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N on content d’avoir hérité du siècle précédent les modèles « classiques » le xviiie siècle
en a également hérité les modèles galant et libertin. Rappelons la signification de ces mots. La
« galanterie », c’est la manière de sentir et de se comporter du « galant homme », qui est le
parfait honnête homme, mais doué de surcroît de qualités d’esprit, de distinction, et d’un art
raffiné de plaire et de se comporter en société. Le « libertin », c’est d’abord le libre-penseur,
puis, en un sens dû à la critique religieuse qui n’admet pas qu’on pense par soi-même, le
débauché. Les deux mots de « galant » et de « libertin » peuvent en outre se rejoindre dans la
mesure où un galant, en un sens péjoratif, peut être quelqu’un qui abuse de l’art de plaire pour
devenir un pur séducteur – nous y reviendrons.
2Le xviiie siècle a été prolifique en galanteries, au point qu’il en est resté deux « genres » qui
ont marqué l’histoire de la littérature et des arts : en peinture, celui des fêtes galantes
développé par Watteau, et en littérature, le roman libertin illustré notamment par Les Liaisons
dangereuses de Choderlos de Laclos. Ces deux courants, galanterie et libertinage, ont donc
constitué des phénomènes historiques majeurs.
La galanterie
3Rappelons aussi qu’au xviie siècle, la galanterie occupait une place culturelle considérable :
Louis XIV en avait fait l’esthétique de ses fêtes de Cour, et les comédies-ballets de Molière
ou encore l’opéra en revendiquaient le style. Louis XIV âgé avait eu beau s’en détourner, le
style galant n’avait pas pour autant disparu : par exemple, l’opéra-ballet de Campra intitulé
L’Europe galante date de 1697. Autre exemple : le dramaturge Dancourt a connu un grand
succès en 1704 avec sa comédie intitulée Le Galant Jardinier. L’intrigue en est simple : un
jeune homme veut plaire à une jeune fille et, pour cela, se déguise en jardinier pour préparer
incognito des petites fêtes qui montrent son goût et son esprit. C’était reprendre un schéma
qui avait été celui du Ballet de la galanterie, où Louis XIV avait en personne interprété le
personnage du galant, puis de plusieurs comédies de Molière.
4Il y avait donc une tradition bien ancrée et si le roi s’était tourné vers la dévotion, les Grands
de la Cour continuaient d’apprécier les divertissements galants. On organisait des bals
masqués dans les châteaux environnant Versailles et Paris, comme celui de Saint-Cloud, et
pour s’y rendre les participants embarquaient dans des bateaux qui suivaient la Seine, en ayant
déjà revêtu leurs costumes et masques. C’étaient des « fêtes galantes ». Après la mort de
Louis XIV, sous la Régence, qui fut un temps de plaisirs plus débridés, puis durant la
première moitié du règne de Louis XV, de telles fêtes se sont poursuivies. Elles ne
concernaient pas seulement les courtisans : des personnes de la bonne société les appréciaient
et en organisaient également, dans tout le pays. Il s’agissait de montrer que l’on savait
s’amuser joyeusement et avec distinction, pour afficher son appartenance aux élites sociales à
la mode.
5En ce qui concerne la création artistique, la galanterie implique ainsi trois domaines : la
peinture, le théâtre et l’opéra.
7Dans la classification des genres picturaux de l’époque, ne peindre que des sujets
immobiles, comme les natures mortes, était tenu pour le plus facile. Représenter une scène de
la vie quotidienne ou un paysage avec des personnages était plus difficile puisqu’il fallait y
inclure de la vie ; on appelait ces sujets des « scènes de genre ». Un portrait était plus noble
encore, parce qu’il reproduisait une figure humaine individualisée. Enfin, le genre le plus
élevé était la « peinture d’histoire », parce qu’elle représentait des actions remarquables de
grands personnages, que le sujet fût historique ou mythologique. Tout au sommet de la
hiérarchie, se trouvaient les tableaux d’histoire religieuse, tirés de la Bible et des Évangiles.
La peinture était alors censée rendre sensibles des situations et des événements qui portaient
une leçon morale ou religieuse, selon le principe contenu dans la formule latine : ut pictura
poesis. Comme la poésie, la peinture doit être capable de raconter une histoire frappante.
8Or, dans les fêtes galantes de Watteau, il y a bien des personnages, mais ils ne sont pas
individualisés ; on les voit en action, mais celle-ci n’est pas historique ; de surcroît, cette
action anecdotique (un bal, une fête, une promenade) n’est jamais individualisée au point que
l’on pourrait en dire le jour, le lieu et les participants. Les scènes de genre offrent donc des
sujets sans grandeur héroïque ni détermination spatio-temporelle précise, d’autant que les
personnages y sont souvent masqués ou costumés à la manière de la commedia italienne (en
Arlequin, Colombine, etc.). L’anecdote est presque indéchiffrable.
9Mais, même s’ils étaient réputés sans prestige, ces sujets plaisaient aux nobles et aux
bourgeois enrichis, notamment aux « financiers » alors en pleine expansion ; organiser des
fêtes galantes comme les aristocrates, puis en garder trace par des tableaux, par des panneaux
muraux chez soi, signalait leur élévation sociale ; on a même vu de tels motifs utilisés jusque
dans la décoration de portières de carrosses. Ces grands bourgeois étaient donc souvent férus
de peinture et ils ont garanti le succès de ce genre, illustré par Watteau, puis par des peintres
comme Lancret et Pater, ou encore par Fragonard, par exemple dans sa Fête à Rambouillet. Il
y a là un condensé de l’esprit galant du xviiie siècle. Nombre des grands peintres de l’époque
ont, à un moment ou un autre de leur carrière, pratiqué ce style. Et le roi Louis XV, dans ses
petits appartements, ses résidences secondaires ou les hôtels et châteaux qu’il donnait à ses
maîtresses, a souvent passé commande de décorations galantes. Ce cadre social et pictural
détermine également pour une part les Belles-Lettres.
11Voltaire n’est pas seulement tragédien, poète et philosophe : il galantise aussi. C’est
notamment le cas dans l’une de ses pièces, La Princesse de Navarre, créée en 1745 à
l’occasion des fêtes données pour le mariage du Dauphin avec l’infante Marie-Thérèse
d’Espagne, et qui est une comédie-ballet à la manière de Molière, mais qui a aussi une portée
doublement politique.
12D’une part, par son sujet, elle évoque l’alliance de la France et de l’Espagne, ou, plus
précisément, la façon dont la France – représentée dans la pièce par le personnage de Gaston
Phébus – serait venue, dans le passé, au Moyen Âge, au secours de l’Espagne, représentée par
le personnage de la Princesse de Navarre, persécutée par un roi d’Aragon injuste et cruel : le
mariage présent se trouvait ainsi inscrit dans une tradition de protection de l’Espagne par les
héros Français. Mais d’autre part, cette pièce constitue une reprise, à la Cour de Louis XV,
des modèles des fêtes de Cour célèbres de Louis XIV, et affiche par là la continuité de la
monarchie absolue. La musique de cette comédie-ballet a été composée par Rameau, le
compositeur en vogue. L’esthétique galante est ainsi présente à la Cour.
13Mais sa présence est plus sensible encore dans les théâtres de la ville, avec notamment avec
Marivaux. Il se nommait Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, et était issu d’une famille
de petite noblesse de robe. Né en 1688, il a fait des études de droit mais s’est tourné dès 1712
vers une carrière littéraire, de journaliste, de romancier, mais surtout d’auteur de comédies. Il
a beaucoup écrit, aussi bien pour la Comédie-Italienne que pour la Comédie-Française, en
créant un style bien à lui, qu’on a appelé de son vivant même le « marivaudage », et qui
consiste, selon le dictionnaire, à mettre en scène des « propos d’une galanterie délicate et
subtile ».
14De fait, les pièces de Marivaux tendent avant tout à représenter des situations amoureuses,
et de préférence la façon dont l’amour s’installe dans le cœur et l’esprit de jeunes gens qui
pourtant prétendent ne pas lui céder. Exemple-type : la pièce intitulée Le Jeu de l’amour et du
hasard, créée en 1730 à la Comédie-Italienne. Une jeune fille, Silvia, est en âge de se marier
mais elle ne veut pas en entendre parler. Voici comment elle explique son refus, dans une
discussion avec sa servante Lisette.
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17Dans une telle pièce, la galanterie est donc à la fois une question de style et une question de
fond, une interrogation sur les modèles de comportements, sur la morale sociale, l’éthique, et
sur les revendications légitimes des femmes. En même temps, autre facette de l’éthique
galante, l’amour surgit où il veut et comme il veut, si bien que le mariage doit être un choix
plutôt qu’un arrangement entre deux familles pour des raisons d’argent.
18Dans nombre de ses pièces, d’ailleurs, Marivaux aime mettre en scène des jeunes femmes
qui sont autonomes, soit parce que, comme Silvia, leur famille leur laisse leur liberté de
décision, soit parce qu’elles sont de jeunes veuves. Un couple de pièces est révélateur à cet
égard. Marivaux a composé en 1722 une comédie intitulée La Surprise de l’amour, jouée à la
Comédie-Italienne. Un jeune homme et une jeune femme, tous deux ennemis du mariage, sont
obligés de se rencontrer parce que leur serviteur et leur servante doivent, eux, se marier, et
qu’ils ont besoin de l’accord de leurs maîtres. On devine la suite. Cinq ans plus tard,
Marivaux donne, mais cette fois à la Comédie-Française, une Seconde Surprise de l’amour.
Cette fois, c’est une jeune veuve qui ne veut pas se remarier, mais quand elle apprend qu’un
chevalier de ses amis a déclaré qu’il ne voudrait en aucun cas l’épouser, elle est vexée et, par
pur amour-propre – croit-elle –, elle entreprend de le faire changer d’avis ; mais c’est
évidemment elle-même qui se trouve alors prise à son propre piège et découvre qu’elle est
amoureuse…
19On pourrait multiplier les exemples. L’œuvre dramatique de Marivaux est emblématique
de cette galanterie française héritée de l’Âge classique et traitée avec un esprit qui allie les
questions morales à la finesse de l’observation, au rythme dramatique, à l’élégance et au
naturel de personnages aussi vraisemblables que rêvés, en un mot : au jeu d’un esprit tirant le
meilleur parti de la fiction théâtrale.
En musique, à l’opéra
20Jean-Philippe Rameau a composé en 1748 un opéra-ballet intitulé Les Surprises de
l’amour, qui n’est pas une adaptation de la pièce de Marivaux. Mais le titre était assez célèbre
pour que Rameau le reprenne et en propose sa propre version, autour du personnage
mythologique d’Adonis, ce jeune homme d’une grande beauté dont Vénus tomba amoureuse.
Rameau a ainsi été au cœur d’une veine musicale galante de grande importance. Son œuvre la
plus célèbre reste l’opéra-ballet Les Indes galantes, créé en 1735 avec un livret de Fuzelier.
21Rameau a eu une carrière assez curieuse. Né en 1683, fils de musicien et formé à cet art, il
fait d’abord carrière comme organiste dans diverses églises. En même temps, il travaille sur la
théorie musicale et il publie en 1722 un Traité de l’harmonie qui l’impose comme un
musicien savant. Mais pour subsister, il se met également à composer des morceaux de
musique pour le théâtre populaire de la Foire – nous en parlerons – et devient le compositeur
le plus célèbre de son temps, fournisseur attitré d’opéras-ballets pour la Cour. Dont Les Indes
galantes.
22Les Indes galantes, sous la gaieté divertissante du style galant, est une œuvre à dimension
politique. Au siècle précédent, Campra avait composé, au moment même où la France était en
guerre contre toute l’Europe, un opéra intitulé L’Europe galante, où il affichait le triomphe de
l’esthétique galante française dans tout le continent. Rameau va plus loin : dans son opéra-
ballet, il montre que la galanterie s’est étendue au monde entier, et jusqu’aux colonies de
l’Europe – les « Indes ».
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Ouverture
Le théâtre représente le palais d’Hébé dans le fond, et ses jardins dans les ailes.
Scène 1
Hébé
Vous, qui d’Hébé suivez les lois,
Venez, rassemblez-vous, accourez à ma voix !
Vous chantez dès que l’aurore
Éclaire ce beau séjour :
Vous commencez avec le jour
Les jeux brillants de Terpsichore ;
Les doux instants que vous donne l’Amour
Vous sont plus chers encore.
Scène 2
Entrée des quatre nations.
Troupe de jeunesse française, espagnole, italienne et polonaise, qui accourt et forme des danses
gracieuses.
Hébé
Amants sûrs de plaire,
Suivez votre ardeur !
Chantez votre bonheur,
Mais sans offenser le mystère !
Il est pour un tendre cœur
Des biens dont le secret augmente la douceur.
Songez qu’il faut les taire !
Air grave pour deux Polonais
1er Menuet
2e Menuet
Hébé
Musettes, résonnez dans ce riant bocage,
Accordez-vous sous l’ombrage
Au murmure des ruisseaux,
Accompagnez le doux ramage
Des tendres oiseaux.
Chœur
Musettes, résonnez dans ce riant bocage,
Accordez-vous sous l’ombrage
Au murmure des ruisseaux,
Accompagnez le doux ramage
Des tendres oiseaux.
Musette en rondeau
(Bruit de tambours qui interrompt le ballet)
Hébé
Qu’entends-je ! Les tambours font taire nos musettes ?
C’est Bellone ! Ses cris excitent les héros :
Qu’elle va dérober de sujets à Paphos !
Scène 3
Bellone, Hébé et sa suite.
Bellone arrive au bruit des tambours et des trompettes qui la précèdent avec des guerriers portant
des drapeaux. Elle invite la suite d’Hébé à n’aimer que la gloire.
Bellone
(à la suite d’Hébé)
La Gloire vous appelle : écoutez ses trompettes !
Hâtez-vous, armez-vous, et devenez guerriers !
Quittez ces paisibles retraites !
Combattez, il est temps de cueillir des lauriers.
Chœur
Les guerriers appellent les amants des nations alliées.
Ces amants généreux se rangent près de Bellone, et suivent les étendards.
La Gloire vous appelle : écoutez ses trompettes !
Hâtez-vous, armez-vous, et devenez guerriers !
Air pour deux guerriers portant les drapeaux
Air pour les amants et amantes qui suivent Bellone
Chœur
Vous nous abandonnez.
Quelle peine mortelle !
Que vont devenir nos beaux jours !
Quelle peine mortelle !
Écoutez les Amours.
La Gloire nous appelle,
Nous n’écoutons qu’elle.
Scène 4
Hébé
Bellone les entraîne…
Ô toi, vainqueur des Cieux,
Viens prouver ton pouvoir suprême !
On ose te quitter pour suivre d’autres Dieux !
Fils de Vénus, ah ! qui peut mieux te venger que toi-même ?
Scène 5
L’Amour, Hébé, suite de Hébé.
L’Amour descend des cieux sur des nuages ; il porte des traits nouveaux ; il est accompagné d’une
troupe d’Amours armés comme lui, dont les uns tiennent des brandons et les autres arborent des
étendards galants. Annonce de l’Amour.
Hébé
L’Amour paraît armé, qu’il soit victorieux !
L’amour
Pourquoi Mars à l’Amour déclara-t-il la guerre ?
Mars perd-t-il son encens, lorsqu’on vient m’en offrir ?
Jamais les myrthes sur la terre
N’ont empêché les lauriers de fleurir.
Hébé (à l’Amour)
Pour remplacer les cœurs que vous ravit Bellone,
Fils de Vénus, lancez vos traits les plus certains ;
Conduisez les plaisirs dans les climats lointains,
Quand l’Europe les abandonne !
L’amour (à sa suite)
Ranimez vos flambeaux, remplissez vos carquois,
Moissonnez, méritez les palmes les plus belles !
Amours, remportez, à la fois,
Cent victoires nouvelles !
L’horreur suit le terrible Mars ;
Les Jeux s’amusent sur vos traces,
Partez, partez, vos nouveaux étendards
Sont l’ouvrage des Grâces.
Air pour les Amours
L’amour et Hébé
Traversez les plus vastes mers,
Volez, volez, Amours, volez, volez !
Portez vos armes et vos fers
Sur le plus éloigné rivage !
Est-il un cœur dans l’univers
Qui ne vous doive son hommage ?
Chœur
Les Amours s’envolent pendant le chœur et se dispersent loin de l’Europe dans les différents
climats de l’Inde.
Traversez les plus vastes mers,
Volez, volez, Amours, volez, Amours.
Portez vos armes et vos fers
Sur le plus éloigné rivage !
[Extrait 66]
25Le style musical galant a marqué, en France, outre Rameau et Campra, un compositeur
comme Couperin, Vivaldi en Italie, Telemann en Allemagne, Mozart dans sa jeunesse, et
encore un autre compositeur, franco-suisse, Jean-Jacques Rousseau.
27Rousseau participe en cela d’une tendance repérable au milieu du xviiie siècle. Elle se fait
sentir notamment lorsque les opéras galants sont l’objet d’innombrables parodies, en
particulier au théâtre de la Foire. Il existait à Paris, depuis le Moyen Âge, deux grandes foires
annuelles, l’une se tenant à la fin de l’hiver, la Foire Saint-Germain (située dans l’actuel
quartier Saint-Germain-des-Prés), l’autre à l’été, la Foire Saint-Laurent (près de l’actuelle
gare de l’Est). On installait de vastes enclos où se rassemblaient les marchands et où les
clients venaient en foule, et où en conséquence se produisaient des saltimbanques. À la fin du
xviie siècle, des théâtres privés se sont installés dans ces lieux. Ils ont été très inventifs. C’est
là qu’est né l’opéra-comique, là aussi qu’assez longtemps se trouvait la Comédie-Italienne,
avec ses improvisations et ses lazzi. Et entre autres spectacles, les forains donnaient volontiers
des parodies des spectacles de l’opéra et de la Comédie-Française. Par exemple, Les Indes
galantes y ont été parodiées en une pièce intitulée La Grenouillère galante.
28Ce théâtre de la Foire attirait au demeurant des auteurs qui donnaient aussi bien des pièces
aux théâtres officiels. Nous l’avons vu, Rameau a travaillé pour la Foire, ou encore Fuzelier,
son librettiste, qui d’ailleurs n’hésitait pas à écrire aussi des parodies, y compris de ses
propres œuvres… En bref, la galanterie se trouvait à la fois largement diffusée, puisque même
une parodie est une façon de diffuser, et contestée.
29De sorte qu’au milieu du xviiie siècle, elle est de plus en plus populaire, et elle a marqué en
profondeur le style du temps, mais en même temps, elle commence à être de plus en plus
dédaignée par les élites cultivées. Et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert lui consacre
plusieurs articles, où l’on trouve, entre autres : « Les galants hommes sont devenus rares », ou
encore : « La galanterie n’est plus que le nom honnête qu’on donne au libertinage. »
30C’est que la galanterie cultivait la sensibilité, les mouvements du cœur, ce qui pouvait en
effet se pervertir en sensualité, voire en libertinage.
Le libertinage
31Le libertinage, au sens premier, c’était, on l’a vu, la libre-pensée. Mais au sens second,
c’est l’esprit de débauche, notamment de débauche sexuelle. Dans la seconde moitié du
xviie siècle, au moment même où la galanterie était en plein essor, étaient apparues des
formes de « galanterie dévoyée », des histoires de « femmes galantes ». Or, comme souvent
en français un adjectif change de valeur selon qu’il est placé avant ou après le nom qu’il
qualifie, si l’on dit « galant homme » ou « galante dame », le terme est élogieux, mais un
« homme galant » est un séducteur et une « femme galante », une prostituée ou au moins une
nymphomane.
32Les fictions galantes en ce sens, c’est-à-dire libertines, avaient servi, on l’a vu, à faire la
satire de Louis XIV. Elles se multiplient après sa mort, et d’autant mieux qu’à certains égards,
l’exemple venait d’en haut. Durant la Régence, après une fin de règne où le vieux Louis XIV
avait affiché sa dévotion, la France connaît un temps de défoulement. Le régent Philippe
d’Orléans est lui-même libertin. On parle alors des débauchés sous le nom de « roués », c’est-
à-dire de ceux qui mériteraient le supplice de la « roue » (un mode d’exécution où l’on casse
les bras et les jambes du condamné puis on l’attache sur une roue et on le laisse exposé au
public jusqu’à ce que mort s’ensuive). Par la suite, le roi Louis XV aussi a collectionné de
nombreuses maîtresses, parfois lors de soirées de débauche débridée. Certains grands
seigneurs et riches financiers se sont fait construire ce qu’on appelait des « petites maisons »,
villas dans les faubourgs où ils pouvaient se retirer pour se livrer à des parties fines.
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Cidalise
Au vrai, Clitandre, vous n’aimez donc pas Araminte ?
(Clitandre hausse les épaules.)
Mais pourtant vous l’avez eue.
Clitandre
Ah ! c’est autre chose.
Cidalise
En effet, on dit qu’aujourd’hui cela fait une différence.
Clitandre
Et je crois de plus que ce n’est pas d’aujourd’hui que cela en fait une.
Cidalise
Vous m’étonnez. Je croyais que c’était une obligation que l’on avait à la Philosophie moderne.
Clitandre
Je croirais bien aussi qu’en cela, comme en beaucoup d’autres choses, elle a rectifié nos idées ;
mais qu’elle nous a plus appris à connaître les motifs de nos actions, et à ne plus croire que nous
agissons au hasard, qu’elle ne les a déterminées. Avant, par exemple, que nous sussions raisonner
si bien, nous faisions sûrement tout ce que nous faisons aujourd’hui ; mais nous le faisions,
entraînés par le torrent, sans connaissance de cause, et avec cette timidité que donnent les
préjugés. Nous n’étions pas plus estimables qu’aujourd’hui ; mais nous voulions le paraître, et il
ne se pouvait pas qu’une prétention si absurde ne gênât beaucoup les plaisirs. Enfin, nous avons
eu le bonheur d’arriver au vrai : eh ! que n’en résulte-t-il pas pour nous ? Jamais les femmes n’ont
mis moins de grimaces dans la société ; jamais l’on n’a moins affecté la vertu. On se plaît, on se
prend. S’ennuie-t-on l’un avec l’autre ? On se quitte avec tout aussi peu de cérémonie que l’on
s’est pris. Revient-on à se plaire ? On se reprend avec autant de vivacité que si c’était la première
fois qu’on s’engageât ensemble. On se quitte encore, et jamais on ne se brouille. Il est vrai que
l’amour n’est entré pour rien dans tout cela ; mais l’amour, qu’était-il, qu’un désir que l’on se
plaisait à s’exagérer, un mouvement des sens, dont il avait plu à la vanité des hommes de faire une
vertu ? On sait aujourd’hui que le goût seul existe ; et si l’on se dit encore qu’on s’aime, c’est bien
moins parce qu’on le croit, que parce que c’est une façon plus polie de se demander
réciproquement ce dont on sent qu’on a besoin. Comme on s’est pris sans s’aimer, on se sépare
sans se haïr, et l’on retire du moins, du faible goût que l’on s’est mutuellement inspiré, l’avantage
d’être toujours prêts à s’obliger. L’inconstance imprévue d’un Amant accable-t-elle une femme ?
À peine lui laisse-t-on le temps de la sentir. Des raisons de bienséance ou d’intérêt ne lui
permettent-elles pas de quitter un Amant ennuyeux, ou qui a cessé de paraître aimable ? Tous ses
amis se relaient pour l’étourdir sur le malheur de sa situation. Lui prend-t-il un caprice, dans la
minute il est satisfait. Sommes-nous dans tous les cas dont je viens de faire l’énumération, nous
trouvons les mêmes ressources dans la reconnaissance des femmes avec qui nous avons un peu
intimement vécu ; et je crois, à tout prendre, qu’il y a bien de la sagesse à sacrifier à tant de
plaisirs quelques vieux préjugés qui rapportent assez peu d’estime, et beaucoup d’ennui à ceux qui
en font encore la règle de leur conduite.
Cidalise
Assurément, si vous croyez tout ce que vous venez de me dire, vous avez jusques à présent agi
bien peu d’après vos maximes, vous qui n’êtes pas encore consolé de l’inconstance de Célimène,
et qui l’avez si tendrement aimée.
Clitandre
Je l’ai adorée, j’en conviens ; mais peut-être aussi est-ce moins ma façon de penser que je viens de
vous peindre, que celle qu’il semble que quelques personnes ont aujourd’hui.
[Extrait 67]
36Mais Crébillon fils a eu aussi l’idée de se livrer à ce qui est un jeu littéraire, mais plus libre
de ton, avec Le Sopha (1742). Le texte se donne comme un « conte moral », une fiction
orientale dans la lignée de celles qu’avaient mises à la mode Les Mille et Une Nuits. Le
narrateur y est métamorphosé en un sofa, qui, pour distraire le sultan, raconte les
comportements de sept couples qui se sont succédé sur lui… La satire sociale est sans
profondeur, mais le ton s’y fait très libre.
37Il l’est plus encore dans un roman de Diderot publié anonymement en 1748 et intitulé Les
Bijoux indiscrets : un génie donne à un sultan un anneau magique qui permet de faire parler
les « bijoux » des femmes, le mot signifiant ici « sexe ». Le récit peut donc être égrillard –
l’idée première remonte aux fabliaux du Moyen Âge – et fournir la matière d’une satire des
mœurs de la Cour.
38Peu à peu, le roman libertin va donc vers plus de grivoiserie. D’autant que se renforce un
courant né de la littérature paillarde et d’opposition amorcée au siècle précédent, qui s’en
prenait notamment aux membres du clergé. La satire des moines et des couvents s’en donne là
à cœur joie : ce sont notamment l’histoire de Dom Bougre, portier des Chartreux en 1741,
Thérèse philosophe en 1748, où un prêtre libidineux corrompt une jeune fille, ou encore
Margot la Ravaudeuse, de Fougeret de Montbron, en 1750, histoire d’une fille du peuple
entraînée dans la prostitution.
39Cette veine du roman libertin s’est poursuivie jusqu’à la fin du siècle, avec des œuvres
comme Point de lendemain, de Vivant Denon, en 1777, où une femme se sert d’un jeune
homme pour rendre son amant jaloux. Trois auteurs de ce genre ont en particulier traversé les
siècles.
Restif de La Bretonne
40Fils de paysan devenu ouvrier typographe, il a beaucoup écrit, et notamment des ouvrages
à visée moralisatrice, comme Vie de mon père (1779), où il vante la vie à la campagne, ou
encore son autobiographie, Monsieur Nicolas (1794). Mais ses œuvres les plus connues sont
Le Paysan perverti (1775), puis La Paysanne pervertie (1784). Ce sont deux longs romans
épistolaires, qui reposent d’abord sur le personnage d’Edmond, fils de paysan parti à la ville,
qui profite de ce qu’il est beau garçon mais sombre bientôt dans la pire débauche. La
Paysanne est sa sœur, qu’il soumet à la prostitution. Par de tels romans, Restif entendait
dénoncer les dangers de la ville, lieu de perdition où les jeunes gens et jeunes filles de la
campagne, attirés par l’illusion d’un enrichissement facile, ne peuvent que devenir souteneurs
ou putains, et finissent immanquablement sans le sou et dévorés par la vérole. Restif se
voulait moraliste et il mettait en relief un fait de société, la croissance des villes, et notamment
de Paris, avec la corruption qu’elle génère.
Choderlos de Laclos
41Laclos, militaire et écrivain, est surtout l’auteur des Liaisons dangereuses, parues en 1782.
C’est encore un roman épistolaire, sous-titré : « Lettres recueillies dans une société et publiées
pour l’instruction de quelques autres » : le but moralisateur est ouvertement affiché. Mais
l’œuvre est complexe, et c’est là ce qui a fasciné la critique et la postérité : on ne compte plus
les adaptations cinématographiques qui en ont été faites, dans divers pays, au xxe siècle…
42Deux libertins, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, ont naguère été amants
et sont restés amis. La marquise, qui cache parfaitement son libertinage, demande à Valmont
son aide pour une opération machiavélique : un de ses amants l’a délaissée parce qu’il doit
épouser une jeune fille de bonne famille, Cécile de Volanges, et la marquise veut faire de
celle-ci une libertine au dernier degré, afin que le mari, croyant épouser une ingénue, soit
berné. Valmont de son côté a entrepris de séduire une femme de bonne vie, la présidente de
Tourvel, mais il en devient vraiment amoureux. Merteuil le force alors à rompre cette liaison
mais ensuite refuse à Valmont de coucher avec lui, comme elle le lui avait promis en
récompense : de là, leur affrontement. Valmont est tué en duel par le soupirant sincère de
Cécile ; Merteuil, elle, est démasquée et, de surcroît, attrape la petite vérole : mort sociale et
mort symbolique.
43Cette trame au fond assez simple est rendue extrêmement complexe par la maestria avec
laquelle Laclos joue sur l’écriture épistolaire. Ici, pas de récit avec un narrateur qui mettrait de
l’ordre dans les événements, mais le jeu des lettres où chaque personnage donne sa version
des faits ; au lecteur d’en tirer les interprétations possibles. Or, tous les personnages se
révèlent ambigus. Valmont est un libertin connu comme tel ; mais il se prend au jeu de
l’amour avec Tourvel, connue comme une femme à la moralité parfaite ; de son côté, Tourvel,
quand elle cède à Valmont, croit ou fait semblant de croire qu’elle a de la sorte une occasion
de ramener le libertin vers la bonne moralité : est-ce que cela vaut mieux au fond que
d’assumer son désir ? Et Merteuil, si elle est parfaitement malfaisante, est une figure sociale
de femme assez bien définie : mariée très jeune, elle a souffert des hommes et, devenue veuve
et donc indépendante, elle est décidée à « venger son sexe » : si les femmes sont libertines, la
faute peut alors en incomber aux mœurs masculines. Il vaut la peine d’écouter les raisons de
son désir de vengeance :
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Lettre 81
Mme de Merteuil au Vicomte de Valmont
Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour et ses plaisirs :
mais n’ayant jamais été au Couvent, n’ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère
vigilante, je n’avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer. Ma tête seule fermentait ; je
ne désirais pas de jouir, je voulais savoir ; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens.
Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet, sans me compromettre, était
mon Confesseur : mais le bon Père me fit le mal si grand que j’en conclus que le plaisir devait être
extrême ; et au désir de le connaître succéda celui de le goûter.
Je ne sais où ce désir m’aurait conduite ; et alors dénuée d’ex- périence, peut-être une seule
occasion m’eût perdue : heureu- sement pour moi, ma mère m’annonça peu de jours après que
j’allais me marier ; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, et j’arrivai vierge
entre les bras de M. de Merteuil.
J’attendais avec sécurité le moment qui devait m’instruire, et j’eus besoin de réflexion pour
montrer de l’embarras et de la crainte. Cette première nuit, dont on se fait pour l’ordinaire une
idée si cruelle ou si douce, ne me présentait qu’une occasion d’expérience : douleur et plaisir,
j’observai tout exactement, et ne voyais dans ces diverses sensations que des faits à recueillir et à
méditer.
Ce genre d’étude parvint bientôt à me plaire : mais fidèle à mes principes, et sentant peut-être, par
instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon mari, je résolus, par cela seul
que j’étais sensible, de me montrer impassible à ses yeux. Cette froideur apparente fut par la suite
le fondement inébranlable de son aveugle confiance.
Mais au bout de quelques mois, M. de Merteuil m’ayant menée à sa triste campagne, la crainte de
l’ennui fit revenir le goût de l’étude. Ce fut là, surtout, que je m’assurai que l’amour que l’on nous
vante comme la cause de nos plaisirs n’en est au plus que le prétexte.
La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations ; il fallut le suivre à la
ville, où il venait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après ; et
quoiqu’à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre de lui, je n’en sentis pas moins vivement le
prix de la liberté qu’allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d’en profiter.
Ma mère comptait que j’entrerais au Couvent, ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un et
l’autre parti ; et tout ce que j’accordai à la décence fut de retourner dans cette même campagne où
il me restait bien encore quelques observations à faire.
Je les fortifiai par le secours de la lecture : mais ne croyez pas qu’elle fût toute du genre que vous
la supposez. J’étudiai nos mœurs dans les Romans ; nos opinions dans les Philosophes ; je
cherchai même dans les Moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous, et je m’assurai
ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser et de ce qu’il fallait paraître.
Je commençais à m’ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active ; je
sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la
vérité, mais pour l’inspirer et le feindre.
[Extrait 68]
45Roman aux multiples facettes, Les Liaisons dangereuses interdisent toute lecture univoque,
et c’est là toute leur force. Laclos a d’ailleurs encore compliqué le jeu en dotant son récit d’un
double code : d’un côté, une apparente finalité moralisatrice, mais de l’autre des passages
érotiques détaillés à loisir. Et dans sa préface, il prétend que les faits contenus dans les lettres
qu’il publie ne sont plus de son temps, mais tout en maniant la distance ironique, de sorte que
les lecteurs sont constamment confrontés à un message ambivalent.
Le marquis de Sade
46L’ambivalence n’est pas de mise avec ce troisième auteur. Il est célébrissime car son nom a
donné deux mots à la langue française, l’adjectif sadique et le substantif sadisme : les
écrivains qui ont ainsi alimenté le vocabulaire commun ne sont pas si nombreux. Et pourtant
– ou bien en est-ce la cause ? –, Sade est sans doute l’auteur scandaleux par excellence.
47Donatien Alphonse François, marquis de Sade, est né en 1740 dans une famille
aristocratique. Il étudie au collège jésuite Louis-le-Grand (encore un), entreprend une carrière
militaire, et épouse en 1763 une jeune fille de la noblesse de robe, très riche : jusque-là, rien
que de banal. Il a une « petite maison » à Arcueil, où il organise des soirées de débauche :
chose banale aussi. Mais quatre mois après son mariage, il est mis en prison au château de
Vincennes parce qu’une prostituée qu’il avait embauchée pour ses soirées a porté plainte,
disant qu’il a voulu lui imposer de commettre des sacrilèges. La chose est donc sérieuse ; il
sort néanmoins de prison, pour recevoir un poste important de lieutenant du roi en Bourgogne.
Puis il a diverses liaisons plus ou moins scandaleuses, pourtant banales pour un aristocrate de
ce temps. Mais peu à peu, les affaires se multiplient et s’aggravent. Il est d’abord impliqué
dans un cas de torture infligée à une femme qu’il a racolée, puis, en 1772, dans une autre
affaire, à Marseille, où quatre femmes l’accusent d’avoir tenté de les empoisonner, ce qui lui
vaut d’être jugé et condamné à mort.
48Sa famille fait appel et il est libéré quand survient un autre scandale : il aurait pris comme
jouets sexuels plusieurs « très jeunes filles » dit-on, autant dire des enfants. Il est arrêté,
enfermé pendant treize ans, mais libéré en 1790 parce qu’il avait été arrêté par décision royale
sur une « lettre de cachet », et que la Révolution a aboli cette procédure, ce qui fait que son
incarcération n’est plus juridiquement fondée. Il devient ensuite membre de la Convention
révolutionnaire, puis est de nouveau enfermé sans procès à l’asile psychia- trique de
Charenton, jusqu’à sa mort en 1814.
49Il laisse une œuvre abondante, écrite durant ses années de détention et qui revendique une
dimension philosophique. Son Dialogue entre un prêtre et un moribond, rédigé dans la prison
de Vincennes en 1782, est effectivement un manifeste de l’athéisme où le libertinage, au sens
d’exercice de la libre-pensée, est poussé au paroxysme. C’est cette même posture
philosophique que l’on retrouve dans ses romans libertins. Le plus célèbre est sans doute
Justine ou les malheurs de la vertu, dont une première version a été publiée en édition pirate et
anonyme en 1787, puis en 1791, puis en une version augmentée de l’histoire de Juliette, sœur
de Justine, en 1797 (Juliette, ou la prospérité du vice).
50Justine est renvoyée du couvent à douze ans, parce qu’elle est devenue orpheline et que
personne ne peut payer sa pension. Obligée de se placer, elle est, quoique très vertueuse – ou
pour cette raison –, traitée férocement par ses maîtres, un usurier puis un jeune noble assassin
de sa propre mère ; elle est ensuite capturée par des moines qui séquestrent, violent et
torturent des jeunes filles, puis par une bande de faux-monnayeurs qui réduisent en esclavage
de la main-d’œuvre destinée à faire tourner leur presse. Après d’autres déboires, elle retrouve
à Paris sa sœur, devenue membre de la bonne société : elle semble sauvée, mais meurt
soudain à l’âge de vingt-sept ans, foudroyée dans un orage. En miroir, l’histoire de sa sœur
Juliette montre « les prospérités du vice » : chassée du couvent, Juliette s’est jetée dans la
débauche, est devenue une femme galante célèbre et recherchée, et a donc fait fortune. Le
contraste des deux cheminements suffit à exhiber que la vertu est une illusion et le vice, un
sort logique et naturel.
51La trame du récit montre un motif central de la philosophie de Sade : l’homme est guidé
non par un instinct de vertu mais par ses appétits, thématique sans cesse reprise dans son
œuvre. Ses personnages dénient la validité raisonnable d’idées comme celles de conscience,
de morale et de justice, au nom d’un matérialisme radical. Voici par exemple la première
leçon de philosophie que reçoit le personnage de Juliette.
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54Une autre œuvre en montre peut-être mieux encore les enjeux : il s’agit des Cent Vingt
Journées de Sodome. Sade l’a écrite pendant qu’il était à la Bastille et lui a donné pour sous-
titre L’École du libertinage, ce qui signifie non pas qu’il s’agit d’apprendre à des jeunes gens
ce que c’est que le libertinage, mais de montrer que le libertinage est une façon de concevoir
le monde. En voici le début (un peu écourté car les digressions de Sade sont toujours
nombreuses) :
55
Les guerres considérables que Louis XIV eut à soutenir pendant le cours de son règne, en épuisant
les finances de l’État et les facultés du peuple, trouvèrent pourtant le secret d’enrichir une énorme
quantité de ces sangsues toujours à l’affût des calamités publiques qu’ils font naître au lieu
d’apaiser, et cela pour être à même d’en profiter avec plus d’avantages. […] C’était vers la fin de
ce règne […] que quatre d’entre eux imaginèrent la singulière partie de débauche dont nous allons
rendre compte. […]
Le duc de Blangis et son frère l’évêque de…, qui tous deux avaient fait des fortunes immenses,
[…] intimement liés et de plaisirs et d’affaires avec le célèbre Durcet et le président de Curval,
furent les premiers qui imaginèrent la débauche dont nous écrivons l’histoire, et l’ayant
communiquée à ces deux amis, tous quatre composèrent les acteurs de ces fameuses orgies.
[…] Le duc de Blangis, veuf de trois femmes, de l’une desquelles il lui restait deux filles, ayant
reconnu que le président de Curval avait quelque envie d’épouser l’aînée de ces filles, malgré les
familiarités qu’il savait très bien que son père s’était permises avec elle, le duc, dis-je, imagina
tout d’un coup cette triple alliance. « Vous voulez Julie pour épouse, dit-il à Curval ; je vous la
donne sans balancer et je ne mets qu’une condition : c’est que vous n’en serez point jaloux,
qu’elle continuera, quoique votre femme, à avoir pour moi les mêmes complaisances qu’elle a
toujours eues, et, de plus, que vous vous joindrez à moi pour déterminer notre ami commun
Durcet de me donner sa fille Constance, pour laquelle je vous avoue que j’ai conçu à peu près les
mêmes sentiments que vous avez formés pour Julie. - Mais, dit Curval, vous n’ignorez pas sans
doute que Durcet, aussi libertin que vous… - Je sais tout ce qu’on peut savoir, reprit le duc. Est-ce
à notre âge et avec notre façon de penser que des choses comme cela arrêtent ? Croyez-vous que
je veuille une femme pour en faire ma maîtresse ? Je la veux pour servir mes caprices, pour voiler,
pour couvrir une infinité de petites débauches secrètes que le manteau de l’hymen enveloppe à
merveille. En un mot, je la veux comme vous voulez ma fille : croyez-vous que j’ignore et votre
but et vos désirs ? Nous autres libertins, nous prenons des femmes pour être nos esclaves ; leur
qualité d’épouses les rend plus soumises que des maîtresses, et vous savez de quel prix est le
despotisme dans les plaisirs que nous goûtons. »
Sur ces entrefaites Durcet entra. Les deux amis lui rendirent compte de leur conversation, et le
traitant […] accepta le duc pour son gendre aux conditions qu’il deviendrait celui de Curval. Les
trois mariages ne tardèrent pas à se conclure […].
On était à la veille de conclure lorsque l’évêque de…, déjà lié de plaisir avec les deux amis de son
frère, proposa de mettre un quatrième sujet dans l’alliance, si on voulait le laisser participer aux
trois autres. Ce sujet, la seconde fille du duc et par conséquent sa nièce, lui appartenait de bien
plus près encore qu’on ne l’imaginait. Il avait eu des liaisons avec sa belle-sœur, et les deux frères
savaient à n’en pouvoir douter que l’existence de cette jeune personne, qui se nommait Aline, était
bien plus certainement due à l’évêque qu’au duc. […] Chacun de nos quatre personnages ainsi liés
se trouva donc mari de quatre femmes. […]
On fut à une terre superbe du duc, située dans le Bourbonnais, célébrer ces heureuses noces, et je
laisse aux lecteurs à penser les orgies qui s’y firent. […]
La société avait fait une bourse commune qu’administrait tour à tour l’un d’eux pendant six mois ;
mais les fonds de cette bourse, qui ne devait servir qu’aux plaisirs, étaient immenses. Leur
excessive fortune leur permettait des choses très singulières sur cela, et le lecteur ne doit point
s’étonner quand on lui dira qu’il y avait deux millions par an affectés aux seuls plaisirs de la
bonne chère et de la lubricité. […]
On faisait régulièrement ensemble des soupers […]. Le premier de ces soupers, uniquement
destiné aux plaisirs de la sodomie, n’admettait que des hommes. On y voyait régulièrement seize
jeunes gens de vingt à trente ans dont les facultés immenses faisaient goûter à nos quatre héros, en
qualité de femmes, les plaisirs les plus sensuels. […] Mais pour goûter à la fois tous les plaisirs,
on joignait à ces seize maris un pareil nombre de garçons beaucoup plus jeunes et qui devaient
remplir l’office de femmes. […]
[Un autre] souper était destiné aux créatures les plus viles et les plus souillées qui pussent se
rencontrer. […]
[Un autre encore] était réservé aux pucelles. On ne les recevait que jusqu’à quinze ans depuis sept,
au nombre de vingt. […]
Indépendamment de ces […] soupers, il y en avait tous les vendredis un secret et particulier, bien
moins nombreux que les […] autres, quoique peut-être infiniment plus cher. On n’admettait à
celui-là que quatre jeunes demoiselles de condition, enlevées de chez leurs parents à force de ruse
et d’argent. Les femmes de nos libertins partageaient presque toujours cette débauche, et leur
extrême soumission, leurs soins, leurs services la rendaient toujours plus piquante. […]
On trouva quatre femmes déjà sur le retour (c’est ce qu’il fallait, l’expérience ici était la chose la
plus essentielle), quatre femmes, dis-je, qui, ayant passé leur vie dans la débauche la plus
excessive, se trouvaient en état de rendre un compte exact de toutes ces recherches. […] La
première, par exemple, placerait dans le récit des événements de sa vie les cent cinquante passions
les plus simples et les écarts les moins recherchés ou les plus ordinaires, la seconde, dans un
même cadre, un égal nombre de passions plus singulières et d’un ou plusieurs hommes avec
plusieurs femmes ; la troisième également, dans son histoire, devait introduire cent cinquante
manies des plus criminelles et des plus outrageantes aux lois, à la nature et à la religion ; […] et la
quatrième devait joindre aux événements de sa vie le récit détaillé de cent cinquante différentes
tortures. Pendant ce temps-là, nos libertins, entourés, comme je l’ai dit d’abord, de leurs femmes
et ensuite de plusieurs autres objets dans tous les genres, écouteraient, s’échaufferaient la tête et
finiraient par éteindre, avec ou leurs femmes ou ces différents objets, l’embrasement que les
conteuses auraient produit.
[Extrait 70]
56On le voit, la situation historique est extrêmement précise : la fin du règne de Louis XIV,
c’est-à-dire un moment où le roi s’affichait comme dévot, et où la France était engagée dans
des guerres incessantes. La situation sociale l’est tout autant : un duc, un évêque, un président
de Parlement et un banquier – les catégories sociales les plus privilégiées. Le récit de Sade
renverse ainsi deux façades : la façade politique, qui exhibe la dévotion mais cache en fait la
dépravation, et la façade sociale, puisque cette dépravation n’est pas celle du peuple inculte
mais celle des plus hautes élites. Dépravation la plus extrême, puisque les quatre hommes
ainsi réunis pratiquent l’inceste et se vendent leurs filles les uns aux autres. Ils s’organisent
pour se retirer pendant quatre mois – donc 120 jours – dans un château isolé, avec leurs
femmes et avec une provision (si je puis dire) de jeunes gens et de jeunes filles qui seront les
victimes de leurs perversités sexuelles. Il s’agit en effet de cultiver ces perversités de façon
métho- dique : ils sont accompagnés de quatre maquerelles, qui racontent chacune à son tour
un type de perversion, et aussitôt les quatre libertins le mettent en pratique.
57On doit relever que Sade fait tenir ces propos par ses personnages. Dans ses récits, ce n’est
jamais lui, même pas en tant que narrateur, qui intervient. Le Dialogue entre un prêtre et un
moribond atteste de son matérialisme, et les crimes sexuels pour lesquels il a été condamné
incitent à mettre sur le même plan les contenus de ses fictions et ses propres idées. C’est là un
mode de lecture de cette œuvre. Cependant, on peut également estimer qu’il a tenté, dans ses
récits, non de faire l’apologie de ses propres perversions, mais de démasquer un système
social qui les engendre et les entretient tout en feignant de les réprimer.
58Le scandale sadien a eu une postérité paradoxale. L’œuvre a été condamnée comme
l’auteur l’avait été et pendant longtemps, la censure en a empêché la diffusion ; dans les
années 1960, on ne pouvait acheter ces romans. Aujourd’hui, Sade a l’honneur d’avoir ses
« œuvres complètes » dans la prestigieuse collection de « La Pléiade » (Éditions Gallimard).
De surcroît, il a inspiré des dizaines d’essais critiques et philosophiques, des imitations, sans
parler des adaptations cinématographiques que j’ai évoquées… Une sorte d’obsession
sadienne a mis en de multiples scènes les fantasmes du sadisme. Elle montre le basculement
de ce qui était un esprit galant et distingué, une image de l’amour pleine de délicatesse, en une
violence déchaînée dans une mise en accusation généralisée, non, selon ce que dit Sade, du
temps présent, mais du règne de Louis XIV, en une sorte de revanche de la libre-pensée que
ce règne avait si fortement réprimée.
59Mais cela suppose que Sade ait été, comme il le revendiquait, un philosophe, et même un
philosophe des Lumières. Est-ce le cas ? Nous le verrons au chapitre suivant.