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Journal of the Economic and

Social History of the Orient 51 (2008) 99-150 www.brill.nl/jesho

Review Article

La dépendance rurale en Égypte ancienne1

Juan Carlos Moreno García*

Compte-rendu du livre B. Menu (éd.), La dépendance rurale dans l’ Antiquité


égyptienne et proche-orientale (Bibliothèque d’Etude, 140) (Le Caire : IFAO,
2004) – viii+251 p. ISBN: 2-7247-0383-9.

Introduction
Les décennies de 1960-1970 furent une période féconde pour les études
relatives à l’esclavage et à la dépendance rurale dans l’Antiquité. L’influence
intellectuelle du marxisme à la suite de la IIe Guerre Mondiale explique
en partie l’intérêt porté à des approches plus sociales et économiques de
l’histoire ancienne. En même temps, les discussions autour de l’œuvre
de certains historiens et économistes du monde ancien, actifs surtout dans
la première moitié du XXe siècle (Max Weber, Mikhail Rostovtzeff, Karl
Polanyi), ont renouvelé les discussions autour de l’histoire sociale et écono-
mique de l’antiquité. Enfin, l’essor de l’anthropologie structurale, des ana-
lyses portant sur le développement inégal ou sur les rapports de dépendance
entre centre et périphérie, a enrichi les débats entre historiens et a constitué

*) Juan Carlos Moreno Garcia, CNRS (UMR 8164), Institut de Papyrologie et d’Egyp-
tologie de Lille, Université Charles-de-Gaulle/Lille 3, France, jcmorenogarcia@hot-
mail.com.
1)
Cet article fait partie du projet de recherche que je dirige actuellement « Le milieu rural
du Proche Orient ancien à l’Âge du Bronze Récent : économie palatiale/économie domestique et
les formes d’intervention de l’État lors de l’organisation de l’espace et des activités productives »,
et qui est financé par l’Institut International Erasme/Maison des Sciences Humaines du
Nord-Pas de Calais. Je tiens à remercier très chaleureusement Damien Agout-Labordère
pour sa lecture attentive et ses remarques précieuses.
© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2008 DOI: 10.1163/156852008X287567
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un cadre fertile de réflexions qui a même marqué des disciplines comme


l’assyriologie ou l’égyptologie, traditionnellement plus attentives à la
philologie et à l’archéologie des « beaux objets », et où l’étude des aspects
socio-économiques était souvent confinée dans les limites étroites des
approches juridiques2. Les débats entre « modernistes » et « primitivistes »
en histoire ancienne avec, en guise de conclusion, les synthèses de Finley
ou Sainte-Croix, sont la preuve de la richesse des discussions sur le rôle de
l’esclavage et la dépendance dans les systèmes productifs de l’antiquité,
mais elles marquent aussi leurs limites3.
Pour le domaine qui nous intéresse, la publication (accessible) des textes
de Marx sur les modes de production pré-capitalistes compris dans les
Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, ont stimulé les débats sur le
« mode de production asiatique » et sur le « despotisme hydraulique » et ont
ravivé l’intérêt des chercheurs sur les structures économiques des sociétés
du Proche-Orient ancien4. Bien que l’intérêt des spécialistes ait touché à
des questions d’ordre social et économique, force est de constater que les
études souffraient fréquemment d’une perspective excessivement théori-

2)
Cf. M. Weber, Économie et société dans l’Antiquité (Paris : La Découverte, 2001), pour la
compilation de certains de ses textes les plus connus sur le monde ancien ; M. Rostovtzeff,
he Social and Economic History of the Roman Empire (Oxford : Clarendon Press, 1926);
Idem, he Social and Economic History of the Hellenistic World (Oxford : Clarendon Press,
1941) ; K. Polanyi, C. Arensberg (éd.), Trade and Market in the Early Empires. Economies in
History and heory (New York : he Free Press, 1957). Cf. aussi H. Bruhns, J. Andreau
(éd.), Sociologie économique et économie de l’Antiquité : à propos de Max Weber (Paris : EHESS,
2004) ; Ph. Clancier, F. Joannès, P. Rouillard, A. Tenu (éd.), Autour de Polanyi. Vocabulaires,
théories et modalités des échanges (Paris : De Boccard, 2005). Dans le cas de l’Assyriologie, cf.
les remarques de I. J. Gelb, « Comparative method in the study of the society and economy
of the ancient Near East », Rocznik Orientalistyczny 41/2 (1980): 29-36.
3)
M. I. Finley, he Ancient Economy (Berkeley : University of California Press, 1973) ;
G. E. M. de Sainte-Croix, he Class-Struggle in the Ancient Greek World (Londres : Duckworth,
1981).
4)
Pour l’édition des textes concernant spécifiquement les sociétés pré-capitalistes, cf.
K. Marx, Precapitalist Economic Formations (Londres : Lawrence & Wishart, 1964), avec
l’excellente étude d’introduction de E. Hobsbawm. A propos du « despotisme hydraulique »,
cf. l’étude de K. Wittfogel, Oriental Despotism : A Comparative Study of Total Power (New
Haven : Yale University Press, 1957). Quant à l’impact historiographique de K. Wittfogel, cf.
dernièrement K. W. Butzer, « Irrigation, raised fields and state management: Wittfogel
redux? », Antiquity 70 (1996): 200-204 ; M. Barceló, « Sol puesto. Estado, terror y agua. La
hipótesis de la sociedad hidráulica de K. A. Wittfogel », dans L. Vea, Una arqueología gigan-
tesca. El estudio de las antiguas sociedades hidráulicas en las repúblicas centroasiáticas de la
extinta URSS (Barcelone : Universitat Autònoma de Barcelona, 1998), 5-13.
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que, voire assez scolastique et dogmatique. En effet, l’exégèse des textes de


Marx ou Engels, et la citation érudite des maîtres, se substituaient souvent
à une confrontation de leurs hypothèses avec les sources disponibles, seul
moyen de tester, d’une part, leur utilité en tant qu’outils de travail suscep-
tibles de raffinements et, d’autre part, leur validité pour rendre compte des
réalités de plus en plus diverses et complexes que l’archéologie et la publi-
cation de nouvelles archives mettaient en lumière. Pourtant, de telles pos-
sibilités ont été exploitées avec intelligence par des chercheurs italiens
comme Liverani, Zaccagnini ou Fales, dont les travaux sont devenus de
véritables classiques dans le domaine de l’orientalisme ancien5. Il suffit de
penser aux recherches de Liverani sur la société rurale d’Ougarit et sur le
recours à la main d’œuvre des villages6, ou de Zaccagnini sur le milieu rural
du Bronze Récent en Syrie et sur l’endettement et l’asservissement de sec-
teurs importants de la paysannerie7, tandis que son étude sur le potentiel

5)
On trouvera un excellent exposé de leurs études dans S. Moscati (dir.), L’alba della civiltà,
3 vols. (Turin :UTET, 1976) ; C. Zaccagnini (éd.), Production and Consumption (Budapest :
University of Budapest, 1989).
6)
M. Liverani, « La royauté syrienne de l’Âge du Bronze récent », dans P. Garelli (éd.), Le
palais et la royauté (Paris : Paul Geuthner, 1974), 329-356 ; Idem, « Communautés de vil-
lage et palais royal dans la Syrie du IIème millénaire », JESHO 18 (1975): 146-164 ; Idem,
« Sulle tracce delle comunità rurali in margine ai lavori della Société J. Bodin », OA 17
(1978): 63-72 ; Idem, « Economia delle fattorie palatine ugaritiche », Dialoghi d’archeologia
1/2 (1979): 57-72 ; Idem, « Ville et campagne dans le royaume d’Ugarit. Essai d’analyse
économique », dans M. A. Dandamayev et alii (éd.), Societies and Languages of the Ancient
Near East. Studies in Honour of I. M. Diakonoff (Warminster: Aris and Phillips, 1982), 249-
258 ; Idem, « Communautés rurales dans la Syrie du IIe millénaire a. C. », dans Les comm-
munautés rurales (Bruxelles: De Boeck, 1983), 147-185 ; Idem, « he collapse of the Near
Eastern regional system at the end of the Bronze Age : the case of Syria », dans M. Rowlands,
M. T. Larsen, K. Kristiansen (éd.), Centre and Periphery in the Ancient World (Cambridge :
Cambridge University Press, 1987), 66-73 ; Idem, « Reconstructing the rural landscape of
the Ancient Near East », JESHO 39 (1996): 1-41.
7)
C. Zaccagnini, « Land tenure and transfer of land at Nuzi (XV-XIV century B. C.) »,
dans T. Khalidi (éd.), Land Tenure and Social Transformation in the Middle East (Beirut :
Syracuse University Press, 1984), 79-94 ; Idem, « Proprietà fondiaria e dipendenza rurale
nella Mesopotamia settentrionale (XV-XIV secolo a. C.) », Studi Storici 25 (1984), 697-
723 ; Idem, « Economic aspects of land ownership and land use in northern Mesopotamia
and Syria from the late 3rd millennium to the Neo-Assyrian period », dans M. Hudson,
B. A. Levine (éd.), Urbanization and Land Ownership in the Ancient Near East (Cambridge
(Ma.) : Peabody Museum, 1999), 331-352 ; Idem, « Features of the economy and society of
Nuzi : an assessment in the light of recent research », dans Studies in the Civilization and
Culture of Nuzi and the Hurrians, vol. 10 (Bethesda : Eisenbrauns, 1999), 93-102 ; Idem,
« Nuzi », dans R. Westbrook, R. Jasnow (éd.), Security for Debt in Ancient Near Eastern Law
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historiographique du concept de « mode de production asiatique » demeure


encore un véritable programme de recherche à développer8. En général,
les études de ces chercheurs se caractérisent par le recours à des modèles
influencés par le marxisme, par une ouverture aux méthodes des sciences
sociales (surtout à la géographie historique, à l’analyse structurale des récits
et à l’archéologie extensive) et par une exploitation savante des sources
textuelles et archéologiques. Cette approche interdisciplinaire, qui dépas-
sait les anciennes perspectives uniquement philologiques ou juridiques,
caractérise aussi les discussions historiographiques des années 1970 concer-
nant l’esclavage et la dépendance rurale au Proche-Orient ancien9.
Pourtant, l’intérêt sur ces questions a été relativement négligé au cours
des vingt dernières années, un phénomène inséparable de la crise des
« grands récits » qui a accompagné l’influence du post-modernisme dans les
sciences sociales, avec une certaine marginalisation de l’analyse des structu-
res et des grandes questions économiques et sociales au profit de la micro-
histoire et des aspects culturels et des mentalités10. Un autre facteur qui
expliquerait, à mon avis, ce détournement relatif des chercheurs des pro-
blématiques relatives à la dépendance a été l’élargissement des programmes de

(Leiden : Brill, 2001), 223-236 ; Idem, « Debt and debt remission at Nuzi », dans M. Hud-
son, M. van de Mieroop (éd.), Debt and Economic Renewal in the Ancient Near East
(Bethesda : Peabody Museum, 2002), 175-196.
8)
C. Zaccagnini, « Modo di produzione asiatico e Vicino Oriente antico. Appunti per una
discussione », Dialoghi di Archeologia 3/3 (1981) : 3-65.
9)
Cf. I. J. Gelb, « From freedom to slavery », dans Gesellschaftsklassen im alten Zweis-
tromland und in den Angrenzenden gebieten (Rencontre Assyriologique Internationale,
18)(München : Bayerische Akademie der Wissenschaften, 1972), 81-92 ; Idem, « Quantita-
tive evaluation of slavery and serfdom », dans Kramer Anniversary Volume. Cuneiform Stu-
dies in Honor of Samuel Noah Kramer (Neukirchen-Vluyn : Ugarit Verlag, 1976), 195-207;
Idem, « Definition and discussion of slavery and serfdom », Ugarit Forschungen 11 (1979) :
283-297 ; H. Kreissig, « Propriété foncière et formes de dépendance dans l’hellénisme
oriental », dans Terre et paysans dépendants dans les sociétés antiques (Paris : CNRS, 1979),
197-221 ; P. Garnsey (éd.), Non-Slave Labour in the Greco-Roman World (Cambridge : Cam-
bridge Philological Society, 1980); P. Briant, Rois, tributs et paysans. Etude sur les formations
tributaires du Moyen-Orient ancien (Paris : Les Belles Lettres, 1982). Cf. aussi l’ouvrage
M. A. Powell (éd.), Labor in the Ancient Near East (AOS, 68)(New Haven (Co.) : American
Oriental Society, 1987), qui reprend les communications sur le thème « non-slave labour
in Antiquity » présentées au 7ème Congrès International d’Histoire Economique, tenu à
Edinbourgh en 1978.
10)
Avec des exceptions notables, comme J. Renger, « On economic structures in ancient
Mesopotamia », Or. 63 (1994): 157-208.
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recherche grâce au recours à l’archéologie extensive. La croissance considé-


rable des données disponibles sur des domaines jusqu’alors insuffisamment
explorés a permis de mieux comprendre l’aménagement de l’habitat et des
formes de production qui y avaient lieu11. En d’autres termes, c’est l’orga-
nisation du paysage rural ancien qui a été favorisée au détriment d’autres
thèmes de recherche plus chers à l’historiographie antérieure et fondés,
surtout, sur l’analyse des textes. Un aspect positif a été l’abandon des
anciennes oppositions schématiques entre palais et temple, entre nomades
et sédentaires, entre communauté villageoise et ville/Etat avec, par consé-
quent, une connaissance plus nuancée (ou, au moins, une conscience
accrue) du poids du pastoralisme, des secteurs non-institutionnels de l’éco-
nomie, de la diversité sociale cachée sous le terme « paysan », ou des formes
d’aménagement de l’habitat, de l’agriculture et des réseaux d’irrigation en
marge des pouvoirs centraux12. Des synthèses intégrant les données prove-
nant de l’archéologie, de l’analyse structurale des textes et des images et la
publication de nouvelles sources, permettent de mieux comprendre les
processus de reproduction et de crise des états anciens, leurs formes de
production ou les moyens mis en œuvre par les élites dirigeantes afin de se
perpétuer au pouvoir et d’élargir, au besoin, leur base sociale13.

11)
Cf. des synthèses récentes comme T. J. Wilkinson, Archaeological Landscapes of the Near
East (Tucson : he University of Arizona Press, 2003) ; T. J. Wilkinson, E. B. Wilkinson,
J. Ur, M. Altaweel, « Landscape and settlement in the Neo-Assyrian empire », BASOR 340
(2005): 23-56.
12)
Cf. le dossier réuni dans le Journal of Mediterranean Archaeology 16 (2003): 3-132 ; Ch.
Nicolle, F. Braemer, « Le Levant sud au Bronze Ancien : pour une définition des systèmes
socio-économiques non intégrés », dans Studies in the History and Archaeology of Jordan 7
(2001): 197-204 ; R. McC. Adams, « Reflections on the early southern Mesopotamian eco-
nomy », dans G. M. Feinman, L. M. Nicholas (éd.), Archaeological Perspectives on Political
Economies (Salt Lake City: he University of Utah Press, 2004), 41-59.
13)
Ch. Wickham, « he other transition : from the ancient world to feudalism », Past and
Present 103 (1984): 3-36 ; Idem, « he uniqueness of the East », Journal of Peasant Studies
12 (1985): 166-196 ; J. Haldon, he State and the Tributary Mode of Production (Londres:
Verso, 1993) ; Idem, « he Ottoman state and the question of state autonomy: comparative
perspectives », dans H. Berktay, S. Faroqhi (éd.), New Approaches to State and Peasant in
Ottoman History (Londres: Frank Cass & Co., 1993), 18-108 ; Idem, « Pre-industrial states
and the distribution of resources : the nature of the problem », dans A. Cameron (éd.), he
Byzantine and Early Islamic Near East, vol. 3 : States, Resources and Armies (Princeton: he
Darwin Press, 1995), 1-25 ; P. Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d’État », Actes de
la Recherche en Sciences Sociales 118 (1997): 55-68 ; J. Baines, N. Yoffee, « Order, legitimacy
and wealth in ancient Egypt and Mesopotamia », dans G. M. Feinman, J. Marcus (éd.), he
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Du point de vue social, l’image de la société rurale s’est considérable-


ment enrichie grâce au dépassement de la dichotomie qui opposait « les
paysans » ou les communautés villageoises à l’État, ou bien les « libres » aux
« serfs ». Le rôle des sub-élites, la stratification sociale des paysans, les stra-
tégies familiales, l’évolution des cycles de production au sein des familles
paysannes, l’impact local de l’État dans l’élévation de certaines catégories
de la population et, inversement, l’asservissement ou l’entrée en dépen-
dance d’autres secteurs, le fait que les individus étaient intégrés simultané-
ment à de multiples réseaux sociaux (famille élargie, village, clientèle) ou
économiques (exploitation familiale, travail pour les institutions ou pour
les supérieurs), permettent de mieux saisir la complexité d’un monde rural
qui n’avait rien d’immuable ni sur le plan social ni dans ses structures ter-
ritoriales. Même les recherches portant sur les textes sont conscientes des
limites qui pèsent sur les informations qu’ils véhiculent, du fait qu’ils évo-
quent uniquement les activités qui intéressaient les institutions qui les pro-
duisaient. C’est pourquoi les sources écrites sont imprégnées d’une vision
étatique qui classe et qui décrit la société rurale en des termes utilisables par
l’État, sans rendre nécessairement compte de toute la complexité ou de
toutes les activités productives qui avaient lieu dans la société rurale14.
L’étude de la dépendance rurale au Proche-Orient ancien devient ainsi plus
nuancée, puisque les personnes occupaient simultanément des positions
situées à la croisée de situations socio-économiques diverses, des positions
qui demeurent invisibles quand on utilise des termes trop contraignants
comme « libre », « serf » ou « esclave ». De nouvelles synthèses récentes inté-
grant à la fois les résultats des fouilles archéologiques et de l’étude des
archives, dans une perspective pluridisciplinaire, permettent ainsi de mieux
saisir les caractéristiques de la société rurale, ses diversités régionales et ses
modalités d’aménagement du milieu agricole15.

Archaic State : A Comparative Perspective (Santa Fé: School of American Research Press,
1998), 199-260 ; J. Richards, M. van Buren (éd.), Order, Legitimacy and Wealth in Ancient
States (Cambridge : CUP, 2000) ; P. F. Bang, « Rome and the comparative study of tributary
empires », he Medieval History Journal 6 (2003): 189-216 ; N.Yoffee, Myths of the Archaic
State: Evolution of the Earliest Cities, States and Civilizations (Cambridge: CUP, 2005).
14)
P. Halstead, « Texts and bones: contrasting Linear B and archaeozoological evidence for
animal exploitation in Mycenaean southern Greece », dans E. Kotjabopoulou, Y. Hamila-
kis, P. Halstead, C. Gamble, P. Elefanti (éd.), Zooarchaeology in Greece: Recent Advances
(Londres: British School at Athens, 2003), 257-261.
15)
Cf., par exemple, les séries « MOS Studies » (publiée par le Nederlands Instituut voor
het Nabije Oosten), « ISCANEE » (publiée par CDL Press) ou « Entretiens d’archéologie et
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En ce qui concerne l’Égyptologie, la nature même de la documentation


ne permet pas, pour le moment, d’aller aussi loin que dans les régions voi-
sines. D’une part parce que les recherches en archéologie extensive restent
encore très limitées et, d’autre part, parce que les documents administratifs
sont bien moins nombreux et leur provenance est moins diversifiée du
point de vue géographique et chronologique. Les chercheurs doivent donc
se contenter d’un corpus documentaire restreint, sans que l’appel à l’ar-
chéologie ne soit encore usuel dans les recherches sur l’agriculture égyp-
tienne ancienne16, et en attendant toujours que de nouvelles découvertes
aussi bien archéologiques que philologiques viennent enrichir le corpus
de données disponibles. Malgré ces limitations, l’évolution des thèmes
d’intérêt des chercheurs suit de près celle des autres domaines de l’histoire
ancienne, notamment dans le cas de la période gréco-romaine, comme
l’attestent des publications récentes17. Le volume consacré à la dépendance
rurale, édité par l’IFAO, relève de cette tendance et constitue une mise au
point nécessaire sur un sujet difficile touchant à plusieurs domaines de
l’histoire sociale et économique de l’Égypte ancienne. La difficulté vient,
une fois de plus, de la nature limitée et inégale des sources. D’où les efforts
des chercheurs pour tirer le maximum d’informations possibles d’une
documentation rare. Ce qui implique de nombreux dangers. Que l’on
songe au mélange, sans l’esprit critique indispensable, des données prove-
nant d’époques et de genres (administratifs, littéraires, religieux, commé-
moratifs) trop divers, avec le risque de tomber dans des anachronismes ou
d’accepter comme fiables des compositions encodées selon des critères « lit-
téraires » ou rhétoriques qui nous échappent largement. D’autres fois,
les enquêtes lexicographiques ont tendance à fixer des significations trop
précises, comme si celles-ci renvoyaient toujours à des réalités bien définies
et clairement différenciées les unes des autres, à travers toutes les époques.

d’histoire – Économie antique » (publiée par le Musée archéologique départemental de


Saint-Bertrand-de-Comminges).
16)
Cf., cependant, son potentiel dans des ouvrages comme celui de W. Smith, Archaeobo-
tanical Investigations of Agriculture at Late Antique Kom el-Nana (Tell el-Amarna) (Londres :
Egypt Exploration Society, 2003) ; B. Bousquet, Tell-Douch et sa région. Géographie d’une
limite de milieu à une frontière d’Empire (Le Caire : IFAO, 1996), 251-253 ; M. Reddé et
alii, Kysis. Fouilles de l’IFAO à Douch, oasis de Kharga (1985-1990) (Le Caire : IFAO, 2004),
190-192.
17)
J. C. Moreno García, “he state and the organization of the rural landscape in 3rd
millenium BC pharaonic Egypts”, dans M. Bollig, O. Bubenzer, R. Vogelsang (ed), Aridity,
Change and Conflict in Africa (Cologne: Institut Heinrich Barth, 2007), 313-330;
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Enfin, le comparatisme est aussi mis à l’œuvre afin de chercher, dans


d’autres périodes et régions, des parallèles qui puissent nous aider à mieux
comprendre des phénomènes sociaux à peine visibles dans les bribes d’in-
formation conservées ; dans ce cas-là, le choix s’avère délicat aussi, orienté
tantôt vers les sociétés du Proche-Orient ancien tantôt vers la période isla-
mique de l’histoire égyptienne, parfois avec l’idée sous-jacente d’un immo-
bilisme supposé de la campagne égyptienne au cours des siècles.
Le choix de l’approche méthodologique permettant d’analyser les docu-
ments disponibles doit également être soigneusement considéré. On a tra-
ditionnellement privilégié des perspectives fondées sur l’histoire du droit,
comme si les catégories élaborées par le droit romain étaient universelle-
ment valables pour toutes les sociétés du passé, et comme si les réalités
observées pouvaient entrer aisément dans la terminologie et les catégories
conceptuelles créées par les traditions juridiques européennes; une consé-
quence induite est que, à partir de ces prémisses, les discussions portent
surtout sur la définition du statut juridique des personnes concernées. En
revanche, j’estime que la méthode la plus fructueuse consisté à étudier la
dépendance rurale sous l’angle de la position des personnes au sein des
relations sociales et productives qu’elles entretenaient entre elles et avec
les institutions pour lesquelles elles travaillaient. Finalement, il ne faut
pas non plus oublier que le terme « dépendance » est vague et recouvre des
situations qui ne sauraient pas être assimilées à une servitude plus au moins
voilée. On aurait, d’une part, une dépendance « publique » qui va du tra-
vailleur recruté périodiquement pour effectuer des corvées jusqu’au « serf »
au service d’une institution ou d’un potentat et, d’autre part, une dépen-
dance « privée », comprenant des situations fort variées allant de la servi-
tude par dettes au clientélisme ou à la prestation de services en travail pour
autrui selon des modalités diverses.

Dépendance et organisation sociale de l’agriculture egyptienne :


la question des structures et le problème des approches
comparatistes
La valeur des articles publiés dans le volume qui nous occupe est assez
inégale. Certains ne concernent pas du tout la question de la dépendance
rurale, comme ceux de Joan Ramon (pp. 77-102), Alexandra Nibbi
(pp. 103-107) ou Pierre Tallet (pp. 53-75), bien que ce dernier contienne
une analyse très intéressante sur la production horticole ramesside et les
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échanges concernant l’huile d’olive. En revanche les travaux de Christo-


pher Eyre sont bien connus par tous ceux qui s’intéressent à l’étude de
l’agriculture pharaonique18. Sa démarche s’éloigne de celles habituelles en
Égyptologie, puisqu’à ses compétences philologiques Eyre a toujours ajouté
une savante intégration de ses recherches dans des perspectives plus larges,
avec le recours habituel à l’ethnographie, à l’histoire ancienne ou à la socio-
logie historique. D’où la richesse de ses analyses, avec la formulation d’une
véritable histoire sociale de l’agriculture pharaonique, attentive aux rela-
tions de pouvoir dans les campagnes égyptiennes ou à la définition des
modalités d’exercice de l’autorité royale dans le milieu provincial. En outre,
ses études constituent une réaction salutaire face à des interprétations qui
voient dans l’Égypte ancienne l’exemple le plus achevé de pouvoir central
tout-puissant, fondé, d’une part, sur une bureaucratie minutieuse sur-
veillant les moindres activités productives, d’autre part, sur une fiscalité
contrôlant tous les secteurs sociaux et économiques et, enfin, sur une éco-
nomie basée sur des circuits de redistribution entre le centre (palatial) et la
périphérie.
Dans cette perspective, la contribution d’Eyre au volume publié par
l’IFAO touche à bien plus de sujets que la seule dépendance, puisqu’elle
résume son interprétation sur l’organisation sociale de l’agriculture égyp-
tienne et des relations économiques et administratives entre le monde rural
et l’État. A partir de l’étude des conditions dominantes en Égypte depuis
la fin du XVIIIe siècle de notre ère, l’auteur propose un modèle où les rela-
tions socio-économiques présentes dans le milieu rural s’articulent autour
de trois institutions fondamentales : l’État, le grand domaine et le village,
tandis que les acteurs sociaux de ces relations sont le propriétaire/posses-
seur absentéiste, les potentats locaux (chefs de village, élites locales), les
groupes de solidarité paysanne (famille, communauté) et les réseaux de
clientélisme contrôlés par un patron.

18)
Ch. Eyre, « Feudal tenure and absentee landlords », dans S. Allam (éd.), Grund und
Boden in Altägypten (rechtliche und sozio-ökonomische Verhältnisse)(Tübingen : Verlag des
Herausgebers, 1994), 107-33 ; Idem, « Ordre et désordre dans la campagne égyptienne »,
dans B. Menu (éd.), Egypte pharaonique : pouvoir, société (Paris : L’Harmattan, 1996), 179-
193 ; Idem, « Peasants and “modern” leasing strategies in ancient Egypt », JESHO 40 (1997):
367-90 ; Idem, « he village economy in Pharaonic Egypt », dans A. K. Bowman, E. Rogan
(éd.), Agriculture in Egypt: From Pharaonic to Modern Times (Londres : he British Aca-
demy, 1999), 33-60.
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Pourtant, l’articulation de tous ces éléments dans son interprétation me


semble problématique dans la mesure où le rôle de l’État demeure flou,
réduit à la condition d’une entité lointaine influant à peine dans les affaires
locales, y compris l’organisation de l’agriculture et de l’irrigation : les
notions de décentralisation, de délégation de pouvoir et de clientélisme
sont centrales dans ce modèle (p. 158-167)19. On y risque de tomber dans
une vieille tradition historiographique qui opposait la fragilité des forma-
tions étatiques « orientales » à la permanence des villages et au conserva-
tisme des campagnes20. En outre, le parallèle choisi (celui de l’Égypte du
XVIIIe-XIXe siècles de notre ère) ne va pas sans difficultés puisque le pays
a connu, précisément pendant cette époque, des phases majeures de désor-
ganisation du pouvoir politique à la suite des interventions étrangères
(française d’abord, puis britannique), avec des conséquences sur le plan
économique du fait de l’insertion du pays dans les circuits de l’économie
mondiale. J’estime que c’est justement la période intermédiaire, celle du
gouvernement de Mohamed Ali, qui exprime le mieux certaines caractéris-
tiques de l’État « oriental » comme, par exemple, sa capacité de recomposi-
tion et de re-centralisation politique, administrative et fiscale, ainsi que de
réorganisation des cercles dirigeants (même de manière brutale, avec l’éli-
mination pure et simple de l’élite militaire mamelouk), sans que les assises
sociales du nouveau pouvoir soient faciles à repérer. Cette capacité (dans la
perspective des études de Wickham ou Haldon21) s’explique vraisembla-
blement par l’absence d’une véritable aristocratie foncière héréditaire dont
les intérêts puissent entrer en conflit avec ceux de l’État et entraver ce pro-
cessus22. La noblesse est une noblesse de fonction, créée, entretenue et ren-
versée par l’État, sans qu’il existe de véritables contre-pouvoirs entre l’État
et les communautés paysannes susceptibles d’usurper, de manière durable,
certaines fonctions (fiscale, militaire, idéologique) régaliennes. Le contraste
avec l’Europe médiévale et moderne est net, notamment si l’on songe au

19)
Cf . aussi Ch. Eyre, « Pouvoir central et pouvoirs locaux : problèmes historiographiques
et méthodologiques » dans B. Menu (éd.), Egypte pharaonique : déconcentration, cosmopoli-
tisme (Paris : L’Harmattan, 2000), 15-39.
20)
A noter que Eyre n’utilise pas la notion d’« oriental » et que je l’emploie ici uniquement
pour désigner les Etats préindustriels du Proche-Orient.
21)
Cf. la note 12 ci-dessus.
22)
Cf., par exemple, les remarques de h. Bianquis dans P. Canivet, J.-P. Rey-Coquais
(dir.), La Syrie de Byzance à l’Islam, VIIe-VIIIe siècles (Damas: IFEAD, 1992), 287. Cf. aussi
la note 12 ci-dessus.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 109

pouvoir de l’aristocratie foncière et de l’Église, qui ne sera supprimé au


profit de l’État qu’après les révolutions bourgeoises du XIXe siècle. L’his-
toire de l’Égypte, comme celle d’autres états « orientaux » (Empire ottoman,
Perse Safavide, Empire de Vijayanagar, Empire moghol, etc.23) est marquée
en revanche par une continuité des structures étatiques capables de se recons-
tituer après des périodes de crise, sans donner lieu en aucun cas à l’apparition
de féodalismes capables de disputer la primauté de l’État central.
Un deuxième élément de désaccord avec Eyre, en rapport avec le point
antérieur, concerne l’impact de l’État au niveau local ainsi que dans la for-
mation des élites. On touche ici à trois aspects essentiels à la reproduction
de l’État : la formation des groupes dirigeants, le poids de la fiscalité (pré-
lèvements en travail et en produits) et les moyens de distribution, de circu-
lation et d’accumulation des richesses. Le modèle du propriétaire absentéiste
renvoie uniquement à une partie de la réalité parce que, à côté des domai-
nes octroyés aux grands dignitaires ou aux institutions (comme les tem-
ples), il existait aussi des installations agricoles (p. e., h.wt, h.wt-ʿÅt, swnw,
nwt mÅwt à l’Ancien Empire), des champs de travail (p. e. ḫnrt au Moyen
Empire) ou des domaines qui étaient exploités directement par la Cou-
ronne. Les inscriptions et les papyrus évoquent fréquemment ces domai-
nes, leur production et les modalités de leur gestion, avec des flots de
navires assurant la liaison entre les centres de production et les centres
de stockage24. Cet ensemble de domaines et d’exploitations donna lieu à
une véritable géographie fiscale évoquée parfois dans l’épigraphie, comme
dans le cas de la célèbre scène de taxation de la tombe de Rekhmirê ou dans
les talalat du règne d’Akhénaton où, précisément, les unités fiscales de base
sont les localités et les domaines des temples et de la Couronne25. En fait,
certains types de terre (ḫÅ-tÅ) étaient cultivés par les communautés villa-
geoises au profit de la Couronne. Bref, les exigences fiscales de l’État impo-
saient la livraison de certaines denrées et, par conséquent, des choix
productifs qui affectaient les cycles de travail et l’exploitation du milieu

23)
M. Alam, S. Subrahmanyam, « L’État moghol et sa fiscalité (XVIe-XVIIIe siècles) »,
Annales. HCS 49 (1994): 189-217 ; S. E. Alcock, T. N. D’Altroy, K. D. Morrison, C. M.
Sinopoli (éd.), Empires (Cambridge: Cambridge University Press, 2001).
24)
A. H. Gardiner, Ramesside Administrative Documents (Londres: Oxford University Press,
1948) ; J. J. Janssen, Grain Transport in the Ramesside Period: Papyrus Baldwin (BM EA
10061) and Papyrus Amiens (Londres: he British Museum Press, 2004).
25)
Cl. Traunecker, « Amenhotep IV, Percepteur royal du disque », dans Akhénaton et l’époque
amarnienne (Paris : Éditions Khéops, 2005), 145-182.
110 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

rural. Le poids de ces installations sur les villages devait être considérable,
contraints de fournir des travailleurs, comme le révèlent les Annales royales
ou les titulatures de l’Ancien Empire, ainsi que les bureaux de recensement
de travailleurs du Moyen Empire. En outre, la gestion de ces installations
permettait probablement l’essor social de toute une catégorie d’administra-
teurs, chefs de village, intermédiaires et « entrepreneurs » agricoles qui assu-
raient l’exploitation effective des terres et la mobilisation de la main
d’œuvre, et dont les traces sont parfois repérables dans la documentation,
que ce soit par les quantités considérables de céréales qu’ils livraient au fisc
ou par leur acquisition occasionnelle de biens de prestige normalement
réservés à l’élite administrative. Des exemples de l’Ancien Empire et du
Moyen Empire révèlent les processus de formation des élites locales et cen-
trales grâce à la cooptation de dignitaires issus du milieu provincial, dont
la base de pouvoir consistait souvent au contrôle des biens institutionnels
locaux26. En définitive, le rôle de l’État est loin d’être secondaire puisque
ses mesures contribuent à la réorganisation des élites et des activités pro-
ductives locales, à creuser les inégalités sociales, sans oublier qu’il assure la
circulation d’une partie des richesses, même si l’on doit rejeter l’idée d’un
contrôle bureaucratique tout-puissant. Des producteurs indépendants et
des circuits alternatifs de circulation des richesses, non contrôlés par l’État,
existaient bel et bien, comme l’indiquent les textes et l’archéologie, et tou-
chent tant des produits de base (comme les aliments à Kom el-Hisn) que
des métaux précieux. Bien qu’on ait peu d’informations à propos des patri-
moines privés des dignitaires ou des potentats ruraux, l’accès à la gestion et
à l’exploitation des biens institutionnels ou aux dotations accordées par la
Couronne était sans doute une source non négligeable de richesse et, en
tout cas, de prestige. Ce n’est pas un hasard si les documents relatifs aux
transactions foncières entre les potentats concernent souvent l’exploitation
des terres des temples, comme le révèlent des sources tardives telles que
les papyrus Hauswaldt, la stèle de l’Apanage ou les land leases kouchites
et saïtes.
Qui labourait les domaines institutionnels ? On entre ici dans la ques-
tion de la dépendance « publique » évoquée au début de cet article. Dans le

26)
D. Franke, « he career of Khnumhotep III of Beni Hasan and the so-called “decline of
the nomarchs” », dans S. Quirke (éd.), Middle Kingdom Studies (New Malden: SIA Publish-
ing, 1991), 51-67 ; J. C. Moreno García,« Deux familles de potentats provinciaux et les
assises de leur pouvoir : Elkab et El-Hawawish sous la VIe dynastie », Rd 56 (2005): 95-128 ;
Idem, « La tombe de Mh.w à Saqqara », CdE 161-162 (2006): 104-111.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 111

cas de l’Égypte islamique, base de l’étude comparative d’Eyre, l’État mobi-


lisait des travailleurs pour l’entretien du système d’irrigation, selon une
pratique bien enracinée dans l’histoire du pays27. En fait, l’organisation
de la fiscalité foncière de l’État reposait sur le fermage des impôts, sur
l’attribution de parts fiscales en tant que bénéfice aux dignitaires (avec
l’obligation pour les paysans de cultiver les terres), sur l’attribution de la
responsabilité fiscale à certains entrepreneurs ruraux et, fait capital, sur le
prélèvement d’impôts en espèces/monnaies acquittées par les paysans28.
Mais à mon avis, et d’après les sources conservées, ce modèle n’explique
que partiellement l’organisation fiscale de l’Égypte pharaonique. Ici, en
effet, les documents évoquent l’assignation, à des dignitaires et à des insti-
tutions, de travailleurs, de terres et des moyens nécessaires pour les mettre
en valeur, en tant que rémunération ou récompense. Ces attributions
seraient comparables à celles effectuées dans l’Égypte islamique et, dans un
sens large, correspondraient à une pratique habituelle dans les sociétés
préindustrielles où l’Etat, tout en rémunérant ses fonctionnaires, transfé-
rait sur ceux-ci les coûts de mise en valeur des terres octroyées et de prélè-
vement des rentes. D’autre part, il existe des traces dans la documentation
sur l’existence d’« entrepreneurs » agricoles qui exploitaient les terres des
temples ou des institutions, mais dont les sources de main d’œuvre nous
échappent ; probablement elles étaient diversifiées et faisaient appel à des
réseaux familiaux, de clientélisme, de servitude par dettes, de salariés, etc.
Mais, en même temps, les textes pharaoniques évoquent un modèle d’ex-
ploitation directe, au moyen de l’assignation de travailleurs pour labourer

27)
T. Sato, State and Rural Society in Medieval Islam : Sultans, Muqta’s and Fallahun (Lei-
den : Brill, 1997) ; N. Michel, « Les Dāfatir al-ğusūr, source pour l’histoire du réseau
hydraulique de l’Egypte ottomane », Annales islamologiques 29 (1995): 151-168 ; Idem,
« Les rizak ihbāsiyya, terres agricoles en mainmorte dans l’Egypte mamelouke et ottomane.
Etudes sur les Dafātir al-Ahbās ottomans », Annales islamologiques 30 (1996): 105-198;
Idem, « Devoirs fiscaux et droits fonciers : la condition des Fellahs égyptiens (13e-16e siè-
cles) », JESHO 43 (2000): 521-578; Idem, « Migrations de paysans dans le Delta du Nil au
début de l’époque ottomane », Annales islamologiques 35 (2001): 241-290; Idem, « Villages
désertés, terres en friche et reconstruction rurale en Egypte au début de l’époque ottomane »,
Annales islamologiques 36 (2002): 197-251 ; Idem, « Travaux aux digues dans la vallée du Nil
aux époques papyrologique et ottomane : une comparaison », dans J. C. Moreno García (éd.),
L’agriculture institutionnelle en Egypte ancienne : état de la question et perspectives interdiscipli-
naires (CRIPEL, 25)(Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 2006), 253-276;
28)
Cf. la note antérieure ainsi que Ç. Keyder, F. Tabak (éd.), Landholding and Commercial
Agriculture in the Middle East (Albany: State University of New York Press, 1991).
112 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

les terres des temples, des institutions ou de la couronne, ainsi que l’assi-
gnation de terres à des cultivateurs qui devaient livrer des quotas de pro-
duction au fisc. C’est ici que l’obligation de travailler les terres de l’État
ou des institutions pourrait être considérée une forme de dépendance. La
question mérite une considération détaillée.
Une différence fondamentale entre l’Égypte islamique et pharaonique
touche aux conséquences de la monétarisation de l’économie, une moné-
tarisation inséparable de la généralisation des échanges et, normalement
aussi (mais pas nécessairement), de l’urbanisme et de l’existence d’un nom-
bre appréciable de consommateurs qui ne produisaient pas leurs aliments.
L’existence de marchés où les paysans échangeaient leurs produits contre
des pièces de monnaie devient une condition indispensable. La monétari-
sation de l’économie a une finalité fiscale, puisqu’elle transfère aux contri-
buables la réalisation d’une opération abstraite, celle de réduire leur travail
ou leurs récoltes en monnaies qui pouvaient ensuite être collectées, mises
en circulation, thésaurisées ou échangées contre des biens ou services29.
Bien que l’emploi de métaux précieux soit bien attesté au Proche-Orient
ancien, leur rôle en tant que monnaie demeurait restreint à cause du poids
des circuits institutionnels de circulation de produits (commerce institu-
tionnel large, distributions de rations, rétributions en terres ou en objets
prestigieux livrés directement par l’État, etc.), ce qui limitait les échanges
effectués dans les marchés.
La fiscalité de l’Égypte pharaonique, comme celle des sociétés pré-moné-
taires, était fondée sur l’extraction de travail et de produits agricoles non
périssables, facilement transportables et échangeables (céréales, lin, huile,
laine, etc.) ou bien de produits transformés (peaux, étoffes, productions
artisanales, etc.). Mais, même dans ce cas-ci, le volume considérable de
denrées diverses qui constituent les recettes du fisc, l’impossibilité de les
convertir au besoin et de manière immédiate en d’autres produits, ainsi
que les difficultés de transport et de disponibilité locale des ressources
demandées, imposaient la décentralisation des impôts, c’est qui revient à
dire qu’une grande partie des revenus de l’État devait être disponible sur
29)
A noter l’importance de cette différence par rapport aux premiers documents compta-
bles connus, provenant de la Mésopotamie. Les opérations comptables qu’ils enregistrent
sont souvent assez complexes, mais une partie de cette complexité s’explique par le recours
à des systèmes de notation numérique différents, dépendant de la nature des produits
comptabilisés : H. J. Nissen, P. Damerow, R. K. Englund, Archaic Bookkeeping. Writing and
Techniques of Economic Administration in the Ancient Near East (Chicago: he University of
Chicago Press, 1993).
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 113

place, là où l’État en avait besoin. Cette contrainte « technique » explique


une géographie fiscale fondée sur des réseaux de dépôts et de domaines,
d’itinéraires les reliant et de circuits de redistribution qui coexistaient avec
des circuits non institutionnels de distribution et des marchés. L’Égypte
est, de ce point de vue, comparable à d’autres sociétés du Proche-Orient
ancien ou même amérindiennes30.
La dépendance rurale « publique » prendrait alors la forme d’une obliga-
tion, de nature fiscale, de payer en nature et de fournir des travailleurs pour
cultiver les champs de la Couronne ou des institutions. L’État pouvait
ensuite les réassigner à des particuliers (fonctionnaires, potentats, membres
de la famille royale) comme récompense ou rémunération. En réalité, il
s’agirait plutôt d’une manière d’acquitter les impôts, due aux contraintes
« techniques » évoquées, que d’une véritable dépendance. L’importance des
prélèvements en nature expliquerait une des caractéristiques de l’Égypte
ancienne : la fermeture relative de son système monétaire sous les Lagides
et sous l’Empire romain par rapport à d’autres régions du bassin méditer-
ranéen. En Égypte l’État continue à prélever une partie considérable de ses
impôts sous la forme de grain et non d’argent, ce qui limite l’emploi de la
monnaie dans les campagnes égyptiennes et, par conséquent, le développe-
ment des marchés ou d’un réseau urbain31. L’exportation des céréales et le
contrôle du type de change grâce à ce système monétaire relativement
fermé constituaient deux sources considérables de recettes pour l’État, qui
destinait ensuite ces revenus à des efforts de guerre (paiement de mercenai-
res, entretien d’une grande flotte32) plutôt qu’à les injecter dans l’économie
et à monétiser les transactions opérées à l’intérieur du pays.

30)
Cf. les études classiques de J. V. Murra sur les réseaux de dépôts étatiques qui coexistent
avec des circuits familiaux de distribution de produits : he Economic Organization of the
Inka State (Greenwich (Conn.): JAI Press, 1980) ; Idem, « El “control vertical” de un máx-
imo de pisos ecológicos en las sociedades andinas », dans J. V. Murra, Formaciones económi-
cas y políticas del mundo andino (Lima: Instituto de Estudios Peruanos, 1975), 59-115.
31)
S. von Reden, « he politics of monetization in third-century BC Egypt », dans A. Meadows,
K. Shipton (éd.), Money and its Uses in the Greek World (Oxford : Oxford University Press,
2001), 70-73 ; J. Rowlandson, « Money use among the peasantry of Ptolemaic and Roman
Egypt », dans Idem, ibid., p. 145-155 ; F. de Callataÿ, « L’instauration par Ptolémée Ier Sôter
d’une économie monétaire fermée », dans F. Duyrat, O. Picard (éd.), L’exception égyptienne ?
Production et échanges monétaires en Égypte hellénistique et romaine (Études alexandrines
10)(Le Caire:IFAO, 2005), 117-133 ; J. Andreau, « Le système monétaire partiellement
“fermé” de l’Égypte romaine », dans Idem, ibid., 329-338.
32)
Cl. Préaux, L’économie royale des Lagides (Leiden : Brill, 1939), 29-43 ; L. Migeotte, « Les
dépenses militaires des cités grecques : essai de typologie », dans J. Andreau, P. Briant, R.
114 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

En définitive, l’État mobilise le travail des paysans pour des travaux


divers, y compris la culture des terres, depuis la plus haute antiquité. C’est
cette obligation qu’il convient mieux d’appeler « corvée » que « dépendance »
et qui exprime la nature des relations fiscales entre le roi et ses sujets, comme
l’attestent les cas suivants où la dépendance n’est qu’une variante limitée à
des cas très précis.

L’assignation de travailleurs pour cultiver les domaines des potentats


L’octroi à un dignitaire de terres avec du personnel et du bétail comme
récompense ou rémunération pour ses services est habituel dans les sources
égyptiennes33 ; elle figure déjà dans les inscriptions de Mtn du début de la
IVe dynastie (Urk. I 2:13-14 ; 3:1-2 ; 4:2), ainsi que dans le récit autobio-
graphique de Jbj de Der el-Gebraoui de la VIe (Urk. I 144-145), tandis que
les papyrus de Gébélein, de la IVe dynastie, montrent bien l’existence de
listes où les habitants de plusieurs villages intégrant un pr-dt – c’est-à-dire
le domaine accordé par l’État à un dignitaire –, sont classés par professions
mais aussi par catégories de travailleurs mobilisables (h.m-nzwt « serf du
roi », js « membre d’une équipe », etc.), avec l’indication des activités qu’ils
effectuaient : livraisons de céréales et d’étoffes, construction, etc.34 De telles
listes de travailleurs affectés à des corvées – y compris la culture des champs,
avec l’indication des travaux, des fonctionnaires et des départements qui
organisaient ces activités –, sont connues aussi par d’autres documents de
l’Ancien Empire, comme les décrets de Coptos (Urk. I 281:7-12 ; 281:17-
282:7 ; 284:14-285:18 ; 290:8 ; 291:7), tandis que le motif des h.mw-nzwt

Descat (éd.), La guerre dans les économies antiques (Saint-Bertrand-de-Comminges: Musée


archéologique départemental, 2000), 145-176 ; P. Ducrey, « Les aspects économiques de
l’usage de mercenaires dans la guerre en Grèce ancienne : avantages et inconvénients du
recours à une main-d’œuvre militaire rémunérée », dans J. Andreau, P. Briant, R. Descat
(éd.), ibid., 197-209 ; J.-Ch. Couvenhes, « La place de l’armée dans l’économie hellénis-
tique : quelques considérations sur la condition matérielle et financière du soldat et son
usage dans les marchés », dans R. Descat (éd.), Approches de l’économie hellénistique (Saint-
Bertrand-de-Comminges: Musée archéologique départemental, 2006), 397-436 ; G. Le
Rider, F. de Callataÿ, Les Séleucides et les Ptolémées. L’héritage monétaire et financier d’Alexandre
le Grand (Monaco: Éditions du Rocher, 2006), 174-175.
33)
J. C. Moreno García, H.wt et le milieu rural égyptien du IIIe millénaire, 210-219.
34)
P. Posener-Krieger, I papiri di Gebelein – Scavi G. Farina 1935 (Turin : Ministero per i
beni e le attività culturali, 2004). Cf. aussi pSuppl. 14062 : F. Marochetti et alii, « “Le
paquet” : sépulture anonyme de la IV e dynastie provenant de Gébélein », BIFAO 103
(2003): 246-248, 256 fig. 11.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 115

« serfs du roi » labourant les terres d’un dignitaire figure parfois dans l’ico-
nographie de l’Ancien Empire35. En outre, la formule utilisée habituelle-
ment dans les sources de l’Ancien Empire pour désigner l’ensemble des
biens affectés par le roi à un dignitaire est Åh.t rmt ḫt nb « le champ, les gens
et toute chose » (Urk. I 12 :1, 7, 10 ; 13 :6, 11 ; 14 :2 ; 15 :5), de telle sorte
que si un fonctionnaire contrevenait aux ordres royaux on lui confisquait,
précisément, pr Åht rmt ḫt nb « sa maison, son champ, ses gens et tous ses
biens » (Urk. I 172 :6-8), une pratique évoquée dans des sources plus tardi-
ves36. Enfin, un passage du décret de Dachour de Pépi Ier interdit aux mem-
bres de la famille royale, ainsi qu’à certains dignitaires, d’assigner leurs
travailleurs corvéables (mrt) à d’autres fins, comme la culture des champs
des villes de pyramide accordés à des ḫntjw-š (Urk. I 210:12-17).
Parfois les gens ainsi accordés devaient accomplir des fonctions de nature
rituelle, comme celle de h.m-kÅ « ritualiste du ka » (Sinouhé B 305 ; Stèle
juridique de Karnak 6-7), mais en tout cas la dotation du personnel était
concomitante à l’exercice d’une fonction de haut niveau dans l’État, comme
l’attestent tant les textes littéraires que juridiques (Naufragué 178-179 ;
Ipouer IX :5 ; Stèle juridique de Karnak 6-737), sans oublier les récompenses
aux dignitaires efficaces, tels les membres d’une expédition victorieuse
contre l’Asie, qui obtinrent des travailleurs-mrt, des champs-Åh.t, de l’or,
des étoffes et des produits de qualité38 ; ou dans le cas d’un dignitaire
récompensé avec 20 personnes et un terrain de 50 aroures39 ; ou comme
Mnw-msw de Médamoud, qui obtint 150 mrw, des étoffes et « toute chose
belle » du Domaine Royal (pr-nswt), ainsi que des champs, des jardins et
des troupeaux (Urk. IV 1444:8-10), tout comme Ahmès, qui reçut 9 h.mw
et 10 h.mwt ainsi que 60 aroures de terre (Urk. IV 4:10-15 ; 11:4-1440).
Même dans certains cas, la formule des ushebtis précise que ces travailleurs
(kÅtw) du défunt sont recrutés parmi ses mrt 41. On peut citer encore le
papyrus Brooklyn 35.1446 et son décret royal autorisant le transfert à un

35)
N. de G. Davies, he Rock Tombs of Sheikh Said (Londres: Egypt Exploration Society,
1901), pl. 16.
36)
K. Sethe, Aegyptische Lesestücke zum Gebrauch im akademischen Unterricht (Leipzig:
J. C. Hinrich, 1928), 98:19-21.
37)
A propos du passage d’Ipouer, cf. J. C. Moreno García, JEA 84 (1998): 80.
38)
H. Altenmüller, A. M. Moussa, SAK 18 (1991), 18 [col. 25].
39)
L. Habachi, JEA 36 (1950): 13-18, pl. 3.
40)
Cf. aussiUrk. IV 1618:18-1619:4 ; 1794:17-18.
41)
Inscription de NhÅ, lignes 21-22 : E. Chassinat, H. Gauthier, H. Pieron, Fouilles de
Qattah (Le Caire: IFAO, 1906), 44-45.
116 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

particulier de plusieurs dizaines de h.mw-nzwt et de serfs asiatiques des


bureaux de l’Etat42. Pendant la période où un particulier était le bénéficiaire
de ces biens qui lui avaient été octroyés, ils étaient considérés comme fai-
sant partie de sa maisonnée, bien que soigneusement distingués de ses
biens patrimoniaux43. Pour conclure, on constate que la dotation de terres
et du personnel suggère que l’on ait affaire à des travailleurs employés dans
des travaux agricoles, selon une procédure bien attestée dans les dotations
des temples.

L’ assignation de travailleurs pour cultiver les domaines des temples


Les annales royales de l’Ancien Empire enregistrent les donations de terres
effectuées par le souverain en faveur des temples, avec le but ultime de
fournir des offrandes divines aux sanctuaires (Urk. I 240:7 ; 243:12, 14,
16 ; 244:2, 4, 6; 245:6 ; 247:4, 8, 10, 13); ces mesures étaient accompa-
gnées d’autres bénéfices, comme les exemptions « comme un champ d’un
dieu » (Urk. I 247:4, 8), ou l’assignation de centres de transformation
(pr-šnʿ) et de travailleurs mrt (Urk. I 247:11, 14). Des donations de biens
fonciers figurent aussi dans les décrets de Coptos, avec de remarques
détaillées concernant la procédure de création d’un domaine agricole : on
choisissait d’abord un terrain et, ensuite, on le divisait en parcelles et on
assignait les travailleurs (mrt, nzwtjw) qui devaient les cultiver et qui pro-
venaient des villages proches du domaine, afin de produire des “offrandes
divines”. Parfois des scribes des champs au service des représentants locaux
de l’autorité pharaonique surveillaient la fondation de ces domaines agri-
coles44. Mais, toujours d’après les décrets de Coptos, la gestion des domai-
nes incombait un conseil (dÅdÅt) du champ constitué de fonctionnaires
(srw) et de chefs de village (h.qÅw nwt) tenus, d’après certains passages lacu-
naires, de fournir les travailleurs (Urk. I 288-295). A ce propos, des titres
de la VIe dynastie attestés uniquement à Akhmim (jmj-r wpt Åh.t mrt m
prwj « intendant de la division des champs et des travailleurs-mrt dans le
Double Domaine ») et, dans un cas, à Abydos (jmj-r wpt h.tpt-ntr m mrt Åh.t
« intendant de la division des offrandes divines avec des travailleurs-mrt et
des champs ») évoquent le même modèle d’organisation, où la distribution

42)
Cf. J. C. Moreno García, RdE 51 (2000): 130 n. 42.
43)
J. C. Moreno García, H.wt et le milieu rural, p. 214, 219.
44)
J. C. Moreno García, JEA 84 (1998): 76-79.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 117

des offrandes divines allait de pair avec la répartition des champs et des
travailleurs mrt 45; les titres d’un autre dignitaire, Hnmw-h.tp, concernent
également la délimitation des champs et le contrôle des mrt 46. Même à
Balat, localité éloignée de la vallée du Nil, sont évoqués des installations
cultuelles, des distributions d’offrandes provenant d’un sanctuaire entre les
membres de l’élite locale et des travaux agricoles dans les domaines des
divinités provinciales47.
Les sources du Moyen Empire confirment la procédure en vigueur à
l’Ancien Empire. C’est le cas, par exemple, des annales royales, où l’on
mentionne un terrain de 1+x ḫÅ (1 ḫÅ = 10 aroures) attribué, semble-t-il,
au culte funéraire de Sésostris Ier48, tandis qu’une autre notice évoque la
dotation d’un domaine agricole de dix aroures pour le dieu Igay dans
le nome 19 de Haute-Egypte afin de pourvoir des offrandes à l’occasion de
certaines fêtes49. Ensuite, on indique que les contributions (bÅkw) sont
établies ( jp) en 30 sacs de céréales (šsrw) et que l’on fournira des conscrits
(rdj h.bsw), vraisemblablement pour labourer le domaine. Des mentions
lacunaires concernent le domaine royal (pr-nswt) ainsi qu’un champ-Åh.t de
33 aroures. Finalement, on cite à nouveau un domaine de 10 aroures qui
doit livrer au grenier des offrandes divines deux quantités de céréales : d’une
part « un grand 2/3 heqat  (66 sacs environ) et, d’autre part, 400 sacs.
D’autres exemples figurent dans les papyrus d’Ilahoun. Le pKahoun III.1
concerne la division des parcelles situées au bord du fleuve afin de créer des

45)
A propos des titres du type jmj-r wpt h.tpt-ntr Åh.t mrt « intendant de la répartition des
offrandes divines, des champs et des travailleurs meret » et ses variantes, vid. J. C. Moreno
García, « La population mrt: une approche du problème de la servitude en Egypte au IIIe
millénaire (I) », JEA 84 (1998): 71-83.
46)
J. C. Moreno García, JEA 84 (1998): 74-75.
47)
L. Pantalacci, CRIPEL 22 (2001): 154 ; G. Soukiassian, M. Wuttmann, L. Pantalacci,
Balat VI. Le palais des gouverneurs de l’époque de Pépy II : les sanctuaires de ka et leurs dépen-
dances (Le Caire: IFAO, 2002), 352 [tab. 3690], 353 [tab. 3817], 358-360 [tab. 5051 :
mention du domaine du dieu Igay], 363-364 [tab. 6100+3750 : travaux de moisson].
L. Pantalacci, « La documentation épistolaire du palais des gouverneurs à Balat-ʿAyn Asil »,
BIFAO 98 (1998): 303-315, surtout p. 314 [tab. 3688 : attribution d’un bovidé au dieu
Igay], 315 [ta. 3689-13+14+19 : déplacement de travailleurs mrt et compte des arriérés
d’un village par le conseil local ; tab. 3689-15+16+17 : travaux de moisson ; tab. 3691 :
travaux de moisson ; tab. 3750 : travaux de moisson].
48)
H. Altenmüller, A. M. Moussa, « Die Inschrift Amenemhets II. aus dem Ptah-Tempel
von Memphis. Ein Vorbericht », SAK 18 (1991): 4 [col. 1] ; J. Malek, S. Quirke, « Mem-
phis, 1991 : epigraphy », JEA 78 (1992): 13-18.
49)
H. Altenmüller, A. M. Moussa, SAK 18 (1991): 22 [col. 32-33].
118 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

champs de labour. L’opération commençait par la présentation sur place


d’un šmsw suivie par l’arrivée de travailleurs corvéables provenant d’une
localité (mnjj nwt tn « l’équipe de cette localité »), des activités surveillées
par le scribe principal50. Le pKahoun III.1A indique que les habitants de
certaines villages n’étaient pas comparus pour effectuer leurs travaux, ce
qui poussa le vizir à envoyer des agents auprès d’eux afin de les ramener à
leurs tâches51. Quant aux terres assignées aux ritualistes wʿb elles n’étaient
pas labourées par eux-mêmes mais par des travailleurs subalternes. Le
papyrus Kahoun XIII.1, qui concerne les champs assignés au service-wʿb
(Åh.t nt wʿb) d’une ou plusieurs phylés, en est un exemple52. Le labourage
des terres était effectué par cinq h.sbw « conscrits », chacun en charge de
8,5 aroures de terre arable, 1,5 aroures de jardins et une aroure de terres
d’offrandes, c’est-à-dire 11 aroures par travailleur, ce qui correspond à un
domaine de 55 aroures. D’autres textes précisent que les conscrits étaient
considérés comme des mrt, les travailleurs corvéables, comme dans le cas
du pBerlin 10019, où un dignitaire qui cumulait les fonctions de h.Åtj-ʿ et
responsable du temple ordonne à l’administrateur des offrandes divines
( jmj-r pr n h.tpt-ntr) de transférer une travailleuse (jwÅjt) à l’intendant des
travailleurs mrt (jmj-r mrt) afin qu’elle accomplisse son travail enregistré
(h.sbt)53. Une situation probablement similaire figure dans le pBM 10107,
concernant le litige qui opposait deux h.Åtjw-ʿ à propos du contrôle d’une
bÅkt, avec l’intervention d’un jmj-r mrw « chef des travailleurs mrw » et
d’un jmj-r sḫt « intendant de la campagne »54. Que le responsable du temple
s’occupait de fixer des listes de travailleurs corvéables (mnj) découle d’un
autre document adressé à un jmj-r pr 55, le subordonné en charge de la
culture des champs56. Enfin, un papyrus donne une liste de mrt qui dépen-
daient d’un centre de transformation et de préparation des offrandes divi-

50)
P. Kahoun III.1C = F. Ll. Griffith, Hieratic Papyri from Kahun and Gurob (Principally of
the Middle Kingdom)(Londres: B. Quaritch, 1898), 56, pl. 22, lignes 37-48 ; pKahoun
III.1A vo = F. Ll. Griffith, ibid., 58-59, pl. 23, lignes 12-22.
51)
F. Ll. Griffith, ibid., 55-56, pl. 22, lignes 1-9.
52)
F. Ll. Griffith, op. cit., p. 52-54, pl. 21 ; M. Collier, S. Quirke, he UCL Lahun Papyri :
Accounts (Oxford : Archaeopress, 2006), 74-75 [pUC 32186].
53)
U. Luft, Das Archiv von Illahun. Briefe, Bd. 1 (Berlin: Akademie Verlag, 1992).
54)
S. R. K. Glanville, JEA 14 (1928): 304-306, pl. 35.
55)
Cf. pBerlin 10073 dans U. Luft, Das Archiv von Illahun.
56)
idem;
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 119

nes d’Ilahoun (šnʿ h.tpt-ntr)57. Dans la stèle de Sobekhotep IV à Karnak58,


on accorde au sanctuaire cinq mrt provenant du bureau de l’attribution de
la main d’œuvre afin de produire (bÅk) des offrandes ; en fait, ils sont assi-
gnés au pr-šnʿ des offrandes divines (h.tpt-ntr) d’Amon. En définitive, ces
documents de l’Ancien et du Moyen Empire révèlent que les travailleurs
étaient récrutés, enregistrés en listes et classés selon leur localité d’origine
pour effectuer des travaux agricoles pour l’État59. Les textes du Moyen
Empire mentionnent, en plus, l’existence de bureaux où l’on recensait
(h.sb) et attribuait (dd ) des travailleurs60, tandis que des champs de travail
sont cités dans les textes61 et répérés grâce à l’archéologie62. Finalement, les
sources du Nouvel Empire mentionnent une nouvelle source de main

57)
P 10048+10319 = S. Quirke dans S. Quirke (éd.), he Temple in Ancient Egypt (Lon-
dres: he British Museum Press, 1997), 29.
58)
W. Helck, Historische-biographische Texte der 2. Zwischenzeit und neue Texte der 18.
Dynastie (Wiesbaden : Otto Harrassowitz, 1975), 33-34.
59)
Cf. les papyrus de Gébélein ou les mentions de listes de travailleurs dans les décrets de
Coptos, évoqués ci-dessus. D’après le graffito no 6 d’Hatnoub trois localités ont fourni 500,
600 et 500 travailleurs, respectivement, : R. Anthes, Die Felseninschriften von Hatnub (Lei-
pzig: J. C. Hinrichs, 1928), 21-22, pl. 11. Vingt gouverneurs (h.Åtj-ʿ) et 17000 conscrits
(h.sbw) participèrent à une expédition au Ouadi Hammamat (ouadi Hammamat G 61) :
G. Goyon, Nouvelles inscriptions rupestres du Wadi Hammamat (Paris: Adrien Maisonneuve,
1957), 17-20, 81-85, pl. 23-24. Le graffito no 114 mentionne une expédition de 3000
conscrits originaires du nome thébain : J. Couyat, P. Montet, Les inscriptions hiéroglyphiques
et hiératiques du Ouâdi Hammâmât (Le Caire: IFAO, 1912), 81-84, pl. 31. Enfin, l’inscrip-
tion no 87 indique que les conscrits venaient d’Edfou et de dix localités (d’après la partici-
pation de dix h.Åtjw-ʿ) du nome thinite, en nombre suffisant pour constituer des équipes
formées de plusieurs centaines d’ouvriers : J. Couyat, P. Montet, ibid., 64-66, pl. 20.
L’inscription no 6 du ouâdi el-Houdi mentionne 1000 conscrits provenant de hèbes, 200
d’Eléphantine et 100 d’Ombos : A. I. Sadek, Amethyst Mining Inscriptions of Wadi el-Hudi,
2 vols. (Warminster: Aris and Phillips, 1980-1985), 16-19, 103-104, pl. 3, tandis que Jmnjj
de Beni Hassan évoque des troupes de 400 et 600 conscrits (h.sbw) provenant du nome qu’il
administrait (Urk. VII 15: 4, 10). Enfin, on enregistrait aussi les localités d’origine des
conscrits participant à des travaux de construction : W. K. Simpson, Papyrus Reisner I : he
Records of a Building Project in the Reign of Sesostris I (Boston : Museum of Fine Arts, 1963),
passim.
60)
S. Quirke, Titles and bureaux of Egypt 1850-1700 BC (Londres : Golden House Publi-
cations, 2004), 62, 92-96.
61)
S. Quirke, « State and labour in the Middle Kingdom. A reconsideration of the term
ḫnrt », RdE 39 (1988): 83-106.
62)
J. Śliwa, « Der ḫnrt von Qasr el-Sagha », dans P. Jánosi (éd.), Structure and Significance :
houghts on Ancient Egyptian Architecture (Vienne: Verlag der Österreichischen Akademie
der Wissenschaften, 2005), 477-483.
120 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

d’œuvre pour les temples, arrivée en grande quantité: les prisonniers cap-
turés au cours des campagnes militaires des pharaons (Urk. IV 70:1-6;
172:4-9; 207:9; 686:13-687:3; 742:12-743:1; 1335:2-3; 1649:8-9; KRI I
15:9; 38:8-9; 42:8-9, etc.). Cependant, le travail habituel des terres des
temples était effectué par des travailleurs mrt, reprennant ainsi une prati-
que bien attestée sous l’Ancien et le Moyen Empire63.

Le travail dans les domaines et les installations agricoles de la couronne


Les sources antérieures au Nouvel Empire sont très rares, bien que l’analyse
statistique des inscriptions, ainsi que l’étude des rares textes administratifs
conservés, puissent permettre d’en tirer quelques conclusions. La couronne
créait des installations, des domaines et des centres de travail (swnw, h.wt-
ʿÅt, nwt mÅwt, grgt, h.wt à l’Ancien Empire ; ḫnrt au Moyen Empire), distri-
bués dans tout le pays et dont les terres étaient labourées par des travailleurs
recrutés par l’Etat64. Les installations swnw étaient étroitement associées
aux travailleurs nzwtjw, sans que l’on puisse définir de manière plus précise
leur statut social ou leurs conditions de travail. En tout cas, le fait qu’il
existe des fonctionnaires jmj-r nzwtjw « intendants des nzwtjw », suggère
peut-être un statut au service de l’État plus permanent que celui des mrt,
pour lesquels il n’y a pas de *jmj-r mrt attestés à l’Ancien Empire. Il arrive
même que les décrets de Coptos évoquent en parallèle les nzwtjw et les mrt,
comme si leur condition était similaire (Urk. I 294:5 ; 295:4). Enfin, l’as-
sociation des nzwtjw avec une installation défensive, les tours swnw, rap-
pelle celle entre les travailleurs et les ḫnrt au Moyen Empire. Quant aux
installations h.wt-ʿÅt et h.wt, on sait qu’elles contrôlaient des champs et
des localités, information confortée par un passage de l’autobiographie de
H. r-ḫw.f d’Assouan, où on met significativement en rapport les h.wt avec le
responsable des « exploitations nouvelles » de la couronne (Urk. I 131:4-7).
Un passage de l’autobiographie de Jbj de Der el-Gebraoui suggère que les
champs des h.wt étaient labourés par des mrt, provenant en toute probabi-
lité des villages proches d’après le parallèle des décrets de Coptos (Urk. I

63)
Cf. le décret de Naouri de Séti Ier, l. 25-26 (KRI I 50 :4-5) : « jrw wdt h.nt mrt.s ḫt tswt
Šmʿw Mh.w « fut promulgué, à travers les districts de la Haute et la Basse Egypte, un décret
relatif aux services de ses mrt ».
64)
J. C. Moreno García, “he state and the organization of the rural landscape in 3rd mil-
lennium BC pharaonic Egypt”, dans M. Bollig, O. Bubenzer, R. Vogelsang (ed.), Aridity,
Change and Conflict in Africa (Cologne: Institut Heinrich Barth, 2007), 313-330;
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 121

144). Quant aux sources du Moyen Empire, elles mentionnent souvent


l’existence de champs de travail (ḫnrt) où des Egyptiens effectuaient de
travaux pour la couronne, y compris des activités agricoles65 : on connaît,
par exemple, l’existence de travailleurs affectés à une ḫnrt qui étaient sur-
veillés par les scribes des champs du complexe funéraire de Sésostris III à
Abydos (sš Åh.wt WÅh.-swt), tandis que le titre de jmj-r ḫnrt « intendant
d’une ḫnrt » est attesté dans les empreintes de sceaux trouvées dans cette
même enceinte66.
Des exploitations de nature différente sont les terres ḫÅ-tÅ67. Un docu-
ment célèbre, le pValençay I, évoque l’obligation pour un h.Åtj-ʿ « chef de
localité » de cultiver des terres ḫÅ-tÅ du roi et de livrer une certaine quantité
d’orge à un envoyé d’un temple ; le fait qu’il porte plainte auprès du plus
haut responsable fiscal du pays et que les terres ḫÅ-tÅ soient qualifiées systé-
matiquement ḫÅ-tÅ n pr-ʿÅ « terres ḫÅ-tÅ du Pharaon », révèle que ces terres
du roi étaient cultivées par des villages ou des institutions qui versaient une
rente au fisc royal68. Un passage du papyrus Harris I jette une lumière sur
certaines caractéristiques de ces terres : « j’ai créé pour toi des domaines ḫÅ-tÅ,
(produisant) de l’orge šrt pure ; j’ai augmenté leurs champs qui avaient été
laissés en friche, afin d’accroître les offrandes divines en quantité innombrable,
en faveur de ton grand nom auguste et bien-aimé ! »69. La transformation des
terres en friche en terrains (ḫÅ-tÅ) cultivés conforte l’idée qu’elles formaient
une réserve de terrains exploités pour le bénéfice de la couronne70. Une
autre inscription, dans la tombe de Sbk-nḫt, gouverneur d’Elkab et inten-
dant de prophètes, précise l’aménagement d’un domaine pour la divinité
locale : h.s-h.r m ḫÅ n Åh.wt spr n nsw h.r Åh.wt ntr.f m dmj n ʿgnjj smn wÅdw m
rn wr n ntr nfr Sḫm-Rʿ-swÅd-tÅwjj mÅʿ-ḫrw mrjj Nḫbt rḫjjt Åh.wt ḫrw ḫÅ 20
ntjj h.r qÅjjt (ḫÅ) 120 nt(jj) ḫÅ-tÅ dmd-r (ḫÅ) 140 « . . . un qui réclame dans
le bureau des champs, un qui recourait au roi à propos des champs de son
dieu dans la ville d’Ageny et qui étaient fixés au moyen de bornes portant

65)
S. Quirke, Titles and Bureaux, 90-95.
66)
J. Wegner, CRIPEL 22 (2001): 87, 91 ; Idem, MDAIK 57 (2001): 307.
67)
S. L. D. Katary, Land Tenure in the Ramesside Period (Londres: KPI, 1989), p. 170-174,
207-216.
68)
A. H. Gardiner, « A protest against unjustified tax-demands », RdE 6 (1951): 115-133.
69)
P. Harris I 27,12=P. Grandet, Le Papyrus Harris I (BM 9999), vol. 1 (Le Caire: IFAO,
1994), 261 ; II, 119 n. 498.
70)
A. Gasse, Données nouvelles administratives et sacerdotales sur l’organisation du domaine
d’Amon (XXe-XXIe dynasties)(Le Caire:IFAO, 1988), 66, 228.
122 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

le grand nom du dieu parfait Sobekhotep III, justifié, aimé par la déesse
Nekhbet. Liste des terres basses : 20 ḫÅ [=200 aroures] qui sont dans les
terres hautes et 120 (ḫÅ) [=1200 aroures] qui sont des terres ḫÅ-tÅ. Total :
140 (ḫÅ) »71. L’organisation de ce domaine, formé en grande partie de terres
ḫÅ-tÅ, fut possible grâce au recours au roi et au bureau des champs. En
général, les exploitants des terres ḫÅ-tÅ étaient soit des prophètes et du
personnel des temples72, soit des particuliers de condition aisée (p. e., de
nmh.w qui versaient des paiements en or73, de hauts officiers de l’armée74,
des fonctionnaires de haut rang75) soit, enfin, des chefs de village76. Le
travail agricole retombait donc soit sur des personnes (ou des institutions)
disposant des moyens nécessaires pour exploiter ces terres, soit sur des chefs
de village qui, comme dans le cas des décrets de Coptos, fournissaient
la main d’œuvre et jouaient le rôle d’intermédiaires entre la couronne,
l’institution qui administrait le domaine et les travailleurs.
Une autre contribution des chefs de village consistait à ravitailler les
débarcadères fréquentés par les agents du roi. Parfois ils devaient livrer
des produits mais, dans d’autres occasions, les débarcadères constituaient
des entités administratives pourvues de terres (401 aroures pour le débar-
cadère de Hardai et 60 pour celui d’Onayna, d’après le papyrus Wilbour)
gérées par les chefs de localité77. Enfin, la livraison de produits ou le paye-
ment de taxes par les h.Åtjw-ʿ est mentionné dans les Instructions du Vizir
(jw h.Åtjw-ʿ h.qÅw h.wt twÅw nb smj.(sn) n.f jnw.sn nb « les maires, les gouver-
neurs de h.wt et tous les citoyens ( ?) lui apportent toutes leurs contribu-

71)
J. J. Tylor, Wall Drawings and Monuments of El Kab. he Tomb of Sebeknakht, Londres,
1896, pl. 7-10 ; P. C. Smither, JEA 25 (1939), 35 ; W. Helck, Historische-biographische Texte
der 2. Zwischenzeit und neue Texte der 18. Dynastie, Wiesbaden, 1975, p. 16 [24] ; G. P. F.
van den Boorn, he Duties of the Vizier, p. 166.
72)
Cf., par exemple, pBologna 1094 (=R. A. Caminos, LEM, 18) ou A. H. Gardiner,
Ramesside Administrative Documents (Oxford: Oxford University Press, 1948), 35-42.
73)
Cités dans le pValençay I.
74)
Cf. le pMMA 3569+Vienne 38=KRI VII 269:10-16 ; W. C. Hayes, he Scepter of Egypt,
II (Cambridge (Mass.): Harvard University Press, 1959), 368-369.
75)
Cf. pSallier I=R. A. Caminos, LEM, 307-308.
76)
Cf. le pTurin 1895+2006 2:5, 14 (A. H. Gardiner, Ramesside Administrative Documents,
37).
77)
J.-M. Kruchten, Le Décret d’Horemheb. Traduction, commentaire épigraphique, philologi-
que et institutionnel (Bruxelles :Editions de l’Université de Bruxelles, 1981), 96-99, 109-
114.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 123

tions »78), dans la scène de taxation de la tombe de Rêkhmirê79, ou dans le


décret de taxation du temple d’Aton à Karnak80. D’après tous ces indices,
la mobilisation de travailleurs par les chefs de village ou des localités était
indispensable pour la culture des terres et des installations agricoles de la
couronne.

La question des terres ʿh.t et des jh.wtjw


Les textes mentionnent souvent les exploitations-ʿh.t parmi les terres culti-
vées par un temple ou un particulier81. Le terme désigne une catégorie de
terres institutionnelles soumise à des prestations en travail mal connues.
Les exemples détaillés les plus précoces figurent dans les décrets de Coptos.
Le décret Coptos C énumère, par exemple, les impôts dont le temple de
Min est exempté : ʿh.t Åh.t stÅt 19 5/8 šnʿwt « une exploitation-ʿh.t consistant
en un champ de 19 5/8 aroures et le travail šnʿwt » (Urk. I 286:13). La
même association entre les terres-ʿh.t et le travail-šnʿwt figure dans le décret
Coptos B : jr gr ʿh.t nb(t) šnʿwt nb(t) wÅh.t h.r h.mw-ntr nw rÅ-pr pn jw wd.n
h.m(.j) ḫwjt.sn mj ḫt n Mnw Gbtjw « pour ce qui est de toute exploitation-ʿh.t
ou de tout travail-šnʿwt mis à la charge des prophètes de ce sanctuaire, Ma
Majesté ordonne qu’ils soient exonérés comme biens de Min de Coptos »
(Urk. I 283:15-16).
Les textes du Nouvel Empire citent à plusieurs reprises les exploita-
tions ʿh. t et les livraisons des jh. wtjw comme la source principale d’appro-
visionnement en céréales des temples82. Mais la définition du rôle et de la
condition sociale des jh. wtjw reste encore controversée. Que les exploita-
tions ʿh. t n’étaient pas simplement des champs découle des inscriptions
qui indiquent la transformation des champs (Åh. t) en exploitations ʿh. t
afin de fournir des offrandes divines (Urk. IV 172:1-2 ; 667:10 ; 746:
1-3). Les contributions (bÅkw) des jh. wtjw étaient également la base du

78)
Urk. IV 1115 :12=G. P. F. van den Boorn, he Duties of the Vizier, 286-287 [R 32].
79)
N. de G. Davies, he Tomb of Rekh-mi-re at hebes (New York : he Metropolitan
Museum of Art, 1973), pl. 29-35, 40[1].
80)
Cl. Traunecker, « Amenhotep IV percepteur royal du Disque », dans Akhénaton et l’épo-
que amarnienne (Paris : Editions Khéops, 2005), 145-182.
81)
J. C. Moreno García, « Les jh.wtjw et leur rôle socio-économique au IIIe et IIe millénaires
avant J.-C. », dans J. C. Moreno García (éd.), Élites et pouvoir en Egypte ancienne (sous
presse).
82)
Ch. Barbotin, « Aspects juridiques et économiques de l’offrande au Nouvel Empire »,
DE 9 (1987): 69-78.
124 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

ravitaillement en céréales des temples dans le pHarris I83, tout comme les
rmnjjwt jh. wtjw « les domaines des jh. wtjw » dans les inscriptions du tem-
ple de Medinet Habu (KRI V 119:11, 123:9) ou les « offrandes divines »
des jh. wtjw dans le papyrus Boulaq XVIII84. Mais on trouve aussi des
exemples où les exploitations ʿh. t et les jh. wtjw dépendaient des dignitai-
res, comme dans le cas de Nkrjj, bénéficiaire de 150 aroures d’exploita-
tions ʿh. t accordées par Tuthmosis Ier85, ou de H. ʿpj-df Å, dont la fonction
de gouverneur de Siout fut rémunérée avec des exploitations ʿh. t cultivées
par des jh. wtjw 86 ; L’Enseignement pour Mérikarê nous informe de la réor-
ganisation d’un territoire au moyen de la dotation de ritualistes-wʿb avec
des terres-ʿh. t 87, tandis que des jh. wtjw au service d’un dignitaire figurent
également dans les archives de Heqanakhte88, dans la stèle d’un général
(en compagnie de h. mwt « servantes »89), dans le papyrus Brooklyn
35.144690, dans les tombes de certains fonctionnaires d’Elkab91 ou dans
le papyrus Berlin 1046392.
Pourtant, il serait erroné de considérer les jh.wtjw uniquement comme
des paysans de condition modeste, puisque des témoignages divers révèlent
une position sociale sinon élevée au moins relativement prestigieuse.

83)
P. Grandet, Papyrus Harris I, I, 238 [12b, 3] ; cf. aussi oBM 5627=J. Černy, A. H. Gar-
diner, Hieratic Ostraca, vol. 1 (Oxford: Griffith Institute, 1957), pl. 90.
84)
P. Boulaq 18, xviii, 3 : A. Scharff, ZÄS 57 (1922): 6**.
85)
W. Helck, Historisch-biographische Texte der 2. Zwischenzeit und neue Texte der 18.
Dynastie (Wiesbaden: Otto Harrassowitz, 1975), 116 [129].
86)
Siout 279-281 et 309-310=P. Montet, Kêmi 3 (1930): 56-57, 65.
87)
Mérikarê P 86=W. Helck, Die Lehre für König Merikare (Wiesbaden: Otto Harrassowitz,
1977), 51-52 ; J. F Quack, Studien zur Lehre für Merikare (Wiesbaden: Otto Harrassowitz,
1975), 48-49, 51.
88)
P. Heqanakhte V:12=J. P. Allen, he Heqanakht Papyri (New York: he Metropolitan
Museum of Art, 2002), pl. 40-41.
89)
W. Spiegelberg, Aegyptische Grabsteine und Denksteine aus süddeutschen Sammlungen,
Bd. II: München (Strasbourg: Schlesier und Schweikhardt, 1904), 8-10 [4], pl. 3 ; A. H.
Gardiner, RT 19 (1897): 84-85.
90)
P. Brooklyn 35.1446, ro, I, lignes 5, 6 et 10=W. C. Hayes, A Papyrus of the Late Middle
Kingdom in the Brooklyn Museum (Papyrus Brooklyn 35.1446) (New York: Brooklyn Museum,
1955), 25-26, 30, pl. I.
91)
J. J. Tylor, Wall Drawings and Monuments of El Kab. he tomb of Renni (Londres :
B. Quaritch, 1900), pl. 3-5, 14 ; Idem, Wall Drawings and Monuments of El Kab. he tomb
of Paheri (Londres: B. Quaritch, 1895), pl. 5.
92)
R. A. Caminos, « Papyrus Berlin 10463 », JEA 49 (1963): 29-37.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 125

Sh.tp-jb-Rʿ, un dignitaire de la fin du Moyen Empire, portait aussi le titre


de jh.wtj Åh.wt pr-ʿÅ « jh.wtj des champs du palais »93, alors que le jh.wtj
Dh.wtj-msw, fils d’un intendant du grenier et frère de deux ritualistes, fut
représenté dans la tombe de son frère Qn94. L’inscription de Mose, de la
XIXe dynastie, mentionne un jh.wtj siégeant dans le conseil d’un village en
raison de son statut de rmt ʿÅ « grand homme »95 ; des jh.wtjw figurent comme
témoins dans le Papyrus des Adoptions96 et dans un oracle (KRI VII 418:1),
et il n’est pas rare qu’ils possèdent parfois des objets inscrits (faucille funé-
raire rituelle, ushebtis, cônes funéraires97), preuve d’une certaine aisance
matérielle. Même les textes administratifs du Nouvel Empire nous infor-
ment de jh.wtjw qui livraient des quantités considérables de céréales provenant,
en plus, de plusieurs localités98, ce qui fait d’eux de véritables « entrepre-
neurs » agricoles plutôt que de simples paysans. Enfin, quand les jh.wtjw
sont recensés dans des listes de population, ils apparaissent comme des
spécialistes parmi d’autres, sans que rien ne trahisse a priori une condition
servile99.

93)
Londres UC 14428=H. M. Stewart, Egyptian Stelae, Reliefs and Paintings from the Petrie
Collection, Part Two: Archaic Period to Second Intermediate Period (Warminster: Aris and
Phillips, 1979), 24 [102], pl. 25 [1].
94)
TT 59 : PM I/12 120-121 ; S. S. Eichler, Die Verwaltung des « „Hauses des Amun” in der
18. Dynastie (Hambourg: Helmut Buske Verlag, 2000), 328 [574].
95)
Mose S:10-11=G. A. Gaballa, he Memphite Tomb-Chapel of Mose (Warminster: Aris
and Phillips, 1979), 25, pl. 53.
96)
Cf. pAdoptions vo 12-13=A. H. Gardiner, JEA 26 (1940): 23-29, pl. 5-7.
97)
Cf., respectivement, T. G. H. James, Corpus of Hieroglyphic Inscriptions in the Brooklyn
Museum, I (Brooklyn: he Brooklyn Museum, 1974), 82 [190], pl. 8, 49 ; E. R. Ayrton, C.
T. Currelly, A. E. P. Weigall, Abydos, III (Londres: Egypt Exploration Society, 1904), pl. 22
[3] ; N. de G. Davies, F. L. Macadam, A Corpus of Inscribed Egyptian Funerary Cones
(Oxford: Griffith Institute, 1957), #462.
98)
Mille et 1421sacs respectivement (pLouvre 3171=A. H. Gardiner, JEA 27 (1941): 56-
58).
99)
Cf., p. e., pBM 10068 (J. J. Janssen, « A New Kingdom settlement. he verso of Pap.
BM. 10068 », AoF 19 (1992): 8-23), pAllemant A (W. Spiegelberg, « Des papyrus hiérati-
ques inédits du Louvre », RT 16 (1894): 69-72), pWilbour (S. L. D. Katary, « Cultivator,
scribe, stablemaster, soldier : the Late-Egyptian Miscellanies in light of P. Wilbour », he
Ancient World 6 (1983): 71-93 ; Idem, « Labour on Smallholdings: O. BM 5627 in Light of
P. Wilbour », JSSEA 28 (2001): 111-23 ; Idem, « Land-Tenure in the New Kingdom: he
Role of the Women Smallholders and the Military », dans A. K. Bowman, E. Rogan (éd.),
Agriculture in Egypt from Pharaonic to Modern Times (London: he British Academy by
Oxford University Press, 1999), 61-82), etc.
126 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

A la lumière de ces données, où la condition sociale des jh.wtjw apparaît


variée, depuis le cultivateur très modeste au potentat en mesure de livrer
des milliers de sacs de céréales au fisc et de se procurer des objets de luxe, il
me semble que le terme a uniquement un caractère « technique » (« celui
qui s’occupe des terres ʿh.t »). Telle est l’impression qui se dégage des listes
d’occupations, où le jh.wtj est énuméré en compagnie d’autres travailleurs
agricoles spécialisés, comme le kÅmj « jardinier », le kÅrj « jardinier, vigne-
ron », le wÅdtj « chargé des légumes », le mnjw « berger » ou le jrj sÅ « chargé
des étables »100.
Par conséquent, il faut se tourner vers la définition et les conditions d’ex-
ploitation des terres ʿh.t afin de saisir le niveau de dépendance des jh.wtjw les
plus humbles. Les textes du Nouvel Empire évoquent leur fuite quand ils
ne pouvaient acquitter les contributions dues au fisc ou aux institutions,
tandis que les fonctionnaires coupables de délits divers ou les condamnés
pouvaient être réduits à la condition de jh.wtjw (KRI I 54:3-6; 58:10;
IV 266:2-4101). Ces aspects suggèrent que l’exploitation des terres ʿh.t ne
soit pas fondée sur une base contractuelle – avec des accords passés entre le
cultivateur et le titulaire de l’exploitation –, mais plutôt compulsoire,
comme dans les exemples cités des décrets de Coptos. Un passage des
annales de houtmosis III (Urk. IV 742:12-17) indique que les prisonniers
capturés étaient destinés à devenir soit des mrt employés à la confection de
divers types d’étoffes, soit des jh.wtjw chargés de travailler (bÅk) des exploi-
tations ʿh.t. Un autre texte mentionne un syrien, vraisemblablement un pri-
sonnier de guerre, faisant partie d’un groupe de h.mw amenés par un chef de
forteresse et installé comme jh.wtj dans les terres d’un temple (KRI IV 79:12-
15), tandis que le pLouvre E 3228c évoque le cas d’un jh.wtj d’origine
étrangère qui fut vendu par des particuliers102. La même nature compulsive
et institutionnelle des terres ʿh.t découle du fait que les dimensions des
tenures ʿh.t ou les livraisons de céréales effectuées par les jh.wtjw étaient
standardisées, avec des quotas autour de 10 sacs hÅr/aroure et de 200 sacs/

100)
A. H. Gardiner, Ancient Egyptian Onomastica (Oxford: Oxford University Press, 1947),
96*-97*, pl. IX lignes 14-15.
101)
Pour les condamnés, cf. le pBrooklyn 35.1446 ainsi que pBaldwin ro III:6-8 et pAmiens
r IV: 5, 12 ; V:3=J. J. Janssen, Grain Transport in the Ramesside Period, passim. L’affectation
o

des condamnés à des travaux et leur déplacement dans les îles du Nil sont évoqués dans les
pCGC 58053-58055 (=KRI I 322:1-325:6).
102)
M. Malinine, « Un jugement rendu à hèbes sous la XXVe dynastie (Pap. Louvre E.
3228c) », RdE 6 (1951): 157-178.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 127

jh.wtj (ce qui suggère un terrain de 20 aroures environ103) pourvus d’un


attelage par l’institution pour laquelle ils travaillaient104. Une stèle de Shes-
honq, de la XXIe dynastie, mentionne la dotation de la statue de son père
à Abydos avec cent aroures de terre et un jh.wtj, quatre h.m « esclaves, serfs »
et dix bœufs avec un gardien du bétail105. Dix bœufs auraient permis la
formation de cinq attelages, chacun en charge d’une parcelle de 20 aroures.
Enfin, le papyrus Brooklyn 37.1647E concerne l’exploitation d’un domaine
de 2500 aroures au moyen d’équipes formées par un attelage de bœufs et
un cultivateur, chaque équipe étant chargée d’un terrain de 20 aroures106.
Apparemment, 20 aroures étaient les dimensions standard des exploita-
tions confiées à une équipe formée par un attelage et un jh.wtj107, qui
constituaient donc une équipe d’araire en domaine institutionnel108.
À la lumière de ces données, un jh.wtj pouvait être : 1) un dignitaire
chargé de la gestion et de la surveillance des domaines institutionnels
ʿh.t; 2) un « entrepreneur agricole » qui assurait l’exploitation effective des
domaines ʿh.t en échange, vraisemblablement, de bénéfices divers et 3) le
cultivateur de base qui labourait les terres. D’après le papyrus Wilbour,

103)
Cf. oGardiner 86, 82 :3=KRI III 139 :13 ; pBologna 1086 :21-26=KRI IV 81 :2-5; pBM
10447=A. H. Gardiner, Ramesside Administrative Documents, 59. Cf. les quantités livrées
par les jh.wtjw du pAmiens+pBaldwin ro (J. J. Janssen, Grain Transport in the Ramesside
Period, pl. 2-6), qui oscillent entre 100 et 232 sacs, peut-être en raison de la qualité de la
terre. Les rendements standardisés qui figurent dans le papyrus Wilbour sont 5 hÅr/aroure
pour les terres qÅjjt, 7,5 hÅr/aroure pour les terres tnj, et 10 hÅr/aroure pour les terres nḫb.
Pourtant, des jh.wtjw individuels pouvaient livrer des quantités bien supérieures provenant
de plusiers localités, ce qui correspond plutôt à des « entrepreneurs » agricoles qu’à de sim-
ples paysans, comme dans le cas du pLouvre 3171 (=A. H. Gardiner, JEA (1941): 56-58).
104)
Cf. pTurin A vo 2 :2-9=A. H. Gardiner, LEM, 122 :8-123 :2 ; pLansing 6 :4-7=A. H.
Gardiner, ibid., 105 :1-7.
105)
A. M. Blackman, « he stela of Shoshenk, Great Chief of the Meshwesh », JEA 27
(1941): 83-95.
106)
S. Vinson, « P. Brooklyn 37.1647E, D(1)/2. An early Ptolemaic agricultural account »,
dans F. Hoffmann, H. J. hissen (éd.), Res severa verum gaudium. Festschrift für Karl-
heodor Zauzich zum 65. Geburtstag am 8. Juni 2004 (Louvain : Peeters, 2004), 595-611,
pl. 55.
107)
On remarquera, au passage, que dans certains cas les domaines accordés comme récom-
pense par le roi à un dignitaire sont des multiples de 20, comme dans le cas des champs de
200 aroures acquis par Mtn de la IVe dynastie (Urk. I 2 :8 ; 4 :8), le champ de 203 accordé à
Jbj de la VIe dynastie (Urk. I 145 :1-3), ou les 220 aroures octroyées à Jmn-h.tp de la XVIIIe
dynastie (Urk. IV 1796 :19).
108)
À propos du rapport étroit entre un attelage et le jh.wtj à sa charge, cf. pLouvre 7833 ro
ligne 4=M. Malinine, RdE 8 (1951): 142-150.
128 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

il semblerait que les jh.wtjw recevaient des lopins de terre (imposables)


comme d’autres catégories de population, peut-être pour rémunérer leurs
services et pour assurer leur subsistance. Mais en tout cas, le contrôle admi-
nistratif exercé sur les domaines ʿh.t révèle qu’ils étaient des exploitations
standardisées censées livrer toute leur production, selon un système de
quotas, à l’institution ou le bénéficiaire les possédant. Quant au recrute-
ment des jh.wtjw de base, les situations étaient probablement assez diverses
mais, à mon avis, elles partageaient un point commun : les exigences en
travail suggèrent que les jh.wtjw de base travaillaient en plein temps pour
l’institution ou le dignitaire possesseur des domaines ʿh.t et, par conséquent,
ils devaient être soit des prisonniers de guerre, comme dans le passage évo-
qué (Urk. IV 742 :12-17), soit des Égyptiens pauvres, dépourvus de moyens
de production propres et recrutés parmi les paysans sans terres ou bien des
clients des potentats, des membres de la famille de l’entrepreneur, des
« excédents » de population dans le milieu rural, des paysans endettés109,
des fonctionnaires châtiés, des criminels, etc., tous soumis à des livraisons
de quotas de céréales. Ils seraient donc différents des mrt, les travailleurs
corvéables, ils ne seraient pas non plus des esclaves (cf. la section suivante)
et leur condition pourrait être assimilable à celle de serfs, soumis à une
existence rude qui inspira les « satires des métiers ».
En définitive, le fait que les jh.wtjw ne soient pas considérés comme des
corvéables tient au fait de leur travail spécialisé, en rapport avec les terres
ʿh.t. De nombreuses inscriptions royales du Nouvel Empire proclament que
le roi a rempli les (pr-)šnʿw des sanctuaires avec des prisonniers de guerre
installés en condition soit de mrt ou h.m soit de jh.wtj. Nous sommes donc
probablement en présence de deux sphères de production différentes
dans les temples, l’une organisée autour des exploitations ʿh.t cultivées par
des jh.wtjw et l’autre articulée autour des (pr-)šnʿw où des mrt et des h.mw
effectuaient des travaux de transformation des produits agricoles (fabrica-
tion d’étoffes, production d’offrandes, etc.) ou de culture des champs. Rien
n’autorise à penser que ces mrt et h.mw des sanctuaires étaient exclusive-
ment des prisonniers étrangers, notamment à la lumière du passage du

109)
Tel est le cas du célèbre pRylands V (=F. Ll. Griffith, Catalogue of the Demotic Papyri in
the John Rylands Library, vol. 3 (Manchester: Manchester University Press & B. Quaritch,
1909), 53-54), un contrat par lequel un jh.wtj se vend comme esclave. Un parallèle possible
apparaît dans la stèle de Sheshônq, où un jh.wtj et ses quatre h.mw sont vendus pour 4 deben
et un kite d’argent (stèle JE 66285, l. 13-14=A. M. Blackman, JEA 27 (1941): 85, 91
n. 82) : le fait que l’on indique la filiation du jh.wtj suggère une origine égyptienne.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 129

décret de Naouri de Séti Ier qui mentionne le recrutement des mrt dans les
districts de la Haute et la Basse Egypte pour labourer les terres d’un temple
(KRI I 50:4-5). A mon avis, on n’aurait fait qu’assimiler la condition des
prisonniers capturés à celle des Égyptiens contraints d’effectuer des travaux
périodiques ou permanents pour l’État et ses institutions (mrt, h.m(-nswt),
jh.wtj), puisque tous effectuaient des travaux similaires dans un même
contexte productif, d’où le recours à la terminologie traditionnelle pour les
désigner. Le cas particulier de la vente de jh.wtjw tant d’origine égyptienne
qu’étrangère conforte cette interprétation : des Égyptiens et des étrangers,
des hommes libres et des esclaves, pouvaient devenir des jh.wtjw, ce qui
prouve que la condition du jh.wtj était déterminée par la fonction et non
par la condition juridique.

Esclaves ou serfs ? L’économie politique du régime agraire institutionnel


Les références aux esclaves en Egypte pharaonique sont rares et ambiguës
à cause de la terminologie utilisée. Le terme h.m, habituel au Nouvel
Empire, peut désigner tant le serf que l’esclave110, ce qui trahit probable-
ment des conditions de travail similaires et, surtout, la rareté des esclaves-
marchandise.
La plupart des transactions relatives à des esclaves/serfs prennent la
forme de ventes de fractions de leur travail (« journées d’esclave »111), mais
on connaît aussi des exemples d’attribution de prisonniers à des dignitaires
(comme Ahmose, fils d’Adapa) ou d’acquisition d’esclaves par des particu-
liers auprès d’un marchand šwtjj112. Dans certains cas, des serfs ou des
esclaves étaient possédés par une ville. Un exemple est le pBerlin 10470,
de la fin du Moyen Empire, où une h.mt fait partie des dt possédés par les
rmt nt Åbw « les gens d’Éléphantine » ; d’après mon interprétation du
document, son travail avait été attribué à des maîtres (nbw) mais d’autres

110)
T. Hofmann, Zur sozialen Bedeutung zweir Begriffe für <Diener>: bÅk und h.m (Bâle :
Schwabe Verlag, 2005).
111)
R. Navailles, F. Neveu, « Qu’entendait-on par “journée d’esclave” au Nouvel Empire ?
(hrw m h.m(t), hrw n bÅk) », RdE 40 (1989): 113-123 ; S. Allam, « Ein Erbstreit um Sklaven
(Papyrus BM 10568) », ZÄS 128 (2001): 89-96, pl. 19 ; Idem dans N. Grimal, B. Menu
(éd.), Le commerce en Egypte ancienne (Le Caire : IFAO, 1998), 140-148 ; B. G. Davies,
J. Toivari, « Misuse of a maidservant’s services at Deir el-Medina (O. CGC 25237, recto) »,
SAK 24 (1997): 72-74.
112)
A. H. Gardiner, « A lawsuit arising from the purchase of two slaves », JEA 21 (1935):
140-146, pl. 14-16 ; T. Mrsich, « Erenofres Verteidigung », dans D. Kessler, R. Schulz (éd.),
Gedenkschrift für W. Barta (Frankfurt: Peter Lang, 1995), 291-310.
130 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

habitants d’Éléphantine réclamèrent, auprès du bureau du vizir et par la


médiation du h.rj n tmÅ, qu’elle leur soit transférée113. L’intervention des
responsables du tmÅ et du vizir est évoquée en rapport avec des champs
dans les « Instructions du vizir »114, circonstance confortée par le fait que les
titres formés avec l’élément tmÅ concernent souvent la gestion des champs
et de leurs cultivateurs au Moyen Empire115. Quirke a probablement raison
quand il suppose que cette h.mt devait remplacer un groupe de personnes
pour effectuer un travail de nature temporaire (d’où le besoin de l’accord
des maîtres) pour l’État (d’où l’intervention du bureau du vizir). En plus,
j’estime que son appartenance à la catégorie des dt possédés par les rmt nt
Åbw implique une possession collective et des cessions temporelles des h.mt
à ces personnes. Des h.mw(t) n nwt « servantes de la ville » sont aussi men-
tionnées à Der el-Medineh116, parfois dans le cadre de donations collectives
effectuées par l’État à des particuliers ou au village afin d’accomplir, en
général, des tâches domestiques117 et où leurs jours de travail étaient l’objet
de transactions entre leurs bénéficiaires. Dans d’autres cas, les h.mw acquis
par des particuliers contre un paiement étaient soumis à des corvées contrô-
lées par des fonctionnaires118, ou bien ils pouvaient être retirés à leurs maî-
tres119, ou être, enfin, l’objet de conflits entre les bénéficiaires de leurs
services, ce qui rendait nécessaire l’intervention des fonctionnaires chargés
des serfs120.

113)
P. C. Smither, JEA 34 (1948): 31-34 ; W. Helck, Historisch-biographische Texte der 2.
Zwischenzeit, 50-54 [69] ; A. héodoridès, RIDA 6 (1959): 131-154 ; W. Helck, ZÄS 115
(1988): 35-39 ; S. Quirke, he Administration of Egypt in the Late Middle Kingdom. he
Hieratic Documents (Whitstable: Sia Publishing, 1990), 203-207.
114)
G. P. F. van den Boorn, Duties of the Vizier, 146, 157-161.
115)
B. Haring, « he scribe of the mat: from agrarian administration to local justice », dans
R. J. Demarée, A. Egberts (éd.), Deir el-Medina in the hird Millennium AD : A Tribute to
Jac. J. Janssen (Leyde: Nederlands Instituut voor het Nabije Oosten, 2000), 129-158.
116)
ODM 707 : P. Grandet, Catalogue des ostraca hiératiques non littéraires de Deîr el-
Médînéh, VIII (Le Caire: IFAO, 2000), 3-4, 14, 107. A propos de ces femmes « esclaves »,
cf. J. J. Janssen, Village Varia. Ten Studies on the History and Administration of Deir el-
Medina (Leyde: Nederlands Instituut voor het Nabije Oosten, 1997), 23-26 ; T. Hofmann,
« Arbeitseinsätze und Löhne der sogenannten Sklavinnen von Deir el-Medine », dans
A. Dorn, T. Hofmann (éd.), Living and Writing in Deir el-Medine. Socio-Historical Embodi-
ment of Deir el-Medine Texts (Bâle: Schwabe Verlag, 2006), 113-118.
117)
Wente, Letters, no 319 ; B. G. Davies, J. Toivari, SAK 24 (1997): 69-80.
118)
Cf. pBankes I : I. E. S. Edwards, JEA 68 (1982): 127-132, pl. 12.
119)
Cf. pLouvre 3230b : T. E. Peet, JEA 12 (1926): 71-72, pl. 17.
120)
Cf. pBM 10107 : S. R. K. Glanville, JEA 14 (1928): 304-306, pl. 32-33, 35.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 131

L’intervention de l’État révèle précisément la nature « publique » du tra-


vail de ces h.mw ; qu’ils soient des esclaves ou des serfs, les modalités d’ap-
propriation de leur travail sont similaires à celles appliquées aux corvéables
dont le travail était accordé par le pharaon aux dignitaires (cf. ci-dessus).
Des parallèles figurent dans les papyrus de Lahoun, où des documents
wpwt évoquent l’octroi de personnel dt (souvent des femmes) à des titulai-
res de fonctions administratives afin d’effectuer des travaux domestiques,
surtout en rapport avec la préparation d’étoffes121, sans oublier les cas où
des esclaves/servantes asiatiques étaient accordées par le vizir comme rému-
nération à des dignitaires qui, par la suite, pouvaient les transmettre à
d’autres personnes122. Le trafic de journées de travail ou la possession col-
lective d’un ou plusieurs esclaves me semblent la preuve de la rareté relative
tant des esclaves en Egypte que des opérations d’achat et de vente les
concernant. Leur intégration dans le système productif obéit à une logique
selon laquelle on transfère des travailleurs et des quotas de travail, comme pour
les corvéables ; la condition du travail esclave serait ainsi considérée plutôt
comme une sorte de corvée prolongée dans le temps que comme une mar-
chandise, d’où l’emploi de la même terminologie pour désigner le serf et
l’esclave. On remarquera aussi que ces esclaves sont utilisées surtout dans
le travail domestique et que quand ils sont assignés au labourage des
champs ils deviennent des jh.wtjw, dont la condition me semble impossible
à distinguer de celle des jh.wtjw pauvres non-esclaves. La similitude des
modalités d’affectation des étrangers et des Égyptiens aux terres de la Cou-
ronne et des temples découle des textes administratifs, où les deux catégo-
ries de population livrent des quotas de production dans des contextes

121)
K. A. Kóthay, « Houses and households at Kahun : bureaucratic and domestic aspects
of social organization during the Middle Kingdom », dans H. Györy (éd.), « Le lotus qui sort
de terre ». Mélanges offerts à Edith Varga (Budapest: Musée Hongrois des Beaux-Arts, 2001),
360-363. Pour des cas où des h.m(w)t étaient employées aussi dans des travaux de tissage, cf.
pLondres UC 32203=M. Collier, S. Quirke, he UCL Lahun Papyri : Letters (Oxford:
Archaeopress, 2002), 115. Pour des servantes dépendant des dignitaires mais produisant
des étoffes pour le palais, cf. KRI I 269:7, 9. Quant à la livraison de quotas d’étoffes pro-
duites dans des unités domestiques, cf. Gurob Papyri, Fragment Y (=A. H. Gardiner,
Ramesside Administrative Documents, p. 24-26), pUC 32094 (=M. Collier, S. Quirke,
he UCL Lahun Papyri : Accounts (Oxford: Archaeopress, 2006), 144-145), pBrooklyn
35.1453A-B (V. Condon, « Two account papyri of the late Eighteenth Dynasty (Brooklyn
35.1453 A and B) », RdE 35 (1984): 57-82).
122)
Cf. pKahoun I.1 et I.2=F. Ll. Griffith, Hieratic Papyri from Kahun and Gurob,
pl. 12-13.
132 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

identiques123 ou lors des réquisitions de la main d’œuvre (kf ʿ), qui affectaient
tant les prisonniers de guerre que les natifs124.
Je pense que cette logique d’organisation du travail révèle l’absence d’un
marché d’esclaves ou d’une économie esclavagiste en Égypte pharaonique,
un trait commun à d’autres sociétés du Proche-Orient ancien. On entre ici
dans la question difficile de la rationalité économique de l’esclavage dans
l’Antiquité125. D’après Descat, la viabilité de l’esclavage dans l’antiquité
classique se base sur un approvisionnement régulier en esclaves à bas coût
(afin d’éviter les dépenses nécessaires pour leur « élevage » et leur forma-
tion), et l’existence de marchés pour absorber leur production (agricole,
artisanale, activités spécialisées), ce qui implique l’existence locale de la
division du travail. Pourtant, pour que l’esclavage soit viable, il faut conci-
lier deux aspects contradictoires : une faible rentabilité (due à la manque
d’intérêt des esclaves pour l’« entreprise ») et l’intérêt à posséder des escla-
ves. La volonté de rentabiliser l’esclave est possible en lui accordant une
indépendance plus grande et en lui promettant l’affranchissement, c’est-à-
dire, en lui permettant de devenir salarié, ce qui n’est possible que s’il y a
une activité constante des métiers urbains et, par conséquent, des échanges
marchands développés. Les marchés deviennent donc un élément clé pour
l’existence de l’esclavage : ils favorisent une appropriation privée des res-
sources par la possibilité du profit, en marge des systèmes traditionnels
d’appropriation (p. e., les prélèvements tributaires) ; ils permettent l’exis-
tence de salariés, d’origine libre ou esclave ; et ils font que le travail esclave
devient rentable grâce à la perspective de l’affranchissement, ce qui permet
le déplacement de main d’œuvre vers des activités non agricoles (des acti-
vités dont l’attraction économique est faible pour les libres). Pourtant, la
logique du système n’est pas « entrepreneuriale », puisque les surplus déga-
gés seront affectés au cadre social du propriétaire (thésaurisation, dépenses
somptuaires, esclaves affectés au service domestique), ce qui limite la circu-
lation des richesses et l’évolution vers un système capitaliste.

123)
Cf., par exemple, le cas des étrangers affectés à des domaines ḫÅ-tÅ: pTurin 1895+2006
ro 2:13; 3:8; 4:11; 5:2, 8; vo passim (A. H. Gardiner, Ramesside Administrative Documents,
35-45).
124)
Cf. la discussion dans J.-M. Kruchten, Le décret d’Horemheb, 62-63.
125)
Cf. R. Descat, « Max Weber et l’économie de l’esclavage antique », dans H. Bruhns,
J. Andreau (éd.), Sociologie économique et économie de l’Antiquité : À propos de Max Weber
(Paris : Centre de Recherches Historiques, 2004), 145-154 ; J. Andreau, « Esclavage antique
et rentabilité économique », dans Idem, ibid., 159-166.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 133

C’est dans cette perspective que l’on peut mieux saisir les différences
entre le Proche-Orient ancien et le monde gréco-romain à partir de l’étude
du sort réservé aux prisonniers de guerre. Source principale d’esclaves dans
l’antiquité classique, leur emploi au Proche-Orient ancien revêtait, en
revanche, des particularités différentes. Bien que certains soient devenus
la propriété d’autres personnes et employés presque exclusivement dans le
service domestique, la plupart étaient néanmoins affectés à des activités
productives, comme l’agriculture, le tissage ou la construction ou même à
des tâches militaires en tant que mercenaires, soldats et gardes de corps126,
sans être considérés comme des marchandises mais plutôt comme une
population semi-libre. Les déportés étaient installés après leur capture dans
de nouvelles régions et voués à des activités productives comparables à
celles des populations natives, sans devenir de vrais esclaves objet d’achats
et de ventes127. Le cas de l’Égypte est similaire, avec des déportés nubiens
et asiatiques employés dans le service domestique, la culture des champs, la
transformation de produits agricoles ou bien comme policiers et mercenai-
res, installés parfois dans des colonies.
En absence de monnaie, avec une économie tributaire où les allocations
de rations et les prestations en travail prenaient une part considérable aux
activités normalement réservées aux salariés dans le monde classique – ce qui
limitait le rôle des marchés dans la circulation de produits ainsi que la taille
des activités productives en milieu urbain –, le rôle des esclaves-marchandise

126)
F. van Koppen, « he geography of the slave trade and northern Mesopotamia in the
late Old Babylonian period », dans H. Hunger, R. Pruzsinszky (éd.), Mesopotamian Dark
Age Revisited (Vienne : Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2004),
9-33, surtout p. 15 ; I. J. Gelb, « From freedom to slavery », dans Gesellschaftsklassen im alten
Zweistromland und in den Anggrenzenden gebieten (Munich: Bayerische Akademie der Wis-
senschaften, 1972), 81-92.
127)
I. J. Gelb, « Prisoners of war in early Mesopotamia », JNES 32 (1973): 70-98 ; Idem,
« Quantitative evaluation of slavery and serfdom », dans Kramer Anniversary Volume. Cune-
iform Studies in Honor of Samuel Noah Kramer (Neukirchen-Vluyn: Neukirchener Verlag,
1976), 195-207 ; Idem, « Definition and discussion of slavery and serfdom », Ugarit Forsc-
hungen 11 (1979): 283-297 ; B. Oded, Mass Deportations and Deportees in the Neo-Assyrian
Empire (Wiesbaden : Otto Harrassowitz, 1979) ; N. Ziegler, « Aspects économiques des
guerres de Samsî-Addu », dans J. Andreau, P. Briant, R. Descat (éd.), La guerres dans les
économies antiques (Saint-Bertrand-de-Comminges : Musée archéologique départemental
de Saint-Bertrand-de-Comminges, 2000), 23-25 ; F. Joannès, « Guerre et économie dans
l’empire néo-babylonien », dans Idem, ibid., 74-75 ; G. G. Aperghis, « War captives and
economic exploitation. Evidence from the Persepolis Fortification tablets », dans Idem,
ibid., 128-144.
134 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

fut très limité en Égypte pharaonique. En outre, les particularités du régime


hydrologique de la vallée du Nil limitaient le besoin d’employer en perma-
nence (et d’entretenir) des esclaves dans l’agriculture. Même dans le cas des
plantations spécialisées dans la production du vin ou de l’huile, leur culture
resta entre les mains de spécialistes, souvent asiatiques, dont rien dans le
statut social ne suggère une condition servile128. L’intégration des esclaves
dans les structures productives pharaoniques n’altéra pas celles-ci ; bien au
contraire, le rôle des esclaves pour les institutions ou les particuliers était
similaire à celui des corvéables.

La dépendance privée : serfs et esclaves en marge du système institutionnel


Un autre grand volet qui n’est qu’à peine évoqué par Eyre concerne la
dépendance « privée » et les circonstances qui aboutissaient à l’asservisse-
ment des personnes en marge de l’économie institutionnelle.
Des h.mw « serfs/esclaves » figurent souvent au service des particuliers,
comme dans un passage du décret d’Horemheb qui évoque la réquisition
des h.m/h.mt des particuliers (nmh.) par les agents du pharaon pour effectuer
des travaux agricoles129. Ils faisaient partie également des biens transférés
au conjoint ou aux héritiers, comme dans le cas du papyrus Turin 2021, où
un homme déclare avoir possédé neuf esclaves avec sa première femme et
avoir acquis deux esclaves masculins et deux féminins avec sa deuxième
épouse130 ; dans la Stèle juridique d’Amarah un père transmet à sa fille tous
ses biens (ḫt nbt), comprenant des champs, des prairies, des arbres et des
esclaves (h.m(w))131. Enfin, dans les formules qui expriment la garantie
des prêts apportée par l’emprunteur, on énumère des céréales, des champs,
des animaux, des métaux, des étoffes et des esclaves132.

128)
Sur le rôle des asiatiques dans la production du vin et de l’huile, cf. D. Meeks, « Oléi-
culture et viticulture dans l’Egypte pharaonique », dans M.-C. Amouretti, J.-P. Brun (éd.),
La production du vin et de l’huile en Méditerranée (Athènes: Ecole Française d’Athènes,
1993), 17. On ajoutera G. Bouvier, Les étiquettes de jarres hiératiques de l’Institut d’Egyptologie
de Strasbourg, fasc. 5 (Le Caire: IFAO, 2003), 211-215.
129)
J.-M. Kruchten, Le décret d’Horemheb, 58-61.
130)
J. Černy, T. E. Peet, JEA 13 (1927): 30-38 ; J. Černy, BIFAO 37 (1937): 41-48 ;
A. héodoridès, JEA 54 (1968): 149-154 ; Idem, RIDA 17 (1970): 183-212.
131)
H. W. Fairman, JEA 24 (1938): pl. 11[3].
132)
Cf., par exemple, pBerlin 3110, ligne 8=M. Malinine, Choix de textes en hiératique
« anormal » et en démotique (Paris : Honnoré Champion, 1953), 30-34 ; pLoeb 48, ligne 6-
7=Idem, ibid., 25-29 ; etc.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 135

L’origine de ces esclaves « privés » était diverse. Parfois ils étaient nés à la
maison, comme dans le papyrus de l’Adoption133 ou dans la tombe de Nfr-
h.tp (KRI III 587:16; 591:10), ou comme dans la stèle BM 1628, où ils
sont considérés des biens (ḫt)134 ; on pourrait même ajouter le cas du h.m
Dedisobeksu, représenté dans la stèle de Dedisobek avec sa filiation ( jr.n
h.mt Jdd « né de la servante Ided ») : la similitude des noms du serf et de son
maître, ainsi que le fait d’être le fils d’une h.mt, suggèrent que Dedisobeksu
était né à la maison de son maître135. Dans d’autres cas, ils étaient achetés
à des marchands šwtjj (cf. ci-dessus) ou à d’autres particuliers136, ou même
acquis comme tribut137. Mais les difficultés économiques constituaient
aussi une source d’approvisionnement en main d’œuvre servile, notam-
ment dans les cas de surendettement, quand les familles étaient contraintes
de vendre un des siens au créancier. Les références les plus anciennes datent
de la fin de l’Ancien Empire, avec la mention des dettes qui pesaient sur
certains secteurs de la population, la perte des terres, l’asservissement des
femmes et l’acquisition privée de champs et de serfs138. La même situation
est documentée plus tard, quand, en cas de non-remboursement d’une dette,
le créancier pouvait prendre les biens du débiteur, y compris ses terres139, sa

133)
A. H. Gardiner, JEA 26 (1940): 23-29, pl. 5-7.
134)
Hieroglyphic Texts from Egyptian Stelae . . . in the British Museum, vol. V (Londres : Bri-
tish Museum, 1914), pl. 1-2.
135)
Cf. T. Hofmann, Zur sozialen Bedeutung zweier Begriffe für <Diener>, 126-127.
136)
Cf., par exemple, M. Malinine, « Une vente d’esclave à l’époque de Psammétique Ier
(papyrus du Vatican 10574, en hiératique « anormal ») », RdE 5 (1946): 119-131 ; Idem,
Choix de textes en hiératique « anormal » et en démotique, 35-55 ; S. Vleeming, « he sale of a
slave in the time of Pharaoh Py », OMRO 61 (1980): 1-17.
137)
Cf. la scène où on apporte des enfants-esclaves au propriétaire de la tombe : T. Säve-
Söderbergh, Four Eighteenth Dynasty Tombs (Oxford : he Griffith Institute, 1957), pl. 23.
Cf. un parallèle dans N. de G. Davies, he Tomb of Rekh-mi-rēʿ at hebes, vol. II (New York:
he Metropolitan Museum of Art, 1943), pl. 21-23.
138)
J. C. Moreno García, « Acquisition de serfs durant la Première Période Intermédiaire :
une étude d’histoire sociale dans l’Egypte du IIIe millénaire », RdE 51 (2000): 123-139. La
correspondace d’Hekanakhte contient un document, la lettre P’, où l’on évoque le fait de
prendre le cuivre de tÅ h.mt 2 bÅkt « ces deux esclaves-servantes », peut-être le prix de leur
vente ou de leurs services : J. P. Allen, he Heqanakht Papyri, 21, 72, 119.
139)
Cf. l’interprétation du pKahoun II.1 effectuée par E. Bleiberg dans M. Hudson,
M. van de Mieroop (éd.), Debt and Economic Renewal in the Ancient Near East (Bethesda :
CDL, 2002), 260-262. Cf. aussi pHauswaldt 18=J. G. Manning, he Hauswaldt Papyri.
A hird Century Family Dossier from Edfu, Upper Egypt (Würzburg: Gisela Zauzich Verlag,
1997), 170-179.
136 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

maison140 ou ses fils141. Dans certains cas, c’était le débiteur lui-même qui
acceptait de devenir le serf du créancier142. D’après les sources conservées,
il semble que ces Egyptiens n’étaient pas l’objet de vente à un tiers, à la
différence des étrangers. Par conséquent, les dépendants au service des par-
ticuliers avaient une origine diverse : des serfs/esclaves octroyés par l’État,
des Egyptiens tombés en servitude par dettes, des esclaves achetés ou même
des « salariés » que l’on pouvait renvoyer si le maître de la maison n’était pas
satisfait de leurs services, comme dans le cas de la bÅkt employée dans la
maison d’Heqanakhte143.
Pourtant, le statut social des esclaves des particuliers n’est pas non plus
assimilable à celui de simples marchandises : ils pouvaient acquérir, possé-
der et aliéner des biens144, y compris des champs145, et pouvaient épouser
des membres de la famille du propriétaire146. D’où l’ambiguïté du terme
h.m, puisqu’une femme pouvait être présentée, à la fois, comme ʿnḫ(t) n
nwt et h.mt (« dame »147 et esclave148) ou comme h.mt et bÅkt (esclave et ser-
vante)149. Cette ambiguïté obéit vraisemblablement à la similitude des

140)
Cf. pBM 10425=R. H. Pierce, hree Demotic Papyri in the Brooklyn Museum (Oslo:
Universitetsforlaget, 1972), 115.
141)
Cf. pBM 10113=M. Malinine, Choix de textes en hiératique « anormal » et en démotique,
15-19 ; pLouvre E 9293=Idem, ibid., 20-24 ; pHou 12=S. P. Vleeming, he Gooseherds of
Hou. A Dossier Relating to Various Agricultural Affairs from Provincial Egypt of the Early Fifth
Century B. C. (Louvain: Peeters, 1991), 173-174.
142)
Cf. Louvre E 706 ro=S. El-M. Bakir, Slavery in Pharaonic Egypt (Le Caire: IFAO, 1952),
pl. 17 ; pLouvre 7832=K. Donker van Heel, Abnormal Hieratic and Early Demotic Texts
Collected by the heban Choachytes in the Reign of Amasis (Leyde: 1995), 176-182.
143)
Lettre I vo 13-15=J. P. Allen, he Heqanakht Papyri, pl. 10, 30
144)
M. Malinine, RdE 6 (1951): 170.
145)
Cf. la stèle Le Caire 27/6/24/3=A. M. Bakir, Slavery in Pharaonic Egypt, pl. 2-4. Pour
des h.m en possession de champs institutionnels, cf. aussi A. H. Gardiner, Papyrus Wilbour,
II (Oxford: Oxford University Press, 1948), 84.
146)
Cf. le papyrus de l’Adoption, déjà cité, où un couple achète une h.mt qui enfanta un
garçon et deux filles, élevés à la maison ; une des filles épousa le beau-frère du propriétaire
et elle devint par la suite une nmh.t, comme son frère et sa sœur. On peut évoquer aussi la
statuette Louvre E 11.673 (Urk. IV 1369:4-16), où un homme place son h.m comme bar-
bier dans un temple et lui donne sa nièce en mariage.
147)
J. J. Janssen, « A marital title from the New Kingdom », dans E. Teeter, J. A. Larson
(éd.), Gold of Praise. Studies on Ancient Egypt in Honor of Edward F. Wente (Chicago: he
University of Chicago, 1999), 185-192.
148)
Cf. la stèle Le Caire 27/6/24/3=A. M. Bakir, Slavery in Pharaonic Egypt, pl. 2-4.
149)
Cf. la note 137 ci-dessus.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 137

conditions de travail des h.m Egyptiens et des h.m étrangers déjà évoquée.
Si l’on considère la liste d’« esclaves » de la tombe de Bbj d’Elkab150, on
constate qu’ils sont désignés de manière collective par le terme mrt (la
population corvéable) mais individuellement par les termes h.m-nswt et
h.mt. Dans une autre représentation de mrt, chaque personne exerçait des
activités domestiques indiquées au moyen d’un titre (nourrice, valet,
etc.)151. Ces exemples montrent bien les activités domestiques au service
d’un dignitaire effectuées par des h.mw, qu’ils soient des Égyptiens ou des
étrangers : des h.m/h.mt furent souvent représentés avec la famille du défunt152,
parfois avec l’indication de leur origine étrangère, comme la h.mt pountite
Satmesuit (?)153. En revanche, quand de tels serfs/esclaves labouraient la
terre, ils étaient désignés par le terme jh.wtj, comme dans la stèle d’un géné-
ral du Moyen Empire où il fut représenté en compagnie de sa famille et
d’une procession de jh.wtjw et de h.mwt « servantes »154. Ou comme dans la
tombe de Reneni d’Elkab, avec des jh.wtjw labourant les champs tandis
qu’un h.m et une h.mt sont occupés à transporter des produits155. Enfin, que
la catégorie des h.mw(-nswt) désignait d’abord les Égyptiens engagés dans
des activités productives (et, par extension aussi les prisonniers de guerre,
une fois intégrés dans la structure productive de l’Égypte), semble évident
à la lumière d’un répertoire de la population de l’Égypte, de la XVIIIe
dynastie, qui mentionne les soldats, les ritualistes, les h.m(w)-nswt et les
artisans (Urk. IV 1006:17)156.
Certains documents administratifs évoquent aussi l’emploi des subordon-
nés d’une personne employés dans des travaux agricoles. C’est le cas d’un
passage du papyrus Brooklyn 35.1446 où l’on mentionne les dépendants

150)
LD Text IV 54 ; O. Berlev, BiOr 30 (1973): 207-209.
151)
CGC 20516=H. O. Lange, H. Schäfer, Grab- und Denksteine des Mittleren Reichs,
vol. II (Berlin: Reichsdruckerei, 1908), 108-111 ; S. Allam, Dépendance rurale, 137.
152)
Stèle City Art Museum St. Louis 1095:20=B. G. Davies, J. Toivari, SAK 24 (1997): 74.
153)
T. Hofmann, Zur sozialen Bedeutung zweier Begriffe für <Diener>, 126-127.
154)
W. Spiegelberg, Aegyptische Grabsteine und Denksteine 8-10 [4], pl. 3 ; A. H. Gardiner,
RT 19 (1897): 84-85 ; S. Schoske (éd.), Staatliche Sammlung Ägyptischen Kunst, München
(Mayence : Philipp von Zabern, 1995), 97.
155)
J. J. Tylor, Wall Drawings and Monuments of El Kab. he Tomb of Renni, pl. 3-5 et 12
respectivement.
156)
Cf. un parallèle dans le décret Coptos M, de l’Ancien Empire =(H. Goedicke, Königli-
che Dokumente aus dem Alten Reich, 184-187, fig. 20), qui énumère la hiérarchie sociale du
nome avec, en tête, le chef de prophètes suivi des « chefs » (h.rjw-tp), des gouverneurs des
villages et des h.m(w).
138 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

(hrw) d’un individu qui furent affectés à la culture des terres ḫbsw157. Une
h. mt est identifiée dans les papyrus de Lahoun comme faisant partie d’un
groupe de hr(w) dans un contexte où interviennent des champs, des chefs
d’équipe et des livraisons bÅkw158. Dans la correspondance d’Heqanakhte
on mentionne aussi des hrw dépendants de deux subordonnés de ce digni-
taire et employés dans des activités agricoles. La même considération des
hrw comme des subordonnés d’autres individus figure dans une inscrip-
tion de houtmosis III (Urk. IV 795:11). Un autre terme, hnmw, apparaît
dans certains textes administratifs du Moyen Empire pour désigner des
prisonniers affectés aux maisonnées des dignitaires159. Cette terminologie
vague cache peut-être des relations de clientélisme, comme celles que l’on
peut deviner dans le papyrus Brooklyn 35.1446, de la XIIIe dynastie, qui
exprime à trois reprises des rapports de filiation fictifs entre un jh.wtj et un
dignitaire : Inhernakht fils de Sainher, que l’on appelle le fils de Senbebou,
un wʿb de Tinis ; Sobekhotep fils de Senib, que l’on appelle le fils d’Hapou,
un chef d’armée de Tinis ; Inherhotep fils de [. . .], que l’on appelle le fils d’Ha-
pou, un chef d’armée de Tinis160.

La dépendance rurale entre corvée, servitude et esclavage :


quel comparatisme ?
A la lumière de toutes ces considérations on peut conclure que les sources
révèlent l’existence de deux formes de dépendance rurale, l’une « publi-
que » et l’autre, « privée », limitée aux relations entre particuliers. Dans le
premier cas, l’État recensait, encadrait et mobilisait les Egyptiens pour
effectuer des travaux divers, y compris le travail dans les terres institution-

157)
Cf. pBrooklyn 35.1446 ro 57= W. C. Hayes, A Papyrus of the Late Middle Kingdom,
pl. 5-7; S. Quirke, he Administration of Egypt in the Late Middle Kingdom, 137-138.
158)
Cf. pLondres UC 32118D=M. Collier, S. Quirke, he UCL Lahun Papyri : Letters, 39.
159)
Cf. pBrooklyn 35.1446, insertion C,6 et Text B, 27= W. C. Hayes, A Papyrus of the Late
Middle Kingdom, 72, 116 ; pUC 32058= M. Collier, S. Quirke, he UCL Lahun Papyri :
Religious, Literary, Legal, Mathematical and Medical, 104-105.
160)
P. Brooklyn 35.1446, ro, I, lignes 5, 6 et 10=W. C. Hayes, A Papyrus of the Late Middle
Kingdom, 25-26, 30, pl. I. L’emploi de termes de parenté pour exprimer des liens de clien-
télisme est bien attesté dans d’autres sources du Moyen Empire : D. Franke, « Sem-priest on
duty », dans S. Quirke (éd.), Discovering Egypt from the Neva. he Egyptological Legacy of
Oleg D. Berlev (Berlin: Achet Verlag, 2003), 74. Un autre example d’un jh.wtj dépendant
d’un dignitaire figure dans le pBM 10068 vo 3:22 (=T. E. Peet, he Great Tomb-Robberies of
the Twentieth Egyptian Dynasty (Oxford: Clarendon Press, 1930), 95, pl. 14) : pr n jh.wtj
PÅjj.sn n(j) sš ʿÅ-nrj « la maison du jh.wtj Paisen, attaché au scribe Aaneri » .
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 139

nelles ou le service domestique dans les maisons des dignitaires. On peut


discuter si le terme corvée est capable ou non de définir cette réalité produc-
tive, mais si on accepte qu’il désigne une obligation fiscale, en marge d’ac-
cords contractuels, sa réalité est incontestable en Égypte ancienne. Peut-on
donc parler de « dépendance rurale » dans la sphère « publique » ? J’estime
que cette notion devrait être uniquement réservée pour des situations très
précises, comme les prisonniers de guerre installés de manière permanente
dans les terres des temples ou de la couronne ; en revanche, elle ne me
semble pas pertinente pour décrire le travail des Égyptiens contraints de
travailler périodiquement les terres de l’État et de ses agents. Il resterait un
troisième cas, correspondant à certaines formes d’exploitation des terres
institutionnelles et représenté par les jh.wtjw les plus modestes. D’une part,
parce que leurs conditions de travail suggèrent un attachement à la terre et
aux institutions qui leur fournissait les attelages nécessaires pour produire
leurs quotas de céréales ; et, d’autre part, parce que l’inclusion de « crimi-
nels », de fonctionnaires punis et de corvéables châtiés dans la catégorie des
jh.wtjw implique un certain degré de coercition. Le problème reste à savoir
comment on devenait habituellement jh.wtj : cette condition, était-elle une
issue pour des paysans sans terres ou endettés ? Existait-il des contraintes
pour le devenir ? Du point de vue des relations de production, la condition
de jh.wtj est difficile de distinguer de celle de h.m, avec des Egyptiens et des
étrangers se trouvant dans les deux situations : il est significatif que les pri-
sonniers de guerre emmenés en Egypte soient intégrés dans le système pro-
ductif en tant que jh.wtjw ou h.mw, sans donner naissance à un système
esclavagiste. En définitive, on peut considérer que certains jh.wtjw étaient
dépendants dans la mesure où ils étaient contraints – ou n’avaient d’autre
choix – de cultiver un type particulier de domaines, ʿh.t, comme le prou-
vent les cas déjà évoqués de vente des jh.wtjw concernant tant des Égyp-
tiens (à cause de leurs dettes) que les prisonniers étrangers. Le contraste est
net avec la condition des jh.wtjw aisés, qui livraient de grosses quantités de
céréales, ou des Égyptiens qui louaient les terres des temples contre le
paiement d’une rente et qui ont produit des documents (les land-leases)
stipulant les conditions de culture des champs pour une durée limitée. On
remarquera que cette rente était désignée, peut-être de manière significative,
par le terme h.w ʿh.wtj « le profit du jh.wtj »161.

161)
À propos de ce terme, cf. G. R. Hughes, Saite Land-Leases, p. 56-58, 110 ; M. Lich-
theim, Demotic Ostraca from Medinet Habu, p. 33-35 ; S. V. Wångstedt, Ausgewählte demo-
tische Ostraka aus der Sammlung des Victoria-Museums zu Uppsala und der Staatlichen
140 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

Quant à la dépendance privée, elle illustre une caractéristique des socié-


tés paysannes de l’Antiquité, où l’endettement ouvrait la voie à l’asservisse-
ment ou à l’entrée dans des réseaux de clientélisme mais, comme dans le
cas des prisonniers de guerre, sans alimenter un véritable marché d’esclaves
en Égypte, malgré des références occasionnelles à des transactions affectant
des personnes.
Arrivés à ce point, on peut rechercher sur le comparatisme le plus fruc-
tueux pour rendre compte des réalités agraires de l’Égypte pharaonique.
Les modalités de culture des terres « fiscales » (domaines accordés aux digni-
taires pour rémunérer leurs activités, terres de la couronne, etc.) présentent
des similitudes avec le système d’exploitation des terres de l’État dans les
sociétés préindustrielles du Proche-Orient (domaines iqtā, çiftlik, etc.).
Quant au travail des jh.wtjw, les dimensions standardisées des champs qu’ils
labouraient et des quotas de grain qu’ils devaient acquitter, rappelle les
conditions de travail des équipes d’araires mésopotamiennes dépendantes
des institutions. L’importance du système de rations et des prestations en
travail, ainsi que des prélèvements fiscaux en nature, limitait (sans effacer)
le poids des salaires, de la production pour les marchés, des transactions
monétaires et des activités économiques « urbaines ». Le développement
des activités productives et commerciales en dehors des circuits institution-
nels sera un processus lent, dont l’essor n’arrivera qu’avec la généralisation

Papyrussammlung zu Berlin (Uppsala : Almqvist & Wiksells boktryckeri, 1954), 130-134


[no 43-44] ; P. W. Pestman, E. Boswinkel, Textes grecs, démotiques et bilingues (Papyrologica
Lugduno-Batava, 19)(Leiden : Brill, 1978), 11(m) ; D. Devauchelle, Ostraca démotiques du
Musée du Louvre. Tome I : reçus (BdE, 92)(Le Caire: IFAO, 1983), 129-131 ; H. Felber,
Ackerpachtverträge, p. 151-152 ; U. Kaplony-Heckel, ZÄS 128 (2001): 29 et n. 53, 31 ;
Idem, ZÄS 133 (2006): 41 ; T. Q. Mrsich, Rechtsgeschichtliches zur Ackerverpachtung auf
Tempelland nach demotischem Formular (Vienne : Verlag der österreichischen Akademie der
Wissenschaften, 2003), 28-29, 84-85 ; G. R. Hughes, Catalog of Demotic Texts in the Brook-
lyn Museum (OIC, 29)(Chicago : Oriental Institute of the University of Chicago, 2005),
32-35 [no 92-98]. D’après Pestman, le « surplus du cultivateur » est ce qui subsiste de la
récolte déduction faite des impôts, des frais d’exploitation et de la redevance due au fermier
lui-même et ce surplus était versé par le locataire au propriétaire. Devauchelle a attiré
l’attention sur le fait que la formule hn pÅ h.w ʿh.wtj « sur le surplus du cultivateur » est paral-
lèle à hn pÅ h.w h.tr « sur le surplus de l’impôt » ; il s’agirait du même phénomène apparem-
ment et il estime que dans le dernier cas la terre appartient non à un particulier, comme
pour le h.w ʿh.wtj, mais à l’État, où le blé versé serait destiné au grenier royal. On remarquera
enfin que dans l’ostracon no 95 de Brooklyn, publié par Hughes, la taxe-šmw « taxe sur la
récolte » est associée au h.w ʿh.wtj « le surplus du cultivateur ».
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 141

des échanges monétaires. Par conséquent, il me semble préférable de com-


parer le cas de l’Égypte avec celui des régions voisines de l’Antiquité (Méso-
potamie, Syrie), en raison de la similitude de leurs conditions de travail,
de leurs modalités de mobilisation des ressources et des travailleurs et de
l’absence d’une économie monétaire pendant la plupart de leur histoire.
Un autre risque présent dans les reconstructions proposées par Eyre est
qu’elles reposent sur un choix très restreint des sources et sur une interpré-
tation historique qui sépare les sphères locale et étatique ; par conséquent,
l’analyse de l’organisation sociale du milieu rural sous une perspective
locale minimise la portée des interventions de l’État. Cela n’empêche pas
que de nombreuses remarques d’Eyre soient pertinentes, notamment sur le
poids du clientélisme, de l’existence d’inégalités sociales au sein des villa-
ges, de la nature sélective et limitée des interventions de l’État et, plus
généralement, sur le fait que l’État ne voulait ni ne pouvait exercer un
contrôle tout-puissant et incontesté sur le pays. Pourtant, certaines de ces
remarques sont si générales qu’elles peuvent être appliquées à n’importe
quelle société rurale préindustrielle, comme l’Égypte ancienne . . . ou la
Sicile et l’Andalousie du début du XXe siècle. Sans oublier que de telles
relations sont présentes tant aux périodes de pouvoir central fort que
pendant les périodes où l’État traversait des crises. Ce sont, donc, des
observations fort utiles, mais qui n’expliquent, précisément, ni les structu-
res rurales des États anciens, ni leurs transformations au cours du temps.
Les communications lentes et difficiles, ainsi que les nombreuses média-
tions locales entre la royauté et les paysans n’impliquent nullement que
l’État était une entité lointaine dont les contacts avec le monde rural se
limitaient au prélèvement occasionnel d’impôts. L’État était un acteur
puissant dont les interventions modifiaient les rapports de force locaux et
l’organisation des activités productives à trois niveaux. D’une part, il
contribuait à la création des élites locales, grâce à des alliances matrimonia-
les, à l’intégration des élites rurales dans l’administration et à l’ouverture de
nouvelles voies de promotion sociale en marge des bases locales de pou-
voir ; la contrepartie est la capacité de l’État à éliminer ses concurrents
locaux et à empêcher l’apparition d’une aristocratie foncière héréditaire.
D’autre part, la fondation de domaines agricoles ou de temples boulever-
sait l’aménagement du milieu rural, l’exploitation des ressources locales et
les rythmes de travail et ouvrait la voie au creusement des inégalités socia-
les, avec l’élévation des potentats locaux et l’asservissement des plus
humbles. Enfin, les exigences fiscales de l’État, que ce soit en travail ou
en denrées agricoles spécifiques, entraînaient des altérations des choix
142 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

productifs des paysans, de leurs cycles agricoles et de l’aménagement et de


l’exploitation du milieu.
Dans ce contexte, les contraintes techniques et l’organisation sociale des
activités productives déterminaient des formes de dépendance rurale
spécifiques et différentes de celles qui prévalurent dans l’Antiquité classi-
que, en Europe médiévale et moderne et dans les sociétés musulmanes,
mais qui sont plus proches de celles attestées en Syrie ou en Mésopotamie
anciennes et qui s’expliquent, vraisemblablement, par la nature même de
l’apparition de l’État dans ces régions : les documents administratifs les plus
anciens révèlent déjà une capacité étonnante de mobilisation et de contrôle
de milliers de travailleurs162, ainsi que de modification du paysage agricole,
œuvre d’un État qui ne dominait pas tout mais qui laissait une empreinte
bien visible sur le milieu rural et sur les relations sociales dans les campagnes163.

Lexicographie, dépendance rurale et approches juridiques


Une caractéristique du lexique égyptien est la nature polysémique de son
vocabulaire, avec des significations variables selon les contextes. D’autre
part, les significations des mots étaient soumises à des altérations au cours
du temps, de telle sorte que le sens original était enrichi, précisé ou rem-
placé dans les sources plus tardives. Enfin, nos traductions sont souvent
approximatives puisqu’elles dépendent des contextes textuels et iconogra-
phiques où figurent les mots. Un risque fréquent en égyptologie consiste à
oublier cette richesse de nuances, ainsi que la nature lacunaire de nos infor-
mations, avec le résultat d’attribuer une signification claire, précise et

162)
H. J. Nissen, P. Damerow, R. K. Englund, Archaic Bookkeeping. Writing and Techniques
of Economic Administration in the Ancient Near East (Chicago: he University of Chicago
Press, 1993), 70-88.
163)
Cf. un bon état de la question dans G. van Driel, « he size of institutional Umma »,
AfO 46-47 (1999-2000): 80-91 ; Idem, « Institutional and non-institutional economy in
ancient Mesopotamia », dans A. C. V. M. Bongenaar (éd.), Interdependency of Institutions
and Private Entrepreneurs (Leiden: Nederlands Instituut voor het Nabije Oosten, 2000),
5-23 ; R. McC. Adams, « Steps towards regional understanding of the Mesopotamian
plain », dans A. Hausleiter, S. Kerner, B. Müller-Neuhof (éd.), Material Culture and Mental
Spheres. Rezeption archäologischer Denkrichtungen in der Vorderasiatischen Altertumskunde.
Internationales Symposium für Hans J. Nissen (Münster: Ugarit-Verlag, 2002), 33-48 ; Idem,
« Reflections on the early southern Mesopotamian economy », dans G. M. Feinman,
L. M. Nicholas (éd.), Archaeological Perspectives on Political Economies (Salt Lake City : he
University of Utah Press, 2004), 41-59.
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 143

univoque aux termes égyptiens. Un autre risque consiste à établir des cor-
respondances trop précises entre un terme égyptien et une réalité social ou
économique caractéristique d’autres époques (« esclave », « serf », « client »,
etc.), de telle sorte que le fait d’attribuer une signification à un terme ouvre
la voie, par extension, à la « découverte » d’une réalité sociale considérée
jusqu’alors comme insaisissable puisque exprimée par une terminologie
obscure. Enfin, le risque devient encore plus grand si cet ensemble d’opé-
rations intellectuelles est doublé de l’a priori qui consiste à désigner des
réalités égyptiennes au moyen de catégories juridiques élaborées pour définir
des aspects particuliers de sociétés très différentes. Un exemple est la tra-
duction du terme h.m par « esclave ». Un autre exemple est l’article de S. Allam
consacré à l’étude de la catégorie sociale des mrt (p. 123-155).
L’étude de Allam débute sur une discussion de mes conclusions à propos
de la nature des mrt, notamment mon interprétation de ce terme comme
des Égyptiens contraints d’effectuer des prestations périodiques en travail
pour l’État164. Bien que ses conclusions soient confuses, sans arriver à pro-
poser une définition claire pour les mrt (serfs ?), l’ensemble de sa démarche
méthodologique consiste, d’une part, à isoler cette catégorie sociale des
autres catégories de population par rapport auxquelles on pourrait arriver
à mieux définir la nature de ses activités et de son travail ; et, d’autre part,
à appliquer constamment des a priori afin de caractériser la condition des
mrt. On trouve ainsi, à la note 4 de son étude, l’idée que les terres étaient
attribuées avec des rmt « gens » et que ces personnes n’étaient certainement
pas « libres ». Pourquoi ? L’État accordait des terres aux dignitaires avec les
prestations en travail qui l’étaient dues, sans que cette mesure de nature
fiscale entraîne aucune considération sur la condition « libre » ou « servile »
des personnes affectées. On remarquera que l’emploi du terme rmt dans les
textes est déjà révélateur en soi-même : il renvoie au travail effectué habi-
tuellement par les Égyptiens et non par une catégorie sociale spécifique. La
procédure suivie pour les affecter aux travaux dus à l’État est décrite dans
les décrets de Coptos, avec des chefs de village (h.qÅ nwt) participant aux
conseils chargés de la gestion des domaines d’un temple et au recrutement
de la main d’œuvre (mrt, nzwtjw) qui devait les labourer. La même démar-
che figure dans les sources du Moyen Empire déjà évoquées dans cet arti-
cle. Un autre exemple, cité par Allam (p. 138), vient à l’appui de mon

164)
J. C. Moreno García, JEA 84 (1998): 71-83.
144 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

interprétation. Dans la stèle de Sobekhotep IV à Karnak165, on accorde au


sanctuaire cinq personnes (mrt) provenant du bureau de l’attribution de la
main d’œuvre afin de produire (bÅk) des offrandes ; en fait, ils sont assignés
au pr-šnʿ des offrandes divines (h.tpt-ntr) d’Amon. Dans tous les cas la pro-
cédure est identique : des Égyptiens étaient recensés (h.sbt) puis assignés à
des travaux divers pour les institutions ou les dignitaires, leur désignation
habituelle étant mrt. Une tablette inédite de Balat mentionne le déplace-
ment de travailleurs mrt et le compte des arriérés d’un village par le conseil
local166. Le contexte fiscal est ici indiscutable. Malheureusement, les sour-
ces sont trop rares pour préciser les différences existant entre les mrt, les
nzwtjw, les h.mw-nzwt, les mnjj ou d’autres. Inversement, de nombreux
passages des décrets de l’Ancien Empire font allusion à l’établissement de
listes de travailleurs, utilisées par des bureaux et des fonctionnaires divers
afin de recruter la main d’œuvre nécessaire pour accomplir les nombreux
travaux, énumérés en détail, dus à la couronne en province. Les papyrus de
Gébélein illustrent l’existence de telles listes.
L’octroi de terres était donc accompagné de celui de la force de travail
qui devait les cultiver, recrutée à partir des listes de travailleurs corvéables
élaborées par la couronne et qui donna lieu, au Moyen Empire, à l’appari-
tion de bureaux spécifiques ainsi qu’au terme h.sbw « recensé ». Selon les
textes et les circonstances les mêmes personnes étaient désignées de plu-
sieurs manières différentes : h.sbw parce qu’elles étaient recensées, mrt parce
qu’elles effectuaient des travaux pour l’État et h.m(-nswt) en tant que dési-
gnation individuelle. Le risque vient de vouloir attribuer des significations
exclusives à chaque terme, comme si h.m ne pouvait être autre chose qu’« es-
clave » et mrt « serfs ». Si l’on tient compte, en revanche, de la logique
sociale et économique qui dominait l’emploi de ce lexique, de telles discus-
sions deviennent superflues, comme je pense l’avoir démontré à propos du
vocabulaire utilisé pour désigner les prisonniers de guerre intégrés dans les
circuits économiques institutionnels de l’Egypte. Les problèmes d’inter-
prétation évoqués par Allam (p. 154), du fait de la désignation collective
des h.mw(-nswt) individuels par le terme mrt, disparaissent ainsi en grande
mesure.

165)
W. Helck, Historische-biographische Texte der 2. Zwischenzeit und neue Texte der 18.
Dynastie (Wiesbaden : Otto Harrassowitz, 1975), 33-34.
166)
L. Pantalacci, « La documentation épistolaire du palais des gouverneurs à Balat-ʿAyn
Asil », BIFAO 98 (1998): 315 [ta. 3689-13+14+19].
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 145

Les mrt étaient-ils donc des corvéables temporaires ou des serfs ? Les
indications que je viens de faire et les sources évoquées confortent, à mon
avis, la première hypothèse167. Leurs activités étaient variables : agriculture,
tissage, transformation de produits agricoles, construction, etc. Il n’y a rien
d’étrange à ce que les mrt, pris individuellement, portent d’autres titres
indicatifs de leur profession ou de leur activité précise au service d’un
potentat ou d’une institution, comme dans l’exemple évoqué par Allam
(p. 132-133). Il est probable que le personnel des papyrus de Gébélein
est aussi constitué de mrt, compte tenu de leurs obligations et du nombre
de h.m-nzwt cités. Leur condition vis-à-vis de l’État était similaire à celle
des h.mw-kÅ, des ritualistes qui n’étaient pas non plus de serfs et dont les
services étaient soit accordés par le roi aux dignitaires soit loués aux particu-
liers168. Par conséquent, les arguments invoqués par Allam contre l’inter-
prétation des mrt comme des corvéables ne sont pas recevables et plus
particulièrement celui de l’absence de documents relatifs à leur libération
une fois la corvée accomplie (p. 155). Rien n’indique que de tels docu-
ments aient jamais été élaborés, sans oublier que les aléas de l’archéologie
égyptienne et la nature fragile des papyrus se combinent pour expliquer la
rareté relative des documents administratifs arrivés jusqu’à nous. En revan-
che, les références aux recensements, aux bureaux d’attribution de travailleurs,
aux équipes employés dans la construction, etc., sont bien attestées et consti-
tuent, avec les listes de travailleurs, des arguments solides pour la considé-
ration des mrt comme des corvéables. Un autre argument invoqué par
Allam, l’absence de mentions de mrt cultivant les terres dans le papyrus
Wilbour, n’est pas non plus valable : faut-il rappeler que mrt est un terme
collectif et que, par conséquent, il serait difficile qu’un particulier soit ainsi
désigné, surtout si l’on considère que ce terme devient de plus en plus rare
dans les sources du Nouvel Empire ?
En conclusion, l’article de Allam est révélateur, malgré sa richesse docu-
mentaire et ses observations souvent fines, des problèmes liés à l’applica-
tion en Egypte pharaonique de concepts juridiques tirés d’époques et de
réalités sociales bien différentes. Il révèle aussi les dangers qui guettent les
efforts pour établir une relation univoque entre un terme égyptien et une
catégorie sociale précise. Le comparatisme avec les sociétés du Proche-
Orient ancien s’avère à nouveau très utile : Francis Joannès démontre, dans
son brillant article consacré à la dépendance rurale dans la Babylonie du Ier

167)
Cf. aussi J. C. Moreno García, JEA 84 (1998): 71-83.
168)
Cf. la stèle BM 1164, lignes 7-8=J. J. Clère, J. Vandier, TPPI, 47-48 § 33.
146 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

millénaire (p. 239-251), comment un même individu pouvait être désigné


de manières différentes selon les contextes et occuper des positions sociales
diverses : propriétaire mais aussi preneur en bail de terres et, en même
temps, client d’un potentat ou d’une institution. Comme l’indique l’auteur
« au total, ce qui frappe dans la documentation babylonienne du Ier millénaire,
c’est le contraste entre la multiplicité des termes et la simplicité des situations »
(p. 250). Cette approche me semble plus fructueuse que les efforts visant à
contraindre le lexique égyptien à entrer dans les limites étroites de certaines
catégories du droit roman.

Dépendance rurale et monétisation des campagnes


L’article de Vargyas (pp. 109-120) soulève une question importante à par-
tir de l’étude du cas babylonien, celle de la monétisation des campagnes.
D’après lui, les mécanismes de redistribution n’étaient pas déterminants
dans l’économie malgré leur importance et leur ampleur dans la mesure où
les accords passés dans le cadre des marchés jouaient aussi un rôle considé-
rable. Ensuite, il souligne le fait que l’argent était un métal qui circulait
dans tout le Proche-Orient ancien et que son emploi était presque identi-
que à celui de la monnaie frappée, puisque la circulation des métaux pré-
cieux dans le milieu rural favorisait les transactions quotidiennes ainsi que
les échanges entre toutes les sphères de l’économie. L’introduction de la
monnaie dans cette région trouva donc des précédents bien enracinés loca-
lement. Cependant, Vargyas n’explique pas le rapport entre monétisation
et dépendance rurale ni les rôles différents joués respectivement par les
métaux pesés et la monnaie dans les économies du Proche-Orient ancien.
En effet, bien que certains métaux soient utilisés pour évaluer les richesses,
en les réduisant à un système métrique susceptible de mesurer des biens
divers, tant matériels (produits) qu’immatériels (travail), avec le but parmi
d’autres de faciliter les échanges, il convient de rappeler que leurs fonctions
sont plus limitées que celle de la monnaie. Tout d’abord, la monnaie est
frappée par le pouvoir central, marquée par son autorité, incorporée ensuite
aux circuits d’échanges et d’acquittement du tribut et exigée comme moyen
de paiement. Cette opération implique l’entrée de l’État dans les circuits
privés d’échanges qui échappaient auparavant au système de redistribution
dominé par les pouvoirs centraux, avec pour conséquence une augmenta-
tion des recettes fiscales : d’une part, grâce à la manipulation du poids ou
de la composition en métaux précieux des pièces de monnaie ; d’autre part,
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 147

parce que les transactions privées doivent utiliser dorénavant des moyens
d’échange engagés, contrôlés et exigés par l’État, en écartant des « émis-
sions » privées de métaux précieux comme, par exemple, l’argent de quali-
tés variables utilisé par les temples néo-babyloniens169 ; enfin, les secteurs
de l’économie domestique qui produisaient des biens périssables (et qui
échappaient de ce fait au fisc royal) deviennent désormais taxables. L’em-
ploi de la monnaie ne dépend pas nécessairement de l’existence de grands
marchés urbains mais de la forme prise par le pouvoir politique, ce qui a
des conséquences sur la question de la dépendance rurale.
Dans un système de redistribution, fondé sur le prélèvement de pro-
duits, l’imposition de corvées et la livraison de rations, la relation entre
le producteur et le pouvoir central est directe : l’État et ses institutions
(temples, domaines de la couronne) produisent de larges quantités de biens
(céréales, étoffes) et prélèvent des taxes en produits et en travail qui sont
partiellement distribuées par la suite à leurs employés (travailleurs, digni-
taires) en échange des services rendus. Ce système se fonde donc sur un
pouvoir central fort (un roi unique et incontesté) disposant d’un accès
direct, du point de vue fiscal, à de larges quantités de produits et de travail.
En revanche, la monétisation apparaît là où il n’existe pas un tel système de
redistribution, où les corvées ne sont pas la base principale de la fiscalité de
l’État et où le pouvoir politique n’est pas concentré dans la figure d’un roi,
mais plutôt dilué au sein d’un groupe dominant plus large, allant d’une
oligarchie à la démocratie athénienne classique. Dans ces systèmes l’indi-
vidu est aussi un sujet politique, ce qui va de pair avec la propriété de la
terre, le service dans l’armée et une fiscalité plus allégée : d’une part, les
frais de l’État sont bien moindres puisque les citoyens fournissent la force
militaire en cas de conflit, l’appareil bureaucratique est très réduit et une
partie importante des dépenses de l’État est censée retomber sur les citoyens
les plus riches ; des pratiques telles que l’évergétisme contribuent aussi à
alléger les dépenses de l’État. On peut même envisager l’idée qu’un fisc
relativement faible soit une condition indispensable pour l’équilibre et la
reproduction du système, parce qu’il empêche que des groupes ou des indi-
vidus ambitieux puissent s’approprier des ressources considérables, détour-
nées par la suite à des fins de consolidation durable d’une position d’autorité

169)
A. C. V. M. Bongenaar, « Money in the neo-babylonian institutions », dans J. G. Darck-
sen (éd.), Trade and Finance in Ancient Mesopotamia (MOS Studies, 1)(Leiden: NINO,
1999), 172-173.
148 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

unique. Par conséquent, les revenus de l’État ne sont pas la base de la for-
tune personnelle des dirigeants politiques. Au contraire, la richesse privée
est le fondement du pouvoir personnel, élargi au moyen de clientèles, de
l’achat de soutiens et de la création de réseaux privés de relations politiques
avec les pairs. La richesse privée est donc à l’origine de l’accès au pouvoir,
à travers une activité politique souvent coûteuse. En revanche, dans les
monarchies orientales, le roi exerce le pouvoir sans partage et, grâce à la
redistribution, dispose des moyens qui assurent l’enrichissement de ses
subordonnés, de telle sorte que le service au souverain est la base principale
de la fortune personnelle.
Quant à la fiscalité, elle doit être en principe compatible avec la survi-
vance de la classe de petits propriétaires qui fournit la masse des combat-
tants et dont l’adhésion est indispensable pour la survie du système. En
outre, l’absence de « grandes institutions » (temples, domaines de l’État,
etc.) susceptibles d’employer des masses de travailleurs implique que les
excédents de population sont contraints de trouver leur subsistance ailleurs
(la fondation de colonies outre-mer ou le mercenariat étant deux solutions
typiques). Par conséquent, la déconcentration du pouvoir, les difficultés
politiques pour prélever des taxes à grande échelle, l’importance des échan-
ges entre de petites entités politiques ayant de multiples systèmes de poids
et de mesures, le fait que les activités productives soient dominées par de
petits producteurs et commerçants économiquement indépendants et l’ab-
sence de « grandes institutions » de taille comparable à celles du Proche-
Orient, favorisent l’existence de formes indirectes de prélèvement fiscal. La
monnaie s’avère ici fort utile puisqu’elle transforme théoriquement tout en
richesse et permet de taxer un large éventail d’activités économiques prati-
quées à petite échelle (commerce rural et maritime, transactions urbaines
courantes, production paysanne, etc.), en dehors de grandes unités de pro-
duction et sans le besoin de développer une bureaucratie excessive. On
remarquera que l’introduction de grandes exploitations (comme les lati-
fundia) à la suite des conquêtes extérieures fut accompagnée du recours à
des formes de travail forcé, dont l’esclavage. Enfin, la multiplicité de micro-
pouvoirs souverains explique aussi probablement la préférence pour créer
la monnaie (instrument d’intervention de l’État et symbole de sa souverai-
neté) au lieu de développer un système pondéral commun.
Dans ce contexte, la monétisation des activités économiques est plus
restreinte en Égypte ou en Mésopotamie ancienne puisque la concentra-
tion du pouvoir politique dans la personne du roi et l’existence d’un réseau
Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150 149

d’institutions étatiques (temples, etc.) assurant le contrôle du territoire,


l’exploitation de ses ressources et la livraison directe et à grande échelle de
produits et de travail au fisc royal, expliquent le manque d’intérêt pour
développer des moyens complémentaires d’extraction de surplus, notam-
ment en provenance de la sphère économique domestique. Bref, la créa-
tion de la monnaie s’explique probablement par les conditions politiques
exceptionnelles de l’Égée au Ier millénaire. L’article de Trapani (pp. 211-225)
évoque justement l’ampleur du recours à des corvées en Égypte à partir de
l’étude d’un papyrus qui contient des protestations contre la conscription
nécessaire à des travaux compulsoires. Bien que la terminologie utilisée
dans les textes administratifs pharaoniques soit difficile à définir avec pré-
cision, Trapani met en valeur la richesse de différentes modalités de travail
réclamé par l’État (des services ordinaires ou extraordinaires, voire des
réquisitions illégitimes), reflet d’une fiscalité qui obtenait l’essentiel de ses
ressources par la mobilisation des travailleurs et le prélèvement de produits
ensuite stockés dans les entrepôts de l’État. Enfin, Anagnostou-Canas
(pp. 227-238) décrit les conséquences de l’intégration d’un ancien État
tributaire dans la nouvelle monarchie monétisée des Ptolémées : la possibi-
lité d’extraire directement un tribut considérable explique que la structure
fiscale antérieure à la conquête macédonienne fusse conservée et, avec elle,
un système d’assignation des terres de la couronne à des cultivateurs qui
devaient les exploiter et verser directement une partie de leur production
au souverain. L’auteur souligne que ce système visait à assurer l’exploita-
tion de toutes les terres irrigables et à conserver sur place les cultivateurs,
avec le recours occasionnel à des mesures coercitives telles que le bail forcé
ou l’allongement de sa durée.

Bilan
À la lumière des sources et des problèmes historiques analysés, on peut
conclure que la situation de l’Égypte pharaonique présente de nombreuses
similitudes avec les sociétés contemporaines du Proche-Orient à l’Âge du
Bronze et du Fer. La dépendance rurale était limitée à certaines catégories
de la population rurale contraintes de travailler à plein temps pour des
institutions ou des particuliers pour des motifs divers : endettement, puni-
tion, esclavage, insuffisance des moyens propres de subsistance, clienté-
lisme, capture au cours des campagnes militaires, etc. La condition de ces
150 Review Article / JESHO 51 (2008) 99-150

personnes est à distinguer d’autres formes de travail affectant le reste de la


population ; en effet, le travail périodique pour l’État et ses agents (la célè-
bre corvée) revêt une nature fiscale qui n’affecte ni les conditions socio-éco-
nomiques des travailleurs ni leur statut juridique, bien que son impact sur
les communautés villageoises puisse bouleverser les cycles de production
des paysans et accentuer leurs inégalités sociales. Mais, en tout cas, il s’agit
uniquement d’une manière de s’acquitter des impôts dus à la Couronne
dont les caractéristiques obéissent aux contraintes techniques typiques des
sociétés pré-monétaires. D’où le danger d’appliquer à l’Égypte pharaoni-
que des concepts et des termes juridiques spécifiques de certains groupes
sociaux pendant certaines époques de l’histoire européenne, mais qui sont
trop restreints et précis pour rendre compte des réalités sociales et étati-
ques, fort différentes, dominant au Proche-Orient ancien : les débats histo-
riographiques sur l’existence ou absence de féodalisme dans cette même
région sont un bon rappel de ces dangers. Ainsi, bien que l’existence de
dépendance rurale soit bien établie pour l’Égypte ancienne, ses caractéris-
tiques deviennent plus compréhensibles grâce au comparatisme avec les
conditions prévalant dans les sociétés voisines.

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