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Viala Alain, « Chapitre III.

Un grand siècle galant et libertin », dans : , L'Âge classique et les


Lumières. Une histoire brève de la littérature française, sous la direction de Viala Alain.
Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Une histoire personnelle de ... », 2015, p.
301-338. URL : https://www.cairn.info/l-age-classique-et-les-lumieres--9782130650676-
page-301.htm

N on content d’avoir hérité du siècle précédent les modèles « classiques » le xviiie siècle
en a également hérité les modèles galant et libertin. Rappelons la signification de ces mots. La
« galanterie », c’est la manière de sentir et de se comporter du « galant homme », qui est le
parfait honnête homme, mais doué de surcroît de qualités d’esprit, de distinction, et d’un art
raffiné de plaire et de se comporter en société. Le « libertin », c’est d’abord le libre-penseur,
puis, en un sens dû à la critique religieuse qui n’admet pas qu’on pense par soi-même, le
débauché. Les deux mots de « galant » et de « libertin » peuvent en outre se rejoindre dans la
mesure où un galant, en un sens péjoratif, peut être quelqu’un qui abuse de l’art de plaire pour
devenir un pur séducteur – nous y reviendrons.

2Le xviiie siècle a été prolifique en galanteries, au point qu’il en est resté deux « genres » qui
ont marqué l’histoire de la littérature et des arts : en peinture, celui des fêtes galantes
développé par Watteau, et en littérature, le roman libertin illustré notamment par Les Liaisons
dangereuses de Choderlos de Laclos. Ces deux courants, galanterie et libertinage, ont donc
constitué des phénomènes historiques majeurs.

La galanterie

3Rappelons aussi qu’au xviie siècle, la galanterie occupait une place culturelle considérable :
Louis XIV en avait fait l’esthétique de ses fêtes de Cour, et les comédies-ballets de Molière
ou encore l’opéra en revendiquaient le style. Louis XIV âgé avait eu beau s’en détourner, le
style galant n’avait pas pour autant disparu : par exemple, l’opéra-ballet de Campra intitulé
L’Europe galante date de 1697. Autre exemple : le dramaturge Dancourt a connu un grand
succès en 1704 avec sa comédie intitulée Le Galant Jardinier. L’intrigue en est simple : un
jeune homme veut plaire à une jeune fille et, pour cela, se déguise en jardinier pour préparer
incognito des petites fêtes qui montrent son goût et son esprit. C’était reprendre un schéma
qui avait été celui du Ballet de la galanterie, où Louis XIV avait en personne interprété le
personnage du galant, puis de plusieurs comédies de Molière.

4Il y avait donc une tradition bien ancrée et si le roi s’était tourné vers la dévotion, les Grands
de la Cour continuaient d’apprécier les divertissements galants. On organisait des bals
masqués dans les châteaux environnant Versailles et Paris, comme celui de Saint-Cloud, et
pour s’y rendre les participants embarquaient dans des bateaux qui suivaient la Seine, en ayant
déjà revêtu leurs costumes et masques. C’étaient des « fêtes galantes ». Après la mort de
Louis XIV, sous la Régence, qui fut un temps de plaisirs plus débridés, puis durant la
première moitié du règne de Louis XV, de telles fêtes se sont poursuivies. Elles ne
concernaient pas seulement les courtisans : des personnes de la bonne société les appréciaient
et en organisaient également, dans tout le pays. Il s’agissait de montrer que l’on savait
s’amuser joyeusement et avec distinction, pour afficher son appartenance aux élites sociales à
la mode.
5En ce qui concerne la création artistique, la galanterie implique ainsi trois domaines : la
peinture, le théâtre et l’opéra.

En peinture : l’ère des « fêtes galantes »


6Si l’usage de représenter des fêtes dans un décor de campagne ou de parc existait déjà dans
les arts picturaux, c’est avec Watteau qu’il devient un véritable genre. L’Académie royale de
Peinture désigne le tableau qu’il lui présente pour être reçu en son sein, L’Embarquement
pour Cythère, comme une « fête galante ». Le mot fait fortune, la mode est lancée. Dans cette
œuvre, des jeunes gens et jeunes filles se rendent en couples dans un parc, ombragé de bocage
et orné de statues. Ils y vont dans un bateau décoré, ce qui peut évoquer les embarquements
pour les fêtes à Saint-Cloud ou dans d’autres châteaux. Mais je dis bien « les évoquer », et
non pas à proprement parler représenter telle ou telle fête. Car ces tableaux relèvent d’un
mode de représentation qu’on appelait les « scènes de genre ».

7Dans la classification des genres picturaux de l’époque, ne peindre que des sujets
immobiles, comme les natures mortes, était tenu pour le plus facile. Représenter une scène de
la vie quotidienne ou un paysage avec des personnages était plus difficile puisqu’il fallait y
inclure de la vie ; on appelait ces sujets des « scènes de genre ». Un portrait était plus noble
encore, parce qu’il reproduisait une figure humaine individualisée. Enfin, le genre le plus
élevé était la « peinture d’histoire », parce qu’elle représentait des actions remarquables de
grands personnages, que le sujet fût historique ou mythologique. Tout au sommet de la
hiérarchie, se trouvaient les tableaux d’histoire religieuse, tirés de la Bible et des Évangiles.
La peinture était alors censée rendre sensibles des situations et des événements qui portaient
une leçon morale ou religieuse, selon le principe contenu dans la formule latine : ut pictura
poesis. Comme la poésie, la peinture doit être capable de raconter une histoire frappante.

8Or, dans les fêtes galantes de Watteau, il y a bien des personnages, mais ils ne sont pas
individualisés ; on les voit en action, mais celle-ci n’est pas historique ; de surcroît, cette
action anecdotique (un bal, une fête, une promenade) n’est jamais individualisée au point que
l’on pourrait en dire le jour, le lieu et les participants. Les scènes de genre offrent donc des
sujets sans grandeur héroïque ni détermination spatio-temporelle précise, d’autant que les
personnages y sont souvent masqués ou costumés à la manière de la commedia italienne (en
Arlequin, Colombine, etc.). L’anecdote est presque indéchiffrable.

9Mais, même s’ils étaient réputés sans prestige, ces sujets plaisaient aux nobles et aux
bourgeois enrichis, notamment aux « financiers » alors en pleine expansion ; organiser des
fêtes galantes comme les aristocrates, puis en garder trace par des tableaux, par des panneaux
muraux chez soi, signalait leur élévation sociale ; on a même vu de tels motifs utilisés jusque
dans la décoration de portières de carrosses. Ces grands bourgeois étaient donc souvent férus
de peinture et ils ont garanti le succès de ce genre, illustré par Watteau, puis par des peintres
comme Lancret et Pater, ou encore par Fragonard, par exemple dans sa Fête à Rambouillet. Il
y a là un condensé de l’esprit galant du xviiie siècle. Nombre des grands peintres de l’époque
ont, à un moment ou un autre de leur carrière, pratiqué ce style. Et le roi Louis XV, dans ses
petits appartements, ses résidences secondaires ou les hôtels et châteaux qu’il donnait à ses
maîtresses, a souvent passé commande de décorations galantes. Ce cadre social et pictural
détermine également pour une part les Belles-Lettres.

Au théâtre : galanterie et « marivaudage »


10Parmi la foule des dramaturges qui ont, comme Dancourt, pratiqué le style galant, on peut
se concentrer sur deux auteurs renommés : Voltaire et Marivaux.

11Voltaire n’est pas seulement tragédien, poète et philosophe : il galantise aussi. C’est
notamment le cas dans l’une de ses pièces, La Princesse de Navarre, créée en 1745 à
l’occasion des fêtes données pour le mariage du Dauphin avec l’infante Marie-Thérèse
d’Espagne, et qui est une comédie-ballet à la manière de Molière, mais qui a aussi une portée
doublement politique.

12D’une part, par son sujet, elle évoque l’alliance de la France et de l’Espagne, ou, plus
précisément, la façon dont la France – représentée dans la pièce par le personnage de Gaston
Phébus – serait venue, dans le passé, au Moyen Âge, au secours de l’Espagne, représentée par
le personnage de la Princesse de Navarre, persécutée par un roi d’Aragon injuste et cruel : le
mariage présent se trouvait ainsi inscrit dans une tradition de protection de l’Espagne par les
héros Français. Mais d’autre part, cette pièce constitue une reprise, à la Cour de Louis XV,
des modèles des fêtes de Cour célèbres de Louis XIV, et affiche par là la continuité de la
monarchie absolue. La musique de cette comédie-ballet a été composée par Rameau, le
compositeur en vogue. L’esthétique galante est ainsi présente à la Cour.

13Mais sa présence est plus sensible encore dans les théâtres de la ville, avec notamment avec
Marivaux. Il se nommait Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, et était issu d’une famille
de petite noblesse de robe. Né en 1688, il a fait des études de droit mais s’est tourné dès 1712
vers une carrière littéraire, de journaliste, de romancier, mais surtout d’auteur de comédies. Il
a beaucoup écrit, aussi bien pour la Comédie-Italienne que pour la Comédie-Française, en
créant un style bien à lui, qu’on a appelé de son vivant même le « marivaudage », et qui
consiste, selon le dictionnaire, à mettre en scène des « propos d’une galanterie délicate et
subtile ».

14De fait, les pièces de Marivaux tendent avant tout à représenter des situations amoureuses,
et de préférence la façon dont l’amour s’installe dans le cœur et l’esprit de jeunes gens qui
pourtant prétendent ne pas lui céder. Exemple-type : la pièce intitulée Le Jeu de l’amour et du
hasard, créée en 1730 à la Comédie-Italienne. Une jeune fille, Silvia, est en âge de se marier
mais elle ne veut pas en entendre parler. Voici comment elle explique son refus, dans une
discussion avec sa servante Lisette.

15

Marivaux, Le Jeu de l’Amour et du hasard (1730)


Acte I, scène 1
Silvia, Lisette
[…]
Silvia : Dans le mariage, on a plus souvent affaire à l’homme raisonnable, qu’à l’aimable homme :
en un mot, je ne lui demande qu’un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu’on ne
pense ; on loue beaucoup le sien, mais qui est-ce qui a vécu avec lui ? Les hommes ne se
contrefont-ils pas ? Surtout quand ils ont de l’esprit, n’en ai-je pas vu moi, qui paraissaient, avec
leurs amis, les meilleures gens du monde ? C’est la douceur, la raison, l’enjouement même, il n’y
a pas jusqu’à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu’on leur trouve.
Monsieur un tel a l’air d’un galant homme, d’un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours
d’Ergaste : aussi l’est-il, répondait-on, je l’ai répondu moi-même, sa physionomie ne vous ment
pas d’un mot ; oui, fiez-vous-y, à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart
d’heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche, qui devient l’effroi de toute
une maison. Ergaste s’est marié, sa femme, ses enfants, son domestique ne lui connaissent encore
que ce visage-là, pendant qu’il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui
voyons, et qui n’est qu’un masque qu’il prend au sortir de chez lui.
Lisette : Quel fantasque avec ces deux visages !
Silvia : N’est-on pas content de Léandre quand on le voit ? Eh bien chez lui, c’est un homme qui
ne dit mot, qui ne rit, ni qui ne gronde ; c’est une âme glacée, solitaire, inaccessible ; sa femme ne
la connaît point, n’a point de commerce avec elle, elle n’est mariée qu’avec une figure qui sort
d’un cabinet, qui vient à table, et qui fait expirer de langueur, de froid et d’ennui tout ce qui
l’environne ; n’est-ce pas là un mari bien amusant ?
Lisette : Je gèle au récit que vous m’en faites ; mais Tersandre, par exemple ?
Silvia : Oui, Tersandre ! Il venait l’autre jour de s’emporter contre sa femme, j’arrive, on
m’annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d’un air serein, dégagé, vous
auriez dit qu’il sortait de la conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux riaient encore ; le
fourbe ! Voilà ce que c’est que les hommes, qui est-ce qui croit que sa femme est à lui ? Je la
trouvai toute abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer, je la trouvai comme
je serai peut-être, voilà mon portrait à venir, je vais du moins risquer d’en être une copie ; elle me
fit pitié, Lisette : si j’allais te faire pitié aussi : cela est terrible, qu’en dis-tu ? Songe à ce que c’est
qu’un mari.
Lisette : Un mari ? C’est un mari ; vous ne deviez pas finir par ce mot-là, il me raccommode avec
tout le reste.
[Extrait 65]
16Mais comme sa famille la pousse au mariage et veut lui présenter un prétendant, Silvia
décide de se déguiser en échangeant sa place avec Lisette : costumée en servante, elle pourra
ainsi observer le jeune homme qui la recherche. Mais il se trouve que celui-ci, Dorante, a eu
la même idée et a pris la place de son valet Arlequin. Jeu de rôles donc, où la jeune fille de
bonne famille se sent attirée vers celui qu’elle croit un valet. De là, aussi, un jeu drôle, et
doublement : parce qu’Arlequin ne joue pas bien le rôle du maître, et parce que Silvia finit par
deviner la supercherie de Dorante et continue pendant quelque temps à l’entretenir dans sa
confusion. Mais évidemment, Dorante est un vrai galant homme et au bout du compte, tout
s’arrange.

17Dans une telle pièce, la galanterie est donc à la fois une question de style et une question de
fond, une interrogation sur les modèles de comportements, sur la morale sociale, l’éthique, et
sur les revendications légitimes des femmes. En même temps, autre facette de l’éthique
galante, l’amour surgit où il veut et comme il veut, si bien que le mariage doit être un choix
plutôt qu’un arrangement entre deux familles pour des raisons d’argent.

18Dans nombre de ses pièces, d’ailleurs, Marivaux aime mettre en scène des jeunes femmes
qui sont autonomes, soit parce que, comme Silvia, leur famille leur laisse leur liberté de
décision, soit parce qu’elles sont de jeunes veuves. Un couple de pièces est révélateur à cet
égard. Marivaux a composé en 1722 une comédie intitulée La Surprise de l’amour, jouée à la
Comédie-Italienne. Un jeune homme et une jeune femme, tous deux ennemis du mariage, sont
obligés de se rencontrer parce que leur serviteur et leur servante doivent, eux, se marier, et
qu’ils ont besoin de l’accord de leurs maîtres. On devine la suite. Cinq ans plus tard,
Marivaux donne, mais cette fois à la Comédie-Française, une Seconde Surprise de l’amour.
Cette fois, c’est une jeune veuve qui ne veut pas se remarier, mais quand elle apprend qu’un
chevalier de ses amis a déclaré qu’il ne voudrait en aucun cas l’épouser, elle est vexée et, par
pur amour-propre – croit-elle –, elle entreprend de le faire changer d’avis ; mais c’est
évidemment elle-même qui se trouve alors prise à son propre piège et découvre qu’elle est
amoureuse…
19On pourrait multiplier les exemples. L’œuvre dramatique de Marivaux est emblématique
de cette galanterie française héritée de l’Âge classique et traitée avec un esprit qui allie les
questions morales à la finesse de l’observation, au rythme dramatique, à l’élégance et au
naturel de personnages aussi vraisemblables que rêvés, en un mot : au jeu d’un esprit tirant le
meilleur parti de la fiction théâtrale.

En musique, à l’opéra
20Jean-Philippe Rameau a composé en 1748 un opéra-ballet intitulé Les Surprises de
l’amour, qui n’est pas une adaptation de la pièce de Marivaux. Mais le titre était assez célèbre
pour que Rameau le reprenne et en propose sa propre version, autour du personnage
mythologique d’Adonis, ce jeune homme d’une grande beauté dont Vénus tomba amoureuse.
Rameau a ainsi été au cœur d’une veine musicale galante de grande importance. Son œuvre la
plus célèbre reste l’opéra-ballet Les Indes galantes, créé en 1735 avec un livret de Fuzelier.

21Rameau a eu une carrière assez curieuse. Né en 1683, fils de musicien et formé à cet art, il
fait d’abord carrière comme organiste dans diverses églises. En même temps, il travaille sur la
théorie musicale et il publie en 1722 un Traité de l’harmonie qui l’impose comme un
musicien savant. Mais pour subsister, il se met également à composer des morceaux de
musique pour le théâtre populaire de la Foire – nous en parlerons – et devient le compositeur
le plus célèbre de son temps, fournisseur attitré d’opéras-ballets pour la Cour. Dont Les Indes
galantes.

22Les Indes galantes, sous la gaieté divertissante du style galant, est une œuvre à dimension
politique. Au siècle précédent, Campra avait composé, au moment même où la France était en
guerre contre toute l’Europe, un opéra intitulé L’Europe galante, où il affichait le triomphe de
l’esthétique galante française dans tout le continent. Rameau va plus loin : dans son opéra-
ballet, il montre que la galanterie s’est étendue au monde entier, et jusqu’aux colonies de
l’Europe – les « Indes ».

23En voici l’ouverture, où Bellone, déesse de la guerre, affronte la déesse de la jeunesse,


Hébé, et le dieu Amour. On notera les décors et les jeux de scène :

24

Ouverture
Le théâtre représente le palais d’Hébé dans le fond, et ses jardins dans les ailes.
Scène 1
Hébé
Vous, qui d’Hébé suivez les lois,
Venez, rassemblez-vous, accourez à ma voix !
Vous chantez dès que l’aurore
Éclaire ce beau séjour :
Vous commencez avec le jour
Les jeux brillants de Terpsichore ;
Les doux instants que vous donne l’Amour
Vous sont plus chers encore.
Scène 2
Entrée des quatre nations.
Troupe de jeunesse française, espagnole, italienne et polonaise, qui accourt et forme des danses
gracieuses.
Hébé
Amants sûrs de plaire,
Suivez votre ardeur !
Chantez votre bonheur,
Mais sans offenser le mystère !
Il est pour un tendre cœur
Des biens dont le secret augmente la douceur.
Songez qu’il faut les taire !
Air grave pour deux Polonais
1er Menuet
2e Menuet
Hébé
Musettes, résonnez dans ce riant bocage,
Accordez-vous sous l’ombrage
Au murmure des ruisseaux,
Accompagnez le doux ramage
Des tendres oiseaux.
Chœur
Musettes, résonnez dans ce riant bocage,
Accordez-vous sous l’ombrage
Au murmure des ruisseaux,
Accompagnez le doux ramage
Des tendres oiseaux.
Musette en rondeau
(Bruit de tambours qui interrompt le ballet)
Hébé
Qu’entends-je ! Les tambours font taire nos musettes ?
C’est Bellone ! Ses cris excitent les héros :
Qu’elle va dérober de sujets à Paphos !
Scène 3
Bellone, Hébé et sa suite.
Bellone arrive au bruit des tambours et des trompettes qui la précèdent avec des guerriers portant
des drapeaux. Elle invite la suite d’Hébé à n’aimer que la gloire.
Bellone
(à la suite d’Hébé)
La Gloire vous appelle : écoutez ses trompettes !
Hâtez-vous, armez-vous, et devenez guerriers !
Quittez ces paisibles retraites !
Combattez, il est temps de cueillir des lauriers.
Chœur
Les guerriers appellent les amants des nations alliées.
Ces amants généreux se rangent près de Bellone, et suivent les étendards.
La Gloire vous appelle : écoutez ses trompettes !
Hâtez-vous, armez-vous, et devenez guerriers !
Air pour deux guerriers portant les drapeaux
Air pour les amants et amantes qui suivent Bellone
Chœur
Vous nous abandonnez.
Quelle peine mortelle !
Que vont devenir nos beaux jours !
Quelle peine mortelle !
Écoutez les Amours.
La Gloire nous appelle,
Nous n’écoutons qu’elle.
Scène 4
Hébé
Bellone les entraîne…
Ô toi, vainqueur des Cieux,
Viens prouver ton pouvoir suprême !
On ose te quitter pour suivre d’autres Dieux !
Fils de Vénus, ah ! qui peut mieux te venger que toi-même ?
Scène 5
L’Amour, Hébé, suite de Hébé.
L’Amour descend des cieux sur des nuages ; il porte des traits nouveaux ; il est accompagné d’une
troupe d’Amours armés comme lui, dont les uns tiennent des brandons et les autres arborent des
étendards galants. Annonce de l’Amour.
Hébé
L’Amour paraît armé, qu’il soit victorieux !
L’amour
Pourquoi Mars à l’Amour déclara-t-il la guerre ?
Mars perd-t-il son encens, lorsqu’on vient m’en offrir ?
Jamais les myrthes sur la terre
N’ont empêché les lauriers de fleurir.
Hébé (à l’Amour)
Pour remplacer les cœurs que vous ravit Bellone,
Fils de Vénus, lancez vos traits les plus certains ;
Conduisez les plaisirs dans les climats lointains,
Quand l’Europe les abandonne !
L’amour (à sa suite)
Ranimez vos flambeaux, remplissez vos carquois,
Moissonnez, méritez les palmes les plus belles !
Amours, remportez, à la fois,
Cent victoires nouvelles !
L’horreur suit le terrible Mars ;
Les Jeux s’amusent sur vos traces,
Partez, partez, vos nouveaux étendards
Sont l’ouvrage des Grâces.
Air pour les Amours
L’amour et Hébé
Traversez les plus vastes mers,
Volez, volez, Amours, volez, volez !
Portez vos armes et vos fers
Sur le plus éloigné rivage !
Est-il un cœur dans l’univers
Qui ne vous doive son hommage ?
Chœur
Les Amours s’envolent pendant le chœur et se dispersent loin de l’Europe dans les différents
climats de l’Inde.
Traversez les plus vastes mers,
Volez, volez, Amours, volez, Amours.
Portez vos armes et vos fers
Sur le plus éloigné rivage !
[Extrait 66]
25Le style musical galant a marqué, en France, outre Rameau et Campra, un compositeur
comme Couperin, Vivaldi en Italie, Telemann en Allemagne, Mozart dans sa jeunesse, et
encore un autre compositeur, franco-suisse, Jean-Jacques Rousseau.

26Jean-Jacques Rousseau a commencé, on l’oublie trop souvent, par une carrière de


musicien. Après une première œuvre musicale intitulée Les Muses galantes, il obtient du
succès en 1752 avec un petit opéra galant dont il a écrit les paroles et la musique, Le Devin du
village. Mais par la suite, Rousseau a pris position contre le style galant.

27Rousseau participe en cela d’une tendance repérable au milieu du xviiie siècle. Elle se fait
sentir notamment lorsque les opéras galants sont l’objet d’innombrables parodies, en
particulier au théâtre de la Foire. Il existait à Paris, depuis le Moyen Âge, deux grandes foires
annuelles, l’une se tenant à la fin de l’hiver, la Foire Saint-Germain (située dans l’actuel
quartier Saint-Germain-des-Prés), l’autre à l’été, la Foire Saint-Laurent (près de l’actuelle
gare de l’Est). On installait de vastes enclos où se rassemblaient les marchands et où les
clients venaient en foule, et où en conséquence se produisaient des saltimbanques. À la fin du
xviie siècle, des théâtres privés se sont installés dans ces lieux. Ils ont été très inventifs. C’est
là qu’est né l’opéra-comique, là aussi qu’assez longtemps se trouvait la Comédie-Italienne,
avec ses improvisations et ses lazzi. Et entre autres spectacles, les forains donnaient volontiers
des parodies des spectacles de l’opéra et de la Comédie-Française. Par exemple, Les Indes
galantes y ont été parodiées en une pièce intitulée La Grenouillère galante.

28Ce théâtre de la Foire attirait au demeurant des auteurs qui donnaient aussi bien des pièces
aux théâtres officiels. Nous l’avons vu, Rameau a travaillé pour la Foire, ou encore Fuzelier,
son librettiste, qui d’ailleurs n’hésitait pas à écrire aussi des parodies, y compris de ses
propres œuvres… En bref, la galanterie se trouvait à la fois largement diffusée, puisque même
une parodie est une façon de diffuser, et contestée.

29De sorte qu’au milieu du xviiie siècle, elle est de plus en plus populaire, et elle a marqué en
profondeur le style du temps, mais en même temps, elle commence à être de plus en plus
dédaignée par les élites cultivées. Et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert lui consacre
plusieurs articles, où l’on trouve, entre autres : « Les galants hommes sont devenus rares », ou
encore : « La galanterie n’est plus que le nom honnête qu’on donne au libertinage. »

30C’est que la galanterie cultivait la sensibilité, les mouvements du cœur, ce qui pouvait en
effet se pervertir en sensualité, voire en libertinage.

Le libertinage

31Le libertinage, au sens premier, c’était, on l’a vu, la libre-pensée. Mais au sens second,
c’est l’esprit de débauche, notamment de débauche sexuelle. Dans la seconde moitié du
xviie siècle, au moment même où la galanterie était en plein essor, étaient apparues des
formes de « galanterie dévoyée », des histoires de « femmes galantes ». Or, comme souvent
en français un adjectif change de valeur selon qu’il est placé avant ou après le nom qu’il
qualifie, si l’on dit « galant homme » ou « galante dame », le terme est élogieux, mais un
« homme galant » est un séducteur et une « femme galante », une prostituée ou au moins une
nymphomane.

32Les fictions galantes en ce sens, c’est-à-dire libertines, avaient servi, on l’a vu, à faire la
satire de Louis XIV. Elles se multiplient après sa mort, et d’autant mieux qu’à certains égards,
l’exemple venait d’en haut. Durant la Régence, après une fin de règne où le vieux Louis XIV
avait affiché sa dévotion, la France connaît un temps de défoulement. Le régent Philippe
d’Orléans est lui-même libertin. On parle alors des débauchés sous le nom de « roués », c’est-
à-dire de ceux qui mériteraient le supplice de la « roue » (un mode d’exécution où l’on casse
les bras et les jambes du condamné puis on l’attache sur une roue et on le laisse exposé au
public jusqu’à ce que mort s’ensuive). Par la suite, le roi Louis XV aussi a collectionné de
nombreuses maîtresses, parfois lors de soirées de débauche débridée. Certains grands
seigneurs et riches financiers se sont fait construire ce qu’on appelait des « petites maisons »,
villas dans les faubourgs où ils pouvaient se retirer pour se livrer à des parties fines.

33Exemple célèbre, le tableau de Fragonard intitulé Les Heureux Hasards de l’escarpolette,


peint en 1769 : il a été commandé par un financier et montre, dans le jardin d’une telle « petite
maison », un financier regardant sous les jupes d’une jeune fille qui se balance sur une
escarpolette poussée par un valet habillé en prêtre… Dans un tel tableau, la galanterie
dégénère bien en libertinage, avec débauche et impiété, les deux thématiques majeures du
libertinage.

Le roman libertin : Crébillon fils


34Ce libertinage social va de pair avec une veine abondante de libertinage littéraire. Forme
majeure de ce courant, le roman libertin se présente en partie comme un jeu à partir des
modèles galants. L’un des auteurs qui en fut un grand spécialiste, Crébillon fils – son père
était le dramaturge tragique dont nous avons parlé –, publie en 1732 Les Lettres de la
marquise de M. au comte de R., roman épistolaire qui commence comme un récit de belle
galanterie, mais qui se révèle peu à peu plus sombre. En 1736, il donne Les Égarements du
cœur et de l’esprit, où un jeune homme, d’abord naïf, découvre peu à peu toutes les facettes
de l’amour. Et par la suite, Crébillon fils fait paraître des récits en forme de dialogue, comme
La Nuit et le Moment, en 1756, ou Le Hasard au coin du feu, en 1763, où il se livre à ce que
l’on a appelé un « libertinage galant » : l’amour y est léger, sans profondeur, mais sans rien
qui choque, même si le but est seulement de représenter le plaisir sensuel. En voici un
exemple :

35

Cidalise
Au vrai, Clitandre, vous n’aimez donc pas Araminte ?
(Clitandre hausse les épaules.)
Mais pourtant vous l’avez eue.
Clitandre
Ah ! c’est autre chose.
Cidalise
En effet, on dit qu’aujourd’hui cela fait une différence.
Clitandre
Et je crois de plus que ce n’est pas d’aujourd’hui que cela en fait une.
Cidalise
Vous m’étonnez. Je croyais que c’était une obligation que l’on avait à la Philosophie moderne.
Clitandre
Je croirais bien aussi qu’en cela, comme en beaucoup d’autres choses, elle a rectifié nos idées ;
mais qu’elle nous a plus appris à connaître les motifs de nos actions, et à ne plus croire que nous
agissons au hasard, qu’elle ne les a déterminées. Avant, par exemple, que nous sussions raisonner
si bien, nous faisions sûrement tout ce que nous faisons aujourd’hui ; mais nous le faisions,
entraînés par le torrent, sans connaissance de cause, et avec cette timidité que donnent les
préjugés. Nous n’étions pas plus estimables qu’aujourd’hui ; mais nous voulions le paraître, et il
ne se pouvait pas qu’une prétention si absurde ne gênât beaucoup les plaisirs. Enfin, nous avons
eu le bonheur d’arriver au vrai : eh ! que n’en résulte-t-il pas pour nous ? Jamais les femmes n’ont
mis moins de grimaces dans la société ; jamais l’on n’a moins affecté la vertu. On se plaît, on se
prend. S’ennuie-t-on l’un avec l’autre ? On se quitte avec tout aussi peu de cérémonie que l’on
s’est pris. Revient-on à se plaire ? On se reprend avec autant de vivacité que si c’était la première
fois qu’on s’engageât ensemble. On se quitte encore, et jamais on ne se brouille. Il est vrai que
l’amour n’est entré pour rien dans tout cela ; mais l’amour, qu’était-il, qu’un désir que l’on se
plaisait à s’exagérer, un mouvement des sens, dont il avait plu à la vanité des hommes de faire une
vertu ? On sait aujourd’hui que le goût seul existe ; et si l’on se dit encore qu’on s’aime, c’est bien
moins parce qu’on le croit, que parce que c’est une façon plus polie de se demander
réciproquement ce dont on sent qu’on a besoin. Comme on s’est pris sans s’aimer, on se sépare
sans se haïr, et l’on retire du moins, du faible goût que l’on s’est mutuellement inspiré, l’avantage
d’être toujours prêts à s’obliger. L’inconstance imprévue d’un Amant accable-t-elle une femme ?
À peine lui laisse-t-on le temps de la sentir. Des raisons de bienséance ou d’intérêt ne lui
permettent-elles pas de quitter un Amant ennuyeux, ou qui a cessé de paraître aimable ? Tous ses
amis se relaient pour l’étourdir sur le malheur de sa situation. Lui prend-t-il un caprice, dans la
minute il est satisfait. Sommes-nous dans tous les cas dont je viens de faire l’énumération, nous
trouvons les mêmes ressources dans la reconnaissance des femmes avec qui nous avons un peu
intimement vécu ; et je crois, à tout prendre, qu’il y a bien de la sagesse à sacrifier à tant de
plaisirs quelques vieux préjugés qui rapportent assez peu d’estime, et beaucoup d’ennui à ceux qui
en font encore la règle de leur conduite.
Cidalise
Assurément, si vous croyez tout ce que vous venez de me dire, vous avez jusques à présent agi
bien peu d’après vos maximes, vous qui n’êtes pas encore consolé de l’inconstance de Célimène,
et qui l’avez si tendrement aimée.
Clitandre
Je l’ai adorée, j’en conviens ; mais peut-être aussi est-ce moins ma façon de penser que je viens de
vous peindre, que celle qu’il semble que quelques personnes ont aujourd’hui.
[Extrait 67]
36Mais Crébillon fils a eu aussi l’idée de se livrer à ce qui est un jeu littéraire, mais plus libre
de ton, avec Le Sopha (1742). Le texte se donne comme un « conte moral », une fiction
orientale dans la lignée de celles qu’avaient mises à la mode Les Mille et Une Nuits. Le
narrateur y est métamorphosé en un sofa, qui, pour distraire le sultan, raconte les
comportements de sept couples qui se sont succédé sur lui… La satire sociale est sans
profondeur, mais le ton s’y fait très libre.

37Il l’est plus encore dans un roman de Diderot publié anonymement en 1748 et intitulé Les
Bijoux indiscrets : un génie donne à un sultan un anneau magique qui permet de faire parler
les « bijoux » des femmes, le mot signifiant ici « sexe ». Le récit peut donc être égrillard –
l’idée première remonte aux fabliaux du Moyen Âge – et fournir la matière d’une satire des
mœurs de la Cour.

38Peu à peu, le roman libertin va donc vers plus de grivoiserie. D’autant que se renforce un
courant né de la littérature paillarde et d’opposition amorcée au siècle précédent, qui s’en
prenait notamment aux membres du clergé. La satire des moines et des couvents s’en donne là
à cœur joie : ce sont notamment l’histoire de Dom Bougre, portier des Chartreux en 1741,
Thérèse philosophe en 1748, où un prêtre libidineux corrompt une jeune fille, ou encore
Margot la Ravaudeuse, de Fougeret de Montbron, en 1750, histoire d’une fille du peuple
entraînée dans la prostitution.
39Cette veine du roman libertin s’est poursuivie jusqu’à la fin du siècle, avec des œuvres
comme Point de lendemain, de Vivant Denon, en 1777, où une femme se sert d’un jeune
homme pour rendre son amant jaloux. Trois auteurs de ce genre ont en particulier traversé les
siècles.

Restif de La Bretonne
40Fils de paysan devenu ouvrier typographe, il a beaucoup écrit, et notamment des ouvrages
à visée moralisatrice, comme Vie de mon père (1779), où il vante la vie à la campagne, ou
encore son autobiographie, Monsieur Nicolas (1794). Mais ses œuvres les plus connues sont
Le Paysan perverti (1775), puis La Paysanne pervertie (1784). Ce sont deux longs romans
épistolaires, qui reposent d’abord sur le personnage d’Edmond, fils de paysan parti à la ville,
qui profite de ce qu’il est beau garçon mais sombre bientôt dans la pire débauche. La
Paysanne est sa sœur, qu’il soumet à la prostitution. Par de tels romans, Restif entendait
dénoncer les dangers de la ville, lieu de perdition où les jeunes gens et jeunes filles de la
campagne, attirés par l’illusion d’un enrichissement facile, ne peuvent que devenir souteneurs
ou putains, et finissent immanquablement sans le sou et dévorés par la vérole. Restif se
voulait moraliste et il mettait en relief un fait de société, la croissance des villes, et notamment
de Paris, avec la corruption qu’elle génère.

Choderlos de Laclos
41Laclos, militaire et écrivain, est surtout l’auteur des Liaisons dangereuses, parues en 1782.
C’est encore un roman épistolaire, sous-titré : « Lettres recueillies dans une société et publiées
pour l’instruction de quelques autres » : le but moralisateur est ouvertement affiché. Mais
l’œuvre est complexe, et c’est là ce qui a fasciné la critique et la postérité : on ne compte plus
les adaptations cinématographiques qui en ont été faites, dans divers pays, au xxe siècle…

42Deux libertins, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, ont naguère été amants
et sont restés amis. La marquise, qui cache parfaitement son libertinage, demande à Valmont
son aide pour une opération machiavélique : un de ses amants l’a délaissée parce qu’il doit
épouser une jeune fille de bonne famille, Cécile de Volanges, et la marquise veut faire de
celle-ci une libertine au dernier degré, afin que le mari, croyant épouser une ingénue, soit
berné. Valmont de son côté a entrepris de séduire une femme de bonne vie, la présidente de
Tourvel, mais il en devient vraiment amoureux. Merteuil le force alors à rompre cette liaison
mais ensuite refuse à Valmont de coucher avec lui, comme elle le lui avait promis en
récompense : de là, leur affrontement. Valmont est tué en duel par le soupirant sincère de
Cécile ; Merteuil, elle, est démasquée et, de surcroît, attrape la petite vérole : mort sociale et
mort symbolique.

43Cette trame au fond assez simple est rendue extrêmement complexe par la maestria avec
laquelle Laclos joue sur l’écriture épistolaire. Ici, pas de récit avec un narrateur qui mettrait de
l’ordre dans les événements, mais le jeu des lettres où chaque personnage donne sa version
des faits ; au lecteur d’en tirer les interprétations possibles. Or, tous les personnages se
révèlent ambigus. Valmont est un libertin connu comme tel ; mais il se prend au jeu de
l’amour avec Tourvel, connue comme une femme à la moralité parfaite ; de son côté, Tourvel,
quand elle cède à Valmont, croit ou fait semblant de croire qu’elle a de la sorte une occasion
de ramener le libertin vers la bonne moralité : est-ce que cela vaut mieux au fond que
d’assumer son désir ? Et Merteuil, si elle est parfaitement malfaisante, est une figure sociale
de femme assez bien définie : mariée très jeune, elle a souffert des hommes et, devenue veuve
et donc indépendante, elle est décidée à « venger son sexe » : si les femmes sont libertines, la
faute peut alors en incomber aux mœurs masculines. Il vaut la peine d’écouter les raisons de
son désir de vengeance :

44

Lettre 81
Mme de Merteuil au Vicomte de Valmont
Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour et ses plaisirs :
mais n’ayant jamais été au Couvent, n’ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère
vigilante, je n’avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer. Ma tête seule fermentait ; je
ne désirais pas de jouir, je voulais savoir ; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens.
Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet, sans me compromettre, était
mon Confesseur : mais le bon Père me fit le mal si grand que j’en conclus que le plaisir devait être
extrême ; et au désir de le connaître succéda celui de le goûter.
Je ne sais où ce désir m’aurait conduite ; et alors dénuée d’ex- périence, peut-être une seule
occasion m’eût perdue : heureu- sement pour moi, ma mère m’annonça peu de jours après que
j’allais me marier ; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, et j’arrivai vierge
entre les bras de M. de Merteuil.
J’attendais avec sécurité le moment qui devait m’instruire, et j’eus besoin de réflexion pour
montrer de l’embarras et de la crainte. Cette première nuit, dont on se fait pour l’ordinaire une
idée si cruelle ou si douce, ne me présentait qu’une occasion d’expérience : douleur et plaisir,
j’observai tout exactement, et ne voyais dans ces diverses sensations que des faits à recueillir et à
méditer.
Ce genre d’étude parvint bientôt à me plaire : mais fidèle à mes principes, et sentant peut-être, par
instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon mari, je résolus, par cela seul
que j’étais sensible, de me montrer impassible à ses yeux. Cette froideur apparente fut par la suite
le fondement inébranlable de son aveugle confiance.
Mais au bout de quelques mois, M. de Merteuil m’ayant menée à sa triste campagne, la crainte de
l’ennui fit revenir le goût de l’étude. Ce fut là, surtout, que je m’assurai que l’amour que l’on nous
vante comme la cause de nos plaisirs n’en est au plus que le prétexte.
La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations ; il fallut le suivre à la
ville, où il venait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après ; et
quoiqu’à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre de lui, je n’en sentis pas moins vivement le
prix de la liberté qu’allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d’en profiter.
Ma mère comptait que j’entrerais au Couvent, ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un et
l’autre parti ; et tout ce que j’accordai à la décence fut de retourner dans cette même campagne où
il me restait bien encore quelques observations à faire.
Je les fortifiai par le secours de la lecture : mais ne croyez pas qu’elle fût toute du genre que vous
la supposez. J’étudiai nos mœurs dans les Romans ; nos opinions dans les Philosophes ; je
cherchai même dans les Moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous, et je m’assurai
ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser et de ce qu’il fallait paraître.
Je commençais à m’ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active ; je
sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la
vérité, mais pour l’inspirer et le feindre.
[Extrait 68]
45Roman aux multiples facettes, Les Liaisons dangereuses interdisent toute lecture univoque,
et c’est là toute leur force. Laclos a d’ailleurs encore compliqué le jeu en dotant son récit d’un
double code : d’un côté, une apparente finalité moralisatrice, mais de l’autre des passages
érotiques détaillés à loisir. Et dans sa préface, il prétend que les faits contenus dans les lettres
qu’il publie ne sont plus de son temps, mais tout en maniant la distance ironique, de sorte que
les lecteurs sont constamment confrontés à un message ambivalent.

Le marquis de Sade
46L’ambivalence n’est pas de mise avec ce troisième auteur. Il est célébrissime car son nom a
donné deux mots à la langue française, l’adjectif sadique et le substantif sadisme : les
écrivains qui ont ainsi alimenté le vocabulaire commun ne sont pas si nombreux. Et pourtant
– ou bien en est-ce la cause ? –, Sade est sans doute l’auteur scandaleux par excellence.

47Donatien Alphonse François, marquis de Sade, est né en 1740 dans une famille
aristocratique. Il étudie au collège jésuite Louis-le-Grand (encore un), entreprend une carrière
militaire, et épouse en 1763 une jeune fille de la noblesse de robe, très riche : jusque-là, rien
que de banal. Il a une « petite maison » à Arcueil, où il organise des soirées de débauche :
chose banale aussi. Mais quatre mois après son mariage, il est mis en prison au château de
Vincennes parce qu’une prostituée qu’il avait embauchée pour ses soirées a porté plainte,
disant qu’il a voulu lui imposer de commettre des sacrilèges. La chose est donc sérieuse ; il
sort néanmoins de prison, pour recevoir un poste important de lieutenant du roi en Bourgogne.
Puis il a diverses liaisons plus ou moins scandaleuses, pourtant banales pour un aristocrate de
ce temps. Mais peu à peu, les affaires se multiplient et s’aggravent. Il est d’abord impliqué
dans un cas de torture infligée à une femme qu’il a racolée, puis, en 1772, dans une autre
affaire, à Marseille, où quatre femmes l’accusent d’avoir tenté de les empoisonner, ce qui lui
vaut d’être jugé et condamné à mort.

48Sa famille fait appel et il est libéré quand survient un autre scandale : il aurait pris comme
jouets sexuels plusieurs « très jeunes filles » dit-on, autant dire des enfants. Il est arrêté,
enfermé pendant treize ans, mais libéré en 1790 parce qu’il avait été arrêté par décision royale
sur une « lettre de cachet », et que la Révolution a aboli cette procédure, ce qui fait que son
incarcération n’est plus juridiquement fondée. Il devient ensuite membre de la Convention
révolutionnaire, puis est de nouveau enfermé sans procès à l’asile psychia- trique de
Charenton, jusqu’à sa mort en 1814.

49Il laisse une œuvre abondante, écrite durant ses années de détention et qui revendique une
dimension philosophique. Son Dialogue entre un prêtre et un moribond, rédigé dans la prison
de Vincennes en 1782, est effectivement un manifeste de l’athéisme où le libertinage, au sens
d’exercice de la libre-pensée, est poussé au paroxysme. C’est cette même posture
philosophique que l’on retrouve dans ses romans libertins. Le plus célèbre est sans doute
Justine ou les malheurs de la vertu, dont une première version a été publiée en édition pirate et
anonyme en 1787, puis en 1791, puis en une version augmentée de l’histoire de Juliette, sœur
de Justine, en 1797 (Juliette, ou la prospérité du vice).

50Justine est renvoyée du couvent à douze ans, parce qu’elle est devenue orpheline et que
personne ne peut payer sa pension. Obligée de se placer, elle est, quoique très vertueuse – ou
pour cette raison –, traitée férocement par ses maîtres, un usurier puis un jeune noble assassin
de sa propre mère ; elle est ensuite capturée par des moines qui séquestrent, violent et
torturent des jeunes filles, puis par une bande de faux-monnayeurs qui réduisent en esclavage
de la main-d’œuvre destinée à faire tourner leur presse. Après d’autres déboires, elle retrouve
à Paris sa sœur, devenue membre de la bonne société : elle semble sauvée, mais meurt
soudain à l’âge de vingt-sept ans, foudroyée dans un orage. En miroir, l’histoire de sa sœur
Juliette montre « les prospérités du vice » : chassée du couvent, Juliette s’est jetée dans la
débauche, est devenue une femme galante célèbre et recherchée, et a donc fait fortune. Le
contraste des deux cheminements suffit à exhiber que la vertu est une illusion et le vice, un
sort logique et naturel.

51La trame du récit montre un motif central de la philosophie de Sade : l’homme est guidé
non par un instinct de vertu mais par ses appétits, thématique sans cesse reprise dans son
œuvre. Ses personnages dénient la validité raisonnable d’idées comme celles de conscience,
de morale et de justice, au nom d’un matérialisme radical. Voici par exemple la première
leçon de philosophie que reçoit le personnage de Juliette.

52

Sade, Juliette, ou les prospérités du vice (1797)


- Comme nous ne connaissons les inspirations de la nature, me dit Mme Delbène, que par ce sens
que nous appelons conscience, c’est en analysant ce qu’est la conscience que nous pourrons
approfondir avec sagesse ce que sont les mouvements de la nature, qui fatiguent, tourmentent ou
font jouir cette conscience.
On appelle conscience, ma chère Juliette, cette espèce de voix intérieure qui s’élève en nous à
l’infraction d’une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être : définition bien simple, et
qui fait voir du premier coup d’œil que cette conscience n’est l’ouvrage que du préjugé reçu par
l’éducation, tellement que tout ce qu’on interdit à l’enfant lui cause des remords dès qu’il
l’enfreint, et qu’il conserve ses remords jusqu’à ce que le préjugé vaincu lui ait démontré qu’il n’y
avait aucun mal réel dans la chose défendue. […]
Quand nous nous sommes livrés à une mauvaise action, de quelque atrocité qu’elle puisse être,
que la satisfaction qu’elle nous a donnée, ou le profit que nous en avons recueilli, nous console
amplement du mal qui en a rejailli sur notre prochain ! Avant que de commettre cette action, nous
avons bien prévu le mal qu’en ressentiraient les autres ; cette pensée ne nous a pourtant point
arrêtés : au contraire, le plus souvent elle nous a fait plaisir. Lui permettre plus de force après
l’action commise, ou une manière différente de nous agiter, est la plus grande sottise que l’on
puisse faire. Si cette action influe sur le malheur de notre vie, parce qu’elle a été découverte,
appliquons tout notre esprit à démêler, à combiner les causes qui ont pu la faire découvrir ; et sans
nous repentir d’une chose qu’il n’a pas été en nous de pouvoir arranger autrement, mettons tout en
œuvre pour ne pas manquer de prudence à l’avenir, tirons du malheur qui a pu nous arriver de
cette faute l’expérience nécessaire à améliorer nos moyens, et nous assurer dorénavant l’impunité,
au moyen de l’épaisseur des voiles que nous jetterons sur l’involontaire dérèglement de notre
conduite. Mais, par de vains et inutiles remords, n’entreprenons point d’extirper les principes, car
cette mauvaise conduite, cette dépravation, ces égarements vicieux, criminels ou atroces, nous ont
plu, nous ont délecté, et nous ne devons pas nous priver d’une chose agréable. Ce serait ici la folie
d’un homme qui, parce qu’un grand dîner lui aurait fait mal, voudrait à l’avenir se priver à jamais
de ce repas.
La véritable sagesse, ma chère Juliette, ne consiste pas à réprimer ses vices, parce que les vices
constituant presque l’unique bonheur de notre vie, ce serait devenir soi-même son bourreau que de
les vouloir réprimer ; mais elle consiste à s’y livrer avec un tel mystère, avec des précautions si
étendues, qu’on ne puisse jamais être surpris. Qu’on ne craigne point par là d’en diminuer les
délices : le mystère ajoute au plaisir. Une telle conduite, d’ailleurs, assure l’impunité, et
l’impunité n’est-elle pas le plus délicieux aliment des débauches ?
Après t’avoir appris à régler le remords né de la douleur d’avoir fait le mal trop à découvert, il est
essentiel, ma chère amie, que je t’indique à présent la manière d’éteindre totalement en soi cette
voix confuse qui, dans le calme des passions, vient encore quelquefois réclamer contre les
égarements où elles nous ont portés ; or, cette manière est aussi sûre que douce, puisqu’elle ne
consiste qu’à renouveler si souvent ce qui nous a donné des remords, que l’habitude, ou de
commettre cette action, ou de la combiner, énerve entièrement toute possibilité d’en pouvoir
former des regrets. Cette habitude, en anéantissant le préjugé, en contraignant notre âme à se
mouvoir souvent de la manière et dans la situation qui primitivement la gênaient, finit par lui
rendre le nouvel état adopté facile, et même délicieux. L’orgueil vient à l’appui ; non seulement
on a fait une chose que personne n’oserait faire, mais on s’y est même si bien accoutumé, qu’on
ne peut plus exister sans cette chose : voilà d’abord une jouissance. L’action commise en produit
une autre ; et qui doute que cette multiplication de plaisirs n’accoutume bien promptement une
âme à se plier à la manière d’être qu’elle doit acquérir, quelque pénible qu’ait pu lui sembler, en
commençant, la situation forcée où cette action la contraignait ?
N’éprouvons-nous pas ce que je te dis dans tous les prétendus crimes où la volupté préside ?
Pourquoi ne se repent-on jamais d’un crime de libertinage ? Parce que le libertinage devient très
promptement une habitude. Il en pourrait être de même de tous les autres égarements ; tous
peuvent, comme la lubricité, se changer aisément en coutume, et tous peuvent, comme la luxure,
exciter dans le fluide nerval un chatouillement qui, ressemblant beaucoup à cette passion, peut
devenir aussi délicieux qu’elle, et par conséquent, comme elle, se métamorphoser en besoin.
Ô Juliette, si tu veux, comme moi, vivre heureuse dans le crime… et j’en commets beaucoup, ma
chère… si tu veux, dis-je, y trouver le même bonheur que moi, tâche de t’en faire, avec le temps,
une si douce habitude, qu’il te devienne comme impossible de pouvoir exister sans le commettre ;
et que toutes les convenances humaines te paraissent si ridicules, que ton âme flexible, et malgré
cela nerveuse, se trouve imperceptiblement accoutumée à se faire des vices de toutes les vertus
humaines et des vertus de tous les crimes : alors un nouvel univers semblera se créer à tes
regards ; un feu dévorant et délicieux se glissera dans tes nerfs, il embrasera ce fluide électrique
dans lequel réside le principe de la vie. Assez heureuse pour vivre dans un monde dont ma triste
destinée m’exile, chaque jour tu formeras de nouveaux projets, et chaque jour leur exécution te
comblera d’une volupté sensuelle qui ne sera connue que de toi. Tous les êtres qui t’entoureront te
paraîtront autant de victimes dévouées par le sort à la perversité de ton cœur ; plus de liens, plus
de chaînes, tout disparaîtra promptement sous le flambeau de tes désirs, aucune voix ne s’élèvera
plus dans ton âme pour énerver l’organe de leur impétuosité, nuls préjugés ne militeront plus en
leur faveur, tout sera dissipé par la sagesse, et tu arriveras insensiblement aux derniers excès de la
perversité par un chemin couvert de fleurs. C’est alors que tu reconnaîtras la faiblesse de ce qu’on
t’offrait autrefois comme des inspirations de la nature ; quand tu auras badiné quelques années
avec ce que les sots appellent ses lois, quand, pour te familiariser avec leur infraction, tu te seras
plu à les pulvériser toutes, tu verras la mutine, ravie d’avoir été violée, s’assouplissant sous tes
désirs nerveux, venir d’elle-même s’offrir à tes fers… te présenter les mains pour que tu la
captives ; devenue ton esclave au lieu d’être ta souveraine, elle enseignera finement à ton cœur la
façon de l’outrager encore mieux, comme si elle se plaisait dans l’avilissement, et comme si ce
n’était réellement qu’en t’indiquant de l’insulter à l’excès qu’elle eût l’art de te mieux réduire à
ses lois. Ne résiste jamais, quand tu en seras là ; insatiable dans ses vues sur toi, dès que tu auras
trouvé le moyen de la saisir, elle te conduira pas à pas d’écart en écart ; le dernier commis ne sera
jamais qu’un acheminement à celui par lequel elle se prépare à se soumettre à toi de nouveau ;
telle que la prostituée de Sybaris, qui se livre sous toutes les formes et prend toutes les figures
pour exciter les désirs du voluptueux qui la paye, elle t’apprendra de même cent façons de la
vaincre, et tout cela pour t’enchaîner plus sûrement à son tour. Mais une seule résistance, je te le
répète, une seule te ferait perdre tout le fruit des dernières chutes ; tu ne connaîtras rien si tu n’as
pas tout connu ; et si tu es assez timide pour t’arrêter avec elle, elle t’échappera pour jamais.
Prends garde surtout à la religion, rien ne te détournera du bon chemin comme ses inspirations
dangereuses : semblable à l’hydre dont les têtes renaissent à mesure qu’on les coupe, elle te
fatiguera sans cesse, si tu n’as le plus grand soin d’en anéantir perpétuellement les principes. Je
crains que les idées bizarres de ce Dieu fantastique dont on empoisonna ton enfance ne reviennent
troubler ton imagination au milieu de ses plus divins écarts : ô Juliette, oublie-la, méprise-la,
l’idée de ce Dieu vain et ridicule ; son existence est une ombre que dissipe à l’instant le plus faible
effort de l’esprit, et tu ne seras jamais tranquille tant que cette odieuse chimère n’aura pas perdu
sur ton âme toutes les facultés que lui donna l’erreur.
[Extrait 69]
53La morale est relative aux usages de chaque pays : cette idée est banale est ici poussée à
son paroxysme en fondant l’idée des besoins, y compris du besoin de morale, sur le
mécanisme des influx nerveux qui animent le corps et proviennent donc de la matière vivante
et déterminent l’être : si ces influx réclament des satisfactions violentes, agressives, la seule
vraie morale consiste alors à leur donner ces satisfactions. Le personnage qui parle de la sorte
est la supérieure d’un couvent : la façade de la religion est détruite pour révéler des attitudes
fondées sur une philosophie qui récuse tout refoulement. On comprend que de tels textes aient
fait scandale.

54Une autre œuvre en montre peut-être mieux encore les enjeux : il s’agit des Cent Vingt
Journées de Sodome. Sade l’a écrite pendant qu’il était à la Bastille et lui a donné pour sous-
titre L’École du libertinage, ce qui signifie non pas qu’il s’agit d’apprendre à des jeunes gens
ce que c’est que le libertinage, mais de montrer que le libertinage est une façon de concevoir
le monde. En voici le début (un peu écourté car les digressions de Sade sont toujours
nombreuses) :

55

Les guerres considérables que Louis XIV eut à soutenir pendant le cours de son règne, en épuisant
les finances de l’État et les facultés du peuple, trouvèrent pourtant le secret d’enrichir une énorme
quantité de ces sangsues toujours à l’affût des calamités publiques qu’ils font naître au lieu
d’apaiser, et cela pour être à même d’en profiter avec plus d’avantages. […] C’était vers la fin de
ce règne […] que quatre d’entre eux imaginèrent la singulière partie de débauche dont nous allons
rendre compte. […]
Le duc de Blangis et son frère l’évêque de…, qui tous deux avaient fait des fortunes immenses,
[…] intimement liés et de plaisirs et d’affaires avec le célèbre Durcet et le président de Curval,
furent les premiers qui imaginèrent la débauche dont nous écrivons l’histoire, et l’ayant
communiquée à ces deux amis, tous quatre composèrent les acteurs de ces fameuses orgies.
[…] Le duc de Blangis, veuf de trois femmes, de l’une desquelles il lui restait deux filles, ayant
reconnu que le président de Curval avait quelque envie d’épouser l’aînée de ces filles, malgré les
familiarités qu’il savait très bien que son père s’était permises avec elle, le duc, dis-je, imagina
tout d’un coup cette triple alliance. « Vous voulez Julie pour épouse, dit-il à Curval ; je vous la
donne sans balancer et je ne mets qu’une condition : c’est que vous n’en serez point jaloux,
qu’elle continuera, quoique votre femme, à avoir pour moi les mêmes complaisances qu’elle a
toujours eues, et, de plus, que vous vous joindrez à moi pour déterminer notre ami commun
Durcet de me donner sa fille Constance, pour laquelle je vous avoue que j’ai conçu à peu près les
mêmes sentiments que vous avez formés pour Julie. - Mais, dit Curval, vous n’ignorez pas sans
doute que Durcet, aussi libertin que vous… - Je sais tout ce qu’on peut savoir, reprit le duc. Est-ce
à notre âge et avec notre façon de penser que des choses comme cela arrêtent ? Croyez-vous que
je veuille une femme pour en faire ma maîtresse ? Je la veux pour servir mes caprices, pour voiler,
pour couvrir une infinité de petites débauches secrètes que le manteau de l’hymen enveloppe à
merveille. En un mot, je la veux comme vous voulez ma fille : croyez-vous que j’ignore et votre
but et vos désirs ? Nous autres libertins, nous prenons des femmes pour être nos esclaves ; leur
qualité d’épouses les rend plus soumises que des maîtresses, et vous savez de quel prix est le
despotisme dans les plaisirs que nous goûtons. »
Sur ces entrefaites Durcet entra. Les deux amis lui rendirent compte de leur conversation, et le
traitant […] accepta le duc pour son gendre aux conditions qu’il deviendrait celui de Curval. Les
trois mariages ne tardèrent pas à se conclure […].
On était à la veille de conclure lorsque l’évêque de…, déjà lié de plaisir avec les deux amis de son
frère, proposa de mettre un quatrième sujet dans l’alliance, si on voulait le laisser participer aux
trois autres. Ce sujet, la seconde fille du duc et par conséquent sa nièce, lui appartenait de bien
plus près encore qu’on ne l’imaginait. Il avait eu des liaisons avec sa belle-sœur, et les deux frères
savaient à n’en pouvoir douter que l’existence de cette jeune personne, qui se nommait Aline, était
bien plus certainement due à l’évêque qu’au duc. […] Chacun de nos quatre personnages ainsi liés
se trouva donc mari de quatre femmes. […]
On fut à une terre superbe du duc, située dans le Bourbonnais, célébrer ces heureuses noces, et je
laisse aux lecteurs à penser les orgies qui s’y firent. […]
La société avait fait une bourse commune qu’administrait tour à tour l’un d’eux pendant six mois ;
mais les fonds de cette bourse, qui ne devait servir qu’aux plaisirs, étaient immenses. Leur
excessive fortune leur permettait des choses très singulières sur cela, et le lecteur ne doit point
s’étonner quand on lui dira qu’il y avait deux millions par an affectés aux seuls plaisirs de la
bonne chère et de la lubricité. […]
On faisait régulièrement ensemble des soupers […]. Le premier de ces soupers, uniquement
destiné aux plaisirs de la sodomie, n’admettait que des hommes. On y voyait régulièrement seize
jeunes gens de vingt à trente ans dont les facultés immenses faisaient goûter à nos quatre héros, en
qualité de femmes, les plaisirs les plus sensuels. […] Mais pour goûter à la fois tous les plaisirs,
on joignait à ces seize maris un pareil nombre de garçons beaucoup plus jeunes et qui devaient
remplir l’office de femmes. […]
[Un autre] souper était destiné aux créatures les plus viles et les plus souillées qui pussent se
rencontrer. […]
[Un autre encore] était réservé aux pucelles. On ne les recevait que jusqu’à quinze ans depuis sept,
au nombre de vingt. […]
Indépendamment de ces […] soupers, il y en avait tous les vendredis un secret et particulier, bien
moins nombreux que les […] autres, quoique peut-être infiniment plus cher. On n’admettait à
celui-là que quatre jeunes demoiselles de condition, enlevées de chez leurs parents à force de ruse
et d’argent. Les femmes de nos libertins partageaient presque toujours cette débauche, et leur
extrême soumission, leurs soins, leurs services la rendaient toujours plus piquante. […]
On trouva quatre femmes déjà sur le retour (c’est ce qu’il fallait, l’expérience ici était la chose la
plus essentielle), quatre femmes, dis-je, qui, ayant passé leur vie dans la débauche la plus
excessive, se trouvaient en état de rendre un compte exact de toutes ces recherches. […] La
première, par exemple, placerait dans le récit des événements de sa vie les cent cinquante passions
les plus simples et les écarts les moins recherchés ou les plus ordinaires, la seconde, dans un
même cadre, un égal nombre de passions plus singulières et d’un ou plusieurs hommes avec
plusieurs femmes ; la troisième également, dans son histoire, devait introduire cent cinquante
manies des plus criminelles et des plus outrageantes aux lois, à la nature et à la religion ; […] et la
quatrième devait joindre aux événements de sa vie le récit détaillé de cent cinquante différentes
tortures. Pendant ce temps-là, nos libertins, entourés, comme je l’ai dit d’abord, de leurs femmes
et ensuite de plusieurs autres objets dans tous les genres, écouteraient, s’échaufferaient la tête et
finiraient par éteindre, avec ou leurs femmes ou ces différents objets, l’embrasement que les
conteuses auraient produit.
[Extrait 70]
56On le voit, la situation historique est extrêmement précise : la fin du règne de Louis XIV,
c’est-à-dire un moment où le roi s’affichait comme dévot, et où la France était engagée dans
des guerres incessantes. La situation sociale l’est tout autant : un duc, un évêque, un président
de Parlement et un banquier – les catégories sociales les plus privilégiées. Le récit de Sade
renverse ainsi deux façades : la façade politique, qui exhibe la dévotion mais cache en fait la
dépravation, et la façade sociale, puisque cette dépravation n’est pas celle du peuple inculte
mais celle des plus hautes élites. Dépravation la plus extrême, puisque les quatre hommes
ainsi réunis pratiquent l’inceste et se vendent leurs filles les uns aux autres. Ils s’organisent
pour se retirer pendant quatre mois – donc 120 jours – dans un château isolé, avec leurs
femmes et avec une provision (si je puis dire) de jeunes gens et de jeunes filles qui seront les
victimes de leurs perversités sexuelles. Il s’agit en effet de cultiver ces perversités de façon
métho- dique : ils sont accompagnés de quatre maquerelles, qui racontent chacune à son tour
un type de perversion, et aussitôt les quatre libertins le mettent en pratique.

57On doit relever que Sade fait tenir ces propos par ses personnages. Dans ses récits, ce n’est
jamais lui, même pas en tant que narrateur, qui intervient. Le Dialogue entre un prêtre et un
moribond atteste de son matérialisme, et les crimes sexuels pour lesquels il a été condamné
incitent à mettre sur le même plan les contenus de ses fictions et ses propres idées. C’est là un
mode de lecture de cette œuvre. Cependant, on peut également estimer qu’il a tenté, dans ses
récits, non de faire l’apologie de ses propres perversions, mais de démasquer un système
social qui les engendre et les entretient tout en feignant de les réprimer.

58Le scandale sadien a eu une postérité paradoxale. L’œuvre a été condamnée comme
l’auteur l’avait été et pendant longtemps, la censure en a empêché la diffusion ; dans les
années 1960, on ne pouvait acheter ces romans. Aujourd’hui, Sade a l’honneur d’avoir ses
« œuvres complètes » dans la prestigieuse collection de « La Pléiade » (Éditions Gallimard).
De surcroît, il a inspiré des dizaines d’essais critiques et philosophiques, des imitations, sans
parler des adaptations cinématographiques que j’ai évoquées… Une sorte d’obsession
sadienne a mis en de multiples scènes les fantasmes du sadisme. Elle montre le basculement
de ce qui était un esprit galant et distingué, une image de l’amour pleine de délicatesse, en une
violence déchaînée dans une mise en accusation généralisée, non, selon ce que dit Sade, du
temps présent, mais du règne de Louis XIV, en une sorte de revanche de la libre-pensée que
ce règne avait si fortement réprimée.

59Mais cela suppose que Sade ait été, comme il le revendiquait, un philosophe, et même un
philosophe des Lumières. Est-ce le cas ? Nous le verrons au chapitre suivant.

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