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c) Au service des princes

La politique culturelle
La liberté conquise par les peintres, les sculpteurs et les architectes est avant tout une
liberté interne aux règles de chaque art. La valorisation de l’idée du peintre, de son
disegno, implique l’affirmation de la nature intellectuelle de son art, comme les lettrés
humanistes du XVe s. tels Alberti commençaient déjà à l’affirmer. Mais il faut relativiser
cette liberté. D’une part, parce qu’elle est contrecarrée, à partir du concile de Trente, par
l’esprit de la Contre-Réforme et le contrôle plus strict des productions visuelles par les
responsables ecclésiastiques. Ces libertés prises par les peintres ou les sculpteurs
posaient particulièrement problème dans le cas de l’iconographie religieuse, comme on
l’a vu avec le Jugement Dernier de Michel-Ange, le Repas chez Lévi de Véronèse ou le
Dépouillement du Christ du Greco. D’autre part, parce qu’il ne s’agit pas d’une liberté
sociale. Les peintres, les sculpteurs et les architectes sont toujours dépendants des
commandes. Or, au XVIe s., les pouvoirs en place utilisent la propagande culturelle et les
images de façon beaucoup plus massive qu’auparavant. L’affirmation du pouvoir créateur
du peintre pouvait, dans un certain nombre de cas, plaire aux commanditaires qui y
trouvaient le moyen d’exprimer leur propre pouvoir : en donnant une grande liberté de
moyens aux producteurs d’images, ils faisaient moins preuve de leur mécénat libéral que
de leur volonté, par œuvres d’art interposées, de frapper les contemporains et de
dépasser leurs rivaux. Mais dans d’autres cas, les commanditaires faisaient appel à des
concepteurs de programmes iconographiques complexes et érudits qui obligeaient les
peintres à se comporter plus comme des illustrateurs courtisans entièrement voués à la
célébration de leurs patrons.
Le maniérisme correspond à la prise de pouvoir des Médicis à Florence (1512) et à Rome
(1513, Léon X puis 1523, Clément VII). Les Médicis favorisent un hédonisme païen et un
pouvoir princier qui exalte la magnificence.
Après la parenthèse de 1527, les Médicis reviennent au pouvoir en 1530 à Florence,
installés par Charles Quint, qui fait d’Alessandro le premier duc de Florence en 1532 ;
Clément VII retrouve sa légitimité après le couronnement de Charles Quint qu’il célèbre
en 1530 à Bologne.
Le maniérisme, art de l’art, est aussi un art de la crise du pouvoir et de son exaltation.
Mais à travers l’exaltation du pouvoir du prince, c’est le pouvoir de l’artiste qui s’exprime.
D’où la résolution de cette apparente contradiction : le maniérisme ne manifeste
l’autonomisation de la sphère artistique que dans la mesure où celle-ci met en valeur le
pouvoir de l’artiste, et par ricochet, le pouvoir de son commanditaire. C’est pourquoi le
maniérisme est un art de cour. Les princes et les rois du XVIe utilisent les arts plus
qu’avant pour exalter leur règne : dans les années 1530, Charles Quint fait agrandir
l’Alhambra à Grenade, Henri VIII réaménage Whitehall et construit le palais de Saint-
James et Non-Such, sur le modèle de Chambord. En France tous les seigneurs imitent
François Ier et son château de Fontainebleau. L’art de cour magnifie le pouvoir royal qui,
en retour, exalte la puissance de l’art.
Vasari, artiste de cour, réussit la synthèse de l’artiste-courtisan voulu par Castiglione.
Aussi vante-t-il en retour les princes et les rois qui considèrent les artistes comme leurs
proches, leurs familiers, leurs préférés parmi les gens de cour. Il raconte de nombreuses
anecdotes à ce sujet : Léonard de Vinci serait mort dans les bras de François Ier ; Charles
Quint, en visite dans l’atelier de Titien à Venise, se serait baissé pour ramasser un pinceau
qui était tombé de la main du peintre ; Cosme de Médicis et Paul III auraient insisté tous
deux pour placer Michel-Ange à leur côté, pendant un banquet.

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Il ne s’agit pas que d’exagération vasarienne, car d’autres sources témoignent de l’estime
dans laquelle les grands seigneurs tenaient certains artistes ; ainsi Philippe II d’Espagne
invita à sa cour de nombreux italiens, parmi lesquels le Florentin Federico Zuccaro, qui
dans une lettre s’exalte du luxe de ses appartements et du fait que le roi vient souvent lui
rendre visite. Une cinquantaine d’artistes reçoivent des titres de noblesse dans la
deuxième moitié du XVIe siècle et certains deviennent proches du roi : ainsi Primaticcio,
nommé « valet de chambre » par François Ier, puis « conseiller du roi » par Henri II, de
même que les architectes Philibert de l’Orme, ou Baptiste Androuet du Cerceau par Henri
III. Les peintres représentent l’image du prince, moins comme il est que comme il devrait
être, suivant en cela certains récits de l’antiquité, comme celui où Apelle ne peignait que
de son bon profil le général Antigone, qui était borgne. Ainsi Titien peignit François Ier à
distance, seulement d’après une médaille (d’où le profil) ; le même Titien corrigea son
portrait de l’impératrice défunte selon les indications de Charles Quint son veuf ; Hans
von Aachen était réputé pour la « ruse » avec laquelle il arrangeait la figure de Rodolphe
II. La fidélité anatomique n’était pas la principale recherche des peintres, mais plutôt
l’expression de valeurs morales à travers la beauté physique.
Nicolas Belin, François Ier en déité composite
En 1545, Nicolas Belin peint ce portrait de François Ier exemplaire du caractère moral des
représentations princières : s’il garantit une certaine exactitude dans les traits du visage
du roi de France (toujours représenté de la même façon dans ses nombreux portraits), il
en fait une divinité hybride grâce aux vêtements qui l’affublent et l’identifient tour à tour
à Mars, le dieu de la guerre (le bras armé), à Minerve déesse de la guerre et des arts (avec
son casque grec et son plastron à tête de Méduse), en Diane chasseresse (avec son
carquois et son arc), en Amour « plein de grâce » (lui aussi assimilable à l’arc) et à
Mercure, le dieu messager et rusé (avec ses sandales ailées). L’apparence c’est encore et
toujours l’essence à cette époque, et si le roi emprunte les attributs vestimentaires des
grands dieux, c’est parce qu’il possède leurs qualités complémentaires. A noter que le roi
emprunte des qualités à des dieux et à des déesses, ce qui en fait une figure non seulement
composite mais hermaphrodite : l’hermaphrodite, qui conjugue les deux sexes, est une
figure importante dans la culture érudite du XVIe s., comme le montre cette association
avec la plus haute figure de l’Etat.
Pourquoi ce recours à des divinités antiques pour former l’image d’un roi « très
chrétien » ? C’est l’attraction de la culture humaniste italienne auprès de François Ier et
de toutes les cours européennes qui l’explique. C’est une question de politique culturelle.
L’Italie est depuis la fin du XVe s. un enjeu de rivalité entre la France, l’Espagne et l’Empire.
Qui prend l’Italie devient le chef de l’Europe. Or que symbolisait la culture italienne à cette
époque ? Le retour à l’Antiquité, c'est-à-dire à la gloire de la Rome antique. Adopter cette
culture signifiait donc : faire revivre la Rome antique, c'est-à-dire la ressusciter. Celui qui
faisait le mieux revivre l’Antiquité à travers sa culture et son architecture pouvait le plus
légitimement se revendiquer comme un héritier des empereurs romains.

La politique visuelle de François Ier


Prenons la rivalité François Ier/ Charles Quint : 1515, François Ier gagne à Marignan ;
1525, il perd définitivement à Pavie, est emprisonné 1 an à Madrid. C’est l’humiliation. Il
revient en France et décide de se venger. Mais comment ? Il n’a plus les moyens de le faire
politiquement ou par les armes. Il va le faire symboliquement, par la culture. Il va
développer l’italianisme de la culture en multipliant les offres aux meilleurs peintres,
sculpteurs et architectes italiens, suivant en cela l’exemple de Louis XII qui avait ramené
d’Italie le sculpteur Guido Mazzoni pour faire son tombeau : d’abord Léonard (1510-20),

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puis Rosso (1530) puis Benvenuto Cellini, Primaticcio, Sebastiano Serlio. Puis surtout il
va se fabriquer une demeure royale à l’italienne : ce sera d’abord Fontainebleau (1527),
dont le lointain modèle italien est le palais du Té, c'est-à-dire la villa romaine ; puis le
Louvre, dont il fait raser l’ancien château médiéval.
Château de Fontainebleau
Il décide de le faire construire en 1527, au retour de la captivité de Madrid, pour en faire
un lieu de chasse mais qui va progressivement devenir sa résidence principale. Il se sert
d’un ancien château, dont le donjon remontait à saint Louis, et qui était jouxté à une
abbaye, qu’il fait détruire pour agrandir le château et relier le donjon de saint Louis à
l’église. Ce trait de liaison sera l’innovation la plus grande de Fontainebleau et va avoir
une grande postérité dans l’archi française : c’est la galerie François 1er.
Fontainebleau, vue extérieure Androuet du Cerceau
À la base, la galerie devait servir de simple lieu de passage, comme une loggia italienne ;
à cause du climat, on décida de la fermer ; elle avait des fenêtres des deux côtés. Ce fut
Rosso qui se chargea de la décoration :
Intérieur de la galerie
La galerie est au 1er étage d’une partie tout en longueur, qui sert de connexion entre les
deux parties du château : le « donjon » à l’est, c’est-à-dire les appartements du Roi, et
l’abbaye à l’ouest. C’est un genre d’édifice qui n’a pas d’équivalent en Italie : Rosso dans
une lettre le décrit comme une grande loggia mais fermée sur les deux côtés. A la base,
elle a une fonction de corridor gigantesque, éclairé de chaque côté par des grandes
fenêtres ; mais après la mise en place de la décoration de Rosso, c’est-à-dire après 1537
environ, sa fonction va changer : elle ne va plus vraiment servir de lieu de passage, elle va
plutôt constituer une sorte de monument artistique, de pièce entièrement dédiée à l’art,
dont seul François 1er a la clef et qu’il fait visiter personnellement, ainsi Charles Quint en
1540. On a des descriptions de ces visites, avec des escabeaux pour mieux regarder les
décorations etc.
Donc la Galerie fait tout à fait partie de l’utilisation politique de la culture par François Ier.
C’est lui qui a commandé cette décoration unique en son genre, comme on va le voir, c’est
lui qui fait visiter et comme on va le voir aussi, c’est lui qui est, de manière allégorique, le
sujet de la décoration. Le sujet, d’ailleurs, avait l’air assez difficile à identifier sans le
décryptage du roi. On a par exemple une description de l’ambassadeur d’Angleterre en
1540 qui apparemment n’a rien compris, ne décrit aucune image et se contente de dire
que les boiseries sont moins dorées qu’à Hampton Court ; on a aussi l’allusion de Vasari à
la décoration de Fontainebleau, qui ne l’a pas vue, mais qui dit qu’il croit, d’après ce qu’il
a compris, qu’il s’agit des histoires d’Alexandre le Grand.
En fait il n’a rien compris : les histoires d’Alexandre le Grand sont peintes dans la chambre
de la duchesse d’Etampes, en-dessous, par Primaticcio, qui vient de Mantoue à
Fontainebleau en 1532. Troisième témoignage, la propre sœur de François 1er,
Marguerite de Navarre, célèbre poétesse, qui lui écrit une lettre en disant ceci : « regarder
vos bâtiments sans ouïr sur cela votre intention, c’est lire en hébreu ».
Vénus frustrée
On peut déjà décrire les éléments importants qu’on va retrouver à chaque fois : le panneau
de peinture, rectangulaire, encadré comme s’il s’agissait d’un tableau indépendant, alors
que c’est une fresque ; de chaque côté, deux personnages en stuc qui se détournent du
centre, comme pour montrer leur indépendance ; mais on ne retrouve pas ces
personnages à chaque fois, ce qui compte ce sont les médaillons en-dessous à plusieurs
figures. Car on aura toujours, d’une manière ou d’une autre, une sorte de triptyque
narratif horizontal. Verticalement, on a une sorte de triptyque allégorique : en haut, on

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verra à chaque fois la salamandre dorée, emblème de François Ier ; et en-dessous, un autre
médaillon, ou cartouche, avec une scène allégorique ou narrative. En l’occurrence, la
petite scène peinte dans la « prédelle » est une vue du château de Fontainebleau ;
Vénus frustrée, détail
Ce qui est une bonne raison de commencer par cette fresque ; d’autant plus que la scène
principale montre Vénus à la fontaine ; et que cette fresque se trouve la plus près de
l’appartement du roi, d’où il faisait visiter la galerie.
Pour ce qui est de l’interprétation de la fresque principale, les problèmes commencent
déjà. Au centre, il y a trois personnages principaux : une femme nue, une femme habillée
qui se tord les mains, un putto étendu. Les vieilles interprétations y voient une scène
relative à l’histoire de Psyché : Vénus voit l’Amour à terre, malade d’amour pour Psyché
(habillée) qui le repousse). Mais quel rapport avec les médaillons de côté, qui
représentent des batailles ? En plus, un putto à droite joue avec un bouclier. Il y a donc
quelque chose de militaire, et Panofsky a pensé qu’il s’agissait d’une allusion à l’histoire
de Mars et Vénus : les amants adultères, le dieu de la guerre et la déesse de l’amour ; en
fait Mars est déjà parti, Vénus est frustrée de son départ, l’amour s’est endormi, le putto
va apporter les armes de Mars. C’est la reprise de la guerre après la paix. On peut y voir
une allusion au devoir de l’homme d’Etat qui doit quitter les plaisirs quand il le faut et
faire la guerre quand il le faut. Sauf que cette interprétation est loin d’être évidente, car
Mars est complètement absent.
D’où interprétation d’André Chastel : la Vénus à la fontaine = Fontainebleau (la belle
fontaine).
l’éducation d’Achille
À côté, on voit une scène qui se passe aussi près d’une fontaine ou d’une piscine, avec
également deux grandes figures d’encadrement, sauf qu’ici ce sont des peintures. La scène
centrale s’appelle L’éducation d’Achille par Chiron, un centaure. C’est une scène fréquente
dans l’iconographie princière du XVIe s. : c’est une allusion à la parfaite éducation du jeune
prince. Machiavel, dans Le Prince, dit qu’un prince doit tenir de l’homme et de la bête,
comme le centaure Chiron : être raisonnable en temps de paix, il doit être fort comme le
lion et rusé comme le renard en temps de guerre. Il y a des détails assez bizarres dans le
fond, par ex. à gauche les deux femmes qui touchent le pénis d’une statue de Cupidon ;
d’après Panofsky cela pourrait être une allusion à l’épisode où Achille qui ne veut pas
participer à la guerre de Troie se déguise en femme, et Ulysse arrive pour le démasquer.
Danaé
On arrive au centre de la galerie, c’est-à-dire au seul ovale conservé. Il représente Danaé,
la mère de Persée, qu’elle conçut avec Zeus qui avait pris la forme d’une pluie d’or. Deux
petits médaillons peints montrent Apollon (soleil) et Diane (lune) sur leur char. Ce qui est
important ici, c’est le thème de l’amour pour le roi des dieux ; on retrouve la réputation
de François Ier, collectionneur d’œuvres d’art et de femmes.
L’Eléphant
L’éléphant est une des fresques les plus célèbres de cette galerie, sans doute parce que
l’allégorie politique y est très compréhensible : sur son harnais, on voit des fleurs de lys,
c’est-à-dire l’emblème de la royauté française ; sur sa sangle, le « F » de François Ier et sur
sa parure frontale, la salamandre. Dans la tradition des emblèmes, l’éléphant symbolise la
royauté : c’est de tout les animaux le plus puissant et le plus sage. Il est accompagné d’une
grue (symbole de vigilance).
A gauche et à droite, deux scènes mythologiques mettent en scène des dieux qui ont pris
une forme animale : à gauche, Zeus transformé en taureau blanc qui enlève Europe ; à
droite, Saturne transformé en étalon qui enlève Philyra. Encore une fois, la puissance

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politique, la puissance divine et la puissance sexuelle sont associées. En-dessous, le
cartouche montre Alexandre coupant le nœud gorgien : Alexandre, le conquérant de
l’Inde, peut se rapporter de cette manière à l’éléphant, et François Ier peut être vu comme
un nouvel Alexandre.
L’Unité de l’Etat
C’est la seule fresque où l’on voit un portrait de François Ier. On l’appelle l’Unité de l’Etat.
Elle monte le roi habillé en empereur romain au milieu d’une foule de soldats, de lettrés,
d’un humble paysan agenouillé, bref de tout le peuple de France ; il tient dans la main une
grenade qui est un symbole de concorde parce qu’elle comporte une multitude de grains
sous une même peau. A gauche et à droite, deux scènes sont mises en parallèle : à gauche,
deux hommes en train de s’embrasser violemment ; à droite, deux hommes sur la même
barque, en train de pêcher. Dans la scène du cartouche, on voit un roi antique recevant un
courrier qui apparemment est une nouvelle importante, vu la réaction exaspérée des
personnages. Pour Panofsky, il s’agirait de César recevant la nouvelle de la sédition des
Gaules, c’est-à-dire de leur unification par Vercingétorix ; François Ier serait ainsi associé
à Vercingetorix, le premier roi de la Gaule unie, même si le roi gaulois n’est pas représenté
directement.
Voilà en résumé l’iconographie de la Galerie ; globalement on peut dire qu’il y a une
organisation par travées : la guerre, la jeunesse, la défaite, l’amour pour le roi-dieu, la
piété familiale, le bon gouvernement, la sagesse du roi. Mais c’est très général et quand on
entre dans les détails, on se perd ; il n’y a pas d’ordre chronologique (on ne suit pas
allégoriquement la vie du roi, comme pensait Panofsky, qui lisait les fresques dans l’autre
sens), il n’y a pas d’homogénéité dans les sources utilisées. Ce qui domine c’est plutôt la
difficulté de l’interprétation, et effectivement on comprend pourquoi Marguerite de
Navarre dit que sans les explications du roi, cela devait être de l’hébreu pour les
spectateurs.
De plus, la façon dont Rosso aborde les thèmes ajoute à la confusion : il y met un
dynamisme dans les attitudes des personnages, qui sont tous dans le fortissimo, il ajoute
des détails, des figures annexes qui noient le sujet principal et le rendent confus ; d’un
autre côté, on a l’impression que le but, c’est presque de faire croire au spectateur qu’il
reconnaît un thème assez commun (Léda et le cygne, la Fontaine de Jouvence…) alors qu’il
s’agit de thèmes beaucoup plus rares. Tout cela vise peut-être à mettre le spectateur en
situation d’inconfort face à celui qui a les clefs, face à celui qui sait, c’est-à-dire face au roi.
Ceci dit, si un désordre voulu règne dans l’iconographie, l’ordre, la régularité se manifeste
dans l’ornementation, c’est-à-dire dans la partie laissée purement à l’initiative de Rosso.
Seulement c’est une régularité beaucoup plus fine que ce qu’on pourrait croire. Il ne s’agit
pas seulement de la répétition de la structure rectangle peint / salamandre en haut,
cartouche en bas, stucs sur les côtés. Il s’agit d’un ordre dans la variation. Chaque
encadrement, chaque stuc est différent : c’est la variation maniériste, l’invention
ornementale poussée à l’extrême. Mais cette variation est ordonnée : la nature des
cartouches (peinture ou stuc) change en s’inversant d’une travée à l’autre ; la nature des
encadrements change sans s’inverser. C’est un système qu’on retrouve tout du long, mais
dont on n’a pas immédiatement conscience parce qu’il est masqué par l’impression de
variation désordonnée qui domine au premier coup d’œil.
Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu’il y a deux discours dans cette galerie, qui se
superposent : le discours iconographique, voulu par le roi ; et le discours ornemental,
dirigé par le peintre, qui a sa propre logique, qui acquiert son indépendance. C’est une
façon pour le peintre d’affirmer quelque chose de radicalement nouveau : l’encadrement
n’a plus seulement une fonction d’accompagnement des fresques centrales, qui véhiculent

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le message royal ; l’encadrement est une œuvre à part entière, qui véhicule un message
indépendant, celui de l’artiste qui affirme ainsi son autonomie.
Le message royal existe, mais il est caché par l’apparente confusion des fresques et seul le
roi le connaît intégralement. Le message pictural aussi est caché derrière une apparente
confusion, mais son ordre est malgré tout offert au décryptage, on n’a besoin de rien
d’autre qu’une bonne observation. Ce sont deux attitudes différentes de regard : le regard
de l’érudit à la Panofsky, plus plongé dans les livres que dans les fresques ; et le regard du
peintre ou de l’amateur, qui entre dans le secret de la construction voulue par Rosso parce
qu’il regarde avec l’intelligence visuelle et pas seulement avec les connaissances
livresques.

Il y a d’autres grands artistes italiens invités à Fontainebleau par François 1er :


Francesco Primaticcio (dit Primatice, 1504-1570), peintre de Bologne, devenu asssitant
de Giulio Romano à Mantoue, il vient pour son maître en 1532 apporter à François Ier des
cartons de tapisserie, et va finalement entrer au service du roi. Il décore la plupart des
appartements royaux, comme la chambre de la duchesse d’Etampes (la maîtresse du
roi), avec des scènes des amours d’Alexandre le Grand. Il faut insister sur le caractère
courtois de Primaticcio, issu de la lignée Raphael : c’est un peintre gracieux, courtisan,
adaptable, tourné vers l’agréable et la peinture galante. Il décore également plusieurs
grandes salles, comme la galerie d’Ulysse (détruite) ou la salle de bal :
Primatice, salle de bal, 1551-56
mur de la cheminée
La chasse, substitut de la guerre et divertissement royal, est présente du côté cheminée
avec Hercule et le sanglier d’Erymanthe et 1 gentilhomme tuant un loup cervier. En-
dessous figureraient deux images de Diane (presque disparues), liées à la chasse mais pas
à Diane de Poitiers (la maîtresse d’Henri II), car ces allusions trop directes aux maîtresses
du roi sont des interprétations anachroniques. ; selon Anne-Marie Lecoq ce serait plutôt
Déméter et sa fille Perséphone, représentant le retour du Printemps.
François Ier fit également venir un grand orfèvre et sculpteur florentin, Benvenuto Cellini
(1500-1571), venu de Rome en 1540 (où il venait de sortir de prison pour assassinat).
Avec sa personnalité clivante, il se fait des ennemis rapidement, il est un courtisan
maladroit, mais un grand virtuose qui entend associer le luxe de l’orfèvrerie à la grandeur
de la sculpture. Sa salière, réalisée pour François Ier en 1540-45, est le chef-d’œuvre de
l’orfèvrerie du XVIe s. : elle représente Neptune et Amphitrite et mélange allusions
mythologiques aux divinités marines, d’où vient le sel, et allusions alchimiques à la
transformation des éléments.
Cellini, Nymphe de Fontainebleau
Le passage à Fontainebleau de Cellini est court mais fructueux : à son retour en Italie il
devient sculpteur.
Les peintres italiens travaillant à Fontainebleau ont formé des peintres français qui ont
adopté le style maniériste : c’est l’école de Fontainebleau :
Jean Cousin, Eva prima Pandora
On en voit un exemple avec Jean Cousin l’Ancien, peintre monté à Paris en 1538 et qui
travaille pour François Ier d’abord puis Henri II. Il participe par exemple aux décorations
de l’entrée triomphale d’Henri II à Paris en 1549. Sur un arc de triomphe, il avait peint une
grande Pandore, ce personnage de la mythologie grecque, source, selon Hésiode, de tous
les maux arrivés aux humains : offerte à Epiméthée le Titan, qui vivait parmi les hommes,
par Zeus, c’était en fait un piège ; car Zeus lui avait confié un coffret qu’elle avait pour
interdiction d’ouvrir. Sa curiosité n’y résista pas, elle ouvrit la boîte et en sortirent toutes

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les calamités : guerre, famine, maladie… Un peu plus tard, Cousin donne une version sur
bois de sa peinture de Pandora ; sur un cartouche, une sentence est écrite : « Eva prima
Pandora » : Eve, la première Pandore. Le tableau associe la mythologie biblique et la
mythologie grecque en fondant les deux femmes à l’origine du malheur des hommes en
une seule figure. D’Eve, la jeune femme a la branche chargée de fruits (venant de l’Arbre
de la connaissance) et le serpent enroulé autour de son bras ; de Pandore elle a le vase
fermé et la main curieuse posée dessus. La pose est bien sûr celle de la Nymphe de
Fontainebleau de Cellini et le paysage fait penser à la Vierge aux rochers de Léonard de
Vinci. Ainsi, les premiers peintres de l’école de Fontainebleau développent une culture de
l’appropriation et du mixage de références, qui est aussi celle des poètes humanistes de
l’époque comme Ronsard ou du Bellay.
Ainsi, Ronsard écrit pour Henri III une épopée, La Franciade : sur le modèle de l’Enéide de
Virgile, elle raconte la fondation du royaume de France par un exilé de la guerre de Troie,
opportunément nommé Francus. L’épopée de Ronsard visait à justifier la dynastie des
Valois en la faisant remonter à des origines antiques. A l’époque d’Henri IV, le peintre
Toussaint Dubreuil exécute un cycle de peintures illustrant La Franciade pour le
château-neuf de Saint-Germain-en-Laye. Henri IV reprend à son compte le personnage de
Francus en tant que fondateur de dynastie. Le tableau du Louvre montre l’épisode o
Francus est reçu au banquet du roi Dicé, et va tomber amoureux des filles de celui-ci,
Hyante et Climène. Si celles-ci sont mises en valeur au bout de la table, ce n’est pas le cas
de Francus, habillé en jaune, en face du roi, un peu caché par le majordome en bleu tenant
une canne. Les couleurs vives, les effets de contraste, la composition étonnante font de ce
tableau un bon exemple de ce maniérisme international de source italienne.

Les princes européens et leurs artistes


Bref le maniérisme en France est un art de cour, un art élitiste, profane, politique. Cela va
être le cas dans d’autres cours d’Europe.
Charles Quint n’avait pas vraiment développé de politique culturelle ambitieuse. Il avait
fait bâtir un palais à Grenade, à côté de l’Alhambra, mais sillonnant sans relâche ses
énormes territoires, il ne fixera jamais de cour. Il s’était surtout contenté de commander
à Titien des portraits de lui que le peintre lui expédiait de Venise. Ses successeurs, en
revanche, développent une stratégie plus proche de celle de François Ier.
Philippe II prend la suite de Charles Quint en 1556 et fait de Madrid sa capitale en 1561.
Il entreprend un vaste chantier de mise au goût du jour maniériste différents palais
comme l’Alcazar et le Pardo et fait venir des peintres italiens comme la très renommée
portraitiste Sofonisba Anguissola, dont on voit ici le portrait du roi, Giovanni Battista
Castello et Romulo Cincinnato, un élève de Salviati. Pour servir de mausolée à son père, il
fait construire le monastère de l’Escurial près de Madrid et il passe commande à de
nombreux peintres pour décorer les chapelles et organise même une sorte de musée de
peintures. Ainsi se succèdent Luca Cambiaso (voûte du chœur de l’église), Federico
Zuccaro et Pellegrino Tibaldi en 1584-86. Les Italiens doivent s’adapter aux normes
espagnoles qui appliquent sévèrement les principes du concile de Trente. Le Greco, après
le scandale de son Dépouillement du Christ de Tolède, reçoit enfin une commande de
Philippe II pour le Martyre de s. Maurice en 1580. Mais le tableau achevé en 1582, trop
osé, n’est pas placé sur l’autel de la chapelle où il devait aller et est directement accroché
sur les cimaises du musée de l’Escurial, à côté des Titien. Il est remplacé par une version
plus convenable de Cincinnato, où le martyre du saint est placé au premier plan et non à
l’arrière-plan comme chez Greco. Tibaldi dans le Martyre de s. Laurent, pour le maître-
autel, adopte sa grande manière très michelangelesque, issue de plusieurs années passées

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à Rome, qui convenait au prestige de la commande sans rien enlever à la clarté
iconographique de la scène. Mais la manière moderne italienne ne prend pas vraiment en
Espagne car elle était globalement incompatible avec les normes de la Contre-Réforme.

Rodolphe II (1552-1612) est le petit-fils de Charles Quint. Roi de Hongrie en 1572, roi de
Bohême en 1575, il est sacré empereur du Saint Empire en 1576 et fait de Prague sa
capitale en 1583. Rodolphe II est le prince-artiste par excellence, on l’appelle le
« Kunstsinner Kaiser », le « roi tourné vers les arts », mais il a aussi la réputation d’être
mélancolique, c'est-à-dire sujet à des crises de folie. En réalité, c’est sa politique qui est
critiquée : il combat les Turcs qui envahissent les Balkans depuis 1593, mais refuse de se
marier et n’est pas un catholique fervent (il ne commande aucune œuvre religieuse),
même si officiellement il n’adhère jamais au protestantisme. Son règne est marqué par les
dissensions au sein de son empire et son propre frère Mathias le fait abdiquer en 1611.
On voit bien à cet exemple le lien entre crise politique et splendeur maniériste, car la cour
de Rodolphe II est l’une des plus brillantes d’Europe et lui-même s’investit
personnellement dans le soutien aux arts et aux sciences. Il invite à Prague notamment
Kepler, le plus important astronome de la fin du XVIe et du début du XVIIe s.
Sa famille a une tradition d’amour de l’artisanat : l’archiduc Ferdinand du Tyrol (le frère
de Rodolphe II) aurait travaillé avec ses orfèvres, ses souffleurs de verre et ses tourneurs
sur bois ; l’archiduc Léopold de Habsbourg travaillait le métal, et Rodolphe II la joaillerie
et il pratiquait également l’alchimie. Il apprécie particulièrement la culture savante, très
érudite, où le langage crypté des emblèmes domine. Il aime les artistes et s’en entoure : il
en anoblit douze entre 1579 et 1602. Parmi eux, le peintre italien Giuseppe Arcimboldo.
Giuseppe Arcimboldo (1527-1594) est d’abord le portraitiste attitré de l’empereur
Ferdinand Ier, puis de Maximilien II, les successeurs de Charles Quint, et enfin de
Rodolphe II de 1576 à 1583. Milanais, il développe une interprétation personnelle de la
maniera en y joignant le goût des Lombards pour les peintures de fruits et de légumes
(qu’on n’appelle pas encore « natures mortes). Ses Quatre saisons connaissent un succès
très grand à Vienne et à Prague et suscitent de nombreuses copies. De plus, l’ambiance de
cour très érudite de Rodolphe II l’encourage à développer des images emblématiques,
qu’il faut décrypter pour comprendre. Il était aussi un organisateur de festivités, un
costumier de bals travestis où l’on peut imaginer que les déguisements excentriques
étaient très appréciés.
Le Portrait de Rodolphe II en Vertumne est un bon exemple d’art courtisan,
emblématique, et de l’invention originale d’Arcimboldo : peint à Milan en 1591, il vaut au
peintre un titre de comte palatin en 1592. En assimilant l’empereur au dieu des saisons,
source de tous les bienfaits de la nature, il conjoint son talent de peintre de fruits et de
légumes, son talent de portraitiste, et un éloge courtisan de Rodolphe II. Le portrait est
ainsi admiré à l’époque, par exemple par Gregorio Comanini qui, dans Il Figino, se sert de
l’opposition platonicienne des deux imitations pour décrire les effets merveilleux de la
peinture d’Arcimboldo : l’imitation « eicastique » imite ce qui existe, tandis que l’imitation
« fantastique » feint ce qui n’existe pas. Si normalement cette distinction permet
d’opposer la peinture (qui imite ce qui se voit) et la poésie (qui imite ce qui ne se voit pas),
Arcimboldo rebat les cartes en utilisant l’imitation eicastique pour représenter ce que la
nature n’offre pas aux yeux. Le Portrait de Rodolphe II en Vertumne de Giuseppe
Arcimboldo, peint vers 1591 à Prague, montre à l’extrême que la ressemblance mimétique
n’est pas le centre de l’attention du peintre ou de son impérial commanditaire, mais plutôt
une ressemblance métaphorique : le dieu Vertumne, un dieu romain de la nature et de
l’abondance, est incarné par l’empereur dont le corps et le visage est entièrement

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constitué des fruits de la puissance du dieu : littéralement les fruits de la nature. Ainsi, est
suggéré la capacité de Rodolphe II à produire l’abondance agricole de ses territoires et à
régner sur la nature elle-même.
Par la suite, Rodolphe II fait appel à des peintres flamands ou allemands, mais qui sont
passés par l’Italie et représentent le maniérisme international. Le plus connu est le peintre
allemand Bartholomaeus Spranger, qu’il loge dans ses appartements royaux et dont il
fait son « peintre de chambre » en 1581. En 1590, l’empereur commande à Spranger un
cycle d’allégories impériales pour les nouvelles salles de son palais de Prague réaménagé.
Ainsi, la Minerve triomphante présente la déesse armée, selon son iconographie
traditionnelle, en dehors de toute narration ; son déhanché et sa sexualisation sont
typiques du style de Spranger et de l’esthétique maniériste de la fin du XVIe siècle : la
grâce s’incarne dans une femme idéale. Elle tient par une corde un homme à ses pieds,
étendu à terre sur le dos, une figure de vaincu. Mais l’absence de narration suggère qu’il
s’agit non d’un vaincu particulier, mais d’une idée comme le Mal. Dans un tableau peint
peu après, l’Epitaphe pour l’orfèvre Nicolas Müller, on voit le Christ ressuscité dans une
position très similaire à Minerve, le pied écrasant un globe dans lequel est coincée une
tête de mort : le rapprochement entre les deux tableaux montre que Minerve combat les
mêmes ennemis que le Christ. Autour d’elle, des putti lui apportent une palme attestant
son succès ; en bas à gauche, la Guerre se détourne tandis que la Science attend sa dictée.
Derrière, des personnages féminins, peut-être les Muses, portent les attributs des arts
libéraux (le globe astronomique à gauche) et des arts du dessin (la palette et le pinceau
pour la première, une équerre pour celle du fond). Le sens allégorique de l’image peut se
résumer ainsi : Minerve (Rodolphe II), déesse (empereur) victorieux à la guerre, permet
au savoir et aux arts de s’épanouir.
Rodolphe II collectionne les peintures curieuses : ainsi le tableau d’Hendrick Goltzius,
Sans Cérès et Bacchus, Vénus est froide (Philadelphie), dont le sujet est tiré d’un vers du
dramaturge comique latin Térence, et dont l’empereur demanda à ses peintres de cour
une expertise pour comprendre comment Goltzius l’avait peint. Il s’agit en fait d’un dessin
à la plume imitant la gravure au burin. Goltzius est un virtuose qui manie aussi bien la
gravure, le dessin et la peinture. Le jeu sur la technique illustre à la fois l’art de cacher l’art
(le dessin qui se donne l’apparence de la gravure), l’art de l’art (ce jeu s’adresse à des
hommes de l’art), tandis que le sujet de l’image est apparemment un avertissement moral
(les plaisirs de l’amour s’accompagnent souvent de débauche de boisson et de ripaille)
mais est tout à fait complaisant dans sa représentation grivoise des dieux et des déesses.
C’est donc un dessin qui montre le contraire de ce qu’il prétend dire et être. En 1594,
Goltzius a publié une série de six gravures sur la vie de la Vierge imitant chacune les styles
de six peintres différents (Raphaël, Parmigianino, Jacopo Bassano, Federico Barocci,
Albrecht Dürer et Lucas de Leyde). Ici, l’Annonciation est gravée dans le style de Raphaël,
ce qu’on reconnaît au visage arrondi et aux yeux en fente de la Vierge, aux cheveux
ébouriffés des anges, et la Circoncision est dessinée à la manière de Dürer, comme on le
voit au style gothique de l’architecture, au voile des femmes, aux plis cassants des
vêtements, aux visages ridés des hommes. Il est l’un des fondateurs de l’Académie de
peinture de Haarlem avec Van Mander.

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