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LA RÉVOLUTION DANS L'IMAGINAIRE POLITIQUE FRANÇAIS

François Furet

Gallimard | « Le Débat »

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1983/4 n° 26 | pages 173 à 181
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070286058
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Pour citer cet article :


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François Furet, « La Révolution dans l'imaginaire politique français », Le Débat
1983/4 (n° 26), p. 173-181.
DOI 10.3917/deba.026.0173
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François Furet

La Révolution
dans l’imaginaire politique

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français
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Pour mesurer l’ébranlement provoqué par la Révolution française, il faut repartir, deux cents ans après,
de son ambition centrale : réinstituer la société à la manière de Rousseau, c’est-à-dire régénérer l’homme
par un véritable contrat social. Ambition universelle dont l’abstraction s’apparente à celle du message
des religions, mais qui s’en différencie par son contenu, puisque cette régénération n’a plus aucun fonde-
ment transcendant, et qu’elle prétend au contraire se substituer à toute transcendance. Avec la Révolution
française, le religieux est absorbé par le politique. Mais inversement, quand il refuse de s’y perdre, il est
constitutif de la Contre-Révolution. Tel est le caractère le plus profond de la Révolution française, son
trait distinctif par rapport aux Révolutions anglaise et américaine.
Or, cette institution de la société est un principe sans cesse à la recherche de lui-même dans la mesure
où elle ne comporte pas de point fixe, et où elle apparaît comme un déroulement d’événements, une histoire
sans fin. Elle ne possède pas de scène centrale sur quoi fonder la nouvelle société, de butoir où l’arrêter,
d’ancre où l’arrimer. Pas de 1688 créant une monarchie à l’anglaise, pas de Constitution américaine de
1787 : d’ailleurs les deux fins de la Révolution anglaise et de la Révolution américaine ne sont pas des
arrachements à la corruption du passé, des commencements absolus, mais des retrouvailles avec la tradi-
tion, des reprises ou des restaurations. Au milieu du XVIIe siècle, la Révolution anglaise arrache l’histoire
nationale à la corruption monarchique, mais c’est au nom de l’Écriture sainte ; finalement, en 1688, la
substitution finale d’une nouvelle dynastie à l’ancienne fonde un régime durable sur une tradition retrouvée.
Un siècle après, la Révolution américaine figure bien le commencement d’une nation, mais l’indépen-
dance est acquise au nom des valeurs inséparablement religieuses et politiques dont les premiers immi-

De François Furet, auteur notamment de Penser la Révolution française (Gallimard, 1978), Le Débat a publié « La Révo-
lution sans la Terreur ? Le débat des historiens du XIXe siècle » (n° 13).
Cet article est paru en mai 1983 dans le n° 26 du Débat (pp. 173 à 181).
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grants étaient porteurs, et comme la restauration d’une promesse trahie. Les deux Révolutions, l’anglaise
et l’américaine, conservent à la fois l’attache religieuse chrétienne (il s’agit de retrouver un ordre originel
voulu par Dieu) et l’ancrage de la continuité historique immémoriale (la common law anglaise), Maistre
et Burke à la fois : d’où l’extraordinaire force consensuelle de ce syncrétisme révolutionnaire. Au
contraire, la Révolution française rompt à la fois avec l’Église catholique et avec la monarchie, c’est-à-
dire avec la religion et avec l’histoire. Elle veut fonder la société, l’homme nouveau, mais sur quoi ? Elle
découvre qu’elle est une histoire, qu’elle n’a ni Moïse ni Washington, personne, rien où fixer sa dérive.
D’où l’obsession même de cette absence de point d’arrêt, si caractéristique de son cours, entre 1789

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et 1799. On n’en finirait pas d’énumérer les moments et les hommes qui ont eu pour thème ou pour ambi-
tion principale cette ambition d’arrêter la Révolution. Mounier, dès juillet 1789, puis Mirabeau, La
Fayette, Barnave, les girondins, Danton, Robespierre, chacun d’ailleurs à leur profit, jusqu’à ce que
Bonaparte y parvienne pour un temps, mais, justement, seulement pour un temps (et en étendant à tout
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l’espace européen la dérive révolutionnaire) : sans capacité réellement fondatrice du social. La succes-
sion même de ces tentatives dans un temps si extraordinairement court en souligne le caractère étroite-
ment instrumental, et la vanité philosophique. Même la fête de l’Être suprême (juin 1794), qui est
probablement l’effort le plus pathétique fait par la Révolution française pour dépasser l’éphémère et
l’immanent, ne parvient pas un instant à apparaître comme autre chose qu’une tentative de manipulation
de la part d’un pouvoir provisoire. L’ambition constitutive de la Révolution française, qui est de l’ordre
du fondamental, ne cesse d’être le terrain des manœuvres et des soupçons, sans jamais parvenir à exister
indépendamment d’eux, au-dessus d’eux, comme si la Révolution en tant qu’histoire ne pouvait dépasser
sa propre contradiction interne, qui est d’être à la fois la politique et le fondement de la politique.
En effet, la Révolution française ne cesse jamais d’être une succession d’événements et de régimes,
une cascade de luttes pour le pouvoir : pour que le pouvoir soit au peuple, principe unique et incontesté,
mais incarné dans des hommes et des équipes qui s’en approprient successivement la légitimité insaisis-
sable et pourtant indestructible, sans cesse reconstruite après qu’elle a été détruite. Au lieu de fixer le
temps, la Révolution française l’accélère et le morcelle. C’est qu’elle ne parvient jamais à créer d’insti-
tutions. Elle est un principe et une politique, une idée de la souveraineté autour de laquelle s’engendrent
des conflits sans règles : rien entre l’idée et les luttes pour le pouvoir, ce qui est la meilleure formule de
dérive historique. Pas de point de repère dans le passé, pas d’institutions dans le présent, tout juste un avenir
incessamment possible et toujours reculé. La Révolution française oscille sans arrêt entre ce qui la fixe
et ce qui la jette en avant. Elle légifère pour l’éternité et elle est étroitement soumise aux circonstances.
C’est la Déclaration des droits de l’homme, mais aussi les journées de juillet et d’octobre 1789. C’est la
monarchie constitutionnelle de 1790-1791, mais aussi le schisme dans l’Église, la résistance du roi,
Varennes. C’est la République de septembre 1792, la Constitution de 1793, mais aussi la dictature de fait
et la Terreur. En sorte que sa vérité finit par être dite en 1793, dans la formule que le gouvernement de
la Révolution est tout simplement « révolutionnaire ». Tautologie qui exprime parfaitement bien l’in-
compatibilité entre l’idée révolutionnaire française et l’existence d’institutions fixes ou durables. Ce qui
est fixe, ou durable, dans la Révolution, c’est son principe même, et l’ensemble des croyances et des passions
collectives qui s’y rapportent : d’où l’élasticité indéfinie des enchères pour le pouvoir dans la politique
qu’elle inaugure, et les tentatives pour y mettre un terme, toutes vaines, et toutes recommencées.
Le caractère de la Révolution française est donc d’arracher la France à son passé, condamné d’une
seule pièce, et de l’identifier à un principe nouveau, sans pouvoir jamais enraciner ce principe dans des
institutions. Il crée donc d’une part, autour du couple Révolution/Contre-Révolution, avenir/passé, une
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opposition fondamentale destinée à avoir quasiment la force d’une querelle religieuse autour de deux
conceptions du monde. D’autre part, à l’intérieur même des hommes et des idées de la Révolution, une
succession d’hommes, d’équipes et de régimes politiques : au lieu d’une solidarité d’hommage à une origine
commune, la tradition révolutionnaire est faite de fidélités conflictuelles à des héritages non seulement
divers, mais contradictoires – la gauche est unie contre la droite, mais elle n’a rien d’autre en commun.

Toute l’histoire du siècle qui va de la Révolution française à la IIIe République témoigne de cette
réalité. Il n’y a pas d’historien ou d’homme politique du XIXe qui n’ait eu comme référence initiale, pour

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expliquer son temps, non seulement la Révolution française en elle-même, mais surtout le fait que celle-
ci continuait à y répéter ses événements incontrôlables, autour d’une division des Français dont elle
détenait les secrets. L’histoire de cette époque peut ainsi être structurée autour de deux cycles chronolo-
giques. Le premier va de 1789 à 1799 (ou à 1804, si l’on veut inclure la création de l’Empire) et constitue
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le répertoire des formes politiques inventées par la Révolution pour institutionnaliser la nouvelle souve-
raineté publique : c’est cette invention torrentielle qui est d’ailleurs sa marque par excellence.
Et un second cycle répétitif, par lequel les Français refont et par conséquent cristallisent sur de plus
longues durées les mêmes formes politiques, renaissantes des mêmes révolutions : deux monarchies
constitutionnelles après celle de 1789-1792, deux insurrections parisiennes victorieuses (juillet 1830,
février 1848) et deux brisées (juin 1848, mars 1871), une IIe République d’après la première, et même
un deuxième Bonaparte, alors que le premier était passé pour un homme unique dans l’histoire, cette suite
de répétitions n’a pas de précédent ; elle fait apparaître l’extraordinaire pouvoir de contrainte de la Révo-
lution française sur la politique française du XIXe siècle. D’ailleurs, au milieu du siècle, le régime le plus
marqué par le mimétisme révolutionnaire, la IIe République, reproduit à lui tout seul le grand cycle des
dix dernières années du XVIIIe siècle, à ceci près qu’il démarre avec la République et que sa phase jacobine
est mort-née (les journées de juin) ; mais tous les acteurs y sont, adossés aux grands ancêtres : la farce
après la tragédie, disait Marx. La clôture de la pièce par un deuxième Bonaparte, le dernier farceur,
exhibe comme une provocation le titre de propriété de la tradition révolutionnaire sur la politique française.
Ce qui avait pu passer, dans la deuxième année du XIXe siècle, pour la rencontre aléatoire d’une conjoncture
exceptionnelle et d’un homme incomparable, apparaît un demi-siècle après comme l’évolution fatale de
la République révolutionnaire. La médiocrité du bénéficiaire révèle le jeu d’un déterminisme indépen-
dant des hommes : Tocqueville, et Quinet, feront de cette évidence mystérieuse l’objet de leur recherche.
Il y a pourtant entre les deux grands cycles de la Révolution française, celui du XVIIIe siècle et celui
du XIXe siècle, une différence essentielle. Le premier s’opère dans l’absence de structures administratives
stables et fortes, puisque celles-ci ont disparu en 1787, avec la dernière grande réforme administrative
de la monarchie. C’est ce qui explique sans doute pour une large part l’extraordinaire fluidité de la poli-
tique révolutionnaire, qui n’a jamais de point d’appui étatique fort. La Révolution, en 1789, s’est instal-
lée dans un espace abandonné par l’ancienne monarchie, espace qu’elle n’a jamais réussi à restructurer
de façon durable et systématique, jusqu’au Consulat. Au contraire, le deuxième cycle de la Révolution
française, celui du XIXe siècle, se déroule tout entier dans un cadre administratif fort et stable : celui de
la centralisation napoléonienne, qui ne bouge pas tout au long du siècle, et qu’aucune révolution ne cherche
même à transformer. La vie politique française est caractérisée au XIXe siècle par un consensus profond
sur les structures de l’État, et par un conflit permanent sur les formes du même État. Consensus sur le
premier point, puisqu’il s’agit à la fois d’une tradition monarchique et d’une tradition révolutionnaire
(Tocqueville). Conflit sur le deuxième point, puisque la Révolution n’a légué aux Français que des incer-
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titudes de légitimité et des fidélités contradictoires. Mais c’est justement parce que la crise française est
une crise de légitimité plus que de substance que sa solution est si difficile : le consensus sur l’État
administratif rend les révolutions techniquement faciles, et le conflit sur la forme de l’État les rend inévi-
tables. En outre, le consensus est ignoré y compris par les acteurs de la politique ; le conflit est ressassé,
y compris par les plus indifférents à la politique. C’est qu’il se nourrit non seulement au souvenir de la
Révolution, mais aussi à la croyance que celle-ci a léguée aux Français, à tous les Français, droite et gauche
ensemble : à savoir, que le pouvoir politique détient les clés du changement de la société. Cette double
réalité explique le paradoxe, si souvent noté, d’un peuple à la fois conservateur et révolutionnaire. À travers

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la Révolution française, les Français aiment une tradition bien plus ancienne qu’elle, puisque c’est celle
de la royauté ; ils y investissent d’autant plus facilement l’égalité que l’État administratif de la monar-
chie en a préparé les voies depuis des siècles. Mais par la Révolution, aussi, ils sont ce peuple qui ne peut
aimer ensemble les deux parties de son histoire, et qui ne cesse, depuis 1789, d’être obsédé par la réins-
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titution du social. Impuissant à fixer une légitimité nouvelle, puisque celle de droite est un passé, celle
de gauche un avenir ; donc condamné à la poursuivre sans cesse, dans le réassemblage permanent des
fragments de son histoire récente, qui lui offre des matériaux contradictoires.

II

Depuis deux cents ans, l’exemple classique de ce redoublement de l’affrontement politique à l’intérieur
de la tradition révolutionnaire est celui qui met aux prises 1789 et 1793, « quatre-vingt-neuvistes » et « quatre-
vingt-treizistes ». D’un côté, il s’agit de fixer 1789, d’enraciner les nouveaux principes dans des institu-
tions stables ; bref, et toujours, de finir la Révolution. C’est déjà le but de Constant en 1797. C’est celui
de Guizot et de Tocqueville, une génération plus tard ; et de Gambetta et Jules Ferry, à la fin du siècle.
De l’autre, il s’agit au contraire de nier et de dépasser 1789 au nom de 1793, de récuser 1789 comme fon-
dation et de célébrer 1793 comme une anticipation dont il reste encore à réaliser la promesse. En ce sens,
la Révolution française fournit deux références exemplaires à l’alternative qu’elle ne cesse d’offrir à ceux
qui s’en réclament. Il faut ou bien la finir, ou bien la continuer, signe que dans les deux cas elle est toujours
ouverte. Pour la finir, le seul point d’arrêt disponible est 1789, date de la citoyenneté politique et de l’égalité
civile, parce que c’est le point du consensus national. Reste à trouver un gouvernement définitif à cette
société nouvelle. Mais à ceux qui veulent la continuer, la Révolution offre aussi un point de départ, pour
peu qu’on accepte de considérer 1793 non plus comme une dictature provisoire de détresse, mais comme
une tentative avortée d’aller au-delà de l’individualisme bourgeois, et de refaire une vraie communauté
sur le dépassement des principes de 1789.
En effet, la Révolution française présente à l’observateur ce caractère extraordinaire de concrétiser
dans la suite de ses événements et de ses périodes la critique théorique du libéralisme imaginée trente ans
auparavant par Rousseau. Elle fait descendre dans l’histoire réelle le problème philosophique par excel-
lence du XVIIIe siècle : qu’est-ce qu’une société, si nous sommes des individus ? De cette impasse, la philo-
sophie libérale classique – « à l’anglaise » – se tirait par une pétition de principe sur le caractère social
de l’individu naturel : c’est le secret de l’ordre final qui naît du jeu des passions ou des intérêts. Mais toute
l’œuvre politique de Rousseau, presque un siècle avant Marx, est une critique de cette pétition de principe :
pour passer de l’homme naturel à l’homme social, il faut « instituer » la société par dénaturation de
l’individu naturel, effacer l’individu des intérêts et des passions égoïstes au profit du citoyen abstrait, seul
acteur concevable du Contrat social. Il est facile de comprendre comment ce schème conceptuel peut servir
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de cadre de référence à 1793 par rapport à 1789, aussitôt qu’on cesse de lier 1793 uniquement à une
conjoncture exceptionnelle. D’ailleurs, les jacobins eux-mêmes avaient montré l’exemple, en isolant
Rousseau du reste des philosophes du siècle, comme le seul penseur de l’égalité et de la citoyenneté. Pour
installer 1793 en référence centrale de la Révolution, dépassement-négation de l’individualisme libéral
de 1789, les hommes du XIXe siècle n’ont pas un grand chemin à faire : tout juste relire Robespierre, et
Rousseau d’après Robespierre. En remontant de la Révolution à la philosophie, ils peuvent tout interpréter
à travers l’affrontement de deux principes contradictoires et successifs dans la Révolution.

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Finir ou continuer la Révolution. Très tôt, dans le XIXe siècle, ces deux objectifs, ces deux représen-
tations, engendrent deux histoires de la Révolution française admirablement opposées et complémentaires.
C’est autour des années 1830 et de la révolution de Juillet que s’opère la cristallisation.
En effet, la génération libérale des années 1820 est exemplaire, parce qu’elle médite et même écrit
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l’histoire de la Révolution française avant de passer aux travaux pratiques avec juillet 1830. Thiers,
Mignet, Guizot inventent le déterminisme historique, la lutte des classes comme moteur de ce détermi-
nisme, 1789 et la victoire de ce qu’ils appellent la classe moyenne en guise de couronnement de cette
dialectique historique. 1793 n’est qu’un épisode passager, et d’ailleurs déplorable, de cette histoire de la
bourgeoisie, épisode imputable à des circonstances exceptionnelles, et dont il s’agit d’éviter le retour :
le « gouvernement de la multitude » (Mignet) ne fait pas partie de l’inévitable. L’essentiel, en effet, le
sens de l’histoire, reste le passage de l’aristocratie à la démocratie, de la monarchie absolue à des insti-
tutions libres. La France offre de ce point de vue une des deux histoires constitutives de l’identité euro-
péenne, c’est-à-dire de la civilisation, avec l’histoire anglaise. Elle possède sur celle-ci la supériorité que
la victoire de la démocratie y est plus nette, mais aussi ce handicap que les institutions libres y sont plus
longues à venir.
La référence anglaise exprime une parenté profonde de valeurs et de conceptions, évidente par exemple
chez Guizot : conception comparable de l’individualisme libéral, fondé sur les intérêts et la propriété,
méfiance identique de la démocratie politique, désir d’emprunter aux Anglais l’exemple d’un gouverne-
ment libre prenant appui sur l’histoire et sur des élites possédantes, la tradition anglaise offre à cette géné-
ration de Français libéraux bien des éléments de leur philosophie et de leurs convictions. Mais elle leur
présente aussi, au XVIIe siècle, l’exemple d’une Révolution maîtrisée : 1688 après 1648. Celui d’un peuple
qui, lui aussi, a exécuté son roi, connu la surenchère égalitaire, la dictature d’un homme, enfin le retour
de l’ancien régime, et qui pourtant a su trouver, après quarante ans, la voie médiane d’une Révolution
conservatrice, fondatrice du régime parlementaire modéré. Terminer la Révolution est aussi une stratégie
à l’anglaise.
1830 est à cet égard une date clé, un point tournant. Guizot, Thiers et leurs amis sont à pied d’œuvre.
Les Trois Glorieuses doivent fonder un nouveau 1789, mais l’avènement d’un Orléans éviter un nouveau
1793. Le quatre-vingt-neuvisme intellectuel des historiens libéraux de la Restauration n’était pas radical,
puisqu’il faisait sa place, à titre de nécessité secondaire, et déplorable, à la dictature de l’an II. Mais leur
quatre-vingt-neuvisme politique, lui, l’est. Il s’agit d’éviter à tout prix le renouvellement de 1793, en arrê-
tant la Révolution à son stade initial par le recours à Louis-Philippe. Bref, de refaire un 1789 amélioré, sur
le modèle du 1688 anglais, en osant ce devant quoi les hommes de 1789 avaient reculé : changer la famille
régnante, mettre un Orléans sur le trône, fonder une royauté de la Révolution. Stratégie politique apparem-
ment couronnée de succès sur le terrain, puisqu’elle instaure la monarchie de Juillet, mais qui recouvre pour-
tant, en profondeur, l’inconsistance de l’interprétation libérale de 1793 chez les hommes de 1830.
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D’abord dans l’ordre des idées. Si, pour éviter la dictature terroriste, il n’est que de changer la dynastie,
c’est donc dans le conflit avec Louis XVI que s’enracine la surenchère révolutionnaire, et non pas dans
les « circonstances ». Mais cette idée même ne résiste pas à l’ordre des réalités. Car l’avènement de Louis-
Philippe, comme on peut le voir dans les événements qui suivent, ne supprime pas cette surenchère. Il
est suivi par quatre années de batailles très dures entre le nouveau pouvoir et la rue républicaine et popu-
laire, frustrée de « sa » Révolution. Ces batailles finalement gagnées par les hommes de Juillet, peuvent
bien témoigner, en un sens, en faveur du réalisme politique des hommes de Juillet ; leur 1789 réussi n’a
ouvert la voie qu’à un 1793 avorté. Mais dans l’ordre de l’analyse intellectuelle, il reste que ce nouveau

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1789 « canonique » n’a pas du tout empêché la résurrection conjointe du jacobinisme de rue. Il fournit
au contraire la preuve que sans roi d’ancien régime, sans aristocrates, sans guerre extérieure ou civile,
sans « circonstances » pour tout dire, ce jacobinisme son de la révolution de Juillet comme la rivière de
sa source. S’il peut exister un quatre-vingt-neuvisme radical en politique, il ne peut y en avoir en histoire :
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il y a du 1793 dans tout 1789. C’est cette vérité incontournable que l’écrasement des barricades de la rue
Transnonain veut exorciser, mais comment le pourrait-il ? La bourgeoisie de Juillet a refait dans la rue
ce qu’elle avait appris dans les livres : l’expérience que la Révolution est une dynamique incontrôlable,
au moins pour un temps. Par rapport à ses ancêtres de la grande Révolution, cette bourgeoisie a plus de
conscience de classe, plus d’expérience politique, et moins de scrupules humanitaires ; mais avec les
mêmes incertitudes, elle redécouvre et traite exactement le même problème que Mirabeau, Brissot, Danton
ou Robespierre, à savoir : comment arrêter la Révolution.

Or, au même moment, et pour des raisons symétriquement inverses, ce quatre-vingt-neuvisme radical
provoque la cristallisation de la croyance contraire, selon laquelle la Révolution ne peut aboutir que si
elle reste fidèle à sa propre dynamique, et ne court pas de plus grand risque que celui d’être trahie à mi-
chemin. La confiscation des Trois Glorieuses par l’orléanisme crée un affrontement dramatique et décisif
à l’intérieur de la tradition révolutionnaire nationale. Affrontement qui se réinvestit comme naturellement
autour de la chute de Robespierre et de la signification du 9 thermidor. En effet, la seule date disponible,
pour figurer une première fin prématurée de la Révolution, est bien celle-là. Elle a d’ailleurs été élaborée
dès avant 1830 par la tradition babouviste et le livre de Buonarroti, selon lesquels une bourgeoisie thermi-
dorienne de nantis a renversé ce jour-là le héros d’une République égalitaire et favorable à la cause du
peuple. Le régime juste-milieu de 1830, succédant à une insurrection parisienne, figure le deuxième épisode
de cette trahison récurrente. Il orne après coup le 9 thermidor du ressentiment historique de 1830 et de
l’interprétation dans laquelle celui-ci s’enveloppe : la lutte de classes, empruntée aux historiens libéraux,
mais située, cette fois, entre la bourgeoisie et le peuple.
Ainsi se fixe a contrario dans l’historiographie et la tradition révolutionnaires un jacobinisme complè-
tement indépendant des circonstances qui sont censées lui avoir donné naissance, puisqu’il traverse tout
le XIXe siècle et qu’il y constitue beaucoup plus qu’un souvenir : un ensemble de convictions intellectuelles
politiques, une interprétation, presque une doctrine. Mais laquelle ?
Elle opère d’abord un déplacement chronologique capital dans et par l’histoire de la Révolution. Les
libéraux avaient jeté l’ancre en 1789. Les jacobins ont leur source en 1793. De la Révolution française,
ils retiennent en position dominante justement cette période que Mignet avait marginalisée comme le règne
provisoire de la multitude, en l’attribuant à des circonstances exceptionnelles. Ce qu’il avait excusé, eux
le célèbrent : dans la nécessité de la Révolution, 1793 possède à leurs yeux une place non plus seconde
et comme dérivée, mais centrale et décisive. C’est la période pendant laquelle la Révolution se sauve elle-
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même, en brisant ses adversaires intérieurs et extérieurs, en même temps qu’elle dessine une image vraiment
égalitaire du contrat social.
Derrière la célébration du salut public, il y a non seulement l’investissement patriotique, et l’amour
rétrospectif de la France menacée et sauvée, mais plus simplement le culte de l’État, sous toutes ses formes,
qu’il s’agisse de son rôle militaire, économique, politique, pédagogique, et même religieux. Il est signifi-
catif à cet égard que les grands historiens jacobins de la Révolution soient des partisans encore plus
systématiques de la monarchie absolue (jusqu’à Louis XIV inclus) que leurs prédécesseurs libéraux,
dont ils utilisent d’ailleurs largement les travaux. Dans l’ancienne royauté, ils admirent comme eux

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l’instrument de formation de la nation, l’intérêt public constitué, représenté et défendu au-dessus des classes,
au nom du peuple tout entier ; mais ils y voient aussi une garantie pour les masses populaires contre
l’individualisme bourgeois, l’égoïsme des intérêts, la cruauté du marché. Sous cet angle, l’État jacobin
reprend et magnifie une tradition que Louis Blanc célèbre aussi dans Sully, Colbert ou Necker. Guizot,
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Mignet, Thierry aimaient dans la monarchie ce qui préparait 1789 : l’alliance du Tiers et des rois de France
pour faire une nation moderne. Buchez et Louis Blanc n’y admirent que ce qui préfigure 1793 : l’incar-
nation, le salut public, le gouvernement des âmes, la protection des petits. C’est que, chez les historiens
jacobins, le quatre-vingt-treizisme aussi est absolu. Prenant appui sur une négation de 1789 (redoublée
et radicalisée par la négation de 1830), il rejette toute l’œuvre de la Constituante comme marquée par
l’individualisme bourgeois, et destructive de la collectivité nationale. Aux yeux de Buchez, les Droits de
l’homme sont la grande erreur de la Révolution, par l’inaptitude d’un pareil principe à reconstituer une
communauté. Au contraire, le jacobinisme constitue la nouvelle annonciation de cette eschatologie
inséparablement socialiste et catholique. Pour Louis Blanc, la Constituante réalise le programme de Voltaire,
qui est celui des possédants ; la Convention est fille de Rousseau, travaille pour les masses populaires,
prépare le troisième âge de l’humanité, après l’autorité et l’individualisme : l’âge de la fraternité. La Révo-
lution cesse d’être un combat entre le Tiers État et les privilégiés pour devenir un affrontement entre la
bourgeoisie et le peuple, qui traverse même 1793. Les montagnards d’Esquiros sont le parti du proléta-
riat en face des girondins prisonniers ou interprètes des intérêts bourgeois. Le jacobinisme est devenu l’an-
nonce du socialisme.
Dans cette historiographie, l’invocation des « circonstances » ne sert donc plus, comme chez Thiers ou
chez Mignet, à excuser la dictature de 1793 comme provisoirement indispensable, puisque cette dictature
doit être au contraire célébrée comme fondamentalement libératrice. Elle n’est utilisée que pour dissocier
la Terreur, pur produit de la situation exceptionnelle, et le jacobinisme, ou, selon les cas, le robespierrisme,
qui incarnent au contraire le sens même de la Révolution. Ainsi, le critère qui met à part l’historiographie
jacobine, au XIXe siècle, n’est pas la théorie des circonstances, sous-produit de celle de la nécessité, puisque
les jacobins l’ont en commun avec les libéraux. Ce qui la caractérise est de mettre au centre de la Révolu-
tion 1793 comme sa période la plus importante, en tout cas la plus décisive pour l’avenir. Il s’agit d’arra-
cher à la bourgeoisie ses titres au patrimoine révolutionnaire, qu’elle a irrémédiablement renié par le tour
de passe-passe de juillet-août 1830. 1789 n’a fait que clore l’Ancien Régime, c’est 1793 qui invente le futur
(Quinet dira tout juste l’inverse). L’historiographie jacobine qui naît dans le régime de Juillet est faite d’un
déplacement chronologique qui noue deux idées puissantes : la Révolution comme pouvoir du peuple,
culminant sous Robespierre, et brisé le 9 thermidor ; la Révolution comme rupture, dans la trame du temps,
avènement, préfiguration de l’avenir. Le quatre-vingt-neuvisme des hommes de Juillet était l’acceptation
d’une société, et la recherche d’un gouvernement conforme à cette société. Le quatre-vingt-treixisme des
vaincus de Juillet est l’inventaire d’une promesse avortée et d’une société à refaire.
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François Furet
La Révolution dans la politique
française

Ce qui est cristallisé dès la monarchie de Juillet ne cesse de dominer depuis le paysage politique français,
passions et idées mêlées, et d’ailleurs difficiles à démêler. En descendant notre XIXe et notre XXe siècle,
l’histoire de nos représentations politiques ne cesse de se loger à l’intérieur de configurations repérables
dès le premier tiers ou la première moitié du XIXe. En épousant les événements, les régimes ou les idéo-
logies de notre vie publique depuis deux siècles, elle les réintègre dans son cadre originel. Il y a un va-
et-vient constant entre les deux niveaux, puisque l’histoire de la Révolution française fournit tous ses
modèles aux différents affrontements qui caractérisent la politique française et qu’elle ne cesse en retour
soit d’y puiser de nouvelles questions sur la matrice originelle, soit de l’enrichir de significations sup-

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plémentaires nées des sollicitations du présent. Pourtant, l’élasticité des différents investissements poli-
tiques sur la Révolution française n’est pas illimitée ; elle définit un imaginaire de la Révolution dont les
traits principaux sont fixés relativement tôt, dès la première moitié du XIXe siècle, autour d’un conflit radical
et d’un consensus caché sur l’État. C’est autour du conflit que se définit l’arc-en-ciel politique français,
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de la droite contre-révolutionnaire à l’eschatologie socialiste ; et c’est le consensus qui explique que toute
visée de changement social, chez tous, implique la saisie préalable du pouvoir central de l’État.
Peut-être est-ce cet héritage qui se trouve aujourd’hui en question.

François Furet.

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