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Mohammed Dib

Les Terrasses d’Orsol

roman

Éditions de la Différence
« La poésie baigne l’œuvre de Mohammed Dib, dont la langue et les thèmes ne cessent de tendre à
une sorte de plénitude. Des Terrasses d’Orsol on voit très bien se déployer, avec les ressources d’un
lyrisme très sûr, cet horizon captivant à force d’incertitude, troublant par sa beauté et qui est le sien
depuis toujours. On peut songer au Rivage des Syrtes. Mais le roman de Dib recèle plus de folie, et
plus d’inquiétude aussi que la grande fable de Gracq. On y est pris par un charme, par le pouvoir
d’évocations radieuses, par le tragique éclatant d’une disparition : identité, mémoire. Il serait temps,
enfin, de consacrer la permanence d’un talent. »

Claude Michel Cluny, Le Quotidien de Paris.

Mohammed Dib, né en 1920 à Tlemcen, en Algérie et mort le 2 mai 2003 à La Celle-Saint-Cloud, est


un des grands écrivains de langue française. Poète – Prix Stéphane Mallarmé –, romancier – Grand
prix du Roman de la Ville de Paris –, essayiste, auteur de nouvelles, de contes et de pièces de théâtre,
son œuvre, vaste et intense, a été couronnée par le Grand prix de la Francophonie de l’Académie
française.
 

Je suis revenu. Je n’ai pas attendu pour rentrer à l’hôtel, je n’ai pas
demandé mon reste. De toute façon, je n’aurai pas su quoi faire d’autre, il
ne m’est pas venu une idée. Et je me pose et repose la question : que s’est-il
passé ? Que s’est-il passé qui se laisserait raconter, qui se puisse dire ? Rien
en somme  ; et si, une question de plus, je suis en train de me monter la
tête  ? Seulement me monter la tête, pour rien. Sacré nom, je ne vais pas
rester assis comme ça, assis à me poser une question après l’autre. Je m’en
rendrai compte, mais tout à l’heure, je saurai si je donne en pleine folie et le
monde aussi, ou cette ville, ça finira par me rattraper, par me revenir, je le
sais. Mais tout à l’heure. Maintenant, du calme. C’est ce qu’il me faut. Que
je surmonte mon agitation Il marche au bord des ténèbres du monde parce
que la lumière a mis sa chair en feu, elle est sa malédiction et la
malédiction de ses jours, et il a détourné ses yeux de tout ce qui vient d’elle,
il a écarté les yeux de toutes les choses qu’elle éclaire que j’y voie clair,
que je me fixe une ligne de conduite, décide quelque chose. Sacré nom, je
n’ai de ma vie reçu un tel choc. Enfoncé dans mon fauteuil, je tâche de
retrouver mon calme, et je le retrouverai, du moins j’essaye, je réfléchis. Je
dis j’essaye, je réfléchis : je finirai bien par trouver une explication à tout
ça ; d’une manière ou d’une autre il m’en faut une.
Je me dis : « Il m’en faut une… » Au même instant, j’oublie ce qu’il faut,
je ne sais plus ce que j’ai dit ; je me dis alors : « Du calme. Du calme. »
Trois heures après, j’en suis à me répéter : « Du calme. Du calme. »
 
Quelle nuit que la nuit que je viens de passer  ! Pleine de tintamarre,
traversée de clameurs, de gigues de sauvages, et je n’ai pas été les chercher
loin ces sauvages, seulement sur les boulevards. Ils se contorsionnaient,
gesticulaient, tombaient à genoux et leurs exercices se changeaient en
danses de supplication, mais pour tourner aussitôt à la poursuite effrénée,
une poursuite où j’étais le chasseur, avant de m’apercevoir que je devenais
le gibier. Et ça continue, ce matin  ; ça continue, installé dans le même
fauteuil je me perds en conjectures, et n’en retiens aucune. Ce sacré nom de
tohu-bohu dans ma tête ! Il y a sans doute mieux à faire : sortir, visiter la
ville, elle en vaut la peine. Je crois. Mais pour se mêler à la foule dehors, et
avec cette circulation, il ne faut pas être tout abattu ou tout excité comme je
le suis. Non, autant reprendre les choses depuis le début et pour une fois
procéder par ordre  : une question demande réponse Une chose qu’il
s’obstine à vouloir serait-ce au prix de tourments et de tribulations sans
fin ; une chose à laquelle, l’ayant enfin comprise, il lui faut se donner tout
entier, et tout abandonner, quitter le terrain de sa vérité propre, supporter le
fardeau, endurer ce dont il est devenu maintenant la proie, et qui le hante,
qui l’afflige, la vérité dont il est maintenant possédé, cette vérité dont il est
dépossédé avant toute autre : ai-je vu, ou non, ce que j’ai vu ?
Il ne fait pas l’ombre d’un doute, j’ai vu : cette abomination, ou quelque
nom qu’elle mérite, s’est suffisamment exposée à mes yeux pour que je le
prétende et même crie sur les toits, crie à en assourdir le monde. Vingt-
quatre heures, vingt-quatre ont passé et j’en suis encore tout ébranlé,
malade. Qu’était-ce au juste  : ah, qu’était-ce au juste  ! J’attends que
quelqu’un me le dise, que quelqu’un me l’apprenne. Je reconnais, je me suis
un peu trop vite éloigné de cet endroit, j’ai un peu trop vite cédé à un
mouvement non pas de panique mais de refus d’admettre la vraisemblance
d’un spectacle dont sans bouger et sans y croire j’ai avalé l’horreur. Maudit
endroit ! Mille fois maudit s’il en reste un dans le monde ! Le souvenir que
j’en garde est semblable à cette nuit : odieusement confus, tenant en réserve
toutes sortes de menaces, de monstres prêts à vous sauter à la figure. À la
figure, une de ces déroutes qui, me faisant prendre la fuite, ne plaident pas
en faveur de l’homme, ni en faveur de sa force de caractère, de sa fermeté,
de sa capacité à se tirer honorablement d’une mauvaise passe.
Que je me ressaisisse, il en est grand temps. Je retournerai sur les lieux.
Les lieux mêmes, je ne pourrai pas rester sans m’assurer une nouvelle fois
de son existence, une chose aussi déplacée, qui se permet en plus d’être
sordide. Sacré nom, il n’y a rien que j’abhorre autant que ces sortes de
mystères. Qui se permet en plus d’être honteusement sordide. Je me
guiderai sur les repères, immeubles, kiosques à journaux, enseignes,
monuments, affiches de cinéma  ; que sais-je encore, toutes choses
auxquelles sans y penser j’ai dû accrocher mon attention dans cette ville
pour moi nouvelle et parfaitement inconnue, et on verra : il serait étonnant
que je ne réussisse pas à retrouver mon chemin, le chemin qui m’y a
conduit.
 
C’est encore plus horrible que je ne croyais, qu’on ne pourrait l’imaginer,
c’est infect, j’en reviens. Ce n’est pas possible. Je m’enferme de nouveau à
l’hôtel, il n’y a rien à faire de mieux. Je me suis dirigé, en partant, aussi
droit que possible vers l’océan, ayant renoncé à ma première idée, qui était
de me fier à ma mémoire, si sûres que ses indications se seraient montrées,
je n’ai pas commis cette bêtise. Une inspiration de dernière minute m’a
poussé à plutôt m’orienter depuis le meilleur observatoire qui soit  ; mon
hôtel ; il est perché sur les hauteurs de Jarbher. De mon balcon la ville vous
est offerte comme sur un plateau. Quel coup d’œil ! J’ai vu ma route tracée
avant d’avoir mis le pied dehors. J’ai eu donc tôt fait de couper à travers le
réseau d’avenues ivres de mouvement du premier plan, d’atteindre au-delà
les bas quartiers avec leurs ruelles grises, tortueuses : impossible d’éviter ce
gros nœud de serpents, il faut s’y engager. Je n’ai pas hésité, mais là, ne pas
dévier de son chemin devient tout de suite une gageure. Encore un risque à
courir. J’avais la certitude de tenir le cap.
Je venais à peine de faire quelques pas là-dedans, je n’avais accompli que
ces quelques pas, et il m’a sauté dessus avec une force et une soudaineté à
en demeurer étourdi, le silence qui y plane, y règne. Je l’avais oublié, ce
silence. Il émerge de terre comme émergerait une source au beau milieu
d’un salon si une incongruité de ce genre avait jamais la chance de se
produire. Et j’ai marché dans cet écheveau de couloirs entortillés, j’en ai
sondé, exploré les profondeurs, je ne pourrais pas dire combien de rues, de
défilés, j’avançais dans un sens et aussitôt j’avais l’impression de me
tromper, j’allais dans l’autre, et j’avais encore l’impression de me tromper.
Des impasses, des impasses, partout. J’avais le sentiment en fait de me
perdre, de sombrer surtout dans leur silence qui allait s’enflant, augmentant
et occulte hissait autour de moi ses nappes secrètes, unies. Ses nappes à
l’équilibre parfait.
Plusieurs indices le prouvaient  : les maisons que je côtoyais étaient
habitées, même si à l’extérieur elles s’entouraient de toutes les apparences
de l’abandon. Je me disais en tête à tête : « Quel besoin ai-je de m’arrêter à
ces détails ? Pourquoi est-ce que je m’embarrasse de tant d’observations ? »
Et je me répondais  : «  Chaque détail ici est indispensable à la
compréhension de ce que j’ai vu, n’ai fait qu’entrevoir plutôt, quelque
chose, ce sens qui ne trompe pas, me dit qu’ils entretiennent des rapports
entre eux et, en plus, qu’ils en ont un avec ma découverte, ce sens qui ne
vous trompe jamais. »
 
J’aperçois l’escarpement où mon incursion a pris fin, hier, je reconnais le
mur de butée au fond du boyau en pente dont mes pas font claquer un peu
trop fort le pavé. Je suis, dans cette rampe que je dévale, cerné de
pénombre, ce n’est que tout au bout que fuse un flamboiement d’aurore,
feux d’une mer restant hors de vue, mais c’est le même endroit. Le même ;
il se trouve à portée de ma main. Je regarde, que je m’en souvienne bien. Je
regarde tout et m’en souviens déjà ainsi que d’un endroit aperçu de longue
date quelque part ailleurs, loin d’ici. Et puis c’est le trac. Je hâte le pas  :
qu’est-ce qu’il y a, la corniche là-bas à l’extrémité de la ruelle disparaît, les
vieilles bâtisses bousculent l’alignement, se plantent en travers de mon
chemin, bouchant l’échappée vers la mer, formant barrage. Je force encore
le pas. Arrivé si près du but, et ne pas l’atteindre. Comme si ce n’était pas
l’endroit, comme s’il se dérobait. L’espace qui m’en sépare débouche
brusquement sur de larges marches inégales. Alors ne réfléchissant pas
davantage, je n’hésite pas, je me mets à courir, ça m’est égal qu’on me voie.
De toute façon il n’y a pas un chat pour montrer le bout de son nez dans les
parages.
Je touche le parapet de pierre blanche, je m’y tiens. Il m’arrive à la taille.
Je me plonge dans la contemplation de l’océan. À croire que je suis venu
pour ça. Mais c’est que toute la lumière est là, liquéfiée. Un infini de
lumière et il déroule ses lourds plis brillants, ne cesse de se mouvoir, de se
rapprocher sans jamais arriver. Médusé par ce spectacle Il était partagé
entre ce qu’il voyait dehors, cette lumière, cette malédiction, et ce qu’il
voyait en dedans, la même lumière, la même malédiction, je reste là. Malgré
moi pourtant mes yeux se mettent à chercher, à fureter, vont d’un coin à un
autre, entreprennent ce pour quoi je suis de retour en ces lieux. Et que fait
l’océan pendant ce temps, il joue. Je le considère, intrigué mais à moitié
seulement, étonné mais seulement à moitié : à quel jeu joue-t-il ? Il appelle,
dirait-on, n’en finit pas d’appeler. Qui pourrait-il appeler, ou quoi ? Attirer
l’attention, c’est ce qu’il veut ? Il fixe sur moi des yeux presque humains,
des yeux par milliers, il en est couvert, je ne me vois pas scruté par cette
folle quantité d’yeux épars. Ou il essaye de calmer, d’endormir en lui
quelque chose qui le travaille et il laisse aller ses regards dans tous les sens,
c’est ça, une chose qui demeurera toujours inconnue de nous. « Mais peut-
être que de moi elle ne le demeurera pas », me dis-je.
Rien ne se produit de ce côté-là, la sérénité des choses pèse davantage,
sans plus, l’océan roule les mêmes pensées, des pensées en permanente
gestation, l’océan tel qu’il est, ces pensées comme elles viennent, remuées,
confondues ensemble, en gestation, toujours en gestation, je me sens
entièrement libre de mes mouvements, et m’inclinant par-dessus le parapet
je ne me soucie plus que de retrouver mes gestes de la veille, les seuls
gestes, et de répéter ces gestes. Dans l’espoir… Peut-être de réussir à…
Déterminer jusqu’où la marée vient se briser. La même énorme excavation
aux parois à pic bâille avidement à mes pieds, les mêmes flancs rudes de
granit s’abîment à une vertigineuse profondeur dans les flots, l’espèce de
gouffre ainsi formé est défendu par le même goulet contre la haute mer.
Me penchant davantage j’aperçois accroupis tout en bas comme un
sombre troupeau de pachydermes les mêmes rochers que les vagues giflent
dans des gerbes d’écume. Plus au fond, d’un noir d’encre, l’eau tournoie,
gronde, l’eau cogne avec un bruit de tonnerre, de séisme en attente, et les
mêmes décharges se succèdent à travers des grottes qui se creusent
apparemment loin sous Jarbher. L’impression qui se dégage de tout ça n’est
pas plus engageante aujourd’hui qu’hier, l’alarme logée au cœur des choses
contraste étrangement avec le calme qui règne dans les hauteurs du ciel. Les
minutes s’ajoutent aux minutes. Les avalanches de lumière qui s’abattent à
l’entour ne peuvent empêcher que je me sente cerné par ces menaçantes
ténèbres.
Rien n’a l’air de vouloir se manifester en fin de compte et je ne sais quel
est l’objet de ma chasse. Ce serait ce rien que tout atteste autour de moi. Ce
serait la réponse. « Justement ! Quand on est stupide au point de lui courir
après. » La voix muette de l’océan.
Las de cette inspection stérile, je vais pour me redresser et m’en retourner
sur mes pas avec soulagement, et c’est à cet instant qu’une ondulation de
reptiles sur les rochers verdâtres s’ébauche. Un brin, une bagatelle
d’ondulation. C’est plus que je n’espérais. Au cours de ma précédente
reconnaissance j’avais songé : « Des reptiles ? Ça ne se peut pas. » Mais à
présent ? À présent si bêtes il y a, elles se fondent admirablement dans la
pierre et la preuve ne sera pas facile à faire. Bêtes ou peu importe quoi, je
les tiens à l’œil, je tâche de ne pas les perdre de vue dans la crevasse avec
tous les recoins qui s’y devinent et je – non, je suis encore pris de nausée,
c’est au-dessus de mes forces, je m’enfuis de nouveau, incapable de
poursuivre plus longtemps cette observation, je m’enfuis comme hier.
 

J’ai posté mon rapport, je tire de la sorte un trait sur sept jours de labeur.
Un rapport par semaine, c’est le troisième que j’envoie, je ne suis à Jarbher
que depuis quatre semaines, c’est presque juste, presque trop. Il ne m’en a
pas fallu moins pour rencontrer les personnes qui allaient devenir mes
relations de travail, m’installer, encore que mon installation n’ait demandé
ni temps ni efforts : un appartement pris dans un hôtel du vieux Jarbher a
fait l’affaire, et une semaine pour me retourner, pour m’y retrouver dans ma
nouvelle vie  ; ce n’est pas excessif, et trois rapports expédiés, c’est déjà
presque trop. Je me trouve à Jarbher par décision de mon gouvernement,
j’occupe le poste de… de quoi au juste ? De chargé de mission, dirais-je. Je
dis, dirais-je, parce que je ne l’occupe pas en titre, ce titre n’existe pas, n’est
pas reconnu dans notre diplomatie, laquelle dispose de tout le personnel
accrédité souhaitable à l’ambassade qui nous représente en ce pays. Elle est
dans la capitale, notre ambassade, je n’ai rien à voir avec ce beau monde
qui doit ignorer ma présence ici. Une mission sur simple mandat, et
pourtant je communique directement avec le pouvoir central. Je ne m’y
attendais pas, à cette décision : « Il s’en fallait », aurait dit le professeur que
je ne suis plus et dont l’univers s’arrêtait aux portes de sa ville. (Il s’en
accommodait fort bien – du fait que l’univers ne s’étendît pas plus loin. Il se
plaisait à répéter devant ses étudiants : « Tout se trouve partout, et à Orsol
aussi.  » Et il avait sans doute raison.) Mais sacré nom, qu’il usait peu de
cette existence  ! Il m’a fallu à peine quatre semaines pour que je ne me
reconnaisse plus en lui.
Les rapports que j’expédie, à jour fixe, servent de base à des
négociations. Ou serviront. Industries, produits manufacturés, techniques,
management, je dois en rédiger sur tout ce qui pourrait trouver son
utilisation chez nous. J’aurais été beaucoup mieux placé dans la capitale
qu’à Jarbher, ira-t-on penser, pour satisfaire aux exigences de ma charge.
Qu’on ne croie pas cela. Comme chacun peut vous le confirmer, la vraie
métropole, c’est Jarbher. Là donc se situe le champ d’opération idéal pour
moi : avec tout ce qui s’y passe, tout ce qu’on y observe, ça ne fait pas de
doute. Ajoutez-y le désir, un désir non déclaré en haut lieu mais indéniable,
de soustraire mes activités à la curiosité, et ainsi à l’ingérence, de nos
diplomates. Comme on le voit, les raisons ne manquaient pas pour que je
me retrouve à Jarbher plutôt que dans le giron administratif de ce pays.
Pour avoir ignoré jusqu’à la dernière minute où, sur quels rivages la fortune
allait me jeter – par une horreur instinctive du changement aussi, je pense –
je n’avais pas salué mon affectation avec tout l’enthousiasme voulu quand
elle m’avait été notifiée, ah non. Mais jugez plutôt de mon état, l’état où
j’étais alors  : en proie à la plus misérable des crises morales, une crise à
s’agenouiller et à pleurer. J’en étais arrivé simplement à ne plus vouloir
vivre. La moindre décision à prendre, comme aller à l’université, m’habiller
pour cela, répondre à une lettre, suivre une conversation, et je ne parle pas
de voir des gens, me trouvait sans force ni volonté. J’avais cherché à mettre
un nom là-dessus. Entreprise vaine, qui ne m’avait pas apporté la diversion
espérée, je m’en étais aperçu assez vite. J’avais pourtant mon explication du
mal qui me rongeait sans me laisser de repos, ça aurait dû me suffire.
Quelques mois auparavant en effet j’étais allé consulter mon médecin, le Dr
Rahmony, le cancérologue bien connu, un vieil ami. Il avait été déjà le
médecin, et l’ami, de mes parents. J’étais donc allé le consulter à ce titre, et
non parce qu’il était le spécialiste de ceci ou de cela, croyant avoir reçu,
côté cœur, un avertissement. C’est parti de là. Le travail de sape a
commencé à ce moment, une débâcle tranquille, sans éclats. Je ne cesse pas
de m’interroger depuis : avait-il mesuré, ce médecin ami, les conséquences
de sa décision en me prescrivant d’interrompre toute activité ?
« Pour un certain temps, cinq semaines. »
Il s’y était pris avec cette rondeur de manières par quoi il pensait mettre
ses malades en confiance, mais cinq semaines  : «  Et puis nous verrons  »,
avait-il dit.
Il s’était en plus conduit à mon égard en cette occasion comme à l’égard
du plus anonyme de ses clients, il y avait eu cela, qui m’avait donné sur les
nerfs, et il y avait eu surtout qu’il n’aurait pas mieux agi s’il s’était mis en
tête d’éveiller mes soupçons. Et dire qu’il y avait réussi serait peu dire, les
personnes qui sont passées par ce chemin me comprendront. Je ne
m’expliquais pas son comportement à l’époque. Mais je ne m’expliquais
pas le mien, non plus. Le Dr Rahmony, cancérologue connu, je dois dire
que je jouais à l’avance de malheur en le consultant. Le point, l’abcès
autour duquel devait se former le chancre qui allait mûrir et m’empoisonner
l’âme, il fallait le chercher là. Pour moi, mon affaire était claire, j’avais la
maladie des maladies. Mais encore une fois, cette pensée ne me serait peut-
être pas venue si le Dr Rahmony n’avait pas contribué à la semer dans mon
esprit en jugeant superflu de me livrer son diagnostic. Parce qu’il ne pouvait
pas dire ne pas l’avoir fait, et n’avoir pas ainsi engagé sa responsabilité.
J’en avais conçu une sincère indignation durant les longs jours qui avaient
suivi, je ne m’en cache pas, comme de cette sorte de bonhomie blagueuse
avec laquelle il m’avait renvoyé.
Je l’ai découvert plus tard, et sans doute un peu tard, il savait ce qu’il
faisait. Si seulement il ne s’était pas rendu coupable de fausse gaieté, de
gaieté professionnelle. Il avait tout embrouillé, plutôt elle avait tout
embrouillé. En vérité je recevais de ses mains un cadeau inestimable tandis
que je prenais la porte de son cabinet de consultations avec ce goût âcre à la
bouche que je n’ai pas oublié, que vous n’oubliez plus jamais, de votre vie,
en l’envoyant au diable, lui et ses façons. Mais je n’étais pas encore en état
de le comprendre et de l’apprécier, et à cause de cela j’allais connaître
quelques-unes des heures les plus sombres de mon existence. Oui,
quelques-unes des heures les plus sombres. Le Dr Rahmony n’en avait rien
su naturellement, il devait rester sans en rien savoir.
Une fois dehors, j’ai marché, l’âme crêpée de noir, j’ai marché, ne voyant
soudain plus de sens à ma vie, ni à quoi que ce fût en général, ou seulement
celui de ce vagabondage, ce mauvais rêve poursuivi de rue en rue, une
errance qui a duré longtemps, assez longtemps en tout cas pour dresser
autour de moi une ville d’Orsol peuplée de spectres où, spectre moi-même,
je me reconnaissais parfois, et parfois non, dans le fantôme que
multipliaient les glaces des magasins sur mon passage. Se reconnaître, ne
pas se reconnaître, se sentir le cœur débordant de lie, en quelques instants je
me suis défait dans l’horreur. Puis dans ce désarroi une lueur s’est levée, je
suis rentré à la maison, je reconsidérais déjà la situation avec plus de
sérénité.
Mais quelle tête avais-je donc, Seigneur ? Le regard d’Eïda, ma femme,
se faisait accusateur à la seconde où il tombait sur moi. Si elle avait pu se
voir de ses propres yeux à ce moment, elle en aurait été la première
effrayée. Mais moi quelle tête avais-je ? Le pathétique est venu d’elle. Je ne
lui avais pas encore rapporté les paroles du Dr Rahmony, toutes les paroles,
j’abordais à peine le sujet, que bientôt ses traits, ses beaux traits bien
soignés, s’assombrissaient, se contractaient, présentant une rigidité de fer.
Ça ne m’a pas impressionné, j’ai poursuivi mon monologue en évitant
simplement par charité de la regarder. L’explosion a quand même eu lieu,
comme je m’y attendais. Eïda ne s’est plus contenue, ses doigts armés
d’ongles vernis se sont incrustés dans le dossier capitonné d’une des chaises
du salon et elle a éclaté en sanglots. Elle pleurait de dépit, je m’en suis
rendu compte séance tenante, elle pleurait de dépit parce que… J’ignorais
en fait pour quelle raison, parce que c’était un coup qui la prenait au
dépourvu, parce que c’était la maladie et qu’elle exécrait ça, d’autant plus
que j’étais moi le malade. Avec ou sans raison, Eïda, toute son attitude le
proclamait, n’était pas prête à le tolérer, et n’entendait pas le faire – ni le
pardonner, je pouvais compter là-dessus.
Son ressentiment ne m’a pas atteint. Ma détresse mettait entre elle et moi
dix océans et autant de continents, en plus de ce qui nous séparait déjà, dix
océans, autant de continents, j’assistais indifférent à cette explosion de
colère. Peut-être avais-je attrapé ma maladie par pure malignité, c’est une
personne à s’imaginer ce genre de choses. Toutes les vérités ne supportent
pas d’être exposées à ce grand jour qui nous éclaire et que nous considérons
comme une bénédiction, certaines seraient même susceptibles de
transformer notre monde en enfer si elles devaient l’être. Je n’ajouterai plus
qu’un mot sur cette affaire : je ne lui en garde pas rancune, je lui en garde
au contraire de la reconnaissance ; au moins autant de reconnaissance, mais
pour des motifs diamétralement opposés, qu’au Dr Rahmony. Chacun d’eux
sans le vouloir m’a contraint à lâcher l’homme que j’étais alors, à le lâcher
et à lâcher les habitudes, les principes, les illusions auxquels il tenait,
ajoutait foi. Sans doute étais-je déjà mûr pour une mutation et j’y avais
donné mon consentement à mon insu, cette adhésion silencieuse qui n’est
pas forcément et toujours le fait du traître qui dort en nous.
 
Mais Eïda telle qu’elle était, telle qu’elle est, qui va dans la vie tous
charmes dehors, une de ces belles brunes dont on pense spontanément  :
« En voici une qui a du chien », si l’expression est toujours utilisée, et ce
disant on a tout dit je crois à son sujet, mais ce serait oublier le mot qui
l’habille le mieux, elle qui aime être bien habillée, le mot chic – une femme
chic  ! – épanouie comme elle l’est, à ce changement près  : sa carnation
laiteuse empruntant depuis peu leur bronzage à ces divinités qui
n’apparaissent que dans les journaux de mode, – Eïda n’avait pas atteint
l’assurance, le détachement de notre fille unique Elma qui approchait de ses
dix-sept ans tout en en paraissant juste quinze. Elle (Elma) avait accueilli la
nouvelle de ma maladie avec un sang-froid où entrait avant tout, je pense, le
refus d’être mêlée à un jeu qui ne la concernait pas et qui risquait en plus
d’être laid. Qui risquait d’être laid : je l’ai vue secrètement se rétracter, se
mettre hors d’atteinte. Avec ses cheveux longs et libres, c’est une gentille
minette, mais cette chatte à l’air un peu fou a de tout temps su, de mémoire
de père, ce qu’elle ne veut pas. Non, elle ne tient pas d’Eïda qui n’a, de son
côté, rien appris d’elle.
 

Je viens de poster un nouveau rapport, je rentre à l’hôtel. La nuit tombe,


je réfléchis, je songe au sinistre lieu. Lévriers qui n’attendaient que le
moment de partir en chasse, mes pensées courent d’elles-mêmes se pencher
sur l’abîme, et les questions commencent, ou recommencent à se presser, à
se bousculer dans ma tête. Des questions sans réponse, évidemment.
Qu’est-ce qu’il a, cet endroit, sacré nom, pour vous déranger ainsi, pour
vous occuper le cerveau, et finir par prendre toute la place ? Le plus fort,
c’est lui dirait-on qui m’interroge, lui, de là où il est, il renverse les rôles, il
pose toujours les mêmes questions. La glace de la psyché me renvoie mon
image fondue dans la pénombre crépusculaire, il me répugne d’allumer,
j’aime rester avec mes pensées, sans lumière, sans témoin. Et je me pose les
mêmes questions. Il serait plus sage que je descende au restaurant, où l’on
doit avoir commencé à servir le dîner, mais je n’en fais rien. On dîne tôt
sous ces latitudes, à Orsol on en aurait eu encore pour deux heures à
attendre. Les minutes passent, n’apportent aucune réponse.
Mieux vaut que j’aille à la salle de bains. Je répète : «  Mieux vaut que
j’aille à la salle de bains, oui. Me passer un peu d’eau sur la figure. Me
redonner un coup de peigne. » Je ne bouge pas davantage de mon fauteuil
Avec ce fantôme, cette idée de lui-même qui lui fait face, il peut errer sans
fin dans les solitudes glacées, courir sans fin, puis je me lève.
 
Noté au restaurant.
Aucune de ces personnes affables et distinguées que je vois, vraiment
aucune. On s’adresse de gracieux sourires, les saluts rivalisent de courtoisie
comme rivalisent dans la même discrétion les toilettes, les smokings portés,
somptueux modèles de goût pour autant que je m’y connaisse, gagnant
encore s’il se peut en élégance dans ce cadre, mais vraiment aucune n’a
l’air de se douter de quoi que ce soit. Je les regarde, la générosité de cœur et
d’esprit paraît avoir cessé depuis longtemps de relever chez elles de la
simple et commune éducation pour devenir une composante de la
personnalité. Pas un de ces hommes, pas une de ces femmes attablés çà et
là, ils ne présentent ni les uns ni les autres le comportement ou emprunté ou
trop libre de qui tait un secret honteux, voire même l’ombre d’une
contrainte sur leur visage où on lit comme en un livre ouvert. S’il y a
mensonge, et il y en a forcément un, il ne se cache pas à l’intérieur de cette
salle avec le fastueux apparat de son aménagement ; mais où alors ? Sous
nos pieds, dans la fosse ? Je deviens à moi-même un objet de suspicion.
Je ne peux pourtant écarter de moi le spectacle, vu là-bas pas plus tard
qu’hier encore, de ces créatures chevauchant chacune un rocher, créatures
semblables à des tortues marines ou, mieux que ça,  à des crabes géants,
lesquelles s’efforçaient par pulsions imperceptibles d’aborder le rocher
voisin au moment où d’autres, identiques, se coulaient vers les
anfractuosités, puits ou grottes, qui ne doivent pas être rares là-dessous
alors que certaines en sortaient. Toutes à l’exemple de celles-là se traînaient
languissamment et, avec guère plus d’aisance, se poussaient aussi près
qu’elles le pouvaient de l’eau. Se poussaient aussi près qu’elles le pouvaient
de l’eau, elles tentaient sans erreur possible de pêcher quelque poisson.
Mais le moyen par lequel elles y seraient parvenues défiait toutes les
conjectures, demeurait mystérieux, parce que le plus étonnant se révélait
que nulle d’entre elles ne se résolvait à plonger parmi les vagues et à se
rapprocher ainsi de sa nourriture. Elles se poussaient aussi près qu’elles le
pouvaient de l’eau, et s’en tenaient là.
Empruntés ou maladroits à terre, les animaux marins, nous le savons,
retrouvent dans leur milieu naturel une liberté de mouvements qui
émerveille. Ceux que j’observais ne jouissaient manifestement pas d’un
soupçon de cette faculté. Leur arrière-train était ridicule – ridicule et
déplaisant comme un appendice plus gros que les autres, la raideur surtout
en était abominable. On comprenait alors pourquoi dès qu’ils s’ébranlaient
ils s’agrippaient aussitôt à la pierre des pattes de devant avec la plus grande
circonspection et de nouveau s’immobilisaient  ; avant de recommencer.
C’était à cause de leur arrière-train.
Il serait plus juste, réflexion faite, de supposer qu’il s’agissait d’araignées
au lieu de tortues ou de crabes, mais des araignées comme celles-là, de la
taille d’un molosse, où en existe-t-il ?
 
C’est dit, je vais au cinéma ce soir. Il faut de temps en temps s’accorder
des loisirs, se changer les idées, une chose que je ne fais pas assez souvent.
Non que je déteste le cinéma en soi. Je ne supporte pas de rester claquemuré
dans le noir d’une salle, c’est ça, claquemuré aussi longtemps. Ça me
décourage, j’étouffe. Le film qu’on (le garçon d’étage) me conseille à
l’hôtel promet d’être drôle, il a été tourné par un metteur en scène du cru,
un pur Jarbherois. Mon choix s’est établi en partie sur cette dernière
référence. J’avoue que je suis curieux de voir l’ouvrage d’un cinéaste sorti
d’un pareil… environnement, ce que ça donne. Il revient souvent ici, m’a-t-
on (toujours le garçon d’étage) appris. Avec un peu de chance je pourrais le
croiser dans la rue  ; mais comment le reconnaître  ? Le cinéma  ! Le rite
magique s’y perpétue, renaissant de ses cendres, infini dans ses
manifestations et sa diversité, sans arrêt célébré, recélébré. Et quel rite,
l’unique rite, celui qui conjure la mort ! Les hommes ne renonceront pas de
sitôt à penser qu’ils finiront par désarmer ou par apprivoiser la Gaupe qui
pas un instant ne ferme l’œil. Ils multiplient les opérations, les charmes, les
tours de passe-passe  : elle paraît pour sa part accepter le jeu. Ils lui
sacrifient des victimes, seraient-elles symboliques comme à l’écran par
exemple – mais ailleurs, dans la rue ? – elle paraît encore fermer les yeux.
Ce rêve, que l’être humain se voie et se sache éternel, il n’est assurément
pas d’endroit où il prenne mieux consistance que dans les ténèbres d’un
cinéma. Là règne la foi et elle n’est pas aveugle  : les prunelles plutôt
dilatées, elle découvre que la fin n’a pas lieu, n’a jamais lieu, que toute mise
à mort est factice, le héros se relève, secoue la poussière de ses habits,
sourit à sa partenaire en confiant  : «  J’ai une de ces faims  », avant de se
diriger vers le restaurant des vedettes. Et ça, vous, moi, nous tous le savons.
Nous savons aussi ce qu’il faut penser de cette solution apportée à la mort.
En voilà des réflexions à propos d’un simple film, mais film insolite,
d’un réel pouvoir comique. D’entrée de jeu, on est saisi par son style
extrêmement négligé – une impression bien sûr, et sa cruauté extrêmement
calculée  : opposition ou rencontre bien faites pour former un mélange
détonant et les éclats de rire ne manquaient pas, ce soir. Déferlant par
vagues, ils se suivaient quelquefois à faire craindre chez certains spectateurs
et particulièrement chez certaines spectatrices la crise de nerfs. Je suis
incapable d’en retrouver le titre exact, il tient pourtant en un seul mot, très
court en plus, comme Véra ou Every. C’est sans importance, je le chercherai
tout à l’heure sur les affiches placardées dans le hall de l’hôtel, il doit y être.
Autre trait original, il consiste en la présence du metteur en scène dans le
film et, parmi un attirail de caméras, de câbles, d’écrans, de projecteurs,
entouré d’impayables machinistes, on peut dire qu’il est bien là. Il
commande, il rugit, exige une attitude puis une autre des acteurs, trépigne
de colère, les fait impitoyablement recommencer, disposant d’eux à
discrétion comme de jouets qui ne sauraient avoir d’autre volonté que la
sienne, d’autre vie que celle qu’il leur insuffle, lui, lui seul, toujours lui, le
démiurge comme on dit, comme j’aurais dit du temps où je dispensais la
science à de jeunes têtes, mais un démiurge dérisoire et l’invention géniale
c’est d’avoir précisément fait du maître d’œuvre ce loufoque, cet
hurluberlu, et non pas tant de l’avoir introduit dans le film. Sa présence
constante, harcelante, obsédante, prétexte à des gags en chaîne, entretient
une surexcitation sans arrêt prête à faire s’écrouler la salle de rire. L’effet
comique atteint son comble dans la situation exposée, une histoire de
comédienne célèbre et fantasque, bourrée de caprices qu’elle passe sur un
entourage terrorisé, et ce, au moment où automate entre les mains du
réalisateur elle-même est manipulée sans aménité. On n’oublie pas la
manière dont dès les premières images il lui enjoint de pénétrer dans un
décor censé représenter un appartement luxueux où une soubrette vient
d’allumer et dont ensuite il lui demande de paraître légèrement ivre, puis de
dégrafer son manteau, puis de laisser voir sa toilette haute couture, puis de
retirer le pied d’un escarpin, puis de projeter la chaussure au loin, puis
d’obliger sa camériste à courir la ramasser à quatre pattes, puis de réitérer
avec l’autre escarpin, le sac à main, les gants, chaque pièce vestimentaire,
jusques et y compris sa combinaison, ni la manière dont il lui hurle à cet
instant d’enfiler le déshabillé étendu sur le bras d’un fauteuil tandis que le
public n’en peut plus de rire.
 

Grande dans des robes aux tons foncés, onéreuses comme par
concession, sa chevelure d’ébène rejetée haut en arrière et autour de la tête
dans un mouvement tournant fixé par une laque de coiffeur, Eïda ma femme
n’a foi qu’en sa beauté, sa séduction, son aptitude à vivre, un appétit qui
touche, comme son assurance, au génie et lui tient lieu non sans subtilité
d’intelligence ; d’intelligence, je le dis sans plaisanter. Ce n’est pas elle qui
aurait sacrifié aux nombreux enfants qu’elle était faite pour avoir, cette
belle femme, qui le demeurera vraisemblablement longtemps. Une fille
mise au monde, comme par concession aussi, elle n’en a pas voulu plus. Et
moi qui lui apportais la maladie. Franchement je ne savais pas vivre,
saurais-je mourir au moins ? « Faire le point, me disais-je ; le point sur tout
ça. » Je ne devais à coup sûr pas finir l’année, le voilà, le point, cette ultime
certitude l’emportait sur toute autre. Libre à moi certes de la refuser, je
pouvais reprendre le fil de mes jours passés, au présent, me cramponner à
quelques instants d’heureuse mémoire et compter de la sorte échapper aux
griffes de la tendre meurtrière. Je ne me voyais pas donner dans ce panneau.
Là où j’étais arrivé, là où je me tenais, sur cette frontière indécise, ne
surnageait d’autre sentiment en moi que celui d’avoir rêvé ma vie et que
l’heure était venue de se réveiller. Ils auraient de toute manière fondu entre
mes doigts, les lambeaux que j’aurais arrachés au passé, à l’oubli, la
décision en matière d’existence cessait de m’appartenir malgré la peine que
j’aurais prise. Réduit à rien  ; il n’était plus question pour moi… il était
moins question de moi que d’une chose La vie lui avait donné ce qu’elle
avait à donner, ce qui pouvait lui advenir était advenu, et il n’en doutait
pas, une chose qui sans se départir de sa réserve, sans se commettre un
instant me regardait lutter, m’écoutait parler, peut-être penser, et allait le
faire jusqu’à mon dernier souffle et je n’aurais plus eu envie à terme que de
lui demander pardon pour l’amertume, la souffrance, la misère auxquelles
j’aurais succombé et tout aurait été bien ainsi.
 
À moins que la vie n’affecte de jouer sur deux tableaux et même sur
plusieurs, à moins qu’elle ne se complaise à placer d’une main une mise sur
telle couleur – que nous savons avec toute notre conviction être celle de la
malchance – et de l’autre main une mise identique sur la couleur de la
chance, je ne vois pas de quelle façon expliquer ce qui m’arrivait, ou
commençait à m’arriver. Une porte s’entrouvrait devant moi et elle donnait,
je dirais volontiers, sur une autre réalité, un jour inconnu, plus grand, d’une
force mystérieure. Tout m’y poussait : mais je ne tentais pas de résister. En
ai-je franchi le seuil, je n’ai pas idée de ce que j’aimerais croire. Je
cherchais comment survivre, cela seul me souciait, et voilà que j’entrais
dans une clairière de silence où je pouvais m’entendre respirer et me taire,
et je me suis entendu clairement, calmement, sans qu’il fût touché à
l’intégrité de ce silence.
Passé les cinq semaines de repos prescrites par le Dr Rahmony, je
reprenais mon enseignement. Et aujourd’hui je me trouve à Jarbher.
 
Aujourd’hui cela fait quatre mois exactement que je suis établi à Jarbher.
Quatre mois de mission, j’en entame un autre, et chose curieuse, loin de
voir les attraits de cette ville, maintenant si bien connue de moi, pâlir et
s’épuiser, j’ai l’impression du contraire, mon plaisir ne fait que croître, d’y
vivre, d’y travailler. La première cité du pays sans en être la capitale, il me
semble l’avoir déjà dit, mais qu’on ne se la représente surtout pas comme
l’une de ces dévorantes mégapoles appelées à former l’immuable horizon
de l’homme – j’en ai visité certaines ! – de ces grouillants déserts de pierre
qui s’étendent toujours plus loin si loin qu’on aille. Monumental, c’est le
mot qui convient à Jarbher, et Jarbher l’est, sans toutefois verser dans la
démesure. On n’y est pas à la veille de recevoir la visite de l’archange au
glaive de feu, la ville sait garder la tête froide et elle la gardera encore
longtemps à mon avis. Ça se voit à l’aspect même, à l’agencement des
maisons. Superbes avant-toits peints, pignons découpés, façades parées
d’allégories ou de scènes bucoliques à l’extérieur qui témoignent d’une
belle fidélité à la tradition, et à l’intérieur vous rencontrez l’expression
d’une foi non moins résolue dans les sûres valeurs du progrès matérialisée
sous forme de confort, et quel confort, je vous le laisse imaginer.
Je vis dans mon quartier qui fait partie de l’ancien Jarbher entouré par
des demeures de ce style, mon hôtel en est une, je passe tous les jours
devant d’autres et chaque jour elles forcent mon admiration. La ville
moderne aussi possède de quoi séduire et même vous laisser muet de
surprise, ne s’agirait-il que de ces immeubles, ces ensembles implantés dans
divers quartiers et dont la vue, moi, invariablement me transporte. La
splendeur et la hardiesse dans l’innovation, fabuleuses ici, ont en effet de
quoi confondre. Je ne serais pas étonné que les hommes de l’art, urbanistes,
architectes, ingénieurs y trouvent matière à leçon ou tout au moins à
réflexion, et qu’ils soient venus l’y chercher, ceux de l’extérieur, j’entends.
Je le dis sans hésiter, cette façon judicieuse pour une ville telle Jarbher de
faire sa part à l’ancien comme au nouveau lui confère la qualité d’un
miracle, d’un miracle familier si on veut, si ces deux mots peuvent aller de
pair. Par moments la parcourant, je crois vivre l’un de ces rêves qui nous
font ressouvenir de lieux pourtant jamais visités auparavant, de visages
jamais vus. Nous ignorons jusqu’où, unique, s’étend notre propriété.
La ville qui me procure un sentiment de re-connaissance si extrême que
j’en suis parfois effrayé reste néanmoins taillée dans la plus solide et la plus
accueillante des réalités. Je vais en donner des exemples, qui ne sont pas
que des arguments dictés par l’attachement dont je me suis pris pour elle.
Ainsi la bienveillance. Elle est générale, elle s’allie en plus à un air de
gravité de bon aloi chez le plus modeste des habitants. Cela touche en vous
une certaine fibre. Une certaine fibre, j’ai déjà remarqué à mon arrivée
comme chacun aime ici faciliter la vie à autrui. Tout ce qui est susceptible
de vous être utile, tout ce qui peut vous être agréable est accompli avec une
entière bonne grâce ; le bonheur, non seulement du citoyen : de l’homme en
général, est tenu pour une tâche sacrée par une population unanime dans ces
dispositions.
Une règle si intelligente et si humaine intrigue de prime abord le
voyageur de passage, en particulier s’il a comme moi affronté d’autres
spectacles, elle l’incline à la méfiance. Il en est de cela comme de ces
demeures d’antan dont au tout début je n’ai pas compris qu’on les ait
conservées et non détruites, n’y voyant, sous leur bariolage, que des
monuments d’extravagance et… de vétusté  ; le temps naturellement a fait
son œuvre sur moi et le charme a opéré. En fait hors de cet endroit,
personne ne connaît la vie dans sa vérité, ni dans cette vie la joie de vivre.
J’en ai été convaincu petit à petit, au fil des jours, et je le reste. Partout
ailleurs une existence faite d’aveuglement semble normale, et normaux les
gens abusés qui la mènent : partout ailleurs sauf à Jarbher, où j’avais dès la
première heure relevé à la lecture des journaux qu’il ne se perpétrait aucun
crime, aucun vol, qu’aucune dissension d’aucune sorte ne s’élevait entre les
habitants et à plus forte raison aucun scandale, de quelque nature que ce fût,
ne secouait la ville comme d’autres que je ne nommerai pas. Ça n’avait fait
que corroborer mon intuition initiale et ajouter à mon agrément : « C’est là,
me disais-je alors, que tu vas élire domicile, pour longtemps peut-être, que
tu vas vivre et travailler. Les beaux enfants ! Les sourires qu’ils ont tous !
Quel repos de regarder ces gens vaquer à leurs affaires, de circuler parmi
eux. Les boutiquiers eux-mêmes ont plus l’air d’aimables hôtes que d’âpres
chevaliers du mètre et de la balance.  » Et ce qui n’était pas pour gâter
pareille impression, les magasins exposaient, comme ils le font aujourd’hui,
comme je suppose ils l’ont toujours fait, une abondance de produits,
alimentaires et autres, à la lettre indescriptible  : de ces richesses qu’on ne
voit dispensées qu’avec parcimonie sous tant de cieux, mais dont les
réserves à Jarbher semblent être proprement inépuisables, promesse d’un
âge d’or dont les livres ne parlent qu’au passé.
Je n’ai rien d’un pessimiste impénitent. Il me plaît d’éprouver la
sensation d’inébranlable et de réconfortante sécurité que ce bien-être crée
autour de moi. Du coup, je crois fouler d’un meilleur pied un sol plus
ferme. Aux connaissances que je devais déjà dans la ville à mon travail,
j’avais fait part, en ces temps liminaires, de mes excellentes impressions.
Elles en étaient tombées d’accord et s’étaient déclarées flattées de ce que je
leur disais, qu’elles savaient mais qui, venant d’un étranger, leur allait
d’autant plus au cœur. La sympathie qu’elles me témoignaient
préalablement à tout calcul n’avait pas augmenté après cela, on ne pouvait
en marquer plus à quelqu’un sans faillir à l’honnêteté. Pourtant, sur l’heure,
je m’étais vu entouré d’une nuance particulière d’égards  : à peine
saisissable, une nuance juste un rien plus soutenue. Leur attitude n’a pas
changé depuis. La ville au demeurant ne cache pas sa fierté du bien matériel
et moral qu’elle prodigue à pleines mains aux siens ainsi qu’aux visiteurs
amenés et remmenés au gré des vents. Affiches, bulletins en répandent
l’écho, elle s’en félicite, et elle peut s’en féliciter à bon droit. Il faut être
assez généreux soi-même pour admirer cela d’un cœur sincère et s’en
féliciter à son tour. Mes amis m’en sont une preuve supplémentaire s’il en
était besoin et, rapporter maintenant l’événement, assez à part, dont eux-
mêmes m’ont fait le récit, tomberait à propos.
J’ai dit qu’il ne s’est jamais perpétré de meurtre à Jarbher. Pourtant si, un
seul  : je le tiens justement de ces amis. Ils m’en ont révélé chaque détail
sans la gêne ou les réserves qui fleurent la mauvaise conscience ou, à
l’inverse, dénotent le cynisme tranquille. Pourquoi je ne l’ai pas mentionné
plus tôt ? Parce qu’il aurait produit, présenté de but en blanc, l’effet d’une
de ces ignominies, d’une de ces horreurs dont nous ne sommes jour après
jour que trop abreuvés, alors qu’au pays où nous nous trouvons il convient
de considérer ce fait divers avec d’autres yeux et le geste de cet assassin
comme un phénomène relevant moins de la criminalité que de, disons, une
certaine conception des choses. L’auteur du forfait, un chapelier, avait
soutenu qu’il s’était borné en supprimant sa femme et ses quatre enfants à
exaucer un désir à plusieurs reprises exprimé en famille. Il se serait par
conséquent agi non pas d’un quintuple meurtre mais d’une ébauche de
suicide collectif et tout le monde avait été du même avis, y compris les
juges. Et si, assuraient mes amis, cet homme n’avait pas retourné l’arme
contre soi après l’holocauste selon l’intention formelle qu’il en avait, c’était
sur la prière élevée par l’épouse à la toute dernière minute vécue par elle.
Ses enfants morts entre les bras, la victime avait en personne demandé la
grâce du sacrificateur et elle avait été entendue… On pourrait épiloguer
sans fin sur cet « incident ». Mes interlocuteurs s’étaient contentés de poser
devant moi la question suivante et toute l’affaire en avait paru réglée, du
moins à leurs yeux  : «  Au nom de quoi aurions-nous pu y mettre un
obstacle ? – Il fallait entendre évidemment, à ce souhait de quitter le monde.
– Ne nous payons pas de mots, aucune religion ne s’y oppose, toutes louent
plutôt l’acceptation tranquille de la mort, à l’exception de la niaise religion
moderne de la vie à tout prix, à n’importe quel prix. Pour nous, le vœu de
cette famille ne pèse pas d’un poids moins lourd que le vœu contraire, nous
ne connaissons pas de responsabilité plus grave que celle qui consiste à
imposer à quelqu’un, sans son exprès acquiescement, l’obligation de
continuer à dérouler le fil d’une existence à laquelle, n’y aspirant plus, il ne
cherche qu’à donner congé. »
 

Mais il y a ce repaire du diable, comment l’oublier ? Il ne va pas avec le


reste, avec tout ça, il ne cadre pas et je ne peux pas faire (penser, me
comporter) comme s’il n’existait pas. Ou comme si je l’avais moi inventé.
Alors comment faire, comment le prendre ? Pas de crainte, il est toujours là
où il est même si je n’y suis pas retourné depuis plus d’une semaine. Le
prendre, l’accorder au reste, ou l’en séparer. Et si j’y allais faire un tour, un
tour rien que pour voir. Mes obligations professionnelles ont été remplies
aujourd’hui en moins de temps que prévu. Un tour là-bas, un tour rien que
pour voir, quitte à le payer de ce repos hors programme. La chance me
sourira peut-être ce coup-ci et j’identifierai les quoi, les larves ? confinées
dans les entrailles du maudit trou. Il me sera sans doute possible de leur
accoler même un nom. Je me monte déjà la tête, comme chaque fois, et me
la monte à peu de frais. Ce ne sera pas une mince entreprise que de les
repérer, seulement repérer dans les sombres profondeurs où elles restent
sournoisement tapies. Quant à vouloir autre chose… Des bêtes avais-je
supposé le premier jour mais, figées dans un sommeil de sauriens, si bêtes il
y a comme je le pense, elles ne se distinguaient pas ou guère des rochers
auxquels elles adhéraient comme de minérales excroissances. Je ne
profiterai pas, je vois, de mon Il ne savait pas ce qu’il cherchait mais il
savait ce qu’il avait trouvé, il le savait mais n’osait pas se l’avouer dans le
secret de son cœur, n’osait pas se le dire en conscience après-midi de
liberté.
 
Les hideuses créatures ne se signalent pas davantage ni plus vite au coup
d’œil que je donne, dès mon arrivée, au refuge où elles sont, à n’en pas
douter, devraient se trouver, mais terrées. Perplexe, je demeure un long
moment à épier. Et puis elles commencent à sortir, les unes après les autres.
Les unes après les autres, mais elles ne sortent pas – d’où que ce soit – elles
ont tout le temps été là, elles ont simplement commencé à se mouvoir. Si
l’on peut dire, car elles le font de si faible, si lente, si misérable façon que
tout leur labeur serait susceptible de passer pour une hallucination. Peu à
peu pourtant le déplacement devient général. Comme si elles avaient été
mises en confiance. Et ainsi rassurées, pour inconcevable que cela semble
eu égard à leur excessive maladresse, en un instant, elles se multiplient et
foisonnent. Je jurerais que ces monstrueuses tarentules ont senti Dieu sait
quoi qui maintenant les attire, s’il n’y avait pas de l’audace, ou de la folie,
ou les deux ensemble à le croire. Les rochers qui hérissent le fond de la
faille de leurs nodosités en sont tout couverts, il en remonte de chaque
crevasse. La plupart cependant, après un insignifiant démarrage retombent
dans leur léthargie, j’allais dire en panne, et passant de longues minutes
sans remuer ni donner signe de vie, celles-là occupent la place conquise
jusqu’à faire corps une fois de plus avec la pierre. Que leurs tentatives ou
leurs envies de locomotion à toutes aient quelque chose de profondément,
de cruellement absurde, inutile de le mentionner  ; inutile d’ajouter aussi
qu’elles se soldent l’une à la suite de l’autre par un échec. Mais voici le plus
incroyable, ou le plus effroyable  : certaines d’entre elles paraissent
s’aborder et s’adresser la parole. J’ai déjà perçu, sans avoir pu en
déterminer le point d’émission, un piteux gazouillis ; tout grêle qu’il soit et
malgré le claquement des vagues, il est arrivé jusqu’à mes oreilles.
Comment  : elles, produire de tels sons  ? Pour dissiper toute équivoque,
mettre fin à une éventuelle erreur de mes sens, incrédule, je me tourne dans
plusieurs directions et j’écoute. Ce sont bien elles, ça vient de ces
invraisemblables créatures, ça s’exhale de là-dessous et à présent quelques-
unes s’avisent même de lever les yeux vers moi. Elles ne tardent pas
toutefois à me montrer de nouveau leur nuque, soit que le spectacle que
j’offre ne se trouve pas être de leur goût, soit que leur vue n’ait pas la
puissance requise pour porter jusqu’à cette hauteur – soit tout bonnement
que leur constitution leur interdise des fantaisies acrobatiques de ce genre si
elles doivent se prolonger. Brèves, ces velléités ne le sont pourtant pas au
point de ne pas me permettre de remarquer que leurs têtes, pour certaines,
disparaissent dans une sorte d’étoupe en broussaille, blanche ici, grise
ailleurs – une barbe si j’ose dire.
 

Quelque chose, je le sens, est en train de changer ; en moi, autour de moi,


ce n’est guère facile à dire. Ça ne m’ennuierait pas tellement de changer,
mais je n’aimerais pas avoir à montrer un autre visage aux gens. Quel air
aurais-je  ! On parle toujours de soi mais son visage, on n’y pense pas au
même instant, son visage quand on parle. Ou ne parle pas. « Et le vrai, qui
se cache derrière ? » Oui, le vrai qui se cache derrière. À quoi ressemble-t-
il ? Je me regarde par surprise dans les glaces, celles qui se présentent. J’ai
le pressentiment que je vais soudain découvrir… Mais c’est le mien qui
m’apparaît ; banale, la tête archiconnue. Elle revient une fois sur l’autre, je
reste devant elle qui m’observe, n’en finissant pas de l’observer moi-même,
me sentant peu d’affinités avec elle. C’est cela qui est nouveau. Je ne me
sens pas d’affinités avec la tête que je porte. Mais d’autre part je me
demande si celle que j’essaye d’entrevoir a l’apparence humaine. Je me
dis : « Il y a ce… » Il y a ce qui transparaît, ce qui se trahit en l’absence des
regards. Là, trêve, en est-on tellement responsable  ? – mais est-on
totalement innocent aussi de ce dont on accuse le miroir ?
 
S’il est un visage qui revient me hanter depuis quelques jours, c’est bien
celui du Dr Rahmony. Je n’ai je crois jamais pensé à cet homme autant
qu’en ce moment. Je le revois m’entretenant de maladie comme à l’époque,
lointaine à présent, où je m’en étais remis à son savoir et à sa compétence
du soin de ma santé, et les deux visages s’ajustent chez lui, se rejoignent
dans cet air sacerdotal et cette succession de ressemblances réelles et
supposées qui assurent – assuraient la continuité d’une lignée faisant chaîne
jusqu’à lui et à travers lui. Le masque, d’un patricien, avec ses contours
charnus et lisses, s’offre de face bien que le nez, qui n’y est pas sans
importance, étroit, long, soit souligné par l’originalité de paraître dessiné de
profil, précisément comme dans les portraits que vous voyiez chez lui
monter la garde à leur fenêtre et diriger sur vous une curiosité moins
personnelle que ce nez lui-même. Ce masque-là, ce nez-là. Ces yeux gris
ardoise surtout, ils affleurent légèrement sous l’arc en plein cintre du
sourcil, posant sur moi, comme au cours de notre dernier tête-à-tête, un
regard intense, d’une longueur qui n’est pas, n’était pas dans ses habitudes.
Une longueur inusitée à laquelle je n’avais pas alors prêté assez attention et
c’est toute l’ironie de l’histoire. Cette tête avait déjà reçu, préparée par les
mains de la mort, la couche de patine et de pérennité qui allait la faire
aligner sous les portiques célestes dans la même suite d’effigies où sa place
marquée par un vide l’attendait. Sensible à mes seules angoisses, moi je ne
voyais rien, ne m’y arrêtais pas, moi je discourais.
Il m’écoutait, il savait écouter. Ses réponses, verdicts brefs et sans appel,
tombaient juste comme à l’ordinaire  ; terriblement justes. Il recevait dans
un costume de ville dont la veste s’ouvrait sur un gilet de soie puce, jamais
en blouse blanche, blouse dans laquelle j’avais tenté parfois de me
représenter l’allure qu’il aurait eue, mais en vain. Pourtant il s’était joué de
moi. Joué, il n’y a pas d’autre mot. En plus, il n’avait pas perdu le sourire
de tout ce temps. Je ne lui en ai pas voulu par la suite, c’était même devenu
un sujet de plaisanterie entre nous. Comme je m’étonnais un jour de ces
curieux procédés, il a répliqué avec son impitoyable franchise :
« J’ai su du premier coup que vous n’aviez rien.
– Mais alors !
– Mais alors ? Je me suis fait une règle de ne jamais contredire quelqu’un
qui se croit malade.
– Une règle, vous rendez-vous compte de ce que vous dites ?
– La maladie est souvent notre dernier refuge quand toutes les autres
issues se ferment et que nous ne savons plus à quel saint ou à quel diable
nous vouer. Il serait maladroit, peut-être dangereux, de frustrer les gens de
cette consolation. »
Je suis resté stupide. Entendre ça de lui, et de nouveau, j’étais les gens. Je
me suis revu à ma consultation, la première, la consultation de sinistre
mémoire, j’ai senti se réveiller encore en moi et bouillonner mon dépit de
naguère. Je n’ai pas eu beaucoup à réfléchir cependant pour reconnaître le
bien-fondé de sa théorie et lui donner raison. Le bien-fondé, c’est ce qui
provoquait mon irritation, j’ai servi à en prouver la justesse. Le Dr
Rahmony n’avait pourtant rien d’un cynique quoi qu’on eût pu dire ou
penser de lui. Il refusait de se prêter aux illusions, même généreuses, c’est
différent., je n’ai jamais connu d’homme ayant moins d’égards pour les
idées reçues. Non, je n’éprouvais qu’admiration et respect pour le vieil ami.
L’étonnement qui se lisait sur ma figure était sans doute de taille pour qu’il
ait malgré tout jugé nécessaire de s’expliquer :
« Dans la maladie l’être humain, arrivé surtout à un certain âge, cherche à
se préserver de quelque chose qu’il est permis à défaut d’un autre nom
d’appeler un danger  : à défaut d’un autre nom. Parce qu’on ne sait pas
exactement de quoi il s’agit… Parole en suspens qui n’a pas encore fini de
parler que le silence s’en empare déjà, – en présence d’une écoute qui n’a
pas fini elle-même d’écouter que le silence l’envahit, l’une et l’autre liées
ensemble, prises et comme gelées ensemble dans un au-delà de la parole et
de l’écoute où ce qui doit être dit est su, tout en étant insu, redouté, tout en
étant appelé, pendant qu’elles attendent l’une et l’autre comme si elles
espéraient que ce ne serait rien d’aussi grave et lourd à dire et à écouter…
et par une sorte de paradoxe nous voulons connaître en même temps le
visage de ce danger, à tout le moins l’entr’apercevoir.
– Quand je suis venu vous consulter, je n’avais aucunement l’impression
de courir un danger, excepté celui de tomber malade. Y a-t-il danger plus
grand que celui-là ?
– C’est ce que je voulais vous laisser entendre. Vous pouviez tomber
malade et continuer d’ignorer le danger en question. Puis guérir ou…
– Périr.
– Et continuer de n’en rien savoir. »
Périr, n’en rien savoir. D’abord, tout à ma surprise, je n’ai rien répondu.
Et puis je me suis écrié avec le sentiment éperdu d’avoir fait une
découverte : « Que ne commencerait-on par là ! On devrait, non ? »
Le Dr Rahmony ne m’a pas compris.
« Par quoi devrait-on commencer ?
– Par le savoir. Je veux dire  : par en être instruit. Je parle des patients,
pour se mettre à leur place.
– Sincèrement, je ne le crois pas, je ne suis pas du tout sûr qu’il nous
importe beaucoup de le savoir ou, plus exactement, ce n’est pas de le savoir
qui nous importe le plus. Ce qui nous importe à mon avis c’est davantage
l’opportunité qui nous est offerte de reprendre contact, de renouer avec
nous-mêmes à la faveur ou sous le couvert, comme il vous plaira, de la
maladie. Que se passe-t-il ensuite dans cette intimité : nul ne saurait le dire,
cela demeurera toujours une énigme  ; le principe d’une pareille
confrontation est l’unique chose qu’on puisse retenir, qui me semble
indiscutable.
– Dans ce cas, à quoi servent vos remèdes, vos traitements ?
– Nos remèdes, nos traitements  ? Dans cette cérémonie privée, ils ont
valeur de symboles et de… »
Le Dr Rahmony a eu un moment d’hésitation (ou de pudeur, de
scrupule ?), ce qu’il fallait pour dire d’une voix neutre, détachée : « Et de
viatique. »
Pour le voyage ?
Repensant à ces paroles, surtout les dernières, je ne comprends pas
qu’elles ne m’aient pas fait dresser l’oreille sur-le-champ et demander les
éclaircissements supplémentaires qu’elles appelaient, que je me devais de
réclamer. J’ai manqué d’esprit d’à-propos, je ne l’ai pas fait et je n’aurai
plus l’occasion de le faire. Je n’aurai plus l’occasion de le faire, ni de revoir
le Dr Rahmony, il a été emporté peu après par cette même maladie que je
l’avais soupçonné quelques semaines plus tôt d’avoir découvert chez moi.
Des éclaircissements supplémentaires, lui seul savait de quoi il parlait.
Reste qu’il m’a ouvert les yeux sur bien des choses. Je m’en souviendrai, de
cette conversation, qui ne s’est pas conclue là-dessus, je l’ai encore
interrogé : « Ne tombe-t-on pas malade aussi et tout simplement pour attirer
sur soi un regard plus humain que celui qui vous est d’ordinaire accordé
dans la solitude et la misère de ce monde sans pitié ? »
De nouveau il a hésité, il a réfléchi, puis hoché affirmativement la tête à
deux ou trois reprises :
«  À coup sûr. Mais ce n’est que le premier stade, la première étape,
oserais-je dire. Après, on trouve qui affronter, ou quoi.
– Avec votre aide.
– Avec ou sans. »
Je me suis senti alors visité sans bruit par un sentiment de confiance
irraisonnée. Je ne regrette pas d’avoir laissé le Dr Rahmony développer sa
philosophie. Il y était allé un peu fort et il m’avait entraîné avec lui sur des
chemins où je n’aurais peut-être pas souhaité m’aventurer de moi-même si
j’en avais eu le choix. Justement, c’était intéressant à cause de ça. Nous
croyons connaître les gens ; je découvrais mon ami ce jour-là. Le visage sûr,
indéfectible qu’il gardait pendant toute notre conversation ! À soixante ans,
même un peu plus, pas une ride. Tel, il me demeurera en mémoire, je ne
voudrais pour rien au monde que cette vision de lui s’altère ou passe.

*
Je ne devine que trop les raisons qui m’ont jusqu’à l’heure présente
retenu de m’avouer la vérité, d’inscrire cette vérité en toutes lettres dans ma
conscience. Elle m’a pourtant sauté aux yeux dès ma première
reconnaissance dans ce quartier isolé, dès le premier coup d’œil donné par-
dessus le parapet au gouffre maudit dont depuis, je n’arrive plus à chasser
l’image de mon esprit – l’affreuse, la répugnante image. En dehors du
prétexte recevable mais somme toute accessoire que j’aurais fait injure à
mes amis comme à leur ville, et failli ainsi à la plus élémentaire des
loyautés, en accréditant même en mon for intérieur une aussi triste vérité,
celle-ci se heurtait en moi à un défaut de créance fondamental, choquait
plus que ma raison : les secrètes assises de mon être. Les monstres que j’ai
vu grouiller là-dedans étaient, je le savais, des hommes. Qui peut-on être à
Jarbher pour se trouver relégué dans cette fosse, – et qui pour l’ignorer ? Je
me souviens de tout un groupe, il était noué autour de quelque chose que
ses membres semblaient se disputer, élevant des murmures ou des
gémissements qui auraient été grotesques s’ils n’avaient été aussi
lamentables  ; des murmures, des gémissements, une supposition qu’ils
soient des condamnés. Mais il ne se commet aucun crime, aucun délit dans
ce pays. De plus – de plus, ils avaient tous l’air d’être marqués par l’âge
(sans être nécessairement tous vieux). Après cela, ils se sont écartés les uns
des autres et n’ont plus échangé un mot ou un signe quelconque. C’est-à-
dire qu’ils n’étaient déjà pas nombreux ceux qui le faisaient et peut-être est-
ce moi encore qui leur prêtais généreusement cette aptitude. Ils se sont
employés à se cramponner chacun à son rocher et les cinq ou six qui
s’étaient redressés comme pour voir autour d’eux ou voir plus loin, ou plus
haut, à leur tour se sont remis à quatre pattes et pas plus que leurs voisins ils
n’y sont parvenus sans d’infinis efforts. On n’aurait pourtant pas pu les
compter en dépit de leurs mouvements gourds et spasmodiques. Puis pas un
n’a bougé, rien n’a plus rappelé chez eux la vie de quelque façon, ou qu’il
se fût agi d’humains. La ressemblance avec les hommes qu’ils avaient
présentée durant un très bref laps de temps s’est évanouie et ils ont retrouvé
leur état qui était non un état de bêtes, mais pire d’un certain point de vue.
 

Il ne faut pas que j’oublie : je dîne en ville, ce soir. D’abord prendre une
douche, ensuite me changer, la nuit est là. Sacré nom, l’idée qui me vient en
tête. Quelle idée, quelle idée ! Je m’en vais tout de suite sonner le garçon
d’étage, nous verrons bien ce qu’il en sortira. Peut-être quelque chose. On
est rapide ici, des coups discrets sont déjà frappés à la porte, je dis d’entrer.
C’est lui, je le reconnais sans me rappeler l’avoir regardé une seule fois
comme il arrive souvent avec ces gens-là. Il n’a pas changé depuis près de
six mois que je suis dans cet hôtel, dans ce pays. Inamovible ? Le maintien
déférent, il s’arrête au milieu du salon. Je continue, lui tournant le dos, à
m’habiller. Mais je m’oriente de telle sorte que je le prends à son insu dans
le champ de ma glace. Je lui fais alors le récit de ce que j’ai vu là-bas, au
bord de la mer. Je m’y lance de la façon dont on parle de la pluie et du beau
temps à quelqu’un qui est payé pour écouter vos bavardages. Vos
bavardages ; bientôt sa mine s’allonge et tout en se décomposant ses traits
fatigués mais prêts à lui faire encore un long usage, par un phénomène
inexplicable, se crispent. Il me jette des regards dont l’expression, Dieu me
pardonne, de crainte ou de haine, je ne saurais le préciser, me déconcerte
malgré moi. Je regrette presque ma conduite.
Que me suis-je donc figuré ? C’est que dans mon ingénuité je n’avais pas
prévu venant de lui d’autres réactions qu’évasives, polies. Mais alors, mais
alors ? Ce trouble chez le loufiat, je peux enfin me vanter d’avoir obtenu un
résultat. Quelqu’un au moins est démonté par la simple mention de la
chose. Mon instinct ne m’a pas trompé, il m’a suffi d’en parler et le résultat
ne s’est pas fait attendre. J’ai bien fait de tenter l’expérience. J’ai fait
exactement ce qu’il fallait faire. Je sens que je suis sur la bonne voie. Mais
il n’a pas été long à réajuster ses traits comme on rectifie sa tenue après une
chute malencontreuse, mon gaillard s’est ressaisi. Je croirais à une méprise
de ma part si je n’étais absolument certain de l’avoir tout le temps eu à
l’œil. Le sourire vénal qu’il a coutume de distribuer s’étale de nouveau sur
son visage et ils n’en font, le sourire et sa livrée, qu’un et même uniforme
qui lui colle à la peau.
«  Il me semble que monsieur aime plaisanter, je me permettrais de lui
faire remarquer que si un endroit comme… euh… cet endroit-là existait
personne ne resterait sans l’ignorer. (Il veut dire, sans le savoir, bien
évidemment, faisant, comme beaucoup, cette erreur, à vouloir trop bien
parler. Il se peut aussi que la langue lui ait fourché, auquel cas ce serait un
lapsus révélateur, autant sinon plus que le changement d’expression que j’ai
déjà surpris chez lui.) À moins que monsieur n’ait le goût de la
mystification… »
Il se répand en périphrases, raisonneur de surcroît, continue paisiblement
à mentir en servant le plus impudent sourire de fausse connivence qui soit
compatible avec son obséquiosité. Il fait traîner cette comédie en longueur
et me plante, pendant qu’il y est, dans le dos des regards où passent de
méchantes lueurs. J’en suis exaspéré bientôt, l’envie me démange de faire
volte-face et de lui dire ma façon de penser. Mais il ignore que je l’observe,
et je ne tiens pas à dévoiler mes batteries.
À son tour il se tait, en expectative, ne comprenant pas visiblement, lui,
ce que je lui veux et moi me demandant combien de temps il fera le pied de
grue comme il est là, une main dans l’autre au bout de ses bras pendants, le
regard maintenant vide. Son crâne dénudé du sommet à la base retombe en
chape sur les yeux, ce dont sa personne habillée, cravatée, rasée avec le plus
grand soin, la barbe charbonnant cependant sous la peau, reçoit une
estampille chélonienne renforcée jusqu’à l’absurde par la queue de pie qui
pend sous lui.
« Tartaruca ! Bête infernale du Tartare ! le maudis-je intérieurement. Tu
serais bien à ta place là-bas, tu n’y déparerais pas, j’en donne ma parole ! »
Pour en être à la fin quitte avec lui, je lui demande quelques vagues
renseignements et le libère, je me sens soulagé. Au fond je suis incapable de
dire si c’est le même garçon d’étage que j’ai vu hier ou si c’en est un autre.
Je crois l’avoir reconnu certes, mais ils se ressemblent tellement tous.
En sortant je croise dans le hall le directeur de l’hôtel et le salue. À peine
me répond-il, tout occupé qu’il est à trottiner avec une hâte fébrile contraire
à ses habitudes et peu recommandée à un homme de sa corpulence. De la
part de quelqu’un dont l’urbanité ne se laisse jamais prendre en défaut et
qui de plus m’accable à chacune de nos rencontres de ses témoignages de
respect et autres salamalecs, voilà qui est bizarre. Des problèmes, je
suppose. Je ne vais pas m’arrêter à ces broutilles, mes hôtes m’attendent et
rien ne m’est plus désagréable que de me mettre en retard en ces occasions.
 
J’ai bien fait de me dépêcher, mes amis donnent le signal de passer à
table dès mon entrée ou presque, il ne manquait plus que moi. J’ai juste le
temps de vider un verre. Ce n’est qu’après avoir rejoint ma place que je
juge du cérémonial, un rien pompeux, qui va présider à notre repas, comme
du faste dont nous sommes entourés. Somptuosité de la vaisselle et des
cristaux, fleurs, candélabres, raffinements de toute nature à quoi répond
l’éclat d’une lumière dont on ne voit pas de quelle source elle fuse. Du
diable si j’avais prévu ça. C’est autre chose que le dîner intime dans une
maison amie auquel je m’attendais. Nous sommes par ailleurs une vingtaine
de personnes à table. Cette ambiance à la fois de luxe et de nombre se
trouve néanmoins corrigée avec beaucoup de bonheur par l’air ému de nos
hôtes, le bourru Doderick et sa femme. Si à présent aucun détail de ces
préparatifs ne m’échappe, il se passe en revanche que je ne discerne pas très
bien le sens et la fin de la réception elle-même. C’est une fête, à laquelle
mes amis m’ont convié, il va sans dire, pour rassembler autant de
commensaux. Mais de le savoir ne répond en rien à la question que je me
pose, ou si peu que je ne crois pas, d’un coup, que l’endroit soit bien celui
où je devrais être. Les Doderick l’ont-ils senti  ? Comme ils sont attablés,
côte à côte et se donnant la main, ils m’apprennent alors qu’ils célèbrent
l’anniversaire de leur mariage et disant cela ils s’entreregardent sans
pouvoir retenir un rire complice. La maîtresse de maison, radieuse, en
pleine beauté, s’appuie d’une épaule contre son compagnon vers qui elle
lève des yeux énamourés. Elle s’amuse joliment de l’effet que me fait cette
nouvelle dont je suis à deux doigts de penser qu’ils m’ont réservé la
primeur, – et la surprise. À moitié dressé, mon verre à la main, je leur
tourne alors mon compliment avec l’emphase de celui qui a été long à
comprendre et, pour finir de me tirer d’affaire, je trouve bon de leur avouer
tout ce qu’ont d’insolite pour moi, étranger, ces heureuses
commémorations. Et je renchéris là-dessus, ne comptant pas avec le démon
des justifications superflues, j’excipe à la ronde de mon état de célibataire :
ainsi me suis-je présenté dès notre première rencontre à mes amis Doderick,
c’est utile et commode, l’expérience me l’a prouvé. La chose est devenue
d’ailleurs presque vraie en ce qui me concerne, je m’en expliquerai à un
moment plus propice. Ils me tranquillisent, l’incident est clos, je me
rassieds.
Le repas s’achève dans la bonne humeur, hôtes et invités nous passons
cette fois dans un salon qui par l’harmonie et le confort de son ordonnance
se révèle aussi être une réussite dans sa modernité inconditionnelle. Tout le
monde est dans d’excellentes dispositions ; hélas, le café et les alcools une
fois servis, la dame de céans s’avise encore de me rappeler mon embarras,
qu’elle a bien voulu mettre, dit-elle, sur le compte de ma méconnaissance
de leurs us et coutumes mais qu’elle ne croit pas dû simplement à cela. Et
de déclarer, me menaçant d’un doigt adorable, en avoir observé la
persistance chez moi tout au long du repas et que ça ne peut plus durer
ainsi, qu’à présent elle me somme devant l’assistance d’en confesser la ou
les vraies raisons. Essuyant cette offensive impromptue, de nouveau je
manque de perdre pied. En toute justice, une soirée aussi parfaite devrait se
passer d’une fausse note. Quant à mon statut d’étranger, joint à celui de
célibataire, assortis ensemble de mon compliment et de mes excuses, force
m’est de le reconnaître, ils ne m’ont pas été d’un grand secours, ne m’ont
pas été d’une protection aussi efficace que j’ai voulu m’en convaincre tout à
l’heure. Mais amener cela sur le tapis et en ce moment, n’est-ce pas de la
cruauté ? Ce que le mari vivement souligne en lui représentant : « Vous ne
voyez pas que vous le tourmentez, ma chérie  ; allons, ayez pitié de notre
ami. »
On sait comment sont certaines femmes. Des exhortations de cette
espèce, il n’y a rien de tel pour les piquer au vif et les faire s’obstiner dans
leurs exigences. Sans cesser le moins du monde de sourire, le ton enjôleur,
ma persécutrice me presse davantage de questions. J’ai déjà remarqué la
subtile ardeur qui lui avive le teint et dont brillent ses larges yeux las,
ardeur à laquelle ni les mets ni les vins plus fins les uns que les autres que
nous avons consommés en abondance, ni le caractère exceptionnel de la
réunion, ne sont étrangers, et surtout pas une excitation qui, sous leur effet
peut-être, a ajouté un charme, que j’oserai qualifier de sorcier, au sien
propre, à sa grâce naturelle, dévoilant sous la femme que je connais
l’incarnation de la beauté, de la jeunesse, du rayonnement. Et je m’y
attends, vaincu déjà, elle viendra à bout des résistances polies que je lui
oppose encore. Prenant alors bravement les devants, prenant aussi (avec
quelle étourderie  !) ma découverte à la légère, je m’engage non sans
annoncer que ce n’est rien de bien important, dans la description de la fosse
et de ses habitants. Servi par une sorte d’humour fiévreux à moi-même
incompréhensible, j’oublie ma récente mésaventure avec le garçon de
l’hôtel, j’oublie la promesse formelle que je me suis faite après ça d’éviter
toute allusion à cet outrage au bon sens et raconte, raconte. La plupart des
personnes que des conversations particulières ont écartées de nous entre-
temps y renoncent peu à peu et refluent vers notre groupe. Je poursuis,
notant l’intérêt que je provoque, mon récit avec plus d’entrain, plus de
verve s’il se peut, non pas que mon double lucide n’ait pas beau me
recommander à chaque instant  : «  Tu perds là une bonne occasion de te
taire ; combien tu serais mieux inspiré de tenir ta langue. Il ne faut pas. Tu
ne dois pas. » Inutile, c’est trop tard, c’est plus fort que moi. Je n’ai pas pris
garde à la gravité des visages, puis elle me frappe, je m’arrête au milieu
d’une phrase.
Le silence qui s’implante alors, intolérable, nul dans l’auditoire ne se
risque à le rompre, les regards, tous les regards, traduisent une répugnance
évidente à se rencontrer et s’ouvrent au-dedans comme au-dehors avec une
réserve horrifiée sur d’étranges immensités. « Je leur ai raconté un rêve, un
rêve fait non pas par moi…  » Une idée qui s’approche, qui me traverse
l’esprit à ce moment. « Mais un rêve fait par qui ? » Et elle se campe dans
ma tête, rien moins que bonne, rien moins que petite, rien moins qu’amie :
« Un rêve qu’ils ont fait, eux, et que tu as raconté, toi ! » Une vérité qui me
laisse face à face avec moi-même, solitaire, éberlué et plus désespéré
encore. Mis à nu par la grande, trop grande lumière qui m’aveugle N’a-t-il
pas reçu en partage cette malédiction de la lumière, n’a-t-elle pas mis sa
chair en cendres, n’en a-t-il pas détourné ses yeux, n’en a-t-il pas écarté les
yeux comme de tout ce qui vient d’elle et c’est l’instant que choisissent une
dame et son mari, gens d’âge respectable, pour prendre congé. Entre ce
départ et mon récit peut-on honnêtement établir un rapport, la question se
pose d’elle-même, mais comment y répondre  ? Le vieux couple n’a pas
formulé une remarque, esquissé un geste, affiché une expression qui
auraient apparu comme des signes de susceptibilité et à plus forte raison de
réprobation. On ne décelait aucune morgue non plus dans leur raideur, mari
et femme m’ont au contraire serré la main avec affabilité et je n’hésiterais
pas à prétendre que leurs yeux, tout ensemble luisants et décolorés, sont
allés jusqu’à m’assurer de leur sympathie. Jusqu’à m’assurer de leur double
sympathie sans erreur possible, tandis que d’autres, conformant leur attitude
sur la leur, les suivaient.
Avec les invités qui restent nous changeons de conversation, nous nous
mettons soudain à parler d’abondance et tous à la fois, divers sujets y
passent. Nous buvons aussi, et pour autant que je m’en rende compte,
buvons beaucoup – et fumons encore plus. De ces entretiens à bâtons
rompus, je recueille autant de signes et de messages que d’une nuée sonore.
C’est une fumée analogue à celle que produisent nos cigares, nos cigarettes,
nos pipes, aucune phrase ne s’en détache ni ne m’atteint, ni ne me dit
grand-chose  : j’y tiens pourtant ma partie. Un brouhaha exténuant à la
longue et les lumières, ces lumières dont la vivacité m’a déjà surpris en
arrivant, exténuantes, elles touchent elles aussi plus intenses que jamais au
comble de l’éblouissement. Elles ont cependant l’air de se consumer, ce
faisant, pour avoir trop flambé, de se pulvériser sur nous en une tremblante
poussière. Le visage de notre hôtesse tout en continuant à briller,
célestement beau, se couvre lui-même, gagné par la sécheresse de
l’atmosphère, de cette cendre blafarde. Comme il a reçu en partage la
malédiction de la lumière… comme il a été convié à cette fête, puis à une
autre, mais pas ce soir, pas cette nuit, ce sera un autre soir, une autre nuit,
et il n’y sera pas tombé par hasard.
 

C’en est un nouveau, le garçon d’étage surgi à mon coup de sonnette ce


matin. Je lui demande pour dire quelque chose, peut-être pour entendre le
son de sa voix, en lui remettant du courrier que je veux faire poster sans
délai : « Votre camarade n’est pas de service aujourd’hui ?
– Il n’y a pas d’autre garçon, monsieur. J’ai été engagé hier. Je ne connais
pas celui qui était avant moi à cette place. »
L’homme dont les traits reflètent encore «  le printemps de la vie  »
possède une figure avenante, mais le diable l’emporte, tout en affectant un
air pincé, il prend soin d’articuler chaque mot d’un petit ton neutre et pour
ainsi dire définitif. Il y a encore qu’il considère de lui-même l’entretien
comme clos et se retire. Demeuré seul je constate et un fond de malignité en
moi s’en amuse et s’irrite en même temps : « C’est ma parole une espèce
d’automate qu’ils ont été chercher là. » Puis je me dis que je n’ai pas à me
mêler de ça, que des préoccupations j’en ai plus que ma part, j’en ai à
revendre. Il me faut par exemple sans différer aller voir Doderick, mon ami
en affaires, je n’aurai pas l’esprit tranquille jusque-là. Taraudante en effet la
pensée de lui devoir des explications s’est imposée à moi dès le réveil et ne
m’a plus quitté de la matinée en dépit de la foule de raisons dilatoires que je
me suis prodiguées, quelles explications lui donner ? et pourquoi ? qu’a-t-il
besoin d’explications ? et si moi seul, moi surtout, en ai besoin ? mais de
quelles explications ? N’y tenant plus d’ailleurs, je prends comme sur ordre
le chemin non de son domicile mais de son bureau, je préfère m’entretenir
avec lui en tête à tête quoique de cette manière encore… Il est hors de doute
qu’il mettra Mme  Doderick au courant de ma visite. Cette femme si
charmante est une femme singulière, de ma vie je n’ai eu à souffrir de crises
de gêne comparables à celles qui me gagnent en sa présence. D’y penser
seulement comme en cet instant me donne des crampes d’estomac, l’air me
manque. Mais ce n’est pas ça l’ennui : à présent que je suis en route et que
j’y réfléchis de sang-froid, il n’y a aucun motif à ma démarche ; il me faut
l’avouer, aucun motif sérieux. Des compliments pour la soirée à laquelle ils
m’ont invité, lui et son épouse. J’ai déjà fait envoyer des fleurs. Quand cela
serait ! Je ne vais pas m’émouvoir pour si peu, c’en est un tout trouvé : des
compliments, je m’en servirai, je ne me laisserai pas arrêter par de faux
scrupules, de fausses hontes.
C’est à son bureau, soudain, que l’intention qui m’a fait tout feu tout
flamme désirer le voir s’impose à moi, l’unique et réelle intention dans
toute sa splendeur, et les compliments préparés durant le trajet, je les
expédie en vrac. J’en tire un avantage : ils créent une ambiance de cordialité
qui place notre discussion sous des auspices favorables, et nous voici
bavardant de choses et d’autres avec une liberté qui aurait semblé une fable
quelques jours auparavant. Notre entretien va la bride sur le cou, déborde le
strict cadre des affaires que nous traitons ensemble, glisse vers des
domaines plus privés, et je sens enfin venir l’instant d’attaquer mon sujet, le
grand sujet pour quoi au fond je me suis déplacé. Assuré donc de la
compréhension comme de la sympathie de mon ami, je lui dis sans prendre
plus de détours ni de précautions  : «  Vous allez maintenant pouvoir me
renseigner sur quelques points, sur plusieurs même. »
Je lui rappelle le récit que j’avais fait l’avant-veille chez lui à propos
d’une certaine fosse, mais je m’empresse d’ajouter  : «  N’attribuez aucun
sens… particulier à ma curiosité. Ce n’est rien de plus qu’une sincère envie
de m’instruire. J’ai pensé que vous sauriez mieux que personne éclairer ma
lanterne. »
J’y vais de mes justifications, mais pendant ce temps je tiens mon regard
involontairement éloigné de l’homme assis en face de moi. Je m’en
aperçois bientôt, je trouve mon attitude ridicule et je le dévisage à bout
portant. J’étudie ses traits sans m’interrompre, tous sont droits, front, nez,
menton, crâne empanaché de cheveux blonds à sous-dominante brunâtre,
des traits qui reproduisent un type courant à Jarbher mais guetté chez lui par
une sorte de rigidité. Sa figure change, à en devenir méconnaissable. Elle
s’est fermée. Ce n’est plus le même homme. La bévue qui m’aurait le moins
plu de commettre, c’était de chagriner, de mortifier mon ami. Ou de le
blesser. Selon toute vraisemblance le mal est fait. Comment aurait-il fallu
s’y prendre pour éviter une chose pareille  ? Nos regards se croisent
imprudemment et de cette collision d’une fraction de seconde naît un
curieux dialogue sans paroles dans lequel chacun de nous deux aura sondé
l’autre aussi profond, aussi loin, ou aussi longtemps qu’il est possible de le
faire et de garder le respect de soi. Puis d’un même mouvement nous
dirigeons notre attention ailleurs et le silence tombe, dur, intolérable. Je me
reproche presque d’avoir abordé le sujet. Lui ai-je fait autant de mal qu’il y
paraît, je le surveille à la dérobée, ce n’était pas mon propos. Je l’affirme
solennellement et le soutiendrais à la face du Ciel, ce n’était pas mon
propos, et ce, pour la bonne raison que je ne soupçonnais pas qu’il y eût de
quoi en faire le moindre avec cette histoire. Je m’efforce de plaisanter  :
«  Après tout, ça m’est bien égal, ce que j’ai vu ou n’ai pas vu, c’est une
ville merveilleuse, que la vôtre, et c’est plus que suffisant pour moi. Y vivre
me donne l’impression de voir un vœu fait de longue date, ou un rêve,
s’accomplir. Nulle part je ne me suis senti mieux qu’à Jarbher. Le reste…
ma foi ! »
En manière de réponse Doderick me sourit comme à travers un voile de
regret, voire de tristesse. C’est toujours ça de gagné, suis-je en train de me
dire quand derrière cette expression je prends vaguement conscience que
s’en embusque une autre toute d’effroi impassible. Je me sens soudain
incapable de juger s’il sourit ou s’il est glacé d’horreur. Je l’observe, ça ne
m’aide en rien. C’est tantôt l’une tantôt l’autre expression, je me heurte
tantôt contre le sourire, tantôt contre la façade d’effarement épouvanté, non
pas tantôt  : en même temps, et je ne sais plus que penser, ni ce qu’il faut
retenir, attendre de ce dédoublement ou ce retournement, si quelque chose
est déjà son contraire avant qu’on ait fini de s’en rendre compte. Mettons
qu’il se défende ainsi, se préserve d’un risque, mais de quel risque, – ou que
ça lui serve à suggérer, mais quoi  ? qu’il vous prévienne – mais contre
quoi : la vérité ? La vérité que j’ai eu l’impression d’avoir touchée du doigt
il y a un instant, mais trop tard, elle s’est évanouie à présent ? Cette vérité
pour laquelle malheureusement je me suis mis en frais, et j’en suis
maintenant pour mes frais. J’ai pitié. Pitié de cet homme, pitié pour cet
homme. Avec tout le respect que je lui dois, je découvre en Doderick un
individu bien à plaindre. En ce moment il m’a l’air assis sur des braises sans
pouvoir ouvrir la bouche et crier. Que faire dans ces conditions sinon le
laisser avec lui-même et partir. Je repars finalement, pas plus avancé peut-
être qu’en venant, mais nanti de précieux aperçus à méditer.
 
Je suis retourné là-bas à la suite de cette conversation. J’y ai couru,
aucune force n’aurait pu m’arrêter. Comme toujours en traversant la ville
j’étais ému par l’impérissable lumière de paix dans laquelle j’allais. Les
mêmes effluves d’un bonheur cautionné par l’opulence se humaient au long
des rues. Les habitants ignorent-ils tout de l’existence chez eux de cet
horrible trou ? Ça n’entre pas dans ma tête, je ne le conçois pas, quand moi,
le premier étranger venu, je peux tomber dessus. La seule supposition
possible qui me vient à l’esprit  : ils savent et ils trouvent ça naturel.
Naturel  : sottises  ! Je commence à divaguer. Mais ce silence, sans faille,
constaté partout. Personne n’en parle, personne ne s’en informe. Ce silence,
ce silence : semblable en cela à celui de mon ami Doderick, il produit sur
moi l’effet d’un hurlement démentiel.
J’ai les nerfs apparemment à vif aujourd’hui. Je m’excite plus que de
coutume : qu’est-ce que j’ai, qu’est-ce qui me prend ? Ce qui me prend, ce
sont ces gens avertis d’un phénomène aussi… remarquable d’une part, et ce
silence non moins… exemplaire d’autre part. Une situation peu banale, il
faut le reconnaître, je n’ai pas de place pour elle dans le cadre des idées
auxquelles je suis habitué, je n’ai pas de case à lui assigner.
Comme si la fosse même était en mesure de me souffler des confidences
à ce sujet, je me suis penché au-dessus et ainsi à l’affût j’ai attendu, disposé
à faire preuve de patience. Ça n’a pas été long  ; bientôt, phasmes
efflanqués, se sont éveillés les êtres qui s’y terrent et qui, pour ne pas
changer, éprouvaient le plus grand mal à se maintenir sur les rochers avec
leurs pattes cassantes. Ils s’y agrippaient pourtant de toutes leurs piètres
forces. À ce remue-ménage – inusité – il y avait sans aucun doute une
raison. Je les ai longtemps surveillés. Il ne m’a pas été possible à mon grand
regret de savoir en quoi consistait cette raison. Leur conduite résistait,
mystérieuse, à tout effort de déchiffrement. Pas un indice non plus ne m’a
permis d’établir avec certitude s’ils savent ce qui se passe ici, dans le
monde d’en haut – le monde des vivants, allais-je dire  ; rien ne donnait à
penser qu’ils en soupçonnent l’existence, à moins que… À moins que le
sachant, ils n’aient pris leur parti d’en être à jamais séparés et qu’ils ne s’en
soucient plus. Aucune chose n’a l’air de les intéresser, s’il est convenable
de parler d’intérêt en l’occurrence, aucune hormis le caillou auquel ils
s’accrochent ou probablement les poissons et les indéfinissables débris que
les flots rejettent vers eux. Une vague odeur de charnier émane de là-
dessous, je m’imagine bien pourquoi.
 

Une clarté insoutenable, un décor qui tient à la fois du boudoir et de la


salle de réception d’un palace, le metteur en scène qui s’impatiente,
vocifère, exige : « Laura, laissez-vous tomber sur le siège, là, devant votre
coiffeuse  !  » Il montre où du doigt et Laura, puisque Laura il y a, en
déshabillé, qui s’exécute et qui sans se retourner vers la femme de chambre
maugrée, elle, à son intention : « Fous le camp » et la soubrette chargée des
effets de sa maîtresse file sans demander son reste et de nouveau le metteur
en scène  : «  Laura  ! Laura  !  », le metteur en scène qui s’agite encore  :
«  Appuyez vos coudes sur la coiffeuse, enfoncez vos doigts dans vos
cheveux  !  », le metteur en scène qui brame  : «  Restez un moment sans
bouger » et l’actrice docile qui obéit, puis le metteur en scène : « Relevez la
tête  » et elle relève la tête, les caméras tournent et toujours le metteur en
scène  : «  Parlez à votre miroir  » et elle considère le miroir fixement sans
prononcer un mot tandis que la voix du metteur en scène revient sur elle :
« Parlez à votre miroir ! » et après avoir tenu toute l’équipe en haleine, elle
qui récite  : «  Célèbre, adulée, belle, riche et toutes les choses à tes pieds.
Pour un de tes regards, les hommes sont prêts à… Célèbre, adulée, belle,
riche… Mais visez-moi ça ! Visez-moi ça ! », et sa voix change d’un coup,
se fait éraillée, canaille, et elle, l’actrice, qui se penche vers la glace,
retrouve une expression naturelle, une expression commune, et poursuit  :
«  Des conneries  ! Il n’y a rien derrière, rien devant  ! Du vide  ! De nous
deux, qui a trente-sept ans ? Toi ? Alors quel est mon âge, moi ? Qui suis-
je ? Voyons si je peux me confondre avec toi, si on peut n’en faire qu’une »,
et de rapprocher sa figure de celle que lui renvoie le miroir : « Défendu ! »,
et de tirer la langue à sa propre image, de faire des mines, des grimaces,
déchaînant des fous rires dans la salle, puis elle, comme elle interrompt,
sérieuse, ses clowneries  : «  Que se passe-t-il, je tourne dingue  ?  » et son
admirable visage se couvre d’une impassibilité de masque. « Une nouvelle
journée commence. Je serai Véra  », elle sonne calmement, elle soupire  :
«  Ce sera toujours la même chose.  » Sur quoi entre, de grande taille, un
valet genre beau ténébreux  ; il porte un plateau avec dessus un flacon de
whisky, un verre, de la glace et du soda. L’actrice à sa vue doit, sur un signe
du metteur en scène, se lever et dire  : «  Vous êtes sourd  ? Vous dormiez
pendant que moi ici…
– Madame.
– Pas d’explications s’il vous plaît, vous êtes ici pour m’apporter à boire,
c’est tout ce que je vous demande.
– Il fallait préparer les glaçons.
– Pourquoi me regardez-vous comme ça  ? Vous êtes… malheureux  ?
Comme c’est triste  !  » Elle s’avance vers lui, la démarche provocante  :
«  Que voulez-vous que je fasse de vous et de votre amour  ? Combien de
fois je vous l’ai dit, vous m’embêtez. Vous avez abandonné une carrière de
diplomate pour celle de larbin parce qu’un soir j’ai couché avec vous… –
Madame  », dit-il, elle le saisit par le revers du veston  : «  Je n’en finirais
plus si je devais traîner à mes trousses tous les types… », à ce moment son
déshabillé se dégrafe, elle part d’un rire strident : « Regardez ! Mais vous
pouvez regarder ! La plus belle, la plus célèbre, la plus riche ! Pourquoi ne
regardez-vous pas ? » Elle le secoue méchamment : « Mais regardez donc !
– Véra », dit-il et dans un fracas de verre brisé (dans aussi d’impétueuses
pouffades parties des fauteuils) le plateau tombe des mains du serviteur qui
se baisse pour ramasser les débris et elle  : «  Jean-foutre, retournez me
chercher à boire ! » Il se redresse, la dévisage. Un charme sombre se dégage
de lui. Il acquiesce d’un signe de tête, il s’en va et elle, restée seule, elle fait
le tour de la pièce en chantonnant : « La plus belle femme du monde… a
soif. J’aurai soif toute ma vie.  » Elle se déhanche insensiblement, simule
quelques pas de tango, pivote sur elle-même. Le valet revient, dépose le
plateau sur une petite table, remplit un verre et se retire. Véra s’empare
aussitôt du verre, en avale le contenu d’un trait. Le metteur en scène la
surveille, fauve tendu, sur le point de bondir, mais il ne bondit pas, ne
desserre pas les dents. «  Il faut continuer  ! proclame-t-elle brusquement
sans bouger. Tous les jours continuer. Jusqu’au bout continuer. Ne penser à
rien et continuer. Dormir si on peut. Ne pas dormir si on ne peut pas. Mais
obligation d’être heureuse et de continuer. Sois heureuse. Soyons heureux.
Soyez heureux. Soyons heureux. » Elle se récrie : « Vous m’emmerdez avec
votre soyez heureuse ! Et si ce n’est pas possible ? Vous me cassez les pieds
avec votre bonheur ! Je veux qu’on me laisse tranquille ! Tranquille ! » Sa
tête retombe sur sa poitrine, elle reprend plus bas  : «  Soyez heureux tout
votre content si vous voulez mais foutez-moi la paix. Le chahut que vous
faites, le chahut dont vous soûlez le monde ne réussit pas à couvrir le
silence qui m’entoure, qui m’étouffe. Tout le silence. Il n’y arrivera
jamais  » et se carrant, s’allongeant à moitié dans le même fauteuil, elle
presse d’un geste rageur plusieurs boutons.
En un clin d’œil des femmes en blouse blanche apparaissent portant
chacune un coffret sous le bras et avec une discipline toute militaire
s’alignent côte à côte sans émettre un son. Elles attendent là, raides, et
Véra  : «  Allez  », se borne-t-elle à dire et elles, les praticiennes muettes,
exécutent un pas en avant dans un ensemble parfait, puis encore un autre
dans un ensemble aussi parfait, puis au troisième elles lui prennent qui la
tête, qui le visage, qui les mains, qui les pieds et frottent, pommadent,
massent, peignent, taillent, sèchent, épilent, parfument, maquillent – rires,
rires, rires dans le public – alors que l’actrice fredonne le même air. Puis
dans un silence d’office religieux, la séance s’achève et ces dames
observant le même mutisme remettent leurs instruments et leurs produits
dans les coffrets. En mannequins stylés, elles se rangent de nouveau près de
la porte pendant que Véra s’examine dans la glace, Véra qui les congédie
alors d’un geste. Obéissant à son signal, les esthéticiennes font demi-tour,
s’ébranlent, disparaissent l’une derrière l’autre au pas cadencé et les lieux
soudain figés ne vibrent plus que du bruit de cette marche traversée elle-
même, couverte de proche en proche par le grondement d’une autre marche,
mais qui vient, qui arrive et se change, énorme, en celui d’une armée en
marche, une armée qui s’avance, écrase tout autre bruit sous ses talons. Et
sans raison apparente le roulement de crue s’arrête à la porte. Assourdi par
le silence qui suit, le décor est comme pris de saisissement. Puis Véra
recommence à bouger ni plus ni moins oublieuse et disponible qu’au sortir
d’un sommeil hypnotique, elle se lève, va se servir à boire, continue à
déambuler de-ci de-là, à fredonner le même air. Elle finit par se diriger vers
le même fauteuil, où elle se laisse choir. La tête rejetée en arrière, elle
chantonne toujours, rêvassant, le verre prêt à tomber de sa main qui pend
par-dessus le bras du fauteuil.
 
Je suis allé au cinéma ce soir. Deux fois à pratiquement un an d’intervalle
n’est pas coutume. J’y suis allé non dans l’intention de voir un film précis
mais pour faire quelque chose, sortir. Au bout du compte, je suis retourné
au même cinéma. Il m’importait peu en fait de savoir lequel, si c’était celui-
là ou un autre, et ce qu’on y donnait, et finalement c’était le même et on y
donnait encore ce film, le fameux film, Véra ou Every, décidément je n’en
retiendrai jamais le titre. J’étais pourtant persuadé qu’il avait été retiré de
l’affiche depuis belle lurette. Revoir le même film ça n’arrive qu’à moi qui
ne fréquente les cinémas, je m’en excuse, que par accident. Parvenu
d’ailleurs au contrôle, j’avais hésité, mais quelle chose m’avait encouragé et
porté en avant : je ne saurais le dire. Et je m’étais laissé enfermer dans cette
salle, un noir caveau scellé, deux longues heures d’affilée pour suivre des
péripéties connues d’avance. Une image improbable au milieu d’un
fourmillement d’images, l’expression d’un protagoniste, une réplique,
l’histoire peut-être, j’avais le choix entre assez de sortilèges parmi ceux qui
m’avaient décidé à rester, à supposer qu’il n’y en eût pas que j’aie laissé
échapper. J’y repensais encore à la sortie et m’étonnais de ces mouvements
qui nous portent à faire ce que nous n’aurions jamais voulu faire de propos
délibéré. Évidemment je n’en trouvais pas l’explication, et quand un
argument se présentait il s’effaçait aussitôt derrière un autre, meilleur et
différent. De toute façon j’aurais de guerre lasse abandonné la partie même
si un spectacle qui m’attendait cette fois dans la rue ne s’était pas interposé
entre mes supputations hasardeuses – vouées à demeurer sans réponse – et
moi. Ce n’était pas au sens propre du terme un spectacle, il ne pouvait l’être
ni être pris pour tel puisque rien ne le destinait à un quelconque regard dans
cette nuit, à une heure aussi tardive. Et c’en était pourtant un  ; un, offert
avec inconscience, avec assurance et j’en étais tout le public. Chacune des
deux voix d’homme et de femme, des époux sans conteste, qui me
parvenaient à travers la demi-obscurité se détachait, pas moins nette et de ce
fait pas moins extraordinaire, que si elle émanait de cette antichambre de
l’enfer qu’est une scène de théâtre – ici une splendide place carrée dont je
ne connais d’autre exemple qu’en une ville de Bohême. (La ville en
question, Budejovice, monte la garde près de la frontière autrichienne.)
Mais d’abord cette place, elle mérite que j’en dise deux mots  : splendide
elle l’est ô combien, par sa forme, carrée, je le rappelle, ses dimensions
imposantes sans être excessives, ses issues situées aux seuls angles, sous
des galeries, donc dissimulées à la vue, mais avant tout par la symétrie et la
noble grâce des arcades et des colonnes dont elle s’entoure. Sitôt du reste
que vous vous y engagez, une sorte d’enchantement se met à l’œuvre et les
sens confondus vous ne savez ce qu’il vous faut admirer le plus, de la
perfection du détail ou de la souveraine harmonie de l’ensemble  ; étourdi
par la succession de motifs ornementaux en tous points identiques, ivre de
répétition, vous tombez en pleine folie et adoration pour cette merveille
avant d’avoir fait le compte de ses beautés. Moi ça ne manque jamais de
m’arriver quand à l’occasion j’y passe et dans mon enthousiasme je porte
régulièrement mes pas à gauche pour rejoindre mon hôtel lorsqu’on ne
saurait y aller que par la droite, bien content que je ne me perde pas dans
des méandres inexplorés – peut-être inexplorables.
Mais revenons à notre couple, ces personnes longeaient les confins les
plus obscurs de la place, elle-même parcimonieusement éclairée et rendue
ainsi à une nuit et à des intrusions plus anciennes. Elles ne me laissaient par
conséquent d’autre choix que d’imaginer leurs traits et leur allure ; le mari
pour autant qu’il le fût débitait un discours de… mari, mais à pareille heure
et en ce lieu cela se muait en quelque chose, en une chose peu faite pour se
définir d’une manière précise. Le mari donc, la voix frottée à l’émeri,
écorchée, soliloquait, c’était manifeste depuis un bon, un long moment ; à
quoi se référaient les sombres propos de lui que j’attrapais au vol ? où les
placer, dans quel contexte ? Mais pourquoi diable vouloir les placer : « …
cet espace, cet espace délimité. L’espace qu’on cherche partout. Un espace
qui ne perd pas de sa force, à aucun moment. Et la violence aussi qui y
trouve sa source, la source où s’alimenter, puis la source d’où se propager,
ça va de soi. Si parfait est cependant le calme à l’entour qu’on s’entend à la
fois se taire et se parler et n’imagine pas que rien vienne par accident
troubler cette parole, séparer le silence de la voix ou du visage de ténèbres
d’où elle s’écoule, toujours cette parole ressassant la même histoire, notre
épouvantable, notre risible histoire  ; si parfait le calme que ledit visage,
entrevu ou peut-être pas, ne refuserait pas de ressembler au nôtre, et nous
serions tout disposés à nous y reconnaître, mais ce n’est pas ce que je
voulais dire, nous ne sommes pas là pour parler de cet espace, serait-ce pour
le désigner dans sa nuit et dire comment exclusif il est gardé par son
mutisme, ou pour dire que tout s’y passe sans s’accomplir.  » Une
interruption ici qui laissait présager une suite, et celle-ci n’allait pas tarder,
je le sentais, à venir. L’épouse si à son tour elle l’était le moins du monde en
a profité pour s’émouvoir : « Tu ne voudrais pas rentrer ? » Mais l’homme
enchaînait déjà, sourd à l’invite doucement faite  : «  Je ne pose aucune
question, je ne suis pas habilité à poser des questions, je m’étonne  ; je
m’étonne sans plus, je me demande ce qu’il y a, ce qu’elle veut encore,
cette nuit, une nuit qui a vu se produire bien des choses là-bas, qui verra
s’en produire d’autres, et qui attend ici maintenant. Elle a divulgué par
anticipation toute une histoire, puis elle l’a ensevelie sous mille couches de
silence. Toute une histoire, mais non la parole ininterrompue qui raconte, la
parole acharnée à dévider la même histoire et à la reprendre depuis le début,
la seule chose qui importe. Alors j’attends. J’attends moi aussi comme cette
nuit. Ni patience, ni impatience. »
Immobilisé dans la même nuit, j’attendais moi que l’homme eût fini, eût
craché ses tripes. Impossible de secouer l’inertie qui avait coulé du plomb
dans mes membres. Aucune diatribe n’est venue s’ajouter à celles qu’il
avait exhalées d’une voix intolérablement rauque, il ne se hâtait guère d’en
proférer de nouvelles. Il ne les avait pas lancées pour que la femme les
entende, non, aucune erreur à ce sujet. Il les avait destinées à la nuit, à cette
nuit et des accents y étaient passés qui faisaient écho à mes propres
préoccupations  ; il n’y avait pourtant pas la plus petite chance que cet
inconnu en fût averti, et ce n’était pas pour moi une des moindres surprises
de cette parade de bonimenteur lunaire. Mais la voix de la femme s’est
encore élevée, implorante : « On pourrait nous entendre, il y a sûrement des
gens qui nous écoutent. »
J’ignore si on rougit dans le noir mais c’est bien ce qui m’est arrivé, je
crois. Pour n’avoir pas songé à révéler ma présence plus tôt, je m’étais
laissé prendre au piège : piège de ma curiosité, piège de cette place, piège
de cette ville et, difficile à définir, de quelque autre phénomène encore, de
quelque obscur phénomène comme il advient parfois qu’on le vérifie à ses
dépens. Je ne savais plus quoi faire si ce n’est prêter encore l’oreille et
m’interdire tout geste susceptible de me dénoncer à l’attention du couple.
Situation ridicule je le reconnais que celle qui consiste à se cacher et à
continuer d’écouter impuissant des déclamations somme toute publiques
uniquement parce qu’on a commencé. Mais en juger ainsi aurait été
méconnaître l’ambiance particulière de cette nuit.
Le silence se prolongeant après la remarque de la dame, je tenais alors
pour acquis que son compagnon en resterait là. Au même moment la voix
rêche a scié l’ombre de la piazza  : «  Écoute l’histoire de ce disciple, la
connais-tu ?
– Non, mon ami… je n’ai pas l’impression. Nous devrions plutôt rentrer,
ne penses-tu pas ?
– “Maître, Maître, j’ai une importante nouvelle à vous annoncer”, dit le
disciple un matin à son guide, après la séance de méditation. “Parlez. De
quoi s’agit-il ?” s’informe le maître. “Je me suis si bien exercé l’âme et la
volonté, reprend le disciple, que je peux marcher sur les eaux maintenant. –
Vraiment ? – J’en suis absolument sûr. Que dois-je faire ? – Marcher sur les
eaux. Venez”, dit le maître. “Je suis touché par tant de bonté”, murmure le
disciple, qui lui emboîte le pas. Ils atteignent le rivage tout proche. “L’eau
du bord n’est pas très résistante, dit le maître. Elle doit être plus ferme au
large. – Certainement, Maître, certainement. – Montez dans ma barque, je
vais vous y conduire.” Ils s’éloignent des côtes à force de rame. Bientôt le
disciple se lève et met le pied hors de l’embarcation. Impassible, le maître
le regarde s’en aller par le fond. »
Il y a eu après ça comme un déchirement d’étoffe, et d’abord j’ai pensé :
quel drôle de bruit. Puis j’ai compris, c’était mon bavard de bonhomme, il
s’esclaffait. Je me suis enfui à grands pas, n’ayant cure pour lors d’attirer ou
non l’attention sur moi. Je me trouvais à bonne distance déjà quand je l’ai
entendu ajouter avec les mêmes râles dans la voix  : «  Il en est de nous
comme de ce disciple ! »
 

Mon ami a écouté, la mine grave, sans un mot de commentaire, la somme


que je lui ai réexposée de mes observations relatives à la fosse. Je n’ai pas
omis comme j’avais estimé bon de le faire la fois précédente certains détails
pour le moins scabreux. Je me suis attaché à ce que mon rapport soit aussi
complet que possible, définitif pour ainsi dire, un constat d’huissier. Mes
réflexions personnelles sur le sujet auraient été de trop, la vérité se suffisait
à elle-même, aussi les ai-je gardées pour moi. J’avais terminé. Il se taisait
toujours. Je respectais son silence. Je ne tenais pas à heurter ses sentiments,
ni ne voulais lui extorquer des explications à tout prix. «  Du doigté, me
disais-je tout en attendant de lui une opinion. Cette affaire est délicate. »
Après avoir pris son temps, il est sorti de son silence pour me prodiguer
des paroles d’apaisement. Je n’en suis pas encore revenu. Comme si c’était
moi qui avais besoin de réconfort et non les pauvres bougres qui étaient
dans leur trou ! Je m’attendais si peu à ça que j’en suis resté muet à mon
tour et l’ai quitté sans avoir trouvé quoi dire de plus. Sans avoir trouvé quoi
dire de plus, parlions-nous le même langage  ? Quand j’ai pu reconsidérer
notre conversation avec le recul nécessaire, donc avec objectivité,
détachement aussi, quelques jours plus tard, je me le suis demandé. Non,
nous n’avions pas un seul instant parlé la même langue, mon ami Doderick
et moi, maintenant je ne garde aucun doute sur ce point. Plus nous nous
connaissons et fréquentons et moins je sens que nous y parviendrons
jamais.
 
J’y retourne, je ne peux pas y tenir, je cours à la fosse comme si je devais
encore m’assurer de sa réalité… C’est tout juste si ma confiance dans mon
propre sens de la vue n’avait pas été, l’autre jour, ébranlée en présence de
Doderick. Cette fois je nourris même l’espoir qu’elle me livre, non son
secret, je n’en demande pas tant, mais au moins un signe, un de ces signes
qui souvent en disent plus long sur la raison d’être d’une chose, que les plus
longs discours. Il ne me sera pas possible, je me connais, de repartir de
Jarbher avec cette énigme dans mes bagages. Je ne supporterais pas d’être
confronté jusqu’à la fin de mes jours avec son inadmissible défi. Je me
contenterais d’une demi-révélation. Sacré nom, cette horreur me fait battre
la campagne !
 
Tout est à sa place. Je ne m’explique pas comment j’ai pu douter de moi,
manquer de foi dans mes moyens de perception. Je me tiens penché sur le
vide en un équilibre précaire. Arc-bouté au petit mur, je m’évertue à
consulter les entrailles de la crevasse. Parce que si autour de moi c’est
l’après-midi encore, en bas, une ombre plus rapide et plus envahissante que
la marée monte. Puis au remuement de leurs pattes squelettiques, que je
finis par distinguer, je comprends que les habitants de ces fonds ont déjà
commencé à se traîner vers leurs tanières. Carcasses desséchées, ils ont
recueilli la chaleur des derniers rayons du soleil, et à présent ils se retirent.
Ils grattent les rochers de leurs griffes, ils font aller leurs tentacules dans un
sens, puis dans l’autre dans une prospection lente, de plus en plus lente de
l’espace, et ça finit en engourdissement, en rigidité. Toutes ces pitoyables
esquisses d’avance, dès l’instant où elles atteignent leur but, se coagulent en
un rêve pétrifié. Et à chaque arrêt, aplatis à leur place, la place où ils sont
parvenus, les corps imitent l’âpreté du roc. Puis, de nouveau,
imperceptiblement, pièce par pièce, ils se soulèvent et, pièce par pièce, ils
se remettent en route. Ils se replient en bon ordre, conscients si j’ose ainsi
m’exprimer de la longueur du trajet à couvrir, et ne manifestant ni hâte ni
fièvre inopportunes. Ils se concèdent mutuellement le passage en même
temps qu’ils échangent quelque chose comme des salutations tactiles ; des
salutations tactiles  : bientôt ne restent à la traîne que les plus faibles, les
plus vieux sans doute, des centenaires qui doivent éprouver davantage de
mal à se tenir sur les rochers humides et visqueux. À leur tour, ces
retardataires eux-mêmes s’éclipsent et moi je me retrouve là sans avoir rien
fait d’autre qu’écarquiller les yeux et continuer.
Mais quoi, sacré nom…
 

On ne demande pas son rapatriement, le pouvoir central vous lie ou délie


au moment jugé opportun par lui et selon un protocole dont il est le seul à
connaître les dispositions, toujours tenues secrètes. Pourtant j’ai demandé le
mien. Ayant expédié tous les rapports possibles sur tous les sujets dignes
d’intérêt, j’ai demandé le mien. Je ne sais plus en effet sur quoi me rabattre,
je ne sais plus quoi signaler en haut lieu, je souhaite aussi revoir Orsol,
qu’on me rende ma ville, que je puisse rencontrer des visages qui me
parlent, des visages dont je puisse faire le tour, comme on fait chez nous
pour le plaisir de la promenade le tour des remparts, comme on boit du thé à
l’ombre des platanes, comme on court au-devant de la mer, affronte de la
poitrine cette mer miterreinne nôtre vacillant sous le poids du soleil, et
ferme les yeux dans une obscure attente, puis reçoit le choc de la vague. Et
les nuits, la grandeur de ces nuits lessivées de lune sur les blanches et
tranquilles terrasses d’Orsol ! Et les effluves de jasmin, ces effluves qui les
hantent comme un secret lancinant jusqu’à ce que déferle avec l’aube
l’odeur nue, aérée du large. Souffles et parfums, ainsi que la violente risée
de bonheur qu’ils vident sur la terre, ils semblent parfois venir m’effleurer
ici même, à Jarbher. Torturantes minutes où je me mets alors à surveiller
l’océan comme si à travers ses brumes j’allais discerner l’étincelant
chatoiement d’Orsol. Mais pas trace ni reflet de rien au fond de ces retraites
de l’air et je comprends que ce n’est pas encore le jour où je mettrai les
pieds à Orsol, où je parcourrai mon insaisissable ville. En attendant ce jour,
en attendant demain, je peux me dire (avec le poète dont ma mémoire
infidèle a laissé perdre le nom) :
 
folie en vain
ton œil aux lointains
emprunte sa nostalgie…
 
Je pense tout de même être rappelé d’un jour à l’autre et je me considère
sur le départ. Aussi vais-je me payer le luxe d’une expérience ou, si on veut,
d’une manœuvre, qu’importe le mot, quand l’essentiel se situe… ailleurs ;
je vais tenter avec l’actuel garçon d’étage ce qui a été entrepris il y a bien
longtemps déjà avec son prédécesseur. Une expérience, une manœuvre, la
dernière : je vois comment la scène se déroulera, comme elle ne manquera
pas de le faire, préfigurant la vraie. J’appelle mon gaillard et lui, dans son
empressement, se montrera avant que j’aie fini de sonner. Je le laisse moisir
un instant sur pied. Puis j’aborde l’évocation du lieu maudit et de ses
pensionnaires. Et que se passe-t-il alors, l’oiseau rejette la tête en arrière
pour me dévisager en face au mépris de toutes les règles qui doivent régir le
comportement d’un serviteur. Il a le sang vif, celui-là, il est plus jeune que
l’autre, j’ai affaire à forte partie. Au mépris de toutes les règles, mais je ne
tarde pas à m’en apercevoir, loin d’exprimer le défi ainsi que je commence
par le soupçonner, ses yeux débordent de la plus lâche et de la plus insensée
des terreurs. De cette espèce de terreur sacrée que montrent les petites gens
devant toute chose grosse de mystère. Ce qui n’est pas mieux ni fait pour
me faciliter la tâche. Je vois de ma place trembler ses fortes mains rouges
pendant près de la couture de son pantalon. «  Eh bien, qu’en pensez-
vous  ?  » lui dis-je, passant outre à sa frayeur comme à tout ce qu’il peut
éprouver. Et lui de me gratifier d’un grognement ; belle réponse en vérité,
qui lui sied bien  ! Une certaine connaissance des gens me prévient
cependant que je n’obtiendrai pas davantage de l’individu. Et de fait, plus
un mot ne franchit ses lèvres une fois ce grognement empreint d’un effroi
vindicatif poussé. Le voilà frappé de mutisme, ou de paralysie  : essayez
donc de savoir, et tel qu’il s’est planté à quelques pas en entrant, tel il
demeure, et tels nous campons sur nos positions, lui m’épiant, moi le
toisant. Mais il se méprend singulièrement, il se méprend au dernier point
s’il pense que je le tiendrai quitte à si bon compte. J’exploiterai mon
avantage jusqu’au bout : « Mon ami, poursuis-je d’un coup, on ne peut pas,
ou si vous préférez, je ne peux pas me contenter de ressasser chaque fois la
même histoire et en demeurer là, m’en satisfaire… Car cette fosse existe bel
et bien, elle a existé de tout temps et vous, je veux dire, vous comme
habitant de Jarbher, l’avez toujours su. Vous trouvez peut-être
invraisemblable que je vous parle de la sorte. Moi en revanche j’estime
qu’il est grotesque de vouloir nier une chose de notoriété publique, une
chose étalée au grand jour, de jouer en dépit du bon sens à l’ignorant. Je ne
saisis pas la raison qui vous fait adopter une attitude aussi inconséquente –
non je ne saisis pas. Mais je ne demande qu’à saisir, qu’à comprendre.
Expliquez-vous et, tant que vous y êtes, parlez librement  ; parlez d’une
façon claire et distincte aussi. J’ai la conviction que vous en avez plus long
à dire que vous ne voulez le reconnaître, ou que vous ne vous en doutez :
alors ? vous n’allez pas supposer qu’elle disparaîtra, se volatilisera comme
par enchantement parce que vous êtes résolu à vous taire. Mais peut-être
vous demandez-vous pourquoi l’étranger que je suis s’y intéresse tant, en
quoi ça le concerne. Je serais incapable de vous fournir une réponse qui me
satisfasse, moi le premier, je n’en disconviens pas. En retour je puis vous
certifier que j’ai reçu un fameux choc en découvrant ledit… endroit. Vous
me suivez, j’espère, vous voyez un peu ce que je veux dire. Qui d’ailleurs
se trouvant à ma place n’en aurait pas reçu un ? Mettez-vous dans la peau
de quelqu’un qui débarque et qui bute sur ça. Je n’en dors pas, vous pouvez
m’en croire, je n’en dors pas. Vous le constatez vous-même : je ne me flatte
pas d’être un esprit fort ou un donneur de leçons, j’aurais plutôt beaucoup à
apprendre. “Que voulez-vous savoir ?” me diriez-vous ; je vous répondrais :
peu de chose, ce qui se passe dans la tête des gens de cette ville, dans votre
tête à vous, attraper un petit bout de votre pensée, juste un petit bout de
rien, mais que je le sente là, dans ma main. Ce que je n’ai pas réussi à
obtenir jusqu’à présent, par aucun moyen. »
C’est le discours auquel il n’échappe pas tout malin qu’il est et si pendant
ce temps la lueur effarée qui d’habitude brille dans son œil se concentre en
une pointe aiguë et transforme ses regards en dagues, aucune importance, je
n’en continue pas moins  : «  Parce que je me dis que si l’homme est
coupable dans cette affaire, on peut, on doit postuler qu’il en fasse tôt ou
tard l’aveu ou entreprenne quelque chose de ce genre, quelque chose
d’aussi positif en tout cas. J’en tiens même le principe pour acquis. Cette
confession sera certainement inattendue ou, pour être précis, ne sera pas
celle qu’on aura attendue, mais ce n’est pas à moi d’en préjuger. Vous vous
doutez bien qu’il ne plaît à personne de s’en remettre au hasard en cette
matière ou d’espérer le secours du Ciel, – et donc que j’attende moi de l’un
ou de l’autre de vos concitoyens qu’il vienne me faire de lui-même ses
confidences. C’est pourquoi je compte sur vous. Car je compte vraiment
beaucoup sur votre aide et votre expérience et, croyez-moi, vous ne le
regretterez pas. »
La promesse d’un pourboire exorbitant, d’un pourboire inaccoutumé,
surpassant tout ce qu’il a obtenu, tout ce qu’il a rêvé de ramasser jusqu’à ce
jour, est clairement suggérée ou je me trompe fort par ma dernière phrase, et
il l’a entendue, j’en mettrais ma main au feu. Ces gens-là ont une finesse
d’ouïe incomparable pour une certaine musique des mots. De quelque
nature qu’auront été ses réticences, elles vont être levées maintenant,
l’irrésistible argument lui déliera la langue ; mais je pressens ce qu’il dira
d’abord, il me répondra  : «  Mais monsieur… que me raconte là,
monsieur  ?  », comme si je me trompais dans mes suppositions alors qu’il
n’en est rien et qu’il le sait, ça se voit à l’insolent embarras qu’il juge de son
devoir d’afficher, et il s’obstinera dédaigneux de l’évidence à bredouiller :
«  Que va chercher monsieur  ? Est-il possible qu’il me juge coupable  ?
Encore faut-il que je sache de quoi ? » Mais je ne me laisse pas prendre à ce
petit manège. Lui aussi évidemment, lui aussi joue au jeu du malentendu,
du dialogue impossible. Comme les autres, comme tous ceux à qui j’ai
voulu m’ouvrir de cette affaire et de qui j’ai cru pouvoir me faire entendre.
Je lui réplique là-dessus posément, sans me départir de mon calme  : «  Ce
que je raconte ? » Avant tout il faut emporter le morceau et pour cela je dois
faire preuve de toutes les patiences : « Ce que je raconte, dites-vous ? Vous
allez l’apprendre, je m’en vais vous l’expliquer, prêtez-moi votre attention
seulement un instant. » Et je me fais un plaisir de lui rapporter les scènes
que j’ai de mes yeux vues là-bas, scènes épouvantables, scènes
repoussantes mais dont je ne lui épargne aucun détail, bien décidé à lui
prouver que s’il est fort, lui, de sa mauvaise foi et s’attend à y trouver
refuge, moi pour ma part je suis fort de ma détermination et prêt à le bouter
hors de ses retranchements. J’ajouterai en dernier lieu : « Je n’aimerais pas
penser que je vous mets au supplice, mon ami, je ne suis pas un monstre,
sachez-le. Je serais plutôt enclin à tout comprendre – à comprendre
notamment combien le fardeau de certains secrets est lourd à porter et
comme on peut en souffrir – et à tout excuser. Cela étant, je suis capable
aussi de me montrer sévère, et je m’y connais en moyens qui font parler. »
Cette fois, j’en suis sûr, les yeux menaceront de lui sortir de la tête et la
profondeur sombrement velue de ses arcades sourcilières n’atténuera en
rien cette odieuse impression, il parlera.

Il est des choses avec lesquelles on ne peut raisonnablement cohabiter


sans qu’à la longue elles étendent leur influence, puis leur emprise sur vous.
Je suis désormais payé pour le savoir. Elles se font une place dans vos
pensées, elles inspirent ensuite vos discours et vos actes, elles vous mènent
à leur guise et vous, plein de votre ignorance, vous allez l’esprit et les yeux
fermés et croyez disposer librement de vous-même. Pleins de leur
ignorance, c’est l’aventure survenue, d’après moi, à mon ami Doderick et à
tous les habitants de Jarbher  ; à ceux du moins qu’il m’a été donné par
hasard ou par nécessité de rencontrer, à qui j’ai eu l’occasion de parler. Oui,
à tous ceux-là, sauf peut-être… Sauf peut-être l’inconnu de la piazza que je
n’ai pas approché, lui, et pour cause, les ténèbres nocturnes ayant tenu son
visage et sa personne à l’abri de toute indiscrétion. Comme lui, je ne me
lasse pas de chercher le mot de l’énigme, de cette énigme qui me nargue
depuis le jour où j’ai posé le pied sur ce sol, tout en étant mis régulièrement
sur la touche, et alors j’ai l’impression de me battre contre des fantômes, –
le vide : de quelque côté que je me tourne. Je trouve qu’il n’y a rien de plus
exaspérant qu’une énigme dont on ne vient pas à bout, que cette vaine
recherche. Cette vaine recherche Ce qui n’a pas de nom et qui, sans repos,
vous rôde autour dans l’espoir d’en obtenir un, et il ne le reçoit jamais,
cette interrogation dont aucune des hypothèses que je forge ne fait justice à
aucun moment, elles ne servent au contraire l’une après l’autre qu’à
l’alimenter, l’exacerber et me mettre le cerveau ignominieusement à la
torture. La clé du mystère, où se cache-t-elle  ? Après quelques
tergiversations, passant outre aux convenances, j’appelle Doderick au
téléphone et lui annonce la nouvelle visite que je compte lui rendre. « Oui,
au bureau. C’est ça. »
 

J’y suis retourné hier après avoir quitté Doderick. J’y suis retourné une
fois de plus et arrivé là-bas, je me suis mis à crier dans leur direction, j’ai
crié, je les ai interpellés, longtemps, à perdre haleine. Ils sont demeurés
sourds à mon tapage. Ankylosés, ou assoupis, ils ont conservé, inchangées,
leurs positions – indifférents à tout ce qui provenait de ces hauteurs.
Qu’escomptais-je, avec quel espoir ai-je couru jusqu’à ces lieux ? J’aurais
donné cher pour savoir le genre de pensées qu’ils agitaient dans leur
cervelle, s’ils en ont une et s’ils sont aptes à s’en servir. L’un d’entre eux
tendait par moments un bras ou une jambe rigide. Je n’allais décemment pas
prendre ça pour une réponse, ni même pour un signe d’intelligence, non,
avec la meilleure volonté du monde. En attendant, ils réussissaient à se
maintenir sur leurs rochers, à y rester amarrés malgré les paquets d’eau que
la mer, avec des fusées d’écume, leur envoyait et je m’étonnais d’une
résistance dont on ne les crédite pas au premier abord. J’ai cherché, devant
ce spectacle, quelles questions me poser, je n’en ai pas trouvé une seule.
Trop horrifié, je me suis laissé comme cela m’est arrivé déjà plusieurs fois
captiver par la sinistre vision. La réalité lui cédait toute la place – toute la
réalité.
 
Les personnes auxquelles l’exercice de mes fonctions me lie mises à part,
je n’en vois plus beaucoup d’autres. Je limite mes rencontres au strict
minimum. Je ne réponds pas aux invitations, le cœur n’y est plus. J’ai
grandement besoin de solitude par contre, d’autant de solitude qu’il est
possible à un homme d’en avoir. Quand je n’effectue pas une nouvelle
reconnaissance à l’innommable endroit, je préfère désormais m’enfermer
dans mon appartement et réfléchir. Il m’arrive parfois d’en négliger mon
travail. Parfois  ? Plus souvent que ça, plus souvent qu’à mon tour. C’est
devenu sans contredit une manie, mais il y a de quoi ! Oui, il y a de quoi. Il
faut que je mette le holà à une propension étrangère à mon tempérament et
qui commence à m’inquiéter ; j’ai pris goût, jurerais-je, à ces tristes visites.
Orsol hante de plus en plus mes pensées. Rayonnante de blancheur
immaculée ainsi que telle cité de légende dans toute sa présence
remémorée, ma bonne ville ne me semble pourtant pas pouvoir être plus
lointaine. Elle me manque.
 
Je l’ai encore fait cette après-midi, j’ai convoqué le garçon d’étage et je
ne l’ai pas ménagé. Quand ce numéro-là ne vous en imposerait pas la
certitude, il vous laisserait néanmoins l’impression d’y être pour quelque
chose ; dans l’exécrable institution, s’entend, il ne me vient pas à l’esprit de
terme plus propre à désigner l’immonde bauge. Ça m’était apparu dès le
coup d’œil que, pour la première fois, j’avais jeté sur le personnage. Je ne
veux pas dire ce que je ne pense pas, qu’il n’y aurait que lui pour régenter
cette éminente réussite et encore moins qu’il en serait l’inventeur, ce serait
exagéré, ce serait trop beau. La conduite d’une telle… entreprise excéderait
de loin les potentialités créatrices, les énergies, la science d’un homme isolé
et réduit à ses propres ressources, aurait-il du génie  : à plus forte raison
celles du modeste individu, de l’exemplaire de série qui me faisait face en
ce début d’après-midi. Je m’y connais en hommes, il n’a pas l’air doué à ce
point, il s’en faut incontestablement de beaucoup. Non, un coupable parmi
d’autres, un petit, un humble coupable  ; mais un coupable. Et que j’en
rencontre un en la personne de ce serviteur docile, voire modèle, ne
m’étonne pas outre mesure, et me suffit. Je le considère maintenant avec
des yeux nouveaux  : un banal garçon d’étage d’un hôtel plus ou moins
renommé, fichtre  ! Mais pourquoi pas, le hasard fait bien les choses
quelquefois, le hasard qui m’a fait tomber sur lui.
Pénétré de l’importance de ce que je découvrais là et ne perdant pas mon
idée de vue, je lui disais  : «  Quoique particulière, c’est une réalité entrée
dans les mœurs, que cette fosse. » Et d’un coup je lui assenais le mot qui
me brûlait la langue depuis un moment  : «  C’est une institution  ! On
l’accepte, on cohabite avec elle, ça fait partie de la vie de chacun et
personne, je l’ai bien observé, personne ne se comporte comme si elle
n’existait pas. En outre personne n’ignore que tous les autres sont au
courant  ; au courant de son existence (et du reste), d’où par simple
déduction on peut inférer que tout le monde sait pour quoi elle est… et pour
qui. C’est une institution, vous dis-je. “Nul n’en souffle mot, n’y fait tant
soit peu allusion”, me rétorqueriez-vous. Je vous répliquerais alors que la
chose est si évidente, et tous s’y résignent, qu’en parler devient l’acte
inutile et par conséquent absurde par excellence. En parler  ; nous y
sommes, nous touchons le point essentiel du débat. Je ne désire en aucune
manière vous induire en erreur ou vous inciter à commettre un faux pas,
notez-le bien, pourtant avouez que toute la question est là. Que vous soyez
prudent, discret, sérieux, diligent, c’est un fait, je l’ai vérifié par moi-même.
Mais il y a les nuits sans sommeil, les réveils en sursaut et en sueur, le
cauchemar avec son cortège de spectres, monstres, vampires buveurs de
sang et j’en passe. Il y a le remords, il y a l’indignation de l’âme généreuse
ainsi que l’ardent refus de toute vilenie. Il y a la fierté, il y a l’audace du
désespoir. Comment dès lors rester indifférent, rester sans se demander où
est son devoir, – sans être pris d’envie que se traduisent au moins en paroles
sinon en actes de si nobles élans. Mais est-ce que j’affirme quelque chose :
loin de moi pareille prétention, je ne veux rien, je ne pense à rien de spécial,
et puis il n’est pas convenable qu’un étranger – que suis-je d’autre – ait des
idées là-dessus. D’ailleurs j’ai mes propres obligations et elles me valent
assez de souci comme ça. À quoi rime alors que je fasse tant d’histoires,
vous demandez-vous, que j’en raconte tant : eh bien, ces histoires je vous
les inflige pour que vous ne m’accusiez pas de ne vous avoir pas posé la
question  : tel est leur but. Pour que vous n’alliez pas soutenir, vous ou
quelqu’un d’autre, il n’y aurait aucune différence dans ce cas, pour que
vous n’alliez pas alléguer un jour qu’il ne s’est trouvé personne pour poser
la question. Vous avez entendu parler des chambres à gaz, je parie, et ce
disant, je ne cherche pas à vous offenser, soyez-en certain, vous en tant que
garçon d’étage, de cet hôtel, une fois de plus, ce disant, je pense
simplement, c’est un brave homme, en conviendra-t-il de lui-même, se
rendra-t-il à mes arguments, parlera-t-il ? Puisqu’il est coupable lui aussi, il
devrait, et sans trop attendre. »
Ces derniers mots, j’étais en train de les prononcer d’une voix haut
placée mais posée, afin de m’en imprégner, de m’en convaincre moi
d’abord, moi le premier, quand la sonnerie du téléphone s’est déclenchée,
me faisant sursauter. On aurait dit une tierce personne entrant à brûle-
pourpoint dans la discussion, un importun et qui entendait s’imposer de
force. Ça a sonné encore à plusieurs reprises. Les yeux sur l’appareil, je le
laissais sonner. C’était comme un avertissement venu on ne sait d’où, une
fureur qui ne connaît pas d’ami parce qu’aveugle, mais qui ne connaît pas
d’ennemi non plus pour la même raison. Et à la seconde où je me préparais
à poser la main dessus et à décrocher, il s’est passé une chose stupéfiante :
voulant sans doute me sauter à la gorge, cet animal de garçon d’étage s’est
avancé les bras tendus avec, au bout, ses grosses pattes ouvertes. Je l’ai fixé
sans bouger. Devant le regard sévère que je lui opposais, ses bras se sont
abandonnés, puis ses mains sont retombées, pour saisir le récepteur du
téléphone et me le donner.
 

L’attente commence à se faire longue, pas de nouvelles aujourd’hui, pas


de nouvelles hier. Et bien moins encore les autres jours. On prend son temps
en haut lieu pour répondre à ma demande de rappel. Ce matin, au réveil,
presque physique m’a envahi le sentiment que cette attente va bientôt finir
et la joie que j’en ai éprouvée a comme raréfié l’air autour de moi, j’ai eu
du mal à respirer. Comment retrouverai-je Orsol après ces années d’exil  ?
Pour ce qui est de ma femme, de ma fille, de ma maison, le pire a déjà eu
lieu, à l’échéance des cinq semaines passées en soins, et surtout au repos,
dans un établissement spécialisé sur la recommandation de feu le Dr
Rahmony – qu’il lui soit beaucoup pardonné là où il est – je suis rentré ; pas
d’Eïda. Une lettre, c’est tout. Elle m’annonçait sa décision d’occuper un
appartement que nous possédons au centre d’Orsol et de l’occuper seule,
c’est-à-dire avec notre fille. « Quant à toi, précisait obligeamment la lettre,
tu as toute notre villa, elle est spacieuse et rien n’y manque, tu ne pourras
pas te plaindre d’avoir été lésé. » Évidemment j’ai couru la voir, négligeant
les contrôles médicaux auxquels je devais encore me soumettre. Je me suis
cogné à une porte close. Était-elle partie à son tour en voyage ? Trois heures
durant je ronge mon frein et, tentant ma chance, je téléphone, cette fois. On
décroche. «  Mais que se passe-t-il, dis-je sans tourner autour du pot,
pourquoi ces partages et ces déménagements ? » et je continue sur ce ton.
Pas un mot de l’autre côté, un silence noir traversé de grésillements.
J’insiste : « Explique-toi au moins, dis pourquoi tu ne veux plus de la vie
commune.  » Une vilaine peur m’étreint brusquement, une misérable peur
qui fait le vide dans mon cerveau  : et si c’est Elma notre fille qui tient le
récepteur là-bas. Si c’est Elma, la respiration retenue, j’espère, je prie de
toutes mes forces qu’il n’en soit rien. «  Allo, Elma.  » Quelques secondes
s’écoulent, glaçantes comme la sueur qui tombe goutte à goutte de mon
front. Puis j’entends dire : « C’est bien mieux comme ça. » La voix brève,
impersonnelle, de ma femme. Ne me contrôlant plus, je donne alors libre
cours à ma hargne et pour terminer je lance dans l’appareil : « Mais ce n’est
pas une explication, ça  ! Qu’est-il donc arrivé que tu le prennes ainsi  !
Pourquoi faut-il que tu vives de ton côté et moi du mien  ? Dis-le un peu,
que je sache au moins.  » De nouveau pas de réponse. Je poursuis, vidant
mon sac, ne me gênant pas, j’en suis à la sommer de parler  : j’attrape là-
dessus, dans l’oreille, le déclic qui vous prévient qu’on a coupé.
 
Il me reste Orsol s’il ne me reste plus de famille et j’attends.
 
L’habitude a été la plus forte, j’ai rédigé de nouveaux rapports, je ne sais
combien déjà, je viens d’en expédier un. Ce sont des notes personnelles.
Elles ont trait à la fosse et au mystère dont elle s’entoure ou dont on
l’entoure – un peu trop à mon gré –, je les couche maintenant sur le papier
et les envoie à notre ministère du Développement. Pour être tout à fait
complet j’y joins le récit de mes enquêtes sur le sujet, enquêtes sans doute
infructueuses encore mais qui vont bien vite cesser de l’être. Mes
communications ne se bornent plus qu’à cela désormais. La dernière en date
est partie il y a quelques instants à peine, comme je viens de le dire et voilà,
je me sens dégagé de toute obligation à présent, je ne suis plus tenu à rien.
Je ne vois d’ailleurs rien d’autre à faire : rien d’officiel ; libre. Libre comme
l’air. De toute façon l’heure est venue pour moi de prendre ma voiture au
sous-sol de l’hôtel et de filer : n’importe où, c’est la règle depuis un certain
temps, chaque jour.
 
Je vais, je charge à pleins gaz sur la route. Je traque et mets derrière moi
tout ce qui bouge. Comme prévenus de mon approche, les virages se
dénouent d’eux-mêmes, puis très lentement s’étirent, se présentent en ligne
droite et le temps, épaissi, hyperbolique, survolté se fait matière, masse qui
pèse. Il n’y a que moi, léger, qui chevauche un tel vertige, j’ai la puissance,
j’en dispose. J’entre, roulant à toute allure, et m’installe, quelque part au
cœur de cette turbulence, dans une zone de calme, je retrouve mon élément.
La machine respire de tous ses poumons, des ailes qui battent, elle ne fait
pas plus de bruit. La nationale que j’ai investie m’est familière, trop même.
Je la quitte pour changer. Je ne reconnais pas la nouvelle que ma
12 cylindres dévore à plaisir. Où elle mène, je l’apprendrai tôt ou tard. C’est
la route de l’évasion. Le pays est plus rude, plus grandiose, qui arrive à ma
rencontre ; plus rude, plus grandiose, je me suis douté qu’il en serait ainsi.
Ça ne me déplaît pas. Ce panorama tout en hauteur, en forêts, avance avec
l’air de reculer, je le contemple dans un face à face attentif, traversé
d’interrogations muettes. Je suis aussi tranquille que si je me reposais au
sein du paysage même que je regarde, le paysage qui me regarde aussi
tranquillement. Mais renvoyée à la verticale ou presque, la lueur fugitive
d’une banquise de lumière gisant au fond des terres bientôt me frappe. Si
peu elle dure, brille, un de ces introuvables regards qui, partis d’une foule
pour s’arrêter sur vous, s’esquivent dès que vous les cherchez, il n’y a
jamais eu de regards, ils ne se sont jamais arrêtés. Je couvre plusieurs
kilomètres ayant, distrait, laissé fuir l’image, la fantasmagorie. Par la faute
encore du garçon de l’hôtel, cet animal à qui j’en veux ; il ne me sort pas de
l’esprit. Il va tout répéter, s’il ne l’a déjà fait  ; et il l’a certainement fait.
Mais répéter quoi : ce qui s’est produit entre nous hier ? On le prendra pour
un fou, on le congédiera, comme l’autre. Je ne lui en veux pas au fond. Je
me demande si je n’ai pas outrepassé la mesure moi aussi, pour un peu il
était étranglé de mes mains, si d’abord j’avais failli commencer par l’être
des siennes. J’ai dû heureusement répondre au téléphone, ça nous a sauvés
tous les deux. J’étais encore sous le choc quand je me suis mis à l’écoute,
sans y rien comprendre, de la bouillie crachée par l’appareil. Jappements
tonitruants de paillasse dont à défaut d’un sens les sonorités pâteuses
s’agrippaient à moi, me voulaient Dieu sait quoi : « Talilo, voyons ! Vous ne
vous rappelez pas ! » et je cherchais dans mes souvenirs, Talilo, Talilo. Je
faisais défiler mon répertoire des noms  –  ; avec un nom pareil, la tête de
celui qui le porte devrait se graver dans la vôtre. Elle ne s’est pas gravée
dans la mienne, pas ce nom-là, pas cette tête et s’il se pouvait que le porteur
de l’un et de l’autre existât réellement et autant que quiconque, ce n’était
pas arrivé jusqu’à nous. « You remember me. Don’t you ? – Oui, oui… bien
sûr  », disais-je pour gagner du temps, sans savoir à quoi le temps gagné
allait me servir puisque l’étincelle ne jaillissait toujours pas, j’avais beau
battre le briquet. Lui, là-bas au bout du fil, attendait, sentant mon embarras.
Il m’étudiait aussi, me jaugeait. Je percevais tout ça. La posture où il me
mettait, sans le faire exprès, je veux bien le croire, n’était assurément pas de
celles qu’on apprécie en général et je commençais à m’impatienter.
Complaisant, il se résignait à m’expliquer : « Les Doderick, vu ? Nous nous
sommes rencontrés chez eux. Ils avaient offert, I don’t know when, une
soirée, I don’t know why, vu ? C’était à cette occasion. Je veux être pendu si
j’ai compris ce que faisait quelqu’un like you chez d’aussi jolis poseurs. Ils
vous avaient jeté le grappin dessus, hein, comme ils l’avaient jeté sur nous.
Je pensais tout le temps  : “Il lui arrive, le malheureux, ce qu’il nous est
arrivé à nous tous. Il ignore comment il a échoué là.” Vu ? Anyway, nous
nous sommes quand même amusés. Malgré eux ! » Ce discours n’était pas
aussi clair ni aussi facile à suivre qu’il paraît, présenté ainsi, il avait fallu
l’extraire mot après mot des monceaux de gravats déchargés par le
téléphone. Il ne m’en laissait pas moins rêveur. Qu’est-ce à dire  :
« Quelqu’un like you ?… Les Doderick de jolis poseurs ?… Ils vous avaient
jeté le grappin dessus ?… »
« Vu », avais-je répondu machinalement, avant de me rendre compte de
ma gaffe et d’être empoigné d’une affreuse envie de rire. S’en était-il avisé
si peu que ce fût, il n’avait pas tiqué, nulle trace de susceptibilité n’altérait
sa voix lorsqu’il s’était remis à parler. Tout ça se passait par chance au
téléphone, il nous avait peut-être garantis d’un incident.
Rendez-vous a été pris pour vendredi midi, à trois jours d’ici maintenant,
sur l’un des ports de Jarbher : « Midi, vu ? » Talilo m’invitait à passer les
fêtes sur l’une des nombreuses îles qui constellent le littoral. J’en avais déjà
beaucoup entendu parler, de ces fameuses îles, mais je ne les connaissais
pas encore et je ne demandais qu’à en visiter une avant mon départ. Comme
il ne raccrochait pas, j’en avais profité pour le lui dire en toute simplicité.
Sans se troubler, il m’avait alors déclaré que l’invité qu’il était lui-même
(himself) en attendait un plaisir égal au mien. Sacré nom, j’en aurais attrapé
un coup de sang ! Quoi, un invité se permettant d’inviter d’autres invités. Il
y allait vraiment fort, il ne manquait pas de toupet. Je me préparais à
décliner son invitation et à l’éconduire comme un malpropre, mais l’ayant
sans doute pressenti, il m’a devancé, il a protesté : « Venez, venez. Il faut
venir. Invité, vous l’êtes autant sinon plus que tout le monde. Mieux que
ça  : on sollicite votre présence, et je n’y ai aucun mérite, je vous assure,
vu  ? Moi, je ne fais que transmettre. Vous ne pouvez pas passer les fêtes
seul à Jarbher, ce sera sinistre, ce sera mortel. Aucun de vos amis ne le
tolérera. »
Qu’il croit  ! Ils l’ont bien toléré jusqu’à présent. C’est son grand cœur
qui poussait, je suppose, cet homme à mentir ainsi. Un brave type, ce Talilo,
ça se devinait au téléphone. J’aurais eu mauvaise grâce après ça de refuser
et, sur le moment, je ne voyais aucune raison de le faire, séduit que j’étais
par la perspective d’une telle escapade. Il m’a soutiré le oui qu’il voulait,
mais j’ai eu garde cette fois d’ajouter vu  ? À la réflexion, je suis moins
chaud pour ce projet à mesure que le jour dit s’approche, je le suis même de
moins en moins, je ne me pardonne pas d’avoir eu le consentement si facile.
Je serai l’hôte, sur leurs îles, de qui  : d’inconnus  ; ça ne me sourit guère.
Outre qu’elle m’avait paru forcée, l’insistance de Talilo était gênante, je ne
l’ai pas trouvée de mon goût. Ces gens qui se manifestent inopinément,
cette sollicitude, curieux ! Je le sais, il est trop tard pour reculer maintenant,
j’ai donné ma parole… Non, ni les Doderick ni leur réception, autant que je
m’en souvienne, ne nous avaient produit, plutôt ne m’avaient produit une
impression aussi défavorable que mon interlocuteur s’est plu à le laisser
entendre, mais sans doute disposent-ils ici d’un œil exercé et voient-ils
mieux les faiblesses du voisin, décèlent-ils mieux le défaut des cuirasses.
J’étais plongé dans ces pensées et quelque chose d’autre me cherchait,
cherchait à m’atteindre, une pensée, on aurait dit, plus urgente, remontée de
plus loin (de plus près  ?), une pensée, un ordre et, pensée ou ordre, ils
exigeaient de moi que je m’arrête, il faut faire demi-tour, revenir, – revenir
sans perdre une minute au miroitement, à l’éclat de banquise entrevu tout à
l’heure. Revenir, le retrouver. Je ne crois pas m’en être beaucoup éloigné,
dans l’intervalle  : je rebrousse chemin. J’avance au pas. Ce dont je vais
avoir besoin c’est d’un endroit où stationner  ; ce ne sera pas facile à
dénicher. Taillée au vif de la montagne, la route est étroite et doublée en
plus d’une voie ferrée ; je roule encore. Un terre-plein en retrait se présente,
je m’y range sans hésiter. Débarquant de voiture, je reçois au visage la
même clarté, que sa pâleur aiguise, la clarté que je cherchais. Elle émane
ainsi que d’une mine à ciel ouvert, d’aussi bas. Elle s’élève d’un lac allongé
avec une espèce de félicité dans ses propres reflets. Mystérieuse aurore, elle
se dissipe ensuite sur des champs, des bois, des villages de lilliputiens à
travers l’étendue sereine de l’air. Je domine l’eau qui la répand et la tient
captive, elle fixe sur moi, par-delà toute chose, comme un regard ; étrange
eau.
Se haussant de profondeurs noyées dans de la verdure, un chemin longe,
pour rejoindre la grand-route, le terre-plein où je me suis garé. Il ne peut
arriver que du lac, de ses abords cachés. Sans plus différer, je l’emprunte, il
descend droit sur des habitations mottées dans les replis du terrain. Mais
rapidement il bute contre l’une d’entre elles et tout se termine là. Je mets
ensuite un bon quart d’heure pour remonter le raidillon que j’ai dévalé en
trois minutes. Il ne me reste plus qu’à me réinstaller au volant, et à rouler
encore, l’œil à l’affût d’un autre passage vers le lac, s’il en existe. Je n’en
vois pas. J’avance toujours. Je tombe encore sur une terrasse identique à la
première. C’est le parking d’un café-restaurant ; j’y laisse ma voiture, il est
vide. Me détournant, je jette un regard sur la route : sourcilleuse, la roche
pèse de ce côté de toute sa masse, puis d’un mouvement, d’un seul, ce front
couvert d’une sombre végétation s’enlève jusqu’à toucher le brûlant acier
de l’azur et fermer le pays. Pourtant si haut qu’il monte, des toits pointent
plus haut encore une crête rouge, et un clocher son bulbe de jade. Cela n’y
change rien, ils ne conjurent pas la réserve de solitude et de silence amassée
tout à l’entour et que tout protège. Déserte, la route file sans un pli qui en
rompe la rectitude, comme va sur son lit de caillasse la double flèche
luisante des rails qui la sous-tend, et ne s’arrête de part et d’autre qu’en
plein ciel, rampe servant ou ayant servi au lancement d’on ne sait quels
engins. – Et voici justement la chose qui doit surgir de cet horizon
halluciné, elle perce à un bout, elle glisse, grandit, courant sur son erre : un
train. Juché sur d’énormes roues, altier, un train qui arrive sans précipitation
ni trop de bruit, puis qui passe uniment, et le plus inattendu, avec deux ou
trois voyageurs aux fenêtres, puis qui s’éloigne, réel autant qu’irréel, mais à
en juger par la manière introublée dont le silence et la paix se reforment
après son passage, l’événement n’a pas eu lieu. Je recommence à chercher
un accès au lac.
Durant quelques instants, je me perds entre des villas. Et les villas se
disséminent, leur nombre décroît. Les dernières par l’effet de la déclivité
sont immergées à ras de chéneau dans les frondaisons. Je bats des buissons,
des bosquets, des prés, tous ces parages. Le lac dans ses douves profondes
gravite quelque part, lointaine, inaccessible coulée de perles fondues.
Quand il se montre, il se relève aux confins comme pour s’incliner devant
moi. Je ne trouve pas le chemin qui y mène. Il y en a bien un qui,
s’orientant vers un rideau de peupliers, cède à la pente et m’entraîne,
comme le précédent, de plus en plus bas. Le même silence que partout m’a
suivi, ou attendu ici. Il s’étend apparemment jusqu’à l’eau, ailes de lumière,
limpides, qui bougent. Je ne tarde pas à me heurter au rideau de peupliers, il
borde un champ à l’état sauvage qui penche également en diable. Entrer
dans cette brousse  ? Une maison en cours d’achèvement, sans doute
achevée déjà et sans doute vide, s’y dresse dans son évidence péremptoire.
Je me risque à travers cette friche, et nouvel obstacle, un brusque
affaissement du sol coupe court à mon incursion : la barrière du rien. Je dois
battre en retraite et regagner la ligne de peupliers. Noire, une échancrure
s’ouvre alors dans le torrent végétal, une ouverture que j’ai côtoyée sans
m’en apercevoir  : pas étonnant, elle ne se révèle que dans le sens de la
montée. Un sentier s’engouffre là-dedans, plus raide que les autres, une
ravine. Il ne me fait pas peur, je m’y enfonce. Une quiétude de crypte
m’accueille, une dense pénombre où l’air reste prisonnier des troncs, du
feuillage, de l’encaissement du terrain, où il est apaisé, muet. Un ruisseau
bourdonne au fond et le calme n’en acquiert que plus de force.
Je n’oppose aucune résistance à l’attraction qui m’appelle et je finis par
rejoindre le ru. Il m’escorte un temps, il est discret, il coule précisément
comme il aurait coulé à l’intérieur d’une crypte. De grosses pierres jetées en
travers du courant, un peu plus loin, le rendent guéable. J’en profite, passe
de l’autre côté, le ruisseau me quitte pour suivre sa propre voie. Je n’ai plus
rien d’autre à faire qu’à me laisser entraîner par la pente, non sans compter
avec la traîtrise du gravier, et je plonge ainsi dans le puits de verdure. Le lac
a disparu, de même le jour qui s’est changé en crépuscule. Je sais que le
soleil continue à briller là-haut dans un ciel au bleu éclatant mais je le sais
de mémoire seulement. Après un moment de cette descente à tâtons, un
énorme chalet se profile dans une trouée de lueur diaphane. Il est accroupi
contre terre, tout en bois, aussi culotté que le fourneau d’une vieille pipe, le
chemin ne mène pas ailleurs, ni plus loin. De l’eau lèche le sol à quelques
pas, une légère passerelle avance et vite y perd pied. Mon cœur se met à
battre la chamade  : je la découvre enfin cette lumière couchée, laiteuse,
entr’aperçue du haut de la route. Sans bruit de fluides rouleaux la
parcourent, la bercent. Mon cœur bat de plus en plus fort  ; jamais eau ne
m’a paru aussi incompréhensible, ni pareille émotion ne m’a envahi en
présence d’une eau. J’en tremble, secoué comme par une fièvre
prémonitoire, je ne suis pas encore à l’air libre  ; aqueuse toujours est la
clarté qui m’entoure. Dans mon impatience, je me précipite hors de la grotte
de verdure, un refuge pavé de larges dalles où, flanc contre flanc, dorment
trois barques dont des lessives répétées semblent avoir blanchi le bois. Je
débouche dans une levée de terre, à cinquante pas. C’est une sorte de
plateforme en arc de cercle battue par l’eau. D’immenses arbres, platanes,
hêtres, trembles, peupliers la couvrent d’ombre, les mêmes qui abandonnent
leur image au flot étale. C’est l’éblouissement. Si subtile est l’irradiation
qui m’enveloppe soudain, et si étendue, qu’elle touche à l’infini. Mais là
n’est pas la chose extraordinaire. C’est le silence, un lac c’est de l’eau
silencieuse.
De l’eau silencieuse  ; étonnement devant l’incrédible et tout ce qui se
répand à travers le mutisme de l’espace liquide, séparé à peine du ciel par
une ceinture de brume, elle-même à peine moins bleue que l’air. Sensation
de se porter au plus près de soi, aventure qui vous cherche autant que vous
la cherchez. Et puis surgie, – d’où ? une brise plie les plus hautes branches,
dégage un peu plus l’horizon. S’exaltant, l’atmosphère crépite alors
d’étincelles de liberté, de bravoure. J’envoie promener mes habits au loin et
fends cette eau qu’aucun déchet humain ne souille.
 

Il fait un temps superbe, on ne peut en souhaiter de meilleur pour aller


aux îles. Ce ciel : d’une pureté sans fond, sans faille, battu de reflets d’or,
j’en interroge à tout instant la profondeur violacée. Il ressemble
furieusement comme ciel à celui d’Orsol. Même véhémence béante, même
douceur taciturne ; je ne peux y croire. Mais ça ne durera pas, ce temps aura
tourné avant deux jours. Trop heureux encore, on n’est pas à Orsol.
Véhiculé en tramway par cette belle matinée, je traverse Jarbher les yeux
plus souvent fixés sur la frange azurée des toitures que sur la ville elle-
même et en proie à un sentiment que je ne m’explique pas  : celui de
traverser une illusion. Jarbher est bien là, présent, dressé dans la richesse, le
lustre, l’assurance de sa grandeur monumentale, – et il n’y est pas, ou plutôt
y est dans une grandeur non moins monumentalement pétrifiée, vacante,
que celle d’une cité morte. Gloire de pierre. Les rues s’enchaînent, s’étirent,
et seulement une âme intrépide ose parfois en braver la solitude, le calme.
Sans l’avoir voulu je vais dans un Jarbher qui rêve sa mort, qui me regarde
le violer comme s’il était une tombe. Je pense, continuant : « Après avoir
violé son intimité. Et malgré ça, personne ne sait, moi pas plus qu’un autre,
ce qui se trame à l’ombre de ces rues. L’inexpiable, le sanglant forfait dont
il rêve s’entoure d’un brouillard délétère. » Pensant toujours : « Mais je n’ai
pas perdu espoir de lui arracher son secret, son insoutenable secret, j’aurai
la force nécessaire. » La sensation d’enveloppement se fait si pressante là-
dessus que je me retourne vivement et cherche quoi, quelle présence, quelle
opacité de l’air me poursuit, précède ou cerne. Ce qui semble avoir de soi-
même percé à jour mes intentions et l’ayant fait s’attache à mes pas,
surveille chacun de mes gestes. Je vis sans doute une histoire qui n’est pas
la mienne. Ou, et c’est après tout possible, cette ville cherche à me séduire,
et on ne s’y prendrait pas mieux. Encore que je ne conçoive pas dans quel
but et pourquoi elle se donnerait cette peine, déploierait tant de charmes. Et
s’il ne s’agit pas de menées, autres et autrement plus sourdes, aussi
meurtrières. Ça ne serait pas étonnant. Je ne suis jamais assuré de bien
comprendre son jeu. Pour moi, il y a certes plus important et, dans l’ordre
des urgences, le plus impératif c’est mon départ que je considère comme
imminent malgré le silence gardé en haut lieu. (Je m’en étonne et ne m’en
étonne pas  ; un État ne répond ni n’est tenu de répondre pour l’unique
raison qu’on lui écrit, c’est entendu. Mais il en va différemment en
l’occurrence  : même à la place et à l’échelon qui sont les miens, j’en fais
partie, du gouvernement. Je ne saurais par conséquent être assimilé à un
simple particulier. Il n’y en a pas eu un, des rapports sans nombre que j’ai
expédiés, qui m’ait valu une réponse ; d’approbation ou de désapprobation.
Ni directive ni conseil, ils ont été avalés comme par les caves de l’enfer. Si
les journaux ne consacraient pas de temps à autre deux lignes à mon pays,
je serais tenté de croire qu’il a cessé d’exister, fondu ainsi que neige au
soleil. De tant de distance naît, sans contredit, un effet d’obscurité  ; mes
messages ont dû atteindre leur destination. Sont-ils tombés entre de bonnes
mains, ça reste à voir. Je l’espère et use de patience dans une ville étrangère
où j’ai déjà coulé des jours devenus peu à peu des mois, puis des années, et
célèbre des fêtes qui ne sont pas les miennes, me rendant moi aussi aux îles,
une coutume parmi d’autres.) Dans le fracas d’un tramway qui ne réveille à
travers une métropole désaffectée que des échos troglodytiques, ça me
préoccupe plus que ce que pourrait ourdir un Jarbher qui connaît plusieurs
fois l’an les arrêts de rigueur, – où toute activité s’interrompt, où bars, cafés,
restaurants, hormis ceux, peu nombreux, des hôtels de catégorie
internationale comme le mien, sans parler des magasins, tout ferme. Un
culte voué au soleil et qu’une tradition perpétue le veut ainsi, telle est cette
ville. Quelque chose marche cependant : les tramways, celui-ci en tout cas,
on ne saura jamais pourquoi, un qui m’emmène au lieu de rendez-vous pris
avec Talilo. Il s’y achemine de l’air de comprendre l’importance du rôle
dont il est investi, de la responsabilité, de l’abnégation et du sens du devoir
qu’il faut pour le faire en un jour pareil. Finalement je ne regrette pas le taxi
que je n’ai pu avoir, les taxis eux-mêmes s’étant mis en congé. Chose qui ne
me rend pas peu fier  : j’en suis le seul passager. Nous allons ainsi,
assourdissant la ville et sa froideur drapée de mutisme, sans le moindre
scrupule, et en faisons bientôt de même avec une banlieue où les rues
serpentent à travers des jardins francs de haies, où des demeures belles à
ravir ne daignent se montrer qu’entre des arbres et de hautes fleurs, et en
robes couleur pastel. Chacune dans son style à elle, sa grâce à elle, elles se
veulent chacune à part, unique et l’on serait embarrassé d’en désigner une
qui l’emporterait sur les autres en charme ou de décider laquelle est
ancienne et laquelle récente. Et au cœur de ce verdoiement, œil de biche,
d’un coup se fend et s’élargit le port où l’on m’attend. Un œil de petit port,
pimpant, formé d’une anse dont la courbe va mourir parmi les vagues. Il ne
sert qu’aux plaisanciers, il est taillé sur mesure et bien aménagé pour ça.
Dans les bassins, l’eau tendue a le poli des miroirs et ne s’y alignent côte à
côte, peintures dans toute leur fraîcheur mêlées, reflétées, réverbérées, que
bateaux à voile, hors-bords, yachts, glisseurs, skiffs, pédalos, yoles, canots,
ceux-ci, à moteur ou non, constituant de loin le plus gros de cette armada.
Sitôt que je descends du tramway, des bras s’agitent à distance et je n’en
doute pas une seconde, pareils signes me sont destinés. Penser que ma tête
dise ici quelque chose à quelqu’un me réjouit malgré moi. Ils sont quoi, dix
à douze personnes, hommes et femmes, à monter la garde sur
l’embarcadère, un mince plancher qui balance sous les pieds. Je continue
d’avancer, je commence à les voir de plus près. Aucun visage connu. Talilo,
le nommé Talilo est certainement du nombre, mais lequel est-ce ? Je passe
rapidement les hommes en revue, je cherche à me rappeler. Il n’y en a
qu’un à se détacher du lot. Il remplit, à en faire craquer les coutures, un
uniforme de capitaine de vaisseau, celui-là, mais il a l’air aussi capitaine
qu’un mannequin de mode dans sa vitrine. Et si c’était lui, Talilo  ? Une
brusque crispation me serre l’estomac. Si c’était lui… Le personnage
calcule un peu trop ses mouvements, pose. Mais pourquoi Talilo ne
poserait-il pas, ne calculerait-il pas ses mouvements  ? Seulement moi je
commence à vouloir rebrousser chemin. À ce moment-là, délaissant le
groupe, quelqu’un d’autre se rue à ma rencontre. Ensaché dans une
salopette bleue d’ouvrier, quelqu’un d’aussi mal venu que possible au
milieu de toute cette élégance, cette parade, quelqu’un de ventru en plus, et
cela me le rend d’emblée sympathique. Il me dépasse d’une tête, moi qui
pour la taille n’ai déjà pas à me plaindre. Je l’étudie à mesure que notre
mouvement nous porte l’un vers l’autre. Un poupon bâti en hercule, avec sa
figure ventrue elle aussi du bas, pointue du haut, une bombe vierge de tout
poil, lisse, rose, respirant l’innocence, la drôlerie, la stupéfaction – cette
lueur logée au coin de l’œil exceptée, une lueur qui vous épie, aux aguets et
point si ingénue. Je me dis : « S’en méfier. Mais je ne résisterai pas, je ne
garderai pas mon sérieux, lorsque cet homme ouvrira la bouche.  »
Justement ce qu’il fait en tendant de loin, bien avant que nous nous
abordions, une patte qu’il a essuyée sur sa salopette  : «  Allah est grand  !
Vous avez trouvé le chemin tout seul. Alors  ? Vous me remettez à
présent ? » La voix de l’autre jour au téléphone, exactement la voix. Celle
qui paraissait encore en pleine mue. Ça ne peut être que Talilo, ça lui
ressemble trop. De surprise, de plaisir aussi, je veux bien le reconnaître,
l’envie de rire qui me montait irrésistiblement au nez me passe ou presque.
Sa main s’empare d’ailleurs, énorme et molle, de la mienne qu’elle garde
prisonnière après l’avoir longuement secouée, et il m’entraîne ainsi, comme
une vieille connaissance, auprès de ses amis. Et moi qui ai failli prendre le
capitaine de vaisseau pour Talilo. Si… si j’avais pensé à rien de pareil,
prévu un seul instant que je me trouverai en présence d’un phénomène de
cet acabit ! Assurément ni lui ni notre précédente et unique rencontre chez
les Doderick n’ont laissé de traces dans ma mémoire. Je ne dis pas ça parce
que je me mets brusquement à en douter, nous avons dû faire connaissance,
et dans les conditions qu’il a rapportées, – mais parce que j’ai l’impression
maintenant d’avoir manqué quelque chose. Il revient au demeurant sur la
réception des Doderick, qu’il s’obstine du coup et pour des raisons qui
m’échappent à qualifier «  l’affaire Doderick  ». Il en parle sans lâcher ma
main, ni se préoccuper des autres, qui attendent. Il me demande de mes
nouvelles, et en reparle encore. Jaunâtres, des graines de lupin, ses yeux
bridés s’arrondissent à tout propos que j’arrive à placer à mon tour.
Puérilement, ou gravement, excité sans l’être, il n’en finit pas de se
répandre en considérations inattendues ponctuées de son fameux vu ? Mais
tout à ma découverte des gens et des lieux, je n’y prête qu’une oreille
distraite et je me le reproche, m’efforce à plus d’attention, sans y parvenir,
mes pensées se débandant aussitôt. Je me disais en l’écoutant parler au
téléphone, l’autre jour : « Comme ces appareils peuvent fausser une voix. »
La même est à l’œuvre en ce moment, et elle est aussi fausse. Il tient ce
cadeau de la nature, lavons donc le téléphone de toute accusation.
Il songe enfin à me présenter et les regards, tous les regards, font de moi
leur pâture, joyeusement, férocement. C’est manifeste, je bénéficie d’un
préjugé favorable et la curiosité que je suscite, amicale, j’en suis moins
gêné qu’amusé. Tout le monde est de toute façon trop occupé à jacasser, à
faire assaut d’esprit, les répliques fusent de chaque côté. Aucun de ses
messieurs-dames ne doit comprendre grand-chose à ce qui se dit ou si peu,
aucun pourtant ne se résigne à se taire et à écouter. Bien plutôt chacun
s’évertue à couvrir de la sienne l’ensemble des voix tandis que l’excitation
monte, en même temps que la rumeur. Aussi à l’aise que dans un salon, ces
gens semblent avoir oublié ce pour quoi même nous sommes ici. Et moi ! Je
ne fais guère mieux, je pérore à m’enrouer sans entendre mes propres
paroles et je ne jurerais pas qu’elles débordent d’intelligence. Ce dont je ne
reviens pas, c’est d’avoir retenu malgré ça le nom de notre hôte, qui se
trouve être précisément le play-boy quinquagénaire accoutré en capitaine de
vaisseau. Probablement parce que ce nom, Voldragar, oscille depuis quelque
temps sous mes yeux en lettres de cuivre doré clouées sur le flanc d’un beau
petit bâtiment. Voldragar, quel nom rêvé pour un bateau ! Je ne saurais dire
pourquoi par exemple, et précisément j’en rêve au milieu du brouhaha,
repris et amplifié par l’eau, des conversations.
Puis d’une manière opportune, complaisante et surannée, notre gracieux
capitaine s’incline, pivote à droite, à gauche en montrant d’un geste d’invite
le bateau rutilant sous le caramel de son vernis. La compagnie s’ébranle.
Nous prêtons, Talilo et moi, main-forte aux dames à l’instant où elles
mettent le pied sur le pont, ce dont aussi profitent les maris dans leur hâte à
les suivre. Voldragar à son tour, disant vouloir procéder à certaines
vérifications, se faufile entre eux, ou essaye, et bouscule son monde sans
ménagements. Ne faisant pas de différence entre les messieurs et les dames
nous continuons, Talilo et moi, pendant ce temps, à leur prodiguer nos
services à tous mais Talilo avec on ne sait quoi de tendre en plus. Je l’ai
déjà remarqué, il accompagne chacun de ses gestes d’assistance de
clignotements de paupières et de petits sourires complices, touchants à force
de sympathie. Tant de gentillesse réveille tout à coup en moi des désirs
d’amitié oubliés depuis longtemps. Quel olibrius  ! Mais bientôt, de son
poste de commandement, le sourire accroché aux deux bouts de sa fine
moustache grise, le capitaine nous informe par signes qu’il a fait le plein de
passagers, qu’il ne peut en recevoir davantage, et nous restons là, sur
l’embarcadère, Talilo, une jeune femme et moi. Sur l’embarcadère. D’un
même regard nous suivons le Voldragar qui bat l’eau de son hélice, en
trouble le tranquille miroir et commence à mettre en arrière. Le mieux que
notre compagnon trouve alors à faire est d’éclater d’un rire gros comme lui.
De mon côté je pense aussi qu’il n’y a pas mieux à faire dans une telle
situation. Talilo grommelle ensuite dans son double menton, pendant que le
Voldragar quitte le port de plaisance après deux ou trois manœuvres : « Je
préfère ça, finalement. »
 

La nuit ne tombe pas mais se lève plutôt sur l’île, s’ouvre, claire
invasion, aube, que des souffles de provenance inconnue peuplent sans que
soient dérangés les débordements d’une folle verdure. Frondaisons, plantes,
fleurs, rien n’est plus tranquille. Et pareillement le sous-bois tout autour où
montant la garde d’invisibles présences se tiennent à couvert. D’où on
s’attendrait que des bruits s’évadent. Peut-être faudrait-il y aller et voir.
Seuls les grands arbres rêvent tout haut, la fournaise gelée du crépuscule au-
dessus d’eux, la mer en dessous, jamais assez proche, l’engoulevent – un cri
pour toute une solitude – quelque part. Tout est là, mais le monde rentre en
soi ; il est déjà rentré en soi et le silence, d’une douceur de vampire, a fondu
sur nous à la table même où nous avons dîné et où nous nous attardons
maintenant. Personne ne se hasarde à troubler ce déferlement de paix. Nous
sommes là, sous l’emprise, sous l’envoûtement, Talilo avec son regard vide
comme, près de lui, son amie Rouka et, me faisant face, notre compagne de
traversée, Aëlle de son nom, puis les deux moitiés d’un jeune couple, puis
moi, moi qui prête l’oreille. Tant de choses affluent jusqu’à cette clairière,
cette mine végétale béante où notre table se trouve plantée, si je ne me
trompe, depuis toujours, mais tant de silence également, silence si
envahissant qu’on n’écoute que lui, pas les voix de l’ombre, et on ne peut
faire autrement, et moi plus que ces gens, que chacun d’eux, tout à mes
pensées que je sois, tout au souvenir de cette journée et comme elle a
débuté – par un échec, par ce qui a paru en être un d’abord et qui ne l’est
plus, paradoxalement. Pensant encore, pensant toujours comme ce matin là-
bas à l’embarquement : « Non, ce n’est pas possible. » Pensant comme j’ai
alors pensé  : «  Ils ont plus ou moins prévu de faire deux voyages.
Attendons, ce ne sera sans doute pas très long.  » Et Talilo de s’écrier
pendant que je me rendais à l’évidence, comprenais que rien de tel n’avait
été convenu entre eux : « Damn’d ! Il y a mon bateau ! Vous y aurez de la
place. More than you want ! Je vous promets que vous pourrez écarter les
doigts de pied. » Talilo qui nous presse de ses appels : « Venez ! Venez ! »,
et allant de l’avant et nous, la jeune femme et moi, marchant sur ses talons.
Pas un mot, aucune allusion à ceux qui nous avaient tiré leur révérence, ni à
leur manière de faire. Je ne m’expliquais toujours pas, quelque chose s’était
passé, mais Talilo, ça se voyait, n’en parlerait sous aucun prétexte  : pour
dire quoi, après tout, et au lieu de rentrer à l’hôtel, je suis resté. Je suis resté
rien que pour voir la suite, c’était une drôle d’histoire. Talilo disait devant
lui et sa voix tantôt glapissait tantôt coassait, c’est comme ça sortait  :
« Vous verrez, ça sera nous, les rois. Il y a même une reine. » Il tourne sur
ces derniers mots une face de lune faraude vers notre compagne. Lui
emboîtant le pas, nous le suivons jusqu’à ce qu’il nous montre, amarrée à
l’écart, une barcasse à la nudité fessue qui, d’une façon à elle, ressemble à
son propriétaire, et ça ne laisse pas de me mettre en joie. Leste, la jeune
femme saute dedans la première, j’y vais, j’y tombe à mon tour non sans
envoyer au passage un coup d’œil à l’eau comme si sa transparence pouvait
abriter Dieu sait quelles horreurs, mais c’est une eau innocente qui dort là.
Vient ensuite Talilo, un Talilo si adroit et sûr de ses mouvements qu’il n’a
pas l’air de peser plus qu’un géant de plume. Il tire aussitôt, et son geste est
net, sec, sur le cordon d’un moteur fixé en poupe. La galère frémit, se cabre
et vire d’un coup, portée par un feu roulant de mousqueterie. J’éprouve à ce
moment la sensation ineffable de prendre la mer dans ma propre baignoire.
Et en un rien de temps nous abordons le large, pulvérisant une distance
appréciable. L’océan dort, bercé par sa respiration, parcouru de frissons.
Jusqu’où l’horizon se perd, un furieux soleil en attaque la cuirasse de
lumière sans l’entamer. Des yeux d’un gris laiteux filent en dessous qui
d’instant en instant s’attachent furtivement sur vous. Nous voguons,
annoncés ou plutôt dénoncés à l’immensité marine par le tacotement de
notre moteur. Mon attention est restée tout ce temps fixée sur la ville qui,
déployée frontalement en sombres jeux d’orgue au moment du départ, mais
lâchant pied et reculant peu à peu, a d’abord perdu poids et consistance
puis, château de brume, s’est mise à pâlir. Quelques minutes encore cette
fumée s’est maintenue au ras des vagues et à présent elle fond, et comme
elle fond la terre fond avec elle. Une prodigieuse détente gagne au même
instant les airs et les eaux, une chose qui me manquait et qui me surprend.
J’interroge distraitement l’espace, les mirages que divulgue ce jour absolu.
Je me sens libre comme l’espace, comme le jour où nous allons.
Installé à la barre, Talilo avance une tête que des paupières trop plissées
ont changé en masque d’asiate. Combien de temps avons-nous déjà passé à
naviguer ainsi : je l’ignore, je n’ai pas voulu d’une montre, d’une menotte à
mon poignet, j’ai laissé la mienne à l’hôtel. Le temps ne fait plus rien à
l’affaire par un jour pareil. Une vigilance infatigable aiguise le regard de
Talilo, je l’ai noté et je le note encore mieux maintenant qu’il se rive sur
moi. Prenant conscience de l’intérêt qu’il me porte, j’observe de même
notre pilote. Il se contente en réponse de lever le bras, c’est tout  ; il ne
profère pas un mot. Puis je comprends qu’il désigne la haute mer. Me
déjetant vers l’avant  : de l’eau, de l’eau, je ne vois rien d’autre. Je me
tourne vers lui, il insiste toujours du bras ; là-bas. De nouveau je scrute le
large et j’y suis, du moins je le crois  : piqué dans l’incommensurable
étendue glauque une sorte de pou blanc plonge et déplonge. C’est
manifestement ce pou blanc, ce fétu, que Talilo, la mine féroce et impavide,
veut me signaler. Droit dressée, tenant des deux mains les amples bords de
son chapeau de soleil, sa robe claquant autour de ses jambes, la jeune
femme ne quitte pas non plus l’objet des yeux. Elle n’est pas longue
d’ailleurs à interrompre sa faction silencieuse pour lancer par-dessus ma
tête, à travers le vent : « Ce sont eux ! » Eux ? Elle a eu l’air de confirmer
une nouvelle que Talilo tenait déjà, on ne sait d’où. Elle et lui se
comprennent comme des gens qui parlent la même langue : à demi-mot. Je
ne puis dire quelle mine je fais pour ma part mais Talilo n’attend pas pour
hurler dans ma direction une phrase dont le vent ne m’apporte que des
bribes : « … amis… dragar… dans le pétrin… » Quoi, cette tache qui flotte
au loin, ce bouchon ! Ça, le bateau du capitaine si smart dans son uniforme
et plus encore avec sa fine moustache. Notre hôte  ! Pour ce qui est
d’avancer, il n’avance pas, le Voldragar. Peut-être dérive-t-il. Mes deux
compagnons ont des yeux de busard. Ce brimborion perdu parmi les
vagues, moi je n’y aurais jamais reconnu le fier bâtiment, objet de mon
admiration d’il y a moins d’une heure (ou deux  ?). Notre patache pique
dessus, elle file aussi vite qu’elle peut, ce n’est pas très vite, mais elle le fait
sans faire d’embarras, sans rechigner. Talilo a retrouvé sa belle mine
d’avant, sa bouille de poussah (je m’y accoutumerai sans doute, un jour).
Même détendue, elle n’en demeure pas moins impénétrable  : on se
demande bien pourquoi, elle en paraît grotesque. Dans mon dos, sans
désemparer, la jeune femme continue à surveiller l’océan. Je m’absorbe à
mon tour jusqu’au vertige dans la contemplation des lourdes nappes
miroitantes qui, à mesure qu’on les regarde, se creusent davantage, ondulent
davantage. Des oiseaux marins nous survolent, lâchant au-dessus de notre
tête des vagissements qui s’achèvent en rires caustiques. Des sternes, ce me
semble. Si modérée qu’elle soit, notre allure nous met bientôt devant le
Voldragar qui, joujou à la seconde où il s’enfonce entre les vagues, en
ressort transformé en ce bateau pour moi familier maintenant. Et il est là qui
danse mollement sur place, encalminé, silencieux. Par une manœuvre
précise, Talilo nous le fait accoster sans une secousse : avec une dondon de
barcasse comme la nôtre, c’est de l’art. À bord du Voldragar éclatent des
cris de détresse simulée et des vivats qui le sont moins. Ils y vont de leurs
plaisanteries, nos rescapés. Il n’empêche, ces bruyantes manifestations
sentent fort le soulagement. Il n’y a que le cher capitaine à ne point
triompher. Agacé, dépité, mécontent de lui et, je pense, des autres, il l’est
d’autant plus qu’il le montre d’un air de ne pas vouloir le montrer. Quoi
qu’il en soit, sa mûrissante figure barrée par la fine moustache grise
n’exprime rien d’autre. Où est-il, l’homme qui ne demandait qu’à plaire
tout à l’heure ? Il soulève les deux bras, les laisse retomber quand il nous
voit grimper sur son bateau.
« Que vous arrive-t-il ? » questionne Talilo.
Voldragar se met à secouer cette fois la tête comme s’il voulait en faire
tomber des idées toutes mûres, mais rien ne tombe. Il marmonne, c’est tout
ce qu’il a à la bouche : « La panne. La panne.
– Sèche ? »
Voldragar considère Talilo avec une sorte d’effarement dans les yeux  :
« Sèche. Comment ça ?
– Panne d’essence, quoi !
– Ah ! Oui ! Oh !… Non, non ! J’ai fait le plein avant de quitter le port.
– Alors qu’est-ce que ça peut bien être ?
– Euh… allez savoir. »
Euh… allez savoir : vu, cet homme n’a pas même songé à jeter un coup
d’œil à son moteur  ; par peur de se salir les mains, de faire courir des
risques à son uniforme, je n’en serais pas surpris. Je demande : « On peut
donner un coup d’œil au moteur ?
– Et comment donc ! »
Heureux que quelqu’un s’en charge, sur-le-champ il ouvre presque sous
nos pieds la trappe où se dissimule le coupable. Nous furetons là-dedans,
Talilo et moi sans pouvoir dire ce que nous cherchons. Je frôle des doigts
différents organes, tous sont encore chauds, mais on ne s’y rôtit pas la peau
des mains  ; tant mieux. Je vérifie la connexion des bougies, le système
d’allumage est le grand fauteur de pannes. Celui-ci paraît sans reproche : je
passe donc à la vis de richesse du ralenti. Le ralenti d’un moteur a lui aussi
une triste tendance à se dérégler. La vis que j’essaie de tourner avec les
doigts résiste, je n’y arriverai pas sans un tournevis. Un geste en direction
de Voldragar, il comprend ce que je veux et m’en tend un après avoir
fourragé dans un casier. Je desserre la vis de plusieurs tours, puis je l’invite
à mettre en marche. Contact. La mécanique éternue dans son repaire, et ça
ne va pas plus loin. Je demande à Voldragar d’insister. Alors rugissant, le
moteur m’explose au nez avec une violence si terrifiante que je suis envoyé
au plancher. Il continue de rager abominablement et moi sonné, je tente de
recouvrer mes esprits. Je le laisse rager un instant. Puis je resserre tout doux
la vis. Le régime va baissant, baissant, jusqu’à ce que des hoquets
annoncent l’asphyxie totale. Je redévisse à ce moment d’un quart de tour, je
règle ensuite la vis de butée, et j’écoute. Le moteur tourne rond, doux.
Voldragar me propose après ça de rester sur son bateau. Je lui explique que
je ne peux pas abandonner mes compagnons, que je préfère poursuivre mon
voyage aux îles comme je l’ai commencé et que de toute façon il n’y a pas
de mal, etc. Lui ne fait qu’abonder dans mon sens à chaque mot que je
prononce. Quoique par nos propres moyens, nous nous rendions chez lui,
croyais-je encore. Dans mon idée j’étais toujours son hôte et non déjà celui
de Talilo, – Talilo qui ne m’a pas quitté des yeux, je l’ai constaté quand je
me suis tourné vers lui à un moment donné, et qui m’a pour le coup adressé,
la tête légèrement inclinée vers l’épaule droite, un sourire accompagné d’un
regard tout d’approbation et de reconnaissance, tout de tendresse même,
dirais-je –, de quelque chose d’aussi inexprimable.
 
Reflets, reflets à perte de vue, frissons, jeux de lumière, notre
embarcation taille son chemin à travers une aveuglante solitude, un jour
abandonné à son délire, d’une brûlante pâleur, criblé de grêlons de lave plus
pâles encore. Le Voldragar parti, nous avons repris nos places, moi sur le
même banc, assis, la jeune femme debout mais les reins calés cette fois
contre le flanc de la barque. Elle semble de nouveau fascinée par le
remuement des flots. Il n’y a rien à voir, où que se porte le regard, et même
au-delà. Talilo à qui je tourne le dos maintenant est à la barre comme avant.
Le soleil ne cesse de se répandre en coulées incandescentes dont le souffle
ardent nous lèche la figure. Comme avant. Toute cette immensité est à nous,
ou le serait, n’étaient les éructations de notre moteur, qui nous en
dépossèdent. Si on pouvait faire taire ces misérables crachotements ! Noire,
incombustible, notre gabarre seule échappe à cette mise à feu générale dont
elle occupe toujours le centre si loin que nous soyons allés. Je me réfugie
Une perpétuelle fuite devant la lumière, comme si, avec son obscurité, il
était capable de tout illuminer, les choses mortes aussi bien que les choses
vivantes dans mes pensées, je m’en remets à la paix des eaux… propices
eaux… Aucun de nous n’éprouve par chance le besoin de parler, et nous
n’échangeons pas un mot. Houspillés comme nous le sommes par le vent
éperdu, toute conversation deviendrait d’ailleurs vite impossible. De
seconde en seconde les mêmes pensées, associées au ronron régulier du
moteur, au froissement de l’eau fendue par l’étrave, me séparent de la
réalité pour m’en révéler une autre, où des prodiges se préparent, – des
prodiges, rien de moins. Ses pieds sont fins, nerveux, d’une blondeur rosée,
– à la jeune femme. Je les observe, hanté par les visions nées de cet excès
de jour qui s’use dans le vide. Je les contemple, ils sont enfilés tout nus
dans des sandales à semelle en bois. Des visions qui sont des ombres. Et
l’océan s’étourdit aussi, embrasé, pétrifié, de ces visions qui sont des
ombres tandis que quelqu’un – moi, un autre – regarde ces pieds.
Quelqu’un. Alors je lève lentement, je lève à grands efforts la tête et vois
les larges bords d’un chapeau de paille retombés en écran protecteur sur des
yeux, des traits inconnus. Il aurait fallu leur prêter attention dès les
premières minutes, à terre, et vous ne l’avez pas fait. Cette figure ne se
cache pourtant qu’à moitié ; en dépasse le bas, lèvres et menton empourprés
par la canicule. Des lèvres pleines et en même temps déliées, spirituelles
comme le menton en tulipe. Sur eux flotte une apparence de sourire. Tout le
reste demeure de l’autre côté du rideau. Puis l’étonnement – votre
étonnement, le sien – quand vous passez le bras par-dessus bord, atteignez
l’eau, et d’une main mouillée lui effleurez les chevilles. Mais votre absence
d’étonnement quand sans hésiter elle retire les pieds des sandales et vous
les présente, et que vous renouvelez votre geste, lui inondez un pied après
l’autre de cette eau des mers froides. Et votre étonnement de recevoir votre
part de la bienfaisante fraîcheur. Vous en êtes déjà à les lui laver, à les lui
rincer, sous leur blondeur nacrée, satinée, leur cambrure, pieds, minuscules
orteils, et toujours l’étonnement, la sidération, mais sans vous étonner. Une
raison pour vous de lever encore la tête, de chercher un regard, ou vous ne
savez quoi, et à ce moment le sourire tombe sur vous  : le sourire, le
ravissement de longs yeux émeraude qui transparaissent à travers les ailes
du chapeau. Vous ne vous trompez pas, ils vous font peur. Et de vous
demander  : «  Qu’est-ce qui me fait peur  ? Qu’est-ce qui m’a fait agir
ainsi  ?  » Rien ne s’est passé, voyez comme nous restons l’un à l’autre
étrangers, ou nous le sommes redevenus maintenant que c’est fait, que c’est
fini, elle et moi, dans cette barque qui va, qui court vers un but étranger,
nous ne le sommes pas redevenus, nous le restons. À jamais.
 

Talilo reprend le fil de son discours. Les sortilèges de la nuit se dissipent,


faisant place à un sentiment d’irréparable perte, d’irréparable solitude. La
parole coule de source, méconnaissable, ce n’est plus la voix qui mue et
couaque à chaque mot, le débit en est régulier, les intonations presque
suaves. Talilo est en train, pour une raison indéterminée, de forcer notre
sympathie, d’exiger notre compréhension ou notre indulgence  ; il n’en
démord pas. Que veut-il  ? Le comédien  ! Je tends l’oreille. Quelle affaire
d’État va-t-il nous annoncer pour prendre cet air finaud et en même temps
distribuer à la ronde un sourire tout de suppliante humilité ? Je commence à
le connaître un peu, ce gros malin. Homme à ménager ses effets ! Voilà ce
qu’il est. Avec le sourire dont il nous gratifie et qui lui fait papilloter les
yeux, arrondir davantage le menton, ce n’est peut-être qu’une facétie qu’il
nous réserve. Il faut s’y attendre, et je m’y attends ; sinon tout ce que nous
avions à dire, nous l’avons chacun dans l’assistance, et moi en particulier,
dit au cours de la fiévreuse discussion qui a précédé. Nous parlions – je
parlais – de la fosse et des horreurs qu’elle abrite, la conversation est venue
j’ignore comment, là-dessus  ; d’elle-même. Puis elle s’est prolongée, elle
s’est étirée indûment, n’ayant pas trouvé en soi la force de s’arrêter. J’ai
finalement abandonné la partie.
Et maintenant Talilo nous déclare : « Il y en a qui ne savent rien, comme
moi et, bien contents, se tiennent tranquilles. Il y a en qui ne savent rien,
comme certains, mais veulent savoir à tout prix, ils cherchent, et que se
passe-t-il  : leurs recherches ne mettent à jour en définitive que leur…
confiance en eux-mêmes, une énorme confiance. Ils peuvent assurément se
vanter de tout connaître, pour peu qu’ils aient appris quelque chose à propos
de n’importe quoi. Seulement, comme personne ne sait ce dont ils parlent,
s’il leur arrive d’en parler, et que personne n’en parle… »
Questions sans réponse, réponses qui ne répondent à aucune question.
Phrases, phrases… Je m’efforce d’écouter ce verbiage. Tout d’un coup une
grande lassitude s’empare de moi. Qu’il y ait ou non de la mystification, ou
de la plaisanterie, sous ces propos, ils ne me touchent pas, ne m’intéressent
plus. Je n’ai qu’un désir brusquement, aller me coucher. Il doit se faire
horriblement tard. Je n’ai pas ma montre sur moi, mais une bonne part, la
plus grande part de la nuit est déjà passée. Je tente de me lever, c’est mon
propre cadavre que j’ai l’impression de vouloir soulever, et j’en suis
incapable. Je me résigne alors ; vissé au long banc, je reste, la suite promet
d’être aussi passionnante : avec tout ce plomb dans les membres, que faire
d’autre  ? Je vais au moins m’instruire, moi qui, semble-t-il, veux tant
savoir. Ça tarde à venir ; puis ça vient.
«  Quand nous comprendrons que le bonheur se paye, nous aurons tout
compris. Encore que les choses ne soient pas aussi simples. Ou si on
préfère, en termes plus justes, je dirais : le bonheur d’un homme, c’est un
autre homme qui l’assure et qui l’acquitte. Ainsi, lorsque telle personne
reçoit son lot d’avantages dans l’existence, telle autre aura déjà payé pour
cela, dont c’est le devoir et la mission de répondre à cette attente,
d’accomplir une œuvre en quelque sorte d’utilité publique. Parmi les êtres
humains, il y en a donc qui sont prédestinés à garantir le bonheur de leurs
semblables, à leur procurer une vie sans peines et sans angoisses, une vie
qui sert d’exemple, et ce pourrait être vous, moi, n’importe qui…
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas, tant s’en faut, de la fumeuse théorie
de l’exploitation de l’homme par l’homme ! La contrepartie, parce qu’il y a
tout de même une contrepartie, la voici  : il incombe aux plus favorisés la
tâche de faire du bonheur le but de notre société. Il devrait, c’est
indispensable, y avoir en ce bas monde un endroit où règnent la paix, la
justice, la liberté, et qui serve à son tour d’exemple. »
J’explose, subitement réveillé  : «  D’exemple  ! Rien que cela  ! Et vous
n’en dites jamais rien ! Personne n’en dit rien. Mais puisqu’il en est ainsi…
– Est-ce bien nécessaire ?
– Un peu  ! Pour qu’on sache à quoi s’en tenir. D’ailleurs tout ceci est
assez clair.
– Je vous vois mal parti. Prenez garde à vous. »
Je dévisage Talilo vivement : quoi, des menaces à présent. L’expression à
la fois hilare et contrite, il rentre le menton dans son cou comme dans une
motte de beurre. Le sourire ne quitte pas ses yeux rétrécis et je m’en rends
compte, à ma confusion : le sens de l’humour commence à me faire défaut.
J’ai trop sommeil, à l’évidence. Le désir, la volonté délibérée de pousser la
plaisanterie jusqu’au bout, jusqu’à la provocation, sont patents sur cette
face cyniquement épanouie. Et moi qui prends tout ça pour argent
comptant  ! J’en retiens au moins une chose  : Talilo est bien le premier
Jarbherois que j’entends parler de la sorte, en fait il est le premier qui
accepte tout bonnement de parler et va jusqu’à exprimer une opinion, même
si d’une opinion la sienne n’a que les spécieuses allures. Mais justement :
elle dit bien ce qu’elle veut dire parce qu’elle dit le contraire. Je n’essaie
pas de rattraper le rire qui m’échappe. Riant cependant, une affreuse pensée
s’empare de moi – pourquoi exactement à cet instant ? – celle de la brusque
conscience de mon isolement. Être à ce point coupé du monde  ! Pas une
âme, en dehors de Talilo (et de ses amis), qui puisse dire où je suis. Moi-
même je l’ignore. Atterré, je perds soudain la notion de ma propre identité,
tout ce qui m’entoure m’étrange. Avoir accepté d’entreprendre ce voyage
aux îles sans broncher, sur la simple invitation d’un inconnu et aboutir, pour
ajouter à l’incertitude, là où ce n’était pas prévu. Pourquoi me suis-je jeté à
la tête de ces gens ? Rien certes n’est encore arrivé qui me fasse regretter
mon équipée, même si on ne peut rien y changer. Non, rien n’est encore
arrivé, mais les événements surviennent d’abord, sans lien entre eux, purs
d’intention, et puis ils en établissent, des liens, se découvrent une intention.
La main se pose alors sur la mienne, et c’est si naturel, si simple comme
geste, qu’ainsi posée, fraîche, légère, une impression de main en fait, et
mettant tout à coup à nu le feu qui brûle sous ma peau, elle a la fluidité
qu’avait l’eau de l’océan : une eau dont je suis inondé à mon tour, qui m’est
à moi prodiguée à présent. Elle serait, cette main, en train de fondre et de
m’envahir doucement, qu’il n’y aurait rien là d’étonnant. Je jette un regard
dessus : elle se distingue à peine de ma main dans la demi-obscurité. Mes
yeux cherchent ceux de la jeune femme. Inconnue, elle n’a cessé, elle ne
cesse de l’être. Le bras allongé à travers la table, la main reposant toujours
sur la mienne, elle veut à présent me rassurer du regard. Mais sphinx elle
est sous son masque de nuit, et plus énigmatique encore que ce matin sous
son masque de paille, sphinx elle reste. « Et sans nom, me dis-je, ou si elle a
un nom, il doit être perdu, imprononcé, dans une arrière-mémoire elle-
même retraite d’oubli.  » Elle n’a pas moins déclaré se nommer Aëlle. Un
frisson me parcourt. Ce n’est pas la fraîcheur de l’océan, cette onde, ni celle
qui arrive de la nuit, de la sourde végétation profuse, toute cette fraîcheur
dans laquelle nous sommes plongés : c’en est une autre. Ma main ne trahit
toujours pas mon trouble, elle est calme, il a fallu pour déceler une fièvre à
ce point confinée en moi, la ténébreuse intuition d’un sphinx. Et chose que
personne n’a jamais faite, le sphinx me tapote les doigts comme on flatterait
un animal. C’est ça, comme on flatterait un animal, peut-être un animal
ombrageux. Le même tremblement m’agite de nouveau et maintenant une
voix aussi. Appelée ou suscitée par le monstre fabuleux et doux, ou m’ayant
simplement cherché depuis mon arrivée dans l’île et enfin trouvé : une voix,
une parole qui ne rêve pas, elle, mais me prend au contraire à partie, me
demande des comptes, Où t’es-tu introduit  ? Dans quelle intention  ?
Qu’espères-tu découvrir ? Et avec ça, toujours prêt à déballer cette histoire
de fosse… Comme si le hasard m’avait conduit là où je suis à cette heure
sur ma demande et pour me complaire. Dans ces conditions qu’on
m’explique pourquoi je n’ai pas trouvé place sur le bateau où à titre d’hôte
j’aurais dû être l’un des premiers à embarquer, et me suis vu laisser à terre.
Et laisser précisément avec celui qui, jouant autant que moi de malchance,
celui qui invité m’a transmis à son tour l’invitation et, à présent attentif aux
seules effusions de la nuit, me reçoit chez lui – j’allais oublier cette même
jeune femme réduite à partager notre sort, que je ne songeais pas encore à
regarder. Talilo qui se trouvait comme par un fait exprès avoir une barque
dans le port, avoir cette vieille casserole sur place, qu’il a ensuite
spontanément et généreusement mise à notre disposition, et je reconnais
avoir soupiré à cette minute sans que ça m’ait paru anormal de le faire  :
« Nous sommes sauvés, nous allons pouvoir rejoindre les autres, Voldragar
et compagnie. » Minute où rien n’était encore arrivé même si d’ores et déjà
on ne pouvait rien y changer. Oui, qu’on m’explique ça.
 
Une étendue qui ne se fond pas dans la nuit d’été, de plus en plus claire à
mesure que l’heure avance, qui ne s’en détache pas non plus, mais reste en
suspens. La mer : froide, silencieuse, immobile, qu’on sent à quelques pas,
le museau posé sur le sable, qui retient son souffle, ou elle ne le retient
même pas, respirant en dedans, froide, silencieuse, immobile, l’ombre
d’une mer, l’autre pays de Jarbher. Puis au cœur de cette vigilance, un
signal se met en branle, sourd battement, trajectoire de pendule qui vient de
loin, ne s’arrête pas, repart au loin. Pourtant pas plus l’air que l’eau ne
bouge – nous les avons quittés : Talilo, Rouka, les autres ; le groupe s’est
séparé, nous sommes partis ensemble, Aëlle et moi  ; il n’est pas certain
qu’il soit venu à quelqu’un l’idée d’aller se coucher, qu’on puisse aller se
coucher par une nuit pareille ; nous sommes partis, Aëlle et moi. Mais cette
impression s’évanouit dès que je crois deviner, saisir de quoi il s’agit. Puis
ça reprend, ça revient ; de nouveau les sens en éveil j’écoute. Comme si elle
n’y était pas auparavant – y était-elle vraiment  ? – je remarque la barre
exiguë, d’un noir dense, tendue sur la pâleur étale de l’eau, laquelle est ainsi
découpée en deux plans. Une digue sans doute. Je continue à dresser
l’oreille mais sans rien percevoir. Je pense que s’il se passe quelque chose,
ça se passe hors de portée des sens. Ébouriffées et toutes sombres, des
loupes hirsutes commencent à se profiler sur l’éclat délavé, lunaire des
plaques d’eau. Peu à peu je reconnais en elles des îles, – des îlots. Des
plaintes furieuses éclatent alors au milieu de ces blanches ténèbres dont
elles déchirent l’humidité, des plaintes intolérables, obstinées, fatidiques.
J’entoure Aëlle des bras, la serre contre moi. Ce n’est plus l’ombre
désincarnée dressée à mes côtés, je ne me promène plus avec mon propre
sphinx dans cette nuit où il ne fait pas nuit. Elle chuchote  : «  La sterne,
l’hirondelle de mer. C’est elle. »
Je poursuis mentalement : « L’oiseau fou. » Sans m’en rendre compte je
me mets à bercer Aëlle, debout sur le sable comme nous sommes, face à
cette réalité lacustre obscurément inapprochable, à la bercer, enveloppant
des bras son corps doux et tiède dont voici que peu à peu me pénètre la
chaleur pour finir par se confondre avec la mienne, et de nouveau je perçois
le battement, la pulsation de tout à l’heure : comme si elle émanait d’elle ;
d’elle autant que de cette terre, une terre plus eaux que terres, et ma voix dit
en moi  : «  Tu m’en ouvriras les portes, Aëlle  ; vous me reconnaîtrez et
recevrez, toutes les deux, Aëlle ; que je sois à toi, Aëlle, que je sois à vous,
elle et toi, j’arrive. Attendez-moi. »
 

Je me réveille et à peine réveillé je veux m’en aller, le soleil allume les


fenêtres. Puis tout me revient  : la traversée, la nuit sur l’île, Talilo, les
autres, Aëlle endormie près de moi. Ça me fait rester tranquille au lit, j’ai
honte. Elle n’a rien perçu, j’espère, de mes envies de départ – de fuite. Elle
respire légèrement, un soupçon de souffle, qui lui soulève
imperceptiblement les ailes du nez, elle est couchée sur le côté, le visage
avivé d’un feu tendre, le visage tout épuré, tout nu. Libre d’émotions,
d’intérêts, de soucis, libre de ce qu’un visage n’a que faire, les traits réduits
à l’essentiel, à la beauté de l’essentiel, rien qu’elle et sa beauté endormies,
au-delà comme en deçà de toute chose, de toute parole. Je reste comme je
suis, assis dans le lit à penser. Sans se réveiller Aëlle cherche ma main, la
trouve, la met sous sa joue et ne la lâche plus. Je m’allonge alors, elle étend
une jambe en travers des miennes. Il fait plein jour dehors, la lumière qui
suit l’apparition du soleil, d’ici on sent la nouveauté de ce jour, l’innocence,
l’allégresse de l’air. Encore un petit moment comme ça, puis ce sera un
grand moment, et ce sera tout, ce sera le jour installé pour toute la journée
et il durera jusqu’à minuit.
Dors, Aëlle et dans tes rêves chasse le mal que peut-être tu penseras de
moi demain, que peut-être tu te prépares à penser déjà : qu’il n’en reste rien
à ton réveil. Parce qu’on vit comme on peut, mon Aëlle, on prend ce qui
n’est pas sûr au lieu de ce qui l’est, et parce qu’il n’est pas facile de vivre.
C’est ce qu’on apprend peu à peu et c’est tout ce qu’on apprend. Tu es
chaude, ta peau contre la mienne est brûlante, tu es bonne quand même,
sans te connaître encore je le sais, ta jambe sur mes jambes est bonne, ton
ventre contre ma hanche est bon, tes seins contre mon bras sont bons, et ta
respiration sur mon cou ; mais il n’est pas facile de vivre, non.
(Mais ça viendra plus tard, beaucoup plus tard, dans deux jours, peut-être
même trois, quand cette histoire aura reçu le mot fin comme des scellés, et
il n’y aura plus d’histoire alors, ce sera la vie, tout se passera dans la vie et,
à ce moment-là, d’une voix calme, tu assassineras ma paix :
« Je t’ai toujours attendu, Ed. »)
Elle aura vite appris à dire Ed pour remplacer mon nom, Aëd. Je l’aurais
voulu, mais ça se passera hors d’ici et de cette histoire, dans un temps que
ni elle ni moi n’imaginons encore, un temps qui n’attend que ça pour
commencer. Dans la brèche du silence de ce moment, j’écoute celui
d’Aëlle, en attendant. Je finis par me glisser hors du lit, j’essaie de ne pas la
réveiller ni de la déranger, je m’habille en silence, non que je sois pressé de
me lever, j’ai du temps devant moi, sur une île nous avons tous tout notre
temps devant nous. Mais j’ai envie de sortir pour voir un peu à quoi
ressemble notre premier jour, Aëlle et moi, sur une île. Pourquoi aussi ne la
quitterais-je pas si je veux, et je le veux, tout de suite, parce que je trouve
maintenant qu’une nuit, ça suffit, une nuit comme celle-là. Il faut garder
intacts de pareils souvenirs  : qu’ils nous survivent. Talilo tel que je le
connais ne refusera pas de me ramener, ce matin même, à Jarbher, il ne
posera pas de questions  ; ne me demandera rien. Je me retourne tout en
enfilant mon pantalon, j’ose à peine regarder Aëlle, Aëlle qui dort toujours,
parce que si je la regarde, je suis un homme perdu, plus perdu que je ne le
suis déjà. Non, ce n’est pas ça : j’aurai honte et je sens avec terreur, avant
que ce moment n’arrive, l’effet que ça me fera, comment l’amour colle à la
terreur, et ce mensonge que l’amour commence et finit par être. Comme
nous y sommes engagés déjà, il ne me reste plus qu’à m’user les ongles sur
les murs. Un noir rideau de brume me tombe soudain sur les yeux et rien
dans cette chambre ne subsiste du jour qui rit de toute sa fraîcheur dehors.
Je me rassieds, je m’affale plutôt, le pantalon à moitié enfilé, sur le lit à côté
d’elle, je pose doucement ma main sur sa joue tout enfiévrée par le
sommeil, et elle sans se réveiller, sans savoir ce qu’elle fait, me prend la
main comme tout à l’heure, la presse d’elle-même contre sa joue  ; et
maintenant, et toujours sans se réveiller, elle presse ses lèvres dans ma
paume. C’est peut-être ça, la vie, nous y sommes déjà, dans la vie : je retire
aussi doucement que possible ma main, Aëlle laisse faire, ne s’en aperçoit
pas, ne sort pas de son sommeil. Il est grand temps que je quitte cette
chambre, dehors ça ira mieux.
 
Dehors je bute contre le jour, je cligne de l’œil, ça va déjà mieux, je suis
presque bien, le vent, le soleil lavent l’île à grande eau, un vent vif, un soleil
vif qui emportent tout, balayent tout, j’en ai la poitrine gonflée. Et du coup
je vois où je vais  : au même endroit qu’hier, que cette nuit, ou plutôt ce
matin avant le jour, c’est à peu près la direction, je le sens, tout me le dit.
De toute manière si on veut découvrir l’océan de plus près, c’est par là qu’il
faut prendre, et l’océan se montre sans tarder. Le soleil, le vent et à présent
l’eau, la joie monte, elle se répand à flots dans un sens, dans l’autre ; autour,
au-dessus, devant moi. Porté par la mer comme dans le creux d’une main,
un bateau rouge avec des taches noires, une coccinelle, trace en zinzonnant
sa route sur cette main. La seule chose qui bouge et je le regarde passer,
prenant son temps, entre les deux îles, la nôtre et celle là-bas à la houppe de
pins parasols. L’océan brille et s’écaille sous le vent, et le vent se fait plus
brutal, c’est lui qui dénude ces dos de tortues unis et lisses, ces grands
rochers du rivage. Mais, quoi ! je pleure. Je ne sais pas ce qui m’arrive, des
sanglots s’étranglent, irrépressibles, dans ma gorge. Qu’est-ce qu’il faut
faire pour arrêter ça. Le vent, le soleil, le vent, et maintenant les larmes ; eh
bien, sanglote, mon petit.
C’est peut-être ce que tu voulais, ce que tu cherchais, Ed. Parce que d’un
coup tu y es de nouveau, dans la vie, ou tu sens que tu y rentres de nouveau,
tu y retournes, et c’est dur. Non ce n’est pas ça ; dis, ce sera plus vrai : tu
entrevois seulement ce que ça fait quand la vie vous est redonnée après
toute une vie que vous n’avez pas vécue ; ça fait amèrement pleurer, le jour
monte à peine, et tu n’as que regrets, dépit, colère.
(Je le veux aussi, Aëlle, ne crois pas, plus exactement je l’aurais voulu,
cet amour : si tu pouvais te douter combien je l’aurais voulu maintenant que
je t’ai trouvée ; mais pas rencontré comme ça, annoncé comme ça, je veux
dire comme tu vas me l’annoncer  : «  Je t’ai toujours attendu, Ed.  » Mais
tout se passera ailleurs, dans un temps que ni toi ni moi ne soupçonnons
encore, une autre existence qui attend n’importe quoi pour commencer et
dans laquelle il nous arrivera peut-être un beau jour d’entrer la main dans la
main sans l’avoir voulu ni cherché ; un beau jour venteux comme celui-ci,
et peut-être que nous y sommes, que c’est le jour. Pendant longtemps il
vous est interdit de vouloir – ou de ne pas vouloir – une chose, quelle
qu’elle soit, puis ça vous est permis.)
 
Pour le moment je m’attends surtout à partir, à quitter Jarbher du jour au
lendemain, et Aëlle tout de suite, ne plus la revoir une fois cette île laissée
derrière moi. Une chose inévitable si vous avez une vie à vous, une vie
réglée, si vous avez des affaires à vous, un passé à vous, des attaches
quelque part, si vous ne ressemblez pas à ce vent. Ce vent ! Il a fait de moi
son prisonnier, où que j’aille il se dresse sur mon passage, il m’entoure,
m’enferme entre ses murs turbulents, l’île en est toute remuée avec sa dense
marée de fleurs, de plantes juteuses, d’arbres qui descendent très bas,
jusqu’à les caresser comme des cheveux d’enfant. Le vent a des angles, ce
matin, mais il a séché mes larmes, le soleil rit là-haut, maintenant je peux
rentrer, la maisonnée doit être réveillée. Et c’est elle que je vois venir,
Aëlle. Par le même sentier, elle vient dans une petite robe en coton à semis
vert sur fond blanc, une blouse ou quelque chose de ce genre, bien ajustée à
la taille, peut-être l’avait-elle hier, mais hier, je n’avais pas encore appris à
la voir, – avec une serviette de toilette aussi sur le bras. Elle arrive nue sous
sa blouse et elle paraît plus nue, ce matin, qu’elle ne l’a été à aucun moment
depuis notre rencontre, avec ou sans robe. Elle dit en passant, et là, le
sentier étroit comme il l’est, c’est presque s’il ne l’oblige pas à se plaquer
contre moi : « Je vais prendre un bain. » Elle murmure ces mots en baissant
ses yeux souriants, ses yeux vert paradis, elle va prendre un bain dans
l’océan. Je l’entends ajouter  : «  Le petit déjeuner sera bientôt servi. Je ne
serai pas longue.  » Elle part, son regard porté comme un secret qui se
déploie en gestes autour d’elle.
« Et moi », je pense. « Dois-je faire ou non ma toilette ? » Et je pense que
oui et qu’il faut me dépêcher, mais il n’y a rien pour ça à l’intérieur de la
maison, il n’y a pas même les commodités, je n’ai donc plus qu’à demander
une serviette à Rouka et aller au puits creusé à même une cuvette dans la
clairière, presque sous les fenêtres de la villa. Je me déshabille là et si je
suis nu ou non, personne autour de moi n’y fait attention. Je tire des seaux
d’eau, je me les retourne dessus, cette eau est glacée à faire craquer la peau
et ma peau se met en effet à crépiter. Mes dents s’entrechoquent, mes os
aussi, je continue de plus belle, je tire des seaux et encore des seaux, je me
les jette sur les épaules, la tête, le ventre et je me frotte, frotte du plat des
mains. Les frissons m’atteignent jusqu’au cœur. Encore deux seaux, et cette
fois je me frotte avec la serviette de gros lin rugueux. La joie monte, c’est
maintenant qu’elle se fait connaître et que l’idée me vient, l’idée qui a tardé
à venir  : «  Va retrouver Aëlle de ce pas, cours. Baigne-toi dans l’océan,
avec elle, et dis-lui que tu es heureux. » Je n’attends pas, je m’élance dans
le sentier aussi vite que je peux, je fais une prière en chemin, qu’elle ne soit
pas déjà sortie de l’eau. Je comprends que je cours à ma perte, que je vais à
l’abattoir, mais par égard pour moi-même, je me sermonne : « Quelle idée
de se laver à l’eau d’un puits quand il y a l’océan  ! Je suis heureux et je
l’aime  !  » Elle crie de là-bas, du milieu des vagues en me voyant aller la
rejoindre à grandes brasses : « Quoi ? »
Elle se débouche les oreilles, un doigt dans chacune, un doigt qu’elle
secoue, et elle crie :
« Quoi, Ed !
– Je suis heureux ! Je t’aime ! »
 

La lune se lève juste au-dessus du bois qui coiffe l’île d’en face. Aussitôt
elle jette un pont entre notre île, et l’autre là-bas, et aussitôt ce pont de
lumière se met à scintiller, posé à même l’eau, arche d’hypnos dont nous
n’arrivons plus à détacher les yeux. Nous sommes assis, Aëlle et moi,
pelotonnés parmi les carapaces de granit qui dégringolent en troupeau dans
l’océan. Le ciel est clair, encore blanc, presque bleu maintenant que la nuit
est tombée, mais il redeviendra plus clair et le restera uniformément
jusqu’au matin. Tombée soudain aussi avec la nuit, la fraîcheur est telle
qu’Aëlle a dû passer mon pull, il fait calme. Pas de vent, le vent reprend son
souffle en ce moment, il doit dormir quelque part, se remettre de sa danse
folle du matin. Nous ne quittons pas du regard, fascinés, le pont de lumière
tendu sur cette eau elle aussi endormie et je me demande ce qu’on
découvrirait au bout si on le franchissait. La réponse me vient
spontanément : « Je découvrirais, moi, en train de m’attendre, celle qui est
blottie à mes côtés. De m’attendre et de sourire comme je n’ai vu personne
d’autre le faire, en répandant toute l’aurore de ses yeux en pensées et en
rêves. » Une odeur de lilas passe à proximité, quelqu’un parle bas, près, ou
loin ailleurs. Là où je me trouve, j’ai cette impression maintenant  :
quelqu’un parle, près ou loin, je ne sais jamais. C’est l’océan pour l’instant,
il demande ce qu’il ne faut pas demander, des questions ressassées, que je
porte déjà en moi (les entends-tu, Aëlle  ?). Il s’entête à les poser et elles
n’ont pas à l’être, surtout en un moment comme celui-ci, où je suis tourné
vers Aëlle, où je l’écoute parler, où c’est l’eau saturée de lune verte de ses
yeux, adamantine et aussi loin qu’on puisse y voir, qui est la question,
quand bien même elle ne pose pas de questions, et elle n’en a posé aucune
depuis que notre dialogue a repris, notre dialogue avec Aëlle qui, je l’ai déjà
constaté, ne s’est jamais interrompu et se serait poursuivi sous des
montagnes de silence maintenant et… (Mais toi, Aëlle, qu’en est-il pour
toi ?) Et la même question continue à se poser, la même, obstinément, sans
égards pour celles de l’océan, question que je porte déjà en moi (l’entends-
tu, Aëlle ?), sans égards pour celles des autres, pierres sans douleur chues
au fond de moi ou qui se contentent simplement de choir, aussi bien je ne
les entends pas même quand c’est toi qui les poses, Aëlle, ou seulement
comme un grignotis de l’autre côté du mur, du côté où tu restes, séparée, le
côté où j’ai toujours l’impression que quelqu’un parle tout bas. Mais ça ne
me fait pas mal, ça ne me fait pas mal du tout, tu es de l’autre côté du mur,
tu es de l’autre côté, qu’y faire. Et en même temps je te vois, je vois comme
tu remues les lèvres ; donc tu parles serrée contre moi, dans le pull que je
t’ai fait mettre, un pull jaune constellé d’étoiles noires, et ça ne me fait pas
plus mal. (Suis-je en train d’échanger une folie contre une autre, Aëlle, ou
c’est toi qui vas me faciliter le passage  ?) Nous ne sommes peut-être pas
aussi loin l’un de l’autre qu’il semble, il n’y a que ce mur pour nous séparer,
et c’est toi qui seras (peut-être) la porte par laquelle j’entrerai là où il faut
que j’entre, là où je dois être, – ou bien notre étoile est une belle étoile
noire  ? Soudain j’entends les mots qui sortent de ma bouche, je te dis  :
« C’est tout ou rien. »
 
Nous sommes toujours à table et toujours à boire, les femmes aussi, et
voilà que Talilo se met brusquement sur ses pieds, très haut au-dessus de
nous : « Vous pensez que c’est idiot de parler comme je parle. Well ! » dit-il.
La brise souffle de nouveau et le même parfum de fleurs arrive, aussi
pénétrant, aussi insaisissable, et c’est une autre odeur que cette odeur
d’alcool, de tabagie, d’haleine avinée, qui empeste même en plein air, dans
laquelle nous sommes installés. C’est comme une nouvelle lumière et elle
vient en renfort à la lumière de la nuit qui ne s’arrête pas depuis des heures
d’être nuit et de grandir. Aucun visage n’est éclairé, ce serait inutile, et si
deux bougies expirent parmi la vaisselle répandue avec ses reliefs sur la
table, ce n’est sûrement pas pour donner plus de lumière. Aucun visage
n’est éclairé, – chaque visage luit faiblement comme un miroir voilé ; après
ces premiers mots, les autres restent plantés dans sa gorge, des couteaux qui
doivent le faire souffrir, l’alcool le plus brûlant ne pourrait pas lui causer
plus de mal. Je lève la tête et le considère, dans son ivresse, dans la
mienne  ; à aucun moment il ne m’a paru aussi laid. Il s’efforce de garder
l’équilibre, de la main il se masse le bas du visage, qu’il va peut-être tordre,
il en tirera alors plus d’alcool que de graisse. À aucun moment non plus il
n’a été aussi beau ; il est soûl, je le suis, nous le sommes tous, il n’y a pas
de quoi en faire une histoire. Il attrape un couteau sur la table et, réclamant
notre attention, il en donne un coup sur un verre qui éclate, un verre de
vodka qui nous quitte. Il exige toujours le silence, il aimerait faire son
speech en paix. Un verre de vodka en moins, il n’y a pas non plus de quoi
en faire une histoire. Il s’appuie d’une main sur mon épaule et de l’autre
main sur l’épaule de Kursi, la femme du Musicien, des mains plus lourdes
que des poids d’horloge. Kursi ne doit pas lui être un pilier d’une solidité à
toute épreuve étant donné sa minceur d’anguille, mais qu’importe  :
l’horloge peut parler maintenant ; aurions-nous seulement les tympans qu’il
faut pour supporter le fracas de son carillon. «  Chacun de nous a ses
obstacles, que personne ne connaît, finit-il par déclarer. Chacun a sa prison,
lui, elle, toi (il nous montre l’un après l’autre d’un mouvement du menton,
les sourcils haut levés), moi (il se tambourine le coffre du poing au risque
d’en perdre l’équilibre et au cas où nous ferions erreur sur la personne).
Alors tu restes assis là où tu es, tu n’y peux rien. Pas parce que tu n’y peux
rien… Non, ce n’est pas ça  : parce que tu n’es rien, vu  ? Et parce que tu
n’es rien, tu n’y peux rien ! » Il part là-dessus d’un rire pointu hi hi hi ! et il
rentre en même temps la tête dans les épaules comme pour éviter des
coups : « Même le nom que tu portes, ce n’est pas ton nom. Vous le savez
tous, hein, que votre nom n’est pas votre vrai nom, que vous en avez un
autre, que vous en avez un tas que vous vous donnez en dedans, en cachette
et qui sont vos vrais noms, mais pas celui qu’on vous donne, et ces noms-là
vous ne pouvez pas les dire. » Il rentre à nouveau dans les épaules une tête
qui triple de volume, il poursuit, la langue épaisse, embarrassée, mais le
regard brasillant dans de toutes petites fentes : « Ceux-là, vous n’avez pas le
droit de les révéler, chut, c’est comme ça. Il ne faut pas que le nom sous
lequel vous vous reconnaissez soit divulgué comme si c’était celui qu’on
vous donne et qui n’est bon que pour les gens, pour la paperasse et qu’on a
presque honte de porter, vu ? Pas presque, tout à fait honte ! Votre vrai nom
c’est celui que vous emportez avec vous dans la tombe. »
Dois-je rester à cause d’Aëlle, pour elle, malgré la menace que je sens
venir maintenant, venir je ne sais d’où mais qui monte autour de moi, une
impression dont je n’ai jamais été assailli à ce point. Il en est encore temps,
j’échapperais peut-être au danger si je m’en allais sans attendre, quittais ce
pays. Mais qui dans le mien me demande de revenir, de rentrer, qui là-bas
désire que je le fasse. Orsol est si loin et cela fait si longtemps que j’en suis
parti. Oui, qui se soucie encore de moi, là-bas. Ceux qui m’ont envoyé à
Jarbher, eux-mêmes, ne savent plus que j’existe. Et sans doute en ont-ils
décidé ainsi dès la minute où ils m’ont mis mon ordre de mission dans la
main. Mais qu’y a-t-il aussi entre cette femme et moi qui me ferait rester,
dont je puisse dire voici pourquoi je reste et me justifierait, tout en
reconnaissant, il est vrai, que chercher des justifications dans ce domaine
serait la dernière chose à faire. Saskör venu après dîner, en voisin, avec sa
femme se lève à présent, il est tellement soûl et tellement sombre qu’il en
assombrit cette nuit si claire et que sur nous s’abat un silence de mort.
Même Rouka assise près du Musicien à lui murmurer des propos à l’oreille
se tait pour river sur lui un œil rond d’oiseau, non, la grâce n’illumine pas
Saskör, petit, noueux, sec comme il l’est, comme il est presque incongru de
l’être en ce pays, et qui malgré ça fait une grande ombre, une ombre qui ne
manque pas d’épaissir la blancheur du silence et celle de cette nuit ; Bergol
ne tripote plus Sejja. « Un type qui a peur est toujours seul », assène Saskör
d’une voix aussi dure que lui et il répète avec une insistance d’ivrogne  :
« Un type qui a peur est toujours seul. » Incertain, le regard perdu, il est là,
il semble attendre lui-même la suite. Et ça lui revient, il reprend : « Et tous
les cœurs qui paniquent battent comme des tambours, et toutes les mains
qui paniquent se cachent pour ne pas montrer qu’elles tremblent.  » Il se
penche en avant, se tournant d’une pièce vers Talilo qui continue à peser de
la main sur mon épaule, et ainsi penché, Saskör lui déverse contre la
poitrine, il n’arrive pas plus haut, ses ténèbres, tout ce qu’il y a de
violemment sombre en lui. Et puis il tend son verre, sans en répandre une
goutte. « Tes nom de Dieu d’histoires de nom qui n’est pas ton vrai nom,
c’est des conneries, je me permets de te le dire en voisin. C’est des histoires
de merde ! » dit-il, plongé maintenant dans la contemplation de la chemise
à carreaux de Talilo. Va-t-il tenir longtemps comme ça, sans s’écrouler, ni
faire tomber une goutte de son verre. Il faut un moment à Talilo pour
comprendre ; il lève alors son verre, il reste lui aussi le verre à la main, levé.
Les moustiques nous zézayent autour et c’est tout ce qu’on entend. «  Tu
deviens trop vieux, et tu nous sors des histoires grosses comme toi, des
histoires à la con », envoie Saskör dans le sein de Talilo comme il donnerait
des coups de tête. « Tu deviens trop vieux et t’as la frousse, t’es seul. Quand
on a peur, on est comme un chien qui a peur  : il se couche par terre en
tremblant et il veut qu’on lui enlève ce poids étrange qui l’écrase. Et toi, et
nous tous, nous embrassons le sol comme lui et nous attendons qu’on
vienne nous enlever ce poids qui nous écrase. Allez, vieux, à ta santé. » Ils
boivent le regard de l’un immergé dans les yeux de l’autre. Ils reposent en
même temps les verres qu’ils viennent de vider, s’essuient la bouche de la
main d’un même geste. En posant son verre sur la table, Saskör a vacillé un
peu, mais pas Talilo aussi solide sur ses bases qu’une colonne du temple.
Les verres sont pleins maintenant de cette nuit plus lumineuse qu’un clair
de lune et Rouka se met à pleurer. Son visage aux traits rebondis mais fins
ne grimace pas, ses épaules ne sont pas secouées : elle ne bouge pas et ça
coule. Ça coule uniment, simplement, à croire que son cœur s’est mis à
fondre et qu’il déborde par les yeux. Ça donne une eau aussi claire que cette
nuit, si claire qu’elle en est invisible. Assis à présent, Saskör se répand à
mi-voix en histoires qu’il écoute sombrement, s’étant choisi lui-même
comme auditoire  : «  Quand t’es seul, la vie compte moins que le trou de
serrure dans lequel tu colles ton œil pour voir des gens qui se baisent. La
mort, il n’y a que ça qui compte. Tu laisses venir les choses et elles
viennent. Tu laisses venir la mort et elle vient. Hop, dans le trou, mais c’est
pas le même trou. Il ne faut pas se plaindre… » Tandis qu’il marmonne de
la sorte, Talilo lui vide posément sur le crâne une canette de bière
empoignée au hasard à travers la table. Saskör ne voit rien, ne sent rien,
n’esquisse pas un geste, il pleure des larmes de bière et c’est tout, sa figure
ratatinée en est baignée.
Qui part ne revient pas, et ce n’est pas à la maison d’aller le chercher –
chercher celui qui n’en a pas, qui a perdu la sienne. C’est à lui d’aller
chercher sa maison, elle doit l’attendre quelque part. Rouka ne pleure plus,
ses yeux ont cessé de fondre, ils se sont de nouveau pris en glace et
maintenant elle dit qu’elle entend Dieu, qu’il est là autour de nous et que
bien que cette nuit ne soit pas arrivée à sa fin, il a déjà fait lever le soleil sur
un jour mauvais. Ce sont ses propres termes, un jour mauvais, un jour
maudit. À parler comme nous parlons, ajoute-t-elle, et nous le verrons bien,
il y aura pour tous de quoi réfléchir. Elle porte ses deux mains à son visage,
elle fait la nuit en elle dans la nuit qui n’est pas arrivée à sa fin, qui est une
fausse nuit et elle boucle sa détresse dans cette double nuit. Maintenant elle
n’a plus de visage, et elle n’a plus d’yeux pour pleurer ; elle ne bronche pas,
conserve la même attitude, elle attend sans doute que le jour se lève. Ce
jour mauvais, ce maudit, ce satané jour déjà levé. « Tout compte moins que
le trou…  » Saskör mâchonne une bouillie informe de mots. «  Tu ferais
mieux de la fermer », dit Talilo, dont la voix couine, soudain faussée et on
croit d’abord qu’il s’adresse à Saskör, mais il a envoyé ça à Rouka. «  Tu
entends Dieu et tu sais te faire envoyer en l’air par tout le monde, putain !
Par le premier bonhomme qui veut de toi. » Il parle sans colère, sans élever
le ton, et Rouka en entendant ces mots redresse sa poitrine florissante,
sourit coquettement. Là-dessus le Musicien ramasse la guitare déposée à ses
pieds, se met à en pincer une corde par-ci, une corde par-là et gagne peu à
peu le pays des enchantements. Nous nous enveloppons dans des
couvertures que nous sommes allés chercher à l’intérieur, il s’est mis à faire
beaucoup plus frais subitement – de cette fraîcheur qui bleuit les sources
avant le lever du soleil. Il n’y a plus maintenant autour de la table que le
Musicien, Talilo, Aëlle et moi, les autres sont partis se coucher, les bougies
ont fini par rendre leur dernier souffle. Jouant le Musicien s’incline sur son
instrument comme pour surprendre ce qui y chante et qui va le guider, et
nous à sa suite, sur les chemins hantés… chemins forestiers, chemins des
lacs immobiles, chemins des landes grises… Dans la même attitude il
écoute, attentif uniquement à la voix qui venant d’horizons de brume passe
par sa voix à lui, la voix d’Aëlle et même celle maladroite de Talilo,
chantant tous les trois d’une même voix, sans compter celle qui, dans la
nature, les conduit irrésistiblement :
 
Si mon bien-aimé s’en venait,
Si mon bien-aimé marchait vers moi,
De par son pas je le saurais…
 
Ça fait du bien là où on se sent bien, et ça fait encore plus mal dans le
reste, dans ce qui peut avoir mal. On ne sait comment faire avec un chant
aussi beau, déchirant à force d’être beau, et aussi tranquillement désolé. Et
il importe peu qu’il ne soit pas connu de vous, la nostalgie dont il est
traversé, gonflé, vous le rend aussitôt familier et vous parle votre langue.
Qui part ne peut plus remettre ses pas dans ses pas. Nostalgie douce,
cruelle, il joue le Musicien, il est une heure, puis il est deux heures, l’air
devient si pur à l’entour, il vous laisse une telle sensation de froidure quand
il vous descend dans les poumons, qu’on pourrait croire que personne ne l’a
respiré jusque-là. On le retient en soi, on ne se résigne pas à s’en séparer. Le
jour se lève. Il se lève alors que la nuit ne s’est pas couchée encore. Sur les
plus grands arbres des pointes de feu allumées par le soleil flambent et le
chant continue, heureux et passionné, les oiseaux l’accompagnent, il fait de
plus en plus jour et le chant gagne en légèreté, filaments de soie sur lesquels
danse déjà le rêve ensoleillé du jour, trame où s’entretissent encore  :
murmure de la brise, bougonnement de l’océan, ruisselis des feuilles, – et
toujours ces bruits de la vie qui se frotte les yeux.
Talilo s’est tu mais son visage lisse de poupon n’a pas perdu le sourire
qu’on lui voyait tant qu’il chantait. Ce sourire est devenu seulement plus
distrait et les yeux ont pris une expression sérieuse, les yeux se sont voilés,
ils ne donnent plus sur le monde extérieur. Il a trop bu, trop parlé et
maintenant c’est fini, il ne veut plus ni boire ni parler. Il a peut-être trop
chanté aussi, et il en garde le cœur lourd. Eh bien, il n’y a rien à dire à ça et
personne n’y fait attention, et si quelque chose ne va pas, ça lui passera.
« Je vais aller faire un tour », lance-t-il, déjà campé sur ses pieds. Il va faire
un tour pour n’avoir plus à parler, plus à chanter, ni à boire ; à coup sûr. Et
il s’éloigne dans l’aube. Ça n’empêche pas les autres de continuer à chanter.
Il se peut que Talilo soit allé tout innocemment et naturellement se soulager
contre un arbre, un peu plus loin. Avec ce que nous avons ingurgité comme
bière  ! Puis quelque chose claque, un de ces bruits du matin, un raté de
moteur qui part mal sur un canot. Mes compagnons n’attendent pas
toutefois pour se dresser d’un même mouvement, courir dans la direction
prise par Talilo, puis s’engager dans les fourrés où il a disparu. Je les suis
sans savoir ce qui se passe. Ils en ressortent déjà, ils en reviennent,
soutenant Talilo comme s’il se trouvait mal. Il n’a rien apparemment, sauf
qu’il doit avoir été pris de faiblesse, il tiendrait debout tout seul, il
marcherait de lui-même. Puis je remarque le sang, un filet écarlate qui
suinte de sa tête et s’écoule le long de sa figure en passant par la cavité de
l’œil pour atteindre ensuite la commissure des lèvres et on dirait qu’il
saigne autant de la bouche. Brusquement je remarque ce sang et je
comprends. Comme appelé par ce sang, mon sang me quitte aussi, semble
vouloir me quitter : Talilo s’est tiré une balle dans la tempe et il s’est raté.
Dieu a fait lever son soleil sur un jour mauvais, un jour maudit  ; il l’a
annoncé à Rouka pour tout l’amour qu’elle voue à Talilo. Je remplace Aëlle
sur qui il pèse par trop et le ramène avec le Musicien. Il élève sa main vers
sa tempe pendant que nous lui apportons notre aide, le traînons à la vérité,
et lui, tout en se laissant faire, regarde sa main, la voit couverte de sang et il
tente alors de la cacher dans une poche de son pantalon. Nous rentrons à la
maison, tous les autres dorment.
 

D’abord il y a cette blancheur qui dure indéfiniment, plus blanche que le


visage du temps. Elle dure, les choses semblent faites pour y être juste une
idée de choses, non pour la meubler. Puis le soleil se lève, il arrive et
déblaye tout ce blanc, les choses se mettent à exister dans la chambre, avec
nous, et dehors. Tout remue, tout revient à soi dans un long soupir audible
de toutes parts. Avant, ce n’est pas la nuit et d’un coup ce n’est plus la nuit ;
avec Aëlle dans mes bras, son corps contre le mien, je me sens d’une
douceur de fourrure en dedans. Et j’ai bien l’impression de dégager une
chaleur de fourrure, de porter la canicule en moi. Mais elle ? Mon regard la
touche, le feu de ma fourrure va sur elle et retourne me lécher le cœur. Le
soleil est haut maintenant, il n’est sûrement pas quatre heures encore, il
illumine le monde d’avant l’homme, il en a tout l’air. Si on se couche tard
ou si on se couche tôt, je ne sais plus. À partir du moment où j’ai mis les
pieds sur cette île, j’ai perdu le sens du tard et du tôt, du jour qui suit la nuit,
qui suit le jour. On peut aussi bien dire, le jour suit le jour, ou la nuit suit la
nuit, et on aura dit la même chose, eu le même sentiment. Au-delà de
barrières du coup tombées, on passe, ébloui, de l’un à l’autre, le soleil
éclaire notre troisième jour, notre dernier jour, ce matin, Aëlle et moi.
Je viens de vivre en ces journées ou ces nuits qui vous regardent avec des
yeux clairs, guère koheulés par le sommeil, ce qui ne peut pas se dire, ce
que les autres n’ont pas le droit de savoir. Il en est de ce parcours comme du
nom que vous vous donnez intérieurement, en secret, le nom qui est votre
vrai nom : vous n’aimeriez pas donner ça en pâture à la curiosité des gens.
Je ne dois plus avoir toute ma raison ; et Aëlle ? La chose nous est arrivée
ensemble et ses yeux ne font qu’en parler, ses yeux me parlent, me
regardent, fous, comme ces jours ou ces nuits, ils ne peuvent quoi qu’ils en
aient s’en empêcher. Et ils formulent la même question, cette question qui
veut se faire entendre de moi, reconnaître, m’entrer dans le cœur, ses yeux
parlent et sourient vert. Elle ne doit pas avoir non plus toute sa raison  ;
Aëlle, je t’en prie, ne me demande pas ce qu’il ne faut pas demander
(quelqu’un parle bas à côté, plus loin, ailleurs, et j’ai essayé pendant
longtemps d’identifier, de me rappeler cette voix, en pure perte, je n’y suis
jamais parvenu. En revanche la voix de Rouka s’est élevée toute cette nuit,
nuit aussi blanche et ensoleillée qu’elle ait pu être, la voix de Rouka, celle
de Talilo aussi, les deux voix aux prises, enlacées dans un corps à corps
insomnieux et mortel. Puis elle a pleuré, a-t-elle entendu Dieu encore ? Elle
a pleuré, Rouka, comme une pierre se met à fondre, sans bruit mais, même
muet, son chagrin a traversé les murs, il est arrivé jusqu’à notre chambre.
Elle n’a certainement plus de visage, ce matin, d’avoir tant pleuré. Personne
ne peut dormir par des nuits pareilles, il faut rire et s’amuser à en perdre la
tête ou pleurer, dormir non. Mais tu as dormi, Aëlle, dans cette nuit où
quelqu’un d’autre pleurait. Moi j’ai essayé mais avec toute cette blancheur,
toutes ces larmes, je n’ai pas réussi. J’ai eu beau fermer les yeux,
impossible. C’est quand je les fermais le plus fort que je pouvais le moins
dormir, que quelque chose me paraissait enjamber la fenêtre et s’introduire
dans la chambre  : qu’était-ce  ? qu’est-ce qu’il y avait dehors, dans cette
nuit, pour qu’une chose comme celle-là ait voulu entrer. J’avais, on aurait
dit que j’avais commis quelque forfait, un mal impardonnable, et on venait
me chercher à cause de ça. Le plus horrible, ce mal lui-même semblait me
rendre visite et me prier de le suivre. « Qu’on en finisse, me disait-il dans
mon insomnie, qu’on en finisse tout de suite » et au même moment, pris de
sommeil, je me sentais partir. Et le même poids me pesait sur la poitrine, je
me noyais dans une eau sombre, et ce poids m’y enfonçait. Ce poids m’y
enfonçait doucement et je m’y cramponnais de mes deux mains moites  ;
c’était ton bras, Aëlle.)
Je chuchote : « Aëlle » et je recommence : « Aëlle. » Mais elle dort, le
soleil est haut, il nous éclaire, bientôt j’aurai tout oublié, l’instant présent,
celui qui vient de passer, mon cauchemar, cette chambre, ce qui s’y trouve,
bientôt j’aurai transpiré tout ce que j’ai fait et tout ce que j’ai vu comme je
transpire en ce moment (est-ce moi, est-ce toi, Aëlle, je ne sais pas) mon
eau brûlante, avec Aëlle dans mes bras. Qu’elle ne me demande surtout pas
ce qu’il ne faut pas demander, j’aurai avant peu rejeté ces pensées, rejeté ce
blanc plus blanc que le blanc et le soleil venu nous éclairer et qui prend
maintenant ses aises dans cette chambre, une chambre inconnue, avant peu
je serai l’Autre, celui qui porte un vrai Nom…
… une glace avec son cadre (rouge) est accrochée au mur, je me glisse
hors du lit pour aller satisfaire un besoin urgent dans la nature et je
rencontre dans la glace, l’Autre, que je ne m’attendais pas à voir de sitôt ;
image que j’emporte dehors, et la végétation, le jour, toute l’île trempée
dans l’humidité jusqu’aux cils le regardent uriner avec des larmes de joie…
… la maison, en bois, craque de temps en temps dans le silence du petit
matin ; elle craque de tous ses vieux os comme si c’était sa façon à elle de
rêver, de ruminer pensées, souvenirs, ce qu’elle a retenu, surpris de la veille
ou de jadis et qu’elle garde jalousement enfermé entre ses murs – puis le
silence s’établit de nouveau et, s’approfondissant, il se fait lumière, se fait
fraîcheur, se fait rosée…
… il n’y a qu’un bruit qu’on n’entend pas. Comme celui d’un cœur
pourtant, ça bat et ça se bat contre les arbres dehors, s’attaque au ciel, à
l’océan qui monte, au jour qui monte. Le vent. Il frappe contre les parois de
sa prison, mais ce sont les mouettes qui font le plus de chahut, elles crient
comme si tous les diables de l’enfer avaient pris forme d’oiseaux. Je jette
un coup d’œil de côté, je crois qu’Aëlle dort toujours, et elle ne dort pas,
elle est allongée sur le dos, la tête tournée dans ma direction, son regard
posé sur moi de loin, du plus loin d’elle, et cela dure depuis longtemps sans
doute. Elle ne dort pas et dans une heure ou deux nous aurons quitté l’île, ce
sont nos derniers moments, la lumière de ses yeux parle d’une éternité ou
deux. Je dis : « Ce sont des mouettes, cette fois. » Elle fait oui de la tête et
ne cesse pas de me regarder. La verte limpidité de ses yeux ne cesse pas de
me donner la réponse, et le jour de dresser dans la fenêtre ces bouleaux, ces
pins, sapins et Dieu sait quels arbres encore qui ne cessent pas de nous
contempler couchés comme nous sommes, nus, draps rejetés…
 

J’allais trouver la lettre à mon arrivée, ce matin même. Plus l’heure du


retour approchait, moins j’en doutais. Et fini ce pays, j’avais l’esprit
suspendu à ça, uniquement à l’ordre de rappel qui m’attendait à l’hôtel. Me
voici à Jarbher, et pas d’ordre  ; du coup je ne me trouve rien à faire.
Reprendre le collier, et mes occupations là où je les ai laissées, rédiger des
rapports, rencontrer de nouveau celui-ci ou celui-là, non, il y en a assez, je
n’y crois plus. Retourner à la fosse ? Un jeu qui me paraît encore plus futile,
plus misérable que les autres désormais, je n’en vois soudain plus l’intérêt.
Je réfléchis, j’examine la situation jusqu’où il est possible de le faire.
«  Laisse venir les choses  »  : ivre comme il était, Saskör avait raison,
pourtant je ne suis pas plus disposé qu’avant à faire mienne cette
philosophie. Aëlle  ? elle sait que je dois quitter son pays, il n’a pas été
question de nous revoir  ; silhouette, elle repasse devant mes yeux et va
d’autant plus opaque que me submerge, conservée intacte, l’impression de
lumière déversée par son regard. Mais je ne veux plus penser à elle, ma vie
était déjà en train de s’engager sous son regard dans une direction ni prévue
ni souhaitée. Il en était temps ; qu’elle ne pense pas à moi, elle non plus…
Laisse venir les choses, Aëlle, et elles viennent, laisse venir l’oubli ; même
si c’est une chose (les choses qui viennent d’elles-mêmes) dont je n’ai
jamais voulu. Près ou loin, ailleurs, j’ignore où, quelqu’un, une voix
s’efforce de me parler, et n’y arrive pas ; j’écoute, et rien. Comme tous ceux
qu’on charge de missions identiques à la mienne, mon pays a dû me
sacrifier, et il l’a fait délibérément, en connaissance de cause. Oh je ne les
comprends que trop, nos avisés dirigeants, je comprends quelle intention les
animait en m’envoyant ici, ils pensaient m’envoyer sur la ligne avancée
d’un front, que nous sommes en guerre alors qu’aucune guerre n’est
déclarée. Ils choisissent (ça va de soi) les hommes en raison des services
qu’ils peuvent rendre, mais ça n’y change rien, ils les sacrifient en même
temps. S’il en est ainsi, s’il en est vraiment ainsi… Qu’est-ce que cette voix
cherche à me faire entendre sans y arriver  : qu’il faut laisser les choses
venir d’elles-mêmes ?
Les choses en tout cas ont beaucoup de patience, vous partez, elles
restent là à vous attendre. Retrouvant mon hôtel, et mon appartement dans
cet hôtel, j’ai aussi retrouvé mes objets familiers : ceux qui y étaient et ceux
que moi j’ai pu y mettre, je n’avais qu’à arriver. Je n’avais qu’à arriver et
tout allait continuer comme devant, la même vie reprendre son cours, bien
remplie et non moins oiseuse. Oui mais… Comme un souffle de mort est
passé par là-dessus  : tout est toujours à sa place, la place d’avant, et
pourtant tout semble éteint, flétri, les objets couverts d’une poussière
déposée par l’indifférence et l’abandon, poussière où l’on ne peut pas même
dessiner du bout du doigt comme dans la vraie. Et la fosse, me suis-je fait
du souci à son propos ! Je me demande bien pourquoi, ce qui m’a excité en
elle à ce point. J’ai consigné cela – pour garder un témoignage, me disais-
je, avoir des preuves – dans un calepin, il est là-bas, sur le coin du
secrétaire, ouvert comme je l’ai laissé lors de mon départ pour les îles. J’en
ai parcouru quelques lignes, les dernières que ma main y a tracées, je m’en
suis vite détourné. Ce vieil agenda, périmé depuis longtemps, je le conserve
surtout pour sa reliure de cuir vert qui me plaît. Les choses ont beaucoup de
patience : par exemple, cet agenda resté là à m’attendre avec ses pages qui
ont servi et celles qui pourraient servir encore. Mais il arrive parfois que
toute leur patience ne nous fait pas revenir, et elles attendent inutilement.
Cette idée que j’ai eue d’envoyer des rapports sur la fosse à Orsol ! Comme
s’ils pouvaient avoir un sens pour ces messieurs du gouvernement. J’en suis
tout stupéfait, dégoûté. Le téléphone seul me tire de ma déprime, le temps
d’un entretien, mais c’est le pire objet avec lequel je vis pour le moment.
J’ai sans repos ni trêve l’impression qu’il va m’annoncer je n’ose espérer
quelle nouvelle et je n’attends aucune nouvelle. D’Aëlle  ? Des images
défilent devant mes yeux. Des images, des images. Je suis sans défense
contre elles, contre l’une d’entre elles en particulier ; c’était dans la maison
de l’île, j’étais couché et voici ce que j’ai vu un matin : j’ai vu Aëlle toute
nue à la fenêtre, belle et blanche comme une statue des jardins. Je me suis
assis dans le lit, me rappelant soudain, – je cherche, encore à cette heure,
quoi.
Il vaut mieux que j’aille faire un tour en ville, je crois. Je ne peux pas
rester enfermé ainsi, m’épuisant à ravaler l’écœurement que soulève en moi
la vue de n’importe quelle chose, je n’y tiendrais pas. Il n’y aura pas de
lettre, pas d’ordre de rappel d’Orsol, il faut que je me pénètre de cette idée.
Je laisse tout en plan chez moi et je sors.
 
Je dévale les rues en pente qui mènent au centre, et la foule, la
circulation, la rumeur grossissent, il fait toujours aussi beau, c’est inespéré,
c’est étonnant pour ce pays. Il y a tout de même de l’automne dans l’air – et
l’été n’a pas commencé – mais dans cette après-midi ensoleillée il y a de la
paix aussi et, par-dessus tout, plane ce sentiment de permanence étranger
aux saisons. Sans que j’y pense mes pas me conduisent jusqu’au long pont
sur le Slän, le pont aux ondines, je m’y suis déjà promené plusieurs fois. Je
ne pouvais éprouver envie plus justifiée en un jour comme celui-ci. Je m’y
suis promené chaque fois avec plaisir. À ma surprise, je découvre des
baraques foraines alignées juste avant, sur l’esplanade, cette esplanade
assez large et assez longue pour contenir tous les carrousels et toutes les
baraques foraines de l’univers. Je ne me rappelle pas en avoir vu à cet
endroit quand même celles-ci semblent y être plantées de toute éternité. Y
a-t-il si longtemps que je ne suis revenu dans cette partie de la ville  ? Je
m’attarde à les considérer, cavernes magiques autant qu’elles sont avec
leurs illuminations de fête, leurs merveilles en étalage arrosées de flonflons,
tout cet étincellement. Je finis même par m’arrêter devant l’une d’elles, sans
doute parce que personne ne paraît vouloir le faire Il y aura toujours
quelqu’un ou quelque chose pour lui demander son temps, sa vie et jusqu’à
ses joies et ses peines. Mais c’est l’individu qui la tient : il éveille davantage
mon intérêt. Dans sa solitude, il n’en poursuit pas moins des déclamations
proférées dans le vide, n’en défait pas moins sa pelote de paroles inusables
sans rien regarder, ni personne, psalmodiant avec indifférence  :
«  Approchez, approchez, messieurs-dames, le prochain tour dans une
minute et à tous les coups on gagne. Poupées, petits bonshommes, animaux
savants, les uns marchant normalement, les autres à reculons… vaisselle,
bigoudis, champagne et même, innovation de la maison, un cerveau
électronique, vous pouvez gagner tous ces lots… Prenez des billets,
madame, prenez des billets, monsieur, il y a des gens qui ne croient pas aux
miracles, ils ont parfaitement raison, ici chacun a droit à sa chance, on
gagne à tous les coups. Approchez, approchez, messieurs-dames, cinq
billets pour… » Il remarque soudain ma présence et ses yeux s’ouvrent sans
avoir été fermés à aucun moment, il fixe sur moi le regard égaré de
quelqu’un qui revient de loin, quelqu’un qui dormait, et qui se réveille, se
secoue, rassemble ses esprits. Il en perd la parole ; pas pour longtemps, déjà
reparti, la parole retrouvée, et avec elle la lucidité, il continue de débiter son
discours : mais ce n’est plus la même loquacité, c’est un genre plus grave
maintenant, allant avec une mine grave – vaguement désespérée aussi ou
vaguement amusée. Les mots, lents à sortir, se font à nouveau chair et sang :
«  Vous pouvez gagner, dit-il en me montrant quasiment du doigt – une
tentative ébauchée mais non suivie d’exécution en fin de compte – un
magnifique lot. (Il y croit, il a réellement l’air d’y croire.) Presse-citron,
ours en peluche, oiseau mécanique dans sa cage, le prochain tour dans
trente secondes, il n’y a rien à craindre, pas de mauvais numéros, le bon
Dieu dans son paradis ne vous offrirait pas mieux. (La tension de la voix et
du regard baisse déjà, décline, la distraction réoccupe insidieusement la
place cédée ; et déjà il lance avec moins de chaleur :) approchez, approchez,
messieurs-dames, prenez pour ne pas regretter après… » Il se remet à faire
la navette entre les deux bouts de son stand et, à ce moment, il ne voit plus
rien, le crépuscule est retombé sur ses yeux. D’un geste machinal, expert
aussi, il lance presque en même temps les trois roues chromées qui
afficheront le numéro gagnant. Elles ont longuement attendu pour le faire,
elles sont à présent trois disques de lumière, trois soleils à tourner
cependant qu’un balayeur arrive pas à pas et je dois m’écarter pour le
laisser, d’un mouvement large mais économe, nettoyer le sol des billets qui
le jonchent. Après les premiers, jetés sans profit en l’air et balayés, d’autres
suivent, cependant qu’il s’éloigne comme il est venu, promenant son balai
telle une faux, pas à pas, et moi je feins d’oublier mes pensées dans l’espoir
qu’elles m’oublieront à leur tour.
Accoudé depuis quelques minutes au parapet du pont sur le Slän, je
regarde le fleuve. Il accourt avec ses péniches, ses canots, ses bateaux-
mouches lestés de leur chargement de touristes, un soleil cendré poudroie
sur tout ça d’où jaillit par intermittence un éclair aveuglant, les blés mûrs
ont leur propre soleil, les fleuves aussi. Un de ces éclairs m’atteint, et de
nouveau me fixent, me dévorent, ces yeux devant lesquels je clignais des
yeux et les fermais à la fin pour en retenir le rayonnement, en absorber la
flamme liquide  ; la voix non plus je ne voulais pas la laisser m’échapper,
une voix de flamme verte qui disait sans mots : « Parce que l’amour aussi a
son soleil  », et je ne faisais qu’ouvrir les yeux et les refermer, les rouvrir
pour les refermer aussitôt, ne pouvant soutenir l’éclat d’un tel soleil.
Quelqu’un parle bas à côté ou loin, ailleurs, encore cette voix dont je ne sais
d’où elle sort, puis une autre parole la remplace, et encore une autre, et c’est
toujours la même. Je me tourne à droite, non c’est quelqu’un à ma gauche
qui s’adresse à moi, – depuis un moment, je le crains : quelqu’un, l’un de
ces étrangers dont la ville est parsemée, c’est bizarre comme le monde est
de plus en plus plein d’étrangers. Il se tient le dos calé contre le vieux pont,
il me fait part de ses appréciations sur la manière dont un ivrogne interpelle
les gens devant nous. Je l’aperçois du coup moi aussi l’ivrogne, il déballe
un discours, bras tendus ; mais pas plus que le forain, tout à l’heure, on ne
prend la peine de l’écouter, son gosier déverse un flot de pierres à nos pieds,
dirait-on : tout le monde contourne ce tas de pierres et personne ne s’arrête.
Interposant sa voix mon voisin est en train de dire, je l’entends alors : « …
que veux-tu que ça donne d’autre ? Ceux qui ont construit ce Jarbher étaient
des fous, ceux qui continuent à le faire sont des fous, et des fous ceux qui y
vivent.  » Je passe sur l’intonation dont il accompagne ses propos  ; reste
l’espèce de liberté, ou de franchise, avec laquelle il m’a abordé et continue
à se confier à moi, à me donner également du tu. Je ne fais pas attention à
ce tu, mais il continue  : je le considère, et il continue, ce drôle d’oiseau,
comme si j’étais son frère, quelque parent à lui, aussi familièrement, avec la
même liberté, la même franchise. Et je comprends : je suis son frère. Son
frère, ou quelque parent à lui, non au sens métaphorique où quelqu’un est
votre semblable, mais au sens fondé, indubitable et notoire d’une parenté de
sang. Sans doute sait-il déjà à quoi s’en tenir, lui qui ne guette même pas
des signes de surprise sur mon visage et me parle comme il me parle.
Pourtant rien, ce me semble, dans ma tête, mon accent, mon allure, ma
façon de m’habiller, ne rappelle mes origines – mais quelle tête, quel
accent, quelle allure devrait-on avoir quand on a mes origines ? Comment
ne s’y est-il pas trompé, quand il est arrivé à des habitants d’Orsol, ma
propre ville, de se laisser abuser. Le dépaysement sans doute. Il rend les
ressemblances plus frappantes, l’éloignement nous rapproche de notre point
de départ plus que nous ne croyons. Mais, sacré nom, qu’est-ce qu’un
bonhomme pareil fait sous ces climats. C’est bien le premier que je
rencontre depuis des années que je suis à Jarbher. Il est venu chercher du
travail comme maints autres, ça se voit, il le porte sur lui. Et il a dit des
fous, ceux qui vivent ici.
« Ceux qui y vivent, fais-je en riant. Vous êtes alors aussi un fou.
– Moi, je suis de passage. Simplement de passage.
– De passage, de passage. Depuis combien de temps ?
– Douze ans et quatre mois, mais je ne suis qu’un voyageur. Même si je
dois mourir ici, je n’aurai été qu’un voyageur. Ce sont eux qui l’ont voulu. »
Eux, il a souligné le mot par un ton de voix spécial. Je vais pour lui
demander ce qu’il veut dire par là, il ne m’en laisse pas le temps, il a encore
cette réflexion : « Quelle idée de faire passer un fleuve au milieu de la ville.
– Au milieu de la ville ? Mais Jarbher a été bâti sur le fleuve, qui existait
déjà. »
Je m’entends donner d’aussi pauvres explications à cet homme et je sens
ma balourdise, sens que je parle à côté. Lui c’est tout naturellement qu’il
me répond  : «  Aujourd’hui il n’y paraît guère, c’est toi qui le dis.
Aujourd’hui c’est la ville qui a l’air plus vieille et c’est le fleuve qui a l’air
d’avoir été amené là pour la traverser, les choses changent avec le temps.
Ce sont d’ailleurs des gens à faire des choses pareilles même si le fleuve
était déjà là d’avant, comme tu le prétends. Le vieux se change en jeune et
le jeune en vieux. Et à quoi servent toutes ces bâtisses ?
– Ces bâtisses… (je ne trouve décidément à lui retourner que ce genre de
phrases creuses, insipides) à beaucoup d’usages…
– Je veux dire, à quoi sert de construire tant. Moi, toi, nous ne sommes
que des voyageurs. »
Qu’on me pende si après ça il ne sait pas à qui il a affaire  ! Une telle
parole n’a pu tomber de ses lèvres par l’effet du hasard, je suis son frère, il
l’a vu, il l’a compris dès l’abord. Je l’examine, il me dévisage lui aussi mais
d’un air paisible : il ne se met pas martel en tête, il doit se demander plutôt
ce que je vais pouvoir répondre. Je ne dis ni oui ni non, ses yeux couleur
miel sont clairs au point où je ne parviens pas à m’assurer si une intention
se lit dans le regard qu’il pose sur moi ; bien mieux, s’il pose un regard sur
moi. Et y aurais-je décelé, dans ce regard, les traces d’une indéfinissable
ironie, comme j’ai commencé par le croire, elles se sont dissoutes dans
l’empyrée des sentiments occultes. Sur ce visage simple et passablement
rugueux, l’ironie aurait en tout cas été de trop, aurait été déplacée, mais
notre conversation n’a peut-être pas le sens que je lui prête, et le personnage
que j’ai à mes côtés ne donne pas du tout l’impression d’être sensible à
cette sorte d’inquiétude ni, pour le moment, d’être soucieux d’une réponse.
Ou alors il l’est aussi peu que quelqu’un qui sait de quoi il parle et n’a pas
besoin de réponse – pour qui sans doute il n’y a pas de réponse, à rien, mais
uniquement des questions. C’est à l’évidence la raison pour laquelle sans en
attendre une de moi, il s’informe  : «  Il a un nom, ce fleuve  ? Comment
s’appelle-t-il ?
– Quoi, vous ne le savez pas depuis le temps que vous vivez dans cette
ville. Le Slän.
– Le Slän. Ça saigne. Ces gens savent tout faire, même trouver un nom
pareil pour cette eau qui passe devant leur porte. Leur savoir est presque
aussi vaste que notre ignorance. »
De nouveau il arrête sur moi l’automne aéré, vide de ses yeux : « Mais à
quoi leur sert-elle, toute cette intelligence, à quoi leur servent toutes ces
inventions ?
– Comment, à quoi ?
– Oui, à quoi. À se casser la tête  ? C’est ça leur plaisir. Tiens par
exemple, pour le plaisir d’installer ces machins incroyables qu’ils appellent
des ascenseurs, ils construisent des maisons si hautes qu’elles tiennent à
peine debout. C’est raisonnable, ça ?
– C’est raisonnable, ça. Mais voyons, pour loger tout le monde… vous le
premier…
– Ce n’est qu’un prétexte. Leur véritable idée, l’idée qu’ils se sont mise
dans le crâne, c’est de tout faire autrement qu’il est naturel de faire.
– Vous gagnez tout de même votre vie dans ce pays, je présume.
– Présume, présume, Dieu te pardonne, sinon qu’est-ce que j’y ferais  !
Pour sûr, mais je ne trouve personne à qui faire l’aumône. Ils ont fait
disparaître tous leurs pauvres. »
Encore un coup frappé par cette même main mystérieuse à la porte de
votre cœur, ils ont fait disparaître tous leurs… La fosse  : j’y songe
brusquement, on s’occupe de ce dont on peut s’occuper, on laisse dormir
certaines pensées, on croit les avoir oubliées, et puis elles, à un détour de
phrase, elles se rappellent à vous et vous reconnaissez non sans agacement,
ou étonnement, qu’elles n’ont jamais été si assoupies qu’elles n’aient
continué à vous parler bas, près ou loin, vous parler, une voix, sans que
vous sachiez d’où venue, ni quelle voix ; je tends l’oreille, je ne saisis pas
tout à fait  : «  … à quoi bon à ce moment gagner autant  ? Et eux, qui
habitent ici, comment s’y prennent-ils ? »
Me concentrant, je m’inquiète :
« Pour ?
– Pour pratiquer la charité ?
– Ah. La charité. »
De nouveau je reste sans trouver quoi répondre, je cherche, et lui comme
s’il espérait se faire mieux comprendre, il répète dans sa, dans notre
langue : « Çadaqa…
– C’est ça le progrès justement, dis-je. Combien il serait beau de voir
tous les pays débarrassés de ce fléau qu’est la misère. »
Il n’ajoute plus rien – ni moi, après ma piteuse réponse. Qu’y faire, je
n’ai pas les mots qu’il faut pour parler à quelqu’un comme lui ; l’énorme
ville gronde inutilement autour de nous, poursuivra-t-il ou ne poursuivra-t-il
pas cette conversation, on ne sait, il est tombé dans une quasi-rêverie et
c’est comme si, en plein jour, un lambeau de nuit, un lambeau de danger lui
avait été jeté dessus. Il se rendra compte bientôt, ou ne se rendra pas
compte, qu’il s’agit en même temps d’un lambeau de mort : sur lui, autour
de lui ; il est le ressortissant d’un autre monde, un monde où rutile un autre
soleil et il paraît si exilé sous celui de Jarbher qu’il ne peut éviter d’en
recevoir un morceau sur les épaules, précisément le morceau de nuit et de
mort dont je le vois enveloppé en cet instant, doublé pour faire bon poids de
l’ombre renforcée que je reporte, que je projette sur lui et qu’il va emmener
à son insu comme une maladie inconnue. – Mais ce qu’il cherche n’est pas
ce qu’il veut, comment le lui dire, et me faire comprendre, et que le monde
est trop grand aussi et qu’il s’y perd bien des gens, il m’est tellement
étranger dans sa familiarité même, dans sa fraternité, que le regard de l’âme
avec lequel il me considère, je ne le trouve nulle part en moi, il ne vient de
nulle part et ne me fait aucune place, si proches que nous soyons, lui de moi
et moi de lui : je n’y trouve pas un endroit où poser le mien, le reposer et
quand il se remet à parler c’est tout juste si j’entends sa voix, ne venant de
nulle part elle non plus, me dire, et ce que j’éprouve est très agréable  :
« Rien que par amitié pour ces Jarbherois, je me ferais mendiant. »
Bien sûr  ! De quoi est-il question depuis le début, si ce n’est de ça, et
seulement de ça  : les pauvres de toutes parts qui rachètent ce monde, et
nous n’avons eu ni la possibilité d’écarter la question, ni la possibilité de lui
échapper, nous sommes toujours au cœur de la question si distants d’elle
que nous pensons l’être par moments ; alors baissant les yeux vers le mégot
qu’il écrase et reécrase de la pointe de son soulier, il chuchote et je perçois
encore moins bien le son de sa voix avec le niagara de la circulation dans
mes oreilles : « Excuse-moi, je voudrais te demander une chose ; ton nom.
– Nous avons tous des noms qu’il ne faut pas dire, car s’il faut les
dire… »
Il pâlit d’abord un peu sous l’effet que lui fait ma réponse, puis il devient
mortellement blanc lorsque je poursuis : « Lequel voulez-vous que je vous
donne ? »
Peut-être est-il trop tôt pour pousser les choses trop loin, mais dans ce cas
il sera toujours trop tôt, donc c’est trop tard, la question est posée, une
nouvelle question, d’une autre portée ; qu’elle le demeure dans ce lointain
trop lointain ! À peine ose-t-il lever les yeux maintenant.
«  Pardonne-moi  », c’est l’unique parole qui lui filtre entre les dents, il
n’ajoute plus un mot. Je n’en ajoute pas un non plus, que vaut le mensonge,
ou que vaut la vérité, pour celui qui est allé aussi loin ; non ce n’est pas ça,
ce n’est pas la façon exacte dont la chose devrait être présentée, il faut dire :
que vaut la vérité pour qui n’en a que faire et je sens les regards qu’il me
jette glisser sur moi, sur mon visage, comme auraient glissé des mains – ses
mains, pourquoi pas, ses mains comme elles auraient glissé sur mon corps
dans le dernier et ultime baptême, le lavage qui précède notre inhumation,
et elles auraient glissé ainsi sur toute la montagne de vérité et de mensonge
que je représente, elles se seraient étendues d’un bout à l’autre du pays de la
mort dont je lui aurai ouvert les portes. Puis-je l’abandonner à présent ? Un
permis d’entrée, c’est ce que je viens de lui accorder pour quelques
secondes, de vertigineuses secondes, je lui ai donné asile dans un autre
monde que le sien, un monde où brille un autre soleil, et c’est le soleil de la
mort ; il n’avait pas de foyer déjà, pas de pays, pas de terre à se mettre sous
les pieds, et maintenant pas de nom, et il se demande qui partira à sa
recherche, à la recherche de l’homme, qu’il s’imagine toujours être, et le
retrouvera, le ramènera  ; je le vois tel qu’il est, ni un réchappé, ni un
miraculé mais quelqu’un qui ignore être, je le vois tel qu’il est et qu’il a été
de tout temps  : une espèce d’homme éteint dans des espèces d’habits
étriqués comme il s’en rencontre tant partout  ; maintenant je peux
l’abandonner : importe-t-il beaucoup à n’importe qui d’apprendre qu’il vit
loin, ailleurs, sous un soleil pouvant être celui de la mort et de se l’entendre
confirmer même s’il le sait déjà, ou le sait simplement sans le savoir parce
que ça se trouve dans ce recoin de la conscience où on sait les choses sans
les savoir  ; il dit là-dessus, mais comme s’il récitait de mémoire, ayant
commencé avant même que je me mette à l’écouter  : «  … et il en porte
témoignage, et il ne sait pas qu’à l’heure où les tombes vomiront leurs
entrailles… »
Cette fois, il comprend qu’il peut s’en aller et il s’en va ; je l’abandonne,
je le confie à cette ville, de taille plus réduite encore qu’il ne m’est apparu
sur le moment et comme ils le sont tous, de la même couleur indécise aussi
que son costume avec lequel il ne fait qu’un à présent, au-delà de toute
mort, ni jeune, ni vieux, ayant ou n’ayant pas appris qu’il est en réalité parti
en quête de ce que tout le monde cherche…
 

… à présent incapable de distinguer entre ce qui a eu lieu et ce qui n’est


jamais arrivé, je… mais quelque chose rit soudain très fort, quelque chose,
la nuit sans nuit, la lune blanche dans le ciel blanc ? ce monde dédaigneux
du sommeil, sans doute Aëlle. Aëlle en son for intérieur. Part soudain d’un
grand rire, et soudain s’arrête, un frisson me parcourt, je frappe mes bras de
mes deux mains croisées, je suis transi sans avoir froid.
« Qu’est-ce que c’est ?
– Ce sont des… »
Aëlle ne va pas jusqu’au bout de ses mots. Elle n’en dit pas plus, je
n’essaye pas de forcer son silence, je m’interroge : « Il se cache peut-être
quelque chose sous ce silence. »
Je dis :
« Des oiseaux de nuit.
– Ça se pourrait. »
Je demande quels oiseaux.
… et sens que quelque chose m’observe.
…  je me réveille avec l’horrible sensation que quelqu’un me regarde
avec sévérité.
… dans le rêve, le rêve de ce qui n’est pas arrivé.
… ce qui se passe ensuite, le rêve que nous faisons tous et qui veut que
ce qui est arrivé ne soit pas arrivé.
Ah, ils sont donc tous là, Doderick, Talilo, Voldragar, les deux garçons
d’étage, l’ancien et le nouveau, Rouka, Saskör, le Musicien, Aëlle, ils se
sont constitués en tribunal, ils siègent, ils me font passer en jugement. Aëlle
a la parole pour l’instant :
« Vous y serez conduit, c’est la peine à laquelle vous êtes condamné. »
Je pense : quoi, la fosse ? Je suis condamné à la fosse ? Mais je ne dis
rien, j’attends la suite. Elle vient sous forme de confidence murmurée à
mon oreille :
« J’ai tout fait pour ça. J’aurai au moins la possibilité d’aller te voir du
haut des murs… »
Ou bien mon procès est clos et la sentence est bien celle qui vient d’être
prononcée, ou bien il s’ouvre seulement  ; ou bien il est ouvert depuis si
longtemps qu’il n’a jamais fini de s’ouvrir.
… et il ne sera jamais clos.
… dans le rêve, le rêve de ce qui n’est pas arrivé mais que nous faisons
quand nous voulons que ce qui n’est pas arrivé arrive. Aëlle poursuit, à
haute, à très haute voix maintenant :
« … d’en avoir surpris le secret, on le paye dans sa chair. Évidemment ! »
… non, cet évidemment, c’est moi qui viens de l’ajouter ; dans le rêve, le
même rêve.
Talilo parle également, Aëlle debout, mais lui assis, avec le sang vomi
par sa plaie lui mangeant tout un côté de la figure. Les paroles sourdent de
cet amas de chairs glaiseuses, paroles claires, de cristal, comme si elles
appartenaient à un tout autre individu, sortaient de quelqu’un de pur.
Dommage que je ne les entende pas. Dressée au milieu du prétoire, Aëlle
continue à discourir mais le son de sa voix a, de même, cessé de me
parvenir, il me reste le plaisir (inépuisable) de la regarder, de la détailler, un
visage triangulaire, un nez quelque peu pincé au bout, fin, la bouche un rien
forte mais les lèvres tendres au dessin précis et délié, le front large, bombé,
tout est irrégulier dans ce visage et elle n’en est que plus belle, et mieux que
belle à partir du moment où on rencontre le regard, affronte ces grands yeux
verts qui chantent et changent constamment d’air comme si d’autres yeux se
cachaient derrière et chantaient d’autres airs et que l’espace qui les sépare
était noir et le soleil un cœur plus intensément noir dans cet espace. (Ed, je
suis ton épouse noire et je mets ma montre à l’heure, bientôt tu porteras
mon nom, bientôt tu seras aimé par ta seule maîtresse fidèle  ; commence
déjà par te déshabiller, mets-toi à nu, les draps sont frais et ils sont brûlants,
ton lit est fait, mes lèvres seront humectées de ce vent noir et tes lèvres
l’essuieront, tu le sais.)
… elle brandit une liasse de papiers, déclare, et du coup je l’entends qui
dit :
«  … les preuves  ? Les voici. Tous ces rapports qu’il a expédiés là-bas,
chez lui, dans cette ville ou ce pays, allez savoir, d’Orsol. »
… je pense : là-bas, à Orsol, ma ville, mes messages ont été envoyés et
perdus et c’est ici, dans cette ville, après bien des mois, voire des années,
qu’ils se retrouvent, porteurs de tant de significations et d’obscurités
acquises durant leur long voyage, en plus des anciennes, qu’ils ne peuvent
que me juger et me condamner.
… ou pour le moins, se prêter à diverses interprétations.
… s’étonner  ; maintenant il est trop tard pour s’étonner, tout est déjà
arrivé.
… uniquement ce qui est arrivé et qui n’est pas un rêve  : cela qui
m’attend pendant que j’attends devant ta porte, Aëlle ; mais j’ouvre et entre.
L’appartement je crois le reconnaître, toutefois, dedans, personne, et moi
pris de court je me dis tout haut  : «  Personne  », et c’est ce qui fait
apparemment surgir toute une troupe de gens, lesquels me signalent sur des
tons divers que je fais erreur, ce n’est pas là, je ne suis pas chez… Je
présente mes excuses et me sauve. Dehors la ville semble avoir changé,
mais ce n’est pas mon affaire ; moi, mon affaire c’est d’ouvrir des portes, de
me hâter de le faire sans quoi…
… des portes, des portes, beaucoup de portes, et de pénétrer chaque fois
dans un appartement identique, et les mêmes gens me disent que je fais
erreur, ce n’est pas là, il n’y a que la ville qui change dehors, se transforme
en plusieurs autres mais je les traverse toutes, je dois le faire, et continuer.
Continuer quand bien même il n’y resterait pas un seul habitant, tunnels,
défilés, galeries couvertes, aériennes, boulevards, avenues, squares, rues,
continuer coûte que coûte, dans une lumière qui se dégage des choses, les
auréole et les consume en même temps, une espèce d’éclairage vert qui,
allumé à jamais, luit sans brûler.
Puis je débouche dans la pure horizontalité d’une place. Un gratte-ciel au
fond, et rien d’autre : je m’en approche et, aussitôt au pied, j’en remonte la
façade. Un torrent de conversations, de querelles, de chansons, de plaintes
s’abat sur moi de toutes parts, sauf d’une chambre, alvéole dans cette ruche,
où quelqu’un de noir vêtu se tient debout sous un abat-jour comme sous une
douche de lumière, le visage couvert des deux mains, qu’il ôte à ce moment
pour lancer des coups d’œil furtifs à la porte, y courir, l’entrebâiller,
s’esquiver précipitamment, chercher la minuterie sur le palier, allumer,
arriver à l’escalier, mais à peine y arrive-t-il tout retombe dans l’obscurité,
cette minuterie qui n’en fait pas d’autres, il descend dans le noir, on
l’entend descendre, un bruit devant lequel tous les autres reculent, expirent
un à un ; et de nouveau la place, l’immense place sans rien, plongée dans la
même pénombre. Au centre pourtant, plus noire, une chose bavarde ou rit,
et je pense : une fontaine, comment ne l’ai-je pas remarquée avant. J’y vais,
je distingue une silhouette du même noir, elle se confond presque avec
l’autre chose. La fontaine (?), la silhouette, je poursuis mon chemin, je me
dirige vers elles, la place s’élargit d’autant, on me sourit depuis cette
obscurité, je ne vois pas ce sourire, il est dans l’air.
… je me dis : une femme.
… je me dis  : Aëlle  ; et dans la seconde qui suit elle se dresse tout au
fond de la place, où elle continue à sourire. Je cours droit sur elle, plus de
portes à ouvrir. Une foule arrive à ma rencontre à ce moment. J’essaye
désespérément de la fendre, je lutte, je joue des bras et des coudes, je nage
dedans, je parviens encore à me lever sur la pointe des pieds pour voir si je
ne perds pas les traces d’Aëlle. (Je ne peux pas m’imaginer qu’il s’agisse de
quelqu’un d’autre.) Et puis c’est la fin, je m’enlise. Pourtant, aussi
nombreux qu’ils sont, la bouche et les yeux béants, tous ces hommes, toutes
ces femmes se mettent bientôt à fuir autour de moi tandis que j’avance  ;
libre. Voici comment ça se passe : d’abord ils me jettent un regard et ils ne
me voient pas plus qu’ils ne voient rien, ni personne  ; puis ils me voient,
leurs traits se convulsent et ils se ruent les uns derrière les autres vers les
premières ouvertures qui se présentent, entrées de magasins, d’immeubles,
de métro, de parkings souterrains. Je ne sais pas ce qui sur ma figure ou sur
moi les épouvante, quelle tête monstrueuse j’apporte en ce monde, je ne
peux pas répondre à cette question et eux, qui prennent leurs jambes à leur
cou, ne viendront pas me le dire. La ville est de nouveau dépeuplée,
redevenue muette. Mais pas sourde, ni aveugle  : muette, et attentive, en
attente du moins, un peu trop, nous ne restons qu’elle et moi, ou ce que je
suis devenu, en présence. Ce tête-à-tête ne dure pas longtemps, une
silhouette se profile à bref délai sur la perspective au tracé rigoureux. Une
silhouette, et elle ébauche des pas de danse, un, deux, trois, puis
s’immobilise, elle en ébauche d’autres et s’immobilise encore, et à mesure
qu’elle évolue, elle vient. Cloué sur place, je la regarde moulée comme elle
est dans un maillot noir, je regarde comme ses bras émouvants ondulent.
Elle vient, toujours avec des temps d’arrêt, et je n’attends plus, je ne résiste
plus, je m’élance et crie : « Laura ! »
… ou Véra. Je ne sais pas, car à cet instant j’ai accès à un quartier dont
l’atmosphère est envahie d’une alacrité champêtre, où la paix sent la prairie.
La silhouette en maillot passe dans mon dos au même moment  ; je me
retourne, elle a déjà disparu, non, elle est en train de traverser le carrefour et
de pénétrer dans un immeuble. Je jubile, je la tiens si elle entre là. J’investis
l’immeuble à mon tour, un ascenseur s’envole sous mes yeux vers les
hauteurs : je saute dans un autre, le quitte en trombe, longe vite les couloirs,
j’ouvre des portes, des portes, des portes, les appartements se ressemblent,
tous les mêmes, jusqu’aux fleurs exposées dans les vases. Mais dès que je
fais irruption dans l’un d’eux quelque chose m’accueille, je dirais mieux :
m’entoure  ; cela ressemble à un parfum, et ce n’est pas un parfum (de
fleurs), il s’agit même d’autre chose qu’un parfum, c’est un parfum de
présence, et je me dis  : elle vient de passer par ici, elle se trouve dans
l’appartement voisin maintenant  ; je m’y précipite, mais rien non plus,
personne, je ne tombe que sur cette présence d’un parfum, cette présence
oui qui ressemble à un parfum, et le sentiment de l’échec commence à
m’empoigner. Je défonce chaque porte à présent, porte après porte  : avec
une force démesurée, de monstre, que je ne me soupçonnais pas, je défonce
les portes d’un étage puis je monte au suivant, j’en défonce les portes,
j’arrive au dernier, je défonce la dernière porte. Le parfum est là mais pas la
présence, je me poste devant une baie, je contemple l’atmosphère de demi-
ténèbres où la ville baigne, l’ambiance n’en a pas changé, elle ne changera
sans doute jamais. De l’un des bâtiments d’en face, quelqu’un, une femme ?
m’adresse des signes du bras. Je ne comprends pas ce qu’elle veut, pour
moi ce sont des gestes qui expriment plus l’oisiveté nostalgique qu’autre
chose. Je reste un instant à la regarder faire ses signes, cet instant dure
toujours.
 
… les yeux d’Aëlle sont comme autant de sources de lumière dont on ne
voit que la lumière : est-ce une chose qu’on peut fixer, la lumière, je vous le
demande un peu, ô mes juges.
… Rouka, le seul de tous mes juges qui ait pleuré. Maintenant, après
avoir brillé de la rosée du chagrin, ses yeux sont secs, elle ne pleure plus,
elle ne le peut pas, la glace de ses yeux ne fondrait pas. Elle n’a pas de
visage. Et plus d’yeux pour pleurer. Leur lumière est coupée.
… personne ne peut dormir dans une nuit pareille.
… un jour, il faudra le couper, ce soleil. Comme celui des blés mûrs.
 

… comme il se verra, comme il se voyait déjà. Non comme il se voit là, à


cet endroit, sur cette place, mais ailleurs, dans une autre ville – quelle ville ?
Comme son regard se reporte d’une chose sur une autre, et puis encore une
autre, et il ne comprend pas, que diable est-il venu faire là, surtout qu’est-il
venu y faire à pareille heure de la nuit ?
… comme il réfléchit. Comme il n’entrevoit aucune explication. Et il
essaye de faire demi-tour, ou de se rappeler, il s’élance (en pensée), et ce
sont les mêmes rues, les mêmes passages, sûr de pouvoir remonter ainsi le
cours de ses souvenirs, mais rien ne se produit, il n’y parvient pas, et ce sera
une autre nuit.
… comme il attendra avant de fouiller sa mémoire ou encore cette nuit, et
comme il ne sera plus qu’attente, une attente faite de vide, un vide fait
d’attente, chambre d’échos où, soudain, sa voix, ou une autre voix, se
répandra.
Où méconnaissable, elle s’informera :
« Qui es-tu ? Quel est ton nom. Dis-le ! »
Et toujours pas de réponse. Ne plus savoir qui on est. Ne plus savoir son
nom. Comme il se scrutera jusqu’au fond, s’interrogera et ne se rappellera
pas. D’abord cette place, il y revient, il s’énervera mais il ne se rappellera
pas.
… comme il passe le revers de sa main sur son front et il se sent déjà
mieux, bien mieux, il n’irait pas dire le contraire. Et après  ? Après, que
faire ? Il a exploré ses poches, il a recommencé, toutes ses poches, les cinq
poches de la veste, les quatre poches du pantalon, neuf poches en tout, il n’y
a rencontré que des billets de banque, les mêmes chaque fois, quatre grosses
coupures. Mais pas ce soir, pas cette nuit, ce sera un autre soir, une autre
nuit. Il feint d’y penser, il se perd dans la contemplation de la vaste place.
Cette place même, ce lit même d’une foudre suspendue avec son fol
éclairage, sa variété rebelle de jour, la variété qui pèse ici comme dans les
grandes villes, passé toutes heures, sur certains quartiers. Il n’y manque pas
même la cohue indispensable, mais pas ce soir, pas cette nuit. Il y a foule
(au contraire de sa pauvre tête), il y a foule et lui hors d’état de décider s’il
en est surpris ou non, il songe : « Il n’y aurait pas plus de gens à midi  »,
constatation qui en amène une autre dans son sillage : « Mais il n’y aurait
pas eu les mêmes gens. » Et ils sont bien d’une espèce à part les individus
ni tout à fait pareils ni tout à fait différents qui arrivent sans arrêt sur lui et
le dépassent.
… comme l’envie lui prend, contre toute attente, de chercher l’attraction,
ou peu importe quoi, ce qui justifie cette presse, de trouver, de voir ce qui se
donne en spectacle à côté, plus loin ou ailleurs, et que cette nuit
incandescente se donne enfin pour ce qu’elle est, une nuit promise à
quelque fête sans nom. Et comme il pense, comme il en doute de moins en
moins que lui aussi a été convié à la fête, qu’il n’est pas tombé là par
hasard, une place lui aura été réservée qui l’attend, l’attendait.
Et son désarroi le quitte, son désarroi, la sourde agonie qui l’a fixé, figé à
cet endroit, tout prend en un instant des allures de jeu et se poursuivant ce
jeu renaît de son propre jeu : « Mais on ne sait comment y entrer quand on
ne sait pas à quoi on joue. » D’abord ces gens, ces hôtes nocturnes que la
même réception fait affluer, chacun, tous, de minute en minute plus
nombreux : qui sont-ils ? Comme il rit (en silence), la seule réponse que tire
de lui ce genre de souci. Comme il porte sa montre à son oreille et il admet,
rien n’étant plus flagrant, être dans une situation qui devrait lui inspirer
d’autres inquiétudes, elle marche, il y lit minuit dix. « Quelqu’un. Quelque
part là-dedans. Celui qui nous a invités. »
… et comme revenant en force, la houle d’angoisse endormie le
submerge de nouveau. Mais parce qu’il s’obstine à dévider en chapelet
quelqu’un, quelque part, là-dedans, il en est bientôt délivré, cette fois
encore ; il s’en croit délivré ; peut-être aussi parce qu’il s’est mis à regarder
les voitures qui se talonnent férocement en le frôlant ; parce qu’il s’est mis
à les dénombrer : « J’ai idée de ce que c’est ; des autos… » C’est presque
un réconfort de penser cela, presque une victoire, il en conçoit presque une
satisfaction d’amour-propre. Il se demande s’il en possède une à son tour, il
ne sait pas quoi répondre.
… quoi répondre  ; comme il ne peut plus les quitter des yeux tandis
qu’elles, châsses étincelantes et vives, s’empressent, cherchent leur voie et
infaillibles la trouvent, ni s’empêcher d’admirer comme, se succédant par
fractions infinitésimales d’arrêt, pures volontés tout en antennes, elles se
dépassent, se rattrapent, s’interceptent et il reste campé devant ce tableau
figé dans une perverse rapidité avec l’impression que ses plus profonds
désirs y trouvent leur assouvissement, leur apaisement.
 
… et la ville éructera plus haut, mais ce sera une autre nuit, et continuera
de haranguer cette nuit avec un entêtement inexorable d’auroch, ahhh les
odeurs dont elle se sera enveloppée, elles composeront une haleine bien
faite pour accompagner ce pathos, elle lancera, le privant de ses mots, les
lui volant : « Quelqu’un. Quelque part là-dedans. Celui qui nous a invités.
Lui va me reconnaître ! » Et comme elle rira gras, mâchonnera rire et mots
et comme, odeurs jusqu’à la nausée de bouches de métro, d’asphalte crotté,
d’épaisse colle d’affiches, d’échappements. La seule haleine, et il n’y aura
que ça de vrai, cette masse indifférente, déglutissante si loin qu’on puisse le
supposer ; avec ses borborygmes, sa cacophonie. Se faire reconnaître d’une
telle anthropophagie. D’une chose qui s’ingère et se dégorge soi-même dans
un tel tohubohu et qui recommence inlassablement ? La fête. Quelle fête ?
« Ne sait pas qu’à l’heure où les tombes… » Il se retournera, ces mots les
lui aurait-on soufflés à l’oreille  ? et il avancera porté par le courant, le
regard braqué sur des spécimens d’humanité qu’il n’aura pas fini de
coudoyer : cherchant et ne découvrant pas qui, n’imaginant pas. Quelqu’un,
et il oubliera. Il oubliera jusqu’aux paroles elles-mêmes, le regard posé
uniquement sur ces (comme lui) invités de la nuit, et pourquoi la mine
fermée, distants, ils vont de ce pas qu’ils affectent d’adopter du premier au
dernier, une foulée inéluctable et tous se déplacent sur le même mode,
garçons et filles à crinière tant que parmi eux ne s’exhibent pas des crânes
rasés, ne débouchera pas de l’ombre avec ses yeux fous, un loup, un punk
qui s’éclipsera à peine entrevu. Laissant tous venir, leur grand pavois hissé,
des perches blondes ou, cheveux incisés d’une raie, des répliques de
pasteurs et soudain quelque chose comme un rire semblera vouloir exploser,
mais avant qu’on sache quoi ce sera fini, il n’en sera plus question.
Ça et le reste. Ça et une sensation de cadavre traîné après soi. Ça et ces
apparitions, toujours plus d’apparitions qui le croiseront, effleureront, et
entre lesquelles il se tracera une voie, il devra s’ouvrir sa voie. Ça, et à
chaque pas, sortie d’un vieux film, leur danse convulsive et statique de
figures sans brio. Ça et la sorte sulfureuse, sidérante, sèche de jour où toutes
gigotantes toutes se confondront, toutes d’une fausse sorte, d’une sorte
qu’on ne verrait pas débordant des limites et du cadre du film pour prendre
vie à un moment ou à un autre.
… comme il se sentira obligé d’en appeler à elles malgré tout, à ces
drôles de corps, et comme au moment de le faire il ne trouvera aucun des
mots propres à dire ce qu’il faut, et il sera de nouveau en proie à l’attente, à
la vacuité. Il livrera bataille mais seul, sur un terrain vague, dans un désert.
Il criera du fond d’un cachot sans murs, et ce cachot tiendra en lui son
meilleur prisonnier, son prisonnier exclusif et son cri se perdra dans la voix
hors champ qui se sera mise tout à coup à hurler elle aussi : Ne sait pas qu’à
l’heure où les tombes vomissent leurs entrailles… Venant de loin, le fendant
et allant plus loin, une voix qu’on pourra dire sans voix. Et elle sera plus
effective, puissante et irrévocable qu’aucune voix jamais entendue, une
voix en s’élevant qui réduira au silence la nuit entière, et juste pour jeter ces
mots.
 
Il considère dans les yeux son interlocuteur. Celui-ci s’exclame dans un
haut-le-corps à ce moment, et c’est une autre nuit qui commence, c’est
ailleurs dans la ville :
« Vous pouvez vous vanter d’avoir mis le doigt dessus, j’ai cinquante et
quelques années, ça fait pas mal d’âge derrière soi et ça se remarque, n’est-
ce pas que ça se remarque ? Je le sens, moi, en tout cas. Jamais on n’a parlé
plus vrai. Comme on garde le lit, on peut tout vif garder le tombeau
cinquante et quelques années durant. Tout vif et tout ce qu’il y a de plus
mort. Vous avez mis le doigt dessus. »
Et lui, il ne peut s’empêcher de le dévisager, intrigué, qu’a-t-il dit au fait,
il ne se rappelle pas. Il se secoue, regarde ailleurs, la voix carillonne de loin
à ses oreilles. Il a cherché refuge dans ce café, dehors c’était devenu
intenable, le vertige de la nuit, la foule, les pensées. Il a cherché refuge dans
ce café, il a pris place sur une banquette du fond. Bientôt il était serré de
près, comme il arrive souvent, comme il arrive toujours, par quelqu’un, par
cet individu et son indifférence, ses lubies, son odeur, son caquetage, tout ce
qu’on voulait. Et lui, qui tentait de se rappeler quelque chose et n’y
parvenait pas, il était déjà à la merci de l’homme, une espèce de milord, et
se mettait lui aussi en frais de conversation ; mais une déplorable sensation
de déconfiture le gagnait au fur et à mesure. L’autre, le milord, n’en était
qu’à lui renvoyer la balle de l’air le plus naturel du monde, plutôt de l’air
d’avoir trouvé naturelles ses déclarations. Le reste a suivi. Il ne croyait pas
en avoir tant dit – en a-t-il tant dit  ? – pour qu’on ait à lui répondre par
d’aussi grands discours :
«  Personne n’est moins à plaindre que moi. J’ai tout. Un appartement
avec ce qu’il faut dedans  : des meubles anciens, de l’argenterie, des
tableaux, des livres rares, une voiture au garage. Pas une petite, une grosse
voiture. Des actions à la banque et j’en oublie sans doute, j’en oublie à coup
sûr. Justement de quoi remplir et dorloter cinquante et quelques années, ou
peu importe combien, d’une longue mort douce. D’une mort très douce. Nul
ne connaît l’heure où il sera bon pour nos tombes de restituer leurs affaires,
mais on peut être certain que cette heure viendra. C’est ce que vous vouliez
dire  ? Ne cherchez pas plus loin, vous en avez la preuve, excusez-moi,
vivante devant vous. »
Lui, il n’a pas ouvert la bouche, il s’en est gardé tout ce temps-là et il
s’en gardera tout le temps que ce vain jeu durera. L’homme qui, assis à ses
côtés parle sans se soucier de son opinion, n’aura pas à s’en faire, il pourra
dérouler les tapis de son salon à loisir, montrer sa salle de bains avec w.-c.,
continuer et entreprendre le tour du café des yeux comme s’il s’y voyait ou
le croyait, et dire encore :
« J’imagine avoir acquis le droit de le déclarer tout haut et si besoin est
de le répéter mille et une fois, ce dont je ne me prive pas du reste : j’admire
le spectacle de ma vie tout en me bouchant le nez devant, je l’apprécie avec
répugnance. Une bonne raison pour s’en débarrasser, non  ? Mais qui,
parvenu à un tel stade, a jamais accepté de le faire, pourriez-vous me dire
combien ont essayé ? Vous devez penser que je cherche des échappatoires,
détrompez-vous, monsieur, ce n’est pas mon genre et je n’en suis
heureusement plus là  : le mal est consommé, comprenez-vous,
consommé. »
Lui, il accueille ces épanchements sans ennui, à ceci près qu’il se sent
incapable de dire quelle importance il y attache ou qu’il le saura, discernera
même dans quelques instants, une demi-heure, ou une heure à supposer
que… Qu’il ne voie pas la ruse, ne comprenne pas que sous un masque
quelconque quelque chose s’est (peut-être) mis à l’œuvre entre-temps.
Entre-temps  ? Depuis longtemps. D’avant. À seule fin de détourner son
attention, endormir sa méfiance, et le surprendre sans qu’il se doute de quoi
que ce soit, ou commence à s’en douter, à éprouver un sentiment
d’insécurité, et qu’il s’en défende, reconnaissant la chose abjecte qui n’a
cessé de le harceler sans daigner se nommer (quant à être nommé lui par
elle, il ne fallait pas y compter et il faut encore moins y compter
maintenant, moins l’espérer) et il ne s’en inquiète plus, il ne s’efforce plus
que d’enregistrer chaque mot, tous les mots qui sortent de la bouche de ce
pitre dont il est flanqué comme si une réponse ou l’amorce d’une réponse,
un indice susceptible de l’éclairer, pouvait y être contenu. Le corps posé de
guingois sur la banquette, ne remarquant rien, le beau parleur va son train,
ne reprend pas haleine même si une envie d’aller uriner le presse ou semble
le presser, même si son incoercible besoin de se présenter de face le fait se
dépenser en tics, en efforts répétés. Il porte de côté une tête à laquelle des
mâchoires maigrement moulées confèrent une illusoire jeunesse, et il n’y
arrive pas et en souffre. Il n’y aurait pas les yeux, cette tête aussi soignée
que le reste de la personne aurait ressemblé à tant d’autres, aurait incarné la
somme de toutes les banalités, de toutes les inanités de la terre : mais il y a
ces yeux et ils sont de glace, en plus transparent, ils vont du bleu au vert,
puis du vert au gris, un gris d’orage censément noir, pour revenir à leur bleu
de néant, et mettent une ardeur presque inconvenante à vous attirer et
aussitôt à vous repousser. Des yeux d’émail vivant, il n’y a rien qui soit plus
intolérable comme impression, l’impression qu’ils vous font et ils
continuent, légèrement hagards, ne remarquant ni gens ni choses, à vous
infliger le supplice de leur délire.
«  Cela ne prouve pas que j’en suis plus avancé, ni que je mérite des
circonstances atténuantes pour ne l’être pas, ce serait trop beau. Je ne veux
rien prouver, je veux dire que j’en suis simplement là, que le point d’arrivée
est aussi le point de départ et que l’effondrement, une chute lente, s’est
produit sans fracas ; que je me suis supporté si longtemps, sans me poser de
questions, que j’ai oublié qu’il y a une question qu’on puisse se poser.
Faudrait-il se plaindre pour autant ? En quoi un homme de ma sorte serait
justifié de le faire, je ne dirais pas aux yeux des autres, mais d’abord aux
siens ? Non, je ne me plains pas, monsieur, je vous prends à témoin : je n’ai
pas été, je n’ai pas eu lieu d’être, je n’ai pas eu motif d’être, durant
cinquante années au bas mot, et maintenant la tombe vomit ses entrailles.
Qui dit mieux ? »
Demeurer ainsi. Demeurer seulement écoute et présence. Demeurer, ne
pas céder plus qu’avant à la tentation d’intervenir dans le monologue de
l’homme, la conversation à une voix qu’il mène avec lui-même, une voix
qui se parle et se répond toute seule. Ce qu’on a voulu attraper au vol s’est
dissous, fait fumée : parti savoir où ; dans le charivari ambiant. Débarquée
un moment en fraude, l’imprésumable intuition n’a eu une fallacieuse
réalité que pour avoir traversé l’air, ce n’est pas le lieu ici. Ce ne sera jamais
le lieu, il n’y a aucune chance que rien ne s’y produise, et pas même
l’ombre de rien. Il y a eu cependant un appel, ou un rappel. Comme pour y
répondre, on se lève sans dire mot, s’approche du garçon qui vous a servi,
paye sa consommation et celle de l’autre, le fieffé bavard. Avant de pousser
la porte de sortie, on a le temps de le voir fixer du regard les clients installés
non loin, mais cette fois en face de lui ; fixer de son instable, son périlleux
regard.
« Si j’ai existé le moins du monde pour lui… »
Pas de changement sur la place ; d’abord cette place, d’abord les avenues
en quoi elle se perd, d’abord cette nuit, mais ailleurs dans la ville, aucun
changement. Pourtant quelque chose a changé, le débit humain a baissé,
l’air s’est allégé, l’air lui-même. L’état d’équilibre auquel la nuit finit
invariablement par accéder, il est là atteint, on le sent dans la plus secrète de
ses fibres secrètes, on le sent jusque dans le branle de son cœur ténébreux
comme un miracle de lévitation tant qu’il dure.
Et ça continue, ne passe toujours pas, la perspective sans fond criblée de
tous ces points de feu on la balaye d’un coup d’œil et on accomplit un pas,
puis un deuxième et on continue, entraîné maintenant par la seule et
autonome action de ses jambes, on ne se demande pas où on va, ni ce qu’on
va chercher, on ne s’en préoccupe plus (ça viendra tout seul, si ça doit
venir), on se dirige vers le centre de la place, d’abord ce centre, un centre
qui l’a accueilli à sa façon, cette nuit, ou une autre nuit et, sauf qu’elle
demeure inconsciente, c’est une impulsion qui n’aurait pas eu de quoi le
surprendre, s’il y avait pris garde.
 

Il est atteint comme d’une balle qui aurait mis tout ce temps pour le
rejoindre. Il les voit arriver, s’approcher bras dessus bras dessous comme
beaucoup de passants, mais ce sont deux femmes, et il est atteint comme
d’une balle qui aurait mis tout ce temps pour le frapper. Il est alors certain
d’avoir oublié quelque chose. Elles viennent mêlées à une foule, où les
beautés ne manquent pas, mais elles, comment dire, elles sont différentes,
elles portent une marque  ; la chose qu’il oublie. La seule chose, la seule
certitude. Sous les couleurs qui les caparaçonnent, elles, ce sont des torches
mouvantes et elles ne se différencient entre elles que par les couleurs  ; la
toilette de l’une se répète sur l’autre, répond à l’autre détail par détail, les
collants à bandes horizontales qui leur dénudent les jambes jusqu’à une
culotte en cuir de garçonnet, cette même culotte portée comme une large
ceinture, le minuscule gilet de soie qui leur enserre le buste, puis le
chemisier à manches longues et les chaînes d’or dessus. Chez l’une comme
chez l’autre les cheveux, acajou, frisés dru, s’étalent en parapluie pour
encadrer une figure à l’ovale pathétique, et chaque ovale rayonne, presque
trop jeune, presque trop pointu, d’un éclat qui paraît couver sous la peau et
la nimber. Il les regarde  : la même sensation d’irréparable oubli ouvre sa
déchirure en lui.
Il ne se rappellera pas, il le sait, on ne se rappelle pas en de tels moments,
et sauf à se voir renvoyé à un moment qui n’existe nulle part, ni dans le
passé ni dans le présent, il ne s’y attend pas. Les observant, il tente
néanmoins de se rappeler. Il sourit  ; un instant qui n’existe nulle part, ce
pourrait être aussi un nom. Et si c’est votre vrai nom ? Où trouver le vrai ?
«  Je l’ai oublié. J’ai oublié mon vrai nom. Et oublié les autres.  » Il est
encore en train de sourire et les deux filles, comme prises au même jeu,
drôle de jeu, lui rendent son sourire. Peut-il exister rien de pareil au monde ;
peut-être pas. Un sourire pareil. C’est comme votre vrai nom. Il poursuit sa
marche vers elles dans l’illusion d’un mouvement suspendu qui semble bien
plutôt les attirer vers lui. Elles arrivent déjà à sa hauteur et à cette seconde
chacune lui dit quelque chose qu’elle fait suivre d’une brève fusée de rire. Il
ne comprend pas ; puis quand il comprend qu’elles se sont exprimées dans
une langue inconnue, elles ont passé, elles sont là-bas derrière. Il se
retourne, elles se sont fondues, la démarche souple, dans la foule. Et c’est
comme votre vrai nom perdu. Comme l’oubli et sa lacération noire. Mais le
temps qu’il regarde devant lui et poursuive sa marche, elles sont de nouveau
là, suscitées comme par une explosion silencieuse. Elles viennent encore à
sa rencontre aussi splendidement assorties, aussi captivantes de beauté.
Ravisseuses d’âmes. Les mêmes collants à bandes multicolores, la même
culotte courte de cuir portée comme une large ceinture et le gilet de soie, le
chemisier à manches longues, les chaînes d’or par-dessus, leur toilette au
complet et elle ne chatoie guère moins mais au contraire presque plus.
Dedans, les mêmes filles naturellement avec leurs cheveux acajou très frisés
dont l’ombrelle ouverte encadre deux fois le même visage.
Toutes plongées qu’elles sont dans leurs conciliabules, toutes en manège
des yeux, des mains, mines et expressions, elles ne manquent pas de
l’inonder de leur sourire à nouveau. Il n’a pas pris les devants, cette fois, il
n’a même pas souri du tout. Il les a regardées, il les regarde simplement
venir, et la grâce complice de l’oubli arrive encore, dédoublée, à portée de
voix. L’une et l’autre lui adressent, roucoulées dans leur idiome, des paroles
aussi peu intelligibles que les premières, et le croisent. Un clair sillage de
rire est tout ce que l’air en retient.
Renvoyé par cette exclusion en compagnie de la nuit, de ses spectres, de
ses lumières, de ses voix, rejeté, sans nom, dans un autre espace, il ne s’est
pas retourné sur elles. Il aurait pu le faire mais il s’y est refusé, ce qu’il voit
surgir des rangs de la foule le lui interdisant de toute façon : l’image, autant
dire la vision qui l’a privé de sentiment une minute plus tôt. Se recomposant
à quelques pas : la présence, l’apparition des mêmes filles en marche vers
lui dans les mêmes atours, les mêmes diaprures de vitrail – mêmes collants,
même culotte courte de garçonnet, même gilet, même chemisier, même
coiffure et en tout procédant comme elles l’ont fait une fois, ou plusieurs
fois, ayant pour lui les mêmes papillotements d’yeux, la liquidité azurée de
leur eau contaminée aussi le temps d’un éclair par le vert poignant d’autres
yeux, d’une autre paire absente d’yeux ; ayant pour lui les mêmes paroles, il
est prêt à le jurer, les mêmes, mais sans qu’il en saisisse mieux le sens. Elles
s’approchent, elles passent, toujours les mêmes, et elles recommencent,
repassent, pareilles à elles-mêmes, imitant leurs propres gestes, répétant
leurs propres paroles. Il se laisse torturer par la subtile, la cruelle séduction.
Puis, au plus fort du tourment, comme une glace brisée quelque part, le jeu
s’interrompt, la réalité avec son visage de défi, son visage d’ironie, est là,
les yeux ouverts, qu’elle a tenus fermés un instant. Maintenant il sait. La
réponse qu’il attendait sans préjuger de qui a priori il l’obtiendrait, si
nombreux sont-ils, elle se dissimule ici, parmi ces gens, sur cette place. Ces
mêmes jeunes filles l’ont donnée dans la phrase qu’elles se sont plu,
amusées à lui redire au passage et chacune à son tour, chacune avec son
timbre de voix, son rire. La raison cachée de son aventure nocturne y était
voilée et dévoilée, peut-être aussi le moyen d’assurer son salut. Mais cette
phrase, en quelle langue était-elle ? Qui trouverait-il pour la lui traduire ? Il
fait volte-face, il remonte l’avenue et découvre comme, assez loin, elles
sont assez nombreuses pour former un cortège, toute une troupe, elles
défilent et les premières pénètrent ou commencent à pénétrer sur les talons
l’une de l’autre dans le café d’où il sort ou sortait et ça aurait pu être
ailleurs, dans une autre nuit, une autre ville. Il ne va pas plus loin, assailli
par l’improbabilité de ce qu’il attend, l’improbabilité de ce qu’il espère,
surveillant leur progression jusqu’à ce que la terrasse-aquarium qui déborde
sur le trottoir et resplendit comme une monstrueuse gemme se soit refermée
sur elles. Pensées qui ne se livrent pas, espoir nourri pendant tout ce temps
de trouver, de deviner le mot de l’énigme, et de se reconnaître enfin, de
savoir qui en lui dit moi. Il ne bouge pas. Déployée au-dessus de
l’établissement, l’inscription au néon dont il déchiffre les lettres
tremblotantes, Là où les hommes ressentiront le mieux la vérité des choses,
luit froidement, violemment. Il n’en finit pas de s’en emplir les yeux,
allumée comme elle est à même le crêpe du ciel. Il ne l’a pas remarquée
tout à l’heure – ou au cours d’une autre nuit, dans une autre ville. Là où
maintenant elle est. Il s’en serait aperçu si elle y avait été déjà, été à la place
où elle brille en ce moment. C’est un temple, ce café. Il y avait tué pas mal
de temps, aucun détail particulier ne le signalait, aucun de ces détails
spéciaux aux lieux de prière et de culte. Il y avait pourtant éprouvé un
vague ennui. Peut-être n’y avait-il pas tué assez de temps et il ne sait que
penser à présent du panneau qui flamboie au-dessus, mais c’en est un. Puis
l’évidence dans toute sa déraison déferle sur lui : c’est un slogan destiné à
lancer un nouveau film. En même temps déferle sur lui l’autre voix
cataclysmique :
« Ne sait pas qu’à l’heure où les tombes vomissent leurs entrailles… »
Ni plus proche, ni plus lointaine qu’auparavant, elle n’en dit pas
davantage.
 
Il va les yeux dilatés, il ne s’y reconnaît plus, aucun repère sur quoi se
guider en ces lieux, ces parages où il est brusquement transporté, et laissé.
Des lieux, des parages, ils ne lui rappellent rien, il attend de s’y retrouver.
Chaque seconde qui passe est un puits où tout s’engouffre, il a beau aller
devant lui. Il a beau examiner les édifices revêches qui s’avancent et font de
la rue un boyau sous la pression conjuguée de leurs façades, et si quelque
ombre balle de loin en loin contre les vitrines incandescentes, noctuelle en
vadrouille – qu’est devenue la foule, ou était-ce dans une autre nuit,
ailleurs  ? – noctuelle d’un instant guettée par la mort éphémère des
fantasmagories, elle s’évanouit à l’improviste dans cette longueur
illuminée, et quelle solitude alors.
Une solitude qu’il ne perd pas de vue, sentant comme il y est vu, épié lui-
même. Il surveille tout et, ce faisant, se surveille. Une sourde agitation se
tient confinée là-bas, au fond de la rue. Elle tient probablement à ce qui y
tremble avec la légèreté d’une flamme et réveille une aurore qui n’en est
sûrement pas une. Sûrement pas une, il lui faudra affronter cette lumière et
apprendre ce qu’il doit apprendre.
«  C’est à moi que cette voix s’est adressée. Toute cette voix, avec ses
mots.  » Une certitude qui prime alors le reste et une effusion de sueur le
douche. Réfléchir, méditer furieusement. Puis espérer. «  Elle me fera
reconnaître. Elle me fera reconnaître. » Puis désespérer et la sueur descend
le long de ses membres. Elle descend jusque dans ses souliers, ses doigts de
pied pataugent dans la sueur. Mais le délit d’oubli  : c’est aussi une voix
qu’on ne retrouve pas dans ses souvenirs. Mais le nom  : c’est aussi la
monnaie dont nous disposons pour acquitter la rançon de l’exil et de notre
retour parmi les hommes. Il rit comme quand on prend acte de sa chance et
de son infortune en même temps. « Je suis l’ombre d’un outrage inconnu ou
renié.  » Se nommer, se baptiser de cette manière, ou d’une manière
quelconque, même d’un nom d’emprunt, si on a oublié son vrai nom, c’est
toujours mieux que rien. Et il le trouve juste, le nom qu’il vient de se
donner, il a l’air de lui aller presque autant qu’il le désire. Tout vaut qui est
fait maintenant, tout de suite. Car, pour ce qui sera fait demain, ou plus
tard… «  Elle me délivrera.  » Il n’en doute pas et il va sans plus attendre
chercher celle à qui il doit demander le nom qu’il n’a pas su retenir. La
foule est là devant lui.
Ils se refusent mutuellement le regard ou prétendent le faire mais
qu’importe, ils sont tous là, retrouvés, sur la même place, la même avenue,
tous ont répondu à l’appel, marée qui remonte sans remonter, toujours sans
remonter ; ont répondu des dames en robe noire à perles, des pickpockets,
des gitanes pavoisées comme un jour de fête, des trafiquants en drogue, des
travailleurs affublés du masque tragique de la dignité, des travestis, des
hippies avec toute leur quincaillerie sur la poitrine, des gars à sortir leur
tranche-lard pour un oui ou pour un non, des beaux messieurs fleurant l’eau
de toilette et ces immanquables somnambules des cohues, mais les regards
ne saluent que l’étoile qui a superbement traversé maints espaces et maintes
époques, la lionne se déplaçant à l’ombre d’un immense chapeau, tous les
regards, orphelins, subitement brisés par la nostalgie.
Il y a aussi les flics, il ne faut pas les oublier, en chasse, peut-être en train
de courir aussi dans une autre nuit, et de buter sur d’innocentes boîtes en
carton. Les boîtes en carton que les joueurs de bonneteau ont abandonnées
çà et là, mais ils viendront les reprendre, les réutiliser, après le petit moment
où les flics auront vite fait de passer, et les voici de nouveau réinstallés dans
des retraites que n’éclairent pas les pizzerias, les cafés, les restaurants, les
cinémas, que ne savonne pas la mordante lessive de néon, dont c’est la
contribution à la fête, qu’ils répandent à longueur de trottoir, toutes ces
enseignes-lucioles rameutant le populo, clignant de l’œil à qui mieux mieux
et sans doute tirant parfois la langue..
Les premiers qu’il aborde sont des adolescents coulés dans des fourreaux
de cuir noir. Ils se tiennent, sept, huit, droits, intouchables, près d’autant de
motos, d’autant de bêtes d’acier aussi étiques et glacées, et il a conscience
d’être le point de mire d’yeux perdus dans la foule à la seconde où il se met
à parler, mais ces yeux se dérobent quand il pense à les chercher. Il n’en dit
pas plus qu’il n’en faut, les mots nécessaires, il se tait. Les modèles
superman et l’amazone découverte parmi eux, tout expectative et froide
neutralité, laissent une grosse minute passer. Après cette minute, ils font
corps avec leurs engins, et les moteurs lancés tonnent, cacardent avec
fureur, assourdissant le quartier. Une moto recule puis, cornes de bélier, œil
de cyclope, revient sur lui. Il l’évite mais crocheté par des accessoires, un
pan de sa veste est arraché et comme il évalue, comme il essaye d’évaluer
les dégâts, une autre le cogne dans le dos et l’envoie valser plus loin. Une
troisième le reçoit, le ramène au milieu du cercle ouvert à même l’affluence,
à même les spectateurs par quatre des sombres paladins qui continuent à
protéger l’inviolabilité de cette arène en en faisant implacablement et sans
arrêt le tour avec leurs machines. Les bras en avant, les poings réunis en
massue, il se défend alors. Il rend coup pour coup  ; ses pieds aussi, ses
pieds entrent en action et s’abattent peut-être au jugé l’un sur un moteur,
l’autre sur une jante, mais l’appareil et son cavalier n’en mordent pas moins
la poussière. Et d’entre les curieux un regard se fixe encore sur lui, noir de
jais, impavide, différent des autres trop clairs et sans profondeur, – un
regard, mais aussi un rayon d’outre-monde. L’attroupement contenu par la
ronde démoniaque de gardes plus démoniaques est soumis à un rapide
examen : obscurci, effacé, le rayon, il ne le retrouve plus ; il ne sait plus.
Elles se rejoignent, se referment sur lui à cet instant. Toutes les motos
l’écharpent de toute la violence (et la rancune) dont elles sont capables dans
un seul mouvement. Et il ne sait plus rien : ce sont des ombres qui frappent,
des ombres térébrantes qui tombent sur lui. Mourir, ça ne devrait empêcher
personne de dormir. Mais la pensée de la mort est comme un cri, et il n’y a
pas de quoi crier. Il ne crie pas, il voit tout. Il va se relever et ce sera comme
si tout ça n’avait pas été. Puis il voit les roues, ces ombres de roues, à ce
moment il veut se relever, il ne le peut pas. Il sent la roue posée sur sa main.
C’est elle, il la guettait depuis tout à l’heure  ; elle aussi le guettait, il la
reconnaît, ne me touche pas, il y a une grande ombre maintenant et une
grande peur en moi, et je ne peux pas crier. Elle, cette femme, elle le
regarde, elle ne bouge pas. Il crie vers elle en silence, elle ne le sait pas, elle
ne l’entend pas.
Pour se replier aussi, elles font marche arrière ensemble, toutes les motos
à la même seconde, une seconde qui aurait pu durer des siècles et elle en a
donné assez l’impression, jusqu’à une nouvelle seconde où celui qui s’est
relevé et qui luttait s’effondre encore, où son corps est laminé et relaminé
par chacun des pneus crantés, de chacune de ces motos de cross, celle de la
fille s’acharnant et crachant son fiel en pétarades plus que les autres, mais
de nouveau le regard, de nouveau il se plante en lui, s’enfonce, noir de jais,
impavide, un rayon d’arrière-monde, – pas un de ces regards trop clairs,
trop légers qui l’entourent. Et maintenant c’est comme s’il portait une
pierre. Elle se fait lourde, lourde… Bientôt il n’arrivera plus à la soulever ;
et autour de la pierre, la peur. Une pierre, une peur qui tournent. Tout tourne
autour, mais la pierre encore plus. Et ensuite ? Je suis tombé sur ce trottoir.
Et puis encore  ? Il va se produire quelque chose. L’incertitude. J’applique
durement mes mains contre le sol pour le retenir, retenir ce qui est, me
retenir moi-même, que rien ne bascule  : protéger ce qui est, contre ce qui
sera.
Dans un brutal déchaînement de cylindres piquant sus aux badauds qui ne
peuvent, abasourdis, que se ranger, les anges en fourreau de cuir fracassent
sauvagement la nuit et s’y enfoncent. Et lui : je suis toujours couché sur ce
trottoir. Je suis couché près d’une plaque d’égout, une médaille, une
monnaie, grosse comme un soleil éteint. C’est celle que je dois donner pour
payer mon passage. Elle a été déposée là, devant moi, pour ça. Il ne restera
plus rien à faire après. Tel qu’il s’est écroulé  : sur le flanc, les jambes
jointes et repliées, les genoux remontés vers le ventre, il demeure et il n’est
pas mort. Le néon des lampadaires ça fait clair de lune sans lune, ça tombe
droit dans ses yeux grands ouverts, et c’est aussi beau, aussi doux qu’un
clair de lune.
Tout ce qu’il y a de plus banal, de plus anonyme, et de plus étranger à
cette foule, un petit homme n’est pas long à se détacher du cercle des
curieux. Le regard de ses yeux noirs d’une nuit sans pupilles va de l’avant,
s’arrête sur celui qui est collé au sol. Il est petit, cet homme, et il se baisse
encore, prend l’expression de quelqu’un qui écoute une voix lointaine, qui
écoute simplement le silence au-delà, ailleurs. L’autre, le meurtri, l’écrasé,
gît entre lui et la plaque d’égout, paquet jeté de linge et de chairs sans vie.
Et le plus étranger à cette foule se penche, lui soulève la tête, le tient contre
sa poitrine. Il le presse longuement contre lui, toujours à l’écoute. Après
quoi, après tout ce temps, il lui dit à l’oreille : « Par les cavales haletantes,
par les cavales bondissantes, par les cavales… du matin… et les empreintes
de leurs sabots… en vérité l’homme est ingrat envers… et il en porte
témoignage… il ne sait pas qu’à l’heure où les tombes vomiront leurs
entrailles et les cœurs leurs secrets… » Puis de ses lèvres qui remuent aucun
son ne sort, ses lèvres remuent sans bruit. Et il n’y a ni visionnaires ni
prophètes hirsutes et baveurs pour annoncer la fin des temps ou quoi que ce
soit de semblable. Il n’y a pas de sceptiques non plus, jeunes ou vieux, pour
applaudir, ou tourner en dérision, ce tableau  ; le peuple n’offre pas ses
prières. Tout est dit, rien n’est dit, ce n’est pas la nuit de la grande
profération, elle est passée ou elle reste à venir. Loin sans doute dans la
profondeur populeuse des coups résonnent comme dans un désert, mais ils
n’en ébranlent pas le silence. Les effigies de pierre dressées autour
regardent de tous leurs yeux de pierre. Elles sont les seules à pouvoir les
entendre. Il n’y aura de vendanges que de pierre.
Il prend l’homme plus grand et plus fort que lui à bras-le-corps et, après
l’avoir mis sur ses pieds, il avance avec lui. L’autre avance. L’autre ainsi
soutenu et pensant : « Quand j’aurai fait trois pas encore, je serai entré là où
il faut, et je me rappellerai. » Torride, de pourpre, d’or, de vert ancien : la
tempête qui lui touche le visage. Elle touche aussi à l’horizon des plaines
haussées par l’embrasement de l’air vers les plus vastes altitudes. Il scrute
ce pays et le jour lâché dessus, il en hume l’odeur infinie, le souffle
brûlant  ; un pays antérieur au temps, un jour qui ne s’accommode que de
soi, le lieu de retour…
Le petit homme le plus étranger à cette ville continue d’aller avec lui, il
le porte en soufflant maintenant. On ne peut plus que le porter, et il est
grand et fort. Mais il va le remettre bientôt à une femme qui le lui réclame,
une jeune femme accourue le chercher.
 

On voit cette femme (l’en aime-t-on davantage) ; on la voit traverser le


jardin avec un sac ou un paquet qui balance au bout de l’un de ses bras, on
ne sait rien d’elle, rien de ses pensées, elle ne sait rien non plus du regard
qui la suit, on est à la fenêtre, on prie : qu’il en soit toujours ainsi, ô Toi qui
décides de tout, ne la laisse pas mourir un jour.
Dans l’autre monde, je la verrai encore marcher dans une allée semblable
à celle-ci et je me répéterai ces paroles.
… un noir plus noir que le noir.
… des pensées qui traversent ce noir comme des haches étincelantes.
Tout doit-il arriver trop tard ? Il faut vivre avec le mal. C’est notre mal,
même s’il nous faut en mourir.
Elle entre avec un sac à provisions à la main.
«  Vous savez quoi, mademoiselle  ? Dès que je serai sorti d’ici, j’irai
m’installer à Jarbher, vivre à Jarbher le restant de mes jours. Et vous savez,
j’ai retrouvé le titre du film que j’ai vu là-bas. Ça m’est revenu tout seul,
For ever… Je retrouverai Aëlle aussi.
– Ed, tu es à Jarbher. Je suis Aëlle.
– Aëlle. Ah, Aëlle… Elle est là-bas, à Jarbher. »
DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE

L’Enfant-jazz, poèmes, 1998 (Prix Mallarmé 1998).


Le Cœur insulaire, poèmes, 2000.
Feu beau feu, poèmes, 2001.
Ombre gardienne, poèmes, 2003.

L. A. Trip, roman, 2003.


Le Sommeil d’Ève, roman, coll. « Minos », 2003.

Neiges de marbre, roman, coll. « Minos », 2003.


Omneros, poèmes, 2006.

Le Désert sans détour, roman, coll. « Minos », 2006.


Poésies, Œuvres complètes t. 1, 2007.

Qui se souvient de la mer, roman, coll. « Minos », 2007.


Habel, roman, coll. « Lire & Relire », 2012.

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

La Grande Maison, Éditions du Seuil, 1952.


L’Incendie, Éditions du Seuil, 1954.

Au café, Éditions Gallimard, 1956.


Le Métier à tisser, Éditions du Seuil, 1957.

Un été africain, Éditions du Seuil, 1959.


Baba Fekrane, Éditions de la Farandole, 1959.
Le Talisman, Éditions du Seuil, 1964.

Cours sur la rive sauvage, Éditions du Seuil, 1966.


La Danse du roi, Éditions du Seuil, 1968.

Dieu en barbarie, Éditions du Seuil, 1970.


Le Maître de chasse, Éditions du Seuil, 1973.
L’histoire du chat qui boude, Éditions de la Farandole, 1974.
Mille hourras pour une gueuse, Éditions du Seuil, 1980.

L’Infante maure, Éditions Albin Michel, 1994.


Tlemcen ou les lieux d’écriture, Éditions de la Revue noire, 1994.

La Nuit sauvage, Éditions Albin Michel, 1995.


Si diable veut, Éditions Albin Michel, 1998.

L’Arbre à dires, Éditions Albin Michel, 1998.


Comme un bruit d’abeilles, Éditions Albin Michel, 2001.
Cet ouvrage a été numérisé

avec le concours du Centre national du Livre

 
Pour l’édition originale :
© SNELA La Différence,

30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2002.


ISBN de l’édition originale :

978-2-7291-1406-0
 
Cet ouvrage a été publié pour la première fois

aux Éditions Sindbad en 1985.


 
Pour la présente édition numérique :
© SNELA La Différence,

30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2015.


ISBN de l’édition numérique :

978-2-7291-2217-1
 
En couverture :
Piero della Francesca, La Légende de la vraie Croix (détail).
 
Cet ouvrage a été numérisé

le 9 octobre 2015 par Zebook.


 
Éditions de la Différence
30, rue Ramponeau, 75020 Paris
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CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

EN VERSION NUMÉRIQUE

Littérature française

Frédéric Baal, Chronique de l’ère mortifère, roman, 2014, éd. num. 2014.


Andréas Becker, L’Effrayable, roman, 2011, éd. num. 2015.

Régine Deforges, La Bergère d'Ivry, roman, 2014, éd. num. 2014.


Claire Fourier, Il n’est feu que de grand bois, roman, 2015, éd. num. 2015.
Jean-Louis Fournier, Trop, 2014, éd. num. 2014.
Jocelyne Laâbi, Hérétiques, 2013, éd. num. 2015.
Jocelyne Laâbi, La Liqueur d’aloès, 2015, éd. num. 2015.
Colette Lambrichs, Éléonore, roman, 2013, éd. num. 2014.

Mohamed Leftah, Le Dernier Combat du cap’tain Ni’mat, roman, 2011, éd. num. 2014.
Pierre Lepère, Le Ministère des ombres, roman, 2010, éd. num. 2014.

Pierre Lepère, Un prince doit venir, roman, 2010, éd. num. 2014.


Pierre Lepère, Marat ne dort jamais, roman, 2014, éd. num. 2014.

Joëlle Miquel, Au bonheur des jours - histoires de femmes, nouvelles, 2015, éd. num. 2015.
Jean-Pierre Naugrette, Pelé, Kopa, Banks et les autres - les dieux de mon enfance, récit, 2014, éd.
num. 2014.

Jean Pérol, La Djouille, roman, 2014, éd. num. 2014.


Caroline Renédebon, Bien-aimé Tchebychev, roman, 2014, éd. num. 2014.

Marianne Sluszny, Le Frère du pendu, roman, 2011, éd. num. 2014.


Marianne Sluszny, Un bouquet de coquelicots, nouvelles, 2014, éd. num. 2014.
Agnès Verlet, Le Bouclier d’Alexandre, roman, 2014, éd. num. 2014.

Littérature étrangère

Sergueï Chargounov, Livre sans photographies, roman, traduit du russe par Julia Chardavoine,
illustré par Vadim Korniloff, 2015, éd. num. 2015.

Hamish Clayton, Wulf, roman, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Marc Sigala, 2015, éd.
num. 2015.
Mohammed Dib, Le sommeil d'Ève, roman, 2002, éd. num. 2015.

Mohammed Dib, Neiges de marbre, roman, 2003, éd. num. 2015.


Mohammed Dib, Le désert sans détour, roman, 2006, éd. num. 2015.

Mohammed Dib, Qui se souvient de la mer, roman, présenté par Mourad Djebel, 2007, éd. num.
2015.
Mohammed Dib, Habel, roman, préface de Habib Tengour, 2012, éd. num. 2015.

Henry James, Nouvelles françaises, nouvelles, traduites de l’anglais par Jean Pavans, 2010, éd. num.
2014.
Tom Lanoye, La Langue de ma mère, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par
Alain van Crugten, 2011, éd. num. 2014.

Tom Lanoye, Forteresse Europe, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,


2012, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Les Boîtes en carton, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
2013, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Tombé du ciel, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, 2013,
éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Troisièmes noces, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
2013, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Esclaves heureux, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten,
2015, éd. num. 2015.
Fernando Pessoa, Le Pèlerin, conte, traduit du portugais par Parcidio Gonçalves, 2013, éd. num.
2014.
Fernando Pessoa, Contes, fables et autres fictions, textes traduits du portugais par Parcidio
Gonçalves, 2011, éd. num. 2015.
Fernando Pessoa, Proses, I, 2013, édition revue et augmentée, éd. num. 2015.
Fernando Pessoa, Proses, II, 2013, édition revue et augmentée, éd. num. 2015.
Zakhar Prilepine, Je viens de Russie, chroniques, traduites du russe par Marie-Hélène Corréard, 2014,
éd. num. 2014.
Zakhar Prilepine, De gauche, jeune et méchant, chroniques, traduites du russe par Marie-Hélène
Corréard et Monique Slodzian, 2015, éd. num. 2015.

Eça de Queiroz, Le Crime du Padre Amaro, roman, traduit du portugais par Jean Giraudon, 2007, éd.
num. 2014.
Eça de Queiroz, La Correspondance de Fradique Mendes, roman, traduit du portugais par Marie-
Hélène Piwnik, 2014, éd. num. 2014.

Eça de Queiroz, 202, Champs-Élysées, roman, traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik, 2014,


éd. num. 2014.
Eça de Queiroz, Son Excellence - Le comte d’Abranhos, roman, traduit du portugais par
Parcidio Gonçalves, 2011, éd. num. 2014.

Mark Twain, Trois mille ans chez les microbes, roman, traduit de l’anglais par Michel Waldberg, 2e
éd. 2014, éd. num. 2014.

Essais

Michel Butor, Improvisations sur Flaubert, 1984, 2e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Rimbaud, 1989, 3e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Michel Butor - L'écriture en transformation, 1993, 2e éd. 2014, éd.
num. 2015.

Michel Butor, Le Marchand et le Génie, Improvisations sur Balzac I, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Paris à vol d'archange, Improvisations sur Balzac II, essai, 1998, éd. num. 2015.

Michel Butor, Scènes de la vie féminine, Improvisations sur Balzac III, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor et Carlo Ossola, Conversation sur le temps, entretien, 2012, éd. num. 2014.
Jean Clair, Le Temps des avant-gardes - chroniques d’art 1968-1978, essais, 2012, éd. num. 2015.
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, 2013, éd. num. 2015.
Jean-Luc Evard, Géopolitique de l’homme juif, 2014, éd. num. 2014.
Denis Langlois, Pour en finir avec l'affaire Seznec, 2015, éd. num. 2015.
Philippe Ollé-Laprune, Europe-Amérique latine, les écrivains vagabonds, 2014, éd. num. 2014.
Monique Slodzian, Les Enragés de la jeune littérature russe, 2014, éd. num. 2014.
Politique

Adonis, Printemps arabes - Religion et révolution, traduit de l'arabe par Ali Ibrahim, 2014, éd. num.
2014.
Patricia Cottron-Daubigné, Croquis-démolition, témoignage, 2012, éd. num. 2015.
Abdellatif Laâbi, Un autre Maroc, 2013, éd. num. 2014.
Claude Mineraud, La Mort de Prométhée, essai, 2015, éd. num. 2015.
Claude Mineraud, Un terrorisme planétaire, le capitalisme financier, essai, 2011, éd. num. 2015.

Noire

Pierre Lepère, Les Roses noires de la Seine-et-Marne, roman, 2015, éd. num. 2015.

Yves Tenret, Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles, roman, 2015, éd. num. 2015.
Stéphane Guyon, Ici meurent les loups, roman, 2015, éd. num. 2015.

Patrick Valandrin, Midi noir, roman, 2015, éd. num. 2015.

La Ligne bleue

Maryline Gautier, Kidnapping, roman, 2015, éd. num. 2015.


Martine Pilate, La Page arrachée, roman, 2015, éd. num. 2015.
 
 
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