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ERREUR
Author(s): Karl Ferdinand WERNER
Source: Bibliothèque de l'École des chartes, Vol. 154, No. 1, CLOVIS CHEZ LES HISTORIENS
(janvier-juin 1996), pp. 7-45
Published by: Librairie Droz
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/43013426
Accessed: 30-09-2019 01:19 UTC
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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE
ITINÉRAIRES HISTORIOGRAPHIQUES D'UNE ERREUR
par
Karl Ferdinand WERNER
1 . Sur la variété des opinions qui ont cours au sujet du Ve siècle, la meilleure ana
est celle d'Évelyne Patlagean, Dans le miroir, à travers le miroir : un siècle de déclin du m
antique , dans Entretiens sur l'Antiquité classique (Fondation Hardt, Vandœuvre-Genè
t. 26, 1980, p. 201-235 ; voir aussi Histoires de France, historiens de la France, acte du
loque international (Reims, 14 et 15 mai 1993), éd. Yves-Marie Bercé et Philippe Co
mine, Paris, 1994 (Société de l'histoire de France ). Bibliographie détaillée sur le sujet
K. F. Werner, Les origines, Paris, 1984 (Histoire de France , dirigée par Jean Favier, 1),
p. 510, et éd. allemande revue, sous le titre Die Ursprünge Frankreichs, Stuttgart,
p. 585-587 ; Jürgen Voss, Das Mittelalter im historischen Denken Frankreichs, Munich, 19
p. 435-472. Sur le contexte général, Olivier Guillot, « Les origines de la France (de l
du Ve à la fin du Xe siècle) », dans O. Guillot, Albert Rigaudière et Yves Sassier, Pouv
et institutions dans la France médiévale , t. I, Des origines à V époque féodale, Pa
1994, p. 7-168, et bibliographie aux p. 303-307 ; Eugen Ewig, Die Merowinger und
Frankenreich, 2e éd., Stuttgart, 1993, spéc. p. 211-233; Reinhold Kaiser, Das römische
und das Merowingerreich, Munich, 1993.
2. Voir à ce sujet K. F. Werner, Naissance de la noblesse, à paraître courant 1996
chap. 1, § II, « La 'fin de Rome', mythe moderne devenu certitude ». On voudra bien m'
ser de renvoyer plusieurs fois à cet ouvrage, dont les conclusions placent l'époque de Cl
au centre de l'histoire du monde chrétien romano-franc, et non plus en marge de « l'A
quité », et du « Moyen Age ».
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8 KARL FERDINAND WERNER
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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 9
Le royaume des Francs, Francia , devenu celui du roi de France, finit par
former un peuple : composé d'éléments divers qui ont fusionné, uni par un
passé commun, ce peuple est un produit de l'histoire, non une race préexis-
tante. Cette vision est plus proche des hommes8. Elle peut aussi s'appuyer
sur l'exemple d'autres nations européennes, Danois, Tchèques, Hongrois
ou Russes. Partout, l'élément dynastique a été un catalyseur; toujours il s'est
trouvé en étroite relation avec le facteur religieux, la christianisation ayant
eu une action stabilisatrice décisive dans la genèse nationale9.
De fait, la version du roi héros est rendue plus vraisemblable encore par
la place qu'elle accorde à la religion dans l'histoire du règne de Clovis, le
premier roi catholique des gentes . Après la césure historique intervenue vers
500, le pays en formation a vu se relayer durant plus d'un millénaire trois
dynasties franques et catholiques : une continuité qui aurait constitué une
sorte de « miracle historique » et, pourquoi pas, un miracle tout court. Clo-
vis n'a pas attendu longtemps pour être « inventé » : certains de ses contem-
porains ont déjà été frappés par la dimension de sa conversion, qu'ils ont
aussitôt comparée à celle de Constantin le Grand 10. Celle-ci déjà était tenue
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10 KARL FERDINAND WERNER
saint des Francs, comme il a fait sienne l'idée « tourangelle » de nettoyer le sol de la Gaule
de la souillure de l'hérésie gothique (« Valde moleste fero quod hi ariani partem teneant
Galliarum »). Luce Pietri, La ville de Tours du IVe au VIe siècle : naissance d'une cité chré-
tienne , Rome, 1983 (Collection de l'Ecole française de Rome , 69), p. 731-786 (« Urbs Mar-
tini : histoire et idéologie »), rappelle ainsi que Clovis, « nouveau Moïse », a assez tôt suscité
dans la ville plusieurs miracles (p. 774 et suiv.). Par ailleurs, dès le baptême de Clovis, la
lettre de l'évêque de Vienne Avit confirma la vaste mission dévolue au roi : « La divine Pro-
vidence a trouvé un arbitre à notre temps. Votre foi, c'est notre victoire » (sur cette expres-
sion, voir l'article de Philippe Bernard dans le présent volume). Avit poursuivait : « La Grèce
peut se réjouir d'avoir (...) un princeps qui partage notre foi, mais désormais elle ne sera
plus seule à mériter le don d'une pareille faveur. Que Dieu puisse par vous faire sien tout
votre peuple (...); qu'aussi des peuples plus éloignés (...) reçoivent de vous la semence de
la foi » (texte, trad, et comm. par Jean-Pierre Brunterc'h, Archives de la France , t. I, Le Moyen
Âge , Ve-XIe siècle, Paris, 1994, n° 3, p. 108-114, et par Michel Rouche, Clovis , Paris, 1996,
p. 397-410). On avait compris en Gaule qu'il n'y avait plus un unique princeps catholique,
mais qu'il y en avait aussi un second, en Occident cette fois. Voir aussi les remarques de
William M. Daly, Clovis : how barbarie , how pagan ?, dans Speculum , t. 69, 1994, p. 619-664,
aux p. 637-641.
11. Dès avant 250, bien avant Orose, la conviction que l'Empire avait une fonction dans
les plans divins se rencontre chez Tertullien et Origène : voir les textes réunis par Richard
Klein, Das frühe Christentum, Darmstadt, 1993, p. 222-229.
12. La phrase a été choisie comme exergue par Le journal du XVe centenaire , bimensuel
publiant notices de spécialistes des questions franques, opinions et témoignages.
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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 11
13. K. F. Werner, Naissance..., chap. 1, § III. J. Voss, Das Mittelalter..., p. 373 et suiv. :
l'histoire de France reste celle des « trois races ».
14. K. F. Werner, Les origines..., p. 42-44.
15. Ainsi chez Jacques- Antoine Dulaure, auteur d'une très virulente Histoire critique de
la noblesse (Paris, 1790) : « Ah, malheureux peuple, vous étiez au pied des Barbares, dont
les aïeux ont massacré vos ancêtres. Ils sont tous des étrangers, des sauvages échappés des
forêts de la Germanie, des glaces de la Saxe (...). Il est probable qu'ils descendent d'un
brigans ». Voir aussi ci-dessous, notes 21 et 95.
16. B. Réizov, L'historiographie romantique française , 1815-1830, trad, franç.^ Moscou,
[1962] (éd. russe orig., Léningrad, 1956); Christian Amalvi, Le goût du Moyen Age, Paris,
1996, p. 19 et suiv.
17. J. Voss, Das Mittelalter..., p. 268-272. Sur l'histoire du droit, voir ci-dessous notes 30
et suiv.; K. F. Werner, Naissance..., chap. 2, § III, et chap. 3, § IV.
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12 KARL FERDINAND WERNER
Augustin Thierry est à part, car il montre une curieuse ambivalence. D'un
côté, il découvre la lutte des races dans l'histoire (pour lui, l'avènement des
Capétiens a marqué la revanche des Gallo-Romains sur les « Franks » de
Charlemagne), de l'autre il est fasciné par la brutalité de ces « Franks » qu'il
trouve chez Grégoire de Tours, après l'avoir découverte dans sa jeunesse,
collégien enthousiasmé qui scandait « Pharamond ! Pharamond ! » avec le
Chateaubriand des Martyrs 20. Dans ses Récits des temps mérovingiens et
dans ses Lettres sur l'Histoire de France , A. Thierry a popularisé une image
18. Jules Michelet, Introduction à l'histoire universelle , Paris, 1831, p. 20-30 (cf. B. Réi-
zov, L'historiographie ..., p. 354-365). Une identique aversion se retrouve chez Camille Jul-
lian : « César en Gaule n'a pas agi autrement que les Allemands de 1914. Il a pillé et détruit,
il a tué, froidement, par politique, voulant aider sa victoire par la terreur » (cité d'après
le résumé d'Albert Grenier, Camille Jullian, 1880-1930 , Paris, 1944, p. 258). « L'Em-
pire fut incapable de rien fonder de durable » et, quand les Germains s'installèrent, « une
génération suffit pour détruire à jamais l'œuvre politique de cinq siècles romains » (ibid.,
p. 269 et suiv.). Seuls les Gaulois et l'Église trouvent grâce devant cette conception intransi-
geante d'une patrie éternelle qui refuse tout ce qui vient de dehors, sauf la foi.
19. H. Nehlsen, Sklavenrecht zwischen Antike und Mittelalter: germanisches und rö-
misches Recht in dengermanischen Rechtsaufzeichnungen , Göttingen, 1972, p. 264 et suiv.
Sur le constat que le trafic d'esclaves prospérait dans le royaume franc, l'auteur a développé
des analyses intéressantes, dont on ne rappellera que quelques-unes : à côté du droit romain,
l'Ancien Testament joue un rôle dans les conceptions franques de l'esclavage (p. 283) ;
l'influence chrétienne sur les Francs se manifeste avant même leur conversion (p. 301); au
VIe siècle, la torture (romaine) voit son application approuvée par l'Église, sauf pour le clergé
(p. 339) ; et, surtout, c'est par l'Église que l'idée de la poursuite pénale publique se répand :
le droit romain bénéficie en somme de l'alliance entre la royauté et l'Église ; quant au droit
pénal franc, son histoire doit être réécrite.
20. A. Thierry, Récits des temps mérovingiens , Paris, 1840, préface, p. 21-25 (qite René
de Chateaubriand, Les martyrs , livre 6) ; Études ou discours historiques , sixième étude, sur
les « mœurs des barbares ». Sur Pharamond, voir les remarques de C. Grell, L'histoire de
France ..., p. 168 : les grandes histoires de France, « pour mettre en relief la pérennité de
la fonction royale, suivent un plan invariable : l'ordre des règnes souligne la stabilité du pou-
voir et l'immuabilité de la monarchie par le moyen d'une numérotation continue des rois
depuis Pharamond, premier en titre, en passant par Clovis (5e), Charlemagne (23e) jusqu'à
l'époque moderne. Ce procédé traditionnel permet de lier indissolublement l'histoire de France
à celle de ses rois : la 'France' prend ainsi paradoxalement naissance avec le premier d'entre
eux, Pharamond, qui régnait en Germanie, avant la conquête franque ». Ce premier roi (my-
thique) relativise Clovis, premier roi catholique de la Gaule franque, car il est païen en Ger-
manie. Avec les douzaines d'histoires de France qui débutent leur récit avec lui, il constitue
la version extrême du « royalisme germanique ». Ses défenseurs ont même volé à Clovis la
Loi salique, qu'ils déclarent « promulguée par Pharamond ». Pas de France sans conquête
franque, la Gaule devenant même quantité négligeable !
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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 13
21. A. Thierry, Lettres sur Vhistoire de France , 5e éd., Paris, 1836, p. 100, 116 et suiv.
(la citation est à la p. 153). De ces remarques, on peut rapprocher la persistance de l'image
de Clovis présenté comme un « pillard » lors de l'épisode du vase de Soissons. Mais on peut
interpréter celui-ci de façon opposée : un roi, quoique encore païen, veut restituer à un
évêque, par respect, un vase sacré se trouvant dans le butin de guerre de son armée. Or
la loi militaire romaine, valable dans l' exercit us Francorum aussi bien qu'au fameux « champ
de mars » cité par Grégoire de Tours (K. F. Werner, Les origines..., p. 301), réservait le butin
à la troupe qui l'avait fait et l'on n'y devait pas toucher avant le partage en règle. Voir aussi
ci-dessous, note 81.
22. François Guizot, Essai sur l histoire de France , Paris, 1823; Histoire générale de la
civilisation en Europe , Paris, 1840, 4 vol. Cf. B. Réizov, L'historiographie ..., p. 268 et suiv.
23. Georg Waitz, Uber die Gründung des deutschen Reiches durch den Vertrag von Verdun ,
conférence prononcée en 1843 et, publié par Karl Zeumer, Abhandlungen zur deutschen
Verfassungs- und Rechtsgeschichte , Göttingen, 1896, p. 1-24 (citation à la p. 9, n. 1);
A. Thierry, Lettres ..., p. 140 et 168; F. Guizot, Histoire générale ..., t. I, p. 11 et 239.
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14 KARL FERDINAND WERNER
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LA « CONQUÊTE FRANQUE >» DE LA GAULE 15
27. K. F. Werner, Peuple élu ou instrument du destin , dans Histoire et archéologie , n° 56,
septembre 1981, p. 82-89; En guise d'introduction , dans Conquête franque de la Gaule ou
changement de régime? Childéric-Clovis, wis des Francs , 482-1983 , Tournai, 1983 (cata-
logue de l'exposition De Tournai à Paris , naissance d'une nation ), p. 5-14, réimpr. dans id.,
Vom Frankenreich zur Entfaltung Deutschlands und Frankreichs , Sigmaringen, 1984, p. 1-11
avec compléments aux p. 466 et suiv.
28. Voir ci-dessous, note 95. Sur la fusion des élites, K. F. Werner, Naissance ..., chap. 6
et 7. On notera que le sceau de Childéric portait le simple titre de rex , pas encore celui
de rex Francorum , un titre que Clovis du reste ne prend pas non plus dans sa lettre aux
évêques (ci-dessous, note 81).
29. L'anecdote citée ci-dessous, note 52, fait deviner pourquoi.
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16 KARL FERDINAND WERNER
30. F. Olivier-Martin, Précis ďhistoire du droit français, 4e éd., Paris, 1945, chap. VII,
§ 7-8 ; du même, en dernier lieu, Histoire du droit français des origines à la Révolution, Paris,
1951.
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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 17
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18 KARL FERDINAND WERNER
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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 19
Olivier Guillot a, de son côté, délibérément ouvert une histoire des « insti-
tutions de la France médiévale » par un chapitre sur les « legs romano-
chré tiens » 38 .
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20 KARL FERDINAND WERNER
Rome a été conquise par la « Francorum virtus (...)• Legittimus possessor sum. Eripiat quis,
si potest, ciavam de manu Herculis (.„). Nondum facta est Francorum sive Teutonicorum
manus invalida » (Otton de Freising, Gesta Friderici I imperatoria, 1. II, chap. 30, éd. Georg
Waitz et Bernhard von Simson, 3e éd., Hanovre-Leipzig, 1912 [M.G.H., SS rerum Germani-
carum in usum scholarum , 46], p. 137-138).
42. Le codicille est conservé dans le formulaire de Marculf, 1. I, n° 8 (seconde moitié VIIe
ou début VIIIe siècle), éd. Karl Zeumer, Formulae merowingici et / carolini aevi, Hanovre,
1986 (M.G.H.), p. 47 et suiv. : « regalis dementia (...) tibi ad agendum regendumque com-
missemus, ita ut semper (...) omnis populus (...) tam Franci, Romani, Burgundionis vel reli-
quas nationis, sub tuo regimine (...) moderentur et eos (...) secundum lege et consuetudine
eorum regas, viduis et pupillis maximus defensor appareas, latronum et malefactorum sce-
lera a te severissimae repremantur, ut populi bene viventes (...) debeant (...) consistere quieti ».
43. Voir à ce propos les remarques de H. Nehlsen, Sklavenrecht... (ci-dessus, note 19).
L'histoire du droit romain a été longtemps occupée à chercher les traces de la « réception »
de celui-ci au « Moyen Âge », laissant l'Église à l'histoire du droit canonique. Qui écrira
l'histoire du droit des millions de Romains (. Romani , voire cives romani) qui vivaient sous
le régime de leur propre droit dans le sein du regnum Francorum ?
44. Comme l'a vu Karl Hauck dès 1966. Voir ci-dessous, notes 75-77.
45. É. Chénon, Histoire générale du droit..., p. 178 ; A. Dumas, Histoire du droit..., p. 35 ;
M.-B. Bruguière, Introduction..., p. 41 (« l'idée d'Empire ne marque pas les institutions, mais
le clergé en garde la nostalgie - la preuve : la reconnaissance de Clovis par l'empereur à
Tours, à ce qu'il semble spectacle pour faire plaisir aux nostalgiques »).
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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 21
Alains (ceux-ci non germaniques) 46, tous établis en de larges parties de la
Gaule avant ou avec les Francs qui, au début, n' « occupaient » qu'une por-
tion relativement limitée du territoire. Le scénario a été dominé par une his-
toriographie de vainqueurs : celle des Francs (puis des Français) et celle
de l'Église catholique. Or, une fois qu'on s'est persuadé que ces autres
gentes furent des rivaux, parfois acharnés, des Francs, la problématique perd
son caractère simpliste d'une lutte entre Romains et Germains et la position
des Gallo-Romains (prétendument pauvres « victimes » de la « conquête »)
change de caractère. Voudrait-on vraiment que ces hommes, dont on a assez
souligné la supériorité numérique, économique et culturelle, aient été muets,
paralysés par la terreur, incapables de prendre parti dans des luttes qui
devaient leur offrir d'évidentes possibilités tactiques ?
Poser la question, c'est déjà y répondre. On se remémore aussitôt
quelques faits bien connus. Dans la masse des populations romanisees de
la Gaule, les « intrus » ont été romanisés assez rapidement (à l'exception
du nord-est et de quelques îlots), d'autant plus que, depuis le IVe siecle, ils
avaient été précédés, on le sait mieux aujourd'hui, par des compatriotes,
bilingues depuis longtemps et restés en contact avec ceux de leurs parents
qui étaient demeurés en Germanie47. Quant aux élites romaines en Gaule,
les évêques qui en sont issus seront plus riches et plus puissants sous les
Mérovingiens qu'auparavant, qui feront monter le nombre des abbayes de
quelques unités à plusieurs centaines48. Les elites romaines et leur suite
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LA « CONQUÊTE FRANQUE >> DE LA GAULE 23
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LA « CONQUÊTE FRANQUE >> DE LA GAULE 25
Le caractère de ces relations nous serait encore plus compréhensible si
Remi, de haute naissance, était bien le fils d'Emile (Aemilius), comes res-
ponsable de la forteresse de Laon et de son territoire. Or le premier Cas-
trum élevé au rang de cité épiscopale par les rois francs fut Laon, et ce sur
l'initiative de Remi, qui détacha le territoire nécessaire à cette fondation
de celui de l'église rémoise58. Les deux fils d'Emile, l'un évêque de Reims,
l'autre de Soissons (capitale d'abord de Syagrius, puis de Clovis), apparte-
naient à un milieu romain proche de Childéric et Clovis, géographiquement,
ecclésiastiquement, voire militairement. C'est dans cette aire géographique
que l'on trouve les possessions de Remi mentionnées dans son testament59.
Ces membres de la nobilitas gallo-romaine ont préféré les gouverneurs
romains de leur province, Childéric puis Clovis, ennemis des Wisigoths héré-
tiques, à Syagrius, « roi romain » d'origine sénatoriale, mais d'une effica-
cité et d'une loyauté douteuses60. Il vaut donc la peine d'approfondir nos
connaissances des antécédents de Clovis pour montrer que ce ne sont pas
les Francs conquérants qui ont submergé la Gaule, mais que c'est la dynas-
tie de Childéric-Clovis, alliée de ces évêques, qui l'a défendue.
Il est significatif, pour la tradition politique dans laquelle a grandi Clo-
vis, qu'il ait eu un prédécesseur dans sa vénération pour saint Martin
- décisive pour sa conversion61 - , en la personne d'Aegidius, magister
utriusque militiae per Gallias. Celui-ci déjà, comme le note Grégoire de Tours
dans ses Miracles de saint Martin, invoquait l'aide du saint au moment du
danger62. Aegidius, chef militaire de Childéric, père de Clovis, était le der-
nier grand chef romain en Gaule, le défenseur de la terre restée romaine
et catholique en Gaule septentrionale, qui sera identique géographiquement
au premier royaume de Clovis63. En 461, quand l'empereur Majorien fut
assassiné par Ricimer, généralissime mi-suève mi-goth de par ses origines,
celui-ci fit destituer Aegidius sous le premier prétexte venu pour le rem-
placer par un ami des Goths. Aegidius ignora cette décision en cherchant
vainement la reconnaissance de l'Empire d'Orient, qui se trouvait alors sous
l'influence d'amis de Ricimer. On s'imagine de quel prix fut, pour un Aegi-
58. Hincmar, Vita Remigli , chap. J, éd. Bruno Krusch dans M. G.H., Scriptores rerum merovin-
gicarum , t. III (Hanovre, 1896), p. 250; cf. « Aemilius 1 », dans The prosopography of the
Late Roman Empire , Cambridge, 4 vol., 1971-1992 [désormais : P.L.R.A.], t. II (1980), p. 16,
et « Remigius 2 », ibid., p. 938. Sur ce qui suit, K. F. Werner, Naissance..., chap. 5, § II.
59. Voir ci-dessus, note 54.
60. K. F. Werner, Les origines.. », p. 303 et suiv. À la différence de Syagrius, qui ne fit
rien à l'occasion de la mort d'Euric, le jeune Clovis en profita pour préparer la lutte, inévi-
table, avec les Wisigoths.
61. Voir ci-dessous, note 102.
62. Grégoire de Tours, Miracula sancii Martini , 1. I, chap. 2; cf. P.L.R.A. , t. II, p. 13.
63. Voir ci-dessus, note 50, la remarque faite par Lucien Musset dès 1965.
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26 KARL FERDINAND WERNER
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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 27
rations militaires menées par les Francs dans la région de Langres, proche
de la région où les Alamans occupaient encore des restes de leurs an-
ciennes conquêtes en Gaule 66 . En les attaquant par le flanc, Childéric pou-
vait aider efficacement Odoacre, qui lui était précieux en retour : en tant
que chef reconnu de l'Occident, ce dernier a entériné, au plus tard par cette
alliance, le pouvoir dont Childéric disposait en Gaule.
Ces quelques épisodes confèrent une tout autre envergure au « roitelet
franc de Tournai » de l'historiographie courante, et jette une nouvelle lumière
sur les relations de Childéric avec Syagrius. Celui-ci avait pris le pouvoir
dans la Gaule romaine ou, pour mieux dire, dans la Romania de la
Gaule67, à une date qui nous est inconnue. Grâce à Martin Heinzelmann,
qui a réexaminé la Vie de sainte Geneviève avec l'historien canadien Joseph-
Claude Poulin et prouvé contre Bruno Krusch son authenticité et sa date
ancienne, nous savons que, pendant une période prolongée, Childéric a exercé
une autorité qui menaçait la position de Syagrius, non loin de Paris 68. Ce
n'était pas une attaque « barbare » contre les « Romains », cela exprimait
seulement le fait que Childéric, reconnu directement par Odoacre, ne recon-
naissait plus l'autorité de Syagrius. Celui-ci établit sa résidence à Soissons :
le geste, destiné à isoler les Francs au nord-est de cette place forte straté-
gique, confirme que Syagrius avait mis fin à la coopération romano-franque.
Il nous éclaire aussi sur la question, fort discutée ces derniers temps, de
savoir s'il a bien existé un « royaume de Syagrius » ou « royaume de Sois-
sons » 69. Pour moi, l'établissement d'une sedes regni à Soissons prouve la
ner propose deux interprétations : Childéric aurait écrasé des Alains en Orléanais ou des
Alamans aux environs de Troyes.
66. K. F. Werner, Les origines..., p. 298.
67 . La Vie de saint Samson, dans sa version la plus ancienne, distingue les terres situées
in Britannia de celles qui sont situées in Romania , désignation toute naturelle pour une région
restée romaine dans un environnement qui ne l'était plus (par comparaison, voir le terme
« Romagna », en Italie septentrionale). C'est cette Romania de Gaule du nord qui a eu ses
propres chefs à partir d'Aegidius.
68. M. Heinzelmann et J.-C. Poulin, Les Vies anciennes..., p. 36 et 97-102.
69. E. James, Childéric , Syagrius et la disparition du royaume de Soissons, dans Revue
archéologique de Picardie, 1988, n° 3/4, p. 9-12, conteste l'existence même de cet État
romain qui a formé le moule du premier royaume de Clovis, pour la raison qu'il ne se trouve
nulle mention d'un regnum Suessionense dans les textes contemporains. L'argument ne porte
que contre les historiens qui parlent par commodité du « royaume de Soissons » (comme
du « royaume de Cologne », la capitale de la Francia Rinensis, ou du « royaume de Tou-
louse » des Wisigoths, effectivement nommé parfois regnum Tolosanum). Or le royaume de
Clovis, pour n'avoir jamais été nommé regnum Suessionense, pas plus du reste que regnum
Parisiense, n'en est pas moins réel, tout comme ses capitales, Soissons, identique à celle
de Syagrius, puis Paris. Grégoire de Tours, Histoires , 1. II, chap. 27 (éd. cit., p. 71), parle
du Romanorum rex. Comme l'a montré Gerd Tellenbach, l'expression, dans son analogie
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28 KARL FERDINAND WERNER
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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 29
frappa le grand coup en 507, après des tentatives contre les Wisigoths en
496 et 498, qui l'avaient mené jusqu'à Saintes et Bordeaux, et contre les
Burgondes en 500. Allié à l'Empire, au royaume franc de Cologne, mais
aussi aux Burgondes, preuve de son art diplomatique, il écrasa l'armée d'Ala-
ric II à Vouillé, pour recevoir l'année suivante, à Tours, auprès du saint
de la Gaule et plus spécialement de l'Aquitaine, auquel il vouait victoire
et conquête 72, la récompense impériale tant désirée : une ambassade de
l'empereur Anastase lui apporta, avec divers insignes du consulat hono-
raire, le titre de gloriosissimus 73. Ce titre, récemment créé par l'Empire et
destiné entre autres aux reges reconnus par Rome, et donc reçus dans la
« famille des rois » que dirigeait l'empereur 74, fit de Clovis l'égal de Théo-
doric, mais beaucoup plus sur le plan religieux, car le Franc était aussi un
roi catholique ! Le rex gloriosissimus pouvait nommer dans les rangs de la
hiérarchie civile présidée par l'empereur; par la nomination au rang de cornes,
d'un Barbare il pouvait faire un vir inluster et donc un membre de la nobili-
tas 75. Il était pour l'Eglise de son regnum , à condition d'avoir la vraie foi,
dominus (politique) et pius princeps , prenant au-dessus des évêques la place
72. M. Heinzelmann, Gregor von Tours (538-594), « Zehn Bücher Geschichte » : Historio-
graphie und Gesellschaftskonzept im 6. Jahrhundert , Darmstadt, 1994, p. 120 et passim.
73. On trouvera le dernier état de la bibliographie, immense, sur la question chez Michael
Mc Cormick, Clovis at Tours : Byzantine public ritual and the origins of medieval ruler symbo-
lism, dans Das Reich und die Barbaren , éd. Evangelos K. Chrysos et Andreas Schwarcz,
Vienne, 1989, p. 155-180. On a proposé d'identifier les honneurs apportés à Clovis par
l'ambassade impériale (romaine, et non « byzantine ») soit avec les insignes du consulat (hono-
raire), soit avec les ornamenta palatii (tunique en pourpre, chlamyde, diadème royal) que
Théodoric le Grand avait reçus en 497 (E. Ewig, Die Merowinger ..., p. 28). Je me rallie à
cette hypothèse, car elle correspond à ce que l'on sait du titre de rex dans la hiérarchie romaine,
porté déjà par Odoacre et Théodoric, et assorti de l'attribut gloriosissimus : cf. Herwig Wol-
fram, Intitulatio , t. I, Lateinische Königs- und Fürstentitel bis zum Ende des 8. Jahrhunderts ,
Graz-Cologne-Vienne, 1967 (Mitteilungen des Instituts für österreichischen Geschichtsforschung ,
Ergänzungsband 21). En 511, les évêques du synode d'Orléans saluent précisément Clovis
comme gloriosissimus rex. Depuis 508, celui-ci est un roi reconnu par l'Empire comme dominus
des habitants, aussi bien romains que barbares, de son regnum. La genèse du « gloriosissi-
mat » romain est liée à l'apparition du titre de patricius , parent fictif de l'empereur ; gloriosis-
simus (avec ses variantes excellentissimus et praecellentissimus) met au même niveau, dans
la hiérarchie romaine, les rois, les exarques, les généralissimes et les détenteurs des plus
hautes charges de la cour impériale : K. F. Werner, Naissance..., ch. 7, § I, où je montre
que la dévalorisation par inflation des titres clarissimus, spectabilis et illuster n'avait laissé
aux sénateurs que la nouvelle classe supérieure des gloriosi. La nobilitas romaine n'a pas,
comme on le dit souvent, succombé avec l'Empire d'Occident ou avec la séparation du Sénat
en deux assemblées, romaine et constantinopolitaine.
74. Franz Dölger, Die « Familie der Könige » im Mittelalter, dans Historisches Jahrbuch,
t. 60, 1940, p. 397-420.
75. Ainsi de la nomination par Odoacre d'un Barbare au rang de cornes et vir illuster :
K. F. Werner, loc. cit.
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30 KARL FERDINAND WERNER
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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 31
fin de son règne ; d'un côté, il y exprime le respect qui leur est dû; de l'autre,
il leur fait comprendre qu'il n'a pas été dupe du jeu de quelques-uns, qui
avaient profité d'un privilège accordé par le roi pour en faire un usage injus-
tifié : désormais, il leur faudra apporter les preuves nécessaires. La souve-
raine attitude du roi laisse percer, au travers des formules latines polies par
ses notaires, l'esprit d'un vrai chef, combinant mesure et fermeté81. Rare-
ment, l'envergure d'un roi et de son action aura été aussi vite reconnue,
avant d'être si profondément et si longtemps méconnue, y compris des his-
toriens qui disposaient pourtant des armes de la critique moderne82.
Ceux-ci ont été égarés par des défigurations précoces dans la présenta-
tion des événements. L'éducation humaniste enseignait la « fin de l'Empire
romain » et la responsabilité des Barbares. Croyant connaître une vérité qui
n'était que légende tardive, ils ne songeaient pas à examiner de plus près
la place réelle des Barbares dans le monde romain avant Clovis, et le rôle
brillant qu'avaient tenu parmi eux plusieurs chefs francs. Or la recherche
prosopographique récente permet de reconstruire, au moins partiellement,
tout un réseau de relations généalogiques, véritable tissu humain, entre les
familles impériales et celles des chefs militaires romains, d'origine barbare
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32 KARL FERDINAND WERNER
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LA « CONQUÊTE FRANĢUE >> DE LA GAULE 33
familial illustré par Bauto, magister militam praesentalis d'Occident, par Richo-
mer, magister militam per Orientem en 383 et qui se nomme « Flavius » depuis
son consulat en 384, et par son neveu Arbogast, successeur de Bauto comme
généralissime d'Occident. Ils devaient tous leur rapide carrière à un autre
Franc, Merobaud. Officier de l'empereur Julien, celui-ci fut nommé géné-
ralissime (magister peditum praesentalis) vers 372 par Valentinien Ier, dont
il influença fortement les successeurs Valentinien II et Gratien88. Le
panégyrique composé pour Bauto, païen comme ses deux parents, a été écrit,
à Milan, en 385, par Aurelius Augustinus, le futur saint Augustin, tout occupé
encore à sa carrière dans le monde89. La fille de Bauto, Eudóxia, épousa
l'empereur Arcadius et fut la mère de Théodose II, 1' « auteur » du Code
Théodosien. Arbogast avait des relations courtoises avec le grand Ambroise,
évêque de Milan, ce qui ne l'empêcha pas, en homme le plus puissant dans
la capitale de l'Occident, d'installer une fois ses chevaux dans la cathédrale.
Richomer, correspondant du célèbre rhéteur Libanius, qu'il fit nommer consul
honoraire, recommanda à son neveu Arbogast un autre rhéteur, Eugenius.
Quand Arbogast contra la tentative faite par Valentinien II de le destituer,
ce qui entraîna la mort de celui-ci (une enquête d'Ambroise conclut à l'inno-
cence du général), il éleva Eugenius à la dignité impériale90. Après avoir
écrasé ses compatriotes francs à l'est de Cologne (où il avait un palais orné
de mosaïques et récemment découvert), il tenta d'écraser les chrétiens et
leur empereur d'Orient, Théodose le Grand. En ce moment décisif pour
la chrétienté, les chefs des armées qui allaient se battre étaient tous deux
des Francs91. Arbogast, champion du paganisme (romain !), battu le 6 sep-
tembre 394 à la rivière Frigidus, se donna la mort.
Après Arbogast (I), païen cultivé, et Arbogast (II), chrétien cultivé, comes
romain et évêque franc, nous rencontrons vers 550 un Arbogast (III), envoyé
par les Mérovingiens comme évêque à Strasbourg, ville dont il sera saint
patron et fondateur de la première cathédrale; son nom sera ensuite sou-
vent porté en Alsace92. Nom qui est comme un symbole de la romanisa-
tion des élites franques, évoluant entre le paganisme romain et ce qui sera
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34 KARL FERDINAND WERNER
L'image de l'époque s'est vite altérée, et cette modification est, elle aussi,
objet d'histoire. Il faut donc rechercher les responsables de la terrible défi-
guration historiographique qui a, très tôt, frappé ce monde romano-franc,
si visiblement conscient de ses tâches politico-religieuses. Cette entreprise
de relecture des origines a été le fait du milieu romano-franc lui-même, dès
les VIe-VIIe siècles. Cela ne veut pas dire qu'il y aurait eu alors une barbari-
sation pure et simple : des auteurs comme l'Italien Fortunat et l'Aquitain
Didier prouvent le contraire, dans les lettres qu'ils ont adressées à la cour
de Metz et à ses dignitaires, qu'ils fussent d'origine romaine ou barbare94.
93. P.L.R.A. , t. II, p. 756-758; Ferdinand Lot, Un diplôme de Clovis , dans Revue
belge de philologie et d'histoire, t. 17, 1938, p. 906-911, repr. dans id., Recueil des
travaux historiques , Genève, 1970 (Hautes études médiévales et modernes , 9 et 19), t. II,
p. 237-242.
94. Venanti Fortunati Opera poetica , éd. Friedrich Leo, et Opera pedestria , éd. B. Krusch,
dans M. G. H., Auctores antiquissimi , t. IV, 1-2 (Berlin, 1881-1885); Poèmes, livres /-/V, éd.
Marc Reydellet, Paris, 1994 (Collection des universités de France). Les lettres de Didier de
Cahors , éd. Dag Norberg, Stockholm, 1961 (Studia latina stockholmensia , 6). Sur le rang
et le mérite des grands de la cour, voir par exemple Fortunat, éd. B. Krusch, p. 153 et suiv.,
249 et suiv.
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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 35
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36 KARL FERDINAND WERNER
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LA « CONQUÊTE FRANQUE >> DE LA GAULE 37
pouvoir de Childéric, aurait quitté son mari pour suivre « le plus fort des
hommes » Plus tard, à côté de cette force mythique du couple dont
serait issu le roi fondateur, Clovis, un thème accrédité par Grégoire avec
des détails rocambolesques, on a exploité ce couple hors du commun pour
lui faire présager, après la conception du fils, sa future grandeur, mais aussi
la décadence, de génération en génération, de ses descendants. Comme l'a
bien vu Herwig Wolfram, ce nouveau motif brodé par le chroniqueur du
VIIe siècle appelé Frédégaire, ne traduisait pas un sentiment anti-royal ou
anti-dynastique, mais une idée convenue : le sort du peuple dépend de la
qualité de ses rois (populos sine timore principům ab invicem vastantur , sous
des rois faibles les peuples désunis se déchirent)100.
Une autre des interprétations que Grégoire a proposées, dans sa quête
de l'action divine sur le destin des rois francs, a eu des conséquences histo-
riographiques considérables. La façon dont il traite de la conversion de Clo-
vis suit en effet un schéma fort simple. C'est l'épouse catholique, Clotilde,
qui pousse le roi vers la vraie foi, mais celui-ci ne cède que devant la menace
d'une défaite contre les Alamans. La promesse qu'il fait de se convertir lui
apporte la victoire sur le champ. C'est alors seulement que saint Remi entre
en scène. Saint Martin lui-même, le saint de Tours, figure centrale pour la
Gaule et le sort de ses rois, n'apparaît qu'indirectement, quand Grégoire
dit que Clotilde était sa servante fidèle101.
Pour moi, le lien de la conversion avec la bataille, datée après coup dans
les Histoires, a un objectif bien précis : le rappel, explicite, du modèle cons-
tantinien. Quand le but, le baptême, est enfin atteint, Grégoire écrit : « Pro-
cedit novus Constantinus ad lavacrum ». Pour lui, il faut à tout prix mettre
l'intervention divine en faveur du nouveau maître chrétien de la Gaule sur
le même plan que l'intervention divine en faveur de Constantin, une figure
qu'il ose par ailleurs critiquer. L'arrière-plan de l'événement décisif devait
être une victoire sur les païens (les Alamans), en complète analogie avec
le miracle dont Constantin a profité. Pour servir ces vues, une victoire « mar-
tinienne » sur les Wisigoths hérétiques était moins indiquée. N'oublions pas
que Grégoire pense l'histoire dans ses dimensions spirituelles et univer-
selles, et non régionales : il faut que le roi envoyé par Dieu à l'Église des
Gaules éclipse, avec ses Francs, toutes les gentes non encore converties en
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38 KARL FERDINAND WERNER
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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 39
qui ont modifié son message. La question est complexe, car la plupart des
auteurs qui ont assimilé et cité les « Histoires de Grégoire », n'ont pas eu
sous les yeux l'œuvre originelle, mais des manuscrits portant le nom de Gré-
goire tout en abrégeant son texte. Il s'agit essentiellement du Pseudo-
Frédégaire (qui contient la légende troyenne de l'origine des Francs, incon-
nue de Grégoire, et qui se fait l'écho des idées politiques de l'élite aristocra-
tique laïque du milieu du VIIe siècle 104), d'une Historia regam Francorum
d'origine neustrienne, appelée Liber historiae Francorum par son éditeur,
B. Krusch (début du VIIIe siècle 105), et enfin d'un remaniement des His-
toires de Grégoire, restitué par M. Heinzelmann, et dont l'auteur, dès le milieu
du VIIe siècle, a éliminé quasi systématiquement les passages consacrés à
l'histoire de l'Eglise (passages essentiels pour Grégoire) en ne laissant que
les parties proprement « politiques », formant une œuvre qui méritait bien
son titre apocryphe ď Historia Francorum 106. Toute cette production histo-
riographique, composée en Bourgogne franque et en Neustrie à l'ouest de
la Meuse, ne parle que des victoires de Francs en cachant, si possible, leurs
échecs. Elle a largement contribué à la genèse d'une nouvelle identité
romano-franque.
*
* *
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40 KARL FERDINAND WERNER
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LA «CONQUÊTE FRANĢUE » DE LA GAULE 41
Gaule soumise par des Barbares, mais une Gaule franque gouvernée selon
la routine administrative du « modèle romain », qui s'appliqua ensuite à la
Germanie conquise. Des églises dédiées à Martin, le saint des Gallo-Romains
et des Francs, le saint ď Aegidius et de Clo vis, jalonnent les routes de cette
conquête-là112, autrement authentique que la soumission imaginée des
Gallo-Romains au nord de la Loire. Ceux-ci ont vécu autre chose que l'occu-
pation - et autrement plus intéressant pour l'historien : la fusion des
couches dirigeantes franques et romaines dans un Etat nouveau édifié sur
des bases anciennes.
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42 KARL FERDINAND WERNER
117. Charlemagne fit compiler les lettres pontificales jugées les plus importantes dans le
Codex Carolinus (éd. Epistolae merowingici ..., p. 469-657; cf. Lex. M.A. , t. II, col. 2202-
2203).
118. Jean Devisse, Hincmar , archevêque de Reims , 845-882 , Genève, 1976, 3 vol. (voir
la recension de Rudolf Schieffer dans Historische Zeitschrift , t. 229, 1979, p. 85-95). Une
vue différente chez C. Brühl, Deutschland-Frankreich. .., p. 357 et suiv., qui sépare bien le
rêve impérial de Charles le Chauve (cf. K. F. Werner, Karl der Große oder Charlemagne ?...,
p. 58 et suiv.) des idées personnelles d'Hincmar.
119. K. F. Werner, Die literarischen Vorbilder des Aimoin von Fleury , dans Medium Aevum
vivum : Festschrift Walther Bulst , éd. Hans Robert Jauss et Dieter Schaller, Heidelberg, 1960,
p. 69-103. Tous sont vaincus par la major fortitudo des Francs, sur le chemin qui les mène
de Troie vers la Gaule (op. cit., p. 98).
120. Aimoin, Vita Abbonis , éd. Patr. lat., t. 139, col. 387-414; Bernd Schneidmüller,
« Nomen patriae » : die Entstehung Frankreichs in der politisch-geographischen Terminologie,
10.-13. Jahrhundert , Sigmaringen, 1987 (Nationes, 7).
121. K. F. Werner, Westfranken-Frankreich unter den Spätkarolingern und frühen Kape -
tinger (888-1060), dans Handbuch der europäischen Geschichte , éd. Theodor Schieder, t. I,
Stuttgart, 1976, p. 731-783; repr. dans id., Vom Frankenreich..., p. 225-277, spéc. p. 251
et suiv., 259 et suiv. Id., recension de Gian Andri Bezzola, Das ottonische Kaisertum in der
französischen Geschichtschreibung des 10. und beginnenden 11. Jahrhunderts (Graz-Cologne,
1956), dans Historische Zeitschrift, t. 190, 1960, p. 576-579.
122. K. F. Werner, Il y a mille ans, les Carolingiens : fin d'une dynastie , début d'un mythe,
dans Annuaire de la Société de l'histoire de France, 1991-1992, p. 17-89, spéc. p. 51 et
66 et suiv.; id., Karl der Große oder Charlemagne ?..., p. 41.
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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 43
ouvert pour que les auteurs dès le XIIe siècle et Guibert de Nogent consi-
dérassent que tous les habitants du royaume de France devaient être des
Franci , Francigenae , « Franceis », Français, un processus bien analysé par
Philippe Contamine, Bernard Guenée et Colette Beaune123.
Il est curieux de constater que cette identification unificatrice, sous le seul
nom de Franci , reproduit, au XIIe siècle et à l'échelon du royaume entier,
le mouvement qui s'était manifesté au VIIe siècle en Gaule franque, au nord
de la Loire. Le nom qui est en passe de devenir « national » transmet -
et c'est cela qui compte dans notre perspective - le même héritage franc,
puis français à toutes les populations du royaume : ils seront tous les enfants
de Clovis et de Charlemagne 124. Ce n'est pas une « erreur », c'est 1' « his-
toire voulue » par les hommes, d'abord par ceux qui occupaient le centre
politique du pays, puis par une part de plus en plus importante de la « nation »,
finalement unie autour d'une royauté dont les traditions historiques se sont
formées en une évolution séculaire. Nous devons la respecter comme un
produit authentique de chacune des périodes qui ont formé cette histoire.
Mais il faut être moins indulgent pour l'emploi fait de ces traditions par
une historiographie qui prétendit, à partir du XIXe siècle, les transformer
en un résultat de la critique historique moderne. Elle a, certes, l'excuse par-
tielle d'avoir été façonnée par les idéologies contemporaines. Notre siècle
a porté ce lourd héritage, mais il a commencé à s'en dégager, en décou-
vrant, entre autres, tout le bienfait d'une coopération internationale qui a
été longtemps réservée à la seule histoire ancienne125.
123. P. Contamine, La France aux XIVe et XVe siècles, hommes, mentalités, guerre et paix ,
Londres, 1981 ; L oriflamme de Saint-Denis aux XIVe et XVe siècles, étude de symbolique reli-
gieuse et royale , Nancy, 1975. B. Guenée, Politique et histoire au Moyen Âge, recueil d'ar-
ticles sur l'histoire politique et l'historiographie médiévale , Paris, 1981 (Publications de la
Sorbonne, Réimpressions , 2), spéc. articles nos 1, 2, 6, 8. C. Beaune, Naissance.,., spéc.
p. 55-82 (« Saint Clovis »), où l'auteur souligne la précocité de l'émergence nationale dans
une France qui se voit comme « la race sainte des Francs », nouveau peuple élu par Dieu.
Logique « initiale », dirais-je, d'une histoire unitaire, qui ne connaît que des barbares païens
ou hérétiques. Je me sépare de C. Beaune, parce que nous n'avons pas la même perspec-
tive, lorsqu'elle évalue à peu le legs du haut Moyen Âge (p. 339) : pour elle, la construction
idéologique de la fin du Moyen Âge occupe une grande place ; pour moi, la période méro-
vingienne a légué l'essentiel : la particularité du « peuple » et de sa dynastie. Mais il a évi-
demment fallu un processus séculaire pour que cela se concrétisât et gagnât toute la France.
124. K. F. Werner, Karl der Große oder Charlemagne ?... L'identité des Français comme
celle des Allemands doit beaucoup à l'image de l'empereur que les élites des deux pays
ont forgée dès le Xe siècle. Ces deux « nouveaux personnages » sont évidemment à séparer
du Charles historique, sur lequel je prépare une biographie.
125. K. F. Werner, Marc Bloch und die Anfange einer europäischen Geschichtsforschung,
Sarrebruck, 1995 ( Saarbrucker Universitätsreden, 38), p. 21 et suiv. Après les spécialistes
d'histoire ancienne, les comparatistes, comme Marc Bloch, ont été les grands précurseurs
de cette évolution.
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44 KARL FERDINAND WERNER
Résumé
L'historiographie du règne de Clovis a longtemps été dominée par les mythes des
« Grandes invasions » et de l'affrontement entre Germains et Romains, présentés de façon
contradictoire comme la ruine d'une civilisation, comme l'anéantissement d'un monde cor-
rompu et esclavagiste, ou comme le cadre de naissance d'une « race royale » qui devait créer
la France. Plus insidieuse et toujours répandue, l'idée d'une « conquête de la Gaule », autre-
ment dit d'une prise de possession de son sol (« Landnahme »), par les Francs a répandu
un concept dégagé pour d'autres situations historiques, telle la colonisation de terres
vierges. Les sources contemporaines du règne, rares mais explicites, montrent au contraire
que, poursuivant l'action de son père Childéric, Clovis, en abattant Syagrius, n'a réussi qu'une
« prise du pouvoir », arbitrée par les élites gallo-romaines, dont saint Remi de Reims est
un bon représentant, avant de se tourner contre les Wisigoths et d'autres Germains. Toute
la légitimité du roi, célébré comme custos patriae, reconnu par les évêques comme rex glorio-
sissimus , a reposé non seulement sur l'idéologie romaine, mais encore sur les structures poli-
tiques et sur la hiérarchie des honores en Gaule, ainsi que le montrent l'histoire du règne
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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 45
et la prosopographie de certains dignitaires romano-francs, tels les Arbogast et Merobaud.
Il n'est pourtant pas moins intéressant de décéler les inflexions tôt apportées à la « lé-
gende » du roi. Grégoire de Tours a mis l'accent sur la conversion, minimisant en un sens
le rôle joué par la dévotion à saint Martin, majorant le rôle de la victoire sur les Alamans.
Plus tard, l'aristocratie romano-franque des VIIe-VIIIc siècles s'est cherché une légende de
fondation et a commencé en travestir la « prise du pouvoir » de Clovis en une victoire du
peuple franc sur les Romains.
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