Elle mourut quand je revins dans
sa chambre. Sa respiration avait simplement ralenti, puis s’était arrêtée. La
regardant allongée là, son merveilleux esprit maintenant parti ailleurs, je
souris à travers mes larmes, entendant encore ses paroles résonner dans ma
tête. « Ne traînez pas avec les mourants pour toujours, laissez un peu de joie
revenir en vous », avait-elle dit dans un faible murmure le matin précédent.
Mes larmes jaillirent et je les laissais couler, tandis que je me tenais à
côté de son lit. « Bon voyage, mon amie », dis-je silencieusement du fond
du cœur. Son frère et sa belle-sœur s’approchèrent du lit et me serrèrent
tendrement dans leur bras, à travers leurs larmes. La famille voulut ensuite
remplir les formalités. Je regardais une dernière fois le corps de Cath, ce
corps que j’avais si souvent lavé et massé. Mais Cath l’avait abandonné.
Son esprit était parti. Elle restait dans mon cœur et, en souriant doucement,
je lui fis mes derniers adieux ainsi qu’à sa famille. L’auxiliaire de nuit nous
souhaita également une bonne nuit avant de redescendre l’allée. Sortant de
la maison de Cath pour la dernière fois, les lampadaires éclairant vivement
la rue de cette banlieue paisible, je refermai la grille derrière moi.
Le monde me paraissait toujours irréel chaque fois que je venais
d’assister à une mort. Mes sens étaient exacerbés et j’avais l’impression
d’observer le monde depuis l’extérieur. En montant dans le tram, je ne fis
pratiquement pas attention aux gens qui m’entouraient. Le monde avait
disparu tandis que j’étais assise et pensais à Cath et aux merveilleux
moments que nous avions partagés.
Quand le tram s’arrêta à un feu rouge, je vis des gens rire et entrer dans
un restaurant. C’était une douce soirée et tous ceux que je voyais circuler
étaient joyeux. Mes yeux fatigués sourirent en regardant les signes d’un tel
bonheur. Les sons à l’intérieur du tram commencèrent alors à me revenir
aux oreilles après avoir disparu quelque temps. Là aussi, tout ce que
j’entendais était de joyeuses conversations. C’était ce genre de soirées où le
bonheur flotte dans l’air. Malgré la tristesse que j’avais ressentie cette nuit-
là, il y avait aussi la joie d’avoir connu Cath.
Les sons des rires des autres passagers dansaient avec moi et me
rendaient heureuse. Quand le tram redémarra, je regardai par la fenêtre en
pensant aux cœurs bienveillants des gens de tous les horizons et de ceux qui
étaient à portée de mes yeux. La gratitude réchauffa mon cœur et je ne pus
m’empêcher de sourire.
Je ne pensais ni au passé ni à l’avenir. Le bonheur est maintenant. Et
c’est là que j’étais.
Une question de perspective

L’un de mes derniers clients, et l’un de ceux qui m’ont laissé une
impression merveilleuse et durable, fut un homme résidant dans une maison
de retraite. J’acceptais toujours ces missions à contrecœur. Elles me
sapaient le moral dès que je franchissais le seuil et me laissaient le cœur
brisé à la vue de la situation de ces gens. Je n’acceptais donc ces missions
que s’il n’y avait absolument aucun autre travail à l’horizon dans des
maisons privées. Ce fut cette fois une véritable bénédiction pour moi.
Lenny était déjà proche de la mort quand je le rencontrai. Sa fille m’avait
embauchée en tant qu’extra, sachant que le personnel régulier de la maison
de retraite était bien trop occupé pour lui donner les soins qu’elle voulait
qu’il reçoive. Il dormait une grande partie de la journée, acceptait quelques
tasses de thé, mais refusait toute nourriture. Quand il se réveillait, il tapotait
le bord de son lit pour que je vienne m’asseoir à côté de lui, car il n’avait
pas l’énergie nécessaire pour parler fort. « Ce fut une vie agréable, disait-il
régulièrement. Oui, une vie agréable. »
C’était certainement une question de perspective et cela renforçait l’idée
que le bonheur dépend bien plus des choix que des circonstances. La vie de
Lenny n’avait pas été facile, loin de là. Ses deux parents étaient morts avant
ses quatorze ans, certains de ses frères et sœurs étaient morts également, ou
bien s’étaient éparpillés au cours des années qui avaient suivi, et il avait
perdu tout contact avec eux. Il avait rencontré Rita, l’amour de sa vie, à
vingt-deux ans et l’avait épousée « en un coup de vent », comme il disait.
Ils eurent quatre enfants. Leur fils aîné était mort à la guerre du Vietnam,
et il hochait encore la tête chaque fois qu’il y pensait. Lenny parlait
âprement de la guerre et la qualifiait de folie. Il ne comprendrait jamais,
disait-il, comment les gens pouvaient penser qu’elle pourrait apporter une
paix durable. Je partageais ses opinions sur l’absurdité et la tristesse de la
situation du monde actuel. Je m’aperçus très vite de l’intelligence et de la
philosophie de cet homme charmant.
Les membres du personnel entraient et lui proposaient de la nourriture
qu’il refusait toujours avec un sourire et un hochement de tête, appuyé sur
le coussin. L’activité qui régnait dans les couloirs se calmait au bout d’un
certain temps et nous avions alors l’impression d’être dans notre propre
dimension, dans laquelle les bruits environnants ne nous touchaient plus.
Leur fille aînée avait épousé un Canadien et était partie vivre là-bas. Elle
mourut six mois plus tard, après avoir perdu le contrôle de sa voiture durant
une tempête de neige. « Une brillante étoile, disait-il d’elle. Elle a toujours
été une brillante étoile et maintenant elle en est une pour toujours. »
Travaillant dans ce domaine, j’avais depuis longtemps renoncé à essayer
de retenir mes larmes. Plus j’évoluai, plus mes émotions s’exprimaient
naturellement, sans pensée. Tous ces efforts en société ne servent qu’à
sauvegarder les apparences, mais c’est très cher payé à la fin.
La sincérité de mes propres émotions aidait aussi parfois les familles qui
se sentaient alors autorisées à laisser couler leurs propres larmes. Certains
ne se sont jamais donné la permission de pleurer une fois adulte. Je
devenais de plus en plus partisane de la sincérité. C’est ainsi qu’une larme
tombait occasionnellement quand Lenny partageait ses souvenirs avec moi.
Il y avait quelque chose dans la beauté de cet homme et dans la façon dont
il racontait ses histoires qui les déclenchait, pensai-je.
Le plus jeune fils de Lenny, trop sensible pour ce monde, s’était réfugié
dans la maladie mentale. À cette époque, il n’y avait aucun système en
place pour gérer ce genre de problème et, si la famille ne pouvait pas s’en
charger complètement, les patients devaient être admis dans un asile
psychiatrique. Lenny et Rita voulaient garder Alistair à la maison dans un
environnement chaleureux, mais les médecins refusèrent. Alistair passa le
reste de sa vie, l’esprit embrouillé sous l’effet des médicaments et Lenny ne
l’avait plus jamais vu sourire.
Leur autre fille vivait à Dubaï, où son mari travaillait sur un chantier de
construction. Elle téléphona à la maison de retraite au moment où j’y
travaillais et parla avec moi. Ce fut agréable de bavarder avec elle, mais elle
n’avait pas la possibilité de venir voir son père.
Sa Rita bien-aimée était morte alors qu’elle approchait la cinquantaine,
quelques années seulement après qu’on leur a retiré Alistair. Elle pensait à
l’époque que ce ne serait qu’une question de semaines. Pourtant,
aujourd’hui, cet homme charmant était en train de me dire qu’il avait eu une
vie agréable. À travers mes larmes, je lui demandais comment il pouvait
considérer sa vie de cette façon. « J’ai connu l’amour et c’est un amour qui
n’a jamais diminué un seul jour durant toutes ces années », me dit-il.
Je me surpris à n’avoir aucune envie de rentrer chez moi à la fin de ma
journée de travail, mais Lenny devait de toute façon se reposer. Chaque jour
je priais pour qu’il soit encore là à mon arrivée. C’était difficile dans un
sens. Je savais qu’il voulait partir, rejoindre Rita et les enfants qu’il avait
perdus. À cet égard, je lui souhaitais un départ très rapide. Mais pour ma
propre évolution et le lien que j’entretenais avec lui, je voulais m’y
raccrocher aussi longtemps que possible.
Livre uploadé par french-bookys.com

attention aux hackers qui tenteront de vous arnaquer


Il avait travaillé dur, trop dur, m’avait-il dit. Mais ceci lui avait permis
d’endormir sa souffrance et il ne connaissait pas d’autre moyen de gérer ses
pertes. Ces dernières années, sur la recommandation de Rose, sa fille qui
vivait à Dubaï, il avait recherché une aide psychologique et avait appris à en
parler. Exprimer sa douleur l’avait soulagé et il était maintenant capable de
parler librement de sa vie. Je lui dis que j’en étais reconnaissante.
Il m’interrogea sur ma vie et trouva fascinant qu’une jeune-femme puisse
vendre tous ses biens, entasser ce qui reste dans sa voiture et partir vers une
nouvelle aventure, sans même savoir où elle allait se retrouver. Et qu’elle
l’ait fait aussi souvent.
Je lui expliquais combien ma première relation sérieuse avait changé ma
vie. Il me restait encore à découvrir des parties de moi remontant à cette
époque-là (et il y en aura toujours). Il semblait toutefois que la frustration
que j’avais alors expérimentée avait déclenché une irrésistible attirance vers
l’inconnu. Quand la relation cessa, je ressentis un sentiment de liberté que
je n’avais jamais connu. Je l’avais rencontré très jeune et n’avais donc
jamais vraiment connu l’autonomie de la vie adulte. J’avais alors vingt-trois
ans et je commençais à faire tout ce que les jeunes de cet âge devraient
faire : m’amuser.
Quelques mois plus tard, alors que je me rendais au mariage d’un ami à
six heures de route de là où je vivais, je découvris une partie de moi qui me
donna une impression de déjà-vu. C’était évident, une partie de moi
appartenait à la route et lui appartiendrait toujours. Rien de plus naturel
pour moi que de conduire sur de longues distances. À partir de ce jour, ma
liberté devint l’un des catalyseurs les plus déterminants de ma personnalité.
La plupart de mes décisions dépendaient de la manière dont elles
affecteraient ma liberté et je modelais ma vie en fonction de cela. Bien sûr,
on peut aussi trouver la liberté en menant une vie régulière. C’est plus un
état d’esprit qu’autre chose. La liberté d’être soi-même est la plus grande de
toutes, quelle que soit la ville ou la banlieue dans laquelle vous vivez.
Lenny me dit que beaucoup de gens se conduisent en pays conquis avec
leur partenaire. Bien qu’il existe définitivement une nécessité de compromis
et d’engagement dans toute relation, surtout quand des enfants sont
impliqués, il dépend de chaque individu de conserver son identité. Il me
questionna encore sur ma vie avec une franche curiosité et m’écouta aussi
quand je lui dis que je pensais quitter ce travail. « Oui, dit-il. Il y a une vie
agréable qui vous attend, Bronnie, sans avoir à passer tout votre temps dans
l’ombre de la mort. Retournez parmi les vivants. » C’était un homme très
bon et je souris de sa bénédiction.
L’établissement de soins était géré par une confession chrétienne. Lenny
avait cessé d’aller à la messe après la mort de Rita. Non pas qu’il ne soit
plus croyant, mais parce que c’était trop douloureux d’être là et de ne plus
entendre la belle voix de sa femme chanter sur le banc à côté de lui. Lenny
me dit que le fait que ce soit une institution chrétienne lui était
complètement indifférent et qu’elle aurait pu tout aussi bien être d’une autre
confession, voire ne dépendant d’aucune religion. Il aurait tiré le meilleur
de n’importe quelle situation. De toute façon, il allait rentrer à la maison et
voir Rita bientôt et c’était tout ce qui lui importait. Quoi qu’il en soit,
l’établissement était chrétien et beaucoup de volontaires ainsi que du
personnel étaient présents.
L’un d’entre eux, Roy, était un homme qui faisait des rondes et lisait la
Bible chaque jour aux résidents. Il avait proposé ses services à Lenny
quelques mois auparavant, que ce dernier avait poliment déclinés. Roy avait
insisté et lui avait réitéré sa proposition à de multiples occasions, mais il
refusait toujours aimablement.
Maintenant que Lenny vivait ses derniers jours et n’avait plus la force de
résister, Roy avait pris la liberté de venir chaque après-midi pour lui lire des
passages de la Bible. Il lisait longtemps. Même une personne en bonne
santé ou totalement dévouée à l’étude de la Bible aurait fini par se lasser de
cette lecture quotidienne monotone. Par politesse, je faisais aussi de mon
mieux pour rester attentive à la lecture de Roy. Mais il m’arrivait de
m’assoupir sans le vouloir. Comme je l’ai dit, il lisait longtemps, sans aucun
timbre, très longtemps.
Pire encore, Roy voulait ensuite discuter du passage qu’il venait de lire à
Lenny. En ma qualité d’auxiliaire de vie, ma priorité était le bien-être du
client. J’expliquais alors gentiment que Lenny ne pouvait parler que quand
il en avait l’énergie, ce qui était vrai, et qu’on ne devait pas le forcer.
« Je sais que vous êtes une adorable femme, Bronnie, me dit un jour
Lenny doucement, une fois Roy parti vers une autre chambre. Et je sais que
vous aimez penser du bien des gens. Mais si ce type revient encore une fois,
je vais lui lancer un coup de pied au cul qui l’enverra à Tombouctou. »
Nous éclatâmes de rire, sachant très bien que Roy reviendrait à la même
heure le lendemain.
« Si je ne suis pas déjà bon pour le paradis maintenant, quel besoin ai-je
de tous ces trucs religieux ?, dit-il en riant. Je ne peux même pas me
concentrer sur ce qu’il dit. Je n’en ai pas l’énergie. »
« Il a de bonnes intentions, Lenny. C’est sûrement ce qui compte le
plus », répondis-je. Nous nous mîmes à rire gentiment de la situation. Roy
était un homme doux et bien que cherchant sans nul doute à faire du bien, la
scène prenait une tournure de sketch comique. Chaque après-midi quand il
arrivait, nous savions tous deux que nous allions y avoir droit. Avec sa
lecture monotone et sans vie, il ne rendait vraiment pas justice aux sages
paroles de la Bible. « Au moins, on peut dormir pendant ce temps », disais-
je en riant. Lenny approuvait de la tête en souriant.
Les jours passaient et on m’avait proposé d’autres missions que je
refusais. Je voulais accompagner cet homme merveilleux jusqu’au bout, si
c’était possible. Je sentais aussi que j’avais un engagement envers sa fille
Rose. Ce serait horrible de penser que son père se meurt dans un autre pays
et qu’une nouvelle personne s’occupe de lui chaque jour. Je savais aussi que
nos conversations tranquilles allaient me manquer bien assez tôt et je ne
voulais pas y renoncer prématurément. Toutefois, ce moment allait
malheureusement arriver très vite.
C’était un jeudi après-midi trépidant dans une banlieue agitée. Tout était
animé, les routes, les magasins, tout comme la maison de retraite au
moment où j’y pénétrais. Les membres du personnel s’affairaient et
poussaient des chariots de nourriture dans les couloirs. Les médecins
faisaient leurs rondes. Les infirmières se précipitaient dans tous les sens,
débordées de travail. Les patients étaient poussés dans leur grande chaise
roulante ; certains avaient de la salive qui coulait du coin de leurs lèvres,
d’autres regardaient dans le vide. Les maisons de retraite sont toujours le
théâtre de scènes tragiquement tristes et ce jour-là n’était pas différent.
En passant, j’entendis des employées de bureau chuchoter entre elles à
propos d’une de leurs collègues. Je me demandais comment il était possible,
quand on est environné à ce point par la mort, de continuer à gaspiller son
énergie pour se plaindre de choses triviales. Mais à ce moment-là, j’avais
déjà eu la chance d’avoir appris des leçons de nombreux clients
merveilleux, ainsi que de ma propre expérience. Les choses pour lesquelles
la plupart des gens dépensent leur énergie sont si absurdes à long terme.
Comme d’habitude, chaque fois que je pénétrais dans la chambre de
Lenny, j’avais l’impression d’entrer dans un monde différent. On ressentait
la paix dans cette pièce légèrement sombre dès qu’on y mettait les pieds. Il
en était ainsi depuis le premier jour et j’en avais fait la réflexion à Lenny. Il
avait souri. « Ah, oui, c’est un endroit très paisible. Mais seules, certaines
personnes s’en aperçoivent. La plupart du personnel entre ici, chargé de
toutes ses préoccupations et ne ressent pas l’atmosphère qui règne dans
cette chambre. » Je pus le constater plus tard. Cependant, certains de ses
visiteurs, qui étaient des personnes calmes, la ressentaient immédiatement
et c’était bien.
Tirant la chaise plus près de Lenny, qui dormait, je lus un livre pendant
quelque temps. Mais mon esprit restait branché sur lui. Il remua au bout
d’un moment et vit que j’étais là. Il tapota sur le lit pour prendre ma main,
que je lui tendis. En souriant, il replongea dans le sommeil et les heures
passèrent. Il remuait de temps en temps et je lui donnais une gorgée d’eau
ou lui embrassais simplement la main.
« J’ai eu une vie agréable, dit-il calmement, brisant le silence à son
réveil. J’ai eu une vie agréable. » Il replongea dans le sommeil et je
l’observais affectueusement. Mon cœur me faisait mal et quelques larmes
commencèrent à couler. Je me demandai pourquoi je n’avais pas opté pour
un travail sans attachement émotionnel. C’était tout simplement trop
douloureux par moments. Toutefois, je savais que d’autres activités ne
m’auraient pas apporté tous les cadeaux que j’avais reçus en faisant la
connaissance de mes clients.
« Humm, une vie agréable », répéta-t-il, en ouvrant à nouveau ses yeux
fatigués et en me souriant. Voyant mes larmes, il me serra la main. « Ne
vous inquiétez pas mon petit, je suis prêt. Sa voix n’était plus qu’un
murmure. Promettez-moi une chose. »
J’avais envie de sangloter, mais je ne fis que sourire à travers mes larmes,
un de ces sourires qui n’en sont pas vraiment, qui ne sont que le signe de
quelqu’un essayant d’être brave sans y parvenir. « Bien sûr, Len. »
« Ne perdez pas de temps avec les choses inutiles. Aucune n’a
d’importance. Seul l’amour est important. Si vous vous rappelez cela, que
l’amour est à jamais présent, ce sera une vie agréable. » Son souffle
changeait et il devenait de plus en plus difficile pour lui de parler.
« Merci pour tout, Len, réussis-je à dire à travers mes larmes. Je suis si
heureuse que nous nous soyons rencontrés. » Ces paroles semblaient très
puériles dans un sens, étant donné qu’il y avait tant de choses que je désirais
lui dire. Mais finalement, elles exprimaient mes sentiments de la façon la
plus simple. Me penchant pour lui embrasser le front, je le vis replonger
dans le sommeil.
Je m’assis en laissant couler mes larmes librement. Il suffit parfois de
tourner le robinet des larmes pour vous apercevoir que toute une collection
attendait de sortir. Vous ne savez même pas pourquoi elles sont là. J’avais
ouvert le robinet et je pleurais, je pleurais. Lenny continua à dormir
quelques heures. Il était possible qu’il ne se réveille jamais. Quand mes
larmes tarirent, je m’assis tranquillement, le regardant avec tendresse. Puis,
évidemment, Roy entra.
J’avais envie de rire, sachant que Lenny aurait vu l’humour de la
situation s’il avait été réveillé. Mais il ne l’était pas et le doux sourire que
j’adressais à Roy, les yeux rougis et fatigués d’avoir versé des flots de
larmes, lui fit comprendre toute la scène. Il se pouvait que Lenny ne se
réveille plus.
Quelques larmes d’amour coulèrent encore lentement. Mais ce n’était
plus un torrent de chagrin et elles tarirent rapidement. Je pense que c’était la
vue du doux visage de Roy qui les avait déclenchées et je connaissais ses
bonnes intentions, même si une partie de moi savait que Lenny ne désirait
pas particulièrement sa présence.
Roy s’assit de l’autre côté du lit. Il ouvrit sa Bible pour commencer à lire,
mais me regarda d’abord pour avoir mon approbation. Je me contentai de
lui faire une moue qui disait : « Eh bien, c’est comme vous voulez, mais je
pense qu’il aimerait rester en paix. » Il hocha la tête. La Bible resta ouverte
dans ses mains, mais il ne lut pas. J’ai beaucoup apprécié qu’il respecte la
solennité de ce moment. Non pas que sa lecture de la Bible n’ait pas été une
intention solennelle. Mais elle n’était pas nécessaire à un instant pendant
lequel régnait déjà un caractère sacré.
Lenny chercha ma main en gardant les yeux fermés. Je me levai et la lui
donnais. Sa respiration faisait entendre des râles irréguliers. Je pouvais
sentir ce qui m’était désormais devenu trop familier, mais qui est impossible
à décrire : l’odeur de la mort.
Ouvrant les yeux, Lenny me regarda directement et me sourit. Mais ce
n’était pas mon ami Lenny que je connaissais. C’était Lenny et la splendeur
absolue de son âme. Aucune maladie ne transparaissait dans son sourire.
Celui-ci venait d’une âme maintenant libérée de l’ego et de la personnalité.
C’était de l’amour pur, libre de toute autre chose, lumineux, rayonnant et
joyeux.
Je lui rendis son sourire avec sincérité, tandis que mon cœur éclatait.
Nous souriions tous deux joyeusement, sachant que tout n’est qu’une
question d’amour à la fin. Je n’avais encore jamais vu un tel sourire, aussi
complètement dépourvu d’inhibition. Rien ne venait l’obstruer. C’était de la
joie pure. Tandis que nous souriions tous les deux dans le rayonnement l’un
de l’autre, le temps semblait suspendu.
Au bout d’un moment, Lenny ferma les yeux en gardant un sourire
paisible sur les lèvres. Le mien demeura aussi, car mon cœur était trop
ouvert pour cesser de sourire.
Deux minutes plus tard, Lenny mourut.
Roy, qui observait de l’autre côté du lit, vit sa vie transformée. Fermant
sa Bible, il dit tranquillement qu’il comprenait maintenant à quoi
ressemblait l’amour de Dieu et avait senti qu’il avait assisté à un miracle en
voyant la paix de Lenny avant son départ. J’admis que Dieu travaillait de
manière mystérieuse.
Nous restâmes assis en silence quelque temps. Je savais que la magie du
moment disparaîtrait dès que j’aurais informé le personnel, ce que je devais
faire sans tarder. Au moment de se dire au revoir, Roy tint ma main un long
moment, essayant de trouver les paroles justes, incertain sur les mots à
prononcer pour exprimer ce qui s’était passé. Il semblait hésiter à me laisser
partir, comme s’il allait devenir fou s’il ne m’avait pas auprès de lui pour
partager l’histoire.
« Nous avons été bénis, Roy. C’est tout ce que nous avons besoin de
savoir », lui dis-je gentiment. Il m’attrapa et me serra étroitement dans ses
bras, comme un enfant effrayé qui ne veut pas rester seul. « Tout ira bien
pour vous, Roy. »
« Comment vais-je expliquer cela aux autres ? », implora-t-il.
« Peut-être le ferez-vous, dis-je en souriant. Ou peut-être pas. Quoi qu’il
en soit, la même force qui nous a offert ce miracle sera à nouveau avec vous
pour vous aider à trouver les mots justes si vous avez besoin de les
partager. »
Secouant la tête, avec un sourire de joie, il dit : « Ma vie ne sera plus
jamais la même. » Je lui souris tendrement et nous nous serrâmes à nouveau
dans les bras.
Quand tous les papiers administratifs furent remplis, je quittai la maison
de retraite. Il y avait maintenant trop d’activité autour du corps de Lenny et
nous avions eu notre moment ensemble. La circulation aux heures de pointe
s’était calmée et la lumière de fin d’après-midi éclairait d’une manière
spectaculaire l’avenue bordée d’arbres le long de laquelle je marchais. Mon
cœur était ouvert et souriant. J’étais amoureuse de tout et de tous.
Oui, ce travail avait eu ses hauts et ses bas. Mais aucune somme de
travail liée à la planification ou à la qualification n’aurait pu m’offrir les
cadeaux que ce rôle m’a chaque fois apportés.
Encore euphorique de ce présent d’amour que j’avais reçu, des larmes de
joie et de gratitude coulaient tandis que je marchais, un énorme sourire sur
les lèvres.
Oui, c’est une vie agréable, Lenny. C’est vraiment une vie agréable.
Période de changement

Prendre soin de tant de personnes mourantes m’avait enthousiasmée,


mais aussi complètement épuisée. D’innombrables changements positifs
s’en étaient suivis, mais le temps était certainement venu pour moi de
prendre une autre orientation. Je poursuivais l’idée d’enseigner la
composition de chansons dans un système pénitentiaire de femmes.
Il y avait énormément de paperasserie et beaucoup à apprendre sur le
secteur privé de la philanthropie – à savoir quelle fondation avait les
directives de financement disponible relatives à mon projet et comment
rédiger les applications. Une aide me fut proposée par l’intermédiaire d’un
groupe de femmes qui organisaient des ateliers de théâtre dans les prisons
depuis plusieurs années. Il s’avéra que j’avais été leur voisine durant mon
premier séjour à Melbourne, une dizaine d’années auparavant. Cependant, à
cette époque-là, je n’avais pas encore écrit ma première chanson. Je n’étais
donc pas en position d’établir un programme de composition, mais c’était
étrangement agréable de descendre à nouveau la rue pour me rendre chez
elles, en mesurant les changements qui s’étaient manifestés dans ma vie et
en moi-même, depuis la dernière fois où j’avais vécu à cet endroit-là.
Mes efforts initiaux n’ayant débouché sur rien de concret dans les prisons
de Victoria, je décidai donc de tenter ma chance en Nouvelle-Galles du Sud.
En outre, j’entretenais une relation à distance avec un homme de cet État. Je
ne pensais pas que cette relation allait aboutir, mais elle aurait plus de
chance de le faire si nous nous rapprochions au lieu de rester séparés d’un
millier de kilomètres. Un charmant cousin vivait aussi dans cette région et
m’avait offert de m’héberger en attendant que je trouve un endroit où vivre.
Liz, qui m’avait prise sous son aile quelques mois plus tôt, m’apporta une
aide très précieuse dans l’établissement du processus de mon programme
pénitentiaire. Elle insistait sur le fait que tous les buts pouvaient être atteints
en recherchant des réseaux de gens et en se reliant aux plus utiles et cela
m’encourageait. Je me remémorais aussi les paroles de nombreux clients
qui me disaient que rien de bon ne pouvait se faire seul. Nous devons
travailler ensemble. Liz me parla également de la nécessité de trouver un
parrainage pour le financement. La plupart des fondations philanthropiques
doivent dépendre d’une société de bienfaisance pour récolter les fonds, ce
qui leur permet de profiter des réductions d’impôts accordées en cas de
dons à des groupes de bienfaisance. Je facturerais ensuite cet organisme
humanitaire sur le montant total et puiserais dedans pour mon salaire, en
tant que travailleur indépendant. Au début, trouver une organisation
acceptant de canaliser ces fonds fut un véritable défi. Mais, comme le veut
le destin, on me rappelait une fois encore les cycles de la vie et le nombre
de fois où nous effectuons un cercle complet.
Avant de s’installer dans la ville de province où j’avais grandi, ma
famille avait vécu dans les faubourgs de Sydney. À cette époque-là, vers les
années 1970, c’était une zone rurale. C’est là que j’avais fait mon entrée à
l’école. Après d’innombrables coups de téléphone et e-mails, les portes
d’un patronage s’ouvrirent finalement pour moi, via l’église rattachée à ma
toute première année d’école. Trente-cinq années s’étaient écoulées et
j’étais assise dans un bureau, surplombant la cour de récréation que j’avais
connue petite fille, à l’école maternelle. Cela ajoutait une note personnelle
de sentimentalité au processus pénitentiaire.
L’enthousiasme que manifesta la directrice responsable de l’éducation de
la prison de femmes que j’avais choisie m’encouragea à tenir bon quand les
applications de financement devenaient un véritable challenge. C’était une
femme progressiste et enthousiaste, qui fit la promotion de ma proposition à
son comité régional avec une foi totale dans ma vision. J’avais auparavant
pris contact avec deux prisons de femmes, mais la différence de soutien que
j’y avais reçu était énorme. L’une m’avait dit qu’elle ne fournirait même pas
les cahiers ni les stylos et que c’était à moi à m’en charger. L’autre non
seulement me les offrait, mais me proposait aussi des guitares et tout ce
qu’elle pouvait pour m’aider. Au fur et à mesure que je m’impliquais dans
le processus, il m’apparut évident que m’occuper d’une seule prison et d’un
seul groupe serait largement suffisant. Le choix du pénitencier ne fut pas
difficile.
Les choses semblèrent stagner pendant une éternité, mais quand tout fut
finalement en place, elles progressèrent très rapidement et je pris la route du
nord en moins de deux jours. Je vécus chez mon cousin et sa famille
nombreuse pendant environ un mois. C’était étrange, mais merveilleux de
me retrouver au milieu de tant de gens, après la quiétude de mon travail
précédent et des missions de gardiennage. La maison était assez
hallucinante avec ses trois générations, ses sept chats et ses trois chiens,
mais je ne pouvais plus ignorer mon envie d’avoir ma propre cuisine. Bien
que je sache par ouï-dire que les locations étaient difficiles à trouver, je
découvris une petite chaumière, le lendemain même où j’avais décidé qu’il
était temps de partir. Elle était située au pied des montagnes Bleues, avec un
petit cours d’eau et la brousse de l’autre côté de la route, et elle était
mignonne comme tout.
Bien que ne possédant plus aucun bien, je n’étais pas inquiète. Cette
maison semblait tomber à pic et était apparue si facilement sur mon chemin
que ma confiance s’intensifia : tout ce dont j’aurais besoin viendrait. Et ce
fut le cas, tout vint à moi en abondance. Les propriétaires d’un entrepôt
m’offrirent des éléments dont on leur avait demandé de se débarrasser : le
canapé de l’un des hangars, des provisions de linge venant d’un autre. Mon
cousin avait vécu dans le secteur pendant des décennies et avait un solide
groupe d’amis. Par leur intermédiaire, je reçus une machine à laver, un
réfrigérateur, ainsi que des étagères, des ustensiles de cuisine, des rideaux et
un bureau antique. Un énorme réseau de gens enthousiastes, fascinés par ma
situation, me proposèrent leur aide, me donnant tout ce qu’ils pouvaient
avec bienveillance et générosité. C’était magnifique.
J’achetai un van dès mon arrivée en Nouvelles-Galles du Sud. Bien que
j’aie dans l’idée de me stabiliser un peu, cela ne m’empêchait pas de me
rendre à quelques soirées de musique et un lit sur roues m’aurait manqué.
Cela correspondait davantage à mon style que de planter une tente durant
les festivals et m’aidait à préserver un sentiment de liberté, sachant que
j’étais libre de repartir quand et où je voulais. Le timing pour l’achat de
mon van et mon aménagement dans la chaumière était parfait. J’avais
emménagé le mois du ramassage annuel du conseil du quartier.
Il restait des meubles dont les gens ne voulaient plus sur les bas-côtés de
la route, destinés à être jetés ou emportés par ceux qui le voulaient, avant le
passage du camion de ramassage du conseil. Les gens me faisaient des
signes depuis leur véranda quand je choisissais certains objets de leurs
piles ; ils me souriaient et m’encourageaient à prendre ce que je voulais –
un panier en rotin pour le linge sale, un placard étroit pour me servir de
garde-manger, une table de jardin. Je pris aussi quelques meubles
classiques. Les anciens propriétaires m’aidèrent même à charger certaines
choses dans mon van, y compris un vieux mais très beau canapé pour ma
véranda.
Je me rendis aussi à des vide-greniers qui m’amusèrent beaucoup. La
seule chose que je tenais à avoir neuve était un matelas. J’en voulais un
confortable pour mon dos, un sur lequel personne n’avait dormi, avec ma
seule énergie dessus. Une merveilleuse femme que je connaissais un peu me
fit un don lors de la pendaison de crémaillère, parce qu’elle était très
heureuse que je me stabilise vraiment après toutes ces années. Ce don
correspondait exactement au coût d’un matelas. Ainsi, en l’espace de trois
semaines, je passais des six cartons qui tenaient dans une petite voiture à
une petite chaumière à deux chambres entièrement meublée qui donnait
l’impression que j’y avais vécu pendant des années. Ce fut un moment
fantastique.
La première nuit, je m’étais allongée au centre du plancher du salon en
étirant mes bras avec un énorme sourire. Mon propre espace ! Enfin, j’avais
à nouveau mon propre espace ! Le soulagement, la gratitude et la joie
étaient si forts que l’on ne me vit pratiquement pas pendant un mois. Je ne
pouvais tout simplement pas supporter de quitter la maison, sauf pour aller
travailler. Quand je rentrais, je regardais ma chaumière et souriais à chaque
fois.
Bien que je n’aie pas réussi à obtenir la totalité des fonds nécessaires que
j’avais demandés, je pus commencer le programme pénitentiaire avec ce
que j’avais reçu, en pensant que je ferais les démarches pour d’autres fonds
au fil du temps, auprès d’autres fondations. Le fait d’avoir déjà reçu ces
fonds-là était très encourageant et m’avait permis de voir mon idée se
concrétiser. Étant donné que le financement venait du secteur
philanthropique privé et que la prison n’avait pas à me payer, j’avais un
statut de volontaire à leurs yeux. Le planning de cours que j’avais adopté
avait reçu l’approbation. Je fis la démonstration de ce que j’avais l’intention
d’enseigner et d’accomplir. Comme ce programme n’était pas reconnu par
l’État, aucune qualification d’enseignant n’était requise. Le personnel du
département de l’éducation avait foi en mes idées et en mes capacités à les
réaliser. Il réussit à obtenir l’approbation sur cette simple base, ce qui, avec
du recul, est plutôt exceptionnel ! Cependant, à l’époque, je ne trouvais pas
cela particulièrement inhabituel ; je me contentais de franchir chaque étape
telle qu’elle se présentait, jusqu’au jour où je me retrouvais debout devant
une salle pleine de criminelles condamnées, en train de leur apprendre la
composition de chansons !
N’ayant jamais enseigné de ma vie, me retrouver là avec des douzaines
de paires d’yeux fixés sur moi, la plupart inamicaux, fut vraiment
intéressant. Cela aurait pu être intimidant si je m’étais arrêtée pour y penser,
mais je ne le fis pas. Je me contentais de poursuivre le travail. Avant
d’assurer la liaison avec le département, je n’avais jamais pénétré à
l’intérieur d’une prison. C’est ainsi que, avec la préparation de la première
leçon et beaucoup de cran, je commençais le cours. Au début, je dus avoir
recours à un humour plutôt caustique pour obtenir une réaction ; les femmes
se tenaient assises devant moi, le visage fermé, me testant et se devant de
rester imperturbables vis-à-vis des autres. Mais après un petit moment, elles
réalisèrent que j’étais réglo.
Nous faisions des exercices de rimes et au lieu d’utiliser les exemples qui
faisaient partie du programme de la leçon, je commençai à improviser et à
rendre les vers plus amusants et plus appropriés à la situation, en me
moquant de moi avec elles.

« Je suis assise ici dans mon inexpérience à espérer quelques airs


mélodieux,
Va-t-elle nous parler de rimes tout au long de cet après-midi odieux ?
Je veux apprendre à jouer de la guitare et ressembler à Emmylou,
Je la supporterai donc quelque temps, que puis-je faire d’autre, après
tout ? »

Quelques femmes commencèrent à rire et à participer au cours en


ajoutant d’autres plaisanteries, ce qui permit au reste des détenues de se
détendre et d’ajouter quelques mots à leur tour.

« Alors allez-y, mademoiselle, continuez et apprenez-nous comment faire.


La poésie, on s’en fout complètement et ce n’est pas notre affaire. »
Les rires finirent par briser complètement la glace. Ainsi, après avoir
trouvé un thème ensemble, dans ce cas la musique d’Emmylou Harris, nous
pûmes nous y mettre vraiment.

« OK, OK, je vous entends toutes, mais vous avez des choses à
apprendre.
Aussi, faites-moi plaisir et faites ces rimes, des guitares en lot pourraient
vous attendre.
Vous jouerez bientôt des chansons venues du fin fond de votre cœur,
Mais plus vous tarderez, plus vous aurez besoin d’ardeur. »

En réponse, je reçus :
« OK, mademoiselle, puisqu’il le faut, nous écrirons ces stupides vers.
Je veux une guitare qui m’appartienne, aussi ne prolongez pas cet
enfer. »
Les plaisanteries continuèrent en vers et, à la fin de ce premier cours, les
rires fusaient librement. La plupart des femmes participaient. Cela s’avéra
très amusant.
Tout le personnel du département de l’éducation était très bienveillant et
c’était agréable de travailler à nouveau dans une équipe, après tant de
missions en solitaire chez des clients. Ils m’avertirent cependant de garder
mes distances avec les détenues et j’en conclus que c’était pour des raisons
de sécurité et de protection. Mais je ne pouvais qu’être moi-même et ne
considérais pas les étudiantes comme des criminelles, mais comme des
femmes apprenant à jouer de la guitare et à écrire des chansons. J’étais
assez consciente du danger pour me rappeler que j’étais dans une prison,
mais ma vie était aussi basée sur l’honnêteté et, encore une fois, je ne
pouvais qu’être moi-même.
Grâce à ma sincérité et à ma foi en chacune d’elle, les barrières entre
nous se brisèrent au fil du temps, tandis que la confiance s’installait et se
renforçait. Nous bavardions entre femmes. Je les encourageais à montrer
leur côté plus doux par l’intermédiaire de l’écriture des chansons, ce qui
leur permit d’abattre petit à petit les murs émotionnels qu’elles avaient
érigés pour se protéger. La classe devint un espace très personnel et curatif
pour les étudiantes. C’est en m’appuyant sur cette perspective curative que
je continuai à établir le programme d’étude.
Par le biais de différents exercices d’écriture, les femmes apprirent à
libérer leurs émotions et finirent par écrire avec un certain espoir. Il y avait
certainement des chants de colère et de souffrance. Mais il y avait aussi des
chants de rêves et d’aspiration. Quand je leur demandai ce qu’elles feraient
si aucune limite ne les retenait, qu’elle soit financière, géographique ou
dépendante de leurs talents, elles commencèrent à rêver et à écouter leur
cœur pour la première fois depuis des années. L’une voulait être libre de
vivre avec ses enfants sans avoir à rendre des comptes aux ministères
gouvernementaux, une autre dit qu’elle participerait à une vidéo musicale,
une autre se ferait faire une liposuccion abdominale, une autre voulait avoir
une vie sans violence domestique (ce qu’elle n’avait jamais connu), une
autre souhaitait se libérer à jamais de son addiction à la drogue et une autre
voulait se rendre au paradis et dire à sa mère qu’elle l’aimait.
Étant donné que la sincérité prenait le dessus, peu de cours se déroulaient
sans verser de larmes. Mais nous avions fait le pacte que ce devait être un
environnement de soutien, quoi qu’il arrive. Ainsi, des femmes qui ne
s’entendaient pas devinrent plus tolérantes les unes vis-à-vis des autres et
allèrent jusqu’à se soutenir durant un cours. L’une d’entre elles ne voulait
pas se joindre à la classe à cause de la présence d’une autre ; elle finit par y
participer et, au bout de quatre cours, elles s’encourageaient l’une et l’autre
dans leurs chansons et continuaient à sympathiser dans la cour. Telle était la
nature de la leçon. Le courage qu’il leur fallut pour s’exprimer aussi
sincèrement suscita le respect des autres au fur et à mesure qu’elles
faisaient preuve d’empathie et écoutaient avec un intérêt sincère l’évolution
des chansons de chacune.
Ce fut aussi un énorme défi pour elles d’apprendre à jouer devant la
classe. Elles se stimulaient les unes les autres et ressentaient la souffrance
dans les messages de leurs chansons. Une étudiante, Sandy, avait écrit
combien il avait été difficile, en tant que moitié aborigène, moitié blanche,
d’arriver à s’intégrer vraiment dans l’une ou l’autre des communautés de la
ville où elle vivait. D’autres connaissaient bien ce sentiment et
l’encourageaient, renforçant ainsi son besoin d’exprimer ces problèmes.
Une autre femme, Daisy, avait fait tant de séjours en prison,
principalement à cause de la violence, qu’elle ne savait même plus de
combien de temps elle avait écopé, cette fois-ci. Elle raconta qu’elle restait
muette et faisait la sourde oreille quand elle était dans la salle de tribunal,
tant tout cela l’anéantissait. (Elle allait apprendre la durée de sa
condamnation peu après). Elle exprima donc ces sentiments par écrit et
combien elle détestait que sa vie fasse maintenant partie du système et ne
lui appartienne plus. Une autre étudiante, Lisa, écrivit une chanson pour son
fils en lui disant combien elle était fière de lui. Elle était au comble de
l’émotion chaque fois qu’elle la chantait, mais aussi très fière d’elle-même.
Le fait d’interpréter ces chansons pendant les cours eut sur elles un effet
libérateur, car elles donnaient libre cours à une expression complète et pas
seulement écrite, malgré le fait que leurs nerfs soient mis à dure épreuve.
Étant moi-même passée par ce niveau émotionnel des années auparavant,
tout aussi timide et nerveuse, je les encourageais gentiment, si bien que les
murs de la peur finirent par s’effriter progressivement. Quelques mois plus
tard, quand l’une de mes étudiantes, qui s’était montrée très craintive
jusque-là, se mit à jouer en solo ses nouvelles chansons devant des
centaines de détenues et de visiteurs, ce fut à mon tour de pleurer de joie.
Le nombre de participantes n’était pas énorme, mais cela nous arrangeait
toutes. Elles avaient été en surplus durant les premiers cours, trop
nombreuses pour que ceux-ci soient efficaces, mais elles ne furent plus
qu’une dizaine à venir régulièrement par la suite. D’autres y participaient de
temps en temps, mais quand elles réalisèrent qu’elles n’apprendraient pas à
jouer de la guitare comme Éric Clapton en une seule leçon et, surtout, que
le cours impliquait un travail engagé, la plupart cessèrent de venir. Il valait
mieux qu’elles soient peu nombreuses. Certaines femmes exigeaient
beaucoup d’attention et cela me permit de m’occuper d’elles
individuellement. Les chansons et les histoires qui se créaient étaient
inspirantes, curatives et merveilleuses. L’amour qui régnait entre nous était
nourrissant, c’est le moins que l’on puisse dire. Sous une apparence dure, il
y avait des gens comme vous et moi – des gens qui aimaient leurs enfants,
aspiraient à l’amour et au respect, voulaient se sentir utiles et vivre une vie
respectueuse.
La plupart des femmes ressentaient de la culpabilité pour ce qu’elles
avaient fait et désiraient s’amender. Après les avoir entendues parler de leur
histoire personnelle, tout ce que je pouvais voir était des histoires tragiques,
une image de soi dégradée et un cycle dont elles n’arrivaient pas à sortir.
Elles avaient été emprisonnées pour différents crimes, certaines pour avoir
travaillé illégalement en tant que prostituées. À cet égard, quelques-unes
d’entre elles tournaient le système à leur avantage. Elles connaissaient la
durée de la peine de nombreux petits larcins, et en commettaient un chaque
année pour pouvoir échapper au froid de la rue pendant les trois mois
d’hiver et avoir au moins un lit chaud et des repas réguliers en prison.
D’autres étaient là pour des crimes allant de l’usage ou de la possession de
drogues jusqu’à la violence, la fraude, le vol à l’étalage (une habitude
qu’elle avait acquise pour nourrir sa famille et à laquelle elle était devenue
dépendante) et, trop souvent, la conduite sous l’emprise de l’alcool.
Quel que soit le forfait cependant, le système carcéral traitait les effets du
crime et non les blessures qui étaient les causes sous-jacentes aux actions.
Bien qu’ils soient appelés établissements correctionnels, il n’y avait que très
peu d’aide disponible pour celui ou celle qui cherchait sérieusement à
changer ses façons de penser et ses anciennes habitudes de comportement.
C’est le niveau où la guérison devient indispensable pour briser les cycles
de manque d’estime de soi, de l’usage de la drogue, de la violence
domestique et de la vie criminelle qui en a découlé. Il est possible que
certains criminels continuent à commettre des délits, malgré l’aide qu’ils
reçoivent. Mais ceux que j’ai pu rencontrer auraient certainement changé
leurs habitudes si on leur avait apporté un soutien régulier en prison et à
leur sortie.
Quelques personnes adorables travaillaient dans le système lui-même,
mais se dressaient aussi contre lui. Des volontaires de groupes évangélistes
avaient également réussi à atteindre quelques individus et les avaient aidées
à changer de vie. Il était clair que l’on dépensait bien plus d’argent pour la
sécurité et la paperasserie que pour des méthodes de guérison et de soutien.
Dans une prison d’environ trois cents incarcérés, il n’y avait que deux
psychologues qui étaient souvent indisponibles par manque de temps et
parce qu’ils étaient trop sollicités. Si vous ne vous sentiez pas déjà assez
méprisable avant d’entrer en prison, vous pouviez être certain d’y arriver
pendant votre séjour et à votre sortie.
Ayant visualisé un documentaire sur les bienfaits de la méditation en
milieu carcéral démontrant qu’elle avait permis de transformer la vie des
gens, j’en fis mention à quelques membres du personnel et leur dis que je
pouvais leur présenter des personnes adéquates. Le chemin de méditation
que je suivais avait réussi à atteindre des détenus d’autres pays par
l’enseignement de cette voie, mais la seule chose que l’on me répondit ici
fut « bonne chance » avec un rire de total scepticisme. Je décidai donc de
travailler avec ce que j’avais sous la main, c’est-à-dire avec les étudiantes
de mon cours, en les incitant à commencer à croire en leur propre beauté et
bonté. Je le fis par l’intermédiaire de l’écriture des chansons dans lesquelles
elles pouvaient s’exprimer, des chansons bien à elles, qu’elles pouvaient
interpréter et partager avec les autres. Beaucoup d’entre elles n’avaient
jamais entendu de compliment de toute leur vie et pleuraient comme des
madeleines quand je leur faisait un retour positif et sincère. Toute
suggestion propre à améliorer leurs chansons était émise avec une
appréciation bienveillante.
Il y avait aussi des moments amusants au fur et à mesure que leur
confiance en moi se renforçait, qui me renseignaient sur leur vie dans la
cour de la prison. Un jour, l’une des femmes racontait tout haut à une autre
comment elle avait réussi à emporter une paire de baskets supplémentaire.
Quand elle s’aperçut que je l’avais entendue, elle se tut immédiatement.
Aiguillonnée par mes encouragements et ceux des autres étudiantes, elle
m’expliqua la ruse. Comme je faisais la remarque qu’elle s’était montrée
très intelligente, j’entendis : « Eh bien, nous sommes des criminelles,
mademoiselle. Rappelez-vous où vous êtes. » Sur quoi, j’éclatais de rire.
Ayant maintenant acquis de la confiance en moi et n’étant pas du tout
intimidée, je trouvai cette réflexion plutôt amusante.
Un autre jour, une étudiante arriva au cours, à la fois très énervée et
épuisée. Quand je lui demandai si tout allait bien, elle répondit : « Ouais, je
vais bien maintenant, mademoiselle. J’ai simplement eu une terrible
matinée. Cette nana se comporte en véritable salope avec moi depuis
longtemps et je lui ai donc mis la tête dans un sèche-linge. Un peu surprise,
je hochais la tête comme pour dire : « Je vois. » « De toute façon,
mademoiselle, tout va bien. Je suis là et il est temps de passer à la musique.
Plus rien n’a d’importance quand je suis ici. Si je n’avais pas eu cette leçon,
j’aurais pu l’étriper. Heureusement, ils ne m’ont pas renvoyée de ce cours,
cela m’aurait tuée. » Ceci ayant été dit, elle s’assit et continua à travailler
sur sa chanson des semaines précédentes. C’était en fait une compositrice
brillante qui possédait l’une des plus belles voix que j’avais entendues.
J’aurais aimé l’avoir rencontrée dans d’autres circonstances, car j’aurais
adoré partager des chansons avec elle autour d’un feu de camp. Mais cela
n’arrivera jamais.
De semaine en semaine, des transformations de plus en plus positives
s’opéraient. C’était gratifiant et merveilleux à voir. Les membres de
l’équipe du département de l’éducation se réjouissaient aussi de la réussite
et des changements positifs visibles chez un grand nombre des étudiantes
qui avaient suivi le programme complet. Le cours devint le moment fort de
leur semaine comme de la mienne.
J’avais maintenant mis fin à la relation à distance que j’avais entretenue,
malgré le fait que nous vivions désormais l’un à côté de l’autre. Je n’aurais
jamais pu prendre la direction que mon cœur m’indiquait si j’étais restée
avec cet homme. Nous avions tout simplement des valeurs trop différentes.
Cela ne m’empêcha pas de verser des larmes et de supporter la maturation
nécessaire du triste processus du lâcher prise, mais j’étais entrée trop
profondément en moi-même pour pouvoir vivre maintenant un style de vie
qui ne correspondait pas à mes propres valeurs.
La vie domestique était merveilleuse et j’adorais jouer les hôtes pour les
amis qui venaient me rendre occasionnellement visite, au lieu que ce soit
moi qui me rende chez les autres comme je le faisais depuis une ou deux
décennies. Au bout de tant d’errance, je ne fus pas très surprise de constater
que je devenais casanière. J’avais rarement envie de sortir et je décidai que,
à long terme, je voulais définitivement travailler chez moi.
Ainsi, durant mon temps libre, je développais un cours de composition de
chansons en ligne, s’appuyant sur les enseignements que j’avais donnés aux
femmes de la prison. Mes écrits prenaient aussi de l’ampleur, des articles
étaient publiés dans divers magazines et je créai un blog. Cela attira de
nombreux adeptes et ne fit que confirmer combien j’aimais me connecter
avec des gens animés d’un même esprit dans mon travail. Cela m’incita
aussi à me demander si je voulais poursuivre dans la voie difficile de
compositrice. Quand j’enseignais dans la prison, ma propre musique s’en
trouvait un peu ralentie, même si je continuais à donner quelques concerts
de qualité de temps à autre. Chaque fois que j’étais en contact avec une
audience ouverte et que je m’oubliais complètement dans la musique,
j’adorais cela ; cependant, écrire et travailler chez moi commençait à
m’apporter plus de satisfaction.
Bien que ma petite chaumière et le travail à la prison soient formidables,
il n’y avait pas grand-chose d’autre pour me retenir dans le coin. Les amis
étaient partis et la vie avait changé depuis la dernière fois où j’avais vécu
près de Sydney. Il y avait aussi une partie de moi qui savait que je finirais
par vivre un jour à la campagne. En plus de deux décennies de
vagabondage, je n’avais jamais perdu cette envie d’espace que confère la
vie paysanne. Je ne m’étais pas fait beaucoup d’amis dans le coin, étant
donné que j’étais devenue plus solitaire et appréciais de vivre dans mon
propre lieu après toutes ces années d’errance.
Ainsi, pratiquement à mon insu, les étudiantes étaient devenues mes
meilleures amies. Au fil du temps, les murs entre professeur et étudiantes
ou employée et détenues, s’étaient écroulés. La classe était simplement
devenue un lieu où un groupe de femmes jouaient de la musique. Je sentais
que peu de choses nous séparaient et que j’aurais très bien pu être l’une
d’entre elles. C’est du moins l’impression que j’avais parfois. Il y avait
aussi, bien sûr, d’autres moments où je ne me sentais pas comme elles. Je
n’avais pas commis de crime qui justifiait ma présence ici, mais il y avait
toujours une proximité entre nous, en tant que femmes liées par la sincérité
que nous expérimentions. Ma propre fragilité et mon passé douloureux
m’influençaient encore par certains côtés, mais beaucoup moins
qu’auparavant. C’est sans doute cela qui avait renforcé mon lien avec les
étudiantes dont le passé personnel était plein de souffrances et de différentes
sortes de maltraitance, qui avaient entraîné un manque d’estime de soi.
Au début de mon arrivée à la prison, on m’avait conseillé de détourner
toute question touchant à ma vie personnelle. Je ne leur avais jamais révélé
où je vivais, et quand elles le demandaient, je préférais leur répondre
simplement que je ne pouvais le leur dire, plutôt que de m’orienter vers une
direction indéterminée ou de mentir. Maintenant que la confiance s’était
installée, les femmes respectaient mon choix. Cependant, la plupart du
temps, je répondais à leurs questions. Par le biais de toutes les
conversations sincères que j’avais eues dans le passé avec mes clients au
seuil de la mort, j’avais aussi fini par aimer m’ouvrir davantage. Les murs
d’intimité émotionnelle ne font qu’empêcher la bonté de s’exprimer. C’est
la confiance qui rassemble les gens. Elles posaient des questions sur mon
passé et je répondais honnêtement, leur parlant de ce que j’avais
stupidement toléré des autres et des croyances que j’avais longtemps
cultivées.
La gentillesse de ces femmes, en tant que groupe et individuellement,
éveillait quelque chose en moi qui était resté endormi depuis très
longtemps : je ne savais tout simplement pas recevoir la bonté. Je savais en
donner, mais pas en recevoir. Ainsi, quand je sentis leur amour pour moi et
leur sincère compréhension de ma souffrance, ce fut bouleversant. Ces
femmes étaient vraiment les plus douces et les plus merveilleuses. Elles
avaient toutes souffert et beaucoup aspiraient à retrouver leurs enfants et
leurs familles. Pourtant, leur cœur était incroyablement bienveillant. Bien
sûr, elles avaient fait des dégâts et commis des erreurs qui les avaient
conduites en prison, mais la plupart le regrettaient et toutes avaient un cœur
bon et aimant.
Les finances commençaient à manquer et après presqu’un an dans le
milieu carcéral, je compris que je ne m’épuisais pas seulement en veillant
sur les mourants. Je m’épuisais en raison de la vie. Il régnait tout
simplement trop de tristesse autour de moi. Quand une tragédie toucha un
couple d’amis proches et que j’essayai d’être auprès d’eux, la vie devint
encore plus pénible. Connaissant les difficultés auxquelles j’avais dû faire
face pour réunir la première partie des finances nécessaires, je me
demandais si j’aurais l’énergie de tout recommencer. En m’endormant cette
nuit-là, en écoutant les concerts de cris de mes nouveaux voisins qui se
faisaient une scène, ma décision fut prise. Le temps était venu de retourner
à la vie rurale. J’avais accompli tout ce que j’étais capable de faire jusqu’à
ce moment-là.
La plupart de mes premières étudiantes avaient été relâchées, ou étaient
sur le point de l’être, ce qui me libérait énormément. Je savais que je
n’aurais pas la clarté ni l’énergie d’enseigner à de nouvelles étudiantes. Il
était temps d’apprendre à prendre soin de moi. Je donnai donc congé à la
prison et à son patron et commençais à faire des plans.
Mes parents vieillissaient. J’étais plus proche que jamais de ma mère et
j’avais une belle relation avec mon père. Je voulais donc me rapprocher
d’eux et être plus accessible, en n’étant séparée d’eux que de quelques
heures de route. Ce n’est pas loin, selon la perspective de distance des
Australiens. Je voulais aussi vivre quelque part près de la côte.
Je choisis l’endroit qui me convenait et commençai mes recherches sur
Internet pour trouver des locations. Je cherchais un endroit entre deux
villes, en me basant sur le loyer que je pouvais me permettre de payer. Rien
de convenable ne se présenta les deux semaines suivantes et je mis donc
une annonce dans le journal local, décrivant clairement ce que je
recherchais. Je reçus deux propositions qui ne me convinrent pas mais,
après avoir établi de nouveaux contacts, la possibilité d’une belle petite
maison de campagne attira mon attention. Elle était située à l’endroit exact
que je recherchais et le loyer correspondait à la somme que je pouvais
consacrer. Peu après, je vivais dans une propriété de cent hectares.
L’obscurité avant l’aube

Un petit ruisseau coulait devant la maison, offrant des scènes de vie


sauvage et de beauté toujours changeantes. Des arbres énormes et
magnifiques agrémentaient le paysage. Les oiseaux chantaient toute la
journée et les grenouilles prenaient la relève la nuit. Des millions d’étoiles
(qui changeaient des réverbères de la ville) brillaient dans le ciel chaque
soir. C’était un bonheur total, surtout quand je jouais de la guitare en
regardant le soleil se coucher du haut de ma véranda ou quand la pluie
venait tambouriner sur le toit de tôle. J’étais au paradis et récitais
d’innombrables prières de remerciement.
La vie à la campagne demande à l’évidence beaucoup de sacrifices quand
il est question d’accéder facilement à des spectacles et au domaine de l’art,
mais j’avais assez de choses autour de moi pour me satisfaire. Mon style de
vie me permettrait toujours de voyager quelque part si l’occasion s’en
présentait. Cela n’avait aucune importance. Je vivais à nouveau au rythme
de la nature et menais finalement la vie qui avait le plus de sens pour moi.
Cinq maisons, y compris celle du fermier, étaient réparties sur ces vastes
hectares, dans les collines et les vallées. En tant que locataire, mon seul rôle
était de jouir de l’espace.
Les choses devinrent immédiatement plus faciles et plus légères. Vivre à
nouveau à la campagne était comme un retour à la maison. Mon énergie
avait beaucoup diminué après toutes ces années de travail auprès de
personnes mourantes, puis dans le milieu carcéral, et je fus donc heureuse
de faire une pause et de vivre de mes économies pendant quelque temps. Je
ferais quelques recherches dans ma nouvelle région et déciderais de la
direction à prendre quand je serais prête, en suivant chaque étape telle
qu’elle se présentera. Je me sentais mieux de jour en jour et me régénérais
lentement. L’énergie et les pensées positives revenaient en masse. Me
promenant à travers les collines et les champs, prenant plaisir à la simplicité
et à la complexité de la nature, ma guérison et mon rétablissement
pouvaient commencer.
Les années que j’avais passées assise auprès de tant de gens merveilleux
et sages avaient sans nul doute engendré d’énormes changements positifs.
Je souris à ces souvenirs, me remémorant souvent de tendres moments et de
merveilleuses conversations. Bien que cette vie semblât maintenant loin
derrière, particulièrement quand je me promenais par monts et par vaux,
elle m’avait énormément façonnée et j’étais encore submergée de
reconnaissance.
En dehors du besoin de passer du temps chez moi et de poursuivre mon
parcours créatif, j’avais décidé de laisser à nouveau la foi me guider et me
disais que les prochaines étapes se révéleraient sûrement en temps voulu.
Après tout, c’était toujours ce qui s’était passé jusqu’ici. Entourée de toute
la beauté de la nature, je pouvais m’ouvrir et laisser émerger l’écriture et la
musique. L’abondance de la nature qui entourait la maison et le ruisseau
m’aidèrent à m’adapter en un rien de temps à un style de vie très simple.
Cependant, dans les profondeurs de mon subconscient, d’anciennes
habitudes destructives liées à mon manque d’estime de soi subsistaient. À
un niveau conscient, ma pensée avait énormément évolué au cours des dix
années précédentes et la vie me semblait plus facile. J’avais atteint un
niveau de paix et de gratitude qui me régénérait chaque jour. Sur le plan
émotionnel, tout allait bien. Du moins, je le pensais.
Puis, soudain, les choses prirent un tournant inattendu. Je menais
allègrement ma vie et je fus donc complètement prise au dépourvu quand,
tout à coup, je fus brusquement projetée dans les profondeurs les plus
obscures de mon processus de guérison. Cela se passait à des niveaux bien
plus profonds que ceux j’avais connus jusque-là. L’énergie qui me restait
(celle qui m’avait semblé régénératrice) disparut complètement,
pratiquement en une seule nuit, comme si quelqu’un m’avait débranchée
d’une prise électrique et que je m’effondrai comme une masse sur le sol.
J’eus l’impression que tout arrivait subitement. Tout s’était totalement
consumé, jusqu’à la plus petite once d’énergie.
Mes intentions initiales de rechercher une activité ordinaire pour établir
des contacts locaux s’envolèrent. Me retrouver face à quelqu’un me
semblait totalement impossible. Aussi, trouver un travail, même pour un
court moment, fut-il hors de question. J’en étais tout simplement incapable.
J’étais contrainte de pénétrer dans le cœur même de mon être pour affronter
ces changements et ce fut une période extrêmement difficile. Cependant, je
n’avais pas de choix. Cela devait sortir, que je le veuille ou non et quand les
larmes commencèrent à couler, rien ne put les arrêter. Je devais guérir afin
de devenir l’être véritable que j’avais programmé à ma naissance et me
libérer complètement du passé. Ces mois furent les plus difficiles de ma vie
et, contre toute attente, je m’enfonçais la tête la première dans un puits
profond de dépression suicidaire.
Ceux qui me connaissaient bien ne pouvaient croire que c’était moi.
J’avais moi-même du mal à l’admettre. J’avais déjà été témoin de
dépression chez les autres et n’aurais jamais imaginé me retrouver dans cet
état moi-même. Mais c’est justement le problème avec les dépressions et
c’est ce qui rend les choses si difficiles pour ceux qui en souffrent : le choc
de constater que cela est en train de leur arriver.
Certains amis refusèrent carrément d’y croire. Était-ce vraiment Bronnie,
celle qui avait aidé tout le monde à retrouver le moral et qui maintenant
s’effondrait complètement ? D’autres ne savaient tout simplement pas
comment gérer le fait de me voir dans un état si vulnérable. Les suggestions
des amis qui m’appelaient – ceux qui, présumais-je, me connaissaient très
bien – étaient si éloignées de ce que j’étais capable de faire, qu’elles
aggravèrent mon sentiment d’être incomprise et m’auraient rendue encore
plus triste si cela avait été possible. Mais le cadet de mes soucis était les
autres. La seule chose que j’étais capable de faire était de m’occuper de moi
– et encore, pas toujours.
Les conseils continuaient à fuser de tous côtés, quant aux moyens de
changer ma situation. Mais, ce dont ont le plus besoin les gens en
dépression, c’est de se sentir acceptés. La dépression est une maladie qui
peut être la bénédiction la plus catalytique pour opérer une transformation
positive, à condition que la personne puisse la vivre à son propre rythme.
« Dépression » est le nom que lui donne notre société actuelle. Mais en fait,
c’est une opportunité et un moment extraordinaire de transformation et
d’éveil spirituel. Ce peut être un effondrement total, mais ce peut être aussi
un tournant décisif, si on l’aborde avec détermination, volonté d’abandon et
confiance. Cela ne la rendra pas plus amusante pour autant.
Me réveillant en sanglots avant même d’avoir émis ma première pensée
de la journée, j’avais besoin de compassion et de patience de la part de ceux
qui me connaissaient. Parfois, mes pensées n’avaient pas encore atteint mon
conscient que les larmes coulaient déjà, à peine étais-je réveillée. À d’autres
moments, c’était de la tristesse vis-à-vis de moi-même et de ma situation :
la vie me paraissait si incroyablement pénible ces jours-là, et elle l’avait été
en fait pendant des années. Reconnaître que je n’avais pas la force de tout
recommencer à zéro, et savoir pourtant que je le devais, ne faisait
qu’ajouter à mon angoisse, étant donné que je ne pouvais même pas
imaginer avoir l’énergie de le faire, a fortiori trouver l’énergie. Cependant,
personne n’allait se présenter à ma porte d’entrée pour me proposer le
travail parfait, d’autant plus que je ne connaissais pratiquement pas un seul
habitant dans le coin.
Aucun de mes amis les plus proches ne savait comment gérer ma
profonde tristesse ni mon apathie et ils continuaient donc à téléphoner et à
m’apporter des suggestions pour me sortir de là, pour me voir à nouveau
m’activer. Cela ne fit que m’oppresser davantage, étant donné que je n’y
étais pas encore prête du tout. Quand je réussissais à passer l’aspirateur
dans ma maison, ce qui me demandait énormément d’énergie, j’avais
l’impression d’avoir remporté une grande victoire dont je pouvais me
féliciter : « C’est bien, Bronnie, tu as fait quelque chose aujourd’hui. »
Jadis, j’aurais été capable de nettoyer cinq maisons d’affilée, de sortir
déjeuner, de marcher plusieurs kilomètres et de nager pendant une heure.
Mais voilà à quoi ressemble une dépression quand elle vous frappe pour la
première fois. C’est elle qui mène la danse.
La meilleure chose que peuvent faire les amis et les proches est
d’accepter l’état de la personne. Peut-être s’en sortira-t-elle, peut-être pas. Il
y a de grandes chances qu’elle puisse surmonter cette crise, surtout si elle le
veut. La compréhension de ses proches renforce son potentiel, tandis que la
pression l’entrave. Il lui faudra aussi accepter que c’est un moment qu’elle
doit traverser dans sa vie, afin de ne pas exercer davantage de tension sur
ses épaules, ce qui ne ferait qu’exacerber les symptômes. Il me fallut un bon
moment pour y arriver et accepter ce fait, tout en me débattant avec mon
incapacité à m’acquitter des situations courantes.
Revenir vivre à la campagne avait touché quelque chose de si profond
que cela avait fait remonter la souffrance tapie en moi, accumulée dans ma
jeunesse et au début de l’âge adulte, quand je vivais dans un environnement
similaire. Il semblait que le fait d’avoir ralenti mon rythme et d’être revenue
à mes racines, ainsi que celui de ne plus avoir à consacrer toute mon énergie
à soigner d’autres personnes aient fait sauter violemment le couvercle,
laissant échapper un trop-plein de souffrances, d’une boîte de conserve qui
avait été fermée de force par sécurité depuis des décennies. Le contenu
avait commencé à suinter lentement au cours des dix années précédentes, au
moment où j’avais décidé de suivre la voie de la guérison et commençais à
libérer ce dont j’avais pris conscience. Cependant ces jours-là, la tristesse
absolue qui remontait, si crue et si douloureuse, venait non seulement du
conscient, mais aussi de l’inconscient. La souffrance due aux années de
critique endurées dans ma jeunesse, au fait de ne pas avoir été acceptée telle
que j’étais déjà à l’époque, à toutes les moqueries et au ridicule auxquels
j’avais été exposée – toute cette souffrance que j’avais emmagasinée en
moi, sans même le savoir, refaisait surface. Je ne cessai de pleurer et de
pleurer encore.
Pour bénéficier d’une vraie guérison, il n’y a pas d’autres options que de
faire face à ce qui est devant vous : la douleur, la reconnaissance de votre
souffrance, l’opportunité de grandir, le besoin de guérir et la nécessité de
trouver de la force en prenant le dessus sur la douleur elle-même.
Cependant, personne ne peut nous enlever nos épreuves d’apprentissage.
Personne d’autre ne peut les vivre à notre place. Certes, l’amour des autres
est d’une grande aide et celui venant de ma chère mère et d’un couple de
vieux amis fut un énorme soutien. Mais il n’y avait aucune échappatoire à
ma propre guérison. Le temps était venu de me confronter à moi-même. Le
temps était aussi venu de libérer des choses enfouies aux niveaux les plus
profonds.
La libération se fit de plusieurs manières différentes. Par les larmes, bien
sûr, mais aussi par l’écriture, je notais ce qui se passait. Pour la première
fois de ma vie, je me mis également à crier, à hurler, mais à vraiment hurler.
(En fait, cela m’était déjà arrivé involontairement une fois, quand j’avais
sauté d’un avion). Mais cette fois-là, c’était un véritable cri primal. J’étais
vraiment reconnaissante de vivre si loin des autres maisons et d’avoir la
possibilité de traverser tout ce tourment en fonction de ce que chaque jour
m’imposait. Je hurlais toutes les choses que j’aurais voulu dire quand j’étais
plus jeune, à tous ceux qui m’avaient blessée. Je laissais aussi sortir des
sons de douleur, sans aucun mot s’y rattachant. Je hurlais ma frustration de
m’être retrouvée dans cette situation et de subir un tel supplice. Je
sanglotais sans aucune retenue. Je finissais par m’écrouler, épuisée et, petit
à petit, je guérissais.
Jadis, au cours de périodes plus douces, j’avais appris à m’assimiler à
une rose : nous déployons un à un nos pétales pour révéler notre moi
merveilleux et délicat et arrivons finalement au centre, le bourgeon de ce
que nous sommes. Cependant, dans cet état absolu de tristesse et de
désespoir, je rejetais bel et bien cette théorie et arrivais à la conclusion que
grandir s’identifiait plutôt à l’épluchage d’un très gros oignon : au fur et à
mesure qu’une nouvelle couche est enlevée, c’est de plus en plus
douloureux et chacune nous fait pleurer de plus belle. C’était ce que j’étais
en train de vivre. Je pelais un énorme oignon et, qui plus est, très résistant.
Chaque larme versée, chaque phrase écrite, chaque pensée partagée aidait à
enlever une nouvelle couche.
Ce n’était pas du bonheur que je recherchais chaque jour, mais juste assez
de force pour accepter mon sort actuel. Je n’avais plus d’énergie autre que
celle de pleurer et d’observer, depuis la véranda, le monde de la nature se
dérouler devant moi. Épuisée par les vagues de décharge émotionnelle qui
me balayaient au quotidien, je vivais au jour le jour. C’était parfois tout
simplement trop pénible de penser au-delà du moment présent. Survivre
chaque jour à l’intensité des émotions me suffisait. J’étais engourdie,
émotionnellement épuisée et très, très lasse de la vie.
Me rappelant que le bonheur est un choix, je choisissais de me lancer des
défis en m’obligeant à sortir du lit ou à apercevoir un moment de beauté
entre mes larmes. Des choix et des réussites qui sembleraient insignifiants à
d’autres devenaient à mes yeux de prodigieux exploits. Les choses qui un
jour m’avaient semblé simples, comme décider de sortir du lit, répondre aux
appels téléphoniques, me démêler les cheveux, porter de beaux vêtements et
préparer des repas sains alors que tout ce que je voulais était de manger des
haricots en boîte, représentaient des prouesses extraordinaires.
Je n’étais plus celle que j’avais été et si je voulais devenir la personne
que j’étais venue incarner sur cette Terre, je devais accepter mes sentiments,
ne pas les rejeter, leur permettre d’émerger afin qu’ils se libèrent pour
toujours. Nous avons chacun notre façon de guérir. Bien qu’avaler des
pilules de bonheur ne fasse pas partie de mon chemin, je ne juge cependant
personne de choisir cette option. Je devais m’en sortir à ma façon. Chaque
jour était différent. Certains étaient chargés de ténèbres, de larmes et de
profonds chagrins. D’autres me voyaient m’activer un peu et, dans un
brouillard épuisant, mais avec détermination, préparer un repas sain et en
congeler une partie, pour m’assurer de bien manger pendant les périodes
sombres. Certains jours, quand je trouvais l’énergie, j’allais marcher dans
les collines et les champs derrière la maison, loin de tout être humain, en
respirant simplement au milieu des sons et des paysages de l’habitat naturel.
La méditation continuait à faire partie de ma vie quotidienne. Je n’ose
même pas imaginer ce que j’aurais fait sans cette prédisposition. Elle
m’avait déjà enseigné que la souffrance est une vue de l’esprit. Mes années
de pratique passées m’avaient permis de lâcher prise sur d’innombrables
pensées malsaines. La méditation devait donc continuer à faire partie
intégrale de ma guérison maintenant. Je me demande comment les gens
peuvent se sortir de cette pathologie sans la méditation. Celle-ci vous
enseigne l’art d’observer vos pensées et de réaliser que ce n’est pas vous.
Ce n’est que votre mental et, bien que celui-ci fasse partie de vous, ce n’est
pas la totalité de vous-même, de même que les pensées ne vous
appartiennent pas toutes. Beaucoup viennent des autres et ont été projetées
sur vous.
Cet état de conscience m’aidait énormément, tandis que je m’asseyais
pour méditer au moins deux fois par jour, avec l’intention de reprendre
possession de mes pensées et de mon propre esprit. Il me fallut une
détermination colossale pour me focaliser sur ma pratique alors que tant de
souffrances refaisaient surface et essayaient de me distraire. Mais souvent,
durant ces heures de méditation, je reprenais possession de moi-même. En
observant mes pensées, sans me concentrer dessus, je retrouvai un niveau
de calme, un lieu d’amour et de certitude ; je savais que ce tourment
passerait certainement un jour ou l’autre et comprenais que la partie paisible
de moi-même existait encore au-dedans de moi. Il me suffisait de travailler
dur pour accéder à ce niveau, beaucoup plus dur. La discipline liée à la
méditation était également très bénéfique pour moi : en dépit de mes
humeurs fluctuantes, j’avais un engagement à honorer chaque jour, ce qui
signifiait que je devais m’obliger à m’asseoir et à continuer ma pratique,
sans tenir compte de mon état. D’autres s’en sortiront en s’obligeant à aller
travailler ou en s’adonnant à d’autres routines. Pour moi, c’était la pratique
de la méditation.
Bien sûr, je pleurais aussi, du plus profond de mon âme. Essayant de ne
pas perdre de vue la belle vie qui probablement m’attendait si je pouvais
traverser ce niveau de souffrance et de cicatrisation, je m’accrochais à
l’espoir chaque fois que j’en étais capable. Quand le moment présent est
saturé à ce point des douleurs du passé, ce n’est que l’espoir d’un avenir
différent qui peut parfois apporter une perspective de joie. C’est ainsi que
l’espoir joua un grand rôle dans ma guérison. Dans des moments de semi-
tranquillité, je rêvais de redevenir active, d’utiliser les talents dont j’avais
hérités (comme nous tous), de gagner de l’argent en faisant un travail que
j’aime, de rire avec mes amis, de posséder mon propre champ près d’une
rivière fraîche, d’oser aimer à nouveau et d’avoir un enfant. Mais plus que
tout, je rêvais simplement de retrouver le bonheur, de m’éveiller avec joie et
de m’enthousiasmer pour le don d’être en vie. Je rêvais d’être heureuse,
aspirant à me rappeler l’impression que cela faisait à l’occasion d’un
moment moins rapide et fugitif. Oui, je rêvais de bonheur.
La seule chose que je pouvais vraiment réussir à faire était de rester aussi
présente que possible quand j’en étais capable et de continuer à ne
m’occuper que du moment présent. Vivre dans un environnement aussi
magnifique était d’un grand secours, étant donné que tant de choses
complexes se passaient dans la nature qui m’entourait, me permettant de
m’absorber complètement dans ces instants, d’observer les insectes et les
oiseaux, d’écouter la brise dans les arbres, de regarder le ciel et ses
changements incessants.
Une autre bénédiction m’arriva sous la forme d’une merveilleuse
assistante sociale auprès de laquelle j’étais allée chercher de l’aide. Non
seulement elle pratiquait la même technique de méditation que moi, mais en
un sens, elle représentait aussi un miroir dans lequel je me reflétais. Avec
son aide, je réussis à me considérer sous différents angles, de manière plus
bienveillante et à reconnaître la beauté de mon propre cœur. J’avais
consacré ma vie à prendre soin des autres, en m’oubliant, considérant au
plus profond de moi que je ne le méritais pas. Cette pensée était due en
grande partie aux opinions qui avaient été émises par les autres dans le
passé et qui continuaient à m’affecter à des niveaux inconscients, des gens
qui ne me connaissaient pas en dépit des certitudes qu’ils cultivaient à mon
sujet. Une partie de ma transformation du moment tenait à ma
détermination à me libérer complètement de ces obstacles. J’avais aussi trop
pris sur moi la souffrance d’une amie qui traversait elle-même une période
difficile, pensant être simplement une bonne amie. Mais en plongeant pour
la sauver, je m’étais noyée à mon tour. Il me fallait apprendre à séparer la
compassion de l’empathie pour tous, en appliquant une compassion plus
détachée envers ceux pour qui j’avais de la sympathie.
Me souvenir à nouveau que je devais ressentir de la compassion pour
moi-même fut également important et libérateur. Cette brillante assistante
sociale m’aida aussi à prendre conscience des mauvaises habitudes que
j’avais développées dans le passé en excusant le comportement d’autres
personnes, précédemment par désir de maintenir une paix superficielle et
plus récemment par compassion. Son style de conseil direct et agréable était
vraiment ce qu’il me fallait. Sa sincérité fut payante, particulièrement quand
elle me demanda si j’avais l’intention de remporter une médaille d’or aux
jeux olympiques des aides-soignantes.
J’avais trop souvent oublié de partager un peu de compassion avec moi-
même, que ce soit en pensée ou en action. Toutes ces années d’évolution et
de lâcher prise n’avaient pas été gaspillées pour autant, même si j’en avais
parfois le sentiment. Le fait est que j’avais atteint le vrai cœur de mes
blessures, le point critique où nombre d’entre elles avaient pris naissance et
que j’étais devenue capable de les libérer définitivement.
Il m’a fallu beaucoup de courage, mon propre consentement et ma
volonté de me libérer pour toujours de ces patterns, pour reconnaître ma
souffrance, les effets de décennies de critiques formulées par ceux dont
j’avais le plus besoin d’amour, cesser de trouver des excuses pour un
comportement dénué de bienveillance et en parler. Pour ce faire, j’avais dû
apprendre à être bienveillante envers moi-même et apprendre à recevoir
cette bienveillance. Je méritais la bonté et le bonheur, sans réserve. Même si
les autres ne le pensaient pas, ils ne connaissaient rien de mon cheminement
et cela n’avait plus d’importance. Je savais maintenant que je méritais
qu’une extraordinaire bonté afflue vers moi. C’est en arrivant à l’importante
conclusion que je le méritais, que je pus commencer à recevoir ma propre
bonté. J’y avais déjà cru à d’autres niveaux, mais pas aux profondeurs à
partir desquelles je travaillais maintenant. C’était le lieu où s’opérait
désormais le recentrage, pour m’amener vers des niveaux qui me
stimulaient vraiment. Le temps était venu de m’ouvrir à ma propre bonté.
Après tout, je le méritais aussi.
Les vieux schémas de pensée liés au manque d’estime de soi résistaient
avec force et certains jours, j’avais besoin de toutes mes capacités pour être
plus forte que la douleur émotionnelle et mentale. Pour chaque couche
maîtrisée, des visions fugitives de beauté et d’euphorie se manifestaient
occasionnellement et me donnaient une impression aussi rafraîchissante
qu’inspirante. Quelque chose d’aussi simple que le soleil brillant sur les
feuilles des arbres revêtait une incroyable beauté et pouvait m’entraîner
vers des moments de félicité inattendue. De nouvelles parties de moi, qui
étaient restées en incubation pendant des années, commençaient à me
sembler plus familières. Des changements permanents s’étaient vraiment
produits et m’avaient permis d’abandonner définitivement d’anciens
schémas de pensée.
Je pris conscience que j’avais affronté certains angles particuliers de mon
ancienne tournure d’esprit, que je les avais vraiment libérés et j’en fus
reconnaissante. La beauté du lieu dans lequel je vivais m’encourageait à
rester très présente. Il est certain que la souffrance qui persistait y
contribuait aussi. Mais la vie naturelle qui se déployait autour de la petite
chaumière me nourrissait quotidiennement. Chaque fois qu’une couche de
souffrance tombait, mes sens se réveillaient et s’harmonisaient de plus en
plus avec la nature. Cela m’encourageait énormément, malgré les moments
difficiles qui subsistaient.
Il m’arrivait d’être en colère contre moi-même parce que je n’arrivais pas
à sortir de la dépression aussi vite que je l’aurais voulu. Mais la colère
dirigée contre quelqu’un n’est que le signe d’espoirs déçus. J’abandonnais
alors mes attentes pour revenir au présent, en regardant quelque chose de
beau par la fenêtre, en mettant un disque et en accompagnant la musique ou
simplement en ramenant ma conscience sur ma respiration ou les sons qui
m’entouraient. J’étais alors à nouveau capable d’accepter ma situation,
sachant que j’y travaillais au rythme qui convenait à ma propre croissance.
L’une de mes anciennes amies m’envoyait régulièrement une provision
de produits de soin bio pour la peau. Je prenais donc du temps pour étendre
soigneusement les lotions, prendre soin de moi et me nourrir, tant
mentalement que physiquement, pour compenser mon manque antérieur de
bonté envers moi-même. Cette activité contribuait toujours à me remonter
le moral, sans compter que je sentais merveilleusement bon. Prendre soin de
mon corps en me dorlotant me rappelait la manière dont j’avais choyé mes
clients proches de la mort. Je commençais à m’octroyer un peu de ce même
amour que je leur avais donné.
Mais être plus forte que la douleur était très difficile et, bien que les bons
jours aient tendance à revenir plus souvent après quelques mois, la
dépression et les pensées négatives qui l’accompagnaient paraissaient
maintenant se rebeller avec une détermination accrue. Elles n’allaient
certainement pas lâcher prise facilement. Après tout, elles étaient
alimentées par des habitudes négatives d’autocondamnation, qui avaient
régné pendant plus de quarante ans et que j’avais créées en laissant pénétrer
les opinions d’autrui dans mon système de croyance. Mon esprit semblait se
comporter en maître indépendant et ce maître ne voulait pas perdre son
contrôle sur moi.
Cependant, je devenais maintenant mon propre maître, en réalisant
réellement ma dignité et ma beauté et en choisissant consciemment de
diriger mon esprit vers des systèmes de croyances plus positifs. Au lieu de
me polariser sur d’anciennes habitudes, je me traitais avec respect et amour.
Des chansonnettes sur le thème de ma propre bonté commençaient à émaner
de moi, tandis que je bricolais dans ma maison en me chantant des choses
amusantes. Saluer mon merveilleux moi dans le miroir chaque fois que je
passais devant devint une autre habitude agréable et divertissante. Veiller à
ce que mon corps soit régulièrement nourri de bains et d’aliments sains me
ramena aussi à des moments plus joyeux. Petit à petit, le bonheur revenait.
Cependant, ma vieille structure mentale n’appréciait pas du tout cela et la
dépression sortait ses horribles griffes, refusant de lâcher prise
complètement. Cette reconstruction de ma pensée durait déjà depuis des
années. Mais le duel final se préparait, auquel ne pourrait survive qu’un
seul adversaire.
C’était à ce point culminant – cette lutte pour dire adieu à mon ancien
moi, complètement et définitivement – que je finis par abdiquer. C’était tout
simplement devenu trop dur. Malgré certaines améliorations de ma vie
quotidienne et des moments de bonheur de plus en plus nombreux, j’étais
complètement épuisée sur le plan émotionnel. J’avais dû dépenser tant
d’énergie pour arriver à ce niveau que, soudain, toute la force qui me restait
me quitta, m’amenant finalement à contempler l’idée de suicide. Je n’avais
plus une once de force pour poursuivre une discipline mentale ou concevoir
un espoir. J’avais fait de mon mieux, mais j’en avais tout simplement plus
qu’assez. Je voulais mourir. Je voulais en finir avec la vie une fois pour
toutes.
J’avais un ami de plus de vingt ans qui était un ange et qui me téléphonait
régulièrement. Heureusement, il avait sa propre approche. « Décroche le
téléphone, je suis sincère, ne fais pas la co*#* de te suicider. Décroche le
téléphone. Cesse de m’ignorer et prends ce put*≠* de téléphone », disait-il
jusqu’à ce que je décroche en riant à travers mes larmes. Bien que son
approche soit peu orthodoxe, il a le cœur le plus gros que je connaisse et un
humour qui nous avait déjà aidés à passer des caps dans le passé. Sa façon
de faire fonctionna. J’avais besoin de rire, je savais qu’il m’aimait beaucoup
et c’était réciproque. Le rire est un outil qu’on sous-estime beaucoup dans
la guérison.
Un jour où il n’avait pas appelé, je tombai dans un néant absolu, un
gouffre d’une profondeur encore jamais atteinte dans ma vie. Gribouillant
un mot d’adieu, incapable d’écrire lisiblement, je renonçai à la vie. C’était
tout simplement trop dur.
Il est dit que la nuit n’est jamais aussi noire qu’avant l’aube. Ce furent les
heures les plus sombres de ma vie. J’étais tout simplement incapable de
continuer à vivre. Je ne pouvais me sentir plus mal intérieurement qu’à ce
moment-là. Je me détestais pour ma faiblesse et mon incapacité à dompter
mon mental malgré tous mes efforts. Je me détestais pour avoir laissé les
foutaises des autres entrer dans ma vie. Je détestais m’être contentée si
souvent d’une existence aussi dure. Je détestais qu’il faille tant de courage
pour créer la vie que je voulais et que je méritais. Je détestais presque tout
de moi. Ce furent vraiment les heures les plus sombres.
À l’instant même où je terminais de gribouiller mon mot d’adieu,
d’excuses et de profonde tristesse, le téléphone sonna. J’eus envie de ne pas
répondre, mais je décrochai à contrecœur. Ce n’était pas l’ami auquel je
pensais. Ce n’était pas quelqu’un que je connaissais. La voix joyeuse que
j’entendis était celle d’une femme qui me saluait d’un ton enjoué et joyeux.
Elle continua en me proposant une assurance pour le transport en
ambulance !
« Super, pensai-je. Je ne peux même pas me suicider tranquille. J’aurais
probablement besoin d’une fichue ambulance. » J’avais choisi un fossé non
loin de là pour m’y jeter avec mon van, en faisant bien attention à ne pas
survivre. J’avais consacré beaucoup de temps à réfléchir au scénario, car je
ne voulais pas le faire à moitié. J’avais envisagé chaque détail de mon plan.
L’offre de l’assurance pour le transport en ambulance (que je déclinais
dans un brouillard) me rappela qu’il était aussi possible que je rate ma
tentative. Je pensais à tous les charmants ambulanciers que j’avais connus
au fil des années et pris conscience que j’étais devenue très insensible en
m’enfonçant dans ma propre douleur, que je n’avais pas considéré les effets
que mon acte pourrait avoir sur celui qui me trouverait et sur ceux qui
m’aimaient. Je savais aussi que je ne voulais pas risquer de me retrouver
paralysée si je ratais ma tentative, surtout une infirmité que je me serais
infligée moi-même. Mais il ne s’agissait pas seulement de ce symbole de
l’ambulance, bien qu’il soit certain que vous n’auriez pu demander meilleur
rappel à l’ordre ; l’appel téléphonique avait brisé le sortilège, le brouillard
dans lequel j’étais au plus profond de ma douleur.
Ce moment essentiel fut vraiment un tournant, le plus grand tournant de
toute ma vie. Je ne voulais pas porter atteinte au corps qui m’avait offert
tant de liberté et de mobilité, ce corps sain et merveilleux qui m’avait
toujours soutenu. Je ne voulais pas mourir non plus. Tandis que je
commençais à aimer mes jambes pour tous les kilomètres qu’elles
m’avaient permis de parcourir, je commençais à aimer chaque partie de
moi. À la minute même de cet appel téléphonique, j’avais ressenti une
douleur dans la zone cardiaque. Je réalisais alors que mon pauvre cœur, si
tendre et si merveilleux, avait déjà enduré assez de choses. Il ne pouvait
supporter davantage de souffrance ou de haine de soi. Il avait besoin
d’amour pour guérir et cet amour devait avant tout émaner de moi.
Libre de tout regret

La vitesse avec laquelle les choses changèrent ensuite fut phénoménale.


La dépression disparut en une nuit en emportant avec elle ses lourds nuages
noirs. Elle n’avait fait qu’attendre la venue de l’amour et, quand celui-ci
arriva, elle sut que son rôle était terminé et partit. Je passai les jours
suivants à restaurer mon énergie par la méditation, la reconnaissance et la
révérence envers mon moi merveilleux. Cela me permit de nourrir mon
cœur, tandis que les bains se chargeaient du soin de mon corps. Je fis de
longues randonnées apaisantes dans les collines, sans me bousculer, en
marchant doucement tout en m’émerveillant de la vie avec les yeux de
quelqu’un qui vient de renaître. C’était comme s’éveiller dans un monde si
magnifique qu’il devenait difficile de se rappeler le monde antérieur.
Pour marquer le début de ma nouvelle vie, je décidai d’organiser une
cérémonie d’adieu formel et de bienvenue. Je ramassai du bois dans les
champs et allumai un beau feu. Certaines choses requéraient un adieu
approprié, tels certains aspects de mon ancien moi et les circonstances qui
s’en étaient ensuivies. Je notai donc tout ce que je voulais rejeter et tout ce
que je voulais accueillir sur une feuille de papier. Puis, alors que le soleil se
couchait et que les premières étoiles apparaissaient, je m’approchai
joyeusement du feu chaleureux et curatif. Je remerciai et dis adieu à
d’anciennes parties de moi, puis lançai ce bout de papier dans le feu, tout en
accueillant les nouvelles choses. Ceci fait, je m’assis sous ce ciel de
campagne en fixant le feu. Un amour immense pour moi-même et pour la
vie m’envahit alors. Je ressentis également une incroyable gratitude.
Le feu continuait à répandre sa chaleur. En souriant, je regardais
l’immensité des étoiles au-dessus de moi et compris qu’une personne
nouvelle venait de naître. Celle que j’avais cherché à incarner pendant des
années était maintenant là. Elle avait finalement reçu la permission de se
manifester. Celle qui avait trop excusé les autres, qui avait porté des
décennies de souffrances et n’avait pas accepté qu’elle méritait aussi tous
les bonheur, n’avait plus de raison d’être. Sa fonction était maintenant
terminée. Je la remerciai doucement pour le rôle qu’elle avait joué dans
mon évolution et la laissai partir.
Chaque jour qui suivit continua à révéler ses plaisirs à d’autres niveaux.
C’était presque comme découvrir la vie pour la première fois. Jamais je ne
m’étais sentie aussi libre. Un bonheur comme je n’avais jamais connu
auparavant, sans aucune entrave, joyeux et libre de toute culpabilité, devint
mon état le plus naturel. De nouveaux oiseaux vinrent se poser sur la
clôture et chanter pour moi. Les anciens me suivaient quand je marchais au
milieu des champs dans un état de béatitude. L’acuité de mes sens s’était
accrue et j’avais la même impression que si je venais de faire des semaines
de méditation silencieuse, excepté que cet état plus alerte persistait. Je
distinguais plus de trente tons de vert différents dans la campagne entourant
la maison.
Il y avait un espace et une clarté en moi qui me donnaient l’impression
d’avoir toujours été là, mais dont je n’avais jamais vraiment pris
conscience. Mon passé ne présentait plus que peu d’intérêt. La sagesse
acquise le long du chemin faisait partie de moi. Le passé avait été un outil
d’apprentissage incroyable et aucune leçon n’avait été inutile. Mais la
souffrance qui était venue me façonner avait joué son rôle et s’était
maintenant désintégrée. Il n’y avait rien à prouver, rien à expliquer, rien à
justifier. J’avais le visage crispé à force de sourire. En l’espace d’une nuit,
la vie s’était orientée vers un tout autre plan. Vivre dans l’instant présent
était maintenant devenu un style de vie, après des années de pratique.
Les portes de l’opportunité s’ouvrirent alors en grand. Tous les efforts
passés consacrés à mon parcours créatif, toute ma concentration, ma
résistance et mes sacrifices commençaient à recevoir leurs récompenses.
Mon travail prenait de l’ampleur et de nouvelles opportunités d’écrire me
parvenaient de sources inimaginables. L’amour pour moi-même avait
ouvert les portes et permis à de grandes choses d’affluer sur mon chemin.
Toutes ces choses avaient attendu patiemment, pendant des années, que je
sois prête.
Au fil du temps, le flux naturel de bonté continue de s’accroître. De
nouveaux systèmes de soutien ont aussi vu le jour autour de moi, tant
professionnellement que personnellement. Il est certain que j’aurai toujours
de nouvelles choses à apprendre sur moi-même, mais maintenant, je ne
prends plus jamais la moindre bénédiction comme quelque chose allant de
soi.
Ces dernières années, j’avais consciemment créé la vie que j’avais
imaginée, en libérant mes blocages, une couche après l’autre. Obtenir une
image claire de la vie que je voulais mener et de la personne que je voulais
être avait été un élément essentiel de ce processus. Maintenant, quand des
blocages refont occasionnellement surface, je me montre patiente et
bienveillante envers moi-même tout en y travaillant. La découverte de soi
est un processus joyeux et je peux sourire à mon humanité.
Après ce qui venait de se passer, je m’aperçus que je me sentais plus
proche que jamais de chacune des merveilleuses personnes dont je m’étais
occupé au moment de leur mort. Cette nouvelle vie qui m’avait été révélée
était le genre de vie qui aurait pu être possible pour elles et dont elles
avaient eu un aperçu au moment de leur analyse rétrospective, quand elles
avaient parlé de leurs regrets. Au cours de leurs dernières semaines ou
derniers jours, quand tout le reste s’était effondré, elles avaient pu entrevoir
la joie potentielle que la vie leur aurait offerte si elles avaient vécu
différemment.
Toutefois, tout le monde ne ressentait pas le besoin d’exprimer des
regrets. Certains disaient qu’ils auraient fait des choses différemment, sans
être pour autant consumés par un réel regret. D’autres étaient très contents
de la vie qu’ils avaient menée, ou du moins l’acceptaient avec grâce.
Cependant, beaucoup avaient vraiment des regrets et un fort désir d’être
entendus et de faire connaître leurs pensées. Le temps que j’avais passé
avec chaque client avait probablement été un catalyseur pour la sincérité qui
s’était exprimée dans chacune des relations. Je serai toujours reconnaissante
pour ces merveilleux moments.
Ayant été témoin de tous les regrets qu’ils avaient partagés, j’étais
déterminée à ne pas vouloir ressentir la même chose quand viendrait la fin
de ma propre vie. Il était hors de question d’avoir reçu ce cadeau de sagesse
et de ne pas en tirer des leçons. Mais ayant passé les tests les plus sévères,
je savais maintenant combien les défis pouvaient être difficiles. Cependant,
je comprenais aussi combien nous étions récompensés par la joie de les
avoir surmontés.
Le potentiel d’accomplissement et de plaisir qu’avait entraperçu chacune
de ces chères personnes au moment de son passage nous est proposé avant
que n’arrive l’heure de notre propre mort. Chaque nouveau jour qui se lève
voit le flux naturel de bonté croître en moi et me ravir. Cette bonté ne
cherche qu’à s’exprimer et elle y réussit si vous apprenez à vous ouvrir à
elle, par la confiance et l’amour de soi. Elle vous attend. Il vous suffit de
sortir de vos ornières. Et là réside le vrai travail : apprendre à reconnaître et
à maîtriser vos propres pensées en nettoyant les détritus qui vous empêchent
de la laisser affluer.
L’apprentissage n’aura jamais de fin. Il ne s’agit pas d’accéder à une
phase de croissance et de dire : « Super. Maintenant je peux me reposer, je
sais tout, je n’ai plus rien à apprendre et je peux profiter de mes journées. »
Même Stella, malgré tout le travail intérieur qu’elle avait accompli, avait
parfois été tenue de lâcher prise et de s’abandonner. C’est ainsi qu’elle avait
pu devenir plus paisible au cours des jours qu’il lui restait à vivre, avant de
partir avec un sourire radieux sur le visage quand son heure sonna.
Ainsi, si l’apprentissage ne cesse jamais, mieux vaut l’accueillir que lui
résister. Pas un jour ne se passe sans que j’apprenne quelque chose de
nouveau sur moi. Mais maintenant, je peux le faire avec bienveillance, en
m’aimant de manière inconditionnelle, sans me juger. Rire gentiment et
affectueusement permet aussi d’adoucir le processus de croissance.
Quand Grâce avait dit : « Je regrette de ne pas avoir eu le courage de
mener une vie en restant fidèle à moi-même et non la vie que les autres
attendaient de moi », ses paroles traduisaient beaucoup de tristesse quant à
la manière dont sa vie avait tourné.
Il est dommage qu’être ce que nous sommes vraiment demande tant de
détermination. Mais c’est ainsi. Il faut parfois un immense courage. Il arrive
qu’être ce que vous êtes – qui que vous soyez – ne puisse pas être
clairement formulé au début, pas même pour vous. La seule chose dont
vous avez conscience, c’est qu’il y a un désir ardent en vous qui n’est pas
comblé par la vie que vous menez au moment où vous en prenez
conscience. Le fait d’avoir à expliquer cela aux autres, qui n’ont pas
traversé les mêmes épreuves, ne fait parfois que renforcer vos doutes.
Mais comme l’a dit l’homme sage, Bouddha, il y a plus de deux
millénaires : « Le mental ne connaît pas les réponses. Le cœur ne connaît
pas les questions. » C’est le cœur qui vous guide vers la joie, pas le mental.
Surmonter le mental et se détacher des attentes des autres vous permet
d’entendre votre propre cœur. Ensuite, si vous avez le courage de le suivre,
c’est là que réside le vrai bonheur. En attendant, continuez à cultiver le
cœur tout en maîtrisant le mental. Plus le cœur se dilate, plus la vie se
charge d’apporter la joie et la paix sur votre route. Une vie heureuse se
languit de vous tout autant que vous vous languissez d’elle.
Quand Anthony gisait dans l’établissement de soins et admettait n’avoir
pas le courage d’essayer de se construire une vie plus agréable, il ne faisait
qu’exposer les tristes conséquences d’avoir laissé la peur prendre le dessus.
Cela ne veut pas dire que vous finirez aussi dans un tel établissement avant
votre heure. Mais cette absence de stimuli et de bonheur, qui avait fini par
faire partie de son quotidien, n’est pas très différente de la vie de millions
d’entre nous. Chaque jour n’était qu’une routine assommante, rassurante et
formelle, mais jamais satisfaisante.
Il faut une grande force morale et un grand courage pour générer de
grands changements. Plus vous demeurez dans un milieu inadéquat et restez
donc le produit de cet environnement, plus vous repoussez l’opportunité de
connaître le vrai bonheur et la véritable satisfaction. La vie est trop courte
pour se contenter de la regarder passer sous prétexte de la peur qui pourrait
pourtant être vaincue, à condition de l’affronter.
Comme les plantes grimpantes emprisonnant les belles fleurs du jardin
du manoir de Florence, nous sommes capables de créer nos propres pièges.
Manifestement, beaucoup de ces pièges ne sont pas aussi faciles à déraciner
que ces plantes grimpantes. La plupart traînent avec eux une grande force,
due à un développement de longue haleine et n’acceptent pas de se laisser
éradiquer si facilement. Ils sont décidés à vendre cher leur peau et
étoufferont votre beauté si vous les laissez faire.
Cependant, de même qu’ils se sont formés au fil du temps, il est possible
de les dénouer progressivement. C’est un processus délicat de
détermination et de bravoure et parfois de lâcher prise. C’est avoir le
courage de stopper des relations malsaines dans leur élan et de dire :
« Assez ! » C’est vous traiter avec le respect et la bienveillance que vous
méritez. Mais par-dessus tout, pour vous libérer de vos pièges, il est
nécessaire de devenir le témoin de vos propres pensées et habitudes. Cet
état d’esprit permet de mieux entrevoir les solutions.
Votre vie vous appartient, à vous et à vous seul. Si vous ne trouvez pas
certains éléments de bonheur dans ce que vous avez créé et ne faites rien
pour apporter une amélioration, le cadeau d’une nouvelle journée est alors
perdu. Un tout petit pas ou une petite décision sont des bons points de
départ, qui vous permettront de prendre la responsabilité de votre propre
bonheur. Il est également possible de mener une vie heureuse sans bouger
de chez vous ou sans accomplir d’action extraordinaire dans votre monde
physique. Il s’agit de changer votre perception et d’être assez courageux
pour respecter aussi certains de vos désirs personnels. Personne ne peut
vous rendre heureux ou malheureux, sauf si vous lui en donnez la
permission.
Oui, avoir le courage d’être vous-même et non ce que les autres attendent
de vous peut exiger beaucoup de force et une grande sincérité. Mais il en
faut aussi, quand vous êtes sur votre lit de mort, pour admettre que vous
auriez souhaité avoir agi autrement. J’ai eu beaucoup d’autres clients entre
tous ceux que j’ai mentionnés. Ce regret spécifique, celui de ne pas avoir eu
le courage de mener une vie en restant fidèle à soi-même, est celui qui
revenait le plus fréquemment.
Quand John avait dit qu’il aurait aimé ne pas avoir travaillé autant, il
prononçait aussi des paroles que j’ai souvent entendues au cours de ces
années. Lors de ses dernières semaines, assis sur le balcon et observant la
vie qui se déroulait sur le port, John était accablé de regrets. Il n’y a rien de
mal à aimer le travail que vous faites, au contraire. Il est cependant
nécessaire de trouver un équilibre afin qu’il ne constitue pas toute votre vie.
Je peux encore entendre ce cher homme soupirer profondément en prenant
son parti des choix qu’il avait faits.
Après avoir écouté Charlie insister sur les bienfaits de mener une vie
simple, je devais reconnaître le bien-fondé de sa sagesse et de son
expérience. La vraie valeur ne dépend pas de vos biens, mais de ce que
vous êtes. Les mourants le savent bien. Leurs biens n’ont aucune valeur à la
fin. Ce que les autres pensent d’eux ou ce qu’ils ont réussi à amasser ne leur
vient même pas à l’esprit à ce moment-là.
En fin de compte, ce qui importe aux gens, c’est le bonheur qu’ils ont
apporté à ceux qui leur sont chers et le temps qu’ils ont passé à accomplir
des choses qu’ils aimaient. Faire tout leur possible pour que ceux qu’ils
laissent derrière eux ne terminent pas leur vie avec ces mêmes regrets
devenait également crucial pour beaucoup d’entre eux. Au moment de faire
le bilan de leur vie sur leur lit de mort, je n’ai jamais vu un seul d’entre eux
regretter de n’avoir pu accumuler davantage de biens ou de ne pas avoir
gagné plus. Au contraire, ils se préoccupaient bien plus de la manière dont
ils avaient vécu, de ce qu’ils avaient fait et de savoir s’ils avaient influé
positivement sur la vie de ceux qu’ils laissaient derrière eux, que ce soit la
famille, la communauté, ou d’autres.
Les choses qui vous semblent indispensables sont parfois celles qui vous
empêchent d’avoir une vie satisfaisante. La simplicité est la clé pour
remédier à cela, ainsi que le lâcher prise sur le besoin de reconnaissance
dépendant de titres de propriété ou de ce que les autres attendent de vous.
Prendre des risques demande aussi du courage. Cependant, vous ne pouvez
pas tout contrôler. Demeurer dans un environnement apparemment
sécurisant ne garantit pas que vous puissiez ignorer les leçons de la vie.
Celles-ci peuvent se manifester sans avertissement, au moment où vous
vous y attendez le moins. Il en est de même des récompenses de la vie pour
ceux qui ont le courage d’honorer leur cœur. Le temps s’écoule
inexorablement pour chacun d’entre nous. La façon dont vous passez les
jours qui vous restent ne dépend que de vous.
Comme l’avait compris Pearl, les choses viennent à vous au moment où
vous en avez besoin. Elle pensait que le plus important était d’essayer de
découvrir sa raison de vivre, d’accomplir son travail – quel qu’il soit – avec
l’intention juste et de ne pas se laisser emprisonner dans une activité qui ne
nous convient pas, par simple peur de manquer. Il s’agit d’apprendre et
d’oser penser sans limitation et non d’essayer de contrôler la façon dont les
choses viendront à nous. « La fin arrive si vite », disait-elle. C’est vrai.
Certains auront une vie longue, d’autres pas. Mais si vous pouvez connaître
le bonheur et la satisfaction dans ce bref laps de temps, il n’y aura pas de
place pour le regret quand l’heure de la mort approchera, ce qui arrivera
inévitablement.
Apprendre à exprimer ses sentiments est malheureusement trop souvent
un défi pour beaucoup d’adultes. C’était aussi une grande frustration et un
grand regret pour les mourants, Joseph y compris. Il avait envie de
s’exprimer, mais ne savait pas comment, parce qu’il n’en avait pas
l’habitude. Le chagrin que ce charmant homme en ressentait fut son plus
grand regret tandis qu’il s’éteignait avec le sentiment que sa famille ne
l’avait jamais vraiment connu. D’autres clients développaient des maladies
associées à l’amertume qu’ils portaient en eux, n’ayant pas non plus appris
à s’exprimer.
Comme c’est souvent le cas, vous progressez en pratiquant. Ainsi, en
débutant par de petits actes de courage consistant à vous exprimer, vous
apprenez à vous ouvrir plus facilement et commencez même à apprécier de
partager cette sincérité. Vous ne serez jamais capable de maîtriser les
réactions des autres. Cependant, bien qu’au début les gens puissent réagir
en vous voyant changer de comportement et vous exprimer honnêtement, à
la fin, la relation peut s’élever à un niveau entièrement nouveau et plus sain.
À moins qu’elle ne disparaisse complètement de votre vie si elle est
malsaine. Quel que soit le résultat, vous êtes gagnant.
Nous ne pourrons jamais savoir combien de temps nous est imparti ou
combien de temps vivront ceux que nous aimons. Ainsi, plutôt que d’avoir
ce genre de regrets à l’heure de votre mort, veillez à ce que ceux qui vous
sont chers sachent ce que vous ressentez maintenant. Comme le disait la
chère Jude, la culpabilité est une émotion toxique qui vous suivra pendant
des années. En outre, exprimer vos sentiments fait vraiment beaucoup de
bien quand vous prenez l’habitude de le faire. Seule, la peur de la façon
dont ce sera reçu vous empêche de le faire. Aussi, conjurez-la et osez
révéler votre moi merveilleux aux autres avant qu’il ne soit trop tard.
Si vous portez la culpabilité d’un non-dit envers quelqu’un qui est déjà
mort, il est maintenant temps de vous pardonner. Vous ne respectez pas
votre vie en continuant à la traîner avec vous. Il est temps de vous montrer
doux avec vous-même. C’était ce que vous étiez avant ; il est inutile que ce
soit ce que vous êtes maintenant. La compassion pour ce que vous étiez
alors, exprimée à partir de ce que vous êtes maintenant, est la première
graine de bienveillance vers le pardon de vous-même.
Si les personnes qui vous entourent ne paraissent pas réagir à la sincérité
de votre communication, cela ne veut pas dire qu’elles ne vous ont pas
entendu ou que vous n’auriez pas dû vous exprimer. Nancy, atteinte de la
maladie d’Alzheimer, en fut l’exemple parfait. Cependant, d’autres relations
dans ma vie ont aussi changé, grâce à une gentillesse et une honnêteté
constantes. Pendant longtemps, j’ai eu l’impression que mes paroles
n’étaient pas entendues. Cependant, quand les autres furent prêts à exprimer
leurs sentiments, il devint évident que chaque mot avait été saisi au passage.
De toute façon, cela n’aurait eu aucune importance. J’étais en paix, sachant
que j’avais eu le courage de m’exprimer sincèrement. Si l’un d’entre nous
était amené à disparaître de manière inattendue, je n’aurais aucune
culpabilité. Je n’avais négligé personne, tous savaient que je les aimais,
même s’ils n’étaient pas capables de s’exprimer en retour avec autant de
sincérité. Dites aux gens ce que vous ressentez. La vie est courte.
Retrouver les amies de Doris m’avait apporté une joie et une satisfaction
réelles. Quand elle m’avait parlé de son remords de ne pas être restée en
contact avec ses amies, je n’avais à ce moment-là aucune idée du nombre
de fois où j’entendrais ce même regret dans la bouche d’autres clients qui
allaient suivre. Ayant maintenant traversé ce que j’ai traversé et sachant
combien les vieux amis fidèles avaient été précieux pour m’aider à passer le
cap, il est encore plus facile de comprendre ce regret. La plupart des gens
ont des amis, mais le moment venu, il n’en reste que très peu qui viennent
vous soutenir dans les pires moments de crise. Et la mort d’un être est l’un
de ces moments.
La fidélité et la compréhension sont les cadeaux de l’amitié. Quand les
clients se remémoraient le passé, c’était souvent la nostalgie des amis qui
leur revenait à l’esprit. La vie nous accapare et les amis disparaissent. Il y
aura toujours des gens qui vont et viennent dans la vie, les amis y compris.
Mais ceux qui ont vraiment de l’importance, ceux que vous aimez le plus,
méritent que vous déployiez tous vos efforts pour rester en contact avec
eux. Ce sont ceux qui seront là pour vous quand vous en aurez le plus
besoin, tout comme vous serez là pour eux. Il n’est pas toujours possible
d’être présent physiquement, mais un simple appel téléphonique peut
donner beaucoup de force et réconforter les autres durant les moments
difficiles.
L’acceptation et le pardon des amis, particulièrement quand la personne
se meurt, avaient aidé Elizabeth à trouver la paix après des années
d’alcoolisme. Au bout du compte, il ne s’agit que d’amour et de relation.
Mais tout le monde n’a pas autant de chance de retrouver ses amis à la fin,
malgré son désir de les revoir. C’est pourquoi il est important de ne pas
perdre le contact en premier lieu. Personne ne sait ce qui l’attend ou quand
le temps viendra où vous aspirerez à revoir vos amis, et entre temps, vous
aurez la chance de les avoir dans votre vie.
Voir le nombre d’amis qui composaient l’équipe de soutien d’Harry
n’avait fait que souligner l’importance du rôle de l’amitié à la fin. Bien que
ce puisse être un véritable moment de tristesse pour les autres, la personne
mourante désire en fait profiter le plus possible du temps qui lui reste ; les
amis apportent de l’humour dans les moments sombres et cet humour
apporte du bonheur au mourant. Que vous soyez sur le point de mourir ou
non, les amis sont ceux qui sont capables de vous faire rire dans les pires
moments.
Assise dans son lit à côté de moi, après m’avoir hurlé de partir, l’aveu de
Rosemary de ne s’être jamais permise d’être heureuse fut une confession
sincère. Cela lui permit aussi d’adoucir énormément le temps qui lui restait.
Rosemary n’avait jamais cru qu’elle méritait le bonheur, parce qu’elle
n’avait pas été ce que sa famille attendait d’elle. Quand elle comprit que
c’était un choix, elle apprit à accueillir le bonheur et fut capable de
retrouver une partie d’elle-même qui était restée dormante durant la
majorité de sa vie d’adulte. Un merveilleux sourire lui échappait parfois
alors qu’elle vivait ses dernières semaines.
Apprécier chaque pas le long du chemin est l’une des clés d’un tel
bonheur. Tandis que Cath pensait à sa fin prochaine, elle dit qu’elle avait
souvent laissé échapper l’occasion d’être heureuse parce qu’elle se
concentrait davantage sur les résultats plutôt que sur le moment présent. Il
est si facile de penser que le bonheur dépend de quelque chose qui se met
en place, alors que c’est tout le contraire. Les choses se mettent en place
quand vous avez déjà trouvé le bonheur.
Bien qu’il ne soit sans doute pas possible d’être heureux tous les jours,
apprendre à orienter l’esprit dans cette direction reste envisageable. Savoir
reconnaître la beauté d’une chose au milieu de la tristesse en est un
exemple, quelque chose qui m’aide à retrouver un état de paix. Le mental
peut engendrer une grande souffrance. Mais, une fois maîtrisé et bien
utilisé, on peut aussi s’en servir pour créer une vie merveilleuse. Nous
avons tous, sans exception, des raisons d’éprouver de la compassion envers
les autres. Chacun de nous a souffert. Mais la vie ne nous doit rien. Il ne
dépend que de nous de profiter au maximum de la vie que nous menons, du
temps qu’il nous reste et de vivre dans la reconnaissance.
En acceptant qu’il y aura toujours des enseignements à apprendre et que
certains provoqueront de la souffrance tandis que d’autres apporteront le
bonheur, nous arrivons à une plus grande impartialité. Partant de ce point de
vue, le bonheur devient un choix plus conscient et les vagues ne sont plus
aussi tumultueuses. Vous pouvez maintenant en chevaucher certaines, qui
vous avaient un jour anéanti et blessé, grâce aux aptitudes issues de
l’expérience et de la sagesse.
Il est aussi parfaitement normal d’être stupide et joueur à certains
moments. Il suffit de vous en donner la permission. Il est également
possible de s’amuser sans avoir recours à la drogue ou à l’alcool. Aucune
loi ne préconise que les adultes doivent être sérieux et ne peuvent participer
à des jeux stupides. Prendre la vie avec trop de préjugés et se soucier de
l’apparence que vous donnez aux autres se transformeront en regrets qu’il
vous faudra affronter à la fin de votre vie si vous laissez des pensées de ce
genre entraver votre bonheur maintenant.
Il est évident que votre façon de voir la vie joue énormément sur le
bonheur, comme l’a montré le beau Lenny. Malgré toutes les pertes qu’il
avait subies dans son existence, il se concentrait sur les cadeaux qu’il
recevait et trouvait que sa vie avait été une vie agréable. Le même regard
que vous portez sur chaque journée, la même vie, peut devenir quelque
chose d’entièrement nouveau si vous vous concentrez sur ses bienfaits
plutôt que sur ses aspects négatifs. Le regard ne dépend que de vous et le
meilleur moyen de changer votre perspective passe par la gratitude, la
reconnaissance et l’appréciation de tout ce qui est positif.
Malgré les nombreux regrets qu’ont partagés les mourants avec moi, à la
fin, chacun d’entre eux avait découvert sa propre paix. Certains n’ont été
capables de se pardonner que dans les deux derniers jours de leur vie, mais
ils y sont parvenus avant de mourir. Beaucoup ont traversé diverses
émotions qui les y ont conduits, y compris le refus, la peur, la colère, le
remord et pire encore, l’autocondamnation. Cependant, ils ont aussi ressenti
des sentiments positifs d’amour et de joie immense inhérents aux souvenirs
qui refaisaient surface tandis qu’ils vivaient leurs dernières semaines.
Malgré tout, juste avant leur fin, ils ont réussi à accepter paisiblement que
leur heure était venue et ont tous été capables de se pardonner pour les
regrets qu’ils avaient exprimés, quels que soient les tourments par lesquels
ils étaient passés. Il était toutefois impératif, pour beaucoup d’entre eux,
que les autres tirent des leçons de leurs regrets.
Toutes ces personnes avaient eu le temps de refaire un retour sur leur vie.
Ceux qui meurent de manière soudaine n’ont pas cette chance et cela peut
arriver à un grand nombre d’entre nous. C’est pourquoi il est si important
d’apprécier la vie que vous vivez maintenant, étant donné que vous pourriez
n’avoir que très peu de temps à votre mort pour trouver votre paix ou pour
faire un bilan de votre vie. Vous pourriez mourir en sachant que vous avez
passé votre vie entière à courir après le bonheur en empruntant des chemins
erronés, tandis qu’il vous échappait et restait hors de votre portée,
dépendant toujours des bons événements ou de situations favorables qui se
présenteraient sur votre route. Vous mourrez en sachant que l’occasion de
changer de direction avant qu’il ne soit trop tard vient de vous échapper.
La paix qu’a trouvée chacune de ces chères personnes avant de mourir
est maintenant à votre disposition, sans que vous soyez obligés d’attendre
votre dernière heure. Vous avez le choix de changer votre vie, d’être
courageux et de vivre en harmonie avec votre cœur, une vie qui vous verra
mourir sans regret.
La bienveillance et le pardon sont de bons points de départ. Pas
seulement envers les autres, mais aussi envers vous-mêmes. Vous pardonner
est également l’un des éléments nécessaires au processus. Sans cela, vous
continuerez à ajouter du fertilisant aux mauvaises graines présentes dans
votre mental en vous montrant dur avec vous-même, comme je l’ai fait moi-
même. Le pardon de soi et la gentillesse affaiblissent la force de ces
graines. De plus saines les remplacent, prennent de l’ampleur et finissent
par faire de l’ombre aux anciennes jusqu’à ce qu’il ne reste rien pour
soutenir leur croissance.
Le courage nécessaire pour changer votre vie est plus facile à trouver
quand vous êtes doux avec vous-mêmes. Les bonnes choses ont besoin de
temps, aussi la patience est-elle requise. Chacun de nous sans exception est
une personne extraordinaire avec un potentiel qui n’est limité que par notre
propre pensée. Nous sommes tous des êtres extraordinaires. Quand vous
pensez aux nombreux facteurs environnants et aux influences génétiques
qui vous ont modelé, y compris les gènes qui vous ont été transmis par
votre propre biologie personnelle, cela fait de vous une personne tout à fait
étonnante et spéciale. Toutes les expériences de vie que vous avez faites
jusqu’à maintenant, bonnes ou mauvaises, ont aussi contribué à vous former
d’une façon unique sur cette planète. Vous êtes déjà spécial(e). Vous êtes
déjà unique.
Il est temps de prendre conscience de votre propre valeur et de réaliser
celle des autres. Abandonnez vos jugements. Soyez doux avec vous-même
et avec les autres. Étant donné que personne n’a vraiment réussi à se mettre
à la place d’un autre, n’a jamais vu par les yeux d’un autre ni senti avec le
cœur d’un autre, personne ne sait non plus ce que l’autre a enduré. Un peu
d’empathie y contribuera largement.
En étant bon avec les autres et en jetant vos jugements par la fenêtre,
vous êtes également bon avec vous-même et semez de meilleures graines.
Pardonnez-vous d’avoir blâmé les autres pour votre manque de bonheur.
Apprenez à être doux avec vous-même, à accepter votre propre humanité et
votre fragilité. Pardonnez aussi aux autres de vous avoir blâmé pour leur
propre malheur. Nous sommes tous des êtres humains. Nous avons tous dit
et fait des choses qui auraient pu être exprimées et accomplies avec plus de
bienveillance.
La vie passe si vite. Il est possible d’arriver au bout sans regret. Il faut du
courage pour vivre loyalement, pour respecter la vie que vous êtes venu(e)
incarner ici, mais le choix ne dépend que de vous. Tout comme les
récompenses. Appréciez le temps qu’il vous reste en considérant tous les
cadeaux que vous recevez, ce qui englobe particulièrement votre propre moi
extraordinaire.
Souris et sache

Quand je regarde ma vie actuelle, il y a encore des moments qui me


sidèrent. La vie que j’avais imaginée devient plus réelle de jour en jour. La
personne que j’avais imaginée est maintenant vraiment moi. Pour en arriver
là, il a fallu du courage, de la ténacité et de la discipline et j’ai dû apprendre
à aimer mon propre cœur. La vie peut vraiment être facile et joyeuse. En
fait, elle peut se déployer librement. Mieux encore, étant donné que je
continue à m’adapter et à évoluer, à accepter que je mérite tout ce qui se
présente sur mon chemin, les choses affluent encore plus facilement.
Une petite phrase m’avait permis de garder confiance pendant cette
dernière période noire : Souris et sache. Au cours d’une journée
particulièrement difficile, alors que mon ancien mode de pensée s’agrippait
désespérément à la vie et me disait que je ne méritais pas tout ce que je
rêvais d’avoir, mon nouveau mode de pensée essayait de s’établir
définitivement en m’assurant que je le méritais vraiment. Je me mis donc à
prier pour être guidée vers quelque chose de clair, de très simple et facile à
retenir dans l’état désespéré dans lequel je me trouvais, afin d’affronter les
mauvais jours. J’avais besoin de quelque chose qui m’aide à rester forte et à
garder espoir quand j’en étais capable. Les mots souris et sache s’étaient
alors imposés.
Je notais ces mots et les plaçais dans des endroits bien visibles de la
maison. Chaque fois que je passais devant, je respectais un engagement que
j’avais pris avec moi-même : je souriais et savais que cette période passerait
et que de bonnes choses s’ensuivraient. En outre, il est bien plus facile de
rester confiant quand vous souriez. Ainsi, cette phrase exaltait
automatiquement mon humeur et m’assurait que je trouverais, sans doute
possible, d’autres raisons de sourire à nouveau. Il serait vain cependant de
lire ces mots sans sourire vraiment, étant donné que le sourire en soi facilite
la sapience. Aussi, souriais-je.
Plus tard, j’ajoutais dessous les mots Remercie et sache, veillant à réciter
des prières de gratitude anticipées, pleine de confiance et sans jamais douter
que tout venait à moi. Souris et sache. Remercie et sache devinrent mes
mantras, tandis que je passais mes journées en souriant et en sachant chaque
fois que le pouvais. Ce faisant, j’étais dans la confiance totale, ce qui
m’incitait naturellement à remercier. Mes prières, mes rêves et mes
intentions avaient déjà été entendus. La seule tâche qui m’incombait était de
sourire et de savoir, de remercier et de savoir. Cela me permit naturellement
de sourire beaucoup plus que je ne l’aurais fait habituellement.
Il y avait immanquablement des moments où je n’étais pas assez forte
pour m’inspirer de ces mots, comme par exemple ce dernier jour d’extrême
tristesse et de résignation. Cependant, ce moment d’abandon fut un tournant
décisif. Il était vrai que je ne pouvais plus vivre avec la souffrance de mon
passé, et j’avais raison dans un sens. C’était la fin de ma vie, tout du moins
de celle que je connaissais. Mais je n’ai pas eu besoin de mourir
physiquement. Seule, cette vieille partie de moi est morte, au niveau
spirituel. Ces vieilles idées sur moi-même ne pouvaient survivre à la
lumière éblouissante de mon propre amour. La nouvelle vie qui s’était
lentement formée pendant des années était finalement prête à venir au
monde.
Tandis que je souriais et que je savais, mes rêves me paraissaient réels et
faisaient d’autant plus partie de moi. C’est pourquoi les portes de
l’opportunité s’ouvrirent tout grand quand je fus enfin capable de réaliser
ma propre valeur. Les rêves étaient déjà là et attendaient simplement que je
les laisse entrer. Ainsi, ce fut d’un cœur joyeux que je m’ouvris pour laisser
les choses affluer. C’est ce qu’elles firent sous différentes formes,
personnelles et professionnelles.
Plus tard, alors que j’étais encore sous le coup de la suggestion de mes
chers et merveilleux parents de préparer un Noël végétarien, je souris du
fond du cœur, car je venais de recevoir le plus beau cadeau de Noël au
monde. Depuis plus de deux décennies, j’avais rêvé de passer au moins un
Noël végétarien. Quand ce fut enfin le cas, cela se déroula avec une facilité
si naturelle que nous fûmes tous d’accord pour admettre que c’était l’un des
plus beaux jours de Noël que nous avions passés. Ma mère coupait les
légumes à côté de moi en partageant des plaisanteries et des rires et mon
père choisissait la musique. Des chansons country des années 1950
emplissaient la maison tandis que nous riions, bavardions et préparions une
grande fête. C’était joyeux et facile.
Mon activité continuait à se développer et à prospérer et m’apportait
beaucoup de satisfaction et de joie. Bien qu’il soit possible de trouver un
travail qui vous plaise en tant que salarié, à notre époque, la meilleure
solution pour moi était de travailler à mon compte. C’est ce qu’il me fallait
et ce que je désirais le plus, de toute façon : vivre la vie à ma façon, ma
carrière y compris. Une motivation et une incroyable lucidité de très haut
niveau m’accompagnaient dans mon nouveau plan d’existence, en parallèle
avec le meilleur de mon ancienne vie, comme par exemple l’autodiscipline.
Je m’arrangeais pour établir des contacts et des rencontres dans les
environs. L’inspiration et les idées abondaient. L’enthousiasme grandissait
au fur et à mesure que je réintégrais le monde et suscitais l’apparition de
nouvelles occasions positives. Par le biais de deux associations locales, je
pus organiser un atelier pour enseigner la composition de chansons dans des
secteurs sociaux désavantagés. Enseigner à nouveau en étant mon propre
patron était très agréable et, évidemment, être témoin de la transformation
de mes étudiants était considérablement enrichissant.
Après la gravité de ma situation passée, le temps était venu de mêler la
joie au travail. Je créais donc un spectacle d’enfants joué par des petits de
moins de cinq ans. Observer ces merveilleux petits êtres danser et sauter
partout, sans aucune inhibition, au rythme de mes nouvelles chansons, était
très agréable. Des occasions d’écrire se présentèrent également, ainsi que la
sortie d’un nouvel album de chansons pour adultes. Je suis stupéfiée de voir
ce dont nous sommes réellement capables sur les plans créatif et physique
quand nous abandonnons tout ce qui nous freine.
Mon blog connut un regain d’activité, rassemblant d’autres personnes
autour de mon travail. Je créais aussi une série joyeuse et positive de T-
shirts, d’autocollants et de sacs fourre-tout, dessinés à partir de mes
chansons et de mes articles. Non seulement les idées affluaient, mais des
actions motivées les accompagnaient.
Partageant actuellement mes nuits d’automne blottie auprès d’un homme
merveilleux, je souris en pensant combien la vie peut changer. C’est un
homme très bon. Nous avions tous deux des choses à abandonner avant de
pouvoir nous trouver, mais la synchronisation est une chose étonnante. Je
vis maintenant ma vie à partir de nouvelles perspectives.
De la meilleure façon qui soit, on m’a rappelé les cycles de la vie.
Indéniablement, on m’a montré la mort directement par l’intermédiaire des
autres. J’ai moi-même connu une sorte de mort personnelle en regardant la
vieille partie de moi cesser d’exister. C’était une mort spirituelle, la mort
d’une partie de moi, qui m’avait contrôlée depuis des décennies. C’était
aussi la naissance d’un nouvel esprit, un esprit dont je savais intuitivement
qu’il avait toujours été là, celui que je rêvais d’incarner. Ce fut une mort
douloureuse ; cependant, c’est ce qui m’a vraiment libérée du
conditionnement de mon passé, des fardeaux inutiles, de tout ce qui me
tirait en arrière.
Avec ce vrai moi maintenant autorisé à vivre librement, je continue à
évoluer vers ce que je suis vraiment. Ce n’est qu’en me débarrassant de ce
que j’ai que je suis capable de savoir qui est vraiment ce moi et je l’aime.
J’aime son courage. J’aime son cœur. J’aime sa créativité. J’aime son état
d’esprit. J’aime son corps. J’aime sa gentillesse. J’aime tout ce qu’il
représente.
La vie s’oriente vers de nouvelles directions. C’est un nouveau
commencement, une nouvelle naissance de moi-même. De la meilleure
manière qui soit, on m’a rappelé d’autres nouveaux commencements. Un
précieux bébé se développe maintenant à l’intérieur de moi. J’ai eu la
chance de pouvoir devenir mère. Alors que ma matrice s’élargit et que mon
corps gonfle dans la divinité de la féminité, je baigne dans le bonheur et
suis remplie de reconnaissance de pouvoir vivre une telle expérience. C’est
à des années lumières de la vie que j’avais connue : l’isolement, la tristesse,
le désespoir. Cependant, encore une fois, on me rappelle tout ce que l’on
peut intégrer dans une vie. Dieu merci, je n’avais pas mis fin à ma vie
quand j’en avais eu envie. Dieu merci.
Le lien entre la mère et l’enfant se resserre chaque jour. J’ai aussi la
chance d’avoir une bonne santé, contrairement au sort réservé à certaines
pauvres femmes qui souffrent de nausées matinales. J’apprécie énormément
d’être enceinte et, bientôt, je guiderai une autre âme dans son voyage
humain jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’âge de voler vers les directions de son
choix. La vie a certainement son lot de morts et de fins, mais elle a aussi
son lot de naissances et de commencements. Je suis reconnaissante d’avoir
été exposée aux deux, littéralement et symboliquement, en de nombreuses
occasions.
Chaque fois que, sur un acte de foi, les choses n’ont pas tourné comme je
l’imaginais, à long terme cependant, elles se sont avérées meilleures. La foi
est une force puissante et engendre d’incroyables bénédictions. Abandonner
ses limites et ses tentatives de contrôler le déroulement des événements est
un immense cadeau en soi.
Curieusement, l’une des choses les plus difficiles pour beaucoup d’entre
nous, moi y compris, est d’apprendre à recevoir, de réaliser que vous le
méritez, puis de laisser affluer la bonté. La majorité des solutions
miraculeuses qui ont surgi dans ma vie sont aussi venues par l’intermédiaire
des autres. Nous sommes bien plus interconnectés que nous l’imaginons et
jouons des rôles bien plus importants que nous le pensons dans la vie des
autres.
C’est pourquoi apprendre à recevoir est une nécessité si vous êtes
vraiment ouvert à l’idée de voir vos rêves se réaliser. Comme le savent tous
ceux qui sont des philanthropes nés, on ressent un grand plaisir à donner.
Mais si vous le faites sans vous autoriser à recevoir à votre tour, alors non
seulement vous empêchez les choses de venir à vous et créez un
déséquilibre, mais vous privez quelqu’un d’autre du plaisir de donner.
Aussi, permettez également aux autres de donner. Ce n’est que l’orgueil ou
le manque de confiance en soi qui nous rend incapable de recevoir ; nous
méritons tous, sans exception, une telle bonté.
Si vous faites partie de ceux qui ne savent pas donner, continuez à
pratiquer. Exercez-vous à le faire sans rien en attendre ; vous vous sentirez
bien. Donnez pour le simple plaisir de donner. Mais, si vous en attendez
quelque chose en retour, ce n’est pas vraiment donner. Ce ne l’est pas non
plus si, plus tard, sous le coup de la colère, vous rappelez aux autres ce que
vous avez fait pour eux. Espérer que des choses positives vous reviennent
après avoir donné n’est pas non plus un véritable don. Par contre, donner
avec la seule intention de donner, que ce soit par le biais de l’amour, de la
gentillesse ou d’une action, est ce qui procure un plaisir authentique. Et oui,
ceux qui donnent avec cette intention sont récompensés, mais pas toujours
immédiatement et pas nécessairement de la façon dont ils imaginaient.
Cependant, vous devez aussi apprendre à recevoir, pour laisser le courant
circuler dans les deux sens. Évidemment, cela implique aussi de donner à,
et de recevoir de votre propre moi.
Il est possible de changer le monde et de se changer soi-même. Au fur et
à mesure que nous perfectionnons notre vie et continuons à travailler à ne
pas avoir de regrets, nous améliorons naturellement les vies qui nous
entourent. Il est possible d’inverser la ségrégation et le manque d’harmonie
que nous avons créés dans la société. Il est possible d’être heureux. Il est
possible de s’exercer à mourir sans regrets, tant que nous sommes encore en
vie et en bonne santé.
Nous sommes tous fragiles, chacun à notre façon, tels des globes de verre
délicats. Imaginez les anciennes ampoules électriques entourées d’un globe
de verre. (Vous n’obtiendrez pas vraiment la même image si vous imaginez
les nouveaux éclairages à économies d’énergie semblables à des tubes, bien
que cela puisse suffire). Une partie de nous ressemble à un globe de lumière
délicat. Une jolie lumière brille de l’intérieur, une lumière capable de
neutraliser l’obscurité de n’importe quel lieu. Quand nous naissons, nous
brillons de tous nos feux et nous apportons une grande clarté et le bonheur à
tous. Les gens s’émerveillent devant notre beauté et notre lumière.
Puis, au fil des années, on commence à nous jeter des ordures. Ces
saletés ne sont pas les nôtres. Ce sont les leurs, elles appartiennent à ceux
qui nous les envoient. Cependant, ils nous les lancent avec violence. Puis,
plus tard, ce n’est plus seulement ceux qui nous sont proches qui nous
lancent ces ordures ; ce sont nos camarades de classe, nos collègues, la
société et un grand nombre de ceux que nous croisons. Nous réagissons tous
différemment : certains deviennent des victimes, d’autres des tyrans ; les
uns les prennent pour eux et elles restent à l’intérieur pendant longtemps,
les autres semblent lâcher prise naturellement. Quoi qu’il en soit, ces
ordures empêchent notre lumière et notre bonté originelles de briller de
façon optimale.
Tant de gens nous lancent des saletés que nous commençons à imaginer
qu’ils doivent avoir raison. Nous les rejoignons donc et commençons à nous
en lancer à notre tour. Pourquoi pas ? Les lanceurs de saletés ne doivent pas
tous avoir tort, après tout. Si je m’en jette à moi-même, alors ce doit être
normal et juste d’en jeter aussi aux autres. Oui, j’en enverrai encore plus et
je continuerai à laisser les autres m’en envoyer. À la fin, vous vous
retrouvez couvert de tant de saletés que non seulement vous ployez sous
leur poids, mais votre lumière a complètement disparu aux yeux de tous.
Chaque centimètre de vous est recouvert d’immondices que vous avez
reçues des autres pour la plupart, mais aussi que vous vous êtes jetées à
vous-même en les rejoignant.
Puis, un jour, vous vous rappelez qu’il y avait une fois une merveilleuse
lumière qui rayonnait en vous. Mais tout est resté si longtemps dans
l’obscurité que vous avez du mal à vous souvenir de cette partie de vous-
même. Vous pouvez toutefois encore la ressentir dans des moments de
tranquillité et de solitude. L’éclat chaleureux n’a jamais cessé de briller,
malgré l’obscurité qui vous entoure. Vous prenez conscience que vous
voulez rayonner à nouveau. Vous voulez vous rappeler qui vous êtes quand
vous ne portez pas sur vous les ordures des autres ou les vôtres.
Vous commencez alors à dire que vous en avez assez. Vous cessez de
permettre aux autres de vous jeter des saletés. Ils n’aiment pas cela. Mais
vous êtes déterminé et vous vous mettez hors d’atteinte des lanceurs
d’immondices. Lentement, vous commencez à frotter très légèrement pour
en enlever un peu. Mais cela exige une immense tendresse, car vous êtes
extrêmement fragile dessous. Si vous tentez de le faire trop brutalement et
trop rapidement, vous vous détruirez et ne reconnaîtrez plus jamais votre
lumière.
Vous œuvrez donc lentement et patiemment à ce nettoyage. Un
minuscule rayon de lumière apparaît et vous donne un aperçu de votre
propre beauté. C’est très agréable. Puis quelqu’un vous jette à nouveau des
ordures et vous devez recommencer à nettoyer. Vous essuyez donc ce
nouvel amas et continuez à récurer. Cependant, effrayé par ce que vous
voyez, vous recommencez à vous en jeter. Vous ne méritez pas de rayonner
si fort. Tiens, prends encore ça ! Mais la lumière a eu un nouvel aperçu de
l’extérieur et commence à briller plus fort. Elle veut être vue.
Au fur et à mesure qu’un peu de lumière commence à rayonner au-
dehors, vous vous sentez mieux. Elle vous donne un avant-goût de ce que
serait la vie si vous étiez libre de tout le poids que vous portez. Cela vous
permet de prendre conscience de ce que portent aussi les autres et de faire
naître la compassion. Vous décidez qu’à partir de maintenant, vous ne
jetterez plus de saletés sur les autres. Après tout, comment pourrions-nous
briller de tous nos feux si nous continuons à nous en lancer dans tous les
coins ? Vous revenez donc travailler sur vous-même et, doucement, en
nettoyez chaque fois un peu plus. Mais l’enthousiasme se renforce chaque
fois qu’une autre poche de lumière parvient à percer et que vous apercevez
une autre vision fugitive de votre propre beauté et rayonnement.
Vous êtes de temps en temps tenté d’en jeter un peu plus sur vous ou sur
les autres, étant donné que vous en avez pris l’habitude pendant
pratiquement toute votre vie. Mais vous voyez maintenant combien les
petits rayons de lumière qui sortent de vous peuvent aider les autres et les
rendre à leur tour plus courageux. Ils commencent à nettoyer un peu de
leurs propres saletés. Ils doivent aussi se montrer très doux, étant donné que
chacun est délicat et fragile dessous et peut se détruire très facilement. Vous
voulez les aider à se nettoyer. Mais ils doivent le faire eux-mêmes, car ils
sont les seuls à connaître leur fragilité sous-jacente.
Sans doute pourrez-vous les aider en leur montrant comment vous avez
fait. Mais c’est à eux de faire le travail, à leur propre rythme et à leur propre
façon. Et personne n’a le courage ou la force de le faire d’un seul coup.
C’est pourquoi vous êtes patient, respectueux et empli de compassion, car
vous comprenez maintenant que ce peut être une expérience très
douloureuse et effrayante.
Vous vous sentez bien à l’intérieur. C’est une nouvelle sensation que vous
appréciez beaucoup. Vous cessez enfin et pour toujours de vous jeter des
immondices, parce que vous commencez à aimer la beauté que vous avez
découverte, tandis que votre lumière continue à briller de plus belle. Des
rayons lumineux sortent maintenant de vous dans toutes les directions.
Cependant, d’anciennes ordures continuent à adhérer, ce sont les plus
difficiles à nettoyer. Elles se sont confortablement accumulées au cours des
décennies, soyez-en remercié. Elles ne veulent pas partir. Plus vous vous
rapprochez du verre, plus vous devez frotter délicatement. Et plus la saleté
est tenace et déterminée.
Le travail a été dur et vous êtes épuisé. Vous vous êtes déjà amélioré par
rapport à ce que vous étiez. Peut-être est-ce suffisant ? Peut-être puis-je
vivre avec cette dernière couche de saleté et me contenter de briller comme
je le peux maintenant ? Mais la lumière est tout aussi forte et déterminée.
Elle veut que vous brilliez de tous vos feux. Elle vous confère donc plus de
force pour nettoyer le reste.
Finalement, vous avez réussi et votre rayonnement étonne les gens, en
particulier vous-même. Vous n’imaginiez pas que vous étiez aussi beau ni
que vous pouviez briller avec autant d’éclat. Maintenant, quand vous sortez
avec d’autres globes de lumière, ceux-ci veulent aussi rayonner en voyant
votre beauté qui leur rappelle qu’ils ont ce même potentiel en eux. Ils
l’avaient simplement oublié à cause de toute la saleté qui le recouvrait.
Quelques globes de lumière pensent que c’est trop difficile de laisser voir
leur lumière. Ils se rassemblent donc dans l’ombre, essayant de se
convaincre et de convaincre les autres qu’ils sont heureux ainsi. « Qui a
besoin de travailler si dur alors que nous nous sommes habitués à porter nos
immondices ? Pourquoi ? J’aime les choses telles qu’elles sont, disent-ils, et
je continuerai à lancer des ordures autour de moi. Je vais illico en jeter sur
ces lumières éclatantes qui sont heureuses et qui s’amusent là-bas.
Comment osent-ils s’amuser autant ? »
Les globes noirs sortent donc avec toutes les ordures qu’ils peuvent
amasser et commencent à les envoyer. Ils agissent mieux en groupe, ils se
sentent en sécurité lorsqu’ils sont plusieurs. Toutefois, leur vision n’est plus
aussi claire, car tout est devenu lumineux en conséquence du nettoyage qui
s’opère. Ils aperçoivent alors quelques globes de lumière qui ont presque
terminé de lessiver leurs saletés et qui resplendissent de lumière et de joie.
Ils se mettent à leur lancer des poignées d’immondices, mais celles-ci ne
tiennent pas. Que se passe-t-il ? D’habitude, elles adhèrent.
Ce qu’ils ne savent pas, c’est que, même si la lumière est restée cachée
pendant toutes ces années, elle a continué de croître à l’intérieur. Elle brille
maintenant si chaleureusement et si vivement que les saletés n’ont plus
aucune possibilité d’adhérer. Elles glissent et vont s’écraser à terre, sans
même laisser de marque ni d’empreinte.
Il en est de même de votre propre rayonnement. Vous possédez en vous
une lumière merveilleuse et potentiellement éclatante. Mais vous devez
faire preuve de patience et de tendresse envers vous-même pour nettoyer
toutes les saletés que vous portez depuis des décennies. Chaque fois que
vous en enlevez un morceau, une petite partie de votre vrai moi est révélée
et perce à travers l’obscurité.
Il faut beaucoup de courage et d’amour pour surmonter chacun des
regrets qui a été partagé au coin du lit de ces chers clients maintenant
décédés. Comme une lumière qui cherche à briller joyeusement de tous ses
feux, vous avez un guide intérieur qui vous montrera la voie, pas à pas.
Soyez ce que vous êtes, trouvez l’équilibre, parlez sincèrement, appréciez
ceux que vous aimez et permettez-vous d’être heureux. Ce faisant, non
seulement vous vous respecterez, mais vous honorerez tous ceux qui
désespéraient, dans leurs dernières semaines, de ne pas avoir eu le courage
d’agir ainsi au cours de leur vie. Le choix vous appartient. Votre vie vous
appartient.
Quand vous devrez relever des défis sur votre route et que vous vous
demanderez comment diable vous allez vous en sortir, comment trouver la
paix relative à une relation particulière, quand les contrats dont vous avez
besoin vous parviendront ou où trouver l’argent pour accomplir quelque
chose, rappelez-vous simplement que ce que veut votre cœur vous veut
aussi. Il suffit parfois de prendre de la distance. Accomplissez les actions
qui sont nécessaires, puis lâchez prise. Sortez de vos ornières.
En outre, dans de telles circonstances, tenez-vous droit, redressez les
épaules et prenez une grande et profonde inspiration. Soyez toujours fier de
ce que vous êtes vraiment, ayez la foi et une confiance totale en le fait que
vous le méritez, que vos prières ont été entendues et que les résultats sont
déjà en cours d’acheminement. Et rappelez-vous simplement cette petite
phrase : « Souris et sache. » Juste, souris et sache.
Bronnie Ware est écrivain, compositeur et interprète. Elle enseigne la
composition en Australie. Pour plus de renseignements sur son activité,
rendez-vous sur son site officiel : www.bronnieware.com.

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