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La collection L’Urgence de comprendre

est dirigée par Jean Viard

© Éditions de l’Aube, 2015


www.editionsdelaube.com
ISBN 978-2-8159-1118-4
Serge Paugam

Vivre ensemble
dans un monde incertain

éditions de l’aube
Ouvrage publié avec le concours
de la région Nord-Pas-de-Calais
Du même auteur :
La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, PUF, 1991 (rééd. «
Quadrige »)
La Société française et ses pauvres. L’expérience du revenu minimum
d’insertion, PUF, 1993 (rééd. « Quadrige »)
L’Exclusion, l’état des savoirs (dir.), La Découverte, 1996
L’Europe face à la pauvreté. Les expériences nationales de revenu minimum
garanti (dir.), La Documentation française, 1999
Welfare Regimes and the Experience of Unemployment in Europe (avec Duncan
Gallie, dir.), Oxford University Press, 2000
Le Salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle,
PUF, 2000 (rééd. « Quadrige »)
Les Formes élémentaires de la pauvreté, PUF, 2005, 3e édition mise à jour et
complétée, 2013
Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales (dir.), PUF, 2007 (rééd. «
Quadrige »)
Le Lien social, PUF, « Que sais-je ? », 2008
La Pratique de la sociologie, PUF, 2008
La Régulation des pauvres (avec Nicolas Duvoux), PUF, 2008
L’Enquête sociologique (dir.), PUF, 2010
Les 100 Mots de la sociologie (dir.), PUF, 2010
Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre Pompidou (avec Camila
Giorgetti), PUF, 2013
L’Intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens sociaux (dir.), PUF,
2014
Vivre ensemble
dans un monde incertain*

Il n’est pas rare d’entendre parler de « crise du lien social » et de la nécessité


de « retisser » ou de « renouer » le lien social. À la limite, si l’on s’intéresse tant
au lien social – à en croire les innombrables colloques, rapports et livres qui lui
sont consacrés –, c’est en grande partie parce qu’on le considère en crise. C’est
la conscience de son délitement qui nous conduit à nous en préoccuper et à
chercher des remèdes, un peu comme un médecin au chevet de son malade. Pour
les réformateurs sociaux, les penseurs et les sociologues, le malade, c’est avant
tout la société des individus et, plus précisément, ce qui est perçu collectivement
comme une difficulté à vivre ensemble. Mais le débat prend quelquefois la
forme d’un plaidoyer pour un engagement solidaire dans une société ouverte à
tous. Dans les associations à caractère social et sanitaire, il est courant également
d’entendre un discours un peu angélique sur les vertus du collectif, la force du
groupe, le plaisir de faire société. En réalité, nous oscillons sans cesse entre une
attitude qui consiste à constater de façon pessimiste toutes les formes de déclin
du lien social et une autre qui nous conduit, au contraire, à nous projeter dans
une société en mutation où émergent en même temps des formes nouvelles de
vie en société où les liens sociaux se réinventent sous des formes parfois
inattendues.
La thèse du délitement est ancienne. Déjà au XIXe siècle, elle était très
répandue. Les métamorphoses des sociétés modernes ont toujours inquiété les
observateurs sociaux et nourri les nostalgies du passé. Même des précurseurs de
la sociologie, aussi patentés qu’Auguste Comte ou Frédéric Le Play, fustigèrent
l’individualisme de leur époque en soulignant combien cette évolution était
préjudiciable à la famille et à la cohésion sociale. Plus d’un siècle plus tard, ces
questions demeurent. La thèse du délitement des liens sociaux est défendue de
façon véhémente aussi bien par des philosophes que par des sociologues. On la
retrouve, pour ne citer que quelques exemples, dans les essais de Gilles
Lipovetsky sous des formulations évocatrices comme L’Ère du vide1 ou Le
Crépuscule du devoir2 et, plus récemment, sous la plume de Robert Putnam3 ou,
dans un registre différent, chez Marcel Gauchet dans La Démocratie contre elle-
même4. Ces textes expriment comme au XIXe siècle une inquiétude, celle d’une
société qui se transforme et qui emporte avec elle toutes les normes et les valeurs
qui avaient permis aux générations passées de trouver un mode de cohésion et de
régulation favorable à l’intégration du plus grand nombre. Ils ont en commun un
même scepticisme face à l’individualisme contemporain.
Pour aborder aujourd’hui la question des liens sociaux et de leur fragilité, il
me semble souhaitable de s’inscrire dans la perspective sociologique d’Émile
Durkheim. En 1893, dans sa thèse de doctorat sur la division du travail, le
fondateur de la sociologie française soulignait que la solidarité ne disparaît pas
dans les sociétés modernes, qu’elle se transforme et qu’il faut par conséquent
s’efforcer d’en comprendre la logique, ne fût-ce que pour pouvoir en consolider
ses fondements. Je rappellerai donc, dans un premier temps, en suivant ses
principaux écrits, quels sont les principaux liens qui attachent l’individu à des
groupes et à la société dans son ensemble. Je reviendrai ensuite sur les facteurs
de la fragilité contemporaine de ces liens à l’origine de la crise de notre modèle
de solidarité et d’intégration, ce qui me conduira à en examiner les effets,
notamment sur le plan des inégalités sociales.

* Ce texte est issu de la conférence donnée par Serge Paugam le 26 mai 2011 au conseil régional Nord-Pas-
de-Calais dans le cadre des Rencontres du nouveau siècle.
Il a été enrichi par des références et des réflexions issues pour la plupart du séminaire de direction d’études
de Serge Paugam à l’École des hautes études en sciences sociales sur la « sociologie des inégalités et des
ruptures sociales ».
1 Gallimard, 1983.
2 Gallimard, 1992.
3 Robert D. Putnam, Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon
& Schuster, 2000.
4 Gallimard, 2002.
I

Les liens qui attachent l’individu


aux groupes et à la société

Il faut reconnaître que la pensée d’Émile Durkheim renvoie plus


spontanément à une théorie du lien social qu’à une théorie des liens sociaux
proprement dite5et qu’un retour sur ses textes majeurs est nécessaire pour en
reconstituer la trame analytique. C’est dans cet esprit que je souhaite ici revenir
sur la définition durkheimienne des liens sociaux. Je me fonderai sur trois
ouvrages : De la division du travail social (1893), Le Suicide (1897) et
L’Éducation morale (1902-1903). Ces trois livres ont été publiés sur une période
de dix ans, cinq ans séparent la parution du premier du deuxième et cinq ans
séparent également la parution du deuxième du cours professé à la Sorbonne.
Pourtant, on sait aujourd’hui que ce dernier a été rédigé dès 1898-1899 à
Bordeaux, soit un an environ après la parution du Suicide et il est donc logique
d’y voir l’un de ses soubassements théoriques. Durkheim revient d’ailleurs lui-
même à plusieurs reprises, et de façon explicite, aux résultats auxquels il est
parvenu dans LeSuicide pour nourrir son argumentation sur les grands principes
de l’éducation morale. Soulignons aussi qu’un an avant le cours paraît la préface
à la seconde édition de La Division du travail dans lequel Durkheim apporte des
compléments fondamentaux sur le rôle des groupes professionnels.
Progressivement Durkheim est passé d’une approche globale du lien social
fondée sur une analyse historique des transformations des sociétés (dans sa
thèse) à une approche plus détaillée des différents types de liens sociaux dans Le
Suicide où il est question de la famille, du couple, de la religion, du monde du
travail avec les crises économiques et même de la patrie. La sociologie du
suicide le conduit à parler du relâchement des liens sociaux et non pas de la
simple crise du lien social et il en tire immédiatement des conclusions dans son
premier cours de la Sorbonne.
La solidarité organique comme fondement du lien social
Mais revenons à la Division du travail. La question à l’origine de sa thèse est
formulée de la façon suivante : « Comment se fait-il que, tout en devenant plus
autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société6 ? » En d’autres
termes, une société composée d’individus de plus en plus différenciés est-elle
encore vraiment une société et, si oui, comment ? Durkheim remarque que les
deux mouvements d’autonomie et de dépendance se poursuivent parallèlement et
déclare, à la fin de la préface de la première édition : « Il nous a paru que ce qui
résolvait cette apparente antinomie, c’est la transformation de la solidarité
sociale, due au développement toujours plus considérable de la division du
travail. Voilà comment nous avons été amené à faire de cette dernière l’objet de
cette étude7. » Ce projet le conduit à apporter des explications fondées sur
l’analyse des conditions du changement social de longue durée, au sens du
passage de la société traditionnelle à la société moderne. Pour lui, la division du
travail que l’on observe dans les sociétés modernes n’est pas un obstacle à la
solidarité. Au contraire, elle en est même le fondement. Le plus remarquable de
ses effets n’est pas d’augmenter le rendement des fonctions divisées, mais de les
rendre solidaires. Le résultat ne se trouve pas principalement dans la sphère des
intérêts économiques, mais dans l’établissement d’un ordre social et moral sui
generis. Les individus ne sont pas indépendants, ils doivent se concerter. Telle
est la définition du concept de solidarité organique. La division du travail, loin
de diviser les hommes, renforce leur complémentarité en les obligeant à
coopérer. Chacun acquiert ainsi de son travail le sentiment d’être utile à
l’ensemble : « La division du travail suppose que le travailleur, bien loin de
rester courbé sur sa tâche, ne perd pas de vue ses collaborateurs, agit sur eux et
reçoit leur action. Ce n’est donc pas une machine qui répète des mouvements
dont il n’aperçoit pas la direction, mais il sait qu’ils tendent vers un but qu’il
conçoit plus ou moins distinctement. Il sent qu’il sert à quelque chose. Pour cela,
il n’est pas nécessaire qu’il embrasse de bien vastes portions de l’horizon social,
il suffit qu’il en aperçoive assez pour comprendre que ses actions ont une fin en
dehors d’elles-mêmes. Dès lors, si spéciale, si uniforme que puisse être son
activité, c’est celle d’un être intelligent, car elle a un sens et il le sait8. »
C’est donc dans la relation de travail elle-même que le salarié peut retirer des
satisfactions et celles-ci sont en grande partie liées à la reconnaissance par les
autres salariés de sa contribution à l’activité productive. Ce processus est fondé
sur le principe de la complémentarité des fonctions qui implique l’intériorisation
par chacun d’un rôle correspondant à une forme de participation au système
social dans son ensemble. On peut donc en déduire que le lien qui caractérise
pour lui le fonctionnement des sociétés modernes est le lien que je propose
d’appeler, en s’inspirant de sa terminologie, le lien de participation organique.
Durkheim ne se limite pas à ce constat. Il entreprend aussi plusieurs analyses
complémentaires qui restent aujourd’hui encore fondamentales dans la
perspective de l’étude des liens sociaux. Notons tout d’abord le passage
important dans lequel Durkheim cherche à évaluer la part de la solidarité
organique dans la cohésion générale de la société. Après avoir démontré que les
liens sont plus nombreux dans les sociétés modernes conformément à la loi de la
complémentarité et la coopération des individus, il s’interroge sur leur intensité.
Il se peut en effet que ces liens, tout en étant plus nombreux, soient en réalité
plus faibles. Cette thèse est d’ailleurs souvent débattue aujourd’hui. Nombre de
sociologues insistent en effet sur le caractère électif, souple, non contraint, mais
en même temps fragile des liens sociaux.
On aurait parfois tendance à penser que les sociétés traditionnelles étaient plus
préservées des ruptures de liens que ne le sont les sociétés modernes. Durkheim
parvient à prouver le contraire. Il s’appuie sur plusieurs exemples empiriques
pour démontrer que dans les sociétés anciennes, le lien social était trop faible
pour retenir les hommes malgré eux. Il n’était pas rare dans certaines sociétés
que les hommes abandonnent leur chef pour échapper à leur autorité oppressive
et trouver des satisfactions dans la vie errante. « On s’étonnera peut-être, nous
dit Durkheim, qu’un lien qui attache l’individu à la communauté au point de l’y
absorber puisse se rompre ou se nouer avec cette facilité. Mais ce qui fait la
rigidité d’un lien social n’est pas ce qui en fait la force de résistance. De ce que
les parties de l’agrégat, quand elles sont unies, ne se meuvent qu’ensemble, il ne
suit pas qu’elles soient obligées ou de rester unies ou de périr. Tout au contraire,
comme elles n’ont pas besoin les unes des autres, comme chacun porte en soi
tout ce qui fait la vie sociale, il peut aller la transporter ailleurs, d’autant plus
aisément que ces sécessions se font généralement par bandes ; car l’individu est
alors constitué de telle sorte qu’il ne peut se mouvoir qu’en groupe, même pour
se séparer de son groupe9. » Autrement dit, lorsque la solidarité est fondée sur
l’uniformité imposée des croyances et des pratiques, la société n’est troublée
dans son organisation interne ni par le départ de certains membres, ni par
l’arrivée d’individus supplémentaires pour peu que des places vides soient à
prendre. En revanche, lorsque la division du travail constitue le principe même
de la vie sociale, l’intégration d’éléments nouveaux peut altérer les rapports
d’interdépendance existants, produire des perturbations entre les membres de la
société et aboutir à des formes de rejet social.
Durkheim met ainsi, au moins implicitement, l’accent sur les formes
potentielles de discriminations dans les sociétés modernes. Lorsque l’utilité de
chacun est définie en fonction de sa participation au fonctionnement de
l’ensemble, l’autre, en provenance d’un pays étranger et porteur d’une culture
différente, peut être perçu comme une menace. La complémentarité mutuelle ne
va pas de soi, elle est fragile et peut se traduire par des réactions de racisme. De
même, perdre sa place dans un système d’interdépendances avancées constitue
pour l’individu une épreuve particulièrement douloureuse. Elle signifie pour lui
la perte de son utilité sociale. Les recherches sur les expériences vécues du
chômage10, de la pauvreté et du recours contraint à l’assistance ont permis de
vérifier le risque pour les personnes concernées d’être et de se sentir socialement
disqualifiées11. Cela dit, si le lien de participation organique est fondamental
pour permettre l’intégration des individus au système social, il n’est toutefois pas
le seul. L’étude du suicide va en effet contribuer à le démontrer.
Intégration et régulation
Rappelons-nous tout d’abord que Durkheim distingue deux causes sociales
fondamentales du suicide, desquelles découle une typologie comprenant quatre
types. La première cause renvoie à la question de l’intégration. Une société
intégrée est une société organisée selon le principe de la solidarité entre ses
membres. Mais il est possible que, dans ce type de société, la conscience
collective s’affaiblisse de façon telle que les individus perdent le sens du lien
social et se replient sur eux-mêmes. On peut imaginer également le cas inverse
d’une individuation insuffisante qui conduirait les individus à se sacrifier. La
seconde idée renvoie à la question de la régulation. Une société ne peut se
réguler sans un ensemble de règles acceptées et respectées par les individus qui
la composent. Des dysfonctionnements peuvent toutefois apparaître, soit lorsque
les règles s’affaiblissent ou se transforment trop rapidement, soit lorsqu’elles
sont trop rigides et étouffent les individus. Ainsi, Durkheim a cherché à opposer
deux à deux ces quatre types de suicide. Le suicide égoïste s’oppose au suicide
altruiste en fonction des dysfonctionnements relatifs à l’insuffisance ou au
contraire au caractère excessif de l’intégration à la société. Le suicide anomique
s’oppose au suicide fataliste selon que la réglementation régulatrice est trop
faible – ou en déclin – ou, au contraire, trop contraignante.
Si Durkheim s’intéresse davantage au suicide égoïste et au suicide anomique
qu’aux deux autres, c’est qu’il est obsédé par le risque de désintégration des
sociétés modernes et la faiblesse des liens qui rattachent l’individu au groupe. Le
suicide égoïste est le résultat de l’affaiblissement de la pression de la collectivité
sur l’individu et du désarroi moral qu’a pu susciter chez lui la désintégration de
la société. Durkheim s’intéresse en particulier à deux liens sociaux intégrateurs,
à savoir la religion et la famille, envisagée sous l’angle du mariage, mais aussi
des enfants. Il en arrive à la conclusion générale que les hommes et les femmes
sont plus enclins au suicide lorsqu’ils sont abandonnés à eux-mêmes, faiblement
intégrés dans un groupe social et par là même insuffisamment animés par la
force collective et l’autorité qui émanent de celui-ci. Leurs désirs ne sont pas
contenus par un milieu intégrateur suffisamment fort et il en ressort
généralement une profonde frustration. Le suicide anomique s’explique par les
crises politiques, économiques et institutionnelles et les troubles qui affectent la
société dans son ensemble. Durkheim constate une augmentation de la fréquence
au suicide dans les périodes de crises industrielles ou financières, mais aussi
dans les périodes fastes qu’il qualifie de crises de prospérité. Il en conclut que le
facteur explicatif du suicide est alors, non pas le déclin ou l’essor de l’activité en
tant que tels, mais l’état de crise et de perturbation de l’ordre collectif que ces
phénomènes provoquent dans le corps social. Pour analyser le suicide anomique,
il prend également en considération l’influence qu’exerce le divorce selon qu’il
est répandu ou, au contraire, inexistant dans la société. D’une façon plus
générale, à la lecture de cette étude, on pourrait dire que Durkheim mobilise,
outre le lien de participation organique – toujours présent, en référence au
monde du travail –, d’autres types de liens sociaux dont la faiblesse ou la rupture
pourrait expliquer le suicide : le lien de filiation (protection de la mère qui a des
enfants), mais aussi celui que je propose d’appeler le lien de participation
élective (fondé sur les relations affinitaires établies entre individus et le plus
souvent dans des groupes de taille réduite facilitant l’interconnaissance) qui
regroupe ici le lien conjugal (protection par le mariage) et le lien d’appartenance
à une communauté religieuse (protection par le type de religion). Il serait même
possible de souligner que Durkheim s’appuie aussi, au moins indirectement, sur
le lien de citoyenneté quand il se réfère au sentiment patriotique.
Mais au-delà de la distinction entre le suicide égoïste et le suicide anomique,
et de l’intérêt de Durkheim pour d’autres formes d’attachement aux groupes et à
la société dans son ensemble, il faut surtout retenir la distinction entre
intégration et régulation à laquelle il attachait beaucoup d’importance. Ces deux
concepts constituent même dans l’ensemble de son œuvre les deux fondements
principaux du lien social.
Esprit de discipline et attachement aux groupes
Il est donc normal de les retrouver sous une formulation très voisine dans
L’Éducation morale. Ce cours se divise en effet en deux parties : la première
comportant sept leçons s’intitule « Les éléments de la moralité » et distingue
l’esprit de discipline, l’attachement aux groupes et l’autonomie de la volonté ; la
seconde intitulée « Comment constituer chez l’enfant les éléments de la moralité
» comprend dix autres leçons et se décompose en deux sous-parties, comprenant
cinq leçons chacune, consacrées successivement aux deux premiers éléments
décrits dans la première. Les deux premiers éléments de la moralité sont pour
Durkheim l’esprit de discipline et l’attachement aux groupes, dans lesquels il est
aisé de voir la traduction des concepts de régulation et d’intégration.
Durkheim consacre les deux premières leçons de la première partie (Éléments
de la moralité) et les cinq premières de la seconde (Comment constituer chez
l’enfant les éléments de la moralité) à l’esprit de discipline. Si les préceptes
moraux tendent à régulariser les actions des hommes, il faut pour cela que ces
dernières soient tenues à une certaine régularité. L’auteur insiste sur ce point en
prenant l’exemple des hommes qui ne savent pas s’astreindre à des occupations
définies ou qui se refusent à se livrer à des fonctions régulières. Cet état
d’indétermination peut sans doute s’expliquer par le goût de la liberté et de la
découverte, mais il implique un état de perpétuelle instabilité. Rappelons-nous
que Durkheim avait déjà traité indirectement de cette question dans La Division
du travail, notamment dans la troisième partie consacrée aux « formes anormales
». Il était déjà sensible à l’importance de la régularité dans l’organisation du
travail et voyait dans le développement industriel et l’irrégularité des rythmes de
l’activité un risque majeur. Il y faisait référence à l’irrégularité telle qu’elle est
subie par les travailleurs de l’industrie alors qu’il insistait, dans L’Éducation
morale, sur les penchants de certains hommes à vouloir s’affranchir d’une
organisation du travail trop contraignante par sa régularité, mais, dans les deux
cas, il y voyait des conséquences négatives sur le fonctionnement social. Qu’elle
soit contrainte ou non, l’irrégularité fragilise l’esprit de discipline.
L’idée de règle ne se fonde pas exclusivement sur le principe de régularité,
mais aussi sur la notion d’autorité. « Par autorité, nous dit Durkheim, il faut
entendre l’ascendant qu’exerce sur nous toute puissance morale que nous
reconnaissons comme supérieure à nous12. » Il cite les préceptes d’hygiène, les
préceptes de la technique professionnelle, les préceptes de la sagesse populaire,
comme autant d’exemples de respect que nous accordons en général à l’autorité
des détenteurs des savoirs issus des expériences humaines. Cependant, ce qui
caractérise ce type d’actes prescrits, c’est que l’autorité qui les inspire n’est pas
en elle-même déterminante. L’individu qui respecte ces préceptes est avant tout
un utilitariste, pleinement conscient des avantages que lui procure la conformité
à ces derniers. Il en va autrement des règles morales. « Sans doute, si nous les
violons, nous dit Durkheim, nous nous exposons à des conséquences fâcheuses ;
nous risquons d’être blâmés, mis à l’index, frappés même matériellement dans
notre personne ou dans nos biens. Mais c’est un fait constant, incontestable,
qu’un acte n’est pas moral, alors même qu’il serait matériellement conforme à la
règle, si c’est la perspective de ces conséquences fâcheuses qui l’a déterminé.
Ici, pour que l’acte soit tout ce qu’il doit être, pour que la règle soit obéie, il faut
que nous y déférions, non pour éviter tel résultat désagréable, tel châtiment
matériel ou moral, ou pour obtenir telle récompense ; il faut que nous y déférions
tout simplement parce que nous devons y déférer, abstraction faite des
conséquences que notre conduite peut avoir pour nous. Il faut obéir au précepte
moral par respect pour lui, et pour cette seule raison13. » Pour lui, « la morale
n’est pas seulement un système d’habitudes, c’est un système de
commandements14 ». Ainsi, il existe, comme il le souligne, une certaine affinité
entre le goût de la régularité et le sens de l’autorité morale. Ces deux aspects
sont les fondements de la discipline qui a objet de régulariser la conduite. «
D’abord, puisque la morale détermine, fixe, régularise les actions des hommes,
elle suppose chez l’individu une certaine disposition à vivre, une existence
régulière, un certain goût de la régularité. (…) En second lieu, puisque les règles
morales ne sont pas simplement un autre nom donné à des habitudes intérieures,
puisqu’elles déterminent la conduite du dehors, et impérativement, il faut pour
leur obéir, et, par conséquent, pour être en état d’agir moralement, avoir le sens
de cette autorité sui generis qui leur est immanente. Il faut, en d’autres termes,
que l’individu soit constitué de manière à sentir la supériorité des forces morales
dont la valeur est plus forte que la sienne, et à s’incliner devant elles15. »
Dans le cours de son exposé sur l’esprit de discipline, il revient logiquement
sur son étude du suicide. Sans citer explicitement le suicide anomique, il
s’appuie sur les exemples qu’il a analysés dans le chapitre V de son livre de
1897. Il reprend en effet les deux explications majeures de son argumentation
initiale : l’anomie conjugale et l’anomie économique. À partir de tableaux
statistiques qu’il avait constitués, Durkheim avait remarqué que l’immunité des
époux face au suicide était plus forte dans les pays où le divorce n’existait pas
que dans les pays où il était largement pratiqué. Il revient sur cette conclusion
dans la troisième leçon de L’Éducation morale : « Que, par exemple, les règles
de la morale conjugale perdent de leur autorité, que les devoirs auxquels les
époux sont tenus l’un envers l’autre soient moins respectés, et les passions, les
appétits que cette partie de la morale contient et réglemente se déchaîneront, se
dérégleront, s’exaspéreront par ce dérèglement même ; et, impuissantes à
s’apaiser parce qu’elles se seront affranchies de toutes limites, elles
détermineront un désenchantement, qui se traduira d’une manière visible dans la
statistique des suicides16. » Notons ici que Durkheim n’entre pas dans les détails.
Il passe sous silence un des points essentiels de ses résultats, notamment la
différence entre les hommes et les femmes. Il avait en effet établi que dans les
pays où le lien conjugal se rompt souvent et facilement, le coefficient de
préservation des femmes mariées face au suicide s’élève à mesure que celui des
époux s’abaisse17. Il aurait été par conséquent plus exact de dire que le déclin
des règles de la morale conjugale a un effet plus fort, en termes de risque de
suicide, sur les hommes que sur les femmes, mais Durkheim, soucieux sans
doute de ne pas perdre le fil de sa démonstration sur l’importance de la
discipline, en est resté à un propos volontairement plus général. C’est d’ailleurs
aussi pour cette raison qu’il enchaîne aussitôt sur l’exemple des crises : « De
même que la morale qui préside à la vie économique vienne à s’ébranler, et les
ambitions économiques, ne connaissant plus de bornes, se surexciteront et
s’enfiévreront ; mais, alors, on verra s’élever le contingent annuel des morts
volontaires18. »
Si Durkheim se fonde sur son étude du suicide, c’est pour souligner à quel
point l’esprit de discipline, en ce qu’il contribue à borner nos aspirations et nos
sentiments, joue un rôle fondamental dans l’équilibre des sociétés et dans la
coopération entre les hommes. Il en va non seulement de l’intérêt de la société
dans son ensemble, mais aussi de l’individu. Sans modération du désir, l’homme
ne saurait être heureux. Le rôle de l’école est donc de transmettre cette faculté
vitale à se contenir, à se résister à soi-même. La discipline morale, loin de
contraindre ou d’aliéner, doit conduire à la volonté réfléchie et personnelle. « La
règle, conclut Durkheim, parce qu’elle nous apprend à nous modérer, à nous
maîtriser, est un instrument d’affranchissement et de liberté19. »
L’esprit de discipline n’est toutefois pas le seul élément de la moralité.
L’attachement aux groupes est, selon lui, le complément indispensable, tant il est
attaché, nous l’avons vu, à la distinction entre les deux concepts de régulation et
d’intégration. Si l’esprit de discipline est ce qui rend possible la régulation,
l’attachement aux groupes est la traduction de l’impératif d’intégration, aussi
bien des individus au système social que du système social lui-même. C’est ainsi
que Durkheim rappelle, au tout début de la cinquième leçon, que « nous ne
sommes des êtres moraux que dans la mesure où nous sommes des êtres sociaux
» et que « l’égoïsme a été universellement classé parmi les sentiments amoraux
». Il en déduit, d’une part, que « s’il existe une morale, elle doit nécessairement
attacher l’homme à des fins qui dépassent le cercle des intérêts personnels » et,
d’autre part, que, « en dehors de l’individu, il n’existe qu’un seul être psychique,
un seul être moral empiriquement observable, auquel votre volonté puisse
s’attacher : c’est la société20 ». Son argumentation le conduit à nouveau aux
résultats de son étude sur le suicide, mais ici, il ne se réfère plus au suicide
anomique, mais bien au suicide égoïste. « L’homme est d’autant plus exposé à se
tuer qu’il est plus détaché de toute collectivité, c’est-à-dire qu’il vit davantage en
égoïste. Ainsi le suicide est environ trois fois plus fréquent chez les célibataires
que chez les gens mariés, deux fois plus fréquent dans les ménages stériles que
dans les ménages féconds ; il croît même en raison inverse du nombre d’enfants.
Ainsi, suivant qu’un individu fait ou non partie d’un groupe domestique, suivant
que celui-ci se réduit au seul couple conjugal, ou bien au contraire qu’il a plus de
consistance par suite de la présence d’enfants plus ou moins nombreux, par
conséquent, suivant que la société familiale est plus ou moins cohérente,
compacte et forte, l’homme tient plus ou moins à la vie. Il se tue d’autant moins
qu’il a plus à penser à autre chose qu’à lui-même. Les crises qui avivent les
sentiments collectifs produisent les mêmes effets. Par exemple, les guerres, en
stimulant le patriotisme, font taire les préoccupations privées ; l’image de la
patrie menacée prend dans les consciences une place qu’elle n’y occupe pas en
temps de paix ; par suite, les liens qui rattachent l’individu à la société se
renforcent, et, du même coup, se renforcent aussi les liens qui le rattachent à
l’existence21. »
On retrouve ici la force du raisonnement durkheimien. Les règles morales ne
sont pas à inventer de toutes pièces tant elles sont déterminées par les conditions
sociales. Il faut commencer par étudier de façon approfondie ces dernières.
L’éducation morale ne peut donc se transmettre indépendamment d’un retour
réflexif sur ce qui constitue la vie sociale en général ou, autrement dit, d’une
connaissance précise des fondements du lien social à laquelle contribue
notamment la sociologie. Ce raisonnement le conduit à insister sur ce qui
constitue, au-delà des différences culturelles entre groupes sociaux ou sociétés,
la part d’universel dans l’existence humaine. C’est ainsi que l’on peut
comprendre les formules comme : « Assurément, l’individu et la société sont des
êtres de natures différentes. Mais bien loin que l’individu ne puisse s’attacher à
la société sans abdication totale ou partielle de sa nature propre, il n’est vraiment
lui-même, il ne réalise pleinement sa nature qu’à condition de s’y attacher22. »
Ou encore : « L’homme tient moins à soi qu’il ne tient qu’à soi23. »
Pour Durkheim, l’égoïste mène une existence qui ne peut être que précaire car
contre nature. Il ne sent pas cette masse sociale qui l’enveloppe et le pénètre ou
croit pouvoir, de façon illusoire, s’en détacher : « L’égoïste vit comme s’il était
un tout, qui a sa raison d’être, et qui se suffit à soi-même. Or, un tel état est une
impossibilité, car il est contradictoire dans les termes. Nous avons beau faire,
nous avons beau essayer de détendre les liens qui nous rattachent au reste du
monde, nous ne pouvons y parvenir. Nous tenons forcément au milieu qui nous
entoure ; il nous pénètre, il se mêle à nous. Par conséquent, il y a en nous autre
chose que nous, et, par cela seul que nous tenons à nous-mêmes, nous tenons à
autre chose que nous24. » Chaque fois que l’individu se replie sur lui-même en
essayant de défendre son autonomie, il ne fait alors que rompre avec la source
morale qui est en lui et qui lui provient de la société. C’est la raison pour
laquelle l’attachement aux groupes est non seulement vital, mais correspond
aussi à un devoir par excellence. Il est inséparable de la conscience moderne de
la solidarité au sens de l’interdépendance des fonctions et des individus au sein
du système social25.
Il ne s’agit pas de postuler que Durkheim a clairement élaboré une typologie
précise des liens sociaux, mais les trois textes analysés brièvement ci-dessus
conduisent bien au constat qu’il est passé d’une analyse globale de l’évolution
socio-historique du lien social dans sa thèse à une interprétation plus précise des
formes d’intégration et de régulation des sociétés modernes dans laquelle il fait
appel à plusieurs types de liens. Lorsque Durkheim parle des liens sociaux, c’est,
on l’aura compris, dans un sens très différent de celui qu’en donnent aujourd’hui
les spécialistes des réseaux sociaux. Pour Granovetter, par exemple, « la force
d’un lien est une combinaison (probablement linéaire) de la quantité de temps,
de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (la confiance mutuelle) et des services
réciproques qui caractérisent ce lien26 ». Pour Durkheim, la force d’un lien doit
s’apprécier différemment selon chaque type de lien puisque chacun d’entre eux
renvoie à un mode de régulation et donc à un système normatif spécifique. La
force ne se mesure pas uniquement dans une relation interpersonnelle, mais dans
l’intégration au système social que rend possible ou non un ensemble de
relations interpersonnelles s’inscrivant dans des sphères normatives distinctes.
Le lien, au sens durkheimien, est un lien d’attachement à la société, ce qui
implique de prendre en compte le système normatif qui le fonde, en faisant
l’hypothèse que les individus sont plus ou moins contraints de se conformer à ce
dernier pour être intégrés27.
Dans le lien de filiation par exemple, on étudie bien la relation entre des
parents et des enfants, mais en la rapportant aux normes qui encadrent ce lien
dans une société donnée, la filiation pouvant prendre des formes différentes
d’une société à l’autre. Dans le lien de participation organique, on étudie la
relation entre des agents qui participent à la vie professionnelle, sachant que
cette relation s’apprécie différemment selon que l’on se place dans une société
confrontée à une crise économique ou dans une société en expansion.
On pourrait dire aujourd’hui, en prolongeant la réflexion de Durkheim, qu’un
lien est fort quand il permet à l’individu d’assurer sa protection face aux aléas de
la vie et de satisfaire son besoin vital de reconnaissance, source de son identité et
de son existence en tant qu’homme. Or, c’est en référence aux normes sociales
en vigueur que l’individu peut, à travers le lien, assurer sa protection et sa
reconnaissance. Dans le monde du travail, par exemple, un ensemble de relations
interpersonnelles entre collègues, parfaitement instrumentales et non
émotionnelles, peut néanmoins se traduire par un lien de participation organique
fort. Même dans ces conditions, l’individu peut se sentir particulièrement intégré
au groupe de travail, à l’entreprise et aux normes de la société salariale. Le lien
de participation organique n’implique pas que les individus qui travaillent
s’aiment. Un minimum de confiance est nécessaire, mais l’intimité n’est pas une
condition de l’intégration professionnelle.
Dans la théorie durkheimienne, les liens sont plus que de simples relations, ils
sont le reflet de la régulation normative d’une société au sens où les individus se
conforment nécessairement à un système spécifique de normes quand ils entrent
en relation avec autrui dans des sphères sociales de nature diverse – d’où la
pluralité des liens – et, en même temps, le vecteur de leur intégration globale au
système social. Les distinctions conceptuelles que Durkheim a opérées entre
régulation et intégration, suicide anomique et suicide égoïste, esprit de discipline
et attachement aux groupes, sont toujours pertinentes pour penser chacun de ces
types de liens sociaux. Ce cadre analytique constitue un puissant outil pour
étudier la crise contemporaine de notre modèle d’intégration, au sens de
l’entrecroisement des liens sociaux.

5 Serge Paugam, « Durkheim et le lien social », introduction à la réédition de Émile Durkheim, De la


division du travail social, Paris, PUF, « Quadrige/Grands textes », 2007, p. 1-40 ; Serge Paugam, Le Lien
social, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2008.
6 De la division du travail social, préface de la première édition, p. XLIII (pour toutes les citations de
Durkheim, je me réfère à la pagination des éditions de la collection « Quadrige » des PUF).
7 Ibidem.
8 Ibidem, p. 365 ; les deux passages soulignés l’ont été par moi.
9 Ibidem, p. 124.
10 Dominique Schnapper, L’Épreuve du chômage, Paris, Gallimard, 1981 ; « Folio », 1994 ; Duncan Gallie,
Serge Paugam (dir.), Welfare Regimes and the Experience of Unemployment in Europe, Oxford, Oxford
University Press, 2000 ; Serge Paugam, « L’épreuve du chômage : une rupture cumulative des liens sociaux
? », Revue européenne des sciences sociales, tome XLIV, n° 135, 2006, p. 11-27.
11 Serge Paugam, La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991 ; «
Quadrige », 2000.
12 L’Éducation morale, Paris, PUF, 2e édition, « Quadrige », 2012, p. 48.
13 Ibidem, p. 49.
14 Ibidem, p. 50.
15 Ibidem, p. 53-54.
16 Ibidem, p. 60.
17 Voir sur ce point Le Suicide, Paris, PUF, 13e édition, « Quadrige », 2007, tableau XXVIII, p. 299.
18 L’Éducation morale, p. 60.
19 Ibidem, p. 66.
20 Ibidem, p. 80.
21 Ibidem, p. 82.
22 Ibidem.
23 Ibidem.
24 Ibidem, p. 84.
25 C’est un point que nous avons particulièrement étudié dans un ouvrage collectif récent : Serge Paugam
(dir.), Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, Paris, PUF, « Le lien social », 2007 ; «
Quadrige », 2011.
26 Je reprends ici la traduction de son article « La force des liens faibles » qui est publiée dans Mark
Granovetter, Sociologie économique, Paris, Seuil, 2008, p. 47.
27 Soulignons toutefois, comme le rappelle Mélanie Plouviez, que le fait social selon Durkheim est à la fois
contraignant et désirable pour les individus. La norme sociale est non seulement impérative, mais aussi
attractive, ce qui explique que les individus y sont aussi attachés. Voir sur ce point : Mélanie Plouviez,
Normes et Normativité dans la sociologie d’Émile Durkheim, thèse de doctorat de philosophie, Université
de Paris I, 2010.
II

La fragilité contemporaine
des liens sociaux

Revenons aux deux dimensions fondamentales du lien social, à savoir la


protection et la reconnaissance.
La protection renvoie à l’ensemble des supports que l’individu peut mobiliser
face aux aléas de la vie (ressources familiales, communautaires,
professionnelles, sociales…), la reconnaissance renvoie à l’interaction sociale
qui stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et de sa
valorisation par le regard de l’autre ou des autres. L’expression « compter sur »
résume assez bien ce que l’individu peut espérer de sa relation aux autres et aux
institutions en termes de protection, tandis que l’expression « compter pour »
exprime l’attente, tout aussi vitale, de reconnaissance. L’investissement affectif
dans un « nous » est d’autant plus fort que ce « nous » correspond à l’entité – qui
peut être aussi réelle qu’abstraite – sur laquelle et pour laquelle la personne sait
pouvoir compter. C’est dans ce sens que le « nous » est constitutif du « moi ».
Les liens qui assurent à l’individu protection et reconnaissance revêtent par
conséquent une dimension affective qui renforce les interdépendances humaines.
Dans le prolongement de cette définition préalable, quatre grands types de
liens sociaux peuvent être distingués : le lien de filiation, le lien de participation
élective, le lien de participation organique et le lien de citoyenneté. Ces liens
sont fragiles et peuvent se rompre, entraînant ainsi de fortes inégalités entre les
individus.
Les fluctuations du lien de filiation
Le lien de filiation recouvre deux formes différentes. Celle à laquelle on pense
en priorité renvoie à la consanguinité, c’est-à-dire à la filiation dite « naturelle »
qui est fondée sur la preuve de relations sexuelles entre le père et la mère et sur
la reconnaissance d’une parenté biologique entre l’enfant et ses géniteurs. On
part du constat que chaque individu naît dans une famille et rencontre en
principe à sa naissance à la fois son père et sa mère ainsi qu’une famille élargie à
laquelle il appartient sans qu’il l’ait choisie. Il ne faudrait toutefois pas oublier la
filiation adoptive reconnue par le Code civil et qu’il faut distinguer du placement
familial. La filiation adoptive est en quelque sorte une filiation sociale. D’une
façon plus générale, retenons que le lien de filiation, dans sa dimension
biologique ou adoptive, constitue le fondement absolu de l’appartenance sociale.
Notons encore qu’en vertu du principe de consanguinité, les enfants ont un droit
à l’héritage de leurs parents, mais qu’ils ont aussi, au titre de l’obligation
alimentaire, le devoir de les entretenir. Au-delà des questions juridiques qui
entourent la définition du lien de filiation, les sociologues, mais aussi les
psychologues, les psychologues sociaux et les psychanalystes, insistent sur la
fonction socialisatrice et identitaire de ce lien. Il contribue à l’équilibre de
l’individu dès sa naissance puisqu’il lui assure à la fois protection – soins
physiques – et reconnaissance – sécurité affective.
Le lien de filiation est, on le voit, encadré par des normes sociales précises. Il
participe de l’intégration des individus au système social. Mais ce type de lien
est d’intensité très inégale selon les individus. Il est inutile de revenir ici sur
l’ensemble des transformations, aujourd’hui bien documentées, de la famille qui
ont marqué les dernières décennies. Rappelons seulement ici que le système de
protection sociale constitué à la Libération reposait non seulement sur le postulat
d’une condition salariale stable, mais aussi sur celui d’un modèle familial
traditionnel dans lequel les femmes, notamment celles qui n’avaient pas
d’emploi régulier, n’étaient protégées qu’indirectement par le statut de leur
conjoint et dans lequel la protection de la famille était assurée par le système des
allocations familiales. Or, la réalité s’est éloignée de ce modèle. Il est
généralement admis que la famille est devenue plus instable et donc plus
incertaine sous les effets conjugués de l’augmentation des divorces et
séparations, des familles monoparentales et des familles recomposées, rendant
nécessaire la mise en place d’allocations d’assistance sous conditions de
ressources pour les familles en difficulté et de mesures de protection spécifiques
pour les enfants. Un indice parmi d’autres de la fragilisation des familles est
l’augmentation du nombre de prises en charge des mineurs en protection sociale
de l’enfance. Ce nombre est passé en France de 244 000 environ en 2003 à 273
000 environ en 2010 et le taux de prise en charge de 17,3 ‰ à 19 ‰ sur la même
période.
D’une façon générale, alors que le lien de filiation constitue un facteur
d’intégration sociale, il traduit aussi de fortes inégalités entre les individus d’une
même société. Il assure à la fois la protection et la reconnaissance de ceux qui
ont la chance de bénéficier dès la naissance de conditions favorables au sein de
leur milieu familial. Mais en même temps il divise, puisque tous les individus ne
bénéficient pas des mêmes conditions et que certains d’entre eux font l’objet de
mesures correctrices ou compensatrices qui ont pour effet, au moins
provisoirement, de renforcer leurs carences et, par conséquent, leur infériorité
sociale. De nombreuses enquêtes ont démontré que les enfants accueillis à l’Aide
sociale à l’enfance connaissent des difficultés d’intégration sociale plus
importantes que les autres enfants, mais le sort des parents dont les enfants sont
placés mérite aussi d’être pris en considération. On peut parler de
disqualification parentale tant ces derniers sont déchus, de façon entière ou
partielle, et de leur autorité et de leurs droits en tant que parents. Cette épreuve
peut être vécue de façon différente selon les marges d’autonomie dont disposent
les parents dans leurs relations avec les professionnels de l’Aide sociale à
l’enfance. Ces derniers oscillent entre l’accompagnement social et la sanction.
Les parents sont ainsi hiérarchisés. D’aucuns souligneront que l’épreuve de la
disqualification parentale ne concerne qu’une minorité. En réalité, le contrôle
exercé sur les familles, s’il concerne davantage les familles jugées vulnérables,
s’applique potentiellement à tous les parents. Il n’est pas rare en effet que des
signalements concernent aussi des familles de la classe moyenne. Un ordre
hiérarchique s’instaure de fait entre les parents selon l’évaluation publique de
leur capacité à être de « bons » parents, autrement dit selon leur aptitude à
réussir l’éducation de leurs enfants. Non seulement les enfants ne sont pas dotés
des mêmes chances de grandir dans une famille stabilisée dans laquelle ils
peuvent être tout à la fois protégés, respectés et stimulés dans leurs
apprentissages, mais leurs parents sont aussi inévitablement classés selon leur
capacité à fournir tout ce dont leurs enfants peuvent avoir besoin.
Le lien de filiation peut se rompre de façon précoce. Une mère qui ne se sent
pas capable de pourvoir à l’entretien et à l’éducation de son enfant peut décider
de l’abandonner à la naissance en accouchant sous X. Des parents peuvent
perdre leur autorité parentale et se voir, par décision de justice, retirer leurs
enfants. La rupture du lien de filiation se produit aussi après le décès des parents.
L’ensemble de ces situations renvoie à des situations de fait qui rendent toutes
relations entre parents et enfants soit impossibles, soit épisodiques, voire
improbables. Dans d’autres cas, la rupture n’est pas formelle, en particulier
lorsque l’enfant continue à vivre chez ses parents, mais fait l’expérience de
mauvais traitements, de vexations régulières et de rejet. Il s’agit alors d’un déni
parental de reconnaissance qui laisse généralement des séquelles psychologiques
profondes et durables chez l’enfant. La rupture du lien de filiation peut aussi se
produire à l’âge adulte. Elle peut résulter d’un événement malheureux qui
provoque une incompréhension réciproque ou une discorde. La filiation n’est pas
pour autant rompue, mais le lien n’est plus entretenu. Les parents et les enfants
se replient alors sur eux-mêmes et n’attendent plus ni protection, ni
reconnaissance de la relation. Dans une enquête récente, menée dans
l’agglomération parisienne, nous avons pu établir que la proportion de personnes
n’ayant plus ou pratiquement plus de relations avec leur père ou leur mère, alors
que ces derniers sont encore en vie, est supérieure à 20 % parmi les ouvriers
(27,9 % pour le père, 21,3 % pour la mère) et décroît régulièrement selon que
l’on s’élève dans la hiérarchie sociale pour atteindre un niveau inférieur à 5 %
parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures (4,3 % pour le père et
3,6 % pour la mère)28. Ce délitement du lien de filiation ne touche donc pas les
individus de façon égale. Il s’agit pourtant d’une inégalité souvent ignorée.
La vulnérabilité des relations électives
Le lien de participation élective relève de la socialisation extra-familiale au
cours de laquelle l’individu entre en contact avec d’autres individus qu’il
apprend à connaître dans le cadre de groupes divers et d’institutions. Les lieux
de cette socialisation sont nombreux : le voisinage, les bandes, les groupes
d’amis, les communautés locales, les institutions religieuses, sportives,
culturelles, etc. Au cours de ses apprentissages sociaux, l’individu est à la fois
contraint par la nécessité de s’intégrer, mais en même temps autonome dans la
mesure où il peut construire lui-même son réseau d’appartenances à partir
duquel il pourra affirmer sa personnalité sous le regard des autres. Ce lien n’est
pas à confondre avec la thèse selon laquelle le lien social serait aujourd’hui
fondé sur une multiplicité d’appartenances de nature élective ou sur un processus
de désaffiliation positive29. Il convient en effet de distinguer le lien de
participation élective des autres liens sociaux en mettant en avant sa spécificité,
à savoir son caractère électif qui laisse aux individus la liberté réelle d’établir des
relations interpersonnelles selon leurs désirs, leurs aspirations et leurs valences
émotionnelles. Ce lien recouvre plusieurs formes d’attachement non contraint.
On peut considérer la formation du couple comme l’une d’elles. L’individu
s’intègre à un autre réseau familial que le sien. Il élargit son cercle
d’appartenance. Autant dans le lien de filiation, l’individu n’a pas de liberté de
choix, autant dans le lien de participation élective, il dispose d’autonomie. Celle-
ci reste toutefois encadrée par une série de déterminations sociales.
La relation conjugale ressemble par ailleurs à un jeu de miroirs. Outre la
fonction de protection qu’elle assure aux deux conjoints – chacun pouvant
compter sur l’autre –, la fonction de reconnaissance peut être appréhendée à
partir de quatre regards : le regard de l’homme sur sa femme, celui de la femme
sur son partenaire et enfin le jugement de chacun d’eux sur le regard de l’autre à
son égard. Il s’agit ainsi d’un jeu où la valorisation de chacun passe par la
démonstration régulière de la preuve de l’importance qu’il a pour l’autre. À la
différence de la famille et du couple, l’amitié est faiblement institutionnalisée.
Elle peut être publiquement évoquée et encouragée lorsqu’on l’associe par
exemple à la notion de fraternité, mais elle ne fait pas l’objet d’une stricte
réglementation. Elle est socialement reconnue et valorisée. Elle correspond
parfaitement à la définition du lien de participation élective. Elle est perçue
comme désintéressée et comme détachée des contingences sociales qui
caractérisent les autres formes de sociabilité.
La rupture du lien de participation élective peut prendre plusieurs formes
puisque ce type de lien recouvre diverses relations. Dans les sociétés modernes,
la relation amoureuse ou la relation d’amitié peuvent d’autant plus facilement se
rompre qu’elles ne relèvent en général d’aucune contrainte sociale formelle.
Puisque chacun est libre d’entretenir ce type de relation, chacun peut aussi
librement s’en défaire. Mais cela ne signifie pas que la rupture ne provoque
aucune souffrance. La rupture conjugale peut aboutir à des traumatismes et
réveiller chez ceux qui en font l’expérience des blessures affectives anciennes.
Elle se traduit aussi par une modification de l’image « moi/nous » et se répercute
sur l’ensemble du réseau relationnel de la personne en question, qu’elle soit ou
non à l’origine de la décision de rupture. Lorsque l’on étudie la trajectoire de
personnes qui ont connu une série de ruptures, le divorce ou la séparation du
couple apparaît souvent comme un facteur déclenchant. Les relations d’amitié
sont également fragiles. Elles se renouvellent généralement au cours du cycle de
vie en fonction de la mobilité géographique. Les amitiés de jeunesse ne sont pas
forcément formellement rompues, mais les relations qui les nourrissent finissent
souvent par s’espacer jusqu’à s’interrompre. Lorsque les modes de vie et les
habitudes divergent, il est également difficile de maintenir ces relations dans la
durée. Il peut en résulter un isolement relationnel, vécu comme une impossibilité
de recourir à l’appui de ses proches ou de ses ex-proches en cas de difficulté.
Dans certains cas, la rupture est vécue comme un déni de reconnaissance prenant
la forme d’une trahison ou d’un rejet. Le même processus peut se produire entre
pairs, dans un club ou une association, lorsque l’un des membres en est banni ou
décide de lui-même, à la suite de vexations ou de mépris, de quitter le groupe.
En réalité, le lien de participation élective, tout comme le lien de filiation, est
à l’origine de très fortes inégalités selon les individus. La probabilité d’avoir une
vie conjugale et équilibrée, des relations amicales nombreuses et diversifiées,
une vie associative intense, une participation régulière à des groupes affinitaires
dans son quartier ou dans sa ville, varie considérablement selon les milieux
sociaux. Tout se passe comme si les inégalités économiques et culturelles étaient
amplifiées par ces inégalités électives. À titre d’exemple, on constate que le taux
de participation à la vie associative dans l’agglomération parisienne passe de
38,6 % dans les espaces de l’élite dirigeante à 15 % dans les espaces ouvriers et
employés, précaires et chômeurs30.
Les incertitudes du lien de participation organique
Le lien de participation organique se distingue du précédent en ce qu’il se
caractérise par l’apprentissage et l’exercice d’une fonction déterminée dans
l’organisation du travail. Selon Durkheim, ce qui fait le lien social dans les
sociétés modernes – la solidarité organique –, c’est avant tout, on l’a vu, la
complémentarité des fonctions, laquelle confère à tous les individus, aussi
différents soient-ils les uns des autres, une position sociale susceptible
d’apporter à chacun à la fois la protection élémentaire et le sentiment d’être utile.
Ce lien se constitue dans le cadre de l’école et se prolonge dans le monde du
travail. Si ce type de lien prend tout son sens au regard de la logique productive
de la société industrielle, il ne faut pas le concevoir comme exclusivement
dépendant de la sphère économique. Comme le soulignait Norbert Elias31, dans
les sociétés caractérisées par un niveau élevé d’interdépendances des fonctions,
l’économie n’est pas une sphère autonome. Elle ne peut évoluer sans qu’évolue
parallèlement l’organisation politique et étatique. La mise en place d’un système
d’assurances sociales obligatoires fondé sur l’activité et l’emploi a contribué à
modifier le sens même de l’intégration professionnelle. Pour analyser le lien de
participation organique, il faut prendre en considération non seulement le rapport
au travail conformément à l’analyse de Durkheim, mais aussi le rapport à
l’emploi qui relève de la logique protectrice de l’État social. Autrement dit,
l’intégration professionnelle ne signifie pas uniquement l’épanouissement au
travail, mais aussi le rattachement, au-delà du monde du travail, au socle de
protection élémentaire constitué à partir des luttes sociales dans le cadre du
welfare. L’expression « avoir un travail » signifie pour les salariés la possibilité
de l’épanouissement dans une activité productive et, en même temps, l’assurance
de garanties face à l’avenir. On peut donc définir le type idéal de l’intégration
professionnelle comme la double assurance de la reconnaissance matérielle et
symbolique du travail et de la protection sociale qui découle de l’emploi.
Dans le prolongement de cette analyse, on peut dire que l’insécurité sociale
renvoie aujourd’hui à deux sens différents. Le premier est celui auquel Robert
Castel fait référence32, c’est-à-dire l’absence, ou tout au moins le sentiment
d’absence ou d’affaiblissement, des protections face aux principaux risques
sociaux, notamment le chômage et la pauvreté. Le second est proche de celui
auquel fait référence, au moins implicitement, Pierre Bourdieu33lorsqu’il insiste
sur la misère de position en opposition à la misère de condition pour caractériser
les conditions dans lesquelles se constituent aujourd’hui les rapports sociaux et
les formes de domination qui les caractérisent. L’insécurité sociale résulte, dans
le premier sens, de la perte au moins partielle des supports sociaux et, dans le
second, d’une infériorité socialement reconnue à l’origine de souffrances, voire
de différentes formes de détresse psychologique, notamment la perte de
confiance en soi et le sentiment d’inutilité. Dans un sens comme dans l’autre, il
s’agit bien d’une menace qui pèse sur l’individu et ses proches.
Ces deux sens se retrouvent dans le concept de précarité professionnelle, selon
qu’est pris en compte le rapport à l’emploi ou le rapport au travail comme
fondement de l’analyse34. Le rapport à l’emploi renvoie à la logique protectrice
de l’État providence, le second à la logique productive de la société industrielle.
Le salarié est précaire lorsque son emploi est incertain et qu’il ne peut prévoir
son avenir professionnel. C’est le cas des salariés dont le contrat de travail est de
courte durée, mais aussi de ceux dont le risque d’être licencié est permanent.
Cette situation se caractérise à la fois par une forte vulnérabilité économique et
par une restriction, au moins potentielle, des droits sociaux puisque ces derniers
sont fondés, en grande partie, sur la stabilité de l’emploi. Le salarié occupe, de
ce fait, une position inférieure dans la hiérarchie des statuts sociaux définis par
l’État providence. On peut parler, dans ce cas, d’une précarité de l’emploi. Mais
le salarié est également précaire lorsque son travail lui semble sans intérêt, mal
rétribué et faiblement reconnu dans l’entreprise. Puisque sa contribution à
l’activité productive n’est pas valorisée, il éprouve le sentiment d’être plus ou
moins inutile. On peut parler alors d’une précarité du travail. Ces deux
dimensions de la précarité doivent être étudiées simultanément. Elles renvoient
aux transformations profondes du marché de l’emploi, mais aussi à des
évolutions structurelles de l’organisation du travail.
D’une façon plus générale, la tendance à l’autonomie dans le travail et à
l’individualisation de la performance conduit presque inévitablement les salariés,
quel que soit leur niveau de qualification et de responsabilités, à chercher à se
distinguer au sein même de leur groupe de travail, ce qui accroît les facteurs
potentiels de rivalités et de tensions entre eux au-delà de leur appartenance à une
catégorie déterminée dans l’échelle hiérarchique de l’entreprise. Par ailleurs, si
la plupart des entreprises tentent de renforcer leur flexibilité, il existe toutefois
de fortes variations d’une entreprise à l’autre, si bien que le risque de perdre son
emploi et de vivre dans la crainte de cette perspective est devenu un facteur
propre d’inégalité entre les salariés. Autrement dit, l’évolution des formes de
l’intégration professionnelle, loin de réduire les différenciations, consacre la
complexité de la hiérarchie socioprofessionnelle et fragilise en même temps une
frange croissante de salariés. Les inégalités sont encore renforcées si l’on prend
en compte les expériences vécues du chômage.
Le maintien d’un niveau élevé de chômage et le développement de la précarité
salariale constituent des facteurs essentiels de la crise actuelle du modèle
d’intégration. Alors même que la norme de l’emploi stable reste, du moins dans
les sociétés salariales avancées, le soubassement de l’intégration professionnelle
et de la garantie de l’accès à la sécurité sociale, de nombreuses franges de la
population font l’expérience quotidienne de l’infériorité durable de leur statut au
regard de l’emploi et du déficit de leur protection face aux aléas de la vie.
Il convient également de prendre en compte l’effet des politiques d’emploi en
direction des couches inférieures du salariat confrontées à la précarité
professionnelle et au chômage. Dans de nombreux pays, la flexibilité du marché
du travail a été délibérément recherchée pour sortir du fordisme et de la crise de
la société salariale. Ces politiques de workfare en vigueur aux États-Unis ont
souvent été présentées en France comme la figure extrême et caricaturale du
néolibéralisme et comme l’expression d’une action publique peu respectueuse
des pauvres eux-mêmes. Pourtant, tout en suivant une orientation différente, les
politiques publiques françaises de lutte contre le chômage ont multiplié les
statuts dérogatoires au droit du travail et offert des effets d’aubaine aux
entreprises, ce qui a progressivement contribué à une dualisation forte des
salariés. La précarité a été ainsi institutionnalisée en France sous la forme d’une
hiérarchie de statuts sociaux, non pas en dehors du marché du travail, mais à sa
périphérie. Et finalement, on en est arrivé dans les années 2000 à expérimenter,
dans le cadre de la réforme du RMI, des solutions d’incitation à la reprise
d’activité assez proches, du moins dans l’esprit, de la philosophie du workfare
américain. C’est ainsi que le RSA a supplanté le RMI en instaurant un système
d’encouragement à rechercher une activité de travail rémunérée en complément
du revenu d’assistance. Le statut de travailleur précaire assisté s’est alors installé
dans le paysage législatif français de façon pérenne, renforçant encore la
dualisation du marché du travail. La régulation du chômage, loin de réduire les
inégalités professionnelles, a pour effet, on le voit, d’accroître le fossé entre
l’emploi stable et le chômage et de légitimer institutionnellement des situations
intermédiaires à l’origine de statuts sociaux précaires et infériorisés, définis
comme des solutions provisoires, mais dont les enquêtes montrent qu’elles
deviennent pérennes pour de nombreux salariés.
Les ratés de l’intégration citoyenne
Enfin, le lien de citoyenneté repose sur le principe de l’appartenance à une
nation. Dans son principe, la nation reconnaît à ses membres des droits et des
devoirs et en fait des citoyens à part entière. Dans les sociétés démocratiques, les
citoyens sont égaux en droit, ce qui implique, non pas que les inégalités
économiques et sociales disparaissent, mais que des efforts soient accomplis
dans la nation pour que tous les citoyens soient traités de façon équivalente et
forment ensemble un corps ayant une identité et des valeurs communes. Il est
usuel aujourd’hui de distinguer les droits civils qui protègent l’individu dans
l’exercice de ses libertés fondamentales, notamment face aux empiétements
jugés illégitimes de l’État, les droits politiques qui lui assurent une participation
à la vie publique, et les droits sociaux qui lui garantissent une certaine protection
face aux aléas de la vie. Ce processus d’extension des droits fondamentaux
individuels correspond à la consécration du principe universel d’égalité et du
rôle dévolu à l’individu citoyen qui est censé appartenir « de plein droit », au-
delà de la spécificité de son statut social, à la communauté politique. Le lien de
citoyenneté est fondé aussi sur la reconnaissance de la souveraineté du citoyen.
L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme précise : « La loi est
l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir
personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. » Il trouve
également sa source dans la logique protectrice de l’égalité démocratique.
L’individu citoyen doit disposer « des moyens matériels nécessaires pour rester
cet être indépendant et autosuffisant qui est à l’origine de la légitimité politique.
L’organisation de l’éducation, de la protection du travail, des secours aux plus
malheureux se justifie par le fait que le citoyen doit avoir la capacité d’être
autonome35. » On trouve donc à nouveau dans le lien de citoyenneté les deux
fondements de protection et de reconnaissance que nous avons déjà identifiés
dans les trois types de liens précédents. Le lien de citoyenneté repose sur une
conception exigeante des droits et des devoirs de l’individu.
Il peut sembler paradoxal de souligner que le lien de citoyenneté puisse lui
aussi se traduire par des inégalités puisque sa fonction est précisément de les
transcender. Pourtant, ce type de lien n’est pas non plus à l’abri d’une rupture.
C’est le cas notamment lorsque les individus sont trop éloignés – ou tenus à
l’écart – des institutions pour accéder à des papiers d’identité et pouvoir exercer
leurs droits. Les étrangers éprouvent parfois des difficultés à régulariser leurs
titres de séjour et sont, de ce fait, en situation illégale. Les sans-domicile sont
également souvent coupés des circuits administratifs ou renvoyés d’un bureau à
l’autre tant qu’ils ne parviennent pas à réunir les papiers nécessaires à une aide.
Notons que dans un système catégoriel d’aide sociale, il existe toujours des
exclus du droit, c’est-à-dire des personnes qui ne correspondent à aucune des
catégories prévues par le droit. On peut également admettre que le lien de
citoyenneté est pour ainsi dire rompu lorsque les personnes en détresse sont
maintenues de façon durable, souvent contre leur gré, dans des structures
provisoires. Que signifie en effet ce droit s’il se résume à l’urgence et ne permet
pas d’améliorer le sort des personnes ainsi prises en charge et leur accession à
des formes d’insertion plus acceptables ? Si les solutions d’urgence sont
pérennes pour les individus qui en bénéficient, elles correspondent à une
exclusion des autres formes d’aide et à une relégation dans le statut de l’infra-
assistance. On peut parler enfin de rupture du lien de citoyenneté chaque fois que
l’on constate une entorse au principe d’égalité des citoyens au regard du droit. Il
existe de nombreux cas de discrimination de fait dans l’accès aux droits. Il est
frappant de constater par exemple que la proportion d’individus qui considèrent
que leurs propres droits ne sont pas respectés varie dans l’agglomération
parisienne de 21 % dans les quartiers de type supérieur à 28 % dans les quartiers
de type moyen pour atteindre près de 44 % dans les quartiers de type populaire
ouvrier36.
La confiance des citoyens dans leurs institutions est une condition d’exercice
de la démocratie et de respect des principes de civilité dans l’espace public. Or,
plusieurs indicateurs autorisent à penser que ce sentiment de confiance s’affaiblit
peu à peu dans la conscience collective en laissant place à des comportements de
repli sur soi, des réflexes sécuritaires à l’égard de ce que l’on appelle les «
nouvelles classes laborieuses et dangereuses ». La mise à distance des plus
pauvres peut s’expliquer tout d’abord par la peur que cette population, aux
contours mal définis, suscite dans l’espace public. Peur d’être victime de vol,
peur d’être agressé physiquement ou verbalement, peur d’être manipulé par les
experts en escroquerie, les raisons de se protéger ne manquent pas. Jamais autant
qu’au cours des dernières années, la sécurité des magasins, mais aussi des
immeubles privés n’a été aussi renforcée. Les vigiles se multiplient et la
recherche de protection dans un entre-soi affinitaire et entièrement sécurisé ne
cesse de s’imposer comme une norme, non seulement dans les franges de l’élite,
mais parmi les classes moyennes. Se protéger des pauvres est devenu si banal
que s’en émouvoir et y résister fait figure de la plus totale insouciance.
Dans toutes les sociétés modernes, mais de façon variable d’un pays à l’autre,
il subsiste par ailleurs une proportion non négligeable d’individus apathiques qui
éprouvent le sentiment d’être détachés de la société dans laquelle ils vivent, de
ne plus avoir d’appartenance politique, d’être comme des étrangers face au jeu
que mènent les responsables politiques.

28 Enquête SIRS, « Santé, inégalités et ruptures sociales », 2005.


29 François de Singly, Les Uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Paris, Armand Colin,
2003.
30 Enquête SIRS, op. cit., 2005.
31 Norbert Elias, La Société des individus, Paris, Fayard, 1991.
32 Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
33 Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
34 Serge Paugam, Le Salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris,
PUF, 2000 ; « Quadrige », 2007.
35 Dominique Schnapper (avec la collaboration de Christian Bachelier), Qu’est-ce que la citoyenneté ?,
Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 32.
36 Enquête SIRS, op. cit., 2010.
III

Les formes inégales


de l’intégration sociale

La présentation que nous avons retenue dans la section précédente repose sur
l’analyse respective de la force ou de la faiblesse des différents types de liens
sociaux. Il est nécessaire de confronter ces contributions les unes aux autres et de
tenter de dégager une typologie compréhensive des différents paliers de
l’intégration. Il ressort en effet que les différentes dimensions de l’intégration
sociale sont en réalité fortement corrélées entre elles. Ce constat a une
conséquence directe : il existe une forte probabilité que les personnes les mieux
intégrées dans une dimension le soient aussi dans les autres et, inversement, que
les personnes les moins bien intégrées le soient de façon quasi systématique dans
toutes les dimensions. Mais entre ces deux extrêmes, il existe aussi des situations
intermédiaires. On peut distinguer quatre types d’intégration selon l’état des
liens sociaux et l’expérience vécue s’y rapportant (voir tableau ci-dessous)*.
Typologie des formes inégales de l’intégration
État des liens sociaux Expérience vécue
Intégration assurée Forts, stabilisés et entrecroisés
Distinction
Intégration fragilisée Non rompus, mais incertains
Frustration
Intégration compensée Partiellement rompus
Résistance
Intégration marginalisée Rompus de façon cumulative
Survie
L’intégration assurée est fondée sur des liens sociaux forts, stabilisés et
entrecroisés, source de protection et de reconnaissance maximales, permettant de
réaliser l’optimum de l’intégration et de faire l’expérience de la distinction37.
L’intégration fragilisée repose sur des liens sociaux non rompus mais affaiblis et
incertains à l’origine de difficultés à atteindre des objectifs jugés légitimes et
suscitant par conséquent un sentiment de frustration. L’intégration compensée
correspond à une rupture partielle des liens sociaux, au sens où les liens non
rompus sont appelés à compenser les liens rompus, entretenant en cela, y
compris sur le plan identitaire, un processus de résistance. Enfin, l’intégration
marginalisée signifie une rupture cumulative des liens sociaux appelant la mise
en œuvre de stratégies de survie. Examinons chacune des formes d’intégration
de façon plus approfondie en mobilisant les principaux résultats de ce livre.
L’intégration assurée
Si l’on devait définir le type idéal – ou idéel – de l’intégration sociale, il serait
fondé sur la définition de l’intégration assurée. Il est probable qu’aucune société
ne soit réellement capable d’assurer à l’ensemble des individus qui la composent
les conditions qu’exige ce type. Celui-ci implique en effet que les quatre types
de liens sociaux soient suffisamment consistants dans la durée pour garantir ce
que l’on pourrait appeler l’optimum de l’intégration. Lorsque les sociologues
définissent l’intégration comme un concept horizon, ils se réfèrent en réalité
implicitement à cette notion d’intégration assurée tout en admettant qu’elle ne
puisse être parfaitement atteinte par l’ensemble du corps social. Il est possible de
s’en approcher dans certaines sociétés plus que dans d’autres et des
circonstances historiques particulières peuvent aussi faciliter sa réalisation.
Lorsque l’on parle de crise du modèle d’intégration, il faut surtout garder à
l’esprit l’idée d’une déviation de plus en plus visible par rapport à cette
définition idéal-typique.
S’il ne peut être atteint par l’ensemble des individus que dans des
circonstances historiques exceptionnelles, il constitue toutefois un horizon que
certaines couches de la population peuvent atteindre plus facilement que
d’autres. Les populations situées en haut de la hiérarchie sociale se révèlent
particulièrement efficaces pour réussir cet entrecroisement des liens sociaux et
s’assurer ainsi des meilleures chances de distinction sociale. Cela dit, toutes les
classes sociales sont appelées à se conformer au socle normatif qui conditionne
leur intégration sociale même si c’est parfois au prix d’efforts disproportionnés
par rapport aux chances objectives d’y parvenir.
L’intégration assurée ne correspond pas à un modèle unique. La possibilité
d’un jeu entre des contraintes diverses laisse relativement ouvertes les
possibilités d’arbitrage, lesquelles peuvent être aussi à l’origine de rivalités entre
les groupes sociaux et parfois entre les différentes composantes d’un même
groupe social. Il n’est pas rare que des personnes proches de ce type
d’intégration soient exposées à un moment de leur existence à des risques de
ruptures de nature diverse qui peuvent affaiblir leur position sociale –
séparations, divorces, accidents de carrière, déclassements symboliques au sein
d’un groupe de pairs, etc. L’exposition au risque implique de savoir l’anticiper et
le surmonter. Une vigilance permanente est nécessaire pour réduire les tensions
qui peuvent affecter l’un ou l’autre des types de liens et se répercuter sur les
autres. Ce qui réunit l’ensemble de ces diverses expériences vécues de
l’intégration assurée, c’est en définitive la recherche de la distinction sociale,
non pas uniquement au sens des goûts et des pratiques culturelles, mais, plus
généralement, au sens de l’ensemble des registres normatifs qui encadrent
l’attachement aux groupes et à la société. Lorsque les conditions de l’intégration
sont globalement assurées, il est nécessaire de les préserver dans la durée et de
chercher à se distinguer les uns des autres en fonction des choix opérés. Chaque
type d’entrecroisement des liens sociaux est en quelque sorte un révélateur, au-
delà de la position sociale, des différentes valeurs auxquelles se réfèrent les
individus, aussi bien dans leur conception de la vie familiale que dans leur choix
d’appartenance à telle ou telle communauté élective, dans leur identification à tel
ou tel groupement professionnel et dans leur définition de – et leur implication
dans – l’espace démocratique en référence à l’idéal d’égalité. Soulignons que la
distinction telle que nous l’envisageons n’élimine pas entièrement le risque de
frustration. Des désaccords et des tensions peuvent surgir de la confrontation
sociale, mais, puisqu’il existe une pluralité de possibilités d’entrecroisement des
liens sociaux, il existe aussi une pluralité de rationalisations pour en limiter
l’importance. Tel individu pourra reconnaître par exemple son infériorité dans
l’échelle des revenus par rapport à son groupe de référence, mais se targuer de sa
supériorité dans d’autres domaines, celui de la stabilité de ses relations
affectives, celui de sa réussite familiale, celui de son équilibre professionnel ou
encore celui de son engagement civique.
Au-delà de ces différences qui rendent complexe l’ordre hiérarchique d’une
société, l’intégration assurée correspond bien, non pas à un état, mais à un
processus auquel se réfèrent presque inévitablement toutes les couches de la
société tant il correspond, en particulier dans la société française, à un mode de
régulation normative des liens sociaux fondé sur le modèle du multi-solidarisme.
L’entrecroisement des liens sociaux correspond en effet à l’entrecroisement des
solidarités qui est valorisé en tant que tel. Les solidarités familiales, associatives
et électives, professionnelles et corporatives, nationales et citoyennes, sont en
réalité des cercles qui ne sont pas juxtaposés, mais bien articulés les uns aux
autres pour offrir des garanties multiples de protection et de reconnaissance et
par conséquent d’intégration à tous les individus qui composent la société. Mais
ce processus est exigeant. Pour le réaliser concrètement, il faut mobiliser et
entretenir des forces individuelles et collectives tout au long de l’existence. Or
ces dernières sont variables selon les milieux sociaux. Elles peuvent aussi se
fragiliser et prédisposer ainsi à une intégration sociale plus précaire.
L’intégration fragilisée
Lorsque les individus ont intériorisé les normes qui sous-tendent le modèle
d’intégration de référence de la société dans laquelle ils vivent et qu’ils
continuent de vivre, en dépit de leurs efforts, dans des conditions précaires, ils
peuvent éprouver un sentiment de frustration. Dans l’intégration fragilisée, les
liens sociaux ne sont pas rompus, mais ils sont affaiblis et incertains. On pourrait
être tenté de souligner que le principal facteur de ce type d’intégration est la
précarité professionnelle, dont nous avons tenté d’analyser l’évolution ci-dessus.
Le lien de participation organique, en devenant plus fragile, risque de se rompre.
Mais avant cette échéance de privation prolongée d’un emploi, de nombreux
salariés peuvent se maintenir dans une incertitude professionnelle structurelle.
C’est le cas bien entendu de personnes employées sous la forme d’un contrat à
durée déterminée ou qui connaissent l’expérience du sous-emploi, mais c’est
aussi le cas des personnes dont l’emploi, bien que stable, est néanmoins menacé
à plus ou moins long terme. Il est inutile d’insister sur l’effet que provoque
l’annonce de licenciements collectifs sur les salariés concernés tant il a été
abondamment documenté.
Soulignons ici surtout l’effet d’entraînement que provoque une situation
professionnelle incertaine. Les conditions d’accès au logement sont déjà très
inégales38, ne pas pouvoir disposer d’un emploi stable les rend encore plus
aléatoires. Les bailleurs cherchent à avoir les meilleures garanties et se méfient
des individus dont la situation est instable. La précarité professionnelle fait aussi
l’objet de méfiance de la part des banques. Elle est immédiatement associée à
une insolvabilité économique potentielle et prive drastiquement les personnes
qui voudraient bénéficier d’un crédit, alors même que ce dernier pourrait dans
certains cas leur être très utile39. Les enquêtes ont également montré les
répercussions de la précarité professionnelle sur la vie familiale : les femmes qui
en souffrent le plus éprouvent une profonde insatisfaction de ne pas pouvoir,
compte tenu d’horaires inadaptés, être plus présentes dans l’éducation de leurs
enfants. Les rythmes de la famille peuvent en être désarticulés40. Tout se passe
comme si la fragilité était contagieuse. Lorsqu’elle affecte un lien particulier,
notamment le lien de participation organique, elle fragilise aussi les autres.
Notons enfin que les travaux qui ont été menés ces dernières années sur la
question du déclassement renvoient tous, au moins indirectement, à cette
problématique de l’intégration fragilisée. Que le déclassement soit ou non vérifié
par des données empiriques, il apparaît incontestable que la peur qu’il suscite
traduit un certain malaise social41. Il est possible de l’interpréter
sociologiquement en évoquant la frustration ressentie par le risque de ne pas
pouvoir atteindre les objectifs d’intégration sociale qui découlent du modèle de
référence lui-même, en termes de protection et de reconnaissance. D’après
l’enquête « Perception des inégalités et sentiment de justice » réalisée en France
en 2009, l’insatisfaction dans la vie croît selon trois facteurs essentiels : 1) le fait
de ne pas avoir amélioré son statut pendant les dix dernières années ; 2) le fait de
recevoir un traitement salarial de moins bonne qualité que ses amis, ses parents
et ceux qui ont le même âge ; 3) le fait de se sentir discriminé en matière
salariale et en matière de logement42. Autrement dit, la frustration naît d’une
insatisfaction à l’égard de soi qui se nourrit à la fois de la comparaison avec des
proches de même condition dont la situation est meilleure et d’une perception
aiguë de l’injustice.
La fragilité des solidarités intergénérationnelles constitue un autre facteur
explicatif après avoir rappelé que les liens entre les générations – et par
conséquent le lien de filiation – sont régulés de façon contrastée en Europe. La
crise de 2008 a été à l’origine de tensions entre les jeunes adultes et leurs
parents, y compris dans les sociétés méditerranéennes où les solidarités
familiales sont traditionnellement développées. Face à l’allongement des études,
à l’accroissement phénoménal du chômage et de la précarité, mais aussi au
vieillissement accéléré, la crise a servi de révélateur de la force de ce lien de
filiation en le mettant à l’épreuve. Les attentes à l’égard de ce type de solidarité
se sont encore renforcées tant les besoins des jeunes générations, confrontées à
de redoutables difficultés d’intégration, se sont accrus. Si le foyer parental
constitue un refuge, il est aussi fragile car il compromet l’autonomie souhaitée
des jeunes adultes et provoque chez eux le sentiment d’être contraints à
l’expérience de la dépendance prolongée. Cette situation passe par la recherche
des compromis avec leurs parents, lesquels sont souvent dans une situation
économique précaire. De façon plus générale, ces jeunes se sentent en quelque
sorte bloqués dans leur trajectoire personnelle sans pouvoir contrôler leur
destinée, sans pouvoir échapper à cette vulnérabilité structurelle. Le ressentiment
à l’égard de la classe politique et du monde financier qui n’ont pas su anticiper
cette crise est particulièrement fort, et notamment parmi les diplômés de
l’enseignement supérieur qui, pris au piège, sont confrontés au chômage alors
même que les efforts consentis dans leurs études auraient dû les mettre à l’abri
de telles difficultés.
Si ce type d’intégration touche fortement les jeunes, il peut concerner en
réalité toutes les tranches d’âge, y compris les personnes âgées. Dans les
établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, il existe de
fortes inégalités entre les usagers. Certains peuvent y recevoir des visites de
membres de leur famille, alors que d’autres en sont privés. Mais, d’une façon
plus générale, les inégalités ne portent pas seulement sur le nombre des visites,
mais aussi sur la qualité des relations. Il est frappant de constater que certaines
personnes âgées souffrent de solitude alors qu’elles sont régulièrement entourées
de membres de la famille. Certaines se plaignent de visites formelles et ne
ressentent pas, auprès de leurs proches, la protection et la reconnaissance dont
elles ont besoin. Leur intégration sociale est affaiblie. Elles font avec amertume
l’expérience qu’elles ne constituent plus qu’un poids pour leur entourage.
Certaines meurent dans une grande détresse psychologique.
Qu’y a-t-il de commun entre ces jeunes dont l’avenir est incertain et ces vieux
qui terminent leur vie dans la solitude ? Dans les deux cas, domine l’expérience
vécue de la frustration. Pour les premiers, elle s’explique, on l’a vu, par
l’impossibilité de se conformer aux attentes légitimes que promeut le modèle
d’intégration, pour les seconds, elle est liée au constat de n’être plus, aux yeux
de leurs proches, que l’ombre de ce qu’ils ont été, d’avoir formellement perdu ce
qui les attachait au système social et qui les maintenait en vie. La frustration
correspond en réalité à un sentiment d’injustice. Ceux qui font l’expérience de
l’intégration fragilisée ont joué le jeu avec loyauté43et continuent un peu malgré
eux à le jouer, mais ils se voient désormais perdants, sans réel espoir d’une
transformation possible de leur condition sociale. Cette expérience peut se
traduire à terme par une réaction de découragement et d’apathie, mais aboutir
aussi, lorsque les conditions sont réunies, à des manifestations collectives de
colère, comme nous avons pu le constater par exemple à travers le mouvement
des indignés.
L’intégration compensée
Être attaché au système social par des liens fragilisés est une chose, l’être par
des liens partiellement rompus en est une autre. Que se passe-t-il en effet lorsque
l’un ou l’autre des quatre types de lien vient à céder ? Un processus de
compensation peut se mettre en place. Les individus qui font l’expérience de la
rupture d’un lien peuvent lutter pour qu’il se reconstitue, mais dans le cas où
cette perspective apparaît peu probable, il leur reste alors comme possibilité de
s’appuyer sur les autres – souvent en en privilégiant un parmi ceux qui restent –
pour se maintenir malgré tout intégrés socialement. L’intégration compensée est
en quelque sorte un pis-aller, mais il exprime toujours une réaction individuelle
ou collective face à une menace ressentie de diminution de la sphère
d’intégration sociale. Alors que dans l’intégration fragilisée, les individus font
l’expérience de la frustration, l’intégration compensée est à la fois la marque
d’un manque et d’une résistance.
L’appartenance à une communauté religieuse peut constituer aussi un mode de
compensation dans le cas de populations immigrées confrontées à des difficultés
d’intégration dans leur pays d’accueil. Elle est une ressource pour faire face à
l’absence d’emploi et à la grande pauvreté de ses membres dont certains sont en
situation illégale. La rupture du lien de participation organique se double dans ce
cas d’une extrême vulnérabilité au regard des institutions françaises et les
prédispose à un risque permanent de marginalisation. La communauté religieuse
constitue alors un lien de participation élective qui, à défaut de leur assurer une
pleine et entière intégration, leur offre, au moins temporairement, un cadre
protecteur et de reconnaissance. Dans un cas, on peut parler d’une stratégie de
résistance.
Les bandes de jeunes constituent un autre exemple d’intégration compensée44.
D’aucuns diraient qu’elles sont l’expression d’une rupture totale par rapport aux
dimensions essentielles de l’intégration sociale. Ces jeunes sont en effet en
décrochage scolaire et en difficulté relationnelle avec leur famille. En s’adonnant
à des activités délinquantes, comme le vol et le trafic de drogue, ils risquent en
permanence d’être confrontés aux forces de l’ordre et sévèrement stigmatisés.
Tôt ou tard, ils le savent, la prison constituera pour eux un passage presque
obligé. Et pourtant, cette déviance juvénile peut être comprise comme un mode
alternatif d’intégration sociale. Pour échapper à l’indignité et à l’incertitude que
provoque l’échec scolaire, la bande constitue un lien de participation élective de
premier plan. Elle permet de se valoriser dans un groupe restreint doté de son
propre système normatif, en termes de présentation de soi, de codes culturels, de
mode d’appropriation de l’espace de la rue. Elle se dote de moyens propres. Le
premier domaine de compensation est matériel. Il implique l’acquisition – illicite
– de biens fortement valorisés dans la société comme les produits de grande
marque par exemple et permet ainsi de soulager le sentiment de frustration que
provoque une exposition durable au dénuement dans des quartiers socialement
disqualifiés. Les « embrouilles de cité », qui passent par une capacité à faire face
à la violence, constituent une autre façon de restaurer symboliquement une
identité blessée. Elles rendent visible une présence dans l’espace public en
exorcisant ainsi l’angoisse de la mort sociale. Le bizness dans les cités, par les
ressources qu’il dégage et le « professionnalisme » qu’il implique, peut être
également une forme de participation au marché du travail et, par là même, une
forme déviante, mais néanmoins opérationnelle, du lien de participation
organique.
Ces exemples sont autant de cas qui permettent d’analyser les modes de
résistance des populations confrontées dans leur parcours à la rupture d’un lien
qui compromet leur intégration. L’expérience de la compensation pourrait être
étudiée à partir de nombreux autres exemples, nous n’avons pas la prétention de
les avoir tous identifiés. Mais ceux que nous avons pris incitent à voir,
notamment dans les quartiers populaires contemporains, des stratégies de
résistance particulièrement répandues. Les personnes privées du lien de
participation organique et qui font régulièrement l’expérience d’être
discriminées dans l’espace public au point d’éprouver le sentiment d’être peu
reconnues en tant que citoyens sont nombreuses à chercher des compensations
dans le lien de participation élective de nature communautaire. L’intégration
compensée correspond dans ce cas à une tentative de reconstitution de formes
traditionnelles de solidarité mécanique dans des groupes relativement repliés sur
eux-mêmes. Il s’agit, pour reprendre la distinction classique, d’une stratégie de «
bonding » (rester entre soi) qui s’oppose à la stratégie de « bridging » (faire le
pont avec d’autres groupes). La première assure une certaine sécurité à ceux qui
l’adoptent, mais risque, contrairement à la seconde, de nourrir de profondes
inquiétudes au sein de la société française, hostile à toute forme de
communautarisme, et d’entretenir ainsi un fond de racisme.
L’intégration marginalisée
Le dernier palier de l’intégration correspond à une rupture cumulative des
liens sociaux. Dans l’intégration marginalisée, l’attachement aux groupes et à la
société est si réduit qu’il appelle non pas des stratégies de résistance, comme
dans le cas de l’intégration compensée, mais plutôt des stratégies de survie. Il
s’agit d’une quasi-mort sociale, un peu comme si les individus qui en font
l’expérience flottaient dans un courant les précipitant vers un gouffre, à la
recherche désespérée d’une improbable bouée de sauvetage. Survivre au
quotidien implique une forme minimale de sociabilité, des ressources
disponibles dans l’infra-assistance qui ont pour effet de retarder l’échéance fatale
qui reste cependant très proche. Les personnes qui vivent en permanence dans la
rue savent que l’on y meurt précocement. Comment arrive-t-on à cette situation
extrême ?
Les enquêtes locales et nationales menées auprès de personnes sans
domicile45montrent qu’il est possible d’évaluer le lien de ces dernières avec leur
famille. Une frange importante d’entre elles ont connu des ruptures familiales
dès l’enfance, soit en raison du décès précoce de leurs parents, soit en raison
d’un placement en famille d’accueil ou en foyer. Plusieurs personnes sans
domicile ont connu des événements traumatisants dans l’enfance (maltraitance)
et disent avoir volontairement « coupé les ponts ». Dans d’autres cas, la rupture
n’a pas eu lieu véritablement, mais les relations se sont progressivement
espacées pour devenir presque inexistantes. Dans d’autres, la rupture est
intervenue au cours d’une trajectoire de migration. La comparaison entre les
personnes sans domicile et les personnes logées aboutit au constat que les
premières, outre le fait d’avoir connu un passé souvent difficile dans l’enfance,
ont des liens familiaux et amicaux nettement plus faibles que les secondes, y
compris lorsque ces dernières présentent des caractéristiques proches, en vivant
par exemple en zone urbaine sensible.
La situation des jeunes sans domicile mérite aussi toute notre attention.
Certains espaces urbains constituent pour eux des lieux-ressource au sens où ils
peuvent leur procurer la possibilité de rencontrer d’autres jeunes dans la même
situation – leurs pairs – et éventuellement de lier amitié avec eux. Ensemble, ils
constituent un groupe d’entraide. Ils y trouvent un moyen de rompre la solitude,
de satisfaire leurs besoins primaires, de commettre certains délits, de rechercher
des ressources auprès des associations qui peuvent leur apporter certaines aides.
Ensemble, ils constituent leurs stratégies de survie en marge de la société. Mais
ces liens dans la rue peuvent se défaire aussi vite qu’ils se sont constitués. Les
relations sont rarement durables. Les ressources, un temps partagées, sont
toujours dérisoires et la confiance réciproque est difficilement conciliable avec le
mode de socialisation de la rue. Il reste alors, pour certains, la ressource du rêve.
Cette fuite dans l’imaginaire constitue un mode connu de compensation à la
misère46.
Si la fragilité ou la rupture des liens avec la famille et avec des amis
expliquent en grande partie la détresse des personnes qui font l’expérience de
l’intégration marginalisée, il faut souligner aussi que celle-ci est le résultat de la
carence de certaines politiques publiques, notamment dans le domaine du
logement et de la santé. À cette hostilité de certaines institutions à leur égard, il
faut ajouter la réaction de mise à distance sociale dont elles peuvent faire l’objet
dans l’espace public. Les habitants peuvent faire campagne contre l’implantation
d’un centre d’accueil et d’hébergement d’urgence de SDF à proximité de leur
domicile ; signer et faire signer des pétitions pour dénoncer les nuisances
apportées par cette population dans le voisinage sont des pratiques courantes47.
Ces riverains mobilisés, prompts à dénoncer les comportements qu’ils jugent
indésirables près de chez eux, ne sont pas pour autant toujours insensibles aux
actions de solidarité en direction des plus pauvres, certains se disent même prêts,
directement ou indirectement, à leur venir en aide. Cette mise à distance est
justifiée par le besoin de sécurité et de tranquillité de leur quartier et la crainte de
la souillure des espaces qu’eux ou leurs enfants doivent fréquenter
régulièrement. La solidarité oui, pourquoi pas, mais pas près de chez moi, telle
pourrait être résumée en quelques mots cette attitude répandue dans nombre de
quartiers urbains.
Il existe pourtant des lieux dans la ville où les personnes proches de
l’intégration marginalisée sont plus acceptées. C’est le cas notamment des
bibliothèques publiques, comme celle du Centre Georges Pompidou à Paris, qui
appliquent de façon rigoureuse le principe d’égalité dans l’accès à la culture et
au savoir48. Lorsqu’elles viennent à la bibliothèque, ce n’est ni pour lire, ni pour
occuper le temps, mais pour survivre. Cet espace leur apporte en effet, ne fût-ce
que quelques heures dans la journée, la chaleur dont elles ont besoin, notamment
en hiver, mais aussi un endroit pour dormir sans être dérangées et un lieu
pratique pour accéder aux toilettes, c’est-à-dire un ensemble de ressources pour
satisfaire des besoins vitaux. Elles savent qu’elles sont souvent jugées
repoussantes et indésirables au sein de cet espace, mais que tant qu’elles ne
seront pas expulsées, elles pourront en tirer profit. Il s’agit alors pour elles de
chercher à résister à la réprobation sociale qu’elles suscitent. Le rapport aux
normes d’usage est dans ce cas proche de la déviance. Il s’agit alors de faire de
cette déviance, tant que les conditions le permettront, un moyen au moins partiel
d’intégration.
En présentant ainsi les paliers de l’intégration, nous sommes passés de
l’exemple du cadre supérieur à celui du sans-abri. Entre le premier qui est proche
de l’intégration assurée et le second de l’intégration marginalisée, il existe un
gouffre. Ils ne vivent assurément pas dans le même monde et la communication
apparaît presque impossible entre eux. Pourtant le premier peut croiser le
second, parfois même au pied de son immeuble, et l’un et l’autre peuvent être
unis par la même nationalité et avoir de ce fait, au moins formellement, les
mêmes droits. Ils appartiennent à la même société. Entre ces deux extrêmes, il
existe une graduation de niveaux qui fait penser à un modèle d’intégration
sociale stratifiée, lequel ressemble à celui auquel se référait Maurice Halbwachs
pour analyser la hiérarchie des genres de vie au début du XXe siècle49.
Halbwachs utilise l’image d’un feu de camp autour duquel les individus sont
regroupés par cercles concentriques selon leur appartenance à telle ou telle
classe. Le centre est le foyer qui représente la plus grande intensité de la vie
sociale, près duquel les classes les plus intégrées vont se regrouper en priorité.
La classe ouvrière, la moins intégrée, la plus proche de la matière, se trouvera
dans la périphérie la plus éloignée50. Les cercles concentriques ainsi décrits ne
correspondent pas aux paliers de l’intégration que nous avons étudiés, mais
l’idée est très proche puisqu’elle consiste dans les deux cas à concevoir
l’intégration sociale comme un processus inégal.
Mais s’il existe aujourd’hui des paliers de l’intégration, ils ne correspondent
pas à des compartimentations immuables de l’espace social. Dans une société où
les liens sociaux sont potentiellement fragiles, le passage de l’un à l’autre est
même relativement fréquent. Grimper ou descendre un palier est une réalité à
laquelle tout individu peut être confronté au cours de son existence, ce qui peut
provoquer chez lui tout aussi bien l’espoir que le destin n’est pas entièrement
figé que l’angoisse de la disqualification sociale. Les enquêtes empiriques
conduisent toutefois à souligner que la lutte pour la protection et la
reconnaissance est aujourd’hui particulièrement vive et que les chances
objectives des individus d’en sortir gagnants sont très inégalement réparties.
Cette perspective éloigne l’horizon d’un modèle d’intégration parfaitement
ouvert à tous et garant du lien social.

* Cette partie reprend sous une forme condensée l’ouvrage collectif que j’ai dirigé dans le cadre de l’équipe
de recherche sur les inégalités sociales du centre Maurice Halbwachs : Serge Paugam (dir.), L’Intégration
inégale. Force, fragilité et rupture des liens sociaux, PUF, 2014. Le lecteur pourra s’y reporter pour y
trouver les développements de tous les exemples cités.
37 Nous reprenons ici la notion d’intégration assurée pour définir non pas seulement, comme nous l’avons
fait précédemment, un type d’intégration professionnelle, mais de façon plus générale un type d’intégration
sociale. Il existe toutefois une logique similaire dans l’élaboration typologique.
38 Fanny Bugeja, Logement, la spirale des inégalités. Une nouvelle dimension de la fracture sociale et
générationnelle, Paris, PUF, 2013.
39 Georges Gloukoviezof, L’Exclusion bancaire. Le lien social à l’épreuve de la rentabilité, Paris, PUF, «
Le lien social », 2010.
40 Laurent Lesnard, La Famille désarticulée. Les nouvelles contraintes de l’emploi du temps, Paris, PUF, «
Le lien social », 2009.
41 Éric Maurin, La Peur du déclassement, Paris, Seuil, « La République des idées », 2009.
42 Gianluca Manzo, « Satisfaction personnelle, comparaisons et sentiments de justice », in Michel Forsé,
Olivier Galland (dir.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, Armand Colin, 2011, p.
171-178.
43 Albert O. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations, and
States, Harvard University Press, 1970 (trad. : Défection et Prise de parole, Paris, Fayard, 1995).
44 Marwan Mohammed, La Formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Paris, PUF, 2011.
45 Cécile Brousse, Jean-Marie Firdion, Maryse Marpsat, Les Sans-Domicile, Paris, La Découverte, 2008.
46 Serge Paugam, « Déclassement, marginalité et résistance au stigmate en milieu rural breton », Montréal,
Anthropologie et Sociétés, vol. 10, 2, 1986, p. 23-36.
47 Marie Loison-Leruste, Habiter à côté des SDF. Représentations et attitudes face à la pauvreté, Paris,
L’Harmattan, « Habitat et Société », 2014.
48 Serge Paugam, Camila Giorgetti, Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre Pompidou (avec la
collaboration de Benoît Roullin, Ingrid Bejarano, Juliette Ferreyrolles et Léna Paugam), Paris, PUF, « Le
lien social », 2013.
49 Serge Paugam, « L’intégration sociale stratifiée. L’apport de Maurice Halbwachs à la sociologie des
genres de vie », in Marie Jaisson, Christian Baudelot (dir.), Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé, Paris,
éditions Rue d’Ulm/Presses de l’ENS, 2007, p. 53-84.
50 Maurice Halbwachs, Le Destin de la classe ouvrière, Paris, PUF, « Le lien social », 2011.
Conclusion

En définitive, vivre ensemble dans un monde incertain ne va pas de soi. La


typologie des liens sociaux présentée dans cet ouvrage permet d’étudier ce qui
attache les individus entre eux et à la société dans son ensemble. Mais elle
permet aussi d’analyser comment les liens sociaux sont entrecroisés de façon
normative dans chaque société et comment, à partir de cet entrecroisement
spécifique, se produit la régulation de la vie sociale. Cette distinction recoupe, au
moins partiellement, celle qu’opérait Durkheim entre les deux concepts
d’intégration et de régulation. Le premier renvoie, on l’a vu, à l’intégration des
individus à la société, le second à l’intégration de la société. On pourrait
poursuivre en disant que l’intégration à la société est assurée par les liens
sociaux que les individus s’efforcent de construire au cours de leur socialisation
en se conformant aux normes sociales en vigueur, et que la régulation procède de
l’entrecroisement normatif de ces liens sociaux qui permet l’intégration de la
société dans son ensemble. C’est dans le sens de cette régulation sociale globale
que nous pouvons parler de configuration d’attachement. Il s’agit en quelque
sorte de la tessiture de la société. Une configuration d’attachement a pour
fonction de produire une cohérence normative globale afin de permettre aux
individus et aux groupes de faire société, au-delà de leurs différenciations et de
leurs éventuelles rivalités. Il est nécessaire d’introduire ici une précision
analytique importante. Dans chaque configuration d’attachement, les quatre
types de liens peuvent avoir une fonction d’intégration et/ou une fonction de
régulation. Un lien intégrateur est un lien qui attache l’individu aux groupes
alors qu’un lien régulateur a une fonction supplémentaire de tessiture, qui
consiste à produire un ensemble de règles et de normes susceptibles de se
traduire par une extension de son influence aux autres liens de la configuration,
jusqu’à infléchir leur conception normative initiale. Ce lien régulateur a pour
fonction de rendre légitimes des valeurs et des principes d’éducation morale
susceptibles de se répandre dans l’ensemble de la société.
Chaque société peut être rapprochée d’une configuration particulière. Il
convient donc de rechercher dans les différentes strates de son histoire et les
racines anthropologiques de son développement, ce qui a constitué sa tessiture
spécifique. Pour le démontrer, il faudrait y consacrer un autre ouvrage, fondé sur
une recherche comparative de grande envergure. C’est à cette question que je
consacre mon séminaire de direction d’études à l’EHESS et mon activité au
CNRS. Autrement dit, la réflexion présentée dans ce petit texte trouvera un
prolongement ultérieur. J’ai bien conscience de n’en avoir esquissé que des
éléments partiels. Les résultats présentés ici nous donnent toutefois déjà à voir
les limites du modèle d’intégration qui caractérise la société française. Ce
dernier est en crise, et les modes traditionnels de sa régulation de plus en plus
incertains. La société française, comme d’autres sociétés salariales intégrées, a
été régulée en profondeur par le lien de participation organique. Or elle est
confrontée depuis plusieurs décennies à la fois à un chômage de masse et à une
précarisation avancée du rapport au travail et à l’emploi dont les effets sociaux
sont désastreux. Autrement dit, la fragilisation du lien de participation organique
entraîne pour des franges nombreuses de la population la fragilisation des autres
liens sociaux et accentue ainsi le processus de disqualification sociale. Dans ce
contexte, la complémentarité des fonctions et des statuts sociaux devient
réellement impossible, et les politiques publiques peinent à y remédier. Les
obstacles auxquels sont désormais confrontés les individus pour se conformer au
modèle d’intégration à la fois professionnelle et sociale – qui à défaut d’être
transformé reste globalement légitime – sont de plus en plus nombreux. Ils se
traduisent, on l’a vu, par des inégalités structurelles à l’origine de nombreuses
tensions sociales.
Face à cette défaillance régulatrice, il peut être utile de revenir aux
fondements du lien social : la protection et la reconnaissance. Si tout individu a
besoin d’assurer sa sécurité face aux aléas de la vie et d’avoir la garantie d’être
utile aux autres et à la société, il est facile d’en déduire qu’une collectivité – de
la plus restreinte à la plus large – a tout intérêt à lutter efficacement contre toutes
les formes de déficit de protection et de déni de reconnaissance dont sont – ou
pourraient être – victimes tout ou partie de ses membres. Il en va de sa cohésion
à court terme et de son devenir à long terme. En apaisant les angoisses de
l’insécurité dans toutes les sphères de la vie sociale, en s’efforçant de valoriser
réciproquement tous les individus dans leur quête de reconnaissance, les
politiques publiques pourront ainsi œuvrer pour le lien social. Mais ces
politiques ne naissent pas indépendamment de la conscience collective. Elles
sont le produit d’une volonté partagée de vivre dans un monde fondé sur la
solidarité. C’est ainsi que nous retrouvons, après avoir souligné dans cet exposé
les risques du délitement des liens sociaux, l’espoir – ou peut-être l’utopie – que
tous les individus et les groupes sociaux – y compris ceux dont les intérêts
peuvent être opposés – sauront rechercher ensemble, dans l’intérêt de chacun, les
conditions optimales du plaisir de vivre ensemble dans une société
démocratique, apaisée et ouverte à tous.
Chez le même éditeur

Isabelle Albert, Le trader et l’intellectuel. La fin d’une exception française


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Table des matières
Vivre ensemble dans un monde incertain
I – Les liens qui attachent l’individu aux groupes et à la société
II – La fragilité contemporaine des liens sociaux
III – Les formes inégales de l’intégration sociale
Conclusion
Pour toute remarque ou suggestion sur ce fichier numérique,
n’hésitez pas à nous écrire à l’adresse
num@editionsdelaube.com
La version papier de ce livre
a été achevé d’imprimer en janvier 2015
sur les presses de l’imprimerie Pulsio
pour le compte des éditions de l’Aube
rue Amédée-Giniès, F-84240 La Tour d’Aigues
Numéro d’édition : 1118
Dépôt légal : janvier 2015
pour la version papier et la version numérique
www.editionsdelaube.com
Table of Contents
Vivre ensemble dans un monde incertain
I – Les liens qui attachent l’individu aux groupes et à la société
II – La fragilité contemporaine des liens sociaux
III – Les formes inégales de l’intégration sociale
Conclusion

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