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Daniel Innerarity
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in Christophe Bouton et al., Penser l’histoire
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Claudio Magris raconte qu’un célèbre général, qui était interrogé sur
ce qu’il avait ressenti quand il participait à une bataille historique, avait
répondu qu’il n’avait rien ressenti de particulier, « parce que ce moment-
là n’était pas ce moment-là». La caractérisation d’un moment comme
étant historiquement marquant est toujours postérieure aux faits eux-
mêmes. La renommée d’une bataille est une affaire d’historiens, non pas
de militaires. Au cours d’une bataille, les participants ignorent s’ils sont
en train de prendre part à un événement historique qui restera célèbre
ou bien s’ils sont en train de risquer leur vie pour une affaire stupide.
Postérieure aux faits, c’est l’historiographie qui distribue, remet médail-
les et titres ; c’est elle aussi qui décide qui, parmi les protagonistes, sont
désormais traîtres ou héros, en intégrant ainsi des faits, d’abord confus,
dans l’épopée de l’histoire universelle. Que cette interprétation soit révo-
cable et que, fréquemment, les historiens troquent par la suite les déco-
rations pour le mépris ou tout simplement l’oubli, ne contredit en rien le
fonctionnement sélectif et interprétatif de toute mémoire historique.
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actuels sur l’enseignement de l’histoire ou sur l’importance de la
mémoire, au moment où l’on essaie de trancher une fois pour toutes la
question, en décrétant une série d’événements que les programmes
devraient contenir ou en émettant quelques recommandations sur les
commémorations et les monuments. On ne fait à peine droit, cepen-
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ajouta : « Plus de détails, demain dans le journal. » On notera ici la
coïncidence d’une histoire avec l’histoire. Le mot « faire » apparaît
dans ce contexte, mais ce que fait le ministre, c’est l’excursion à
Rapallo et non ce qui se fait à Rapallo.
L’histoire est essentiellement un moyen pour cultiver la mémoire de
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prévisibilité des attentes sont assurées dans les institutions. Mais les
sujets, les institutions ou les systèmes sociaux n’ont pas une histoire en
vertu de leurs intentions, mais plutôt grâce à l’intervention des autres,
aux effets imprévus de leurs intentions, ou encore aux événements
contingents face auxquels ils ne sont pas préparés. L’histoire sert à dési-
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gner une identité, mais non pas à la manière d’une essence nécessaire
à laquelle nos ancêtres auraient travaillé de façon intentionnelle.
L’identité est ce qui résulte d’un ensemble d’intentions divergentes qui
luttent les unes contre les autres, avant d’être finalement vaincues par
l’imprévu. Ce que nous sommes historiquement résulte toujours du
mélange entre l’intention et la contrariété.
La théorie hégélienne de la ruse de la raison exprime de manière
métaphorique le fait que les histoires peuvent avoir une fin à laquelle on
doit consentir, bien que cette fin ne soit issue ni de la volonté, ni de la
planification d’un agent quelconque. Il s’agit d’une catégorie utile pour
critiquer la figure bien connue de l’autocongratulation si fréquente en
politique, qui consiste, pour un individu, à s’attribuer à lui-même le
cours des choses, comme s’il lui revenait tout le mérite de ce qui est évi-
demment en dehors des prévisions ou du pouvoir subjectif. Cette catégo-
rie nous procure une certaine acuité pour percevoir la fausseté des
autoréférences rhétoriques, par lesquelles certains individus prétendent
façonner des processus historiques qui en réalité n’existent pas.
Quand on fait ce qu’on veut, dans la mesure où l’on peut ce que
l’on veut, on n’engendre pas une histoire qui mérite d’être racontée. Il
n’y a point d’histoire là où tout se déroule selon les desseins de la
volonté, là où fonctionnent les mécanismes qui prémunissent contre
l’irruption de l’imprévisible. Les actions, si elles sont menées à terme
de façon souveraine et maîtrisée, ne constituent pas un sujet historique.
Il n’y a rien à raconter là où règnent la planification ou la coutume. Les
actions deviennent des histoires en vertu de la contrariété, lorsqu’elles
ne sont plus des réalités disponibles et calculables, quand elles se heur-
tent aux actions des autres ou encore à un événement naturel. C’est
vrai, dès lors, que les peuples heureux n’ont pas d’histoire, comme le
disait Hegel, si l’on entend par bonheur l’absence de contrariété ou la
correspondance entre ce que l’on prétendait obtenir et ce que l’on a
effectivement obtenu 3.
Ce qui mérite d’être raconté, c’est le pourquoi et le comment d’une
situation où quelqu’un n’a pas fait ce qu’il voulait. Nous ne racontons
pas les actions, mais les imbrications, les superpositions, les contradic-
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tions et les interférences, dans la mesure où elles ne sont pas redeva-
bles de la volonté. Jacob Burckhardt utilisait à ce propos cette
métaphore physique des interférences. Le fait que quelque chose soit
devenu autre, voilà ce qui constitue l’histoire. Je ne veux pas dire par là
que ce que nous faisons diffère toujours de ce que nous prétendons
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soumis à l’exigence d’être justifiés. Ce sont des particularités qui n’ont
pas besoin de justifications ; les justifier serait aussi absurde que de
demander à quelqu’un la raison de son nom, pourquoi il s’appelle
ainsi. Je peux et je dois modifier beaucoup de choses de ma vie, mais je
ne peux pas faire en sorte d’avoir une histoire différente de la mienne5.
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que ce qui ne s’explique pas au moyen d’une théorie de l’action ration-
nelle. L’histoire raconte des événements qui ne comblent pas les
attentes de rationalité qu’on était en mesure de prévoir, qui ne corres-
pondent pas aux règles ni aux us et coutumes habituels. C’est ce qui
arrive, par exemple, avec le bonheur et le malheur qui sont quelque
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7. Cf. Harald Weinrich, Tempus. Besprochene und erzählte Zeit, Stuttgart : Kohl-
hammer, 1964.
8. Henry James, The Art of Novel, New York : Scribner’s Sons, 1970, p. 63-64.
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nous sommes, elle permet de deviner combien indéterminées sont les
possibilités de ce que nous pouvons être.
La recherche historique est dépendante des changements d’identité
des sujets qui la font, mais de telle sorte que notre propre identité et
celle des autres doivent réciproquement être redéfinies par rapport à
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harmonie avec elle. Aussi ne sommes nous jamais soumis à une quel-
conque obligation de justifier devant qui que ce soit ce que nous som-
mes historiquement. Une telle justification entre des êtres qui existent
historiquement, supposerait l’obligation d’avoir à justifier sa propre
existence. L’histoire relativise, non pas pour nous décharger des obliga-
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