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3.

Merveilles, collections et désir


Rodolphe II est un prince exceptionnel par sa position politique, son excentricité et ses
goûts artistiques. Mais il est aussi, également, représentatif de son époque, parce qu’il est,
justement, exceptionnel. La culture savante et la culture aristocratique cherchent en effet
l’exceptionnel dans les manifestations de l’art et de la nature. D’une part, c’est l’effet de
l’éthique de la magnificence, manifestation de la supériorité de la noblesse, qui s’affirme
par des dépenses spectaculaires. D’autre part, la configuration du savoir propre à cette
époque, qui, comme nous l’avons vu, privilégie le devenir des choses, l’instabilité des
êtres, et voit dans la nature une force intarissable productrice de formes, favorise la
recherche par les savants des manifestations les plus étonnantes de ce pouvoir créateur
de la nature et de l’art. Un mot résume ces manifestations extraordinaires : « merveilles »,
mirabilia en latin. Littéralement, les merveilles sont « les choses à admirer », c'est-à-dire
à regarder avec attention ; quelque chose de « merveilleux » est donc « admirable » (les
deux mots sont quasi synonymes au XVIe s.). Or ces merveilles sont aussi bien produites
par les humains que par la nature, elles sont aussi bien artificielles que naturelles. Non
pas que les savants du XVIe siècle ne fassent pas la différence entre les deux ; mais,
contrairement à la philosophie des naturalistes des XVIIe-XVIIIe s. qui chercheront à
repérer les « lois » de la nature, et qui la considèrent comme un tout ordonné par une
rationalité profonde, les savants du XVIe siècle voient dans la nature un modèle pour les
fabricateurs d’images, un réservoir de formes inépuisable, dont la plus grande puissance
se manifeste dans les limites qu’elle atteint en produisant des êtres d’exception, qu’ils
soient animaux, végétaux, minéraux ou humains.
Les princes, qui se considèrent eux-mêmes comme des êtres d’exception, se retrouvent
totalement dans cette philosophie des merveilles et l’encouragent de diverses manières.
Le collectionnisme princier qui se développe de manière exponentielle au XVIe s.
s’explique en bonne partie par ce désir de s’entourer de merveilles, de les posséder, et de
les montrer, comme des extensions de soi-même. Mais la personnification du pouvoir
dans la personne du prince donne à ce désir un aspect genré et même sexualisé : le
pouvoir du prince passe aussi par sa puissance sexuelle, et celle-ci se manifeste par le
nombre de ses maîtresses (ou de ses amants). Collectionner les femmes, collectionner les
œuvres d’art procède d’un même désir de possession. Si bien que les œuvres d’art
commencent à être féminisées sous le regard du prince, et les femmes à être perçues
comme des œuvres d’art. Un aspect les plus importants et durables dans l’histoire de l’art
du collectionnisme princier du XVIe est cette érotisation du regard qui explique, entre
autres, pourquoi le nu féminin devient l’une des formes emblématiques de la peinture et
de la sculpture de la période.

a) Merveilles publiques
Les fêtes princières
Les fêtes du XVIe s. sont organisées par les pouvoirs en place qui légitiment ainsi
socialement leur souveraineté. Plus encore qu’au XVe siècle, les fêtes princières et royales
deviennent de véritables spectacles politiques. Ce sont souvent des peintres ou des
architectes qui organisent des fêtes devenues spectacles du pouvoir. Déjà en 1515,
Albrecht Dürer dessine pour l’empereur Maximilien Ier un immense dessin d’Arc de
triomphe, à l’imitation des arcs romains, rempli de figures et de reliefs à la gloire de
l’empereur et illustrant ses vertus et ses victoires. L’arc ne devait pas être réalisé, mais

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diffusé par le biais de la gravure, dès 1517-18. Ces copies gravées étaient destinées à être
collées comme du papier peint sur les murs des salons des demeures nobles.
Mais dans la plupart des cas les décors sont vraiment réalisés et utilisés. Ainsi l’architecte
Antonio da Sangallo réalise l’arc de triomphe en bois pour l’entrée de Charles Quint à
Rome en 1536, qui va constituer un modèle pour toutes les entrées royales postérieures.
Ainsi Antoine Caron organisateur des fêtes de la cour de France : « magnificences » à
Fontainebleau en 1564, entrée de Charles IX en 1571, entrée d’Henri III et réception des
ambassadeurs polonais en 1573, noces du duc de Joyeuse en 1581. Dans la tapisserie des
Magnificences de Fontainebleau, sous l’égide d’Henri III et de Louise de Lorraine, au
premier plan, on voit le combat naval spectaculaire organisé dans le bassin du parc de
Fontainebleau. De nombreux spectateurs assistent à la prise de l’île, tandis que le château
de Fontainebleau est visible dans le fond. Dans la fête de réception des ambassadeurs
polonais, organisée au moment où Henri d’Artois devient roi de Pologne, la reine
Catherine organise aux Tuileries un « Ballet des provinces de France » très politique.
Caron montre un écho de son talent d’organisateur de fêtes dans son tableau Auguste et
la Sibylle de Tibur : tandis que la sibylle montre à l’empereur romain l’apparition de la
Vierge à l'Enfant, selon une interprétation médiévale d’un poème de Virgile, de nombreux
personnages peuplent une ville étrange, surréelle, ornée d’édifices qui semblent avoir été
édifiés de manière provisoire et qui ont essentiellement une fonction ornementale. La
ville peinte par Caron ressemble sans doute aux décorations qu’il concevait pour les fêtes
royales françaises. C’est Catherine de Médicis, amplifiant les fêtes florentines, qui invente
les « magnificences » et en fait un véritable instrument politique. La première est
organisée à Chenonceaux pour célébrer la paix déclarée entre protestants et catholiques
en 1563 ; puis elle organise celles de Fontainebleau en 1564, avant de partir dans toute la
France où chaque ville qui la reçoit organise une entrée triomphale de son fils, le jeune
Charles IX. Ces « magnificences » duraient plusieurs jours et combinaient des tournois,
des courses et autres jeux, ainsi que des intermèdes musicaux, des défilés de chars, des
banquets. Ainsi est mis au point le Ballet de cour, divertissement typiquement français,
comme celui de 1581 pour le mariage du duc de Joyeuse, organisé par la récente Académie
de poésie et de musique et appelé « Ballet comique de la reine ». Ces ballets donnent lieu
à des mascarades où les gens de cour se livrent aux plaisirs des illusions que par ailleurs
ils adorent retrouver dans les peintures et les décors.
On retrouve ce même lien entre fête et peinture dans les Flandres. Ainsi le peintre
d’Anvers Pieter Coecke van Aelst, nommé par Charles Quint peintre de l’empereur, et qui
l’a accompagné dans de nombreux voyages, où il a assisté à plusieurs entrées triomphales,
est également architecte et théoricien de l’architecture, et a pu inspiré des tableaux
comme Les sept joies de la Vierge de la cathédrale de Tournai. Attribué à Lanceelot
Blondeel ou à Pieter Pourbus, ce tableau est construit à partir d’une structure triomphale
qui semble posée dans une ville flamande, ornée à l’antique, et qui sert de trône
monumental à la Vierge à l'Enfant. Cet arc du triomphe de Marie ressemble un peu aux
structures ornementales de Caron, mais occupe ici tout l’espace pictural.
En Angleterre, Elisabeth Iere, lors de son accession au trône, organise de fastueux
tournois qui renouvellent l’imagerie chevaleresque qu’elle entend remettre à la mode
pour unifier le royaume et les grandes familles nobles. A Florence les fêtes organisées par
les Médicis à partir de leur reconquête du pouvoir montrent surtout leur domination de
plus en plus grande sur la ville et le territoire de Florence, qui devient un duché en 1534.
Giorgio Vasari et l’écrivain Vincenzo Borghini organisent en 1565 la fête somptueuse du
mariage de Francesco de’ Medici, le fils du duc Cosimo, avec Jeanne d’Autriche. Sept
« apparati » (installations) jalonnent un parcours qui traversent toute la ville.

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En 1589, le grand-duc Ferdinand, pour son mariage avec Christine de Lorraine, organise
un parcours continu et cohérent à la gloire des Médicis, depuis les origines de la famille
jusqu’à l’apothéose de Cosme Ier, premier duc de Toscane. Les intermèdes (intermezzi)
sont particulièrement développés et constituent quasiment des pièces indépendantes,
comme une bataille navale ou naumachie organisée dans le palais Pitti, où 18 galères
chrétiennes prennent d’assaut une citadelle turque. Orchestrés par le sculpteur Bernardo
Buontalenti et l’écrivain Giovanni Bardi, ils décrivent l’harmonie cosmique et célèbrent la
paix religieuse. Ces intermèdes de 1589 indiquent donc une prise de position politique :
contre l’Espagne (qui défendait l’interdiction de l’hérésie protestante), et pour la France
(Ferdinand marie sa fille Marie avec Henri IV, le roi qui a mis fin aux guerres de religion,
et qu’il avait aidé financièrement dans sa guerre contre la Ligue catholique).
Buontalenti, intermèdes de la Pellegrina
Les gravures d’après les dessins de Buontalenti pour les intermèdes ne sont pas des
représentations du spectacle tel qu’il s’est produit, mais des plutôt des compositions qui
montrent que ces spectacles étaient pensés comme des peintures, ou mieux, comme des
tableaux vivants. Buontalenti conjugue les talents de peintre, d’ingénieur et d’architecte :
il conçoit aux palais des Offices le premier le dispositif du « théâtre à l’italienne », inspiré
du théâtre romain, bien que bâti seulement de manière éphémère ; quatre intermèdes
sont en effet de véritables pièces de théâtre, dont la comédie La pellegrina, écrite par
Girolamo Bargagli, et La pazzia d’Isabella (la folie d’Isabelle), créée par la comédienne et
poétesse Isabella Andreini, et jouées par une troupe de commedia dell’arte ; sa naumachie
demande d’inonder la cour du palais Pitti (sans inonder le palais) et il conçoit pour les
bateaux des chars mécaniques novateurs. Mais il faut ajouter que ces intermèdes dits de
la « Pellegrina » ont nécessité la participation de plusieurs centaines de personnes, dont
des peintres, costumiers, charpentiers, danseurs, chanteurs, musiciens, etc. et plus d’un
an de préparation. Un vrai « blockbuster » florentin.

Le monde merveilleux des jardins


Les jardins des villas italiennes constituent d’autres occasions d’articuler divertissement
et mise en scène du pouvoir que les fêtes, et de manière plus durable. L’art du jardin
connaît une véritable expansion au XVIe s. Alors que le jardin médiéval est pensé comme
une réplique du Paradis, la culture humaniste confère au jardin du XVIe s. d’autres
connotations, en lien avec la mythologie grecque, mais aussi avec la science de l’époque,
c'est-à-dire la magie naturelle.
Un livre a eu beaucoup d’influence sur le développement des jardins au XVIe : c’est
l’Hypnerotomachia Poliphili, le Songe de Poliphile, publié en 1499 dans la prestigieuse
maison d’édition d’Aldo Manuzio à Venise. Le livre est illustré de 168 xylographies.
L’auteur est anonyme mais on le déduit de l’acrostiche formé par le début des chapitres :
Poliam frater Franciscus Columna peramavit : « le frère Francesco Colonna aima
passionnément Polia », qui est l’héroïne du roman. Poliphile, « celui qui aime Polia », ne
serait donc qu’un pseudonyme de Francesco Colonna. Cependant de nombreux doutes
subsistent encore sur une telle attribution. Le mystère de l’auteur du Poliphile reste donc
entier. Il est à l’image de tout le livre. Comme tous les écrits mystiques, sur lesquels les
commentaires sont infinis, le Poliphile fonctionne de telle sorte que le secret qui entoure
l’auteur lui confère une aura de sacralité.
Tous les plaisirs de l’éclectisme, de l’invention de sources disparates, de jeux intellectuels,
des devinettes et des images mystérieuses sont réunis dans ce livre lui-même mystérieux.
Il faut moins concevoir Le songe de Poliphile comme le roman d’un auteur que comme une
fable encyclopédique, un montage bien composé du savoir hétérogène du XVe siècle

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italien. Le roman donne ainsi à voir entre autres « pyramides, obélisques, grandes ruines
d’édifices, (…) un grand cheval, un éléphant de merveilleuse grandeur, un colosse et une
porte magnifique, (…) la diversité des pierres précieuses avec leurs vertus naturelles, le
passe-temps d’une danse et conséquemment, figure trois jardins dont l’un est de verre,
l’autre de soie et le tiers fait en labyrinthe circui d’un péristyle (…), quatre triomphes du
grand Jupiter (…) ». Cette énumération, située au début du livre en matière de résumé (et
qui est bien plus longue), montre bien que la diversité des sujets traités dans le livre est
déjà étonnante pour le lecteur de l’époque. A quoi il faut ajouter la variété des sources
littéraires utilisées : sources classiques antiques (Platon, Pline l’Ancien, Vitruve, Ovide,
Virgile etc.), médiévales (le Roman de la rose, Dante, Pétrarque) ou contemporaines (le De
re aedificatoria d’Alberti, le Traité d’architecture d’Antonio Filarete) ; mais aussi sources
plus ésotériques, comme L’âne d’or d’Apulée, traité romain de magie, ou le De
hieroglyphica d’Horapollon, compilation tardive sur l’écriture divine des Egyptiens, qui
venait d’être redécouverte. Poliphile rêve ainsi une Antiquité vivante et mystérieuse,
peuplée de nymphes, de sylvains et d’édifices somptueux, où les dieux agissent vraiment
et où on leur fait de véritables sacrifices, décrits par le menu comme dans un livre
d’ethnographie antique. Polia, la nymphe aimée de Poliphile, qui lui fait traverser une
série d’épreuves pour tester son amour, balance dans son cœur avec ces merveilles
architecturales d’une Antiquité rêvée qu’il décrit avec l’enthousiasme d’un enfant au pays
des merveilles.
C’est que Polia n’est autre qu’une métaphore de l’Antiquité elle-même. L’Antiquité est
désirable comme une femme, et le roman est la quête initiatique qui part à la recherche
de son aimée en traversant différents lieux antiquisants, différentes épreuves
mythologiques qui le font, petit à petit, accéder à des stades supérieurs de la connaissance
et de l’amour.
Tourmenté par son amour malheureux pour Polia, Poliphile s’endort et rêve d’une forêt
obscure, inquiétante. Il finit par découvrir les premiers édifices merveilleux de ce pays
inconnu : une pyramide surmontée d’un obélisque, sur laquelle repose une figure
pivotante de la Fortune ; une cheval ailé auquel des enfants s’agrippent maladroitement,
symbole de l’Infélicité, dédiée au Temps qui passe ; un autre obélisque sur un éléphant
noir, orné de hiéroglyphes. Il pénètre par la porte de la pyramide, ornée d’une tête de
Méduse ; à l’intérieur, un dragon l’attend et l’effraie à tel point qu’il court sans réfléchir
dans des grottes sombres et labyrinthiques. Alors qu’il se croit perdu, il voit une faible
lueur : c’est la sortie.
Aux yeux ébahis de Poliphile s’offre un nouveau paysage, une campagne luxuriante,
parsemée de ruines et de monuments antiques. Il découvre bientôt que c’est le royaume
de la reine Eleuthérilide (Libre Arbitre). Mais pour arriver au royaume de sa sœur Télosie,
dont l’aspect est incertain, Poliphile devra effectuer un choix crucial, entre trois modes
d’accès. Trois portes s’offrent en effet à sa vue : la Gloire de Dieu, la Mère de l’Amour et la
Gloire du Monde. Poliphile choisit la porte de Vénus ; s’ouvre à lui un paysage charmant.
Bientôt survient une nymphe, plus belle que toutes les autres. Celle-ci lui sert de guide à
travers le royaume de Vénus ; passant sous une treille de verdure, ils voient venir à leur
rencontre une procession triomphale qui représente l’amour de Jupiter pour Europe. Puis
elle montre à son ami les exploits de Cupidon, les amours célèbres de l’Antiquité, après
quoi ils pénètrent dans le temple de Vénus Physizoé, où ils participent à un sacrifice en
l’honneur de la déesse de l’amour, en demandant ses grâces. Polia se révèle enfin à
Poliphile en éteignant sa torche, signe qu’elle accepte son amour. Edifié, le jeune homme
et sa compagne sont prêts à partir pour l’île de Vénus.

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Menés par Cupidon et accompagnés de nymphes marines, Polia et Poliphile arrivent à
Cythère. Liés aux mains, les amants suivent le cortège de l’Amour aveugle jusqu’à la
fontaine de Vénus. Cupidon leur offre une flèche d’or, avec laquelle Poliphile déchire le
voile qui cachait Vénus. La déesse apparaît et les unit mystiquement en les transperçant
de la flèche dorée. Chassés par le dieu Mars, ils sont menés par les nymphes auprès de la
fontaine d’Adonis, où on les incite à raconter l’histoire de leur amour. Mais alors que tout
semblait se conclure heureusement, Poliphile se réveille et se rend compte de l’issue
illusoire de son rêve.
Les dessinateurs de jardins du XVIe s. vont s’inspirer du Songe de Poliphile pour concevoir
des jardins-parcours, dans lesquels on se promène en découvrant des lieux merveilleux,
tantôt agréables, tantôt effrayants. Lieux d’amour, bosquets secrets, nymphées, ruines
antiques, grottes sombres, tous ces éléments se retrouvent dans les jardins du XVIe s. Les
Médicis en particulier dessinent les jardins de leurs diverses villas autour de Florence en
s’inspirant du livre, en y ajoutant une dimension politique. A partir de 1538, le jardin de
la villa de Castello est aménagé par Niccolò Tribolo en essayant de suivre le plus
précisément possible la trame du Songe de Poliphile. Le jardin commence par le « bois
sauvage » (début du parcours de Poliphile) composé d’un bosquet, d’un étang et d’un
ruisseau qui irrigue le jardin en contrebas. Dans l’étang se trouve une statue en bronze de
Janvier ou l’Apennin, du nom de la chaîne de montagne adjacente, sculptée par
Bartolomeo Ammannati (1563-65). En dessous, l’eau de l’étang se déverse dans une
grotte recouverte par des concrétions calcaires et des coquillages. Deux fontaines, avec
les statues de Neptune (qui dompte l’eau) et de Pan (qui dompte les animaux) entourent
trois vasques auxquelles tous les animaux viennent s’abreuver, à commencer par la
licorne dont la corne purifie l’eau ; et la terrasse adjacente est plantée d’agrumes. Sur un
côté, une cabane avait été montée dans un arbre et abritait une table en marbre avec
fontaine musicale. En dessous, une fois que l’eau venant des montagnes est maîtrisée
concrètement et symboliquement, elle se déverse sur une seconde terrasse, ornée en son
centre d’une grande statue d’Hercule et Antée par Ammannati sur un projet de Tribolo ;
cette figure est très politique car elle symbolise les victoires de Côme Ier de Médicis sur
ses ennemis, assimilés au géant brutal Antée. Après quoi vient un labyrinthe qui donnait
accès à une autre fontaine, ornée de la statue de Florence sculptée par le sculpteur Jean
de Boulogne plus connu à Florence sous le nom de Giambologna. Pour parvenir à Florence
(cad ; à régner sur elle), il faut passer par bien des détours, fait comprendre le jardin.
La villa de Pratolino avait un parc encore plus impressionnant, aménagé par Bernardo
Buontalenti à partir de 1569 pour Francesco de Médicis. Le parcours commence par un
bois, comme à Castello, mais l’étang est beaucoup plus grand. L’étang est surtout
surmonté d’une montagne anthropomorphe, l’Apennin, la plus grande sculpture du XVIe
s. Elle est réalisée par Giambologne entre 1579 et 1583. Cette sculpture est presque une
citation directe de Francesco Colonna : la pyramide du début du livre fait penser à
Poliphile à l’architecte Dinocrate, qui avait transformé le mont Athos en figure humaine.
Poliphile voit « un merveilleux colosse ayant les pieds sans semelles, les jambes creuses
et vides, et pareillement tout le reste du corps jusques à la tête qui ne se pouvait regarder
sans horreur. (…) Par les cheveux de sa tête, on pouvait monter sur son estomac et de là,
entrer en sa bouche par le poil de sa barbe. » Cette statue creuse fait penser à l’Appenin,
dans laquelle on peut pénétrer et qui est aménagée en grottes décorées. Giambologna est
comme un nouveau Dinocrate.
Le parc de Pratolino comportait de nombreuses autres grottes, des fontaines et surtout
des automates remarquables, conçus par Pierino da Vinci, le neveu de Léonard.
Dessin automates pratolino

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Les automates ont une longue histoire. Dédale serait, pour les Grecs, leur inventeur. Héron
d’Alexandrie (Ier s.) écrit deux traités à leur sujet : les Automata ou machines actionnées
par l’eau et les Pneumata ou machines actionnées par l’air. Héron est traduit et publié en
1589. Dans l’Asclépios Hermès Trismégiste fait allusion aux statues animées des
Égyptiens. Au Moyen Âge, les automates sont connus, à Byzance, chez les savants arabes
et chez les occidentaux. Dans tous les cas, ils sont interprétés comme une façon de mettre
à l’épreuve l’idée aristotélicienne que la nature anime les êtres vivants de l’intérieur,
tandis que l’art anime les artefacts de l’extérieur. Les automates, en intériorisant et en
cachant la force motrice qui les actionne (l’air ou l’eau), rapprochent l’art de la nature.
Ainsi un des traducteurs italiens de Héron, Bernardo Baldi, écrit-il :

En effet, comment ne pas s’émerveiller du fait que l’art, qui est un principe
extrinsèque, confère aux choses inanimées un mouvement intrinsèque semblable
à celui que la nature elle-même donne aux choses ?

Dessins Héron
Il faut bien voir que les automates de la Renaissance ne relèvent pas de l’esprit
expérimental moderne, qui contribua à l’invention de la machine à vapeur ou du
téléphone, mais de cette magie naturelle que nous avons décrite. Ainsi, Salomon de Caus,
auteur d’un traité important sur les automates, Les Raisons des forces mouvantes (1615),
écrit-il encore que « les compositions et effects que produisent toutes sortes de machines,
sont causés par le moyen de quatre éléments, lesquels donnent corps et mouvement à
icelle […]. » Cette recherche d’une machine mue par les quatre éléments était déjà mise
en œuvre dans la grotte de la villa de Pratolino, où les automates et les machines animées
devaient se mouvoir par un mouvement perpétuel. Il est certain également que les
automates sont interprétés au XVIe s. comme une application de la magie naturelle,
comme l’écrit précisément Baldi, et comme déjà l’évoquait Corneille Agrippa :

Aussi, on peut arriver par les seules sciences mathématiques à produire des
œuvres comparables à celles de la nature sans l’appui d’aucune vertu naturelle.
Comme le dit Platon, ce sont des effets qui ne participent ni de la vérité, ni de la
divinité, mais ce sont des ressemblances qui sont liées les unes aux autres. Elles
sont semblables en cela à ces corps qui marchaient et parlaient sans avoir de
vertu animale, comme autrefois les statues de Dédale que l’on appelait automata
(De la philosophie occulte, III, 1).

De la magie à la technique, il n’y a qu’un pas. Les savants de la fin de la Renaissance


inventent ou interprètent les nouvelles machines ou les appareils qui suscitent
étonnement et admiration grâce à leur grille de lecture magique de la nature – mais en
distinguant, de plus en plus, ce qui relève de la magie naturelle et ce qui relève de la magie
noire (incantations aux démons, etc.).
Les jardins du XVIe s aménagent le terrain du parc en tirant partie des ressources
naturelles (reliefs, eau) mais en le transformant pour faire surgir le merveilleux, c'est-à-
dire l’admirable travail de la nature. Nous ne sommes pas encore dans la logique des
jardins « à la française » du XVIIe s., où la raison et l’ordre humains entendent dominer
une nature vierge ; dans les jardins maniéristes, les ingénieurs humains doivent tout au
plus donner forme aux puissances transformatrices de la nature. La merveille fait la
jonction entre l’œuvre d’art et l’œuvre naturelle, entre le divertissement et la
connaissance.

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Dans la compagne de Rome, le parc de Bomarzo, propriété du comte Vincenzo Orsini dans
la seconde moitié du XVIe s., est aménagé comme un théâtre de l’antiquité qui surgirait de
la terre elle-même, comme si les figures vues par Poliphile prenaient une forme réelle.
Conçus par Pirro Ligorio, un humaniste érudit et concepteur de jardins très en vue à
Rome, entre 1550 et 1580, ces jardins sont remplis de sculptures-lieux monumentales
effrayantes, ludiques et morales, attribuées à Simone Moschino. On traverse le parc
comme un vaste labyrinthe et on tombe par hasard sur une tortue géante, portant une
statue de la renommée, qui fait penser à l’éléphant et à son obélisque du Songe de
Poliphile ; au bout d’une allée, de sphinx, la statue du géant Protée, qui semble sortir de
terre, et qui porte sur sa tête l’emblème des Orsini, une tour sur le globe du monde ; ou
encore, un masque énorme surnommé la porte de l’ogre, car on peut entrer dans sa
bouche et passer dans une autre partie du parc. Sur les lèvres du monstre est écrit :
Lasciate ogni pensiero, voi ch’entrate (« vous qui entrez, abandonnez toute pensée »), une
allusion à l’inscription de la Porte de l’Enfer de Dante (« vous qui entrez, abandonnez tout
espoir »). Mais la substitution d’espoir par pensée suggère que le visiteur du parc est
invité à se laisser aller aux plaisirs de l’imagination, de la nature en transformation et des
puissances de l’art.

Les grottes artificielles


C’est encore cette marge très mince en l’art de la nature et l’art des humains qui est au
cœur des grottes maniéristes qui prolifèrent dans les jardins des villas européennes dans
la seconde moitié du XVIe siècle. Ce sont des grottes artificielles, dans le sens où elles sont
creusées et aménagées par les hommes, avec des murs en maçonnerie et en calcaire
imitant les reliefs irréguliers de la pierre, les stalagmites et les stalactites, souvent
agrémentées d’une cascade ou d’une rivière.
Villa d’Este
On en voit un exemple encore très bien conservé à la Villa d’Este près de Tivoli, aménagée
par Hippolyte d’Este entre 1550 et 1572. Le jardin est entièrement construit autour du
parcours de l’eau, de jets, de fontaines, de bassins et de cascades. Sous la villa, des grottes
artificielles font la transition entre l’édifice et les jardins. Le monde souterrain des grottes
est conçu comme le lien d’où sortent et l’eau et les richesses du sous-sol, qui nourrissent
tout le territoire.
Leur première fonction est de fournir un espace frais dans le jardin, au moment des
grandes chaleurs, et c’est pourquoi les plus nombreux exemples se trouvent en Italie. C’est
pourquoi leur source antique est le nymphée ou musée (grotte des nymphes ou des
muses), des fontaines aménagées à la manière « rustique » par les décorateurs
romains. Ernst Kris a baptisé du nom de « style rustique » la décoration des grottes
artificielles, le rustique désignant la confusion avec la production naturelle. Mais on aurait
tort d’y voir la manifestation du naturalisme moderne, de penser que l’art et le goût des
grottes dérive du développement de l’observation de la nature. Déjà on peut remarquer
que les sources antiques dont les sculpteurs de la Renaissance s’inspirent mentionnent
des grottes naturelles mais qui paraissent artificielles. Ainsi Ovide, dans les
Métamorphoses (livre III, 157-160), décrit l’antre de Diane « dont l’aménagement ne doit
rien à l’art : la nature, par son seul génie, y avait donné l’illusion de l’art, car, avec la pierre
ponce vive et le tuf léger, elle avait tracé la courbe d’une voûte naturelle ». Le plafond des
nymphées était recouvert de pierre ponce « pour imiter artificiellement les grottes ». On
utilise au XVIe siècle la pierre ponce, parfois confondue avec des concrétions calcaires très
poreuses (grottes de Cupidon, Pratolino, grotte de Pan, Caprarola). A Fontainebleau, en
1543, est construite la Grotte des Pins sur un projet attribué à Sebastiano Serlio ou à

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Primaticcio. La même pierre calcaire utilisée pour les moellons des arches est employée
pour les figures d’esclaves qui ne sont pas seulement attachés aux piliers, mais qui
semblent s’en dégager. C’est une variation originale sur le thème de l’analogie colonne-
être humain, mais qui se pose en termes de transformation de la matière.
On développe cependant des techniques utilisant d’autres matériaux qui parfont
l’illusion : ainsi Giovanni da Udine, pour la Villa Madama à Rome, installe dans le milieu
des années 1520 des concrétions et des stalactites dans la voûte, pour que l’eau
ruisselante s’y accumule et les fasse croître encore, et loge au milieu une tête de lion. Vers
la fin du siècle, Agostino Del Riccio explique que les décorateurs des grottes y logent
souvent des spugne (éponges de pierres), qui sont l’ornement des fontaines et grossissent
par l’effet d’accumulation du calcaire véhiculé par l’eau. Ainsi, les spugne de la grotte de
la villa de Pratolino « semblent avoir été assemblées par la Mère Nature ».
Aux jardins de Boboli, à Florence, ou dans les grottes artificielles des villas génoises, on
possède encore des exemples étonnants de tels artifices devenus naturels. À Pratolino est
encore conservé une stalagmite de six mètres de haut, installée au milieu d’une fontaine.
Grotte de la Spugna
L’eau est cruciale dans les grottes artificielles pour une autre raison que la fraicheur
qu’elle apporte : elle est la source de formation des pierres, comme l’exemple des
concrétions calcaires le montre. Or tout l’intérêt des concepteurs des grottes est d’y
trouver un moyen d’explorer les mystères de la nature. Les grottes sont aussi une sorte
de laboratoire dans lequel les visiteurs peuvent observer la nature au travail, dans le
secret des profondeurs de la terre. Porphyre le platonicien, dans son De antro nympharum,
explique que la grotte symbolise l’union de l’essence et de la matière. Si elle est dédiée aux
nymphes, c’est que celles-ci sont des forces des eaux et de la génération.
Au XVIe, dans le contexte, nouveau de l’exploitation des mines, plusieurs traités
apparaissent qui développent de nouvelles hypothèses. On a vu comment Léonard déjà
parlait de l’esprit d’accroissement circulant sur terre. L’idée est reprise par Giorgius
Agricola dans son De ortu et causis subterraneorum de 1546 : les canaux de la terre
« conçoivent la substance des choses fossiles, précisément comme la matrice féminine
produit l’œuf de la génération ». Les métaux surgissent dans les « veines », les « fibres »
ou les « commissures » des pierres. Ainsi, les stalagmites et les stalactites sont formés à
partir d’un « suc » composite, qui, en goûtant, se solidifie rapidement :

Cette substance s’engendre dans certains lieux pierreux ou souterrains, en


gouttant et en s’écoulant ; elle se mélange aux eaux souterraines, ce qui explique
le fait que certaines sources, certains ruisseaux, fleuves ou lacs aient la capacité
de convertir et transformer les choses en pierre.

Ce suc n’est autre que l’ambre jaune, dont Agricola ignore la véritable origine (et dans
lequel il remarque parfois des insectes ou des végétaux prisonniers). Cependant il réfute
toute interprétation alchimique ou toute idée de puissance minéralisante qui résiderait
dans la matière. Ce qui n’est pas le cas de Jérôme Cardan qui, dans son De subtilitate
(1550), va jusqu’à écrire : « Les matieres metalliques, les metaux, et les pierres vivent. Car
les matieres qui ont maturité, acervité, et vieillesse, elles ont aussi une vie. […] Les vraies
pierres souffrent la mort, parquoi elles ont vie. Car chez moi la pierre d’Hercules, dite
aimant, en Latin magnes, en peu de tems est perie : et quelque tems attirante vivement le
fer, apres par succession de tems elle ne l’a plus attiré. » Le céramiste et concepteur de
grottes français calviniste Bernard Palissy identifie dans ses traités (la Recette véritable
de 1563 et les Discours admirables de 1577) ce « suc » au sel qui, dissous dans l’eau,

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intervient dans tout processus de génération et de cohésion des organismes : le sel est « la
tenue et le mastic génératif de toutes choses », corps vivants et pierres pareillement. Ainsi
toute matière passe d’un élément liquide à un élément solide, à travers un processus
d’addition congélative. Palissy explique :

Comme toutes espèces de plantes, voire toutes choses animées, sont en leur
première essence de matières liquides, semblablement toutes espèces de pierres,
métaux et minéraux sont formées de matières liquides […].

Comme Agricola, Palissy s’oppose aux alchimistes, mais non pas en tant que ce serait des
charlatans parascientifiques : il s’oppose à leur conviction qu’ils peuvent transformer et
affiner les métaux avec le feu, qui est à ses yeux destructeur, au lieu de partir de l’eau,
comme le fait la nature. Il différencie ainsi le processus de pétrification de l’eau, qu’on
trouve dans les grottes, à l’action de liquéfaction du feu, qui est à l’œuvre dans la
métallurgie ou la céramique, domaine où il excellait. Palissy a mis au point en effet une
technique et un style originaux de céramique émaillée « rustique », où ses plats sont ornés
de petits animaux.
Palissy, plat rustique
Produites par moulage sur nature, ces « figulines rustiques » comme le dit un document
de l’époque transforment le plat en bassin où nagent les poissons et cherchent à atteindre,
par une virtuosité extrême, le point où l’art et la nature se confondent. Le feu, dont la
chaleur est essentielle à la cuisson de la céramique, disparaît ainsi dans le résultat final au
profit de l’eau qui semble pétrifier les animaux comme des fossiles.
L’eau a une vertu pétrifiante, qu’on trouve parfois à l’état naturel particulièrement
efficace : l’Elsa, un affluent de l’Arno, avait cette réputation au XVIe siècle. Lors des noces
de Ferdinand Ier de Médicis, la représentation allégorique de la cité de Certaldo (où passe
l’Elsa) portait « un vase exprimant l’abondance des eaux et leurs qualités […], et il en est
qui convertissent en [pierre] tout ce qu’elles touchent, y compris le bois et le fer ; d’autres
transforment les pierres en coquillages […]. »
Déco coquillages
Certaines « pierres » faisaient l’objet d’une attention particulière, tant pour leur préciosité
ornementale que pour leurs propriétés : la nacre, le corail et les coquillages. Ainsi la grotte
de Galatée à Pratolino était « tout en nacre, avec une grande vasque d’eau décorée de
rochers, de coraux et de coquillages ».
La nature est dotée d’une imagination foisonnante et les innombrables couleurs et formes
qui s’emparent des pierres sont là pour le montrer. Chez les auteurs du XVIe siècle, cette
abondance et cette variété trouvent leur équivalent dans les décorations grotesques, à
l’instar d’Anton Francesco Doni qui, dans son traité Disegno (1549), voit la même
puissance fantastique (au sens de la phantasia, l’imagination créatrice) dans les « formes
innombrables et variées que l’on voit dans les couleurs des pierres », comme des figures
d’animaux, et dans les grotesques ou encore les queues de paon et de coq qui sont si
variées « que, si on les regarde fixement, on y devine les figures d’autres formes
animales. »
La parenté entre les grottes et les grotesques est évidente : si la décoration qu’on désigne
par ce terme dérivé au départ dans les salles enfouies sous terre de la Domus Aurea de
Néron, les vraies grottes fournissent aussi, par les accidents de leurs reliefs et la variété
de leurs couleurs, un support à l’imagination. Ainsi, Giovanni Battista Armenini fait un
contresens révélateur quand il explique l’origine des grotesques : selon lui, ils

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ont leur origine dans ces trous ou ces taches que l’on découvre sur les murs [des
palais romains], qui avaient été par le passé entièrement blancs ; en effet, si on
les examine avec attention, ces taches laissent apparaître diverses fantaisies et
de nouvelles formes de choses extravagantes1.

Au lieu de voir dans les grotesques un écho aux décorations fragmentaires des peintures
romaines, Armenini trouve plutôt dans les lacunes de matière, dans les taches informes,
les ressources plus que suffisantes de l’invention des peintres. On comprend dans ses
conditions que réaliser des grottes artificielles donnait les moyens de vérifier,
paradoxalement, l’origine naturelle des arts mimétiques. Deux possibilités existent : soit
des figures pré-existantes sont fossilisées, par la vertu pétrificatrice des eaux ou du « suc »
dont parle Agricola ; soit, c’est la terre elle-même qui, mélangée à l’eau, produit des
pierres figuratives. Les nombreuses figures qui font partie du décor des grottes
maniéristes rejouent cette puissance figurative de la pierre, tout en faisant allusion à la
pétrification par l’eau suite au Déluge. Le visiteur pouvait d’ailleurs en faire l’expérience
lui-même, étant pris dans les nombreux jets d’eau qui se déclenchaient de manière
aléatoire et lui faisaient éprouver le cycle de l’eau et de la pierre. Montaigne s’en fait l’écho
dans son Journal de voyage quand il raconte sa visite de la villa de Pratolino. À propos de
la grotte du Déluge, il écrit :

À un seul mouvement, toute la grotte est pleine d’eau, tous les sieges vous
rejaillissent l’eau aus fesses ; et fuyant de la grotte, montant contremont les
escaliers du chasteau, il sort de deux en deux degrés de cet escalier, qui veut se
donner ce plaisir, mille filets d’eau qui vous vont baignant jusques au haut du
logis.

À Caprarola, dans le jardin du Palais Farnese, en dessous du Casino construit par Giacomo
del Duca à partir de 1565, des figures de satyres et de Pan servent de piliers à la grotte.
Satyres caprarola
Bernard Palissy décrit la grotte (disparue) du jardin des Tuileries, où l’émail recouvrait
pareillement murs de pierre et figures sculptées animales, dont des poissons si bien faits
qu’ils avaient l’air de nager librement dans l’eau courante. Deux Esclaves de Michel-Ange,
aujourd’hui à l’Accademia de Florence, étaient depuis 1585 à demi cachés dans la grotte
de Buontalenti du jardin de Boboli, derrière la villa Pitti des Médicis à Florence (remplacés
aujourd’hui par des copies).
Buontalenti salle 1
Cette grotte, voulue par le duc François Ier de Médicis, fut commencée par Niccolò Tribolo
dans les années 1540, mais le gros est fabriqué par Bartolomeo Ammanati en 1570 et
surtout par Bernardo Buontalenti entre 1583 et 1593. C’est aujourd’hui la plus grande et
la plus belle des grottes maniéristes. Francesco Bocchi, dans Le Bellezze della città di
Firenze (1591), fait allusion pour les décrire au mythe ovidien de Deucalion, qui crée
l’humanité en jetant au sol des pierres, d’où les figures humaines émergent. Dans cette
grotte, la première des trois à Boboli, les quatre éléments sont réunis, dont les forces
conjuguées sont à l’origine de tout organisme : l’eau qui coule, l’air à travers le ciel figuré
sur le plafond peint, le feu par les rayons du soleil qui pénètrent par les ouvertures, et la
terre, présente dans les pierres.

1 G. B. Armenini, De’ veri Precetti della pittura, 1587.

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Détails salle 1
Ainsi, Agricola voit-il dans cette réunion la condition de la fertilité de la nature :

Dès lors que l’on trouve au sein de la terre une telle abondance d’eau, d’air et de
feu, il n’est pas étonnant que s’y engendrent diverses œuvres de nature, car, tous
les éléments et toutes les qualités fondamentales y étant présentes, ni la matière
ni la cause efficiente n’y manquent.

Dans la deuxième salle, consacrée à Hélène de Troie, le cycle cosmogonique cède la place
au cycle humain, tandis que la troisième, la plus richement décorée, la Vénus de
Giambologna (sculptée en 1570 mais installée dans la grotte en 1592) trône en son centre,
comme la forme humaine et platonicienne de la matrice universelle.
Buontalenti salle 3

b) Les cabinets de merveilles


Le studiolo au XVe siècle
Si les grottes sont les laboratoires où les sculpteurs, les ingénieurs et les princes du XVIe
s. étudient la formation tellurique des matériaux sous l’effet de l’eau, elles possèdent leur
équivalent à l’intérieur des palais dans les objets collectionnés et rassemblés dans les
cabinets de merveilles des princes.
Ancêtres des musées d’histoire naturelle, ils présentaient une classification tout autre, qui
n’opposait pas objets artificiels et objets naturels, mais établissaient des liens de
ressemblance ou des analogies formelles entre objets de diverses provenances. Au XVe
siècle, l’étude du prince était un lieu de solitude, d’étude et de réflexion, souvent orné de
décorations précieuses. Mais c’est au XVIe s. que l’étude du prince devient un lieu où il
rassemble ses raretés et les montre à un public choisi.
Bureau privé du prince ou du roi, le studiolo apparaît à la fin du XIVe s. mais devient au
XVe et au XVIe un endroit où l’intériorité du dirigeant se reflète dans un concentré
d’œuvres d’art disposées pour son plaisir et ses recherches : c’est dans les images les plus
savantes et dans les livres dont le studiolo est rempli qu’il puise son savoir et sa sagesse,
du moins idéalement.
Les sources romaines (Pline le Jeune, Cicéron) décrivaient des pièces isolées, destinées à
la réflexion solitaire. Dans la culture humaniste, cette idée que la solitude est bonne pour
la méditation est reprise par Pétrarque au XIVe s., et c’est aussi l’époque où l’on voit
apparaître les premières études comme au château de Vincennes. Dans l’Italie du XVe s.,
l’étude devenue studiolo fait parfois l’objet d’un investissement artistique particulier.
Ainsi dans les années 1440, l’humaniste Guarino de Vérone prévoit, pour le marquis
Leonello d’Este, la décoration de son studiolo du palais de Belfiore avec un cycle de
tableaux de Muses. Dans les années 1470, le duc Federico da Montefeltro fait aménager,
dans son palais d’Urbino, un studiolo qui reste comme l’un des plus extraordinaires. Placé
tout en haut, il occupe, selon une métaphore courante, la « tête » du palais ; c’est d’ailleurs
là que le duc se consacre à la réflexion. Le studiolo est recouvert de marqueteries en
trompe-l’œil, dont l’un des panneaux porte la date de 1476, et de peintures. Les peintures,
qu’un document indique comme étant de Juste de Gand, sont des figures de savants
célèbres. Les marqueteries représentent de fausses armoires, de faux tiroirs, une fausse
fenêtre, et cachent à certains endroits de vraies armoires. Dans un renfoncement, un
portrait de Federico da Montefeltro est presque caché, à côté de son armure déposée :
le condottiere fameux a laissé ses armes et pris l’habit civil de l’homme de lettres. Le

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studiolo est ainsi comme un portrait de Federico en savant, et divers indices indiquent que
sa personnalité est disséminée dans toute la décoration : des armoiries ou des devises
plus ou moins cachées, comme l’emblème à l’hermine avec la sentence « Non mai », «
jamais plus », en référence à l’ordre de l’Hermine dont faisait partie le duc depuis 1474 ;
un encrier sur lequel on peut lire « FEDE », à savoir la foi mais aussi le début de Federico ;
ou encore une horloge mécanique, à la fois manifestation de la vituosité des
marqueteurs et de la modernité du prince.
Un autre studiolo fameux est celui que la duchesse de Mantoue, Isabelle d’Este, fait décorer
par une équipe de peintres à partir de 1497 jusqu’en 1505. Isabelle d’Este était réputée
très savante. On ignore la disposition des tableaux dans la salle, mais on connaît bien la
commande grâce à des lettres de la duchesse, qui surveillait de près le travail des peintres
et leur demandait un thème mythologique édifiant. Les peintres, Pietro Perugino, Andrea
Mantegna, Giovanni Bellini, Lorenzo Costa, se font conseiller par des humanistes pour le
sujet de leurs tableaux. Ainsi Mantegna réalise-t-il Le Parnasse en suivant les écrits de
Mario Equicola, auteur de De la nature de l’amour et attaché à la cour de Mantoue depuis
1497. Mais Mantegna, lui-même réputé lettré, revendique une invention personnelle
selon sa propre « fantasia », son imagination. Les courtisans de la cour de Mantoue voient
en Vénus une version idéalisée d’Isabelle, qui était « l’amie des muses » et avait gravi elle-
même le Parnasse. Le tableau de Mantegna conjugue deux idées : Apollon et les Muses
(comme plus tard, dans la fresque de Raphaël), et l’union de Mars et Vénus, le couple
adultère et antithétique dont le fruit est Harmonie. Il ne faut pas voir ici une allusion trop
directe à un possible adultère d’Isabelle, mais plutôt une aspiration largement partagée à
l’époque d’établir un équilibre entre la guerre (représentée par son mari) et les arts
(qu’elle protège). Par comparaison, on peut observer comment Perugino, pour son
Combat d’Amour et de Chasteté, est beaucoup moins à l’aise ; de fait, il a suivi de près les
conseils d’un autre humaniste et on sait qu’Isabelle contrôlait de beaucoup plus près son
travail. Le studiolo d’Isabelle d’Este partage donc avec celui de Federico da Montefeltro
une décoration figurative édifiante, censée élever l’esprit. Cependant, en faisant rivaliser
des peintres différents, les plus réputés de l’époque en Italie du nord, elle se sert de la
décoration de son studiolo comme d’une collection de peintures, qui peuvent être
appréciées pour leurs qualités picturales propres.
A Florence, le grand-duc de Toscane Francesco de Médicis fait aménager son studiolo
dans une petite salle du Palazzo Vecchio, en 1570-73. On y accède par la chambre privée
du duc et un escalier dérobé donnant sur la rue permettait d’en sortir discrètement.
Derrière les portes peintes de placards, Francesco conserve ses objets les plus précieux,
ses collections d’antiques, ses pièces d’orfèvrerie, ses merveilles de la nature ou des petits
objets mécaniques. Le programme iconographique des peintures, conçu par l’écrivain
Vincenzo Borghini, et réalisé par Jacopo Zucchi et d’autres peintres florentins, est un éloge
à la nature entière, à partir du médaillon central, Prométhée et la Nature, par Jacopo
Zucchi ou Francesco Morandini ; Prométhée représente ici l’artisan humain, et plus
précisément l’orfèvre, car une légende, rapportée par le concepteur du programme du
studiolo, Borghini, attribue au Titan l’invention de l’orfèvrerie, et dit qu’il continuait à
extraire et travailler des pierres précieuses de la montagne où il était enchaîné, malgré
son supplice. A partir de là, le décor est réparti en fonction des quatre Eléments (Feu, Eau,
Terre, Air), des quatre Tempéraments et des signes du zodiaque, et l’apparition des
substances élémentaires est racontée sur le mode mythologique. Par exemple, en dessous
de l’Eau, on peut voir la Pêche des perles d’Alessandro Allori. Sur les panneaux des
placards, différentes facettes de la « magie naturelle », la science physique, sont évoquées
à travers des mythologies ou des scènes de travail : l’astrologie, l’alchimie, la minéralogie.

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Francesco pratiquait lui-même l’alchimie, d’où l’importance qu’il lui accorde dans son
studiolo : son signe zodiacal (le Bélier) et sa devise, la belette, dominent respectivement
les portraits de ses parents, Eléonore de Tolède et Côme Ier : en alchimie, c’est le
principe Mâle et le principe Femelle dont la conjonction permet de produire la pierre
philosophale (lui-même). Le studiolo est ainsi assimilé analogiquement à un vase
alchimique où les Eléments contraires sont associés pour produire la quintessence. Le
microcosme du duc est analogue au macrocosme et peut ainsi rayonner sur tout son Etat.

Les cabinets de curiosité


Le studiolo de Francesco I hérite des studioli de la fin du XVe s. par l’importance accordée
à la décoration picturale qui cache les trésors qu’il abrite et qui, d’une certaine façon, sont
mis au second plan. Mais il manifeste une volonté d’organiser le savoir en fonction de l’état
des sciences de la nature et de la philosophie qui gouverne cette époque, c'est-à-dire la
magie naturelle. Les cabinets des merveilles partagent cette ambition savante ; mais,
contrairement aux studioli, ils ne comportent plus nécessairement de décoration
figurative. Les objets précieux, les merveilles se font voir à travers des vitrines ; et ils vont
devenir de plus en plus grands, jusqu’à occuper de grandes salles.
Il faut comprendre que les cabinets de curiosité ont une existence d’abord textuelle.
Beaucoup d’inventaires et d’encyclopédies se nomment « Trésor », « Musée » ou
« Théâtre ».
Le cabinet de Claude Gouffier
Voici une reconstitution contemporaine du cabinet de merveilles de Claude Gouffier,
grand écuyer de France en 1546 et seigneur d’Oiron dans le Poitou, où il avait un château
dans lequel il avait fait aménager ce cabinet qui a complètement disparu. Si on ignore tout
du classement qui présidait au cabinet, l’artiste Guillaume Bijl a malgré tout transmis
l’esprit d’éclectisme qui devait régner, le choix d’objets remarquables pour leur rareté ou
leur forme spéciale, et surtout des étagères qui laissent voir les objets, une forme de
présentation qui rompt avec celle des studioli italiens. Il s’est sans doute inspiré d’une
gravure comme celle qui montre le cabinet de l’apothicaire Francesco Calzolari à
Vérone : on peut voir au plafond divers animaux naturalisés, un porc-épic, une tête
réduite, sur le dessus des étagères des oiseaux, un petit crocodile ou un iguane, dans les
étagères des coquillages, des petits objets antiques comme des amphores, des statuettes,
et dans les tiroirs des échantillons de minéraux et de pierres.
Les cabinets de merveilles sont organisés par séries ordonnées suivant des classements
qui varient selon chaque auteur, mais rarement suivant l’ordre alphabétique. De fait, leur
structure est mnémotechnique : les idées ou parties du savoir sont rangées dans des lieux
du-dit trésor, musée ou théâtre, dont l’existence n’existe que dans l’esprit du lecteur.
Vers 1580, Michele Mercati, administrateur du jardin botanique pontifical, crée un musée
d’histoire naturelle qui rassemble les possessions du Vatican : la Metallotheca. Dans son
inventaire, il mélange pierres figuratives naturelles et statues sculptées par les hommes.
Dans les cas les plus complets, les objets sont rangés en quatre catégories : les objets
naturels (naturalia), les œuvres d’art antiques, les œuvres d’art modernes, les machines.
C’est selon ces quatre catégories qu’est organisé l’encyclopédie de Quicchelberg, les
Inscriptiones vel tituli theatri amplissimi (1565). C’est le premier traité connu de méthode
muséographique. S’inspirant du cabinet de curiosités du duc Albrecht V de Bavière, à
Munich, constitué à la même époque, il connaît aussi d’autres collections de Bavière et
d’Italie. S’il s’intéresse beaucoup à l’histoire, locale ou universelle, il n’a pas pour autant
de méthode d’historien, au sens actuel. La première section est consacrée au Prince, dont
elle inscrit la vie dans l’histoire universelle du Salut. Cette section comprend aussi bien la

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description du territoire de la Bavière que la généalogie du duc, des cartes de villes et de
pays du monde entier, des scènes de guerre et de fêtes, des maquettes d’édifices et de
machines diverses. La seconde section est consacrée aux ouvrages d’art, anciens et
modernes, depuis les statues de marbre, de bronze et de terre, jusqu’aux appareils de
précision modernes, des médailles jusqu’aux typons d’imprimerie. La troisième section
s’occupe des trois règnes, végétal, minéral et animal, qui sont divisés systématiquement
selon les parties principales des animaux ou des végétaux, selon les propriétés des pierres
et des métaux, et toujours enrichie d’illustrations. Dans la quatrième section,
Quicchelberg traite des techniques : instruments de musique, de sculpture, d’horlogerie,
de chasse ou de chirurgie, mais aussi poupées recouvertes de vêtements étrangers et
parées de bijoux de la collection du prince. La dernière section est consacrée à la peinture
et à tous ses usages, essentiellement liés au duc, du portrait au blason, de la peinture
d’histoire à la tapisserie. Dans les trois sections centrales du livre, on voit donc se déployer
la chaîne qui va des produits de la nature aux machines les plus complexes, en passant par
les œuvres d’art.
Dans les territoires allemands, la mode du cabinet de curiosités connut un grand succès,
du fait de l’éclatement politique et en même temps de la richesse des princes. Leur taille
et leur organisation étaient très variables.
Portrait de Ferdinand
L’archiduc Ferdinand du Tyrol (1529-1595), fils de l’empereur Ferdinand Ier, est déjà
dans une tradition familiale de collectionnisme. Son père rassembla la collection
artistique des Habsbourg à Vienne ; sa grande-tante, Marguerite d’Autriche, avait dans les
années 1520 réuni une très grande collection d’art. Il est l’oncle de l’empereur Rodolphe
II qui fondra à Prague un très beau cabinet de curiosités et sera un grand mécène. A
Innsbruck, la capitale de son archiduché, il concentra sa collection de curiosités et
d’œuvres d’art, mais aussi des ateliers d’artisans spécialisés : un atelier de tourneur, un
laboratoire d’alchimie, une verrerie, inspirée de celles de Murano ; il eut aussi un théâtre.
À la mort de son épouse en 1580, à qui il avait donné le château d’Ambras, il le fit
réamanager en vue d’y abriter sa collection. Celle-ci contenait quatre grandes sections : la
bibliothèque (les manuscrits les plus précieux étant exposés dans le cabinet d’art), les
armes (et armures), les antiques, et les objets du Grand cabinet d’art (sauf les peintures,
qui étaient installées dans la bibliothèque, ainsi que les minéraux). C’est ce Cabinet d’art
qui nous intéresse le plus. Son contenu est connu à travers l’inventaire posthume de 1596.
Il a été ensuite dispersé dans les collections impériales viennoises. Les collections du
cabinet étaient disposées dans dix-huit vitrines placées dos-à-dos et deux vitrines aux
extrémités latérales.
Vitrines d’ambras
L’intérieur était peint en couleur : rouge, vert, blanc, etc. Les objets étaient classés suivant
la hiérarchie des matériaux et la complexité des techniques destinées à les traiter. La
première vitrine contenait des objets en cristal, en pierre dure : des coupes, des hanaps,
cadeaux de diplomates ou de cousins royaux. L’objet le plus connu de cette vitrine est la
salière de François Ier, par Benvenuto Cellini, offerte à Ferdinand par Charles IX :
Cellini salière
La seconde vitrine contenait également des pièces d’orfèvrerie remarquables, mais plus
anciennes, cadeaux offerts aux parents de Ferdinand, comme le hanap de Frédéric III en
émail hollandais. On y voyait aussi des objets exotiques, comme une crédence ornée de
« langues de couleuvre » (en fait des dents de requin), des « serres de griffon », une
« noix indienne », un œuf d’autruche, des cornes de rhinocéros, des coquilles indiennes
ou de saint-Jacques, et des moulages dans le style de Wenzel Jannitzer ou de Palissy.

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Dans la troisième vitrine étaient conservées des « pierres historiées », type d’objet
typiquement tyrolien : ce sont des minéraux argentifères en forme de montagne extraits
des mines avoisinantes et sur lesquels sont gravés des épisodes bibliques comme la
Passion, le Calvaire, ou des paysages agrestes avec des animaux sauvages. On retrouve ici
la connivence entre la nature et l’art dans le travail de la pierre qu’on observe à la même
époque dans les grottes artificielles, les ouvrages savants et les peintures sur pierre.
La quatrième vitrine contenait une collection d’instruments de musique, dont un clavecin-
échiquier et un cistre du célèbre luthier Girolamo De Virchis et des instruments anciens.
La cinquième était remplie d’horloges, d’instruments astronomiques et optiques, dont
beaucoup auraient appartenu au célèbre astronome Tycho Brahé, et d’automates : des
joueurs de trompette et un timbalier exécutant un concert, et un campanile à personnages
comiques, provenant de Augsbourg. La sixième vitrine ne contenait que des objets blancs
ou en pierre : statuettes d’albâtre, figure de la Mort en ivoire dans un tabernacle en
ébène, des pierres de grotte, du Liban, des animaux et plantes pétrifiés. La septième
contenait des objets en fer : serrures complexes et ornées, « poires d’angoisse », outils
d’armuriers et un fauteuil de fer – non pas un trône, mais un fauteuil-piège qui servait aux
cérémonies en l’honneur de Bacchus que l’archiduc organisait pour ses hôtes de passage.
Les parchemins précieux se trouvaient dans la huitième vitrine. La neuvième contenait
les exotica : parures de plumes indiennes d’Amérique du sud, dont une coiffe attribuée au
roi de Mexico Mentezuma, oiseaux de paradis taxidermisés et portraits de missionnaires
indiquant par qui ces objets furent collectés et ramenés en Europe, une Vierge à l’Enfant
en plumes d’oiseaux exotiques (colibri, ara). La dixième vitrine contenait des objets
d’origine française, comme un coffret d’ivoire, des objets réalisés au tour, des coffrets
vénitiens et des cors africains. La onzième contenait des curiosa, objets ayant tous une
histoire particulière : une bûche pétrifiée tandis qu’un paysan, qui voulait la fendre, jura
sur un saint ; la corde avec laquelle Judas se pendit, dérobée à Saint-Pierre de Rome
pendant le sac de 1528 ; un bois de cerf qui, accroché au mur de la maison d’un juif, se mit
à suer du sang pendant un Vendredi saint ; des objets talismaniques antiques, des idoles
miniatures, etc. Les vitrines suivantes montraient des objets en albâtre, en verre noire de
Venise, en corail, en bronze (des figures antiques et modernes), en céramique (d’Europe
et d’Extrême-Orient), des monnaies et médailles de tous âges, des gemmes et des anneaux.
Dans un petit meuble en ébène contenant les monnaies romaines d’or, un compartiment
secret dévoilait deux racines de mandragore en forme d’homme et de femme allongés
sur un lit de taffetas bleu. Ces coffres contenaient également d’autres petits objets et
babioles comme des objets en ivoire faits au tour, des émaux, et même un noyau de cerise
sculpté, comme ceux de Properzia de’ Rossi, une sculptrice dont c’était la spécialité. La
dix-huitième vitrine exhibait un lot d’armes exotiques et ornées. Dans les suivantes, des
objets ramenés des Indes orientales ou occidentales, de Turquie et de Russie, mais aussi
d’Extrême-Orient, comme des tentures murales chinoises, côtoyaient une statuette de
Saint-Jacques rapportée de Compostelle, de vieux jeux et jouets, comme une boite
remplie d’insectes dite « Boite trembleuse d’Ambras », qui, si on l’agitait, semblait
animée d’une vie fantastique et grouillante, ou enfin des cires modelées vénitiennes, telles
un portrait de Ferdinand jeune, par Francesco Segala. Enfin, dans la dernière vitrine se
trouvaient des objets en bois, typiques de la production tyrolienne. Outre les vitrines, des
tiroirs s’ouvraient sur des cartes, des estampes et des manuscrits (dont une page
magnifiquement calligraphiée à l’orteil par Thomas Schweicker, 1575), et aux murs était
accrochée une riche collection de portraits : ceux de la famille dynastique d’Autriche,
d’abord, puis des portraits de rois, enfin d’hommes illustres, enfin de nobles et élégantes
dames de la cour ou de gens difformes. Pour finir, au plafond étaient suspendus toutes

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sortes d’animaux : crocodiles, serpents, os de géants (en fait de mammouth), défense de
poisson-scie ou de nerval et une célèbre ramure de vingt-deux cors, engagée dans le tronc
d’un chêne.
Le neveu de Ferdinand, l’empereur Rodolphe II, constitua dans son château de Prague, lui
aussi, un fabuleux cabinet de curiosités, célèbre à cause de la réputation de l’empereur,
qui a longtemps été considéré comme un rêveur, voire un fou, enfermé à longueur de
journées dans son cabinet, enivré par les valeurs des alambics de son laboratoire
d’alchimie. On conserve sa clochette de bronze ornée de figures cabalistiques
inquiétantes, qui était probablement un objet utilisé pendant certains rites occultes. Dans
le cabinet d’art de Rodolphe, les peintures et les sculptures, que l’on considère aujourd’hui
comme de véritables chefs-d’œuvre, étaient mélangées aux curiosa et aux naturalia sans
ordre apparent, dans quatre salles, trente-sept vitrines plus d’autres meubles, coffres,
étagères à tiroirs etc. Parmi les plus notables, des « pierres de tonnerre », des boîtes
d’objets ferreux provenant de l’Arché de Noé, un voile tombé du ciel en Hongrie, des
horloges-automates, etc.
Les cabinets de merveilles évoluent au XVIIe s. D’une part, ils ne sont plus l’apanage des
seigneurs, mais les bourgeois et les savants en constituent également. D’autre part, ils se
spécialisent. Le cabinet de Ferrante Imperato, à Naples, en est un bon exemple ; connu à
travers une description intitulée Museo d’historia naturale, il était le fruit des recherches
en zoologie et botanique de ce riche pharmacien. Petit à petit, la confrontation des
merveilles de la nature et de l’art humain a tendance à laisser la place à une séparation
entre les collections d’histoire naturelle, comme ici, et les collections d’objets d’art,
séparation qui s’imposera finalement au XVIIIe s. L’association de la nature et de l’art, qui
constitue le propre de la forme du savoir du XVIe s., et qu’on trouve dans les grotesques,
les grottes artificielles et les cabinets des merveilles, devient une figure du passé.

c) Le désir de posséder
Naissance des collections d’art
Les studioli du XVe siècle formaient une sorte d’autoportrait disséminé dans une pièce
secrète, intime, où les princes s’entouraient des signes de leur savoir. Mais c’est aussi là
qu’ils conservaient leurs objets précieux – non pas leur argent, mais leurs collections de
raretés, d’antiques et de merveilles. Au XVIe s., les cabinets des merveilles étendent ce
principe en même temps que les collections se développent. Pourquoi les seigneurs et les
princes collectionnent-ils de tels objets ? La culture humaniste et livres comme Le
courtisan de Castiglione valorisent l’image du prince-lettré, autant à l’aise sur le champ de
bataille que face à la peinture ou à un camée romain. On voit cette articulation représentée
déjà dans le tableau de Vittorio Carpaccio, La vision de s. Augustin, peint en 1502, on voit
le saint (peut-être un portrait du cardinal Bessarion) dans son studiolo, dont les étagères
sont garnies d’objets antiques ou modernes, même si la disposition ne ressemble pas
vraiment à celle d’un cabinet des merveilles. Tout au long du XVIe s., les collections
d’antiques se multiplient et s’agrandissent, dont les plus connues sont celles de Laurent
le Magnifique à Florence et celle des papes au Vatican, commencées par Paul II dans les
années 1460 et ouvertes au public par Sixte IV (collections du Capitole, 1471) ; Jules II fait
aménager par Bramante son jardin du Belvédère spécialement pour y disposer ses
antiques, dont le Laocoon, fameuse sculpture hellénistique, mentionnée par Pline
l’Ancien entre autres, et qui, selon Vasari, aurait été trouvée lors d’une fouille par Michel-
Ange lui-même en 1506. Parallèlement, les propriétaires de ces collections d’antiques
commencent à acheter aux peintres connus de leur temps des tableaux, non pas parce

16
qu’ils en auraient besoin comme d’un nouveau lit ou d’un costume, mais par désir de
posséder des œuvres de ces célébrités. Ainsi, à Venise, le patricien et cardinal Domenico
Grimani, patriarche d’Aquilée, possédait une gigantesque collection d’antiques
(sculptures, médailles) mais aussi une belle collection de peintures, constituée dans les
années 1510-1520, comprenant notamment deux Giorgione, un Bellini, deux Léonard et
des dessins de Raphaël, ainsi que des peintures de Jérôme Bosch, Hans Memling, Joachim
Patinier.
Les tableaux de Jérôme Bosch sont intéressants à plus d’un titre mais ce que nous
retiendrons ici, c’est que leur style même en faisait des curiosités à la fois dignes des
cabinets des merveilles et des peintures dignes des meilleurs peintres. Le parcours du
Jardin des délices est exemplaire à ce titre. Le triptyque est probablement une commande
du duc de Bourgogne Philippe le Beau en 1504, qui lui commande un Jugement Dernier.
Mais le duc meurt en 1506 et Bosch change le sujet du panneau principal, peut-être parce
que son retable reçut une autre destination comme une chapelle ou un édifice privé. En
1517 le tableau est décrit dans le Palais des Nassau à Bruxelles. Il est la propriété d’Henri
III de Nassau (1483-1538) depuis 1504. Nommé gouverneur de Hollande, de Zélande et
de Frise par Charles V en 1515, Henri est collectionneur, proche de Jan Gossaert (Mabuse),
représentant des italophiles à la cour de Bourgogne. Henri III est réputé assez distant de
la chose religieuse, et si c’est lui qui a commandé le triptyque de Bosch, cela peut expliquer
le changement iconographique : au lieu d’un menaçant Jugement Dernier, il aurait préféré
une vision paradisiaque plus originale. Le triptyque de Bosch faisait partie d’une
collection de mirabilia : un lit pouvant contenir 50 personnes, un météorite tombé près
du comte de Nassau, des chefs-d’œuvre de peinture. En 1567, le duc d’Albe, gouverneur
des Pays-Bas pour le roi d’Espagne, le confisque aux héritiers de Nassau, et le tableau finit
à l’Escurial en 1593, dans les collections de Philippe II. Perdant totalement sa fonction
religieuse, le triptyque devient le prototype d’un genre qui faisait fureur de Madrid à
Prague, les « boscheries », tableaux à la façon de Bosch.
Un changement similaire de fonction affecte le Martyre de s. Maurice du Greco. Comme
on l’a vu, le tableau était une commande de Philippe II pour une chapelle de l’Escorial.
Mais jugé inconvenant du point de vue de la Contre-Réforme, il fut finalement placé, lui
aussi, dans les collections de peinture. Pour marquer ce changement de fonction et de
regard, on découpa la lunette supérieure (où étaient représentés des anges) afin de le
« transformer » en tableau rectangulaire, plus en accord avec les autres tableaux de
chevalet de la collection.
Entre le début et la fin du XVIe siècle, deux phénomènes nouveaux apparaissent donc.
Premièrement, au regard dévotionnel ou politique accordé aux images s’ajoute
dorénavant un regard esthétique, favorisé par la culture humaniste, qui accorde autant
d’intérêt au fond qu’à la forme et privilégie les œuvres à sujet profane, voire
mythologique ; et quand il s’agit d’œuvres à sujet religieux, comme le tableau du Greco, le
regard esthétique apprécie surtout les inventions formelles du peintre. Deuxièmement :
les œuvres ne sont plus seulement commandées directement aux peintres ou aux
sculpteurs, elles sont achetées à d’autres propriétaires. En effet, le prestige de peintres
comme Raphaël ou Titien, qui remplit leur carnet de commandes, les invite à faire jouer
la concurrence entre les commanditaires prestigieux, et attise leur désir de posséder leurs
peintures, même si c’est après leur mort (pour Raphaël qui meurt en 1520), même si leurs
œuvres ont été peintes pour d’autres. Par exemple, à la fin du siècle, Rodolphe II, qui a
constitué un grand cabinet des merveilles, qui a attiré à Prague les meilleurs peintres et
artisans d’Europe, achète aussi massivement beaucoup de tableaux, parfois anciens. Il
avait deux tableaux célèbres de Dürer (Le martyre des dix mille et La fête du rosaire,

17
commandé en 1506 par l’empereur Maximilien Ier, et acheté par Rodolphe en 1606), des
tableaux de Holbein et de Cranach. Il aimait particulièrement la peinture italienne : il
acheta plusieurs tableaux de Correggio (Io, Danaé, Léda, Ganymède), de Titien, de
Raphaël, des bronzes de Giambologna, etc.

La féminisation de la peinture
Un autre phénomène qui affecte particulièrement la peinture du XVIe siècle doit être ici
remarqué. Il s’agit de la féminisation de la peinture. Précisons : les représentations de
femmes nues deviennent monnaie courante dans les collections princières, comme le
montre le tableau de Titien par exemple, offert à Rodolphe II par le cardinal (!) de
Montalto en 1600. Ajoutons tout de suite qu’il ne faut pas voir là, comme on le lit souvent,
une manifestation de l’amélioration du statut des femmes à cette époque, qui apparaitrait
à travers une « libération » de leur corps. Même si les femmes bourgeoises travaillent la
plupart du temps, la culture humaniste a tendance à leur assigner un rôle surtout
maternel et domestique. Ainsi Leon Battista Alberti, dans son livre sur La famille,
explique-t-il qu’on louerait assez sa femme et « qu’elle gagnerait notre respect si elle
s’occupait avec les hommes au marché, mais en dehors de la vue publique ». Le regard
devient une propriété masculine. Et si on incitait les femmes de noble naissance à recevoir
une bonne éducation, et si certaines furent célébrées comme Isabelle d’Este, elles
n’avaient pas accès aux mathématiques ni à la rhétorique, c'est-à-dire aux arts libéraux,
ni aux charges publiques. A Florence, contrairement aux siècles précédents, une femme
mariée donne ses biens avec son corps à son mari. Elle est dorénavant un bien parmi
d’autres. Quant à la femme de cour, dont Castiglione fait apparemment un portrait flatteur
et émancipateur, elle est surtout destinée à être un ornement, un embellissement,
notamment par sa parure, ses habits et sa grâce. Mais elle doit s’en tenir à une certaine
modération dans ses prises de parole, elle doit conjuguer vivacité d’esprit et modestie,
propos agréables et discrétion, et doit « arriver jusqu’à certaines limites, sans toutefois
les dépasser ». L’historienne Joan Kelly-Gadol, dans son article « Les femmes ont-elles eu
une Renaissance ? », conclut par la négative : les femmes ont perdu globalement du
pouvoir, c'est-à-dire de la capacité à participer à la vie publique, à être maîtresses de leur
vie. « Toutes les avancées de l’Italie de la Renaissance », écrit-elle, son économie
protocapitaliste, ses États, et sa culture humaniste, ont travaillé à modeler la femme noble
en un objet esthétique : décorative, chaste, et doublement dépendante – de son mari aussi
bien que du prince. »2
Si les portraits des femmes de haute noblesse que Titien, Raphaël, Hans Holbein et tous
les autres peintres du XVIe siècle les montrent dans leur rôle de femme parfaite aux yeux
de la société, il en va autrement des figures nues que ces mêmes peintres vendaient à leurs
clients masculins, les époux des premières. L’antiquité, la mythologie et la culture
humaniste ont servi de cadre encourageant et justifiant ce type de descriptions du corps
féminin nu. La Danaé de Titien est ainsi une figure mythologique, une princesse d’Argos,
dont Zeus s’éprend ; il se transforme en pluie d’or et la féconde. De leur union naitra le
héros Persée. Tous les nus féminins ont ainsi un sujet antique. Mais ne s’agit-il pas d’un
prétexte pour assouvir le désir sensuel du regard masculin ?
Revenons à la cour de Prague, qui fournit un bon exemple. L’empereur Rodolphe II, dont
nous avons vu la réputation de personnage étrange, était également connu pour n’avoir

2Joan Kelly-Gadol, « Did Women Have a Renaissance ? » [1976], dans R. Bridenthal, C.


Koonz, S. Mosher Stuard (éds.), Becoming Visible: Women in European History, Boston,
Houghton Mifflin, 1987, p. 197.

18
jamais été marié et entretenir plusieurs maîtresses. Un romancier anglais, John Barclay,
affirme dans Euphormionis Lusinini Satyricon (1605-7), de manière voilée, la relation
entre le goût de l’empereur pour les femmes et son goût pour les peintures de femmes
nues. Le protagoniste est à la cour du roi Aquilius (alias Rodolphe II). Il observe de
nombreuses peintures de femmes belles à souhait. S’interrogeant sur ces images, on lui
répond :
« Sachez d’abord qu’il n’y a rien de plus actif que cette solitude d’Aquilius. Quand
sa luxure a imprimé dans son âme les images féminines les plus séduisantes, il les
traduit toutes sur une toile à l’aide de savantes couleurs : suivant les
particularités de son imagination, il confesse son désir dans le tableau. Ensuite, la
bande de ses concubines est appelée, en même temps que ces vierges qui
estiment fort l’occasion de se dépouiller de ce titre sous le signe d’Aquilius. Il juge
de la beauté des femmes d’après le plaisir que lui donne l’image qu’il a peinte, et
celle que la nature a faite la plus semblable à cette beauté se voit accorder la
fortune de deux ou trois nuits. S’il brûle toujours d’amour avec encore plus de
violence pour une personne, s’il expire son âme plus délicieusement dans ses
étreintes, il décide de ne pas ajouter sa statue sur les rostres, mais plutôt
d’accrocher son portrait, tracé de sa propre main, dans sa chambre. »
Le roman est satyrique et s’appuie sur des modèles antiques, comme la description du
palais de Tibère à Capri, lieu de plaisirs, par Suétone. Néanmoins, la satyre, écrite par un
jésuite acteur de la Contre-Réforme, prend appui sur la luxure supposée de Rodolphe II et
son goût remarqué pour les peintures de nus féminins, comme la moitié de ses tableaux
de Spranger ou cette Vénus couchée de Dirck de Quade von Ravesteyn, dont beaucoup
d’historiens de l’art affirment qu’il s’agissait d’une de ses maîtresses. Surtout, il s’appuie
sur une idée communément partagée à l’époque : les peintures de femmes nues sont
excitantes pour le regard des hommes. Giovan Battista Lomazzo, dans son Traité de la
peinture (1584, II, 1), explique par exemple (mais il n’est pas le premier ni le dernier) que
la peinture a la faculté de provoquer chez le spectateur des sentiments identiques à ceux
représentés dans les personnages ; ainsi un tableau « fera sûrement rire avec ceux qui
rient, pleurer avec ceux qui pleurent […} ; et de surcroît, s’étonner avec ceux qui
s’étonnent, désirer d’avoir pour femme une belle jeune fille quand on la voit nue […] ».
Beaucoup de peintures de femmes nues étaient accrochées dans les chambres à coucher.
Elles stimulaient les époux pendant l’amour – même si, disent les textes de l’époque, il
s’agissait évidemment de faire l’amour pour procréer uniquement. Selon le médecin
Giulio Mancini, auteur des Considérations sur la peinture (1614) :
« Les objets lascifs doivent être réservés aux pièces intimes, et le père de famille doit les
maintenir voilés et ne les découvrir que lorsqu’il s’y retire avec son épouse, ou avec un
proche qui ne risque pas de s’en offusquer. Des tableaux lascifs de ce genre conviennent
aux chambres où l’on honore sa femme ; car leur vue est propre à susciter l’excitation et
l’engendrement de beaux enfants, aimables et sains… non parce que l’imagination
s’exerce sur le fœtus, qui est d’une matière différente de celle de la mère et du père, mais
parce que chaque parent, contemplant l’image, imprime dans la semence une constitution
similaire : celle observée dans le personnage… Ainsi, la vue d’objets et de personnages de
ce type, bien faits et de bonne constitution, représentés en couleurs, est une grande
ressource en pareilles occasions ; mais ils ne sauraient être exposés aux yeux des enfants,
des femmes non mariées, des étrangers ou des personnes trop délicates… »
Ce texte surprenant pour notre science contemporaine, doit être replacé dans le contexte
d’une époque où l’image est considérée comme réellement efficace. Ainsi, voir l’image
d’une femme nue ou voir une femme nue, c’est la même chose. Mieux : l’image s’imprime

19
dans l’esprit du spectateur ou de la spectatrice et, pendant la conception, donne une forme
au fœtus en gestation. C’est pourquoi, explique Montaigne dans ses Essais (I, 21), une
femme qui avait vu un tableau représentant Saint Jean-Baptiste, hirsute, barbu et couvert
d’un vêtement de poils, enfanta d’un garçon barbu !

Le nu féminin dans la peinture vénitienne


Les peintres vénitiens, à commencer par Titien, deviennent les spécialistes au XVIe siècle
des nus féminins destinés à orner les chambres nuptiales ou les cabinets privés des
princes, comme celui de Rodolphe II. La Vénus d’Urbino est emblématique de cette
catégorie. En 1538, le duc Guidobaldo della Rovere, duc d’Urbino et de Camerino, écrit à
son agent vénitien au sujet d’un portrait et de la « donna nuda » qu’il a commandés à
Titien. Il s’agit vraisemblablement de cette Vénus, qu’il avait peut-être commandé après
son mariage en 1534. Son épouse n’avait alors que 10 ans et il a peut-être attendu sa
puberté pour commander le tableau et ainsi entreprendre le projet d’une descendance.
Vénus regarde le spectateur en souriant et se caresse le sexe. Elle est allongée sur un lit,
où un petit chien (à la mode chez les Vénitiennes de l’époque) se repose. Le fond permet
de voir un décor de palais vénitien, et deux servantes rangent des affaires dans un coffre,
semblable à ceux qu’on offrait traditionnellement en cadeau de mariage. Parfois, des
figures de femmes nues étaient peintes à l’intérieur du couvercle du coffre. Cachées au
regard, ces peintures associaient la femme à ses vêtements, c'est-à-dire aux propriétés du
mari. Mais Titien expose le corps de la femme. Vénus est représentée comme une
Vénitienne contemporaine. Il reprenait en fait une invention de son collègue Giorgione,
réalisée vers 1507, peut-être sur commande du Vénitien Girolamo Marcello (chez qui le
tableau se trouvait en 1525) à l’occasion de son mariage. La Vénus de Giorgione est nue
également, mais dort et sa main est moins active : elle est surtout pudique. Le décor
pastoral place la figure dans un environnement mythologique. Titien augmente donc
considérablement la charge érotique de sa Vénus non seulement par l’activité de sa figure,
mais aussi par le décor qui l’actualise et en fait une figure plus vivante aux yeux du
spectateur.
Il faut noter encore que, chez Titien comme chez Giorgione, le corps de la figure nue se
déploie sur toute la largeur du tableau ; placée au premier plan, tout près du bord, elle se
confond quasiment avec la surface de la toile. Cette identification de la peinture à la figure
nue est intentionnelle : chez les peintres vénitiens et leurs admirateurs, la figure de
femme nue devient la métaphore de la belle peinture. Un contemporain de Titien, Antonio
Persio, écrit que ce maître des couleurs avait besoin que son esprit « pénètre dans l’objet,
homme ou femme, qu’il avait à peindre ». Peindre était non seulement conçu comme un
acte de pénétration, au-delà des apparences, de l’esprit des personnes à portraiturer ;
mais la métaphore de la pénétration indique également que la peinture était conçue
comme un acte masculin, et le tableau, comme un objet féminin. Marco Boschini, un lettré
vénitien de la fin du XVIe s., parle par exemple du coup de pinceau « viril » des peintres
comme Titien ; Pietro Aretino, dans sa pièce Le raisonnement de Nanna et d’Antonia
(1534), raconte l’histoire de l’initiation d’Antonia par une prostituée à la retraite, Nanna ;
dans une scène de rencontre sexuelle, le sexe de l’homme se transforme en pinceau, qu’il
agite en tournant dans la femme « comme dans une coupe de couleur ». Dans l’obstétrique
de l’époque (mais puisant dans des sources antiques, en particulier Aristote), la femme
est considérée comme de la matière passive recevant la puissance fertilisante de l’homme,
qui possède aussi la « forme » de la génération, c'est-à-dire l’essence du corps et de l’esprit
humains, qui se transmettent au fœtus. Enfin, dans le débat de l’époque entre Florentins
et Vénitiens, le dessin est qualifié de « masculin » et la couleur de « féminine ». C’est

20
pourquoi Vasari appelait le dessin le « père » des trois arts » ou c’est pourquoi Michel-
Ange, voyant une autre version de la Danée de Titien à Rome en 1545, jugea qu’elle
manquait de dessin et d’art : elle était trop dominée par la couleur, trop féminine.
Titien et les peintres vénitiens, assumant leur talent pour le coloris, qui selon leurs
admirateurs comme Pietro Aretino ou Ludovico Dolce, s’exalte dans l’incarnat, le rendu
de la peau, développent donc le nu féminin comme une affirmation des qualités propres
à la peinture elle-même. Ce faisant, ils peignent une image de la femme comme objet de
désir pour le pinceau et le regard masculins.

Que le nu féminin soit devenu synonyme de peinture dans le contexte vénitien est montré
par un autre exemple. Giorgione, qui inaugura la série avec la Vénus de Dresde, était aussi
l’auteur d’un tableau (perdu) représentant Saint Georges ; d’après Paolo Pino, qui le décrit
dans son Dialogue de peinture (1548), le tableau montrait une invention étonnante : grâce
aux reflets de son bouclier, posé contre un arbre, et d’une source à laquelle il s’arrête pour
boire, le personnage était visible de tous les côtés en même temps. C’était une façon de
répondre aux partisans de la sculpture, qui reprochaient à la peinture de ne montrer
qu’un aspect des objets ou des personnes représentées, tandis qu’on pouvait faire le tour
d’une ronde-bosse et donc la voir sous tous les angles. Giorgione montrait à sa manière
que cette possibilité était aussi offerte aux peintres. Or, dans les sources postérieures,
chez Vasari (1550), le Saint Georges devient un « nu à la source », et chez Lomazzo (1590),
il devient la « peinture nue dans la source » : l’expression de Lomazzo, « pittura ignuda »,
est ambiguë : s’agit-il de la représentation de la femme nue en peinture, ou de la peinture
elle-même, mise à nu et prise à sa source, dans ses fondations ?
Titien aura l’occasion de reprendre l’invention de Giorgione mais en l’adaptant à
l’évolution de la peinture et de sa théorie dans la seconde moitié du XVIe s.
Entre 1553 et 1559, le peintre vénitien exécute pour Philippe II une série de tableaux
mythologiques qu’il appelle dans une lettre des « poésies », insistant par là sur leurs
sources littéraires, dans l’esprit humaniste du temps. Il faut dire que depuis le début des
années 1550, Titien ne peint quasiment plus que pour la famille régnante : d’abord pour
Charles Quint, puis pour son fils Philippe II. Sa production est énorme : cela représente,
en 25 ans, à peu près 70 tableaux peints pour eux et leurs proches, les diplomates etc.
Titien avait été anobli par Charles Quint, qui ne lui demandait presque que des portraits
ou des sujets religieux. Philippe II au contraire a un penchant pour l’art profane et il aime
les tableaux mythologiques de Titien. Cette situation de quasi monopole des commandes
à Titien garantit à Philippe II un prestige immense, puisque c’est le seul à détenir les
œuvres récentes du peintre le plus connu d’Europe ; en retour, Titien reçoit une grande
liberté de thèmes et de traitement. Ce qui compte avant tout pour Philippe II, c’est que ces
tableaux soient signés de Titien.
Les tableaux devaient décorer un cabinet, une sorte de mini-collection de tableaux
mythologiques, qui devaient être une dizaine, et se répondre deux à deux. En fait, il semble
que Philippe II n’ait jamais construit le cabinet et que les tableaux n’aient jamais été
réunis. Le thème des tableaux était tiré des Métamorphoses d’Ovide et centralisé sur les
amours de Jupiter : l’occasion de montrer de belles femmes nues, pour lequel Titien était
déjà réputé maître. Après la Vénus d’Urbino, il avait peint pour le cardinal Farnese une
Danaé en 1544, la même que vit Michel-Ange l’année suivante à Rome. C’est en faisant une
Danaé calquée sur le modèle Farnese que Titien commence sa série pour Philippe II en
1553.
Titien, Danaë du Prado

21
La jeune fille est sur un lit, allongée du même côté que la Vénus d’Urbin ; il y a le même
genre de rideau rouge au-dessus d’elle ; tout le groupe de droite a été modifié, et la
position des jambes de la jeune fille aussi ; elle ne regarde plus le spectateur, mais la pluie
d’or qui lui tombe entre les jambes. L’appel visuel et provocateur du regard de Vénus a
disparu, mais le tableau gagne encore en érotisme, puisque la jeune femme est maintenant
en train littéralement de faire l’amour avec le dieu métamorphosé.
Du point de vue stylistique, ce qui change le plus ici de la Vénus d’Urbino, ce sont les nuées,
cette espèce d’atmosphère tactile qui a tendance à décomposer les objets et leurs contours
et à produire une forte impression de planéité. En même temps que cette décomposition
des formes, les couleurs aussi sont plus entremêlées : elles ne sont plus aussi nettes et
vives qu’auparavant, elles jouent des nuances ; on voit que l’éclat chromatique compte de
moins en moins pour Titien et que ce compte de plus en plus, c’est la façon de faire vibrer
la surface par de petites touches nerveuses. Titien était réputé peindre avec des pinceaux
de plus en plus gros et finir par des touches appliquées au doigt : le contact physique entre
le corps du peintre et sa peinture se transmet au spectateur par une intensification tactile
et érotique de la représentation.
Le pendant de la Danaé est Vénus et Adonis. Adonis est un jeune chasseur dont Vénus
s’éprend ; elle essaye de le dissuader d’aller à la chasse parce qu’elle a peur que les bêtes
sauvages ne le tuent, mais lui ne l’écoute pas et il se fait tuer par un sanglier. Ensuite Vénus
le transformera en anémone. A première vue, la facture est très différente de la Danaé, la
thématique aussi. En fait il s’agit ici de pendants qui s’opposent : un dieu est amoureux
d’une mortelle, une déesse est amoureuse d’un mortel ; un intérieur-prison, un extérieur-
paysage ; un amour heureux, un amour malheureux ; le corps de Danaé vu presque de
face, le corps de Vénus vu presque de dos.
Ce jeu d’oppositions n’est pas secondaire : Titien, dans une lettre à Philippe II, explique
que les deux tableaux (Danaé et Vénus et Adonis) doivent être placés dans le cabinet l’un
face à l’autre, et que son idée est de montrer le corps féminin par devant et par derrière :
« Et puisque la Danaé que j’ai déjà envoyée à Votre Majesté se présentait
entièrement sur le devant, dans l’autre poesia j’ai voulu changer et la montrer du
côté opposé, afin de rendre plus agréable à la vue le cabinet dans lequel elles
seront placées. »
Si bien qu’on comprend dès lors le vrai point commun entre tous les tableaux du cabinet
de Philippe II : il s’agit à chaque fois de représenter le corps féminin sous un angle
différent. Mais, dans chaque cas, le personnage féminin est une figure du désir et chaque
tableau peut être vu comme une variation voyeuriste sur les violentes réactions que
suscite la beauté féminine.
Persée et Andromède, Wallace coll.
Comme dans les autres tableaux, la scène est tirée des Métamorphoses d’Ovide ; elle est
liée à la Danaé puisqu’on voit ici l’exploit de son fils, Persée, délivrant Andromède du
méchant dragon. Comme à chaque fois, il y a un héros habillé et une héroïne nue ; mais ici
celle-ci est vue complètement de face, d’une blancheur éclatante, qui contraste d’autant
plus avec Persée vu en raccourci, sombre, au second plan. De plus, Andromède est
enchaînée au rocher, puisqu’elle était condamnée à être dévorée par le dragon que
combat Persée. Mais pourquoi nue ? Ovide ne dit rien de cette nudité. C’est que cette
nudité s’adresse moins au monstre marin qu’au spectateur.
Diane et Actéon
Dans ce tableau, Actéon est un chasseur qui poursuivant un cerf, pénètre
malencontreusement dans la clairière où la chaste Diane et ses nymphes se baignent.
Réaction de Diane (voir plus bas) : elle transforme Actéon en cerf et envoie ses propres

22
chiens à sa poursuite, le chasseur devient la proie. Le moment de la métamorphose en tant
que telle n’est pas représenté. C’est le moment précédent : l’intrusion par erreur d’Actéon
dans l’intimité de Diane, la découverte de la faute de Callisto. Cependant dans Diane et
Actéon la suite de l’histoire est présente sous formes d’allusions : le crâne de cerf sculpté
dans le pilier, et le petit chien qui aboie contre Actéon. C’est significatif de la tonalité que
donne Titien à l’épisode mythologique : il est réduit à une scène de voyeurisme. Actéon
est la figure narrative du spectateur lui-même qui, pour le coup, est à l’abri de la fureur de
la déesse et peut regarder son corps et celui de ses nymphes tout à son aise.
La mort d’Actéon
Inachevé à la mort de Titien en 1576, ce tableau est la suite de l’histoire de Diane et
Actéon : on voit cette fois le jeune chasseur, transformé en cerf, harcelé par ses chiens et
poursuivi par la déesse qui tend son arc pour le frapper. L’homme animalisé est aussi
dénudé, tandis que la déesse vengeresse, qui refuse justement le regard masculin porté
sur son corps à son insu, s’est rhabillée (Titien laisse malgré tout un sein visible par le
décolleté de sa robe). La chasse à l’arc est une vieille métaphore sexuelle, qu’on retrouve
au Moyen Âge par exemple. Ce tableau est l’exception qui confirme la règle : quand la
femme n’est pas soumise au désir et au regard de l’homme, elle est active, habillée et
agressive et constitue une menace pour sa virilité ou son humanité même.

23
Conclusion générale
Entre le XVe et le XVIe siècle, peut-on dire, comme l’affirme Hans Belting dans Image et
culte, que l’on assiste au passage d’une « ère de l’image » à une « époque de l’art » ? Par
« ère de l’image », il entendait une époque dominée par la « culture de l’imago » (J.-C.
Schmitt), c'est-à-dire une conception chrétienne de l’image, où le regard porté sur les
images matérielles était essentiellement dévotionnel : un moyen d’entrer en
communication avec Dieu. Et on a vu effectivement l’importance de cette culture de la
dévotion au XVe siècle. Par « époque de l’art », il signifie que les images sont dorénavant
perçues comme des œuvres d’art, c'est-à-dire envisagées comme des manifestations
matérielles de la beauté. Et il est vrai que sous l’action conjuguée de la culture humaniste,
qui valorise l’antiquité, sa littérature, ses sculptures et ses peintures, et du
protestantisme, qui interdit tout usage dévotionnel des images mais accepte leur
utilisation didactique ou leur réception esthétique, le nombre d’œuvres mythologiques,
profanes, se multiplient au XVIe siècle. Mais plutôt que de parler de succession linéaire
entre l’image et l’art, il vaut mieux dire qu’un regard esthétique s’ajoute au regard
dévotionnel. Celui-ci ne disparaît pas en effet : la Contre-Réforme affirme au contraire la
nécessité des images pour le culte divin, au grand dam des protestants. Le regard
esthétique ne concerne pas forcément les sujets profanes ; on l’a vu par exemple avec le
Martyre de s. Maurice du Greco ou la Nature morte avec le Christ chez Marthe et Marie de
Pieter Aertsen, les spectateurs du XVIe siècle pouvaient aussi mettre le thème religieux
au second plan pour admirer la virtuosité des peintres. Mais les thèmes profanes, et en
particulier mythologiques, donnent prétexte aux peintres comme Titien pour affirmer
l’attrait que confère leur peinture en passant par une érotisation des figures.
Cette érotisation est un phénomène qui touche la plupart des peintures et des sculptures
du XVIe siècle. Elle affecte également les figures religieuses chez les peintres ou les
sculpteurs maniéristes, à commencer par les nus de Michel-Ange de la chapelle Sixtine,
mais on peut le voir aussi chez Parmigianino ou Bronzino. Son Noli me tangere est
typique de la façon dont les peintres de la « maniera moderna » florentine soumettent le
sujet religieux à une recherche formelle de la grâce qui transforme ici le Christ en danseur
élégant et presque entièrement nu. C’est précisément cette érotisation des formes et ce
regard esthétique qui sont critiqués par les auteurs de la Contre-Réforme, surtout quand
il s’agit de thèmes religieux. Pour prendre un mot de l’époque, ce genre de représentation
manquait à leurs yeux de « convenance », c'est-à-dire que le rapport entre la forme et le
fond n’était pas approprié. Cela ne signifie pas que les œuvres mythologiques et érotiques
disparaitront par la suite, au contraire. Les peintres de la Contre-Réforme auront pour
tâche de différencier leurs modes d’expression : pieux et édifiant quand il s’agit de thème
religieux, charnel et audacieux pour les sujets mythologiques.
Reste qu’entre le regard dévotionnel et le regard esthétique du XVIe siècle, il demeure un
trait constant : la puissance de l’image. Qu’elle incite les fidèles à la compassion devant la
souffrance du Christ ou des martyrs, ou à la passion amoureuse devant les amours de
Jupiter et les malheurs d’Andromède, l’image conserve sa portée magique : elle agit sur le
spectateur. Ce n’est qu’au cours du XVIIe siècle que cette puissance des images
s’amenuise : la magie naturelle laisse la place à l’histoire naturelle et les images ne sont
plus pensées que comme des représentations, distantes des choses elles-mêmes, et qui
n’agissent plus sur ces dernières.
Enfin, autre trait commun : l’exclusion des femmes des positions actives, aussi bien dans
la société que dans les images. Alors que le Moyen Âge connaissait des ateliers mixtes
d’enlumineurs et d’enlumineresses, les femmes peintres ou sculptrices sont rares aux

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XVe-XVIe s. Celles qui réussissaient à se faire un nom, comme la sculptrice Properzia de’
Rossi, la portraitiste Sofonisba Anguissola, invitée à la cour de Philippe II ou Lavinia
Fontana, une des peintres les plus réputées de Bologne, furent pourtant célébrées à leur
époque. Mais elles apparaissaient comme des merveilles, à l’instar de celles qui
remplissaient les cabinets des princes, ou à l’instar de la jeune Antonietta Gonsalvus ou
Gonzales, peinte par Lavinia Fontana vers 1595 : cette jeune fille, atteinte d’hypertrichose
comme son père, née à Fontainebleau, connut une vie de cour européenne ; loin d’être
marginalisée, elle était considérée comme une merveille vivante. Le grand savant bolonais
Ulisse Aldovrandi la rencontra en 1594 à Bologne où Antonietta faisait partie de la
compagnie de la marquise Isabella Pallavicina, et c’est probablement à cette occasion que
Fontana fit également son portrait. Aldovrandi la décrira plus tard dans son Histoire des
monstres (1642), un vaste catalogue des merveilles du corps.
Au XVIIe, et plus encore au XVIIIe s., la situation des femmes peintres a tendance à se
normaliser en même temps que leur nombre augmente, et certaines entrent même à
l’Académie royale. Mais ce sera au prix d’un certain renoncement : la masculinisation du
regard et du métier d’artiste obligera en effet les femmes peintres à négocier avec les
codes esthétiques de leurs collègues masculins, plus nombreux, quitte à critiquer parfois
les stéréotypes qui s’étaient mis en place concernant le nu féminin, image de la femme
idéale, c'est-à-dire belle et passive. Le tableau de Suzanne et les vieillards, peinte par
Artemisia Gentileschi en 1610, où Suzanne a l’air vraiment effrayée par les avances des
deux vieillards lubriques, constitue un écart remarquable par rapport à une tradition
largement dominée par les hommes et la représentation complaisante d’une Suzanne
moins effarouchée. Ce tableau questionne, au fond, ce qui, de Titien à Picasso, constitue la
basse continue de l’histoire de la peinture européenne : l’articulation de l’art et du désir.

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