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Lissia Jeurissen
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/civilisations/301
DOI : 10.4000/civilisations.301
ISSN : 2032-0442
Éditeur
Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles
Édition imprimée
Date de publication : 1 avril 2006
Pagination : 33-43
ISBN : 2-87263-006-6
ISSN : 0009-8140
Référence électronique
Lissia Jeurissen, « Histoire coloniale et nomadisme heuristique », Civilisations [En ligne], 54 | 2006, mis
en ligne le 01 avril 2009, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/
civilisations/301 ; DOI : 10.4000/civilisations.301
Lissia JEURISSEN
A
Introduction au cadre scientifique : histoire de la colonisation et histoire
africaine
vant d’évoquer directement le terrain congolais, l’appréhension persistante de
l’école historique belge à l’égard des sources orales ainsi que la désertion actuelle
des historiens européens, même contemporanéistes, des champs africain et colonial,
nécessitent une digression.
Une désertion scientifique quelque peu paradoxale en Belgique face à un ton politique
et médiatique exhortant depuis cinq ans à une certaine « éthique de la responsabilité »
belge dans l’histoire de l’Afrique centrale. Relevons, pour l’année 2000, les excuses
officielles du Gouvernement lors des commémorations du génocide rwandais et une
commission parlementaire sur l’implication belge dans l’assassinat de Patrice Lumumba
en réaction directe à l’ouvrage sulfureux du sociologue Ludo de Witte (De Witte 2000)1;
plus récemment, la diffusion début avril 2004 sur la VRT et la RTBF2 d’un documentaire-
réquisitoire britannique contre le régime léopoldien dans l’ancien Etat Indépendant du
Congo, basé sur l’étude controversée du journaliste américain Hochschild (Hochschild
1998).
Quant à l’expertise africaniste belge, selon Gauthier de Villers, elle relève aujourd’hui
plus de la rhétorique politicienne que d’une réalité scientifique avérée : l’enseignement
de l’histoire africaine, privé de financements et de chaires universitaires, traverse dans le
Royaume une crise amère (de Villers 2004 : 14-17).
L’étude historique plus spécifique de la colonisation a subi un long chemin de croix
depuis 1960. La communauté académique, condamnant unanimement le phénomène
colonial sur les plans politique et moral, se focalisa davantage sur l’histoire politique
de la contestation indépendantiste africaine et des nouveaux Etats. De plus, beaucoup
d’historiens congolais, soucieux d’écrire une histoire propre à l’Afrique et de forger une
identité nationale « décolonisée », se tournèrent vers le passé « pré-colonial » (Curtin
1986 : 52; Salmon 1986 : 18-19).
La période coloniale, et les sources européennes essentiellement propagandistes qu’elle
avait produites, se heurtait en tant qu’objet d’étude à un déni général, une longue « phase
d’occultation », un « purgatoire » de vingt-cinq ans (Fraiture 2003 : 81). En effet, « Ces
sources fournissent de précieux repères d’ordre chronologique et des renseignements
économiques objectifs, mais elles reflètent davantage la société qui les a engendrées que
la société qu’elles tentent de présenter. », dispensant « une histoire fragmentaire (…)
accordant peu d’importance aux populations colonisées » (Salmon 1986 : 18,186).
Les cénacles d’anciens coloniaux, à travers leurs périodiques ou des publications de
type autobiographique, assurèrent la vacance mais dans un registre peu critique oscillant
entre nostalgie et autolégitimation.
En 1979, l’historien Jean Stengers déplorait l’ébranlement complet du crédit et du
prestige scientifiques de l’histoire coloniale (Stengers 1979 : 583).
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du colonisateur), en dehors des réalités du « Bled »3, ce Congo vivant emportant l’écrit
socio-historique du passé colonial dans le déroulement d’une histoire en cours. En
Belgique, le terrain congolais cherche donc encore ses historiens…
3. Terme populaire usité par les Congolais installés en Europe pour désigner leur patrie d’origine, entre regard
affectif sur une terre de racines et de souvenirs, et regard ironique sur un décor infrastructurel et socio-
économique dramatique sacrant le ‘règne de la débrouille’.
4. Les collectivités locales urbaines racontent volontiers au chercheur leur ‘Congo des Belges’ ou les
événements post-indépendance et un grand nombre de doyens nés avant 1940 sont encore accessibles en
RDC.
5. Institutions d’encadrement : le Centre de documentation de l’enseignement supérieur, universitaire et de
la recherche de Kinshasa (CEDESURK) et l’Observatoire du changement urbain (OCU, Lubumbashi).
Financements : Bourse de voyage de la Communauté française de Belgique et crédits de voyage FNRS.
6. Ancienne dénomination coloniale des individus nés d’un parent blanc et d’un parent noir, et de leurs
descendants. Mon étude se centrait sur les individus à parentés européenne et congolaise verticales
(in)directes.
7. Il faut distinguer diachronie (succession et relation temporelle des événements; repère du temps historique
collectif ) et chronologie (datation en millésimes ou en terme d’âge basée sur le temps biographique, plus
contraignante pour le témoin), même si ces deux échelles sont parallèles.
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Histoire coloniale et nomadisme heuristique
8. Nom(s) avant et après 60, sexe, lieu et date de naissance, profession, nationalité, statut juridique, scolarité,
entité parentale et familiale, habitudes linguistiques, socialité (groupes officiels et/ou informels de métis),
localisation chronologique (âge ou date : ‘De … à … , il/elle a vécu avec son père, dans un internat, …’),
etc.
9. La majorité des témoins, assurés de l’anonymat, ont accepté d’être enregistrés.
L’oralité peut aussi dévoiler, dans ses récurrences, l’impact d’un événement politique
identifiable dans les publications sur les parcours individuels : quand le ministre congolais
Mario Cardoso (de père portugais) fut accusé de détournements financiers et limogé
brutalement par Mobutu (1972), le sobriquet « cardoso », synonyme de « voleur » ou
« bandit », a frappé l’ensemble des métis du Zaïre.
Ensuite, les « archives vivantes » (Lacouture 1988 : 231) contribuent à la contextu-
alisation et à la critique historique de données écrites par la confirmation, l’explicitation,
la nuance ou l’infirmation (fonction analytique). Il s’agissait parfois de pallier une absence
d’information (fonction exploratoire), pour des raisons d’accessibilité (destruction ou perte;
législation belge sur la consultation10) et de contenu (« silences historiques »; discours
d’opinion excentrés et très politisés, difficiles à intégrer dans une réalité sociale). Prenons
le cas des associations créées dès les années 1930 par des notables métis à Kinshasa et
Lubumbashi. Les entretiens avec d’anciens membres ont permis l’identification du statut
de leurs initiateurs (origines parentales, reconnus/non reconnus, conjointe métisse, etc.),
la description de leur fréquentation et l’accès à la période 1955-1960 (Home des Mulâtres
à Léopoldville dès 1956); ils ont également confirmé le caractère essentiellement festif
de ces cercles. Par contre, le patronage et le contrôle belges se sont révélés très limités
dans les faits.
Autre apport crucial des témoignages : la visibilisation des trajectoires socio-culturelles
de métis intégrés en zone villageoise. Selon les discours d’opinion des interlocuteurs
belges, les mères noires acceptaient facilement l’envoi par l’administration ou les papas
blancs des progénitures dans une mission, voire en Europe, contre dédommagement
pécunier ou dans la logique des rapports de force ambiants. Or, beaucoup d’enfants ont
été cachés en brousse par la famille congolaise, « sous le pagne et la poudre de charbon
de bois ».
Enfin, la narration rétrospective des témoins encouragée par l’enquêteur, s’inscrivant
intrinsèquement à la fois dans la durée et dans le présent, est propice à la saisie de processus
et de stigmates sociaux déroulant l’histoire coloniale dans le contexte national congolais-
zaïrois, perceptibles uniquement sur le long terme via un enchaînement causal et une
interaction de faits (Bertaux 1997 : 88). Les sources orales donnent ainsi de l’amplitude au
compas critique de l’historien, livrant « à l’investigation historique des phénomènes dont
elles sont la trace la plus sensible » (Simonis 1994 : 27). Illustrons. Dans la colonie, la
plupart des métis non reconnus légalement par les géniteurs européens portaient pourtant
un nom européen (souvent, déformation locale du nom ou prénom paternel). Ils se sont
donc sentis particulièrement visés par l’africanisation patronymique décrétée par Mobutu
en 197211 et ont dû se créer un nom ex nihilo quand ils n’avaient pas connu leur maman
(abandon ou mission scolaire dès cinq ans). Les métis de nationalité européenne, quant à
eux, ont contourné la « zaïrianisation » des entreprises, en mettant leurs biens au nom de
leur mère ou de leur épouse.
10. Les archives officielles belges ne sont consultables, sauf autorisation exceptionnelle, qu’après une période
de 50 ans. Le délai s’allonge pour les informations liées à la sûreté de l’Etat ou à la vie privée d’agents
coloniaux.
11. Loi relative à la nationalité zaïroise promulguée le 5 janvier 1972 : « L’enfant naturel né d’une mère zaïroise
ainsi que le zaïrois par option né d’un père étranger et d’une mère zaïroise doivent obligatoirement porter
le nom de leur mère » (article 46).
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Histoire coloniale et nomadisme heuristique
La transcription quantitative et qualitative des « récits de vie » n’est donc pas histoire
en soi, elle encourage à la multiplication des perspectives et au croisement des types de
sources pour maximiser la qualité des recoupements possibles. Mais, n’en est-il pas de
même pour les archives écrites traditionnelles, nécessitant souvent une solide critique
historique pour livrer leur historicité ? (Bertaux 1997 : 70; Lacouture 1988 : 239).
Cependant, en amont et en aval de la réalisation des entretiens proprement dits, le
paysage technique, social et culturel de la RDC interfère ponctuellement sur le travail du
chercheur.
Réseaux sociaux urbains et pistes documentaires
Le « collecteur » de récits oraux est rapidement confronté à une mobilité quotidienne
intense sur le terrain pour localiser et approcher des témoins potentiels répondant aux
critères de son objectif d’étude. Son institution d’accueil ne peut l’encadrer en permanence
et a rarement les moyens de lui fournir gratuitement un véhicule ou un « guide ».
L’enquêteur se déplace par conséquent souvent « en solitaire » et aux quatre coins de la
ville. La disposition de cartes plus ou moins récentes12 et d’un téléphone portable permet
évidemment un précieux gain de temps et de contacts. Et la qualité du travail de terrain
dépendra bien souvent du degré d’adaptation aux conditions locales.
Les moyens de transport sont ainsi un important lieu d’initiation à l’ambiance et
aux codes culturels ou linguistiques du pays, mais également un vivier d’« opportunités
scientifiques » (rencontres inattendues et moins formelles avec de nouveaux informateurs).
Les taxis collectifs représentent dans les capitales urbaines, étouffant sous les exodes
démographiques successifs, une voie centrale de socialisation utilisée par la majorité des
Congolais plusieurs fois par jour.
Les contextes logistiques varient selon les régions et influent sur les modes
d’investigation du chercheur. Par exemple, ayant observé un coût des taxis express
(individuels) plus modique et un centre-ville plus ramassé où « tout le monde se voit
et se connaît » à Lubumbashi, je me suis rapidement constitué un carnet d’adresses
grâce à un vieux papa chauffeur, devenu un informateur-collaborateur à part entière,
ayant une expérience de l’ensemble du site (7 communes), de son histoire (changements
toponymiques, rumeurs urbaines) et de ses habitants. Kinshasa, capitale très étendue au
trafic saturé (24 communes, plus de six millions d’habitants et le « règne des trous » sur
les routes !) est, quant à elle, impossible à quadriller complètement et souvent mal connue
des taximen (emploi récent par défaut ou d’appoint; itinéraires limités aux grands axes).
L’accroissement des témoignages dépend alors davantage des ressources de médiation
fournies au cours des entretiens par les témoins eux-mêmes : les individus, a fortiori d’un
certain âge, évoluent en RDC au sein d’un réseau social, amical et familial habituellement
très dense. Dans le cas de mon objet d’étude, cette médiation fut renforcée par le contexte
historique : avant 1960, la majorité des personnes ciblées, « racialement » difficiles à
intégrer dans une société coloniale très ségrégée, ont été dirigées dès la petite enfance
vers des structures scolaires et des internats bien équipés ou réservés aux métis. Cet
interventionnisme est à l’origine de « la grande famille des métis » : éducation commune,
12. A Kinshasa, un ‘plan Shell’ assez complet est édité par Eleganzia SPRL (2002). A Lubumbashi, l’Institut
technique Salama reproduit une carte datant de 1990 (attention au déménagement de certains consulats et à
la nouvelle toponymie kabiliste !) et ne quadrillant pas en détail les communes périphériques de la ville.
intermariages, voire socialité spécifique. Les cérémonies de deuil et les repas des anciens
élèves notamment, sont des événements « stratégiques ».
Cet accès indirect à de nouveaux acteurs par divers tiers personnels (« méthode de
proche en proche ») fut crucial dans la constitution progressive et en « tache d’huile »
d’une aire de contacts, tout en maximisant les chances d’acceptation d’un dialogue
puisque, de façon plus décontractée, je pouvais alors me présenter au nom de tel parent,
ami ou collègue (Blanchet et Gotman 2001 : 57-58).
Au point de vue de la documentation écrite, l’objectif du terrain était d’accéder, avec
l’aide des témoins, à des archives locales évoquant la période coloniale et produites par
des acteurs métis : notes personnelles, manuscrits biographiques, papiers associatifs,
documents administratifs ou iconographiques. Une volonté qui draina son lot d’espoirs
déçus : « J’avais beaucoup mais on m’a tout volé ! », ou « C’est là quelque part, repasse,
je vais chercher » puis, après plusieurs visites et rappels insistants, « Non, rien. Je ne sais
plus si j’ai gardé ça finalement » …
En fait, peu de familles congolaises ont eu le luxe d’assurer la conservation de
papiers civils ou privés anciens : à côté de raisons techniques (ravages des termites et de
l’humidité), guerres, pillages et déplacements subséquents de populations ont occasionné
depuis des décennies de nombreuses pertes et destructions. En outre, sur fond d’instabilité
politique, la scribalité a polarisé au fil des régimes successifs une certaine méfiance
sociale (révélation de « secrets », traces matérielles compromettantes) peu propice à une
culture de l’archivage. Les périodes de tension après 1960 et autour de 1972 (authenticité
africaine proclamée par Mobutu), drainant une rhétorique de rejet de l’étranger, ont vu
beaucoup de Congolais métissés jeter ou ranger dans des caisses oubliées les albums, les
traces des activités des anciens cercles ‘mulâtres’ et autres souvenirs du temps colonial
jugés inutiles et difficilement valorisables dans la nouvelle identité nationale, congolaise
puis zaïroise.
Enfin, héritier d’une longue tradition socio-culturelle plaçant l’oralité au centre de
la transmission du savoir et des valeurs collectives, le peuple congolais, à l’image de
l’indifférence institutionnelle (absence d’infrastructures de conservation adéquates,
liquidation ou entassement anarchique d’archives administratives et gouvernementales
« encombrantes »), semble peu attaché aux stigmates matériels et aux écrits du passé,
dans une logique de survie de l’« ici et maintenant » (Salmon 1986 : 27, 187).
Malgré toutes ces entraves, les « petits trouvailles » (photographies, cartes de baptême,
« mémoires » cherchant éditeurs, etc.) restent très stimulantes et les propriétaires les
prêtent aujourd’hui volontiers (fin de la dictature mobutiste) à l’historien de passage.
« Mises en corps » du chercheur occidental
Les circonstances du contact avec les Congolais autant que l’identité symbolique
et sociale qu’ils attribuent au chercheur étranger, sont profondément traversées par la
sémantique épidermique. Cette dernière s’intègre dans un décryptage, souvent inconscient,
du corps « matériel » (apparence physique et/ou vestimentaire) en terme de catégorisation
socio-économique. « D’emblée, l’estime à l’égard d’autrui tient donc rarement à la
pigmentation de sa peau, en soi sans importance, mais souvent à ce qu’elle dit sur son
être social » (Rubbers 2004 : 43).
L’intense mobilité et la confrontation interculturelle directe caractérisant les recherches
de terrain contraignent le scientifique à la gestion délicate d’une barrière invisible tracée
par les marqueurs binaires « noir » et « blanc ».
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Certes, après 1960, par un glissement du critère « racial » au critère social, les hauts-
fonctionnaires politiques congolais personnifièrent le mundele/muzungu13 « noir » en
affichant des signes d’aisance financière et d’accès à la modernité.
Mais le « Blanc », objectivé en tant que membre d’un groupe homogène, se trouve
toujours en RDC au centre de la figure de l’altérité et de la notion de pouvoir, cristallisant
tour à tour admiration, curiosité et défiance (Jewsiewicki 1993 : 163-165).
D’autant plus lorsqu’il est de nationalité belge, associé par voie de conséquence
non seulement aux migrants économiques « de première classe » (affairistes, chefs
d’entreprises) mais surtout à l’ancienne puissance colonisatrice et son icône de Bula
matari14 (Vellut 1982 : 94).
Par extension, la jeunesse locale catapulte souvent l’Européen au centre des rapports
de force politiques ambiants, véritable incarnation d’institutions internationales ou de
puissances économiques (ONU, Etats-Unis, etc.) s’ingérant dans le contrôle de l’avenir
et des richesses du pays.
Chaque déplacement, même dans des conditions modestes (transports collectifs,
marche) ou discrètes (sobriété vestimentaire ou port du pagne local)15, ne peut donc
passer inaperçu. Il multiplie les occasions d’interpellation populaire, tantôt cordiale tantôt
agressive, sur cette « européanité » et cette « blanchitude » construites.
A titre anecdotique, à la fin d’un séjour à Matadi où j’avais logé chez l’habitant, lors
de mon inscription sur la liste des passagers d’un bus délabré, un officier du commissariat
général des migrations pécuniairement intéressé me passa un « savon historique » de
deux heures en pensant avoir affaire à une commerçante nantie. Prétextant la non validité
de mon autorisation kinoise de voyage, il taxa de colonialisme le fait que, selon lui, je
m’aventure au Congo « comme dans un moulin » ou « un pays de sauvages » en me
croyant « tout permis » et au dessus des lois congolaises alors que la colonisation était
finie.
De même, début juin 2004 (nouvelle incursion rwandaise à l’Est du pays), suite aux
manifestations, parfois meurtrières, contre les bâtiments et le personnel onusiens, les
étudiants d’une école supérieure lushoise huèrent mon arrivée dans la cour en scandant
« ONU, dehors ! ». Ils estimaient que mon teint personnifiait les « complices des assauts
rwandais », « tueurs de manifestants », alors que la plupart des casques bleus de la Monuc
actuellement en poste sont d’origine non européenne.
Depuis plus de dix ans, ces lectures « chromatiques » sont en réalité renforcées non
seulement par les rumeurs de conspiration externe cultivées au sein des différentes factions
de la classe politique congolaise16, mais encore par l’extrême détresse socio-économique
de la population, enfin par un tissu d’expatriés occidentaux assez fermé sur lui-même. Ces
derniers sont généralement localisés dans les quartiers proches du centre-ville ou, depuis
les pillages récurrents des années 1990, pratiquent un « habitat-bunker » très sécurisé;
leurs liens avec les Congolais se limitent bien souvent au cadre professionnel, sur un
mode assez superficiel et de subordination. Ainsi, en RDC, l’intégration d’un « blanc »
dans l’ordre de la banalité sociale demeure un impensé psychologique, une « aberration
sociologique » (Rubbers 2004 : 43-45).
Au cours de mes entretiens, la codification corporelle et l’induction de rôles sociaux
ont paradoxalement fréquemment contribué à la maïeutique du témoin. Pour rappel,
l’image à la fois protectrice et oppressante des fameux banoko, les oncles, au premier
plan du système de parenté et de l’organisation des sociétés congolaises, tient une grande
place dans la subjectivation de l’histoire coloniale et des rapports (ex) colonisés – (ex)
colonisateurs. Beaucoup de métis ont intégré ma venue dans cette grille relationnelle de
type avunculaire. C’était en quelque sorte le retour de la tante paternelle17 en tant que
réceptacle de leurs frustrations historiques et familiales : je fus accueillie ou interpellée
par des formules telles que « Enfin le blanc a envoyé quelqu’un ! », « Tes pères là, voilà
ce qu’ils ont fait… », ou encore « Vous, les coloniaux, nous sommes vos fils ! ».
Le statut et la fonction du chercheur sont parallèlement pressentis à travers son
appartenance à la corporation universitaire, lieu de prestige et de pouvoir aux yeux des
Congolais, souvent confusément identifié à de l’« émissariat » gouvernemental. Par la
nature même de ma démarche d’écoute et de mon cadre de travail (projet scientifique
belge), certains interlocuteurs eurent dès lors tendance à m’attribuer une « mission »
sociale et politique de représentation (sorte de « syndicat des doléances » de la
communauté métisse) ou d’agent annonciateur de solutions (accès à la nationalité belge,
dédommagements ou aides ponctuelles de l’Etat belge).
L’enquêteur doit donc continuellement faire face aux diverses strates de signifiance
intrusive et/ou hiérarchique dans lesquelles ses interlocuteurs locaux l’appréhendent,
en s’attachant tantôt à la clarification du cadre contractuel (réitérations des objectifs du
dialogue), tantôt à la « technique du caméléon » (adaptation au milieu, investissement des
images sociales) (Blanchet et Gotman 2001 : 73, 75).
Conclusion
Du « Congo de Papa » au « Bled », l’« expatriation documentaire » constitue une
double aventure pour l’historien belge puisqu’elle implique dépaysement méthodologique
et confrontation interculturelle directe. Quittant le confort de ses lieux et outils de
travail traditionnels (bibliothèques et dépôts d’archives; batterie de règles de critique
historique) pour élargir son compas critique et sa matière objective, le chercheur doit
gérer parallèlement les conditions socio-anthropologiques et techniques particulières de
la récolte de l’« histoire vivante » en RDC. Ces dernières, interférant régulièrement sur le
contexte d’investigation, nous rappellent l’importance d’une certaine dose d’humilité et
de souplesse dans toute recherche d’informations.
17. Sœur, épouse ou fille à la fois du géniteur ayant négligé ses devoirs paternels et, plus métaphoriquement, du
système colonial belge.
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Histoire coloniale et nomadisme heuristique
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