Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
roman
Éditions de la Différence
« La poésie baigne l’œuvre de Mohammed Dib, dont la langue et les thèmes ne cessent de tendre à
une sorte de plénitude. Des Terrasses d’Orsol on voit très bien se déployer, avec les ressources d’un
lyrisme très sûr, cet horizon captivant à force d’incertitude, troublant par sa beauté et qui est le sien
depuis toujours. On peut songer au Rivage des Syrtes. Mais le roman de Dib recèle plus de folie, et
plus d’inquiétude aussi que la grande fable de Gracq. On y est pris par un charme, par le pouvoir
d’évocations radieuses, par le tragique éclatant d’une disparition : identité, mémoire. Il serait temps,
enfin, de consacrer la permanence d’un talent. »
Je suis revenu. Je n’ai pas attendu pour rentrer à l’hôtel, je n’ai pas
demandé mon reste. De toute façon, je n’aurai pas su quoi faire d’autre, il
ne m’est pas venu une idée. Et je me pose et repose la question : que s’est-il
passé ? Que s’est-il passé qui se laisserait raconter, qui se puisse dire ? Rien
en somme ; et si, une question de plus, je suis en train de me monter la
tête ? Seulement me monter la tête, pour rien. Sacré nom, je ne vais pas
rester assis comme ça, assis à me poser une question après l’autre. Je m’en
rendrai compte, mais tout à l’heure, je saurai si je donne en pleine folie et le
monde aussi, ou cette ville, ça finira par me rattraper, par me revenir, je le
sais. Mais tout à l’heure. Maintenant, du calme. C’est ce qu’il me faut. Que
je surmonte mon agitation Il marche au bord des ténèbres du monde parce
que la lumière a mis sa chair en feu, elle est sa malédiction et la
malédiction de ses jours, et il a détourné ses yeux de tout ce qui vient d’elle,
il a écarté les yeux de toutes les choses qu’elle éclaire que j’y voie clair,
que je me fixe une ligne de conduite, décide quelque chose. Sacré nom, je
n’ai de ma vie reçu un tel choc. Enfoncé dans mon fauteuil, je tâche de
retrouver mon calme, et je le retrouverai, du moins j’essaye, je réfléchis. Je
dis j’essaye, je réfléchis : je finirai bien par trouver une explication à tout
ça ; d’une manière ou d’une autre il m’en faut une.
Je me dis : « Il m’en faut une… » Au même instant, j’oublie ce qu’il faut,
je ne sais plus ce que j’ai dit ; je me dis alors : « Du calme. Du calme. »
Trois heures après, j’en suis à me répéter : « Du calme. Du calme. »
Quelle nuit que la nuit que je viens de passer ! Pleine de tintamarre,
traversée de clameurs, de gigues de sauvages, et je n’ai pas été les chercher
loin ces sauvages, seulement sur les boulevards. Ils se contorsionnaient,
gesticulaient, tombaient à genoux et leurs exercices se changeaient en
danses de supplication, mais pour tourner aussitôt à la poursuite effrénée,
une poursuite où j’étais le chasseur, avant de m’apercevoir que je devenais
le gibier. Et ça continue, ce matin ; ça continue, installé dans le même
fauteuil je me perds en conjectures, et n’en retiens aucune. Ce sacré nom de
tohu-bohu dans ma tête ! Il y a sans doute mieux à faire : sortir, visiter la
ville, elle en vaut la peine. Je crois. Mais pour se mêler à la foule dehors, et
avec cette circulation, il ne faut pas être tout abattu ou tout excité comme je
le suis. Non, autant reprendre les choses depuis le début et pour une fois
procéder par ordre : une question demande réponse Une chose qu’il
s’obstine à vouloir serait-ce au prix de tourments et de tribulations sans
fin ; une chose à laquelle, l’ayant enfin comprise, il lui faut se donner tout
entier, et tout abandonner, quitter le terrain de sa vérité propre, supporter le
fardeau, endurer ce dont il est devenu maintenant la proie, et qui le hante,
qui l’afflige, la vérité dont il est maintenant possédé, cette vérité dont il est
dépossédé avant toute autre : ai-je vu, ou non, ce que j’ai vu ?
Il ne fait pas l’ombre d’un doute, j’ai vu : cette abomination, ou quelque
nom qu’elle mérite, s’est suffisamment exposée à mes yeux pour que je le
prétende et même crie sur les toits, crie à en assourdir le monde. Vingt-
quatre heures, vingt-quatre ont passé et j’en suis encore tout ébranlé,
malade. Qu’était-ce au juste : ah, qu’était-ce au juste ! J’attends que
quelqu’un me le dise, que quelqu’un me l’apprenne. Je reconnais, je me suis
un peu trop vite éloigné de cet endroit, j’ai un peu trop vite cédé à un
mouvement non pas de panique mais de refus d’admettre la vraisemblance
d’un spectacle dont sans bouger et sans y croire j’ai avalé l’horreur. Maudit
endroit ! Mille fois maudit s’il en reste un dans le monde ! Le souvenir que
j’en garde est semblable à cette nuit : odieusement confus, tenant en réserve
toutes sortes de menaces, de monstres prêts à vous sauter à la figure. À la
figure, une de ces déroutes qui, me faisant prendre la fuite, ne plaident pas
en faveur de l’homme, ni en faveur de sa force de caractère, de sa fermeté,
de sa capacité à se tirer honorablement d’une mauvaise passe.
Que je me ressaisisse, il en est grand temps. Je retournerai sur les lieux.
Les lieux mêmes, je ne pourrai pas rester sans m’assurer une nouvelle fois
de son existence, une chose aussi déplacée, qui se permet en plus d’être
sordide. Sacré nom, il n’y a rien que j’abhorre autant que ces sortes de
mystères. Qui se permet en plus d’être honteusement sordide. Je me
guiderai sur les repères, immeubles, kiosques à journaux, enseignes,
monuments, affiches de cinéma ; que sais-je encore, toutes choses
auxquelles sans y penser j’ai dû accrocher mon attention dans cette ville
pour moi nouvelle et parfaitement inconnue, et on verra : il serait étonnant
que je ne réussisse pas à retrouver mon chemin, le chemin qui m’y a
conduit.
C’est encore plus horrible que je ne croyais, qu’on ne pourrait l’imaginer,
c’est infect, j’en reviens. Ce n’est pas possible. Je m’enferme de nouveau à
l’hôtel, il n’y a rien à faire de mieux. Je me suis dirigé, en partant, aussi
droit que possible vers l’océan, ayant renoncé à ma première idée, qui était
de me fier à ma mémoire, si sûres que ses indications se seraient montrées,
je n’ai pas commis cette bêtise. Une inspiration de dernière minute m’a
poussé à plutôt m’orienter depuis le meilleur observatoire qui soit ; mon
hôtel ; il est perché sur les hauteurs de Jarbher. De mon balcon la ville vous
est offerte comme sur un plateau. Quel coup d’œil ! J’ai vu ma route tracée
avant d’avoir mis le pied dehors. J’ai eu donc tôt fait de couper à travers le
réseau d’avenues ivres de mouvement du premier plan, d’atteindre au-delà
les bas quartiers avec leurs ruelles grises, tortueuses : impossible d’éviter ce
gros nœud de serpents, il faut s’y engager. Je n’ai pas hésité, mais là, ne pas
dévier de son chemin devient tout de suite une gageure. Encore un risque à
courir. J’avais la certitude de tenir le cap.
Je venais à peine de faire quelques pas là-dedans, je n’avais accompli que
ces quelques pas, et il m’a sauté dessus avec une force et une soudaineté à
en demeurer étourdi, le silence qui y plane, y règne. Je l’avais oublié, ce
silence. Il émerge de terre comme émergerait une source au beau milieu
d’un salon si une incongruité de ce genre avait jamais la chance de se
produire. Et j’ai marché dans cet écheveau de couloirs entortillés, j’en ai
sondé, exploré les profondeurs, je ne pourrais pas dire combien de rues, de
défilés, j’avançais dans un sens et aussitôt j’avais l’impression de me
tromper, j’allais dans l’autre, et j’avais encore l’impression de me tromper.
Des impasses, des impasses, partout. J’avais le sentiment en fait de me
perdre, de sombrer surtout dans leur silence qui allait s’enflant, augmentant
et occulte hissait autour de moi ses nappes secrètes, unies. Ses nappes à
l’équilibre parfait.
Plusieurs indices le prouvaient : les maisons que je côtoyais étaient
habitées, même si à l’extérieur elles s’entouraient de toutes les apparences
de l’abandon. Je me disais en tête à tête : « Quel besoin ai-je de m’arrêter à
ces détails ? Pourquoi est-ce que je m’embarrasse de tant d’observations ? »
Et je me répondais : « Chaque détail ici est indispensable à la
compréhension de ce que j’ai vu, n’ai fait qu’entrevoir plutôt, quelque
chose, ce sens qui ne trompe pas, me dit qu’ils entretiennent des rapports
entre eux et, en plus, qu’ils en ont un avec ma découverte, ce sens qui ne
vous trompe jamais. »
J’aperçois l’escarpement où mon incursion a pris fin, hier, je reconnais le
mur de butée au fond du boyau en pente dont mes pas font claquer un peu
trop fort le pavé. Je suis, dans cette rampe que je dévale, cerné de
pénombre, ce n’est que tout au bout que fuse un flamboiement d’aurore,
feux d’une mer restant hors de vue, mais c’est le même endroit. Le même ;
il se trouve à portée de ma main. Je regarde, que je m’en souvienne bien. Je
regarde tout et m’en souviens déjà ainsi que d’un endroit aperçu de longue
date quelque part ailleurs, loin d’ici. Et puis c’est le trac. Je hâte le pas :
qu’est-ce qu’il y a, la corniche là-bas à l’extrémité de la ruelle disparaît, les
vieilles bâtisses bousculent l’alignement, se plantent en travers de mon
chemin, bouchant l’échappée vers la mer, formant barrage. Je force encore
le pas. Arrivé si près du but, et ne pas l’atteindre. Comme si ce n’était pas
l’endroit, comme s’il se dérobait. L’espace qui m’en sépare débouche
brusquement sur de larges marches inégales. Alors ne réfléchissant pas
davantage, je n’hésite pas, je me mets à courir, ça m’est égal qu’on me voie.
De toute façon il n’y a pas un chat pour montrer le bout de son nez dans les
parages.
Je touche le parapet de pierre blanche, je m’y tiens. Il m’arrive à la taille.
Je me plonge dans la contemplation de l’océan. À croire que je suis venu
pour ça. Mais c’est que toute la lumière est là, liquéfiée. Un infini de
lumière et il déroule ses lourds plis brillants, ne cesse de se mouvoir, de se
rapprocher sans jamais arriver. Médusé par ce spectacle Il était partagé
entre ce qu’il voyait dehors, cette lumière, cette malédiction, et ce qu’il
voyait en dedans, la même lumière, la même malédiction, je reste là. Malgré
moi pourtant mes yeux se mettent à chercher, à fureter, vont d’un coin à un
autre, entreprennent ce pour quoi je suis de retour en ces lieux. Et que fait
l’océan pendant ce temps, il joue. Je le considère, intrigué mais à moitié
seulement, étonné mais seulement à moitié : à quel jeu joue-t-il ? Il appelle,
dirait-on, n’en finit pas d’appeler. Qui pourrait-il appeler, ou quoi ? Attirer
l’attention, c’est ce qu’il veut ? Il fixe sur moi des yeux presque humains,
des yeux par milliers, il en est couvert, je ne me vois pas scruté par cette
folle quantité d’yeux épars. Ou il essaye de calmer, d’endormir en lui
quelque chose qui le travaille et il laisse aller ses regards dans tous les sens,
c’est ça, une chose qui demeurera toujours inconnue de nous. « Mais peut-
être que de moi elle ne le demeurera pas », me dis-je.
Rien ne se produit de ce côté-là, la sérénité des choses pèse davantage,
sans plus, l’océan roule les mêmes pensées, des pensées en permanente
gestation, l’océan tel qu’il est, ces pensées comme elles viennent, remuées,
confondues ensemble, en gestation, toujours en gestation, je me sens
entièrement libre de mes mouvements, et m’inclinant par-dessus le parapet
je ne me soucie plus que de retrouver mes gestes de la veille, les seuls
gestes, et de répéter ces gestes. Dans l’espoir… Peut-être de réussir à…
Déterminer jusqu’où la marée vient se briser. La même énorme excavation
aux parois à pic bâille avidement à mes pieds, les mêmes flancs rudes de
granit s’abîment à une vertigineuse profondeur dans les flots, l’espèce de
gouffre ainsi formé est défendu par le même goulet contre la haute mer.
Me penchant davantage j’aperçois accroupis tout en bas comme un
sombre troupeau de pachydermes les mêmes rochers que les vagues giflent
dans des gerbes d’écume. Plus au fond, d’un noir d’encre, l’eau tournoie,
gronde, l’eau cogne avec un bruit de tonnerre, de séisme en attente, et les
mêmes décharges se succèdent à travers des grottes qui se creusent
apparemment loin sous Jarbher. L’impression qui se dégage de tout ça n’est
pas plus engageante aujourd’hui qu’hier, l’alarme logée au cœur des choses
contraste étrangement avec le calme qui règne dans les hauteurs du ciel. Les
minutes s’ajoutent aux minutes. Les avalanches de lumière qui s’abattent à
l’entour ne peuvent empêcher que je me sente cerné par ces menaçantes
ténèbres.
Rien n’a l’air de vouloir se manifester en fin de compte et je ne sais quel
est l’objet de ma chasse. Ce serait ce rien que tout atteste autour de moi. Ce
serait la réponse. « Justement ! Quand on est stupide au point de lui courir
après. » La voix muette de l’océan.
Las de cette inspection stérile, je vais pour me redresser et m’en retourner
sur mes pas avec soulagement, et c’est à cet instant qu’une ondulation de
reptiles sur les rochers verdâtres s’ébauche. Un brin, une bagatelle
d’ondulation. C’est plus que je n’espérais. Au cours de ma précédente
reconnaissance j’avais songé : « Des reptiles ? Ça ne se peut pas. » Mais à
présent ? À présent si bêtes il y a, elles se fondent admirablement dans la
pierre et la preuve ne sera pas facile à faire. Bêtes ou peu importe quoi, je
les tiens à l’œil, je tâche de ne pas les perdre de vue dans la crevasse avec
tous les recoins qui s’y devinent et je – non, je suis encore pris de nausée,
c’est au-dessus de mes forces, je m’enfuis de nouveau, incapable de
poursuivre plus longtemps cette observation, je m’enfuis comme hier.
J’ai posté mon rapport, je tire de la sorte un trait sur sept jours de labeur.
Un rapport par semaine, c’est le troisième que j’envoie, je ne suis à Jarbher
que depuis quatre semaines, c’est presque juste, presque trop. Il ne m’en a
pas fallu moins pour rencontrer les personnes qui allaient devenir mes
relations de travail, m’installer, encore que mon installation n’ait demandé
ni temps ni efforts : un appartement pris dans un hôtel du vieux Jarbher a
fait l’affaire, et une semaine pour me retourner, pour m’y retrouver dans ma
nouvelle vie ; ce n’est pas excessif, et trois rapports expédiés, c’est déjà
presque trop. Je me trouve à Jarbher par décision de mon gouvernement,
j’occupe le poste de… de quoi au juste ? De chargé de mission, dirais-je. Je
dis, dirais-je, parce que je ne l’occupe pas en titre, ce titre n’existe pas, n’est
pas reconnu dans notre diplomatie, laquelle dispose de tout le personnel
accrédité souhaitable à l’ambassade qui nous représente en ce pays. Elle est
dans la capitale, notre ambassade, je n’ai rien à voir avec ce beau monde
qui doit ignorer ma présence ici. Une mission sur simple mandat, et
pourtant je communique directement avec le pouvoir central. Je ne m’y
attendais pas, à cette décision : « Il s’en fallait », aurait dit le professeur que
je ne suis plus et dont l’univers s’arrêtait aux portes de sa ville. (Il s’en
accommodait fort bien – du fait que l’univers ne s’étendît pas plus loin. Il se
plaisait à répéter devant ses étudiants : « Tout se trouve partout, et à Orsol
aussi. » Et il avait sans doute raison.) Mais sacré nom, qu’il usait peu de
cette existence ! Il m’a fallu à peine quatre semaines pour que je ne me
reconnaisse plus en lui.
Les rapports que j’expédie, à jour fixe, servent de base à des
négociations. Ou serviront. Industries, produits manufacturés, techniques,
management, je dois en rédiger sur tout ce qui pourrait trouver son
utilisation chez nous. J’aurais été beaucoup mieux placé dans la capitale
qu’à Jarbher, ira-t-on penser, pour satisfaire aux exigences de ma charge.
Qu’on ne croie pas cela. Comme chacun peut vous le confirmer, la vraie
métropole, c’est Jarbher. Là donc se situe le champ d’opération idéal pour
moi : avec tout ce qui s’y passe, tout ce qu’on y observe, ça ne fait pas de
doute. Ajoutez-y le désir, un désir non déclaré en haut lieu mais indéniable,
de soustraire mes activités à la curiosité, et ainsi à l’ingérence, de nos
diplomates. Comme on le voit, les raisons ne manquaient pas pour que je
me retrouve à Jarbher plutôt que dans le giron administratif de ce pays.
Pour avoir ignoré jusqu’à la dernière minute où, sur quels rivages la fortune
allait me jeter – par une horreur instinctive du changement aussi, je pense –
je n’avais pas salué mon affectation avec tout l’enthousiasme voulu quand
elle m’avait été notifiée, ah non. Mais jugez plutôt de mon état, l’état où
j’étais alors : en proie à la plus misérable des crises morales, une crise à
s’agenouiller et à pleurer. J’en étais arrivé simplement à ne plus vouloir
vivre. La moindre décision à prendre, comme aller à l’université, m’habiller
pour cela, répondre à une lettre, suivre une conversation, et je ne parle pas
de voir des gens, me trouvait sans force ni volonté. J’avais cherché à mettre
un nom là-dessus. Entreprise vaine, qui ne m’avait pas apporté la diversion
espérée, je m’en étais aperçu assez vite. J’avais pourtant mon explication du
mal qui me rongeait sans me laisser de repos, ça aurait dû me suffire.
Quelques mois auparavant en effet j’étais allé consulter mon médecin, le Dr
Rahmony, le cancérologue bien connu, un vieil ami. Il avait été déjà le
médecin, et l’ami, de mes parents. J’étais donc allé le consulter à ce titre, et
non parce qu’il était le spécialiste de ceci ou de cela, croyant avoir reçu,
côté cœur, un avertissement. C’est parti de là. Le travail de sape a
commencé à ce moment, une débâcle tranquille, sans éclats. Je ne cesse pas
de m’interroger depuis : avait-il mesuré, ce médecin ami, les conséquences
de sa décision en me prescrivant d’interrompre toute activité ?
« Pour un certain temps, cinq semaines. »
Il s’y était pris avec cette rondeur de manières par quoi il pensait mettre
ses malades en confiance, mais cinq semaines : « Et puis nous verrons »,
avait-il dit.
Il s’était en plus conduit à mon égard en cette occasion comme à l’égard
du plus anonyme de ses clients, il y avait eu cela, qui m’avait donné sur les
nerfs, et il y avait eu surtout qu’il n’aurait pas mieux agi s’il s’était mis en
tête d’éveiller mes soupçons. Et dire qu’il y avait réussi serait peu dire, les
personnes qui sont passées par ce chemin me comprendront. Je ne
m’expliquais pas son comportement à l’époque. Mais je ne m’expliquais
pas le mien, non plus. Le Dr Rahmony, cancérologue connu, je dois dire
que je jouais à l’avance de malheur en le consultant. Le point, l’abcès
autour duquel devait se former le chancre qui allait mûrir et m’empoisonner
l’âme, il fallait le chercher là. Pour moi, mon affaire était claire, j’avais la
maladie des maladies. Mais encore une fois, cette pensée ne me serait peut-
être pas venue si le Dr Rahmony n’avait pas contribué à la semer dans mon
esprit en jugeant superflu de me livrer son diagnostic. Parce qu’il ne pouvait
pas dire ne pas l’avoir fait, et n’avoir pas ainsi engagé sa responsabilité.
J’en avais conçu une sincère indignation durant les longs jours qui avaient
suivi, je ne m’en cache pas, comme de cette sorte de bonhomie blagueuse
avec laquelle il m’avait renvoyé.
Je l’ai découvert plus tard, et sans doute un peu tard, il savait ce qu’il
faisait. Si seulement il ne s’était pas rendu coupable de fausse gaieté, de
gaieté professionnelle. Il avait tout embrouillé, plutôt elle avait tout
embrouillé. En vérité je recevais de ses mains un cadeau inestimable tandis
que je prenais la porte de son cabinet de consultations avec ce goût âcre à la
bouche que je n’ai pas oublié, que vous n’oubliez plus jamais, de votre vie,
en l’envoyant au diable, lui et ses façons. Mais je n’étais pas encore en état
de le comprendre et de l’apprécier, et à cause de cela j’allais connaître
quelques-unes des heures les plus sombres de mon existence. Oui,
quelques-unes des heures les plus sombres. Le Dr Rahmony n’en avait rien
su naturellement, il devait rester sans en rien savoir.
Une fois dehors, j’ai marché, l’âme crêpée de noir, j’ai marché, ne voyant
soudain plus de sens à ma vie, ni à quoi que ce fût en général, ou seulement
celui de ce vagabondage, ce mauvais rêve poursuivi de rue en rue, une
errance qui a duré longtemps, assez longtemps en tout cas pour dresser
autour de moi une ville d’Orsol peuplée de spectres où, spectre moi-même,
je me reconnaissais parfois, et parfois non, dans le fantôme que
multipliaient les glaces des magasins sur mon passage. Se reconnaître, ne
pas se reconnaître, se sentir le cœur débordant de lie, en quelques instants je
me suis défait dans l’horreur. Puis dans ce désarroi une lueur s’est levée, je
suis rentré à la maison, je reconsidérais déjà la situation avec plus de
sérénité.
Mais quelle tête avais-je donc, Seigneur ? Le regard d’Eïda, ma femme,
se faisait accusateur à la seconde où il tombait sur moi. Si elle avait pu se
voir de ses propres yeux à ce moment, elle en aurait été la première
effrayée. Mais moi quelle tête avais-je ? Le pathétique est venu d’elle. Je ne
lui avais pas encore rapporté les paroles du Dr Rahmony, toutes les paroles,
j’abordais à peine le sujet, que bientôt ses traits, ses beaux traits bien
soignés, s’assombrissaient, se contractaient, présentant une rigidité de fer.
Ça ne m’a pas impressionné, j’ai poursuivi mon monologue en évitant
simplement par charité de la regarder. L’explosion a quand même eu lieu,
comme je m’y attendais. Eïda ne s’est plus contenue, ses doigts armés
d’ongles vernis se sont incrustés dans le dossier capitonné d’une des chaises
du salon et elle a éclaté en sanglots. Elle pleurait de dépit, je m’en suis
rendu compte séance tenante, elle pleurait de dépit parce que… J’ignorais
en fait pour quelle raison, parce que c’était un coup qui la prenait au
dépourvu, parce que c’était la maladie et qu’elle exécrait ça, d’autant plus
que j’étais moi le malade. Avec ou sans raison, Eïda, toute son attitude le
proclamait, n’était pas prête à le tolérer, et n’entendait pas le faire – ni le
pardonner, je pouvais compter là-dessus.
Son ressentiment ne m’a pas atteint. Ma détresse mettait entre elle et moi
dix océans et autant de continents, en plus de ce qui nous séparait déjà, dix
océans, autant de continents, j’assistais indifférent à cette explosion de
colère. Peut-être avais-je attrapé ma maladie par pure malignité, c’est une
personne à s’imaginer ce genre de choses. Toutes les vérités ne supportent
pas d’être exposées à ce grand jour qui nous éclaire et que nous considérons
comme une bénédiction, certaines seraient même susceptibles de
transformer notre monde en enfer si elles devaient l’être. Je n’ajouterai plus
qu’un mot sur cette affaire : je ne lui en garde pas rancune, je lui en garde
au contraire de la reconnaissance ; au moins autant de reconnaissance, mais
pour des motifs diamétralement opposés, qu’au Dr Rahmony. Chacun d’eux
sans le vouloir m’a contraint à lâcher l’homme que j’étais alors, à le lâcher
et à lâcher les habitudes, les principes, les illusions auxquels il tenait,
ajoutait foi. Sans doute étais-je déjà mûr pour une mutation et j’y avais
donné mon consentement à mon insu, cette adhésion silencieuse qui n’est
pas forcément et toujours le fait du traître qui dort en nous.
Mais Eïda telle qu’elle était, telle qu’elle est, qui va dans la vie tous
charmes dehors, une de ces belles brunes dont on pense spontanément :
« En voici une qui a du chien », si l’expression est toujours utilisée, et ce
disant on a tout dit je crois à son sujet, mais ce serait oublier le mot qui
l’habille le mieux, elle qui aime être bien habillée, le mot chic – une femme
chic ! – épanouie comme elle l’est, à ce changement près : sa carnation
laiteuse empruntant depuis peu leur bronzage à ces divinités qui
n’apparaissent que dans les journaux de mode, – Eïda n’avait pas atteint
l’assurance, le détachement de notre fille unique Elma qui approchait de ses
dix-sept ans tout en en paraissant juste quinze. Elle (Elma) avait accueilli la
nouvelle de ma maladie avec un sang-froid où entrait avant tout, je pense, le
refus d’être mêlée à un jeu qui ne la concernait pas et qui risquait en plus
d’être laid. Qui risquait d’être laid : je l’ai vue secrètement se rétracter, se
mettre hors d’atteinte. Avec ses cheveux longs et libres, c’est une gentille
minette, mais cette chatte à l’air un peu fou a de tout temps su, de mémoire
de père, ce qu’elle ne veut pas. Non, elle ne tient pas d’Eïda qui n’a, de son
côté, rien appris d’elle.
Grande dans des robes aux tons foncés, onéreuses comme par
concession, sa chevelure d’ébène rejetée haut en arrière et autour de la tête
dans un mouvement tournant fixé par une laque de coiffeur, Eïda ma femme
n’a foi qu’en sa beauté, sa séduction, son aptitude à vivre, un appétit qui
touche, comme son assurance, au génie et lui tient lieu non sans subtilité
d’intelligence ; d’intelligence, je le dis sans plaisanter. Ce n’est pas elle qui
aurait sacrifié aux nombreux enfants qu’elle était faite pour avoir, cette
belle femme, qui le demeurera vraisemblablement longtemps. Une fille
mise au monde, comme par concession aussi, elle n’en a pas voulu plus. Et
moi qui lui apportais la maladie. Franchement je ne savais pas vivre,
saurais-je mourir au moins ? « Faire le point, me disais-je ; le point sur tout
ça. » Je ne devais à coup sûr pas finir l’année, le voilà, le point, cette ultime
certitude l’emportait sur toute autre. Libre à moi certes de la refuser, je
pouvais reprendre le fil de mes jours passés, au présent, me cramponner à
quelques instants d’heureuse mémoire et compter de la sorte échapper aux
griffes de la tendre meurtrière. Je ne me voyais pas donner dans ce panneau.
Là où j’étais arrivé, là où je me tenais, sur cette frontière indécise, ne
surnageait d’autre sentiment en moi que celui d’avoir rêvé ma vie et que
l’heure était venue de se réveiller. Ils auraient de toute manière fondu entre
mes doigts, les lambeaux que j’aurais arrachés au passé, à l’oubli, la
décision en matière d’existence cessait de m’appartenir malgré la peine que
j’aurais prise. Réduit à rien ; il n’était plus question pour moi… il était
moins question de moi que d’une chose La vie lui avait donné ce qu’elle
avait à donner, ce qui pouvait lui advenir était advenu, et il n’en doutait
pas, une chose qui sans se départir de sa réserve, sans se commettre un
instant me regardait lutter, m’écoutait parler, peut-être penser, et allait le
faire jusqu’à mon dernier souffle et je n’aurais plus eu envie à terme que de
lui demander pardon pour l’amertume, la souffrance, la misère auxquelles
j’aurais succombé et tout aurait été bien ainsi.
À moins que la vie n’affecte de jouer sur deux tableaux et même sur
plusieurs, à moins qu’elle ne se complaise à placer d’une main une mise sur
telle couleur – que nous savons avec toute notre conviction être celle de la
malchance – et de l’autre main une mise identique sur la couleur de la
chance, je ne vois pas de quelle façon expliquer ce qui m’arrivait, ou
commençait à m’arriver. Une porte s’entrouvrait devant moi et elle donnait,
je dirais volontiers, sur une autre réalité, un jour inconnu, plus grand, d’une
force mystérieure. Tout m’y poussait : mais je ne tentais pas de résister. En
ai-je franchi le seuil, je n’ai pas idée de ce que j’aimerais croire. Je
cherchais comment survivre, cela seul me souciait, et voilà que j’entrais
dans une clairière de silence où je pouvais m’entendre respirer et me taire,
et je me suis entendu clairement, calmement, sans qu’il fût touché à
l’intégrité de ce silence.
Passé les cinq semaines de repos prescrites par le Dr Rahmony, je
reprenais mon enseignement. Et aujourd’hui je me trouve à Jarbher.
Aujourd’hui cela fait quatre mois exactement que je suis établi à Jarbher.
Quatre mois de mission, j’en entame un autre, et chose curieuse, loin de
voir les attraits de cette ville, maintenant si bien connue de moi, pâlir et
s’épuiser, j’ai l’impression du contraire, mon plaisir ne fait que croître, d’y
vivre, d’y travailler. La première cité du pays sans en être la capitale, il me
semble l’avoir déjà dit, mais qu’on ne se la représente surtout pas comme
l’une de ces dévorantes mégapoles appelées à former l’immuable horizon
de l’homme – j’en ai visité certaines ! – de ces grouillants déserts de pierre
qui s’étendent toujours plus loin si loin qu’on aille. Monumental, c’est le
mot qui convient à Jarbher, et Jarbher l’est, sans toutefois verser dans la
démesure. On n’y est pas à la veille de recevoir la visite de l’archange au
glaive de feu, la ville sait garder la tête froide et elle la gardera encore
longtemps à mon avis. Ça se voit à l’aspect même, à l’agencement des
maisons. Superbes avant-toits peints, pignons découpés, façades parées
d’allégories ou de scènes bucoliques à l’extérieur qui témoignent d’une
belle fidélité à la tradition, et à l’intérieur vous rencontrez l’expression
d’une foi non moins résolue dans les sûres valeurs du progrès matérialisée
sous forme de confort, et quel confort, je vous le laisse imaginer.
Je vis dans mon quartier qui fait partie de l’ancien Jarbher entouré par
des demeures de ce style, mon hôtel en est une, je passe tous les jours
devant d’autres et chaque jour elles forcent mon admiration. La ville
moderne aussi possède de quoi séduire et même vous laisser muet de
surprise, ne s’agirait-il que de ces immeubles, ces ensembles implantés dans
divers quartiers et dont la vue, moi, invariablement me transporte. La
splendeur et la hardiesse dans l’innovation, fabuleuses ici, ont en effet de
quoi confondre. Je ne serais pas étonné que les hommes de l’art, urbanistes,
architectes, ingénieurs y trouvent matière à leçon ou tout au moins à
réflexion, et qu’ils soient venus l’y chercher, ceux de l’extérieur, j’entends.
Je le dis sans hésiter, cette façon judicieuse pour une ville telle Jarbher de
faire sa part à l’ancien comme au nouveau lui confère la qualité d’un
miracle, d’un miracle familier si on veut, si ces deux mots peuvent aller de
pair. Par moments la parcourant, je crois vivre l’un de ces rêves qui nous
font ressouvenir de lieux pourtant jamais visités auparavant, de visages
jamais vus. Nous ignorons jusqu’où, unique, s’étend notre propriété.
La ville qui me procure un sentiment de re-connaissance si extrême que
j’en suis parfois effrayé reste néanmoins taillée dans la plus solide et la plus
accueillante des réalités. Je vais en donner des exemples, qui ne sont pas
que des arguments dictés par l’attachement dont je me suis pris pour elle.
Ainsi la bienveillance. Elle est générale, elle s’allie en plus à un air de
gravité de bon aloi chez le plus modeste des habitants. Cela touche en vous
une certaine fibre. Une certaine fibre, j’ai déjà remarqué à mon arrivée
comme chacun aime ici faciliter la vie à autrui. Tout ce qui est susceptible
de vous être utile, tout ce qui peut vous être agréable est accompli avec une
entière bonne grâce ; le bonheur, non seulement du citoyen : de l’homme en
général, est tenu pour une tâche sacrée par une population unanime dans ces
dispositions.
Une règle si intelligente et si humaine intrigue de prime abord le
voyageur de passage, en particulier s’il a comme moi affronté d’autres
spectacles, elle l’incline à la méfiance. Il en est de cela comme de ces
demeures d’antan dont au tout début je n’ai pas compris qu’on les ait
conservées et non détruites, n’y voyant, sous leur bariolage, que des
monuments d’extravagance et… de vétusté ; le temps naturellement a fait
son œuvre sur moi et le charme a opéré. En fait hors de cet endroit,
personne ne connaît la vie dans sa vérité, ni dans cette vie la joie de vivre.
J’en ai été convaincu petit à petit, au fil des jours, et je le reste. Partout
ailleurs une existence faite d’aveuglement semble normale, et normaux les
gens abusés qui la mènent : partout ailleurs sauf à Jarbher, où j’avais dès la
première heure relevé à la lecture des journaux qu’il ne se perpétrait aucun
crime, aucun vol, qu’aucune dissension d’aucune sorte ne s’élevait entre les
habitants et à plus forte raison aucun scandale, de quelque nature que ce fût,
ne secouait la ville comme d’autres que je ne nommerai pas. Ça n’avait fait
que corroborer mon intuition initiale et ajouter à mon agrément : « C’est là,
me disais-je alors, que tu vas élire domicile, pour longtemps peut-être, que
tu vas vivre et travailler. Les beaux enfants ! Les sourires qu’ils ont tous !
Quel repos de regarder ces gens vaquer à leurs affaires, de circuler parmi
eux. Les boutiquiers eux-mêmes ont plus l’air d’aimables hôtes que d’âpres
chevaliers du mètre et de la balance. » Et ce qui n’était pas pour gâter
pareille impression, les magasins exposaient, comme ils le font aujourd’hui,
comme je suppose ils l’ont toujours fait, une abondance de produits,
alimentaires et autres, à la lettre indescriptible : de ces richesses qu’on ne
voit dispensées qu’avec parcimonie sous tant de cieux, mais dont les
réserves à Jarbher semblent être proprement inépuisables, promesse d’un
âge d’or dont les livres ne parlent qu’au passé.
Je n’ai rien d’un pessimiste impénitent. Il me plaît d’éprouver la
sensation d’inébranlable et de réconfortante sécurité que ce bien-être crée
autour de moi. Du coup, je crois fouler d’un meilleur pied un sol plus
ferme. Aux connaissances que je devais déjà dans la ville à mon travail,
j’avais fait part, en ces temps liminaires, de mes excellentes impressions.
Elles en étaient tombées d’accord et s’étaient déclarées flattées de ce que je
leur disais, qu’elles savaient mais qui, venant d’un étranger, leur allait
d’autant plus au cœur. La sympathie qu’elles me témoignaient
préalablement à tout calcul n’avait pas augmenté après cela, on ne pouvait
en marquer plus à quelqu’un sans faillir à l’honnêteté. Pourtant, sur l’heure,
je m’étais vu entouré d’une nuance particulière d’égards : à peine
saisissable, une nuance juste un rien plus soutenue. Leur attitude n’a pas
changé depuis. La ville au demeurant ne cache pas sa fierté du bien matériel
et moral qu’elle prodigue à pleines mains aux siens ainsi qu’aux visiteurs
amenés et remmenés au gré des vents. Affiches, bulletins en répandent
l’écho, elle s’en félicite, et elle peut s’en féliciter à bon droit. Il faut être
assez généreux soi-même pour admirer cela d’un cœur sincère et s’en
féliciter à son tour. Mes amis m’en sont une preuve supplémentaire s’il en
était besoin et, rapporter maintenant l’événement, assez à part, dont eux-
mêmes m’ont fait le récit, tomberait à propos.
J’ai dit qu’il ne s’est jamais perpétré de meurtre à Jarbher. Pourtant si, un
seul : je le tiens justement de ces amis. Ils m’en ont révélé chaque détail
sans la gêne ou les réserves qui fleurent la mauvaise conscience ou, à
l’inverse, dénotent le cynisme tranquille. Pourquoi je ne l’ai pas mentionné
plus tôt ? Parce qu’il aurait produit, présenté de but en blanc, l’effet d’une
de ces ignominies, d’une de ces horreurs dont nous ne sommes jour après
jour que trop abreuvés, alors qu’au pays où nous nous trouvons il convient
de considérer ce fait divers avec d’autres yeux et le geste de cet assassin
comme un phénomène relevant moins de la criminalité que de, disons, une
certaine conception des choses. L’auteur du forfait, un chapelier, avait
soutenu qu’il s’était borné en supprimant sa femme et ses quatre enfants à
exaucer un désir à plusieurs reprises exprimé en famille. Il se serait par
conséquent agi non pas d’un quintuple meurtre mais d’une ébauche de
suicide collectif et tout le monde avait été du même avis, y compris les
juges. Et si, assuraient mes amis, cet homme n’avait pas retourné l’arme
contre soi après l’holocauste selon l’intention formelle qu’il en avait, c’était
sur la prière élevée par l’épouse à la toute dernière minute vécue par elle.
Ses enfants morts entre les bras, la victime avait en personne demandé la
grâce du sacrificateur et elle avait été entendue… On pourrait épiloguer
sans fin sur cet « incident ». Mes interlocuteurs s’étaient contentés de poser
devant moi la question suivante et toute l’affaire en avait paru réglée, du
moins à leurs yeux : « Au nom de quoi aurions-nous pu y mettre un
obstacle ? – Il fallait entendre évidemment, à ce souhait de quitter le monde.
– Ne nous payons pas de mots, aucune religion ne s’y oppose, toutes louent
plutôt l’acceptation tranquille de la mort, à l’exception de la niaise religion
moderne de la vie à tout prix, à n’importe quel prix. Pour nous, le vœu de
cette famille ne pèse pas d’un poids moins lourd que le vœu contraire, nous
ne connaissons pas de responsabilité plus grave que celle qui consiste à
imposer à quelqu’un, sans son exprès acquiescement, l’obligation de
continuer à dérouler le fil d’une existence à laquelle, n’y aspirant plus, il ne
cherche qu’à donner congé. »
*
Je ne devine que trop les raisons qui m’ont jusqu’à l’heure présente
retenu de m’avouer la vérité, d’inscrire cette vérité en toutes lettres dans ma
conscience. Elle m’a pourtant sauté aux yeux dès ma première
reconnaissance dans ce quartier isolé, dès le premier coup d’œil donné par-
dessus le parapet au gouffre maudit dont depuis, je n’arrive plus à chasser
l’image de mon esprit – l’affreuse, la répugnante image. En dehors du
prétexte recevable mais somme toute accessoire que j’aurais fait injure à
mes amis comme à leur ville, et failli ainsi à la plus élémentaire des
loyautés, en accréditant même en mon for intérieur une aussi triste vérité,
celle-ci se heurtait en moi à un défaut de créance fondamental, choquait
plus que ma raison : les secrètes assises de mon être. Les monstres que j’ai
vu grouiller là-dedans étaient, je le savais, des hommes. Qui peut-on être à
Jarbher pour se trouver relégué dans cette fosse, – et qui pour l’ignorer ? Je
me souviens de tout un groupe, il était noué autour de quelque chose que
ses membres semblaient se disputer, élevant des murmures ou des
gémissements qui auraient été grotesques s’ils n’avaient été aussi
lamentables ; des murmures, des gémissements, une supposition qu’ils
soient des condamnés. Mais il ne se commet aucun crime, aucun délit dans
ce pays. De plus – de plus, ils avaient tous l’air d’être marqués par l’âge
(sans être nécessairement tous vieux). Après cela, ils se sont écartés les uns
des autres et n’ont plus échangé un mot ou un signe quelconque. C’est-à-
dire qu’ils n’étaient déjà pas nombreux ceux qui le faisaient et peut-être est-
ce moi encore qui leur prêtais généreusement cette aptitude. Ils se sont
employés à se cramponner chacun à son rocher et les cinq ou six qui
s’étaient redressés comme pour voir autour d’eux ou voir plus loin, ou plus
haut, à leur tour se sont remis à quatre pattes et pas plus que leurs voisins ils
n’y sont parvenus sans d’infinis efforts. On n’aurait pourtant pas pu les
compter en dépit de leurs mouvements gourds et spasmodiques. Puis pas un
n’a bougé, rien n’a plus rappelé chez eux la vie de quelque façon, ou qu’il
se fût agi d’humains. La ressemblance avec les hommes qu’ils avaient
présentée durant un très bref laps de temps s’est évanouie et ils ont retrouvé
leur état qui était non un état de bêtes, mais pire d’un certain point de vue.
Il ne faut pas que j’oublie : je dîne en ville, ce soir. D’abord prendre une
douche, ensuite me changer, la nuit est là. Sacré nom, l’idée qui me vient en
tête. Quelle idée, quelle idée ! Je m’en vais tout de suite sonner le garçon
d’étage, nous verrons bien ce qu’il en sortira. Peut-être quelque chose. On
est rapide ici, des coups discrets sont déjà frappés à la porte, je dis d’entrer.
C’est lui, je le reconnais sans me rappeler l’avoir regardé une seule fois
comme il arrive souvent avec ces gens-là. Il n’a pas changé depuis près de
six mois que je suis dans cet hôtel, dans ce pays. Inamovible ? Le maintien
déférent, il s’arrête au milieu du salon. Je continue, lui tournant le dos, à
m’habiller. Mais je m’oriente de telle sorte que je le prends à son insu dans
le champ de ma glace. Je lui fais alors le récit de ce que j’ai vu là-bas, au
bord de la mer. Je m’y lance de la façon dont on parle de la pluie et du beau
temps à quelqu’un qui est payé pour écouter vos bavardages. Vos
bavardages ; bientôt sa mine s’allonge et tout en se décomposant ses traits
fatigués mais prêts à lui faire encore un long usage, par un phénomène
inexplicable, se crispent. Il me jette des regards dont l’expression, Dieu me
pardonne, de crainte ou de haine, je ne saurais le préciser, me déconcerte
malgré moi. Je regrette presque ma conduite.
Que me suis-je donc figuré ? C’est que dans mon ingénuité je n’avais pas
prévu venant de lui d’autres réactions qu’évasives, polies. Mais alors, mais
alors ? Ce trouble chez le loufiat, je peux enfin me vanter d’avoir obtenu un
résultat. Quelqu’un au moins est démonté par la simple mention de la
chose. Mon instinct ne m’a pas trompé, il m’a suffi d’en parler et le résultat
ne s’est pas fait attendre. J’ai bien fait de tenter l’expérience. J’ai fait
exactement ce qu’il fallait faire. Je sens que je suis sur la bonne voie. Mais
il n’a pas été long à réajuster ses traits comme on rectifie sa tenue après une
chute malencontreuse, mon gaillard s’est ressaisi. Je croirais à une méprise
de ma part si je n’étais absolument certain de l’avoir tout le temps eu à
l’œil. Le sourire vénal qu’il a coutume de distribuer s’étale de nouveau sur
son visage et ils n’en font, le sourire et sa livrée, qu’un et même uniforme
qui lui colle à la peau.
« Il me semble que monsieur aime plaisanter, je me permettrais de lui
faire remarquer que si un endroit comme… euh… cet endroit-là existait
personne ne resterait sans l’ignorer. (Il veut dire, sans le savoir, bien
évidemment, faisant, comme beaucoup, cette erreur, à vouloir trop bien
parler. Il se peut aussi que la langue lui ait fourché, auquel cas ce serait un
lapsus révélateur, autant sinon plus que le changement d’expression que j’ai
déjà surpris chez lui.) À moins que monsieur n’ait le goût de la
mystification… »
Il se répand en périphrases, raisonneur de surcroît, continue paisiblement
à mentir en servant le plus impudent sourire de fausse connivence qui soit
compatible avec son obséquiosité. Il fait traîner cette comédie en longueur
et me plante, pendant qu’il y est, dans le dos des regards où passent de
méchantes lueurs. J’en suis exaspéré bientôt, l’envie me démange de faire
volte-face et de lui dire ma façon de penser. Mais il ignore que je l’observe,
et je ne tiens pas à dévoiler mes batteries.
À son tour il se tait, en expectative, ne comprenant pas visiblement, lui,
ce que je lui veux et moi me demandant combien de temps il fera le pied de
grue comme il est là, une main dans l’autre au bout de ses bras pendants, le
regard maintenant vide. Son crâne dénudé du sommet à la base retombe en
chape sur les yeux, ce dont sa personne habillée, cravatée, rasée avec le plus
grand soin, la barbe charbonnant cependant sous la peau, reçoit une
estampille chélonienne renforcée jusqu’à l’absurde par la queue de pie qui
pend sous lui.
« Tartaruca ! Bête infernale du Tartare ! le maudis-je intérieurement. Tu
serais bien à ta place là-bas, tu n’y déparerais pas, j’en donne ma parole ! »
Pour en être à la fin quitte avec lui, je lui demande quelques vagues
renseignements et le libère, je me sens soulagé. Au fond je suis incapable de
dire si c’est le même garçon d’étage que j’ai vu hier ou si c’en est un autre.
Je crois l’avoir reconnu certes, mais ils se ressemblent tellement tous.
En sortant je croise dans le hall le directeur de l’hôtel et le salue. À peine
me répond-il, tout occupé qu’il est à trottiner avec une hâte fébrile contraire
à ses habitudes et peu recommandée à un homme de sa corpulence. De la
part de quelqu’un dont l’urbanité ne se laisse jamais prendre en défaut et
qui de plus m’accable à chacune de nos rencontres de ses témoignages de
respect et autres salamalecs, voilà qui est bizarre. Des problèmes, je
suppose. Je ne vais pas m’arrêter à ces broutilles, mes hôtes m’attendent et
rien ne m’est plus désagréable que de me mettre en retard en ces occasions.
J’ai bien fait de me dépêcher, mes amis donnent le signal de passer à
table dès mon entrée ou presque, il ne manquait plus que moi. J’ai juste le
temps de vider un verre. Ce n’est qu’après avoir rejoint ma place que je
juge du cérémonial, un rien pompeux, qui va présider à notre repas, comme
du faste dont nous sommes entourés. Somptuosité de la vaisselle et des
cristaux, fleurs, candélabres, raffinements de toute nature à quoi répond
l’éclat d’une lumière dont on ne voit pas de quelle source elle fuse. Du
diable si j’avais prévu ça. C’est autre chose que le dîner intime dans une
maison amie auquel je m’attendais. Nous sommes par ailleurs une vingtaine
de personnes à table. Cette ambiance à la fois de luxe et de nombre se
trouve néanmoins corrigée avec beaucoup de bonheur par l’air ému de nos
hôtes, le bourru Doderick et sa femme. Si à présent aucun détail de ces
préparatifs ne m’échappe, il se passe en revanche que je ne discerne pas très
bien le sens et la fin de la réception elle-même. C’est une fête, à laquelle
mes amis m’ont convié, il va sans dire, pour rassembler autant de
commensaux. Mais de le savoir ne répond en rien à la question que je me
pose, ou si peu que je ne crois pas, d’un coup, que l’endroit soit bien celui
où je devrais être. Les Doderick l’ont-ils senti ? Comme ils sont attablés,
côte à côte et se donnant la main, ils m’apprennent alors qu’ils célèbrent
l’anniversaire de leur mariage et disant cela ils s’entreregardent sans
pouvoir retenir un rire complice. La maîtresse de maison, radieuse, en
pleine beauté, s’appuie d’une épaule contre son compagnon vers qui elle
lève des yeux énamourés. Elle s’amuse joliment de l’effet que me fait cette
nouvelle dont je suis à deux doigts de penser qu’ils m’ont réservé la
primeur, – et la surprise. À moitié dressé, mon verre à la main, je leur
tourne alors mon compliment avec l’emphase de celui qui a été long à
comprendre et, pour finir de me tirer d’affaire, je trouve bon de leur avouer
tout ce qu’ont d’insolite pour moi, étranger, ces heureuses
commémorations. Et je renchéris là-dessus, ne comptant pas avec le démon
des justifications superflues, j’excipe à la ronde de mon état de célibataire :
ainsi me suis-je présenté dès notre première rencontre à mes amis Doderick,
c’est utile et commode, l’expérience me l’a prouvé. La chose est devenue
d’ailleurs presque vraie en ce qui me concerne, je m’en expliquerai à un
moment plus propice. Ils me tranquillisent, l’incident est clos, je me
rassieds.
Le repas s’achève dans la bonne humeur, hôtes et invités nous passons
cette fois dans un salon qui par l’harmonie et le confort de son ordonnance
se révèle aussi être une réussite dans sa modernité inconditionnelle. Tout le
monde est dans d’excellentes dispositions ; hélas, le café et les alcools une
fois servis, la dame de céans s’avise encore de me rappeler mon embarras,
qu’elle a bien voulu mettre, dit-elle, sur le compte de ma méconnaissance
de leurs us et coutumes mais qu’elle ne croit pas dû simplement à cela. Et
de déclarer, me menaçant d’un doigt adorable, en avoir observé la
persistance chez moi tout au long du repas et que ça ne peut plus durer
ainsi, qu’à présent elle me somme devant l’assistance d’en confesser la ou
les vraies raisons. Essuyant cette offensive impromptue, de nouveau je
manque de perdre pied. En toute justice, une soirée aussi parfaite devrait se
passer d’une fausse note. Quant à mon statut d’étranger, joint à celui de
célibataire, assortis ensemble de mon compliment et de mes excuses, force
m’est de le reconnaître, ils ne m’ont pas été d’un grand secours, ne m’ont
pas été d’une protection aussi efficace que j’ai voulu m’en convaincre tout à
l’heure. Mais amener cela sur le tapis et en ce moment, n’est-ce pas de la
cruauté ? Ce que le mari vivement souligne en lui représentant : « Vous ne
voyez pas que vous le tourmentez, ma chérie ; allons, ayez pitié de notre
ami. »
On sait comment sont certaines femmes. Des exhortations de cette
espèce, il n’y a rien de tel pour les piquer au vif et les faire s’obstiner dans
leurs exigences. Sans cesser le moins du monde de sourire, le ton enjôleur,
ma persécutrice me presse davantage de questions. J’ai déjà remarqué la
subtile ardeur qui lui avive le teint et dont brillent ses larges yeux las,
ardeur à laquelle ni les mets ni les vins plus fins les uns que les autres que
nous avons consommés en abondance, ni le caractère exceptionnel de la
réunion, ne sont étrangers, et surtout pas une excitation qui, sous leur effet
peut-être, a ajouté un charme, que j’oserai qualifier de sorcier, au sien
propre, à sa grâce naturelle, dévoilant sous la femme que je connais
l’incarnation de la beauté, de la jeunesse, du rayonnement. Et je m’y
attends, vaincu déjà, elle viendra à bout des résistances polies que je lui
oppose encore. Prenant alors bravement les devants, prenant aussi (avec
quelle étourderie !) ma découverte à la légère, je m’engage non sans
annoncer que ce n’est rien de bien important, dans la description de la fosse
et de ses habitants. Servi par une sorte d’humour fiévreux à moi-même
incompréhensible, j’oublie ma récente mésaventure avec le garçon de
l’hôtel, j’oublie la promesse formelle que je me suis faite après ça d’éviter
toute allusion à cet outrage au bon sens et raconte, raconte. La plupart des
personnes que des conversations particulières ont écartées de nous entre-
temps y renoncent peu à peu et refluent vers notre groupe. Je poursuis,
notant l’intérêt que je provoque, mon récit avec plus d’entrain, plus de
verve s’il se peut, non pas que mon double lucide n’ait pas beau me
recommander à chaque instant : « Tu perds là une bonne occasion de te
taire ; combien tu serais mieux inspiré de tenir ta langue. Il ne faut pas. Tu
ne dois pas. » Inutile, c’est trop tard, c’est plus fort que moi. Je n’ai pas pris
garde à la gravité des visages, puis elle me frappe, je m’arrête au milieu
d’une phrase.
Le silence qui s’implante alors, intolérable, nul dans l’auditoire ne se
risque à le rompre, les regards, tous les regards, traduisent une répugnance
évidente à se rencontrer et s’ouvrent au-dedans comme au-dehors avec une
réserve horrifiée sur d’étranges immensités. « Je leur ai raconté un rêve, un
rêve fait non pas par moi… » Une idée qui s’approche, qui me traverse
l’esprit à ce moment. « Mais un rêve fait par qui ? » Et elle se campe dans
ma tête, rien moins que bonne, rien moins que petite, rien moins qu’amie :
« Un rêve qu’ils ont fait, eux, et que tu as raconté, toi ! » Une vérité qui me
laisse face à face avec moi-même, solitaire, éberlué et plus désespéré
encore. Mis à nu par la grande, trop grande lumière qui m’aveugle N’a-t-il
pas reçu en partage cette malédiction de la lumière, n’a-t-elle pas mis sa
chair en cendres, n’en a-t-il pas détourné ses yeux, n’en a-t-il pas écarté les
yeux comme de tout ce qui vient d’elle et c’est l’instant que choisissent une
dame et son mari, gens d’âge respectable, pour prendre congé. Entre ce
départ et mon récit peut-on honnêtement établir un rapport, la question se
pose d’elle-même, mais comment y répondre ? Le vieux couple n’a pas
formulé une remarque, esquissé un geste, affiché une expression qui
auraient apparu comme des signes de susceptibilité et à plus forte raison de
réprobation. On ne décelait aucune morgue non plus dans leur raideur, mari
et femme m’ont au contraire serré la main avec affabilité et je n’hésiterais
pas à prétendre que leurs yeux, tout ensemble luisants et décolorés, sont
allés jusqu’à m’assurer de leur sympathie. Jusqu’à m’assurer de leur double
sympathie sans erreur possible, tandis que d’autres, conformant leur attitude
sur la leur, les suivaient.
Avec les invités qui restent nous changeons de conversation, nous nous
mettons soudain à parler d’abondance et tous à la fois, divers sujets y
passent. Nous buvons aussi, et pour autant que je m’en rende compte,
buvons beaucoup – et fumons encore plus. De ces entretiens à bâtons
rompus, je recueille autant de signes et de messages que d’une nuée sonore.
C’est une fumée analogue à celle que produisent nos cigares, nos cigarettes,
nos pipes, aucune phrase ne s’en détache ni ne m’atteint, ni ne me dit
grand-chose : j’y tiens pourtant ma partie. Un brouhaha exténuant à la
longue et les lumières, ces lumières dont la vivacité m’a déjà surpris en
arrivant, exténuantes, elles touchent elles aussi plus intenses que jamais au
comble de l’éblouissement. Elles ont cependant l’air de se consumer, ce
faisant, pour avoir trop flambé, de se pulvériser sur nous en une tremblante
poussière. Le visage de notre hôtesse tout en continuant à briller,
célestement beau, se couvre lui-même, gagné par la sécheresse de
l’atmosphère, de cette cendre blafarde. Comme il a reçu en partage la
malédiction de la lumière… comme il a été convié à cette fête, puis à une
autre, mais pas ce soir, pas cette nuit, ce sera un autre soir, une autre nuit,
et il n’y sera pas tombé par hasard.
J’y suis retourné hier après avoir quitté Doderick. J’y suis retourné une
fois de plus et arrivé là-bas, je me suis mis à crier dans leur direction, j’ai
crié, je les ai interpellés, longtemps, à perdre haleine. Ils sont demeurés
sourds à mon tapage. Ankylosés, ou assoupis, ils ont conservé, inchangées,
leurs positions – indifférents à tout ce qui provenait de ces hauteurs.
Qu’escomptais-je, avec quel espoir ai-je couru jusqu’à ces lieux ? J’aurais
donné cher pour savoir le genre de pensées qu’ils agitaient dans leur
cervelle, s’ils en ont une et s’ils sont aptes à s’en servir. L’un d’entre eux
tendait par moments un bras ou une jambe rigide. Je n’allais décemment pas
prendre ça pour une réponse, ni même pour un signe d’intelligence, non,
avec la meilleure volonté du monde. En attendant, ils réussissaient à se
maintenir sur leurs rochers, à y rester amarrés malgré les paquets d’eau que
la mer, avec des fusées d’écume, leur envoyait et je m’étonnais d’une
résistance dont on ne les crédite pas au premier abord. J’ai cherché, devant
ce spectacle, quelles questions me poser, je n’en ai pas trouvé une seule.
Trop horrifié, je me suis laissé comme cela m’est arrivé déjà plusieurs fois
captiver par la sinistre vision. La réalité lui cédait toute la place – toute la
réalité.
Les personnes auxquelles l’exercice de mes fonctions me lie mises à part,
je n’en vois plus beaucoup d’autres. Je limite mes rencontres au strict
minimum. Je ne réponds pas aux invitations, le cœur n’y est plus. J’ai
grandement besoin de solitude par contre, d’autant de solitude qu’il est
possible à un homme d’en avoir. Quand je n’effectue pas une nouvelle
reconnaissance à l’innommable endroit, je préfère désormais m’enfermer
dans mon appartement et réfléchir. Il m’arrive parfois d’en négliger mon
travail. Parfois ? Plus souvent que ça, plus souvent qu’à mon tour. C’est
devenu sans contredit une manie, mais il y a de quoi ! Oui, il y a de quoi. Il
faut que je mette le holà à une propension étrangère à mon tempérament et
qui commence à m’inquiéter ; j’ai pris goût, jurerais-je, à ces tristes visites.
Orsol hante de plus en plus mes pensées. Rayonnante de blancheur
immaculée ainsi que telle cité de légende dans toute sa présence
remémorée, ma bonne ville ne me semble pourtant pas pouvoir être plus
lointaine. Elle me manque.
Je l’ai encore fait cette après-midi, j’ai convoqué le garçon d’étage et je
ne l’ai pas ménagé. Quand ce numéro-là ne vous en imposerait pas la
certitude, il vous laisserait néanmoins l’impression d’y être pour quelque
chose ; dans l’exécrable institution, s’entend, il ne me vient pas à l’esprit de
terme plus propre à désigner l’immonde bauge. Ça m’était apparu dès le
coup d’œil que, pour la première fois, j’avais jeté sur le personnage. Je ne
veux pas dire ce que je ne pense pas, qu’il n’y aurait que lui pour régenter
cette éminente réussite et encore moins qu’il en serait l’inventeur, ce serait
exagéré, ce serait trop beau. La conduite d’une telle… entreprise excéderait
de loin les potentialités créatrices, les énergies, la science d’un homme isolé
et réduit à ses propres ressources, aurait-il du génie : à plus forte raison
celles du modeste individu, de l’exemplaire de série qui me faisait face en
ce début d’après-midi. Je m’y connais en hommes, il n’a pas l’air doué à ce
point, il s’en faut incontestablement de beaucoup. Non, un coupable parmi
d’autres, un petit, un humble coupable ; mais un coupable. Et que j’en
rencontre un en la personne de ce serviteur docile, voire modèle, ne
m’étonne pas outre mesure, et me suffit. Je le considère maintenant avec
des yeux nouveaux : un banal garçon d’étage d’un hôtel plus ou moins
renommé, fichtre ! Mais pourquoi pas, le hasard fait bien les choses
quelquefois, le hasard qui m’a fait tomber sur lui.
Pénétré de l’importance de ce que je découvrais là et ne perdant pas mon
idée de vue, je lui disais : « Quoique particulière, c’est une réalité entrée
dans les mœurs, que cette fosse. » Et d’un coup je lui assenais le mot qui
me brûlait la langue depuis un moment : « C’est une institution ! On
l’accepte, on cohabite avec elle, ça fait partie de la vie de chacun et
personne, je l’ai bien observé, personne ne se comporte comme si elle
n’existait pas. En outre personne n’ignore que tous les autres sont au
courant ; au courant de son existence (et du reste), d’où par simple
déduction on peut inférer que tout le monde sait pour quoi elle est… et pour
qui. C’est une institution, vous dis-je. “Nul n’en souffle mot, n’y fait tant
soit peu allusion”, me rétorqueriez-vous. Je vous répliquerais alors que la
chose est si évidente, et tous s’y résignent, qu’en parler devient l’acte
inutile et par conséquent absurde par excellence. En parler ; nous y
sommes, nous touchons le point essentiel du débat. Je ne désire en aucune
manière vous induire en erreur ou vous inciter à commettre un faux pas,
notez-le bien, pourtant avouez que toute la question est là. Que vous soyez
prudent, discret, sérieux, diligent, c’est un fait, je l’ai vérifié par moi-même.
Mais il y a les nuits sans sommeil, les réveils en sursaut et en sueur, le
cauchemar avec son cortège de spectres, monstres, vampires buveurs de
sang et j’en passe. Il y a le remords, il y a l’indignation de l’âme généreuse
ainsi que l’ardent refus de toute vilenie. Il y a la fierté, il y a l’audace du
désespoir. Comment dès lors rester indifférent, rester sans se demander où
est son devoir, – sans être pris d’envie que se traduisent au moins en paroles
sinon en actes de si nobles élans. Mais est-ce que j’affirme quelque chose :
loin de moi pareille prétention, je ne veux rien, je ne pense à rien de spécial,
et puis il n’est pas convenable qu’un étranger – que suis-je d’autre – ait des
idées là-dessus. D’ailleurs j’ai mes propres obligations et elles me valent
assez de souci comme ça. À quoi rime alors que je fasse tant d’histoires,
vous demandez-vous, que j’en raconte tant : eh bien, ces histoires je vous
les inflige pour que vous ne m’accusiez pas de ne vous avoir pas posé la
question : tel est leur but. Pour que vous n’alliez pas soutenir, vous ou
quelqu’un d’autre, il n’y aurait aucune différence dans ce cas, pour que
vous n’alliez pas alléguer un jour qu’il ne s’est trouvé personne pour poser
la question. Vous avez entendu parler des chambres à gaz, je parie, et ce
disant, je ne cherche pas à vous offenser, soyez-en certain, vous en tant que
garçon d’étage, de cet hôtel, une fois de plus, ce disant, je pense
simplement, c’est un brave homme, en conviendra-t-il de lui-même, se
rendra-t-il à mes arguments, parlera-t-il ? Puisqu’il est coupable lui aussi, il
devrait, et sans trop attendre. »
Ces derniers mots, j’étais en train de les prononcer d’une voix haut
placée mais posée, afin de m’en imprégner, de m’en convaincre moi
d’abord, moi le premier, quand la sonnerie du téléphone s’est déclenchée,
me faisant sursauter. On aurait dit une tierce personne entrant à brûle-
pourpoint dans la discussion, un importun et qui entendait s’imposer de
force. Ça a sonné encore à plusieurs reprises. Les yeux sur l’appareil, je le
laissais sonner. C’était comme un avertissement venu on ne sait d’où, une
fureur qui ne connaît pas d’ami parce qu’aveugle, mais qui ne connaît pas
d’ennemi non plus pour la même raison. Et à la seconde où je me préparais
à poser la main dessus et à décrocher, il s’est passé une chose stupéfiante :
voulant sans doute me sauter à la gorge, cet animal de garçon d’étage s’est
avancé les bras tendus avec, au bout, ses grosses pattes ouvertes. Je l’ai fixé
sans bouger. Devant le regard sévère que je lui opposais, ses bras se sont
abandonnés, puis ses mains sont retombées, pour saisir le récepteur du
téléphone et me le donner.
La nuit ne tombe pas mais se lève plutôt sur l’île, s’ouvre, claire
invasion, aube, que des souffles de provenance inconnue peuplent sans que
soient dérangés les débordements d’une folle verdure. Frondaisons, plantes,
fleurs, rien n’est plus tranquille. Et pareillement le sous-bois tout autour où
montant la garde d’invisibles présences se tiennent à couvert. D’où on
s’attendrait que des bruits s’évadent. Peut-être faudrait-il y aller et voir.
Seuls les grands arbres rêvent tout haut, la fournaise gelée du crépuscule au-
dessus d’eux, la mer en dessous, jamais assez proche, l’engoulevent – un cri
pour toute une solitude – quelque part. Tout est là, mais le monde rentre en
soi ; il est déjà rentré en soi et le silence, d’une douceur de vampire, a fondu
sur nous à la table même où nous avons dîné et où nous nous attardons
maintenant. Personne ne se hasarde à troubler ce déferlement de paix. Nous
sommes là, sous l’emprise, sous l’envoûtement, Talilo avec son regard vide
comme, près de lui, son amie Rouka et, me faisant face, notre compagne de
traversée, Aëlle de son nom, puis les deux moitiés d’un jeune couple, puis
moi, moi qui prête l’oreille. Tant de choses affluent jusqu’à cette clairière,
cette mine végétale béante où notre table se trouve plantée, si je ne me
trompe, depuis toujours, mais tant de silence également, silence si
envahissant qu’on n’écoute que lui, pas les voix de l’ombre, et on ne peut
faire autrement, et moi plus que ces gens, que chacun d’eux, tout à mes
pensées que je sois, tout au souvenir de cette journée et comme elle a
débuté – par un échec, par ce qui a paru en être un d’abord et qui ne l’est
plus, paradoxalement. Pensant encore, pensant toujours comme ce matin là-
bas à l’embarquement : « Non, ce n’est pas possible. » Pensant comme j’ai
alors pensé : « Ils ont plus ou moins prévu de faire deux voyages.
Attendons, ce ne sera sans doute pas très long. » Et Talilo de s’écrier
pendant que je me rendais à l’évidence, comprenais que rien de tel n’avait
été convenu entre eux : « Damn’d ! Il y a mon bateau ! Vous y aurez de la
place. More than you want ! Je vous promets que vous pourrez écarter les
doigts de pied. » Talilo qui nous presse de ses appels : « Venez ! Venez ! »,
et allant de l’avant et nous, la jeune femme et moi, marchant sur ses talons.
Pas un mot, aucune allusion à ceux qui nous avaient tiré leur révérence, ni à
leur manière de faire. Je ne m’expliquais toujours pas, quelque chose s’était
passé, mais Talilo, ça se voyait, n’en parlerait sous aucun prétexte : pour
dire quoi, après tout, et au lieu de rentrer à l’hôtel, je suis resté. Je suis resté
rien que pour voir la suite, c’était une drôle d’histoire. Talilo disait devant
lui et sa voix tantôt glapissait tantôt coassait, c’est comme ça sortait :
« Vous verrez, ça sera nous, les rois. Il y a même une reine. » Il tourne sur
ces derniers mots une face de lune faraude vers notre compagne. Lui
emboîtant le pas, nous le suivons jusqu’à ce qu’il nous montre, amarrée à
l’écart, une barcasse à la nudité fessue qui, d’une façon à elle, ressemble à
son propriétaire, et ça ne laisse pas de me mettre en joie. Leste, la jeune
femme saute dedans la première, j’y vais, j’y tombe à mon tour non sans
envoyer au passage un coup d’œil à l’eau comme si sa transparence pouvait
abriter Dieu sait quelles horreurs, mais c’est une eau innocente qui dort là.
Vient ensuite Talilo, un Talilo si adroit et sûr de ses mouvements qu’il n’a
pas l’air de peser plus qu’un géant de plume. Il tire aussitôt, et son geste est
net, sec, sur le cordon d’un moteur fixé en poupe. La galère frémit, se cabre
et vire d’un coup, portée par un feu roulant de mousqueterie. J’éprouve à ce
moment la sensation ineffable de prendre la mer dans ma propre baignoire.
Et en un rien de temps nous abordons le large, pulvérisant une distance
appréciable. L’océan dort, bercé par sa respiration, parcouru de frissons.
Jusqu’où l’horizon se perd, un furieux soleil en attaque la cuirasse de
lumière sans l’entamer. Des yeux d’un gris laiteux filent en dessous qui
d’instant en instant s’attachent furtivement sur vous. Nous voguons,
annoncés ou plutôt dénoncés à l’immensité marine par le tacotement de
notre moteur. Mon attention est restée tout ce temps fixée sur la ville qui,
déployée frontalement en sombres jeux d’orgue au moment du départ, mais
lâchant pied et reculant peu à peu, a d’abord perdu poids et consistance
puis, château de brume, s’est mise à pâlir. Quelques minutes encore cette
fumée s’est maintenue au ras des vagues et à présent elle fond, et comme
elle fond la terre fond avec elle. Une prodigieuse détente gagne au même
instant les airs et les eaux, une chose qui me manquait et qui me surprend.
J’interroge distraitement l’espace, les mirages que divulgue ce jour absolu.
Je me sens libre comme l’espace, comme le jour où nous allons.
Installé à la barre, Talilo avance une tête que des paupières trop plissées
ont changé en masque d’asiate. Combien de temps avons-nous déjà passé à
naviguer ainsi : je l’ignore, je n’ai pas voulu d’une montre, d’une menotte à
mon poignet, j’ai laissé la mienne à l’hôtel. Le temps ne fait plus rien à
l’affaire par un jour pareil. Une vigilance infatigable aiguise le regard de
Talilo, je l’ai noté et je le note encore mieux maintenant qu’il se rive sur
moi. Prenant conscience de l’intérêt qu’il me porte, j’observe de même
notre pilote. Il se contente en réponse de lever le bras, c’est tout ; il ne
profère pas un mot. Puis je comprends qu’il désigne la haute mer. Me
déjetant vers l’avant : de l’eau, de l’eau, je ne vois rien d’autre. Je me
tourne vers lui, il insiste toujours du bras ; là-bas. De nouveau je scrute le
large et j’y suis, du moins je le crois : piqué dans l’incommensurable
étendue glauque une sorte de pou blanc plonge et déplonge. C’est
manifestement ce pou blanc, ce fétu, que Talilo, la mine féroce et impavide,
veut me signaler. Droit dressée, tenant des deux mains les amples bords de
son chapeau de soleil, sa robe claquant autour de ses jambes, la jeune
femme ne quitte pas non plus l’objet des yeux. Elle n’est pas longue
d’ailleurs à interrompre sa faction silencieuse pour lancer par-dessus ma
tête, à travers le vent : « Ce sont eux ! » Eux ? Elle a eu l’air de confirmer
une nouvelle que Talilo tenait déjà, on ne sait d’où. Elle et lui se
comprennent comme des gens qui parlent la même langue : à demi-mot. Je
ne puis dire quelle mine je fais pour ma part mais Talilo n’attend pas pour
hurler dans ma direction une phrase dont le vent ne m’apporte que des
bribes : « … amis… dragar… dans le pétrin… » Quoi, cette tache qui flotte
au loin, ce bouchon ! Ça, le bateau du capitaine si smart dans son uniforme
et plus encore avec sa fine moustache. Notre hôte ! Pour ce qui est
d’avancer, il n’avance pas, le Voldragar. Peut-être dérive-t-il. Mes deux
compagnons ont des yeux de busard. Ce brimborion perdu parmi les
vagues, moi je n’y aurais jamais reconnu le fier bâtiment, objet de mon
admiration d’il y a moins d’une heure (ou deux ?). Notre patache pique
dessus, elle file aussi vite qu’elle peut, ce n’est pas très vite, mais elle le fait
sans faire d’embarras, sans rechigner. Talilo a retrouvé sa belle mine
d’avant, sa bouille de poussah (je m’y accoutumerai sans doute, un jour).
Même détendue, elle n’en demeure pas moins impénétrable : on se
demande bien pourquoi, elle en paraît grotesque. Dans mon dos, sans
désemparer, la jeune femme continue à surveiller l’océan. Je m’absorbe à
mon tour jusqu’au vertige dans la contemplation des lourdes nappes
miroitantes qui, à mesure qu’on les regarde, se creusent davantage, ondulent
davantage. Des oiseaux marins nous survolent, lâchant au-dessus de notre
tête des vagissements qui s’achèvent en rires caustiques. Des sternes, ce me
semble. Si modérée qu’elle soit, notre allure nous met bientôt devant le
Voldragar qui, joujou à la seconde où il s’enfonce entre les vagues, en
ressort transformé en ce bateau pour moi familier maintenant. Et il est là qui
danse mollement sur place, encalminé, silencieux. Par une manœuvre
précise, Talilo nous le fait accoster sans une secousse : avec une dondon de
barcasse comme la nôtre, c’est de l’art. À bord du Voldragar éclatent des
cris de détresse simulée et des vivats qui le sont moins. Ils y vont de leurs
plaisanteries, nos rescapés. Il n’empêche, ces bruyantes manifestations
sentent fort le soulagement. Il n’y a que le cher capitaine à ne point
triompher. Agacé, dépité, mécontent de lui et, je pense, des autres, il l’est
d’autant plus qu’il le montre d’un air de ne pas vouloir le montrer. Quoi
qu’il en soit, sa mûrissante figure barrée par la fine moustache grise
n’exprime rien d’autre. Où est-il, l’homme qui ne demandait qu’à plaire
tout à l’heure ? Il soulève les deux bras, les laisse retomber quand il nous
voit grimper sur son bateau.
« Que vous arrive-t-il ? » questionne Talilo.
Voldragar se met à secouer cette fois la tête comme s’il voulait en faire
tomber des idées toutes mûres, mais rien ne tombe. Il marmonne, c’est tout
ce qu’il a à la bouche : « La panne. La panne.
– Sèche ? »
Voldragar considère Talilo avec une sorte d’effarement dans les yeux :
« Sèche. Comment ça ?
– Panne d’essence, quoi !
– Ah ! Oui ! Oh !… Non, non ! J’ai fait le plein avant de quitter le port.
– Alors qu’est-ce que ça peut bien être ?
– Euh… allez savoir. »
Euh… allez savoir : vu, cet homme n’a pas même songé à jeter un coup
d’œil à son moteur ; par peur de se salir les mains, de faire courir des
risques à son uniforme, je n’en serais pas surpris. Je demande : « On peut
donner un coup d’œil au moteur ?
– Et comment donc ! »
Heureux que quelqu’un s’en charge, sur-le-champ il ouvre presque sous
nos pieds la trappe où se dissimule le coupable. Nous furetons là-dedans,
Talilo et moi sans pouvoir dire ce que nous cherchons. Je frôle des doigts
différents organes, tous sont encore chauds, mais on ne s’y rôtit pas la peau
des mains ; tant mieux. Je vérifie la connexion des bougies, le système
d’allumage est le grand fauteur de pannes. Celui-ci paraît sans reproche : je
passe donc à la vis de richesse du ralenti. Le ralenti d’un moteur a lui aussi
une triste tendance à se dérégler. La vis que j’essaie de tourner avec les
doigts résiste, je n’y arriverai pas sans un tournevis. Un geste en direction
de Voldragar, il comprend ce que je veux et m’en tend un après avoir
fourragé dans un casier. Je desserre la vis de plusieurs tours, puis je l’invite
à mettre en marche. Contact. La mécanique éternue dans son repaire, et ça
ne va pas plus loin. Je demande à Voldragar d’insister. Alors rugissant, le
moteur m’explose au nez avec une violence si terrifiante que je suis envoyé
au plancher. Il continue de rager abominablement et moi sonné, je tente de
recouvrer mes esprits. Je le laisse rager un instant. Puis je resserre tout doux
la vis. Le régime va baissant, baissant, jusqu’à ce que des hoquets
annoncent l’asphyxie totale. Je redévisse à ce moment d’un quart de tour, je
règle ensuite la vis de butée, et j’écoute. Le moteur tourne rond, doux.
Voldragar me propose après ça de rester sur son bateau. Je lui explique que
je ne peux pas abandonner mes compagnons, que je préfère poursuivre mon
voyage aux îles comme je l’ai commencé et que de toute façon il n’y a pas
de mal, etc. Lui ne fait qu’abonder dans mon sens à chaque mot que je
prononce. Quoique par nos propres moyens, nous nous rendions chez lui,
croyais-je encore. Dans mon idée j’étais toujours son hôte et non déjà celui
de Talilo, – Talilo qui ne m’a pas quitté des yeux, je l’ai constaté quand je
me suis tourné vers lui à un moment donné, et qui m’a pour le coup adressé,
la tête légèrement inclinée vers l’épaule droite, un sourire accompagné d’un
regard tout d’approbation et de reconnaissance, tout de tendresse même,
dirais-je –, de quelque chose d’aussi inexprimable.
Reflets, reflets à perte de vue, frissons, jeux de lumière, notre
embarcation taille son chemin à travers une aveuglante solitude, un jour
abandonné à son délire, d’une brûlante pâleur, criblé de grêlons de lave plus
pâles encore. Le Voldragar parti, nous avons repris nos places, moi sur le
même banc, assis, la jeune femme debout mais les reins calés cette fois
contre le flanc de la barque. Elle semble de nouveau fascinée par le
remuement des flots. Il n’y a rien à voir, où que se porte le regard, et même
au-delà. Talilo à qui je tourne le dos maintenant est à la barre comme avant.
Le soleil ne cesse de se répandre en coulées incandescentes dont le souffle
ardent nous lèche la figure. Comme avant. Toute cette immensité est à nous,
ou le serait, n’étaient les éructations de notre moteur, qui nous en
dépossèdent. Si on pouvait faire taire ces misérables crachotements ! Noire,
incombustible, notre gabarre seule échappe à cette mise à feu générale dont
elle occupe toujours le centre si loin que nous soyons allés. Je me réfugie
Une perpétuelle fuite devant la lumière, comme si, avec son obscurité, il
était capable de tout illuminer, les choses mortes aussi bien que les choses
vivantes dans mes pensées, je m’en remets à la paix des eaux… propices
eaux… Aucun de nous n’éprouve par chance le besoin de parler, et nous
n’échangeons pas un mot. Houspillés comme nous le sommes par le vent
éperdu, toute conversation deviendrait d’ailleurs vite impossible. De
seconde en seconde les mêmes pensées, associées au ronron régulier du
moteur, au froissement de l’eau fendue par l’étrave, me séparent de la
réalité pour m’en révéler une autre, où des prodiges se préparent, – des
prodiges, rien de moins. Ses pieds sont fins, nerveux, d’une blondeur rosée,
– à la jeune femme. Je les observe, hanté par les visions nées de cet excès
de jour qui s’use dans le vide. Je les contemple, ils sont enfilés tout nus
dans des sandales à semelle en bois. Des visions qui sont des ombres. Et
l’océan s’étourdit aussi, embrasé, pétrifié, de ces visions qui sont des
ombres tandis que quelqu’un – moi, un autre – regarde ces pieds.
Quelqu’un. Alors je lève lentement, je lève à grands efforts la tête et vois
les larges bords d’un chapeau de paille retombés en écran protecteur sur des
yeux, des traits inconnus. Il aurait fallu leur prêter attention dès les
premières minutes, à terre, et vous ne l’avez pas fait. Cette figure ne se
cache pourtant qu’à moitié ; en dépasse le bas, lèvres et menton empourprés
par la canicule. Des lèvres pleines et en même temps déliées, spirituelles
comme le menton en tulipe. Sur eux flotte une apparence de sourire. Tout le
reste demeure de l’autre côté du rideau. Puis l’étonnement – votre
étonnement, le sien – quand vous passez le bras par-dessus bord, atteignez
l’eau, et d’une main mouillée lui effleurez les chevilles. Mais votre absence
d’étonnement quand sans hésiter elle retire les pieds des sandales et vous
les présente, et que vous renouvelez votre geste, lui inondez un pied après
l’autre de cette eau des mers froides. Et votre étonnement de recevoir votre
part de la bienfaisante fraîcheur. Vous en êtes déjà à les lui laver, à les lui
rincer, sous leur blondeur nacrée, satinée, leur cambrure, pieds, minuscules
orteils, et toujours l’étonnement, la sidération, mais sans vous étonner. Une
raison pour vous de lever encore la tête, de chercher un regard, ou vous ne
savez quoi, et à ce moment le sourire tombe sur vous : le sourire, le
ravissement de longs yeux émeraude qui transparaissent à travers les ailes
du chapeau. Vous ne vous trompez pas, ils vous font peur. Et de vous
demander : « Qu’est-ce qui me fait peur ? Qu’est-ce qui m’a fait agir
ainsi ? » Rien ne s’est passé, voyez comme nous restons l’un à l’autre
étrangers, ou nous le sommes redevenus maintenant que c’est fait, que c’est
fini, elle et moi, dans cette barque qui va, qui court vers un but étranger,
nous ne le sommes pas redevenus, nous le restons. À jamais.
La lune se lève juste au-dessus du bois qui coiffe l’île d’en face. Aussitôt
elle jette un pont entre notre île, et l’autre là-bas, et aussitôt ce pont de
lumière se met à scintiller, posé à même l’eau, arche d’hypnos dont nous
n’arrivons plus à détacher les yeux. Nous sommes assis, Aëlle et moi,
pelotonnés parmi les carapaces de granit qui dégringolent en troupeau dans
l’océan. Le ciel est clair, encore blanc, presque bleu maintenant que la nuit
est tombée, mais il redeviendra plus clair et le restera uniformément
jusqu’au matin. Tombée soudain aussi avec la nuit, la fraîcheur est telle
qu’Aëlle a dû passer mon pull, il fait calme. Pas de vent, le vent reprend son
souffle en ce moment, il doit dormir quelque part, se remettre de sa danse
folle du matin. Nous ne quittons pas du regard, fascinés, le pont de lumière
tendu sur cette eau elle aussi endormie et je me demande ce qu’on
découvrirait au bout si on le franchissait. La réponse me vient
spontanément : « Je découvrirais, moi, en train de m’attendre, celle qui est
blottie à mes côtés. De m’attendre et de sourire comme je n’ai vu personne
d’autre le faire, en répandant toute l’aurore de ses yeux en pensées et en
rêves. » Une odeur de lilas passe à proximité, quelqu’un parle bas, près, ou
loin ailleurs. Là où je me trouve, j’ai cette impression maintenant :
quelqu’un parle, près ou loin, je ne sais jamais. C’est l’océan pour l’instant,
il demande ce qu’il ne faut pas demander, des questions ressassées, que je
porte déjà en moi (les entends-tu, Aëlle ?). Il s’entête à les poser et elles
n’ont pas à l’être, surtout en un moment comme celui-ci, où je suis tourné
vers Aëlle, où je l’écoute parler, où c’est l’eau saturée de lune verte de ses
yeux, adamantine et aussi loin qu’on puisse y voir, qui est la question,
quand bien même elle ne pose pas de questions, et elle n’en a posé aucune
depuis que notre dialogue a repris, notre dialogue avec Aëlle qui, je l’ai déjà
constaté, ne s’est jamais interrompu et se serait poursuivi sous des
montagnes de silence maintenant et… (Mais toi, Aëlle, qu’en est-il pour
toi ?) Et la même question continue à se poser, la même, obstinément, sans
égards pour celles de l’océan, question que je porte déjà en moi (l’entends-
tu, Aëlle ?), sans égards pour celles des autres, pierres sans douleur chues
au fond de moi ou qui se contentent simplement de choir, aussi bien je ne
les entends pas même quand c’est toi qui les poses, Aëlle, ou seulement
comme un grignotis de l’autre côté du mur, du côté où tu restes, séparée, le
côté où j’ai toujours l’impression que quelqu’un parle tout bas. Mais ça ne
me fait pas mal, ça ne me fait pas mal du tout, tu es de l’autre côté du mur,
tu es de l’autre côté, qu’y faire. Et en même temps je te vois, je vois comme
tu remues les lèvres ; donc tu parles serrée contre moi, dans le pull que je
t’ai fait mettre, un pull jaune constellé d’étoiles noires, et ça ne me fait pas
plus mal. (Suis-je en train d’échanger une folie contre une autre, Aëlle, ou
c’est toi qui vas me faciliter le passage ?) Nous ne sommes peut-être pas
aussi loin l’un de l’autre qu’il semble, il n’y a que ce mur pour nous séparer,
et c’est toi qui seras (peut-être) la porte par laquelle j’entrerai là où il faut
que j’entre, là où je dois être, – ou bien notre étoile est une belle étoile
noire ? Soudain j’entends les mots qui sortent de ma bouche, je te dis :
« C’est tout ou rien. »
Nous sommes toujours à table et toujours à boire, les femmes aussi, et
voilà que Talilo se met brusquement sur ses pieds, très haut au-dessus de
nous : « Vous pensez que c’est idiot de parler comme je parle. Well ! » dit-il.
La brise souffle de nouveau et le même parfum de fleurs arrive, aussi
pénétrant, aussi insaisissable, et c’est une autre odeur que cette odeur
d’alcool, de tabagie, d’haleine avinée, qui empeste même en plein air, dans
laquelle nous sommes installés. C’est comme une nouvelle lumière et elle
vient en renfort à la lumière de la nuit qui ne s’arrête pas depuis des heures
d’être nuit et de grandir. Aucun visage n’est éclairé, ce serait inutile, et si
deux bougies expirent parmi la vaisselle répandue avec ses reliefs sur la
table, ce n’est sûrement pas pour donner plus de lumière. Aucun visage
n’est éclairé, – chaque visage luit faiblement comme un miroir voilé ; après
ces premiers mots, les autres restent plantés dans sa gorge, des couteaux qui
doivent le faire souffrir, l’alcool le plus brûlant ne pourrait pas lui causer
plus de mal. Je lève la tête et le considère, dans son ivresse, dans la
mienne ; à aucun moment il ne m’a paru aussi laid. Il s’efforce de garder
l’équilibre, de la main il se masse le bas du visage, qu’il va peut-être tordre,
il en tirera alors plus d’alcool que de graisse. À aucun moment non plus il
n’a été aussi beau ; il est soûl, je le suis, nous le sommes tous, il n’y a pas
de quoi en faire une histoire. Il attrape un couteau sur la table et, réclamant
notre attention, il en donne un coup sur un verre qui éclate, un verre de
vodka qui nous quitte. Il exige toujours le silence, il aimerait faire son
speech en paix. Un verre de vodka en moins, il n’y a pas non plus de quoi
en faire une histoire. Il s’appuie d’une main sur mon épaule et de l’autre
main sur l’épaule de Kursi, la femme du Musicien, des mains plus lourdes
que des poids d’horloge. Kursi ne doit pas lui être un pilier d’une solidité à
toute épreuve étant donné sa minceur d’anguille, mais qu’importe :
l’horloge peut parler maintenant ; aurions-nous seulement les tympans qu’il
faut pour supporter le fracas de son carillon. « Chacun de nous a ses
obstacles, que personne ne connaît, finit-il par déclarer. Chacun a sa prison,
lui, elle, toi (il nous montre l’un après l’autre d’un mouvement du menton,
les sourcils haut levés), moi (il se tambourine le coffre du poing au risque
d’en perdre l’équilibre et au cas où nous ferions erreur sur la personne).
Alors tu restes assis là où tu es, tu n’y peux rien. Pas parce que tu n’y peux
rien… Non, ce n’est pas ça : parce que tu n’es rien, vu ? Et parce que tu
n’es rien, tu n’y peux rien ! » Il part là-dessus d’un rire pointu hi hi hi ! et il
rentre en même temps la tête dans les épaules comme pour éviter des
coups : « Même le nom que tu portes, ce n’est pas ton nom. Vous le savez
tous, hein, que votre nom n’est pas votre vrai nom, que vous en avez un
autre, que vous en avez un tas que vous vous donnez en dedans, en cachette
et qui sont vos vrais noms, mais pas celui qu’on vous donne, et ces noms-là
vous ne pouvez pas les dire. » Il rentre à nouveau dans les épaules une tête
qui triple de volume, il poursuit, la langue épaisse, embarrassée, mais le
regard brasillant dans de toutes petites fentes : « Ceux-là, vous n’avez pas le
droit de les révéler, chut, c’est comme ça. Il ne faut pas que le nom sous
lequel vous vous reconnaissez soit divulgué comme si c’était celui qu’on
vous donne et qui n’est bon que pour les gens, pour la paperasse et qu’on a
presque honte de porter, vu ? Pas presque, tout à fait honte ! Votre vrai nom
c’est celui que vous emportez avec vous dans la tombe. »
Dois-je rester à cause d’Aëlle, pour elle, malgré la menace que je sens
venir maintenant, venir je ne sais d’où mais qui monte autour de moi, une
impression dont je n’ai jamais été assailli à ce point. Il en est encore temps,
j’échapperais peut-être au danger si je m’en allais sans attendre, quittais ce
pays. Mais qui dans le mien me demande de revenir, de rentrer, qui là-bas
désire que je le fasse. Orsol est si loin et cela fait si longtemps que j’en suis
parti. Oui, qui se soucie encore de moi, là-bas. Ceux qui m’ont envoyé à
Jarbher, eux-mêmes, ne savent plus que j’existe. Et sans doute en ont-ils
décidé ainsi dès la minute où ils m’ont mis mon ordre de mission dans la
main. Mais qu’y a-t-il aussi entre cette femme et moi qui me ferait rester,
dont je puisse dire voici pourquoi je reste et me justifierait, tout en
reconnaissant, il est vrai, que chercher des justifications dans ce domaine
serait la dernière chose à faire. Saskör venu après dîner, en voisin, avec sa
femme se lève à présent, il est tellement soûl et tellement sombre qu’il en
assombrit cette nuit si claire et que sur nous s’abat un silence de mort.
Même Rouka assise près du Musicien à lui murmurer des propos à l’oreille
se tait pour river sur lui un œil rond d’oiseau, non, la grâce n’illumine pas
Saskör, petit, noueux, sec comme il l’est, comme il est presque incongru de
l’être en ce pays, et qui malgré ça fait une grande ombre, une ombre qui ne
manque pas d’épaissir la blancheur du silence et celle de cette nuit ; Bergol
ne tripote plus Sejja. « Un type qui a peur est toujours seul », assène Saskör
d’une voix aussi dure que lui et il répète avec une insistance d’ivrogne :
« Un type qui a peur est toujours seul. » Incertain, le regard perdu, il est là,
il semble attendre lui-même la suite. Et ça lui revient, il reprend : « Et tous
les cœurs qui paniquent battent comme des tambours, et toutes les mains
qui paniquent se cachent pour ne pas montrer qu’elles tremblent. » Il se
penche en avant, se tournant d’une pièce vers Talilo qui continue à peser de
la main sur mon épaule, et ainsi penché, Saskör lui déverse contre la
poitrine, il n’arrive pas plus haut, ses ténèbres, tout ce qu’il y a de
violemment sombre en lui. Et puis il tend son verre, sans en répandre une
goutte. « Tes nom de Dieu d’histoires de nom qui n’est pas ton vrai nom,
c’est des conneries, je me permets de te le dire en voisin. C’est des histoires
de merde ! » dit-il, plongé maintenant dans la contemplation de la chemise
à carreaux de Talilo. Va-t-il tenir longtemps comme ça, sans s’écrouler, ni
faire tomber une goutte de son verre. Il faut un moment à Talilo pour
comprendre ; il lève alors son verre, il reste lui aussi le verre à la main, levé.
Les moustiques nous zézayent autour et c’est tout ce qu’on entend. « Tu
deviens trop vieux, et tu nous sors des histoires grosses comme toi, des
histoires à la con », envoie Saskör dans le sein de Talilo comme il donnerait
des coups de tête. « Tu deviens trop vieux et t’as la frousse, t’es seul. Quand
on a peur, on est comme un chien qui a peur : il se couche par terre en
tremblant et il veut qu’on lui enlève ce poids étrange qui l’écrase. Et toi, et
nous tous, nous embrassons le sol comme lui et nous attendons qu’on
vienne nous enlever ce poids qui nous écrase. Allez, vieux, à ta santé. » Ils
boivent le regard de l’un immergé dans les yeux de l’autre. Ils reposent en
même temps les verres qu’ils viennent de vider, s’essuient la bouche de la
main d’un même geste. En posant son verre sur la table, Saskör a vacillé un
peu, mais pas Talilo aussi solide sur ses bases qu’une colonne du temple.
Les verres sont pleins maintenant de cette nuit plus lumineuse qu’un clair
de lune et Rouka se met à pleurer. Son visage aux traits rebondis mais fins
ne grimace pas, ses épaules ne sont pas secouées : elle ne bouge pas et ça
coule. Ça coule uniment, simplement, à croire que son cœur s’est mis à
fondre et qu’il déborde par les yeux. Ça donne une eau aussi claire que cette
nuit, si claire qu’elle en est invisible. Assis à présent, Saskör se répand à
mi-voix en histoires qu’il écoute sombrement, s’étant choisi lui-même
comme auditoire : « Quand t’es seul, la vie compte moins que le trou de
serrure dans lequel tu colles ton œil pour voir des gens qui se baisent. La
mort, il n’y a que ça qui compte. Tu laisses venir les choses et elles
viennent. Tu laisses venir la mort et elle vient. Hop, dans le trou, mais c’est
pas le même trou. Il ne faut pas se plaindre… » Tandis qu’il marmonne de
la sorte, Talilo lui vide posément sur le crâne une canette de bière
empoignée au hasard à travers la table. Saskör ne voit rien, ne sent rien,
n’esquisse pas un geste, il pleure des larmes de bière et c’est tout, sa figure
ratatinée en est baignée.
Qui part ne revient pas, et ce n’est pas à la maison d’aller le chercher –
chercher celui qui n’en a pas, qui a perdu la sienne. C’est à lui d’aller
chercher sa maison, elle doit l’attendre quelque part. Rouka ne pleure plus,
ses yeux ont cessé de fondre, ils se sont de nouveau pris en glace et
maintenant elle dit qu’elle entend Dieu, qu’il est là autour de nous et que
bien que cette nuit ne soit pas arrivée à sa fin, il a déjà fait lever le soleil sur
un jour mauvais. Ce sont ses propres termes, un jour mauvais, un jour
maudit. À parler comme nous parlons, ajoute-t-elle, et nous le verrons bien,
il y aura pour tous de quoi réfléchir. Elle porte ses deux mains à son visage,
elle fait la nuit en elle dans la nuit qui n’est pas arrivée à sa fin, qui est une
fausse nuit et elle boucle sa détresse dans cette double nuit. Maintenant elle
n’a plus de visage, et elle n’a plus d’yeux pour pleurer ; elle ne bronche pas,
conserve la même attitude, elle attend sans doute que le jour se lève. Ce
jour mauvais, ce maudit, ce satané jour déjà levé. « Tout compte moins que
le trou… » Saskör mâchonne une bouillie informe de mots. « Tu ferais
mieux de la fermer », dit Talilo, dont la voix couine, soudain faussée et on
croit d’abord qu’il s’adresse à Saskör, mais il a envoyé ça à Rouka. « Tu
entends Dieu et tu sais te faire envoyer en l’air par tout le monde, putain !
Par le premier bonhomme qui veut de toi. » Il parle sans colère, sans élever
le ton, et Rouka en entendant ces mots redresse sa poitrine florissante,
sourit coquettement. Là-dessus le Musicien ramasse la guitare déposée à ses
pieds, se met à en pincer une corde par-ci, une corde par-là et gagne peu à
peu le pays des enchantements. Nous nous enveloppons dans des
couvertures que nous sommes allés chercher à l’intérieur, il s’est mis à faire
beaucoup plus frais subitement – de cette fraîcheur qui bleuit les sources
avant le lever du soleil. Il n’y a plus maintenant autour de la table que le
Musicien, Talilo, Aëlle et moi, les autres sont partis se coucher, les bougies
ont fini par rendre leur dernier souffle. Jouant le Musicien s’incline sur son
instrument comme pour surprendre ce qui y chante et qui va le guider, et
nous à sa suite, sur les chemins hantés… chemins forestiers, chemins des
lacs immobiles, chemins des landes grises… Dans la même attitude il
écoute, attentif uniquement à la voix qui venant d’horizons de brume passe
par sa voix à lui, la voix d’Aëlle et même celle maladroite de Talilo,
chantant tous les trois d’une même voix, sans compter celle qui, dans la
nature, les conduit irrésistiblement :
Si mon bien-aimé s’en venait,
Si mon bien-aimé marchait vers moi,
De par son pas je le saurais…
Ça fait du bien là où on se sent bien, et ça fait encore plus mal dans le
reste, dans ce qui peut avoir mal. On ne sait comment faire avec un chant
aussi beau, déchirant à force d’être beau, et aussi tranquillement désolé. Et
il importe peu qu’il ne soit pas connu de vous, la nostalgie dont il est
traversé, gonflé, vous le rend aussitôt familier et vous parle votre langue.
Qui part ne peut plus remettre ses pas dans ses pas. Nostalgie douce,
cruelle, il joue le Musicien, il est une heure, puis il est deux heures, l’air
devient si pur à l’entour, il vous laisse une telle sensation de froidure quand
il vous descend dans les poumons, qu’on pourrait croire que personne ne l’a
respiré jusque-là. On le retient en soi, on ne se résigne pas à s’en séparer. Le
jour se lève. Il se lève alors que la nuit ne s’est pas couchée encore. Sur les
plus grands arbres des pointes de feu allumées par le soleil flambent et le
chant continue, heureux et passionné, les oiseaux l’accompagnent, il fait de
plus en plus jour et le chant gagne en légèreté, filaments de soie sur lesquels
danse déjà le rêve ensoleillé du jour, trame où s’entretissent encore :
murmure de la brise, bougonnement de l’océan, ruisselis des feuilles, – et
toujours ces bruits de la vie qui se frotte les yeux.
Talilo s’est tu mais son visage lisse de poupon n’a pas perdu le sourire
qu’on lui voyait tant qu’il chantait. Ce sourire est devenu seulement plus
distrait et les yeux ont pris une expression sérieuse, les yeux se sont voilés,
ils ne donnent plus sur le monde extérieur. Il a trop bu, trop parlé et
maintenant c’est fini, il ne veut plus ni boire ni parler. Il a peut-être trop
chanté aussi, et il en garde le cœur lourd. Eh bien, il n’y a rien à dire à ça et
personne n’y fait attention, et si quelque chose ne va pas, ça lui passera.
« Je vais aller faire un tour », lance-t-il, déjà campé sur ses pieds. Il va faire
un tour pour n’avoir plus à parler, plus à chanter, ni à boire ; à coup sûr. Et
il s’éloigne dans l’aube. Ça n’empêche pas les autres de continuer à chanter.
Il se peut que Talilo soit allé tout innocemment et naturellement se soulager
contre un arbre, un peu plus loin. Avec ce que nous avons ingurgité comme
bière ! Puis quelque chose claque, un de ces bruits du matin, un raté de
moteur qui part mal sur un canot. Mes compagnons n’attendent pas
toutefois pour se dresser d’un même mouvement, courir dans la direction
prise par Talilo, puis s’engager dans les fourrés où il a disparu. Je les suis
sans savoir ce qui se passe. Ils en ressortent déjà, ils en reviennent,
soutenant Talilo comme s’il se trouvait mal. Il n’a rien apparemment, sauf
qu’il doit avoir été pris de faiblesse, il tiendrait debout tout seul, il
marcherait de lui-même. Puis je remarque le sang, un filet écarlate qui
suinte de sa tête et s’écoule le long de sa figure en passant par la cavité de
l’œil pour atteindre ensuite la commissure des lèvres et on dirait qu’il
saigne autant de la bouche. Brusquement je remarque ce sang et je
comprends. Comme appelé par ce sang, mon sang me quitte aussi, semble
vouloir me quitter : Talilo s’est tiré une balle dans la tempe et il s’est raté.
Dieu a fait lever son soleil sur un jour mauvais, un jour maudit ; il l’a
annoncé à Rouka pour tout l’amour qu’elle voue à Talilo. Je remplace Aëlle
sur qui il pèse par trop et le ramène avec le Musicien. Il élève sa main vers
sa tempe pendant que nous lui apportons notre aide, le traînons à la vérité,
et lui, tout en se laissant faire, regarde sa main, la voit couverte de sang et il
tente alors de la cacher dans une poche de son pantalon. Nous rentrons à la
maison, tous les autres dorment.
Il est atteint comme d’une balle qui aurait mis tout ce temps pour le
rejoindre. Il les voit arriver, s’approcher bras dessus bras dessous comme
beaucoup de passants, mais ce sont deux femmes, et il est atteint comme
d’une balle qui aurait mis tout ce temps pour le frapper. Il est alors certain
d’avoir oublié quelque chose. Elles viennent mêlées à une foule, où les
beautés ne manquent pas, mais elles, comment dire, elles sont différentes,
elles portent une marque ; la chose qu’il oublie. La seule chose, la seule
certitude. Sous les couleurs qui les caparaçonnent, elles, ce sont des torches
mouvantes et elles ne se différencient entre elles que par les couleurs ; la
toilette de l’une se répète sur l’autre, répond à l’autre détail par détail, les
collants à bandes horizontales qui leur dénudent les jambes jusqu’à une
culotte en cuir de garçonnet, cette même culotte portée comme une large
ceinture, le minuscule gilet de soie qui leur enserre le buste, puis le
chemisier à manches longues et les chaînes d’or dessus. Chez l’une comme
chez l’autre les cheveux, acajou, frisés dru, s’étalent en parapluie pour
encadrer une figure à l’ovale pathétique, et chaque ovale rayonne, presque
trop jeune, presque trop pointu, d’un éclat qui paraît couver sous la peau et
la nimber. Il les regarde : la même sensation d’irréparable oubli ouvre sa
déchirure en lui.
Il ne se rappellera pas, il le sait, on ne se rappelle pas en de tels moments,
et sauf à se voir renvoyé à un moment qui n’existe nulle part, ni dans le
passé ni dans le présent, il ne s’y attend pas. Les observant, il tente
néanmoins de se rappeler. Il sourit ; un instant qui n’existe nulle part, ce
pourrait être aussi un nom. Et si c’est votre vrai nom ? Où trouver le vrai ?
« Je l’ai oublié. J’ai oublié mon vrai nom. Et oublié les autres. » Il est
encore en train de sourire et les deux filles, comme prises au même jeu,
drôle de jeu, lui rendent son sourire. Peut-il exister rien de pareil au monde ;
peut-être pas. Un sourire pareil. C’est comme votre vrai nom. Il poursuit sa
marche vers elles dans l’illusion d’un mouvement suspendu qui semble bien
plutôt les attirer vers lui. Elles arrivent déjà à sa hauteur et à cette seconde
chacune lui dit quelque chose qu’elle fait suivre d’une brève fusée de rire. Il
ne comprend pas ; puis quand il comprend qu’elles se sont exprimées dans
une langue inconnue, elles ont passé, elles sont là-bas derrière. Il se
retourne, elles se sont fondues, la démarche souple, dans la foule. Et c’est
comme votre vrai nom perdu. Comme l’oubli et sa lacération noire. Mais le
temps qu’il regarde devant lui et poursuive sa marche, elles sont de nouveau
là, suscitées comme par une explosion silencieuse. Elles viennent encore à
sa rencontre aussi splendidement assorties, aussi captivantes de beauté.
Ravisseuses d’âmes. Les mêmes collants à bandes multicolores, la même
culotte courte de cuir portée comme une large ceinture et le gilet de soie, le
chemisier à manches longues, les chaînes d’or par-dessus, leur toilette au
complet et elle ne chatoie guère moins mais au contraire presque plus.
Dedans, les mêmes filles naturellement avec leurs cheveux acajou très frisés
dont l’ombrelle ouverte encadre deux fois le même visage.
Toutes plongées qu’elles sont dans leurs conciliabules, toutes en manège
des yeux, des mains, mines et expressions, elles ne manquent pas de
l’inonder de leur sourire à nouveau. Il n’a pas pris les devants, cette fois, il
n’a même pas souri du tout. Il les a regardées, il les regarde simplement
venir, et la grâce complice de l’oubli arrive encore, dédoublée, à portée de
voix. L’une et l’autre lui adressent, roucoulées dans leur idiome, des paroles
aussi peu intelligibles que les premières, et le croisent. Un clair sillage de
rire est tout ce que l’air en retient.
Renvoyé par cette exclusion en compagnie de la nuit, de ses spectres, de
ses lumières, de ses voix, rejeté, sans nom, dans un autre espace, il ne s’est
pas retourné sur elles. Il aurait pu le faire mais il s’y est refusé, ce qu’il voit
surgir des rangs de la foule le lui interdisant de toute façon : l’image, autant
dire la vision qui l’a privé de sentiment une minute plus tôt. Se recomposant
à quelques pas : la présence, l’apparition des mêmes filles en marche vers
lui dans les mêmes atours, les mêmes diaprures de vitrail – mêmes collants,
même culotte courte de garçonnet, même gilet, même chemisier, même
coiffure et en tout procédant comme elles l’ont fait une fois, ou plusieurs
fois, ayant pour lui les mêmes papillotements d’yeux, la liquidité azurée de
leur eau contaminée aussi le temps d’un éclair par le vert poignant d’autres
yeux, d’une autre paire absente d’yeux ; ayant pour lui les mêmes paroles, il
est prêt à le jurer, les mêmes, mais sans qu’il en saisisse mieux le sens. Elles
s’approchent, elles passent, toujours les mêmes, et elles recommencent,
repassent, pareilles à elles-mêmes, imitant leurs propres gestes, répétant
leurs propres paroles. Il se laisse torturer par la subtile, la cruelle séduction.
Puis, au plus fort du tourment, comme une glace brisée quelque part, le jeu
s’interrompt, la réalité avec son visage de défi, son visage d’ironie, est là,
les yeux ouverts, qu’elle a tenus fermés un instant. Maintenant il sait. La
réponse qu’il attendait sans préjuger de qui a priori il l’obtiendrait, si
nombreux sont-ils, elle se dissimule ici, parmi ces gens, sur cette place. Ces
mêmes jeunes filles l’ont donnée dans la phrase qu’elles se sont plu,
amusées à lui redire au passage et chacune à son tour, chacune avec son
timbre de voix, son rire. La raison cachée de son aventure nocturne y était
voilée et dévoilée, peut-être aussi le moyen d’assurer son salut. Mais cette
phrase, en quelle langue était-elle ? Qui trouverait-il pour la lui traduire ? Il
fait volte-face, il remonte l’avenue et découvre comme, assez loin, elles
sont assez nombreuses pour former un cortège, toute une troupe, elles
défilent et les premières pénètrent ou commencent à pénétrer sur les talons
l’une de l’autre dans le café d’où il sort ou sortait et ça aurait pu être
ailleurs, dans une autre nuit, une autre ville. Il ne va pas plus loin, assailli
par l’improbabilité de ce qu’il attend, l’improbabilité de ce qu’il espère,
surveillant leur progression jusqu’à ce que la terrasse-aquarium qui déborde
sur le trottoir et resplendit comme une monstrueuse gemme se soit refermée
sur elles. Pensées qui ne se livrent pas, espoir nourri pendant tout ce temps
de trouver, de deviner le mot de l’énigme, et de se reconnaître enfin, de
savoir qui en lui dit moi. Il ne bouge pas. Déployée au-dessus de
l’établissement, l’inscription au néon dont il déchiffre les lettres
tremblotantes, Là où les hommes ressentiront le mieux la vérité des choses,
luit froidement, violemment. Il n’en finit pas de s’en emplir les yeux,
allumée comme elle est à même le crêpe du ciel. Il ne l’a pas remarquée
tout à l’heure – ou au cours d’une autre nuit, dans une autre ville. Là où
maintenant elle est. Il s’en serait aperçu si elle y avait été déjà, été à la place
où elle brille en ce moment. C’est un temple, ce café. Il y avait tué pas mal
de temps, aucun détail particulier ne le signalait, aucun de ces détails
spéciaux aux lieux de prière et de culte. Il y avait pourtant éprouvé un
vague ennui. Peut-être n’y avait-il pas tué assez de temps et il ne sait que
penser à présent du panneau qui flamboie au-dessus, mais c’en est un. Puis
l’évidence dans toute sa déraison déferle sur lui : c’est un slogan destiné à
lancer un nouveau film. En même temps déferle sur lui l’autre voix
cataclysmique :
« Ne sait pas qu’à l’heure où les tombes vomissent leurs entrailles… »
Ni plus proche, ni plus lointaine qu’auparavant, elle n’en dit pas
davantage.
Il va les yeux dilatés, il ne s’y reconnaît plus, aucun repère sur quoi se
guider en ces lieux, ces parages où il est brusquement transporté, et laissé.
Des lieux, des parages, ils ne lui rappellent rien, il attend de s’y retrouver.
Chaque seconde qui passe est un puits où tout s’engouffre, il a beau aller
devant lui. Il a beau examiner les édifices revêches qui s’avancent et font de
la rue un boyau sous la pression conjuguée de leurs façades, et si quelque
ombre balle de loin en loin contre les vitrines incandescentes, noctuelle en
vadrouille – qu’est devenue la foule, ou était-ce dans une autre nuit,
ailleurs ? – noctuelle d’un instant guettée par la mort éphémère des
fantasmagories, elle s’évanouit à l’improviste dans cette longueur
illuminée, et quelle solitude alors.
Une solitude qu’il ne perd pas de vue, sentant comme il y est vu, épié lui-
même. Il surveille tout et, ce faisant, se surveille. Une sourde agitation se
tient confinée là-bas, au fond de la rue. Elle tient probablement à ce qui y
tremble avec la légèreté d’une flamme et réveille une aurore qui n’en est
sûrement pas une. Sûrement pas une, il lui faudra affronter cette lumière et
apprendre ce qu’il doit apprendre.
« C’est à moi que cette voix s’est adressée. Toute cette voix, avec ses
mots. » Une certitude qui prime alors le reste et une effusion de sueur le
douche. Réfléchir, méditer furieusement. Puis espérer. « Elle me fera
reconnaître. Elle me fera reconnaître. » Puis désespérer et la sueur descend
le long de ses membres. Elle descend jusque dans ses souliers, ses doigts de
pied pataugent dans la sueur. Mais le délit d’oubli : c’est aussi une voix
qu’on ne retrouve pas dans ses souvenirs. Mais le nom : c’est aussi la
monnaie dont nous disposons pour acquitter la rançon de l’exil et de notre
retour parmi les hommes. Il rit comme quand on prend acte de sa chance et
de son infortune en même temps. « Je suis l’ombre d’un outrage inconnu ou
renié. » Se nommer, se baptiser de cette manière, ou d’une manière
quelconque, même d’un nom d’emprunt, si on a oublié son vrai nom, c’est
toujours mieux que rien. Et il le trouve juste, le nom qu’il vient de se
donner, il a l’air de lui aller presque autant qu’il le désire. Tout vaut qui est
fait maintenant, tout de suite. Car, pour ce qui sera fait demain, ou plus
tard… « Elle me délivrera. » Il n’en doute pas et il va sans plus attendre
chercher celle à qui il doit demander le nom qu’il n’a pas su retenir. La
foule est là devant lui.
Ils se refusent mutuellement le regard ou prétendent le faire mais
qu’importe, ils sont tous là, retrouvés, sur la même place, la même avenue,
tous ont répondu à l’appel, marée qui remonte sans remonter, toujours sans
remonter ; ont répondu des dames en robe noire à perles, des pickpockets,
des gitanes pavoisées comme un jour de fête, des trafiquants en drogue, des
travailleurs affublés du masque tragique de la dignité, des travestis, des
hippies avec toute leur quincaillerie sur la poitrine, des gars à sortir leur
tranche-lard pour un oui ou pour un non, des beaux messieurs fleurant l’eau
de toilette et ces immanquables somnambules des cohues, mais les regards
ne saluent que l’étoile qui a superbement traversé maints espaces et maintes
époques, la lionne se déplaçant à l’ombre d’un immense chapeau, tous les
regards, orphelins, subitement brisés par la nostalgie.
Il y a aussi les flics, il ne faut pas les oublier, en chasse, peut-être en train
de courir aussi dans une autre nuit, et de buter sur d’innocentes boîtes en
carton. Les boîtes en carton que les joueurs de bonneteau ont abandonnées
çà et là, mais ils viendront les reprendre, les réutiliser, après le petit moment
où les flics auront vite fait de passer, et les voici de nouveau réinstallés dans
des retraites que n’éclairent pas les pizzerias, les cafés, les restaurants, les
cinémas, que ne savonne pas la mordante lessive de néon, dont c’est la
contribution à la fête, qu’ils répandent à longueur de trottoir, toutes ces
enseignes-lucioles rameutant le populo, clignant de l’œil à qui mieux mieux
et sans doute tirant parfois la langue..
Les premiers qu’il aborde sont des adolescents coulés dans des fourreaux
de cuir noir. Ils se tiennent, sept, huit, droits, intouchables, près d’autant de
motos, d’autant de bêtes d’acier aussi étiques et glacées, et il a conscience
d’être le point de mire d’yeux perdus dans la foule à la seconde où il se met
à parler, mais ces yeux se dérobent quand il pense à les chercher. Il n’en dit
pas plus qu’il n’en faut, les mots nécessaires, il se tait. Les modèles
superman et l’amazone découverte parmi eux, tout expectative et froide
neutralité, laissent une grosse minute passer. Après cette minute, ils font
corps avec leurs engins, et les moteurs lancés tonnent, cacardent avec
fureur, assourdissant le quartier. Une moto recule puis, cornes de bélier, œil
de cyclope, revient sur lui. Il l’évite mais crocheté par des accessoires, un
pan de sa veste est arraché et comme il évalue, comme il essaye d’évaluer
les dégâts, une autre le cogne dans le dos et l’envoie valser plus loin. Une
troisième le reçoit, le ramène au milieu du cercle ouvert à même l’affluence,
à même les spectateurs par quatre des sombres paladins qui continuent à
protéger l’inviolabilité de cette arène en en faisant implacablement et sans
arrêt le tour avec leurs machines. Les bras en avant, les poings réunis en
massue, il se défend alors. Il rend coup pour coup ; ses pieds aussi, ses
pieds entrent en action et s’abattent peut-être au jugé l’un sur un moteur,
l’autre sur une jante, mais l’appareil et son cavalier n’en mordent pas moins
la poussière. Et d’entre les curieux un regard se fixe encore sur lui, noir de
jais, impavide, différent des autres trop clairs et sans profondeur, – un
regard, mais aussi un rayon d’outre-monde. L’attroupement contenu par la
ronde démoniaque de gardes plus démoniaques est soumis à un rapide
examen : obscurci, effacé, le rayon, il ne le retrouve plus ; il ne sait plus.
Elles se rejoignent, se referment sur lui à cet instant. Toutes les motos
l’écharpent de toute la violence (et la rancune) dont elles sont capables dans
un seul mouvement. Et il ne sait plus rien : ce sont des ombres qui frappent,
des ombres térébrantes qui tombent sur lui. Mourir, ça ne devrait empêcher
personne de dormir. Mais la pensée de la mort est comme un cri, et il n’y a
pas de quoi crier. Il ne crie pas, il voit tout. Il va se relever et ce sera comme
si tout ça n’avait pas été. Puis il voit les roues, ces ombres de roues, à ce
moment il veut se relever, il ne le peut pas. Il sent la roue posée sur sa main.
C’est elle, il la guettait depuis tout à l’heure ; elle aussi le guettait, il la
reconnaît, ne me touche pas, il y a une grande ombre maintenant et une
grande peur en moi, et je ne peux pas crier. Elle, cette femme, elle le
regarde, elle ne bouge pas. Il crie vers elle en silence, elle ne le sait pas, elle
ne l’entend pas.
Pour se replier aussi, elles font marche arrière ensemble, toutes les motos
à la même seconde, une seconde qui aurait pu durer des siècles et elle en a
donné assez l’impression, jusqu’à une nouvelle seconde où celui qui s’est
relevé et qui luttait s’effondre encore, où son corps est laminé et relaminé
par chacun des pneus crantés, de chacune de ces motos de cross, celle de la
fille s’acharnant et crachant son fiel en pétarades plus que les autres, mais
de nouveau le regard, de nouveau il se plante en lui, s’enfonce, noir de jais,
impavide, un rayon d’arrière-monde, – pas un de ces regards trop clairs,
trop légers qui l’entourent. Et maintenant c’est comme s’il portait une
pierre. Elle se fait lourde, lourde… Bientôt il n’arrivera plus à la soulever ;
et autour de la pierre, la peur. Une pierre, une peur qui tournent. Tout tourne
autour, mais la pierre encore plus. Et ensuite ? Je suis tombé sur ce trottoir.
Et puis encore ? Il va se produire quelque chose. L’incertitude. J’applique
durement mes mains contre le sol pour le retenir, retenir ce qui est, me
retenir moi-même, que rien ne bascule : protéger ce qui est, contre ce qui
sera.
Dans un brutal déchaînement de cylindres piquant sus aux badauds qui ne
peuvent, abasourdis, que se ranger, les anges en fourreau de cuir fracassent
sauvagement la nuit et s’y enfoncent. Et lui : je suis toujours couché sur ce
trottoir. Je suis couché près d’une plaque d’égout, une médaille, une
monnaie, grosse comme un soleil éteint. C’est celle que je dois donner pour
payer mon passage. Elle a été déposée là, devant moi, pour ça. Il ne restera
plus rien à faire après. Tel qu’il s’est écroulé : sur le flanc, les jambes
jointes et repliées, les genoux remontés vers le ventre, il demeure et il n’est
pas mort. Le néon des lampadaires ça fait clair de lune sans lune, ça tombe
droit dans ses yeux grands ouverts, et c’est aussi beau, aussi doux qu’un
clair de lune.
Tout ce qu’il y a de plus banal, de plus anonyme, et de plus étranger à
cette foule, un petit homme n’est pas long à se détacher du cercle des
curieux. Le regard de ses yeux noirs d’une nuit sans pupilles va de l’avant,
s’arrête sur celui qui est collé au sol. Il est petit, cet homme, et il se baisse
encore, prend l’expression de quelqu’un qui écoute une voix lointaine, qui
écoute simplement le silence au-delà, ailleurs. L’autre, le meurtri, l’écrasé,
gît entre lui et la plaque d’égout, paquet jeté de linge et de chairs sans vie.
Et le plus étranger à cette foule se penche, lui soulève la tête, le tient contre
sa poitrine. Il le presse longuement contre lui, toujours à l’écoute. Après
quoi, après tout ce temps, il lui dit à l’oreille : « Par les cavales haletantes,
par les cavales bondissantes, par les cavales… du matin… et les empreintes
de leurs sabots… en vérité l’homme est ingrat envers… et il en porte
témoignage… il ne sait pas qu’à l’heure où les tombes vomiront leurs
entrailles et les cœurs leurs secrets… » Puis de ses lèvres qui remuent aucun
son ne sort, ses lèvres remuent sans bruit. Et il n’y a ni visionnaires ni
prophètes hirsutes et baveurs pour annoncer la fin des temps ou quoi que ce
soit de semblable. Il n’y a pas de sceptiques non plus, jeunes ou vieux, pour
applaudir, ou tourner en dérision, ce tableau ; le peuple n’offre pas ses
prières. Tout est dit, rien n’est dit, ce n’est pas la nuit de la grande
profération, elle est passée ou elle reste à venir. Loin sans doute dans la
profondeur populeuse des coups résonnent comme dans un désert, mais ils
n’en ébranlent pas le silence. Les effigies de pierre dressées autour
regardent de tous leurs yeux de pierre. Elles sont les seules à pouvoir les
entendre. Il n’y aura de vendanges que de pierre.
Il prend l’homme plus grand et plus fort que lui à bras-le-corps et, après
l’avoir mis sur ses pieds, il avance avec lui. L’autre avance. L’autre ainsi
soutenu et pensant : « Quand j’aurai fait trois pas encore, je serai entré là où
il faut, et je me rappellerai. » Torride, de pourpre, d’or, de vert ancien : la
tempête qui lui touche le visage. Elle touche aussi à l’horizon des plaines
haussées par l’embrasement de l’air vers les plus vastes altitudes. Il scrute
ce pays et le jour lâché dessus, il en hume l’odeur infinie, le souffle
brûlant ; un pays antérieur au temps, un jour qui ne s’accommode que de
soi, le lieu de retour…
Le petit homme le plus étranger à cette ville continue d’aller avec lui, il
le porte en soufflant maintenant. On ne peut plus que le porter, et il est
grand et fort. Mais il va le remettre bientôt à une femme qui le lui réclame,
une jeune femme accourue le chercher.
Pour l’édition originale :
© SNELA La Différence,
978-2-7291-1406-0
Cet ouvrage a été publié pour la première fois
978-2-7291-2217-1
En couverture :
Piero della Francesca, La Légende de la vraie Croix (détail).
Cet ouvrage a été numérisé
EN VERSION NUMÉRIQUE
Littérature française
Mohamed Leftah, Le Dernier Combat du cap’tain Ni’mat, roman, 2011, éd. num. 2014.
Pierre Lepère, Le Ministère des ombres, roman, 2010, éd. num. 2014.
Joëlle Miquel, Au bonheur des jours - histoires de femmes, nouvelles, 2015, éd. num. 2015.
Jean-Pierre Naugrette, Pelé, Kopa, Banks et les autres - les dieux de mon enfance, récit, 2014, éd.
num. 2014.
Littérature étrangère
Sergueï Chargounov, Livre sans photographies, roman, traduit du russe par Julia Chardavoine,
illustré par Vadim Korniloff, 2015, éd. num. 2015.
Hamish Clayton, Wulf, roman, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Marc Sigala, 2015, éd.
num. 2015.
Mohammed Dib, Le sommeil d'Ève, roman, 2002, éd. num. 2015.
Mohammed Dib, Qui se souvient de la mer, roman, présenté par Mourad Djebel, 2007, éd. num.
2015.
Mohammed Dib, Habel, roman, préface de Habib Tengour, 2012, éd. num. 2015.
Henry James, Nouvelles françaises, nouvelles, traduites de l’anglais par Jean Pavans, 2010, éd. num.
2014.
Tom Lanoye, La Langue de ma mère, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par
Alain van Crugten, 2011, éd. num. 2014.
Eça de Queiroz, Le Crime du Padre Amaro, roman, traduit du portugais par Jean Giraudon, 2007, éd.
num. 2014.
Eça de Queiroz, La Correspondance de Fradique Mendes, roman, traduit du portugais par Marie-
Hélène Piwnik, 2014, éd. num. 2014.
Mark Twain, Trois mille ans chez les microbes, roman, traduit de l’anglais par Michel Waldberg, 2e
éd. 2014, éd. num. 2014.
Essais
Michel Butor, Improvisations sur Flaubert, 1984, 2e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Rimbaud, 1989, 3e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Michel Butor - L'écriture en transformation, 1993, 2e éd. 2014, éd.
num. 2015.
Michel Butor, Le Marchand et le Génie, Improvisations sur Balzac I, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Paris à vol d'archange, Improvisations sur Balzac II, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Scènes de la vie féminine, Improvisations sur Balzac III, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor et Carlo Ossola, Conversation sur le temps, entretien, 2012, éd. num. 2014.
Jean Clair, Le Temps des avant-gardes - chroniques d’art 1968-1978, essais, 2012, éd. num. 2015.
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, 2013, éd. num. 2015.
Jean-Luc Evard, Géopolitique de l’homme juif, 2014, éd. num. 2014.
Denis Langlois, Pour en finir avec l'affaire Seznec, 2015, éd. num. 2015.
Philippe Ollé-Laprune, Europe-Amérique latine, les écrivains vagabonds, 2014, éd. num. 2014.
Monique Slodzian, Les Enragés de la jeune littérature russe, 2014, éd. num. 2014.
Politique
Adonis, Printemps arabes - Religion et révolution, traduit de l'arabe par Ali Ibrahim, 2014, éd. num.
2014.
Patricia Cottron-Daubigné, Croquis-démolition, témoignage, 2012, éd. num. 2015.
Abdellatif Laâbi, Un autre Maroc, 2013, éd. num. 2014.
Claude Mineraud, La Mort de Prométhée, essai, 2015, éd. num. 2015.
Claude Mineraud, Un terrorisme planétaire, le capitalisme financier, essai, 2011, éd. num. 2015.
Noire
Pierre Lepère, Les Roses noires de la Seine-et-Marne, roman, 2015, éd. num. 2015.
Yves Tenret, Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles, roman, 2015, éd. num. 2015.
Stéphane Guyon, Ici meurent les loups, roman, 2015, éd. num. 2015.
La Ligne bleue