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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE: ITINÉRAIRES HISTORIOGRAPHIQUES D'UNE

ERREUR
Author(s): Karl Ferdinand WERNER
Source: Bibliothèque de l'École des chartes, Vol. 154, No. 1, CLOVIS CHEZ LES HISTORIENS
(janvier-juin 1996), pp. 7-45
Published by: Librairie Droz
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/43013426
Accessed: 30-09-2019 01:19 UTC

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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE
ITINÉRAIRES HISTORIOGRAPHIQUES D'UNE ERREUR

par
Karl Ferdinand WERNER

Les origines politiques de la Gaule franque ont été interprétées de manière


fort diverse. L'une des opinions les plus répandues considère que la Gaul
fut conquise par des envahisseurs francs, soumettant plus ou moins complè-
tement la population à leur loi1. Certains attribuent la victoire (ou le dé
sastre, selon les goûts) à ce peuple germain, dans le cadre ď « invasions
barbares» comprises comme cause de la « fin de l'Empire romain »2; cer
tains y voient le triomphe personnel du roi Clovis sur ses ennemis, Romains
et autres.

La nuance ne semble pas considérable, elle l'est pourtant. La premièr


version voit dans la conquête, plus ou moins sauvage, de la Gaule le résu
d'une sorte de lutte de races ennemies, « Germains » contre « Romain

1 . Sur la variété des opinions qui ont cours au sujet du Ve siècle, la meilleure ana
est celle d'Évelyne Patlagean, Dans le miroir, à travers le miroir : un siècle de déclin du m
antique , dans Entretiens sur l'Antiquité classique (Fondation Hardt, Vandœuvre-Genè
t. 26, 1980, p. 201-235 ; voir aussi Histoires de France, historiens de la France, acte du
loque international (Reims, 14 et 15 mai 1993), éd. Yves-Marie Bercé et Philippe Co
mine, Paris, 1994 (Société de l'histoire de France ). Bibliographie détaillée sur le sujet
K. F. Werner, Les origines, Paris, 1984 (Histoire de France , dirigée par Jean Favier, 1),
p. 510, et éd. allemande revue, sous le titre Die Ursprünge Frankreichs, Stuttgart,
p. 585-587 ; Jürgen Voss, Das Mittelalter im historischen Denken Frankreichs, Munich, 19
p. 435-472. Sur le contexte général, Olivier Guillot, « Les origines de la France (de l
du Ve à la fin du Xe siècle) », dans O. Guillot, Albert Rigaudière et Yves Sassier, Pouv
et institutions dans la France médiévale , t. I, Des origines à V époque féodale, Pa
1994, p. 7-168, et bibliographie aux p. 303-307 ; Eugen Ewig, Die Merowinger und
Frankenreich, 2e éd., Stuttgart, 1993, spéc. p. 211-233; Reinhold Kaiser, Das römische
und das Merowingerreich, Munich, 1993.
2. Voir à ce sujet K. F. Werner, Naissance de la noblesse, à paraître courant 1996
chap. 1, § II, « La 'fin de Rome', mythe moderne devenu certitude ». On voudra bien m'
ser de renvoyer plusieurs fois à cet ouvrage, dont les conclusions placent l'époque de Cl
au centre de l'histoire du monde chrétien romano-franc, et non plus en marge de « l'A
quité », et du « Moyen Age ».

Bibliothèque de l'École des chartes , t. 154, 1996, p. 7-45.

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8 KARL FERDINAND WERNER

Ceci posé, on peut mettre l'accent sur la supér


dont les descendants hériteraient d'un droit à un
dique 3 ; on peut aussi souligner l'infériorité cult
sable d'avoir ruiné la civilisation et provoqué
bare4. Ces opinions antagonistes, qui pourtan
tement, ont en commun de conférer un caractèr
rences entre les peuples. Elles ont cru être con
en appliquant à l'histoire politique et sociale d
lutte pour la survie des espèces, et en transfor
groupements politiques en entités biologiques
La seconde version, celle du roi héros, parle, e
d'une « race royale » au sens ancien du terme,
tie », un sens précis dérivé de l'élevage des an
atteint le même but que la précédente, le triom
mais par des étapes différentes : dynastiques, p

3. Sur la confrontation entre les thèses d'Henri de Bou


(t 1722), publiées après sa mort (Histoire de l'ancien gou
Amsterdam, 1727, 3 vol.) et celles, « romanisantes », d
toire critique de l'établissement de la monarchie française
les conséquences politiques comme historiographiques de
Mittelalter..., p. 262-266, et K. F. Werner, Les origine
4. « Siècles d'ignorance » : voir J. Voss, Das Mittelalter.
du XVIe siècle), 126 et suiv. (XVIIe siècle), 183 et suiv. (XVII
5. L'impact du darwinisme social n'est à l'origine qu'un é
logie (comme en témoigne, entre autre, l'ouvrage de Ludwi
Innsbruck, 1883); mais sa vulgarisation par les géograp
« Lebensraum », espace vital) et par les historiens eut de
Georg Faber, Zur Vorgeschichte der Geopolitik , dans Welt
witzer, éd. Heinz Dollinger, Munster, 1982, p. 390-402 ; K
und die deutsche Geschichtswissenschaft, Stuttgart, 1967
rien allemand , dans Relations internationales, n° 65, 199
XIXe siècle proclamaient des nécessités « scientifiquemen
« explications » historiques faciles et provoquaient un mé
elles plongeaient loin leur racine et l'on trouve une sorte de
chez Augustin Thierry (K. F. Werner, Les origines..., p
21 et 95).
6. Sur la foi en l'excellence d'une naissance noble, célé
XVIIe siècles (y compris Rabelais) comme une « race » bi
naires, en analogie avec les races des plantes et animaux
en France au XVIe et au début du XVIIe siècle, 2e éd., M
de la « race nordique », le comte de Gobineau (Essai sur l'i
1853-1855, 4 vol.), est à mi-chemin de cette conception
élitisme ethnique qui, fixé sur les Germains définis comme
Nietzsche avant d'être exploité par le racisme en Allem
7. Comme l'ont montré les travaux de Philippe Conta

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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 9
Le royaume des Francs, Francia , devenu celui du roi de France, finit par
former un peuple : composé d'éléments divers qui ont fusionné, uni par un
passé commun, ce peuple est un produit de l'histoire, non une race préexis-
tante. Cette vision est plus proche des hommes8. Elle peut aussi s'appuyer
sur l'exemple d'autres nations européennes, Danois, Tchèques, Hongrois
ou Russes. Partout, l'élément dynastique a été un catalyseur; toujours il s'est
trouvé en étroite relation avec le facteur religieux, la christianisation ayant
eu une action stabilisatrice décisive dans la genèse nationale9.
De fait, la version du roi héros est rendue plus vraisemblable encore par
la place qu'elle accorde à la religion dans l'histoire du règne de Clovis, le
premier roi catholique des gentes . Après la césure historique intervenue vers
500, le pays en formation a vu se relayer durant plus d'un millénaire trois
dynasties franques et catholiques : une continuité qui aurait constitué une
sorte de « miracle historique » et, pourquoi pas, un miracle tout court. Clo-
vis n'a pas attendu longtemps pour être « inventé » : certains de ses contem-
porains ont déjà été frappés par la dimension de sa conversion, qu'ils ont
aussitôt comparée à celle de Constantin le Grand 10. Celle-ci déjà était tenue

Beaune (ci-dessous, notes 21 et 123). Sur la contribution de l'historiographie monarchique


de l'âge classique, décisive dès les années 1620-1630, voir Orest Ranum, Historiographes ,
historiographie et monarchie en France au XVIIe siècle, dans Histoires de France ..., p. 149-163.
Il faut se garder de minimiser l'importance, et en même temps le caractère populaire, du
phénomène religieux dans 1' « histoire sereine et édifiante » élaborée à l'époque, puis trans-
mise aux ouvrages et manuels les plus modestes.
8. K. F. Werner, Les origines..., p. 497 : « Cette nation-là, une des plus importantes qui
soit, ne se trouve pas au début de son histoire, elle en est le résultat ». Mais il faut aussi
remarquer (op. cit., p. 46) que la dispute passionnée entre les tenants du mythe franc et
ceux du mythe gaulois s'est achevée par la symbiose des deux courants dans « une certaine
idée de la France », idée qui date d'une époque notablement antérieure à la formation de
la nation proprement dite. Si je puis dire, Clovis en a posé la première pierre, quand il n'y
avait pas encore de Français.
9. K. F. Werner, Volk, Nation, dans Geschichtliche Grundbegriffe, éd. Reinhart Kosel-
leck, t. VII, Stuttgart, 1992, p. 177-186. Pour l'accent mis sur la continuité des trois races
royales, voir Chantai Grell, L'histoire de France et le mythe de la monarchie au XVIIe siècle,
dans Histoire de France..., p. 165-188, aux p. 168-171, qui rappelle comment des auteurs
de l'époque, insistant sur « la fusion des races pour protéger la fiction de la continuité dynas-
tique », cherchèrent à justifier Pépin du « crime de parjure et de félonie » contre le dernier
Mérovingien, comme à défendre Hugues Capet de l'accusation d'usurpation.
10. La bibliographie sur le « miracle historique » que constitue le destin de la France est
immense; on en citera, comme exemple récent, Le miracle capétien, éd. Stéphane Riais,
Paris, 1987. Quant au miracle proprement dit, voir C. Beaune, Naissance de la nation France ,
Paris, 1985, p. 56 et suiv., qui résume les relations de Clovis avec les saints, sinon avec
le sacré. J'apporterais simplement un correctif à son analyse : bien des sources anciennes
ne laissent certes voir « que le guerrier », mais quelques indices plus anciens encore
montrent que, dès son règne, Clovis a eu affaire aux saints et au sacré. Il a prié sur la tombe
de saint Martin pour la victoire sur les Wisigoths et il lui a rendu grâce; il a fait de lui le

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10 KARL FERDINAND WERNER

pour œuvre divine par les chrétiens, qui voyaien


le doigt de Dieu dans la création de l'Empire, r
de la paix augustéenne, pour le message du Chri
pas penser qu'avec Clovis commençait une nouv
conquête des gentes à la foi ? Avec Clovis, la dy
qui s'est formé ensuite ont été élus. L'Eglise ro
tôt ratifié ces vues, employant ou entérinant des f
tianissimus , « roi Très-Chrétien », et « France,
jusqu'à nos jours où le pape Jean-Paul II s'est
demandant : « Es-tu fidèle aux promesses de ton
Les tenants de la version du roi héros sont donc confortés dans leurs vues
par ce facteur religieux, que les tenants de la version « darwiniste » par-
viennent mal à intégrer à leur construction, perdant un pan entier de l'his-
toire vécue par les habitants de la Gaule du Ve au VIIIe siècle. Durant cette
période, le princeps (empereur ou roi) et Y Ecclesia furent inséparables, impen-
sables l'un sans l'autre. Cette dimension est indispensable, on le verra, pour
tenter de comprendre le problème de la « conquête de la Gaule » par les
Francs. Mais, quelles que soient les versions soutenues, des siècles de
recherche sont tombés en d'étranges erreurs, pour avoir négligé les idées
et les mentalités des chefs de l'époque, telles qu'elles s'expriment dans les
sources strictement contemporaines.

saint des Francs, comme il a fait sienne l'idée « tourangelle » de nettoyer le sol de la Gaule
de la souillure de l'hérésie gothique (« Valde moleste fero quod hi ariani partem teneant
Galliarum »). Luce Pietri, La ville de Tours du IVe au VIe siècle : naissance d'une cité chré-
tienne , Rome, 1983 (Collection de l'Ecole française de Rome , 69), p. 731-786 (« Urbs Mar-
tini : histoire et idéologie »), rappelle ainsi que Clovis, « nouveau Moïse », a assez tôt suscité
dans la ville plusieurs miracles (p. 774 et suiv.). Par ailleurs, dès le baptême de Clovis, la
lettre de l'évêque de Vienne Avit confirma la vaste mission dévolue au roi : « La divine Pro-
vidence a trouvé un arbitre à notre temps. Votre foi, c'est notre victoire » (sur cette expres-
sion, voir l'article de Philippe Bernard dans le présent volume). Avit poursuivait : « La Grèce
peut se réjouir d'avoir (...) un princeps qui partage notre foi, mais désormais elle ne sera
plus seule à mériter le don d'une pareille faveur. Que Dieu puisse par vous faire sien tout
votre peuple (...); qu'aussi des peuples plus éloignés (...) reçoivent de vous la semence de
la foi » (texte, trad, et comm. par Jean-Pierre Brunterc'h, Archives de la France , t. I, Le Moyen
Âge , Ve-XIe siècle, Paris, 1994, n° 3, p. 108-114, et par Michel Rouche, Clovis , Paris, 1996,
p. 397-410). On avait compris en Gaule qu'il n'y avait plus un unique princeps catholique,
mais qu'il y en avait aussi un second, en Occident cette fois. Voir aussi les remarques de
William M. Daly, Clovis : how barbarie , how pagan ?, dans Speculum , t. 69, 1994, p. 619-664,
aux p. 637-641.
11. Dès avant 250, bien avant Orose, la conviction que l'Empire avait une fonction dans
les plans divins se rencontre chez Tertullien et Origène : voir les textes réunis par Richard
Klein, Das frühe Christentum, Darmstadt, 1993, p. 222-229.
12. La phrase a été choisie comme exergue par Le journal du XVe centenaire , bimensuel
publiant notices de spécialistes des questions franques, opinions et témoignages.

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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 11

I. LES ERREMENTS DE L'HISTORIOGRAPHIE MODERNE.

On avait d'abord vu la victoire de la thèse humaniste : elle décrivait la


fin complète de l'Etat romain, de ses institutions et de la civilisation an-
tique, jetés bas par la volonté de destruction des Barbares venus du nord
des Alpes, Francs compris. Cette vision, forgée en Italie, laissait le beau
rôle aux Italiens, seuls vrais héritiers des Romains; elle a été reçue avec
tiédeur par les historiens français, sujets d'une monarchie puissante dans
la chrétienté et fière du rôle de guide qui aurait été le sien depuis Clovis 13.
Aussi, en dépit de jugements peu amènes sur l'abaissement de la culture
littéraire et artistique en des périodes peu éclairées, les historiens français
ont-ils attendu la Révolution pour prononcer la condamnation générale d'une
époque entière, dénommée « Moyen Age » 14. C'est alors seulement que
prend fin le schéma chronologique des « trois races » et que meurt le « mythe
franc ». Il a fait place à une certaine gêne, sinon à une véritable honte, face
à des ancêtres dont on avait été si fier auparavant, et auxquels on préférait
désormais « les Gaulois ». Il ne restait plus qu'à ridiculiser les rois mérovin-
giens, ou à en faire des monstres15.
Ces jugements sont bien connus, mais d'autres opinions encore ont eu
cours. D'un côté, les romantiques ont aussi découvert les charmes des temps
« moyenâgeux » 16. De l'autre, les historiens du droit français sont plutôt
restés fidèles aux idées de Montesquieu sur les libertés d'origine germa-
nique 17 . Idées qui ont même inspiré un temps le jeune Michelet, quand il
a vu dans la conquête de l'Empire romain, permettant l'abolition de l'escla-
vage antique, la victoire de la démocratie (des Germains, hommes libres)
sur l'aristocratie. L'esclavage et les cultes orientaux (y compris le christia-
nisme) auraient été, plus que les Barbares, les responsables de la décadence

13. K. F. Werner, Naissance..., chap. 1, § III. J. Voss, Das Mittelalter..., p. 373 et suiv. :
l'histoire de France reste celle des « trois races ».
14. K. F. Werner, Les origines..., p. 42-44.
15. Ainsi chez Jacques- Antoine Dulaure, auteur d'une très virulente Histoire critique de
la noblesse (Paris, 1790) : « Ah, malheureux peuple, vous étiez au pied des Barbares, dont
les aïeux ont massacré vos ancêtres. Ils sont tous des étrangers, des sauvages échappés des
forêts de la Germanie, des glaces de la Saxe (...). Il est probable qu'ils descendent d'un
brigans ». Voir aussi ci-dessous, notes 21 et 95.
16. B. Réizov, L'historiographie romantique française , 1815-1830, trad, franç.^ Moscou,
[1962] (éd. russe orig., Léningrad, 1956); Christian Amalvi, Le goût du Moyen Age, Paris,
1996, p. 19 et suiv.
17. J. Voss, Das Mittelalter..., p. 268-272. Sur l'histoire du droit, voir ci-dessous notes 30
et suiv.; K. F. Werner, Naissance..., chap. 2, § III, et chap. 3, § IV.

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12 KARL FERDINAND WERNER

de la civilisation antique vers une barbarie mon


de comparer cette vision romantique aux preuve
Nehlsen du maintien presque complet du droit s
franc 19.

Augustin Thierry est à part, car il montre une curieuse ambivalence. D'un
côté, il découvre la lutte des races dans l'histoire (pour lui, l'avènement des
Capétiens a marqué la revanche des Gallo-Romains sur les « Franks » de
Charlemagne), de l'autre il est fasciné par la brutalité de ces « Franks » qu'il
trouve chez Grégoire de Tours, après l'avoir découverte dans sa jeunesse,
collégien enthousiasmé qui scandait « Pharamond ! Pharamond ! » avec le
Chateaubriand des Martyrs 20. Dans ses Récits des temps mérovingiens et
dans ses Lettres sur l'Histoire de France , A. Thierry a popularisé une image

18. Jules Michelet, Introduction à l'histoire universelle , Paris, 1831, p. 20-30 (cf. B. Réi-
zov, L'historiographie ..., p. 354-365). Une identique aversion se retrouve chez Camille Jul-
lian : « César en Gaule n'a pas agi autrement que les Allemands de 1914. Il a pillé et détruit,
il a tué, froidement, par politique, voulant aider sa victoire par la terreur » (cité d'après
le résumé d'Albert Grenier, Camille Jullian, 1880-1930 , Paris, 1944, p. 258). « L'Em-
pire fut incapable de rien fonder de durable » et, quand les Germains s'installèrent, « une
génération suffit pour détruire à jamais l'œuvre politique de cinq siècles romains » (ibid.,
p. 269 et suiv.). Seuls les Gaulois et l'Église trouvent grâce devant cette conception intransi-
geante d'une patrie éternelle qui refuse tout ce qui vient de dehors, sauf la foi.
19. H. Nehlsen, Sklavenrecht zwischen Antike und Mittelalter: germanisches und rö-
misches Recht in dengermanischen Rechtsaufzeichnungen , Göttingen, 1972, p. 264 et suiv.
Sur le constat que le trafic d'esclaves prospérait dans le royaume franc, l'auteur a développé
des analyses intéressantes, dont on ne rappellera que quelques-unes : à côté du droit romain,
l'Ancien Testament joue un rôle dans les conceptions franques de l'esclavage (p. 283) ;
l'influence chrétienne sur les Francs se manifeste avant même leur conversion (p. 301); au
VIe siècle, la torture (romaine) voit son application approuvée par l'Église, sauf pour le clergé
(p. 339) ; et, surtout, c'est par l'Église que l'idée de la poursuite pénale publique se répand :
le droit romain bénéficie en somme de l'alliance entre la royauté et l'Église ; quant au droit
pénal franc, son histoire doit être réécrite.
20. A. Thierry, Récits des temps mérovingiens , Paris, 1840, préface, p. 21-25 (qite René
de Chateaubriand, Les martyrs , livre 6) ; Études ou discours historiques , sixième étude, sur
les « mœurs des barbares ». Sur Pharamond, voir les remarques de C. Grell, L'histoire de
France ..., p. 168 : les grandes histoires de France, « pour mettre en relief la pérennité de
la fonction royale, suivent un plan invariable : l'ordre des règnes souligne la stabilité du pou-
voir et l'immuabilité de la monarchie par le moyen d'une numérotation continue des rois
depuis Pharamond, premier en titre, en passant par Clovis (5e), Charlemagne (23e) jusqu'à
l'époque moderne. Ce procédé traditionnel permet de lier indissolublement l'histoire de France
à celle de ses rois : la 'France' prend ainsi paradoxalement naissance avec le premier d'entre
eux, Pharamond, qui régnait en Germanie, avant la conquête franque ». Ce premier roi (my-
thique) relativise Clovis, premier roi catholique de la Gaule franque, car il est païen en Ger-
manie. Avec les douzaines d'histoires de France qui débutent leur récit avec lui, il constitue
la version extrême du « royalisme germanique ». Ses défenseurs ont même volé à Clovis la
Loi salique, qu'ils déclarent « promulguée par Pharamond ». Pas de France sans conquête
franque, la Gaule devenant même quantité négligeable !

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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 13

terrifiante de la conquête franque, qui domine toujours l'imaginaire des Fran-


çais au sujet de leurs origines. On lit par exemple dans les Lettres : « La
conquête des provinces méridionales et orientales de la Gaule, par les Wisi-
goths et les Burgondes, fut loin d'être aussi violente que celle du nord par
les Franks ». « L'état des Gaulois après la conquête » est déplorable, et l'auteur
n'hésite pas à opposer d'une façon généralisée les « serfs romains » aux
Edil Frankono liudi , la « noble race des Franks (...) comme elle se qualifiait
dans sa langue »21. On n'oubliera pas François Guizot (1787-1874), dont
Y Histoire générale de la civilisation en Europe et les Essais sur Vhistoire de
France ont dominé l'enseignement de toute une époque22. Prédécesseur
d'une histoire des structures sociales, il était en profond désaccord avec
A. Thierry et avec son nationalisme.
Guizot, pourtant, a été associé à Thierry en 1843 par Georg Waitz, le
célèbre historien des institutions allemandes, trop heureux de pouvoir remar-
quer que l'un et l'autre « n'auraient pas tort s'ils voient dans la prépondé-
rance austrasienne des Carolingiens une seconde victoire du principe ger-
manique ». La première victoire, pour G. Waitz, était le triomphe de Cló-
vis : Clóvis, dont le pouvoir se fondait sur le « peuple allemand », voire sur
le pays [d'origine] « authentiquement allemand des Francs »! Au terme d'une
interprétation fantaisiste de Grégoire de Tours, Clovis devenait « le fonda-
teur de tout l'avenir de l'Allemagne et de son empire, en l'ouvrant au chris-
tianisme, en liant l'Antiquité et le Moyen Age, le romain et le germain » 23.
Ce ne sont pas les mérites de Clovis qui nous étonnent, c'est l'Allemagne,
telle que se l'imaginait l'érudit de Göttingen. Faut-il rappeler que l'État de
Clovis se trouvait en Gaule avant que la conquête franque de la Germanie
ne permît à celle-ci de devenir un royaume franc oriental, puis allemand
(mais pas avant le XIIe siècle) ? Cet anachronisme grotesque avait ses ra-
cines dans la notion de « Volk » (en sa nouvelle acception politico-raciale),

21. A. Thierry, Lettres sur Vhistoire de France , 5e éd., Paris, 1836, p. 100, 116 et suiv.
(la citation est à la p. 153). De ces remarques, on peut rapprocher la persistance de l'image
de Clovis présenté comme un « pillard » lors de l'épisode du vase de Soissons. Mais on peut
interpréter celui-ci de façon opposée : un roi, quoique encore païen, veut restituer à un
évêque, par respect, un vase sacré se trouvant dans le butin de guerre de son armée. Or
la loi militaire romaine, valable dans l' exercit us Francorum aussi bien qu'au fameux « champ
de mars » cité par Grégoire de Tours (K. F. Werner, Les origines..., p. 301), réservait le butin
à la troupe qui l'avait fait et l'on n'y devait pas toucher avant le partage en règle. Voir aussi
ci-dessous, note 81.
22. François Guizot, Essai sur l histoire de France , Paris, 1823; Histoire générale de la
civilisation en Europe , Paris, 1840, 4 vol. Cf. B. Réizov, L'historiographie ..., p. 268 et suiv.
23. Georg Waitz, Uber die Gründung des deutschen Reiches durch den Vertrag von Verdun ,
conférence prononcée en 1843 et, publié par Karl Zeumer, Abhandlungen zur deutschen
Verfassungs- und Rechtsgeschichte , Göttingen, 1896, p. 1-24 (citation à la p. 9, n. 1);
A. Thierry, Lettres ..., p. 140 et 168; F. Guizot, Histoire générale ..., t. I, p. 11 et 239.

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14 KARL FERDINAND WERNER

réplique allemande au « peuple français » de l


liberté que les Allemands d'alors ne savaient p
et leurs savants les ont reportées à l'époque d
identifiés aux Allemands. Jusqu'en plein XXe
terprétées comme des « deutsche Stämme »,
peuple allemand qui, on le sait, n'existait alo
les esprits25. Du coup, la « migration des peu
l'équivalent allemand des « Grandes invasions
gine, prit les allures d'une expansion des trib
les Francs en première ligne.
Ainsi accréditée des deux côtés du Rhin, la t
conquêtes effectuées par des peuples ou tribu
de « Landnahme » (prise de possession du sol,
ver l'erreur initiale : notion apparemment bien
loque l'a encore considérée comme un concept
historiens et les géographes26. Son expression
cartes historiques, qui montrent sous une co
tières du nord-est de la Gaule « occupées par
finit par couvrir enfin la Gaule entière : cas
méthode fausse parce qu'imprécise. Car l'infiltra
ritaire en des régions déjà occupées par une
pas une « occupation du sol », une « Landnah
occupation militaire qui, éventuellement, peu
pouvoir durable, dont les effets à long term
étudier. Si l'emploi des couleurs sur les cartes es
est l'emploi banalisé du concept de « Landnah
au Landnamabok islandais, qui décrit les mod
tage d'un territoire vide par des Norvégiens; en

24. K. F. Werner, Volk..., p. 172.


25. Ibid ., p. 174 et suiv. Carlrichard Brühl, Naissance
mands (ixe-xr siècle), Paris, 1994 (éd. allemande orig. so
die Geburt zweier Völker , Cologne, 1990; 2e éd.,
tendue préexistence du « peuple allemand ». Voir a
« Stämme » (l'éd. ail., p. 304 et suiv., est plus préci
« Stammesherzogtum » par « duché national » et non «
trop nets à l'expression).
26. Ausgewählte Probleme europäischer Landnahmen d
Michael Müller- Wille et Reinhard Schneider, Sigmaring
Forschungen , 41). Franz Petri, Zum Stand der Diskussi
Darmstadt, 1954, et 2e éd. augm., s. 1., 1977, au chap
l'auteur (p. 194) admet au moins que la notion de « Land
toire franque et que la symbiose romano-germanique a
frankentum » supranational, plus large que la « francit

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LA « CONQUÊTE FRANQUE >» DE LA GAULE 15

survenus en Gaule autour de 500, on néglige une problématique complexe,


on se dispense d'étudier la longue évolution qui a suivi, entre autres sur
le plan de la conscience politique et des institutions.
Mes recherches sur ce point, publiées en 1981-1983, ont abouti à la con-
clusion que ce n'est pas « le peuple franc » qui a « conquis et occupé » un
pays, mais un roi, ou plutôt une dynastie, qui a pris le pouvoir dans un regnum
qui existait déjà27. En se déclarant, après coup, chef de tous les Francs (rex
Francorum ), il a donné le nom de ce peuple au regnum qui était désormais
le sien : regnum Francorum . L'élite elle-même de ce royaume n'était pas
exclusivement franque. Les sujets du roi étaient, si l'on peut dire, multina-
tionaux, mais en majorité gallo-romains; ils firent pourtant du qualificatif
de leur roi, rex Francorum , une sorte de manifeste, et d'outil, de leur iden-
tité politique28. En fusionnant avec les élites franques, les élites gallo-
romaines ont aidé le roi à assurer la continuité de la vie sociale. Voilà com-
ment des Etats, puis de nouvelles nations, sont nés, plutôt que par « occu-
pation » ou « Landnahme ».
Obnubilés par la « conquête », les historiens français et allemands du
siècle nationaliste qui court des années 1840 à 1940 ont largement partagé
la même vision de la période, tout en se disputant l'héritage des Francs.
Mais il est plus curieux de voir que les historiens du droit ont suivi la même
ligne, alors que les historiens du droit français étaient, a priori, les mieux
armés pour juger avec nuance des origines du pouvoir royal en France, de
sa légitimation historique et du caractère de ses institutions. Or leur pério-
disation (périodes franque, féodale et royale, France moderne) n'est pas sans
rappeler celle de leurs collègues allemands (époques germaine, franque et
allemande) : ni l'une ni l'autre ne laisse la moindre place aux antécédents
romains. Lacune grave, mais plus grave pour la Gaule, qui avait été romaine
pendant plus d'un demi-millénaire, et d'autant plus grave que la Gaule pré-
romaine n'était pas davantage évoquée (à la différence des Germains, si bien
placés), à de rares exceptions près29. Voici la justification qu'en donne
François Olivier-Martin en 1945 : « La France est le pays des Francs. L'exact

27. K. F. Werner, Peuple élu ou instrument du destin , dans Histoire et archéologie , n° 56,
septembre 1981, p. 82-89; En guise d'introduction , dans Conquête franque de la Gaule ou
changement de régime? Childéric-Clovis, wis des Francs , 482-1983 , Tournai, 1983 (cata-
logue de l'exposition De Tournai à Paris , naissance d'une nation ), p. 5-14, réimpr. dans id.,
Vom Frankenreich zur Entfaltung Deutschlands und Frankreichs , Sigmaringen, 1984, p. 1-11
avec compléments aux p. 466 et suiv.
28. Voir ci-dessous, note 95. Sur la fusion des élites, K. F. Werner, Naissance ..., chap. 6
et 7. On notera que le sceau de Childéric portait le simple titre de rex , pas encore celui
de rex Francorum , un titre que Clovis du reste ne prend pas non plus dans sa lettre aux
évêques (ci-dessous, note 81).
29. L'anecdote citée ci-dessous, note 52, fait deviner pourquoi.

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16 KARL FERDINAND WERNER

point de départ de notre histoire juridique est l'i


plade germanique, dans la Gaule romanisée ». C'e
démesurée à 1' « invasion des Francs de Clo vis
conquérants et non des fédérés, comme les Wisi
L'auteur concède bien que les Francs n'ont pas «
les propriétaires gallo-romains » ; mais il trahit le
que les Alamans, en 496, voulaient « à leur tour
si les Francs de Clo vis venaient de le faire30!

L'acceptation, dans ces manuels français d'histoire du droit, d'une oppo-


sition totale entre un bloc « romain » et un bloc « germain » (concession à
ceux qui ne sont plus fiers des Francs, ces « Troyens » dévoilés comme « Alle-
mands » par les humanistes italiens) met leurs auteurs dans une situation
inconfortable. D'un côté, en effet, ils considèrent le droit et les institutions
de la Gaule franque comme largement dominés par les traditions germaines
et surtout franques; de l'autre, ils admettent que les Francs ne formaient
qu'une minorité infime - dont ils disent, par ailleurs, qu'ils disposaient de
facultés intellectuelles fort limitées ! Pour que la construction tienne, il faut
donc qu'il y ait un « miracle franc »31. Miracle, en effet, si l'on se rappelle
que « les Germains étaient trop simplistes pour concevoir la notion d'Etat » ;
leur roi, « avant tout le chef de la tribu victorieuse » ; le royaume, « sa chose,
(...) butin qu'il a conquis avec son épée » (F. Olivier-Martin). Renvoyant à
Paul Viollet, Emile Chénon, qui avait eu pourtant le mérite de traiter de
la « période gallo-romaine » avant la « période franque », parlait d'un « pou-
voir royal frank (...) d'essence patriarcale » et définissait le roi comme « un
chef de tribu agrandi » 32 .
La conquête franque est donc elle aussi d'une importance existentielle
pour une histoire du droit et des institutions qui met en elle son commence-
ment, pour l'histoire d'une royauté qui n'aurait pas d'autre source de légiti-
mité que cette conquête même. Auguste Dumas, même s'il reconnaît de-ci
de-là la permanence de quelques éléments romains, par exemple dans le
domaine fiscal, est catégorique : le roi franc « avait fondé son royaume par
la conquête » et « son autorité, qui n'avait d'autre fondement que la force,

30. F. Olivier-Martin, Précis ďhistoire du droit français, 4e éd., Paris, 1945, chap. VII,
§ 7-8 ; du même, en dernier lieu, Histoire du droit français des origines à la Révolution, Paris,
1951.

31. Ibid., chap. III, § 30-31.


32. É. Chénon, Histoire générale du droit français public et privé des origines à 1815, t. I,
Paris, 1926, p. 176. P. Viollet, Histoire des institutions politiques et administratives de la
France, t. I, Paris, 1890, p. 218. L'autorité du chef de tribu est, selon ce dernier, « à peu
près celle du père de famille » : vision d'autant plus idyllique qu'il s'agit d'un chef de tribù
« sous la main duquel plusieurs peuplades se sont réunies »... dont l'une compte des mil-
lions de Gallo-Romains !

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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 17

était despotique » ; l'idée d'Etat « avait complètement disparu » ; la domina-


do du roi « n'avait pas d'autre fondement que son intérêt particulier ». On
trouve bien dans les sources le terme publicus , mais c'est un « synonyme
de 'royal' ». Car, explique-t-il, la dominatio royale « n'était pas une fonc-
tion publique qui s'exerçait au nom de l'Etat, mais un pouvoir personnel,
semblable à celui d'un homme riche et puissant ». Ici encore l'historien du
droit français rencontre son collègue allemand, qui voulait que la cour royale
fût une sorte de grande maisonnée germanique33. L'incapacité de conce-
voir une chose publique à la romaine recevrait une manifestation éclatante
lors des successions royales : les rois mérovingiens considéraient leur royaume
comme une propriété privée; ils le divisaient entre leurs fils comme ils
l'auraient fait d'un champ ou du contenu d'un coffre34.
Ce genre d'opinions s'est si fort ancré dans la pensée historique que l'un
des rares auteurs qui, après quelques prédécesseurs comme l'abbé Dubos
et le grand Fustel de Coulanges, a osé présenter Y auctoritas et la potestas
romaines comme des bases de la puissance publique franque, Marcel

33. A. Dumas, Histoire du droit français , Aix-en-Provence, [1948], p. 31 et suiv. L'auteur


cite des exemples de « mentions de la terminologie romaine » (pour moi, ce sont plus que
des mentions), rappelant l'emploi des termes judex publicus , judiciaria potestas , functiones
publicae (p. 41 et suiv.) ; dans une section sur 1' « organisation financière », il écrit à propos
des « ressources d'origine romaine » que « les Mérovingiens s'efforçèrent de remettre en
vigueur » la capitatio humana comme la capitatio terrena (p. 52 et suiv.). Ces passages sont
d'autant plus méritoires qu'ils forment contraste avec les thèses générales de l'auteur (comme
d'ailleurs chez Chénon et d'autres). Il y a peu, Marie-Bernadette Bruguière commençait encore
son exposé sur la monarchie franque (M.-B. Bruguière, Henri Gilles, Germain Sicard, Intro-
duction à l'histoire des institutions françaises des origines à 1792 , Paris, 1983, p. 41) par
une condamnation sans appel : « Les notions d'Etat et de droit public ont disparu (...). Comme
les autres monarchies barbares, celle des Francs est personnelle [et] patrimoniale (...). A
Rome a été emprunté le manteau de pourpre ».
34. Sur la fausse évidence des partages entre tous les fils, résumé dans K. F. Werner,
Les origines..., p. 313-318 : certains Mérovingiens n'ont jamais eu de royaume et les regna
de la Gaule du Ve siècle continuent d'exister sous un roi unique, voire sous un maire du
palais. En dehors des tria regna francs de base (ibid., p. 323-325 : Neustrie, clovisienne;
Austrasie, qui perpétue, entre autres, la Francia Rinensis ; Bourgogne, héritée de la Burgon-
die), les peuples périphériques intégrés ont reçu leur propre regnum ou duché. En attendant
K. F. Werner, Naissance..., chap. 4 et 7, voir Eugen Ewig, Spätantikes und fränkisches Gal-
lien, éd. Hartmut Atsma, Munich, 1976-1979, 2 vol., au t. I, p. 114 et suiv., 172 et suiv. ;
K. F. Werner, Vom Frankenreich..., p. 108-141, 278 et suiv., 311 et suiv.; id., Royaume
et « regna », le pouvoir en France comme enjeu entre le roi et les grands, dans Pouvoirs et
libertés au temps des premiers Capétiens, éd. Elisabeth Magnou-Nortier, Maulévrier, 1992,
p. 25-62. Du côté français, Joseph Depoin, Etudes mérovingiennes , II, La légende de saint
Goar et les rois francs de Cologne, Paris, 1909 (t. à p. de Revue des études historiques, t. 11),
avait soupçonné la survie posthume du royaume de Cologne dans l' Austrasie ; ses intuitions
ont été développées par E. Ewig dans Rheinische Geschichte, éd. F. Petri et Georg Droege,
t. 1-2, Dusseldorf, 1980, p. 9-34 (avec carte) ; dernier état de la question dans id., Die Mero-
winger..., p. 31 et suiv., 217-220.
BIBL. ÉC. CHARTES. 1996. 1 2

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18 KARL FERDINAND WERNER

David 35, a trouvé un accueil mélangé chez des h


Robert Fawtier, co-éditeur avec Ferdinand Lot e
institutions qui a longtemps fait autorité, a reco
des sources alléguées par M. David, mais exprim
ne faudrait pas prêter « aux gens du Moyen Age
des conséquences néfastes de ce cliché] des mod
difficile de leur attribuer ». Et de répéter ce qu
de foi de l'histoire du droit franc et français : « le
guerre, conquérant du royaume et tenant celui-c
tianisé, mais son pouvoir n'avait, au fond, pas c
aurait été celle d'une barbarie évangélisée, où la p
d'idée d'Etat ! Ces vues ont été tout récemment
« Pendant les huit premiers siècles, l'autorité ro
diatement ou médiatement, des traditions germ
long héritage historiographique, la formule est
pense qu'en Germanie même l'autorité royale, qu
une royauté, était extrêmement faible, sinon nu
J'ai déjà dit qu'il n'y a pas eu conquête ou prise
mais prise de pouvoir par une dynastie, la dynas
à ce dernier de soumettre à sa volonté les Fran
mettre les Germains. Reste à savoir de quelles ar
moins les prétendues « traditions germaniques »
dues qu'il héritait des traditions romaines, que
l'empereur romain à un allié providentiel contre
goths, compétences qui étaient, tout normalemen
raus, du princeps, du dominus sur « son » Eglise
riens du droit ont désormais modifié leur vision de
leurs apports sont passés en de récents manuels.
Bournazel expliquent les vieilles interprétation
mentaux », dont les « âges sombres » (anarch
ressemblent fort aux « ténèbres de l'inconscien
ligné l'importance de la potestas (d'origine rom

35. M. David, La souveraineté et les limites du pouvoir mo


Paris, 1954, et Le serment du sacre du IXe au XVe siècle, co
juridiques de la souveraineté , Strasbourg, 1951 (t. à p. de R
36. F. Lot et R. Fawtier, Histoire des institutions français
tions royales, Paris, 1958, p. 9, n. 1, et p. 11. J. Barbey, Etre
en France de Clovis à Louis XVI , Paris, 1992, p. 111. Sur c
sance..., chap. 3 et 4.
37. Ibid., chap. 6, § I, « Potestas, une notion-clé négligé
« Le pouvoir légal, potestas principis et publica potestas »,
vingien et carolingien aussi bien que dans l'Etat romain. Je
La mutation féodale, Xe-XIIe siècle, 2e éd., Paris, 1991 (N

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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 19
Olivier Guillot a, de son côté, délibérément ouvert une histoire des « insti-
tutions de la France médiévale » par un chapitre sur les « legs romano-
chré tiens » 38 .

II. Pour une nouvelle interprétation du règne de Clovis.

Dans son analyse, l'historien doit formuler de nouvelles questions, jauger


ce que l'on peut savoir, éliminer ce qui ne résiste pas à l'examen, cerner
les cas douteux, mais effectuer ce travail séparément pour chaque période,
chacune ayant sa vérité, importante pour elle-même, même si elle est aussi
porteuse d'erreurs supplémentaires 39. Le mythe de la « conquête franque »
pose, de ce fait, plusieurs questions. D'où la tradition millénaire d'une con-
quête de la Gaule par un ennemi germanique (Clovis, les Francs, ou les
deux à la fois), vers la fin du Ve siècle, a-t-elle tiré ses certitudes40 ? Mais,
inversement, si les rois mérovingiens s'étaient sentis comme les fiers con-
quérants germains de la Gaule, pourquoi ne l' ont-ils pas dit, comme Frédé-
ric Barberousse le dira de l'Italie, dès lors que le caractère « allemand »
de son pouvoir (inconnu de ses ancêtres) avait pénétré sa conscience et celle
de ses contemporains ? Si les Francs étaient des brutes barbares, pourquoi
ne faisaient-ils pas savoir brutalement aux populations soumises qu'elles
devaient accepter leur défaite et se soumettre à la loi du vainqueur, que
les historiens modernes savent, eux, si bien décrire ?
Or les rois francs ne font jamais reposer la légitimation de leur pouvoir
sur la conquête, mais, au contraire, sur une légitimité pacifique. Dans leur
dementia principalis (une formule impériale), ils affichent leur volonté d'être
les protecteurs de tous leurs sujets41. Dans les actes de nomination des

38. O. Guillot, « Les origines... », p. 13-38.


39. Pour les méthodes qui peuvent s'appliquer à l'analyse des jugements portés sur Char-
lemagne en France et en Allemagne, siècle après siècle, K. F. Werner, Karl der Große oder
Charlemagne ? Von der Aktualität einer überholten Fragestellung , dans Bayerische Akade-
mie der Wissenschaften, Philosophisch-historische Klasse, Sitzungsberichte , 1995, fase. 4,
p. 1-62.
40. Je rejoins largement les conclusions de W. Daly, Clovis ..., qui a pris en compte les
seuls documents vraiment contemporains. La critique qu'il fait (p. 620 et suiv.) des histo-
riens qui ont suivi, souvent assez aveuglément, ou des sources tardives ou leurs propres pré-
jugés ne manque pas de saveur.
41. K. F. Werner, Naissance..., chap. 4 et 7, pour une analyse des actes royaux, où
le Mérovingien, princeps , agit au nom de la dementia principalis et exige de ses dignitaires
la protection des veuves et orphelins (voir note suivante), longtemps avant les Carolingiens
et la « chevalerie ». A comparer avec les propos de Frédéric Barberousse aux Romains :

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20 KARL FERDINAND WERNER

hauts fonctionnaires (qui prennent la forme d'un c


le texte latin est conservé), ils exhortent ceux-ci
les gentes : Franci , Romani (nommés aussitôt
diones et tous les autres42. La loi romaine n'a ja
valable pour les Romani et, évidemment, pour l'
du roi, dont il est le dominus et piissimus princeps
la principalis potestad , c'est-à-dire celle de l'em
regnum. L'Eglise le confirme en donnant à Clovi
de 51 1, le titre romain officiel qu'il a reçu en 5
que lui ont apporté les ambassadeurs de l'emper
mus rex 44 . Chacun de ces faits est un démenti éc
des historiens du droit rappelée plus haut. Ceux
qui ont abordé le débat, n'ont répliqué que p
les formulations romaines des documents sont
romains qui tenaient la plume45. Aurait-ce
maîtres féroces, incapables de lire ce qu'ils écriv
la question.
Les anciennes vues sont également trop schématiques en ce qu'elles oublient
largement de parler d'autres peuples qui s'étaient imposés aux Callo-Romains,
avant de succomber à leur tour devant les Francs. Ce n'est guère qu'en des
travaux d'histoire régionale, archéologiques et philologiques, souvent de date
récente, qu'on se rappelle ces Burgondes, Alamans, Wisigoths et autres

Rome a été conquise par la « Francorum virtus (...)• Legittimus possessor sum. Eripiat quis,
si potest, ciavam de manu Herculis (.„). Nondum facta est Francorum sive Teutonicorum
manus invalida » (Otton de Freising, Gesta Friderici I imperatoria, 1. II, chap. 30, éd. Georg
Waitz et Bernhard von Simson, 3e éd., Hanovre-Leipzig, 1912 [M.G.H., SS rerum Germani-
carum in usum scholarum , 46], p. 137-138).
42. Le codicille est conservé dans le formulaire de Marculf, 1. I, n° 8 (seconde moitié VIIe
ou début VIIIe siècle), éd. Karl Zeumer, Formulae merowingici et / carolini aevi, Hanovre,
1986 (M.G.H.), p. 47 et suiv. : « regalis dementia (...) tibi ad agendum regendumque com-
missemus, ita ut semper (...) omnis populus (...) tam Franci, Romani, Burgundionis vel reli-
quas nationis, sub tuo regimine (...) moderentur et eos (...) secundum lege et consuetudine
eorum regas, viduis et pupillis maximus defensor appareas, latronum et malefactorum sce-
lera a te severissimae repremantur, ut populi bene viventes (...) debeant (...) consistere quieti ».
43. Voir à ce propos les remarques de H. Nehlsen, Sklavenrecht... (ci-dessus, note 19).
L'histoire du droit romain a été longtemps occupée à chercher les traces de la « réception »
de celui-ci au « Moyen Âge », laissant l'Église à l'histoire du droit canonique. Qui écrira
l'histoire du droit des millions de Romains (. Romani , voire cives romani) qui vivaient sous
le régime de leur propre droit dans le sein du regnum Francorum ?
44. Comme l'a vu Karl Hauck dès 1966. Voir ci-dessous, notes 75-77.
45. É. Chénon, Histoire générale du droit..., p. 178 ; A. Dumas, Histoire du droit..., p. 35 ;
M.-B. Bruguière, Introduction..., p. 41 (« l'idée d'Empire ne marque pas les institutions, mais
le clergé en garde la nostalgie - la preuve : la reconnaissance de Clovis par l'empereur à
Tours, à ce qu'il semble spectacle pour faire plaisir aux nostalgiques »).

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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 21
Alains (ceux-ci non germaniques) 46, tous établis en de larges parties de la
Gaule avant ou avec les Francs qui, au début, n' « occupaient » qu'une por-
tion relativement limitée du territoire. Le scénario a été dominé par une his-
toriographie de vainqueurs : celle des Francs (puis des Français) et celle
de l'Église catholique. Or, une fois qu'on s'est persuadé que ces autres
gentes furent des rivaux, parfois acharnés, des Francs, la problématique perd
son caractère simpliste d'une lutte entre Romains et Germains et la position
des Gallo-Romains (prétendument pauvres « victimes » de la « conquête »)
change de caractère. Voudrait-on vraiment que ces hommes, dont on a assez
souligné la supériorité numérique, économique et culturelle, aient été muets,
paralysés par la terreur, incapables de prendre parti dans des luttes qui
devaient leur offrir d'évidentes possibilités tactiques ?
Poser la question, c'est déjà y répondre. On se remémore aussitôt
quelques faits bien connus. Dans la masse des populations romanisees de
la Gaule, les « intrus » ont été romanisés assez rapidement (à l'exception
du nord-est et de quelques îlots), d'autant plus que, depuis le IVe siecle, ils
avaient été précédés, on le sait mieux aujourd'hui, par des compatriotes,
bilingues depuis longtemps et restés en contact avec ceux de leurs parents
qui étaient demeurés en Germanie47. Quant aux élites romaines en Gaule,
les évêques qui en sont issus seront plus riches et plus puissants sous les
Mérovingiens qu'auparavant, qui feront monter le nombre des abbayes de
quelques unités à plusieurs centaines48. Les elites romaines et leur suite

46. Voir, en général, les excellentes remarques d'Émilienne Demougeot, La formation


de l'Europe et les invasions barbares , Paris, 1979, 2 vol., spéc. au t. II, De l'avènement
de Dioclétien (284) à l'occupation germanique de l'Empire romain d'Occident (début du
VIe siècle); ead., L'Empire romain et les barbares d'Occident (iV-Vir siècle), scripta varia , Paris,
1988. Sur la Gaule franque, Erich Zöllner, Die politische Stellung der Völker im Franken-
reich , Vienne, 1950 (Veröffentlichungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung ,
13). Parmi les articles et monographies les plus récents, outre diverses entrées du Lexikon
des Mittelalters (Munich-Zurich, depuis 1981 [désormais Lex. M.A.] : voir p. ex. Jean
Richard et Max Martin, « Burgunder », t. II [19831, col. 1092-1097) et du Reallexikon
der germanischen Altertumskunde (Berlin, depuis 1973 [désormais : R.G.A.]) : Suzanne
Teillet, Des Goths à la nation gothique, les origines de l'idée de nation en Occident du
Ve au VI Ie siècle , Paris, 1984; Herwig Wolfram, Geschichte der Goten , Munich, 1979 (plu-
sieurs rééditions; éd. franç. sous le titre Histoire des Goths , Paris, 1990), qui va jusqu'au
milieu du VIe siècle ; Rommel Krieger, Untersuchungen und Hypothesen zur Ansiedlung der
Westgoten , Burgunder und Ostgoten , Berne, 1992, spéc. p. 29 et suiv. sur Y hospitalitas des
Wisigoths, et p. 119 et suiv. sur les Ostrogoths, à propos desquels l'auteur continue d'employer
le concept de « Landnahme »; réflexions fondamentales chez Walter Goffart, Barbarians and
Romans , the techniques of accomodation , Princeton, 1980, et The narrators of Barbarian
history , 550-800 , Princeton, 1988.
47. Cf. Hans-Werner Böhme, Germanische Grabfunde des 4. und 5. Jahrhunderts zwis-
chen unterer Elbe und Loire , Munich, 1974 (Münchener Beiträge zur Vor- und Frühgeschichte ,
19).
48. K. F. Werner, Le rôle de l'aristocratie dans la christianisation du nord-est de la Gaule ,

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22 KARL FERDINAND WERNER

armée avaient, dès avant l'établissement du roy


cause commune avec les chefs militaires barbares,
eux, pour écraser les bandes de « Bagaudes »,
teurs et des victimes de la pression fiscale ro
privilégiées, romaines et barbares, qui diriger
Quant à Clovis et à sa dynastie, n'ont-ils pas
étroites avec un épiscopat des Gaules majoritair
toriale ? N'était-ce pas à celle-ci que la dynastie de
licisme avant les autres maisons royales barbar
clure que les élites gallo-romaines ont arbitré et p
rents « conquérants » de la Gaule ? Ni transfor
« prise de pouvoir », plus ou moins pacifique, d
roi de Tournai et allié des « Romains », dans le ter
l'administration romaine en Gaule septentriona
force Lucien Musset50 ? Prise de pouvoir suivie
de la Gaule qui avaient été auparavant soumise
ou païens, Wisigoths, Burgondes, mais aussi F
logne {Francia Rinensis) 51 .
Rien, en bref, n'autorise à parler de « conquê
vis ont été les alliés, si ce n'est les sauveurs
ennemis - mieux, les rivaux - des autres Barb

dans La christianisation des pays entre Loire et Rhin , Ve- VI


terre (3-4 mai 1974), éd. Pierre Riché, nouv. éd., Paris, 1993
2), p. 45-73, avec supplément bibliographique aux p. 25
sur les mérites, longtemps sous-estimés, des rois mérovi
La qualité des relations du roi avec les évêques, souligné
dessus, note 10), n'a besoin, pour être reconnue, ni de
(auxquelles fait appel Maxime Gorce, Clovis , 465-511 , Pa
sements (ibid., p. 300, n. 1, qui omet la partie délicate,
la lettre du roi à l'épiscopat : voir ci-dessous, note 81).
49. K. F. Werner, Les origines..., p. 281 et suiv.
50. « Le cœur de l'Etat mérovingien coïncida presque exacte
romaine ». L. Musset, Les Invasions : les vagues germaniq
p. 66 et suiv., dresse un tableau magistral de la localisa
en Occident au Ve siècle; voir aussi ibid., p. 220 et, du
Clovis et ses fils, dans Histoire et archéologie, n° 56
p. 34 : « Quand (...) Clovis élimina Syagrius en 486 (...),
coup d'État intérieur qu'à la submersion de la Gaule par u
nation de l'empereur fantoche Romulus Augustule par O
L'armée 'romaine' du Bassin de Paris disparut d'un seul
doute une bonne part de ses effectifs dans l'armée 'franq
suivantes ». Voir aussi ci-dessous, note 60.
51. Voir mes remarques et la bibliographie ci-dessus,

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LA « CONQUÊTE FRANQUE >> DE LA GAULE 23

en sont bouleversées jusque dans l'appréciation portée sur la prétendue « civi-


lisation mérovingienne »52.
Mais le travail de l'historien ne s'arrête pas là : si la soumission cruelle
d'une population terrorisée par ces Barbares qu'étaient les Francs devient
une chimère, il faut se demander par qui, quand et comment elle a pu être
inventée, et comment elle a pu perdurer. Il est étrange, voilà une autre
question, qu'on n'ait pas vraiment porté attention à la position de Grégoire
de Tours. L'évêque est déjà assez éloigné de l'époque de Clo vis pour être
victime de la légende et de divers racontars sur les prétendues cruautés du
roi contre ses rivaux francs; il ne l'est pourtant pas assez pour étendre ces
cruautés (comme le fera 1' « historiographie nationale » franque des VIIe et
VIIIe siècles) aux Romains et Gallo-Romains. Il montre au contraire le roi
sensible aussi bien aux paroles de l'évêque gallo-romain que fut (saint) Remi
qu'au prestige du grand saint de la Gaule romaine, Martin de Tours, qui
par son entremise deviendra le saint des Francs par excellence. Voilà qui
eût dû inciter les historiens à regarder de plus près le comportement de
Clovis, en suivant les seules sources contemporaines.
Or, c'est Remi de Reims, un témoin contemporain capital, qui d'un seul
mot transforme notre conjecture en certitude. A des membres du haut clergé
qui osaient critiquer la mémoire de Clovis, le vieil évêque évoque les
mérites du grand roi, qui a été « custos patriae » 53. Essayons de saisir la
portée de ce mot. Historiquement, il condamne l'idée du conquérant bar-
bare : ce « protecteur du pays » n'a pu être son agresseur. Il a été, au con-
traire, son défenseur, et à tel point que ceux qui en ont bénéficié sans avoir
vécu cette époque ne se souviennent même plus du danger qu'il avait alors
conjuré. Psychologiquement, ce mot nous montre un évêque de la Gaule
du nord conscient de ce que Clovis a laissé, à sa mort, une patrie commune
aux Gallo-Romains et aux Francs des Gaules. Mot authentique, qui devrait
être la devise des commémorations du baptême de Clovis, pour amener enfin
la grande majorité des Français au Clovis qui a vécu, non au Clovis de la
légende, mi-héros, mi-monstre, proche d'Attila, tel que l'a imaginé Picasso
dans son Clovis du musée de Stuttgart.

52. En 1971 encore, un guide du Musée de Saint-Germain-en-Laye ne notait, au cha-


pitre du « Monde mérovingien » (après la « ruine totale de la civilisation gallo-romaine » à
la suite des invasions), que « leurs (sic) cimetières » contenant armes et bijoux, comme s'il
n'y avait eu que des « envahisseurs ». Le monde mérovingien, au contraire, c'est toute la
population du royaume, dans son cadre politique et ecclésiastique, bref c'est la civilisation
gallo-franque ; sur les liens qu'entretient celle-ci avec le monde gallo-romain, K. F. Werner,
Les origines..., p. 349-362.
53. Éd. Epistolae merowingici et karolini œvi, t. I (M. G. H., Epistolae , 3), Berlin, 1892,
p. 114. Cf. K. F. Werner, Naissance..., chap. 4, § I; 0. Guillot, « Les origines... », p. 83
et suiv., y renvoyait déjà.

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24 KARL FERDINAND WERNER

Lisons encore Remi. Dans les parties reconnue


tament54, il distribue des propriétés comme
mentionne non sans fierté des jardins qu'il a p
Il n'a donc pas vécu en un monde de guerre ou
a laissé au contraire le loisir de préparer tran
dans la Gaule du nord-est, là où les terribles Fr
vis se sentaient chez eux. Bien plus tôt, dans la
Clovis, à l'avènement de celui-ci, il le salue, vis
qui, en prenant en mains le gouvernement de
que succéder à son père 55. Clovis est donc déjà
(dux Belgicae secundae) d'origine barbare, comm
archéologique est bien connue. La tombe de Ch
verte au XVIIe siècle, montre celui-ci vêtu en g
signes de son rang et un anneau sigillaire portant
DIRICI REGIS », ce qui présuppose que sa dignité ét
fait souligné par la présence d'un lot de monn
la même lettre, Remi, métropolitain de la Bel
nouveau gouverneur de sa province ecclésiastiqu
nelle, lui donnant des conseils sur son entourag
quer les prêtres57.

54. Michel Rouche, La destinée des biens de saint Remy d


« Villa , curtis , grangia » : Landwirtschaft zwischen Loire u
Hochmittelalter ; économie rurale entre Loire et Rhin
XIIIe siècle, 16. deutsch-französisches Historikerkolloqium d
Paris ( Xanten , 28.9.-1.10.1980 ), éd. Walter Jansen et Di
(Beihefte der Francia , 11), p. 46-61.
55. Epistolae merowingici..., p. 108 (cf. O. Guillot, « L
56. Kurt Böhner, « Childerich von Tournai », dans R.G.A
p. 441 et suiv. (nombreuses illustrations). La présence d
ornements d'un général romain, comme chez Stilicon, ain
paludamentum retenu par une fibule-oignon en or (op. c
que Clovis portait une lorica romaine, qui lui sauva la vie
goire de Tours (Histoires, 1. II, chap. 37 : cf. R.G.A. , t. I
taine de sous d'or impériaux trouvés dans la tombe se sig
des pièces (frappes de Zénon et de Léon postérieures à
(en grande partie d'officines constantinopolitaines : ibid.,
Childerichs Pferde, dans Germanische Religionsgeschicht
p. 145-161, a souligné, à la suite de la découverte par Ray
vaux près de la tombe de Childéric, tués rituellement, le
roi et de son successeur. Personne ne le conteste, mais ce
semble le suggérer (p. 147), que ceux-ci aient exercé des
aient entretenu de bonnes relations avec l'épiscopat, attes
qu'il portait à Geneviève (ci-dessous, note 68) et par Re
57. Voir ci-dessus, note 55, et les remarques d O. Gu

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LA « CONQUÊTE FRANQUE >> DE LA GAULE 25
Le caractère de ces relations nous serait encore plus compréhensible si
Remi, de haute naissance, était bien le fils d'Emile (Aemilius), comes res-
ponsable de la forteresse de Laon et de son territoire. Or le premier Cas-
trum élevé au rang de cité épiscopale par les rois francs fut Laon, et ce sur
l'initiative de Remi, qui détacha le territoire nécessaire à cette fondation
de celui de l'église rémoise58. Les deux fils d'Emile, l'un évêque de Reims,
l'autre de Soissons (capitale d'abord de Syagrius, puis de Clovis), apparte-
naient à un milieu romain proche de Childéric et Clovis, géographiquement,
ecclésiastiquement, voire militairement. C'est dans cette aire géographique
que l'on trouve les possessions de Remi mentionnées dans son testament59.
Ces membres de la nobilitas gallo-romaine ont préféré les gouverneurs
romains de leur province, Childéric puis Clovis, ennemis des Wisigoths héré-
tiques, à Syagrius, « roi romain » d'origine sénatoriale, mais d'une effica-
cité et d'une loyauté douteuses60. Il vaut donc la peine d'approfondir nos
connaissances des antécédents de Clovis pour montrer que ce ne sont pas
les Francs conquérants qui ont submergé la Gaule, mais que c'est la dynas-
tie de Childéric-Clovis, alliée de ces évêques, qui l'a défendue.
Il est significatif, pour la tradition politique dans laquelle a grandi Clo-
vis, qu'il ait eu un prédécesseur dans sa vénération pour saint Martin
- décisive pour sa conversion61 - , en la personne d'Aegidius, magister
utriusque militiae per Gallias. Celui-ci déjà, comme le note Grégoire de Tours
dans ses Miracles de saint Martin, invoquait l'aide du saint au moment du
danger62. Aegidius, chef militaire de Childéric, père de Clovis, était le der-
nier grand chef romain en Gaule, le défenseur de la terre restée romaine
et catholique en Gaule septentrionale, qui sera identique géographiquement
au premier royaume de Clovis63. En 461, quand l'empereur Majorien fut
assassiné par Ricimer, généralissime mi-suève mi-goth de par ses origines,
celui-ci fit destituer Aegidius sous le premier prétexte venu pour le rem-
placer par un ami des Goths. Aegidius ignora cette décision en cherchant
vainement la reconnaissance de l'Empire d'Orient, qui se trouvait alors sous
l'influence d'amis de Ricimer. On s'imagine de quel prix fut, pour un Aegi-

58. Hincmar, Vita Remigli , chap. J, éd. Bruno Krusch dans M. G.H., Scriptores rerum merovin-
gicarum , t. III (Hanovre, 1896), p. 250; cf. « Aemilius 1 », dans The prosopography of the
Late Roman Empire , Cambridge, 4 vol., 1971-1992 [désormais : P.L.R.A.], t. II (1980), p. 16,
et « Remigius 2 », ibid., p. 938. Sur ce qui suit, K. F. Werner, Naissance..., chap. 5, § II.
59. Voir ci-dessus, note 54.
60. K. F. Werner, Les origines.. », p. 303 et suiv. À la différence de Syagrius, qui ne fit
rien à l'occasion de la mort d'Euric, le jeune Clovis en profita pour préparer la lutte, inévi-
table, avec les Wisigoths.
61. Voir ci-dessous, note 102.
62. Grégoire de Tours, Miracula sancii Martini , 1. I, chap. 2; cf. P.L.R.A. , t. II, p. 13.
63. Voir ci-dessus, note 50, la remarque faite par Lucien Musset dès 1965.

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26 KARL FERDINAND WERNER

dius continuant seul la lutte, l'alliance de Child


gagnèrent en commun, en 463, la bataille près
goths, où Frédéric, frère de leur roi, trouva la m
mune de Francs et de Gallo-Romains, qui pouva
des Wisigoths de conquérir la Gaule tout entièr
de la Gaule restée authentiquement romaine et c
déric et de Clovis sont historiquement inséparab
Après la mort ď Aegidius en 465, Childéric es
colonnes sur lesquelles repose cette Gaule roma
en liaison avec le cornes Paul, combattre près d
Adovacrius. Grégoire de Tours, qui rapporte
sources romaines perdues, mentionne à peu de d
qui n'a évidemment rien à voir avec le combat d
déric avec Odoacre ( Odovacrius ), roi d'Italie, qu
l'approbation de l'empereur Zénon en 476. Grégo
noms ? Toujours est-il que la plupart des histor
la même confusion. Ce second passage dit simpl
déric ont conclu un foedus pour combattre les A
l'Italie, et qu'ils les ont battus65. Il y a des ind

64. Le meilleur exposé des événements survenus en Gau


sous Majorien) se trouve dans E. Demougeot, A propos d
apr. J.-C ., dans Revue historique , t. 270, 1983, p. 3-30, sp
excellent archéologue de l'Aquitaine mérovingienne, reproc
aux historiens de suivre des traditions tardives au lieu de
ment contemporains des événements : The origins of Franc
500-1000 , Londres, 1982 (éd. franç. sous le titre Les origines
Capet, Paris, 1986). Il est allé jusqu'à contester et l'exi
Syagrius (voir ci-dessous, note 69) et celle de Childéric, ou
romaines (par exemple lors de la bataille d'Orléans) ; Grégoi
térieur colportant beaucoup de racontars tardifs, le nom
aucun document contemporain sauf dans sa tombe. Je laiss
critique et rappelle le consensus qui s'est fait sur l'emploi
romaines dans le passage (Histoires, 1. II, chap. 18-19) où i
près d'Angers et de son fœdus avec Odoacre (voir ci-dessous,
de Childéric s'est depuis étoffé des conclusions de Martin
Poulin, Les Vies anciennes de sainte Geneviève de Paris , étud
thèque de V École des hautes études , IVe section, sciences p
65. Grégoire de Tours, Histoires , 1. I, chap. 18-19 (éd
novre, 1937-1951 [M.G.H., Scriptores rerum memvingicaru
« Odovacrius cum Childerico fœdus iniit Alamannosque, qu
jugarunt ». Pour « sauver » le contexte, géographiquement
quement impossible, on a proposé de corriger Alamannos
tuite, est encore reprise par J. Werner, Childerics Pferde
d'E. Ewig, qui est pourtant hésitant (Die Merowinger..., p.
précis, de fœdus , qui ne peut venir que de la source de Gr

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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 27
rations militaires menées par les Francs dans la région de Langres, proche
de la région où les Alamans occupaient encore des restes de leurs an-
ciennes conquêtes en Gaule 66 . En les attaquant par le flanc, Childéric pou-
vait aider efficacement Odoacre, qui lui était précieux en retour : en tant
que chef reconnu de l'Occident, ce dernier a entériné, au plus tard par cette
alliance, le pouvoir dont Childéric disposait en Gaule.
Ces quelques épisodes confèrent une tout autre envergure au « roitelet
franc de Tournai » de l'historiographie courante, et jette une nouvelle lumière
sur les relations de Childéric avec Syagrius. Celui-ci avait pris le pouvoir
dans la Gaule romaine ou, pour mieux dire, dans la Romania de la
Gaule67, à une date qui nous est inconnue. Grâce à Martin Heinzelmann,
qui a réexaminé la Vie de sainte Geneviève avec l'historien canadien Joseph-
Claude Poulin et prouvé contre Bruno Krusch son authenticité et sa date
ancienne, nous savons que, pendant une période prolongée, Childéric a exercé
une autorité qui menaçait la position de Syagrius, non loin de Paris 68. Ce
n'était pas une attaque « barbare » contre les « Romains », cela exprimait
seulement le fait que Childéric, reconnu directement par Odoacre, ne recon-
naissait plus l'autorité de Syagrius. Celui-ci établit sa résidence à Soissons :
le geste, destiné à isoler les Francs au nord-est de cette place forte straté-
gique, confirme que Syagrius avait mis fin à la coopération romano-franque.
Il nous éclaire aussi sur la question, fort discutée ces derniers temps, de
savoir s'il a bien existé un « royaume de Syagrius » ou « royaume de Sois-
sons » 69. Pour moi, l'établissement d'une sedes regni à Soissons prouve la

ner propose deux interprétations : Childéric aurait écrasé des Alains en Orléanais ou des
Alamans aux environs de Troyes.
66. K. F. Werner, Les origines..., p. 298.
67 . La Vie de saint Samson, dans sa version la plus ancienne, distingue les terres situées
in Britannia de celles qui sont situées in Romania , désignation toute naturelle pour une région
restée romaine dans un environnement qui ne l'était plus (par comparaison, voir le terme
« Romagna », en Italie septentrionale). C'est cette Romania de Gaule du nord qui a eu ses
propres chefs à partir d'Aegidius.
68. M. Heinzelmann et J.-C. Poulin, Les Vies anciennes..., p. 36 et 97-102.
69. E. James, Childéric , Syagrius et la disparition du royaume de Soissons, dans Revue
archéologique de Picardie, 1988, n° 3/4, p. 9-12, conteste l'existence même de cet État
romain qui a formé le moule du premier royaume de Clovis, pour la raison qu'il ne se trouve
nulle mention d'un regnum Suessionense dans les textes contemporains. L'argument ne porte
que contre les historiens qui parlent par commodité du « royaume de Soissons » (comme
du « royaume de Cologne », la capitale de la Francia Rinensis, ou du « royaume de Tou-
louse » des Wisigoths, effectivement nommé parfois regnum Tolosanum). Or le royaume de
Clovis, pour n'avoir jamais été nommé regnum Suessionense, pas plus du reste que regnum
Parisiense, n'en est pas moins réel, tout comme ses capitales, Soissons, identique à celle
de Syagrius, puis Paris. Grégoire de Tours, Histoires , 1. II, chap. 27 (éd. cit., p. 71), parle
du Romanorum rex. Comme l'a montré Gerd Tellenbach, l'expression, dans son analogie

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28 KARL FERDINAND WERNER

fondation d'un regnum romain. Syagrius répét


avait fondé un royaume « romain » en Italie, et
satisfaire les exigences des troupes « romaines »
vilèges égaux à ceux des soldats au service des
Les dernières troupes romaines en Occident vou
rex70. Pour le roi des Francs, reconnu comme
par Odoacre, ennemi des Wisigoths), face à Sya
avait rien d'autre à faire que d'éliminer le second
nivence avec un épiscopat qui ne versa pas une la
Le défi porté à Syagrius de livrer combat à Soi
ne cherchait pas à dévaster la Gaule, mais à renv
et ce dans sa propre « capitale ».
Voilà pourquoi, Syagrius balayé, le vainqueur
jusqu'à la Loire sans coup férir. Il n'y avait à co
avec les Alains de YArmorica , eux aussi ennemi
intégrés dans l'armée de Clovis71. Maître au no

avec celle de rex Francorum , suggère que le populus Ro


sa res publica les autres gentes , est réduit à l'état d'une s
posante parmi d'autres du royaume franc. Il existait d'ailleu
franque qui insistait sur le passage du regnum romain au r
le VIIe siècle dans divers manuscrits de la Loi salique qu
donnent un catalogue de rois romains, dans lë cadre d'u
selon une évidente « interpretado germanica ». La Gener
« primus rex Romanorum Analeus » et se termine par « E
[Aegidium] ; Egegius genuit Siagrium [forme correcte du
de Fr., lat. 4628a, du Xe siècle, qui provient de Saint-De
perdiderunt ». Revenons aux historiens contemporains : le
Syagrius s'appelait rex Romanorum , mais s'il a été rex d
ci-dessus, note 67), comme Odoacre l'était, à la même é
Italie. Il faut ajouter que Soissons tenait une place impo
l'époque d'Aegidius et Syagrius : c'était un centre fortifié imp
cation d'armes, entouré de colonies de lètes barbares, émet
observaient strictement la succession des empereurs romains
(R. Kaiser, Untersuchungen zur Geschichte der Civitas und Di
merowingischer Zeit , Bonn, 1973, p. 136-141 ; Jean Lafau
à Fleury-sur-Orne, essai sur le monnayage franc des IVe et Ve
die , t. 14, 1964, p. 173-222). Voici quelques preuves de l
capitale, de l'administration d'un Etat ensuite pris en ma
70. K. F. Werner, Naissance..., ch. 1, § II, sur l'État d'O
nistration romaine et sur une armée « romaine » barbare.
71. K. F. Werner, Les origines..., p. 297, sur le caractère d
une prise de pouvoir plutôt qu'une conquête. Une des deux
depuis un quart de siècle et défendu la Gaule septentrionale
Yexercitus Francorum a vaincu et largement intégré Y exe
(Bellum Gothicum , 1. I, chap. 12; éd. Otto Veh, 2e éd., Mu
seigne sur l'intégration dans l'armée franque des auxiliai

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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 29

frappa le grand coup en 507, après des tentatives contre les Wisigoths en
496 et 498, qui l'avaient mené jusqu'à Saintes et Bordeaux, et contre les
Burgondes en 500. Allié à l'Empire, au royaume franc de Cologne, mais
aussi aux Burgondes, preuve de son art diplomatique, il écrasa l'armée d'Ala-
ric II à Vouillé, pour recevoir l'année suivante, à Tours, auprès du saint
de la Gaule et plus spécialement de l'Aquitaine, auquel il vouait victoire
et conquête 72, la récompense impériale tant désirée : une ambassade de
l'empereur Anastase lui apporta, avec divers insignes du consulat hono-
raire, le titre de gloriosissimus 73. Ce titre, récemment créé par l'Empire et
destiné entre autres aux reges reconnus par Rome, et donc reçus dans la
« famille des rois » que dirigeait l'empereur 74, fit de Clovis l'égal de Théo-
doric, mais beaucoup plus sur le plan religieux, car le Franc était aussi un
roi catholique ! Le rex gloriosissimus pouvait nommer dans les rangs de la
hiérarchie civile présidée par l'empereur; par la nomination au rang de cornes,
d'un Barbare il pouvait faire un vir inluster et donc un membre de la nobili-
tas 75. Il était pour l'Eglise de son regnum , à condition d'avoir la vraie foi,
dominus (politique) et pius princeps , prenant au-dessus des évêques la place

72. M. Heinzelmann, Gregor von Tours (538-594), « Zehn Bücher Geschichte » : Historio-
graphie und Gesellschaftskonzept im 6. Jahrhundert , Darmstadt, 1994, p. 120 et passim.
73. On trouvera le dernier état de la bibliographie, immense, sur la question chez Michael
Mc Cormick, Clovis at Tours : Byzantine public ritual and the origins of medieval ruler symbo-
lism, dans Das Reich und die Barbaren , éd. Evangelos K. Chrysos et Andreas Schwarcz,
Vienne, 1989, p. 155-180. On a proposé d'identifier les honneurs apportés à Clovis par
l'ambassade impériale (romaine, et non « byzantine ») soit avec les insignes du consulat (hono-
raire), soit avec les ornamenta palatii (tunique en pourpre, chlamyde, diadème royal) que
Théodoric le Grand avait reçus en 497 (E. Ewig, Die Merowinger ..., p. 28). Je me rallie à
cette hypothèse, car elle correspond à ce que l'on sait du titre de rex dans la hiérarchie romaine,
porté déjà par Odoacre et Théodoric, et assorti de l'attribut gloriosissimus : cf. Herwig Wol-
fram, Intitulatio , t. I, Lateinische Königs- und Fürstentitel bis zum Ende des 8. Jahrhunderts ,
Graz-Cologne-Vienne, 1967 (Mitteilungen des Instituts für österreichischen Geschichtsforschung ,
Ergänzungsband 21). En 511, les évêques du synode d'Orléans saluent précisément Clovis
comme gloriosissimus rex. Depuis 508, celui-ci est un roi reconnu par l'Empire comme dominus
des habitants, aussi bien romains que barbares, de son regnum. La genèse du « gloriosissi-
mat » romain est liée à l'apparition du titre de patricius , parent fictif de l'empereur ; gloriosis-
simus (avec ses variantes excellentissimus et praecellentissimus) met au même niveau, dans
la hiérarchie romaine, les rois, les exarques, les généralissimes et les détenteurs des plus
hautes charges de la cour impériale : K. F. Werner, Naissance..., ch. 7, § I, où je montre
que la dévalorisation par inflation des titres clarissimus, spectabilis et illuster n'avait laissé
aux sénateurs que la nouvelle classe supérieure des gloriosi. La nobilitas romaine n'a pas,
comme on le dit souvent, succombé avec l'Empire d'Occident ou avec la séparation du Sénat
en deux assemblées, romaine et constantinopolitaine.
74. Franz Dölger, Die « Familie der Könige » im Mittelalter, dans Historisches Jahrbuch,
t. 60, 1940, p. 397-420.
75. Ainsi de la nomination par Odoacre d'un Barbare au rang de cornes et vir illuster :
K. F. Werner, loc. cit.

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30 KARL FERDINAND WERNER

qui était celle de l'empereur dans l'Empire. Com


convoquer en l'une de ses résidences les syn
évêques76. Grégoire de Tours, de son point de
pas tort de parler du rang ďaugustus obtenu pa
reur, les rois francs furent appelés par leurs év
princeps 17 . Que la « nomination » romaine de Clov
le roi le montra en faisant distribuer des monn
Tours et en allant à Paris pour faire de cette ville s
regni , à l'instar de Ravenne 78. Il savait déjà, a
version, saluée par la plume enthousiaste d'un
Vienne, qu'il était une sorte de nouveau Constan
gentes le triomphe de l'Église que Constant
Romains79. C'est donc pleinement conscient de
roi catholique qu'il fît construire à Paris une b
apôtres, suivant l'exemple de Constantin. Qui plu
de sainte Geneviève, noble d'origine franque, au
propre tombe80. C'est ce roi chrétien, bien
d'humilité comme de ses droits de princeps , qui co
le concile d'Orléans, couronnement de la vie du
Où sont donc, face à cela, les racontars tardif
des siècles ? Où est le barbare naïf, sorti de ses for
ce qui lui arrive ? On ne voit qu'un roi très bien inf
sûr de son fait. La question doit être retourné
si pleins de morgue pour ce Barbare ont-ils p
sur l'homme et son contexte ? Pourquoi n'ont-
sources contemporaines, rares certes, mais préci
ment, en effet, ne pas voir que Clovis était bien
son ami Remi, du comportement de ses évêques ? Il
tion à cette lettre, miraculeusement conservée,

76. Ibid., ch. 8.


77. Ibid., ch. 7, sur les titulatures royales; K. F. Werner,
les synodes convoqués par les rois.
78. Grégoire de Tours, Histoires, 1. II, chap. 38 (éd. cit.,
comme modèle, K. F. Werner, Naissance..., chap. 7.
79. Sur la lettre d'Avit, voir ci-dessus, note 10. Chez Grégoi
tor egregius », comme David, et comme lui il est le premi
de Dieu, qui confesse la sainte Trinité et étend son pouvo
sujet la contribution de M. Heinzelmann dans le présent
80. M. Heinzelmann et J.-C. Poulin, Les Vies anciennes.
Vie semble être « un ancien clerc tourangeau, détaché à l'é
au service de la reine [Clotilde], au moment de l'installation
dans la nouvelle église ». Sur la famille et l'origine de la saint

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LA «CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 31

fin de son règne ; d'un côté, il y exprime le respect qui leur est dû; de l'autre,
il leur fait comprendre qu'il n'a pas été dupe du jeu de quelques-uns, qui
avaient profité d'un privilège accordé par le roi pour en faire un usage injus-
tifié : désormais, il leur faudra apporter les preuves nécessaires. La souve-
raine attitude du roi laisse percer, au travers des formules latines polies par
ses notaires, l'esprit d'un vrai chef, combinant mesure et fermeté81. Rare-
ment, l'envergure d'un roi et de son action aura été aussi vite reconnue,
avant d'être si profondément et si longtemps méconnue, y compris des his-
toriens qui disposaient pourtant des armes de la critique moderne82.
Ceux-ci ont été égarés par des défigurations précoces dans la présenta-
tion des événements. L'éducation humaniste enseignait la « fin de l'Empire
romain » et la responsabilité des Barbares. Croyant connaître une vérité qui
n'était que légende tardive, ils ne songeaient pas à examiner de plus près
la place réelle des Barbares dans le monde romain avant Clovis, et le rôle
brillant qu'avaient tenu parmi eux plusieurs chefs francs. Or la recherche
prosopographique récente permet de reconstruire, au moins partiellement,
tout un réseau de relations généalogiques, véritable tissu humain, entre les
familles impériales et celles des chefs militaires romains, d'origine barbare

81. Lettre de Clovis aux évêques [507/511] : Capitularia regam Francorum , t. I,


éd. Alfred Boretius (Hanovre, 1883), n° 1, d'après Bibl. nat. de Fr., lat. 12097 (VIe-
VIIe siècle, provenant de Corbie, avec le texte du synode d'Orléans de 511); texte, trad,
et comm. dans M. Rouche, Clovis..., p. 440-446. C'est le seul document issu de Clovis qui
soit conservé. Il s'ouvre par l'adresse et la suscription « Dominis sanctis et apostolica sede
dignissimis episcopis [même formule de respect à la fin], Chlothovechus rex » : on notera
que le roi se nomme après les destinataires et que son titre ne comprend pas le complément
Francorum , tout comme sur le sceau de Childéric. Le roi ne parle pas des Franci , mais de
son armée, « exercitus noster ». Ceux qui ont autorité dans l'État avec lui, mentionnés pour
donner plus de poids à l'exhortation qu'il adresse aux évêques, sont désignés comme « populus
noster » ; ils sont sous son autorité, comme l'armée, cet « exercitus Francorum » reconnu
auparavant par l'administration romaine et qui rappelle 1' « exercitus Gothorum », 1' « exer-
citus Romānus », aptes à recevoir les paiements en tout genre de la population provinciale.
Le « populus [Francorum] » est, sous son roi, la nouvelle autorité en Gaule, à la place du
« populus Romānus ». L'autorité publique, dont tant d'historiens du droit ont nié l'existence
chez les Francs, est partout dans la lettre. Par exemple avec l'expression « locus publicus »,
qui désigne le lieu de réunion du tribunal que doit mentionner l'acte de jugement pour être
valable. Le roi, rappelant l'ordre (praeceptum) donné à l'armée avant l'invasion de la « patria
Gotorum », et qui imposait en particulier de protéger les églises, prend cette mesure intéres-
sante : comme les évêques avaient obtenu le droit de confirmer cette « pax nostra » (la pre-
mière « paix du roi » de l'histoire franque !) par des « epistulas de anulo vestro infra signa-
tas », des abus ont été commis (« quia multorum varietates vel falsitates inventae sunt ») ;
il prescrit en conséquence que ces lettres épiscopales devront lui être adressées pour exa-
men (commentaire dans Heinrich Brunner, Deutsche Rechtsgeschichte , 2e éd., Berlin, 1906,
t. I, p. 50, n. 22 ; l'excellente analyse de M. Rouche, loc. cit., souligne la qualité et la tech-
nique romaine de l'administration clovisienne).
82. Les exemples cités ci-dessus, notes 30-36, ne sont qu'un petit florilège.

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32 KARL FERDINAND WERNER

aussi bien que romaine83. Deux exemples nous


gast et celui des Merobaud.
La liste épiscopale de Chartres livre, pour les
nom (rare) ď Arbogast, à une époque où il ne se
maniques dans de tels documents 84 . Cet Arbog
loin de Paris, ne nous est pas inconnu. Auspiciu
un poème fort élogieux, vers 470, à un Arbogast, v
rum comes , où il dit que ce haut militaire et admi
de devenir un jour évêque85. Il disposait des ap
lui permettaient d'y songer, comme on le voit
naire, sénateur gallo-romain et ancien préfet d
Clermont. Auspicius disait du cornes de Trêves
hommes cultivés comme lui, la civilisation roma
la recherche contemporaine hésite encore à décider
nistrait Trêves au service des Romains ou pour l
montre combien il est difficile de séparer ces deux
du Ve siècle.

On sait en revanche que cet homme, qui symb


de l'Empire aux royaumes fondés sur le sol rom
tie » germano-romaine. On a pu établir ses liens fa
(très probablement son grand-père), l'un des plu
francs qu'ait connus l'Empire87. Cet Arbogast

83. Alexander Demandi, The osmosis of late Roman and G


Reich und die Barbaren..., p. 75-85 ; Stefan Krautschick, D
tike und Frühmittelalter, ibid., p. 109-142. Même s'il a
A. Demandt a donné une base très solide, en révélant l'ex
de ces chefs militaires, liées entre elles et avec les empereu
« Magister militum » de la Paulys Realencyclopädie der class
SuppL, t. XII (Stuttgart, 1970), col. 553-790 et tabi, gén
84. Louis Duchesne, Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule,
et suiv., qui accepte déjà l'identification avec le cornes de T
ner, En guise d'introduction..., p. 3-5 de la réimpr., et Nais
barbares, du généralissimat au principát royal ».
85. Éd. Epistola e merowingici..., p. 135-137. Cf. P.L.R.A.,
zelmann, Gallische Prosopographie, 260-527, dans Franc
p. 558.
86. Sidoine Apollinaire, Epistulae et carmina, epist. IV, 17, éd. Christian Lütjohann, M.G.H.,
Auctores antiquissimi , t. VIII (Berlin, 1887), p. 68.
87. P.L.R.A., t. I (1971), p. 95-97. Le lien familial avec le second Arbogast est établi
par son père Arigius : ibid., t. II, p. 128 et 142, à compléter par Eugen Ewig, Trier im Mero-
wingerreich, Trêves, 1954, p. 57, qui connaît par une inscription de Trêves l'épouse, romaine,
d'Aregius, Florentina, issue de l'une des familles les plus en vue de l'ancienne capitale de
l'Empire romain.

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LA « CONQUÊTE FRANĢUE >> DE LA GAULE 33

familial illustré par Bauto, magister militam praesentalis d'Occident, par Richo-
mer, magister militam per Orientem en 383 et qui se nomme « Flavius » depuis
son consulat en 384, et par son neveu Arbogast, successeur de Bauto comme
généralissime d'Occident. Ils devaient tous leur rapide carrière à un autre
Franc, Merobaud. Officier de l'empereur Julien, celui-ci fut nommé géné-
ralissime (magister peditum praesentalis) vers 372 par Valentinien Ier, dont
il influença fortement les successeurs Valentinien II et Gratien88. Le
panégyrique composé pour Bauto, païen comme ses deux parents, a été écrit,
à Milan, en 385, par Aurelius Augustinus, le futur saint Augustin, tout occupé
encore à sa carrière dans le monde89. La fille de Bauto, Eudóxia, épousa
l'empereur Arcadius et fut la mère de Théodose II, 1' « auteur » du Code
Théodosien. Arbogast avait des relations courtoises avec le grand Ambroise,
évêque de Milan, ce qui ne l'empêcha pas, en homme le plus puissant dans
la capitale de l'Occident, d'installer une fois ses chevaux dans la cathédrale.
Richomer, correspondant du célèbre rhéteur Libanius, qu'il fit nommer consul
honoraire, recommanda à son neveu Arbogast un autre rhéteur, Eugenius.
Quand Arbogast contra la tentative faite par Valentinien II de le destituer,
ce qui entraîna la mort de celui-ci (une enquête d'Ambroise conclut à l'inno-
cence du général), il éleva Eugenius à la dignité impériale90. Après avoir
écrasé ses compatriotes francs à l'est de Cologne (où il avait un palais orné
de mosaïques et récemment découvert), il tenta d'écraser les chrétiens et
leur empereur d'Orient, Théodose le Grand. En ce moment décisif pour
la chrétienté, les chefs des armées qui allaient se battre étaient tous deux
des Francs91. Arbogast, champion du paganisme (romain !), battu le 6 sep-
tembre 394 à la rivière Frigidus, se donna la mort.
Après Arbogast (I), païen cultivé, et Arbogast (II), chrétien cultivé, comes
romain et évêque franc, nous rencontrons vers 550 un Arbogast (III), envoyé
par les Mérovingiens comme évêque à Strasbourg, ville dont il sera saint
patron et fondateur de la première cathédrale; son nom sera ensuite sou-
vent porté en Alsace92. Nom qui est comme un symbole de la romanisa-
tion des élites franques, évoluant entre le paganisme romain et ce qui sera

88. P.L.R.A. , t. I, p. 598, sur Flavius Merobaudes, inhumé à Trêves.


89. Ibid. y t. I, p. 159 et suiv., sur Flavius Bauto; P.L.R.A. , t. II, p. 410, sur Aélia Eudóxia;
ibid., p. 765 et suiv., sur Flavius Richomeres.
90. Voir les études citées ci-dessus, note 83.
91. K. F. Werner, Les origines ..., p. 264-267.
92. L. Duchesne, Fastes..., t. I, Paris, 1915, p. 166 et 171 ; Andreas M. Burg, « Arbo-
gast », dans Lexikon für Theologie und Kirche , t. I (Fribourg, 1957), col. 821 (avec biblio-
graphie) ; sur les débuts de l'évêché de Strasbourg, Thomas Zotz, Das Elsaß , ein Teil des
Zwischenreichs ?, dans Lotharingia , eine europäische Kernlandschaft um das Jahr 1 000 , Sar-
rebruck, 1995, p. 49-70, et Francis Rapp, « Straßburg », dans Lex. M.A. , t. VIII (1996),
col. 218 (avec bibliographie).
BIBL. ÉC. CHARTES. 1996. 1 3

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34 KARL FERDINAND WERNER

la France chrétienne. Comment, en tout cas, ne


intellectuel de ces élites ? Car les Arbogast ne so
le premier Merobaud, enseveli à Trêves, il y en
nant à la clientèle du grand Aetius. Il fut, lui au
battant en Gaule et en Espagne, mais encore au
ment conservés, écrits dans le style de Claudie
sénateur romain, a eu sa statue au Forum de Rom
servée, le nomme « VIR ANTIQVAE NOBILIT ATI
Merobaud, qui avait été trois fois consul). Mero
ses œuvres sa nomination (par Théodose II) à Y
c'est-à-dire au patriciat. Ferdinand Lot a pu en
avec ce Merobaud, patricius , qui fit une donat
près de Troyes, donation qu'aurait confirmée
le roi Clovis93.

La fusion romano-franque, bien préparée, est ainsi déchiffrable. Elle s'est


jouée, entre autres, à Trêves, ancienne capitale de l'Empire, pas trop loin
de Laon, Soissons et Tournai, où nous avons observé l'alliance des groupes
familiaux de Remi de Reims et de Childéric-Clovis : de quoi voir d'un œil
nouveau les hommes qui, vers 500, ont changé le cours de l'histoire en Gaule
et en Occident.

III. La relecture franque DES ORIGINES.

L'image de l'époque s'est vite altérée, et cette modification est, elle aussi,
objet d'histoire. Il faut donc rechercher les responsables de la terrible défi-
guration historiographique qui a, très tôt, frappé ce monde romano-franc,
si visiblement conscient de ses tâches politico-religieuses. Cette entreprise
de relecture des origines a été le fait du milieu romano-franc lui-même, dès
les VIe-VIIe siècles. Cela ne veut pas dire qu'il y aurait eu alors une barbari-
sation pure et simple : des auteurs comme l'Italien Fortunat et l'Aquitain
Didier prouvent le contraire, dans les lettres qu'ils ont adressées à la cour
de Metz et à ses dignitaires, qu'ils fussent d'origine romaine ou barbare94.

93. P.L.R.A. , t. II, p. 756-758; Ferdinand Lot, Un diplôme de Clovis , dans Revue
belge de philologie et d'histoire, t. 17, 1938, p. 906-911, repr. dans id., Recueil des
travaux historiques , Genève, 1970 (Hautes études médiévales et modernes , 9 et 19), t. II,
p. 237-242.
94. Venanti Fortunati Opera poetica , éd. Friedrich Leo, et Opera pedestria , éd. B. Krusch,
dans M. G. H., Auctores antiquissimi , t. IV, 1-2 (Berlin, 1881-1885); Poèmes, livres /-/V, éd.
Marc Reydellet, Paris, 1994 (Collection des universités de France). Les lettres de Didier de
Cahors , éd. Dag Norberg, Stockholm, 1961 (Studia latina stockholmensia , 6). Sur le rang
et le mérite des grands de la cour, voir par exemple Fortunat, éd. B. Krusch, p. 153 et suiv.,
249 et suiv.

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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 35

La nouvelle interprétation donnée du temps de Childéric et de Clovis aboutit


à un renversement de perspective, d'ordre essentiellement politique; elle
fut moins l'œuvre des Francs en voie de romanisation, que des Gallo-Romains
en voie de francisation au nord de la Loire, où ils formaient l'immense majorité
de la population. Eugen Ewig en a fait la démonstration en observant chez
eux un changement d'identité historique. Les hommes libres (pagenses ) de
cette zone servaient le rex Francorum et finirent par se considérer de la même
nation que leurs rois : telle est la dimension historique du qualificatif de cus-
tos patriae décerné à Clovis. C'est parce que ce dernier n'a été ni l'ennemi
ni le vainqueur des Gallo-Romains du nord de la Loire, qu'il n'y a pas eu
de résistance contre les rois francs qui, seuls des rois barbares, pouvaient
se permettre d'armer les pagenses de cette région - ce qui leur donna du
coup des armées beaucoup plus fortes que celles de leurs adversaires. Au
VIIe siècle, ces pagenses , devenus Francs de plein droit, se comprirent comme
les descendants des Francs de Clovis, des Francs qui auraient conquis la
Gaule par un anéantissement brutal des Romani , tués ou chassés en Aqui-
taine, et ils en étaient fiers95. Du coup, on expliquait la « disparition » des

95. E. Ewig, Volkstum und Volksbewußtsein im Frankenreich des 7. Jahrhunderts , dans


Spätantikes und fränkisches... , t. I, p. 231-273, spéc. p. 246 et suiv., 268 et suiv., qui étu-
die la tendance à la formation de nouvelles nationes sur la base des « Teilreiche », ainsi pour
la Neustrie qui commence à se considérer comme la Francia par excellence. L'auteur (p. 273)
fait aussi remarquer l'élargissement progressif de la portée des victoires de Clovis : le Liber
historiae Francorum , chap. 5 et 8 (éd. B. Krusch, dans M. G. H., Scriptores rerum merovingi-
carum , t. II [Hanovre, 18881, p. 245 et suiv.) disait déjà que les Romani avaient été écrasés
par les Francs, mais limitait clairement son propos au nord-est de la Gaule; mais, au
IXe siècle, une note portée en marge d'un manuscrit originaire de la région de Liège (Bibl.
nat. de Fr., lat. 10811 ; éd. M. G. H., Scriptores rerum merovingicarum , t. VII [Hanovre-Leipzig,
1919-1920], p. 772) prétend: « Omnesque Romanes (sic), qui tunc in Gallia habita-
bant, exterminavit Clodoveus, ut unus vix potuisset inveniri ». Bel exemple de la confiance
aveugle accordée à des racontars tardifs : de larges extraits de Roricon dit « de Moissac »
(XIe siècle : voir sur cette œuvre l'article de Pascale Bourgain dans le présent volume) sont
repris par A. Thierry, Lettres sur l'histoire..., p. 93-95, qui le juge « un historien rempli de
fables, mais qui paraît être l'écho fidèle des traditions populaires ». Selon Roricon, le roi
Chlogion aurait ordonné de mettre à mort tous les Romains ; et A. Thierry de conclure que
cette narration « retrace d'une manière assez vive le caractère de barbarie empreint dans
cette guerre, où les envahisseurs joignaient à l'ardeur du pillage la haine nationale et une
sorte de haine religieuse ». Il avait trouvé ce qu'il cherchait ! On accorde parfois encore le
plus grand crédit à la vision d'A. Thierry, ainsi dans la préface à la récente réédition des
Récits des temps mérovingiens par André Dhôtel (citée d'après Le journal du XVe centenaire ,
n° 6, du 25 décembre 1995) : « (...) une réalité hors du commun, où la barbarie, les inté-
rêts politiques et les liaisons passionnées se mêlent. Lorsque ces destins sont écrits par Augustin
Thierry, la rigueur de l'historien est illuminée par le talent de l'écrivain ». Talent que per-
sonne ne niera, tout en admettant qu'une part en revient de bon droit à ses prédécesseurs
du VIe au XIe siècle : une chose est de reconnaître l'importance historiographique
d'A. Thierry, qui a enlevé à Clovis sa perruque XVIIIe siècle (voir la contribution de Chantai
Grell dans le présent volume); une autre de prétendre que sa construction est définitive.

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36 KARL FERDINAND WERNER

Romani (nom donné aux Aquitains) au nord de


élaborées aux VIIe et VIIIe siècles, des événemen
aucune trace, et pour cause, dans les sources de
tion historique, véritable légende de fondation,
du regnum Francorum », celle des « Francs de
un grand destin ; et c'est elle qui dominera doréna
franque puis française.
Il faut approfondir ces remarques par une brè
phie franque, que l'on fait commencer avec G
de l'Histoire de France ». Tout est plus compli
son œuvre principale le titre, inexact, ď Histo
appartient, comme l'indique son vrai titre, au gen
créé par Trogue Pompée, Justin et Orose, et dont
tement les règles97. Celles-ci imposaient à l'au
rations générales dans les discours qu'il inventa
festations de la volonté divine par les astres et
quels Dieu parle aux hommes en les avertissan
de façonner assez librement l'exposé des faits,
tation voulue. Mais, chez Grégoire comme chez
affleurent aussi des traditions « populaires » : elle
prouver aux Francs qu'ils s'étaient arrachés à
a cherché à comprendre comment Childéric et
donné une royauté forte, qui les a élevés au-de
a donc cherché une royauté mythique; on l'a tr
quer la juxtaposition, au Ve siècle, de deux po
ď Aegidius, magister militum romain, et celui du
mant l'intervention des « Romains », on a don
des Francs, élu par les grands, ce qui présupp
un temps Childéric. D'où la légende de 1' « exil
déposé par ses grands pour ses prouesses amou
leurs filles. En exil, il aurait séduit la reine Ba

96. M. Heinzelmann, Gregor von Tours..., p. 167, parle à ce


97. M. Heinzelmann (ibid., p. 93-96) le montre, en se réf
phique, à K. F. Werner, Gott , Herrscher und Historiograph
pret des Wirkens Gottes in der Welt und Ratgeber der Köni
qui mutât tempora » : Festschrift für Alfons Becker , Sig
version française abrégée a paru sous le titre U « Historia
ture autour de Van mil , royaume capétien et Lotharingie, é
Charles Picard, Paris, 1990, p. 135-143. Voir aussi M. H
« père de l'histoire de France » ?, dans Histoires de France ,
98. M. Heinzelmann, Gregor von Tours..., p. 140 et suiv
sente Orose.

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LA « CONQUÊTE FRANQUE >> DE LA GAULE 37

pouvoir de Childéric, aurait quitté son mari pour suivre « le plus fort des
hommes » Plus tard, à côté de cette force mythique du couple dont
serait issu le roi fondateur, Clovis, un thème accrédité par Grégoire avec
des détails rocambolesques, on a exploité ce couple hors du commun pour
lui faire présager, après la conception du fils, sa future grandeur, mais aussi
la décadence, de génération en génération, de ses descendants. Comme l'a
bien vu Herwig Wolfram, ce nouveau motif brodé par le chroniqueur du
VIIe siècle appelé Frédégaire, ne traduisait pas un sentiment anti-royal ou
anti-dynastique, mais une idée convenue : le sort du peuple dépend de la
qualité de ses rois (populos sine timore principům ab invicem vastantur , sous
des rois faibles les peuples désunis se déchirent)100.
Une autre des interprétations que Grégoire a proposées, dans sa quête
de l'action divine sur le destin des rois francs, a eu des conséquences histo-
riographiques considérables. La façon dont il traite de la conversion de Clo-
vis suit en effet un schéma fort simple. C'est l'épouse catholique, Clotilde,
qui pousse le roi vers la vraie foi, mais celui-ci ne cède que devant la menace
d'une défaite contre les Alamans. La promesse qu'il fait de se convertir lui
apporte la victoire sur le champ. C'est alors seulement que saint Remi entre
en scène. Saint Martin lui-même, le saint de Tours, figure centrale pour la
Gaule et le sort de ses rois, n'apparaît qu'indirectement, quand Grégoire
dit que Clotilde était sa servante fidèle101.
Pour moi, le lien de la conversion avec la bataille, datée après coup dans
les Histoires, a un objectif bien précis : le rappel, explicite, du modèle cons-
tantinien. Quand le but, le baptême, est enfin atteint, Grégoire écrit : « Pro-
cedit novus Constantinus ad lavacrum ». Pour lui, il faut à tout prix mettre
l'intervention divine en faveur du nouveau maître chrétien de la Gaule sur
le même plan que l'intervention divine en faveur de Constantin, une figure
qu'il ose par ailleurs critiquer. L'arrière-plan de l'événement décisif devait
être une victoire sur les païens (les Alamans), en complète analogie avec
le miracle dont Constantin a profité. Pour servir ces vues, une victoire « mar-
tinienne » sur les Wisigoths hérétiques était moins indiquée. N'oublions pas
que Grégoire pense l'histoire dans ses dimensions spirituelles et univer-
selles, et non régionales : il faut que le roi envoyé par Dieu à l'Église des
Gaules éclipse, avec ses Francs, toutes les gentes non encore converties en

99. Grégoire de Tours, Histoires , 1. II, chap. 12 (éd. cit., p. 62).


100. Chronieon Fredegarii , 1. Ill, chap. 12, éd. B. Krusch, Fredegarii et aliorum Chronica ,
dans Scriptores rerum merovingicarum, t. II (Hanovre, 1888), p. 97.
101. M. Heinzelmann, Gregor von Tours..., p. 120 et suiv. Sur ce qui suit, O. Guillot, « Les
origines... », p. 58 et suiv., qui se fonde essentiellement sur le récit de Grégoire, tout en
le critiquant et en le complétant par d'autres sources ; il voit aussi la difficulté chronologique
des campagnes alamaniques (ci-dessous, note 102).

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38 KARL FERDINAND WERNER

Occident et qui, toutes, seront terrassées comm


convertissent pas.
Or, à la différence de Grégoire, les textes contem
de Tours et de saint Martin dans les débuts cathol
ignorent la victoire sur les Alamans comme m
ne pas parler des difficultés chronologiques que po
soulignent l'impression que firent, sur Clovis,
son église à Tours. C'est là que le roi fit une p
de la conversion; c'est là qu'il alla prier pour l
goths, et ensuite pour remercier le saint; c'est
monie triomphale marquant qu'il était désorma
ce monde : une récompense pour lui non seulem
divine. Ce sont des évêques en majorité venus
premier synode général convoqué à Orléans, n
victoire la plus éclatante était bien celle qu'il avait
de toujours, les Goths.
Par-delà le gauchissement que Grégoire a fait sub
d'un demi-siècle, l'essentiel, pour l'évêque de To
lence de la Gaule catholique, de ses saints (Mar
évêques. L'excellence franque fut imaginée ave
manière plus « nationale », par ceux qui, utilisa
pecté son interdiction de rien changer à son œ
recherches de M. Heinzelmann, qui ont dévoil
tuelle et intellectuelle de l'œuvre de Grégoire,

102. Discussion des problèmes chronologiques dans Wol


in der frühen Merowingerzeit, Wiesbaden, 1983, p. 98 et
Adelsgräber von Flonheim in Rheinhessen , Berlin, 1970,
ments archéologiques en faveur d'une offensive franque c
situer autour de 496. Je serais d'avis de séparer la campagn
de Tolbiac. Celle-ci en effet, livrée à proximité de Cologn
défensive, destinée à contenir l'offensive des Alamans contr
goire parle à un autre endroit ( Histoires , 1. II, chap. 37
par Clovis (1. II, chap. 30), et sans indiquer de lien entre
contre l'Alémanie d'outre-Rhin ne peut de toute façon
rôle joué par le prestige de saint Martin et de ses mir
recevoir le baptême « sans retard », on dispose d'un témo
la lettre adressée par Nizier, évêque de Trêves, à une pe
« Les origines... », p. 59; texte, trad, et comm. dans J
France ..., p. 114-116, et M. Rouche, Clovis..., p. 519-
milieu du VIe siècle, ne fait aucune allusion au grand mir
les Alamans.
103. Grégoire de Tours, Histoires , 1. X, chap. 31 (éd. cit., p. 536). Cf. M. Heinzelmann,
Gregor von Tours..., p. 84.

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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 39

qui ont modifié son message. La question est complexe, car la plupart des
auteurs qui ont assimilé et cité les « Histoires de Grégoire », n'ont pas eu
sous les yeux l'œuvre originelle, mais des manuscrits portant le nom de Gré-
goire tout en abrégeant son texte. Il s'agit essentiellement du Pseudo-
Frédégaire (qui contient la légende troyenne de l'origine des Francs, incon-
nue de Grégoire, et qui se fait l'écho des idées politiques de l'élite aristocra-
tique laïque du milieu du VIIe siècle 104), d'une Historia regam Francorum
d'origine neustrienne, appelée Liber historiae Francorum par son éditeur,
B. Krusch (début du VIIIe siècle 105), et enfin d'un remaniement des His-
toires de Grégoire, restitué par M. Heinzelmann, et dont l'auteur, dès le milieu
du VIIe siècle, a éliminé quasi systématiquement les passages consacrés à
l'histoire de l'Eglise (passages essentiels pour Grégoire) en ne laissant que
les parties proprement « politiques », formant une œuvre qui méritait bien
son titre apocryphe ď Historia Francorum 106. Toute cette production histo-
riographique, composée en Bourgogne franque et en Neustrie à l'ouest de
la Meuse, ne parle que des victoires de Francs en cachant, si possible, leurs
échecs. Elle a largement contribué à la genèse d'une nouvelle identité
romano-franque.

*
* *

Concluons. Les « Gaules », car i


au cours d'un processus qui a d
en 475, quand le royaume wis
legénéral de Théodoric, Himmo
chant celui-ci de soumettre la
de Théodoric saluera l'évén

104. Éd. cit. ; bonne analyse par H


und 8. Jahrhunderts , Darmstadt, 19
p. 168 et suiv., donne un stemma d
105. Liber historias Francorum , éd.
(introduction aux p. 329 et suiv.).
106. M. Heinzelmann, Gregor von To
Historia de près d'un siècle plus tôt q
uns des manuscrits, « Ecclesiastica
le titre de l'histoire de Bède), ou « Li
veaux centres d'intérêt du public, qu
de son peuple et de ses rois. M. He
sépare la recherche d'une « identité
secondaire pour Grégoire) de l'idéal p
chrétienne guidée par les institutio

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40 KARL FERDINAND WERNER

rentrée dans le giron de la res publica , ses


Romani 107 . Il faudra attendre une génération
que les rois francs, mettant à profit une nou
puissent obtenir la Provence des Ostrogoths et se
attendre deux siècles pour que la Septimanie,
une Gaule tout entière franque.
Dans cette suite de conquêtes décidant du sort
déric et Clovis n'ont pas conquis « la Gaule » s
cus ; ils l'ont défendue, puis prise sous leur protec
alliés, Odoacre d'abord, l'Empire ensuite, l'épis
toujours. Pour cette raison si simple, le droit rom
sa version mise au point par les rois wisigoths a é
par l'administration franque elle-même, qui l'a
sous l'autorité des rois francs, les lois des Alam
hautes fonctions ( honores ) du seul modèle éta
romain, ont été maintenues, avec quelques ada
ni inventé un autre Etat ni appliqué une autr
qu'ils en étaient incapables, mais parce qu'ils n'
rôle était autre : faire continuer la vie publique, h
différentes populations de leur royaume, chacune
réussite, reconnaissons-le, a été remarquable, n
au-dessus de tous, du royaume et de son Eglise,
tas principalis , celle d'un princeps roi qui rempla
empereur110.
Peut-on douter de la prégnance de cet hérita
comment les Francs de Gaule, conquérant la Ge
nouvelles terres ? Ils y ont introduit la judiciar
devenue leur et nommé des judices publici ; ceux-
grafio , devaient ceindre, comme tout dignitaire
lum qui les rendait judiciaria potestate accinct

107. Lettre de Théodoric, rédigée de la plume de Cassi


vence récupérée (Cassiodore, Variqe , III, 17, éd. Theodor
res antiquissimi , t. XII [Berlin, 1894], n° 17, p. 88). La p
romaine, largement conservée sous les Francs, jusqu'à
108. Ruth Schmidt- Wiegand, « Lex Baiuvariorum », dans
Clausdieter Schott, « Lex Alamannorum », ibid., col. 1
109. K. F. Werner, Naissance ..., chap. 4, § II (« Digriit
et § III (« Honor, officium : Etat et fonction publique »),
continuité entre le monde romain et le monde franc.
110. Ibid., chap. 4, § I (« Princeps et regnum : la longue vie du principát »), et chap. 6,
§ II (« Le pouvoir légal : potestas principis et publica potestà s »).
111. Ibid., chap. 5, § III (« Cingulum militiae : la nobilitas au service du princeps »).

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LA «CONQUÊTE FRANĢUE » DE LA GAULE 41

Gaule soumise par des Barbares, mais une Gaule franque gouvernée selon
la routine administrative du « modèle romain », qui s'appliqua ensuite à la
Germanie conquise. Des églises dédiées à Martin, le saint des Gallo-Romains
et des Francs, le saint ď Aegidius et de Clo vis, jalonnent les routes de cette
conquête-là112, autrement authentique que la soumission imaginée des
Gallo-Romains au nord de la Loire. Ceux-ci ont vécu autre chose que l'occu-
pation - et autrement plus intéressant pour l'historien : la fusion des
couches dirigeantes franques et romaines dans un Etat nouveau édifié sur
des bases anciennes.

Evoquons, à la suite de L. Musset, un « pur Romain, Parthenius, petit-fils


de l'un des derniers empereurs d'Occident, Avitus, devenu, de 539 à 548,
le grand personnage de la cour de Metz ». Il a aidé le roi Theudebert à inté-
grer des territoires considérables au-delà du Rhin, là où Rome avait
échoué 113. « Cingula plura geris » lui écrit en 544 le poète Arator : en effet,
il a gouverné la Provence sous Théodoric et ses successeurs comme patri-
cius et praefectus praetorio Galliarum , puis, sous les Francs, comme rector
et patricius , avant de devenir maire du palais à Metz {magister officiorum
atque patricius) puis de succomber, après la mort de son roi (548), à la fureur
de la populace de Trêves à cause des taxes qu'il lui avait imposées114. Épi-
sode banal de l'histoire fiscale : on l'a exploité, bien à tort, comme une preuve
de la haine qui aurait opposé Romains et Germains, au lieu de réfléchir
sur une société qui a rendu possibles de telles carrières, et sur une Gaule
franque dont le meilleur général au milieu du VIe siècle, Mummolus, vain-
queur des Lombards, était d'origine gallo-romaine, lui aussi au service du
princeps et dominus franc 115.
Ce nouvel Etat a eu très vite une haute idée de sa valeur. Les Francs sont
aimés par le Christ, ils ont vénéré et mis en châsses dorées les reliques de
saints que « les Romains » avaient martyrisés : voilà ce que dit le prologue
de la Loi salique écrit sous Pépin, le premier roi carolingien116. Cette ver-

il 2. Le patrocinium de saint Martin est un marqueur de l'intégration franque, comme


on le voit par exemple en Alémanie, en Franconie, en Bavière, et jusqu'en Autriche actuelle
(Linz, VIIe siècle). Outre les grands manuels d'histoire régionale, voir à ce sujet les remarques
générales d'E. Ewig, Le culte de saint Martin à l'époque franque , dans id., Spätantikes und
fränkisches..., t. I, p. 355-370.
113. L. Musset, La conquête franque ..., p. 37, sur Parthenius.
114. P.L.R.E. , t. II, p. 833 et suiv., sur la carrière de Parthenius, avec citation de YEpis-
tula ad Parthenium d'Arator. Sur la problématique de l'histoire fiscale dans le monde romain
(oriental et occidental) et franc, Jean Durliat, Les finances publiques de Dioctétien aux Caro-
lingiens ( 284-889 % Sigmaringen, 1990 (Beihefte de Francia , 21).
115. Cf. P.L.R.E. , t. III-B (1992), p. 899-901.
116. Lex Salica , prologue bref, éd. Karl August Eckardt, Hanovre-Leipzig, 1969 (M.G.H.,
Leges nationum Germanicarum , 4-2). Ruth Schmidt- Wiegand, « Gens Francorum inclita »,

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42 KARL FERDINAND WERNER

sion de l'identité du peuple de Clóvis (le Clóvis du V


confirmée quand la papauté sauvée par Pépin déclara le pe
élu » 117. Qui l'aurait contredite ?
Cette version vécut alors de sa vie propre : renforc
Reims118, elle fut reprise par Aimoin de Fleury, ve
« savait » que les Francs n'étaient pas des Germains, p
tus, comme ils ont battu les Romains et les Gaulois119
tous les peuples était plus qu'un fait historique, c'éta
de Dieu ; elle s'appliquait donc aussi, bien sûr, au temp
évoquait avec dédain la race des Gascons et ave<ç emph
corum où toutes les gentes étaient soumises au Ř Fran
Bretons, Normands, Flamands, Bourguignons, Goths
Aquitains 121 .
Les mêmes peuples se retrouvèrent, avec ceux de la L
habitants du Lothier, Lorrains) et de la Germanie (Alama
Thuringiens), dans les chansons de geste, où ils furen
d'un « Charlemagne » de légende, façonné aux Xe et
fusion de sa figure avec celle de Charles le Chauve12

dans Festschrift fur Adolf Hofmeister, éd. Ursula Scheil, Halle, 19


ead., dans Handwörterbuch zur deutschen Rechtsgeschichte , t. I
et suiv.

117. Charlemagne fit compiler les lettres pontificales jugées les plus importantes dans le
Codex Carolinus (éd. Epistolae merowingici ..., p. 469-657; cf. Lex. M.A. , t. II, col. 2202-
2203).
118. Jean Devisse, Hincmar , archevêque de Reims , 845-882 , Genève, 1976, 3 vol. (voir
la recension de Rudolf Schieffer dans Historische Zeitschrift , t. 229, 1979, p. 85-95). Une
vue différente chez C. Brühl, Deutschland-Frankreich. .., p. 357 et suiv., qui sépare bien le
rêve impérial de Charles le Chauve (cf. K. F. Werner, Karl der Große oder Charlemagne ?...,
p. 58 et suiv.) des idées personnelles d'Hincmar.
119. K. F. Werner, Die literarischen Vorbilder des Aimoin von Fleury , dans Medium Aevum
vivum : Festschrift Walther Bulst , éd. Hans Robert Jauss et Dieter Schaller, Heidelberg, 1960,
p. 69-103. Tous sont vaincus par la major fortitudo des Francs, sur le chemin qui les mène
de Troie vers la Gaule (op. cit., p. 98).
120. Aimoin, Vita Abbonis , éd. Patr. lat., t. 139, col. 387-414; Bernd Schneidmüller,
« Nomen patriae » : die Entstehung Frankreichs in der politisch-geographischen Terminologie,
10.-13. Jahrhundert , Sigmaringen, 1987 (Nationes, 7).
121. K. F. Werner, Westfranken-Frankreich unter den Spätkarolingern und frühen Kape -
tinger (888-1060), dans Handbuch der europäischen Geschichte , éd. Theodor Schieder, t. I,
Stuttgart, 1976, p. 731-783; repr. dans id., Vom Frankenreich..., p. 225-277, spéc. p. 251
et suiv., 259 et suiv. Id., recension de Gian Andri Bezzola, Das ottonische Kaisertum in der
französischen Geschichtschreibung des 10. und beginnenden 11. Jahrhunderts (Graz-Cologne,
1956), dans Historische Zeitschrift, t. 190, 1960, p. 576-579.
122. K. F. Werner, Il y a mille ans, les Carolingiens : fin d'une dynastie , début d'un mythe,
dans Annuaire de la Société de l'histoire de France, 1991-1992, p. 17-89, spéc. p. 51 et
66 et suiv.; id., Karl der Große oder Charlemagne ?..., p. 41.

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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 43

ouvert pour que les auteurs dès le XIIe siècle et Guibert de Nogent consi-
dérassent que tous les habitants du royaume de France devaient être des
Franci , Francigenae , « Franceis », Français, un processus bien analysé par
Philippe Contamine, Bernard Guenée et Colette Beaune123.
Il est curieux de constater que cette identification unificatrice, sous le seul
nom de Franci , reproduit, au XIIe siècle et à l'échelon du royaume entier,
le mouvement qui s'était manifesté au VIIe siècle en Gaule franque, au nord
de la Loire. Le nom qui est en passe de devenir « national » transmet -
et c'est cela qui compte dans notre perspective - le même héritage franc,
puis français à toutes les populations du royaume : ils seront tous les enfants
de Clovis et de Charlemagne 124. Ce n'est pas une « erreur », c'est 1' « his-
toire voulue » par les hommes, d'abord par ceux qui occupaient le centre
politique du pays, puis par une part de plus en plus importante de la « nation »,
finalement unie autour d'une royauté dont les traditions historiques se sont
formées en une évolution séculaire. Nous devons la respecter comme un
produit authentique de chacune des périodes qui ont formé cette histoire.
Mais il faut être moins indulgent pour l'emploi fait de ces traditions par
une historiographie qui prétendit, à partir du XIXe siècle, les transformer
en un résultat de la critique historique moderne. Elle a, certes, l'excuse par-
tielle d'avoir été façonnée par les idéologies contemporaines. Notre siècle
a porté ce lourd héritage, mais il a commencé à s'en dégager, en décou-
vrant, entre autres, tout le bienfait d'une coopération internationale qui a
été longtemps réservée à la seule histoire ancienne125.

123. P. Contamine, La France aux XIVe et XVe siècles, hommes, mentalités, guerre et paix ,
Londres, 1981 ; L oriflamme de Saint-Denis aux XIVe et XVe siècles, étude de symbolique reli-
gieuse et royale , Nancy, 1975. B. Guenée, Politique et histoire au Moyen Âge, recueil d'ar-
ticles sur l'histoire politique et l'historiographie médiévale , Paris, 1981 (Publications de la
Sorbonne, Réimpressions , 2), spéc. articles nos 1, 2, 6, 8. C. Beaune, Naissance.,., spéc.
p. 55-82 (« Saint Clovis »), où l'auteur souligne la précocité de l'émergence nationale dans
une France qui se voit comme « la race sainte des Francs », nouveau peuple élu par Dieu.
Logique « initiale », dirais-je, d'une histoire unitaire, qui ne connaît que des barbares païens
ou hérétiques. Je me sépare de C. Beaune, parce que nous n'avons pas la même perspec-
tive, lorsqu'elle évalue à peu le legs du haut Moyen Âge (p. 339) : pour elle, la construction
idéologique de la fin du Moyen Âge occupe une grande place ; pour moi, la période méro-
vingienne a légué l'essentiel : la particularité du « peuple » et de sa dynastie. Mais il a évi-
demment fallu un processus séculaire pour que cela se concrétisât et gagnât toute la France.
124. K. F. Werner, Karl der Große oder Charlemagne ?... L'identité des Français comme
celle des Allemands doit beaucoup à l'image de l'empereur que les élites des deux pays
ont forgée dès le Xe siècle. Ces deux « nouveaux personnages » sont évidemment à séparer
du Charles historique, sur lequel je prépare une biographie.
125. K. F. Werner, Marc Bloch und die Anfange einer europäischen Geschichtsforschung,
Sarrebruck, 1995 ( Saarbrucker Universitätsreden, 38), p. 21 et suiv. Après les spécialistes
d'histoire ancienne, les comparatistes, comme Marc Bloch, ont été les grands précurseurs
de cette évolution.

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44 KARL FERDINAND WERNER

Ciò vis cesse d'être en marge de Y « Antiquité »


se place au cœur de la civilisation chrétienne romaine
de la fusion romano-germanique. On parlait jadis d'un
détruit par la conquête franque des rois barbares
la Gaule comme un domaine privé. Et l'on « oublia
quait le premier synode de la Gaule franque en 5
nus, rex gloriosissimus , pius princeps , chef de «
que Clovis et ses successeurs tenaient la principali
sait à conférer la potestas publica ; on oubliait qu
honores , les grands entraient dans la nobilitas et por
tiae; bref, on oubliait tout ce qu'il y avait de plu
Ce n'est pas à dire que les structures romaines s
immuables. Il y eut fusion : fusion de cette royau
la royauté germanique, certes assez faible, sans gra
ditaire. C'est de cette fusion qu'est sorti un pouvoir p
et héréditaire, dont les ultimes implications (« Le roi
étaient déjà là, en germe. C'est bien depuis Clovi
royale » catholique, à la tête d'un royaume dont
ses rangs et titres, la hiérarchie du modèle roma
de ce qui sera l'Europe dynastique.
Karl Ferdinand WERNER.

Résumé

L'historiographie du règne de Clovis a longtemps été dominée par les mythes des
« Grandes invasions » et de l'affrontement entre Germains et Romains, présentés de façon
contradictoire comme la ruine d'une civilisation, comme l'anéantissement d'un monde cor-
rompu et esclavagiste, ou comme le cadre de naissance d'une « race royale » qui devait créer
la France. Plus insidieuse et toujours répandue, l'idée d'une « conquête de la Gaule », autre-
ment dit d'une prise de possession de son sol (« Landnahme »), par les Francs a répandu
un concept dégagé pour d'autres situations historiques, telle la colonisation de terres
vierges. Les sources contemporaines du règne, rares mais explicites, montrent au contraire
que, poursuivant l'action de son père Childéric, Clovis, en abattant Syagrius, n'a réussi qu'une
« prise du pouvoir », arbitrée par les élites gallo-romaines, dont saint Remi de Reims est
un bon représentant, avant de se tourner contre les Wisigoths et d'autres Germains. Toute
la légitimité du roi, célébré comme custos patriae, reconnu par les évêques comme rex glorio-
sissimus , a reposé non seulement sur l'idéologie romaine, mais encore sur les structures poli-
tiques et sur la hiérarchie des honores en Gaule, ainsi que le montrent l'histoire du règne

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LA « CONQUÊTE FRANQUE » DE LA GAULE 45
et la prosopographie de certains dignitaires romano-francs, tels les Arbogast et Merobaud.
Il n'est pourtant pas moins intéressant de décéler les inflexions tôt apportées à la « lé-
gende » du roi. Grégoire de Tours a mis l'accent sur la conversion, minimisant en un sens
le rôle joué par la dévotion à saint Martin, majorant le rôle de la victoire sur les Alamans.
Plus tard, l'aristocratie romano-franque des VIIe-VIIIc siècles s'est cherché une légende de
fondation et a commencé en travestir la « prise du pouvoir » de Clovis en une victoire du
peuple franc sur les Romains.

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