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Table des Matières

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Collection U

Introduction

Chapitre I - Qu'est-ce que l'histoire des faits économiques ?


L'histoire économique, au carrefour de l’histoire et de l’économie

Les grandes questions de l’histoire économique

Chapitre 2 - L'évolution économique avant la révolution industrielle


Les économies précapitalistes et préindustrielles

Les économies capitalistes préindustrielles

Chapitre 3 - La révolution industrielle en Grande-Bretagne et en France


au XVIIIe siècle
Les déterminants de la révolution industrielle en Grande-Bretagne

L'avènement de l’industrie moderne en Grande-Bretagne

Les raisons de la primauté britannique

Les effets de la révolution industrielle britannique sur la production et les niveaux de vie

Les transformations économiques en France au XVIIIe siècle et jusqu’à la fin de la période révolutionnaire

Chapitre 4 - L'industrialisation dans le monde au XIXe siècle


La suprématie économique de la Grande-Bretagne

L'évolution de l’Europe industrielle de 1815 à 1914

La diffusion du modèle industriel hors d’Europe occidentale au XIXe siècle

L'impérialisme

Chapitre 5 - Les mutations du capitalisme au XIXe siècle


Les aspects techniques et économiques

Les aspects sociaux

Chapitre 6 - Guerres et crises de 1914 à 1945


La Première Guerre mondiale et ses suites

La révolution russe et l’Union soviétique


Les régimes fascistes L'Italie fasciste

La grande dépression du capitalisme

La Deuxième Guerre mondiale

Chapitre 7 - L'évolution des systèmes économiques depuis la guerre


Systèmes économiques

Les économies capitalistes de marché

Les économies socialistes planifiées

Les pays du Sud

Chapitre 8 - La mondialisation
La population mondiale

Keynésianisme et libéralisme

La troisième révolution technologique

Le système global

Conclusion
Bibliographie
Copyright © Armand Colin, 2010
978-2-200-25844-3
Deuxième édition
Illustration de couverture : Intérieur du port de Marseille, Joseph
Vernet ph © RMN
Maquette de couverture: L'Agence libre
Armand Colin
21, rue du Montparnasse
75006 Paris
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous
procédés, réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation
intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées
dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et
constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les
reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non
destinées à une utilisation collective et, d’autre part, les courtes citations
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laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du
Code de la propriété intellectuelle
Collection U
Histoire
Du même auteur
- Histoire de la globalisation financière, Armand Colin, 2010 (avec
Cécile Bastidon et Philippe Gilles).
- Introduction à l’économie du développement, Armand Colin,
2008.
- Un monde meilleur ? Pour une nouvelle approche de la
mondialisation, Armand Colin, 2005.
- Histoire des faits économiques, 3 vol., Armand Colin, 2001, 2003,
2004.
- Les NPI et l'industrialisation du tiers-monde, Armand Colin,
1993.
Introduction
Le but de cet ouvrage est de présenter une brève histoire économique
du monde jusqu’à la fin de la première décennie du XXIe siècle et de faire
apparaître les racines anciennes et plus récentes du développement
économique, d’expliquer les causes profondes du phénomène de
l'industrialisation réussie en Europe et dans les autres pays développés et
émergents. Les caractéristiques et les conséquences de la révolution
industrielle sont assez bien connues, mais ses origines restent
controversées. Il s’agit pourtant là du point essentiel, car si on arrive à
démonter la mécanique de la croissance passée dans ses aspects
économiques, mais aussi technologiques, démographiques,
institutionnels, éthiques ou sociologiques, on pourra mieux analyser les
obstacles actuels au développement des pays pauvres. Ainsi l’histoire
aura pleinement rempli son rôle, qui ne se limite pas à la connaissance du
passé, mais qui doit surtout permettre de mieux comprendre les sociétés
contemporaines et par là servir également de guide à l’action.
On commencera par rappeler l’historique de la discipline elle-même,
ce qui permettra de préciser les termes et de situer les différents courants
ou écoles, avant d’évoquer des questions générales de premier intérêt
pour notre matière, celles qui concernent la croissance, la technologie et
l’évolution démographique. On étudiera ensuite les aspects économiques
de l’histoire humaine depuis les économies précapitalistes (Antiquité,
Moyen Âge) et préindustrielles (Renaissance, Temps modernes), en
passant par la révolution industrielle du XVIIIe siècle, jusqu’à la période
d'industrialisation générale à travers le monde aux XIXe, XXe et début du
XXIe siècle.
Chapitre I

Qu'est-ce que l'histoire des faits économiques ?


On peut définir l’histoire économique ou histoire des faits
économiques comme l’étude et l’analyse des phénomènes économiques
du passé grâce aux méthodes des sciences historiques (analyse de
documents, récits, archives, prix, sources diverses) mais aussi
naturellement des sciences économiques: analyse économique (au sens
des méthodes issues de l’ensemble des théories économiques: classique,
marxiste, néoclassique, keynésienne, institutionnaliste, etc.) et analyse
quantitative (économétrie et modélisation). Les deux disciplines ont bien
sûr largement recours à la statistique et à l’informatique puisqu’il s’agit
de traiter les données souvent chiffrées accumulées par les générations
précédentes.
L'histoire économique se trouve, comme son nom l’indique, au
carrefour de deux grands domaines de la connaissance, l’histoire et
l’économie. Comme ils sont tous deux largement ouverts à d’autres
champs du savoir, aussi bien dans les sciences sociales que dans les
sciences exactes, et qu’ils ont l’un et l’autre fait preuve d’un grand
dynamisme, d’une sorte d’impérialisme vis-à-vis des autres disciplines,
leur rencontre sur le terrain de l’histoire économique ne va pas sans
heurts. Celle-ci est ainsi la fille de deux parents depuis longtemps
séparés, l’histoire et l’économie.

L'histoire économique, au carrefour de l’histoire et de l’économie

L'Histoire
Les historiens de l’Antiquité - Hérodote, Thucydide, Polybe en Grèce,
Tite-Live, Tacite à Rome - se préoccupent assez peu des aspects
économiques de l’histoire, ils s’en tiennent à une histoire souvent
hagiographique sur les mérites de leur patrie respective. Ils ont aussi une
vision cyclique, où les événements reviennent toujours à leur point de
départ, sans direction, sans progrès. Les civilisations naissent,
grandissent et déclinent, pour laisser la place à d’autres qui reprennent le
même processus.
Les auteurs du Moyen Âge souffrent des mêmes lacunes mais
introduisent une conception téléologique de l’histoire, où la notion de
progrès spirituel de l’humanité apparaît. De cette évolution tournée vers
Dieu, selon l’idéal chrétien de l’époque, on passe progressivement à
l’idée de progrès matériel dans les pays européens et du bassin
méditerranéen. L'histoire a un sens, le progrès est possible. En outre
l’étude des aspects économiques et sociaux entre en scène à la fin de
cette période, à travers les écrits du grand historien et philosophe arabe
Ibn Khaldoun qui est véritablement le premier à formuler une
conception théorique et méthodique de l’histoire, notamment dans la
Muqaddima (Introduction à son Histoire des Berbères) : « Mais elle
(l’histoire) traite aussi de ces travaux auxquels les hommes s’adonnent et
des efforts qu’ils font en vue de réaliser des gains et de se procurer un
gagne-pain, et encore des sciences et des métiers ainsi que de tous les
phénomènes qui se manifestent naturellement dans les divers états de la
civilisation ».
Aux Temps modernes, c’est-à-dire entre la Renaissance et la
Révolution, l’histoire se fait plus scientifique avec une volonté de rigueur
accrue (critique des sources, travail d’archives, mise en doute des
témoignages, etc.). Des auteurs comme Dom Mabillon ou Richard
Simon illustrent cette évolution. Voltaire se fait historien et introduit les
préoccupations statistiques (commerce extérieur) et démographiques
(estimation de la population des grandes nations) dans ses travaux.
Enfin, à l’époque contemporaine, l’histoire devient véritablement une
science avec successivement deux grandes écoles : l’école méthodique ou
positiviste au XIXe, et l’école des Annales au XXe siècle. La première
veut une histoire événementielle rigoureuse, scientifique, qui se
caractérise par l’analyse critique des documents du passé et la croyance
qu’on pourra finalement tout connaître de ce qu’il est possible de
connaître (au fur et à mesure de l’exploitation du stock de documents,
archives et témoignages disponibles ou à découvrir). Elle est illustrée par
des auteurs comme Langlois, Seignobos ou Lavisse autour de 1900.
L'histoire méthodique sera contestée à partir des années 1920 par de
jeunes auteurs comme Lucien Febvre et Marc Bloch qui se détournent
des événements, des batailles, des successions de dynasties et de régimes
politiques, pour s’intéresser aux aspects géographiques, économiques et
sociaux, aux modes de vie, à la culture, aux croyances, aux coutumes des
époques passées. L'histoire économique se situe au premier plan de leurs
recherches et elle ne le quittera plus. Après la guerre, l’école des Annales
(d’après la revue du même nom) aura comme chef de file Fernand
Braudel et se transformera peu à peu en Nouvelle histoire ou Histoire
totale cherchant à couvrir tous les aspects de la vie en société. Braudel
apporte la notion de longue durée en histoire, il distingue la durée courte,
événementielle, celle des phénomènes politiques ou militaires; la durée
intermédiaire des activités et des cycles économiques ; et enfin la longue
durée des phénomènes climatiques, géographiques, culturels, une histoire
quasi immobile qui s’étend sur des siècles. Son ouvrage principal
Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle,
constitue toujours une source essentielle pour la compréhension de la
genèse des sociétés modernes. Diverses branches de la recherche
historique caractérisent désormais la discipline: l’histoire sérielle,
l’histoire sociale, la démographie historique, l’histoire des mentalités,
etc., dans cette volonté d’embrasser tous les aspects des sociétés
humaines.

L'Économie

L'économie politique est évidemment une discipline beaucoup plus


récente que l’histoire, puisqu’elle n’a que deux siècles et demi
d’existence. Très liée à tous les aspects historiques à ses débuts, elle s’en
est progressivement détachée dans un sens théorique et formalisé de
manière mathématique, pour y revenir dernièrement, depuis les années
1960.
Au départ, en effet, avec les physiocrates et les classiques, au XVIIIe
siècle et au début du XIXe, des auteurs comme Turgot ou Adam Smith
mêlent constamment des références et des analyses historiques à leur
approche. C'est Ricardo qui introduira une rupture en inaugurant en
économie la démarche hypothético-déductive, basée sur le pur
raisonnement logique menant à des théories abstraites. La réalité
historique n’occupe dès lors qu’une place réduite et décroissante dans le
courant économique dominant, jusqu’aux néoclassiques, successeurs de
Ricardo à la fin du XIXe siècle, et pendant tout le XXe. Seules les
tendances marginales, les courants alternatifs, continueront à garder une
place importante à l’histoire économique: il s’agit tout d’abord des
socialistes, puis des historicistes et des institutionnalistes.
Marx est le premier à formuler une véritable théorie de l’évolution à
long terme des sociétés, ce qu’on appelle le matérialisme historique.
Pour lui, les événements d’ordre institutionnel, culturel, juridique,
religieux (les superstructures), sont façonnés par des événements d’ordre
matériel, les activités économiques, les modes de production, ou
infrastructure. Les décalages entre les deux, entre infrastructure et
superstructure, expliquent les bouleversements historiques. La première
évolue plus vite, notamment du fait du changement technique, et
l’inadaptation entre de nouveaux modes de production et des institutions
périmées explique le nécessaire remodelage des secondes, souvent sous
la forme brutale des révolutions. La révolution française est ainsi
analysée par la mise en place d’institutions libérales (nouvelle
superstructure) favorables à l’essor du capitalisme industriel (nouvelle
infrastructure). Projetant sa théorie dans l’avenir, il voit de la même façon
le passage au socialisme : la concentration croissante des entreprises, due
au système capitaliste, aboutit à un divorce entre un mode de production
qui est de fait devenu collectif (on travaille ensemble dans de grandes
unités de production), et des institutions qui sont restées basées sur une
propriété individuelle des moyens de production (le capitalisme). À un
mode de production collectif dans les firmes doit correspondre un mode
d’appropriation collectif des firmes, c’est-à-dire le socialisme.
Les détenteurs des forces productives, la classe dominante dans chaque
mode de production, entrent en conflit avec la classe dominée qui se voit
prélever une partie du produit de son travail: cet antagonisme sur le
partage de la plus-value explique pourquoi « l’histoire de toute société
jusqu’à nos jours, est l’histoire de la lutte des classes » (Manifeste du
parti communiste, 1848).
Les modes de production (caractérisés chacun par des rapports de
production différents) qui se sont succédés dans l’histoire sont les
suivants:
• communauté primitive (coopération dans le groupe/concurrence
entre les groupes) ;
• mode de production asiatique (État pyramidal centralisé/propriété
collective) ;
• mode de production antique (esclavage);
• mode de production féodal (servage);
• mode de production capitaliste (salariat).
Le capitalisme doit finalement déboucher sur le socialisme
(collectivisation des moyens de production et dictature du prolétariat)
puis le communisme (« à chacun selon ses besoins », dépérissement de
l’État).
Un deuxième courant en marge de la science économique orthodoxe
est celui formé par les historicistes allemands de la fin du XIXe siècle. Il
s’agit de professeurs d’économie qu’on a appelé par dérision « socialistes
de la chaire », parce qu’ils professaient des idées hostiles au libéralisme
économique et en faveur d’un État social, du haut de leur poste
d’universitaires, et qui se sont également opposés aux idées des
néoclassiques et des marginalistes, lesquels développent leurs
conceptions à la même époque. Les historicistes refusent les modèles
mathématiques simplifiant la réalité et veulent utiliser la méthode
inductive plutôt que la méthode déductive. Ils considèrent qu’il faut tirer
des faits historiques les éléments nécessaires à l’élaboration de lois
économiques, et non les obtenir par un raisonnement abstrait. Leur chef
de file, Gustav Von Schmoller engage une polémique célèbre avec Carl
Menger, le leader des marginalistes viennois, le Methodenstreit (Querelle
des méthodes). Des auteurs fameux comme Werner Sombart ou Max
Weber appartiennent à ce courant. Il connaîtra un succès d’influence
outre-Atlantique, les États-Unis faisant appel à de nombreux
universitaires allemands pendant cette période, et il aura des disciples
avec les institutionnalistes américains, tel Thorstein Veblen, qui refusent
également les modèles néoclassiques et se livrent à une analyse plus
sociologique des caractéristiques du capitalisme industriel.
En même temps que l’école des Annales, apparaît en France au début
du siècle un courant d’économistes intéressés par l’histoire qui fondent
ce qu’on appelle l’histoire quantitative. Il s’agit de restituer et
d’interpréter les données statistiques du passé sur les prix, les revenus, les
échanges, afin de faire apparaître les cycles et les crises. François
Simiand et Ernest Labrousse sont les meilleurs représentants de ce
courant: le premier découvre les cycles longs de prix, repris ensuite par
Kondratiev, le second propose une interprétation nouvelle de la
révolution française à partir de la crise qui l’a précédée, crise qu’il
analyse dans un ouvrage célèbre (La crise de l’économie française à la
fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, 1944). Après la
guerre, ces recherches se poursuivent à travers les analyses de
Comptabilité nationale rétrospective, lancées par Simon Kuznets aux
États-Unis, Jean Marczewski et Jean-Claude Toutain en France.
Enfin la science économique orthodoxe, néoclassique, finit par se
réapproprier l’histoire économique, surtout dans les pays anglo-saxons,
avec le phénomène de la cliométrie ou New Economic History, autour de
Robert Fogel, Deirdre McCloskey, Nick Crafts et beaucoup d’autres. Il
s’agit d’un courant né sur les campus américains dans les années 1950
qui cherche à appliquer les outils de l’analyse économique moderne
(théories néoclassiques, économétrie, analyse des données) à l’histoire.
Cette approche, indispensable pour comprendre les phénomènes
économiques, se heurte cependant aux méthodes des historiens
classiques, formés de façon littéraire, et provoque des polémiques de part
et d’autre de l’Atlantique durant les décennies suivantes. Les thèmes de
l’esclavage dans le Sud américain, du rôle des chemins de fer dans
l’industrialisation des États-Unis, ou de la place de la France dans la
révolution industrielle seront ainsi complètement renouvelés par ces
approches analytiques. Un courant néoclassique moins formalisé,
renouant avec l’école institutionnaliste de Veblen, se développe
également en se rattachant à la Nouvelle histoire économique américaine.
Il s’agit du néoinstitutionnalisme, ou institutionnalisme néoclassique,
qu’on retrouvera un peu plus loin à propos de la croissance.

Les grandes questions de l’histoire économique

La croissance

La croissance économique - c’est-à-dire la hausse de la production à


long terme - a quatre origines, dont l’analyse peut être attribuée à un
auteur différent:
• La croissance smithienne résulte de l’intensification de la
division du travail, liée à des échanges accrus. Tant au plan
intérieur qu’international, comme Adam Smith et David Ricardo
l’ont montré, le développement du commerce, favorisé par divers
facteurs – l’apparition de la monnaie autrefois, la sécurité accrue
des transactions grâce à la stabilité politique, au renforcement du
droit et de la paix internationale, au progrès des transports, etc. -
conduit à une meilleure allocation des ressources, un
accroissement de la productivité et donc à la croissance
économique.
• La croissance schumpetérienne provient de connaissances
accrues, de progrès techniques, d’inventions et d’innovations qui
permettent d’augmenter la productivité, et cela sans sacrifice de
la part de la population en termes de consommation. Le domaine
d’application est vaste, le plus important est bien sûr celui de la
production, mais on peut aussi avoir des innovations juridiques
ou institutionnelles qui favorisent la croissance, comme par
exemple l’extension des relations de marché au XVIIIe siècle.
Joseph Schumpeter, économiste autrichien du début du XXe
siècle a attaché son nom à ce type d’explication.
• La croissance solovienne dépend de l’investissement : si la
formation de capital progresse plus vite que la population, la
productivité s’accroît, les travailleurs disposant individuellement
d’équipements plus importants. Cela conduit là encore à la
croissance économique, considérée comme la progression de la
production par habitant et donc du revenu par tête. L'expression
fait référence au modèle néoclassique de croissance de Robert
Solow (1950). L'élévation du niveau de vie à venir est obtenue, à
la différence des autres cas, au prix de sacrifices présents,
l’investissement supplémentaire étant la contrepartie d’une
réduction de la consommation.
• La croissance boserupienne, du nom d’Ester Boserup qui a
soutenu qu’une pression démographique pouvait conduire à
l’adoption de méthodes de production plus intensives dans
l’agriculture, et donc à la hausse de la productivité et des niveaux
de vie. Par ailleurs, la croissance démographique peut permettre
des économies d’échelle, les coûts fixes étant répartis sur une
population plus nombreuse. Enfin pour les pays de petite taille,
elle peut simplement être un moyen d’accroître la division du
travail insuffisante jusque-là.
En réalité les causes sont le plus souvent mélangées – ainsi le stock de
capital change en quantité mais aussi en qualité, ce qui relie le progrès
technique à l’investissement, donc la croissance schumpetérienne à la
croissance solovienne, ou encore le progrès technique permet la baisse
des coûts du transport et facilite donc également les échanges
(croissances schumpetérienne et smithienne).
À partir de ces notions, on peut maintenant s’interroger sur les causes
institutionnelles de la croissance à long terme. Qu’est-ce qui explique que
telle société mette en place des modes d’organisation, une culture, des
mentalités, des règles, des institutions qui permettent la croissance? Les
plus grands auteurs se sont penchés sur la question et ont donné des
réponses différentes qui sont résumées ci-après.

Karl Marx et le capitalisme


Après avoir été un système progressiste jusque vers 1300 (hausse de la
productivité, croissance démographique, début d’accumulation), le
féodalisme entre en crise avec le développement des contradictions entre
tenanciers et seigneurs. Le démantèlement progressif des relations
féodales dans la phase de transition vers le capitalisme (XVe au XVIIIe
siècle) s’explique par l’extension des échanges à l’échelle internationale
(selon la fameuse formule de Marx, « le commerce mondial et le marché
mondial inaugurent au XVIe siècle la biographie moderne du capitalisme
») et aussi par le développement des villes, lieux de liberté et par
définition carrefours d’échanges, qui favorisent les relations de marché
par opposition aux relations féodales. Le marché du travail se forme peu
à peu, et au XVIIe siècle les progrès agricoles et les enclosures permettent
encore son extension, le salariat devenant la forme principale des
relations sociales. Les changements démographiques et techniques ne
sont pas à l’origine des évolutions mais plutôt leur conséquence, ce sont
les bouleversements dans les relations sociales qui déclenchent le
processus. Le capitalisme apparaît avec la séparation des travailleurs de
leurs moyens de production, ils n’ont plus à vendre que leur force de
travail, et le producteur individuel, l’artisan dans son atelier, est remplacé
par l’usine et la production de masse qui permettent l’exploitation sur une
grande échelle ainsi que l’introduction constante d’innovations
technologiques, facteurs de croissance.
Pour Marx, le capitalisme est un système dynamique, un progrès par
rapport à tous les modes de production antérieurs, son rôle historique est
de réaliser l’accumulation du capital qui permet le développement des
forces productives, et par là le passage plus tard à des modes
d’organisation supérieurs, socialisme et communisme.

Joseph Schumpeter et les innovations

Pour Schumpeter, le capitalisme, animé par des entrepreneurs


innovateurs, se caractérise par un changement permanent, de nouveaux
produits, de nouveaux marchés, des progrès dans les processus productifs
et dans les modes d’organisation, mais aussi la disparition d’anciens
secteurs, une création destructrice. Ces progrès ont un aspect discontinu:
il s’agit de ruptures par rapport aux procédés traditionnels, de
modifications qualitatives plus que quantitatives. Les innovations
arrivent par grappes, car une découverte ouvre le champ à d’autres, à des
imitateurs, et entraîne des applications multiples. Cela a été le cas de la
fin du XVIIIe siècle pendant la révolution industrielle et de la fin du XIXe
(la deuxième révolution industrielle), et sans doute – après la mort de
Schumpeter (1950) – des mutations techniques actuelles, basées sur
l’information, l’espace et la génétique. Une conséquence de ces vagues
successives d’innovations est le caractère cyclique de la croissance
capitaliste. Schumpeter reprend l’analyse de Simiand et Kondratiev en
donnant une explication des cycles : les phases ascendantes seraient dues
à l’arrivée d’une innovation marquante (coton, chemin de fer,
automobile), et les phases descendantes à des périodes de creux
technologique, comme celles situées entre les machines textiles et les
chemins de fer (1814-1827), entre les chemins de fer et l’automobile
(1870-1885), entre celle-ci et la généralisation des biens de
consommation durables d’après-guerre, la période de crise 1925-1945.

Karl Polanyi et le marché autorégulateur

Pour Karl Polanyi dans La grande transformation (1944), les relations


économiques ont été immergées (embedded) dans les relations sociales
jusqu’au XIXe siècle. Les facteurs économiques ne sont dominants qu’à
partir de la révolution industrielle et l’apparition de l’économie
capitaliste de marché, ils deviennent alors autonomes, désengagés
(disembedded) des relations sociales. L'évolution majeure qui commence
vers le XVe siècle et aboutit à la fin du XVIIIe se caractérise par la
généralisation des relations de marché, la création d’un nouveau système
d’organisation économique, autour d’activités jusque-là en arrière-plan,
mais qui envahissent désormais tous les comportements humains: « Nous
avançons l’idée que tout cela (la révolution industrielle et les
transformations qui l’ont accompagnée) était simplement le résultat d’un
unique changement fondamental, la création d’une économie de marché
». Celle-ci se caractérise par la monétisation progressive des facteurs de
production. La terre, le travail, le capital, peu à peu s’échangent, ils ont
des prix qui varient sur les marchés selon l’offre et la demande qui en
sont faites. Les causes plus précises de cette évolution sont à rechercher
d’une part dans le mouvement des enclosures, et d’autre part dans les
grandes découvertes des XVe-XVIe siècles.
- Les enclosures (clôtures de terres) commencent en Angleterre au
XIIIe siècle et le mouvement s’étend jusqu’au XIXe. Il s’agit au
départ des terres à pâturage destinées à l’élevage des moutons et
à la production de laine. Les seigneurs éleveurs s’aperçoivent des
possibilités considérables de gain que la vente de laine
représente, vers les villes ou les centres textiles des Flandres.
Pour les réaliser il faut gérer et surveiller les troupeaux, donc
enclore. Le résultat est double, les terres deviennent mieux
identifiables comme propriété d’une personne et commencent à
être vendues : c’est l’apparition du facteur de production terre,
échangeable sur un marché. On passe ainsi des relations
féodales où la terre confère pouvoir et prestige, et où elle est
exploitée en commun dans le champ ouvert collectif (open field)
et rarement vendue, à une première forme de capitalisme agraire.
Une deuxième conséquence des enclosures est le début d’un
exode rural des paysans chassés de leur terre, car la surveillance
des troupeaux exige moins de main-d’œuvre que la culture. Le
travail devient aussi un facteur de production échangeable sur
un marché: le marché du travail. Le salariat remplace peu à peu
les relations hiérarchiques du Moyen Âge caractérisées par les
contraintes héréditaires des tenanciers vis-à-vis des seigneurs.
- Les grandes découvertes auront des effets comparables, cette
fois-ci dans toute l’Europe, mais selon des voies différentes.
L'afflux d’or et surtout d’argent depuis les mines d’Amérique
provoque la grande inflation du XVIe siècle en Europe. Une
première conséquence est la hausse des profits, les prix
augmentant plus vite que les salaires. Cette hausse permet des
investissements et une accumulation progressive du capital à
l’origine d’un enrichissement du continent, facilitant plus tard la
révolution industrielle. Une autre conséquence de l’inflation est
la ruine progressive des titulaires de revenus fixes, notamment
les propriétaires terriens. Ceux-ci forment une nouvelle catégorie
sociale, celle des nobles sans fortune condamnés à vendre leurs
terres à ceux qui, comme les bourgeois enrichis par l’inflation,
peuvent les acquérir. Ainsi, de même qu’avec les enclosures, le
résultat est l’apparition et le développement du marché de la
terre, facteur de production. En outre ces aristocrates ruinés se
tournent vers le commerce ou l’industrie, dérogeant ainsi à leurs
traditions, et favorisent par là l’essor du capitalisme.
Cette longue transformation dans laquelle les fiefs deviennent un
facteur de production, la terre, fournissant un revenu (la rente); où les
serfs deviennent des hommes libres de vendre leur travail rémunéré par
un salaire; et où le trésor devient un capital destiné à rapporter profit ou
intérêt, est celle de la naissance du capitalisme, système où les biens
mais aussi les facteurs de production sont échangés sur des marchés qui
fixent leurs prix. Un système économique entièrement nouveau apparaît
dans lequel les richesses sont destinées à la vente, et non des objets de
prestige permettant l’affirmation d’un statut, et dans lequel les hommes
sont animés essentiellement par des valeurs matérielles comme la
recherche du profit, et non plus des valeurs liées au pouvoir et au prestige
artistique, intellectuel ou spirituel.

Walt Rostow et les étapes du développement

Rostow, dans son ouvrage de 1960 sur les Étapes de la croissance


économique met l’accent sur le décollage (take-off) et ses conditions
préalables (développement agricole, infrastructures), sur la croissance
auto-entretenue, sur les effets de liaison obtenus par les industries
motrices et les secteurs de pointe (leading sectors), sur le doublement du
taux d’investissement. Les critiques se sont accumulées et il ne devrait
donc pas rester grand-chose du modèle. Cependant, il est toujours un
passage obligé des ouvrages sur le développement et l’histoire
économique. La plupart des notions forgées par l’auteur sont restées, ont
été approfondies par d’autres, et font partie désormais de la trousse à
outil de l’économiste ou de l’historien. La raison de ce succès durable est
que le grand schéma de Rostow représente de la façon la plus claire le
concept du développement linéaire, la Grande-Bretagne ouvrant la voie
et tous les autres pays suivant avec retard. Cette idée garde une grande
partie de son pouvoir explicatif du monde actuel, bien que les faits
concordent parfois assez mal avec le modèle initial. La France par
exemple n’a pas connu de décollage marqué et pourtant elle se retrouve
au même niveau que l’Angleterre deux siècles après la révolution
industrielle. Les industries motrices – et s’il en est une au XIXe siècle
c’est bien celle des chemins de fer au sens propre et figuré – se révèlent
finalement « dispensables » comme Fogel et d’autres l’ont montré. Enfin,
l’argument de Rostow est dans une certaine mesure circulaire, comme le
remarque Gerschenkron, car à la question comment la croissance a
commencé, il répond: parce que les conditions préalables ont été réunies;
et si on demande comment sait-on que ces prérequis sont réunis, la
réponse est: parce que la croissance a commencé!

Alexander Gerschenkron et les Latecomers

Gerschenkron est l’auteur d’un modèle explicatif de l'industrialisation


dans les pays qui sont arrivés en retard dans la grande transformation de
la fin du XVIIIe en Europe occidentale, les latecomers, tels l’Allemagne,
la Russie tsariste ou le Japon: plus le pays est en retard, plus rapide sera
son industrialisation. C'est le retard même et la tension ainsi provoquée
dans la société, qui jouent un rôle positif:
• en incitant l’État à intervenir;
• en poussant des groupes dynamiques à se mobiliser pour relever
le défi;
• en favorisant dans les entreprises l’importation des techniques les
plus modernes, ce qui permet de bénéficier du réservoir
technologique international, sans avoir à repasser par les étapes
hasardeuses de la création.
Les conditions préalables ne sont plus nécessaires à la croissance,
chaque pays peut trouver des moyens pour contourner l’absence de telle
ou telle de ces conditions. Le cas anglais ne peut donc constituer une voie
unique du développement et chaque pays suit un cheminement différent.
Les interprétations néo-institutionnalistes

Rosenberg et Birdzell : une sphère économique autonome

Dans leur ouvrage classique (Comment l’Occident s’est enrichi), ces


deux auteurs expliquent le développement économique, dans un cadre
général néoclassique, en mettant l’accent sur « la naissance d’une sphère
économique autonome » et sur le rôle des innovations d’ordre technique,
mais aussi commercial et institutionnel.
La chute de la féodalité à la Renaissance voit le desserrement des
contraintes exercées par les autorités politiques ou religieuses sur les
activités économiques. Les transactions deviennent plus libres et le
partage entre les unités soumises à une réglementation publique
(manufactures et corporations) d’une part, et les entreprises libres de
déterminer leur production et de fixer leurs prix, d’autre part, se fait
progressivement à l’avantage des secondes. Les industries rurales,
proches des matières premières et des sources d’énergie, peuvent alors
échapper aux réglementations tatillonnes régnant dans les villes. Une
sphère économique autonome apparaît qui se libère à la fois des autorités
et de l’Église.
L'autre aspect est celui des innovations facilitées par l’avènement d’un
esprit scientifique au XVIIe siècle, basé sur la méthode expérimentale. La
division de l’Europe en multiples nations et la foule des artisans et
entreprises décentralisés garantit une sorte d’assurance collective pour la
société : sur le nombre, on était sûr de ne pas perdre une idée
intéressante. Les groupes qui auraient pu résister à telle ou telle invention
sont en Europe dans une position moins favorable que dans les empires
centralisés (Chine, Empire ottoman, Inde des Moghol) du fait de cette
décentralisation extrême des décisions et des possibilités
d’investissement. Ces innovations ne concernent pas seulement les
techniques nouvelles bien connues comme les métiers à filer et à tisser,
les forges, les machines à vapeur, etc., mais elles doivent être prises dans
un sens large qui inclut:
• la découverte de marchés neufs et de nouvelles formes d’échange
fournis par les armateurs et les marchands-aventuriers que
l’Europe lance sur les mers du globe à partir du XVe siècle ;
• l’apparition de produits nouveaux et bon marché qui atteignent les
masses plus que les privilégiés, comme par exemple les textiles
de coton et les produits du fer au XVIIIe siècle ;
• les innovations dans l’organisation, notamment des firmes,
caractérisées par un processus de diversité croissante. On peut
citer toutes les formes d’entreprises en renouvellement
permanent (par exemple au XIXe siècle les sociétés anonymes,
les coopératives, les divers types de banques);
• les innovations dans la fiscalité: à la fin du Moyen Âge en
Occident le remplacement progressif des pratiques de
confiscation et de spoliation de l’État par des impôts réguliers est
un puissant facteur du développement économique. Les richesses
n’ont plus besoin d’être dissimulées, la sécurité des biens est
mieux garantie. Les échanges, les investissements et le calcul
économique en sont favorisés. Cette mutation n’a pas été réalisée
en Asie et dans les pays d’Islam où les exactions du pouvoir vis-
à-vis des producteurs et des marchands ont duré beaucoup plus
longtemps, ce qui explique que l’accumulation du capital ne s’y
soit pas réalisée aussi vite.

Robert Heilbroner et les villes

La relation villes-campagnes est cruciale dans l’explication du


développement en Occident et l’extension des relations de marché. À la
question pourquoi ces relations ont-elles pu se développer en Europe,
expliquant finalement la révolution industrielle au XVIIIe siècle, et pas
ailleurs, en Chine ou dans les pays musulmans, ou encore dans les
empires d’Afrique, ou d’Amérique précolombienne, on peut donner avec
Heilbroner la réponse suivante. L'Europe occidentale a été le théâtre d’un
événement majeur, d’un véritable cataclysme qu’aucune des autres
grandes civilisations n’a connu: il s’agit de la disparition complète,
radicale, d’un pouvoir centralisé et autoritaire avec la chute de l’Empire
romain en 476. Les dix siècles qui ont suivi, période qui correspond au
Moyen Âge, ont été caractérisés par un émiettement du pouvoir, une
absence d’autorité unique sur les peuples européens, et au contraire,
jusqu’à l’apparition des États-nations modernes au XVe siècle, l’existence
d’une multitude de seigneuries rivales dont l’autorité ne s’étendait au
mieux qu’au cadre régional. Ce vide du pouvoir central a laissé la place à
une plus grande liberté que justement les cités se sont efforcées avec
succès de conquérir en développant leurs franchises. La montée des villes
à partir du XIe siècle, carrefours et donc lieux privilégiés de l’échange,
c’est-à-dire de la spécialisation et du marché, explique la naissance du
capitalisme en Occident. Comme le dit Braudel, « en Occident,
capitalisme et villes, au fond, ce fut la même chose ». Nulle part ailleurs,
que ce soit en Chine, en Inde ou dans le monde musulman, les villes,
soumises à un pouvoir centralisé fort, n’ont pu développer ces libertés
économiques, libertés qui ont été préservées en Europe malgré le retour
des États autoritaires, c’est-à-dire les monarchies absolues du XVe au
XVIIIe siècle.
Cependant l’organisation de la production manufacturée dans les villes
mêmes, sous forme des organisations de métiers (guildes, jurandes,
corporations), deviendra progressivement un obstacle à l’extension du
marché du fait des multiples réglementations et de l’absence de
concurrence. Les corporations représentaient un progrès à l’époque de
l’économie domaniale fermée, au début du Moyen Âge, mais elles
deviennent un frein par la suite. Si « l’air de la ville rendait libre » au
Moyen Âge, c’est l’air de la campagne qui joue ce rôle pour les
entreprises à partir du XVIe siècle avec ce qu’on a appelé le putting-out
system, parce que les réglementations urbaines corporatistes et étatiques
n’y ont pas cours.

Douglass North et les coûts de transaction

Pour Douglass North les institutions et leur évolution donnent la clé de


la performance des économies, c’est-à-dire de la croissance. À côté des
coûts de production, retenus par l’analyse économique, les coûts de
transaction ont été négligés jusqu’à ce que Ronald Coase observe dans
un article de 1937 que les marchés parfaits de la théorie néoclassique
supposent des coûts de transaction nuls, ce qui est peu conforme à la
réalité. Les coûts de transaction résultent de la gestion et de la
coordination du système économique dans son ensemble. Ainsi dans une
société complexe, la plupart des gens ne sont pas engagés directement
dans des activités de production, mais dans des activités visant à réduire
ces coûts, qui représentent environ la moitié du PNB d’après les
estimations de North pour l’économie américaine. Ce sont tous les coûts
qui ne sont pas liés au processus physique de production, on peut les
classer en trois catégories:
• coûts de recherche de l’information nécessaire à l’échange ;
• coûts de négociation, impliqués par la détermination des
conditions et termes de l’échange;
• coûts d’application des contrats (enforcement costs).
Des coûts de transaction élevés constituent un obstacle à la croissance
et le rôle des institutions est justement de les réduire pour favoriser celle-
ci. L'histoire économique de l’Occident et le succès des pays qui ont fait
leur révolution industrielle sont « l’histoire de la mise en place
progressive d’institutions adaptées, propres à contenir la montée des
coûts de transactions qui accompagne la division accrue du travail et
donc la complexité croissante des sociétés » (North). En effet, dans une
communauté réduite, les liens personnels limitent ces coûts car les
participants à l’échange se connaissent et sont donc obligés d’adopter des
normes d’équité. Les coûts de production y sont par contre élevés car la
société n’est pas spécialisée et dispose de peu de capital technique.
Lorsque les marchés s’élargissent, les relations économiques deviennent
impersonnelles et il faut protéger les contractants des fraudes ou abus et
autres pratiques coûteuses ou dissuasives des échanges par tout un
arsenal institutionnel, notamment juridique. La morale ordinaire permet
également de limiter les coûts de transaction car elle réduira la nécessité
d’un contrôle, les individus tendant à se comporter de façon honnête et
équitable pour rester en accord avec leurs principes plus que par crainte
des conséquences légales.
Évolution des coûts de production et de transaction
avec le développement
Les institutions sont définies comme les règles, les codes de conduites,
les normes de comportement, mais aussi la manière dont ces conventions
sont appliquées (soit par soi-même, soit par la partie adverse, soit par
l’État). Les droits de propriété sont essentiels ici (le cadre théorique
développé par North est connu sous le nom de théorie des property
rights) ; et particulièrement dans le domaine de l’innovation: la propriété
des inventeurs sur leur invention, avec un système de protection du type
brevet ou licence. En termes néoclassiques, le taux de rendement social
de l’invention doit s’approcher du taux de rendement privé, c’est-à-dire
que non seulement la société dans son ensemble, mais aussi l’inventeur,
en bénéficient. Ainsi les institutions favorisent le changement et le
progrès.
On doit distinguer les institutions des organisations comme les
entreprises, les administrations, les groupes de pression, les associations,
etc., qui dans le langage courant sont appelées justement institutions. Les
organisations sont donc les joueurs, et les institutions les règles du jeu.
Elles changent avec le temps, s’adaptent aux nouvelles techniques, aux
modifications des prix relatifs, aux idées différentes, de façon
essentiellement continue, progressive, selon des voies tracées par la
structure institutionnelle passée. C'est ce qu’on appelle la dépendance par
rapport au sentier (path dependence), formule imagée qui implique que le
présent est dans une large mesure conditionné par le passé, et que des
tendances lourdes se maintiennent du fait des forces d’inertie des sociétés
et des comportements.
Par exemple, pour North, la bureaucratie centralisée de la couronne
castillane, « orientée pour le seul profit de cette dernière », produit par-
delà les siècles le sous-développement des anciennes colonies espagnoles
en Amérique ; alors que la grande charte de 1215 en Angleterre (cf.
encadré), premier jalon dans l’établissement de droits de propriété sûrs,
et tous les progrès institutionnels jusqu’au triomphe du Parlement en
1689, sont à l’origine du succès économique non seulement de
l’Angleterre mais aussi des anciennes colonies anglaises d’Amérique, et
en premier lieu les États-Unis.
Appliqué à l’histoire économique, ce cadre théorique permet à North
d’affirmer que « L'essor du monde occidental1 est l’histoire d’innovations
institutionnelles réussies qui sont venues à bout de la faim et des famines,
des maladies et de la pauvreté, pour produire le monde développé
moderne ».
Au départ, l’expansion démographique dans des peuples de chasseurs
conduit à un lent épuisement des ressources et donc à l’affirmation
progressive des droits de propriété des clans sur leur territoire. Ce
renforcement des property rights a mené à la première révolution
économique (celle du néolithique) par l’incitation accrue à utiliser de
nouvelles techniques (le passage à l’agriculture). Une transformation
évidemment majeure qui aura pour conséquences l’intensification de la
division du travail et des échanges, ainsi que l’apparition des premières
formes d’État, chargées d’appliquer les droits de propriété.

La Magna Carta

À l’apogée du Moyen Âge, alors que les Capétiens renforcent leur


puissance et que les Espagnols arrivent aux portes du royaume musulman
de Grenade, les barons anglais vont imposer au pouvoir royal affaibli et
déconsidéré de Jean sans Terre un contrôle, codifié dans la Grande Charte
en 1215, document devenu mythique en Angleterre. Tous les futurs
réformateurs du pays s’en réclameront. Il s’agit de la première étape vers
une monarchie contrôlée et l’affirmation de droits, suivie par des
réformes institutionnelles comme la naissance du Parlement (1295). Les
autres jalons de cette lente évolution vers un régime démocratique sont
l’acte de suprématie (1534), la loi d’Habeas corpus (1679), la déclaration
des droits (Bill of Rights) de 1689 et les réformes électorales de 1832 et
1884. Mais la Grande Charte protège aussi les marchands et garantit leurs
droits contre toute expropriation arbitraire de l’État. Elle renforce les
droits de propriété et en cela favorise le développement des échanges.
Le régime monarchique anglais était l’un des plus forts en Europe à la
fin du XIIe siècle, avec une administration bien implantée (les sherifs) et
des institutions solides comme la Cour de Justice et l’Échiquier chargé
des finances royales. Bien établi en France avec la dynastie angevine
d’Henri II Plantagenêt, il était engagé dans des guerres constantes sur le
continent. Celles-ci suscitaient l’hostilité croissante des notables enrichis
par la prospérité générale: les grands propriétaires fonciers
aristocratiques ou ecclésiastiques bénéficiant de l’exportation de la laine,
ainsi que la bourgeoisie marchande de Londres qui profitait du
développement des échanges. Tous redoutaient les perturbations et les
impôts liés aux conflits. Des taxes renforcées et des interdictions sur les
droits coutumiers provoquent un mécontentement général (à l’origine de
la fameuse légende de Robin des bois) et les défaites du roi Jean en
France sont l’occasion de brider la monarchie. Une conjuration de
bourgeois, de barons et d’évêques lui impose la charte. Les principales
dispositions sont les suivantes: impossibilité pour le monarque de lever
des impôts sans le consentement du grand conseil formé de seigneurs et
de représentants du clergé et de la cité de Londres, libertés garanties aux
villes, interdiction d’emprisonner un homme libre sans jugement,
principe de la révolte légitime contre un souverain qui ne se plierait pas à
ces dispositions, libertés de l’Église enfin. ■

À la fin de l’Antiquité, la chute de Rome ouvre une période de chaos


en Europe d’où émergent graduellement des îlots de stabilité. Vers la fin
du Xe siècle les invasions normande, arabe, magyare cessent, la division
du travail et les échanges progressent à nouveau, et la productivité dans
l’agriculture s’élève, ce qui permet la reprise de la croissance
démographique. Le prix de la terre tend alors à monter relativement au
travail, provoquant des réponses techniques comme les rotations
culturales et l’utilisation des premières machines (les moulins). Mais ces
progrès sont insuffisants pour enrayer les rendements décroissants et la
population s’effondre finalement avec la grande crise du XIVe siècle
(peste, famine, guerres).
Les changements dans les techniques militaires mènent de leur côté au
démantèlement du féodalisme et au renforcement des monarchies. Celles-
ci échangent la protection qu’elles garantissent aux droits de propriété
contre le droit de taxer les activités privées. Entre le XVe et le XVIIIe
siècle, certains pays mettent en place des institutions favorables au
progrès économique (la Hollande et l’Angleterre), tandis que d’autres ne
parviennent pas à le faire (l’Espagne ou la France). Ces institutions
permettent de contenir la montée des coûts de transaction, d’accroître la
productivité de telle façon que la tendance aux rendements décroissants
dans l’agriculture soit contrée, de récompenser les innovateurs, bref de
rassembler les conditions favorables à la révolution industrielle.
Celle-ci consiste en une spécialisation accrue grâce à l’élargissement
des marchés, et un changement dans l’organisation économique pour
limiter les coûts de transaction, ce qui a favorisé à son tour les
innovations techniques et la croissance. Mais c’est la deuxième
révolution industrielle à la fin du XIXe siècle, caractérisée par la «
croissance du stock des connaissances » et l'interpénétration totale de la
science et de la technologie, qui constitue en fait le point de rupture
majeur, comparable à ce qu’a été la révolution néolithique, et North peut
alors parler d’une seconde révolution économique, amenant « une
courbe d’offre élastique des connaissances nouvelles, une technologie
capitalistique et la nécessité de changements majeurs de l’organisation
économique pour réaliser le potentiel de cette technologie ».
Ces changements sont ceux que nous connaissons au XXe siècle, c’est-
à-dire l'hyperspécialisation et la hausse sans précédent des niveaux de
vie, et là encore le développement de tout un secteur tertiaire qui devient
dominant et dont le rôle est de coordonner et de faire fonctionner une
société de plus en plus élaborée (« de permettre des échanges complexes
en réalisant une adaptation efficace » [North]). La croissance n’est donc
possible que par le jeu d’équilibre entre les deux types de coûts: les coûts
de production qui baissent avec les changements technologiques, les
coûts de transaction qui augmentent avec la complexification de la
société, et les institutions qui s’adaptent pour limiter cette augmentation.
Si cette adaptation n’est pas réussie et si les coûts de production ne
baissent pas suffisamment pour compenser la hausse des coûts de
transaction, la croissance peut être bloquée comme dans nombre de
sociétés à l’Est et au Sud.

Les techniques

On ne peut guère concevoir le progrès technique sans le progrès


économique car le premier accélère le second. Longtemps délaissée par
les historiens et par les économistes, l’histoire des techniques revient au
premier plan, de même que l’analyse du progrès technique. Pourquoi et
comment se produisent les inventions, qu’est-ce qui explique les phases
de créativité technique dans l’histoire, les différences entre des cultures
comme celles de l’Inde, la Chine, l’Islam, l’Occident, dans ce domaine
particulier?
La science économique a assez peu progressé dans ce domaine et le
processus de l’innovation est encore mal compris. L'apport de l’histoire
économique est inestimable et la compréhension du phénomène passe
nécessairement par l’étude des inventions elles-mêmes dans les périodes
où brusquement elles arrivent en foule, comme à la fin du XVIIIe siècle
en Angleterre. Mais la théorie économique conventionnelle, néoclassique
ou keynésienne, est de peu d’utilité: comment expliquer le progrès
technologique en termes de coûts et de bénéfices, ou bien en termes de
demande effective ? Ce n’est pas un seul, mais cent facteurs, la plupart
non économiques, qui entrent en jeu pour expliquer l’innovation.
L'analyse économique enferme l’homme dans un corps de contraintes
données où il est censé agir rationnellement, mais elle ne se pose jamais
la question de savoir ce qui se passerait s’il tentait de modifier ces
contraintes elles-mêmes, ou pourquoi il le ferait. Or c’est justement ce
que fait l’inventeur: il change les règles du jeu en rejetant les contraintes.
Qu’est-ce qui explique cette faculté ? Pourquoi certaines sociétés sont-
elles plus créatives que d’autres à certains moments de leur histoire et
produisent alors davantage d’iconoclastes ou d’excentriques capables de
faire avancer tout le corps social?
Trois conditions doivent être satisfaites pour voir le progrès technique
s’épanouir: un milieu favorable à la science, en lieu et place du règne de
la tradition et de la superstition; l’existence de stimulants pour
récompenser les inventeurs-innovateurs; une société ouverte et diverse où
les opposants potentiels au changement ne sont pas en position
dominante. L'Europe de la Renaissance fournit l’exemple d’une
civilisation où ces conditions sont peu à peu réunies et se renforcent.
L'avance de la Chine en matière technique jusqu’à cette époque par
rapport à toutes les autres civilisations peut s’expliquer simplement par le
nombre. La plupart des inventions avant les Temps modernes, en Chine
ou ailleurs, viennent de l’expérience des artisans, des fermiers et de
quelques génies isolés, qui découvrent de manière fortuite des procédés
nouveaux par l’observation de la nature et de ses mécanismes. Plus la
population est importante, plus les chances de découvertes heureuses et
utiles sont élevées, et la Chine grâce à son poids démographique réalisera
le plus grand nombre de progrès technologiques et scientifiques (hauts-
fourneaux, métiers à filer et à tisser, horloges hydrauliques, papier,
poudre, boussole, gouvernail, imprimerie, aimant, engrais, machines
agricoles, etc.). Le grand historien de l’empire du milieu, J. Needham,
affirme ainsi qu’entre le Ier siècle avant J.-C. et le XVe, la civilisation
chinoise était beaucoup plus efficace que la civilisation occidentale pour
appliquer les connaissances à la satisfaction des besoins humains
fondamentaux; il soutient également que les institutions, fondées sur le
mérite, étaient plus rationnelles qu’en Occident.
Mais avec les Temps modernes et la révolution scientifique du XVIIe
siècle, les découvertes résultent de plus en plus de l’application d’une
méthode rigoureuse, d’expériences organisées de manière systématique et
analytique. L'Europe prend dès lors la tête des progrès techniques parce
que la Chine continue à reposer sur le hasard et la multitude des
expériences isolées, caractéristiques de l’ère prémoderne.
Un autre domaine qui permet de comprendre le processus du
changement technique est celui de la biologie. Les économistes tendent
de plus en plus à dépasser la science économique et son cadre conceptuel
rigide pour faire appel à d’autres sciences et notamment la théorie de
l’évolution, approche connue sous le terme Evolutionary economics. Il y
a une analogie entre la science économique, qui s’intéresse au
comportement individuel de maximisation de l’utilité, et la biologie, qui
étudie la cellule dont le but est de s’adapter pour la survie. Toutes deux
analysent le comportement individuel d’adaptation plutôt qu’elles
n’étudient les groupes. À l’image de la cellule ou de l’animal, l’homme
agit rarement de façon altruiste. Il ne le fait en général que si cela
correspond à son propre intérêt. Naturellement, et heureusement, les
comportements désintéressés, s’ils ne sont pas la norme, sont assez
répandus, mais ils le sont aussi, ce qu’on sait moins, dans le règne
animal. La fonction d’utilité ne se limite pas à la satisfaction personnelle,
mais va au-delà, vers la reproduction de l’espèce, comme les biologistes
l’ont appris aux économistes. Ainsi épargner jusqu’à sa mort n’est pas
rationnel en termes économiques, mais cela le devient cependant en
termes biologiques, puisqu’il s’agit de l’intérêt de l’espèce, même à
l’encontre du sien propre. De même un comportement ouvert et
coopératif est-il plus profitable qu’un comportement méfiant et égoïste,
car il attire de la part des autres une réponse identique. Un autre exemple
d’application, en histoire économique celui-là, se trouve dans le cas des
taux d’intérêt à long terme qui sont influencés par la biologie des êtres
humains (la plus ou moins grande préférence pour le présent dépend de la
longévité), et ainsi au XVIIIe siècle les progrès dans l’espérance de vie
expliquent la baisse des taux d’intérêt, favorable à la croissance.
Les analogies biologiques peuvent être utilisées dans le domaine des
techniques. On peut appliquer la théorie biologique moderne de la survie
des mieux adaptés aux milliers d’inventions qui naissent et meurent,
connaissent le succès ou l’échec au cours des âges. Les mécanismes de la
concurrence et de la sélection darwinienne y jouent également. De la
même façon, la distinction faite en biologie entre les micromutations qui
modifient graduellement les caractéristiques d’une espèce, et les
macromutations qui aboutissent à la création de nouvelles espèces, peut
s’appliquer aux découvertes. L'amélioration des techniques existantes
(micro-inventions) et la création de techniques radicalement nouvelles
(macro-inventions) sont deux processus parallèles, indispensables et
complémentaires. Les micro-inventions sont sujettes à des rendements
décroissants et sans les macro-inventions à intervalle périodique, la
hausse de la productivité cesserait. On peut trouver des causes
économiques aux premières (réaction à des exigences de prix, de
demande, de coûts), mais pas aux secondes qui dépendent du génie, de la
chance de certains individus hors du commun. La macro-invention
représente une rupture, un « nouveau départ conceptuel », sans parenté
directe avec les techniques existantes. Les exemples abondent, comme les
moulins, les horloges mécaniques ou les caractères mobiles de
Gutenberg au Moyen Âge; la machine de Newcomen, la montgolfière, le
métier de Jacquard ou le blanchiment au chlore de Berthollet au XVIIIe
siècle ; l’hélice, le moteur à quatre temps, le téléphone, la radio, au XIXe
siècle; la télévision, l’ordinateur, le transistor, le laser, Internet, au XXe.
Une macro-invention crée un champ d’application très vaste pour toutes
les micro-inventions qui se développent autour et après elle. « La
révolution industrielle est caractérisée au plan technique par un
phénomène d’agglomération des macro-inventions qui ont mené à une
accélération des micro-inventions » (Joel Mokyr).
L'invention, forcément primitive au début, n’est qu’une fraction
minime des innovations qui suivront, que les premiers inventeurs ne
peuvent même pas imaginer. Ainsi la machine à vapeur sert d’abord
pendant des décennies à pomper l’eau des mines, puis elle se transforme
en moteur pour de multiples industries et ensuite pour les transports sur
rail et sur mer, et enfin elle devient un moyen de fabriquer de l’électricité.
Marconi en inventant la radio pensait que cette découverte n’aurait que
des usages limités, là où on ne pourrait pas installer des fils, comme dans
le cas des navires. Le laser semblait de peu d’utilité au départ avant de
s’introduire un peu partout, des disques à la médecine, en passant par le
téléphone et le découpage des textiles. Le patron d'IBM après la guerre
pensait que la firme devrait se retirer du secteur des ordinateurs car la
demande mondiale se limiterait à une quinzaine de machines…
Autrement dit, les innovations consistent à améliorer l’invention et lui
trouver de nouvelles applications, elles sont aussi nécessaires que la
macro-invention elle-même et leurs effets économiques peuvent être
encore plus importants. L'explosion des progrès technologiques depuis la
fin du XVIIIe siècle n’est évidemment pas sans lien avec une autre
explosion, tout aussi impressionnante, celle de la démographie.

La population
La population mondiale, de 300 millions en l’an mille, 700 millions en
1700, s’élevait à un milliard au début du XIXe siècle, 2,5 milliards en
1950, dépassait 6 milliards en l’an 2000 et atteindra 7 milliards en 2013.
L'accélération peut être simplement illustrée par le fait qu’entre le
néolithique et le XVIIIe siècle le rythme de croissance a été d’un
doublement tous les mille ans, alors que dans la deuxième moitié du XXe
siècle ce doublement a eu lieu en quarante ans... Les prévisions proches
des démographes sont de 9 milliards en 2050 et la population de la
planète devrait se stabiliser autour de 11 milliards en 2200. Toutes les
régions du monde auront alors achevé leur transition démographique à la
suite de l’Europe aux XIXe et XXe siècles, caractérisée par des naissances
moins nombreuses qui équilibrent à peu près les décès, également moins
nombreux.
La première révolution économique, selon la terminologie de North,
celle du néolithique, permet une expansion inouïe de la population: de 5
millions il y a dix mille ans, à 200 millions au début de l’ère chrétienne.
Trois grands foyers de peuplement dominent: la Chine, l’Inde et le bassin
méditerranéen, qu’on retrouve jusqu’à aujourd’hui. Ils représentent les
trois quarts de l’humanité au Ier siècle, entre 50 et 60 % au Moyen Âge
alors que le foyer méditerranéen inclut maintenant l’Europe occidentale.
Par la suite, avec l’expansion européenne du XVIe siècle et la poussée
démographique de la Chine, ces trois ensembles remontent à 70 % de la
population mondiale vers 1800.
L'explosion de la population dans le tiers-monde, au XXe siècle, fait
retomber cette part à 50 % en 1980. L'Asie passe de 54 % à 59 % de la
population mondiale du début à la fin du siècle, mais l’Europe décline de
23 à 10 %, l’Amérique du Nord se maintient à 5 %, tandis que l’Afrique
monte de 7 à 12 % et l’Amérique latine de 4 à 9 %. En Europe, la France
représente 15 % de la population du continent en 1800 et 7 % en 1950,
tandis que la Russie passe de 19 % à 34 % (mais à nouveau à 20 % en
1992 après l’éclatement de l'URSS.
Une vue à long terme permet de constater qu’au cours de l’histoire les
périodes d’expansion démographique ont également été des périodes de
renouveau. C'est le cas de la Grèce antique jusqu’au Ve siècle, de Rome
jusqu’au IIe siècle de notre ère, des civilisations du Croissant fertile, de
celles de l’Inde et de l’Extrême-Orient, et naturellement de l’Europe à
partir du XIe siècle. Cameron distingue trois courbes logistiques
(croissance rapide, puis décélération et plafonnement) de la population en
Europe après l’an mille:
• XIe au XIIIe siècle : défrichements, croisades et cathédrales, suivis
de la crise du XIVe où la population est réduite d’un tiers ou plus
après la grande peste de 1348;
• XVe et XVIe siècles : explorations, marchés, sciences, suivis par le
recul démographique et les famines du XVIIe ;
• XIXe siècle : industrie, impérialisme, domination mondiale, suivis
de l’effacement relatif du XXe siècle.
Les phases de croissance démographique sont accompagnées d’une
croissance économique, de progrès techniques, d’un essor culturel et
d’une expansion territoriale. Les phases de recul s’expliquent par l’entrée
dans des rendements décroissants, le piège malthusien caractérisé par une
population en hausse qui vient buter sur l’épuisement des ressources,
quand les techniques sont inchangées. C'est seulement depuis la
révolution industrielle et l’explosion du progrès technique que l’humanité
peut éviter ce piège : des procédés de plus en plus efficaces compensent
la limitation des ressources et les rendements décroissants. La révolution
industrielle mérite donc bien son nom car « pour la première fois dans
l’histoire une expansion démographique ne débouche plus sur une crise
majeure suivie d’une longue période de stagnation » (Tilly).
L'idée d’une antinomie entre la croissance démographique et la
croissance économique est relativement récente, elle date des XIXe et
XXe siècles, avec Malthus d’abord, et l’explosion démographique dans le
tiers-monde ensuite qui renouvelle les craintes malthusiennes. Cependant
aujourd’hui plus encore que par le passé, la croissance de la population
peut aller de pair avec une augmentation de la production en moyenne
plus rapide (voir schéma). L'élévation du revenu par tête finit par
provoquer une baisse de la natalité, selon le modèle de la transition
démographique qu’on peut maintenant observer partout (cf. p. 266).
Revenu réel par personne en Angleterre, 1200-2000
Source : Gregory Clark, A Farewell to Alms, Princeton,
2007
Après ce panorama des principaux courants et thèmes de l’histoire
économique, un retour à la chronologie permettra de faire le point sur les
différentes époques à travers les travaux récents, et notamment ceux de la
nouvelle histoire économique. On présentera l’évolution des économies
de l’Occident, du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient avant la
révolution industrielle, en étudiant d’une part l’économie antique et
médiévale, et d’autre part celle des Temps modernes: l’économie
mercantiliste, du XVe siècle jusqu’au début du XVIIIe. Les révolutions
industrielles des XVIIIe-XIXe siècles seront ensuite analysées avec leurs
conséquences planétaires et notamment la mondialisation contemporaine.
1 Titre de son ouvrage de 1973, avec R.T. Thomas, The Rise of the Western World - A New
Economic History, Cambridge University Press.
Chapitre 2

L'évolution économique avant la révolution


industrielle
On étudiera dans ce chapitre les sociétés précapitalistes, allant des
origines de l’homme à la Renaissance des XVe-XVIe siècles, sociétés qui
s’étendent sur trois grandes périodes, le Néolithique, l’Antiquité et le
Moyen Âge (section I), puis les sociétés capitalistes mais
préindustrielles, qui vont de la Renaissance au XVIIIe siècle et
correspondent aux Temps modernes, pendant le règne du mercantilisme
(section II). Les sociétés capitalistes industrielles, de la fin du XVIIIe
siècle à nos jours, feront l’objet des chapitres suivants de l’ouvrage.

Les économies précapitalistes et préindustrielles

La fin de la préhistoire : la révolution néolithique

Les grandes civilisations de l’Antiquité sont apparues à la suite de la


révolution néolithique, il y a quelque 10 000 ans, qui a vu la naissance et
l’extension de l’agriculture jusque vers 3500 avant notre ère. Avant
d’étudier les aspects économiques des civilisations de l’Antiquité (3500
avant le Christ à 476 après) puis ceux du Moyen Âge (476 à 1453), il
convient donc de revenir sur les cinq millénaires (de 8000 à 3500 avant
J.-C.) qui ont vu se dérouler cette première révolution économique.
Selon les archéologues, une modification des conditions climatiques à
la fin du dernier âge glaciaire en serait l’origine : sur les plateaux et dans
les plaines qui s’étendent de l’Inde à la Méditerranée, avec au centre le
Kurdistan et l’Irak actuels, un climat plus sec et parfois aride a entraîné la
raréfaction des animaux et du gibier, poussant les femmes – moins
occupées par la chasse, car une première division du travail caractérise
les sociétés paléolithiques, les hommes à la chasse, les femmes à la
cueillette – à cultiver des céréales jusque-là sauvages et à élever des
animaux. Dès lors les villages puis les villes apparaissent et les
communautés se sédentarisent. L'existence d’un surplus permet qu’une
division du travail plus poussée se mette progressivement en place, avec
des artisans pratiquant la céramique, la poterie, la métallurgie, le tissage,
la vannerie, etc. Les premières activités de services apparaissent
également, comme les tâches des administrateurs dans les cités-États
naissantes et celles des prêtres, alors fortement liées à l’organisation des
rythmes de l’activité économique essentielle, la culture du sol.
D’autres innovations suivent la découverte de l’agriculture :
l’irrigation, la traction animale, l’araire, le travail des métaux1, la roue (et
toutes les utilisations qu’elle implique: tours, chariots, poulies, etc.),
l’architecture, la monnaie, et bien sûr l’écriture : une des premières
formes apparaît avec les caractères inventés à Sumer par la hiérarchie
religieuse vers -2800 pour garder la trace des impôts en nature. Les
échanges se développent, la division du travail se renforce et la
mécanique de la croissance est enclenchée et ne s’arrêtera plus à long
terme.
L'histoire commence donc au Proche-Orient au milieu du IVe
millénaire avant le Christ avec la naissance des grandes civilisations. À
partir de son berceau, la révolution néolithique s’est étendue dans la
vallée du Nil, en Inde et en Chine au IVe millénaire, et vers - 2500 en
Europe, toujours avec les mêmes effets. Par exemple la culture du riz, du
soja et du millet se diffuse en Extrême-Orient et, avec elle, apparaissent
les grandes cités, l’écriture, la métallurgie et une organisation sociale
complexe.

L'économie antique

Les conditions économiques sont très variables selon les diverses


sociétés ou empires dans une période aussi longue que celle de
l’Antiquité (environ 4 000 ans, du IVe millénaire avant le Christ au Ve
siècle après), même s’il existe bien sûr des traits communs dus à la
stabilité à long terme des techniques qui caractérise l’époque.

Les empires

On distingue les empires de la terre qui reposent sur l’agriculture, dans


les civilisations des grands fleuves : Tigre et Euphrate, de Sumer à la
Perse, Nil, dans l’Égypte des pharaons; et les empires de la mer qui
dépendent du commerce et de la navigation, comme la Phénicie, les cités
grecques, et les royaumes hellénistiques issus de la conquête
d’Alexandre. Rome, à la fois empire de la terre et empire de la mer après
l’élimination de Carthage, devra son succès et sa durée à cette synthèse
réussie entre ces deux grands types des civilisations de l’Antiquité.

Les empires de la terre en Mésopotamie et en Égypte

• En Mésopotamie, un « système économique libéral précapitaliste »


La Mésopotamie, qui correspond à l’Irak actuel, voit naître, au même
moment qu’en Égypte, les premières grandes civilisations. C'est un
carrefour propice aux échanges, aux invasions, à la diffusion des
techniques, où les terres sont constamment inondées par les fleuves Tigre
et Euphrate. Le contrôle des eaux implique la nécessité de travaux
d’infrastructures et de canalisation, et donc l’organisation coordonnée des
hommes au sein d’un État. Les principales productions sont agricoles:
l’orge, le froment, le blé, le millet et toute la variété des fruits et légumes.
L'élevage fournit à la fois un complément alimentaire et une source
d’énergie pour les travaux agricoles. Les occupations artisanales couvrent
tout le champ des activités traditionnelles, depuis les céramiques, le cuir,
les textiles (lin, laine) jusqu’à la métallurgie et l’orfèvrerie. La finance est
présente avec les premiers banquiers qui pratiquent les dépôts rémunérés
et le prêt à intérêt. Les échanges sont variés et le commerce extérieur se
réalise sur une grande échelle car les matières premières manquent. La
nécessité d’importer et d’exporter implique le développement
d’entrepôts, de maisons de commerce, d’avances aux commerçants qui
lancent les caravanes. La monnaie est utilisée tout d’abord sous forme de
marchandises, puis l’or et l’argent circulent. La monnaie métallique est
d’abord pesée, puis comptée avec l’apparition des pièces au VIIe siècle en
Phrygie ou en Lydie, à l’époque de Midas et Crésus, et enfin frappée
lorsque l’autorité centrale imprime son sceau et reconnaît le pouvoir
libératoire aux espèces.
Mais le caractère le plus étonnamment moderne de ces diverses
civilisations mésopotamiennes est la liberté dans le domaine économique,
liberté protégée par un cadre juridique élaboré. Les terres sont morcelées
et le régime de la petite propriété domine. Les échanges, le commerce,
les activités artisanales sont également libres et les relations de marché
caractérisent l’économie. Les affaires et la production ne sont nullement
condamnées par les mœurs comme ce sera le cas en Occident dès
l’Antiquité grecque et latine.
Il s’agit bien d’un régime de capitalisme précoce, essentiellement
terrien, qui a pu fonctionner grâce à la mise en place par l’État du
premier cadre juridique organisé de l’histoire, dont le fameux code
d’Hammourabi nous donne un exemple. Les droits de propriété sont
reconnus et protégés, de même que les contrats qui voient leur sécurité
établie par des dispositions précises portées sur des tablettes d’argile,
conservées jusqu’à aujourd’hui.
L'Empire perse qui étend sa domination de l’Inde à l’Égypte au VIe
siècle av. J.-C. poursuivra cette tradition de libéralisme en pratiquant une
décentralisation poussée, en acceptant une grande liberté religieuse, en
maintenant la propriété privée des terres et en favorisant les activités
commerciales privées.
• L'Égypte, une économie centralisée reposant sur la tradition
Plus encore qu’en Mésopotamie, la civilisation en Égypte est le fruit
de la géographie : la fertilité du sol permet un surplus alimentaire et donc
l’apparition d’activités diverses. Entouré par la mer et les déserts, le pays
est beaucoup plus isolé que la Mésopotamie et donc davantage à l’abri
des invasions. La succession ininterrompue de peuples étrangers qui tour
à tour exercent leur domination sera donc évitée et l’Égypte pourra
conserver une grande unité et un pouvoir central fort. La nécessité de
contrôler l’eau et les crues du Nil impose une organisation dirigée depuis
le haut. La centralisation hiérarchique et l’absolutisme des régimes
pharaoniques s’expliquent ainsi par l’obligation d’une coordination
rigoureuse permettant d’éviter les gaspillages. Il faut organiser un
immense travail collectif d’infrastructures et mettre à profit chaque
parcelle, dans un pays étroit et sec, à la frange du désert, qui s’apparente
à une vaste oasis de 850 km de longueur sur 20 km de largeur.
L'État possède tout: les gens, les animaux, les productions, les mines,
les carrières, et bien sûr les terres, dans une économie essentiellement
agricole. Les paysans sont considérés comme une propriété du pharaon,
ou au mieux comme des employés à vie payés par un salaire en nature.
Les échanges, l’usage de la monnaie et du crédit sont plus limités qu’en
Mésopotamie, car les tendances à l’autarcie sont plus fortes, et la vie
urbaine y est également moins développée. Il s’agit d’une économie figée
et dirigée par une vaste bureaucratie au service des puissants, mais non
une économie planifiée vers un but quelconque.
À côté de l’autorité, la stabilité et la durée du système reposent sur un
deuxième pilier, la tradition. Les tâches et les métiers sont reproduits à
l’identique de génération en génération, le fils du scribe sera scribe, le
fils du menuisier, menuisier, et cela vaut bien sûr avant tout pour les
paysans. Des interdits stricts répandus par un clergé riche et influent
empêchent tout changement. La société s’assure ainsi, en limitant les
coûts du contrôle, que toutes les activités nécessaires seront assurées,
qu’il y aura assez de nourriture, assez de logements, assez de biens de
telle ou telle catégorie. La tradition permet d’atténuer la rigueur de
l’autorité, en même temps qu’elle réduit les coûts d’application des règles
pour l’État et la société, car l’ordre établi apparaît comme le seul
possible, le seul harmonieux. Le problème économique fondamental,
celui de la rareté, est résolu par ce système de soumission aux habitudes
ancestrales qui assure la sécurité, même s’il est peu propice au
changement (cf. p. 233).

Les empires de la mer : Puniques et Grecs

• Phéniciens et Carthaginois
À l’origine de la vocation commerciale et maritime des Phéniciens, il y
a l’Égypte proche qui manque de bois et qui importe depuis la côte
libanaise. Les Phéniciens inventent le commerce maritime et créent au
XIIe siècle avant notre ère la première économie vivant des échanges plus
que de la production. De l’ascension des premières cités phéniciennes
comme Tyr, Sidon, Byblos et Beyrouth, jusqu’à la chute de Carthage au
IIe siècle avant notre ère, leur domination commerciale dure environ un
millénaire. Cette aventure peu commune, possible seulement grâce aux
caractères propres de la mer quasiment fermée qu’ils explorent, ouvre
une voie nouvelle aux activités économiques. Véritables pionniers et
découvreurs, ils inaugurent par exemple la pratique du troc avec des
peuplades inconnues. Les Phéniciens vendent des produits manufacturés
(les étoffes de Sidon ou la fameuse pourpre de Tyr, des produits de luxe
comme les parfums et les bijoux) contre des matières premières diverses.
Ils vont chercher l’étain jusqu’en Cornouailles, le fer, l’argent, le plomb
au sud de l’Espagne, l’or, l’ivoire, les bois précieux en Afrique. Ils jouent
le rôle d’intermédiaires pour tous les échanges du monde antique.
Ce ne sont pas seulement des marins mais aussi des artisans qualifiés,
des ouvriers habiles (métallurgie, orfèvrerie, ébénisterie, verrerie, etc.) et
des agriculteurs qui ont fait de leur pays, la côte de la Syrie et le Liban
actuels, une région richement cultivée avec des travaux d’irrigation et des
plantations étagées en terrasses. Ces productions fournissent un surplus
exportable, base de leur développement extérieur. Ils établissent des
comptoirs commerciaux sur tout le pourtour de la Méditerranée pour
développer leurs échanges et sont ainsi les premiers colonisateurs, bien
avant les Grecs au VIe siècle avant J.-C. et les Portugais aux Temps
modernes. Les droits de propriété et les contrats sont scrupuleusement
respectés par ces marins-commerçants, ancêtres de tous les armateurs et
navigateurs modernes, qui pratiquent une forme de libre entreprise
maritime. Les Phéniciens par leur réseau d’échanges ont forgé l’unité du
monde antique autour de la Méditerranée2. Ils ont aussi répandu l’écriture
alphabétique pour noter leurs transactions et communiquer facilement
des informations.
• La Grèce
De la mer Égée à la grande Grèce
Le miracle de la Grèce qui rayonne au premier millénaire vient de
l’éclatement des îles et du découpage tourmenté des côtes qui créent
autant de ports naturels. Les vents réguliers et le climat ajoutent à la
facilité de la navigation et donc du commerce.
La période homérique, entre -1200 et -800, est celle du « Moyen Âge »
de la Grèce, celle de tous les mythes, chantés par Homère. Mais c’est à
partir du VIIIe siècle qu’un véritable développement économique se
produit, accompagné d’une expansion colonisatrice vers la Méditerranée
occidentale, l’Asie mineure et la mer Noire. La population en excédent
ou fuyant les inégalités et les conflits peuple ces nouveaux
établissements. Le partage inégal des terres est un des facteurs de ces
migrations: selon une grande constante de l’histoire, partir et coloniser
apparaît comme une solution plus facile que redistribuer les propriétés.
Les échanges en sont stimulés, ainsi que la division du travail entre ces
cités nouvelles et anciennes qui forment la grande Grèce. Le monde grec
passe d’une économie terrienne et repliée à l’époque archaïque (VIIIe au
VIe siècle) à une économie commerciale, maritime et monétaire à l’âge
classique (Ve et IVe siècles). Les cités et les îles grecques comme Argos,
Sparte, Athènes, Corinthe, Delphes, Égine, Mégare, Délos, Kos,
Santorin, politiquement autonomes mais culturellement unies,
développent les échanges à partir de leur artisanat et agriculture.
Des facteurs techniques et institutionnels permettent cette expansion:
la création d’une flotte puissante, l’unification des poids et mesures et
surtout l’utilisation de la monnaie sur une grande échelle. Le talent
d’Athènes est divisé en 60 mines, chaque mine en cent drachmes et
chaque drachme (ou statère) en 6 oboles. La drachme d’argent devient la
monnaie internationale de l’époque dans cette partie du monde et
donnera leur nom à nombre de monnaies nationales jusqu’à aujourd’hui,
comme le dirham. On assiste à la naissance d’un véritable commerce
international dont Athènes est le centre, comme Londres le sera au XIXe
siècle et New York aujourd’hui.
On a affaire à une forme de capitalisme où la recherche du profit
motive les acteurs et où le droit de propriété et des contrats est très
évolué : les mines du Laurion sont par exemple organisées sous forme de
société par actions. L'expansion grecque en Méditerranée accroît le
nombre des prisonniers transformés en esclaves. Ceux-ci représentent
ainsi la moitié au Ve et jusqu’aux trois quarts de la population d’Athènes
au IVe siècle. Le poids de l’esclavage dans la société grecque est
considérable par rapport aux précédentes sociétés antiques, à tel point
que les marxistes y voient la naissance d’un nouveau mode de
production. Jusque-là l’esclavage était « accidentel et ancillaire » en
Égypte ou en Perse, il devient avec la Grèce puis Rome « systématique et
productif ». Une masse de producteurs esclaves permet à une élite
d’hommes libres et égaux de se consacrer à la politique et aux arts. Les
cités grecques pratiquent une forme de démocratie directe par le vote des
citoyens (environ 40 000 à Athènes au Ve siècle) sur les grandes
questions et choix importants, ce qui constitue une innovation
considérable dans un monde jusque-là gouverné par des monarques
absolus. Les Grecs ont été les premiers à instaurer la loi du plus grand
nombre dans leurs institutions, c’est-à-dire la première forme de
démocratie.
Cette expérience sombrera dans les guerres entre cités et les conflits
internes du IVe siècle. L'unité politique de la Grèce sera finalement
réalisée par la force en -338 avec la conquête de Philippe de Macédoine.
Une monarchie absolue prend la place de la nébuleuse des villes libres et
une nouvelle période s’ouvre avec les conquêtes en Asie de son fils
Alexandre : les Temps hellénistiques, du IVe au Ier siècle avant J.-C.
Le monde hellénistique
Pendant que la puissance de Rome se construit lentement dans le
Latium, tandis que les anciennes cités grecques comme Athènes, Sparte
ou Corinthe déclinent, le centre de gravité du monde civilisé, et aussi
celui des échanges, se situe dorénavant plutôt à Alexandrie, Antioche,
Rhodes, Séleucie ou Pergame, nouvelles capitales fondées par les Grecs
en Égypte et en Asie. Les royaumes hellénistiques, issus du partage de
l’empire d’Alexandre marquent de culture grecque tout l’Orient jusqu’à
l’Inde pendant près de trois siècles.
Ce vaste monde hellénisé connaît un développement économique
rapide. L'unification culturelle et linguistique, les réformes monétaires
d’Alexandre, la construction de routes et d’infrastructures portuaires, tout
concourt à une expansion des échanges et une croissance économique
basée sur la division du travail. Le troisième siècle avant notre ère voit
l’apogée de cette brillante civilisation. Alexandrie, ville nouvelle et «
moderne », avec deux ports, le premier phare, le premier musée
contenant une immense bibliothèque, de larges avenues et un réseau
d’alimentation et d’évacuation de l’eau, est avec environ 500 000
habitants la plus grande ville du monde et la capitale de cet ensemble
prospère, au carrefour de trois continents.
Les anciennes institutions des pays conquis sont toujours présentes
malgré l’hellénisation de surface. Ainsi le dirigisme millénaire de
l’Égypte continue à caractériser le royaume ptolémaïque, tandis que le
plus grand libéralisme des peuples perses et mésopotamiens se retrouve
chez les Séleucides. Dans l’ensemble cependant, c’est une orientation
plus interventionniste et bureaucratique qui caractérise peu à peu ces
États, entraînant une paralysie progressive aux IIe et Ier siècles ouvrant la
voie à la conquête romaine.

Rome, empire universel

Le succès durable de Rome reste en grande partie mystérieux.


Comment un village au départ rural et primitif, perdu au milieu de
l’Italie, a-t-il pu conquérir et faire durer un empire aussi vaste?
• Les origines et l’ascension de Rome
Les Étrusques, peuple venu d’Asie mineure et installé dans la
péninsule italique vers -800, dominent la ville jusqu’à Tarquin et le début
de la République en -509. C'est à partir de là que commence l’ascension
de Rome, favorisée par divers facteurs: l’organisation militaire, des
institutions stables (le sénat réunit les chefs des grandes familles, les
patriciens), un patriotisme légendaire qui se traduit par un dévouement
total du peuple (plebs) autant que des élites, et enfin l’ouverture et la
capacité d’assimilation qui permet l’intégration relativement
harmonieuse des nations vaincues.
La république romaine n’est guère démocratique, moins en tout cas
que la cité grecque, c’est une oligarchie qui contrôle le pouvoir, et
l’emblème glorieux SPQR3 porté par les légions aux confins du monde
occidental ne reflète pas la réalité : le pouvoir de la plèbe est
extrêmement réduit.
Les lignes de force économiques qui expliquent l’évolution de Rome
durant cette première phase, allant des origines aux guerres civiles, sont
bien connues. L'afflux des esclaves, par centaines de milliers à la suite
des conquêtes, ruine les petits paysans et les artisans de la plèbe qui ne
peuvent concurrencer une main-d’œuvre aussi bon marché. Les terres
sont abandonnées au profit des grandes propriétés et la population
urbaine misérable (les proletarii) s’enfle, de plus en plus assistée par
l’État. Une nouvelle catégorie d’hommes du peuple enrichis dans les
finances ou l’administration, les cavaliers, revendique le pouvoir. Les
tensions s’avivent entre les trois principales classes (patriciens, cavaliers,
plèbe) et débouchent sur la crise du Ier siècle avant le Christ.
• La paix romaine
Un siècle et demi de conflits internes, démarrant avec les tentatives
avortées de redistribution des terres des Gracques, débouche sur la
formation de l’empire avec Auguste, à la fin du Ier siècle avant le Christ.
Un tel pouvoir centralisé est mieux adapté aux besoins d’un empire
universel que les anciennes institutions de la cité républicaine. César, le
premier imperator, pendant son bref règne de -49 à -44 entreprend des
réformes que seul le pouvoir absolu peut permettre et que l’oligarchie
refusait: partage des propriétés en Italie, distribution de terres nouvelles à
l’extérieur, refonte des institutions qui sera achevée par Octave
(Auguste), vingt ans après lui
Deux siècles de paix et de respect des lois grâce au droit romain
représentent « la principale contribution de Rome au progrès économique
» (Cameron). Des échanges sûrs, une spécialisation régionale entre les
quelques 40 provinces de l’empire, de l’Écosse à l’Arménie, de
l’Atlantique à la mer Caspienne, l’affermissement des droits de propriété,
une organisation efficace et des infrastructures gigantesques, permettront
une lente croissance économique. Supérieure en tout cas à
l’accroissement de la population, lui-même important pendant cette
période : l’empire aurait ainsi atteint au IIe siècle cent millions
d’habitants contre cinquante au temps de César. La progression des
niveaux de vie est confirmée par tous les observateurs. La prospérité de
la Gaule romaine nous en donne un exemple.
Cette population, placée sous la même unité politique et
administrative, est répartie sur une superficie de 3,3 millions de km2.
Une activité intense se répand, en Gaule, en Espagne, en Bretagne,
régions jusque-là endormies au plan commercial, avec des villes
nombreuses, centres de production et de consommation. Les provinces
d’Afrique du Nord, qui fournissent jusqu’aux deux tiers du blé de la
Ville, connaissent un essor remarquable et une croissance démographique
forte aux deux premiers siècles. On a ainsi l’image non pas du monde
figé caractéristique de l’Antiquité, mais d’un monde ouvert dans lequel,
grâce au mouvement général de croissance et à un travail acharné, la
promotion sociale est possible.
Le grand commerce reste cependant centré sur Rome, les échanges
entre provinces sont moins importants. La capitale même et ses environs
produisent de moins en moins et aspirent une grande partie des richesses
créées ailleurs, plantant ainsi les germes de la décadence. Rome obtient
ses produits par des paiements en espèces et des impôts en nature, mais
aussi directement par prélèvement. C'est le butin de guerre, tribut imposé
aux peuples conquis et exposé aux citadins lors des défilés somptueux
des chefs vainqueurs. D’immenses trésors de toute nature affluent vers le
centre. Les « échanges » ont donc toujours un aspect unilatéral et
déséquilibré. En termes réels, Rome ne fournit rien contre ses
importations, sa balance commerciale est totalement négative. Si elle
paye en numéraire, cet argent provient de prélèvements sous forme
d’impôts ou de réquisitions sur les provinces.
Mais l’empire commerce aussi en dehors de sa zone d’influence, avec
les tribus germaniques, l’Afrique, l’Inde et la Chine. Dès le règne
d’Auguste, une flotte de cent navires allait une fois par an en Inde
chercher encens, épices, soie, riz, perles, coton, ivoire, etc., contre de l’or,
de l’étain, du cuivre, du vin, des esclaves. Mais ces échanges aussi sont
déficitaires et se traduisent par une sortie de métaux précieux, épuisant le
stock d’or et d’argent qui n’est pas souvent renouvelé (il l’est pour la
dernière fois lorsque Trajan conquiert la Dacie, future Roumanie, et ses
mines d’or). La raréfaction du numéraire entraîne un progressif recul des
échanges monétaires au Bas-Empire.
Le problème agraire, c’est-à-dire le partage des terres, n’est plus la
question majeure sous l’empire, car il n’est plus nécessaire de produire
autant. C'est le problème frumentaire qui passe au premier plan. Il faut
distribuer à bas prix ou gratuitement des produits alimentaires (blé, pain,
huile, vin) et des jeux à 200 000 à 300 000 bénéficiaires (sur 500 000
citoyens). Les lois frumentaires, c’est-à-dire les mécanismes de
répartition des grains provenant des conquêtes, deviennent la
préoccupation essentielle de l’État. Caius Grachus en -123 est le premier
à faire vendre le blé aux pauvres au-dessous de son prix, les distributions
gratuites suivront, malgré les protestations des sénateurs qui y voient un
encouragement à la paresse.
La force motrice des changements économiques à Rome n’est ni la
technique ni la démographie, mais bien la conquête dont les
conséquences ont été les suivantes :
• une dépendance externe croissante en matière agricole;
• le développement de l’esclavage et en conséquence l’extension du
chômage ;
• la stagnation de l’industrie, du fait des importations bon marché;
• l’essor du commerce et des finances sur une grande échelle ; les
banques se développent et Rome devient une capitale financière,
de telle sorte qu’on a pu parler d’une forme de capitalisme
commercial et financier pour l’empire à son apogée.
Mais divers facteurs comme la fin de l’expansion territoriale,
l’instabilité politique croissante, les inégalités sociales et la démagogie
constante des gouvernants, qui favorisent l’oisiveté en distribuant les
vivres gratuitement, entraîneront le déclin.
• La chute de l’Empire romain
Depuis Gibbon en 1788, et son explication de la décadence par
l’influence croissante du christianisme, de nombreuses causes ont été
avancées pour expliquer la chute de l’empire. Des causes
démographiques tout d’abord, comme les épidémies ou encore
l’empoisonnement progressif des villes par l’utilisation de tuyaux en
plomb. Il y a également des facteurs liés au changement dans les
mentalités par rapport aux siècles précédents: un esprit civique et une
moralité en baisse, le mépris du travail manuel. Des causes politiques et
militaires, comme l’instabilité chronique à la tête de l’État, l’insécurité
intérieure croissante dans l’empire, et bien sûr les invasions, sont
également avancées. Enfin des causes économiques liées à la pénurie de
main-d’œuvre, du fait du tarissement de l’afflux des esclaves avec l’arrêt
des conquêtes qui désorganise la production. Mais la fin de l’expansion
extérieure implique aussi la nécessité d’alimenter le Trésor public par des
impôts pour remplacer les tributs des pays soumis. L'État se trouve en
prise à des difficultés financières croissantes: les dépenses publiques sont
en constante augmentation (administration, armée de métier, gaspillages,
politique frumentaire) et il tente de les équilibrer avec une fiscalité de
plus en plus pesante pour les activités économiques.
À partir de la fin du IIIe siècle l'interventionnisme économique se
renforce sous la pression des circonstances. Les mesures prises ont
souvent eu pour effet, après une amélioration à court terme, d’accélérer le
déclin en réduisant la sphère monétaire. La production pour le marché
recule et l’exigence de paiements en nature par l’État favorise le retour
au troc. En effet les taxes frappent surtout les petites exploitations, alors
que les grandes villas de la noblesse sont exonérées. Cette mesure pousse
à l’extrême le phénomène de concentration des terres, les petits
cultivateurs trop lourdement taxés abandonnant leur activité au profit des
latifundiums4. Ceux-ci tendent à se replier sur eux-mêmes, car les
échanges déclinent du fait de l’insécurité croissante, et cette évolution
annonce le grand domaine autarcique des débuts du Moyen Âge.
Afin d’assurer une production suffisante dans les divers secteurs, une
réglementation professionnelle stricte est mise en place en 332 sous
Constantin : des corporations se forment où il est interdit de changer
d’activité et où la transmission héréditaire des métiers devient
obligatoire; des monopoles d’État sont créés; dans le domaine agricole le
colonat se développe et les colons ne peuvent quitter la terre (une des
origines du servage féodal). Toutes ces mesures coercitives détruisent peu
à peu la mobilité des facteurs et les mécanismes de marché, en
remplaçant une économie d’échanges monétaires par une économie de
subsistance figée.
On retrouve donc, dans la chute de Rome, le facteur déterminant des
bouleversements sociaux et économiques de son ascension: la conquête.
Comme celle-ci avait expliqué l’évolution de la république, son arrêt à
partir du IIe siècle, la montée des menaces extérieures, puis les invasions,
expliquent l’évolution de l’empire vers sa fin. Les causes de la décadence
sont à rechercher dans l’évolution du mode de production basé sur
l’esclavage. Le système de production esclavagiste porté à son apogée
par Rome repose sur une contradiction: il n’y a pas de progrès technique
et pour produire plus il faut davantage d’esclaves, c’est-à-dire des
conquêtes permanentes, de plus en plus coûteuses, provoquant
l’hypertrophie de l’État et de l’appareil militaire. La conquête cessant,
Rome doit prélever davantage sur la société par des impôts, tout en étant
de moins en moins capable d’assurer l’ordre nécessaire aux activités
économiques. De nombreuses régions de l’empire commencent alors à
trouver plus d’avantages à une direction localisée qu’au contrôle lointain
mais pesant de la Cité. L'État bureaucratique centralisé ne fournit plus la
protection des droits de propriété et sa raison d’être disparaît peu à peu.
La chute de Rome ouvre en Occident un millénaire de morcellement,
d’éclatement en unités politiques de faible taille, phénomène unique dans
l’histoire et sans doute origine lointaine de l’économie de marché. Dans
ce cadre régional éclaté, les esclaves deviennent moins nécessaires car la
production sur une grande échelle a disparu. Une nouvelle pratique, le
colonat, dans lequel un cultivateur reçoit une parcelle en échange d’une
redevance, apparaît mieux adaptée à une économie locale. Le déclin des
échanges et de la demande de produits agricoles entraîne un
effondrement du prix du travail libre. Sa transformation en un système où
le travailleur est lié à la terre annonce une autre période, celle du servage
au Moyen Âge.

Les techniques dans le monde antique

L'Antiquité est réputée pour la stabilité des techniques et le peu


d’intérêt pour les applications pratiques de la science. Les très grandes
innovations de l’époque, comme l’écriture, la roue, la monnaie, la voile,
et également toute une série d’inventions plus spécifiques concernant les
outils agricoles et artisanaux (haches, bêches, pelles, tours, scies,
engrenages, poulies, mais aussi les célèbres trouvailles d’Archimède
comme la vis sans fin et le levier) sont rarement d’ordre mécanique, ce
ne sont pas des machines, mais elles n’en ont pas moins eu une
importance capitale dans l’évolution de l’humanité. Il en va de même de
l’infrastructure des cités et des transports (routes, aqueducs, ponts,
égouts, systèmes de chauffage), où les Romains excellaient.
L'Égypte des Ptolémées constitue une exception: nombre de dispositifs
mécaniques y ont été inventés. Ainsi Héron au premier siècle de notre ère
met-il au point à Alexandrie la première machine à vapeur de l’histoire,
l’éolipile, qui servait à déplacer des objets ou ouvrir de lourdes portes;
Ctésibius construit la première horloge hydraulique, ainsi que les
premiers ressorts métalliques et pompes manuelles. L'astrolabe, appareil
qui servira plus tard à faire un point astronomique en mer et notamment
au XVe siècle lors des grandes découvertes, a aussi été inventé au IIe
siècle par des Grecs installés en Égypte.
Ces inventions ne sont pas directement liées à la production et ne
servent que de très loin la croissance économique. L'agriculture, avec la
pratique de l’assolement biennal, est restée primitive à l’époque romaine,
et si le monde antique connaissait également l’énergie éolienne et
hydraulique, les roues et les moulins pour broyer les grains et produire la
farine étaient peu diffusés. Dans le domaine de la navigation, les voiles
auriques (trapézoïdale) et latines (triangulaire), qui permettent au navire
de beaucoup mieux remonter au vent, étaient connues, mais là encore peu
utilisées. L'usage des secondes ne sera généralisé par les Arabes avec
leurs boutres qu’à partir du VIIe siècle et transmis à l’Occident médiéval
vers le XIe siècle.
Dans le travail du fer, enfin, les techniques étaient également
rudimentaires. Le monde antique ne connaissait pas la fonte, faute de
forges pouvant dégager une chaleur suffisante pour la réduction du
carbone, et le fer obtenu était de mauvaise qualité. Les Romains étaient
dans ce domaine en retard sur l’Asie qui maîtrisait la métallurgie du fer
depuis le troisième siècle avant le Christ, et d’ailleurs le meilleur acier
utilisé à Rome était importé d’Inde.
Nombre de procédés de l’Antiquité reposaient sur une construction
fragile. Ainsi les mécanismes utilisant le bois, le cuir ou les peaux ont
rapidement disparu avec le temps, sans traces ni vestiges, les historiens
ont été amenés à négliger les réalisations et le niveau technologique des
Grecs ou des Romains. Il semble que le monde antique ait été caractérisé
par un vaste potentiel technique mais qui en fait n’a été que peu
développé. La navigation n’évolue pas, même si des techniques plus
efficaces sont connues, alors que l’économie est basée sur le commerce
maritime ; la métallurgie est primitive et l’énergie hydraulique ne permet
guère de faire progresser la production faute d’application généralisée.
Les inventions restent à l’état d’exemplaires limités ou de jouets
ingénieux, et ne se diffusent pas, par manque d’intérêt pour la production.
Les raisons tiennent à l’organisation d’une société basée sur le travail
forcé : l’esclavage est peu propice au progrès technologique parce que le
producteur n’est guère intéressé au résultat de son effort; les mentalités
également, tournées vers l’abstraction et la philosophie en Grèce, le droit
et l’organisation à Rome, sont peu soucieuses des procédés productifs, et
les élites méprisent ces aspects matériels; les valeurs sont celles du
pouvoir politique et non celles de l'économie ; les multiples superstitions
qui accompagnent la religion gréco-romaine, enfin, sont plus inclinées
vers les explications magiques que rationnelles des phénomènes naturels
et du fonctionnement des choses.
Un des grands paradoxes de l’histoire est que la civilisation moins
brillante qui se construit sur les décombres du monde antique et les
siècles barbares, celle de la culture médiévale occidentale, saura mieux
diffuser ces techniques et en découvrir de nouvelles plus efficaces et plus
productives.

Le Moyen Âge

Le Moyen Âge européen dure environ un millénaire, de la fin de


l’Antiquité au début des Temps modernes, c’est-à-dire entre Rome et la
Renaissance. Trois grandes périodes peuvent être retenues:
• celle des temps barbares, ou mérovingiens en Gaule, de la chute
de l’Empire romain jusqu'au VIIIe siècle (476 à 700) ;
• celle des temps carolingiens ou de l’économie domaniale du VIIIe
au XIe (700 à l’an mille) correspondant au haut Moyen Âge ;
• et enfin celle des temps féodaux ou de l’économie féodale du bas
Moyen
Âge, XIe au XVe siècle (de l’an mille à la chute de Byzance en 14535.
Après les temps barbares, phase de transition qui suit l’Antiquité, on a
dit que le Moyen Âge avait connu une sorte de printemps annonciateur
de temps nouveaux jusqu’au Xe siècle, puis son été aux XIe et XIIe siècles,
son automne au XIIIe siècle où les contradictions apparaissent, et enfin
son hiver avec les grandes crises des XIVe et XVe siècles.

Les siècles obscurs

Le système économique nouveau résulte de la rencontre des mondes


romain et germanique. La villa et les esclaves d’un côté, les hommes
libres, autour d’un chef et d’un village, de l’autre. La synthèse des deux
systèmes débouche en quelques siècles sur le régime féodal.
À la suite des invasions barbares et de la disparition de l’ordre
impérial, les hommes se replient autour des grandes exploitations rurales
indépendantes, vivant en circuit fermé. Les échanges se réduisent au troc
car la monnaie disparaît peu à peu. La spécialisation recule avec le déclin
du commerce et les villes se vident: le retour général à la terre est
nécessaire pour assurer la survie. Le système qui se met en place entre le
Ve et le VIIe siècle est donc celui du grand domaine, prolongement de
l’ancienne villa romaine, mais qui adopte des coutumes germaniques.
On a d’un côté les terres collectives, prés pour le pâturage, marais,
bois, etc., laissées en friche, et de l’autre les terres cultivées: la terre du
maître, autour du manoir, exploitée directement par les esclaves, et les
terres réparties en lots ou manses des familles paysannes de tenanciers où
sont venus se fondre progressivement les hommes libres, les colons, les
esclaves affranchis, les citadins désertant les villes, tous tributaires de
redevances et de travail en échange de la protection accordée par le
seigneur. Ils deviennent les serfs du Moyen Âge.
On a affaire à cette époque à de grands domaines autarciques, menant
une agriculture assez productive grâce à la pratique de l’élevage (porcs,
bœufs, chevaux) et à d’autres techniques germaniques comme
l’assolement triennal. L'industrie est réduite à l’artisanat du domaine
(forge, moulin, four, brasserie, travail du bois, etc.). Le grand commerce
disparaît progressivement à la suite de la conquête arabe et la
Méditerranée est coupée selon un axe est/ ouest. D’après Ibn Khaldoun, «
les chrétiens ne pouvaient plus faire flotter une planche sur la mer » ! On
passe ainsi en Occident, au VIIe siècle, d’une économie méditerranéenne,
celle de l’Antiquité, à une économie européenne au Moyen Âge, dont le
centre de gravité se déplace vers le nord-ouest. Le commerce local se
rétrécit également avec l’insécurité croissante, l’absence de lois et de
protection hors du domaine, les guerres de clans et de seigneuries. De
plus les invasions ne cessent pas jusqu’au XIe siècle : les Germains au
IVe, les Huns au Ve, les Arabes à partir du VIIIe, enfin jusqu’à l’an mille,
les Magyars qui ravagent l’Europe occidentale, les Vikings qui remontent
la Seine, forment la Normandie, s’établissent en Sicile et envahissent la
Russie.
Enfin, cette période est celle du recul général des connaissances, lié au
repliement économique et à l’effondrement des villes. Dans un monde
sauvage et primitif, l’usage de l’écriture est par exemple en voie de
disparition. Mais ce monde trouve aussi lentement les moyens d’un
redressement après la phase de l’économie domaniale.

L'économie domaniale (de 700 à l’an mille)

Le régime issu des siècles de transition de la période précédente «


généralise ce qui n’était qu’une partie de l’économie romaine,
l’organisation du domaine, et en élimine le reste: industrie, échanges,
crédit, circulation monétaire, connexion entre les différentes régions,
politique économique et monétaire cohérente. On en arrive ainsi à un
système général d’économie domaniale agricole, fermée, uniforme, et
stationnaire » (Maillet). Cette économie présente les caractères généraux
suivants:
• une économie de subsistance, sans surplus, où la production doit
simplement équilibrer la consommation, c’est-à-dire les besoins
des membres du domaine;
• une économie fermée, puisque les échanges sont très limités
faute de surplus et de spécialisation;
• une économie terrienne, où la terre est la seule richesse, seule
source du pouvoir et base de la hiérarchie sociale.

Le domaine

Il est divisé entre la réserve seigneuriale et les manses des foyers


paysans. Ces derniers correspondent à peu près à la superficie qu’une
charrue peut retourner en une année. Les tenanciers doivent dans tous les
cas des redevances, parfois en espèces, le plus souvent en nature, mais
aussi en travail. La réserve est exploitée directement par le seigneur,
c’est-à-dire par ses hommes, esclaves ou hommes libres de basse
condition, et aussi et de plus en plus par les tenanciers soumis à diverses
corvées. La réserve contient ou contrôle, outre la résidence du seigneur,
tous les moyens liés à la production agricole (moulin, four, pressoir,
grenier, etc.), ceux liés à l’artisanat (divers ateliers), à la construction
(mines, carrières) ou à des productions variées (salines, textiles).
Le domaine a une unité juridique, puisqu’il est soumis à un seul
propriétaire (roi, seigneur, grand dignitaire de l’Église ou établissement
ecclésiastique). Il a aussi une unité économique, puisque les tenures et la
réserve sont liées et que toutes les activités agricoles et industrielles de
base sont présentes pour satisfaire aux besoins élémentaires. C'est un
système qui combine « petite exploitation et grande propriété », car les
multiples manses sont chapeautés par une autorité et un droit de propriété
communs.

De l’esclavage au servage
Le retour général à la terre après l’effondrement de l’Empire romain,
puis l’arrêt du commerce au VIIe siècle, entraîne une diminution du
nombre des esclaves. Plus question de les garder dans des fonctions
variées comme précepteurs, domestiques, comptables ou autres, ils
travaillent la terre, condition de la survie. On ne peut plus les vendre ou
alors il faut vendre la terre avec eux. Le lien direct du maître à l’esclave,
le droit personnel et entier de propriété sur une personne, devient un lien
indirect qui passe par la terre. La différence est énorme, car être vendu en
étant déplacé ailleurs n’a rien à voir avec le fait d’être vendu avec la terre
où on vit, car dans ce dernier cas cela veut dire garder son toit, son cadre,
sa famille, son humanité. Le serf jouit d’une indépendance évidente par
rapport aux esclaves, il appartient à une communauté, bénéficie de
l’application des coutumes et droits communs, de la possibilité de
recourir à des pétitions, de faire appel.
Le serf est un paysan, travaillant en famille, logé dans sa maison.
L'esclave peut se trouver aussi bien en ville qu’à la campagne, et dans ce
cas il n’est qu’un travailleur dépourvu de terre, utilisé en équipes et logé
en commun dans des baraques.
Du point de vue politique, les esclaves n’appartiennent qu’à leur
maître, tandis que les serfs dépendent de leur seigneur, mais aussi du
prince, du roi, du suzerain du seigneur. Les maîtres monopolisent ainsi le
pouvoir sur leurs esclaves alors que les serfs ont aussi des obligations
envers l’État, sous forme de taxes et parfois de service armé. Les deux
systèmes sont donc politiquement différents dans le sens où les esclaves
sont hors de portée de l’État, alors que les serfs font partie du système
politique. Les droits des serfs sont beaucoup plus étendus que ceux des
esclaves, d’abord parce que les seigneurs devaient respecter les
coutumes, mais aussi parce que des réglementations ont été
progressivement introduites par le pouvoir central, qui avait aussi autorité
sur les serfs.
Les esclaves sont en général des étrangers, importés, et non indigènes,
d’ethnies ou de races différentes du pays où on les transporte, prisonniers
de guerre ou de rafles, objets d’un échange sur un marché. L'esclavage
est ainsi lié à la traite, au commerce des esclaves, et le taux de mortalité
élevé, la faible natalité, impliquent la nécessité d’un renouvellement
constant par des apports extérieurs. Le recrutement externe est essentiel,
alors qu’il ne l’est pas pour le servage. Les serfs en effet sont nés sur
place et forment des générations successives, ils sont socialement
intégrés et ne sont pas ethniquement ou racialement différents des autres
catégories de la population.
La réciprocité est un aspect de la relation serf/seigneur, aspect
largement absent pour l’esclave. Le seigneur accorde la terre et en
contrepartie le serf la travaille et lui fournit une part de son produit, en
même temps qu’il règle les impôts à l’État. La protection du seigneur est
aussi un élément de la réciprocité, on le voit bien dans le cas des
travailleurs libres qui sont rentrés dans le servage au cours du Moyen
Âge pour en bénéficier.
Les serfs sont moins coûteux à entretenir, puisqu’ils se nourrissent eux-
mêmes, se reproduisent, et requièrent une surveillance limitée. Les
esclaves au contraire doivent être nourris, surveillés, et «
réapprovisionnés » en permanence. Cependant, pour produire vers des
marchés extérieurs, l’esclavage est plus efficace parce que toute la terre
est utilisée à ce but, et que le travail peut être organisé de façon
rationnelle.
Le changement des mentalités explique aussi le recul de l’esclavage.
L'Église affirme la liberté de conscience des esclaves et l’idée que tout
être humain a une âme libre. Elle ne condamne cependant pas la
servitude ici-bas, mais œuvre pour des raisons morales à améliorer cette
condition. Divers conciles interdisent le travail le dimanche, la séparation
des couples mariés, affirment le droit au foyer et à la famille, unifient les
règles du mariage entre hommes libres ou non. L'affranchissement est
conseillé comme une action pieuse.
Ainsi l’esclave devient serf, on passe de la servitude au servage. À une
économie tournée vers la terre, beaucoup moins complexe et diversifiée
que la société antique, correspond une structure sociale également plus
simple, bientôt caractérisée par les trois ordres traditionnels de l’époque
féodale: les paysans, les nobles, le clergé.

L'économie féodale (de l’an mille à la Renaissance)


La première grande poussée de l’Europe (du XIe au XIIIe siècle)

Une période de prospérité retrouvée débute en Europe occidentale au


XIe siècle, grâce à la stabilité du système féodal et la paix relative après
les invasions, mais surtout grâce à divers progrès techniques
remarquables dans le domaine de la production. Ces progrès n’ont rien à
voir avec les sciences pures qui restent bien inférieures à celles de
l’Antiquité, mais ils sont l’œuvre de milliers d’artisans, de paysans, de
commerçants, de marins, aussi ingénieux qu’anonymes. Le monde
occidental devient un monde technique bien avant d’être un monde
scientifique.
• Les techniques médiévales
L'agriculture progresse tout d’abord, avec la généralisation dans le
nord de l’Europe de la charrue à roues équipée de socs en fer qui prend la
place de l’araire de l’Antiquité. L'araire au soc de bois, enfoncée par la
force humaine, ne fait « qu’égratigner le sol », tandis que la lourde
charrue tirée par un attelage creuse des sillons longs et profonds. Les
chevaux, plus puissants que les bœufs, sont utilisés et commencent à s’y
substituer pour les labours et d’autres travaux de force. Le joug frontal et
le collier d’épaule permettent d’utiliser à plein la puissance des animaux
et remplacent les systèmes classiques de harnais d’encolure qui avaient
tendance à limiter l’effort de l’animal. Enfin la ferrure des sabots tant des
chevaux que des bœufs apparaît également vers le IXe siècle. D’autres
progrès agraires résident dans la recherche systématique
d’enrichissement des sols par des engrais animaux ou végétaux, la
sélection des espèces, les greffes, la diversification des cultures et
l’apparition d’outils nouveaux comme la faux ou la herse.
Les machines se répandent à cette époque: les moulins à eau, puis à
vent à partir du XIIe siècle, utilisant des engrenages, des axes de
transmission, des manivelles, pour transformer l’énergie des éléments (au
lieu de celle des animaux ou des hommes) et l’appliquer à toute sorte
d’usages productifs. Les moulins hydrauliques sont utilisés pour le
foulage des lainages, ils sont employés dans les scieries pour découper du
bois et dans les forges pour actionner les marteaux, les presses et les
soufflets. Les moulins à vent introduits dans le nord de l’Europe
permettent de produire la farine, la bière, l’huile, le sel, le chanvre, etc.
Ils servent aussi à drainer l’eau hors des terres en Hollande. Les moulins
font partie du paysage et deviennent familiers de la culture médiévale. Le
Domesday book, sorte d’inventaire des richesses de l’Angleterre, établi
en 1086 à la demande de Guillaume le Conquérant, recense un moulin à
eau pour quarante-six foyers au sud du royaume.
Les transports progressent également avec la plus grande sécurité
générale et la reprise de la construction de routes, mais c’est la navigation
qui connaît les plus importants changements, facilitant le commerce
lointain. Le gouvernail d’étambot apparaît au XIIe siècle dans la mer du
Nord et remplace les lourdes rames latérales utilisées auparavant à la
poupe pour diriger le navire. Des progrès aussi dans la disposition des
gréements: la nef ronde est le principal voilier de l’époque, puis la cogue
de l’Europe du nord s’impose au XIIe siècle, un navire plus élancé aux
voiles carrées qui peut transporter jusqu’à 200 tonnes de marchandise. La
caraque est un bateau de transport à trois mâts de la fin du Moyen Âge.
Enfin les navires peuvent sortir par tout temps, de nuit et au large, été
comme hiver, grâce au compas et à l’utilisation de l’astrolabe qui permet
de mesurer la latitude en calculant la hauteur de l’étoile Polaire ou du
Soleil. Tout est pratiquement en place pour les grandes explorations
lancées au XVe siècle.
Bien d’autres nouveautés caractérisent cette époque : l’usage des
lunettes inventées en Italie au XIIIe siècle, l’emploi des vitres, des
cheminées et du charbon pour le chauffage des intérieurs, des écluses, du
savon, du beurre, du papier, arrivé depuis la Chine grâce aux musulmans,
du zéro et des chiffres arabes introduits en Occident au Xe siècle, de
l’imprimerie, de la poudre et des armes à feu, d’ustensiles comme la
brouette…Trois secteurs progressent particulièrement au Moyen Âge : le
textile, la construction et la métallurgie. Dans le dernier, des techniques
nouvelles permettent la fabrication de la fonte, inconnue dans
l’Antiquité: les hauts-fourneaux, qui peuvent dégager une chaleur plus
forte grâce aux soufflets des forges actionnés par l’énergie hydraulique.
Les produits utilisables sont multiples et permettent les avancées d’autres
secteurs, comme dans l’agriculture avec les divers outils ou plus tard
celui de l’imprimerie avec les caractères mobiles en fonte.
La construction est évidemment toute entière tournée vers les
domaines militaires et religieux. L'édification des cathédrales, sur
plusieurs générations, a entraîné dans son sillage nombre de secteurs
industriels par ce qu’on appellerait aujourd’hui des effets de liaison, mais
aussi des innovations techniques, comme en témoigne le passage du
roman au gothique.
Dans le travail de la laine, principal textile de l’époque à côté du lin (et
de la soie pour le luxe), le filage se fait au rouet qui remplace peu à peu
la quenouille et le fuseau, tandis que les métiers à tisser manuels
facilitent le tissage. Des mécanismes comme les courroies de
transmission et les pédales permettent de multiplier la productivité par
deux à trois.
Enfin on a insisté sur le rôle de la mesure du temps pour expliquer
l’ascension des sociétés occidentales. Les horloges hydrauliques de
l’Antiquité sont remplacées par des horloges à balancier utilisant la force
de la pesanteur, puis des horloges à ressort qui permettent la fabrication
des premières montres au XVe siècle. Le temps est dès lors scandé et
rythmé par les clochers des églises à travers les campagnes, indiquant les
tâches à suivre. Cela introduit une régularité du travail, un ordre
commun, une uniformité des situations et des comportements. Par
ailleurs, les techniques de précision utilisées dans l’horlogerie deviennent
le modèle applicable à d’autres secteurs mécaniques et permettent
d’approfondir des questions techniques de plus en plus complexes. Enfin,
la notion même de rationalité économique est liée à la mesure du temps :
s’il faut économiser, éviter les pertes, maximiser la production, limiter
l’effort, c’est toujours par rapport au temps. Sa prise en compte ainsi que
la précision de sa mesure expliquent en partie les progrès économiques.
• Les transformations de la société du XIe au XIIIe siècle
La forte poussée technique que connaît alors l’Europe se traduit par
une longue période de croissance lente. La production augmente grâce
aux progrès agricoles et industriels. La population s’élève régulièrement
sous l’effet d’une meilleure alimentation et de l’abondance des terres
disponibles: elle aurait triplé entre 1000 et 1300 (de 15 à 45 millions pour
l’Europe de l’Ouest), avant la grande peste de 1348. De 5 millions à 15
millions d’habitants au début du XIVe siècle en France, tandis qu’elle se
situerait aux alentours de 4 millions en Angleterre, et de 8 à 10 millions
en Espagne, en Allemagne en Italie. La densité est de l’ordre de 10 à 40
habitants au km2, c’est l’ère du monde plein qui commence sur le
continent. De nouvelles terres sont défrichées et des marais asséchés
grâce à l’action pionnière des communautés religieuses comme les
Cisterciens au XIIe siècle. Avant eux les Bénédictins, formés dès le VIe
siècle, avaient fait évoluer les mentalités en faveur du travail, et l’Europe
chrétienne ne manifeste plus le mépris de l’Antiquité envers les activités
manuelles. Le christianisme serait ainsi à l’origine d’une relation
nouvelle entre l’homme et la nature, source lointaine du règne de la
technique et… des problèmes écologiques actuels. Il en fait le maître qui
peut et doit la transformer selon ses besoins. Au contraire, les religions
polythéistes et animistes, comme aussi les religions orientales, placent
l’homme au sein de la nature et lui apprennent à s’y intégrer sans heurt.
Les villes se repeuplent, notamment en Italie du Nord et en Flandre.
Elles gagnent leur autonomie, parfois par la force des armes. Des
activités tertiaires y apparaissent et s’y multiplient, signe de l’existence
d’un surplus important et d’une spécialisation accrue : les professions
commerçantes mais aussi médicales et celles de clercs dans les domaines
ecclésiastiques, juridique et de l’enseignement. Les premières
universités, véritable invention du Moyen Âge, apparaissent au XIe siècle
un peu partout en Europe.
Les villes jouent à nouveau leur rôle de carrefour des idées et des
échanges. Les industries y renaissent sous forme de corporations, guildes,
hanses ou autres associations de métiers (cf. encadré). Les bourgeois ne
sont au départ que les habitants de la ville, du bourg, mais ils forment peu
à peu une nouvelle classe dont le rôle est croissant. De grandes foires
comme celles de Champagne sont l’occasion pour tous les marchands et
fabricants du continent d’échanger leurs produits. Des techniques de
crédit et de paiement nouvelles s’y développent préfigurant le
développement financier de la Renaissance. Les banques apparaissent
dans les principaux centres commerçants et commencent à pratiquer le
change, la compensation, les prêts et les virements pour éviter le
transport d’espèces. En bref, c’est toute la société qui devient plus
complexe par rapport à l’époque domaniale.
Le commerce maritime et la spécialisation internationale se
développent, les navires circulent, apportant du sud au nord de l’Europe
les vins, le sel, les blés, les lainages, les fourrures, la poix, le bois, le
poisson, etc. Les échanges extra-européens augmentent également,
surtout vers l’Orient: les produits de luxe, l’encens, la soie et les épices,
contre des textiles de laine ou de lin, les peaux et des produits
métallurgiques. On a pu parler ainsi d’un vaste ensemble économique qui
allait de la Chine jusqu’au Groenland en passant par la « route de la soie
». La Méditerranée au sud et la Baltique au nord – où la Hanse des villes
nordiques correspond aux villes italiennes – forment les deux principaux
axes de ces échanges. C'est une véritable révolution commerciale qui
caractérise le réveil de l’Europe au Moyen Âge, entraînant la formation
d’une économie de marché.
Les croisades, en mettant en contact l’Orient et l’Occident, en
multipliant les comptoirs du Levant, ont facilité la reprise du grand
commerce méditerranéen. Elles sont l’aspect le plus connu de cette
première expansion de l’Europe. Des progrès techniques, une population
croissante, une foi intransigeante, et aussi le dynamisme commercial,
expliquent les croisades. Les Francs découvrent en Orient de nouveaux
produits (sucre, riz, coton, oranges, etc.) et importent de nouvelles
techniques (moulin à vent, papier, cuir, distillation). Ils recueillent
l’héritage culturel de l’Antiquité transmis par les Arabes, et se
dégrossissent au contact de la science musulmane (mathématiques,
astronomie, chimie, médecine).
Mais la poussée de l’Europe est générale: la Scandinavie et les
premiers abords du continent américain, comme le Groenland découvert
en 982 par Erik le rouge, entrent dans la sphère occidentale; la Sicile,
l’Espagne et le Portugal sont repris aux musulmans; les Allemands
s’étendent vers l’est, vers les pays Baltes et slaves. La Hanse établit des
comptoirs en Russie comme Novgorod, et l’ordre des chevaliers
teutoniques colonise, germanise et christianise l’est du continent. Il fonde
Königsberg dans la région qui deviendra plus tard la Prusse orientale. Les
Russes d’Alexandre Nevski les arrêtent en 1240 sur la Neva.

Le système des corporations médiévales


Le développement des corps de métier accompagne l’essor des villes
et l’extension des relations monétaires au XIe siècle. La spécialisation
accrue permet des productions de meilleure qualité et les corporations
sont au départ des institutions progressives et efficaces, comme par
exemple les communautés de drapiers des Flandres ou de soyeux en
Italie. Elles obtiennent auprès des autorités locales l’exclusivité pour un
type de production et le monopole sur un marché donné, en échange du
versement d’impôts, mais aussi d’un droit de regard sur leur activité qui
sera le prélude à une réglementation stricte par l’État dans le but de
défendre les consommateurs. Il s’agit d’assurer une « honnête »
production à qualité constante, des prix « justes » et garantir des
pratiques loyales. On ne peut concevoir à l’époque que la liberté des prix
et la concurrence puissent aboutir à ces résultats. Les prix, les salaires, les
techniques et les horaires sont réglementés, avec un détail qui ira
croissant. Les lieux de vente sont tous répertoriés et la réclame est
interdite. L'accès à la profession est limité et le nombre d’artisans
également: les corporations sont des professions fermées. Elles vont
défendre les intérêts de leurs membres, organiser la solidarité, l’entraide,
la fourniture de capitaux. Une hiérarchie stricte (apprenti, compagnon,
maître) y règne et des traditions solides, des rites de passage élaborés
(chef-d’œuvre) s’y forment.
Tout cela n’empêche pas les conflits: avec les ouvriers indépendants
travaillant en marge des règles des corporations; entre corporations, car
les domaines respectifs se chevauchent souvent; plus tard entre
manufactures et corporations; et enfin à l’intérieur d’une corporation, car
la sécurité d’emploi n’empêche pas les revendications, ni même parfois
les grèves. Toutefois ces cas restent l’exception et la relative paix sociale
au Moyen Âge est la contrepartie d’un système routinier qui peu à peu
freinera le progrès technique.
Avec le développement du grand commerce, les corporations de
marchands se démarqueront progressivement des corporations d’artisans.
Les marchands fournissent les matières premières et réexportent les
productions, ils sont à l’origine d’un capitalisme commercial, plus
entreprenant et puissant que les corporations de producteurs, auxquels ils
imposent peu à peu leurs conditions. La lutte entre les deux types de
corporations et les exigences des artisans qui entendent maintenir leurs
privilèges, pousseront les marchands à chercher des producteurs dans les
campagnes non réglementées. C'est une première forme de délocalisation
et en même temps la naissance du putting-out system et de la proto-
industrialisation. ■
• Les structures féodales et leur évolution
Le système féodal tout entier repose sur une structure hiérarchique où
chacun, du roi jusqu’au dernier des serfs, a une place et une fonction bien
établies et des rapports avec les autres clairement spécifiés dans le cadre
vassalité/suzeraineté. En échange de sa fidélité, le vassal ou le tenancier
reçoit du seigneur l’investiture d’un fief ou d’un lot de terre (tenure).
Celui qui reçoit l’investiture devient l’homme de son suzerain, il lui rend
hommage. Le statut de chacun est déterminé par sa position vis-à-vis de
la terre.
La tenure reste propriété du noble, comme l’origine du mot l’indique:
la terre est tenue du seigneur. Mais le tenancier, une fois qu’il a satisfait à
ses contraintes vis-à-vis du maître et vis-à-vis de la communauté
villageoise, peut garder le reliquat de la récolte et peut surtout exploiter la
terre comme il l’entend. C'est une différence profonde avec les esclaves
de la villa antique, qui explique sans doute les progrès techniques du
Moyen Âge : le paysan est intéressé à ces améliorations, même s’il ne
garde qu’une faible part des récoltes pour lui et les siens et même si le
système de l’open field (terres gérées en commun) réduit cette incitation.
Le tenancier a un droit définitif sur la terre, pour lui et ses descendants,
il ne peut en être expulsé. C'est le principe de la tenure héréditaire. Les
tenanciers sont soit des serfs, soit des hommes libres soumis aux mêmes
obligations. Leur situation est très voisine et les serfs voient leur
condition s’améliorer à long terme (ils peuvent posséder des biens, un
patrimoine et le léguer). Leur nombre diminue en Europe occidentale à la
suite d'affranchissements, et le servage disparaît pratiquement dans le
nord et l’ouest du continent dès le XIIIe siècle.
La fidélité implique un certain nombre d’obligations pour les
tenanciers, dont la plus importante est la production de nourriture pour le
seigneur, mais aussi d’autres redevances en espèces, en nature et en
travail. L'investiture implique de son côté que le seigneur accorde sa
protection au tenancier, mais aussi au bourgeois dans les villes qu’il
contrôle, ainsi qu’aux marchands de passage. Il assure également la
justice, l’administration, l’entretien des équipements et des
infrastructures. Autrement dit le contrat féodal implique essentiellement
un échange de travail contre la sécurité et l’ordre. Les tenanciers, vilains
ou serfs, sont là pour produire, tandis que les seigneurs se spécialisent
dans les activités guerrières : guerriers et paysans sont les ordres
principaux avec le clergé, les citadins (artisans, commerçants et autres
bourgeois) venant seulement après.
Le système est stable et bien supporté parce qu’il semble juste, les
révoltes paysannes sont peu nombreuses jusqu’au XIVe siècle. La
stabilité et la sécurité relatives accompagnent un niveau de vie faible et
des inégalités acceptées. Avec le renforcement des pouvoirs
monarchiques et l’absolutisme, les obligations des seigneurs sont
progressivement transférées à l’État (sécurité, protection des contrats,
ordre, justice, monnaie, etc.), mais les nobles gardent leurs privilèges,
comme le bénéfice de la corvée et des diverses redevances, jusqu’à la fin
de l’Ancien Régime. Cela implique naturellement un déséquilibre
croissant car les droits ne sont plus justifiés par des devoirs équivalents.
Les restes du féodalisme seront de plus en plus mal tolérés par une
population paysanne exploitée et écrasée d’impôts et de charges.
Cette évolution est liée à l’essor des villes et des échanges monétaires
qui peu à peu transforment le domaine seigneurial et favorisent le
démantèlement du féodalisme:
• Tout d’abord les redevances en nature sont progressivement
abandonnées pour des versements en espèces. C'est le
mécanisme de la commutation dans lequel la fourniture de travail
et de biens est remplacée par des impôts. On passe d’une
économie peu monétarisée à une économie de marché.
• Ensuite, la pénétration de l’argent dans les fiefs et les campagnes
fait que les productions artisanales de la seigneurie deviennent
inutiles. Celle-ci s’approvisionne de plus en plus en biens
manufacturés auprès des artisans urbains spécialisés et se
consacre aux productions agricoles. Les échanges ville-
campagne et la division du travail se renforcent, le domaine n’est
plus une unité indépendante mais un rouage dans une économie
plus complexe.
• Une autre conséquence est la diminution de la réserve au profit
des tenures. En effet, grâce à la spécialisation croissante, le
seigneur n’a plus besoin de s’assurer d’une production propre.
La réserve sera progressivement féodalisée, c’est-à-dire
distribuée en tenures nouvelles. Les corvées, subsistances du
système esclavagiste antique, seront donc de moins en moins
nécessaires et le système évolue vers un mode d’exploitation
indirect.
• De la même façon les obligations militaires entre vassaux sont
remplacées par des paiements en numéraire qui permettent
l’utilisation de mercenaires. C'est notamment ce que les rois
établissent sur une grande échelle lors des guerres incessantes
qui caractérisent la fin du Moyen Âge. Dès lors leur pouvoir se
renforce, d’autant plus que le développement de l’artillerie rend
les murailles et fortifications médiévales vulnérables. L'époque
des châteaux forts et des fiefs indépendants se termine en même
temps que l’âge de la chevalerie.

L'effondrement de l’Europe médiévale (XIVe et XVe siècles)

Jusqu’à la fin du XIIIe siècle, la population augmente en Europe et le


processus de colonisation et de défrichement des terres s’intensifie. Elles
deviennent plus rares et les produits alimentaires sont de plus en plus
coûteux, en même temps que l’abondance de main-d’œuvre fait baisser la
rémunération du travail. Le XIIIe siècle se caractérise par l’inflation et la
baisse des salaires réels. Les techniques n’ont guère évolué depuis la
grande période d’innovations agricoles des XIe et XIIe siècles, il faut donc
mettre en œuvre des terres de moins en moins fertiles et les rendements
diminuent. Les progrès réalisés dans la division du travail, le grand
commerce, la monétarisation des activités, ne pourront compenser la
crise de l’agriculture qui représente plus de 80 % de la production. Les
disettes apparaissent dès le XIIIe siècle et le piège malthusien se referme
sur l’Europe avec les grandes catastrophes du siècle suivant, les « quatre
cavaliers de l’Apocalypse » :
• Les désastres naturels tout d’abord liés à des pluies
ininterrompues au début du XIVe qui provoquent des inondations
et un pourrissement continu des récoltes, en même temps que le
climat se refroidit (la vigne disparaît d’Angleterre, la mer
Baltique se transforme en banquise l’hiver).
• La reprise des guerres ensuite, à travers toute l’Europe, causant
dévastation et pillages : la guerre de Cent Ans, la destruction de
l’Empire byzantin par les Turcs, les guerres entre Polonais et
Allemands, les guerres civiles qui se multiplient avec le conflit
des Armagnacs et des Bourguignons en France, celui des Guelfes
et des Gibelins en Italie, les conflits entre cités en Allemagne, la
guerre des Deux Roses en Angleterre…
• Les famines, à la suite de crises frumentaires provoquées par
l’augmentation trop rapide de la population par rapport aux
ressources, et aggravées en outre par les fléaux précédents,
frappent l’Europe de façon récurrente à partir de la terrible
disette de 1315-1317, durant laquelle jusqu’au dixième de la
population est emporté. Des millions de pauvres meurent de faim
à travers l’Europe et des cas de cannibalisme sont signalés un
peu partout.
• Les épidémies enfin, avec la peste noire introduite en 1347 en
Italie par les marins génois venus d’Orient, et qui s’étend de
façon foudroyante à travers tout le continent, avec quelques
exceptions comme la Pologne, la Saxe et la Bohême. Ses progrès
sont liés au développement des échanges, car l’arrivée des rats
dépend de la fréquence des mouvements de navires dans les
ports. L'effondrement du commerce du Ve au Xe siècle explique
le recul de l’épidémie par rapport à la période romaine, mais sa
reprise à partir du XIe siècle provoque le mouvement inverse. De
même la propagation de la maladie dépend de la densité de la
population, ce qui explique pourquoi l’Europe de l’Ouest est
plus frappée. En cinq ans, après 1347, sa population est réduite
d’un quart à un tiers, peut-être même de la moitié, et l’Europe
occidentale perd environ vingt-cinq millions d’hommes ! La
peste revient ensuite régulièrement tous les 10-15 ans, mais elle
est assez efficacement endiguée par des mesures de quarantaine
dans les lazarets, ce qui explique l’absence de catastrophe du
type 1347-1353. D’autres maladies comme le paludisme, la
variole, la lèpre, le choléra, etc., affectaient les hommes de
l’époque de façon endémique, face à une médecine impuissante.
Au total, de 73 millions d’hommes pour l’Europe entière en 1300, on
passerait à 51 millions en 1350, 45 millions en 1400, pour remonter à 60
millions en 1450. Une des régions les plus touchées par ces cataclysmes
en série, la Normandie, voit sa population divisée par trois, de 1,5 à 0,5
million. La durée de vie en Angleterre, estimée à 34 ans en 1300 aurait
baissé à 17 ans en 1350 au plus fort de la peste, pour remonter à 32 ans
en 1425.
Les conséquences de cet effondrement démographique sont multiples.
Tout d’abord le rapport terre/travail est inversé, la terre redevient
abondante. Les sols moins fertiles sont abandonnés, des villages entiers
disparaissent, les défrichements cessent et la forêt gagne du terrain. La
terre perd de sa valeur et les prix agricoles baissent par rapport à ceux des
biens manufacturés. Les rémunérations des survivants s’élèvent alors en
termes réels car la main-d’œuvre devient rare : au XIVe siècle les salaires
réels doublent ou triplent, selon les estimations. Les paysans, moins
nombreux, renforcent leur position dans le contrat qui les lie au seigneur,
ce qui accentue le processus de démantèlement des redevances et droits
féodaux. Les diverses rentes payées sur la terre sont de plus en plus
fixées par l’offre et la demande, et non par la coutume. Cette évolution
est accélérée par la multiplication des troubles sociaux et des révoltes
paysannes, causées par les multiples fléaux qui s’abattent sur la
population. Les soulèvements éclatent lors des périodes de disettes ou des
tentatives de contrôle des salaires, de retour aux corvées ou
d’accroissement des redevances et des impôts. Ils sont réprimés sans pitié
par les seigneurs ou les États: les Jacqueries en France (1358), le
mouvement des labourers en Angleterre provoqué par la poll tax de
1381, les soulèvements urbains un peu partout…Cependant ces luttes
éloignent à jamais le retour du servage et de l’exploitation de type féodal
en Occident, comme la révolution de 1789 le fera pour l’absolutisme.
Le commerce s’effondre également avec les guerres, la baisse de la
population et les troubles sociaux: Bordeaux voit ainsi ses exportations
de vin divisées par huit entre 1300 et 1370, et l’Angleterre subit une
chute identique pour sa laine au XIVe siècle ; les corporations renforcent
leurs monopoles avec la réduction de leurs débouchés, elles se ferment
encore plus pour limiter la concurrence; les grandes foires françaises sont
suspendues ou désertées au XVe siècle pour celle de Genève située à
l’écart des conflits.
Mais dans l’ensemble les relations de marché ne vont pas disparaître,
malgré l’ampleur de la dépression. Les villes et les échanges ont atteint
un niveau de développement tel au XIIIe siècle que la crise ne peut
provoquer un repliement sur la terre comparable à celui qui suit la chute
de l’Empire romain. L'économie de marché et le capitalisme continueront
à se développer sur les ruines du féodalisme, à partir du XVe siècle. Ce ne
sera pas le cas dans la partie orientale de l’Europe où les relations de
marché, moins développées, reculent partout et où le retour à la terre est
général. Le servage y durera encore des siècles (jusqu’au XIXe en
Russie).
Enfin les États centraux accroissent leur poids dans la vie militaire,
politique et économique. Le renforcement de l’autorité royale date tout
d’abord des croisades qui ont affaibli la noblesse européenne en la
détournant jusqu’au XIIIe siècle vers l’Orient. Ensuite, aux XIVe et XVe
siècles, le pouvoir royal assure protection et sécurité, garantit les droits
de propriété et met en place des politiques cohérentes, après des
décennies de chaos; en contrepartie les sujets acceptent cette autorité, et
surtout les assemblées, comme les États généraux en France, les Cortes
en Espagne, le Parlement en Angleterre, acceptent des impôts nouveaux.
Les guerres ont également favorisé la consolidation des monarchies par
la nécessité de prélever des taxes à une échelle nationale. Les
interventions du pouvoir se multiplient pour remplir les caisses de l’État,
mais aussi pour tenter de favoriser le retour à la prospérité. Par exemple,
la monarchie française à l’issue de la guerre de Cent Ans lance une
politique de reconstruction du royaume. C'est à la fois l’apparition des
premières formes de politique économique et plus généralement celle du
mercantilisme. Ainsi Charles VII et Louis XI après les guerres franco-
anglaises entreprennent une réorganisation monétaire et prennent des
mesures pour stimuler la reprise du commerce et les activités
industrielles nationales. Les autorités s’attachent à favoriser le renouveau
économique qui annonce la Renaissance.

L'économie du monde musulman (VIIe au XVIe siècle)

L'économie des pays musulmans à leur apogée, c’est-à-dire entre les


VIIIe et XIe siècles, se développe au carrefour du monde connu, entre
l’Asie, l’Afrique et l’Europe, dans le berceau des grandes civilisations.
Bien plus, la formation de l’Empire abbasside relie et unifie sous une
même autorité deux grandes zones économiques, celle de l’océan Indien
et celle de la Méditerranée. Les échanges se développent dans ce nouvel
ensemble, l’Islam servant de pont entre l’Orient et l’Occident et nombre
de techniques venues d’Asie seront ainsi introduites en Europe (boussole,
papier, poudre, imprimerie, etc.).
Il est difficile de donner les traits généraux d’un empire, puis de
plusieurs empires, aussi vastes, où les coutumes locales sont très
diverses, même si une uniformisation de surface s’est réalisée après la
conquête. Un trait commun de toutes ces régions, outre la langue
commune de communication et bien sûr la religion, réside dans le climat
souvent aride. Il explique que la roue ait été abandonnée dans le
transport: les caravanes de chameaux représentent jusqu’au XIXe siècle la
solution la plus économique. Les traits de l’agriculture sont également
façonnés par la rareté de l’eau, qui doit être gérée de façon rationnelle et
contrôlée par l’État. Les terres sont cultivées à l’aide de l’araire, mieux
adaptée aux sols secs, et avec peu d’engrais. Les agriculteurs sédentaires
cohabitent avec les éleveurs nomades dans une relative harmonie. On a
parlé de véritable symbiose entre culture et élevage dans le monde
musulman.
La propriété est publique pour l’essentiel : les terres conquises sont
attribuées au calife et exploitées soit directement par l’État, soit
indirectement par des particuliers en régime de métayage (une part des
récoltes est versée aux autorités). Les terres privées sont soumises à
l’impôt (kharaj). Les principales récoltes sont celles du blé dans les
régions sèches, du riz dans les régions humides, de la canne à sucre, des
olives, du raisin, des bananes, des oranges et de bien d’autres fruits, et
aussi de la multitude des légumes et des épices. Les productions sont
librement commercialisées et les principales libertés économiques sont
respectées. Le monde musulman n’a pas le mépris du commerce propre à
l’Occident chrétien au Moyen Âge : après tout Mahomet a d’abord été un
marchand. Le prêt à intérêt (riba) y est cependant condamné, et comme
en Occident les Juifs, qui peuvent le pratiquer, jouent un rôle très
important de banquiers.
L'industrie et l’artisanat sont en avance sur le monde médiéval
européen. La métallurgie du fer et de l’acier, grâce à des techniques
venues de l’Inde et malgré la pauvreté des mines, fournit des productions
réputées comme les armes de Damas ou de Tolède. Les mines de cuivre,
étain, plomb, mercure, or, argent, etc. sont également exploitées. Elles
donnent lieu à une transformation industrielle raffinée comme dans le
travail des métaux précieux et la bijouterie. Mais les industries textiles
sont les plus importantes avec le tissage d’étoffes de laine, de coton, de
lin, de tapis, de soieries, recherchés dans le monde entier. Le travail du
cuir (la cordonnerie de Cordoue, la maroquinerie du Maroc), la
céramique, la verrerie, la chimie, la parfumerie, l’art de la teinture, sont
autant d’activités élaborées symboles de la maîtrise des techniques
industrielles par les pays musulmans. Le papier, venu de Chine, permet la
production de livres et leur diffusion à une vaste échelle, première étape
de la démocratisation de l’écrit et des connaissances dans le monde.
Bagdad est ainsi connue comme la ville des mille bibliothèques.
Le commerce se fait sur une échelle tricontinentale, étant donnée
l’énormité de l’empire, avec la Chine, Byzance, l’Occident, l’Afrique, la
Baltique. Le monde arabe bénéficie de sa position centrale et d’un afflux
d’or d’Afrique, d’Inde, d’Asie centrale qui stimule les échanges. Bagdad,
capitale abbasside, se trouve au carrefour de quatre mondes, celui de
l’Orient et de l’océan Indien, celui de la Méditerranée et de l’Afrique. Le
dinar devient l’étalon monétaire pour des siècles. On retrouve encore
aujourd’hui ces pièces arabes en or jusque sur les bords de la Baltique ou
en Angleterre. L'or du Soudan et du Ghana arrive par les caravanes
transsahariennes au Maghreb, en Espagne, et par-delà entre les mains des
marchands italiens. Au XIe siècle l’Alexandrie des Fatimides devient
l’économie-monde de la partie occidentale des terres connues. Les
échanges donnent lieu à des innovations: la monnaie papier circule pour
les paiements, bien avant l’Europe, sous forme de lettre de change. Le
mot chèque est ainsi d’origine arabe (sakh), de même bien entendu que
des centaines d’autres parmi les plus familiers, comme par exemple
chiffre (sifr).
Comme dans les civilisations de l’Antiquité, l’esclavage et le
commerce des esclaves occupent une place importante dans l’économie.
Les populations slaves6 sont ainsi réduites, de même que les peuples
nordiques non christianisés (Angles, Saxons, Scandinaves), acheminés à
travers les royaumes francs vers Lyon et Venise où se développent de
fructueux trafics avec le monde arabe, mais aussi des peuples noirs et
asiatiques. Les dhimmis et bien sûr les musulmans en sont préservés. Les
progrès du monothéisme, l’Islam en Asie, le christianisme en Europe de
l’Est, tariront l’afflux de main-d’œuvre servile, et il restera surtout
l’Afrique, au-delà du Sahel islamisé, comme terrain de chasse pour les
trafiquants.
L'ampleur des échanges est le signe d’une spécialisation régionale
élevée, facteur de prospérité dont témoigne l’essor des villes. Face à
l’Occident rural encore replié sur ses domaines, l’Orient arabe connaît en
effet une urbanisation sans précédent. Des cités comme Damas, Alep,
Bagdad, Bassorah, Alexandrie, Le Caire, Tunis, Marrakech, Cordoue et
Grenade sont des centres de la vie culturelle, administrative et
économique, qui comptent des centaines de milliers d’habitants, peut-être
un million au Caire ou à Bagdad. Des infrastructures monumentales y
sont créées comme les mosquées et les palais civils; des services
collectifs également avec des systèmes d’adduction d’eau, dont témoigne
la popularité des bains (hammam).
L'Islam, encore très en avance économiquement et techniquement sur
l’Occident au XIe siècle, perdra ensuite cette avance avec le renouveau
médiéval et les pays européens rattrapent l’Orient et le dépassent.
L'invasion mongole met fin au califat abbasside en 1258, une date noire
de l’histoire des peuples arabes. Comme l’Europe, le monde musulman
est ravagé par la peste au siècle suivant. L'essor démographique et
l’expansion militaire reprennent au XVe sous les nouveaux maîtres turcs.
L'Empire byzantin est détruit en 1453 et l’Islam connaîtra une nouvelle
période de prospérité et de grandeur avec les Ottomans au XVIe siècle.
Cependant l’ouverture de nouvelles voies d’échange vers l’Atlantique
transforme la Méditerranée en une sorte de cul-de-sac, provoquant un
progressif recul économique. Il s’agit d’une asphyxie maritime où les
Portugais dérobent aux Turcs leur rôle d’intermédiaire entre l’Extrême-
Orient et l’Occident. Les Ottomans resteront longtemps dans l’idée
devenue fausse de leur supériorité sur les chrétiens et refuseront les
innovations venues d’Europe. L'empire se fermera aux apports extérieurs,
sauf en matière militaire, considérera que toutes les réponses aux
questions ont déjà été données par les générations précédentes et qu’il
suffit donc de répéter les traditions, causant par là son propre déclin.
Certains auteurs parlent d’un capitalisme commercial et financier pour
des époques de l’Antiquité ou du Moyen Âge particulièrement prospères,
comme l’Empire romain à son apogée ou l’Europe médiévale aux XIIe-
XIIIe siècles. Il est cependant préférable de réserver le terme de
capitalisme aux périodes ultérieures. En effet, avant le XVIe siècle, il
manque aux différents régimes économiques un certain nombre de
caractères pour qu’on puisse véritablement les décrire comme relevant du
système capitaliste. Ces diverses lacunes nous permettront a contrario de
mieux cerner ce qu’est ce système:
• Tout d’abord le droit de propriété n’est pas étendu à tous ; certains
ne peuvent rien posséder, ils sont eux-mêmes appropriés ou
semi-appropriés par autrui (esclaves et serfs). Les moyens de
production ne sont que très partiellement l’objet d’une propriété
privée: par exemple la terre au Moyen Âge est rarement
aliénable. Si le seigneur est propriétaire de la terre en théorie,
dans la pratique il n’y aura pas de vente pendant des générations.
Le marché de la terre n’existe pas, pas plus d’ailleurs que le
marché du travail.
• La liberté économique n’existe pas: on ne peut quitter son
activité, en créer une nouvelle ou chercher un emploi différent.
Le serf est attaché à la terre, le compagnon à sa corporation. Il
n’y a pas de mobilité du travail, ni de mobilité parfaite des
marchandises. De multiples obstacles gênent leur circulation
comme les droits, péages, octrois, etc.
• Le système du marché libre n’est pas étendu à toute l’économie.
Les marchés sont isolés les uns des autres et déconnectés. Il n’y
a pas de marché national des biens, ni de marchés des facteurs de
production. Il faut par exemple créer des foires au Moyen Âge
pour que les marchands se rencontrent, ce qui montre bien que le
marché ne les relie pas encore entre eux. Les prix sont fixés
souvent en dehors de ses mécanismes, comme dans le cas des
corporations.
• Enfin les valeurs restent hostiles à l’activité économique. On
s’enrichit par la force, la guerre ou la conquête, ou encore par la
proximité du pouvoir, mais rarement par la production, par la
création de biens. Les valeurs sont militaires ou spirituelles. On
met en avant l’ascète, l’ermite, le philosophe ou bien le guerrier,
le seigneur, le grand de l’Église. Le commerce, la finance et les
techniques sont rarement glorifiés.
• Un dernier aspect est la stabilité des régimes précapitalistes.
Même si les périodes classiques et médiévales connaissent des
phases de créativité technique et de croissance économique,
comme on l’a vu, les changements restent lents. Le dynamisme
de l’économie capitaliste depuis la révolution industrielle impose
des mutations rapides tout à fait sensibles pour une seule
génération, ce qui n’était pas le cas auparavant. Cela explique la
conception fixiste de l’économie, où la croissance est un concept
inconnu, conception que développent les mercantilistes à partir
de la Renaissance.

Les économies capitalistes préindustrielles

Les trois siècles des Temps modernes constituent la période cruciale


pendant laquelle l’Europe occidentale réunit les conditions favorables au
démarrage économique. La première phase est celle de la Renaissance,
aux XVe et XVIe siècles, la seconde celle de l’âge classique et baroque,
aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans chacune d’elles, l’idéal économique
dominant est celui qu’on a qualifié plus tard de mercantiliste, bien que les
annonciateurs du libéralisme économique se manifestent aussi dès la fin
du XVIIe siècle. On peut donc utiliser l’expression d’économie
mercantiliste pour désigner cette époque de transition entre le Moyen
Âge et l’ère industrielle. Les principales mutations économiques qui la
caractérisent sont les suivantes :
• l’élargissement des échanges à l’échelle mondiale à la suite des
grandes découvertes;
• l’affirmation des États-Nations et des politiques économiques
caractérisées par l'interventionnisme et le dirigisme étatiques;
• le développement des classes bourgeoises: commerçants,
marchands, armateurs, banquiers, financiers, producteurs, etc. ;
• l’émergence et l’affirmation de nouvelles mentalités favorables
aux activités économiques, liées à l’expansion générale et à la
réforme protestante;
• la mise en place d’institutions permettant de réduire les coûts de
transaction et par là de favoriser le développement économique,
notamment en Hollande et en Angleterre ;
• l’avènement d’un esprit scientifique et rationaliste qui gagne sur
les conceptions magiques et irrationnelles largement dominantes
jusque-là.
Au XVe siècle, un monde nouveau émerge de la période noire des
pestes et des guerres. L'Europe renaît et forge une économie plus
dynamique grâce aux explorations, à la mise en place de structures et de
mentalités nouvelles. L'impact des grandes découvertes joue à plein au
XVIe siècle avec l’afflux de métaux précieux et l’extension des échanges,
tandis que la réforme protestante fait vaciller l’Église catholique et les
vieilles conceptions. Au XVIIe siècle enfin, la sphère économique connaît
la stagnation et même le recul, malgré la prospérité hollandaise, et ce
sont les aspects politiques et institutionnels qui passent au premier plan.
La France est le modèle de la monarchie absolue, ancre de stabilité en
Europe. L'Angleterre au contraire, livrée au chaos et à l’effervescence
politique et religieuse, semble être l’homme malade du continent, mais
c’est là que naîtront les institutions de la modernité. Les techniques enfin
se renouvellent aux Temps modernes qui voient le triomphe définitif de
la science.

L'Économie mercantiliste : la Renaissance, fin du XVe au XVIe siècle


(1453-1600)

L'émergence d’un monde nouveau à la fin du XVe siècle

Un nouvel essor dans une économie fragile

La paix revenue favorise la reprise des activités économiques, les


échanges et la spécialisation, ainsi qu’une remontée démographique qui
elle-même stimule la croissance. La consolidation des États-Nations,
alliée au renouveau des arts, entraîne des constructions à travers toute
l’Europe. Les princes se font édifier des palais, l’Église des édifices, dans
un essor général où tous rivalisent de magnificence. Mais toute cette
activité économique repose encore sur une base fragile car le monde rural
évolue peu. Les techniques restent rudimentaires, on n’utilise guère
d’engrais ni d’outils. La production est souvent insuffisante, le surplus
très faible, et les disettes se répètent en moyenne tous les dix-quinze ans,
quand vient une mauvaise récolte. Le commerce des grains est contrôlé
par les autorités: les prix du blé ne sont pas libres, car on craint toujours
qu’une pénurie entraîne une flambée des cours et une famine. La plus
grande partie de la population est misérable et risque l’exclusion du
marché à chaque hausse. On stocke en prévision des mois de soudure, au
printemps, quand il faudra rationner la consommation. Le pain est
l’alimentation de base et il n’y a pas de produit de remplacement en cas
de crise, comme cela sera le cas plus tard avec les produits d’Amérique
tels le maïs et la pomme de terre. Comme les transports sont très lents, on
ne peut faire appel aux régions qui seraient en excédent, ou encore
importer. Dans la plupart des cas d’ailleurs les pénuries provoquées par
les mêmes conditions climatiques défavorables, sont générales, et il n’y a
pas de secours à attendre de l’extérieur. En outre une population
croissante pèse sur une offre inélastique, et les marchés sont toujours très
tendus. L'économie de l’Europe de la Renaissance est encore
extrêmement vulnérable, même si par d’autres aspects elle entre en
mutation.

Les réformes économiques

Les transformations les plus notables sont l’apparition d’un


individualisme agraire en Grande-Bretagne et les premières formes
d'interventionnisme étatique en France.
• Les enclosures en Angleterre
L'Angleterre est une grande productrice de laine durant tout le Moyen
Âge et elle exporte le produit brut vers les Flandres qui le transforment
en draps. Ces exportations ont entraîné l’extension de l’élevage par
rapport aux surfaces cultivées, ce qui requiert la surveillance des
troupeaux et donc la clôture des terres. Les seigneurs, pour s’assurer des
gains élevés perçus grâce à la laine sont ainsi à l’origine du mouvement
des enclosures, où les moutons prennent la place des céréales. Des haies
naturelles sont érigées un peu partout pour les identifier. Au départ le
mouvement est spontané et décidé par des propriétaires terriens. À partir
de 1604, c’est le Parlement qui autorise la plupart des enclosures par des
lois (enclosure acts). Les nouvelles terres ainsi appropriées gardent des
tenanciers qui deviennent les fermiers ou les métayers du grand
propriétaire terrien (le landlord), selon que le loyer qu’ils payent sur la
terre, la rente, est en espèce ou, de moins en moins, en nature.
La fin du XVe siècle est une période d’accélération des clôtures, car le
prix de la laine est élevé par rapport aux céréales. Au XVIe, le rapport
relatif des prix s’inverse et le mouvement est freiné. Puis les enclosures
sont décidées pour diversifier les cultures et non plus seulement pour
l’élevage du mouton, et elles s’intensifient au XVIIe siècle. L'Angleterre
bascule alors du système collectif de l’open field au système individuel
de la propriété terrienne, préparant ainsi la voie pour la révolution
agricole du XVIIIe.
Le XVe siècle voit aussi le début d’une transformation locale de la
laine en Angleterre, le développement d’une industrie textile. Il apparaît
plus profitable à la fois de satisfaire directement la demande interne et
aussi d’exporter le produit manufacturé. Et comme l’exportation est
toujours maritime, le pays s’oriente tout naturellement vers la
construction navale et la navigation. Les merchant adventurers qui se
lancent depuis Bristol, Southampton, Londres, à la conquête de marchés
étrangers et élargissent les exportations de l’Angleterre, confortent cette
vocation. En bref, les enclosures favorisent le passage du féodalisme au
capitalisme, de l’économie féodale à l’économie de marché, tandis que le
développement industriel et commercial accélère cette mutation.
• Les premières politiques économiques en France
Il s’agit pour les Valois de reconstruire un royaume ravagé par plus de
cent ans de guerre contre l’Angleterre. Charles VII entreprend de rétablir
les conditions favorables au commerce en protégeant les marchands, en
abolissant les péages sur les fleuves, en lançant des foires, en
reconstruisant les routes, les ports, les voies navigables. La fortune de
Jacques Cœur, grand argentier du roi venu de Bourges, qui forge un
empire commercial et industriel allant de l’Orient à l’Europe du Nord,
illustre ce renouveau économique et les possibilités d’ascension d’un
simple roturier, dans un monde où les affaires et le commerce lointain
prennent une importance croissante.
La politique de Louis XI prendra un tour déjà mercantiliste, caractérisé
par une intervention foisonnante et parfois sans suite de l’État en matière
économique. Ainsi la foire de Lyon est favorisée en 1462 et supplantera
celle de Genève au siècle suivant, des activités minières et métallurgiques
sont lancées, des grands travaux sont également entrepris comme la
construction de digues sur la Loire ou le creusement de canaux pour la
navigation, un système de courrier et de postes-relais est mis en place.
Les nobles sont incités à faire des affaires et donc à rompre l’ancien
interdit vis-à-vis du commerce (sa pratique entraînait au Moyen Âge la
dérogeance, c’est-à-dire la perte de sa qualité). Les corporations
existantes sont renforcées, d’autres sont créées, et dans tous les cas leurs
monopoles sont garantis par l’État. Enfin le roi favorise le commerce
outre-mer, surtout celui du Levant en Méditerranée, sans réaliser que de
nouvelles voies sont possibles, et dans ce domaine la France est en retard
sur les Portugais. Ceux-ci portent depuis longtemps leurs efforts sur
l’Atlantique et sont en train de se constituer une chasse gardée en
Afrique, où ils font le commerce de l’or, des esclaves, des épices, avant
d’aller plus loin, vers l’Inde.

Les facteurs des explorations du Portugal et de l’Espagne

Les grandes découvertes ont d’abord des explications économiques. La


première est la pénurie de métaux précieux au XVe siècle qui gêne le
développement du commerce. L'argent est extrait dans les mines
autrichiennes du Tyrol dont la production se ralentit, et l’or arrive au
compte-gouttes depuis le Soudan par l’intermédiaire des échanges avec
les Arabes. Les Portugais vont d’abord en Afrique en quête de l’or dans
le commerce côtier, et les Espagnols le trouveront en Amérique, alors
qu’ils recherchent les épices de l’Inde en allant directement vers l’ouest.
Une deuxième raison est que les villes italiennes, et en particulier
Venise et Gênes, détiennent le monopole du commerce des épices et de la
soie avec l’Orient, et réclament des prix extravagants pour la vente de ces
produits dans toute l’Europe. Les Portugais les premiers forment le
dessein de contourner l’Afrique pour aller chercher directement l’or,
l’ivoire, les épices et les soieries, et briser le monopole italien. La chute
de Byzance en 1453 met entre les mains des seuls Turcs tous les points
d’arrivée des caravanes venues d’Orient et renforce encore le contrôle de
l’Islam sur le commerce asiatique.
Dans l’Europe toute entière enfin, circulent des légendes sur le
royaume du Prêtre Jean, mythique région d’Afrique orientale où des
chrétiens, coupés de l’Occident après l’expansion musulmane, auraient
formé un vaste empire capable de prendre à revers l’ennemi commun, les
Arabes. Mais le royaume recherché n’est autre que l’ancienne Abyssinie,
ou Éthiopie. Le pays est effectivement chrétien, mais ses forces et ses
ressources sont bien éloignées des attentes occidentales, et une fois les
contacts établis directement avec l’Inde, il sera oublié par les Européens.
La flotte arabe est battue dans l’océan Indien par les Portugais. Au
moment même où la poussée ottomane menace l’Europe chrétienne
jusqu’à Vienne, le Portugal se rend maître d’une des régions les plus
peuplées du monde et domine le commerce oriental pendant tout le XVIe
siècle. Implantés à Goa en Inde, à Java et Sumatra dans les Moluques, à
Macao en Chine, les Portugais collectent les soieries, le poivre et autres
épices, et les expédient vers l’Europe.
Si les motifs économiques expliquent la volonté de découvrir, des
facteurs techniques seuls ont permis le succès des explorations. Jusqu’au
XVe siècle, les navires qui descendaient le long de la côte marocaine
étaient considérés comme perdus s’ils dépassaient le cap Bojador,
surnommé avec quelque raison le cap de la peur. En effet, au-delà de ce
point on tombe dans le régime des alizés, vents violents orientés vers
l’ouest, qui soufflent durant neuf à dix mois de l’année. Depuis les
Phéniciens, nombre de navigateurs ont tenté d’explorer l’Afrique mais,
n’étant jamais revenus, ils ont tous dû garder leurs découvertes pour eux-
mêmes! Le progrès des coques, des gréements, des techniques de point et
d’orientation permettent enfin de revenir contre le vent, après une
descente aux allures portantes. Henri le Navigateur rassemble à Sagres,
au sud du Portugal, un véritable think tank composé des plus grands
savants, marins et connaisseurs des choses de la mer, avec un but
clairement défini: découvrir l’Afrique et le passage vers les Indes. Il est
selon Boorstin, « l’inventeur de la découverte organisée ».
La caravelle est dessinée à Sagres, navire des découvertes, rapide et
légère, elle est gréée de voiles latines sur deux ou trois mâts, pour
pouvoir remonter le vent. Son faible tirant d’eau lui permet d’aborder les
rivages africains et remonter les fleuves. Avec une patience et une
persévérance immuables, les Portugais progressent étape par étape, de
plus en plus loin au sud, établissent une cartographie précise des
nouvelles côtes, fondent des postes, des comptoirs, développent les
contacts et les échanges. Ils sont les premiers en Afrique et en font leur
domaine réservé. L'or, l’ivoire, les esclaves et quelques épices
commencent à arriver en Europe par Lisbonne. L'Espagne de son côté,
partie plus tard, bénéficiera de l’ouverture d’un nouveau continent grâce
à Colomb. Si la découverte de l’Amérique est fortuite et donc plus en
accord avec l’approximation scientifique de l’époque, les explorations
des Portugais ont l’aspect plus moderne d’une entreprise programmée,
sur un terrain mieux connu, avec une équipe formée avec soin et des
objectifs bien définis. Mais les deux pays, par leurs explorations, sont les
pionniers du monde moderne, ils ouvrent à l’Europe les voies du
commerce atlantique qui dominera l’économie mondiale jusqu’au XXIe
siècle.

L'impact des grandes découvertes et de la Réforme au XVIe siècle

La naissance du colonialisme et le commerce triangulaire

L'exemple des pays ibériques est suivi par les autres nations
européennes qui n’acceptent pas le partage du traité de Tordesillas de juin
1494 entre le Portugal et l’Espagne. François Ier lance ainsi Verrazano et
Cartier vers l’Amérique du Nord. Le premier reconnaît la future baie de
New York baptisée Nouvelle Angoulême, et le second remonte le Saint
Laurent jusqu’à Montréal. L'Angleterre d'Elisabeth Ire arme Francis Drake
qui effectue le deuxième tour du monde en 1580 et Walter Raleigh qui
fonde la Virginie en 1584. La Hollande prend pied en Amérique : la
Nouvelle Amsterdam est fondée en 1624 sur le site reconnu par
Verrazano un siècle plus tôt, mais c’est surtout l’Asie qui est visée par les
Hollandais: Cornelis Houtman rapporte une pleine cargaison de poivre et
autres épices d’Insulinde en 1595, Jan Pieterszoon Coen fonde Batavia
(future Djakarta) en 1619 et Abel Janszoon Tasman fait le tour de
l’Australie en 1642, découvre l’île qui porte son nom, ainsi que la
Nouvelle-Zélande nommée en l’honneur d’une des sept Provinces unies.
Enfin Isaac Le Maire et Willem Schouten ouvrent en 1615 une nouvelle
voie vers Java en contournant les premiers le cap qu’ils baptisent du nom
de leur port d’attache aux Pays-Bas (Hoorn). Si l’empire portugais est
menacé par les Bataves, les colonies espagnoles ne sont guère inquiétées
malgré la pression croissante des corsaires et des pirates. L'exploitation
du Mexique (Nouvelle Espagne), de la Colombie (Nouvelle Grenade), du
Pérou, des pays du Rio de la Plata, après les conquêtes de Cortés (1521),
Pizarre (1533) et Mendoza (il fonde Santa Maria del Buen Aire en 1536),
se fait vers l’intérieur des terres et non plus seulement sur les côtes,
comme en Afrique et en Asie.
La découverte des Amériques et l’ouverture d’un commerce direct vers
l’Inde et la Chine entraînent un brassage général des cultures et des
modes de vie qui changera la face du monde. Les échanges de produits
entre les continents bouleversent l’agriculture et l’industrie. En Amérique
les produits inconnus apportés par les Espagnols sont implantés avec un
tel succès qu’on les considère parfois maintenant comme des produits
d’origine locale! En sens inverse les produits américains sont introduits
dans l’ancien monde de l’Europe à l’Orient, de la Méditerranée à
l’Afrique noire. Une espèce de complémentarité globale modifie les
régimes alimentaires et introduit une diversification, un arbitrage
écologique planétaire, qui sera le prélude à une véritable révolution
agricole et démographique dans l’ensemble du monde.
Échanges entre le Vieux et le Nouveau Monde

Cependant, des conséquences moins favorables de cette colonisation


concernent tout d’abord les peuples eux-mêmes qui ont été découverts
par les Européens: une véritable extermination de la population locale, de
ceux qu’on appelle à tort les Indiens, est à l’œuvre au XVIe siècle. En
cent cinquante ans, à partir de la conquête espagnole, la population des
Antilles est anéantie, celle du Mexique réduite de 90 %, celle du Pérou de
95 % ! Les massacres qui accompagnent ces premières guerres coloniales
d’invasion ne sont pas les principaux responsables de l’effondrement
démographique : le travail forcé et les épidémies en sont les causes
majeures. Dans les plantations et dans les mines, la main-d’œuvre locale
est exploitée par les Espagnols dans des conditions épouvantables, contre
lesquelles l’action humanitaire admirable d’un Bartolomé de Las Casas,
ne peut pas grand-chose. Il les décrit dans sa Brevíssima relación de la
destrucción de las Indias et obtient de Charles Quint en 1542 des lois
plus humaines. Mais avec la distance et les délais entre Madrid et la
Nouvelle Espagne, elles ne sont guère appliquées. Le travail est refusé
par les populations locales qui parfois préfèrent se laisser dépérir. Les
maladies apportées par les Européens provoquent des ravages
foudroyants chez les peuples d’Amérique, non immunisés contre des
affections aussi bénignes que la rougeole ou la grippe, mais également en
proie à la variole, à la typhoïde et au typhus. En échange, si l’on peut
dire, les Espagnols rapportent la syphilis « découverte » aux Amériques.
La conséquence de ce véritable anéantissement est le début de la traite
des Noirs, plus résistants, qui remplacent les Indiens dès 1501. Le
commerce triangulaire se met progressivement en place au XVIe siècle et
durera plus de trois siècles jusqu’à l’abolition de l’esclavage par les
Européens (1833 en Angleterre, 1794 puis 1848 en France) et par les
pays américains (1862 aux États-Unis, 1880 à Cuba et 1888 au Brésil).
Les trois pointes du triangle sont l’Europe, l’Afrique et l’Amérique.
Sur le premier côté, les navires partent des ports européens chargés de
marchandises comme les armes, les étoffes, les poteries, le tabac, le sel,
l’alcool, des produits de pacotille et de la monnaie sous forme de cauris
(coquillages). L'échange a lieu sur les côtes d’Afrique contre des esclaves
fournis par les puissances locales. La main-d’œuvre est rassemblée dans
les comptoirs comme l’île de Gorée dans la rade du cap Vert ou le fort
d’El Mina sur la Côte de l’Or (Ghana), véritables maisons de
concentration, dignes des camps du XXe siècle. Le deuxième côté est la
traversée de l’océan dans les circonstances atroces maintes fois décrites
et avec des pertes pouvant aller jusqu’aux deux tiers de la cargaison
humaine; pertes dues à la déshydratation meurtrière dans des conditions
d’entassement inimaginables. Sur la troisième pointe, dans les ports de la
côte et des îles d’Amérique, les esclaves sont vendus contre de l’or, de
l’argent, des produits miniers, des denrées tropicales (coton, tabac, sucre
de canne, mélasse, rhum, café, cacao, vanille) et rapportés ensuite en
Europe sur le troisième côté du triangle.
Ce commerce donne lieu à des profits considérables puisqu’il revient à
échanger des produits manufacturés de faible valeur contre des métaux
précieux ou des produits exotiques fort prisés en Europe. En somme un
échange déjà inégal, avant d’être illégal. La fortune des ports comme
Lisbonne, Amsterdam, Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Bristol,
Liverpool, etc. vient en partie du commerce du « bois d’ébène ». Les
historiens et les économistes discutent toujours sur le rôle de ces profits
dans l’accumulation du capital en Occident. Pour les uns, trois siècles
d’accumulation en Europe aux dépens de l’Afrique, pour laquelle
l’esclavage représente une saignée de ses forces vives, suffirait à
expliquer la révolution industrielle au XVIIIe siècle ainsi que le retard du
continent noir. Pour les autres, le rôle de ce trafic n’aurait été que
marginal dans l’enrichissement de l’Europe et l’accroissement des écarts
de revenus avec ce qui deviendra le tiers-monde.

Les mutations de l’Europe économique

Les centres traditionnels de l’Europe économique, c’est-à-dire l’Italie


septentrionale, l’Europe centrale, la mer du Nord et la Baltique,
connaissent un déclin relatif à partir du XVIe siècle, du fait de la
réorientation du commerce international vers le grand large. C'est la
façade atlantique, de Séville à Liverpool, qui bénéficiera de cette
nouvelle orientation et deviendra la partie la plus dynamique de l’Europe.
Le quadrilatère Venise-Milan-Gênes-Florence reste cependant la
région la plus industrialisée du continent. Les profits du commerce du
Levant accumulés durant des siècles ont permis une richesse et un
raffinement sans égal. Ce n’est pas un hasard si la Renaissance a l’Italie
pour berceau. Les industries de la soie, du coton, du papier, du livre, des
armes, se sont développées et ont une réputation universelle de qualité.
Cependant l’Italie se trouve à l’écart des nouveaux courants
commerciaux, les Portugais ont brisé le monopole italien sur le
commerce des épices et livré tout au long du XVIe siècle une concurrence
acharnée à l'encontre de Venise, de Gênes et des autres villes toscanes ou
piémontaises. Obtenant les denrées orientales sans intermédiaire, ils
cassent véritablement les prix en Europe et favorisent le déclin
économique italien.
L'Europe centrale est également éloignée du commerce atlantique,
alors que jusque-là sa situation au carrefour des mondes nordique et
méditerranéen avait favorisé son développement. Des activités
métallurgiques exploitant la production des mines du Tyrol, des activités
textiles, l’horlogerie, la céramique, se sont implantées depuis le XIIe
siècle. Lyon est pendant la Renaissance la capitale économique du
royaume de France, favorisée par les Valois qui y résident. La foire de
l’ancienne capitale des Gaules devient la plus importante d’Europe. Elle
se réunit durant quinze jours, quatre fois par an, et attire tous les
marchands, artisans et banquiers des pays voisins. La ville au confluent
de Rhône et Saône restera le centre financier du royaume jusqu’au XVIIIe
siècle. La soierie s’y implante définitivement en 1531 avec un succès
croissant, face aux fabriques italiennes jusque-là les seules en Europe.
La mer du Nord et la Baltique ont vu leur commerce organisé depuis le
XIIIe siècle par la Hanse, la ligue des villes allemandes comme Brême,
Lübeck, Hambourg, jusqu’à Danzig, Riga, Tallinn, Novgorod. Les
produits primaires de l’est (bois, blé, fourrures, ambre, etc.) sont
échangés contre les produits manufacturés comme les textiles, les armes,
les livres, le papier, etc. La ligue hanséatique, qui repose sur les
privilèges corporatifs médiévaux, est cependant en plein déclin au XVIe
siècle. Les marchands hollandais et anglais envahissent la Baltique avec
des méthodes commerciales nouvelles et agressives. Refusant les
privilèges de la Hanse, ils sont bien accueillis dans les régions slaves qui
souhaitent se libérer de la tutelle germanique. Les Hollandais et les
Flamands surtout détiennent les clés du commerce atlantique et des
produits exotiques comme les épices, grâce à leurs liens politiques et
commerciaux avec l’Espagne et le Portugal.
Sur l’Atlantique, Séville, Cadix et Lisbonne sont les principaux ports
d’où partent et aboutissent les nouvelles voies du commerce
international. Le partage des terres nouvelles par le traité de Tordesillas
fait que les épices arrivent au Portugal, mais aussi l’or du Soudan et de
Guinée, les cotonnades indiennes, la soie de Perse et de Chine, les
parfums d'Arabie... Tandis que les pierres, les métaux précieux et les
denrées tropicales d’Amérique arrivent en Espagne. Les principes
mercantilistes conduisent à l’organisation de monopoles étatiques pour
ces échanges: la Casa da India e Guiné à Lisbonne centralise l’arrivée
des produits des Indes, du Brésil et de l’Afrique, la Casa de contratación
à Séville les produits venus des Indes occidentales. Mais les autres pays
de l’ouest européen voient également leurs ports atlantiques se
développer. Les Flandres, tournées vers l’Atlantique et en même temps
vieux centre industriel et commercial, seront au cœur de l’économie
européenne et de la nouvelle économie-monde en formation. C'est
Anvers qui connaît la croissance la plus spectaculaire, la ville est mieux
placée que les ports ibériques, au centre des grands lieux de
consommation et au carrefour de l’Europe. Elle fait en outre partie de
l’empire des Habsbourg et se trouve donc en liaison permanente avec
Séville et Lisbonne. Anvers redistribue sur toute l’Europe les richesses
nouvelles qui ne font que transiter par la péninsule ibérique. Bien qu’ils
contrôlent la ville, les souverains espagnols ne cherchent pas à établir une
réglementation de type mercantiliste, et la plus grande liberté
économique y règne: les corporations ont été abolies, les opérations de
change sont libres. La première Bourse du commerce y est créée en 1531
et des opérations financières, des échanges de titres, de capitaux, des
opérations de spéculation sur les marchés à terme commencent à
apparaître dans ce qui devient le centre économique et financier de
l’Europe pendant tout le XVIe siècle.
Le déclin des puissances ibériques au siècle suivant est lié à leur
richesse même, importée des Amériques et des Indes. Elle les aurait
empêchées de développer les activités productives, par une sorte de
facilité consistant à acheter les produits manufacturés de l’Europe du
Nord contre les métaux précieux et les denrées tropicales, et donc à
stimuler les industries des autres. Cet effet pervers a été amplifié par des
politiques inspirées par les formes les plus étroites du mercantilisme et de
l’aveuglement religieux:
• L'expulsion d’environ 150 000 Juifs en 1492 est suivie de celle
des musulmans en 1502. Un régime caricatural de grandes
propriétés (2 % des Espagnols possédaient 97 % des terres), mal
gérées par de riches propriétaires absentéistes mais exemptés
d’impôts, se met en place après le départ des petits paysans
morisques qui maîtrisaient les techniques d’irrigation, à la
différence de leurs successeurs chrétiens.
• La recherche de sources fiscales par les souverains, pour financer
les guerres destinées à étendre ou préserver l’hégémonie des
Habsbourg en Europe, conduit à une montée des impôts
étouffant progressivement l’activité économique. Ainsi une
ressource essentielle pour l’État provenait de la corporation des
éleveurs de moutons mérinos – la Mesta – dont la laine était
recherchée dans toute l’Europe. La Mesta est favorisée au
détriment des agriculteurs. L'État lui accorde des droits de
passage sur les terres cultivées et des droits de pâturage sur les
communs ou même les terres privées, et on interdit les
enclosures pour laisser la place aux éleveurs.
• De même les droits de douane entre provinces et entre les pays
qui formaient l’empire européen de Charles Quint ou Philippe II,
et même entre les colonies, empêchaient la circulation des
produits et la mise en place d’une spécialisation favorable au
développement. En Espagne même, l’Aragon, la Catalogne et la
Castille restent séparés par des douanes.
• La création de monopoles par l’État, comme la Casa de
contratación, et le renforcement des corporations à travers le
pays, en échange de taxes, ont également bloqué la croissance
économique. Le commerce avec les Amériques devait
obligatoirement passer par Séville, aux dépens des autres ports,
ce qui multipliait les détournements et la contrebande au
détriment de la Couronne. Au total les activités productives
semblent avoir été systématiquement découragées, les droits de
propriété menacés et bafoués par l’autorité même qui aurait dû
les protéger.

L'essor du XVIe siècle

Le renouveau du XVIe siècle, artistique, mental, religieux et culturel,


est aussi un renouveau démographique et économique, il s’accompagne
d’une révolution des prix et de l’ascension des marchands et des
financiers dans la société, trois points développés ci-après.
• La remontée démographique et la croissance économique
La population en Europe, d’environ 60 millions d’habitants en 1450,
aurait atteint 69 millions en 1500, 78 en 1550, 89 en 1600 et peut-être
100 millions en 1650 et 140 millions en 1750. En France elle aurait suivi
les plateaux indiqués dans le tableau 1, montrant une récupération du
creux de 1400 seulement au début du XVIIe siècle, lui-même marqué par
un ralentissement démographique. La population urbaine est également
en pleine ascension. Parmi les plus grandes villes d’Europe, Paris passe
de 200 000 à 250 000 habitants entre 1500 et 1600, Londres et Séville de
50 000 à 150 000, Amsterdam de 10 000 à 100 000 et Naples de 125 000
à 250 000 habitants.
Tableau 1
. Populations de la France et de la Grande-Bretagne en
millions

De multiples facteurs sont à l’origine de cette reprise : le retour de


l’ordre public avec le renforcement des États, la fin des guerres, le recul
de la peste, le réchauffement du climat, la hausse des salaires réels au
XVe siècle due à la rareté de la main-d’œuvre, ou bien encore le retour du
balancier d’un mouvement cyclique. Ce dernier s’expliquerait par les
liens entre les techniques et les ressources selon le schéma malthusien.
La croissance démographique à partir du creux du XVe siècle est possible
parce que les techniques disponibles permettent de nourrir une population
en hausse, comme dans la période faste du Moyen Âge (XIe au XIIIe
siècle). Puis peu à peu la pression démographique devient trop forte par
rapport aux ressources et aux techniques stationnaires. On entre dans des
rendements décroissants, la production par tête tend à diminuer et on
retrouve les disettes et les famines qui entraînent un nouveau recul
démographique. C'est le cas au XVIIe en Espagne, en Allemagne, en
Italie et en France. Seules la Hollande et l’Angleterre échappent à ce
piège malthusien, justement parce que ces pays parviennent à éviter les
rendements décroissants en innovant au plan technique (agriculture) et
institutionnel (droits de propriété).
Le renouveau démographique s’accompagne au XVIe siècle d’une
croissance économique. Impossible à évaluer étant donné l’absence de
statistiques, l’augmentation de la production est évidente selon tous les
témoignages de l’époque. Les grands travaux se multiplient, les
campagnes se repeuplent et partout les terres sont remises en culture. Les
dépenses publiques relancent l’activité économique. Les modes de vie
changent avec l’introduction de nouvelles habitudes, de pratiques qui
semblent encore luxueuses ou superflues à l’époque. Cette évolution a
également été facilitée par l’abondance monétaire retrouvée, à l’origine
de l’inflation du siècle.
• La grande inflation
L'afflux de métaux précieux d’Afrique et surtout d’Amérique
provoque une hausse continue des prix. En 1600, ils ont été en moyenne
multipliés par deux à quatre selon les pays par rapport à 1500. La pénurie
de numéraire du XVe siècle a fait place à un gonflement rapide de la
masse monétaire. Si seulement 148 kg d’argent arrivent à Séville entre
1521 et 1530, ce sont 2 213 631 kg qui entrent de 1601 à 1610, après la
mise en exploitation du Potosí en 1545 ! Au total 181 tonnes d’or et 16
000 tonnes d’argent se sont ajoutées au XVIe siècle au stock de monnaie
en Europe, soit un accroissement évalué entre 50 et 200 %. On doit y
ajouter l’augmentation de la production argentifère des mines
européennes, et d’autres facteurs comme les manipulations monétaires
des princes ou l’apparition de nouveaux moyens de paiement (les
premières formes de monnaie papier). On comprend facilement en tout
cas l’effet inflationniste qui a tant intrigué les contemporains.
La conception mercantiliste de l’époque faisait des métaux précieux
les richesses suprêmes, ce qui explique l’incompréhension des causes de
l’inflation. Les gens ne pouvaient comprendre que le mal, l’inflation elle-
même, avait pour origine la surabondance du bien par excellence, l’or et
l’argent. Ce sera le mérite d’un juriste et philosophe angevin, Jean Bodin,
d’expliquer en 1568 l’origine de l’inflation et de formuler pour la
première fois la fameuse théorie quantitative de la monnaie.
L'inflation a opéré une vaste redistribution: les marchands, les
producteurs, les paysans qui pouvaient vendre leurs produits en ont
bénéficié; les salariés et les titulaires de revenus fixes, comme les
propriétaires terriens touchant une rente, ont vu leurs revenus réels
baisser au XVIe siècle. La hausse des profits (les prix augmentent plus
vite que les salaires) a permis une accumulation du capital en Occident.
La ruine des seigneurs propriétaires-terriens les incite à vendre leur
patrimoine foncier, et le marché de la terre facteur de production se
développe. Les anciens propriétaires se tournent vers le service de l’État,
le commerce ou l’entreprise. La baisse des salaires réels est également la
conséquence de l’accroissement de la population, car la main-d’œuvre
redevient abondante. De même l’amélioration des termes de l’échange
des produits agricoles (hausse des prix plus rapide que celle des produits
manufacturés) est le résultat de la rareté croissante des terres et aussi de
la baisse de la productivité agricole due au non-renouvellement des
techniques. Mais le secteur marchand réalise au contraire des gains de
productivité qui permettent de réduire les coûts de transaction.
• La montée des marchands et la diffusion des techniques comptables
et bancaires
La progression des échanges s’accompagne de celle des marchands,
qui traitent à l’échelle européenne et créent des sortes de multinationales
avant la lettre, comme Jakob Fugger à Augsbourg en Bavière. Les
techniques de gestion et de crédit dans des entreprises aussi vastes
deviennent naturellement plus complexes. Il faut introduire la rigueur
dans les comptes, et les pratiques de comptabilité moderne apparaissent à
cette époque. Le passage des écritures dans un journal, la méthode de la
double inscription pour vérifier l’exactitude des opérations sont des
pratiques nouvelles à travers l’Europe. Des manuels paraissent, des
séances de formation sont organisées. La comptabilité en partie double
permet de faire apparaître l’entreprise comme une entité à part, car pour
équilibrer actif et passif, il faut inscrire le capital, c’est-à-dire les sommes
dues par la firme à ses propriétaires. Selon la thèse de Werner Sombart,
l’autonomie de l’entreprise vis-à-vis d’une famille, son appréhension
comme une personne morale à la recherche du profit, viennent de là, de
la technique comptable : « On ne peut imaginer le capitalisme sans la
comptabilité en partie double ».
En même temps le crédit prend une ampleur telle que l’usage de la
monnaie scripturale et de la monnaie fiduciaire se généralise dans le
monde commerçant. Les virements de compte à compte, les calculs de
compensation pour éviter les paiements en espèces sont pratique
courante. La lettre de change également devient un moyen de paiement
en même temps qu’une forme de crédit. Lorsqu’un marchand achète des
marchandises, il remet en paiement une lettre de change, c’est-à-dire une
reconnaissance de dette, un engagement à payer à une date ultérieure le
montant de ces marchandises, majoré d’un intérêt correspondant au délai
qu’il obtient. La lettre peut circuler entre marchands et elle devient ainsi
un moyen de paiement, une monnaie fiduciaire, une des premières formes
de monnaie papier. Les lettres de change sont également cotées en
Bourse et donnent lieu à spéculation, elles peuvent être escomptées
auprès des banques pour obtenir des liquidités.
Un véritable marché monétaire des crédits à court terme se forme en
Europe où les taux tournent autour de 10 %. L'intérêt est toujours
condamné par Rome, mais il est pratiqué partout, même par les
ecclésiastiques, et la doctrine prend un retard croissant sur les faits.
Depuis longtemps, l’Église est passée d’un rôle de changement à un rôle
de conservation dans la société, et la révolution des mentalités viendra en
dehors de ses structures.

L'évolution des mentalités

Un changement majeur se manifeste au XVIe siècle avec la Réforme.


C'est l’idée que la richesse matérielle est le signe de la réussite
individuelle et que la bénédiction divine accompagne celui qui prospère
dans ses affaires. Jean Calvin à Genève est à l’origine de cette «
canonisation des vertus économiques », et c’est ce qui expliquerait, selon
la thèse bien connue de Max Weber dans l’Éthique protestante et l’esprit
du capitalisme (1904), le succès du capitalisme commercial et financier
dans les pays ayant adopté le calvinisme.
Pour se démarquer de l’Église et bien montrer que les prêtres n’ont
aucun moyen d’accorder le salut, Calvin soutient l’idée de prédestination.
Tout individu est marqué et bénéficie ou non de l’élection divine dès sa
naissance, et rien de ce qu’il pourra faire par la suite n’y changera quoi
que ce soit. Dans l’ignorance où il se trouve (il ne sait pas s’il fait partie
des élus), le protestant est habité par l’angoisse et il cherche tout au long
de son existence des signes qui lui permettent de s’en libérer. Un signe
important est justement le succès matériel. L'enrichissement, le profit,
l’accumulation sont donc des facteurs qui permettent au calviniste de se
rassurer, de se guérir du doute. Mais les richesses ne sont pas faites pour
être consommées, pour apporter le luxe ou le plaisir, car celui qui s’y
livrerait, perdrait les indices qu’il recherche, qui lui donnent la certitude
du salut. Une vie austère consacrée au travail, à l’épargne, à
l’amélioration du patrimoine, au respect de ses engagements, au sens de
la responsabilité, à l’exactitude et à la fidélité en affaires, ne sont pas les
moyens d’obtenir la grâce, puisque cela est impossible, mais bien ceux
qui permettent d’obtenir la sérénité. De telles justifications ne pouvaient
évidemment que canaliser les énergies vers les activités économiques.
Calvin justifie également la pratique du prêt à intérêt. Il distingue l’usure
et l’intérêt, et, contre Rome, affirme que la Bible ne condamne pas ce
dernier, mais seulement son abus. Le monde protestant n’aura plus dès
lors besoin de recourir à des subterfuges pour développer les
mouvements de capitaux. L'interdit est par exemple levé en 1658 en
Hollande, mais dans les pays catholiques le pape confirme l’interdiction
aussi tard que 1745, et en France il faudra attendre 1789 pour que la
législation cesse de prohiber l’intérêt.
Au-delà de ces deux aspects de la réussite matérielle et de l’intérêt, le
protestantisme insiste sur la liberté individuelle face aux autorités
religieuses. Une sphère économique autonome, une économie qui se
sécularise, voilà le nouveau cours des idées et des faits dans l’Europe de
la Renaissance. Les entrepreneurs ne sont plus soumis à des interdictions
de nature morale. Au contraire, une nouvelle éthique permet de défendre
leurs nouveaux acquis, leurs nouvelles libertés.

L'économie mercantiliste au XVIIe siècle


Mercantilisme et libéralisme

Le XVIIe siècle est largement caractérisé par la stagnation et même le


recul économique. La baisse de l’activité industrielle est ainsi estimée à
40 % entre 1624 et 1720 en France. Le ralentissement des arrivées d’or et
d’argent du Nouveau Monde provoque une déflation générale après 1650.
Les difficultés agricoles liées à un refroidissement du climat – on a parlé
d’un petit âge glaciaire en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles –
provoquent le retour de famines meurtrières. La France est frappée en
1630-32, en 1648-1652 au moment de la Fronde, en 1693-1694 et enfin
en 1709-1710. Plus généralement, les difficultés économiques et les
misères d’un siècle – qui paradoxalement est le siècle d’or de la culture
française – viennent du déséquilibre entre la population et les ressources
dans lequel l’Europe retombe à nouveau. Comme la croissance
démographique des XIIe-XIIIe avait débouché sur la crise du XIVe, celle
du XVIe bute sur des techniques agricoles stationnaires et provoque le
recul démographique du XVIIe. Cependant une différence majeure est
que cette dépression ne touche pas de la même façon tous les pays
européens. La Hollande, grâce à des institutions efficaces, sera le premier
pays à échapper au piège malthusien et annoncer, avant l’Angleterre et la
révolution industrielle, la possibilité du développement. Les indices de
salaires réels sont nettement orientés à la hausse dans ces deux pays, à la
différence des cas français et ibérique, malgré la pression
démographique. On peut attribuer ces succès à des progrès dans les
domaines agricole et institutionnel.

« La nation capitaliste par excellence »

Le XVIIe siècle est donc avant tout celui de la Hollande, la « nation


capitaliste par excellence », selon la formule de Marx. Amsterdam
rayonne sur l’économie-monde occidentale. Le pays est un refuge des
plus tolérants pour les savants, les penseurs, pour les Flamands et les
Wallons fuyant la domination espagnole, pour les tenants d’une religion
persécutée comme les huguenots français ou les Juifs d’Anvers, du
Portugal et d’Espagne. La prospérité a atteint un niveau sans précédent,
plus de 50 % des Hollandais vivent dans les villes. Cela est le signe d’un
surplus considérable dans le monde rural et donc d’une agriculture
florissante et très productive. En France à la même époque le taux
d’urbanisation n’est que de 10 %, ce qui correspond à un surplus d’un
dixième de la production, au lieu de la moitié: il faut environ dix familles
paysannes au lieu d’une en Hollande pour nourrir une famille en ville.
Les terres gagnées sur la mer sont accompagnées de droits renforcés. Un
régime de propriété individuelle s’installe et établit les facteurs incitatifs
au progrès.
Les Provinces-Unies sont une exception dans une Europe
monarchique: elles forment une république, pas encore démocratique
certes, mais une république de notables dirigée par leur Stathouder. Le
pouvoir législatif est détenu par les régents choisis parmi les grandes
familles de marchands, de propriétaires terriens, de nobles qui
représentent les diverses provinces et siègent aux États généraux à La
Haye.
Après l’agriculture, la prospérité néerlandaise repose sur le commerce.
Partis de la pêche en mer du Nord, les Hollandais rayonneront peu à peu
sur le monde entier, en prenant la place de la Hanse dans le commerce
nordique et des Portugais dans le commerce des épices en Orient. Dans
une Europe mercantiliste, ils pratiquent déjà le laissez-faire à l’intérieur,
les commerces et les industries ne sont pas enserrés dans les règlements
corporatistes étroits qui caractérisent le reste du continent. Dans une
Europe protectionniste, ils sont les inventeurs du libre-échange: les ports
sont libres et les marchandises importées et exportées faiblement taxées.
Les navires de commerce néerlandais transportent les marchandises de
toute l’Europe et la liberté des mers est revendiquée par les autorités du
pays. Le juriste Hugo Grotius en établit les fondements dans son Mare
Liberum7. Les Hollandais sont les rouliers des mers, ou transporteurs,
dans leurs flûtes, des navires de charge, les premiers à être construits en
série, qui permettent par leur grande capacité et leur équipage réduit
d’abaisser le coût des transports.
Loin de chercher à équilibrer leurs échanges zone par zone, ils vendent
et achètent en monnaie, partout dans le monde, et annoncent le commerce
multilatéral moderne. On a parlé de trois piliers du succès hollandais au
XVIIe : la Banque d’Amsterdam créée en 1609, qui pratique les
opérations de change et de crédit à des taux d’intérêt faibles, la flotte qui
domine celles de tous ses rivaux, et surtout la Compagnie unifiée des
Indes orientales, la célèbre VOC (Vereenigde Oost-Indische Compagnie)
qui détient en Asie les pouvoirs d’un véritable État.
La réussite économique s’explique aussi par les institutions favorables
au marché et aux droits de propriété, abandonnant les monopoles des
corporations et les obligations féodales. Grâce à elles les coûts de
transaction ont été mieux contenus qu’ailleurs. Ainsi l’extension des
relations de marché, les foires et les Bourses limitent les coûts de
l’information. Les coûts de la négociation sont abaissés par la
généralisation des pratiques codifiées par la loi et basées sur une plus
grande confiance des échangistes. Enfin les coûts de l’application des
contrats ont également été réduits par la généralisation des hommes de loi
comme les notaires, les juges, les avocats, la certitude que la fraude serait
sanctionnée et que les pratiques loyales seraient plus payantes à terme.

Le mercantilisme en France

Le mercantilisme est une appellation donnée au XVIIIe siècle par les


libéraux pour désigner l’idéal économique qui les précédait, idéal forgé
dès le Moyen Âge. Il s’agit plus d’un état d’esprit que d’un corps de
doctrines clairement établi. Des auteurs comme Thomas Gresham en
Angleterre ou Antoine de Montchrestien et Jacques Savary en France
sont significatifs de cette nébuleuse.
Pour comprendre le mercantilisme, il faut partir de la conception de
l’époque selon laquelle les richesses étant en quantité fixe, il importe
d’en attirer le plus possible, non pas par la création, mais en prenant aux
autres. Le concept de croissance est inconnu, car pour des raisons
évidentes et éternelles la durée d’une vie humaine est trop courte pour
s’apercevoir de changements matériels, même en période de prospérité.
Si la taille du gâteau reste la même dans l’esprit des gens, la seule
solution pour accroître sa part est de prendre aux voisins. Ainsi le
mercantilisme est proche d’une véritable guerre économique que se
livrent les nations pour s’enrichir. Il confond également la possession de
métaux précieux avec la richesse, et ne voit pas la monnaie pour ce
qu’elle est: un simple moyen des échanges. Adam Smith aura beau jeu de
montrer que seules les capacités de production d’un pays font sa
prospérité, et non le montant de ses réserves en or ou en argent. Les
mercantilistes font aussi la confusion entre la richesse de l’État et celle
du pays. Leurs préoccupations sont avant tout fiscales : comment faire
rentrer l’argent dans les caisses du Trésor. Les préceptes en matière
d’intervention publique résultent de ces idées : il est indispensable de
dégager un excédent de la balance commerciale pour faire rentrer l’or et
l’argent. Pour cela, il faut freiner les importations par une politique
protectionniste, mais aussi par une politique de production nationale qui
permettra en plus de développer les exportations. Il faut former des
compagnies commerciales pour ne pas dépendre des autres pays pour les
denrées coloniales et coloniser des terres nouvelles pour étendre les
ressources nationales.
En France, les premières politiques mercantilistes sont celles de Louis
XI au XVe siècle. Puis Sully et surtout Laffemas, au début du XVIIe, les
systématisent avec des mesures sur le commerce extérieur, les
corporations et les colonies, destinées à relever le royaume après les
guerres de religion. Les articles manufacturés étrangers voient leur
importation prohibée, sauf les produits « d’invention nouvelle et
inconnue aux Français » pour favoriser le progrès, par contre les matières
premières sont librement importées sur le territoire pour y être « ouvrées
et manufacturées ». Ces mesures se heurtent à la résistance des villes
commerciales comme Lyon, important des produits d’Italie (soieries),
pour les redistribuer dans le royaume, et souhaitant un échange libre.
Laffemas est également l’artisan en France du célèbre pacte colonial ou
système de l’exclusif qui régira les relations avec les colonies pendant des
siècles. Elles ne peuvent vendre et acheter qu’à la métropole et non aux
puissances rivales. Les colonies ne peuvent en outre développer de
productions concurrentes, et doivent fournir uniquement les produits qui
manquent en Europe, comme l’or, l’argent, les esclaves, le sucre et toutes
les denrées coloniales. Les autres pays appliquent naturellement les
mêmes principes et les échanges mondiaux restent ainsi compartimentés
jusqu’au XIXe siècle. Laffemas met aussi en place un système destiné à
éliminer les sans-travail et les vagabonds par des travaux forcés, dans des
sortes de maisons publiques annonçant les workhouses. Il veut imposer
enfin une réglementation détaillée des corporations, avec par exemple la
description de toutes les étapes de fabrication qui doivent être suivies
dans tel ou tel métier, pour tel ou tel produit.
La politique suivie par Colbert représente ensuite la version la plus
achevée des pratiques mercantilistes. Le colbertisme marquera
durablement l’esprit français en matière économique, aux coins du
protectionnisme, du centralisme et du dirigisme.
La politique industrielle est évidemment la plus fameuse et la mieux
réussie avec la création des manufactures qui forment la première
ossature de l’industrie française. Tant publiques que privées, le pays en
compte environ quatre cents à la fin du siècle, dans des domaines variés.
Comme leur nom l’indique le travail est manuel (manus facere) mais
elles rassemblent de nombreux ouvriers, embauchés sous la contrainte et
soumis à une discipline de caserne. L'État contrôle tout, y compris les
procédés de fabrication et les normes de qualité. Des corps d’inspecteurs
et de juges des manufactures sont créés pour veiller à l’application des
règles. Elles bénéficient en échange de toutes les largesses publiques :
subventions, prêts, exemptions fiscales, et surtout marchés réservés dans
leur domaine particulier de production. Comme les corporations, elles
jouissent d’un véritable monopole.
La politique agricole de Colbert tend à favoriser en réalité les activités
industrielles. II s’agit de développer les cultures ou les types d’élevage
qui offrent des débouchés pour les activités de transformation, la flotte ou
les armées : les grands haras royaux, la culture du lin et du mûrier pour
l’industrie textile, du chanvre et de la foresterie pour les chantiers navals,
etc. L'absence de souci pour les cultures de base comme le blé, c’est-à-
dire l’essentiel de la production agricole de l’époque, s’explique par le
fait qu’on n’imagine guère que la productivité agricole puisse être
améliorée, malgré l’exemple hollandais. Les famines et les disettes
résultent des caprices du climat et font partie du lot de l’humanité,
comme les catastrophes naturelles.
La politique du commerce extérieur est toujours caractérisée par un
protectionnisme élevé, parfois prohibitif comme celui à l’origine de la
guerre avec la Hollande en 1672, et par un effort colonial et maritime
sans précédent. Colbert veut faire de la France la nouvelle Rome qui
combinera la puissance terrestre et maritime. Il réussira à renforcer la
marine française et créera des compagnies commerciales à l’imitation de
l’Angleterre et de la Hollande, mais elles resteront contrôlées par
l’administration, contrairement à la pratique privée de ces deux pays: la
Compagnie des Indes orientales pour les épices, celle des Indes
occidentales pour le sucre, la Compagnie du Sénégal pour les esclaves, et
plus tard la Compagnie du Nord pour le commerce avec les pays de la
Baltique et la Compagnie du Levant pour la Méditerranée. Ces
entreprises feront faillite les unes après les autres, du vivant même de
Colbert (sauf celle des Indes orientales) faute d’attirer des capitaux
suffisants. Une impulsion décisive aura cependant été donnée au grand
commerce français qui prospérera au siècle suivant. Des établissements
sont fondés à travers le monde et un premier empire colonial français se
constitue avec des comptoirs comme Saint-Louis du Sénégal, Pondichéry
en Inde, Fort-Dauphin à Madagascar, et aussi de véritables colonies de
peuplement dont l’exploitation débute au XVIIe, en Louisiane, en
Nouvelle France (Canada), aux Antilles, à l’île Bourbon (Réunion) et à
l’île de France (Maurice).
La politique financière comporte des aspects positifs comme
l’introduction de la rigueur dans la gestion des finances publiques. Un
État de prévoyance, sorte de budget prévisionnel, est élaboré chaque
trimestre. Une comptabilité publique est mise en place et les recettes
fiscales sont mieux collectées, le domaine royal mieux exploité, les
dépenses plus surveillées. Cependant, le Contrôleur général des finances
ne pourra pas équilibrer de façon durable les comptes de l’État car le
système fiscal reste injuste et inefficace, il repose sur les plus nombreux,
les paysans, même s’ils sont les moins à même de payer. Les recettes
fiscales viennent également du système de péages qui ne fait qu’entraver
les échanges et par là réduit l’assiette de l’impôt. Il n’existe pas un seul
marché national, mais plus de 30 marchés régionaux cloisonnés. Le
ministre est conscient de l’effet négatif des douanes intérieures, et il
tentera bien de les supprimer, conformément à ses principes en faveur du
commerce. Sans grand succès cependant, car les besoins financiers
immédiats de la Couronne sont trop élevés pour qu’on touche aux
octrois. D’autres sources de revenus sont les privilèges (monopoles) des
corporations achetés à l’État, et garantis par lui, ainsi que la vénalité des
offices pratiquée sur une grande échelle. Mais là encore ces pratiques
minent les rentrées fiscales, car les monopoles réduisent les quantités
échangées, et les bénéficiaires des charges vendues par l’État sont
dispensés d’impôts ! Plus profondément, la vente des offices tend à
détourner les investissements des emplois productifs, et aussi à alourdir
la bureaucratie au détriment de la production, par la multiplication de
charges inutiles (on crée des postes improductifs par un souci financier
de court terme).
Pour résumer, la fiscalité d’Ancien Régime est tout bonnement
désastreuse, tant au plan économique que financier: elle freine l’activité
et par là réduit les ressources de l’État, tandis que du côté des dépenses,
les activités fastueuses de la cour, les constructions de prestige, les
infrastructures et surtout le coût des guerres, éloigneront toujours plus le
mirage de l’équilibre. Colbert reste isolé dans ses préoccupations
financières devant l’insouciance des grands et du roi lui-même. Après lui,
on empruntera toujours plus pour payer les intérêts des dettes
précédentes, jusqu’à ce que Louis XVI se décide à convoquer les États-
Généraux pour trouver une solution…
L'apport considérable de Colbert est d’avoir fait entrer la France dans
une autre époque, celle d’une administration plus exacte et plus
rigoureuse, dévouée au service public, où l’impôt devient une nécessité
admise et non plus une sorte de racket des puissants. Jusque-là on se
contentait de tenter d’équilibrer les dépenses en période de paix, et
d’emprunter pour couvrir un déficit inévitable en période de guerre. Avec
Colbert, l’à-peu-près fait place à la méthode au service d’une vision,
servir la grandeur du royaume. L'homme a laissé sa marque pour
plusieurs siècles sur l’économie française, il a mis en place des
mécanismes et procédures qui ont traversé le temps, comme par exemple
la gestion des forêts ou des ressources de la mer.

Le renouveau économique et institutionnel en Grande-Bretagne


• L'évolution des institutions
Le Moyen Âge se termine en Angleterre dans l’anarchie de la guerre
des Deux Roses. Une nouvelle dynastie en émerge en 1485, celle des
Tudors au XVIe siècle, suivie des Stuarts au XVIIe. Le pays forge sa
singularité religieuse et de nouvelles institutions au cours de cette période
cruciale.
Une première rupture avec Rome a lieu en 1534, lorsqu’Henri VIII
déclare avec l’Acte de suprématie la primauté de la Couronne sur l’Église
d’Angleterre. Les souverains oscillent ensuite entre le calvinisme et le
catholicisme jusqu’à ce qu’Élisabeth Ire fonde l’anglicanisme par les 39
articles de 1563 et le Book of common prayer – qui constitue un
compromis entre les deux religions, le compromis élisabéthain. Le rite et
la hiérarchie sont inspirés du catholicisme, tandis que le dogme vient du
calvinisme (autorité de la seule Bible, prédestination, rejet des
sacrements comme la confession). Dès lors les minorités qui refusent
cette voie moyenne, comme les catholiques et les calvinistes purs (ou
puritains) sont persécutées. Ils émigrent parfois en Amérique, comme
lors de l’épisode des Pilgrim Fathers puritains du Mayflower (1620), ou
l’installation des catholiques au Maryland.
À la mort d’Elisabeth, en 1603, la couronne passe aux Stuarts, rois
écossais catholiques qui veulent préserver la monarchie absolue. Ils
s’opposeront tout au long du XVIIe siècle à la majorité protestante de la
population ainsi qu’au Parlement qui réussira finalement à brider le
souverain et instituer la première forme de monarchie constitutionnelle.
James Ier et Charles Ier gouvernent en rois absolus jusqu’à la première
révolution, celle d’Oliver Cromwell. Charles Ier est décapité en 1649 et un
protectorat républicain (le Commonwealth) est instauré. Il s’agit d’une
dictature militaire et théocratique qui établit en Angleterre une version
commerciale du mercantilisme avec les Actes de navigation. Après la
mort de Cromwell en 1658, les Stuarts sont restaurés et le règne de
Charles II voit l’extension des colonies anglaises en Afrique, dans le
Nouveau Monde et aux Indes, ainsi que nombre d’événements majeurs
comme la peste de 1665, le grand incendie de Londres de 1666 et surtout
l’extension des libertés individuelles avec le vote de la loi d’Habeas
corpus en 1679. Cette loi institue le principe que tout homme est présumé
innocent jusqu’à ce que les preuves de sa culpabilité aient été établies et
qu’un procès ait lieu.
Le frère de Charles II lui succède, sous le nom de James II, en 1685.
Ses convictions absolutistes et catholiques extrêmes précipitent la
deuxième révolution de 1688-89, restée dans l’histoire sous le nom de
Glorieuse Révolution, car elle n’est pas sanglante, ni suivie comme la
première d’une dictature, mais d’une extension des libertés. Les notables,
les aristocrates et le Parlement font appel à un prince de Hollande,
Guillaume d’Orange (dont l’épouse est la fille du roi déchu), qui accepte
par avance le contrôle du Parlement. C'est la fin d’un long conflit: le
Parlement, formé de la chambre des Communes et de la chambre des
Lords, triomphe totalement. La Déclaration des droits – Bill of Rights –
signée par les nouveaux souverains (William III et Mary II) prévoit que
le roi ne peut empêcher les lois, ni décider des impôts, ni lever une
armée, et que les élections doivent être libres. Le pouvoir législatif,
fiscal, et celui de faire la guerre, est entre les mains du Parlement. Celui-
ci représente les classes dominantes, c’est-à-dire une minorité. Il n’est
pas encore représentatif de la population, le découpage des
circonscriptions est arbitraire et la corruption est la règle lors des
élections, mais ce régime de monarchie contrôlée ou constitutionnelle
représente néanmoins une avancée considérable sur la voie de la
démocratie. Le Bill of Rights est suivi la même année du Toleration Act
qui établit la liberté du culte en Angleterre, puis de l’Acte d’établissement
qui prévoit que le prétendant à la couronne d’Angleterre doit désormais
être protestant, et un peu plus tard de l’Acte d’Union (1707) qui
rassemble les royaumes d’Écosse et d’Angleterre sous une seule et même
couronne, pour former le Royaume-Uni de Grande-Bretagne. L’évolution
ultérieure confortera le caractère parlementaire du régime britannique. En
effet, la dynastie des Stuarts s’achève en 1714 et le pays doit faire appel à
une dynastie allemande, les Hanovre, dont les premiers souverains,
George Ier et George II, ne parlant pas anglais, resteront par force à l’écart
des décisions. Le premier roi véritablement anglais, George III, reprendra
les rênes après 1760, mais son échec dans la guerre d’indépendance
américaine, puis sa folie progressive, confirmeront le rôle du Parlement.
Comme d’habitude l’évolution des faits a été accompagnée d’une
évolution des idées. C’est le philosophe John Locke, précurseur des
Lumières, qui exprime le premier les principes de séparation des
pouvoirs et de tolérance religieuse. Il considère que la religion est une
affaire privée, que le pouvoir n’a pas à s’en mêler et que la liberté de
culte doit être complète (Lettre sur la tolérance, 1689). Dans son Traité
du gouvernement civil (1690), il prend position contre l’absolutisme de
droit divin et pour la défense des droits individuels. Locke distingue le
pouvoir législatif, le plus important à ses yeux, qui doit être détenu par le
Parlement, du pouvoir exécutif qui lui paraît secondaire et qui relève du
souverain. Il affirme le droit d’un peuple à la révolte contre un monarque
qui abuserait de ses pouvoirs et il défend également le droit de propriété,
comme moyen de protection des libertés individuelles.
• L’évolution économique
L’essor économique de l’Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, qui
passe dans cette période au rang des premières puissances européennes,
est à la fois le produit de la géographie et des réformes institutionnelles.
On a vu que la façade atlantique de l’Europe était la région la plus
dynamique depuis les découvertes, et il est évident que le pays est
admirablement placé à cet égard. La politique économique est dans
l’ensemble d’inspiration mercantiliste, comme partout ailleurs en Europe,
mais elle comprend aussi des mesures libérales et favorables aux droits
de propriété.
Le statut des artisans (Statute of Artificers) de 1563 codifie les
professions, fixe les salaires et impose des normes de qualité des
produits. Il tend à figer le marché du travail, mais il sera en réalité peu
appliqué et nombre d’industries échapperont aux règles en s’installant
hors des villes. La distribution par l’État de monopoles et privilèges à
certains producteurs et marchands se développe sous les Stuarts, mais
elle suscite le mécontentement des autres et ces privilèges seront éliminés
lors de la première révolution.
Les lois sur les pauvres mises en place de 1520 à 1640 (Old Poor
Law), pour des raisons morales et pour éviter les troubles sociaux,
correspondent à l’aspect social du mercantilisme. Elles fournissent une
assistance en cas de maladie, chômage, vieillesse ou veuvage. Financés
par un impôt local sur les revenus de la propriété, les fonds sont gérés par
les paroisses. Celles-ci doivent en outre, par une loi de 1601, ouvrir des
ateliers, les fameuses workhouses, pour employer les chômeurs.
Dans le domaine extérieur, il s’agit de favoriser la flotte et d’orienter la
population vers les activités de la mer et du commerce. Les actes de
navigation édictés sous Cromwell sont typiques du mercantilisme
commercial de la Grande-Bretagne, ils consistent à réserver le transport
aux navires britanniques. Les assurances maritimes apparaissent au XVIIe
siècle, comme la célèbre Lloyd’s. Des compagnies de commerce privées
sont lancées et reçoivent des monopoles de l’État pour les échanges de
leur zone géographique avec l’Angleterre. La plus importante est l’East
India Company, lancée en 1600, qui concurrence les Hollandais avec
succès en Asie, mais une dizaine d’autres comme la Moscovy company
(1553), considérée comme la première compagnie par actions moderne,
la Compagnie de Sénégambie (1588), la Virginia Company (1606), la
Compagnie de la baie d’Hudson (1670), contribuent à la formation d’un
empire colonial. Par la suite, à la fin du XVIIe siècle les sociétés par
actions (joint-stock companies), sur le modèle des compagnies de
commerce, se multiplient dans d’autres secteurs d’activité. Des lois
protectionnistes sont également appliquées tout au long de la période,
comme les fameuses Corn Laws en 1663 et 1673 pour protéger
l’agriculture anglaise (droits de douane sur le blé importé). Les
importations de tissu du continent sont lourdement taxées et l’industrie
de la laine fait l’objet de tous les soins de l’État, on réglemente la
fabrication dans le moindre détail, on prohibe l’exportation du produit
brut. Les fabricants de laine font pression sur le gouvernement pour
interdire les importations de cotonnades des Indes (calicots) qui les
concurrencent, et obtiennent les Calico Acts, lois protectionnistes de
1701 et 1721, mais le résultat sera de stimuler la transformation du coton
en Angleterre même! L’arme du protectionnisme se retournera contre les
fabricants de laine avec l’essor fantastique des produits de coton au
XVIIIe siècle.
Dans le domaine fiscal, l’Angleterre bénéficie d’un avantage sur les
autres pays, car le commerce extérieur représente une part plus
importante de l’économie et l’imposition repose essentiellement sur les
taxes douanières. L’évaluation et la collecte des impôts sont plus faciles
et moins coûteuses que dans les pays où la fiscalité repose sur les paysans
comme en France. La bureaucratie est moins lourde, les possibilités
d’évasion sont moins grandes, car il suffit de contrôler les principaux
ports. En outre, ces impôts étant indirects, la fiscalité est mieux supportée
par la population.
Parmi les mesures libérales qui favorisent les échanges, la plus
importante est l’élimination des douanes intérieures en 1571.
L’Angleterre bénéficie d’un marché unifié avec plus de deux siècles
d’avance sur la France et trois siècles sur l’Allemagne. De la même façon
la création d’une Bourse de commerce en 1566 (Royal Stock-Exchange),
selon le modèle flamand, permet de réduire les coûts de l’information
pour les négociants. La Banque d’Angleterre, banque privée créée en
1694 après la Glorieuse Révolution, établit une stabilité monétaire et
donne au marché des capitaux anglais un avantage sur les pays voisins.
La Bank of England reçoit les dépôts, émet de la monnaie papier,
escompte les lettres de change, accorde des crédits aux particuliers et à
l’État. La fameuse City de Londres, centre financier du pays, se
développe à cette époque et réalise l’échange de titres, tant publics que
privés, à l’échelle nationale. Des taux d’intérêts avantageux y sont
pratiqués, grâce au fonctionnement harmonieux des institutions
financières. Les investissements en seront facilités dans tous les secteurs.
Sous les Stuarts, le Statute of Monopolies de 1624 tend à accorder une
protection aux inventeurs en leur accordant un monopole pour une durée
de 14 ans. C’est la première forme de dépôt de brevet. Les innovateurs
sont assurés que les bénéfices de leur découverte leur reviendront, ce qui
naturellement ne peut qu’encourager le progrès technique. Toutes ces
transformations politiques et institutionnelles, toutes ces mesures
mercantilistes ou libérales, s’accompagnent d’une croissance économique
et de transformations telles qu’on a parlé d’une première révolution
industrielle en Angleterre, de la fin du XVIe siècle à la première partie du
XVIIe.

Sciences et techniques aux Temps modernes


Les techniques nouvelles

L'utilisation d'énergies fossiles comme la tourbe ou le charbon se


répand dans les foyers et dans les fabriques. La production minière doit
donc augmenter pour suivre cette évolution, et les progrès réalisés dans
les mines le permettent: l'extraction du charbon double en Grande-
Bretagne au XVIIe siècle et atteint quelque trois millions de tonnes. Les
premiers hauts-fourneaux apparaissent en Wallonie, en Allemagne, en
Suède, en Angleterre. Des soufflets hydrauliques sont employés ainsi que
des machines pour marteler, broyer, laminer le métal. La production de
fonte et ses usages commencent à s’accroître (ustensiles de cuisine,
outils, matériaux de construction, armes, pièces de navire, etc.). Le
combustible employé reste le charbon de bois, car le charbon de terre (la
houille) donne encore de mauvais résultats. En Angleterre, la
déforestation progressive renchérit le prix du bois, ce qui incite à utiliser
davantage le charbon.
La maîtrise de l’eau, grâce aux canaux, pompes hydrauliques,
barrages, écluses, caractérise également le XVIIe siècle, comme le
montrent les cas du canal du Midi et celui des techniques de drainage et
d’assèchement développées par les ingénieurs hollandais. Le textile
connaît également des progrès continus, une accumulation de petites
améliorations qui préparent le basculement technique du XVIIIe siècle :
les rouets s’améliorent, la nouvelle draperie flamande avec des lainages
plus légers et moins chers gagne les régions voisines, en Normandie ou
en Angleterre. Le filage et le tissage du coton sont introduits et les
premières cotonnades prennent la place des importations. La fabrication
de la soie est mécanisée grâce à des moulins hydrauliques complexes en
Italie, à Lyon et à Derby en Angleterre. D’autres machines apparaissent
ou se perfectionnent pendant la Renaissance et à l’époque classique,
équipées de manivelles, courroies, leviers et contrepoids, comme les
machines-outils et les tours utilisés dans l’industrie du bois, du métal ou
du verre pour tailler, découper ou profiler les pièces, les vis, les lentilles,
etc. La précision requise par ces machines réclame l’introduction de la
physique et des mathématiques dans leur élaboration. Ces premiers liens
entre les techniques de production et la science constituent le fait majeur
de cette époque dans le domaine des processus productifs.
Le triomphe de la science au XIIe siècle

Les savants du XVIIe siècle ont créé la science moderne, fondée sur la
généralisation de la méthode expérimentale et l’application des
mathématiques à l’étude des phénomènes naturels. La grande affaire de
l’opinion est alors l’astronomie. C’est dans ce domaine que l’esprit
scientifique pourra s’appliquer avec les résultats les plus spectaculaires.
La conception générale de l’univers héritée des Anciens bascule et un
nouveau système, celui de Copernic, apparaît. Le géocentrisme du
système de Ptolémée fait place à l’héliocentrisme. On sait déjà que la
terre est ronde, et d’ailleurs Magellan en a donné la preuve
expérimentale, mais on ne réalise pas qu’elle tourne sur elle-même ni
autour du soleil. C’est le Polonais Copernic qui en aura l’intuition dès
1543 et c’est un Italien, Galilée, qui le démontrera dans son Dialogue sur
les deux principaux systèmes du monde en 1632. Le procès de Galilée, sa
rétractation et sa relégation ont lieu en 1633. Finalement Kepler dans son
Astronomia nova établira définitivement en 1669 la nouvelle conception
du monde.
L’Europe du XVIIe voit ainsi triompher l’esprit scientifique. Le règne
de la raison, de la maîtrise de l’homme sur la nature, de la compréhension
des phénomènes les plus mystérieux, remplace l’ère de la magie et des
superstitions, c’est le « désenchantement du monde » dont parle Max
Weber. Descartes établit en 1637 une méthode scientifique qui sera
adoptée par tous les savants. Galilée encore réalise que les principes de la
physique s’appliquent partout, notamment à toutes les machines; il s’agit
d’une révolution qui laisse le champ libre à l’application des sciences aux
problèmes techniques, dans le domaine de la production, car jusque-là on
considérait chaque machine comme unique et elles étaient étudiées
séparément. William Harvey découvre le mécanisme de circulation du
sang dans l’organisme; Blaise Pascal, philosophe, théologien,
mathématicien, fabrique une première machine à calculer et élabore le
calcul des probabilités; Isaac Newton découvre le calcul différentiel et
surtout la théorie de l’attraction universelle, qui permet d’unifier les
principes de la physique terrestre et de la physique céleste jusque-là
séparés; enfin le mathématicien Leibniz est à l’origine des fonctions et du
calcul intégral et infinitésimal.
Si les sciences exactes progressent, les sciences sociales ne sont pas en
reste comme on l’a vu dans le cas du droit et de la politique avec John
Locke. Le libéralisme apparaît aussi en économie dès le XVIIe siècle en
Angleterre et en France avec William Petty et Boisguillebert. Le premier
avec son Essai d’arithmétique politique de 1683 exprime son hostilité à
l’intervention de l’État dans la vie économique et soutient l’idée que des
lois naturelles président à la formation des prix et des salaires avec des
résultats plus favorables. Boisguillebert un peu plus tard dans son
ouvrage sur Le détail de la France (1695) défend les mêmes idées en
faveur de la liberté des prix, de la liberté du commerce et d’un système
de marché. Il décrit aussi le premier l’interdépendance des activités dans
une économie où les variations de prix se propagent d’un secteur à
l’autre, et annonce Keynes en décrivant l’importance de la demande de
consommation. Les faits accompagneront les idées, et la puissance du
marché au siècle qui s’ouvre, celui des Lumières, fera éclore en
Angleterre, le pays qui est déjà passé par une révolution politique au
XVIIe, une révolution agricole suivie d’une révolution industrielle.
1 Le bronze, alliage de cuivre et d’étain, à partir du VIIe millénaire (l’âge du bronze) et plus tard
le fer qui n’apparaîtra qu’au IIe millénaire avant le Christ (l’âge du fer).
2 Du latin Mediterraneus, de medius (milieu) et terra (terre): littéralement « au milieu des terres
», entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe.
3 Le sénat et le peuple de Rome : Senatus PopulusQue Romanus.
4 Rappelons qu’un mot étranger adopté par la langue française doit adopter les règles du pluriel,
ainsi doit-on dire un latifundium, des latifundiums (et non des latifundia), un concerto, des
concertos (et non des concerti), un scénario, des scénarios (et non des scenarii), un média, des
médias (et non un medium, des media), etc.
5 La fin du Moyen Âge peut également être située en 1492, date de l’arrivée de Christophe
Colomb aux Antilles.
6 Les mots esclave, slave en anglais, esclavo en espagnol, escravo en portugais viennent de
l’arabe saqlab désignant les Slaves. Le terme latin pour esclave était servus, à l’origine de
servitude, serf, servile, etc.
7 « Dieu a fait la terre et la mer ; il a réparti la première entre les hommes, mais il a donné la
seconde à tous. On n’a jamais entendu dire que quiconque pouvait être interdit d’y naviguer. Si
vous cherchez à faire cela, vous ôterez le pain de la bouche des gens. » (De la liberté des mers,
1604)
Chapitre 3

La révolution industrielle en Grande-Bretagne et


en France au XVIII siècle e

La révolution industrielle anglaise au XVIIIe siècle est la


transformation la plus étudiée par l’histoire économique et il importe
donc de la définir précisément. Selon Phyllis Deane, on peut retenir les
éléments suivants:
• le développement des techniques et l’extension du marché;
• la spécialisation sur le marché national et international;
• l’urbanisation et l’apparition des usines;
• la diffusion des biens manufacturés et l’accumulation du capital
technique ;
• la naissance de nouvelles classes sociales liées au capital au lieu
de la terre.
Pour Peter Mathias, elle se caractérise par des taux de croissance plus
élevés accompagnés de changements structurels. Une croissance
intensive, dans un environnement technique en mutation, par opposition à
la croissance extensive qui se déroule sans changement technique. Le
principal changement structurel est que la part de l’emploi et du produit
d’origine agricole diminue dans le produit total. Bien d’autres mutations
peuvent être constatées comme l’apparition d’une nouvelle stratification
sociale, le rôle croissant des femmes, l’évolution de la famille, les
diverses solutions d’assistance aux pauvres, les nouvelles procédures
politiques, etc., si bien qu’on peut parler d’une révolution bien plus
qu’industrielle.
L’expression « révolution industrielle » apparaît en France au début du
XIXe siècle, puis sous la plume de Marx et Engels dans Le Manifeste en
1848, mais c’est seulement dans les années 1880 que son emploi devient
courant. Les Lectures sur la révolution industrielle d’Arnold Toynbee
(1884) constituent le premier grand ouvrage sur la question. Elles seront
suivies du livre de Paul Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe
siècle, en 1906, devenu depuis le classique des classiques pour les
historiens. Mantoux est le premier à mettre l’accent sur le passage du
putting-out system au factory system dans cette période cruciale. La
troisième étude à signaler est celle de T.S. Ashton, parue en 1948, La
révolution industrielle 1760-1830, qui élargit l’étude du phénomène aux
aspects sociaux et culturels, et fait également de la révolution industrielle
une révolution des idées. Par la suite, les aspects technologiques ont été
mis au centre de l’analyse avec L’Europe technicienne (Unbound
Prometheus) de D.S. Landes (1969), qui insiste sur les ruptures décisives
au niveau des processus productifs : « 1) la substitution de procédés
mécaniques aux activités manuelles, 2) l’énergie inanimée – en
particulier la vapeur – à la place de l’énergie humaine et animale, 3)
l’amélioration marquée de l’apport et du travail des matières premières,
surtout dans ce qu’on appelle maintenant les industries métallurgiques et
chimiques. »
Depuis les années 1960, les approches en termes de facteurs
déterminants – les divers préalables de Rostow (1960), la révolution
agricole pour Bairoch (1963), les innovations pour Landes, les échanges
internationaux pour Hobsbawm (1968), la poussée démographique et le
commerce extérieur pour Deane (1965) ou Mathias (1969) – ont été
remplacées par des analyses où les causes multiples sont évoquées. Les
études de la cliométrie notamment, tendent à adopter l’idée d’un
phénomène très progressif à causes multiples : l’augmentation de la
production et de la productivité a été limitée, le changement
technologique très lent à se diffuser, le rôle des entrepreneurs d’industrie
plus réduit, les secteurs modernes sont restés longtemps marginaux et
enfin les niveaux de vie ouvriers n’ont pas été affectés avant 1830.

Les déterminants de la révolution industrielle en Grande-Bretagne


Dans l’Angleterre du début du XVIIIe siècle, environ 70 % de la
population est rurale et la terre est la plus grande source de richesses, de
revenus et d’emplois. Dix pour cent des gens travaillent dans l’industrie
lainière et la plupart des industries dépendent de la production agricole.
Un Anglais sur cinq vit dans des villes et seulement trois villes en plus de
Londres dépassent 15 000 habitants. La pauvreté touche le plus grand
nombre et l’économie reste très dépendante des conditions naturelles.
Cependant, la part des activités commerciales est plus élevée que sur le
continent et l’économie est plus diversifiée. Le commerce extérieur
représente environ 10 % de l’économie, le taux d’investissement est
proche de 5 % et la part des dépenses publiques atteint également les 5
%. Le marché est généralisé et rares sont les groupes isolés vivant
d’autoconsommation.
L’Angleterre dispose d’un avantage institutionnel, elle a réglé au siècle
précédent le problème politique et peut donc se consacrer aux questions
économiques, à la différence de la France qui traînera comme un boulet
tout au long du siècle des institutions sclérosées, celles de la monarchie
absolue. C’est ce que note Voltaire en 1734 : « La nation anglaise est la
seule de la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur
résistant, et qui, d’efforts en efforts, ait établi enfin ce gouvernement sage
où le Prince, tout puissant pour faire du bien, a les mains liées pour faire
le mal. »

Les transformations agraires

Un monde nouveau

Les principales innovations prennent place au début du XVIIIe siècle,


bien avant les changements industriels. L’agronomie est alors à la mode
dans toutes les sphères de la société, jusqu’aux souverains comme
George III (Farmer George). Mais ce sont surtout des landlords pionniers
de l’agriculture scientifique et de grands propriétaires comme Jethro Tull
qui innovent. Cette vogue n’est guère étonnante car les gens ont
conscience de vivre une période unique de l’histoire. Celle où grâce à la
maîtrise qu’il acquiert sur l’environnement, l’homme peut enfin se libérer
de millénaires de pénuries, durant lesquels la survie même de l’espèce
était toujours en danger, où la vie pouvait être constamment menacée par
l’insuffisance de nourriture. Au lieu de subir la nature et ses caprices, il
pourra la contrôler et produire la quantité de nourriture nécessaire. C’est
évidemment une révolution et on comprend mieux alors cet engouement
pour tout ce qui concerne l’agriculture et cette sorte de légèreté et
d’euphorie du siècle, très nouvelle par rapport aux époques précédentes.
Les enclosures s’accélèrent jusqu’à la disparition presque totale de
l’open field au XIXe siècle. Elles ont permis la multiplication des
innovations agraires en même temps que le remembrement des terres et
la création de grands domaines. Le fermier seul peut décider d’une
innovation sans avoir l’accord de la communauté, et il est d’autant plus
incité à le faire que les bénéfices éventuels lui reviendront. Les domaines
passent d’une moyenne de 25 ha au début du siècle à 60 ha vers 1800.
Les grands propriétaires rachètent les petites exploitations et les petits
tenanciers libres (yeomen) disparaissent peu à peu. La concentration
permet la rationalisation et l’application des nouvelles méthodes, car le
grand domaine peut plus facilement réunir les capitaux nécessaires aux
investissements.
L’aspect le plus marquant des innovations est la disparition de
l’assolement triennal avec des rotations culturales de plus en plus
complexes. On passe ainsi à l’assolement quadriennal, quinquennal, puis
à la disparition totale de la jachère avec par exemple deux à trois céréales
(blé, orge, froment, seigle ou avoine) cultivées en rotation avec deux à
trois plantes à fourrage (trèfle, luzerne, sainfoin, chou-rave) ou encore
des pommes de terre, des navets, des betteraves, qui présentent en plus
l’avantage d’enrichir les sols. La rotation dite du Norfolk (navet-blé-
trèfle-orge) devient classique. Toute la terre est cultivée en permanence et
la production peut donc augmenter. Un des plus fameux landlords,
Charles Townshend, se fait l’avocat de la culture du navet, d’où son
surnom Turnip Townshend. Ce légume contribue à l’abandon de la
jachère en faveur de rotations continues. Les plantes fourragères
permettent en outre de développer l’élevage et donc d’avoir plus de
fumures et d’accroître les rendements, en même temps qu’on ajoute des
productions animales alimentaires (viande, lait, beurre, etc.) ou
industrielles (peaux, laine) qui fournissent des revenus permettant
d’améliorer le domaine et d’acheter des outils (herses, sarcloirs,
rouleaux, charrues nouvelles) et plus tard des machines.
C’est un véritable cercle vertueux qui entraîne la production à la
hausse, et qui s’oppose au traditionnel cercle vicieux de la jachère. Des
méthodes diverses sont appliquées pour accroître la fertilité des sols :
l’irrigation, d’autres engrais naturels comme les algues, les déchets de
poisson, les produits de vidange, le guano, mais aussi les techniques
d’amendement des terres par mélange de marne, de chaux, de gypse ou
de sable, qui permettent un enrichissement. Les semences et les animaux
sont sélectionnés. On choisit les variétés de grains plus résistantes et plus
productives. Les croisements permettent d’obtenir de nouvelles espèces
plus fortes et plus grasses de bovins, de chevaux, de porcs et surtout de
moutons, et la consommation de viande se répand dans le pays.

Les résultats de la révolution agricole

La production a augmenté au XVIIIe siècle grâce aux nouvelles


méthodes, mais aussi par la mise en exploitation de davantage de terres.
Les terres cultivées passent de 11 millions d’acres1 à 15 millions de 1700
à 1850, par la réduction des friches, des forêts et de la jachère. L’emploi
agricole est à peu près stable et se situe aux alentours de 1,5 million de
personnes dans la même période. Le déclin agricole est relatif, et non
absolu, les autres secteurs connaissent une croissance plus forte et voient
leur emploi augmenter plus rapidement (tableau 2).
Tableau 2
. Répartition de la population active et origine du
Revenu national en % du total
La production agricole totale aurait à peu près doublé du début à la fin
du siècle : de 32 millions de boisseaux à 65 millions pour les grains et de
370 à 888 millions de livres pour la production de viande. Les
estimations des taux de croissance annuels donnent un trend ascendant de
l’ordre de 0,5 à 1 % entre 1700 à 1831. Les rendements (production par
unité de surface) ont augmenté d’environ 15 boisseaux2 de blé à l’acre
vers 1750 à 20 en 1800 et 28 en 1850. La productivité (production par
travailleur) aurait augmenté de plus de 60 % entre 1650 et 1800, contre
moins de 20 % en France. La production par agriculteur aurait ainsi été
d’un tiers plus élevée pour des rendements équivalents, ce qui implique
moins d’hommes nécessaires par unité de surface en Angleterre pour une
même production, et donc une plus grande libération de main-d’œuvre
pour d'autres activités. L'augmentation des rendements correspond au
passage à une agriculture intensive, l’augmentation de la productivité
s’explique par la mise en application de plus de capital technique, c’est-
à-dire par la mécanisation. La combinaison des deux phénomènes,
intensification et mécanisation, a permis l’augmentation de la production
en même temps que la réduction relative de l’emploi agricole, et donc le
développement des autres secteurs.

Agriculture et développement

La révolution agricole est souvent considérée comme le préalable


indispensable à la révolution industrielle. Le développement industriel
moderne implique une séparation tranchée entre activités agricoles et
activités manufacturières. La naissance de l’usine à proximité des villes à
la fin du XVIIIe siècle remet en cause le schéma des industries rurales
(putting-out system) où les travaux étaient partagés entre les activités des
champs et de manufacture artisanale. Il faut dorénavant que l’agriculture
dégage un surplus croissant permettant de nourrir les nouveaux
travailleurs urbains, tout en relâchant de la main-d’œuvre. Autrement dit,
la clé de l'industrialisation réside dans l’augmentation des rendements
(hausse de la production) et celle de la productivité (libération de travail)
dans le monde rural.
Le développement de l’agriculture exerce d’autres effets positifs pour
l’industrie. Elle fournit des produits et matières premières qui seront
transformés par les usines (brasseries, meuneries, fabriques textiles, de
peaux, etc.) ; elle fournit des marchés croissants pour les produits
manufacturés (outils en fer, clôtures, machines, biens de consommation
courante), surtout si les revenus agricoles augmentent; elle dégage une
épargne qui pourra s’investir dans l’industrie, et enfin elle peut fournir de
l’or ou des devises par ses exportations, qui permettront d’importer les
matières premières (par exemple le coton) ou encore des biens
d’équipement nécessaires au développement industriel.
Ces liens dynamiques entre l’agriculture et l’industrie ont été mal
perçus au moment même de la révolution industrielle. Les économistes
classiques voyaient plutôt dans l’agriculture un frein à la croissance, qui
devrait se réaliser malgré elle et non grâce à elle. Les rendements
décroissants dans le secteur rural auraient pour effet de provoquer des
pénuries alimentaires, d’accroître la rente foncière, les prix agricoles et
les salaires au détriment des profits et de l’accumulation, selon l’analyse
de Malthus et Ricardo. Les classiques n’ont pas vu que l’accélération du
progrès technique allait entraîner au contraire une situation de
surproduction alimentaire et de baisse à long terme du prix de la
nourriture.
Il est hors de doute que l’agriculture a aidé de diverses manières
l’essor industriel au XVIIIe siècle. Même si elle n’a pas été l’élément
unique et déterminant, l’élément suffisant, elle en a été l’élément
nécessaire. La relation s’inverse au siècle suivant car l’industrie
permettra à son tour de relancer la révolution du secteur primaire. Les
progrès de productivité obtenus par des machines agricoles de plus en
plus perfectionnées et ensuite la hausse des rendements grâce aux engrais
chimiques permettront de réduire de plus en plus la population paysanne,
de poursuivre l’exode rural et finalement l’industrialisation.

L'évolution de la population

Le XVIIIe siècle est caractérisé par une poussée démographique dans


toute l’Europe qui passe d’un régime de croissance lente entrecoupée de
graves reculs liés aux famines, aux épidémies, aux guerres, à un régime
de croissance forte et régulière de la population, une expansion continue.
Les liens entre cette révolution démographique et la révolution
économique en cours en Grande-Bretagne sont extrêmement complexes
et encore mal compris.

La poussée démographique et l’urbanisation

La population du pays quadruple entre 1700 et 1870, de 6 à 24


millions. Alors qu’auparavant, la croissance annuelle devait rester en
dessous de 0,5 % pour ne pas exercer trop de pressions sur les ressources
alimentaires, ce taux sera largement dépassé pendant la révolution
industrielle jusqu’à atteindre 1,5 % au début du XIXe siècle. L'espérance
de vie en Angleterre, de 28 ans en 1681, est passée à 36 ans en 1701, 39
ans en 1801, 41 en 1851 et 53 ans en 1901, avec la baisse continue de la
mortalité.
Londres rassemble 11 % de la population anglaise au XVIIIe, un peu
moins de 15 % au XIXe siècle, mais ce sont surtout des villes nouvelles
(Leeds, Sheffield, Manchester, Birmingham) qui voient leur population
exploser avec le développement industriel. Manchester et Liverpool, la
ville manufacturière et le port qui la dessert, connaissent la croissance la
plus forte pour devenir les deuxième et troisième villes du pays, avec une
population multipliée respectivement par 10 et 14 au cours du siècle. Le
taux d’urbanisation rattrape celui de la Hollande et dépasse largement
celui de la France, indice d’une productivité supérieure dans le secteur
primaire. La population agricole représente une proportion plus faible
que sur le continent, plus faible même qu’en Hollande.
Tableau 3
. Taux d’urbanisation et % de la population agricole
Les causes de la croissance démographique

La croissance démographique du XVIIIe siècle s’explique


essentiellement par la baisse de la mortalité et la disparition des périodes
de surmortalité. Une meilleure alimentation et une meilleure hygiène en
sont à l’origine. Les progrès de l’agriculture, la diversification des
cultures (maïs, pomme de terre), mettent fin aux crises de subsistance.
Les Anglais commencent à consommer régulièrement de la viande (leur
sobriquet de Rosbifs vient de cette époque). Jusque-là on abattait le bétail
une seule fois par an, à l’automne, et la viande était conservée séchée,
salée ou fumée. À partir du XVIIIe siècle, l’abattage a lieu tout au long de
l’année et la consommation de viande fraîche se répand, mettant fin à des
fléaux comme le scorbut. La population résiste donc mieux aux maladies,
sa capacité de travail est renforcée et un cercle ascendant s’établit entre
croissance économique et croissance démographique.
Les progrès de l’hygiène, avec la construction d’égouts, le pavage des
rues, les adductions d’eau, l’assainissement des marais, contribuent à la
baisse de la mortalité. Le paludisme par exemple tend à disparaître au
XVIIIe siècle à la suite de ces divers progrès. Une médecine moins
impuissante, qui commence à appliquer des règles d’asepsie, qui pratique
l’inoculation contre la variole, puis découvre le principe de la vaccination
grâce à Edward Jenner en 1796, a œuvré dans la même direction, même
si les avancées décisives de la médecine ne commenceront qu’au siècle
suivant.

Les effets de la croissance démographique

Dans une économie préindustrielle comme celle de l’Angleterre au


début du XVIIIe siècle, les liens démographie/économie s’expliquent par
la loi des rendements décroissants. Dès que la population augmente trop
vite, des terres moins fertiles sont mises en culture et la production
alimentaire tend à voir sa progression se ralentir, ce qui finit par
provoquer un freinage démographique, soit par les pénuries alimentaires,
soit par une adaptation préventive des comportements des ménages.
La révolution démographique, comme la révolution agricole, précède
la révolution industrielle. On ne peut cependant en faire une des causes,
car la poussée démographique est générale en Europe au XVIIIe siècle et
l’Angleterre est la seule alors à s’industrialiser. Cependant des liens
peuvent être établis entre la croissance de la production et de la
population. Les changements démographiques ont tout d’abord des
racines économiques, puisque les transformations agricoles expliquent en
partie la poussée démographique. Ensuite celle-ci influence à son tour
l’activité économique, qui elle-même en se développant modifiera au
XIXe siècle les comportements dans le sens d’une baisse de la natalité,
avec le phénomène bien connu de la transition démographique.
Les effets de la croissance démographique sur l’économie au XVIIIe
siècle sont à la fois positifs et négatifs. Elle rend tout d’abord le travail
abondant par rapport aux autres facteurs de production, et notamment la
terre. Cela entraîne une baisse des salaires réels et une hausse de la rente
et des prix agricoles, qui se produit effectivement dans la seconde partie
du XVIIIe siècle. L'effet favorable le plus important est ici de fournir une
main-d’œuvre bon marché pour le développement industriel, ce qui
permet d’accroître les profits et les investissements. L'effet défavorable
réside dans le fait que l’abondance du facteur travail peut retarder
l’innovation et la mécanisation.
Du côté de la demande, de nombreux auteurs ont estimé que la
croissance démographique avait eu des effets positifs en fournissant des
débouchés à l’agriculture et aux industries. Plus de bouches à nourrir
stimulent la production agricole, plus de besoins divers favorisent la
production industrielle.
D’autres explications reliant économie et démographie sont avancées
comme celle de Boserup pour qui la croissance démographique peut
précipiter le passage à une agriculture intensive par le défi qu’elle
présente pour la société, et permettre d’accroître la production agricole
par tête au lieu de la restreindre, et de réduire les prix au lieu de les
augmenter, ouvrant ainsi la voie aux transformations de l’industrie.
North met également en avant le rôle de la population dans
l’avènement de l’industrie. Selon lui la société devient plus efficace avec
l’accroissement démographique car des économies d’échelle sont
réalisées au niveau des institutions, qui compensent les rendements
décroissants dans l’agriculture. En clair il est moins coûteux avec une
population plus nombreuse de mettre en place une administration
assurant le respect des droits de propriété, des contrats, de la justice, de la
loi et de l’ordre, etc., tous éléments propices au développement
économique. Une densité élevée abaisse les coûts de transaction et élargit
le marché, ce qui permet aux entreprises de réaliser des économies
d’échelle et de bénéficier d’externalités.
Selon John Komlos, les nombreuses crises malthusiennes comme
celles des XIVe et XVIIe siècles n’ont pas empêché la poursuite de
l’accumulation du capital en Europe, et malgré les à-coups, les arrêts, les
dépressions, la tendance historique a été orientée à la hausse. Il s’agit tout
autant du capital physique que du capital humain, mais aussi des
institutions, qui tous se sont constamment améliorés. Chaque poussée
démographique qui suit un effondrement malthusien s’accompagne d’une
urbanisation croissante, de découvertes scientifiques et technologiques,
du renforcement des règles et des institutions, d’une extension du
marché, si bien qu’au XVIIIe siècle, « les sociétés européennes étaient
suffisamment avancées pour sortir du piège malthusien. La révolution
industrielle peut être conçue comme une échappée de ce régime
démographique ».
Enfin nombre d’historiens comme Philippe Ariès insistent sur le
changement des mentalités que la montée démographique a provoqué :
une révolution de l’enfance et de la famille entraînant des effets
économiques positifs. La baisse de la mortalité infantile fait qu’on
s’intéresse davantage aux enfants, et les traités d’éducation fleurissent au
XVIIIe siècle comme L'Émile de Rousseau. Les enfants ayant plus de
chance de survie, on commence à choisir d’en avoir ou non, et les
pratiques contraceptives se diffusent. Cela favorise aussi le passage à la
famille nucléaire, ramenée au rapport parents/enfants, qui s’impose peu à
peu face à la famille élargie, où les grands-parents, oncles, cousins, etc.
étaient rassemblés sous le même toit. Car la famille était jusque-là un lieu
de production, et pas seulement un lieu de reproduction des nouvelles
générations. La durée de vie tendant à augmenter, les préoccupations en
matière d’héritage sont davantage présentes. On désire améliorer son
patrimoine, on investit plus volontiers pour en profiter et plus tard le
léguer à ses enfants. L'épargne et l’accumulation du capital sont ainsi
renforcées par cette évolution des mentalités.
D’autres auteurs comme Jan de Vries insistent sur le fait qu’une
révolution de la consommation a accompagné la période. Une véritable
frénésie d’achats semble avoir caractérisé les classes moyennes et aisées
à la fin du XVIIIe siècle, imitées par les catégories moins favorisées selon
un processus d’émulation propagé notamment par le personnel
domestique. La mode, la presse et la publicité jouent un rôle nouveau
dans cette explosion de consommation qui s’adresse aux produits fournis
par l’industrie ou importés. Elle porte aussi de plus en plus sur les
services, comme le théâtre, les sports, les spectacles divers, les cafés, les
restaurants…Les gens sont incités à travailler davantage, parce qu’il y a
plus de biens et de services attractifs disponibles. C'est ce que relève le
grand économiste préclassique de la période, James Steuart : « Dans le
monde ancien, les hommes étaient obligés de travailler parce qu’ils
étaient les esclaves d’autres hommes; ceux d’aujourd’hui sont poussés à
travailler parce qu’ils sont les esclaves de leurs propres besoins » (1767).
Bien qu’il ne faille pas non plus exagérer cet effet, étant donné la
pauvreté encore générale à l’époque, il s’agit sans doute de la première
manifestation de la future société de consommation.

Les transports

Les investissements dans les routes et les canaux ont été le fait au
XVIIIe siècle d’initiatives et de capitaux privés. Ils ont abouti à une
baisse générale des délais et des coûts de transport à travers la Grande-
Bretagne permettant la réduction des prix réels de la plupart des
marchandises et donc un surcroît de consommation et d’épargne. Les
deux types de transport ont des fonctions différentes : pour la voie d’eau,
l’élément essentiel est le coût, il s’agit de déplacer des matières
volumineuses comme le charbon ou les grains, et l’acheminement
continu fait que le délai de livraison n’est pas déterminant; au contraire,
pour la route, utilisée davantage par les passagers, le courrier et des biens
de luxe peu encombrants, c’est le temps qui est important, la rapidité du
transport plus que le prix. La force du chemin de fer au XIXe sera de
combiner ces deux aspects, rapidité et coût, le transport de marchandises
de tous types et le transport des personnes.
Au début du XVIIIe siècle l’Angleterre avait pour les transports
intérieurs un retard considérable sur le continent, sans doute à cause de
ses facilités naturelles de navigation maritime et fluviale. Les turnpike
trusts, dont le principe est de faire payer les routes par les usagers,
remédient en gros à la situation: le réseau des routes à péage passe de 3
400 milles en 1750 à 15 000 milles en 1770 et devient de plus en plus
dense à la fin du siècle. Par la suite, des ingénieurs et des pionniers
comme John MacAdam ou Thomas Telford créent des techniques
nouvelles de construction. Des relais d’auberges sont mis en place et les
liaisons se renforcent. Le voyage de Londres à Newcastle prenait six
jours en 1750 mais deux en 1790 ; Manchester est relié à la capitale en 36
heures en 1814 et, à l’aube du chemin de fer, en 1830, ce parcours est
abaissé à 18 heures, soit une moyenne de 15 km/h, la limite supérieure
qu’on peut atteindre sans moyen mécanique.
Les canaux se développent dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et
l’Angleterre dépassera dans ce domaine tous ses voisins. Le pays, sans
grand relief, étroit et insulaire, bien arrosé avec un réseau dense de
rivières, bénéficie d’un avantage naturel pour le transport fluvial et
maritime. Aucune partie des îles britanniques n’est à plus de 100 km de
la mer et aucune à plus de 25 km d’une voie navigable. Le transport du
fer et du charbon a été rendu possible par les canaux et la mer, et sans la
disponibilité de ces minerais, ni la révolution industrielle ni
l’urbanisation rapide n’auraient pu avoir lieu. Les mines autour de
Newcastle, et de l’autre côté celles du Lancashire ou du pays de Galles,
sont à proximité de ports qui peuvent alimenter les grandes villes au
moindre coût. Londres est ainsi approvisionnée par voie d’eau : les grains
viennent de l’intérieur par la Tamise et le charbon par l’estuaire.
Les transports ont permis un meilleur fonctionnement du marché et
son élargissement en faisant circuler les hommes, les biens et
l’information. Ils ont aussi été une source inépuisable d’innovations,
favorisant par là le processus même du développement industriel.
Comme les progrès agricoles, les progrès des communications
constituent une condition nécessaire, mais non suffisante, de la révolution
industrielle. L'exemple de la France qui disposait au XVIIIe siècle du
meilleur réseau routier en Europe et de très nombreuses infrastructures
fluviales et portuaires le montre bien a contrario.

Le rôle du commerce extérieur

Les grandes compagnies de commerce caractéristiques du siècle


précédent, reculent au XVIIIe parce que le commerce devient multilatéral.
Les risques diminuent avec les progrès de la navigation, les assurances, la
maîtrise des mers et la fin du piratage. De ce fait, les armateurs
individuels sont de plus en plus nombreux à lancer des navires et à agir
pour leur compte en dehors des compagnies à monopole. Celles-ci étaient
associées au mercantilisme, le libéralisme montant favorise l’apparition
d’un commerce éclaté qui préfigure l’ère moderne.

L'évolution du commerce extérieur britannique au XVIIIe siècle

Les échanges internationaux connaissent une expansion sans


précédent. Les exportations de produits manufacturés de la Grande-
Bretagne sont multipliées par 5 au cours du siècle, alors que la
production industrielle intérieure n’augmente que de 50 %. La part des
exportations anglaises dans le revenu national double (16 % en 1801,
tableau 4). Le pays exporte surtout des produits manufacturés qui
représentent plus du tiers de la production industrielle totale. La fin de la
période voit une explosion des exportations de cotonnades qui passent de
1 à 35 % des exportations industrielles. On assiste à une diversification
avec le recul du produit-roi, la laine, de 85 % des exportations totales en
1700 à 22 % en 1800. Les importations changent également avec la
réduction des produits manufacturés et la progression parallèle des
produits tropicaux (sucre, thé) et des matières premières (coton), qui
comptent pour plus de 90 % du total en 1800. Londres devient le premier
port européen devant Amsterdam et se modernise avec la création des
docks à la fin du siècle.
Tableau 4
. Le commerce extérieur britannique au xVIIIe siècle

Le commerce avec les autres pays européens reste le plus important


jusqu’à la coupure des guerres révolutionnaires. Mais la destination des
exportations se modifie complètement ensuite avec la montée des
marchés américains. Les colonies d’Amérique notamment passent de 250
000 habitants en 1700 à 3 millions en 1783, et l’indépendance n’arrêtera
pas les échanges avec l’ancienne métropole, bien au contraire (cf.
encadré). Le commerce des îles (Antilles) connaît un essor encore plus
rapide avec l’importance des denrées tropicales et la traite. En Amérique
du Sud, c’est le marché du Brésil qui s’ouvre aux marchands anglais par
le traité de Methuen avec le Portugal en 1703, première brèche au
système de l’exclusif colonial. Les indépendances obtenues par Bolivar
et San Martin entre 1816 et 1824 marqueront la fin de ce système
mercantiliste et l’avènement du libre-échange atlantique. Des mines d’or
sont découvertes au Brésil dans le Minas Gerais autour de la ville d’Ouro
Preto et c’est un nouvel afflux du métal précieux, après la pénurie du
XVIIe siècle, qui caractérise le XVIIIe, afflux dont l’Angleterre bénéficie
grâce à ses échanges directs avec la grande colonie de Lisbonne.
L'expansion économique de la période, comme durant la Renaissance, est
liée au retour de l’abondance monétaire.

Un nouveau partenaire: les États-Unis

Le système colonial de l’exclusif subissait des entorses de plus en plus


importantes de la part des Treize colonies britanniques en Amérique du
Nord. Celles-ci ont connu un développement démographique
spectaculaire sous l’effet de l’immigration en provenance du Royaume-
Uni. Un déséquilibre de population croissant avec les colonies françaises
trop étirées explique la défaite de Montcalm et la perte du Canada par la
France en 1763, après l’Acadie en 1713. Des industries diverses se
mettent en place dans l’Amérique britannique: textiles, métallurgie,
constructions navales, dans un marché en pleine expansion. Les
exportations se développent, brisant le cadre étroit du pacte colonial et
suscitant une rivalité avec la métropole.
L'hostilité des colons vis-à-vis de la politique de la Couronne se
manifeste par le boycott des produits anglais en Virginie, le refus des
impôts décidés par Londres et la destruction de produits britanniques lors
de la Boston tea party. La guerre d’indépendance américaine a donc des
causes économiques en plus des facteurs politiques. Les principales
charges imposées par les Anglais sont l’obligation faite aux colons
d’exporter leurs produits primaires comme le tabac uniquement à
Londres (qui se charge de la réexportation) et l’interdiction d’importer
des manufactures autres que britanniques. Le conflit débouche, après le
traité de Versailles de 1783 qui reconnaît l’indépendance, sur la
formation d’une nouvelle société aux institutions démocratiques,
appliquant les principes de Locke et Montesquieu sur la séparation des
pouvoirs, société dont le succès économique s’affirme au XIXe siècle.
L'intervention de la France se retournera contre l’ancien régime bourbon.
Le vent d’Amérique fera lever peu après la révolution de 1789, les soldats
qui ont combattu aux côtés des insurgés américains étant les premiers à
vouloir appliquer cet idéal de liberté à leur retour.
La population des États-Unis atteint 7 millions d’habitants en 1810,
après que le territoire ait doublé avec l’achat de la Louisiane à Napoléon
en 1803 (Louisiana purchase). La nouvelle nation bénéficiera des guerres
en Europe puisque sa position de neutralité lui permet d’être la seule à
poursuivre le commerce avec l’Angleterre et avec le continent dominé
par la France. Les échanges connaissent une expansion remarquable, les
exportations passant de 20 à 100 millions de dollars entre 1789 et 1807.
Les chantiers navals américains deviennent les plus importants du monde
en 1815, connus pour leurs fameux clippers. Les relations avec
l’Angleterre s’améliorent malgré la guerre de 1812, en raison de la
communauté linguistique et culturelle des deux pays et surtout de leur
complémentarité économique. L'Atlantique nord devient pour deux
siècles la principale avenue du commerce mondial, l’Amérique exportant
ses grains, son coton, son bois et l’Angleterre ses manufactures (soieries,
lainages, objets de luxe, etc.). Mais les échanges ne se limitent pas aux
biens, les capitaux, les hommes, les techniques traversent aussi l’océan
dans un va-et-vient ininterrompu et mutuellement bénéfique. On a
présenté l’axe Liverpool-Boston comme la cheville de la prospérité
mondiale, la base du développement des États-Unis et de la grande
prospérité victorienne en Angleterre. ■

Commerce extérieur et industrialisation

Selon l’interprétation traditionnelle, le commerce extérieur a joué un


rôle crucial dans l'industrialisation, pour les raisons suivantes:
• la demande portant sur les secteurs liés à l’armement maritime :
chantiers navals, sidérurgie, voiles, bois, artisanats de précision
et de luxe;
• la demande étrangère de produits manufacturés comme les
textiles. L'accès au marché mondial permet aux industries
d’atteindre une taille suffisante pour pousser la spécialisation,
atteindre des économies d’échelle et réaliser des baisses de prix;
• l’accès aux matières premières transformées par l’industrie:
coton, fer, bois, etc. L'installation d’activités de transformation
comme les sucreries, raffineries, distilleries, tanneries,
manufactures de tabac, industries textiles, est liée aux
importations;
• le fait de stimuler les contacts, l’introduction de nouvelles
habitudes de consommation et de nouvelles techniques de
fabrication ;
• les profits du commerce réinvestis dans les infrastructures, les
mines et les activités secondaires;
• le développement d’institutions et de mentalités libre-échangistes
favorables à la croissance. Le commerce extérieur a permis le
développement des services commerciaux et financiers (banques,
assurances, transit, fret, etc.) qui ont bénéficié à l’économie dans
son ensemble;
• la croissance des villes liées aux échanges internationaux qui
deviennent ensuite des centres industriels importants, comme
Liverpool-Manchester ou Édimbourg-Glasgow.
Hobsbawm reprend l’argument mercantiliste d’un marché mondial
limité à se partager, marché dans lequel la Grande-Bretagne aurait réussi
- avec l’aide de la Révolution française - à se tailler la part du lion, et par
là à favoriser sa révolution industrielle. Mathias va dans le même sens en
rappelant qu’au XVIIIe siècle seuls trois pays étaient en mesure de
redistribuer à tout le reste de l’Europe les produits tropicaux:
l’Angleterre, la Hollande et la France. La concurrence entre eux a été
acharnée pour les parts de ce marché et ses profits, mais la Révolution a
eu pour effet d’éliminer les deux derniers pays de ce commerce et ses
gains.
Pat Hudson rappelle que 35 % de la production industrielle est exporté
vers la fin du XVIIIe siècle, ce qui signifie que sans les marchés
extérieurs, l’industrie n’aurait pu se développer comme elle l’a fait.
Ensuite, au niveau sectoriel et régional, les effets sont encore plus
importants. Le Lancashire était dépendant du coton brut importé et des
possibilités de vente de ses cotonnades à l’étranger : sans le commerce
extérieur, il n’y aurait donc pas eu d’industrie du coton. Or celle-ci a été
l’industrie motrice de la première révolution industrielle.

L'avènement de l’industrie moderne en Grande-Bretagne

Les transformations industrielles

La proto-industrialisation et le travail en usine

Le putting-out system, c’est-à-dire les industries rurales, s’est


développé parce que les campagnes ne subissaient pas les contraintes de
la réglementation corporative et que la main-d’œuvre y était bon marché
et plus docile. L'état des techniques explique aussi cette délocalisation
depuis les villes car on utilise le bois, les cours d’eau et le vent comme
sources d’énergie. Le système correspond à la transformation des
matières premières en produits manufacturés dans des lieux dispersés, à
domicile, c’est-à-dire dans les foyers paysans qui utilisent un outillage
rudimentaire.
L'ancienne industrie est surtout celle de la laine qui garde sa
prééminence jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, une activité familiale,
décentralisée à l’extrême et conjuguée au travail de la terre, où « les
patrons étaient plus nombreux que les ouvriers » (Mantoux). La
deuxième activité de ce type est celle qui concerne les articles en métal
comme les outils, armes, serrures, horloges, pièces de bateaux, charrettes
et charrues, ustensiles ménagers, etc., c’est-à-dire la petite métallurgie,
concentrée autour de Sheffield et Birmingham.
Le putting-out system fonctionne grâce au marchand-manufacturier
qui collecte la production auprès des familles pour la vendre en ville,
paye les producteurs, contrôle la qualité, et fournit les matières premières
dont il reste propriétaire. Peu à peu le fabricant tombe sous la domination
du marchand capitaliste qui lui avance les fonds, les produits bruts et
l’outillage, et il deviendra un salarié, sans cependant être encore soumis à
la discipline de l’usine. Les salaires à la pièce baissent au fur et à mesure
que la dépendance vis-à-vis du merchant-manufacturer s’accroît, formant
« un système d’exploitation impitoyable » (Mantoux), le fameux
sweating system d’avant la révolution industrielle.
La transition vers le factory system s’est faite lentement et n’a abouti
qu’à la fin du XIXe siècle. La proto-industrialisation est ce système
intermédiaire (avant l'industrialisation) où les industries rurales voient
leurs marchés s’élargir et produisent même pour l’exportation. Les
formes d’industrie rurale ont persisté longtemps et la révolution
industrielle, caractérisée par la mécanisation rapide du coton et
l’introduction de la vapeur, n’a en fait concerné qu’un nombre réduit de
régions. Mais la logique de la mécanisation a favorisé la concentration et
le factory system a fini par s’imposer; l’usine est devenue commune en
Angleterre et ensuite dans les pays du continent.
Le nouveau mode de production se caractérise par la concentration et
le contrôle des travailleurs, une taille et un volume de production plus
importants, la division du travail, la mécanisation, et une source
d’énergie nouvelle, le charbon. Le salariat se répand et les relations
employeur/employés, maître/ouvriers, en conflit dans le partage du
produit du travail, forment un des aspects essentiels du capitalisme
industriel. Au lieu de payer à la pièce comme dans le système ancien, ce
qui revient à contrôler la production, l’output, parce que l’entrepreneur
ne peut surveiller le travail fourni à domicile ni les matières premières
utilisées, il payera maintenant à l’heure ou à la journée, parce qu’il peut
contrôler le temps de travail des salariés. Il maîtrise les flux de
consommations intermédiaires, il contrôle les inputs, à l’inverse du
système précédent. Cela permet la régularité et l’homogénéité de la
production et le paiement à la pièce disparaît progressivement avec la
généralisation des usines. De plus, l’unité de production devient la firme
seule et elle se différencie de l’unité de consommation, le foyer,
contrairement au système domestique où elles étaient confondues, ce qui
implique un changement radical dans les modes de vie annonçant les
sociétés modernes.
C'est le changement technique qui est à l’origine du factory system, car
la nouvelle forme d’énergie, la machine à vapeur, est mobile, il n’est plus
nécessaire de placer les industries à la campagne, près des cours d’eau et
des forêts, pour disposer de matières premières et d’énergie. On peut
concentrer la production près des lieux de consommation (c’est-à-dire les
villes, qui en plus fournissent la main-d’œuvre), et économiser sur les
coûts de transport, tout en augmentant la productivité par une
organisation plus rationnelle qui exploite toutes les possibilités de la
division du travail.
Mais le schéma de la grande entreprise mécanisée reste l’exception au
XVIIIe siècle et aussi pendant la plus grande part du XIXe où la petite
industrie est générale. Dans l’activité la plus mécanisée, le coton, les
entreprises autour de Manchester ont en moyenne 250 ouvriers vers
1840. Il en va de même dans les secteurs mécaniques et métallurgiques.
Les technologies de la première révolution industrielle sont encore
abordables pour les petites firmes.
Technologies et innovations

Une accélération sans précédent du progrès technique commence à


partir de 1760 et fait basculer le monde d’un temps où la stabilité des
techniques était la règle à un temps, qui est toujours le nôtre, où le
changement devient permanent. Ce basculement est bien sûr au cœur de
la révolution industrielle. Quatre secteurs clés – le coton, le fer, le
charbon, la vapeur – sont véritablement mis en phase dans ces années-là,
grâce à une série d’inventions dont les effets se renforcent et qui
produiront l’industrie moderne. Les machines textiles et les machines à
vapeur sont construites par les industries mécaniques, celles-ci ont besoin
du fer produit par les fonderies et les forges; le fer requiert le coke pour
sa fabrication, le coke permet de faire fonctionner les machines à vapeur
qui font tourner les métiers textiles, les pompes des mines, les soufflets et
les marteaux des forges, et bientôt les machines de toutes les industries.
Au XIXe siècle pour finir, la combinaison fer-charbon-vapeur trouvera sa
principale application dans le chemin de fer qui remplacera le coton
comme secteur leader et donnera son second souffle à la révolution
industrielle.

Textiles

Parmi les industries textiles, c’est celle du coton qui connaît le


développement le plus spectaculaire grâce aux machines inventées par
quelques artisans de génie. Les importations de coton sont multipliées par
50 entre 1700 et 1800. Les exportations de cotonnades par 20 entre 1780
et 1802 et atteignent 40 % du total exporté par le pays en 1815 et plus de
la moitié en 1830 ! L'industrie du coton représente 8 % de la production
nationale en 1810 contre moins de 1 % en 1700. Cet essor est aussi la
conséquence de l’abondance d’une main-d’œuvre à bas prix, une main-
d’œuvre composée surtout de femmes et d’enfants, travaillant jusqu’à 16
heures par jour, ce qui explique la possibilité de profits considérables, de
réinvestissements et de croissance continue.
Le Lancashire, autour de Manchester, est le centre de l’industrie avec
les premières filatures mécanisées. Elles concurrencent peu à peu les
importations de cotonnades indiennes, grâce à une baisse continue des
prix et une amélioration de la qualité. De 50 000 heures pour filer 100
livres de coton en Inde par exemple, on passe à 2000 heures en
Angleterre avec les nouvelles machines puis 300 heures à la fin du XVIIIe
siècle et 135 heures vers 1825. La consommation explose et les
producteurs manuels indiens seront peu à peu éliminés du marché
mondial.
La première invention est celle de la navette volante par John Kay en
1733. C'est un métier à tisser semi-mécanique qui permet à un tisserand
de faire le travail de deux grâce à un renvoi automatique de la navette.
L'invention vient pourtant trop tôt et la flying shuttle ne sera appliquée au
tissage que vers 1760. Elle ne fait alors qu’accroître la pénurie de fil,
véritable goulet d’étranglement de l’industrie. En effet le filage se fait à
la main et la production ne suffit pas à alimenter la demande des
tisserands.
Une première machine à filer efficace est mise au point par James
Hargreaves en 1764. C’est la spinning jenny qui multiplie la productivité
par 8, puis par 16. On comptera environ 20 000 jennies en 1778, mais le
fil obtenu reste trop fragile et les étoffes doivent être mélangées de coton
et de lin.
En 1769 une étape nouvelle est franchie avec la machine à filer
hydraulique (waterframe) de Richard Arkwright qui produit un fil solide
et nécessite une énergie externe, la roue à eau. Le waterframe implique
une fabrique avec des centaines d’ouvriers et ne peut être employé à
domicile. C'est un jalon important dans le passage du putting-out au
factory system. La machine à vapeur lui est appliquée en 1785. Arkwright
fera fortune, il s’agit d’un des premiers entrepreneurs-innovateurs du
capitalisme industriel.
Le progrès décisif cependant ne vient qu’en 1779 avec la mule jenny
de Samuel Crompton, machine intermédiaire qui peut produire un fil fin
comme la jenny et assez résistant comme celui du waterframe, ce qui
permet de tisser des tissus entièrement en coton. « Pour la première fois
on obtenait un produit supérieur en qualité à celui du fabricant indien »
(Deane). Les mules sont actionnées par la nouvelle forme d’énergie et les
filatures de grande taille se multiplient à Manchester (2 en 1782, 52 en
1802). En 1811, le partage des trois inventions dans le nombre total de
broches employées dans le pays pour le filage est le suivant: 3 % pour la
spinning jenny, 6 % pour le waterframe et 91 % pour les mules.
Le problème de l’insuffisance du fil était résolu et l’accroissement de
sa production entraîne alors la multiplication des tisserands à domicile
qui connaissent un véritable âge d’or entre 1760 et 1810. Cependant dans
ce secteur aussi la mécanisation est en cours, même si elle ne devient
effective que plus tard. Un métier à tisser mécanique (power loom) est
mis au point en 1785 par Edmund Cartwright, fonctionnant avec une
machine à vapeur dès 1789. L'invention mettra du temps à se diffuser et
restera surtout confinée à un stade expérimental avant d’être améliorée
vers 1820, ce qui entraînera la disparition inexorable des tisserands
manuels, malgré les révoltes luddites.
Le développement de l’industrie textile entraîne celui de la chimie car
il faut blanchir, imprimer et colorer les tissus, et les produits chimiques
remplacent les produits et les méthodes traditionnels. La principale
invention pour le textile, adoptée très vite outre-Manche, est celle du
Français Claude Berthollet de blanchiment au chlore en 1784, qui
remplace les procédés anciens d’étendage au soleil.
Les textiles traditionnels connaissent beaucoup moins d’améliorations
que le coton. Le métier à tisser la soie de Joseph-Marie Jacquard, mis au
point à Lyon en 1801, est utilisé en Angleterre vers 1820. De même, le
filage du lin est mécanisé en Angleterre à partir de 1825 grâce à la
machine inventée sous Napoléon par Philippe de Girard. Mais l’essentiel
reste le succès phénoménal du coton qui connaît des taux de croissance
élevés accompagnés de baisse des prix et de diffusion de produits de
qualité. Du fait de sa réussite, il représente un cas d’école des mérites de
la mécanisation (Deane) et influence tous les autres secteurs, ce qui
permet de vaincre les oppositions à l’extension du machinisme.
La filière du coton: phases, caractéristiques,
innovations

Sidérurgie

La première innovation majeure concerne la fonte qui est obtenue à


partir de 1709 par Abraham Darby à partir du charbon de terre (en fait du
coke, résidu de la distillation de la houille). La méthode traditionnelle
utilisait le charbon de bois. Mais le passage au coke n’est pas dû au recul
des forêts et à la pénurie de bois qui auraient provoqué un goulet
d’étranglement, comme cela a été longtemps présenté. La véritable
explication est que d’une part les progrès successifs ont rendu la fonte au
coke d’égale qualité alors qu’au départ elle était plus cassante que la
fonte traditionnelle; et d’autre part, une différence croissante de coût
favorise le nouveau procédé : la technique de fonte au coke réclame
moins de main-d’œuvre, et à partir de 1750 le prix du charbon de terre
devient plus avantageux que celui du charbon de bois. La fonte au coke
se diffuse alors en Angleterre, puis sur le continent.
La deuxième innovation majeure est celle d’Henry Cort en 1784, qui
permet de produire le fer, après la fonte, sur une grande échelle et à bas
prix. Il s’agit des procédés de puddlage et de laminage, qui consistent à
brasser la fonte en fusion dans des fours à réverbères chauffés au coke
pour ramener les impuretés à la surface et éliminer le carbone. Puis le
métal en fusion est laminé entre des cylindres pour donner du fer en
barres. On a ici affaire à une invention déterminante car la production de
fer était jusque-là insuffisante pour le développement des diverses
industries. Elle libère définitivement les maîtres de forge de l’utilisation
du charbon de bois et permet une hausse massive de la production tout en
réduisant les prix. L'Angleterre devient exportatrice nette de fer dès le
début du XIXe siècle et sa part dans la production mondiale passe de 19
% en 1800 à 40 % en 1820 et 52 % en 1840!
On a parlé de l’entrée dans l’âge moderne du fer pour cette période. Ce
métal voit ses applications envahir toutes les activités, tous les aspects de
la vie humaine. Les produits traditionnels d’origine animale, végétale ou
minérale, en cuir, en bois, en pierre ou en terre, sont désormais construits
en fer : les charpentes métalliques apparaissent, le fil de fer remplace les
haies, la plume d’acier se substitue à la plume d’oie, les cuvettes en fer
aux cuvettes en faïence, les lits métalliques aux lits en bois, les
locomotives aux charrettes, etc.

Mines, énergie et industries mécaniques


Le charbon est utilisé depuis longtemps en Angleterre dans les foyers,
mais aussi dans les industries comme les verreries, briqueteries,
brasseries, sucreries, etc. Mais son usage connaît une extension
considérable avec la fabrication de la fonte et du fer, et aussi parce que la
révolution industrielle invente le premier moteur de l’histoire utilisant
une énergie fossile, la machine à vapeur. Les progrès dans les mines lui
sont liés, puisque l’évacuation de l’eau dans les galeries se fait par les
pompes à feu, premières machines à vapeur utilisées pour actionner des
pompes. Les mines descendent de plus en plus profond grâce à ces
procédés et aussi à la ventilation systématique et au soutènement des
galeries. La production passe de 2 à 10 millions de tonnes, de 1700 à la
fin du siècle. Le transport du minerai s’améliore avec les premiers rails
dès 1725 (d’abord en bois puis en fer) où des bennes sont tirées par des
hommes ou des chevaux. Les conditions de travail restent cependant très
précaires, et les accidents sont nombreux, malgré l’invention de la lampe
de sûreté par le chimiste Davy en 1815.
Après le prototype de Denis Papin en 1691, la machine à vapeur reçoit
ses premières applications industrielles dans les mines avec Savery en
1698 qui appelle son engin « l’ami du mineur », et surtout Newcomen en
1712. La machine de Savery moins efficace et moins sûre utilise le
procédé de la succion dans une chambre vide, celle de Newcomen le
mouvement d’un piston dans un cylindre, renvoyé alternativement par la
vapeur et la pression atmosphérique. La condensation de la vapeur dans
le cylindre avec de l’eau froide crée un vide, et la pression de l’air pousse
alors le piston. La pompe à feu de Newcomen a la taille d’un immeuble,
consomme énormément de charbon et gaspille beaucoup d’énergie, mais
elle est plus économique que les pompes classiques animées par les
chevaux et son usage se répand partout dans les mines, en Grande-
Bretagne et sur le continent.
La véritable rupture technologique est cependant la découverte d’un
moteur utilisable dans toutes les industries: la machine à vapeur de
l’Écossais James Watt. La pompe à feu impliquait une énorme perte
d’énergie car il fallait refroidir le cylindre à chaque mouvement du piston
pour condenser et évacuer la vapeur. L'invention du condensateur permet
d’économiser le combustible et d’accroître la puissance (de 5 à 20 CV).
En outre la machine de Watt est fermée, ce n’est plus une machine
atmosphérique, la vapeur est injectée alternativement des deux côtés du
piston, et elle fonctionne avec une pression supérieure. Watt apportera
des perfectionnements successifs dont le plus important est en 1782 la
transformation d’un mouvement linéaire en un mouvement rotatif grâce à
une bielle. Dès lors l’engin est utilisable pour actionner n’importe quel
type de machine : à filer, à tisser, à souffler, à brasser, à laminer, etc.,
dans la plupart des industries existantes. Le système de Watt devient selon
la formule de Marx, « l’agent général de la grande industrie moderne »,
et il facilite le passage au factory system.
L'association de l’inventeur avec l’industriel de Birmingham Matthew
Boulton permet la fabrication et la vente de machines à vapeur à
condensateur. Mais cela n’aurait pas été possible sans la production de
cylindres et pistons parfaitement ajustés et étanches, grâce au sidérurgiste
John Wilkinson. L'environnement industriel du XVIIIe siècle autorisait la
réalisation technique de telles inventions, à la différence des siècles
précédents. Il fallait des inventeurs, mais aussi des artisans et des firmes
capables de fabriquer les machines avec précision, selon des plans précis
et avec les matériaux adéquats, capables d’apporter « une précision
inatteignable par l’homme » (Hicks). L'Angleterre a la première réussi
cette mutation grâce à un nombre élevé de mécaniciens, d’ingénieurs et
de sidérurgistes.
Watt dépose un brevet pour son condensateur en 1769, reconduit
jusqu’en 1800. À partir de cette date de nouvelles machines qui utilisent
sa découverte, plus performantes, pourront être construites: des engins à
haute pression permettant l’essor des transports (navires et chemins de
fer), puis des machines à vapeur dites compound, c’est-à-dire combinant
un cylindre à haute pression et des cylindres à basse pression qui
récupèrent la vapeur du premier. La puissance de ces moteurs passe des
20 CV de Watt à 50 au début du XIXe siècle, et dépasse 1 000 CV à la
fin. La transformation réussie de la chaleur en mouvement, c’est-à-dire
d’une énergie thermique en énergie cinétique sera l’œuvre de praticiens,
d’artisans et d’ingénieurs. Mais la formulation scientifique des
mécanismes mis en action viendra plus tard, au début du XIXe siècle,
lorsque le physicien Sadi Carnot posera les premiers principes de la
thermodynamique.

Les banques et le financement de l’industrialisation

On a parlé d’une révolution financière en Angleterre qui elle aussi a


précédé la révolution industrielle et l’a facilitée. La Bank of England,
fondée en 1694 dans le but de financer l’État et ses guerres, a le privilège
de l’émission fiduciaire. Elle devient peu à peu une véritable Banque
centrale au cours du siècle, malgré la crise financière du South Sea
Bubble en 1720, lorsque les autres banques prennent l’habitude d’ouvrir
un compte dans ses livres, d’y déposer leur or, de réescompter leurs
traites et de faire appel à elle comme prêteur de dernier ressort en cas de
difficulté.
Un réseau de banques régionales (country banks) se développe en effet
après 1750, en liaison avec celles de la cité de Londres (merchant banks),
et toutes le sont avec la Banque d’Angleterre. Les capitaux circulent ainsi
à travers le pays, facilitant les investissements. On compte environ 400
banques régionales à la fin du XVIIIe contre 70 banques londoniennes.
Toutes ces banques ont comme activité principale de financer le
commerce, l’agriculture nouvelle et l’industrie, surtout par le moyen de
l’escompte des effets de commerce. Elles émettent leur propre monnaie
papier au-delà de la couverture métallique lors des opérations de crédit
aux entreprises.
Le vaste réseau des banques britanniques, plus dense que partout
ailleurs en dehors des Provinces-Unies, permet une meilleure collecte de
l’épargne, par l’habitude progressive prise par les Anglais d’y déposer
leur argent. Cela accroît la disponibilité des crédits et facilite
naturellement l’expansion du siècle. Une des principales raisons du
développement précoce des banques en Angleterre est liée à l’évolution
des institutions politiques et juridiques. Le renforcement des droits de
propriété et l’affaiblissement du pouvoir monarchique éloignent les
risques des saisies arbitraires et c’est « là où les souverains ont dû
renoncer à leur pouvoir absolu que le système bancaire est le plus avancé
» (Kindleberger).
Le rôle du gouvernement

Au XVIIIe siècle il n’y a pas encore de politique industrielle ni de


régulation de l’activité économique, et encore moins de secteur productif
public. La Grande-Bretagne est le seul cas avec la France
d'industrialisation spontanée sans intervention de l’État, ce qui n’est
guère surprenant puisque personne ne savait alors ce qu’était
l'industrialisation. Pour les classiques, le gouvernement doit se limiter à
trois domaines: protéger les individus « de l’injustice et de l’oppression
», assurer la défense du pays, et « ériger et entretenir » les « constructions
et institutions publiques » (Smith).
Le premier rôle correspond à la mise en place d’un cadre légal et
institutionnel favorable à la paix civile, aux échanges et à la production.
Renforcé au XVIIIe siècle, il vient cependant de beaucoup plus loin. La
protection des individus et des biens est mieux garantie par le régime
parlementaire, les droits civils sont reconnus, le risque de confiscation
arbitraire par le souverain a été éliminé, l’ordre public est maintenu, les
contrats et la propriété sont protégés, les inventeurs voient leurs droits
reconnus. Des contraintes demeurent néanmoins, comme les obstacles à
la création de sociétés par actions, les droits de douane élevés, les
prohibitions et les actes de navigation qui freinent les échanges. D’autres
réglementations existent, comme le Statut des Apprentis de type
corporatiste qui limite l’emploi, les lois sur l’usure qui interdisent encore
l’intérêt au-dessus de 5 %, les spécifications de qualité de divers produits,
les Settlements Acts qui freinent la mobilité du travail, mais elles sont de
moins en moins appliquées. Dans l’ensemble l’Angleterre apparaît au
XVIIIe siècle comme le pays qui offre le milieu le plus favorable à l’essor
d’une économie capitaliste de marché, le plus proche de la nouvelle
idéologie du laissez-faire.
Le second rôle du gouvernement, celui qui apparaît comme le plus
important à l’époque, est la défense du territoire, des colonies, des
marchés étrangers, et plus généralement des intérêts du pays face aux
autres nations. Les guerres avec la France impliquent des taxes et des
emprunts, une dette nationale en augmentation continue, soit une
première progression de l’État dans l’économie, en dépit du libéralisme
ambiant. Les dépenses de l’État passent de 5 % du produit total à environ
20 % à la fin de la période, et la dette publique de 2 M £ à 820 M £ en
1820 ! Les impôts augmentent quatre fois plus vite que le revenu national
et sont multipliés par 18 en termes réels. Parmi les mesures de guerre à la
fin du siècle on trouve l'inconvertibilité de la livre et la création de
l’impôt sur le revenu. Les emprunts publics sur le marché des capitaux
sous forme de vente de titres non amortissables et portant intérêt (les
consols) réussissent à consolider la dette.
Par ailleurs, les inventions ont été stimulées par les guerres: la
demande militaire favorise la diffusion des nouveaux procédés de fusion
au coke; le tour à aléser de Wilkinson qui a permis de fabriquer la
machine de Watt était construit pour les canons; l’État accorde un prix de
20 000 £ à l’inventeur d’un chronomètre permettant de calculer la
longitude ou encore favorise l’adoption de la conservation alimentaire
dans la marine. La guerre sans merci menée contre la France à la fin du
siècle et jusqu’en 1815, avec le blocus continental, a cependant freiné la
croissance économique mais sans mettre à mal le processus
d'industrialisation.
Quant au troisième rôle de l’État, distingué par Adam Smith, celui de
mettre en place des infrastructures et œuvres collectives comme les ports,
les routes, les écoles, les hôpitaux, la recherche, etc., il reste le moins
important à l’époque. Les écoles sont privées ainsi que les sociétés
scientifiques. Les canaux et les routes sont lancés par des sociétés
capitalistes. En dehors du commerce extérieur, l’administration est
décentralisée (l’aide aux pauvres, la justice, la police, la réglementation
des marchés, etc.) et la plupart des travaux d’intérêt général sont réalisés
par les autorités régionales et non par le pouvoir central.

Les raisons de la primauté britannique

Pourquoi la révolution industrielle démarre-t-elle en Grande-Bretagne


et non ailleurs, sur le continent, en France, pays plus riche et plus
peuplé ? La première réponse à cette question est celle des historiens
traditionnels qui voient des causes précises au phénomène. La seconde
est l’analyse révisionniste de la cliométrie qui tend à réhabiliter le rôle de
la France dans la révolution industrielle.

Explications traditionnelles

Facteurs liés au marché

L'Angleterre dispose tout d’abord d’un marché intérieur plus dense et


plus riche, capable d’absorber une production industrielle en
augmentation. Le revenu par tête y est plus élevé et les progrès agricoles
ont permis une urbanisation plus rapide qu’en France, les villes sont plus
proches et plus efficacement reliées. Elles forment un réseau serré
favorable à la circulation des marchandises, dans un marché unifié depuis
le XVIe siècle. La spécialisation y est plus poussée et les échanges
monétaires plus développés, peu de régions restent isolées. La pression
de la demande pousse à abandonner le système des industries rurales, de
moins en moins en mesure de répondre, pour un système plus productif,
concentré et à proximité des lieux de consommation, le factory system.
Mais le marché extérieur est aussi plus important. L'empire colonial
britannique est à l’époque la plus vaste zone de libre-échange au monde.
Les marchés s’y sont considérablement développés, notamment en
Amérique, et fournissent des débouchés croissants aux industries
anglaises. L'Angleterre est la seule puissance à disposer de telles relations
avec une zone coloniale tempérée et de peuplement européen, et les
guerres avec la France ont accentué, comme on l’a vu, cette orientation.

Facteurs géographiques

L'insularité de la Grande-Bretagne la protège contre les invasions


extérieures et limite les dépenses militaires. Les pertes humaines et
matérielles lors des conflits sont également plus faibles que pour les pays
du continent. Un autre avantage de la géographie britannique est la
facilité du transport maritime, le plus efficace et le moins coûteux jusqu’à
l’invention du chemin de fer. Des coûts de transport réduits permettent
des profits plus élevés pour les entreprises et donc des possibilités
d’investissement supérieures. En outre, l’exiguïté du territoire en
comparaison de la France et la densité plus élevée font que la terre y est
plus chère, ce qui détourne l’épargne des placements fonciers et
encourage le financement des activités industrielles.
Si on ajoute à ces avantages les richesses du pays en fer et en charbon,
les principales matières premières de la révolution industrielle avec le
coton, face à la pauvreté des gisements en France, l’avance de la Grande-
Bretagne s’explique encore mieux. Le fer et le charbon furent l’objet de
nombreuses innovations et, sans eux, il n’y aurait sans doute pas eu de
révolution industrielle. L'Angleterre passe d’une économie organique
(qui tire ses ressources du vivant: animaux, bois, plantes) à une économie
minérale (“mineral-based economy”) employant des ressources
quasiment illimitées, ce qui permettra une croissance exponentielle. On
peut cependant remarquer que la principale activité de la révolution
industrielle, celle du coton, dépend d’une ressource importée, et que des
pays riches en fer comme la Suède ou l’Espagne ne se sont pas
industrialisés. Une explication plus élaborée est que leurs disponibilités
en Angleterre a permis de desserrer des goulets d’étranglement qui
n’existaient pas en France.

Les pénuries relatives

L'explication de la primauté britannique résulterait du fait que la


Grande-Bretagne est plus pauvre que la France en ressources
traditionnelles et qu’elle a dû opérer des mutations techniques pour
pallier cette insuffisance. Les pénuries relatives de main-d’œuvre, de
bois, d’énergie, de matières premières, de terre, qui se font sentir en
Angleterre, poussent à trouver des solutions originales pour s’en libérer.
Le recul des forêts explique l’invention de la fonte au coke, le manque de
bras favorise la mécanisation, la rareté des terres incite comme on l’a dit
plus haut à investir dans l’industrie, l’insuffisance des formes d’énergie
anciennes comme l’eau et le vent favorise les recherches sur la vapeur; et
enfin la possibilité d’importer du coton en quantité illimitée joue en
faveur des industries cotonnières par rapport à la laine, matière première
nationale, mais disponible en quantité limitée.
Ce sont donc les différences dans leurs dotations en facteurs de
production qui expliqueraient les évolutions divergentes des deux pays.
L'abondance des ressources classiques aurait retardé la révolution
industrielle en France, tandis que les pénuries l’auraient favorisée en
Angleterre. La première a pu continuer à produire dans le cadre d’une
croissance extensive (sans changer les techniques); la deuxième a dû
passer à une croissance intensive (c’est-à-dire avec des techniques
nouvelles) pour briser ses diverses contraintes. Il s’agissait de remplacer
des produits ou des facteurs rares et chers par d’autres, abondants et bon
marché, et la révolution industrielle peut donc s’analyser comme « le
résultat d’efforts systématiques pour faire face à un certain nombre de
goulets d’étranglement qui interdisaient la poursuite de la croissance dans
le cadre des techniques existantes » (Asselain).
Les substitutions lors de la révolution industrielle en
Grande-Bretagne

Ressources anciennes Ressources nouvelles

charbon de bois charbon de terre (coke)

travail manuel machines

textiles nationaux (laine, lin) dont l’offre est rigide coton importé (offre élastique)

énergies animées (vent, eau, hommes, animaux) énergie inanimée (charbon)

capital foncier capital industriel

Robert Allen reprend cette idée dans un ouvrage récent, La révolution


industrielle britannique dans une perspective globale (2009). Pour lui,
c’est la structure de prix des facteurs propre à la Grande-Bretagne qui
explique le phénomène. D’une part les salaires étaient plus élevés
qu’ailleurs - du fait d’une rareté relative de la main-d’œuvre et de la
prospérité apportée par le commerce extérieur, liée au succès de l’empire
britannique en Amérique et aux Indes. Et d’autre part l’énergie y était
bon marché, pour les raisons indiquées plus haut, l’abondance du
charbon: « la Grande-Bretagne disposait de l’énergie la moins chère du
monde, grâce aux mines de Newcastle en particulier, elle était plus chère
sur le continent, plus chère aussi en Chine ». Cette combinaison
fournissait une incitation puissante à substituer du capital technique et du
charbon au travail, innover dans les machines qui sont à l’origine de la
rupture. Allen résume sa thèse en affirmant que « si la révolution
industrielle a été inventée en Angleterre au XVIIIe siècle, c’est parce que
c’est seulement là que ça rapportait de l’inventer », voulant dire que les
machines étaient profitables seulement ici, du fait de la structure
particulière des prix.

Facteurs institutionnels

La stabilité politique en Angleterre, depuis la Glorieuse Révolution de


1689, est un élément essentiel du développement économique. Le respect
de la propriété y devient sacro-saint, ce qui encourage l’épargne, les
innovations, les investissements et la croissance. La France au contraire
est handicapée par ses institutions: l’Ancien Régime ne peut se réformer
et s’accroche aux restes de la féodalité, puis le pays passe par une série
de bouleversements politiques pendant un siècle, avant de trouver des
institutions stables une fois la IIIe République bien établie, vers 1880. Les
mesures extrêmes lors des révolutions successives en France
(confiscations, réquisitions, exécutions, etc.), l’insécurité permanente, les
conflits entre les groupes sociaux, les guerres civiles et étrangères,
représentent autant d’obstacles à l’établissement d’un climat stimulant les
échanges et les innovations.
Dans le domaine religieux, l’opposition est également considérable
entre la France qui rejette ses huguenots et perd un potentiel humain
considérable (récupéré par ses voisins, notamment outre-Manche), et
l’Angleterre qui finit par tolérer en 1689 ses dissidents religieux. Ces
non-conformistes, souvent d’origine écossaise comme James Watt,
donnent un caractère particulier à la société britannique, ils forment les
gros bataillons des innovateurs et entrepreneurs de la révolution
industrielle. Les puritains (Crowley), quakers (Darby, Wedgwood, Lloyd,
Barclay), presbytériens (Watt), méthodistes (Guest) ou baptistes
(Newcomen) forment une proportion des inventeurs, industriels ou
banquiers sans commune mesure avec leur nombre. Ils sont excentriques
dans leur foi comme dans leur démarche, et rejetés par l’administration et
l’armée, exclus des universités, ils se tournent vers l’entreprise et forment
des communautés solides et solidaires. Le sens de l’épargne, le
pragmatisme, le goût de l’effort et du risque, la croyance dans le progrès
sont autant de qualités qui ont été attribuées à ces minorités.
La société britannique dresse également moins de barrières entre les
classes que la société française. Les oppositions entre aristocrates et
bourgeois y sont plus faibles, les mariages mixtes et les entreprises
communes plus fréquents: « le noble anglais se fit participant à la société
et non point parasite » (Landes). Les grands entrepreneurs peuvent être
ducs comme Bridgewater ou issus du peuple comme le barbier
Arkwright. Les landlords pionniers de l’agriculture se tournent
naturellement vers l’industrie et le commerce, où ils appliquent la même
volonté d’innovation, par exemple en exploitant les mines de charbon ou
de fer du sous-sol, après avoir exploité le sol lui-même avec les nouvelles
méthodes de culture.
Les progrès de l’éducation comptent aussi parmi les explications de la
révolution industrielle. En 1500 seulement 6 % des gens en Grande-
Bretagne pouvaient signer leur nom, ils étaient plus de la moitié (53 %)
en 1800. Les livres avaient vu leur prix baisser à long terme, et comme le
dit Allen, « un public de lecteurs de cette taille était sans précédent dans
l’histoire du monde, ce qui a conduit à de nouvelles façons de penser
dans de nombreux domaines. » Dans celui de la science et des techniques
en particulier, on a avancé l’idée d’une recherche plus théorique et
abstraite en France, plus pragmatique et appliquée en Grande-Bretagne.
Diverses sociétés savantes, comme la Royal Society ou la Lunar Society,
sont créées pour développer les connaissances et résoudre les problèmes
de la production. Elles regroupent des savants et des inventeurs,
confrontent les points de vue, expérimentent, attribuent des prix, publient
des journaux…Il n’y a pas de rupture entre les différents niveaux de la
connaissance, depuis ces sociétés scientifiques jusqu’aux ingénieurs et
hommes d’affaires, de l’université à l’entreprise. Une véritable continuité
s’établit qui permet de passer des problèmes théoriques à leur application
pratique. En France, les chercheurs ne trouvent pas le milieu industriel
qui pourrait utiliser leurs découvertes et ils restent isolés. Vaucanson par
exemple réalise un métier à tisser automatique et des machines-outils
perfectionnées, mais ne trouve pas de marché, et se voit réduit à fabriquer
des automates fort à la mode à travers les cours d’Europe.
On aurait ainsi une mentalité axée sur les problèmes pratiques en
Angleterre et un esprit de recherche pure sur le continent. Différence qui
tient à l’héritage de Descartes d’une science déductive, et celui de
Francis Bacon d’une science au contraire inductive, empirique et
expérimentale. Selon une formule de l’époque: « Pour qu’une chose soit
parfaite, il faut qu’elle soit inventée en France et travaillée en Angleterre
». Nombre de cas confirment cette maxime : la machine à vapeur de
Denis Papin, le procédé Berthollet de blanchiment au chlore, la
découverte de la conservation en boîtes par Appert, le métier à tisser à
codes perforés de Jacquard. La Grande-Bretagne dispose d’un milieu
technique plus ouvert et plus développé, avec nombre de techniciens,
d’ouvriers qualifiés, de mécaniciens et de petites entreprises industrielles
capables de construire les nouvelles machines.
Par ailleurs, un système de brevets est mis au point dès 1624 en
Grande-Bretagne et seulement en 1767 en France. La résistance à
l’innovation est également moindre en Angleterre pour diverses raisons
comme l’évolution des mentalités favorable aux nouveautés, la faiblesse
des corporations, la fermeté du Parlement et des élites pour défendre les
inventions et les machines à l’encontre des intérêts et des catégories
sociales qui s’y opposent. Des révoltes contre le machinisme eurent lieu
en Angleterre, comme celle des luddites entre 1811 et 1816, mais elles
n’eurent guère d’effet sur la poursuite du processus de mécanisation.

Les théories révisionnistes

La France, une voie plus humaine vers la modernité?


Pour Patrick O'Brien et Çaglar Keyder, qui ont consacré un livre
pionnier à la révision du dogme anglocentrique, la France aurait mieux
évité que l’Angleterre les inégalités et les misères liées à
l'industrialisation et à l’urbanisation, elle aurait réussi sa modernisation à
un moindre coût social en gardant une qualité de vie rurale, pauvre et
parfois très dure, mais préférable tout compte fait aux horreurs du milieu
industriel et des fabriques-bagnes. La France est restée au XIXe siècle un
pays campagnard, avec de petites propriétés, alors qu’outre-Manche les
tenanciers dépossédés par les enclosures n’auront d’autre choix que la
ville, ses usines et ses maux. Pour ces auteurs, le système agraire de la
France du XIXe n’est plus perçu comme un obstacle majeur au progrès
mais comme « un ensemble d’institutions fonctionnelles qui ont incité les
masses à restreindre leur fertilité et à rester sur la terre jusqu’à ce que
l’économie urbaine puisse leur fournir le confort matériel et un milieu
civilisé ».
En outre, l’avance anglaise se limite en réalité à quelques secteurs clé
comme le fer, l’acier, les mines, la construction mécanique et navale,
mais dans les autres la France a trouvé des solutions mieux adaptées à
son milieu: « L'industrie française qui n’avait pas les avantages
géologiques britanniques, a excellé à l’autre bout de la chaîne des
processus industriels, où son abondance traditionnelle de main-d’œuvre
qualifiée pouvait être utilisée pour garder et trouver des marchés pour les
biens manufacturés de haute qualité ». L'industrie s’est par exemple
singularisée en utilisant dans le domaine énergétique des filières
techniques autonomes: le développement de la turbine hydraulique à la
place du charbon et de la vapeur.

La France, premier pays industrialisé ?

Richard Roehl, un historien américain, conteste également la plupart


des affirmations sur le développement économique de la France au
XVIIIe siècle : il en fait le premier pays avec l’Angleterre à être passé par
une révolution industrielle. Les éléments qu’on considère comme des
obstacles au développement dans la France de la première moitié du XIXe
siècle (l’entreprise familiale, le poids élevé de la proto-industrialisation,
l’absence de banques modernes, le désintérêt de l’État, l’agriculture de
petites parcelles, etc.), peuvent être vus paradoxalement comme les
signes de sa précocité industrielle. En effet tous ces traits sont propres à
l’économie du XVIIIe siècle qui a été le théâtre de la première
industrialisation, et la France est le pays qui les conserve le plus, car c’est
dans ce contexte qu’elle s’est industrialisée. Ces éléments ne deviennent
des freins au développement que par la suite, dans un contexte différent.
À l’origine, ils étaient les conditions mêmes du développement
économique. Autrement dit la France est un pays initiateur, et elle paye
au XIXe siècle le prix de cette avance, en conservant des structures qui
deviennent archaïques mais qui au départ étaient les plus modernes. Un
des signes les plus clairs de l’avance française est le recul de la natalité
qui commence très tôt et annonce l’évolution de tous les pays
industrialisés. L'énigme de la précocité démographique française est
résolue dès qu’on adopte cette analyse.
L'auteur emploie la méthode de la contraposition, c’est-à-dire « la
négation du contraire d’une vérité », ce qui permet d’obtenir une autre
vérité. Ainsi, dans le cas des latecomers analysés par Gerschenkron on
trouve un certain nombre de caractéristiques comme l’accélération de la
croissance, l’imitation des techniques étrangères, une échelle de
production élevée, des industries lourdes dominantes, des investissements
étrangers importants, l’action volontaire de l’État, etc. Ces divers points
s’appliqueront d’autant moins qu’on prend les cas opposés, c’est-à-dire
ceux des premiers pays à être partis dans la course à l'industrialisation, et
en particulier la France au XVIIIe siècle. Comme la France présente les
caractéristiques inverses, elle est le contraire d’un latecomer, un early
starter.

La thèse stochastique de Crafts

Un auteur anglais, Nick Crafts insiste sur l’aspect fortuit de la


révolution industrielle: elle avait selon lui autant de chances d’apparaître
d’un côté ou l’autre de la Manche. Les interprétations traditionnelles
tombent toutes dans l’erreur de prendre pour causes des éléments qui
n’étaient que des antécédents dans le temps : prendre pour cause de la
révolution industrielle toutes les caractéristiques antérieures de
l’Angleterre qui n’existaient pas ou qui étaient moins présentes en
France. Pour Crafts la question de savoir pourquoi l’Angleterre a été la
première est mal conçue et ne peut recevoir de réponse. En effet
lorsqu’on se place après le fait, et qu’on examine l’économie britannique
au XVIIIe siècle, il est tentant de trouver dans ses diverses
caractéristiques autant de bonnes raisons qui expliquent son avance:
l’agriculture, le commerce extérieur, les mentalités, les institutions, les
richesses minières, le système bancaire, les pénuries relatives, etc.
Mais si on fait l’effort de se placer avant la révolution industrielle,
dans cette économie encore rurale du XVIIIe siècle, soit vers 1740, en
faisant abstraction de ce qui s’est passé à la fin du siècle, on doit
constater que les similitudes avec la France frappent davantage que les
différences, que celle-ci est en avance sur de nombreux points,
notamment techniques, que les structures politiques et institutionnelles y
ont évolué de façon favorable, que la population urbaine y est plus
nombreuse au total, que le commerce extérieur, la production industrielle
et la production agricole s’y sont développés plus rapidement…Bref
qu’on ne peut constater une supériorité très marquée de l’économie
anglaise.
Cependant à la fin du XVIIIe siècle, l’avance anglaise est nette: le
revenu par habitant, le taux d’urbanisation, les caractéristiques
monétaires ou l’éducation sont plus avancés, bien que le poids de
l’économie française reste plus important. En conséquence le rôle du
hasard semble avoir été négligé dans l’explication de cet événement
unique, la révolution industrielle. La Grande-Bretagne a réalisé la
première, et sans doute par hasard, les inventions décisives dans le filage
du coton, et cela lui a permis de dominer le marché mondial des
cotonnades. Celles-ci remplacent le blé comme principal produit
d’exportation entre 1750 et 1830. La révolution industrielle est
enclenchée avec le coton comme industrie motrice et les marchés
intérieurs et extérieurs pour débouchés.
Les effets de la révolution industrielle britannique sur la
production et les niveaux de vie

La croissance économique

Les analyses récentes ont réévalué à la baisse les performances


économiques durant la révolution industrielle. L'industrialisation a été
très progressive et l’année 1780 n’est plus considérée comme un tournant
capital qui aurait vu une accélération marquée de la production (cf.
tableau 5). Le taux de croissance industrielle n’a augmenté que
faiblement pendant la période, ce qui s’explique avant tout par
l’augmentation limitée de la productivité (+0,1 % par an seulement entre
1760 et 1801), car les nouveaux secteurs n’ont qu’un impact réduit dans
une économie restée, dans son ensemble traditionnelle.
Les conditions particulières de la première révolution industrielle
expliquent que la performance économique n’ait rien d’impressionnant
en termes macroéconomiques, à l’aune des résultats de nombreux pays
aux XIXe et XXe siècles. L'Angleterre ne peut utiliser de raccourcis
comme les latecomers par la suite. Étant la première, elle doit surtout
compter sur ses propres ressources : capital, inventions, institutions. Il
n’y a pas d’impulsion de l’État, ni de réservoir technologique disponible,
et surtout le but à atteindre n’est pas connu. « Il faut apprendre à jouer du
violon en même temps qu’on donne le concert! » (Mathias).
Tableau 5
. La croissance en Grande-Bretagne au moment de la
révolution industrielle (taux annuels moyens, %)
Les aspects sociaux

À long terme la révolution industrielle a permis une élévation sans


précédent des niveaux de vie. Vers 1700, les conditions étaient
uniformément misérables en Europe et le sous-emploi général, comme
dans les pays les plus pauvres aujourd’hui. La plupart des biens
manufacturés ont vu ensuite leur prix baisser et la rareté a fait place à une
abondance relative au XIXe siècle. Vers 1880, le niveau moyen des
consommations a partout augmenté en Europe de l’Ouest sous l’effet de
l'industrialisation. On ne peut accroître à long terme la production sans
que les niveaux de vie suivent. Elle doit bien être consommée et ne peut
l’être indéfiniment par une élite, d’autant que la révolution industrielle se
caractérise par la production de masse de biens courants, et non par une
production limitée de biens de luxe. Pour employer le mot de
Schumpeter, « La reine Élisabeth possédait des bas de soie. La réussite
capitaliste n’a pas consisté à procurer aux reines davantage de ces bas,
mais à les mettre à la portée des ouvrières d’usine, en échange de
quantités de travail constamment décroissantes ».
Cependant, durant la période 1780-1820 la situation est tout à fait
différente, même en Angleterre. Les guerres de la Révolution se
traduisent en privations, hausse des impôts et baisse des revenus, la
mécanisation jette à la rue certaines catégories d’artisans, comme les
tisserands qui se révoltent en 1811. Une suite de mauvaises récoltes
renchérit le prix du blé tandis que les importations sont plus difficiles du
fait du blocus. Enfin la période se caractérise par une forte croissance
démographique qui pèse sur les revenus par tête. Le tableau 6retrace
l’évolution des salaires réels entre 1750 et 1910, ils baissent pendant la
révolution industrielle. C'est seulement à partir des années 1840 qu’une
augmentation régulière se manifeste. La rareté croissante de la main-
d’œuvre due aux terribles famines en Irlande en 1846-1848 est une des
explications de cette évolution: « la destruction de la classe ouvrière
irlandaise par la Grande Famine marque le début d’une hausse sans
précédent des salaires réels en Grande-Bretagne » (Mokyr).
Tableau 6
. Indice des salaires réels ouvriers en Angleterre, 1900
= 100

La durée du travail quotidien s’est accrue avec le factory system (12 à


16 heures à la fin du XVIIIe siècle dans les fabriques textiles, 14 à 18
heures dans les mines vers 1830), mais les comparaisons sont difficiles
avec les horaires plus libres du système domestique. Il est évident
cependant que les contraintes imposées par la discipline de l’usine
représentent une détérioration dans la qualité de vie des ouvriers. En
outre les difficultés multiples (transport, conditions sanitaires
désastreuses, logements misérables, pollution et surpopulation des villes
dans les slums), la destruction du cadre familial traditionnel, les
traumatismes liés aux mutations (vie rurale/vie urbaine, activité
manuelle/activité mécanisée, travail salarié/travail indépendant), sont
autant de facteurs qui y ont contribué. Le nouveau monde qui se forme
perd une certaine stabilité et sécurité caractéristiques des relations
anciennes, où la société change peu, où l’homme est assuré d’un emploi
dans un cadre paternaliste, même si le revenu est mince, pour entrer dans
un univers de plus grande liberté, de changement continuel, mais où les
chances de gain et les revenus sont supérieurs ; en bref, plus de richesses,
mais au prix de plus grands risques. Cependant, malgré ces conditions
très dures et l’aspect rebutant du travail en usine par rapport au travail à
domicile (horaires fixes, perte du choix du travail, quasi-
emprisonnement, surveillance, etc.), les entrepreneurs n’ont pas eu de
difficulté à trouver de la main-d’œuvre. Les salaires proposés étaient plus
élevés que les rémunérations rurales dans le cadre du système
domestique, et la différence a suffi à compenser les inconvénients du
nouveau mode de production.
Les indicateurs sociaux montrent que l’éducation tend à s’améliorer,
l’analphabétisme baisse; la mortalité infantile diminue et l’espérance de
vie passe de 35 ans en 1760 à 53 ans en 1911. En fait les progrès restent
assez lents entre 1800 et 1860, et ils s’accélèrent brusquement après, ce
que confirme l’évolution des salaires. Le nombre de démunis diminue
régulièrement, de 20 % de la population vers 1800 à 15 % en 1812 et 6 %
en 1867. Les inégalités de revenu et de richesse ont augmenté pendant la
révolution industrielle: le coefficient de Gini, pour les revenus, est passé
de 0,49 en 1759 à 0,55 en 1867, avant de baisser en 1913 (0,50). En 1851
un ouvrier peut gagner 20 £ en un an, alors que le revenu annuel d’un
aristocrate peut s’élever à 120 000,00 £ (6 000 fois plus!). Cette inégalité
croissante pendant la phase de décollage correspond au schéma bien
connu constaté par Kuznets. Elle s’explique simplement par une situation
« plate » de misère universelle au départ où des pics de modernisation et
d’enrichissement apparaissent tout à coup. La croissance des secteurs
industriels modernes et des régions qui en sont le théâtre provoque des
fortunes rapides, tandis que les secteurs traditionnels et les régions non
affectées par la révolution industrielle restent en arrière et voient leurs
revenus stagner. Les innovateurs et entrepreneurs qui réussissent comme
Arkwright ou Watt, et bien d’autres au XIXe siècle, font des fortunes
rapides et les régions comme le Lancashire s’enrichissent par rapport à
celles non touchées par l'industrialisation.
Le tableau qui se dégage de ces données parfois contradictoires est
celui d’une détérioration des conditions sociales pour les catégories
populaires jusqu’aux alentours de 1850, confirmée par les études de
l’époque, comme celle d’Engels en 1845, même si les salaires réels ont
commencé à augmenter après 1810. Il est probable qu’en l’absence d’une
révolution industrielle la situation aurait été encore pire, et les effets des
circonstances politiques et démographiques beaucoup plus graves. Il
suffit de regarder le sort des pays qui n’ont pas connu de révolution
industrielle à cette époque, comme l’Irlande où de terribles famines
éliminent un bon tiers de la population dans la première moitié du XIXe
siècle, et bien sûr le cas de tous les pays qui devront attendre le XXe
siècle ou ceux qui attendent toujours…Après 1850 cependant, en
Grande-Bretagne comme dans les pays voisins du continent,
l’amélioration des conditions de vie est confirmée à la fois par
l’évolution des revenus réels et par celle des indicateurs sociaux. Le
déclin de l’assistance aux pauvres incite en outre les travailleurs à
s’organiser : le mouvement syndical naît à cette époque et son rôle
croissant n’est pas étranger à cette évolution (cf. chap. 5).
La révolution industrielle déclenchée en Angleterre vers 1760 a engagé
l’humanité vers une vie meilleure, plus longue, plus sûre, plus
confortable, avec toujours davantage de progrès techniques, mais elle a
également entraîné une dégradation dans la qualité de l’environnement,
et cela depuis le début, si on en juge par les conditions de vie insalubres
des premiers ouvriers urbains. Le problème demeure et même s’aggrave
deux siècles après : la révolution industrielle pourrait bien être à l’origine
d’une bifurcation irréversible vers un monde de plus en plus pollué et
encombré, contraint par la limitation croissante des ressources. Mais elle
a eu lieu et il est impossible de revenir en arrière. Les pays qui les
premiers en ont été le théâtre sont sans doute les plus conscients des
risques de l’industrialisation et les mieux à même, grâce aux techniques
modernes, de les éviter.

Les transformations économiques en France au XVIIIe siècle et


jusqu’à la fin de la période révolutionnaire

L'économie française au temps des Lumières

L'agriculture

La France est un pays rural au XVIIIe siècle et si le servage a presque


disparu, les terres restent le plus souvent la propriété du seigneur, de
l’Église ou du roi. Les paysans sont soumis à de multiples droits féodaux
en argent (impôts), en nature (part de la récolte), en travail (corvée),
survivances du Moyen Âge. Les techniques sont toujours rudimentaires,
l’élevage peu développé et la jachère, dans les pratiques d’assolement,
reste une nécessité. C'est encore une agriculture peu spécialisée, et
parfois localement une agriculture de subsistance, car la
commercialisation des produits est entravée par l’absence de marché
national, la compartimentation des provinces et les réglementations de
prix.
Les régions du nord sont les premières à se transformer: des édits de
clôture remettent en cause le système de l’open field, jugé partout
inefficace et inadapté aux nouvelles pratiques. Des attaques contre les
droits communautaires se multiplient de la part des grands propriétaires
et des libéraux. La jachère recule avec l’introduction de rotation de
cultures et le développement de l’élevage. Mais la diffusion de la culture
mixte sur le modèle anglais est plus lente en France, et la jachère
continuera à être pratiquée sur un quart des terres aussi tard que 1840.
Les plantes nouvelles comme le maïs au sud et la pomme de terre dans
l’ensemble du territoire, toutes deux consommées par les paysans eux-
mêmes, commencent à prendre de l’importance et à enrayer la sous-
nutrition. Les céréales passeraient ainsi de 70 % de la production en 1700
à 50 % en 1800. Il s’ensuit une baisse de la mortalité, en particulier
infantile, et donc une croissance démographique. La population du pays
passe de 21 à 28 millions d’habitants entre 1700 et 1790, soit une
augmentation d’un tiers, tandis que la production agricole se serait élevée
de 60 %.
L'accent mis par les physiocrates sur les questions agricoles est
significatif de ce renouveau. Un long débat les oppose aux
interventionnistes à propos de la circulation et du prix des céréales. Avec
la montée du libéralisme économique, il se termine à l’avantage des
premiers. On passe ainsi d’un système où l’État fixe le prix du blé à des
niveaux faibles pour approvisionner les villes à des conditions
avantageuses, où la circulation des grains est entravée entre provinces, où
les exportations sont interdites ou limitées pour préserver les stocks et
écarter les pénuries, à un système progressif de liberté économique, avec
la législation mise en place dans la deuxième moitié du siècle. La liberté
du commerce interne, c’est-à-dire la libre circulation des grains entre les
régions, est peu à peu réalisée par les lois de 1754, 1763 et 1774 ; celle
du commerce extérieur en 1764, 1775 et 1787.
La monarchie est en général acquise aux idées libérales car celles-ci
émanent des élites et des cercles au pouvoir. Elle saura libéraliser dans ce
domaine bien avant la Révolution: les changements impliqués sont en
effet moins difficiles à faire passer que les réformes fiscales et la
suppression des privilèges. Les physiocrates comme Pierre Dupont de
Nemours, Mercier de la Rivière, Vincent de Gournay, Mirabeau et bien
sûr François Quesnay, expriment la logique libérale. On les appelle les «
revolarisateurs » car ils sont partisans de laisser les prix des grains
s’élever pour obtenir les « bons prix ». Il s’agit de mieux rémunérer les
producteurs et donc les inciter à accroître la production pour éliminer les
pénuries. C'est un paradigme différent qui apparaît, celui du marché: les
contrôles de prix n’ont pour effet que de restreindre la production et vont
donc à l’encontre du but recherché. Mais le paradoxe qui veut qu’en
laissant les prix monter on réduira à terme les risques de famine est
difficile à admettre pour les contemporains.

L'industrie

La France est au XVIIIe siècle, grâce à son poids démographique, la


première puissance industrielle d’Europe, produisant 20 % de la
production manufacturée totale du continent. On peut distinguer quatre
types d’industries: l’artisanat urbain, c’est-à-dire les corporations, «
institutions sclérosées, en perte de vitesse…des castes héréditaires » ; les
anciennes manufactures, elles aussi peu progressives même si elles
emploient un grand nombre d’ouvriers et sont incitées à se moderniser
par l’État royal réformateur; les industries rurales relevant de la proto-
industrialisation ; enfin, les industries nouvelles.
La mécanisation de l’industrie française est fortement poussée par la
monarchie, sur le modèle anglais. La première machine de Newcomen
est installée à Passy en 1726, la machine à vapeur de Watt est construite à
Chaillot en 1781, Wendel introduit au Creusot la méthode de la fonte au
coke. Cette dernière technique ne représente cependant que 1 à 2 % de la
production totale de fonte en 1789, contre 40 % en Grande-Bretagne.
John Holker introduit la spinning jenny en 1773 et 900 jennies seront en
place dans le pays en 1789 (contre 20 000 en Angleterre). La navette
volante est utilisée dès 1747, le waterframe est adopté en 1780 (dix ans
après, huit fabriques en sont équipées contre 200 outre-Manche) ; la mule
jenny apparaît en 1788 à Amiens et la première filature à vapeur y est
lancée en 1791. Dans d’autres secteurs les industriels français innovent
comme Berthollet avec son procédé de blanchiment au chlore ou
Oberkampf qui introduit une technique d’impression des tissus par
cylindres mécaniques. Tabarin et Vaucanson élaborent des métiers à filer
et à tisser la soie; Leblanc fabrique une soude industrielle; Girard
construit un métier à filer le lin ; Appert découvre le procédé de
conservation alimentaire. Quelques précurseurs comme Cugnot et son «
automobile » (1771), Jouffroy d’Abbans et les navires à vapeur (1776),
les Montgolfier qui sont les premiers humains à quitter le sol en 1783,
témoignent de l’effervescence technique des dernières années de
l’Ancien Régime. Même si les activités modernes ne constituent qu’un
îlot, ce qui était aussi le cas en Angleterre dans ces années-là.

Le commerce extérieur

Le grand commerce maritime se développe rapidement au XVIIIe


siècle. La France et l’Angleterre sont les mieux placées en Europe, mais
la flotte française n’a pas la maîtrise des mers. Si en période de paix les
échanges du pays n’en sont pas affectés, en temps de guerre ils sont
interrompus ou fortement réduits, au contraire de la Grande-Bretagne.
Les conflits seront donc beaucoup plus coûteux pour l’économie
française et l’interruption des échanges coloniaux pendant près de deux
décennies, sous la Révolution et l’Empire, se traduira par un
effondrement économique des régions atlantiques. Au XIXe siècle, le
commerce maritime français ne sera jamais vraiment rétabli à son niveau
antérieur. Les échanges extérieurs ont été multipliés par cinq en valeur
entre 1715 et 1789 et ceux avec les colonies par dix. Le commerce
colonial dépasse le tiers des échanges en 1775.
La France est la deuxième puissance commerciale à la fin du siècle
avec des échanges coloniaux s’élevant à 22 millions de livres en 1780
contre 23 millions pour la Grande-Bretagne. Sa part dans le commerce
mondial est d’environ 12 %, égale à celle de l’Angleterre, alors qu’elle
n’en représentait que la moitié vers 1720. Le degré d’ouverture atteint 10
% contre 8 % au début du siècle (mais seulement 5 % ensuite pendant
l’Empire, à cause du blocus). Par tête d’habitant, l’Angleterre reste très
en avance, mais la France, puissance continentale, est plus orientée vers
le reste de l’Europe. Elle supplante même sa rivale dans le commerce de
réexpédition de produits tropicaux : Marseille réexporte 88 % du sucre et
du café vers la Méditerranée, et Bordeaux 90 % vers l’Europe du nord.
Neuf navires français sur dix partent des quatre grands ports: Bordeaux,
qui domine le commerce des îles, Marseille celui du Levant, Nantes le
commerce triangulaire et Rouen le commerce européen. Ces ports sont
aussi proches des grands centres de consommation de l’intérieur, comme
Paris, Tours, Lyon ou Toulouse, et se trouvent également à l’embouchure
ou à proximité des grands fleuves du royaume, ce qui permet de
prolonger le commerce maritime par un commerce fluvial vers l’amont.
Leurs arrière-pays sont les régions les plus industrialisées de France au
XVIIIe siècle : Aquitaine, vallée de la Seine, val de Loire, vallée du
Rhône. Le dynamisme de l’économie française à la fin de l’Ancien
Régime est fortement lié au commerce extérieur. Une première tentative
de libéralisation avec l’Angleterre aura lieu en 1786, avec le traité Eden-
Rayneval, mais les guerres de la Révolution y mettront fin et entraîneront
la rupture des échanges extérieurs, la ruine des ports et celle des
provinces maritimes.

Monnaie et finances

Le XVIIIe siècle se caractérise, comme le XVIe, et pour les mêmes


raisons par une hausse à long terme des prix. Le stock de monnaie
métallique en France aurait doublé au cours de la période. Les finances
de la monarchie, constituées surtout d’impôts indirects sont affermées,
c’est-à-dire que l’État confie le soin de leur perception à des financiers
(les Fermiers généraux) en échange d’un versement forfaitaire. Les
principaux impôts directs (taille, capitation, vingtième), particulièrement
iniques puisque les privilégiés en sont exemptés, sont prélevés par des
agents du Trésor, les Receveurs généraux.
Les banques privées se multiplient au XVIIIe siècle. Non réglementées,
elles sont souvent protestantes comme celles de Samuel Bernard, Isaac
Thellusson, Isaac Mallet ou Conrad Hottinguer. La plus importante est la
Caisse d’Escompte, créée en 1776 par Turgot et Isaac Panchaud, un
banquier de Lausanne. Elle joue le rôle de banque centrale en avançant
des fonds à l’État, et de banque des banques en pratiquant l’escompte et
surtout le réescompte des effets de commerce. La Caisse ouvre des
comptes à vue, effectue des virements et émet des billets, ce qui
constitue, après la faillite de Law en 1720, où la monnaie-papier perd du
crédit, le vrai début de la monnaie fiduciaire et scripturale en France. La
Caisse d’escompte sera finalement supprimée en 1793 par la Convention
pour avoir soutenu le pouvoir monarchique, et la plupart de ses
administrateurs, parmi lesquels figure Lavoisier, sont guillotinés. Il
faudra attendre le consulat pour voir en février 1800 la naissance d’une
véritable banque centrale avec la Banque de France.

Bilan de l’évolution économique et démographique en 1789

La fin de l’Ancien Régime se caractérise par une volonté de


modernisation des autorités : la mise en place d’institutions favorables
aux affaires comme la Bourse de Paris (1724) ou la Caisse d’Escompte;
l’encouragement aux sciences et aux innovations techniques, avec la
création des brevets, le versement de primes aux inventeurs et de
subventions aux manufactures, l’appel à des experts étrangers, le
lancement de divers instituts comme l’Observatoire ou d’expéditions
scientifiques comme les voyages de Bougainville et La Pérouse. Il s’agit
ensuite de libéraliser l’économie. Louis XVI appelle en 1774 le courant
réformateur au pouvoir en la personne de Turgot, proche des
physiocrates. Condorcet, Dupont de Nemours entrent au gouvernement et
les mesures qu’ils prendront seront considérables :
• rééquilibre des finances royales par de sévères économies et
remplacement de l’affermage par la régie directe;
• libération de la circulation des grains dans le royaume en août
1774 ;
• suppression des droits intérieurs entre provinces de janvier 1775 à
janvier 1776 ;
• liberté d’exporter des céréales en octobre 1775 ;
• suppression des corporations: l’édit du 12 mars 1776 supprime les
associations, jurandes, confréries et communautés de maîtres et
d’ouvriers; il proclame la liberté d’exercer le métier de son
choix, c’est-à-dire la liberté d’entreprise, mais les parlements et
les corporations obtiennent le départ de Turgot, et trois mois
après, en août 1776, la restauration de leurs privilèges ;
• suppression de la corvée royale sur les paysans, en 1776 .
Faute de soutien royal, ces mesures furent appliquées incomplètement
et le régime, incapable de se réformer et en proie à une grave crise
économique à partir de 1784, sera balayé par la Révolution. On a là une
différence majeure entre les deux révolutions, la Révolution française et
la révolution industrielle, un homme pouvait être responsable de la
première par ses erreurs, aucun homme n’était indispensable à la
seconde.
Cependant si les réformes structurelles ont été manquées, les résultats
économiques de l’Ancien Régime ont été plus favorables. La croissance à
long terme est forte, et par exemple l’industrie du coton a vu sa
production augmenter de près de 4 % l’an au XVIIIe siècle, si bien qu’à la
fin de la période elle arrive en seconde position derrière sa concurrente
britannique et en représente environ les deux-tiers. L'industrie de la laine
est équivalente et celle de la soie est la première en Europe. La
production de fer et de fonte est en retard techniquement puisque la fonte
au coke est limitée au Creusot, mais elle domine de près du double en
valeur globale la production anglaise, alors que la production de charbon,
faute de gisements suffisants, n’en représente qu’un dixième. Enfin, la
France conserve une avance dans nombre d’industries de luxe et de
précision.
Comme dans les autres pays européens, cette croissance est
accompagnée d’une expansion démographique. On assiste à une chute de
la mortalité, notamment celle des enfants, un allongement de la durée de
vie, et la disparition des pics de surmortalité. Les progrès de
l’alimentation, le réchauffement du climat, le recul des disettes,
l’amélioration de l’hygiène, le fait que les guerres ne touchent que
quelques provinces frontières jusqu’à la Révolution, sont autant de
facteurs explicatifs. Le changement des mentalités vis-à-vis des enfants,
l’effet positif de l’essor démographique sur la production et
l’intensification des techniques agraires obéissent aux mêmes
mécanismes que ceux qui ont été étudiés pour l’Angleterre.
L'économie française, la Révolution et l’Empire

La Révolution présente deux aspects au plan économique. D’un côté


elle met en place les institutions et les structures d’une économie
moderne en détruisant les restes de la féodalité, en établissant les libertés
économiques fondamentales, en affirmant les droits de propriété, ce qui
facilite la croissance à long terme; de l’autre elle entraîne une longue
phase de désorganisation marquée par l’inflation, la chute de la
production, la dislocation des échanges, les pertes humaines et
matérielles, qui aggravent le retard économique du pays. En simplifiant,
des effets positifs à long terme, et des effets négatifs à court et moyen
terme. On verra tout d’abord les mutations apportées par les
révolutionnaires, puis l’évolution de l’économie française au cours de ce
quart de siècle unique dans l’histoire.

Les bouleversements de la Révolution

Le monde rural

La nuit du 4 août 1789 met fin aux privilèges et donc aux droits
féodaux, puis la Convention rendra en 1793 les paysans propriétaires de
plein droit, conformément à la Déclaration des droits de l’homme de
1789 qui avait affirmé le droit de propriété comme le deuxième droit3
fondamental de la personne, « inviolable et sacré » - même si la
répartition antérieure, héritée d’un système considéré comme inique,
n’est évidemment pas respectée. Cependant, les terres confisquées à
l’Église, aux victimes de la Terreur, aux nobles émigrés, au domaine
royal, constituent les « biens nationaux » et seront en partie revendues
pour faire face aux besoins financiers de l’État. Cela permettra une
redistribution des terres à des agriculteurs aisés, des bourgeois, puis des
paysans moyens, ce qui fait apparaître en France un régime de petite et
moyenne propriété qui persistera jusqu’au milieu du XXe siècle. À la
Restauration, les propriétés nobiliaires ont été divisées par deux par
rapport à 1789 et les terres de l’Église amputées des neuf-dixièmes. On
ne reviendra pas sur cette redistribution, même si la partie non vendue
des biens nationaux sera restituée aux anciens propriétaires.
Cette situation est à la fois un facteur de développement agraire
puisqu’elle rend le paysan responsable, et un obstacle du fait du
morcellement trop poussé des terres. Les surfaces sont réduites et les
ressources insuffisantes pour être exploitées de façon rationnelle et faire
l’objet de mécanisation. La productivité augmentera peu, le monde rural
ne libérera pas assez de main-d’œuvre au XIXe siècle pour faciliter le
développement industriel. De plus, ce morcellement excessif expliquerait
le freinage démographique précoce du pays, car le contrôle des
naissances s’exerce en premier lieu dans les campagnes, afin de ne pas
aggraver un morcellement déjà trop poussé.

Les lois sociales de l'an II

Des mesures égalitaires et interventionnistes comme le Maximum des


prix en 1793, les réquisitions de céréales, les dispositions limitant les
successions et imposant les grandes fortunes, l’étatisation du commerce
extérieur, la nationalisation des manufactures d’armes, seront prises en
1793-1794 quand la République est menacée. Les décrets de ventôse
(février/mars 1994) prévoient de distribuer aux indigents les biens
confisqués aux opposants. Du travail pour tous, des mesures de
protection des pauvres sont promis dans la « loi de bienfaisance nationale
» de floréal an II (mai 1794). Elle prévoit par exemple l’assistance
médicale gratuite, l’aide aux familles nombreuses, le versement de
pensions de vieillesse et d’infirmité. Cependant, après la chute de
Robespierre et Saint-Just, la réaction thermidorienne mettra fin à ces
expériences annonciatrices. La Révolution est avant tout politique et
bourgeoise, et non sociale, comme le montre aussi l’échec de la
Conjuration des égaux de Gracchus Babeuf en 1795.

L'industrie et le commerce

Les principes du libéralisme, aussi bien politique qu’économique, sont


appliqués par les révolutionnaires. Ils se substituent aux principes
corporatistes et mercantilistes, issus du Moyen Âge et de l’Ancien
Régime.
• la suppression totale des douanes intérieures en 1790-1791 permet
de créer un marché national. La libre circulation des hommes et
l’unification des poids et mesures complètent cette liberté
nouvelle;
• le décret d’Allarde de 1791 établit la liberté d’entreprendre: les
corporations, les manufactures et les grandes Compagnies de
commerce voient leurs monopoles et autres privilèges abolis.
Chacun est désormais libre de lancer n’importe quel type
d’activité industrielle ou commerciale s’il dispose des capitaux
pour le faire. Les réglementations portant sur la production,
normes, qualité, méthodes de fabrication, sont également
supprimées ;
• la loi Le Chapelier assure en 1791 la liberté du travail. Elle abolit
toutes les réglementations du travail existantes et interdit les
coalitions ouvrières ou patronales, de même que la grève. L'idée
des législateurs était de libérer l’économie de toutes les
contraintes de type médiéval et empêcher le retour des
corporations. Par la suite, cette loi est devenue un instrument de
répression sociale jusqu’à son abolition en 1884. Le premier
Empire crée en outre le livret ouvrier en 1803 qui renseigne
l’employeur sur le passé du travailleur. Un marché libre du
travail remplace les anciennes protections et sécurités d’emploi
issues des corporations du Moyen Âge, système plus dynamique
et encourageant la mobilité des travailleurs, mais dans lequel ils
sont exposés à l’exploitation, à la misère et au chômage, sans
aucune protection.

Monnaie et finances publiques

Les règles modernes apparaissent sous la Révolution: le budget de


l’État est débattu par le Parlement et devient la loi de Finances. L'impôt
est perçu directement et la vénalité des offices est supprimée. Le principe
de l’égalité de tous devant l’impôt est affirmé et le système fiscal ancien,
archaïque, complexe, inefficace et injuste, est supprimé en 1790-1791.
Une contribution proportionnelle au revenu et une patente forfaitaire sont
mises en place. Mais les recettes resteront insuffisantes et le déficit
budgétaire ne sera réglé que par des expédients inflationnistes: la création
de monnaie sous la forme des fameux assignats.
Cependant, la première République et l’Empire ont réussi à mettre en
place une organisation monétaire durable basée sur le franc et la Banque
de France :
• décimalisation de la livre en 1793 : les sous et les deniers sont
remplacés par les décimes et centimes;
• le franc remplace la livre en 1795 ; il est défini par un poids de
4,5 grammes d’argent pur, mais reste une unité de compte, sans
apparence matérielle. La planche à assignats est détruite en
février 1796 ;
• la Banque de France est créée en 1800. Elle pratique le
réescompte des effets de commerce et reçoit le monopole
d’émission des billets pour Paris en 1803. Il s’agit d’une banque
privée qui compte 200 actionnaires;
• le franc est émis sous forme de pièces et de billets à partir de la
loi du 7 germinal an XI (27 mars 1803) qui le définit par rapport
à l’or, c’est le franc germinal, qui restera stable jusqu’en 1914.

L'évolution de l’économie de 1789 à 1815

Les bouleversements sociaux, les guerres et les conflits politiques de la


Révolution se traduisent par une crise générale, caractérisée à la fois par
la chute de la production et l’inflation accélérée. La misère s’étend et des
famines frappent les villes. En 1800 l’activité industrielle ne représentait
plus que 60 % du niveau de 1789.
L'Empire rétablit un climat plus propice au développement
économique grâce au retour de la paix civile et religieuse à l’intérieur et à
la stabilisation monétaire. Il crée aussi un vaste cadre institutionnel et
juridique (départements, grandes écoles, code civil, code pénal, code de
commerce). Cependant ses guerres entraînent un affaiblissement
irrémédiable du pays. On estime les pertes d’un demi à un million de
morts, qui viennent s’ajouter au million de la période républicaine.
La production alimentaire par habitant stagne dans le pays entre 1789
et 1815. Napoléon s’efforce de développer des industries nationales et
d’intégrer l’Europe continentale dans un vaste marché où la France est la
principale économie industrialisée et y exporte ses productions. Malgré
cela les échanges extérieurs sont réduits de moitié entre 1788 et 1814 du
fait de l’effondrement du commerce atlantique. Les grands ports sont
sinistrés de même que les industries de leur arrière-pays. La flotte
américaine bénéficie au contraire du conflit, grâce à sa neutralité, et
devient la deuxième dans le monde, en prenant la place de la France.
L'industrie se redéploie des régions maritimes vers les régions de l’Est.
Une véritable politique industrielle est mise en place (tabac, coton,
élevage, plantes tinctoriales, sucre, chimie, métallurgie) tandis que l’État
développe ses investissements (routes, bâtiments, travaux publics). Mais
la reprise vigoureuse sous Napoléon n’efface pas le retard pris par le pays
et la période révolutionnaire dans son ensemble est marquée par un recul
économique.
La révolution a eu des conséquences économiques globalement
négatives, par la rupture des échanges atlantiques à un moment où le
commerce extérieur était à son apogée et exerçait des effets
industrialisants considérables, et par l’atteinte au potentiel humain du
pays après vingt-trois ans de guerre et environ un million et demi de
morts. La France cède la place à l’Angleterre comme première puissance
politique et économique en Europe et dans le monde au XIXe siècle,
tandis que le français laisse définitivement à l’anglais son rôle de langue
internationale. Mais la Révolution a bien sûr d’autres aspects, elle ouvre
la voie pour le monde entier, du fait de l’influence immense de la France
à cette époque, à la démocratie et aux droits de l’homme.
1 Une acre représente environ 4000 m2, soit 0,4 ha.
2 Un boisseau représente environ 0,03 tonne.
3 « Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Article 2 de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 27 août 1789. L'article 17 précise : « La
propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé ».
Chapitre 4

L'industrialisation dans le monde au XIX siècle e

Le mode de production industriel au XIXe siècle se caractérise par une


taille plus élevée des firmes (investissements lourds, production de
masse, fabrication en série), le développement des technologies en réseau
(chemins de fer, télégraphe, canalisations, puis électricité et téléphone), la
multiplication des externalités positives dues par exemple au progrès des
transports et des communications, et enfin l’entrée en force de la science
dans l’entreprise. Ce mariage constitue une véritable révolution
économique, comparable à la révolution industrielle du siècle précédent.
Les avancées de la recherche scientifique ont des retombées multiples sur
les techniques de production, comme dans le cas de la chimie, de
l’électricité ou des moteurs à explosion. L'ère des bricoleurs de génie et
inventeurs isolés touche à sa fin pour laisser la place au travail d’équipe
dans les laboratoires des grandes firmes ou d’instituts publics.
On assiste à un processus de concentration des entreprises. Le système
de la grande industrie gagne définitivement sur celui des industries
rurales, parce que les technologies nouvelles imposent une dimension de
production plus élevée. Seules les grandes unités peuvent réaliser les
économies d’échelle impliquées par une division accrue du travail,
l’emploi de pièces interchangeables ou l’utilisation de techniques
capitalistiques. En outre l’accès aux marchés financiers et à
l’information, les nouvelles formes de distribution des produits et
d’organisation du travail sont moins compatibles avec de petites
industries décentralisées.
La diffusion des technologies s’opère également de façon très efficace,
des experts et techniciens étrangers participent à l'industrialisation des
pays moins avancés comme l’Espagne ou la Russie. De même les
capitaux circulent librement et se placent hors des frontières dans les
nouvelles activités. La révolution industrielle se diffuse ainsi rapidement,
processus favorisé par la paix globale de cette période, de 1815 à 1914.

La suprématie économique de la Grande-Bretagne

La révolution industrielle se poursuit en Angleterre au début du siècle.


Tous les secteurs sont atteints par la diffusion des machines qui soulèvent
des polémiques où s’affirme une nouvelle science, l’économie politique.
L'industrie devient la première activité économique devant l’agriculture
et le factory system s’étend inexorablement. La poussée démographique
atteint son plus haut niveau et les migrations de la campagne vers les
villes s’accélèrent, tandis que les départs vers les colonies commencent
sur une échelle qui n’a jamais eu d’équivalent auparavant dans l’histoire.
Le commerce extérieur s’oriente toujours plus vers le grand large et le
pays exporte près de la moitié de sa production industrielle en 1830. Le
retour à la paix en Europe coïncide d’abord avec une phase de dépression
(1815-1830), jusqu’à l’arrivée du chemin de fer qui correspond à la
prospérité du milieu de siècle, suivie par la grande crise de sa fin (1873-
1896).

La dépression de l’après-guerre

Les conséquences des guerres avec la France

Durant les conflits avec la France, la Grande-Bretagne était déjà passée


par de graves crises économiques, notamment au moment du blocus et de
la guerre contre les Américains en 1812. Les difficultés économiques se
traduisent par des troubles sociaux: c’est l’époque des révoltes luddites
contre les machines à tisser. Après 1815, le commerce peut reprendre
avec le continent et l’Angleterre compte bien retrouver ses marchés, mais
l’Europe se ferme à nouveau aux produits manufacturés britanniques.
Des prohibitions sont mises en place à l’encontre des cotonnades et du
fer anglais. Une crise agricole en 1815-1816 ajoute ses effets aux
difficultés de l’industrie. Le chômage s’étend, d’autant plus que les
soldats et les marins rentrent au pays et viennent alimenter l’offre de
travail. L'année 1825 voit se dérouler une panique financière entraînant la
fermeture de banques et d’entreprises. C'est le début des crises
capitalistes qui se répéteront jusqu’à aujourd’hui.

L'essoufflement de la première révolution industrielle

Les salaires ouvriers restent très bas à cause de l’inorganisation des


travailleurs et de la forte pression démographique, auxquelles vient
s’ajouter l’émigration irlandaise. La loi du salaire naturel, ou loi d’airain
des salaires (Lassalle), selon laquelle le salaire se fixe toujours au
minimum de subsistance d’une famille ouvrière, est tout à fait vérifiée à
cette époque. Pourtant les industriels se plaignent de la cherté des prix du
blé qui conditionne le niveau des rémunérations ouvrières. Elle réduit
leur compétitivité à l’exportation ainsi que leurs profits et les possibilités
d’investissement. Ils réclament l’abolition des Corn Laws en mettant en
avant l’interdépendance entre les exportations et les importations: vouloir
freiner les importations de blé revient à empêcher le développement des
exportations de produits manufacturés. Malgré leur succès – les Corn
Laws sont abolies en 1846 (cf. infra) -, la baisse du prix du blé est lente et
heurtée. Il faudra attendre les années 1880 et la mise en valeur de la
prairie nord-américaine, le développement des transports par steamers à
travers l’Atlantique et l’arrivée par le rail du blé des plaines fertiles
d’Ukraine, pour la voir s’accélérer.
L'invasion de l’Europe par les céréales américaines est une
conséquence lointaine de la découverte de l’Amérique, car les territoires
immenses du Nouveau Monde multiplient en fait la surface moyenne
disponible pour chaque Européen. Les effets à long terme se traduisent en
difficultés pour les titulaires de rentes, en gains pour les travailleurs
(baisse des prix agricoles) et pour le capital (hausse des profits).
L'Angleterre s’étant ouverte la première aux importations américaines est
le pays qui illustre le mieux cette redistribution. Au contraire la France et
l’Allemagne protègent leur agriculture et ces effets y sont moins
sensibles. En outre le gain de la baisse du prix du blé est beaucoup plus
net en Angleterre pour les catégories populaires, les paysans n’y
représentant qu’environ 20 % de la population active en 1870, alors
qu’en France ils sont plus de 50 % et constituent les premières victimes
de l’entrée massive de blés étrangers. L'origine des politiques agricoles
plus protectionnistes sur le continent, et plus ouvertes en Angleterre,
réside dans ce choix des années 1880-1890, face au choc pour les
économies européennes que représente l’arrivée massive des grains bon
marché.
Par ailleurs les investissements sont ralentis, la vague des inventions
de la fin du XVIIIe siècle s’est essoufflée et la période se caractérise par
un ralentissement technologique. Les filatures de coton sont déjà
équipées et seul le tissage est en cours de mécanisation. La sidérurgie, le
charbon, l’industrie mécanique souffrent d’un manque de débouchés. La
dépression s’installe jusqu’à ce qu’une deuxième série de découvertes
favorise une reprise, après 1830. C'est le cas classique de Schumpeter où
les chemins de fer et la railroadization ouvrent une phase ascendante du
cycle. Une longue période d’optimisme économique commence alors,
même si des crises continuent à survenir, comme en 1836-1837, 1838-
1842, 1846-1850.

Le second souffle de la révolution industrielle

La Grande-Bretagne produit le quart de la production industrielle


mondiale vers 1830 et représente près du tiers du commerce
international. La production de cotonnades et de fer explose après le
ralentissement des années de crise. Le pays est devenu l’atelier du monde
et le centre des échanges planétaires. Son avance technique est évidente
dans les domaines du fer, des textiles et du charbon et elle l’accroît
encore avec le chemin de fer et l’acier. En 1840 la production de fonte
par tête est de 54 kg, alors qu’elle n’atteint que 24 kg en Belgique, 16 aux
États-Unis, 12 en France et 5 en Allemagne.

Les chemins de fer, l’acier et le redémarrage de l’industrie


La deuxième phase technologique de la révolution industrielle est celle
de l’application de la vapeur aux transports grâce aux progrès réalisés par
les machines à haute pression. Les industries sidérurgiques et
mécaniques, ainsi que les mines, le bâtiment et la construction
d’infrastructures se développent par les effets d’entraînement de
l’industrie ferroviaire. Elles demandent des moyens plus importants que
le textile et un capital technique beaucoup plus lourd, et seules de
grandes sociétés pourront les mettre en place. C'est le début d’une
nouvelle forme de capitalisme, celui des grandes unités de production.
Aux États-Unis, dans les années 1840, les plus grandes firmes
employaient moins de 1 000 employés, mais avec les compagnies de
chemin de fer, on atteint plusieurs milliers, et certaines, à la fin du siècle,
en comptaient jusqu’à 100 000. Les industries métallurgiques et celles du
transport prennent le relais du coton comme secteurs leaders. Le rôle des
banques et des Bourses pour rassembler l’épargne collective devient
également essentiel dans la poursuite de l’accumulation. Les Bourses
notamment prennent leur essor avec les sociétés de chemin de fer : ainsi
Wall Street ne cote que les compagnies ferroviaires jusqu’en 1897. Le
fameux indice Dow-Jones établi pour la première fois en 1884 ne
concerne que ces sociétés.
En 1801, Richard Trevithick réalise le premier essai d’un engin à
vapeur remorquant des wagonnets sur des rails, quand le brevet du
condensateur de Watt tombe dans le domaine public. Le chemin de fer est
présenté alors comme une attraction de foire. En 1814, la première
locomotive de George Stephenson, la Rapid, est mise en service dans les
mines de Killingsworth. Puis la première ligne de passagers, Stockton-
Darlington (39 km), est mise en service par Stephenson en 1825. La
Rocket des Stephenson père et fils atteint 47 km/h et équipe la ligne
Liverpool-Manchester en 1830. L'afflux de passagers et donc le succès
commercial ouvrent les vannes à la course des investissements qui
suivront jusqu’en 1850.
La mise en place du réseau ferroviaire et sa gestion restent privées
dans l’Angleterre du XIXe siècle et la multitude des sociétés aboutit à
diverses incohérences : la largeur des voies varie d’une compagnie à
l’autre et les réseaux régionaux ne sont pas connectés. Mais le seul
marché a permis de créer et de mettre en place cette innovation majeure,
le chemin de fer, qui ne pouvait venir de l’État. La régulation et
l’harmonisation progressive du réseau par les autorités publiques
viendront ensuite avec la concentration des compagnies.
L'invention du chemin de fer est bien une rupture fondamentale si on
se souvient qu’aucun progrès important dans le domaine des transports
terrestres n’avait eu lieu depuis la domestication du cheval à une époque
incertaine de la préhistoire. On ne se déplaçait pas plus vite à l’époque de
Jules César qu’à celle de Napoléon. La limite supérieure d’environ 15
km/h sur de longues distances n’avait pas changé depuis des millénaires.
Les progrès des transports ne feront au contraire que s’accélérer à partir
des années 1830. Les principaux effets de la railroadization sont les
suivants:
– effets industrialisants : on doit remplacer les rails en fer tous les
deux ans, ce qui provoque une explosion de la demande à l’industrie
sidérurgique. Sa production est multipliée par trois en Angleterre entre
1830 et 1850. Les effets d’entraînement s’exercent aussi sur la
production minière (15 Mt de charbon extraites en 1830, 49 Mt en 1850),
sur l’industrie du bois, les textiles, le bâtiment et les travaux publics
(gares, ponts, viaducs, routes d’accès, etc.). La nécessité de produire plus
pour satisfaire la demande pousse à mécaniser et multiplier les machines
à vapeur, toujours plus puissantes. La création d’emplois est considérable
et les investissements ferroviaires absorbent 5 à 7 % du Revenu national
vers 1846-1848, soit la moitié de l’investissement total du pays;
• effets de renforcement des échanges nationaux et internationaux,
et donc de la spécialisation;
• baisse générale des coûts du transport, favorable à une hausse des
profits, des investissements et à la croissance économique;
• urbanisation accélérée;
• développement des banques, des Bourses et des opérations
financières ;
• intervention accrue de l’État dans la vie économique;
• mise en valeur des grands espaces continentaux: l’insuffisance
des transports terrestres a toujours donné un avantage aux
nations maritimes depuis l’origine des temps, car le transport et
les communications par voie d’eau ont été jusque-là plus
efficaces et moins coûteux. Ainsi de petits États maritimes et
commerçants comme la Grèce ou l’Angleterre ont-ils pu vaincre
de grandes puissances terriennes. Aux XIXe et XXe siècles, grâce
au chemin de fer, l’avantage passe aux grands pays continentaux
tels que la Russie, la Chine ou les États-Unis qui deviennent les
nouvelles superpuissances : la distance n’est plus un handicap et
l’espace devient une force.
La vapeur s’applique aussi à la navigation: Robert Fulton remonte
l’Hudson par ce moyen en 1807 et la première liaison transatlantique à
vapeur a lieu vingt ans après. La construction de coques métalliques
commence dans les années 1850 et l’invention de l’hélice date de 1832.
Le tonnage transporté par les steamships dépasse celui des voiliers dans
les années 1880. L'avantage des premiers réside surtout dans leur
régularité, alors que les seconds dépendent du vent. Pour un
approvisionnement continu de matières premières, la durée du voyage
devient un élément moins important que la certitude d’arriver à une date
précise. Cet avantage se retrouve plus généralement pour l’énergie de la
vapeur elle-même face aux alternatives, les énergies naturelles, comme
celle de l’eau, qui sont sujettes à des interruptions forcées (inondations,
sécheresse).
L'ère de l’acier abondant et bon marché débute dans la seconde moitié
du XIXe siècle. On remplace alors progressivement nombre de matériaux
en fer ou en fonte, à commencer par les rails dont la durée de vie passe de
deux à dix ans et la charge maximum de 8 à 70 tonnes, mais aussi les
charpentes, les coques des bateaux, les outils et les machines. Cette
substitution provoque une explosion de la demande et une relance des
investissements dans toute l'Europe : la production d’acier passe de 0,5
Mt en 1865 à 50 Mt au début du XXe siècle.
La première innovation majeure est le procédé du convertisseur
d’Henry Bessemer en 1856. L'air insufflé crée une température
extrêmement élevée permettant d’obtenir l’acier, c’est-à-dire l’alliage fer-
carbone selon la proportion recherchée. La baisse des coûts, la rapidité du
processus et l’accroissement des quantités obtenues sont telles qu’on peut
véritablement parler d’un tournant dans l’histoire technique.

Procédés antérieurs (acier au creuset) Procédé Bessemer

Durée 10 jours 30’

Capacité 20 kg 5 à 10 t

Coût 1 500 F /t 150 F / t

La technique Siemens-Martin de 1864 est plus lente, 6 à 18 heures au


lieu de 30 minutes, mais elle se révèle plus économique que le procédé
Bessemer car elle peut utiliser du fer de récupération et des charbons de
médiocre qualité. Enfin, le procédé Gilchrist-Thomas fut le premier en
1878 à pouvoir absorber des minerais phosphoreux dont les rebuts furent
ensuite employés comme engrais. Les gisements de fer phosphoreux en
Lorraine, au Luxembourg et en Allemagne purent dès lors être exploités.
Les trois principaux procédés coexistent en fonction des caractéristiques
des minerais et des usages de l’acier à travers l’Europe. Ils entraînent une
baisse des coûts de 80 à 90 % entre les années 1860 et 1890.

Le libre-échange

Malgré les classiques comme Ricardo, pour qui « l’échange lie entre
elles toutes les nations du monde civilisé par les nœuds communs de
l’intérêt, par des relations amicales, et en fait une seule et grande société
», le protectionnisme reste la norme dans les premières décennies du
siècle. Les Corn Laws sont par exemple renforcées en 1815 et les droits
de douane sur les produits manufacturés sont en moyenne supérieurs à 30
%. L'impôt sur le revenu, établi pendant les guerres, a été supprimé en
1816 et les recettes douanières sont donc indispensables à l’État.
La campagne pour le libre-échange et l’abolition des Corn Laws prend
l’aspect d’une croisade menée par les libéraux et les industriels de
Manchester contre le Parlement qui défend les intérêts des propriétaires
terriens et les droits sur le blé. Mais les libéraux convainquent peu à peu
l’opinion publique des bienfaits de l’échange. L'idée se répand que les
niveaux de vie et les emplois industriels dépendent du commerce
international, que le libre-échange conduira à un pouvoir d’achat plus
élevé et à l’accroissement des exportations. Les droits sur le blé
deviennent impopulaires et, en plus des libéraux, les réformateurs et les
mouvements ouvriers y sont opposés. L'élimination des Corn Laws ne
favoriserait pas seulement les industriels, elle permettrait aussi d’abaisser
le coût de la vie pour la masse de la population. Les intérêts des
propriétaires terriens seront finalement sacrifiés à ceux des industriels et
des consommateurs, et les années 1840 voient l’avènement d’un libre-
échange unilatéral. Il s’agit là du résultat logique de l'industrialisation,
qui aboutit au déclin relatif de l’agriculture et des intérêts ruraux dans
l’économie.
En 1842, le ministre Peel réintroduit l’impôt sur le revenu, ce qui
permet d’abaisser les tarifs et particulièrement les droits sur le blé.
L'abrogation des Corn Laws a lieu en 1846, une mesure attendue et
populaire qui renforce le régime, toujours largement dominé par
l’aristocratie. La maladie de la pomme de terre à l’origine de la grande
famine en Irlande (1846-1848) et d’une disette en Écosse facilite le vote
car il faut importer massivement du blé. En 1849, les actes de navigation
sont abolis et en 1854 les navires étrangers sont autorisés à faire du
cabotage sur les côtes britanniques. En 1860, Gladstone et Cobden
parachèvent le démantèlement du protectionnisme en signant un traité de
libre-échange avec la France, le fameux traité Cobden-Chevalier, favorisé
par Napoléon III : les droits sur 400 articles sont supprimés. Dans les
années 1880, ceux qui restent ne représentent plus que 6 % des
importations, contre 35 % en 1841. Ils portent sur des produits tropicaux
et ont donc des raisons fiscales et non de protection. Les recettes
douanières passent de 46 % des recettes publiques en 1840 à 25 % en
1880.
La liberté accrue des échanges permet de réduire les coûts salariaux
pour les firmes, grâce au pain bon marché, et donc d’accroître leurs
profits, les possibilités d’investissement et la croissance. Mais elle
autorise aussi l’entrée de matières premières à bas prix pour l’ensemble
de l’économie et par là la conquête de nouveaux marchés à l’exportation
pour les produits manufacturés britanniques. Ces aspects relèvent des
avantages directs du libre-échange, ceux qui résultent de la spécialisation
internationale accrue (meilleure allocation des ressources selon le
principe des avantages comparatifs), mais il y a aussi des avantages
indirects, tout aussi importants :
• économies d’échelle grâce à l’élargissement du marché;
• baisse des prix, amélioration de la qualité, recherche de
l’innovation, par la concurrence;
• diffusion des techniques et des connaissances entre les nations;
• circulation accrue des capitaux qui suivent les échanges de biens
et services ;
• coopération et interdépendance entre les peuples, gages d’une
paix durable : le commerce ne signifie plus la guerre comme les
mercantilistes en étaient persuadés, mais la paix selon l’idéal
libre-échangiste des manchestériens.

Les problèmes britanniques à la fin du siècle

L'évolution de l’économie

L'Angleterre atteint son apogée économique dans le monde entre 1850


et 1875 avec ce qu’on a appelé la grande prospérité victorienne. La
période doit en partie cette prospérité aux découvertes d’or (Californie,
1849) qui permettent une remontée des prix entre 1851 et 1873, dans un
siècle où ils sont dans l’ensemble orientés à la baisse. La production
annuelle d’or vers 1860 est multipliée par 60 par rapport à 1800, ce qui
facilite les échanges et le commerce international.
Les structures économiques évoluent vers les caractéristiques des
sociétés développées actuelles (tableau 7). La population de l’Angleterre
est en plein essor, de 10 millions en 1811 elle atteint 17 millions en 1851
et 36 millions en 1911, malgré la très forte émigration vers les colonies
de peuplement. La population urbaine dépasse la moitié du total et on
compte plus de 50 villes d’au moins 20 000 habitants. La production de
fonte représente un peu plus de la moitié de la production mondiale, le
pays produit les trois quarts des navires de la planète, le quart du
commerce international passe par des ports britanniques. La croissance
économique s’établit pendant ces deux décennies à 2,5 % par an en
moyenne, au-dessus du trend séculaire de 2 %.
Tableau 7
. Répartition de la population active en %

Le revenu par habitant est multiplié par quatre au cours du siècle.


L'industrie connaît la croissance la plus forte et passe de 28 % du PNB en
1801 à 37 % en 1907, tandis que la main-d’œuvre industrielle représente
près de la moitié de la population active en 1901. Le commerce extérieur
connaît l’ascension la plus rapide et les exportations anglaises de produits
manufacturés représentent en 1880 près de 40 % du total mondial et
encore un quart en 1913. En 1850 ils comptent pour 93 % des
exportations totales et les produits primaires 93 % des importations.
Entre 1821 et 1873, les exportations par tête augmentent en volume de
4,4 % par an, soit quatre fois plus que le revenu par habitant. Plus de 80
% des cotonnades fabriquées dans le pays, la moitié de la production
sidérurgique et le tiers du charbon extrait, sont exportés. Les textiles, qui
représentaient plus de 70 % des exportations totales vers 1840, n’en
constituent que moins de 40 % vers 1910 avec la diversification vers
d’autres exportations industrielles comme le matériel ferroviaire et les
machines-outils.
En 1913, la Grande-Bretagne dépend de l’étranger et des colonies pour
80 % de sa consommation de blé et 45 % de sa consommation de viande
et de produits laitiers. Le commerce extérieur représente 12 % du revenu
national vers 1815, mais 30 % un siècle après. La balance commerciale
est déficitaire tout au long du XIXe siècle, mais la balance des paiements
courants est excédentaire grâce à la vente de services et aux revenus des
placements, et le royaume reste donc exportateur de capitaux sur toute la
période.

Le retard industriel

Les anciennes industries de la première révolution industrielle –


textiles, charbon, sidérurgie – vieillissent difficilement à la fin du XIXe
siècle. C'est le problème des early starters qui gardent des équipements
dépassés et des coûts de production élevés, face aux nouvelles puissances
ayant directement adopté des techniques plus modernes. La Grande-
Bretagne doit faire face à de nécessaires mutations industrielles qui
s’avèrent coûteuses et difficiles. Les infrastructures sont dans le même
cas : les tunnels par exemple sont trop étroits pour la construction de
trains plus larges, les chantiers navals trop haut en amont des fleuves
pour lancer les navires de taille toujours plus élevée, les aciéries trop
urbaines et trop proches des logements ouvriers pour envisager leur
agrandissement, etc. Dans les domaines de l’automobile, de l’aluminium,
de l’électricité et de la chimie, le pays prend du retard sur le continent. «
La rouille apparaît sous l’armure », selon la formule du chancelier
allemand von Bülow.
L'Angleterre manque de compétitivité, comme le signale un ouvrage
paru en 1896, Made in Germany, qui veut alerter les Britanniques sur la
concurrence croissante des produits manufacturés allemands. En 1887, en
lançant le Trademark, c’est-à-dire l’obligation d’indiquer l’origine du
produit (Made in…), et qui sera adoptée dans le monde entier, les
autorités tentent sans succès de freiner ces importations en faisant appel
au patriotisme du consommateur. Mais en dépit de ces velléités,
l’Angleterre restera libre-échangiste jusqu’à la crise de 1929.
La croissance est plus faible en Grande-Bretagne (tableau 8). En 1913,
le pays produit 8 millions de tonnes d’acier, l’Allemagne 13,5 et les
États-Unis 31. Le taux d’investissement de la période 1851-1916 est en
moyenne de 9 % en Grande-Bretagne, contre 20 % en Allemagne et en
France, et 22 % aux États-Unis.
Tableau 8
. Croissance comparée du PIB/hab., taux moyens
annuels

Tableau 9
. Répartition comparée de la population active en %

Malgré ces difficultés, l’Angleterre garde des points forts. C'est le cas
des chantiers navals qui produisent les trois cinquièmes du tonnage
mondial (même si les techniques utilisées sont moins performantes que
dans les pays neufs), de l’élevage et de l’agriculture, de la mécanique
lourde, du pétrole, du caoutchouc, de l’armement, des industries
agroalimentaires et surtout des activités de service : la traditionnelle
finance et assurance, mais aussi la distribution moderne. Loin d’un
déclin, il s’agirait d’une orientation précoce vers le tertiaire, annonçant
l’évolution de tous les pays industriels (tableau 9).
Le déclin économique anglais n’est donc que relatif. La Grande-
Bretagne est toujours la première puissance commerciale et financière
dans le monde. Son recul résulte surtout de l’extension de
l'industrialisation en Europe continentale tout au long du XIXe siècle, qui
en termes absolus a bénéficié à l’économie et aux niveaux de vie
britanniques, par les effets de commerce et de diffusion des capitaux et
des techniques.

L'évolution de l’Europe industrielle de 1815 à 1914


L'industrie moderne est apparue sur le continent en fonction de divers
facteurs comme l’existence de gisements de fer ou de charbon, la
présence d’industries traditionnelles comme les textiles, l’absence de
régulation corporatiste et de contrôle étatique, la proximité d’un grand
port avec les effets industrialisants du commerce international. La
première région industrialisée est à l’ouest : elle va du nord de la France
jusqu’à la Suisse en suivant une forme de croissant comprenant la
Belgique, la Ruhr, la Westphalie et l’Alsace. La seconde, à l’est, inclut la
Silésie, la Bohême et la Saxe. La Belgique, pays-province de par sa taille,
réunit toutes les conditions favorables à l'industrialisation (région
carrefour de l’Europe, vieille tradition industrielle et urbaine, proximité
de la Grande-Bretagne et de ses innovations, gisements miniers), même
si les deux grandes puissances industrielles sur le continent restent la
France et l’Allemagne. On commencera par la première moitié du siècle,
au temps des révolutions, et dans la seconde, au temps du capital
(Hobsbawm).

De 1815 à 1851, le temps des révolutions

La Belgique

La Belgique est le cas le plus proche du modèle anglais de révolution


industrielle, grâce au fer et au charbon, mais elle en diffère par le rôle de
l’État qui mène une véritable politique d'industrialisation. Le pays
bénéficie le premier sur le continent de lois favorables aux sociétés
anonymes et d’institutions financières modernes comme la Société
générale (1822) ou la Banque de Belgique (1835). Les transports sont
faciles dans un pays plat et peu étendu, le marché est dense comme en
Angleterre et situé près des grands centres européens de consommation.
En 1850, avec la sidérurgie, les textiles, les armements, la construction de
machines, le verre, le sucre et bien sûr l’industrie minière, la Belgique est
le pays le plus industrialisé du continent. Le principal groupe est celui
des Cockerill, un empire industriel aux multiples participations: établi à
Verviers et à Liège, il s’étend du textile au fer, des mines à la mécanique,
de la mécanique lourde à la finance, des industries alimentaires aux
plantations sous les tropiques.
Le congrès de Vienne a réuni en 1815 la Belgique et la Hollande dans
le royaume des Pays-Bas, dont la partie méridionale s’est industrialisée
alors que la Hollande est restée basée sur les activités du commerce. Puis,
la Belgique obtient son indépendance lors de la révolution de 1830 et
l’idée un moment caressée par les Hollandais d’en faire la partie
industrialisée d’un même ensemble doit être abandonnée. Le retard
industriel des Pays-Bas ne sera rattrapé qu’au moment de la seconde
révolution industrielle, à la fin du siècle.

La France, d’un empire à l’autre

La France sort de la période révolutionnaire avec des institutions


favorables à la croissance, un marché unifié et un capital scientifique
élevé. Les premiers efforts de scolarisation de l’État commencent avec la
loi Guizot en 1833, qui impose la création d’écoles élémentaires
financées par les communes. La démographie est moins dynamique que
dans les autres pays et la natalité en régression: la population n’augmente
que de 31 % de 1800 à 1850, contre 42 % en Allemagne et 47 % en
Angleterre. Le pays a perdu ses débouchés coloniaux, les ports sont
ruinés par un quart de siècle de blocus et les voisins comme l’Allemagne
tendent à fermer leurs frontières. Les transports sont encore lents, il y a
de nombreuses régions isolées, une petite paysannerie traditionaliste, et
une élite encore frileuse et peu intéressée par l’industrie.
Celle-ci reste handicapée par le prix élevé du fer et du charbon, dû à
l’absence de gisements importants (un tiers de la consommation doit être
importé). Les mines de charbon de la Loire fournissent plus de 40 % de
la production en 1830 et celles du Nord (Anzin/Denain) commencent à
être exploitées dans les années 1840. La production de fonte au charbon
de bois persiste longtemps et l’énergie hydraulique garde une grande
importance, ce qui explique le maintien d’entreprises de petite taille
dispersées à travers le pays et la faible urbanisation. L'industrie française
est une industrie légère, de biens de consommation courante. Les
industries rurales subsisteront plus longtemps qu’en Angleterre ou en
Allemagne.
Cependant les fonderies du Creusot redémarrent en 1836 et la
production de fonte au coke dépasse celle au charbon de bois. La
production de machines à vapeur se développe et les grands constructeurs
de locomotives comme Fives-Lille ou Schneider apparaissent à cette
époque. Le textile occupe la moitié des effectifs industriels. La
Normandie et l’Alsace sont les deux grands centres du travail du coton.
La laine connaît une expansion remarquable autour de Roubaix, où elle
se mécanise dans les années 1830. Les autres industries progressent
également comme les industries alimentaires, la chimie, le verre, etc.
Les premières lignes de chemin de fer apparaissent: St-Étienne-Lyon
(1832), Paris-St Germain (1837), Paris-Versailles (1840). Les grandes
liaisons s’établissent dans les années 1840 et 1850, avec la loi de 1842
qui prévoit de faire partir les lignes de la capitale: Paris-Rouen et Paris-
Orléans (1843), Paris-Lille-Bruxelles (1847), Paris-Bordeaux-Toulouse
(1852), Paris-Lyon-Marseille (1857). L'État prend en charge les grosses
infrastructures et les gares, et accorde des concessions aux sociétés
privées qui exploitent les lignes. Les investissements énormes, allant
jusqu’au quart de l’investissement national vers 1850, sont financés par
les banques qui émettent les titres des sociétés ferroviaires en Bourse.
La Haute Banque – Seillière, Fould, Mallet, Neuflize, Hottinguer,
Rothschild – est spécialisée dans le commerce et les placements. Elle ne
parvient pas à mobiliser la petite épargne et utilise ses propres capitaux et
ceux des grandes fortunes qu’elle gère. La pratique habituelle des
entreprises est l’autofinancement des investissements et rarement l’appel
au crédit bancaire. En outre, la France est très en retard au plan
monétaire, certaines régions en sont encore au troc et les billets
représentent moins de 20 % des moyens de paiement.
Dans le domaine agricole, le recul de la jachère se poursuit et la
productivité s’accroît. Les premières machines agricoles apparaissent,
des rotations complexes se mettent en place et le bétail commence à être
exploité en liaison avec les cultures. Les chemins de fer permettent la
spécialisation des régions dans un vaste marché national unifié, la
multiplication des échanges et la réduction des écarts de prix. La
production agricole croît de 0,8 % par an en moyenne au XIXe siècle,
alors que la population n’augmente qu’au rythme de 0,4 % par an. Cela
signifie une hausse de plus de 40 % de la production alimentaire par tête
qui met fin à des siècles de disettes et de famines. Mais les structures de
la propriété vont dans le sens d’un renforcement de la petite exploitation
et font obstacle à l’efficacité : 68 % des fermes ont moins de 10 ha en
1852, 84 % en 1908. Les partages successoraux, les ventes de terres lors
des crises économiques, expliquent ce morcellement des exploitations,
encore aggravé par un éparpillement des terres faute de remembrement
national.

L'Allemagne en formation

L'industrialisation

Le développement industriel débute en Silésie grâce aux ressources en


charbon et en fer. La Sarre et la Saxe s’industrialisent également, ainsi
que la Ruhr lorsque les gisements profonds de fer et surtout de charbon,
les plus importants du monde à l’époque, sont découverts dans les années
1830 et commencent à être exploités sur une grande échelle. La
production houillère passe de 2 Mt en 1850 à 9 en 1865. Des hauts-
fourneaux, des machines à vapeur, des industries textiles s’y implantent
avec les grandes entreprises symboles de la puissance industrielle du
pays, comme Thyssen ou Krupp.

L'intégration économique et politique

L'Allemagne se compose en 1815 de 38 États indépendants, protégés


par des barrières douanières, dont les structures économiques sont encore
largement rurales et même féodales. Le retard technique est général, les
transports insuffisants, l’urbanisation peu avancée. Le servage est
supprimé en 1807 lors de l’occupation française, mais les corporations ne
verront leurs privilèges réduits qu’en 1845, puis abolis en 1868 avec la
proclamation de la liberté d’entreprise pour toute la Confédération.
L'intégration économique du Zollverein fera de ces États une nation
unifiée sous la férule de la Prusse.
Trois personnages ont joué un rôle important dans cette réussite;
Friedrich List, le théoricien, Friedrich von Motz et Otto von Bismarck,
les hommes politiques. Le premier est professeur d’économie politique et
milite en faveur de l’intégration économique par l’union douanière. Il
préconise un protectionnisme éducateur pour le Zollverein dans son
ouvrage Système national d’économie politique (1841), qui peu de temps
après Ricardo, s’oppose aux théories libre-échangistes des classiques
anglais. Von Motz est le ministre des finances de la Prusse en 1825 qui
donnera l’impulsion à l’unité économique des États allemands et à
l’action de l’État en faveur de l'industrialisation. Bismarck devient
Premier ministre de la Prusse en 1862 et il sera l’artisan final de l’unité
allemande.

De 1851 à 1914, le temps du capital

La modernisation de la France

Le Second Empire (1851-1870)

La révolution de 1848 s’étend à toute l’Europe, mêlant les


revendications démocratiques et celles d’indépendance nationale: c’est
«le Printemps des peuples ». En France, elle rétablit la république et
institue le suffrage universel pour les hommes. La période 1848-1871
comprend, en moins d’un quart de siècle, la révolution, la IIe République,
le Second Empire, la guerre avec la Prusse et la Commune de Paris, et à
nouveau la république, le début de la IIIe. Elle est encadrée par les crises
économiques de 1847 et 1873. Mais le règne de Napoléon III est une
période d'industrialisation et de croissance, de transformations
économiques et sociales intenses avec le rôle nouveau des banques, des
sociétés anonymes, de la Bourse, des chemins de fer, des grands
magasins, etc. La modernisation du pays est menée par une politique
économique dynamique dans un contexte général de croissance.
• Infrastructures et commerce
Les grands travaux menés par Haussmann à Paris et dans les autres
grandes villes continuent aujourd’hui à donner leur ossature aux cités
françaises (boulevards, bâtiments comme l’Opéra, parcs publics,
transports, etc.). Le baron souhaitait nettoyer la capitale de l’insalubrité,
mais aussi de la fébrilité politique. On arrive avec ces travaux à la
formation de quartiers résidentiels dans l’ouest de la capitale et de
quartiers pauvres au nord et à l’est, alors qu’auparavant la
compartimentation sociale se faisait par étage, dans chaque immeuble.
Cette répartition ouest-est se retrouve partout en Europe occidentale, tout
simplement parce que les vents dominants venant de l’Atlantique
emportent vers l’est les fumées, les poussières et les pollutions diverses.
La construction de réseaux d’égouts et de distribution de l’eau et du
gaz, la mise en valeur de régions agricoles nouvelles, la modernisation
des ports, le creusement de tunnels comme celui du Mont Cenis sous les
Alpes, sont d’autres aspects de ces investissements publics qui absorbent
jusqu’au tiers de l’épargne nationale. Une révolution dans la distribution,
équivalente à l’apparition des supermarchés après 1945, est lancée avec
les grands magasins : le Bon Marché (1852), le Louvre (1855), le
Printemps (1865) et la Samaritaine (1869).
• Banques, Bourse et sociétés
La modernisation du système bancaire commence avec la Banque de
France qui reçoit le privilège de l’émission des billets en 1848. La
monnaie métallique représente encore 82 % de la masse monétaire alors
qu’en Angleterre la monnaie scripturale en approche la moitié. Les
premières banques d’affaires apparaissent avec le Crédit Foncier, le
Crédit Mobilier des frères Pereire en 1852, puis la Banque de Paris, la
Banque des Pays-Bas, la Banque de l’Indochine, la Banque de l’Union
Parisienne. Leur capital est réparti entre de nombreux actionnaires et
elles se spécialisent dans le long terme et les placements industriels en
France et à l’étranger. Les banques de dépôt, ouvertes à l’épargne
populaire et orientées vers les crédits à court terme sous forme
principalement de l’escompte des traites, sont lancées avec le Comptoir
d’Escompte en 1848, le Crédit Industriel et Commercial en 1859 et la
Société Générale en 1864. Henri Germain fonde en 1863 le Crédit
Lyonnais, archétype de ce nouveau type de banque. Il devient le
théoricien de la spécialisation bancaire adoptée en France à la fin du
siècle en raison des crises financières de la période 1873-1896. Ce
principe s’oppose à celui de la banque universelle pratiquée par l’Europe
germanique et les États-Unis. En 1860 encore, les trois quarts des
Français n’avaient pas accès aux banques, ces banques de dépôt
permettent de multiplier les guichets dans le pays pour atteindre les
classes moyennes, pour rassembler « les gouttelettes du capital », pour «
coaguler l’argent enfoui, thésaurisé, inutilisé » (Bouvier).
Le statut de société anonyme permet de rassembler les capitaux
énormes nécessaires aux nouvelles activités industrielles. Le code de
commerce de 1807 prévoyait quatre types de sociétés: la société en nom
collectif et la société en commandite simple (sociétés de personnes); la
société en commandite par actions et la société anonyme (société de
capitaux). Mais cette dernière était soumise à l’autorisation préalable du
Conseil d’État et une création passait ensuite par un vote du Parlement.
Le Second Empire donne des garanties aux actionnaires et libère les
sociétés anonymes de l’autorisation et du vote. Les actions et les
obligations deviennent dès lors le moyen de financement essentiel des
entreprises. Les Bourses de valeur se développent comme marché
principal de ces titres. La Bourse de Paris a été créée en 1724, 30 sociétés
y sont cotées en 1830, 90 en 1850, 300 en 1870 et 1 000 en 1900.
• Chemins de fer et industries
Les voies ferrées passent de 3 500 km en 1851 à 15 500 en 1870. Le
train transportait 10 % du trafic de marchandises en 1851, en 1869 sa part
s’élève à 53 % et 66 % dans les années 1880. Cette poussée favorise le
développement des industries lourdes. La fonte au coke atteint 90 % du
total produit vers 1865. Avec l’adoption des procédés Bessemer et
Martin, la production d’acier augmente rapidement, de même que
l’extraction de charbon qui passe de 5 à 20 Mt pendant le Second
Empire. La production de rails est multipliée par dix. De gigantesques
entreprises intégrées de la mine à la sidérurgie et à la mécanique, comme
Schneider au Creusot et Wendel à Hayange en Lorraine, emploient des
milliers d’ouvriers, des machines de toute sorte et des hauts-fourneaux
par dizaines. L'industrie se diversifie avec le développement des
machines-outils pour les divers secteurs industriels et l’agriculture, des
produits chimiques liés aux engrais, explosifs, colorants, et des métaux
non ferreux comme l’aluminium, le cuivre, le plomb ou le zinc, qui
commencent à être utilisés à côté du fer et de l’acier.

La grande dépression : 1873-1896

La grande dépression de la fin du XIXe siècle se traduit par une


succession de crises et de phases de reprises éphémères. Elle débute en
1873 avec le krach boursier de Vienne et la faillite d’une grande banque,
le Creditanstalt (Institut de crédit), suivis par l’effondrement des Bourses
de Berlin et New York, entraînant paniques bancaires, chute de groupes
financiers et faillite de sociétés de chemins de fer. Au XIXe siècle, sans
prêteur de dernier ressort bien établi, c’est-à-dire sans un organisme qui
puisse avancer toutes les liquidités voulues, les dominos bancaires
continuent à tomber, la crise s’étend et s’installe durablement. L'année
1882 est marquée par un krach boursier en France qui provoque la faillite
de deux banques lyonnaises engagées dans des opérations risquées sur les
titres: la Banque de Lyon et de la Loire, et surtout l’Union Générale. Il se
poursuit par une longue récession qui touche particulièrement l’économie
française. La crise se propage avec la panique des chemins de fer aux
États-Unis en 1884, la banqueroute de la Société du canal de Panama en
1888, la faillite de la banque Baring en 1890 à Londres et de nouvelles
faillites bancaires par centaines en Amérique en 1893.
La dépression gagne tous les pays par les liens des échanges et les
mouvements de capitaux. Elle se double d’une crise agricole dont les
deux aspects les plus connus en Europe concernent la vigne et le blé. La
maladie du phylloxéra culmine à la fin des années 1870 et atteint alors le
quart des vignes françaises. Les revenus des viticulteurs sont réduits de
moitié entre 1875 et 1889. Quant aux difficultés des céréaliers, elles
s’expliquent par l’accroissement considérable des ventes de blé
américain et russe dû aux progrès des transports. Le libre-échange met à
mal les producteurs français qui réclament à cor et à cri le retour à la
protection : la France importe 20 % de sa consommation dans les années
1880.
Le retour au protectionnisme à la fin du siècle porte sur les seuls droits
de douane, il n’y a ni prohibitions, ni contingentements et les
mouvements de capitaux restent libres. Ces droits ne dépassent pas 20 %
en moyenne et les échanges internationaux continuent à progresser. Entre
1850 et 1913 leur volume a été multiplié par dix et, après 1880, les taux
d’ouverture des principaux pays européens, exception faite de
l’Allemagne, ont continué à s’élever (tableau 10).
Tableau 10
. Taux d’ouverture (X/Y), %

Pendant la dépression, les prix sont orientés à la baisse mais la


croissance se poursuit, quoique à un rythme plus faible. La production
industrielle augmente de 2,7 % par an entre 1850 et 1873, et de 1,6 % par
an de 1874 à 1896. Le chômage s’accroît mais les salaires réels
progressent grâce à la déflation. Cette hausse incite les entreprises à
rechercher des gains de productivité en mécanisant davantage les
processus productifs et à limiter la baisse des profits en se concentrant.
La reprise viendra après 1895 des innovations de la fin du siècle et sera
aidée par de nouvelles découvertes d’or dans les années 1890-1900 en
Afrique du Sud, en Alaska et au Klondike.
Divers facteurs ont été avancés pour expliquer la durée de la
dépression:
• la pénurie d’or entre les deux grandes périodes de découvertes de
1849 et 1900 ; la plupart des pays adoptent l’étalon-or dans cette
période et renoncent au bimétallisme ou à l’étalon-argent, ce qui
aggrave la déflation;
• la langueur des investissements en l’absence de progrès
technologiques significatifs avant la deuxième révolution
industrielle;
• l’anémie de la consommation interne en dépit de l’amélioration
des salaires réels, du fait des très fortes inégalités;
• enfin, il s’agirait d’une crise de passage à un nouveau mode de
régulation du système capitaliste: d’un capitalisme concurrentiel
caractéristique du XIXe siècle, avec des salaires et des prix
flexibles, on passerait à un capitalisme monopoliste au XXe,
caractérisé par la production de masse, des gains de productivité
rapides, un élargissement de la consommation et la rigidité des
salaires et des prix à la baisse.

La Belle Époque: 1896-1914

L'évolution économique pendant la Belle Époque présente des aspects


à la fois négatifs et positifs. Ainsi le conservatisme rural et l’importance
écrasante de l’agriculture (40 % de la population active vers 1913), la
faible salarisation (46 % de la population active en 1911 contre 90 % en
Grande-Bretagne), la sous-industrialisation, la dispersion et la taille peu
élevée des firmes en comparaison des grandes puissances industrielles.
Mais la France est surtout handicapée par le vieillissement de sa
population, conséquence d’une natalité en chute libre. Le taux de
croissance démographique n’a jamais été aussi bas. Il fait même place à
un recul entre 1891 et 1895, un événement unique en Europe : la baisse
de la population en chiffres absolus, due à des excédents des décès sur les
naissances, en 1890, 1891, 1892 et 1895, puis en 1907 et 1911. Si on
ajoute à cette natalité en recul l’hécatombe de la Grande Guerre qui suit,
on comprend aisément comment la France, symbolisant en cela toute
l’Europe, passe au XXe siècle au statut de puissance moyenne. Cette
évolution explique le recours à l’immigration (travailleurs italiens,
espagnols et belges), mais aussi, et de façon plus négative, des
phénomènes de repli comme le retour au protectionnisme, la peur de la
concurrence avec la défense du petit commerce, l’attachement à la terre
et à un monde rural figé, l’attitude frileuse enfin des épargnants qui
préfèrent les placements à l’étranger (les emprunts russes) à des prêts aux
industries nationales.
Les aspects positifs résident dans les institutions (la stabilité politique
enfin acquise après un siècle de bouleversements) et dans le dynamisme
des nouveaux secteurs, ceux de la deuxième révolution industrielle. La
France innove et se trouve à la pointe des progrès dans l’automobile,
l’aviation, l’électricité et la chimie. L'expansion outre-mer dans les
conquêtes coloniales est également un signe de force qui s’oppose au
tableau classique d’une France vieillie et peuplée de rentiers.
La Belle Époque correspond à une sorte d’âge d’or européen avant les
tempêtes de la première moitié du XXe siècle, la période de l’apogée du
capitalisme libéral, depuis que les pays industrialisés ont surmonté la
dépression de 1873. La croissance économique reprend à un rythme plus
rapide, elle ne sera interrompue que par les courtes crises de 1900, 1910
et 1913, mais elle est plus rapide encore à l’étranger : aux États-Unis, en
Russie et surtout en Allemagne qui devient la première puissance
industrielle européenne avant la Grande-Bretagne. L'accroissement du
revenu par tête est équivalent en France, mais cela vient en partie de la
stagnation démographique.
La croissance en France au XIXe siècle, taux moyens
annuels

1815-1830 Restauration : Louis XVIII, Charles X 2,3 %

1830-1848 Monarchie de Juillet : Louis-Philippe 1,4 %

1848-1852 IIe République -1,2 %

1852-1870 Second Empire : Napoléon III 1,9 %

1870-1885 1,3 %
e
III République
1886-1913 1,8 %

XIXe siècle de 1815 à la Grande Guerre 1,5 %

L'expansion industrielle en Allemagne

Le IIe Reich va de 1871 à 1918, c’est une fédération décentralisée de


25 États qui correspond à la plus grande extension territoriale de
l’Allemagne. Après deux défaites au XXe siècle, la nation réunifiée en
1990 ne représente plus que les deux tiers de l’empire de Guillaume II
(soit la superficie de la seule Prusse avant 1871, qui était située beaucoup
plus à l’est). La population passe de 42 millions en 1871 à 70 millions en
1913 (dont 60 % en Prusse) grâce au dynamisme démographique qui
contraste avec l’arrêt observé en France, et cela malgré une émigration
massive vers le Nouveau Monde.
L'Allemagne connaît une croissance régulière (elle dépasse 2 % par an
depuis les années 1840), son taux d’investissement est élevé (plus de 20
% du PNB vers 1900 contre 10 % en GB) et elle devient la première
puissance du continent. L'agriculture se modernise, elle est en 1914 la
plus productive d’Europe en partie grâce aux engrais chimiques qui
permettent l’abandon total de la jachère. À l’est, le régime de grande
propriété très productive des Junkers domine, à l’ouest le régime habituel
est celui de la petite propriété en faire-valoir direct; au sud enfin, les
exploitations moyennes affermées sont les plus nombreuses.
Le taux de croissance de la production manufacturée tourne autour de
4 % par an depuis 1850. Le type de développement industriel est celui de
la substitution d’importations, favorisée par la protection mise en place
dans le cadre du Zollverein et fortement appuyée par l’État qui réalise le
quart des investissements. Les industries allemandes remplacent peu à
peu les produits venus de pays plus avancés: les machines sont tout
d’abord copiées sur les modèles anglais, belges ou français. Après la
découverte du procédé Gilchrist, qui permet dès 1881 l’exploitation du
fer de Lorraine, la sidérurgie allemande croît à un rythme accéléré. Le
pays renforce alors sa spécialisation dans les industries lourdes (acier,
armement, mécanique, charbon, chimie).
Tableau 11
. Production industrielle mondiale, %

En 1914, l’Allemagne produit plus d’un tiers du charbon européen, 20


% des textiles, près de la moitié de l’acier et des machines, et 41 % de la
production chimique; en tout un tiers de la production industrielle du
continent et 16 % du total mondial (tableau 11). Elle a un quasi-
monopole des colorants utilisés dans le monde. Dans les industries
électriques, avec des firmes comme Siemens ou AEG, l’Allemagne est le
leader européen: en 1913, la production de ce type de matériel est de 65
M£, pour 30 M£ en Angleterre, 8 en France.
Les industriels et les agriculteurs vendent leurs produits dans le monde
entier. L'Allemagne rattrape la Grande-Bretagne dans le commerce
mondial. Dès 1890, elle arrive en deuxième position avec 11 % des
échanges internationaux, contre 19 % pour l’Angleterre et 10 % pour les
États-Unis ou la France. En 1913, ces parts seront de 14 % (GB), 12 %
(All.), 10 % (EU) et 8 % (F). Les produits industriels comptent alors pour
les deux-tiers des exportations, tandis que les matières premières et les
produits alimentaires représentent 85 % des importations. Hambourg
devient le deuxième port d’Europe continentale et le quatrième dans le
monde. La flotte marchande passe au second rang, au niveau des États-
Unis: 5 M de tonneaux au total en 1913 pour les deux pays, contre 18
pour l’Angleterre et 2 en France.
Le mélange de protectionnisme, de cartellisation des firmes, de
coopération des industries avec l’État, le rôle des banques universelles,
tout cela constitue le modèle du capitalisme allemand de cette époque. II
s’agit d’un capitalisme organisé, bien différent du laissez-faire anglo-
saxon et du dirigisme français. L'Allemagne est le pays le plus
représentatif du mélange de la science et de l’entreprise dans des
laboratoires de recherche qui sont à l’origine des innovations.
À la veille de la Première Guerre mondiale, les pays européens sont à
l’apogée de leur puissance économique dans le monde, même s’ils sont
tous déjà, pris isolément, dépassés par les États-Unis. Les deux conflits
mondiaux qui se succèdent en moins de trois décennies signent le déclin
économique de l’Europe qui s’efface devant les superpuissances du XXe
siècle. Une fois l’engrenage déclenché qui mènera à la guerre, personne –
pas même Jaurès et les socialistes de part et d’autre du Rhin en 1914 – ne
pourra l’arrêter, et la Seconde Guerre mondiale avec ses nouvelles
horreurs et abominations n’est que la conséquence de la première et du
mauvais règlement qui la suit.
La diffusion du modèle industriel hors d’Europe occidentale au
XIXe siècle

L'Europe commence à être rattrapée par de nouvelles puissances


économiques à la fin du XIXe siècle. La part des trois grands pays du
continent (Grande-Bretagne, France, Allemagne) dans la production
mondiale passe de 55 % à 36 % entre 1870 et 1913, alors que celle du
groupe USA-Canada-Russie passe de 27 à 44 %. Les latecomers, la
Russie ou le Japon, pourront aller plus vite que les early starters comme
la Grande-Bretagne ou la France, car ils peuvent puiser dans le réservoir
technologique existant. Mais les États-Unis occupent une place
intermédiaire: ils ont participé en pionniers aux innovations techniques
dès le début du siècle, et ils s’industrialisent rapidement dans sa
deuxième partie.

Les Nouvelles puissances économiques

Les États-Unis

Aspects généraux

Les États-Unis connaissent une ascension économique spectaculaire


qui les porte dès 1900 au premier rang mondial. Un peu moins de deux
siècles d’histoire comme colonies britanniques avant leur formation
(1607-1776), un peu plus de deux siècles comme pays indépendant
(depuis 1776) leur ont suffi, grâce à la combinaison de ressources
abondantes, de l’idéal individualiste anglo-saxon et d’un nouveau
système de production. C'est la synthèse heureuse entre les mentalités, les
ressources, la technologie et l’organisation qui expliquerait le succès
économique.
L'abondance en ressources naturelles est un premier avantage: les
terres fertiles, les gisements miniers, les voies d’eau et le climat tempéré.
La destinée manifeste des États-Unis est de couvrir tout le continent
nord-américain, des îles du Pacifique aux Caraïbes, de l’Alaska à
l’Amérique centrale, selon « un plan de la nature ». La conquête de
l’Ouest commence dans les années 1820. La puissance économique des
États-Unis achèvera au XXe siècle ce que la destinée manifeste n’aura pu
complètement réaliser sur le plan politique : le Canada et les îles des
Antilles restent indépendants mais sont en fait largement dominés par
l’hégémonie économique américaine.
Ces richesses n’auraient pas pu être exploitées sans un énorme apport
de main-d’œuvre. Les États-Unis vont absorber des millions
d’immigrants, leur trouver des emplois, leur accorder des terres et leur
garantir des droits de propriété. De 4 millions en 1790 au premier
recensement, la population du pays passe à 100 millions en 1914,
dépassant ainsi tous les pays européens à l’exception de la Russie. Le
Homestead Act de 1862, en pleine guerre civile, permet aux citoyens
d’acquérir des lots à bas prix. Il s’agit de faciliter l’expansion vers l’ouest
et de rallier les nouveaux arrivants aux Nordistes. Avec le Louisiana
purchase en 1803, l’État fédéral avait acquis des domaines immenses qui
seront ainsi en partie revendus, et même donnés dans certains cas,
distribués aux compagnies de chemin de fer ou aux États, ou encore
conservés par Washington.
Une mentalité nouvelle est acquise par tous les immigrants qui
adoptent l’idée que « chacun porte en soi la capacité et le droit d’exercer
n’importe quelle fonction », qui acquièrent le goût du pragmatisme, de la
connaissance empirique, héritage de la culture anglo-saxonne. L'initiative
individuelle et le droit de propriété sont glorifiés depuis le départ, depuis
le débarquement des premiers calvinistes ou puritains: « le capitalisme
est arrivé avec les premiers bateaux » (Degler).
Les pères fondateurs des États-Unis avaient pris soin de diviser et
d’équilibrer les pouvoirs grâce à un système de gouvernement tripartite
(exécutif, législatif, judiciaire), l’existence de deux chambres pour
légiférer et de deux niveaux de gouvernement, fédéral et local. Il
s’agissait aussi, au plan économique, de protéger les droits privés de
propriété en restreignant les pouvoirs publics et empêcher la possibilité
d’accaparer des richesses par le biais de la sphère politique. L'acceptation
générale des principes de la Constitution et des lois du capitalisme est
une caractéristique essentielle de la mentalité américaine : « une fusion
entre la démocratie et le capitalisme – un mariage de la liberté et du
marché libre » (McCraw).
Parmi les Treize colonies, celles du nord-est, composées de libres
propriétaires se distinguent de celles du Sud où règne l’esclavage. Au
Nord, on trouve des individus orientés vers les affaires et le travail
acharné, tandis qu’au Sud se met en place « une société hiérarchique et
traditionnelle dans laquelle l’élite méprise le travail manuel et où des
considérations de statut expliquent les comportements économiques ». Le
Nord se caractérise par une population « très mobile, bien éduquée et
ayant le sens de l’entreprise, une population dont les diverses croyances
religieuses mènent à un développement intellectuel caractérisé par
l’individualisme, l’optimisme, l’enthousiasme et la réforme » (Egnal).
Les travaux récents sur le fonctionnement des plantations esclavagistes
avant la guerre de Sécession ont montré la rentabilité du système, qui
tendait à s’étendre vers l’ouest et aurait pu se perpétuer sans la guerre
civile. L'esclavage sera finalement aboli en 1862 pendant le conflit,
abolition inscrite dans la Constitution avec le XIIIe amendement en 1865.
Selon la formule d’Abraham Lincoln le pays ne pouvait rester « à moitié
esclavagiste, à moitié libre ».

Intervention publique et protectionnisme

Les pouvoirs publics sont toujours intervenus dans l’activité


économique, en dépit du credo libéral, et tout d’abord dans les
infrastructures: en 1803, Jefferson fait construire une route nationale à
travers les Appalaches qui relie l’Atlantique au golfe du Mexique par
l’Ohio, affluent du Mississipi. De même l’État participe dans les années
1820 à la construction du canal Érié qui rattache l’Atlantique aux Grands
Lacs.
Le gouvernement suit une politique industrielle du type substitution
d’importations pour favoriser l’indépendance nationale. Alexander
Hamilton, premier secrétaire au Trésor en 1789 sous la présidence de
Washington est considéré comme le père de l'industrialisation
américaine. Son Report on Manufactures de 1791 préconise la mise en
place de barrières douanières pour favoriser le développement des
industries locales en leur réservant le marché interne. Il s’agit de la
première formulation de l’argument des industries naissantes ou du
protectionnisme éducateur développé par Friedrich List en Allemagne en
1841. Un tarif élevé sur les produits manufacturés est fixé en 1828 puis
renforcé en 1861 à un niveau moyen de 47 %. Toujours à l’opposé du
credo libéral, le protectionnisme devient un dogme, comme le montrent
ces phrases de Lincoln : « Je ne connais pas grand-chose aux droits de
douane, mais je sais une chose, c’est que lorsque nous achetons des biens
manufacturés à l’extérieur, nous avons les biens et les étrangers ont
l’argent; mais lorsque nous achetons ces biens chez nous, nous avons à la
fois les biens et l’argent ». La victoire du Nord en 1865 renforce
l’évolution d’un protectionnisme qui a été qualifié comme « le plus
cynique et le plus outrancier auquel un gouvernement ait jamais cédé au
nom de l’égoïsme national » (Bergeron). En 1890 le tarif McKinley passe
à une moyenne de 50 %, encore relevée à 57 % en 1897 par le tarif
Dingley. Le dicton alors courant selon lequel « chaque produit importé
est une insulte » reflète bien l’attitude traditionnelle des Américains au
XIXe siècle. Mais les échanges extérieurs ne sont pas d’une importance
déterminante dans un pays qui compte surtout sur le dynamisme de son
marché interne. Parmi les grands pays, le taux d’ouverture extérieure
reste un des plus faibles (4 % en 1913 contre 16 % en moyenne pour
l’Europe occidentale). L'influence des débouchés extérieurs sur la
croissance reste secondaire.
Dans le domaine monétaire, les États-Unis n’auront pas d’Institut
d’émission officiel au XIXe siècle, du fait de l’opposition traditionnelle à
la centralisation. La prolifération des banques, on en compte des dizaines
de milliers au début du siècle, pousse finalement à la mise en place du
système de Réserve fédérale en 1914, décentralisé en douze branches
régionales.

Industrialisation, croissance

L'industrialisation démarre au début du XIXe siècle dans le nord-est, de


Boston à Philadelphie. L'industrie du coton de Nouvelle Angleterre
domine d’abord, puis vers 1860 les industries mécaniques et
sidérurgiques prennent le relais, elles généralisent le système de pièces
interchangeables à l’origine de la production de masse. C'est l’American
way of production, initié par Eli Whitney, l’inventeur de l’égreneuse en
1793. Le chemin de fer apparaît dès 1828, il atteint Chicago en 1853 et
traverse le continent en 1869 avec l’ouverture du tronçon Omaha-San
Francisco. L'Union Pacific Railroad partant du Nebraska rejoint alors la
Central Pacific, partie de Californie, dans l’Utah. Quatre lignes
transcontinentales seront en service en 1900. Le Canada ouvre sa
première ligne jusqu’à Vancouver en 1885 et dans l’empire tsariste, le
transsibérien date de 1903.
La production industrielle est multipliée par soixante entre 1850 et
1920. Elle représente en 1900 environ un tiers du total mondial. En 1913,
la production de fonte et d’acier est le double de celle de l’Allemagne.
Elle a dépassé le niveau de la Grande Bretagne en 1886. La production
de charbon passe de 7 à 250 millions de tonnes entre 1850 et 1900, puis à
455 en 1910, loin devant le premier producteur en Europe, la Grande-
Bretagne (268 M). Les États-Unis extraient au début du XXe siècle
l'essentiel du pétrole de la planète. Dans le secteur agricole, le Sud
produit en 1860 près de 90 % du coton mondial et la Prairie du Middle
West devient la première région productrice et exportatrice de blé dans le
monde. Le taux de croissance économique global a été de 1,3 % par an
dans la première moitié du XIXe siècle et de 1,6 % dans la seconde (soit
un doublement tous les quarante ans du revenu par tête). En 1913 les
Américains jouissaient, en moyenne, du niveau de vie le plus élevé de
tous les grands pays industriels (tableau 12).
En 1890 les exportations sont composées aux trois quarts de produits
primaires (blé, coton, viande, pétrole), mais les exportations industrielles
progressent plus vite. Le taux d’investissement est supérieur à 20 % entre
1865 et 1914, dépassant les niveaux européens. La main-d’œuvre étant
relativement rare et les salaires plus élevés qu’en Europe, la tendance à
utiliser davantage de capital technique caractérise les États-Unis. Le pays
devient le principal bénéficiaire des investissements britanniques et le
premier emprunteur au monde. L'endettement externe facilite le
développement rapide après 1830, malgré les crises fréquentes de
paiement. La dette américaine continue à croître jusqu’à la Première
Guerre mondiale, mais celle-ci entraîne une explosion des exportations
américaines vers le continent européen et un retournement de la situation
financière: l’Amérique rembourse sa dette et devient à son tour
créancière des puissances européennes.
Tableau 12
. PIB par tête, en dollars de 1990

L'ère des titans

L'ère des titans, des magnats ou tycoons, le « Gilded Age », est celui
des fortunes rapides et des firmes géantes. La Standard Oil de John D.
Rockefeller, fondée en 1870 par la fusion de 40 sociétés pétrolières,
contrôle 90 % de l’industrie à la fin du siècle, à partir d’un secteur très
concurrentiel et anarchique. La rationalisation des activités permet de
réduire le coût du raffinage des deux tiers. La US Steel Corporation,
formée en 1901 par Carnegie et Morgan, est le résultat d’une
concentration horizontale (rachat de firmes concurrentes) et verticale
(contrôle de toute la filière sidérurgique : mines, cokeries, fonderies,
aciéries, navires, chemins de fer), et réalise près des deux tiers de la
production américaine d’acier avec 168 000 employés (plus du double
des effectifs du géant européen Krupp). Andrew Carnegie, né à Dublin,
ouvrier à ses débuts en Amérique, est devenu en quelques décennies,
grâce au procédé Bessemer, l’une des plus grandes fortunes de l’époque.
Il se fait naturellement le chantre du capitalisme : « L'individualisme, la
propriété privée, la loi de l’accumulation des richesses et la loi de la
concurrence sont les résultats les plus élevés de l’expérience humaine, le
terreau où la société a jusqu’à maintenant produit ses meilleurs fruits…».
Mais il redistribue largement sous forme de fondations, bibliothèques,
universités, musées, dons, mécénat, etc., en critiquant ceux qui gardent
leur fortune et en proclamant que « celui qui meurt riche meurt
déshonoré ». De la même façon, Rockefeller crée l’université de
Chicago, le MoMA (Museum of Modern Arts) et la Rockefeller
University, actuellement le plus grand centre de recherche médicale de la
planète. Johns Hopkins, Ezra Cornell, Cornelius Vanderbilt et d’autres
millionnaires de l’époque agiront dans le même sens, laissant leurs noms
à des établissements, notamment des universités, devenus prestigieux
dans le monde entier.
Les grands capitaines d’industrie de cette époque rappellent ceux de la
révolution industrielle anglaise. Mais ce ne sont plus des artisans ou des
inventeurs géniaux, car l’invention est maintenant le fait des spécialistes
et de scientifiques dans leurs laboratoires, ce sont plutôt des hommes
d’affaires, capables de réaliser des alliances, de définir une stratégie
industrielle et commerciale porteuse d’avenir. Harriman et Gould dans
les chemins de fer, Frick dans le charbon, Armour et Swift dans le
conditionnement de la viande, McCormick dans les machines agricoles
sont, comme Pullman, Remington, Rockefeller ou Carnegie, d’origine
modeste, des self-made men. On les appelle ainsi robber barons (barons
pillards) du fait de leurs méthodes expéditives et peu scrupuleuses.

Le Japon

Les premiers contacts du Japon avec l’Occident eurent lieu en 1543,


avec les Portugais qui y introduisent les fusils. Une guerre civile prend
fin en 1603 par la victoire d’un des principaux seigneurs de guerre, ou
Shogun, Ieyasu Tokugawa. Par la suite, le Japon est dirigé par la famille
Tokugawa qui ferme le pays à toute influence étrangère. Il s’agit d’un
système féodal où trois cents familles (daïmios) et leurs vassaux guerriers
(les samouraïs) contrôlent la masse paysanne et les quelques bourgeois
des villes (chonins) organisés en corporations. L'empereur est écarté du
pouvoir et ne garde que des fonctions religieuses, il est un dieu parmi les
hommes. Ce féodalisme présente des similarités avec celui du monde
occidental: un équilibre entre des marchés libres et des gouvernements
assez forts pour faire appliquer et respecter les contrats. Les villes sont
importantes et regroupent la plupart des échanges monétaires, les
opérations de crédit et même des marchés à terme pour le riz. Les
marchands tiennent des comptabilités et se livrent à des calculs
financiers. Un système scolaire développé est mis sur pied pendant cette
période et le niveau d’éducation est comparable à celui des pays
occidentaux à la même époque.
En 1851, une intervention américaine force l’ouverture de plusieurs
ports et impose la limitation des tarifs douaniers à 5 %, sans réciprocité.
Des accords commerciaux sont signés avec les autres puissances
occidentales, mais le Japon évitera les concessions et le commerce de
l’opium. Cependant ces traités inégaux entraîneront une forte réaction: en
1868, des samouraïs réformateurs mettent fin au régime du Shogun et
rétablissent l’empereur dans ses fonctions de chef de l’État. Celui-ci n’a
que seize ans lorsque débute l’ère Meiji (ou Gouvernement éclairé), ère
qui se termine en 1912 à sa mort. Le pouvoir appartiendra en fait à une
élite oligarchique, même si une constitution à l’occidentale est adoptée
pour la façade. En quelques années le féodalisme est supprimé: les clans
régionaux disparaissent au profit du pouvoir central, les terres sont
attribuées aux paysans, les corporations, les castes et les privilèges sont
abolis. Dans les décennies qui suivent, les samouraïs réussiront à se
reconvertir en cadres de l’État ou des entreprises. La liberté de
circulation entre provinces est établie, de même que la possibilité de
voyages à l’étranger. L'enseignement primaire devient obligatoire pour
tous, filles et garçons, dès 1872. Une armée nationale de conscrits et une
flotte moderne sont créées.
Une réforme fiscale permet de financer le budget national et les
dépenses dans l’infrastructure et les industries. Elle est basée sur une taxe
foncière ne dépendant pas de la production et incitant donc les paysans à
tirer le maximum de leur terre afin de réduire son poids. L'agriculture,
secteur dominant au départ, finance ainsi l'industrialisation, mais sans
ponction excessive et sans décourager les producteurs. Des industries et
des banques publiques, des compagnies ferroviaires d’État sont lancées,
puis privatisées dans les années 1880 pour former les zaïbatsu, telles que
Mitsui, Mitsubishi, Sumitomo, Yasuda ou Fujita. Ces groupes
représentent environ un tiers de la production totale du pays et coexistent
avec un grand nombre de petites et moyennes entreprises traditionnelles.
L'État conserve un rôle important dans la planification, les
infrastructures et les industries lourdes. Ainsi les aciéries publiques
Yawata représentent les trois quarts de la production sidérurgique en
1913. Mais le secteur secondaire est surtout composé d’industries légères
dont la croissance est du type substitution d’importations, commençant
par les activités de main-d’œuvre plus simples, pour remonter
progressivement les filières vers les biens de production. L'industrie
textile, qui compte pour un quart de la production industrielle vers 1900,
dépasse celle de la Grande-Bretagne dans les années 1920, pour devenir
la première au monde. Les firmes y sont issues du secteur privé et ne
doivent rien à l’action de l’État. Les fabricants maîtrisent également la
construction de machines textiles, métiers à filer et à tisser, et élargissent
peu à peu leur production. Les principaux produits d’exportation sont la
soie et le thé, puis le pays commence à diversifier ses ventes à l’extérieur
avec des produits manufacturés simples et bon marché. Les textiles
représentent la moitié des exportations en 1910 et les cotonnades
produites par le Japon dépasseront un tiers des exportations mondiales
dans les années 1930, avant même celles de l’Angleterre.
La modernisation du pays se fait par l’acquisition de techniques et de
modèles occidentaux. Les Japonais adopteront ainsi de l’Angleterre, les
chemins de fer, la marine et le service postal; de l’Allemagne, le
gouvernement, les lycées, la recherche, la médecine et l’armée ; de
France, l’administration centralisée, l’école primaire, la gendarmerie, les
arts, le droit et le système judiciaire ; de Suisse, l’horlogerie; de
Belgique, la Banque centrale, et des États-Unis, les banques, les
assurances, la Bourse, les campus et la pédagogie. Par la suite, le pays
continuera à envoyer des spécialistes se former à l’extérieur et accueillera
des experts étrangers.
Le Japon comptait 30 millions d’habitants vers 1860, mais il en atteint
54 en 1914. L'industrie dépasse 20 % de la production totale en 1910. Le
pays devient une puissance importante dans la région, surtout après ses
victoires sur la Chine et la Russie, et il n’est plus question de subir
l’impérialisme occidental et ses traités inégaux. L'ère Meiji sera suivie
par l'ère Taisho, durant le règne de Yoshihito, de 1912 à 1926. Son fils
Hirohito lui succédera jusqu’en 1989 (ère Showa). La démocratie Taisho
est une période de libéralisation politique et de croissance économique
rapide. La Première Guerre mondiale favorise les exportations japonaises
qui sont composées à plus de moitié par des produits manufacturés en
1918. Elles passent de 6 % du PNB en 1880 à 22 % en 1915. En un
siècle, le pays est passé de l’imitation et la production de produits de
piètre qualité à la création, à l’innovation et à la production de produits
universellement renommés. Ce succès unique n’est pas dû uniquement
aux réformes réussies de la période Meiji, il est lié surtout à des
habitudes anciennes, une détermination sans faille, des dons
d’assimilation et une grande capacité d’organisation.

La Russie tsariste

La Russie a depuis longtemps « la conscience d’être investie d’une


mission et la conviction d’être frappée d’une malédiction » (Vernet). Sa
mission est celle de guider le monde, d’être la nouvelle Rome, mais en
même temps sa malédiction est d’accumuler les échecs, surtout dans le
domaine économique, car le domaine politique et militaire lui réussit
plutôt bien. Après tout, c’est en 1900 le plus vaste empire d’un seul
tenant, et encore aujourd’hui le plus grand pays du monde. L'empire des
tsars comptait 36 millions d'habitants en 1796 et environ 170 millions
d’habitants en 1914, répartis de la Pologne à la Chine. La mission dont
elle se croit investie a changé en octobre 1917, au lieu d’une mission
religieuse, elle s’est crue porteuse avec le socialisme de tous les espoirs
de l’humanité, mais le principe reste le même si l’idéal s’est transformé.

Le cadre institutionnel

Au début du siècle, sous Alexandre Ier, la Russie apparaît comme une


grande puissance. Entre 1808 et 1812 le tsar envisage de partager le
monde avec Napoléon, son allié, mais le blocus continental suscite
l’opposition des propriétaires terriens, exportateurs de grains vers
l’Angleterre, et le pays termine dans le camp des vainqueurs en 1815.
Entre-temps, elle s’est agrandie en annexant la Lituanie et la Lettonie, la
Finlande, la région de Bakou aux dépens de la Perse et la Bessarabie sur
l’Empire ottoman, tandis que le congrès de Vienne lui attribue l’essentiel
de la Pologne. Sur le plan des institutions, cependant, le pays s’enfonce
dans l’immobilisme. À la mort d’Alexandre en 1825, son successeur
Nicolas Ier écrase un mouvement révolutionnaire partisan d’une
monarchie constitutionnelle et de réformes à l’occidentale, les
décabristes. L'agitation politique et terroriste contre le régime autoritaire
ne cessera plus jusqu’en 1917.
Le règne de Nicolas Ier, au milieu du siècle, est le triomphe apparent de
l’absolutisme autocratique, doublé de terreur, de nationalisme et
d’orthodoxie ; de stagnation économique également, puisque l’autocrate
refuse les chemins de fer dans le but de « maintenir la société dans un
état figé » (Bergeron). Les troupes russes n’hésitent pas à intervenir pour
maintenir l’ordre en Europe et sauver les régimes en place. Cependant, la
défaite en Crimée en 1855 devant les puissances occidentales convainc le
nouveau tsar que des réformes sont nécessaires. En 1861, Alexandre II
met fin au servage en libérant 47 millions de paysans, mais il ne leur
donne pas la pleine propriété des terres. L'abolition permet malgré tout la
montée du capitalisme grâce à l’apparition d’une main-d’œuvre libre sur
le marché du travail.
Le changement essentiel réclamé par les libéraux, la représentation
populaire sous forme d’une assemblée législative garantie par une
constitution, n’est pas réalisé par les réformes. Le tsar sera finalement
assassiné en 1881 et ses successeurs, Alexandre III, puis Nicolas II,
accentueront encore le système autocratique et répressif, jusqu’à la
révolution de 1905. La nécessité de maintenir l’unité politique d’une
mosaïque de peuples et de religions justifie, pour les tsars, l’impossibilité
d’accorder les libertés essentielles. « Que j’accorde aujourd’hui une
constitution et demain la Russie tombe en pièces », disait Alexandre II.

L'évolution économique

Comme dans le système d’open field, l’agriculture russe est gérée au


niveau du village par la commune (mir). C'est elle qui prend les
décisions, assigne les terres, collecte les redevances du propriétaire
foncier…et empêche toute modernisation. Cette communauté villageoise
est dirigée par un starost élu et l’institution du mir, très populaire en
Russie, est considérée par les autorités comme un rempart contre
l’agitation révolutionnaire, le moyen d’éviter les troubles sociaux des
pays capitalistes avancés. Même certains socialistes y voyaient la
possibilité de faire l’économie de la phase capitaliste, en passant
directement à une société communiste.
On cultive surtout les céréales avec un régime d’assolement triennal et
des pratiques rudimentaires. La plupart des paysans survivent
misérablement sur des exploitations trop petites, et les révoltes, qui
rappellent les jacqueries médiévales, se répètent régulièrement. De
grandes propriétés de type capitaliste se constituent cependant.
Appartenant aux fameux koulaks, encouragés par le régime, elles
représentent environ la moitié des terres arables en Russie au début du
nouveau siècle.
La Russie dispose d’une industrie traditionnelle (textiles, verrerie,
papeterie, etc.) tandis qu’un secteur moderne (mécanique, machines à
vapeur, matériel lourd) commence à apparaître après le milieu du XIXe
siècle. La France a participé bien avant les fameux emprunts russes de la
fin du siècle au développement économique de la Russie : dans les
industries textiles, alimentaires, sidérurgiques, minières, ferroviaires, les
investissements se sont multipliés depuis les années 1850. Les voies
ferrées s’implantent un peu partout sous le règne d’Alexandre II, depuis
Moscou vers Saint-Pétersbourg, la mer Noire, l’Ukraine et l’Oural. Si le
pays est toujours figé au plan institutionnel, il n’en va donc plus de même
pour l’industrie. Le décollage économique se produit au moment de la
deuxième révolution industrielle et en particulier pendant la décennie
1890, sous le dynamique ministre Sergueï Witte. Le « système de Witte »
se caractérise par un fort protectionnisme, l’appel aux capitaux étrangers
et une politique industrielle dirigiste reposant sur des cartels. L'État
investit directement dans les infrastructures de transport (transsibérien) et
dans les industries lourdes (sidérurgie, usines d’armement). Cette
intervention n’est pas hostile au secteur privé, mais tend à l’encourager et
à le suppléer. L'action du gouvernement a pour but de stimuler un
capitalisme industriel et financier naissant.
La production de biens manufacturés s’accroît de 8 % par an entre
1880 et 1910 et le pays devient au début du XXe siècle la cinquième
puissance industrielle dans le monde. Les ouvriers voient leur nombre
augmenter à 4,5 millions en 1913 et en même temps l’emprise étrangère
tend à diminuer avec la russification des entreprises. Il s’agit d’une
économie capitaliste dans les premières phases de son industrialisation et
qui aurait pu surmonter ses problèmes. Le plus important est l’aspect
dualiste de l’économie avec un immense secteur rural arriéré. L'empire
est bien ce « colosse aux pieds d’argile » que l’on décrit à l’époque,
colosse que la grande guerre et la révolution déstabiliseront. Une course
de vitesse s’engage entre les progrès économiques, qui auraient pu à
terme se traduire par un élargissement des richesses et une modernisation
des institutions, et l’agitation révolutionnaire qui trouve un terreau
propice dans l’incapacité du régime à se réformer rapidement, la misère
des ouvriers et des paysans écartés pour la plupart des bénéfices de
l’expansion économique. Contrairement à l’Europe occidentale où cette
course a été gagnée par les progrès économiques, elle sera perdue en
Russie.

La marche vers la révolution

Le parti socialiste russe s’est divisé en 1903 entre les majoritaires,


bolcheviks en russe, dirigés par Lénine, partisans d’une prise de pouvoir
violente et d’une accélération de la révolution bourgeoise en révolution
socialiste, et la minorité des mencheviks adeptes d’une évolution plus
lente passant par une étape bourgeoise et rejetant les méthodes brutales
des premiers. Pour les bolcheviks, la fin justifie les moyens, pour les
mencheviks les traditions libérales et humanitaires, ainsi que les droits
des individus, doivent être respectés.
La défaite de la Russie devant le Japon est le premier échec militaire
d’importance d’un peuple blanc et européen. Lénine affirmera que « la
chute de Port-Arthur a marqué les débuts de la fin pour l’autocratie » et
que la défaite a constitué « la locomotive de la révolution ». Rosa
Luxemburg, Lénine et Trotski participent à la révolution de 1905 qu’ils
considéreront plus tard comme « une répétition générale ». Les premiers
conseils ou soviets de soldats et d’ouvriers apparaissent à Saint-
Pétersbourg de façon spontanée. La révolution échoue, mais elle entraîne
le passage à une monarchie de type constitutionnel: la promulgation
d’une constitution et la création d’une assemblée législative, la douma,
non élue finalement au suffrage universel et strictement contrôlée par le
gouvernement. La redistribution des terres aux paysans est accélérée
grâce au premier ministre Stolypine qui tente de mettre ainsi en place une
classe de fermiers capitalistes à l’américaine, mais il sera assassiné en
1911.
Le tsar Nicolas II considérait les réformes constitutionnelles comme
des « rêveries absurdes », il vivra dans la hantise d’une révolution, son
pire cauchemar, et ne pourra finalement l’empêcher. Manquant de
volonté, il suit les conseils du dernier à s’exprimer et tombe sous
l’influence néfaste de la tsarine et de Raspoutine, un illuminé. Lénine
disait en 1907 : « une ère de contre-révolution commence, et elle durera
vingt ans, à moins que la Russie ne soit entraînée dans une guerre
importante. » Il ne pouvait rêver mieux qu’une guerre mondiale, à
l’origine d’une révolution qui allait ébranler le monde.

Le Développement périphérique

L'Amérique latine

Certaines nations d’Amérique latine émergent à la fin du XIXe siècle.


Malgré les tentatives de Bolivar, le sous-continent sera éclaté en seize
États. La célèbre formule du Libérateur, « J’ai labouré la mer », résume
cet échec. Mais la géographie l’explique aussi: les Andes présentent une
barrière difficile à franchir et la forêt amazonienne exerce par son
immensité impénétrable des forces centrifuges sur les peuples latino-
américains, qui se tournent davantage vers la mer que vers l’intérieur.
L'Argentine, cinq fois la France, n’a que 400 000 habitants vers 1830 et
le Brésil, la moitié du sous-continent à lui seul, 5 millions. Dans sa
totalité l’Amérique latine ne compterait au début du siècle que 17
millions d’habitants, mais 80 vers 1900 sous l’effet de l’immigration.
Les Blancs (22 %) tiennent le haut du pavé, venus d’Europe ou nés
dans le pays (créoles). En bas de l’échelle sociale on trouve les Indiens
(21 %) et les Africains (8 %), et entre les deux, les métis (Blanc et
Indien), les mulâtres (Blanc et Noir), les zambos (Noir et Indien), soit
environ 50 %. Les Indiens représentent l’essentiel de la population dans
les pays andins, au Mexique et en Amérique centrale, les Noirs, venus
comme esclaves, sont surtout présents dans les régions côtières,
notamment au Brésil. La Colombie est le premier pays du continent à
abolir l’esclavage en 1821, Cuba attend 1880 et le Brésil 1888.
L'Amérique latine, dominée par une étroite minorité de créoles, où les
barrières de classe et de race sont strictes, a ainsi réalisé au XIXe siècle «
une indépendance sans décolonisation » (Léon), source de conflits
institutionnels et politiques permanents.
L'opposition ne peut s’exprimer librement et la révolution ou le coup
de force sont les seules formes de l’alternance politique possibles. Les
coups d’État militaires ne se comptent plus: « Chaque général est un
candidat possible à la présidence de la République et il y a pléthore de
généraux, souvent improvisés, qui se disputent les ombres du pouvoir »
(Baumont). Les belles constitutions démocratiques ne sont guère
respectées (le Pérou en a quinze entre 1821 et 1971). Les gouvernements
latino-américains ont reçu l’héritage institutionnel des nations ibériques:
des structures très centralisées où les impôts ont pour simple but de
maintenir les élites au pouvoir. Ils s’apparentent plus au système
aristocratique et autocratique de la Russie qu’au système nord-américain.
Tout cela n’empêche pas le développement économique, basé sur le
recours systématique aux capitaux étrangers, principalement anglais,
pour financer les infrastructures et les multiples investissements requis
par des pays neufs. Le continent est aussi endetté à la fin du XIXe qu’il le
sera à la fin du XXe siècle et l'économie des pays latino-américains reste
fragile. La structure inégale de la propriété (les fameux latifundios)
entraîne une production insuffisante du secteur agricole, ce qui provoque
une tendance permanente à l'inflation par la demande. L'inégalité des
terres est à l'origine de celle des revenus et l’impossibilité de la formation
d’une classe moyenne jusqu'au milieu du XXe siècle. L'industrialisation
est alors freinée par le manque de débouchés pour les entreprises.
Pourtant l’immigration massive à partir des années 1840 favorise la
croissance économique. Les villes d’arrivée, anciennes capitales
coloniales léthargiques, voient leur population exploser, comme Buenos
Aires ou Rio qui dépassent le million d’habitants vers 1900. Des
infrastructures sont construites, routes, bâtiments, voies ferrées (qui
s’étendent sur 85 000 km à la veille de la Première Guerre mondiale
contre 420 000 aux États-Unis). L'Amérique latine devient aussi une
grande exportatrice de matières premières : 90 % de la production
mondiale de café (le Brésil à lui seul en fournit plus de 80 %), 60 % de la
production de caoutchouc vers 1900, tandis que les exportations de sucre,
de céréales, de produits de l’élevage, et de produits miniers (cuivre,
nitrate du Chili, étain de Bolivie, pétrole du Mexique) connaissent une
expansion rapide. Les industries également apparaissent pendant cette
période, grâce à l’expansion des exportations, les recettes extérieures
étant réinvesties dans les industries alimentaires, textiles, minières,
chimiques, mécaniques, les papeteries ou les cimenteries. Des
concentrations industrielles apparaissent autour de São Paulo, Buenos
Aires, Santiago, Mexico... La guerre de 1914-1918 provoque une
accélération considérable de ces premières industries du tiers-monde
grâce aux exportations vers l’Europe.

L'Empire ottoman

L'Empire ottoman est du XVe au XIXe siècle « la dernière grande


manifestation de l’universalité du monde de l’Islam » (Hourani) avant
son éclatement de 1830 à 1920. Il est composé de la Turquie, de
l’Égypte, de la partie orientale de l’Afrique du Nord, de l’Arabie et du
Moyen-Orient jusqu’à l’Irak, de la Grèce, de la Hongrie, du Caucase et
des Balkans. Il englobe les trois quarts de la Méditerranée, la mer Noire
et il atteint la Caspienne. Presque tous les pays de langue arabe étaient
inclus dans cet empire qui s’étendait à bien d’autres peuples et cultures.

La Turquie
La Turquie est à la traîne de l'Europe depuis le XVIIe siècle. Lorsque le
sultan Selim III (1789-1807) entreprend par exemple de mettre son pays
à l’école de l’Occident, il est assassiné par les janissaires soutenus par les
religieux qui l’accusent de trahir l’Islam. Ses successeurs reprendront les
tanzimat (réformes) : égalité des citoyens devant la loi, école obligatoire,
étude des langues étrangères, costume européen, réforme de l’armée et de
la justice, création d'industries, d'infrastructures, etc. Abdülhamid II
règne en despote à la fin du siècle et gèle les réformes. L'activité
économique est entravée par le refus du progrès technique, la corruption,
le désordre, la taxation abusive, les interdictions multiples et une
administration pléthorique. À la fin du siècle, l’homme malade de
l’Europe, « résolu à prendre du fer comme tonique », entreprend un vaste
programme de construction ferroviaire. La ligne Istanbul-Bagdad voit sa
construction confiée aux Allemands (le Bagdadbahn), tandis qu’un
accord du sultan permet la prospection pétrolière en Mésopotamie. Le
pays s’endette massivement, mais en 1875 il doit renoncer à honorer ses
échéances. Il tombe sous la dépendance de l’Occident à travers une
Commission internationale d’administration de la dette.
Comme la Chine en Asie, la Turquie est peu à peu dépecée par les
grandes puissances des morceaux éloignés de son vaste domaine. La
France envahit l’Algérie en 1830 et la Tunisie en 1881 ; Aden est occupé
par les Anglais en 1839, Chypre en 1878 et l'Égypte en 1882 ; l'Italie
s'installe en Libye en 1911. Les diverses nationalités et religions de
l’empire relèvent la tête les unes après les autres. La Grèce, soutenue par
l’Europe, obtient son indépendance dès 1830, la Serbie également en
1830. En Arabie, les Européens favorisent la formation de micro-États
qui se détachent de l’empire: Bahreïn (1820), Oman (1820), le Koweït
(1899), le Qatar (1916)... La région des Balkans éclate à la fin du siècle
en petites entités indépendantes ou absorbées par l’Autriche et la Russie
(Albanie, Bulgarie, Bosnie, Croatie, Monténégro, Transylvanie,
Moldavie, Valachie, etc.), processus appelé depuis « balkanisation ». Les
Arméniens n’auront pas cette possibilité et les premiers massacres de ces
chrétiens en terre d’Islam datent de 1893 et 1895, prélude aux
événements de 1915-1916.
Un cas particulier est celui de la Palestine où un flux d’immigration de
Juifs venus d’Europe commence dès les années 1880. Il s’agit des débuts
du mouvement sioniste qui œuvre pour le retour du peuple juif à la terre
ancestrale. L'affaire Dreyfus (1894 à 1906) montre la fragilité de
l’intégration des Juifs et les menaces sur leurs droits, même dans un pays
démocratique. Theodor Herzl, le fondateur du mouvement, assiste à la
montée de l’antisémitisme en France lors du procès de Zola (1898),
tandis que la Russie et la Pologne sont en proie à des pogroms. La
population juive en Palestine atteint 85 000 habitants en 1914 (12 % du
total) et s’organise déjà dans les premières fermes communautaires ou
kibboutz.
La Turquie moderne n’apparaîtra qu’après la Première Guerre
mondiale avec l’arrivée de Mustafa Kemal au pouvoir (1923). La Turquie
s’est engagée aux côtés de l’Allemagne et la défaite permet aux alliés
d’envisager la disparition totale de l’Empire ottoman. Kemal Atatürk
sauvera l’essentiel en maintenant la Turquie dans des frontières qui sont
encore les siennes, puis en la réformant profondément (laïcité,
modernisation, instruction obligatoire, industrialisation).

L'Égypte

L'Empire ottoman est assez peu peuplé, 40 millions d'habitants en


1890, dont 9 millions dans la seule Égypte. Méhémet Ali (1769-1849),
un Albanais envoyé par le sultan sur le Nil pour chasser Bonaparte et les
Français, y prend le pouvoir en 1801 et devient pacha d’Égypte. Sa
dynastie régnera ensuite sur le pays jusqu’au coup d’État de Nasser en
1952. Les réformes tranchent avec l’immobilisme du reste de l’empire : il
introduit l’imprimerie en 1820, une innovation considérable en terre
d’Islam où l’imprimerie a toujours été interdite pour des raisons
religieuses. Méhémet Ali lance les premières bases de l’Égypte moderne,
bien avant les Européens qui, après avoir construit le canal (1869),
coloniseront le pays à la fin du siècle. Dans le domaine agricole, les
terres sont nationalisées et de nouvelles cultures lancées grâce à
l’irrigation. Le sucre, le blé, le maïs, l’orge, les haricots et bien d’autres
denrées voient leur production augmenter. Le produit alimentaire par tête
est multiplié par six entre les années 1830 et 1870. L'État verse aux
producteurs un prix fixe et conserve la différence avec le prix à
l’exportation pour financer le développement.
Des infrastructures (barrages sur le Nil, canaux, voies ferrées) et des
industries diverses (textile, alimentaire, papier, verre, métallurgie,
mécanique) sont aussi mises en place avec l’aide de techniciens
étrangers. Ce programme de grands travaux « digne des pharaons » fait
de l’Égypte le pays le plus avancé du monde musulman au XIXe siècle.
Une armée professionnelle sur le modèle européen est créée ainsi qu’une
flotte.

L'impérialisme

La troisième phase d’expansion de l’Europe, après le XIIe siècle et les


croisades, le XVe siècle et les grandes découvertes, est celle du XIXe
siècle qui culmine avec la colonisation. Les Occidentaux utilisent leur
avance technique, économique ou militaire pour soumettre les autres
peuples, niant par là leurs propres principes. Cette expansion peut
cependant être comparée aux conquêtes romaines de l’Antiquité qui
apportaient une civilisation plus développée aux pays conquis, dans la
mesure où elle s’accompagne aussi d’éléments positifs comme les
techniques modernes, le progrès médical, l’éducation, l’efficacité
économique du marché et de la concurrence, ainsi que des institutions
juridiques et politiques favorables au développement. Elle apporte aussi
tous les concepts issus des Lumières, comme la liberté, le droit des
peuples, la démocratie, qui se retourneront finalement contre les
colonisateurs.

Caractères généraux

L'impérialisme est la politique pratiquée par les puissances


industrielles visant à bâtir un empire à partir d’acquisitions coloniales, il
se traduit par l’imposition à des peuples ou à des États de rapports
inégaux. On peut distinguer divers types de pays dominés: les colonies de
peuplement, les colonies d’exploitation (Afrique) et les pays semi-
colonisés, politiquement indépendants mais économiquement soumis.
Ainsi la Chine dépossédée de sa souveraineté par les traités inégaux n’a
jamais été véritablement colonisée. Il en va de même de la Perse, de
l’Empire ottoman, de pays d’Amérique latine tombés sous la coupe
financière des puissances. Les colonies britanniques de peuplement
comme le Canada ou l’Australie accèdent à l’indépendance politique et
économique et échappent ainsi peu à peu au statut de colonie. Ce n’est
pas le cas de l’Afrique, découpée comme un gâteau par cinq nations
rivales : elle constitue l’exemple classique de la colonisation. On peut
analyser le phénomène comme l’évolution terminale d’un processus qui
démarre avec les grandes découvertes, une simple accélération à la fin du
XIXe siècle qui porte sur les terres restantes.

Causes

L'avance technique

L'impérialisme a d'abord tout simplement des causes techniques.


L'avance du matériel de guerre des Européens explique la facilité des
conquêtes. Cette avance est devenue énorme au XIXe siècle, l’écart
s’étant encore creusé par rapport au XVIe siècle, quand les Portugais
grâce à leurs navires équipés de canons dominent les Arabes dans l’océan
Indien, ou quand les Espagnols, leurs chevaux et leurs armes à feu
subjuguent les Aztèques puis les Incas. Les Européens disposent
maintenant de matériel lourd, de vaisseaux cuirassés, de mitrailleuses,
d’explosifs, d’armes légères efficaces et d’une discipline militaire
inconnue des Africains, Océaniens ou Asiatiques. Les peuples colonisés
étaient pris dans un dilemme : ils ne pouvaient résister à la pression
européenne à partir de leurs propres ressources, techniques et traditions;
pour résister efficacement ils devaient s’européaniser, c’est-à-dire
renoncer peu ou prou à leur culture.

La pression démographique
L'Afrique et l’Océanie sont peu peuplées, à un stade de développement
moins avancé, et ne peuvent guère offrir de résistance à la poussée de
l’Europe alors en pleine explosion démographique. L'Afrique entière
compterait moins d’une centaine de millions d’habitants à la fin du XIXe
siècle, peut-être de vingt à trente pour toute sa partie occidentale.
Madagascar en a environ deux millions au moment de la conquête, pour
un territoire plus vaste que la France. Dans la zone du Sahel jusqu’à la
Corne de l’Afrique, une région il est vrai aride, le peuplement est très
clairsemé. Le Sénégal ne compte qu’un million d’habitants vers 1900 et
le Soudan tout entier, 3 millions et demi, soit une densité de 2 à 3
habitants au km2. Les faibles ressources, le retard économique et aussi la
saignée de la traite musulmane et atlantique depuis des siècles,
expliquent cette situation. En Orient, le cas particulier du Japon, qui
devient impérialiste à la fin du siècle, illustre bien les causes
démographiques: ses habitants sont à l’étroit sur un archipel montagneux
et cherchent à s’établir en Corée et en Manchourie pour y trouver des
terres et des matières premières.

Le nationalisme

La concurrence nationaliste de la fin du siècle explique également


l’impérialisme. La conquête est liée à la croyance aveugle des Européens
dans leur supériorité, les colonisés n’étant que « des sauvages, des
barbares brutaux, sans morale, aux passions déréglées ». D’après Hannah
Arendt dans son ouvrage sur l’impérialisme (1951), cette forme de
racisme serait née en France au XVIIIe siècle lorsque Boulainvilliers
introduit la théorie d’une noblesse issue des Francs, un peuple différent et
supérieur, alors que la masse est composée des descendants des Gaulois.
Elle est affirmée au XIXe avec Arthur de Gobineau et son Essai sur
l’inégalité des races humaines (1853), considéré comme l’inventeur du
racisme moderne à l’origine de la notion d’Aryen, l’Européen nordique,
la race aristocratique au sommet de la hiérarchie. Ces notions se diffusent
ensuite en Europe à la fin du siècle, en pleine période impérialiste, et par
exemple en Allemagne où H.S. Chamberlain proclame sa doctrine raciste
dans les Fondements du XIXe siècle (1899), ouvrage qui influencera les
nazis.
L'impérialisme est donc une régression par rapport à l’idéal des
Lumières et des économistes classiques. Il est lié au regain des idées
protectionnistes, nationalistes et militaristes qui précède la Première
Guerre mondiale. Après 1870, les libéraux basculeront dans la défense de
l’impérialisme, c’est le cas de Leroy-Beaulieu ou de Joseph Chamberlain1
qui estiment que les Européens ont un « devoir civilisateur » en Afrique
ou en Asie. Le fameux texte raciste, Les Protocoles des Sages de Sion, un
faux écrit à Paris vers 1900 par la police secrète du tsar, visait à faire
croire à une conspiration sioniste pour dominer le monde. Il connaîtra
une diffusion dans toute l’Europe des années 1920, « dans le monde
sous-terrain où les fantasmes pathologiques déguisés en idées sont agités
par des escrocs et des fanatiques à moitié illettrés au bénéfice de
l’ignorance et de la superstition » (Cohn). En 1895, les chrétiens-sociaux
arrivent à la mairie de Vienne avec des mots d’ordre antisémites.
Toujours en Autriche, le parti « allemand national » développe les mêmes
thèmes en prônant « le retour à Wotan, aux pieux usages des antiques
forêts, au culte du soleil sur les cimes »… (Baumont). Quelque quinze
années plus tard, « l’idée de l’extermination physique des Juifs est lancée
par des cercles de psychopathes fanatiques, à l’époque où Hitler traîne
ses ambitions frustrées d’artiste incompris » (Joll).
L'impérialisme est aussi une des causes de la Première Guerre
mondiale en avivant les nationalismes dans la course aux colonies et en
laissant des pays frustrés comme l’Italie ou l’Allemagne. Les idées de
Darwin sur la sélection des espèces et celles de Spencer qui forge
l’expression « survie des plus adaptés » trouvent un écho dans la rivalité
des puissances: comme pour les individus, les espèces et les races, ce
sont les nations les plus agressives qui pourront finalement s’imposer. Il
y a aussi l’idée que l’impérialisme est nécessaire pour étendre la culture
d’un pays. Les peuples conquis adoptent la langue, les coutumes, les
modes de vie de la métropole. Ils apprennent son histoire, son art, sa
littérature. Pour ne pas voir la culture française, allemande, anglaise ou
autre se limiter à une nation enfermée dans ses frontières, il faut
développer les possessions outre-mer.
Pour comprendre la bonne conscience raciste et impérialiste qui
caractérise l’Europe de 1900, il faut faire l’effort de se replacer dans un
monde où les grandes catastrophes du siècle sont encore dans l’avenir.
Les conflits de la première partie du XXe siècle qui sont dans notre passé
sont à l’époque dans le futur. On a affaire à une sorte d’inconscience de
gens qui ne peuvent réaliser où ces idéologies et ces passions les
mèneront. Personne n’est en mesure de prévoir les tueries monstrueuses
de la Première Guerre mondiale, ni, lors de la Seconde, les camps de
concentration et les massacres organisés sur une grande échelle.

Les facteurs politiques

Les Européens se croient investis d’un double mandat à assumer dans


leurs colonies: assurer la paix civile et l’éducation des peuples. Il ne
s’agit donc pas d’établir un régime d’exploitation à l’échelle mondiale,
mais bien, dans l’esprit des meilleurs parmi les partisans de
l’impérialisme, comme Disraeli ou Jules Ferry, de pacifier, d’élever, de
développer, afin que les peuples conquis puissent dans l'avenir être des
citoyens à part entière. L'impérialisme a été également considéré par les
conservateurs comme une façon d’éviter une révolution. Les problèmes
sociaux intérieurs, chômage et pauvreté, trouvent ainsi un remède dans la
politique impériale par les nombreux postes dans l’empire, l’émigration
et les débouchés.
Les socialistes sont partagés sur le colonialisme. Les révolutionnaires,
par nature hostile à toute entreprise menée par l’État bourgeois, rejettent
la politique coloniale qui n’entraîne que « pillage, torture, rapines,
massacres, tripotages et gaspillages ». Jaurès et Clemenceau s’y
opposent. Ce dernier dénonce la mission civilisatrice comme un alibi de
l’impérialisme: « N’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite
de civilisation ». Au XXe siècle cependant, les partis de gauche, devenus
réformistes et participant au pouvoir, soutiendront longtemps la politique
impériale, au nom d’une « colonisation altruiste » : c’est le cas de Léon
Blum et même de Maurice Thorez lors du Front populaire. En Allemagne
aussi, la politique sociale va de pair avec l’impérialisme, les socialistes
de la chaire et les historicistes le soutiennent. Eduard Bernstein, le leader
réformiste du SPD, lui est favorable, tandis que Karl Kautsky s’y oppose.
En Angleterre, les chrétiens socialistes et les réformistes sociaux en sont
partisans.

Les facteurs économiques

Les économistes classiques et les libéraux comme Gladstone sont


d’abord hostiles au colonialisme car ils sont partisans d’une extension du
libre-échange, et pour « la suprématie rationnelle du commerce sur
l’agression ». Le thème colonial est associé au mercantilisme et la
possession directe de territoires est en contradiction avec leur idéal de
liberté, tant économique que politique. Il est préférable de développer les
liens économiques avec des pays indépendants, qui, en se développant,
fourniront des marchés pour les pays européens. D’autres arguments
contre la colonisation, du type priorité nationale, sont également
défendus, notamment par Clemenceau : les investissements dans les
colonies détournent des capitaux qui seraient plus utiles en métropole, la
main-d’œuvre bon marché de ces contrées fera baisser les salaires dans
les pays riches, les colonies coûtent cher en hommes et en argent, elles ne
servent qu’à enrichir des individus mais pas la collectivité, etc. Mais dans
l’ensemble, les opposants à l’entreprise coloniale sont minoritaires, et les
raisons politiques et nationalistes l’emportent.
La dépendance financière des pays moins développés explique aussi
l’ingérence des pays industriels et le statut de semi-colonies dans lequel
certains tombent. Des pays comme le Maroc, l’Égypte, la Perse, la
Turquie, tous ceux d’Amérique latine ont d’énormes besoins pour mettre
en place des infrastructures, lancer des industries, attirer des experts et
conseillers étrangers, et ils empruntent massivement. Mais, comme
aujourd’hui, la dette excède souvent les capacités de remboursement, et
ils doivent céder aux empiètements des pays créanciers qui vont à cette
époque jusqu’à l’intervention militaire et le placement sous protectorat.
En Angleterre, une justification supplémentaire est de préserver des
liens considérés comme stratégiques pour le commerce et l’économie du
pays. Il s’agit de protéger les possessions qui s’échelonnent sur les lignes
de communications vitales vers l’Inde, colonie qui absorbe la moitié des
exportations anglaises de cotonnades: la route méditerranéenne, la route
du cap de Bonne Espérance et celle du cap Horn. Au temps de la marine
à vapeur, il faut entretenir des dépôts de charbon pour
l'approvisionnement des navires (Gibraltar, Malte, Suez, Aden, etc.). En
Allemagne, l’intérêt pour les colonies est tardif, il ne commence qu’avec
la Weltpolitik de Guillaume II en 1890. Le pays vient de réaliser son
unité, tout comme l’Italie, et n’a donc aucun Empire ni tradition
coloniale, à la différence de la France, de l’Angleterre, de la Hollande et
des nations ibériques.
Le nationalisme joue à plein dans l’entreprise impériale, il s’agit
d’affirmer une puissance nouvelle même s’il n’y a aucun bénéfice
économique à en retirer. Les mêmes facteurs politiques peuvent
s’appliquer à la Russie, au Japon et aux États-Unis. L'impérialisme est
dans ces cas plus un phénomène irrationnel lié au nationalisme et à la
volonté de puissance qu’un phénomène économique. Enfin, on peut
constater que les pays les plus riches au XXe siècle en Europe n’ont
jamais eu de colonies, ou les ont perdues (Suisse, pays scandinaves,
Allemagne) et que les pays pendant longtemps les moins développés
comptent parmi les grandes puissances colonisatrices (Espagne, Portugal,
Russie, Turquie). J. Marseille a établi, dans le cas de la France, que les
colonies représentaient plutôt un obstacle au développement capitaliste.
Les firmes françaises s’endorment dans un marché protégé, celui de
l’Empire, alors que celles des pays sans colonies, comme l’Allemagne, la
Suède, la Suisse, doivent affronter la concurrence internationale.

Le partage du monde

Les principaux impérialismes

En 1900, l’empire britannique représente un quart de la surface du


globe, l’Empire russe 8 % et l’empire français 3 %. Ils dépassent à eux
trois le tiers des terres émergées. Le premier représente 30 millions de
km2 et 400 millions d’habitants (les trois-quart en Inde qui compte 303
millions d’habitants en 1911), contre 10 millions de km2 et 48 millions
pour la France. Il comprend l’empire britannique formel avec par
exemple les colonies de l’Inde, de l’Australie, du Canada ou de l’Afrique
du Sud, mais aussi l’empire informel avec des pays dominés comme
l’Argentine ou l’Égypte et des pays indépendants tels le Danemark ou le
Portugal. L'immense ensemble forme une « économie-monde » au cœur
de l’économie mondiale qu’on peut partager en trois parties: la Grande-
Bretagne, les colonies dépendantes, et les colonies à self-government ou
dominions comme le Canada et l’Australie.
L'empire colonial français au XIXe siècle se constitue par réaction à
deux défaites majeures: celle de 1815 explique la conquête de l’Algérie
(1830), celle de 1870 les annexions en Afrique, dans l’océan Indien et en
Indochine. La politique coloniale de la IIIe République est favorisée par
Bismarck qui cherche à détourner la France d’une revanche. Le
chancelier était pour sa part plutôt hostile aux conquêtes lointaines car il
s’intéressait surtout à l’Europe : « la Russie est là, la France est là, et
nous, nous sommes au milieu, voilà ma carte de l’Afrique ! ». Mais les
compagnies de commerce allemandes à Brême, à Hambourg, à Lübeck,
avaient des intérêts en Afrique où elles achetaient des produits tropicaux,
et elles poussent à la colonisation. Bismarck opère un revirement à la
conférence de Berlin en 1884.
Les États-Unis étendent aussi leurs possessions: ils achètent l’Alaska
au tsar en 1867 ; Hawaï devient protectorat puis rejoint l'Union en 1898.
C'est surtout l’Espagne qui fait les frais de ce nouvel impérialisme. Lors
de la guerre de 1898, sa flotte du Pacifique est détruite à Manille, celle de
l’Atlantique à Santiago. Porto Rico, les Philippines, Guam changent de
maître. Cuba s’est insurgée contre la métropole en 1868, puis en 1895, et
obtient son indépendance à l’issue du conflit de 1898, pour tomber en fait
sous la coupe des Américains qui l’occupent militairement. La doctrine
de Monroe (1823) selon laquelle les États-Unis s’opposent à toute
nouvelle intervention européenne sur l’ensemble du continent américain,
n’a été contestée que par Napoléon III au Mexique (1862), à la faveur de
la guerre civile américaine. Elle est actualisée par Th. Roosevelt en
1904 : « Si un État américain se trouve dans une situation de désordre ou
d’impuissance chroniques, il est nécessaire qu’un pays civilisé rétablisse
le droit sur son territoire…La déclaration de Monroe s’opposant à
l’intervention d’une nation européenne, les États-Unis seuls sont fondés à
intervenir…».
La Russie est également une puissance impérialiste, elle peut «
coloniser sans franchir les mers » (Baumont). De grands écrivains prêtent
leur plume à cette entreprise, tel Dostoïevski en 1867 : « Pourquoi faut-il
que nous annexions l’Asie ?…Parce que les Russes ne sont pas
seulement des Européens mais aussi des Asiatiques... C'est en Asie que
s’accomplira le destin de la Russie ». L'Oural avait été traversé dès
1480 ; les cosaques du Don commencent la conquête de la Sibérie dans
les années 1580 pour Ivan le Terrible et le détroit de Béring est franchi en
1649. Les Russes contrôlent toute la Sibérie – immense territoire peuplé
de seulement 8 millions d’habitants vers 1900 – et s’installent sur les
rives du Pacifique où ils contrôlent le nord de la Manchourie. En 1774,
ils repoussent les Ottomans sur la mer Noire et fondent Odessa en
Crimée ; ils atteignent la Caspienne et annexent l’Arménie, le Caucase, le
Kazakhstan et le Turkestan dans la deuxième moitié du siècle.

Affrontements impérialistes

Les heurts entre puissances surviennent un peu partout: en Afrique


australe (guerre des Boers), en Tunisie (Français et Italiens), au Soudan
(à Fachoda, entre Français et Anglais), au Maroc (Français et
Allemands), etc. Mais ces conflits ne vont jamais jusqu’à des guerres
entre nations européennes. Les impérialismes russe et anglais s’opposent
en Asie centrale, les Britanniques poussant vers le nord du sous-continent
indien, tandis que les Russes poursuivent leur rêve éternel d'un accès aux
mers chaudes. L'opinion anglaise voit déjà les hordes de cosaques dévaler
sur l’Inde! Un accord sera trouvé en 1907 par lequel les Britanniques se
retirent du Tibet qui devient neutre et préserve son indépendance (jusqu’à
l’invasion chinoise de 1950), les Russes renoncent à l’Afghanistan et la
Perse est partagée entre les deux influences. La « conquête de l’Est »
menée par les Russes aboutit en 1898 à l’occupation de Port-Arthur dans
la Chine du Nord, seul port de l’Empire russe libre de glace toute l’année.
Le transsibérien est construit entre 1891 et 1903, la fin de la ligne
bifurquant pour desservir Vladivostok et Port-Arthur. Les Russes tiennent
ainsi en tenaille la Corée qu’ils essayent d’asservir, mais ils y sont
confrontés à l’impérialisme japonais qui a les mêmes visées, ce qui
déclenche la guerre de 1904-1905, perdue par la Russie.
En 1880, les rivalités entre les puissances coloniales en Afrique
centrale, à l’embouchure du fleuve Congo, poussent Léopold II, Jules
Ferry et Bismarck à organiser une conférence qui se tiendra à Berlin en
1884 entre 13 nations européennes et les États-Unis. Elle définit les
règles à observer dans la course à l’Afrique (Scramble for Africa) et
prône la liberté du commerce international. Léopold II obtient également
la reconnaissance de son « État Indépendant » du Congo. De multiples
accords de délimitation des frontières sont passés par la suite entre
puissances européennes, découpant l’Afrique en morceaux.
Les premières implantations européennes y sont celles des Portugais
au XVe siècle, celle de Saint-Louis du Sénégal par les Français et de Fort-
Dauphin à Madagascar au XVIIe, l’expédition de l’Écossais Mungo Park
en 1795 qui reconnaît le Niger, celles de René Caillié à Tombouctou en
1828, de David Livingstone et d’un journaliste américain, Henry Stanley,
qui le retrouve en 1871 sur les bords du lac Tanganyika (Dr Livingstone,
I presume ?).
Les Français se taillent le plus vaste empire en Afrique : conquête de
l’Algérie de 1830 à 1847, protectorats sur la Tunisie (1881) et le Maroc
(1912), création de l’Afrique occidentale (AOF) en 1895 et centrale
(AEF) en 1910. La côte du Gabon est occupée en 1843, le nord du Congo
en 1885, le Dahomey (Bénin) en 1890, la Côte d’Ivoire en 1893,
Madagascar en 1895, la Guinée avec la défaite de Samory Touré en 1898,
et le Tchad en 1900.
Napoléon III envoie un corps expéditionnaire au Liban en 1860 et
impose l’autonomie du pays à l’Empire ottoman. Après la Première
Guerre mondiale et la défaite des Turcs et des Allemands, le Liban et la
Syrie passent sous mandat français, tandis que les Anglais contrôlent la
Palestine, la Jordanie et l’Irak. En Asie et Océanie, les Hollandais sont en
Indonésie depuis 1604, les Portugais à Timor et Macao, les Anglais aux
Indes (1757), en Australie (1788), en Birmanie (1855), en Malaisie
(1874), en Nouvelle-Zélande (1837), à Singapour (1818) et à Hongkong
(1842). La France commence à coloniser l’Indochine sous le Second
Empire (1858) et achève la conquête en 1893, elle s’installe aussi en
Nouvelle-Calédonie (1853) et à Tahiti (1842) ; les Japonais colonisent
Taiwan en 1894 après leur victoire contre la Chine, Sakhaline en 1905, la
Corée en 1910 et la Manchourie en 1931.

Formes

À la traite des esclaves depuis 1500, succède l’économie de traite au


XIXesiècle, ou économie de comptoir. Il s’agit d’établir sur les côtes des
postes où des produits manufacturés simples sont échangés contre les
produits agricoles tropicaux. Ces comptoirs sont les points de départ de la
pénétration européenne et de la colonisation directe. Une économie
capitaliste reposant sur les plantations, les mines, les services, et
organisée par les firmes des pays conquérants, succède alors à
l’économie de traite.
Les colonies sont annexées et administrées par la métropole, alors que
les pays sous protectorat gardent théoriquement leur souveraineté, mis à
part la diplomatie, les finances et la défense exercées par la métropole.
Les dominions sont les colonies britanniques indépendantes de fait,
autogérées, mais rattachées à la couronne. Le Canada est la première
colonie en 1846 à bénéficier de l'autonomie. L'Australie devient un
dominion en 1901, la Nouvelle-Zélande en 1907, la Jamaïque et
l’Afrique du Sud en 1910.
Dans l’empire colonial britannique, on a une colonisation indirecte
(indirect rule) où les Européens gouvernent par le biais des autorités
locales existantes, maintiennent les institutions traditionnelles, respectent
les cultures et les langues, avec l’idée lointaine de l’émancipation
politique. Dans le système français, la colonisation directe, le système
politico-juridique du pays colonisateur est plaqué sur les peuples
dominés, sa culture et sa langue imposées. Il s’agit d’assimiler, de
transformer à terme les indigènes en Français. Ces différences expliquent
pourquoi les traces laissées par l’implantation française ont été plus
profondes et l’assimilation complète pour beaucoup d’individus. La
colonisation portugaise, plus ancienne, est également directe et basée sur
l’assimilation et le mélange; elle n’a nulle part mieux réussi qu’au Brésil.
La colonisation allemande est proche de l’anglaise, de même que la
colonisation belge.
Dans les pays dominés, la colonisation n’a pas favorisé des industries
locales et trop peu amélioré l’éducation et la formation des peuples.
L'agriculture a été développée mais au prix d’une spoliation des
meilleures terres. Des activités agricoles et minières prospères ont été
implantées. Des produits nouveaux ont été lancés (arachide, tabac, lin,
agrumes, blé, vigne, café, manioc, hévéa, coton, etc.), ce qui a permis le
développement de flux d’exportations énormes. Des infrastructures
comme les routes, les voies ferrées, les ports, les hôpitaux, les travaux
hydrauliques et d’irrigation ont été mises en place.
En Afrique, la présence européenne a entraîné des découpages
politiques arbitraires. Elle a désorganisé et parfois détruit les sociétés
traditionnelles, ruiné les anciens flux d’échanges orientés vers l’intérieur
au profit de nouveaux orientés vers l’extérieur. Mais les échanges
modernes créés pas les Européens sont sans commune mesure en volume
avec les anciens échanges intérieurs, faibles et peu dynamiques.
La colonisation a aussi réalisé des actions humanistes et sanitaires.
L'abolition de l’esclavage, en 1833 dans l’empire britannique et en 1848
dans les colonies françaises, est une avancée considérable. La Society for
the extinction of slave trade fondée à Londres en 1787, symbole des
Lumières, a joué un rôle majeur dans cette évolution. Les Européens ont
aussi apporté une paix forcée en Afrique dans un milieu où les guerres
locales étaient endémiques. Les transports modernes ont permis de faire
reculer les famines. Les progrès médicaux enfin sont à l’origine d’une
révolution démographique dans les colonies: la population y augmente
massivement, prélude à l’explosion démographique du tiers-monde.
Le clivage entre pays développés et pays non développés se forme dès
la fin du XIXe siècle. L'Europe, le Japon et les pays anglo-saxons
d’Amérique et d’Océanie passent par un processus réussi
d'industrialisation tandis qu’au contraire l’Amérique latine, l’Asie et
l’Afrique restent à l’écart et connaissent la domination impérialiste. Les
canaux de diffusion de la modernité sont avant tout culturels et
institutionnels, comme le montrent bien les réussites éloignées de la
Nouvelle-Zélande et de l’Australie, et les échecs proches des Balkans ou
de l’Europe orientale. La création d’institutions favorables à la croissance
économique et l’évolution de mentalités ouvertes au progrès technique
sont des processus extrêmement lents comme le montrera l’histoire du
XXe siècle.
1 Pas de lien entre Houston Chamberlain (1855-1927), un Anglais ayant fait sa vie sur le
continent, et notamment en Allemagne, gendre de Wagner, et Joseph Chamberlain (1836-1914),
ministre des colonies en 1900, et père d’Arthur Neville Chamberlain (1869-1940), premier
ministre britannique au moment de Munich (1938).
Chapitre 5

Les mutations du capitalisme au XIX siècle e

Les aspects techniques et économiques

On a vu dans le chapitre précédent que le capitalisme industriel se


mettait en place au XIXe siècle dans les pays d’Europe occidentale et aux
États-Unis. Leurs économies présentent certaines caractéristiques et traits
d’évolution communs: les fluctuations cycliques, les transformations
technologiques et les processus de concentration et d’organisation des
firmes. Elles sont aussi de plus en plus liées par les échanges, les
migrations et les mouvements de capitaux, dans ce qu’on a appelé une
première mondialisation.

Cycles, fluctuations et crises

Les classiques attribuaient aux crises et aux phases d’expansion des


causes extra-économiques aléatoires comme les guerres, les inventions,
le climat, les épidémies, les bulles spéculatives, et ils ont donc ignoré leur
caractère régulier. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle
que ce caractère est reconnu et analysé. Le cycle des affaires est un
mouvement périodique en quatre temps, une phase d’expansion (I),
suivie de la crise (II) qui fait basculer l’économie dans une période de
dépression (III). Le creux de la dépression est suivi de la reprise (IV),
début d’une nouvelle phase de prospérité. La crise est donc un des
moments du cycle, une étape qui permettra par la « destruction créatrice
» des anciennes industries, pendant la phase de dépression, d’autres
progrès avec des activités nouvelles.
Les cycles longs Kondratiev

Le cycle étudié par l’économiste russe est un cycle des variations de


prix à long terme depuis les débuts de l'industrialisation. Il s’agit bien des
prix et non de la production, car le XIXe siècle dans son ensemble est un
siècle de croissance, il est impossible de parler de phases longues de
stagnation ou de recul du produit global. Tout au plus peut-on constater
un ralentissement de la croissance dans les phases de déflation et
inversement. Les dates des pics pour les phases ascendantes (A) et
descendantes (B) des prix depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la crise
de 1929, apparaissent ci-dessous, en reprenant les dates et la terminologie
de Schumpeter. Le premier cycle est celui de la révolution industrielle,
basé sur le coton, la vapeur et le fer ; le deuxième, celui des chemins de
fer et de l’acier, à l’apogée de la bourgeoisie, est le cycle bourgeois ou
cycle de la railroadization ; le troisième est celui de l’électricité, de la
chimie, du pétrole et des moteurs à combustion (cycle de la 2e révolution
industrielle, ou néomercantiliste parce qu’il est marqué par le retour au
protectionnisme).
• Premier cycle, dit de la 1re révolution industrielle: phase A (de
1787 à 1813), phase B (de 1814 à 1842) ;
• Deuxième cycle, dit de la railroadization : phase A (de 1843 à
1869), phase B (de 1870 à 1897) ;
• Troisième cycle, néomercantiliste : phase A (de 1898 à 1924),
phase B (de 1925 à 1939).
Les cycles longs des prix ont été expliqués par la présence ou
l’absence d’innovations (Schumpeter, cf. ch. 1). On a avancé également
le rôle de l’abondance ou de la pénurie de métaux précieux: la déflation
des périodes 1814-1834 et 1873-1896, dans un contexte dépressif, est liée
à une pénurie monétaire, tandis que les reprises d’inflation correspondent
aux découvertes d’or (1849, 1900). Enfin, les facteurs sociaux ont été mis
en avant: une durée de 25 ans correspond à l’arrivée d’une nouvelle
génération d’ouvriers sur le terrain social et une reprise des conflits qui
expliquerait les retournements de la conjoncture.
Les cycles de l’activité économique

En ce qui concerne l’évolution des variables réelles (production,


investissement, emploi, commerce extérieur) et non plus seulement des
prix, trois types de cycles ont été analysés: le cycle Juglar en 1862, un
cycle de 7 à 11 ans ; le cycle Kitchin en 1923, de 40 mois environ; le
cycle Kuznets (1967) de 16 à 22 ans. Le retournement du cycle
correspond à la crise économique, qui change au XIXe siècle, passant de
la crise d’ancien régime à la crise industrielle capitaliste au fur et à
mesure que l’agriculture décline dans les économies au profit de
l’industrie, que le commerce international et les mouvements de capitaux
progressent et que le système bancaire et financier s’étend à toutes les
activités. Les crises les plus fortes (1847, 1873 et 1929) sont celles qui
coïncident avec un retournement du cycle long. Les fluctuations de
l’investissement, notamment ferroviaire, expliquent en partie les crises
industrielles. Le commerce accru rend compte des effets de propagation,
alors que l’expansion des échanges limite la portée des facteurs agricoles
et climatiques: les importations de grains peuvent éviter au XIXe les
pénuries dues à de mauvaises récoltes. Enfin les paniques bancaires et
boursières se répercutent sur toute l’activité et aggravent la crise.
• Crise d’ancien régime : crise agricole qui se transmet aux
industries, surtout le textile et le bâtiment, hausse des prix,
chômage; elle profite aux vendeurs de grains et prend un tour
politique. Prix et quantités varient en sens opposé.
• Crise industrielle capitaliste: crise de surproduction et/ou crise
financière accompagnées de baisse de prix, baisse de la
production, de l’emploi, et de faillites en chaîne. Prix et quantités
varient dans le même sens, la déflation accompagne la crise,
l’inflation accompagne l’expansion.

La deuxième révolution industrielle

La vapeur est encore la principale source d’énergie jusqu’au début du


XXe siècle, mais son rendement thermique est faible, les accidents sont
toujours une menace et elle est moins accessible aux petites entreprises.
Le moteur à explosion et le moteur électrique permettront de résoudre ces
difficultés. La deuxième révolution industrielle, qui commence vers
1880, se caractérise aussi par une évolution des applications
scientifiques, allant du visible vers l’invisible, depuis le monde apparent
des leviers, engrenages, axes, poulies, etc. vers le monde caché des
atomes, courants, molécules, flux, ondes, bactéries, gènes, virus, etc.

Électricité

Cette nouvelle forme d’énergie est capable d’usages multiples


(moteurs, chauffage, éclairage) et peut être transportée. La puissance
produite par un générateur à distance est utilisée sans perdre d’énergie, au
lieu de devoir nécessairement l’employer sur place. À la place d’un
moteur central dans l’usine dont les mouvements sont transmis avec des
pertes énormes par des câbles, des courroies, des poulies et des axes, on
peut désormais transporter l’énergie vers la plus petite entreprise, qui
peut se passer d’acquérir une machine coûteuse et surdimensionnée. Le
mouvement de concentration des firmes dans les années 1890-1910 est
ainsi contrebalancé par la multiplication de firmes de taille réduite
utilisant des outils modernes et travaillant de façon complémentaire avec
les géants de l’industrie.
Michael Faraday, à partir des recherches de Volta et d’Ampère, conçoit
le moteur électrique dès 1821. Des dynamos plus efficaces seront
construites par Werner von Siemens en 1866 et le Belge Zénobe Gramme
en 1870. L'éclairage au gaz est peu à peu remplacé par l’éclairage
électrique dans les lieux publics. Deprez réalise le premier transport
d’énergie en 1882 entre Grenoble et Vizille. En 1890, Bergès met au
point la turbine hydroélectrique qui permettra la mise en œuvre du
potentiel alpin. L'ampoule est inventée par Joseph Swan en Angleterre en
1860, et perfectionnée par Thomas Edison aux États-Unis en 1878, ce qui
ouvre la voie à une utilisation domestique générale et exige la création de
centrales électriques. Celles-ci se multiplient à la fin du siècle pour
réaliser cette véritable révolution, l’équipement de millions de foyers en
électricité. Plus que toute autre invention, les applications de l’électricité
révolutionnent en effet la vie humaine. Les premiers tramways et métros
apparaissent, ce qui relance les activités ferroviaires avec l’équipement
des villes. Les ascenseurs électriques permettent de construire des
immeubles de plus en plus élevés et les premiers gratte-ciel s’élancent à
New York ou Chicago. Le télégraphe est mis au point et l’Américain
Samuel Morse lui invente un code (1834). Une première liaison est
établie entre Washington et Baltimore en 1844 et un câble sous-marin est
posé entre la France et l’Angleterre en 1851. La liaison vers les États-
Unis sera réalisée en 1866. Le télégraphe électrique permet de relier les
divers marchés et Bourses au niveau mondial et aussi de gérer les filiales
éloignées, ce qui permet la multinationalisation des grandes firmes. Le
téléphone est inventé par l’Américain Graham Bell en 1876, conférant
aux États-Unis une avance considérable avec 8 millions d’abonnés sur 12
millions dans le monde en 1912. En 1896, la transmission sans fil (TSF),
utilisant les ondes, est découverte par Marconi. C'est l’origine de la radio,
mise au point en 1906. De nouvelles activités et débouchés dans les
transports urbains, dans les industries électriques et électromécaniques,
dans les communications, se développent et contribuent à la reprise
économique de la Belle Époque.

Pétrole, automobile, aviation

La première automobile est construite par Gottlieb Daimler et Karl


Benz en 1885, après que le moteur à explosion ait été mis au point en
1876 par Nikolaus Otto. Les puits de pétrole étaient apparus en
Pennsylvanie dès 1859. En 1888, John Dunlop fabrique les premiers
pneumatiques à Birmingham. Rudolf Diesel crée à Munich un moteur
thermique à injection en 1897, le moteur qui portera son nom, d’un
rendement supérieur au moteur à essence, sans mélange et sans dispositif
d’allumage. Très lourd, il servira pour produire de l’électricité dans les
centrales, puis pour les navires, les sous-marins, les locomotives, les
camions et finalement les automobiles à partir de 1920.
L'industrie automobile et celle du pétrole seront au cœur des
économies industrielles au XXe siècle. Dans les années 1900, la première
est encore de type artisanal avec des centaines de constructeurs (155 en
France en 1914). Les modèles sont construits à l’unité, à la demande du
client, chers et réservés à une élite. En 1906, une petite voiture représente
6 à 7 fois le salaire annuel d’un ouvrier. Le démarrage de l’automobile
est difficile faute d’infrastructures (routes, garage, pièces, essence) et du
fait des pannes constantes. Les réglementations commencent à être mises
en vigueur; le permis de conduire fait son apparition ainsi que les écoles
de conduite et les plaques d’immatriculation. Le premier salon de l’auto a
lieu à Paris en 1889. Des courses sont organisées, comme Paris-Rouen en
1894, Paris-Marseille en 1896, ou Paris-Amsterdam en 1898, qui
montreront la supériorité du moteur à explosion.
La France, malgré son relatif retard industriel, devient le premier
producteur mondial (tableau 13) : en 1903 elle est à l’origine des 3/5 des
voitures construites dans le monde. Armand Peugeot démarre en 1890 la
fabrication d’automobiles, De Dion et Bouton produisent un véhicule
équipé d’un moteur à essence et d’un démarreur électrique en 1895, De
Dietrich lance ses premières automobiles en 1897 et Louis Renault fonde
sa firme en 1898 avec 6 ouvriers (elle en comptera 4000 en 1913). Berliet
entreprend la production de camions en série en 1906. René Panhard et
Émile Levassor s’associent à Daimler pour les moteurs et à Peugeot pour
les châssis, ils réalisent en 1891 le premier véhicule à essence
commercialisé, avec tous les éléments basiques de la voiture à venir.
André Citroën entre en 1908 dans la Société d’électricité et
d’automobiles Mors dont il reprendra la direction. À la fin de la guerre, la
firme, établie au quai de Javel, prend son nom et compte 13 000 ouvriers.
Elle construit en 1919 la première voiture populaire en France, le modèle
A1, suivi de la 5 CV en 1922, fabriquée en série.
Tableau 13
. Production de voitures
L'industrie automobile américaine dépasse cependant celle de la
France dès 1905. La production moyenne par entreprise en Europe n’est
que le dixième de celle des firmes américaines et la productivité environ
quatre fois inférieure en 1913. La Ford Motor Company est créée en
1903 à Detroit avec 12 ouvriers. Henry Ford annonce son projet de
fabriquer les automobiles les unes après les autres, toutes identiques,
venant de la même usine. Après avoir produit divers modèles sous les
noms A, B, C, etc., il arrive à T en 1908… Ce modèle, solide, simple et
léger, révolutionne l’industrie par la production en série sur une chaîne
mobile d’assemblage (assembly line) qui permet d’augmenter
massivement la productivité tout en réduisant les coûts et les prix
(tableau 14). Le modèle T était vendu 850 dollars au départ, mais le prix
passera à 290 dollars en 1924 pour un modèle bien supérieur. Ford
augmente en même temps les salaires en 1914 avec le Five-dollars day
(plus du double du tarif en vigueur), créant ainsi des débouchés pour ses
propres produits, lançant le principe de la consommation de masse. Le
temps de travail est en même temps réduit de 10 à 8 heures par jour, puis
dans les années 1920 de 6 à 5 jours par semaine. Une automobile sur
deux aux États-Unis est une Modèle T dans les années 1920 et 15
millions d’exemplaires ont été fabriqués au total en 1926. Ford réalise
alors la moitié de la production mondiale.
Tableau 14
. Production en quantité et prix chez Ford

La nouvelle industrie exerce des effets d’entraînement énormes: «


Aucun autre produit n’a donné une moisson aussi riche de liaisons en
amont et en aval » (Landes). La production d’aluminium passe ainsi de
360 t en France en 1895 à 13 483 t en 1913. Les secteurs de l’acier, du
bois, du caoutchouc, des produits électriques, des peintures et du
plastique trouvent aussi des débouchés croissants et se développent,
comme tous les services liés à l’automobile, auparavant inexistants:
assurance, garages, location, stationnement, écoles de conduite, tourisme,
banques, adaptation des routes, régulation publique, etc.
Dans l’aviation, la France a une avance considérable jusqu’en 1914,
malgré le succès des frères Wright en 1903, grâce à son industrie
automobile. Les mêmes techniques sont utilisées et les mêmes firmes
produisent les aéroplanes et les voitures. Les principales avancées
techniques, les exploits, les premières et les records sont réalisés en
France. Santos-Dumont multiplie les vols, Blériot traverse la Manche en
1909 et Roland Garros la Méditerranée en 1912. Les dirigeables ou
Zeppelins, plus légers que l’air, se développeront en parallèle jusqu’à la
catastrophe du Hindenburg en 1930 qui marque le triomphe définitif de
l’avion.

Industries chimiques

Elles offrent un éventail extrêmement large de productions: des


explosifs aux colorants et peintures, des films aux fertilisants, des textiles
artificiels à la pharmacie et aux parfums, des industries métallurgiques
aux cimenteries, et sont à l’origine d’activités qui connaîtront un essor
extraordinaire comme l’industrie des médicaments ou celle du cinéma.
L'Allemagne est le pays leader dans la chimie. Von Liebig dès 1840
élabore les premiers engrais artificiels. La firme Bayer met au point des
colorants synthétiques en 1880. BASF (Badische Anilin und Soda
Fabrik) multiplie les découvertes de teintes artificielles et d’explosifs à
partir des nitrates. De nombreux médicaments sont développés: la
quinine, le chloroforme, l’aspirine surtout, mise au point par Hoffmann
en 1899. La nitroglycérine est transformée en dynamite par le Suédois
Alfred Nobel en 1866 : un mélange moins dangereux à manier qui fait la
fortune de son inventeur, à une époque de construction générale de
bâtiments et d’infrastructures : « si jamais il y eut une invention labor-
saving, ce fut celle-là » (Mokyr). L'usage du caoutchouc apparaît en 1839
grâce à Charles Goodyear qui met au point la vulcanisation. Les
premières formes de plastique apparaissent aussi aux États-Unis comme
le celluloïd et la bakélite.
Les inventions de la deuxième révolution industrielle abondent dans
bien d’autres domaines (machine à écrire, machine à coudre, bicyclette,
rayons X, presses, w-c, phonographe, etc.). Pour donner un exemple,
avant 1914, plus de 40 000 brevets sont délivrés chaque année dans les
seuls États-Unis.

Les mutations de l’entreprise

La concentration

La concentration des entreprises est un phénomène commun aux pays


industriels à la fin du XIXe siècle, même si elle prend une ampleur plus
grande en Allemagne et aux États-Unis avec les cartels et les trusts. Les
industries traditionnelles comme le bois, le mobilier, l’édition, le
vêtement, le cuir ou les articles métalliques, rassemblent l’essentiel des
petites entreprises, tandis que les activités industrielles nouvelles (chimie,
mécanique, ciment, papier, sidérurgie, métaux non ferreux et caoutchouc)
sont concentrées dans ces groupes géants.
Les trusts américains contrôlent à la fin du siècle 60 % de la
production de papier du pays, 77 % dans les métaux non ferreux, 81 % de
la chimie, 84 % de la sidérurgie et 85 % du pétrole. En 1860, 19 sociétés
fabriquaient des locomotives, mais en 1900 deux entreprises seulement
contrôlent la production. L'American Tobacco Company détient les trois
quarts de son marché, et des parts comparables sont constatées pour bien
d’autres firmes comme la McCormick Harvester Cy, la United States
Steel Corporation, l’American Sugar Refining Company ou l’American
Smelting and Refining Cy. Dans les services également, la concentration
progresse de façon spectaculaire: le transport, les assurances, la finance
et les banques voient des firmes dominantes opérer à l’intérieur et
intervenir de plus en plus à l’échelle internationale.
Le capitalisme de petites unités se transforme en un capitalisme à
tendance monopolistique ou oligopolistique à la fin du XIXe siècle. Mais
cela ne signifie pas paradoxalement une réduction de la concurrence, car
les régions et les pays étaient jusque-là relativement isolés. L'insuffisance
des transports laissait subsister une foule de petits monopoles locaux.
Cette fragmentation des marchés est détruite par les chemins de fer et
l’ouverture des frontières. La lutte acharnée que se livrent les firmes
géantes américaines à la fin du siècle témoigne que l’ère des trusts n’est
pas celle de monopoles endormis sur un marché protégé. Les guerres de
prix, les faillites spectaculaires, les fusions et rachats dramatiques
caractérisent cette période. Sous l’effet des économies d’échelle et des
progrès techniques, les prix baissent à long terme même dans les secteurs
contrôlés par les trusts: la tonne de rails en acier voit son coût baisser de
100 $ en 1870 à 12 $ à la fin du siècle, le prix du gallon de pétrole est
divisé par trois, un colorant chimique allemand passe de 200 marks le
kilo en 1870 à 9 en 1886, etc.
La concentration s’explique par la volonté des entreprises d’éviter les
effets de la concurrence pour leurs profits, mais aussi par les contraintes
techniques des nouvelles industries (les investissements sont énormes et
il faut produire sur une grande échelle pour réduire les coûts unitaires et
financer la recherche). Il y a également la nécessité d’affronter les firmes
étrangères sur un marché devenu mondial: seules les entreprises de
grande taille pourront établir un réseau international de ventes. Les crises
successives du capitalisme conduisant aux faillites et aux rachats
aboutissent aussi à la formation de groupes industriels toujours plus
puissants. La grande dépression de 1873-1896 s’accompagne d’une
déflation à long terme qui incite également aux regroupements.

L'organisation des firmes

La concentration s’accompagne d’une rationalisation de toute


l’organisation des entreprises. La gestion scientifique permet d’éliminer
les gaspillages et de réduire les coûts, selon les principes d’Henri Fayol
en France, et surtout de Frederick Taylor aux États-Unis, promoteur de «
l’organisation scientifique du travail ». Le taylorisme révolutionne les
modes d’organisation des entreprises en « transformant l’ouvrier en un
automate fonctionnant au même rythme que sa machine » (Landes). Dans
ses Principles of Scientific Management (1911), Taylor explique
comment les tâches doivent être chronométrées, fragmentées et
parcellisées pour accroître la productivité. Les réactions syndicales
dénoncent « l’organisation du surmenage » et la transformation du
travailleur en « automate crétinisé ». Le livre est cependant traduit en
français dès 1912 et la guerre facilite l’adoption du système, parce que la
lutte des classes passe au second plan et aussi parce que les femmes qui
remplacent alors les hommes sont à l’époque moins revendicatives.
Une autre transformation importante est l’apparition d’une nouvelle
classe de dirigeants professionnels, les managers, qui ne sont plus les
propriétaires. La séparation entre actionnaires et dirigeants introduit une
vision à long terme dans la gestion, les gestionnaires voyant avant tout
l’intérêt de la firme. Ils prendront les décisions capitales en matière
d’investissement et de stratégie d’entreprise de façon de plus en plus
indépendante des actionnaires, trop dispersés pour exercer un contrôle.
En résumé, l’avènement de la production de masse commence aux
États-Unis au début du XXe siècle avec le travail à la chaîne et la
standardisation des pièces. Ces deux innovations permettent une hausse
considérable de la productivité et de la production, ainsi qu’une baisse
des coûts par unité produite. En même temps que la production de masse,
apparaît le marketing de masse, la vente par des moyens de promotion et
de distribution modernes à des millions de consommateurs dont le
pouvoir d’achat a augmenté grâce à des hausses massives de salaire.

La mondialisation du XIXe siècle

L'Europe établit au XIXe siècle un immense réseau de relations


économiques dont elle est le centre. Cette situation peut être analysée au
niveau des flux migratoires, des échanges de biens et de services et des
mouvements de capitaux. Elle provoque une accélération du processus de
globalisation économique qui avait démarré avec les grandes
découvertes.

Les hommes
Le continent représente un quart de la population mondiale vers 1900
(contre 9 % un siècle après, cf. tableau 15). Mais la population
européenne ou d’origine européenne compte pour environ un tiers des
habitants de la planète du fait des migrations. Le XIXe siècle peut ainsi
être caractérisé par une diaspora planétaire des Européens, « une grande
réinstallation » (Roberts) qui a démarré vers les Amériques au XVIe
siècle, mais qui s’accélère après 1830 dans le monde entier.
À l’origine de ces migrations, on trouve les facteurs bien connus de la
pression démographique, de l’oppression politique et raciale, des
difficultés économiques, de l’écart des salaires avec des pays où la main-
d’œuvre est rare, des progrès des transports et des possibilités de
colonisation de pays à faible densité. Il y a aussi l’idée bien établie de
chances d’une vie nouvelle remplie d’occasions de s’élever et la
croyance en des sociétés plus dynamiques, sans barrières sociales.
Environ 60 millions d’Européens partent outre-mer jusqu’à la Belle
Époque lorsque cet exode culmine (1,4 million de départs chaque année
de 1909 à 1913). Les îles Britanniques fournissent les gros bataillons,
elles représentent plus de 40 % des migrants européens, soit 8,5 millions
de 1880 à 1910. Malgré le départ de 20 millions de personnes cependant,
la population du Royaume-Uni s’élève de 16 à 42 millions entre 1800 et
1900. Les autres grands pays d’émigration sont l’Italie (6 millions),
l’Allemagne (5), la péninsule Ibérique (3,5), la Russie (2), la Pologne,
l’Autriche-Hongrie et les pays scandinaves (1,5). Les gouvernements
européens facilitent les démarches car ceux qui partent sont les plus
pauvres et donc les plus mécontents, leur départ ne peut que réduire les
tensions sociales, soutenir les salaires réels et renforcer la cohésion
nationale.
La France au contraire manque de main-d’œuvre et fait venir des
travailleurs à la fin du siècle : les étrangers constituent près de 10 % de la
population ouvrière. Les immigrants sont italiens, belges, espagnols,
polonais, Juifs d’Europe centrale. Ils suscitent, surtout les Italiens dans le
Midi, la même hostilité et les mêmes réactions que les immigrés
d’Afrique du Nord un siècle après, puis ils s’assimilent progressivement
au début du siècle.
L'Asie est également un grand foyer d’émigration. L'Inde en premier
lieu avec trente millions de départs de travailleurs engagés entre 1846 et
1932, soit plus que les deux premiers pays d’émigration en Europe,
l’Angleterre (18) et l’Italie (10). La diaspora indienne, organisée par les
Britanniques, se retrouve aux Antilles, en Afrique orientale, à
Madagascar, à Maurice, à la Réunion, etc. Elle remédie à la pénurie de
main-d’œuvre causée par l’abolition de la traite au XIXe siècle.
Tableau 15
. Population mondiale en millions et pourcentages

Les États-Unis constituent la première terre d’accueil: ils reçoivent les


deux-tiers de l’émigration européenne (33 millions d’arrivées entre 1820
et 1950, dont 10 de 1900 à 1914). Vers 1850, le pays compte 23 millions
d’habitants, mais 75 millions en 1900. L'Amérique reçoit plus
d’émigrants en une seule année, dira Th. Roosevelt en 1905, qu’entre
l’arrivée du Mayflower et la déclaration d’indépendance. Les Américains
d’origine ne représentent plus que la moitié de la population du pays vers
1900 et seulement 20 % dans des villes comme New York ou Chicago.
Les Noirs qui comptaient pour un cinquième de la population en 1790
sont passés à un dixième en 1890, suite à cette immigration
essentiellement européenne. Les États-Unis sont suivis par d’autres terres
d’accueil comme l’Argentine, le Brésil, le Canada, l’Australie, la
Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud. L'Amérique latine reçoit dix
millions de migrants entre 1870 et 1914.
Les marchandises

Le commerce mondial est multiplié par six en volume de 1860 à 1914,


soit une croissance de 3 à 4 % par an en moyenne, supérieure sur le long
terme à celle de la production (1 à 2 %), malgré le protectionnisme de la
Belle Époque. Un pour cent de la production mondiale seulement était
exporté en 1820, mais près de 10 % en 1913. Les taux d’ouverture
apparaissent pour quelques grands pays et le monde entier dans le tableau
16.
Tableau 16
. Exportations en % du PIB

L'Europe domine toujours les échanges mondiaux (58 % du commerce


mondial, 83 % des échanges de produits manufacturés en 1910). Les pays
du continent exportent et importent surtout entre eux-mêmes, les colonies
ne représentant qu’une part plus faible (moins de 3 % de la production y
est exporté en 1910). Les principaux pays commerçants apparaissent
dans le tableau 17qui montre le déclin relatif de la Grande-Bretagne et de
la France.
Tableau 17
. Part des principaux pays dans le commerce mondial
en %

La capacité de transport dans le monde croît de 10 à 32 millions de


tonneaux de 1840 à 1910, tandis que le réseau de voies ferrées passe de
100 000 km à 1 million entre 1870 et 1914. Le coût du transport,
maritime et terrestre, est divisé par sept au XIXe siècle en termes réels,
grâce à la vapeur et à l’ouverture de nouvelles voies.
Les capitaux

Les investissements internationaux

• Caractères
Les mouvements de capitaux atteignent une ampleur sans précédent à
la fin du XIXe siècle. Ils servent à financer des infrastructures à travers le
monde (chemins de fer, ports, télégraphe, tramways, téléphone, eau,
énergie, etc.), mais aussi des activités extractives, des industries de
transformation, des banques, des assurances et des exploitations
agricoles. Les voies ferrées représentent les travaux les plus gigantesques
(tableau 18).
Tableau 18
. Réseau ferroviaire en milliers de km

Les capitaux vont vers l’Amérique du Nord (34 %), l’Amérique du


Sud (17 %), l’Asie (14 %), l’Europe (13 %), l’Afrique (11 %) et
l’Océanie (11 %). Les neuf dixièmes viennent d’Europe occidentale.
Cette épargne externe, qui atteint entre 3 et 5 % du PNB des pays
européens au début du XXe siècle, correspond à un record absolu (1 %
seulement dans les années 1960). Pour l’ensemble des grands pays
créditeurs, le stock de capital détenu à l’étranger représente l’équivalent
de 20 % de la production totale en 1840, 57 % en 1870 et 100 % en
1900-1910. Les grands pays créanciers sont la Grande-Bretagne (43 %
des investissements étrangers en 1914), la France (20 %), l’Allemagne
(13 %), la Hollande, la Belgique et la Suisse (12 % à eux trois). En 1914,
la Grande-Bretagne place ses capitaux dans son empire (47 %), aux
États-Unis (41 %), puis en Amérique latine.
Les capitaux français se dirigent vers la Russie, l’Espagne, le Portugal,
l’Europe centrale, le Moyen-Orient et les colonies. Les fameux emprunts
russes, d’une importance considérable puisqu’ils représentent un quart
des placements français, seront répudiés par le régime bolchevik en 1917.
Pour la IIIe République, vers 1900, l’idée était d’aider le tsar à développer
son pays afin que la France puisse compter sur un allié puissant. Le
développement économique de la Russie tsariste sera effectivement
facilité par ces capitaux. Mais les prêts massifs de la France permettront
en fait à la Russie d’accroître ses achats de matériel et de biens
d’équipement en Allemagne, plus proche et plus industrialisée, et la
France contribuera donc indirectement à affirmer la puissance
économique et militaire de son grand rival continental.
• Causes
Les pays européens étant passés par le processus d'industrialisation
avant les autres, ils ont un excédent de leurs paiements courants,
contrepartie des sorties massives de capitaux. De même pour les pays en
retard, le déficit structurel de la balance courante entraîne la nécessité de
recourir aux emprunts, à l’endettement externe. Les mouvements de prêts
et d’emprunts de la fin du XIXe siècle s’analysent donc comme un simple
phénomène de vases communicants: les pays à trop-plein d’épargne
déversent cette épargne vers les pays qui en manquent.
En outre, du fait des rendements décroissants, les occasions de
placement deviennent moins intéressantes dans les pays déjà équipés.
Ainsi les chemins de fer en Amérique ou en Russie attirent des capitaux
énormes : les taux d’intérêt sont de 8 % en Amérique, contre 4 % en
Europe de l’Ouest, entre 1870 et 1913. Pour les emprunts russes les taux
sont de 4 %, contre moins de 3 % pour les placements en France.
Une autre explication, celle de Hobson en 1902, à l’origine des
analyses marxistes, attribue les sorties de capitaux à une consommation
insuffisante en Europe, un excès d’épargne, du fait de la très forte
inégalité sociale et d’un début de vieillissement de la population. Ce
surplus se déverse dans les pays qui s’ouvrent à l’expansion capitaliste.
• Conséquences
L'endettement massif facilite le développement économique des pays
neufs (Canada, États-Unis, Amérique latine) ou des pays en retard
(Turquie, Égypte, Chine). Le transfert d’épargne des pays à excédent vers
les pays à déficit accélère la mise en valeur, la construction
d’infrastructures et la formation d’industries. Dans de nombreux cas, les
investissements réalisés entraînent la création de capacités nouvelles de
production et de flux d’exportation qui permettront ensuite de rembourser
les emprunts. C'est ce qui se produit dans les pays scandinaves, en
Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada et bien sûr aux États-Unis. La
mise en œuvre de ressources minières et agricoles exportées (blé, viande,
laine) permet à ces pays de faire face à leur dette. Les produits sont en
outre de plus en plus transformés et élaborés sur place, permettant une
valeur ajoutée plus forte et l'industrialisation. Cependant pour d’autres
pays endettés, ce mécanisme vertueux n’a pas joué, à cause de blocages
structurels ou institutionnels, à cause du gaspillage des capitaux ou
d’investissements douteux, et l’endettement n’a fait qu’accroître la
dépendance, en plongeant ces pays dans des crises d’insolvabilité. Dans
cette période colonialiste, le non-paiement des dettes entraîne des
représailles immédiates de la part des pays créanciers, la mise en place de
commissions internationales de contrôle, et parfois le débarquement
armé.

Le système monétaire international : le ralliement à l’étalon-or

• Les faits
Un système monétaire international est la combinaison d’un étalon
monétaire et d’un système de change. L'étalon monétaire (l’or, l’argent,
la livre sterling) permet d’évaluer et de convertir les différentes monnaies
nationales et aussi de régler les soldes des balances commerciales. Le
système de change est l’ensemble des mécanismes qui président à la
détermination des taux de change. L'étalon-or de la fin du XIXe siècle est
un SMI basé sur l’or, comme son nom l’indique, et sur la fixité des
changes entre monnaies.
En 1816, la Grande-Bretagne adopte officiellement l’étalon-or et la
monnaie nationale, la livre sterling, qui était définie en argent, se trouve
définie par un poids fixe du métal jaune, la parité or. Le stock d’or détenu
par la Bank of England varie en fonction des mouvements du commerce
extérieur, et la livre est librement convertible à un cours fixe en métal
précieux. Les partisans de la currency school l’emportent sur ceux de la
banking school en 1844, ce qui signifie que l’émission de la monnaie
fiduciaire doit être liée de façon stricte au stock d’or, et non laissée à
l’initiative de la Banque centrale. En France, le second principe, plus
souple, est adopté, il donne à la Banque de France, titulaire du monopole
de l’émission des billets en 1848, la possibilité de faire varier la
circulation monétaire en fonction des besoins de l’économie. La
contrainte plus forte en Grande-Bretagne explique le développement
rapide dans ce pays de la monnaie scripturale. En 1914, les deux tiers des
paiements se font par chèque en Angleterre, contre 45 % en France. La
répartition des formes de monnaies à la fin du XIXe siècle dans le monde
apparaît dans le tableau 19.
Tableau 19
. Formes de monnaies dans le monde

La plupart des autres pays avaient un système de bimétallisme or-


argent ou de monométallisme argent. L'Allemagne initie le mouvement
vers l'or en 1871 en exigeant le paiement de 5 milliards de francs-or par
la France vaincue et en adoptant l’étalon-or. Les pays de l’Union latine,
autour de la France, font de même entre 1873 et 1878. Les États-Unis
suivent en 1879, puis l’Autriche-Hongrie en 1892, la Russie en 1897, le
Japon en 1895, etc. Ce régime dure donc dans le monde pendant une
période assez courte, de 1870 à 1914. Le basculement quasi-général vers
l’or s’explique par l’effet des externalités de réseau, c’est-à-dire les gains
qui résultent de l’adoption d’un système lorsque la plupart des autres
l’utilisent déjà: à partir du moment où deux grandes puissances
économiques, la Grande-Bretagne puis l’Allemagne, adoptaient l’étalon-
or, il était plus avantageux pour tous de s’y rallier.
• Les mécanismes
L'étalon-or assurant stabilité et équilibre, il aurait permis une
croissance harmonieuse de l’économie mondiale. La stabilité des cours
des devises favorise le développement des échanges, tandis que des
mécanismes automatiques garantissent la stabilité monétaire. S'il y a
pénurie d'or, son prix s'élève, ce qui stimule de nouvelles découvertes, et
inversement en cas d’abondance. Ainsi les besoins de métal précieux
pour faire face aux échanges mondiaux tendent à être satisfaits à long
terme. Le système comporte aussi un mécanisme de rééquilibrage
automatique des balances commerciales : un déficit se traduit par une
sortie d’or qui réduit la masse monétaire intérieure et les prix, ce qui
relance les exportations et freine les importations, corrigeant ainsi le
déséquilibre initial. Le mécanisme inverse joue pour les pays à excédent.
Pour ses critiques cependant, l’or n’est qu’une « relique barbare »
(Keynes) qui fait dépendre l’économie mondiale de découvertes
aléatoires de gisements miniers. On ne peut laisser le stock d’or mondial
déterminer la quantité de monnaie en circulation avec des conséquences
non maîtrisées sur la croissance et l’emploi. La crise de 1873-1896 aurait
été moins prononcée sous un régime différent. Pour d’autres, le système
de l’étalon-or n’aurait été en fait qu’un système d’étalon-sterling. Il
fonctionnait grâce à la domination de l’économie britannique et au rôle
de la city comme centre de la compensation financière mondiale. La livre
jouait le rôle du dollar aujourd’hui, les Anglais payant leurs importations
avec leur propre monnaie sans se soucier du taux de change, tandis que
les autres pays devaient détenir des avoirs en sterling pour leurs
opérations. Enfin, le mécanisme de rééquilibrage de l’étalon-or ne
fonctionnait pas en réalité, car les pays à déficit ont conservé leur déficit
et les pays à excédent ont gardé leur excédent à long terme. Les
mouvements de capitaux internationaux ont été le résultat de ces
déséquilibres, les pays excédentaires plaçant et investissant leur excédent
dans les pays déficitaires.

La mondialisation des années 1900 et celle de la fin du XXe siècle

À la fin du XIXe, « l'univers devient une unité économique »


(Baumont) : la liberté de circulation des biens, des hommes et des
capitaux n’a jamais été aussi grande. Des câbles relient toute la planète
par télégraphe, connectant en permanence les Bourses de commerce
(denrées) et les Bourses de valeur (titres) dans un marché mondial des
biens et des capitaux.
Les taux d’ouverture au commerce international ont progressé à la fin
du XXe siècle par rapport à la Belle Époque (tableau 20) et les échanges
internationaux sont également plus intégrés qu’en 1900, dans la mesure
où les accords commerciaux sont aujourd'hui multilatéraux. Le GATT
puis l'OMC ont remplacé les traités de commerce bilatéraux et les règles
sont générales et non limitées à deux pays comme dans le cas des traités
de la période 1860-1914.
Tableau 20
. Taux d’ouverture Exportations de marchandises sur
PIB, en %

Malgré tout, les marchés financiers étaient davantage intégrés en 1900


qu’aujourd’hui. Les investissements directs à l’étranger représentaient en
1900-1910 à peu près l’équivalent de l’investissement intérieur, alors que
dans les années 1990 ils en représentaient moins de 10 % dans les pays
développés. Les placements externes comptaient pour 5 % du PIB
britannique entre 1880 et 1913 contre seulement 2 à 3 % pour les grands
pays créditeurs actuellement. Le marché du travail était à l’époque
également beaucoup plus intégré. Aujourd’hui, la main-d’œuvre est
moins mobile du fait des restrictions considérables à l’entrée dans les
pays développés et aussi entre pays du tiers-monde. Au XIXe siècle le
marché global du travail était une réalité, les États-Unis comptaient
jusqu’à 10 % de migrants et la montée spectaculaire du pays depuis les
années 1830-1840 est la conséquence directe de cet afflux massif.
Sur d’autres points cependant la mondialisation est plus poussée
aujourd’hui. Elle concerne d’abord toute la planète, alors qu’en 1914
nombre de régions du monde restaient isolées. Les organisations
internationales n’existaient pas en 1900, alors qu’elles jouent aujourd’hui
un rôle considérable dans le processus d’intégration. Les firmes
multinationales avaient encore un rôle mineur en 1900, mais elles sont
maintenant la force principale derrière les flux mondiaux de capitaux, de
biens et de services. Le commerce international est actuellement
beaucoup moins transport intensive qu’il ne l’était au début du siècle. À
l’époque, l’agriculture et l’industrie représentaient l’essentiel de la
production (70 % en Allemagne, en Italie, en France), on échangeait
surtout des matières premières pour lesquelles le coût du transport était
élevé, si bien que les pays commerçaient surtout avec leurs voisins et
dans une moindre proportion avec des pays éloignés. Aujourd’hui, les
produits primaires ne représentent qu’une part faible des échanges,
l’essentiel est composé de produits finis qui sont de moins en moins
lourds et volumineux, du fait de l’évolution technique. Ainsi, pour
chaque dollar de produits échangés, les frais de transport sont plus
réduits. La distance n’est plus autant un obstacle et la mondialisation en
est facilitée. En outre la baisse des coûts des communications joue dans
le même sens en permettant des échanges d’informations et de services
instantanés par le satellite et les réseaux informatiques.

Les aspects sociaux

La révolution industrielle crée de nouvelles classes sociales comme le


prolétariat et la bourgeoisie. La prise du pouvoir par la seconde
s’accompagne d’une domination sur la première, qui se révolte, obtient
des droits et un meilleur partage du revenu national. Le nouveau système
de production, le factory system, favorise les revendications puisque les
ouvriers sont regroupés dans les mêmes lieux. Le XIXe siècle est ainsi à
la fois celui où triomphe le libéralisme et celui du socialisme montant.
L'aspiration à la dignité humaine, à la justice sociale, à la fraternité et à
l’égalité, par la partie la plus faible, ignorante et exploitée de la
population, est l’aspect le plus frappant de cette époque, aspect qu’on
peut comparer aux Lumières du siècle précédent, la recherche de la
connaissance, de la liberté et de la tolérance. On étudiera dans un premier
temps les diverses catégories sociales, puis les luttes ouvrières et enfin
les réformes sociales du siècle.

Les structures sociales des pays industrialisés

Les classes supérieures

L'aristocratie se distingue moins de la haute bourgeoisie, car la


révolution industrielle et la Révolution française ont eu pour effet d’une
part d’enrichir et de renforcer les entrepreneurs et chefs d’industrie,
d’autre part de réduire ou d’éliminer les privilèges de la noblesse. Les
révolutions et les guerres d’indépendance du XIXe siècle achèvent, sur le
plan des régimes politiques, des libertés et des droits individuels, ce que
la grande révolution avait commencé. Mais même si son rôle se réduit, la
grande noblesse continue à figurer au sommet du pouvoir et de la
richesse. En France, elle compte encore pour un tiers des membres de
l’Assemblée en 1869 et 23 % en 1893.
La vieille aristocratie se retrouve dans les carrières militaires, dans la
haute fonction publique, l’administration coloniale et la diplomatie, alors
que la direction des grandes firmes relève bien sûr de la haute
bourgeoisie, composée des grands capitalistes de la finance et de
l’industrie, comme les Pereire, Laffitte ou Schneider. Elle voit son
influence se renforcer tout au long du siècle. Ainsi les aristocrates
formaient à peu près la majorité du gouvernement britannique jusqu’en
1895, mais plus jamais par la suite. Asquith est en 1908 le premier des
Premiers Ministres de Sa Majesté qui ne soit pas d’origine noble.
La fortune bourgeoise qui accompagne le développement industriel est
plus mobilière (titres, actions) qu’immobilière (terres, immeubles). Ces «
bourgeois conquérants » (Morazé) partagent l’idéal de l’entrepreneur
protestant décrit par Weber: épargne, effort, austérité, esprit d’entreprise,
sens de sa responsabilité individuelle, optimisme et confiance dans le
progrès technique et économique. Beaucoup sont issus d’un milieu
populaire comme les frères Schneider, Édouard Empain, Étienne Solvay,
Marius Berliet, ou en Angleterre Thomas Cook, Thomas Lipton, Samuel
Cunard, et en Allemagne Carl Bosch et Gottlieb Daimler, signe des
possibilités nouvelles d’ascension sociale par rapport aux sociétés
d’Ancien Régime.

La bourgeoisie

Le XIXe, siècle du capitalisme et du libéralisme triomphants, est celui


de la montée de la bourgeoisie. Elle détient le pouvoir économique,
politique et culturel et prend ainsi la suite de la noblesse dans l’Ancien
Régime. La bourgeoisie se compose d’une minorité d’oisifs rentiers et
d’une majorité d’actifs, car « la bourgeoisie est une classe qui travaille »
(Jaurès), et elle travaille dans les diverses activités économiques:
l’industrie, le commerce, la banque, le service de l’État ou les professions
libérales. Daumard distingue la bonne bourgeoisie des notables (chefs
d’entreprise, propriétaires, médecins, hommes de loi, architectes,
ingénieurs, hauts fonctionnaires) de la moyenne bourgeoisie
(commerçants, fonctionnaires, enseignants, cadres, journalistes, petits
rentiers) et de la bourgeoisie populaire (artisans, employés, boutiquiers).
Les écarts sont considérables: dans la bourgeoisie censitaire, l’éventail
des fortunes va de 1 à 280 ; avec le peuple, il s’étend de 1 à 10 000. La
persistance jusqu’en 1848 du suffrage restreint s’explique par la certitude
que seules les classes aisées sont à même de décider et de diriger.
La Révolution a ouvert des possibilités de promotion sociale et
l’industrialisation a permis un enrichissement progressif dans la seconde
moitié du siècle. La bourgeoisie s’élargit en attirant à elle nombre
d’enfants de paysans et d’ouvriers, qui forment progressivement une
classe moyenne. Cette middle class ou Mittelstand est donc composée,
dans les échelons inférieurs, des artisans et petits commerçants, des
professions libérales et des employés, dont le nombre augmente
constamment avec la montée du secteur tertiaire dans des économies de
plus en plus complexes. Ils passent de 800 000 à 1 800 000 en France
entre les années 1870 et 1900, alors que la classe ouvrière atteint alors
son effectif le plus élevé (6 millions, un tiers de la population active).
Cette montée irrésistible de la classe moyenne comblera au XXe siècle le
fossé infranchissable entre les classes du XIXe.

Le peuple

À Paris, tout au long du siècle, les trois quarts des gens vivaient dans
la misère, logeant dans des conditions épouvantables: « un effroyable
entassement populaire dans les quartiers du centre et de l’est…où la
densité et la saleté de l’habitat avaient converti la ville en un amas de
pierrailles sans air et sans lumière » (Bergeron). Londres n’est pas mieux
loti : le quart de la population, plus d’un million des quatre que compte la
ville en 1890, est en dessous du minimum vital. À New York, c’est près
d’un tiers des citadins qui sont sous le seuil de pauvreté en 1889.
Vers 1840, les ouvriers travaillent en moyenne 12 à 14 heures par jour,
et même 15 heures dans les industries textiles, pour des salaires de
subsistance. Dans les activités domestiques, la durée du travail tourne
autour de 16 heures par jour. Elle n’est nulle part limitée, sauf pour les
enfants pour qui les réglementations datent de la première moitié du
siècle. Il est courant d’en voir à partir de l’âge de quatre à cinq ans, ils
composent environ la moitié de la main-d’œuvre de l’industrie textile en
Angleterre, plus de 20 % en Alsace. Dociles, moins payés, plus agiles et
plus aptes à certains travaux que les adultes, ils constituent une force de
travail exploitée sans merci. Levés dès l’aube, se rendant à pied à leur
travail, debout la journée entière, ils sont soumis, comme le dit Villermé,
non plus à un travail mais à une véritable torture.
Les conditions de vie misérables de la classe ouvrière sont bien
connues: le dénuement, la faim, le rachitisme des enfants, l’alcoolisme, la
violence, l’insécurité, l’analphabétisme, la promiscuité, l’alcoolisme, la
prostitution. L'insalubrité des logements dans les ghettos des quartiers
populaires, les eaux souillées, la sous-nutrition, favorisent les maladies
comme le typhus ou le choléra. Le chômage est général dans les pays
européens, un chômage structurel, aggravé dans les périodes de
dépression. Cette armée de réserve du capital n’est naturellement en rien
indemnisée. La notion d’assurance ou d’indemnité de chômage est
longtemps inconcevable. Quand les premières formes d’assurance sociale
apparaissent à la fin du siècle, elles ne concernent que l’accident, la
maladie, l’invalidité, la retraite. La multiplication des petits métiers et
l’abondance de la main-d’œuvre domestique prête à s’embaucher pour un
faible salaire, sont le signe évident de ce sous-emploi massif. Le nombre
des domestiques diminuera au XXe siècle, et cette main-d’œuvre
deviendra de plus en plus chère et inaccessible aux classes moyennes.
Une évolution qui est le signe d’une réduction considérable du taux de
chômage à long terme, du XIXe au XXe, réduction qui accompagne
paradoxalement la mécanisation, grâce à la baisse du temps de travail et à
la croissance économique. On ne dispose pas de chiffres exacts du
chômage au XIXe siècle, car il n’y a pas à cette époque de mesure
officielle des indicateurs économiques, mais il pouvait être, selon les
périodes d’expansion ou de dépression, de l’ordre de 20 à 30 % de la
population active.
Les accidents du travail sont constants: on arrive, pour les seules
victimes dans les mines, au chiffre effrayant de 1400 morts par an dans
les années 1840 en Angleterre. La même succession de désastres se
répète sur le continent: la catastrophe de Courrières fait 1200 morts en
1906. Les accidents industriels sont la routine en l’absence de dispositifs
de protection. Les blessés et handicapés se retrouvent à la rue sans autre
ressource que la mendicité. Engels parle « d’une armée qui revient de
campagne », tant il y a d’estropiés et de mutilés dans les faubourgs de
Manchester. Tous ces accidents n’émeuvent guère la société qui trouve
des médecins pour en minimiser la portée: « Quel tort professionnel peut
faire la perte d’un pied à un ouvrier qui travaille assis ? ». Les maladies
du travail (saturnisme, silicose, scoliose, asthme, tuberculose, troubles de
la vue) sont également la norme.
La répression contre les revendications est féroce. En 1886, à la suite
d’un attentat attribué aux anarchistes lors d’une grande grève à Chicago,
sept leaders anarchistes sont condamnés à la peine capitale et quatre
d’entre eux pendus. En France, la litanie des grands massacres lors des
soulèvements populaires (1834 : 400 morts, 1848 : 5 000 morts, 1871 :
30 000 morts) est accompagnée des multiples répressions locales lors des
grèves et manifestations. Le 1er mai 1891, pendant une grève à
Fourmies, l’armée tire sur les manifestants et fait neuf morts; depuis, la
célébration de cette date dans le monde ouvrier prend en France une
résonance particulière. Mais la répression ne se limite pas à ces
affrontements violents et épisodiques, elle est permanente à l’usine où
règne une discipline de fer, une surveillance constante des ouvriers au
travail, une pluie d’amende ou des renvois aux moindres incartades.
Les schémas de pensée de cette époque prémarxiste sont très différents
d’aujourd’hui : ils tournent surtout sur les oppositions
monarchie/république, tolérance/répression, droits de
l’homme/oppression, et moins sur les rapports de classe, les questions
sociales, le syndicalisme ou le socialisme; il n’y a pas de sentiment de
culpabilité de la part des patrons et des nantis assurés de leur bon droit et
de leur légitimité, et la division de la société entre riches et pauvres
semble un phénomène normal, éternel.

L'essor des idées socialistes et les réformes sociales

L'essor du socialisme

Les idées socialistes prennent cependant une ampleur croissante qui


favorise les mouvements ouvriers et l’adoption un peu partout en Europe
de lois sociales.

Les idées nouvelles

Les grands auteurs socialistes et les militants révolutionnaires du XIXe


siècle œuvrent pour une prise de conscience de la classe ouvrière et
l’espoir d’une société meilleure. Dans son analyse du capitalisme
(exploitation, crises, paupérisation, concentration) et sa théorie de
l’histoire (matérialisme historique), Marx est l’héritier de trois courants
de pensée et d’action:
• L'économie politique classique anglaise, dont il reprend les outils
d’analyse (valeur-travail et baisse du taux de profit, théorie de la
répartition des revenus).
• La philosophie allemande, notamment Hegel et sa vision
dialectique, Feuerbach et sa dénonciation de la religion.
• L'action politique militante et révolutionnaire des socialistes
français comme
Louis Blanc, Armand Barbès et Auguste Blanqui.
L'opposition entre Marx et Bakounine aboutira à l’éclatement de la
première Internationale en 1872. Le second considérait que la révolution
viendrait des plus déshérités, et non de la classe ouvrière dont il prévoyait
qu’elle s’intégrerait progressivement au système en en recueillant les
fruits. La théorie de la paupérisation absolue des ouvriers de Marx est
contredite par les faits dès la fin du XIXe siècle. Les pays les plus avancés
et industrialisés sont ceux où les thèses réformistes d’un accès au pouvoir
par le vote s’imposeront.
Par ailleurs la nécessité d’un passage par une étape bourgeoise et
capitaliste dans l’évolution des sociétés, avant la révolution
prolétarienne, sera également infirmée. Tout d’abord, les sociétés
capitalistes éviteront la révolution par des réformes successives (lois
sociales, montée du secteur public, hausse des salaires réels, intervention
croissante de l’État), et ensuite, conformément aux idées de Bakounine,
ce sont les pays les plus pauvres qui connaîtront des révolutions
socialistes.

Socialistes du XIXe siècle

– Les réformistes: Saint-Simon (1760-1825), Robert Owen (1771-


1858), Sismondi (1773-1842), Louis Blanc (1811-1882), Ferdinand
Lassalle (1825-1864), Henry George (1839-1897), Eugène Varlin
(1839-1871 ), August Bebel (1840-1913), Benoît Malon (1841-1893),
Jean Allemane (1843-1935), Vera Zassoulitch (1849-1919), Eduard
Bernstein (1850-1932), Karl Kautsky (1854-1938), Béatrice et Sydney
Webb (1858-1943, 1859-1947), Jean Jaurès (1859-1914), Rudolf
Hilferding (1877-1941).
– Les révolutionnaires: Louis Auguste Blanqui (1805-1881), Armand
Barbès (1809-1870), Karl Marx (1818-1883), Friedrich Engels (1820-
1895), Wilhelm et Karl Liebknecht (1826-1900/1871-1919), Jean-
Baptiste Clément (1837-1903), Paul Lafargue (1842-1911), Jules
Guesde (1845-1922), Clara Zetkin (1857-1933), Lénine (1870-1924),
Rosa Luxemburg (1871-1919), Trotski (1879-1940), Antonio Gramsci
(1891-1937).
– Les utopistes: Charles Fourier (1772-1837), Étienne Cabet (1788-
1856), Armand Bazard (1791-1832), Prosper Enfantin (1796-1864),
Pierre Leroux (1797-1871), Victor Considérant (1808-1893), les
populistes russes dans les années 1860-70, Jean-Baptiste Godin (1817-
1888).
– Les anarchistes : Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Michel
Bakounine (1814-1876), Élisée Reclus (1830-1905), Piotr Kropotkine
(1842-1921 ), Georges Sorel (1847-1922), Errico Malatesta (1853-
1932), Jean Grave (1854-1939), Fernand Pelloutier (1867-1901 ),
Emma Goldman (1869-1940), Nestor Makhno (1889-1935).
– Les terroristes et les nihilistes : D.I. Pissarev (1840-1868), Serge
Netchaïev (1847-1882), Ravachol (1859-1892), Auguste Vaillant (1861
-1894), Georges Darien (1862-1921) et Jules Bonnot (1876-1912) chef
de la fameuse bande dont les exploits marquent vers 1910 le pic de
l’activité anarchiste violente en France. ■

Les mouvements populaires

• Les syndicats
La Grande-Bretagne, premier pays industrialisé, développe avant les
autres des organisations de travailleurs sur la base des métiers. Les
premiers syndicats regroupent des ouvriers qualifiés qui revendiquent des
hausses de salaires par le moyen essentiellement de la négociation. Ils
organisent la formation de leurs membres, assurent une protection contre
les maladies, les accidents, la vieillesse et le chômage. Cette première
vague d’organisation, limitée à l’élite ouvrière, reflue assez vite devant la
fermeté patronale et l’hostilité des lois. Le mouvement ne renaîtra que
lorsque les Trade Unions seront officiellement reconnues en 1871. On
compte environ un million de syndiqués à cette époque en Grande-
Bretagne et un syndicalisme de masse avec des droits bien établis
s’impose à la fin du siècle. Les Unions s’organisent en un organe
fédérateur, le Trade-Union Congress. Le Labour Party est créé en 1893
par les syndicats dans le but de faire progresser au Parlement les
revendications sociales.
En France, les premières formes de syndicats sont les Sociétés de
secours mutuel, dont la fonction est d’aider les membres en cas
d’accident ou de maladie, grâce aux cotisations de l’ensemble. Les
Sociétés de résistance, dans les années 1830, fonctionnent suivant le
même principe et appuient les grèves en versant de l’argent aux ouvriers.
À la fin du siècle, sous l’action de Pelloutier, apparaissent les Bourses du
Travail qui sont des syndicats interprofessionnels voués à la solidarité
ouvrière, aux revendications sociales et à l’enseignement. En 1902, la
Confédération générale du travail devient le principal syndicat national,
elle se caractérise alors par des tendances anarcho-syndicalistes hostiles
aux partis politiques et au jeu parlementaire. Les conflits se multiplient
dans les années 1900 et l’idée s’impose que la grève générale est le
principal instrument de la révolution sociale.
Les syndicats se développent en Allemagne après 1890 à la chute de
Bismarck et la fin de sa politique antisocialiste de 1878. En 1914, le pays
compte 4 millions de syndiqués, le même nombre qu’en Angleterre,
contre un million en France et en Italie.

Les révoltes des canuts de Lyon en 1831 et 1834

Les canuts sont les tisserands de la soie, ouvriers et artisans établis à la


Croix-Rousse. Il s’agit d’une industrie domestique où les marchands-
fabricants confient la matière première et achètent les étoffes aux chefs
d’atelier indépendants qui possèdent des métiers Jacquard et emploient
quelques ouvriers. Les conditions sont effroyables, les ouvrières
travaillent « quatorze heures par jour sur des métiers où elles sont
suspendues à l’aide d’une courroie afin de pouvoir se servir à la fois de
leurs pieds et de leurs mains dont le mouvement continuel et simultané
est indispensable au tissage »… (Blanqui)
Le conflit surgit entre les fabricants et les producteurs misérables,
artisans et ouvriers confondus, à propos des prix. Les canuts réclament un
tarif, c’est-à-dire des prix minimums pour les étoffes payées à la pièce, et
se mettent en grève en 1831, grève qui tourne à l’insurrection. Lyon
tombe aux mains des révoltés pendant dix jours, avant sa reprise par
Soult. Le tarif est supprimé, la victoire se transforme en échec, sans
répression sanglante toutefois.
Ce ne sera pas le cas de la deuxième insurrection en avril 1834. Le
projet de loi du gouvernement d’interdire les associations déclenche la
grève et des émeutes à travers la ville. La répression est immédiate et une
terrible bataille est livrée dans le centre de Lyon. On compte plus de 300
morts et des procès suivront jusqu’en 1836.
Les barricades, les combats, le drapeau noir, le cri fameux: «Vivre en
travaillant ou mourir en combattant », la fraternisation avec les soldats,
les chants des canuts, tout cela a suscité l’espoir et l’admiration à travers
l’Europe. Le soulèvement de cette « armée de spectres » (Blanqui) a
effrayé le monde des notables et des nantis, il est resté dans la mémoire
ouvrière et surtout il a ouvert la voie aux revendications sociales. ■
• Partis socialistes
Après les émeutes luddites des années 1810, les mouvements ouvriers
en Angleterre s’orientent vers le réformisme. Le Chartisme réclame le
suffrage universel en 1838, il dénonce le machinisme et le capitalisme et
réclame le partage des terres. Une grande manifestation en 1848 se
termine par un échec et marque la fin du chartisme.
À la suite du fameux cri, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
», dans le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels en 1848, les
militants socialistes agiront en faveur d’organisations ouvrières qui
dépassent le cadre national. À la frontière des organisations et des partis
ouvriers, les diverses Internationales regroupent à la fois syndicats et
partis du monde entier. Cette vision internationaliste est bien sûr liée à la
solidarité nécessaire des travailleurs, mais aussi à la nécessité de mettre
fin aux guerres par la fraternité entre tous les hommes.

Internationales
La Ire Association Internationale des Travailleurs, dirigée par Marx,
dure de 1864 à 1876; l’arrivée des anarchistes de Bakounine en 1867
provoque des heurts qui se terminent par leur exclusion en 1872. La
même année, avec la réaction qui suit la Commune, elle est interdite en
France.
La IIe Internationale ou Internationale socialiste, fondée à Paris en
1889, se réunit tous les trois ans en congrès et regroupe les partis
socialistes de l’époque. Elle représente environ 10 millions de syndiqués
à travers l’Europe, mais sera incapable d’arrêter la guerre. Lénine et les
bolcheviks rompront définitivement avec elle en 1914. En 1923,
reconstituée sous le nom d’Internationale ouvrière et socialiste, elle
évolue vers le réformisme après avoir interrompu ses activités entre 1939
et 1951. Le parti socialiste français s’intitule Section française de
l’Internationale socialiste (SFIO) jusqu’au congrès de Tours en 1969.
La IIIe Internationale est le mouvement communiste lancé par Lénine
en 1919, le Komintern, (KOMmounnistitcheski INTERNatsional), une
organisation centralisée de type militaire qui devient un instrument de la
politique soviétique. Elle a été dissoute par Staline en 1943 pour
satisfaire les alliés anglo-saxons dont l'URSS avait besoin pour lutter
contre les Allemands.
La IVe Internationale est l’internationale trotskiste fondée par Trotski
lui-même à Mexico en 1937. ■
Ferdinand Lassalle crée en 1863 le premier parti ouvrier dans le
monde, l’Association des travailleurs allemands, transformé en 1875 au
congrès de Gotha en SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) à
la suite de l’union avec les partisans de Marx menés par W. Liebknecht.
Lassalle a milité sans relâche pour un parti ouvrier puissant qui, grâce au
suffrage universel, pourrait arriver au pouvoir. Le Parti social-démocrate
comptera plus d’un million de membres en 1911 et représentera un tiers
de l’électorat en 1914. En 1877, il a 12 sièges au Reichstag, 35 en 1890
et 110 en 1912, c’est alors le plus grand parti socialiste en Europe et le
premier parti en Allemagne. En France, le Parti socialiste est fondé en
1905. Il compte 76 000 membres en 1914 et représente près d’un million
et demi d’électeurs et 103 députés à l’Assemblée. En Angleterre, le Parti
travailliste passe un accord électoral avec les libéraux et accède au
parlement en force en 1906.
Les progrès sont remarquables partout en Europe, car la classe
ouvrière tend à s’accroître dans la population active, et la prolongation
des tendances laisse croire à une évolution inéluctable vers la majorité
absolue des voix pour les partis socialistes. Le débat entre le marxisme et
le réformisme commence lorsque Bernstein en 1899 annonce ses idées
révisionnistes. Elles seront finalement adoptées par le SPD vers 1910 qui
abandonne les dogmes marxistes. En France le même débat oppose le
marxiste Jules Guesde aux thèses et aux pratiques réformistes
d’Alexandre Millerand et de Jean Jaurès. En Russie, l’interruption des
réformes provoque la montée des mouvements révolutionnaires, les
premières grèves et l’assassinat du tsar en 1881. Lénine et les
majoritaires (bolcheviks) du parti socialiste fondé en 1898 sont opposés à
toute collaboration avec la bourgeoisie et partisans d’une avant-garde de
révolutionnaires professionnels capable de forcer le destin.

Les réformes sociales

Dans la première partie du siècle, les mesures sociales viennent d’en


haut. Des philanthropes, libéraux ou progressistes au pouvoir font voter
ou décident des lois protectrices. Ensuite, elles sont acquises par la base,
par les luttes de la classe ouvrière organisée. Les dates indiquées dans le
tableau 21n’ont qu’une signification relative car, pas plus qu’il ne suffit
d’interdire les grèves ou les syndicats pour les empêcher, il ne suffit pas
de voter des lois ou édicter des décrets pour qu’ils soient appliqués. Faute
d’inspections du travail efficaces, ce ne sera guère le cas jusqu’à la
Première Guerre mondiale. Les lois sociales sont nécessaires mais non
suffisantes pour éliminer les abus.
Tableau 21
. Les progrès sociaux en Europe
La Grande-Bretagne

Les conservateurs sont à l’origine des premières mesures, opposés en


cela aux industriels et aux libéraux partisans de la liberté du travail. Ils
sont plus dans l’esprit des législations issues du Moyen Âge, alors que les
libéraux veulent se débarrasser des restes du corporatisme et établir une
liberté économique totale. Par contre, à la fin du siècle, le suffrage étant
élargi, les deux partis se livrent à une sorte de surenchère dans le vote des
lois sociales pour s’attirer les électeurs de la classe ouvrière, qui
représentent alors plus de 60 % de la population active.
Les lois interdisant les syndicats sont abrogées en 1824 et le droit de
grève obtenu en 1875. La nouvelle loi sur les pauvres de 1834 (New Poor
Law), mise en place par le parti libéral, crée un marché libre du travail,
dans lequel l’assistance est remplacée par des workhouses, maisons où
les vagabonds et chômeurs sont mis au travail de force. Le pays compte
environ deux millions de personnes dans ces sortes de bagnes dans les
années 1830.
En 1833, grâce à l’exemple de Robert Owen, le travail des enfants
dans les industries textiles est limité à 8 heures pour les moins de 13 ans,
avec le Factory Act. En 1854 le repos du samedi après-midi est rendu
obligatoire, c’est le début du fameux week-end. En 1874 la durée du
travail est limitée à 9 heures par jour. Autour de 1900, les lois sociales se
multiplient: le Compensation Act de 1897 impose à l’employeur
l’indemnisation des accidents du travail; en 1905, l’Unemployed
Workmen Act entreprend de limiter la population des workhouses ; un
système de retraite est mis en place en 1908 (Old Pension Act) ;
Beveridge publie en 1909 un ouvrage intitulé Unemployment qui marque
le début de l’attention au problème du chômage; l’assurance-maladie est
créée en 1911 (National Insurance Act).

La France

En France, la loi Guizot de 1841, « fondatrice pour la protection


sociale » (Burguière), limite le travail des enfants à huit heures entre 8 et
12 ans et l’interdit en dessous de 8 ans. La publication du rapport
Villermé en 1840 a favorisé une prise de conscience des questions
sociales. L'âge minimum du travail est porté à 12 ans en 1874, puis treize
en 1882 lorsque l’école devient obligatoire. Le livret ouvrier fondé par
Bonaparte en 1803 tombe en désuétude après 1871 pour être finalement
aboli en 1890. La création du ministère du Travail par Clemenceau date
de 1906. La même année, la limite quotidienne de travail est fixée à 10
heures par jour et le repos hebdomadaire devient obligatoire. La journée
de huit heures, vieille revendication ouvrière (8 heures de travail, 8
heures pour soi, 8 heures de repos) sera obtenue par une loi de 1919.
C'est une des plus anciennes revendications du mouvement ouvrier, « les
huit heures », qui est satisfaite. Le mouvement est général à l'Europe: la
Russie bolchevique les avait adoptées le 29 octobre 1917, en Allemagne
la nouvelle république dès novembre 1918, de même qu’en Autriche et
en Tchécoslovaquie, en mars 1919 en Espagne.
Le droit au travail avait été proclamé par Louis Blanc lors de la
révolution de 1848 et mis en application avec les Ateliers nationaux qui
sont lancés pour réduire le chômage massif, aggravé par la crise de 1846-
1847 : un décret garantit « le droit de l’ouvrier à l’existence par le travail
». L'afflux est tel qu’on ne sait où employer les candidats et le système
devient une forme d’assistance. La fermeture des ateliers par le royaliste
Falloux provoque l’insurrection, la répression et les déportations en
Algérie. La voie est libre pour le coup d’État du 2 décembre 1851.
Napoléon III tentera de mettre en œuvre une politique sociale afin de
rallier les ouvriers à l’Empire, rendant notamment la grève légale (1864).
La IIIe République abroge la loi Le Chapelier en 1884, reconnaissant
ainsi les syndicats.

L'Allemagne

La Prusse interdit le travail des enfants de moins de 9 ans en 1839,


impose une scolarité et limite la durée de travail pour les autres. En 1853,
le travail des enfants avant douze ans est interdit, et en 1869 le travail des
adolescents est limité à dix heures par jour…Les réformes sociales de
Bismarck, les premières en Europe, sont mises en place entre 1883 et
1889 : assurance-maladie, assurance-accident, assurance-vieillesse,
obligatoires, financées et gérées en commun par les employés et les
employeurs. Ces mesures sociales sont plus proches des sécurités
médiévales, conservées plus tard par l’Allemagne, que des régimes
libéraux français et anglais. La politique du Chancelier manie la carotte
et le bâton: des lois répressives sont appliquées à l’encontre des
mouvements socialistes en 1878, comme l’interdiction des syndicats et
du SPD, en même temps que les lois sociales sont lancées. Elles sont
introduites au moment du retour à la protection des années 1880 et du
renforcement des droits de douane qui serviront en partie à les financer.
En 1910, l’Allemagne est très en avance sur les autres pays: 81 % des
travailleurs sont protégés contre les accidents, 53 % ont une retraite et 44
% sont couverts contre les maladies; les chiffres correspondants sont de
20, 13 et 18 % en France. Un système national d'assurance-maladie n'y
sera introduit qu'en 1930. L'État-providence apparaît ainsi dans
l’Allemagne des années 1880.

L'extension des lois sociales

L'idée de réduire la durée du travail pour tous progresse partout, et


l’horaire quotidien tend à baisser en Europe à la fin du XIXe siècle, aux
alentours de 10 heures, contre 12-14 heures vers 1850. Les pays neufs
sont ceux où la législation sociale est la plus avancée: la Nouvelle-
Zélande fixe le temps hebdomadaire de travail à 48 heures pour tous dès
1901 et l’Australie établit un salaire minimum dès 1896. Les États-Unis
font cependant exception: la législation sociale y est plus limitée et plus
tardive. Le travail des enfants (moins de 13 ans) n’est par exemple
interdit par une loi fédérale qu’en 1888. Au début du XXe siècle, la
réduction des inégalités par l’impôt se met en place. L'impôt progressif
sur le revenu est voté en 1909 en Grande-Bretagne. En France, Caillaux
réussit à faire voter la loi qui l’institue en 1914. L'income tax est introduit
en 1913 aux États-Unis par un amendement à la constitution.

Progrès scolaires, progrès des femmes

François Guizot, ministre de l’instruction publique sous Louis-Philippe


établit le principe de l’instruction primaire universelle: toute commune
est tenue d’entretenir une école publique. La loi Guizot de 1833 crée un
enseignement primaire public, une école normale dans chaque
département, une école primaire dans chaque commune, financées par les
impôts locaux. L'école devient un établissement familier à côté de la
mairie et de l’église dans tous les villages. En 1882, Jules Ferry met en
place le système de l’éducation laïque, gratuite et obligatoire de 6 à 13
ans. Les maîtres sont payés par la République et la délivrance des
diplômes devient un monopole d’État. Un corps d’enseignants dévoué à
sa mission est créé avec les écoles normales. L'enseignement secondaire
au lycée reste payant et non obligatoire. En 1910, en France, moins de 3
% du groupe d’âge entre 12 et 19 ans, suivaient l’école secondaire et
seulement 2 % atteignaient le baccalauréat. La gratuité du secondaire ne
sera assurée qu’en 1933 et l’obligation des études jusqu’à 16 ans date de
1959.
En Angleterre, les écoles publiques élémentaires sont instituées en
1870 pour les enfants de 5 à 13 ans, et elles deviennent obligatoires en
1880. Mais l’effort d’éducation est poussé le plus loin en Allemagne,
notamment avec les fameux Instituts de Technologie copiés dans le
monde entier, si bien qu’en 1900 le pays compte seulement 0,05 %
d’illettrés contre 1 % en Grande-Bretagne et 4 % en France. En Espagne,
on monte à 66 %, 72 % en Russie et 48 % en Italie. Pendant la
Restauration, en France, seuls les hommes de plus de quarante ans étaient
éligibles. Ne pouvaient voter que les hommes de plus de trente ans qui
justifiaient d’un revenu élevé. Les femmes n’ont aucun droit économique
important et sont considérées comme des mineures dans la société du
XIXe siècle. Julie Daubié est en 1861 la première femme à avoir le droit
de passer le baccalauréat. Par la suite, le bac restera encore l’apanage des
garçons, et avant 1914, « les étudiantes étaient encore fort peu
nombreuses dans les facultés…En 1914, on compte une centaine de
femmes médecins, quelques femmes avocats » (Daumard).
Les premiers mouvements féministes orientés vers les conquêtes
politiques apparaissent dans les pays anglo-saxons. L'Amérique est en
pointe dans ces luttes, les militantes et les organisations se multiplient:
les syndicats, les associations pour le vote, les ligues pour développer
l’éducation, défendre les consommateurs, éliminer la prostitution, le
travail des enfants, les jeux d’argent, etc. Les suffragettes en Angleterre
lancent des actions violentes à partir de 1912 (attentats à la bombe,
grèves de la faim, manifestations diverses). Grâce à l’accroissement de
leur rôle pendant la guerre, les femmes obtiennent le droit de vote en
1918, les États-Unis suivront en 1920, la France en 1944. ■
Une question qui se pose aux historiens de l’économie dans le domaine
social est celle de la cause essentielle des progrès dans les conditions et
les niveaux de vie populaires. Pour les libéraux, c’est l’économie
capitaliste de marché qui a permis l’explosion productive du XIXe siècle
et donc un accroissement général de la consommation. La cause
essentielle est à rechercher du côté de l’offre et des facteurs qui ont agi
sur l’offre : liberté économique, institutions adaptées, innovations
techniques, etc. La redistribution suit la croissance par des effets de
diffusion vers le bas. Pour les socialistes, ce sont les luttes ouvrières qui
ont permis l’amélioration des salaires et des conditions de travail. Sans
elles, l’économie libérale, « qui produit la richesse en créant la misère »
(Hugo), tourne à vide. Les luttes sociales ont permis une répartition plus
juste de la plus-value, elles ont donné sa dignité à la classe ouvrière tout
en la faisant sortir d’une misère dramatique. En outre cette redistribution
a stimulé à son tour la demande et favorisé l’essor de la production.
Les deux explications ne sont pas incompatibles. Si l’origine de la
croissance économique moderne est bien à rechercher du côté de l’offre,
de l’extension des relations de marché, de la création d’institutions
efficaces pour empêcher la montée des coûts de transaction, il reste
évident que si le monde ouvrier n’avait pas réagi et s’était satisfait de
salaires de subsistance et de conditions de travail inhumaines, les
employeurs se seraient contentés de verser les salaires les plus faibles
possibles et maintenir des enfants de huit ans douze heures par jour au
travail, comme le montrent de multiples affirmations de l’époque. Sans la
peur des socialistes et de la révolution, Bismarck n’aurait jamais mis en
place ses lois sociales. Le mouvement ouvrier a donc joué un rôle
essentiel dans la formation progressive d’une classe moyenne avec des
conditions de vie décentes. Cependant ces luttes n’auraient rien donné en
l’absence d’une croissance de la production depuis plus d’un siècle qui a
rendu possible la redistribution. L'offre reste première, toute l'histoire des
origines de la révolution industrielle montre l’importance des échanges,
des institutions et de la liberté économique. Aucun soulèvement des
esclaves romains ni aucune jacquerie des serfs du Moyen Âge n’ont
permis de mettre fin à la misère, tout simplement parce qu’il n’y avait
rien à répartir, que la prise et le pillage des richesses des classes
favorisées, justifiés par une misère noire et une exploitation féroce, ne
permettaient en rien d’améliorer le sort des pauvres. Il faut commencer
par augmenter la production avant de la répartir de façon équitable, et
pour accroître la production, il faut des incitations économiques et un
système de régulation des offres et des demandes qui sont fournis par le
marché et l’entreprise privée.
Chapitre 6

Guerres et crises de 1914 à 1945


Le XIXe siècle se termine officiellement en 1900, un peu plus tard pour
les historiens, mais en 1900, l’Exposition universelle de Paris peut être
considérée comme l’apogée d’une époque de paix et de relative
prospérité en Europe, inaugurée en 1815. C'est à partir de là que le
continent s’engage sur la pente descendante qui mène aux trente années
les plus meurtrières de toute l’histoire, de 1914 à 1945, avant que la roue
tourne et s’oriente vers de nouveaux progrès dans l’après-guerre.
Le XXe siècle depuis 1914 se caractérise par les plus grands excès dans
le pire, mais aussi les plus grandes avancées vers le meilleur, couvrant
tous les domaines de l’activité humaine. Celui de l’économie est le plus
favorable puisque la croissance de la production et de la productivité n’a
jamais été aussi forte, la production mondiale a été multipliée par douze
en volume, alors qu’elle avait été déjà multipliée par quatre au XIXe
siècle. Aucune autre période de l’histoire n’a connu une telle expansion
économique: « comparée au rythme de la croissance économique du XXe
siècle, tous les autres siècles – même le précédent qui a tellement
impressionné Marx – faisaient du sur place » (DeLong). La population
des pays développés a atteint des niveaux de vie qui étaient
inimaginables pour les plus riches aux siècles antérieurs: « même les
ménages des classes moyennes inférieures dans des pays relativement
pauvres jouissent aujourd’hui de conditions de vie matérielles qui
feraient d’eux l’envie des plus puissants seigneurs du passé » (ibid.).
L'espérance de vie, résultante des progrès matériels, est passée de 50 à 80
ans en Europe occidentale, et de 35 à 65 ans dans le tiers-monde. La
population de la planète, de 1,6 milliard en 1900, a dépassé les 6
milliards d’habitants en 2000, et atteindra 8 milliards en 2030.
Une date clé, 1945, permet de distinguer deux périodes. Avant, c’est le
temps des catastrophes: deux guerres mondiales, la crise majeure du
capitalisme, le recul de la démocratie, les pires atrocités, l’apogée du
colonialisme. Après 1945 vient le temps des progrès: la paix en Europe,
la croissance économique des Trente Glorieuses, la libération des peuples
colonisés, la diffusion de la démocratie, la prise de conscience
écologique, les tentatives balbutiantes d’organismes supranationaux
comme l'ONU dont l’idéologie repose sur le respect des droits de
l’homme, enfin les essais de régulation économique à l’échelle mondiale.
La première période fait l’objet du présent chapitre, la deuxième des
deux derniers.

La Première Guerre mondiale et ses suites

Guerre mondiale, certes, puisque 35 pays y sont engagés sur cinq


continents. Le cœur du conflit est en Europe et seulement six nations
européennes ont la chance de l’éviter totalement. Les autres, soit 92 %
des Européens, y sont plongés. Ils n’hésitent pas à faire venir des
hommes des quatre coins de leurs colonies, depuis des îles éloignées du
Pacifique ou de l’océan Indien, pour participer aux « festivités », ce qui
rend bien le conflit mondial même si toutes ces îles et autres colonies
continuent à couler des années paisibles loin des canons.
L'hostilité entre la France et l’Allemagne remonte à l’occupation
napoléonienne, elle est entretenue pendant tout le XIXe siècle de part et
d’autre. L'économiste Friedrich List, par exemple, attaque la France
parce qu’elle représente la pensée latine tant détestée. « La race latine,
ajoute-t-il, n’a pas les qualités requises pour élever une nation au degré
suprême de puissance et de richesse ». La guerre de 1870 et les rivalités
nationalistes de la fin du siècle attisent les braises jusqu’au conflit.

Les circonstances de la guerre

L'étincelle est comme on sait l’assassinat par un Serbe de Bosnie, à


Sarajevo, le 28 juin 1914, dans l’Empire austro-hongrois, de l’héritier du
trône. L'Autriche-Hongrie, soutenue par l’Allemagne, déclare la guerre à
la Serbie. La Russie mobilise ses troupes, puis l’Allemagne qui lui
déclare la guerre le 1er août. Les troupes allemandes entrent en Belgique
le 3 août et la guerre est déclarée à la France le même jour, ce qui
entraîne l’Angleterre dans le conflit (4 août), la guerre mondiale
commence. L'Internationale socialiste ne peut rien, Jaurès a été assassiné
par un détraqué le 31 juillet et les socialistes allemands votent le 4 août
les crédits de guerre. Après l’espoir d’un conflit rapide en 1914 – les
deux côtés partent pour une guerre « fraîche et joyeuse » – l'Europe
s'enfonce dans une guerre longue, sale et coûteuse.
Les véritables causes de la guerre sont toujours discutées par les
historiens. L'Allemagne était devenue de plus en plus militariste sous le
Kaiser Guillaume II, elle avait également une frustration coloniale devant
les réussites de l’Angleterre et de la France dans ce domaine. La France
voulait sa revanche sur la guerre de 1870 et tenait par-dessus tout à
récupérer ses provinces de l’Est. La Grande-Bretagne voyait d’un très
mauvais œil l’Allemagne construire une flotte puissante. L'exacerbation
des chauvinismes (jingoism en Angleterre) et des nationalismes dans
toute l’Europe est aussi responsable de l’inconscience des peuples et des
gouvernements.
Pourquoi l’Allemagne a-t-elle accepté en 1914 les risques d’une guerre
qui finalement lui coûtera des pertes énormes en hommes et en territoires
et le recul de sa position en Europe ? La raison est liée au fait que le
gouvernement et l’État-major avaient le sentiment que le temps travaillait
contre leur pays et que sa situation extérieure ne cessait de se détériorer :
« la crise ouverte à propos des Balkans offrait l’occasion d’engager une
épreuve de force dans des conditions favorables qui peut-être ne se
reproduiraient plus…Le gouvernement impérial s’est trouvé soumis à la
forte pression des chefs de l’armée, depuis longtemps partisans d’une
guerre préventive, car ils jugeaient inévitables une explication définitive
avec la France et la Russie. Si l’on attend trop, le rapport des forces se
modifiera au détriment des puissances centrales, la Russie aura
reconstitué et renforcé son potentiel militaire. » (Guillen).
Un sentiment d’encerclement s’était depuis longtemps développé en
Allemagne : l’alliance entre la France et la Russie en 1894 a été très mal
ressentie car le régime tsariste autoritaire et arriéré apparaissait aux
Allemands comme une menace, surtout pour la gauche et les socialistes,
qui ont commencé dès lors à se rallier au nationalisme. De même
l’entente franco-anglaise en 1904 semblait une coalition d’intérêts
égoïstes de grandes puissances coloniales impérialistes, visant à stopper
l’expansion du pays. Tout cela formait aux yeux de nombreux Allemands
« une coalition immorale, fondée sur des intérêts mesquins » (Burgelin).
Mais le Reich se trouve dans une situation économique impossible du
fait du blocus facile de ses côtes. Dépendant de matières premières
importées, il doit se reconvertir dans une économie de guerre et met en
place un système d’économie dirigée ou forcée, avec des dispositions
sévères que le Reichstag vote dès août 1914 (réquisitions, contrôles,
pénalités, blocage des prix, répartition de la pénurie par l’État, etc.). La
défaite de l’Allemagne s’explique par diverses raisons comme le
progressif étouffement économique d’un empire central sans débouché
maritime pendant quatre ans, l’absence d’une unité de direction avec les
conflits permanents entre l’armée et l’État, les troubles et l’effondrement
politique à l’intérieur en 1918, l’entrée des États-Unis dans la guerre en
1917, la nécessité de contrôler des territoires immenses conquis à l’Est et
immobilisant des troupes, le manque de direction politique d’un pays
récemment unifié et aux institutions peu affirmées, ou encore les
faiblesses de la diplomatie allemande dès avant la guerre, mais surtout, et
plus profondément, on peut l’expliquer par l’absence de projet universel
du IIe Reich, alors que les démocraties occidentales présentaient au
monde un tel projet:

« L'Allemagne combat strictement pour sa propre existence et sa propre grandeur.


C'est pour cette raison que la propagande occidentale a eu, de 1914 à 1918, assez
aisément raison d’elle. L'argument de la simple existence et de la place au soleil n’a
aucune valeur aux yeux de l’étranger. Il ne fait qu’exciter la méfiance et la crainte.
Question capitale entre toutes. Les Allemands accusent les Anglais et les Français de
masquer leur égoïsme et la satisfaction de leurs intérêts sous la phraséologie des
grands principes qui s’inspirent de l’humanisme. C'est trop facile. L'humanisme
occidental peut se trouver mêlé à de bas intérêts qui compromettent son prestige et
son crédit. Le cas s’est produit, certes, assez souvent avant, pendant et après la guerre.
Mais l’humanisme existe de par lui-même, en dehors de ces intérêts. Sa force
d’attraction reste grande parce qu’il a pour lui de très anciennes traditions et des
valeurs qui se savent éternelles. L'Allemagne, au contraire, ne peut faire valoir que
l’intérêt de sa cohésion nationale. » (E. Vermeil).

L'Europe détruite

La longue et gigantesque tuerie peut être résumée en trois chiffres : il y


eut huit millions de mobilisés en France entre 1914 et 1918, plus de deux
millions ne revinrent pas, près de quatre millions furent blessés ou
handicapés à vie. Plus de 600 000 soldats venus des colonies furent
enrôlés dans l’armée française, parfois de force, et environ 80 000 y
restèrent, plus d’un sur dix. Selon le nombre de victimes, on trouve
d’abord la Russie (2,1 millions de morts), l’Allemagne (1,8), la France
(1,25), l’Autriche-Hongrie (1,1), l’empire britannique (0,9), la Turquie
(0,6), l’Italie (0,5) et les États-Unis (0,2). On compte neuf millions de
morts sur 65 millions de soldats et 6 millions de civils tués. Mais la
grippe espagnole de 1918-1919 fera 23 millions de victimes dans le
monde! En France, 31 % de la classe d’âge des hommes de 20 à 35 ans
sont tués, 24 % en Allemagne, 20 % en Autriche-Hongrie, 17 % en
Grande-Bretagne, 12 % en Italie, 5 % au Canada, 1 % aux États-Unis
(Bairoch). À elles toutes, les guerres du XIXe siècle avaient fait dix fois
moins de victimes que la guerre mondiale en quatre ans…
Le PNB des pays en guerre était en 1918 inférieur d’un tiers en
moyenne à celui de 1914. La production européenne ne retrouve le
niveau de 1913 qu’en 1924. Les États-Unis cependant enregistrent un
énorme excédent commercial et remboursent ainsi la dette externe
accumulée avant 1914. Ils deviennent même une nation créditrice après
avoir été un pays endetté pendant les décennies de leur développement
rapide. En 1914, la France avait une balance commerciale équilibrée,
mais en 1918 les importations s’élèvent à 20 milliards de francs contre 4
milliards d’exportations, tandis que dans le même temps les États-Unis
voient leurs exportations passer de 2 à 6 milliards de dollars, et leurs
importations de 1 à 3 milliards. La production primaire (agricole,
minière) augmente massivement ainsi que les prix des denrées. Le PNB
américain double entre 1914 et 1919. En 1914, les États-Unis
représentaient le dixième de la flotte commerciale britannique, après la
guerre, en 1919, ils en représentaient la moitié, tandis que le Japon avait
la troisième flotte mondiale après ces deux pays et avant l’Allemagne, la
Norvège et la France.
Le traité de Versailles est signé sept mois après l’armistice du 11
novembre 1918. Sous la pression militaire, l’Allemagne doit accepter un
texte qu’elle estime humiliant. Wilson, Clemenceau et Lloyd George font
signer le traité à la délégation allemande le 28 juin 1919, dans la galerie
des Glaces, là même où le Reich avait été proclamé le 18 janvier 1871.
Conçu par Woodrow Wilson, président américain idéaliste et visionnaire
qui pense que la morale doit guider les affaires internationales, le projet
de Société des Nations a été adopté le 14 février 1919 et inclus dans le
traité. Mais le Congrès, dominé par les républicains hostiles au président,
rejettera le 19 mars le traité de Versailles et donc l’entrée des États-Unis
dans la SDN. De plus, aucun moyen de pression militaire n’a été prévu et
la SDN restera impuissante.
Au lieu d’aider la fragile république de Weimar, les alliés ont
contribué, par des conditions trop dures, à sa perte. Clemenceau, soutenu
en partie par Lloyd George, a des exigences sévères: annexer la Sarre,
détacher la Rhénanie de l’Allemagne, récupérer les colonies allemandes,
interdire le rattachement avec l’Autriche, exiger des réparations
exorbitantes, extrader le Kaiser en France, etc. Le président américain
agit en modérateur et impose des compromis (la Sarre et la Rhénanie sont
gérées ou occupées provisoirement par les vainqueurs, les réparations
sont réduites), mais bien insuffisants pour empêcher l’amertume et le
désir de revanche des Allemands.
À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Europe voit apparaître de
nouveaux pays (Estonie, Lettonie, Lituanie, Finlande, Pologne,
Tchécoslovaquie, Yougoslavie) du fait de la dislocation des empires
(Autriche-Hongrie, Turquie, Russie tsariste) et de l’amputation de
l’Allemagne, un peu comme de nouveaux pays voient le jour après 1990
et la disparition de l'URSS et des démocraties populaires. La Pologne
peut enfin réunir les trois parties de son territoire occupées jusqu’en 1914
par l’Allemagne, la Russie et l’Autriche, il lui faut forger une nouvelle
homogénéité économique et politique à partir de ces morceaux, dont les
monnaies, les lois, les systèmes fiscaux et administratifs sont
complètement différents. Rien d’étonnant à ce que ce pays traverse
l’entre-deux-guerres dans d’énormes difficultés.

La révolution spartakiste en Allemagne (novembre 1918-mai 1919)

La révolution manquée en Allemagne est la continuation des


mouvements populaires qui ont précipité la fin de la guerre. Ces
événements se déroulent en parallèle avec la défaite, la signature de
l’armistice, la chute de la monarchie et le changement de régime
politique. Les alliés suivent la situation de près, car en cas de victoire de
la révolution communiste en Allemagne, la France, l’Angleterre et les
États-Unis se retrouveraient devant une formidable coalition
bolchevique. C'est ce que craint par exemple un général américain qui
prévoit « une future alliance germano-slavo-asiatique qui balaierait la
civilisation occidentale ».
La première révolte a lieu le 3 novembre à Kiel parmi les marins et le
mouvement s’étend rapidement. Dès l’abdication et la fuite du Kaiser (9
novembre 1918), le socialiste Friedrich Ebert est nommé chancelier du
Reich. Scheidemann proclame la république depuis le Reichstag à Berlin
le même jour, une république dont le siège sera ensuite à Weimar. Les
socialistes forment le 10 novembre 1918 un gouvernement sous le nom
de Conseil des Commissaires du peuple. Le 11 novembre, l’armistice est
signé avec les Occidentaux, à des conditions très dures pour l’Allemagne
(évacuation des territoires occupés, annulation du traité de Brest-Litovsk,
perte des colonies, désarmement de la flotte, livraisons massives de
matériel). Lors des négociations et devant l’intransigeance des alliés, le
représentant allemand dit à Foch : « Mais alors, comment allons-nous
pouvoir nous défendre contre le bolchevisme? Vous nous perdez et vous
vous perdez aussi ».
Les manifestations, les grèves, les assassinats politiques, les émeutes
se développent dans le pays, la désorganisation s’étend, l’armée se
débande. Les socialistes au pouvoir, comme Ebert, Scheidemann,
Kautsky, appuyés par les syndicats, veulent éviter qu’une minorité
impose sa volonté comme en Russie, ils veulent un régime parlementaire
qui respecte la propriété privée. De l’autre côté, les spartakistes veulent
une révolution de type bolchevik et la dictature du prolétariat à travers les
conseils ouvriers. Clara Zetkin, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg,
fondateurs en 1917 d’un groupe d’extrême gauche, la Ligue spartakiste,
issue du parti socialiste, appellent au « soulèvement des esclaves », tout
comme l’ancien gladiateur de Rome, et refusent le parlementarisme. La
ligue deviendra le parti communiste allemand (KPD – Kommunistische
Partei Deutschlands) le 29 décembre 1918 et son organe de presse, Die
rote Fahne (le Drapeau rouge), entretient la flamme révolutionnaire. La
révolution s’étend avec la multiplication de conseils de soldats et de
conseils ouvriers sur le mode des soviets russes de 1917. Les leaders
socialistes au pouvoir, comme Ebert ou Scheidemann, sont sociaux-
démocrates, acquis au réformisme démocratique. Ils se considèrent
comme un gouvernement provisoire en attendant une assemblée
constituante. Entre la majorité du SPD, soutenue par l’opinion, partisane
d’une république sociale, et les spartakistes, partisans d’une révolution
socialiste, le divorce est complet.
Un social-démocrate, Gustav Noske, ancien ouvrier, prend la tête de la
répression. Des combats de rues à Berlin, la semaine rouge du 6 au 11
janvier 1919, l’arrestation et l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa
Luxemburg (15 janvier 1919), puis une insurrection réprimée en mars par
l’armée avec des armes lourdes (1 200 tués) et enfin la répression le 1er
mai à Munich, l’exécution de centaines de communistes, mettent fin à la
révolution. Les élections portent quelques jours après une majorité SPD à
l’Assemblée constituante et Ebert est élu président de la République en
février. La Constitution de la République de Weimar, république fédérale
de 17 Länder, est votée en juillet 1919. Selon l’analyse marxiste, la
social-démocratie a trahi l’idéal socialiste en écrasant la révolution pour
maintenir la bourgeoisie au pouvoir. Selon les sociaux-démocrates, le
schéma russe de 1917 – guerre perdue, révolution, coup d’État bolchevik
– n’a pu s’appliquer en Allemagne, tout simplement parce que les
révolutionnaires étaient très minoritaires dans l’opinion et le peuple, et le
niveau de formation politique et de développement économique des
Allemands beaucoup plus élevé qu’en Russie. Liebknecht lui-même le
reconnaît dans son dernier article, le célèbre Trotz alledem (« Malgré tout
»), du 15 janvier: « Spartakus écrasé ! Oui, ils ont été écrasés, les
ouvriers révolutionnaires. Oui, cent de leurs meilleurs ont été massacrés.
Cent de leurs plus fidèles ont été jetés en prison… Oui, ils ont été
écrasés. C'était une nécessité historique qu’ils fussent écrasés! Les temps
n’étaient pas mûrs encore…» ■

On s’interroge aujourd’hui sur ce qui pouvait bien inciter les


vainqueurs, le 11 novembre 1918, à exalter le triomphe de la liberté sur la
tyrannie, car on ne voit maintenant dans le conflit qu’une opposition
absurde, « incompréhensible » (Duroselle), entre des pays qui
partageaient la même culture européenne, une guerre qui au départ n’a
pas de responsable clair puisque son déclenchement résulte du jeu des
alliances à partir de Sarajevo, une guerre enfin où le seul enjeu semblait
territorial. Il s’agissait de fixer définitivement la frontière entre la France
et l’Allemagne, disputée depuis des siècles. Mais l’Angleterre, les États-
Unis et les autres belligérants sont beaucoup moins intéressés au sort de
ces deux provinces. On peut d’ailleurs noter que la France, bien qu’ayant
connu des destructions massives, puisque la guerre s’est déroulée en
grande partie sur son sol, aurait pu avoir une attitude plus clairvoyante et
plus généreuse en 1919, en n’exigeant pas de réparations, puisqu’après
tout l’essentiel de ses objectifs de guerre étaient atteints avec le retour de
l’Alsace-Lorraine dans le giron national.
Mais les hommes de 14-18 voyaient dans leur guerre un conflit de la
liberté contre l’oppression, un conflit des démocraties contre les régimes
autoritaires de l’Europe centrale. Et effectivement la France, l’Angleterre
et les États-Unis, même alliés au pire des régimes despotiques, celui du
tsar, étaient les porte-drapeaux de la liberté face aux empires héréditaires.
Il s’agissait donc, pour les soldats français, du dernier avatar des luttes de
la grande Révolution, des luttes de la République face aux représentants
de la monarchie. Il s’agissait bien pour eux de défendre la liberté contre
la tyrannie, et pas seulement la patrie, pas seulement un nationalisme
contre un autre, pas seulement une guerre pour les deux provinces
perdues en 1870 : « la victoire de 1918 a été célébrée comme l’ultime
étape du triomphe de la démocratie libérale sur l’autocratie d’Ancien
Régime » (Guillaume/Delfaud).
La prospérité des Années Folles

La croissance

La croissance du PNB/hab. est de 2,8 % par an en Europe en moyenne


entre 1922 et 1929, trois fois plus élevée qu’au XIXe siècle. Seule
l’Angleterre, à cause de la surévaluation de la livre, ne profite pas de
cette expansion. La société de consommation naît en Amérique à cette
époque, avec l’application des principes fordistes dans la plupart des
industries: production de masse grâce au travail à la chaîne, et
consommation élargie grâce à la hausse des salaires. Au XIXe siècle les
conséquences de la révolution industrielle se résument à la fabrication
des mêmes types de bien qu’au XVIIIe, mais à des coûts beaucoup plus
réduits, grâce aux machines. Cela permet un accroissement de la
consommation de biens manufacturés du type textiles, vêtements,
ustensiles et outils métalliques divers. Les biens nouveaux de l’époque
sont les biens de production (machines à vapeur, métiers automatiques,
moissonneuses, marteaux-pilons, etc.). Pendant les années 1920 au
contraire, nombre de biens nouveaux apparaissent qui sont destinés à la
consommation courante : des biens de consommation durable comme les
automobiles, les phonographes, les appareils photos, les postes de radio,
les appareils électroménagers. La radio et l’automobile sont les produits-
rois : les États-Unis comptent un million des premières en 1922 et dix
millions en 1929, dix millions de voitures circulent en 1921, 26 millions
en 1929. Tous ces biens sont aussi des machines, et ainsi celles-ci ne se
limitent plus aux biens de production des entreprises, elles se diffusent
dans les foyers.

L'hyperinflation en Europe centrale et orientale, 1923

La grande inflation allemande de 1923 trouve ses sources dans la


situation particulière de l’Allemagne en guerre: à la différence des pays
alliés, elle est soumise au blocus de ses côtes et doit vivre avec des
restrictions dès août 1914. Des mesures autoritaires sont prises, comme le
blocage des prix qui favorise paradoxalement les poussées inflationnistes,
sensibles pendant tout le conflit.
Les causes de l’inflation allemande sont à la fois macroéconomiques
(un excès de la demande globale sur une offre rigide à cause de la guerre
et de la désorganisation liée à la révolution et aux réparations) et
psychologiques (la fuite devant la monnaie aggrave la hausse des prix qui
devient galopante et s’accélère à des niveaux insensés). Le chômage
augmente aussi en flèche, de 4 à 28 % durant l’année 1923. Les prix sont
multipliés par mille milliards entre 1913 et 1923. La masse monétaire
exprimée en papier monnaie explose de 81 milliards de marks en
décembre 1920 à 116 000 milliards en août 1923, mais en réalité cette
monnaie n’a plus de valeur, ne peut plus servir dans les échanges, elle
disparaît. Un pays développé retourne au troc en quelques mois. Le
Reichsmark de 1922 avait la même valeur que 20 millions de
Reichsmarks à la fin de 1923. Les devises sont échangées par la Banque
centrale au cours de 4,2 milliards de milliards d’anciens marks pour un
dollar (le dollar valait 4,2 marks en 1914). C'est l’époque où une miche
de pain ou un paquet de cigarettes valent des centaines de millions de
marks, où il faut aller faire ses courses avec une brouette pleine de billets
de banque, et si un voleur survient, il emporte la brouette mais laisse les
billets…Des mesures seront mises en place à partir du 15 octobre: le
Rentenmark (mark-rente) du Dr Schacht remplace le mark volatilisé, 1
contre un milliard d’anciens marks). La Rentenbank est chargée de
l’émettre tandis qu’une réforme fiscale (paiement des impôts sur une
base-or) et budgétaire (réduction des dépenses et arrêt de la création de
monnaie) rétablit la confiance. Un peu plus tard, le 30 août 1924, le
Reichsmark et la Reichsbank, les remplacent à nouveau.
En Pologne, les prix étaient montés à deux millions de fois leur niveau
d’avant-guerre et une nouvelle monnaie est créée en mai 1924, pour
mettre fin à l’hyperinflation, le zloty. En Autriche, en Roumanie, en
Bulgarie, en Grèce et en Finlande des phénomènes du même type se
produisent entre 1920 et 1925. En Russie, le nouveau régime lance une
monnaie papier, les tchernovets, dont la circulation passe de 1 000
milliards à deux millions de milliards entre 1921 et 1923.
L'hyperinflation et le retour au troc y sont d’abord bien accueillis par les
idéologues puisque cette disparition de la monnaie laisse augurer le
communisme intégral où on ne connaîtra pas l’argent…
L'hyperinflation entraîne la ruine des salariés, des classes moyennes et
des professions libérales, l’enrichissement des agriculteurs et la fortune
rapide des spéculateurs, et au-delà la perte des valeurs morales et un
sentiment général d’insécurité. Les pays urbanisés et industrialisés
comme l’Allemagne ou l’Autriche résistent moins bien que les pays
ruraux d’Europe orientale. ■

Les questions monétaires internationales

L'étalon-or a duré de 1870 à 1914. Il se caractérisait entre autres par la


convertibilité (tout billet de banque peut être échangé contre de l’or à la
Banque centrale) et par la frappe libre de l’or (tout individu peut apporter
de l’or à la Banque centrale et le faire transformer en pièces du même
métal, moyennant paiement du travail réalisé). Toutes les monnaies
étaient définies par un poids d’or fixe et les taux de change étaient donc
également fixes, en fait les monnaies nationales n’étaient que des
représentations locales d’une seule et même monnaie mondiale, l’or.
La guerre entraîne le passage au cours forcé, c’est-à-dire à la non-
convertibilité des billets et la suspension de la frappe libre. Les
gouvernements protègent leurs avoirs en or (leur trésor de guerre), pour
pouvoir importer selon leurs besoins, et évitent aussi des phénomènes de
panique (afflux aux guichets des détenteurs de billets demandant de l’or).
Après la guerre, l’étalon-or ne reviendra jamais dans sa pureté de la
Belle Époque. La conférence de Gênes établit le Gold Exchange
Standard dans lequel des devises (la livre et le dollar) figurent à côté de
l’or dans les réserves de change des divers pays. La convertibilité et la
frappe libre ne seront pas rétablies intégralement: ainsi les billets de
banque ne sont convertibles qu’en lingots, c’est-à-dire pour des montants
considérables, et non en pièces d’or. La crise de 1929 déclenche des
dévaluations en série, l’abandon des parités-or, de la frappe et de la
convertibilité dans la plupart des pays. La masse de capitaux flottants de
la période accroît la fragilité du système monétaire international. Le
rapatriement brutal de ces capitaux américains à court terme en 1929 eut
comme effet de transmettre la crise outre-Atlantique, et en premier lieu à
l’Allemagne, pays le plus endetté vis-à-vis des États-Unis.

Le problème insoluble des réparations allemandes

La Commission des Réparations prévue par le traité de Versailles fixe


en 1921 à 132 milliards de marks-or (soit le mark d’avant-guerre) le
montant que l’Allemagne devra payer, à raison de 2 milliards par an, en
plus d’un impôt de 26 % sur ses exportations, pendant 42 ans. Le total
correspond à deux ans et demi du PNB allemand d’avant-guerre. Ces
conditions extravagantes seront ramenées par le plan Dawes de 1924 à
5,4 milliards en cinq ans, puis 2,5 par an, assortis de prêts. En juin 1929,
l’Allemagne étant incapable de payer, le plan Young réduit encore ces
exigences et crée la Banque des Règlements internationaux (BRI)
chargée de contrôler les versements. Finalement, pendant la dépression, «
le château de cartes des réparations s’écroule tout entier » (Hobsbawm).
Un moratoire d’un an est décidé par Hoover en juin 1931 et Brüning
obtient à la conférence de Lausanne en juillet 1932 l’abandon de fait des
réparations, après un dernier règlement de 3 milliards. Au total, sur les
132, le pays aura payé 22,5 milliards (d’après les alliés) ou 53 milliards
(d’après les Allemands), mais de toute façon grâce aux prêts américains.
Rappelons que la France demandait 269 milliards de marks-or en 1919,
montant estimé des dégâts causés par la guerre… Les alliés ne pouvaient
payer leurs dettes aux États-Unis que si ceux-ci avaient une balance
commerciale déficitaire, contrepartie d’un excédent en Europe. Or on
assiste à l’inverse entre les deux guerres: les Américains ont un excédent
extérieur, aussi bien pour les marchandises que pour les services. Ils
doivent donc continuer à exporter des capitaux, c’est-à-dire à prêter et
investir à l’extérieur. Autrement dit, les Européens empruntent aux
Américains, le plus souvent à court terme, pour tenter de leur rembourser
les dettes de guerre à long terme, et payer les réparations dans le cas de
l’Allemagne. Tout se passe comme si les États-Unis avançaient eux-
mêmes de l’argent à leurs débiteurs pour pouvoir être remboursés! Pour
payer réellement les réparations, l’Allemagne aurait dû dégager un
excédent de sa balance des paiements courants pour obtenir des devises,
c’est-à-dire en fait renoncer à consommer des biens et des services pour
les envoyer à l’extérieur et payer ainsi en termes réels.
Or dans un monde en proie au protectionnisme, elle ne pouvait pas
dégager cet excédent et donc ne pouvait pas rembourser. Ses créanciers,
au premier chef la France, faute de comprendre ce mécanisme, n’étaient
pas prêts à absorber davantage ses produits, donc d’avoir eux-mêmes une
balance courante déficitaire, pour obtenir « réparation ». Le déficit
correspond à une consommation accrue de biens et services pour les
agents économiques nationaux, donc à un règlement effectif de la dette,
en nature. Les hommes politiques occidentaux, français et anglais qui
exigeaient d’un côté les réparations, et de l’autre refusaient l’ouverture de
leur marché, sous prétexte d’équilibrer les comptes extérieurs et de
défendre l’emploi, poursuivaient une chimère, deux objectifs
contradictoires, et mêmes totalement incompatibles. ■

La révolution russe et l’Union soviétique

La Russie, « la nation apocalyptique par excellence » (Baumont), lance


sa grande révolution en novembre 1917, octobre dans le calendrier julien
conservé par la Russie jusqu’en 1923. Les bolcheviks, qui étaient
littéralement la majorité du parti socialiste russe, forment en mars 1918 le
parti communiste pour se démarquer des partis socialistes engagés dans
des alliances de gouvernement avec la bourgeoisie. Les bolcheviks ont
pris le pouvoir par un coup d’État et les seules élections qu’ils ont
organisées, pour établir une assemblée constituante, leur accordèrent 25
% des voix. Lénine, ce « faisceau d’énergies », et Trotski, organisateur de
l’Armée rouge, « le Carnot soviétique », sont les deux principaux acteurs
de la révolution d’Octobre. Pour eux, « la démocratie et le suffrage
universel ne forment qu’objets de dérision », la terreur n’est qu’un
procédé de persuasion et d’action. Après l’attentat où Fanny Kaplan a
manqué Lénine, le 30 août 1918, la terreur de masse se met en place. La
Tcheka dirigée par le Polonais Dzerjinski, « le Saint-Just slave » organise
la répression et supprime toutes les libertés. La dictature du prolétariat
devient rapidement la dictature sur le prolétariat, selon la formule du
président tchèque T. Masaryk. La toute puissance des apparatchiks dans
un parti a été analysée dès le début du siècle par l’Allemand Robert
Michels à propos du SPD, avec ce qu’il appelle « la loi de fer de
l’oligarchie », selon laquelle « le pouvoir dans les partis politiques se
concentre inévitablement entre les mains d’un petit nombre de
professionnels expérimentés ».
Avant la guerre et la révolution, la Russie était la quatrième puissance
industrielle mondiale, devant la France, mais avec ses 160 millions
d’habitants le niveau de vie moyen était inférieur de moitié. Les
institutions restaient arriérées et les inégalités sociales étaient beaucoup
plus fortes qu’en Europe occidentale. Une nation formée aux quatre
cinquièmes de paysans et aux deux tiers d’illettrés a été industrialisée,
urbanisée et éduquée sous le communisme en une trentaine d’années, des
années 1920 aux années 1950, au plus fort des crimes staliniens.

Lénine

À la conception traditionnelle des marxistes, et notamment de la


social-démocratie allemande, selon laquelle l’évolution capitaliste faisait
des pays les plus industrialisés les premiers à devoir passer par une
révolution sociale permettant la libération du prolétariat, Lénine et les
bolcheviks ont opposé le concept de praxis, c’est-à-dire « l’unité
dialectique de l’activité théorique et de l’activité pratique » (Droz).
Lénine n’a pas seulement opéré une volte-face par rapport à Marx à
propos des théories de l’impérialisme, il a également été à l’origine d’une
nouvelle vision de la révolution. Celle-ci doit se produire dans le maillon
faible de la chaîne des nations capitalistes et non dans son bastion le plus
mûr et le plus avancé, et de là elle doit gagner progressivement, étape
après étape, les autres pays. La révolution n’est plus un événement
unique et historique comme l’imaginait Marx mais une longue lutte entre
systèmes rivaux. Le déterminisme historique du capitalisme qui doit le
mener pour Marx inéluctablement à sa fin (crises, baisse des taux de
profit, concentration, paupérisation, etc.) est en outre moins important
que l’action politique d’un parti prolétaire déterminé.
Lénine comprend que l’enrichissement de la classe ouvrière en
Occident lui a fait perdre sa vocation révolutionnaire, et qu’en
conséquence la Russie, ou d’autres pays moins développés, pourraient
bien passer avant les pays industrialisés par une révolution socialiste. Il
fallait cependant trouver des alliés à la classe ouvrière russe, car elle était
peu nombreuse, comme l’échec de la révolution de 1905 l’avait montré.
Il s’agissait d’une part de la paysannerie et d’autre part des mouvements
nationalistes et indépendantistes régionaux du vaste empire des tsars.
Cela explique son soutien aux thèmes comme le partage des terres et la
reconnaissance du droit des peuples allogènes à la sécession: au début, la
révolution s’annonce anti-impérialiste, même pour les possessions de la
Russie, et Trotski déclare que les Soviets renoncent aux traités inégaux
vis-à-vis de l’Iran ou de la Chine. Lénine complète cette analyse avec
l’idée qu’il fallait un parti de révolutionnaires professionnels pour mener
à bien cette stratégie, un parti qui ne serait pas nécessairement
l’émanation de la classe ouvrière, mais une formation combattante, une
avant-garde politique, capable de forcer les événements. Mais si Lénine
voyait clairement la fragilité de l’empire russe, il ne pensait pas pour
autant que la révolution socialiste devait s’arrêter à la Russie, il la voyait
plutôt comme un levier, un moyen d’ébranler le reste de l’Europe, car le
centre du capitalisme, la clé de la libération de la classe ouvrière, se
trouvait en Europe occidentale, de l’Allemagne à la Grande-Bretagne.

Le Communisme de guerre (1917- 192 1)

La guerre civile entre Rouges et Blancs incite à une série de mesures


d’urgence. Elle tourne d’abord à l’avantage des seconds, soutenus par
quatorze nations qui envoient des corps expéditionnaires pour écraser les
bolcheviks. On ne donne pas cher de la révolution et, à l’automne 1919,
elle semble acculée. Lénine lui-même ne croit plus en la victoire.
Cependant, l’armée révolutionnaire a l’avantage d’une position centrale
alors que les forces conservatrices sont dispersées aux franges d’un
territoire énorme, sans moyens de communication. Elles sont également
divisées et se combattent même entre elles, il y a les partisans des
Allemands et ceux des alliés, les partisans du tsar et ceux d’un régime
démocratique ou même socialiste modéré, les séparatistes et ceux qui
veulent le maintien de la Russie impérialiste, etc. Les troupes rouges,
encadrées par les fameux commissaires politiques formeront jusqu’à cinq
millions d’hommes et viendront à bout de Koltchak à l’est, Denikine et
Wrangel au sud, et Ioudenitch au nord-ouest.
Lénine et les bolcheviks ont été portés par des slogans comme: « Pillez
ce qui a été pillé! », « La terre aux paysans! » et « La paix et la terre! ».
Ils signent cette paix à Brest-Litovsk en Biélorussie le 3 mars 1918 et
laissent les paysans s’emparer des terres, par la loi agraire, dans un vaste
mouvement spontané d’expropriation radicale, ce qu’on a appelé « le
partage noir » : « Les paysans, réalisant un vieux rêve, font main basse
sur tout, pillent le bétail, se partagent de leur propre initiative par menues
parcelles individuelles les terres des propriétaires fonciers, les biens de
l’Église, les apanages impériaux » (Baumont). Mais l’expropriation des
propriétaires terriens et les réquisitions provoquent une chute de la
production (à la moitié du niveau de 1914) et les famines de 1918 et de
1921 (cinq millions de morts) aggravées par la sécheresse en 1921. Les
gens mangent la paille de leur toit, les morceaux de cuir qu’ils trouvent,
des cas de cannibalisme sont signalés. Les paysans devaient remettre
toute leur production à l’État, hormis le strict nécessaire à leur survie.
L'expropriation des capitalistes industriels (les comités ouvriers prennent
la direction des entreprises), la nationalisation des banques et du
commerce, la répudiation de la dette extérieure entraînent une crise
économique brutale. Cette phase se caractérise aussi par une libération
sur le plan des mœurs : égalité des femmes, facilité des divorces,
autorisation de l’avortement, qui contraste avec le renforcement de
l’appareil de coercition.

Trotski

Lev Davidovitch Bronstein, dit Léon Trotski (1879-1940), est avec


Lénine le principal acteur de la révolution bolchevique. Militant
socialiste, il est arrêté par la police du tsar en 1898 et déporté en Sibérie.
Évadé, il se réfugie à Londres, puis participe à la révolution de 1905 et
est à nouveau arrêté et exilé. Il fonde la Pravda en 1908 à Vienne.
Menchevik, il rallie les Bolcheviks en 1917, signe la paix à Brest-Litovsk
et organise l’Armée rouge en 1918. Il annonce à ses soldats qu’ils ont le
choix entre « une mort possible à l’avant et une mort certaine à l’arrière
»…
Sur l’avenir de la révolution, il raisonnait en termes binaires que la
réalité a infirmé: « Ou la révolution russe déterminera un mouvement
révolutionnaire en Europe, ou les puissances européennes écraseront la
révolution russe ». Ni l’une, ni l’autre de ces alternatives ne se sont
vérifiées. Sur le plan économique, il reste partisan du communisme de
guerre et conteste la NEP ; sur le plan politique, il prône la révolution
permanente et s’oppose aux partisans de la révolution dans un seul pays.
Il est limogé par Staline en 1925, exclu du parti en 1927, exilé au
Kazakhstan et expulsé d'URSS en 1929. Il vivra ensuite à
Constantinople, en France, en Norvège puis au Mexique, où il est
assassiné à coups de pic à glace par un agent stalinien du Komintern,
Ramón Mercader. ■

La NEP (1921-1929)

En mars 1921, après la répression du soulèvement de Kronstadt,


Lénine fait adopter au Xème congrès du parti communiste la Nouvelle
Politique Économique (NEP en russe). Devant la crise, il s’agit d’un pas
en arrière temporaire, le rétablissement d’un secteur capitaliste régi par le
marché, à côté du secteur d’État dont on cherche à améliorer le
fonctionnement en réintroduisant le critère du profit. La production de
charbon, par exemple, était tombée à 3 % de son niveau de 1913, celle de
fonte à un cinquième.
Les réquisitions agricoles sont interrompues et les producteurs peuvent
vendre librement leur surplus. La propriété des terres est accordée aux
paysans. Les petites entreprises sont dénationalisées et la liberté de
création de firme est rétablie. On tente d’attirer à nouveau les capitaux
étrangers : ainsi Ford s’installe à Gorki.
Grâce à la nouvelle politique, la croissance reprend et le niveau de
production de 1914 est atteint en 1928. Dans certains secteurs comme
l’électricité, on fait beaucoup mieux, puisque la production en 1928 est
quatre fois plus élevée qu’avant la guerre, mais le fameux slogan de
Lénine - « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité » - cache
encore un retard énorme: la consommation d’électricité par habitant en
URSS est trois fois plus faible qu’en Espagne d’alors, un des pays les
plus pauvres d’Europe. Cependant l’économie est à nouveau sur les rails
et le pays a retrouvé la voie de la modernisation.

Staline

Terreur, collectivisation, planification (1929-1941)

La terreur commence dès la révolution et la guerre civile. Zinoviev


écrit ainsi en septembre 1918 : « Des quelque 100 millions d’hommes
que compte la population de la Russie soviétique, il nous faut en gagner
90 à notre cause. Nous n’avons pas à parler aux autres, nous devons les
exterminer. » Lénine tombe malade en 1921 et est progressivement
atteint de paralysie et de démence, il meurt le 21 juin 1924. Ce vide
favorise les conflits pour le pouvoir. Staline prend les rênes du pays en
1929 et enterre la NEP. Il s’agit de favoriser l’industrialisation avant tout;
« la clé du futur » pour le dictateur, ce qui impliquait de ponctionner
l’agriculture et les paysans, et donc d’abandonner les mesures qui leur
étaient favorables.
La collectivisation des terres et la planification centralisée impérative
remplacent la propriété paysanne et l’économie de marché. La «
dékoulakisation », élimination par massacres et déportation des koulaks,
paysans propriétaires enrichis, et la formation des kolkhozes, fermes
collectives, est achevée en 1936. Dans un premier temps les petits
paysans sont assez satisfaits que le régime s’en prenne aux koulaks, mais
rapidement ils s’aperçoivent que la collectivisation menace également
leurs terres et leur mode de vie. Dès lors la majorité du monde rural
s’oppose à cette politique. La terreur et les déportations sont alors
généralisées pour la poursuivre, c’est le début des camps sur une grande
échelle (2,5 millions de prisonniers en 1933). On a parlé d’une deuxième
guerre civile pour cette période, une guerre aux paysans qui a fait des
millions de morts et que Staline lui-même a comparée au conflit mondial.
La production s’effondre et ne se relèvera jamais de l’absence de
motivation : en 1940 elle est inférieure à son niveau de 1928, le cheptel
est divisé par deux, les paysans tuant leur bétail plutôt que de
l’abandonner aux autorités. La collectivisation forcée a tourné à la
catastrophe, d’abord pour les paysans déportés et massacrés, mais aussi
pour le régime qui tue ainsi la poule aux œufs d’or. Les difficultés de
l'URSS après la guerre, dès les années 1950, et la chute finale du régime
en 1991, sont programmées dans ces mesures drastiques. L'erreur de
Staline a été de ne pas réaliser qu’il aurait pu financer plus efficacement
l'industrialisation en taxant les paysans, plutôt qu’en les collectivisant,
sans détruire la base agricole de l’économie soviétique.
Les entreprises privées dans l’industrie et le commerce sont également
l’objet d’une nationalisation générale au début des années 1930. La
production commence à être planifiée par les autorités. Réussite
spectaculaire pour quelques secteurs scientifiques de pointe comme
l’espace ou le domaine militaire, succès relatif en ce qui concerne les
industries lourdes (l'URSS progresse pour la production de charbon,
d’acier ou d’électricité, mais reste loin derrière les pays capitalistes
développés), la planification centralisée est un échec total pour
l’agriculture (le grenier de l’Europe devient un pays dépendant de
l’Occident) et pour les industries de biens de consommation, biens
courants ou biens durables.
Le retard n’a fait que s’aggraver inexorablement, ce qui provoquera le
mécontentement du peuple, la désaffection croissante à l’égard du
système, la généralisation des comportements opportunistes, et
finalement la chute du régime. On peut sans doute accepter indéfiniment
un régime autoritaire s’il garantit le progrès matériel, mais s’il joint
l’incapacité économique à la suppression de toutes les libertés, la pénurie
à la tyrannie, l’absence de soutien de la part de la population ne peut
qu’entraîner sa disparition à terme.

La guerre et ses suites (1941-1953)

Staline relâche la terreur pendant la guerre, sauf à l’égard des peuples


non russes. Après la défaite des Allemands à Stalingrad le 31 janvier
1943, les purges et la déportation des peuples soupçonnés d’avoir aidé
l’envahisseur commencent. Ils sont accusés de « trahison et collaboration
avec l’ennemi ». Entre novembre 1943 et juillet 1944, deux millions de
Caucasiens et autres peuples du sud de l’Union (Kalmouks, Balkars,
Tchétchènes, Ingouches, Kurdes, Turcs Meskhets, Grecs, Tatars) vont
rejoindre en Asie centrale les 800 000 Soviétiques d’origine allemande
qui avaient été déplacés en 1941. La moitié d’entre eux mourront pendant
le transport, alors que leurs maisons sont occupées par des Russes ou des
Ukrainiens. Beria se rend sur les lieux pour contrôler la déportation. La
véritable raison de l’opération n’est pas la collaboration avec les nazis
(ainsi Grozny avait résisté et n’avait pu être prise par la Wehrmacht),
mais le fait que ces peuples acceptaient mal la soviétisation. L'Islam était
pour les autorités de Moscou un obstacle à l’implantation des structures
socialistes : ainsi les kolkhozes étaient systématiquement refusés par les
paysans et leurs imams qui tenaient à conserver leur mode de vie
traditionnel.
Jusqu’à la mort de Staline en 1953, l’histoire de la Russie est celle
d’un durcissement progressif, après sa mort, celle d’une lente
libéralisation. Lors de la révolution de 1917, la droite est d’abord
interdite, puis les formations de la gauche non communiste, entre 1918 et
1921 ; en 1922, les universitaires et les religieux sont privés de parole.
De 1921 à 1927, c’est le tour des opposants internes, dans le parti, suivis
par les membres du comité central en 1935. Enfin les plus importants
dirigeants au bureau politique, dans l’armée, dans la police, sont les
victimes des purges de 1937-1938. La descente de l’autre côté de la
pente, qui mène tout droit à la chute du mur de Berlin et l’effondrement
du régime, sera vue dans le chapitre suivant.

Les régimes fascistes L'Italie fasciste

La montée du parti de Mussolini, qui n’obtient en mai 1922 que 22


sièges au parlement sur 535, mais accède au pouvoir en octobre de la
même année après la « marche sur Rome », s’explique par les difficultés
économiques et aussi par la frustration du peuple italien après « la
victoire mutilée » de 1918. Comme le montre la formule du Duce, «
aujourd’hui, l’heure n’est pas à l’histoire, c’est le temps des mythes », le
fascisme s’inspire des penseurs socialistes du début du siècle comme
Georges Sorel.
Mussolini aurait tenté d’assurer la prééminence de l’État sur le parti, à
l’inverse de ce qui s’est passé en Allemagne nazie et en Russie soviétique
où le parti dirige tout. En 1927, la Charte du Travail établit en Italie un
régime corporatiste dans lequel l’État contrôle les syndicats ouvriers et
patronaux. Les libertés syndicales avaient été supprimées dès 1925 et le
suffrage universel masculin aboli en 1928. Des systèmes de sécurité
sociale générale, de congés payés, de retraite sont mis en place et des
grands travaux sont lancés par l’État. L'appui de l’Église et la lutte
efficace contre la Mafia expliquent aussi l’adhésion populaire. En 1934,
la guerre coloniale est relancée en Éthiopie et les Italiens prennent leur
revanche sur la défaite d’Adoua de 1896 en occupant le pays du Négus
pendant une courte période (les Anglais les en délogeront en 1941).
L'Albanie est envahie en avril 1939, avant l’invasion de la Pologne par
les nazis en septembre.
Jusqu’à 1938, selon Arendt, c’est « une banale dictature nationaliste
née des difficultés d’une démocratie pluraliste ». Cependant le parcours
devient sanglant par la suite, et le dictateur issu du peuple, « ancien
socialiste, part du prolétariat pour aboutir au massacre du peuple »
(Rinaldi). Les dix-huit mois de la république de Salo, protégée par les
Allemands, dans le nord de l’Italie, voient les exécutions se multiplier. Le
quart de la communauté juive italienne aura péri à la fin de la guerre.

L'Allemagne nazie

Hitler adhère à Munich en 1919 à un parti d’extrême droite, le Parti


ouvrier allemand, il le transforme en 1920 en NSDAP (Parti national-
socialiste des travailleurs allemands) ou parti nazi. Il ne prendra la
nationalité allemande qu’en 1932, un an avant son accession au pouvoir.
Son ascension fulgurante s’explique par les conditions de la défaite de
1918 et les crises successives que l’Allemagne traverse à cette époque,
mais aussi par un terreau social propre au pays, ainsi décrit par Kershaw :
« nationalisme chauvin, impérialisme, racisme, antimarxisme,
glorification de la guerre, placement de l’ordre au-dessus de la liberté,
attrait d’une autorité forte…». Autrement dit, la prise du pouvoir par
Hitler n’est pas liée au magnétisme diabolique ou surnaturel du
personnage, mais plutôt aux conditions de la société allemande, à sa
faible expérience démocratique et à l’idéologie pangermaniste de la fin
du XIXe siècle. C'est selon Kershaw un pouvoir de type médiéval qui
s'installe en Allemagne en 1933, où tout repose sur le culte du chef et qui
mènera à cet excès destructeur (hubris). Cependant ce pouvoir
charismatique n’a pu se déployer que parce qu’il a rencontré les
structures d’un État moderne, son armée, son organisation, sa
bureaucratie et ses entreprises.
Heinrich Brüning, un prussien catholique social, est le dernier
chancelier démocrate (mars 1930 à mai 1932) de la république de
Weimar, limogé par le président von Hindenburg qui fera appel à von
Papen, Schleicher, et enfin Hitler le 30 janvier 1933. Avec 12 sièges sur
491 aux élections législatives de mai 1928, le parti nazi reste un
groupuscule, mais dès juillet 1932 il obtient, grâce au vote des classes
moyennes, la majorité simple (37 % des voix) avec 230 sièges, contre
138 aux socialistes, 97 aux centristes et 89 pour les communistes. Les
deux tiers des Allemands avaient refusé leurs voix au NSDAP, mais ils
étaient prêts à accepter un régime autoritaire que la crise économique et
politique paraissait réclamer.
Le Parti communiste est dissous en mars 1933, le SPD en juin, les
syndicats en mai. Toute grève est désormais interdite et l’autorité des
chefs d’entreprise renforcée (Führerprinzip). Une organisation officielle,
le DAF (Deutsche Arbeitsfront) les remplace. Elle gère les mécanismes
sociaux (assurance, coopératives, chômage, retraite, vacances, colonies,
etc.) issus de la période bismarckienne, financés par des ponctions très
lourdes sur les salaires. Un livret du travail, comme celui de la France
napoléonienne, est créé en 1935 et les ouvriers se voient interdits de
changer d’emploi sans l’accord du patron et de l’État.
L'Allemagne avait subi l'industrialisation de plein fouet, plus
rapidement que l’Angleterre ou la France, et était en cela plus proche de
l’Amérique du Nord. Mais cette dernière, grâce à ses institutions, grâce
au vieux fonds protestant et individualiste de la tradition anglo-saxonne,
évitera la course à l’abîme de l’Allemagne autoritaire. Au moment du
Kulturkampf (lutte contre l’Église de Rome sous Bismarck), la France
catholique et latine devient l’antimodèle, tandis que l’historicisme prend
le libéralisme anglais pour cible. L'Allemagne se détache donc du
rationalisme libéral et occidental pour s’engager dans la voie du
nationalisme social et corporatiste avec la politique du chancelier. Les
germes du nazisme apparaissent en 1896 avec la formation d’un Parti
national et social, adepte de réformes sociales plus poussées que celles
mises en place dans les années 1880.
L'antisémitisme se développe également à la fin du XIXe siècle,
notamment avec Eugen Dühring (celui de l’Anti-Dühring de Marx) qui
estime que le Juif est à l'origine de tous les maux: « Il est mauvais
irrémédiablement; la source de sa malfaisance n’est plus sa religion mais
son sang » et préconise la ségrégation et, déjà, l’interdiction des mariages
entre Juifs et Allemands. Mais les racines sont encore plus lointaines:
Herder au XVIIIe siècle en est sans doute le premier écho, Hölderlin et
Hegel, au moment de la révolution française, manifestent aussi cette
hostilité lorsqu’ils discutent de la possibilité d’une Allemagne unie;
Fichte attaque également le judaïsme et considère que Spinoza a perverti
la pensée occidentale. Richard Wagner fait preuve d’une haine féroce
envers les Juifs et tout le pangermanisme est basé également sur
l'antisémitisme. H.S. Chamberlain est sans doute le plus connu des «
théoriciens » et des propagandistes antisémites, au début du siècle, qui
ont influencé Hitler et les nazis. Il considère que l’Allemagne peut
s’élever à la pureté raciale en extirpant d’elle-même le principe
corrupteur, le judaïsme. Pour lui, « les Germains appartiennent au groupe
de ces favorisés que l’on a coutume d’appeler Aryens (…) Les Aryens
sont supérieurs de corps et d’âme aux autres hommes; ils sont donc de
plein droit les seigneurs de la Terre ». C'est à eux qu'il reviendra de
délivrer l'humanité des fausses Internationales, à l’origine desquelles on
trouve toujours le judaïsme: l’internationale catholique, l’internationale
capitaliste et l’Internationale socialiste. Ce conflit imaginé entre la «
race » qui se veut avant tout nationale, les Allemands, et la « race
internationale », les Juifs, serait basé sur l’inquiétude et le manque
d’assurance d’un peuple neuf dans une nation de création récente qui
cherche à s’affirmer.
La réussite de la mise au travail du pays apparaît dans les chiffres du
chômage : six millions de chômeurs en 1932, deux millions en 1935, un
million en 1937 et cinquante mille en 1939. Les facteurs sont bien
connus: grands travaux publics, Service du travail pour les chômeurs,
réarmement massif, isolement et chute des importations pour des
productions nationales de substitution (Ersätze), hausse des effectifs de
l'armée (100 000 à 800 000 hommes), maintien des femmes au foyer (378
000 femmes sont ainsi retirées du marché du travail dès 1935, par une
politique de subventions aux jeunes couples quand l’épouse abandonne
son travail). Les dépenses militaires en Allemagne passent de 6 % du
PNB en 1935 à 11 % en 1936, 17 % en 1938 et 30 % en 1939… En outre,
bon nombre d'ouvriers devront quitter leur bleu de travail pour le gris-
vert de l’uniforme et aller se battre aux quatre coins de l’Europe et en
Afrique. Une main-d’œuvre importée prendra leur place: un million
d’ouvriers étrangers dès 1940, quatre millions en 1942, et huit millions
en 1944, auxquels il faut ajouter les prisonniers des camps de
concentration. IG Farben, la grande firme chimique, utilisait 30 000
déportés à proximité d’Auschwitz et Birkenau, dans des conditions pires
que l’esclavage (28 000 y laissèrent la vie : « les rations alimentaires
étaient calculées sur la base d’une survie maximum d’une année »).
Cette politique qui accorde une place démesurée à la production de
biens non consommables (armes, infrastructures) se traduit
nécessairement par un recul de la consommation, et inévitablement les
salaires baissent en termes réels et en part du revenu national (de 63 à 57
% dans les années 1930). Si l’on veut finir par « consommer » ce qu’on
produit, cette politique n’a d’autre débouché que la guerre : « cinq
millions de chômeurs en moins, mais huit millions de morts en plus »
(Vindt).

Le cas de l’Autriche

Bien d’autres pays ont des régimes fascistes dans l’Europe de l’entre-
deux-guerres : la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Grèce,
l’Espagne, le Portugal et l'Autriche sont dans ce cas. L'Autriche actuelle
est née du traité de Versailles. Faire d’un immense empire une petite
nation d’Europe centrale, voilà un des résultats de la Grande Guerre. La
plupart des Autrichiens à l’époque, de la gauche socialiste à la droite
nationaliste, souhaitaient un rattachement à l'Allemagne : les
pangermanistes pour des raisons de puissance, les sociaux-démocrates
parce que la révolution prolétarienne semblait inéluctable chez le grand
voisin du nord, selon les prévisions de Marx et Engels. Aucun compte ne
sera tenu de cette volonté par les alliés, qui déposent ainsi les germes
d’une frustration que les nazis sauront exploiter jusqu’à l’Anschluss du
11 mars 1938 et le référendum du 10 avril où les Autrichiens se
prononcent pour le rattachement à 99,73 %. L'Autriche devient l'Ostmark
(la Marche de l'Est), une province du troisième empire allemand (IIIe
Reich).
Pendant la crise, et la résurgence de l’autoritarisme partout en Europe,
l’Autriche suspend dès 1932 le régime parlementaire, le chancelier
Engelbert Dollfuss fait arrêter les chefs socialistes, et le pays se dirige
vers une forme de fascisme inspirée de l’Italie, « l’austrofascisme ». En
février 1934, le parti socialiste lance une insurrection armée et une grève
générale: l’armée régulière aidée par les milices d’extrême droite
intervient dans une répression qui fera 1500 morts; le leader socialiste,
Koloman Wallisch, est pendu le 19 février. L'Église catholique salue cette
évolution et encourage la naissance d’un « État corporatiste chrétien ».
Les nazis autrichiens ne s’en contenteront pas, ils feront assassiner
Dollfuss en 1934 et son successeur, Hermann Schussnig, ne pourra
empêcher l’annexion par l’Allemagne triomphante. L'épiscopat se ralliera
en souhaitant « plein succès au mouvement national-socialiste » pour «
éloigner le danger du bolchevisme destructeur et athée ». En 1945, bien
que les Autrichiens aient massivement adhéré au régime nazi, ils seront
considérés par les alliés comme les premières victimes d’Hitler et un
consensus s’établira dans le pays pour accepter cette vision arrangeante
des choses, empêchant ainsi un « travail de mémoire » aussi accompli
qu’en Allemagne. En 1955, l’Autriche obtiendra le départ des puissances
occupantes en même temps qu’un statut de neutralité, et sera gouvernée
par les sociaux-démocrates jusqu’en 1983. Entre 1986 et 1992, un ancien
nazi, Kurt Waldheim, secrétaire général de l'ONU (!) de 1971 à 1981,
sera élu contre un socialiste président de la République autrichienne, ce
qui vaudra au pays une réprobation internationale.

La grande dépression du capitalisme

La crise de 29 est née aux États-Unis et il importe d’étudier dans un


premier temps les événements américains. On étudiera ensuite la
propagation de la dépression, notamment en Europe. Il s’agit d’une
époque noire de l’histoire du continent, marquée par le nazisme, le
fascisme, le franquisme, le stalinisme et d’autres ismes tout aussi
catastrophiques auprès desquels l’espoir du New Deal et l’humanité de
Roosevelt brillent d’un contraste éclatant.

La crise de 1929 aux États-Unis

Les crises étaient considérées depuis le XIXe siècle comme partie


intégrante du capitalisme, des ruptures sur un trend de croissance et de
progrès, qui permettaient de purger le système, de repartir sur de
nouvelles bases selon le processus de « destruction créatrice » analysé
par Schumpeter. Mais il n’était pas envisagé qu’elles mettent à bas tout
l’édifice et c’est bien ce que cette crise, par sa gravité extrême et sa
durée, a failli faire. La différence avec les précédentes est qu’il n’y a pas
de reprise après un an ou deux, mais qu’au contraire l’économie
s’enfonce de plus en plus dans le marasme, ce qui a suscité tous les
débats, toutes les interrogations et analyses, jusqu’à aujourd’hui.
Le processus de mondialisation se ralentit pendant les années 1920.
Par exemple, les migrations diminuent fortement: aux États-Unis, quinze
millions de gens étaient entrés dans les quinze ans précédant la Première
Guerre mondiale, dans les quinze années après 1914, il n’en arrive que
cinq millions et demi, et de 1930 à 1945 seulement 750 000. Entre 1932
et 1935 même, au plus fort de la crise, les sorties l’emportent sur les
entrées, l’Amérique devient un pays d’émigration nette! Les échanges
internationaux, avant de s’effondrer pendant la dépression, n’arrivent en
1929 qu’un peu au-dessus de leur niveau de 1913. Cela correspond en
réalité à un recul car la disparition des empires a multiplié les frontières
internationales et un grand nombre d’échanges comptés comme intérieurs
avant la guerre sont devenus internationaux après.

La crise sous la présidence Hoover (1929-1933)

Les États-Unis produisent 42 % de la production mondiale en 1929,


contre 28 % pour les trois principales puissances européennes (France,
Allemagne, Grande-Bretagne). Ils sont les premiers exportateurs
mondiaux avant la crise et les seconds importateurs après la Grande-
Bretagne. Ils représentent 12 % du commerce international et importent
jusqu’à 40 % des matières premières du monde ce qui explique les effets
désastreux de la dépression américaine sur les pays producteurs.
Tout allait bien en apparence dans les années 1920, on parlait d’une
nouvelle ère qui débutait, celle de la prospérité: les salaires réels avaient
augmenté de 10 à 20 % depuis la guerre, le chômage était descendu à 3,2
% en 1929, la croissance était forte (2,9 % par an pour le PNB/hab. entre
1922 et 1929), l’optimisme était répandu. Selon le nouveau président
républicain, élu en 1928, Herbert Hoover : « Nous, en Amérique,
sommes aujourd’hui plus près du triomphe final dans la lutte contre la
pauvreté que n’importe quel autre peuple au cours de l’histoire. Les
taudis disparaissent de notre société. Nous n’avons pas encore atteint le
but, mais nous sommes proches du jour où, avec l’aide de Dieu, la
pauvreté sera bannie de cette nation ».
La Bourse ne cessait de grimper et elle attirait toutes les catégories
sociales, du financier et du spéculateur jusqu’aux gens les plus simples.
Les titres des secteurs d’avenir sont les plus recherchés, l’automobile,
l’aéronautique, la distribution moderne et surtout la radio. On estime à un
million et demi les acheteurs selon une enquête du Sénat, soit presque 5
% des ménages. Les cours avaient été multipliés par vingt en moyenne
sur la décennie. Lors de la victoire de Hoover aux élections de novembre,
la hausse s’accélère. L'été 1929 connaît encore une flambée, les cours
montent plus en trois mois que pour toute l’année 1928, année de hausse
sans précédent où ils avaient doublé.
Puis soudainement, sans qu’on en sache encore la raison immédiate, en
quelques jours, tout s’effondra, comme un barrage qui céderait d’un seul
coup. En 24 heures, la hausse d’un an fut annulée, en quelques semaines
trente milliards de « richesses » disparurent. Des millions de gens qui
croyaient devenir riches grâce à la Bourse furent ruinés. Le « jeudi noir »,
24 octobre 1929, puis le mardi 29, deux vagues de panique aboutirent à
des ventes massives et une baisse des cours sans précédent. Les titres des
sociétés d’investissement tombaient au-dessous de 1 $ alors qu’ils
dépassaient 100 $ avant la crise, ou bien ne se vendaient plus, à
n’importe quel prix…Les Bourses de commerce (matières premières)
suivirent, entraînant dans la crise les pays producteurs.
Le krach de Wall Street en octobre-novembre 1929 est suivi de
quelques mois de stabilité, l’activité économique continuant sur sa
lancée. La vraie crise, la chute de la production, les faillites et l’extension
du chômage, ne démarrera qu’en mai 1930 et ne fera que s’approfondir
jusqu’en 1932. La crise boursière se transforme en crise de l’économie
réelle, puis en dépression durable, par les effets de perte de confiance qui
se répercutent sur l’investissement, de panique causant les faillites
bancaires, de réduction de la consommation liée à l’appauvrissement des
détenteurs de titres, et de difficultés de trésorerie des firmes affectées par
la baisse des cours. Les épargnants se précipitent auprès des banques
pour retirer leur argent, celles-ci ne peuvent faire face, et la crise
boursière se transforme en crise bancaire. Les faillites multiples de
banques provoquent un resserrement massif du crédit, qui à son tour
entraîne une chute de la consommation, de l’investissement et de la
production. La crise économique est là avec son cortège de chômage, de
baisse des prix et des salaires, de fermetures d’entreprises.
Cependant, dès le début de 1929, l’économie réelle avait montré des
signes d’essoufflement, la production avait commencé à baisser à partir
du mois de mars, bien avant le krach boursier. En septembre, la
production automobile était réduite d’un tiers par rapport à mars. La
production industrielle avait reculé de 7 % de mai à octobre 1929. Les
services et le bâtiment étaient également en récession, des chantiers
arrêtés un peu partout. Ensuite, la crise déclenchée, le produit national
s’effondre inexorablement de 104 milliards en 1929 à 56 en 1933. Le
tarif Hawley-Smoot est voté en juin 1930, il représente une hausse de
plus de 30 % des droits de douane en vigueur et le commerce extérieur
est divisé par trois, de 9,5 à 3 milliards de dollars entre 1929 et 1932.
L'investissement s’effondre, à tel point que le remplacement des
équipements n’est pas réalisé. Le chômage passe de 1,5 million à 15
millions de personnes, soit un quart de la population active et la moitié de
la main-d’œuvre industrielle. Les chômeurs sont traités de vagabonds et
non comme des chercheurs d’emploi à indemniser.
Pour lutter contre le chômage, on utilise des expédients comme cette
loi fédérale qui interdit à deux personnes d’un ménage d’avoir en même
temps un emploi dans la fonction publique. « Les chômeurs font la queue
aux soupes populaires; ils mendient ou, pour ne pas mendier, vendent des
pommes » (Baumont). La faim apparaît dans le pays, les gens volent de
la nourriture pour survivre. En 1931, 100 000 Américains demandent un
visa pour s’installer en Union Soviétique…
Des travaux publics sont cependant entrepris sous la présidence de
Hoover (Boulder dam). Le Federal Farm Board est créé dès 1929 pour
soutenir les prix agricoles par des rachats. Un premier pas vers
l'interventionnisme public est fait avec la création en janvier 1932 de la
Reconstruction Finance Corporation dotée de deux milliards de dollars
pour venir en aide aux banques et industries en difficulté. Environ 5 000
firmes au bord de la faillite furent ainsi aidées par l’État, avant le New
Deal, signe d’un changement d’état d’esprit dans le pays. Le président
sortant sera cependant battu sévèrement à l’élection présidentielle de
novembre 1932 contre Roosevelt.

La crise sous la présidence Roosevelt : le New Deal (de 1933 à la


guerre)

Le New Deal est un mouvement typiquement américain par l’aspect


d’idéalisme social et religieux, par son esprit de conquête d’une frontière,
par son empirisme et son acceptation du système de marché et d’initiative
privée. Il constitue un exemple d’application des politiques de relance de
type keynésien, déjà dans l’air depuis le début des années 1930, pas
toujours cohérent mais centré autour de l’idée – nouvelle donne, nouvelle
distribution – que la crise est la conséquence de la trop inégale répartition
des revenus. On peut retenir les quatre types d’actions suivants:
• relance par la demande: les recettes fédérales s’élevaient en 1933-
1934 à 3,1 milliards de dollars, les dépenses à 7,1. La guerre finit
par propulser les dépenses publiques à des niveaux jamais vus,
stimulant la croissance économique et mettant fin à la crise. Le
chômage avait disparu en 1945 avec la mobilisation et surtout la
hausse du PIB de 70 % par rapport à 1939 ;
• aide aux sans travail qui bénéficia à 5 millions de familles dès la
première année;
• réduction de l’offre agricole pour soutenir les prix; les revenus
avaient baissé de 60 % depuis 1932, mais en 1936 les prix
agricoles avaient doublé;
• création d’emplois par le NIRA (National Industrial Recovery
Act), réduction des horaires, augmentation des salaires, et
réglementation de la concurrence.

Roosevelt

Franklin Delano Roosevelt vient d’une famille aisée de l’État de New


York, de lointaine origine néerlandaise. Il s’agit d’un personnage
exceptionnel, qui, même dans sa chaise roulante, avec son charme et sa
prestance naturels, garde aujourd’hui toute sa fascination et sa modernité
quand les autres hommes politiques de son époque apparaissent tous
démodés. Paralysé à 39 ans en 1921 par une attaque de poliomyélite, il
poursuit néanmoins son activité politique et devient gouverneur de l’État
de New York en 1928. Loin d’être un obstacle, son handicap l'aidera : «
Sa maladie l’identifiait, de manière mystique, à un peuple qui souffrait.
Le courage avec lequel il oubliait son infirmité était un exemple » (André
Maurois).
Lors de la campagne présidentielle en 1932, Roosevelt promet un New
Deal, expression qui connaît un succès foudroyant et fait plus que tout le
reste pour son élection. Le fond de la crise étant atteint et Hoover
discrédité, « tout ce que Roosevelt avait à faire pour gagner était de rester
en vie jusqu’à l’élection ». Élu le 8 novembre, il n’arrivera aux
commandes que le 4 mars 1933. Quatre mois de vide du pouvoir dans un
pays à la dérive au plus fort de la crise.
La légende de Roosevelt s’alimente des images et mots qui deviennent
fameux: les « causeries au coin du feu » à la radio, le brain trust
d’intellectuels, d’experts et d’universitaires, la phrase « Nous ne devons
avoir peur que de la peur elle-même », le rôle d’Eleanor auprès des
radicaux et non-conformistes, la Tennessee Valley Authority (TVA), la fin
de la prohibition, etc. Il sera le seul président à effectuer plus de trois
mandats, à gagner quatre élections à la présidence (1932, 1936, 1940 et
1944) et il assurera l’hégémonie de son parti pour vingt ans. C'est un
homme de l’establishment de Nouvelle Angleterre, un homme politique,
et non un intellectuel. Il n’applique pas un programme inspiré par une
théorie, mais adapté aux circonstances et aux réactions qu’il suscite, d’où
les contradictions, les incohérences et l’impossibilité d’en faire un cas
type d’application des idées keynésiennes. Sa méthode a été de « choisir
une action, l’essayer, si elle échoue en essayer une autre, mais essayer
quelque chose »... « À force de tout essayer, quelque chose finira bien par
réussir! »... Face aux mesures timides de Hoover, Roosevelt avait bien
senti que « tenter n’importe quoi valait mieux que ne rien faire » (Néré)

Roosevelt est aussi le premier président à réaliser que les États-Unis
ont une responsabilité dans l’économie mondiale. Il critique dans sa
campagne le protectionnisme des années 1920 et accuse ses
prédécesseurs d’avoir aggravé la crise mondiale en refusant aux pays
étrangers de développer leurs exportations vers le marché américain. Il
marque donc un véritable tournant, le moment à partir duquel le pays
accepte de remplacer le leadership de la Grande-Bretagne. ■
Pendant les 100 jours du premier New Deal (mars à juin 1933) une
avalanche d’idées et de programmes furent lancés qui « établirent les
fondations d’une nouvelle relation entre le gouvernement et l’économie
privée, à l’origine d’un changement majeur dans l’organisation du
capitalisme américain » (Heilbroner). Plus de lois sont passées au
Congrès en trois mois que sous Hoover pendant quatre ans ! Le second
New Deal de la période mai à août 1935 confirmera l’inflexion à gauche
avec les lois sur les relations du travail et la sécurité sociale. Ces mesures
sont largement soutenues par l’opinion et, en 1936, Roosevelt est très
confortablement réélu. Cependant, les oppositions se font plus dures,
opposition des milieux d’affaires et de la Cour suprême au gouvernement
et à sa politique, oppositions dans les entreprises entre les syndicats en
pleine ascension et les dirigeants. Le New Deal après 1936 tente plutôt de
consolider ses acquis, d’autant que la rechute économique de 1937-1938
répand le doute sur son efficacité.

Une nouvelle donne

– Emergency Banking Act (1933) : fermeture provisoire des banques


pour éviter la panique.
– Banking Act ou loi Glass-Steagall (1933) : interdiction des fusions et
affiliations entre banques et sociétés d’investissement. Il s’agissait de
mettre en place des barrières étanches afin d’éviter qu’une panique
boursière n’entraîne l’effondrement de tout le système financier. La loi
compartimente les activités des banques et garantit les dépôts, elle permit
un retour à la confiance, un reflux de l’épargne vers les banques et une
baisse des faillites bancaires1.
– Securities Act (1933) : limitation de la spéculation sur les titres et des
prises de participation risquées.
– Civilian Conservation Corps (1933) : création d’emplois publics
pour les jeunes.
– Federal Emergency Relief Act (1933) : subventions et aides sociales.
La Civil Works Administration emploiera plus de quatre millions de
chômeurs en 1933-1934 à des travaux divers, surtout d’infrastructure:
routes, écoles, aérodromes, parcs, hôpitaux, éliminations des taudis, etc.
Une administration concurrente est également lancée, la Public Works
Administration, pour mettre également en œuvre des travaux publics. En
1935, lors du second New Deal, une politique sociale encore plus
affirmée sera lancée avec la Works Progress Administration qui prendra
la place des deux organisations.
– Emergency Farm Mortgage Act (1933) : prêts massifs aux fermiers.
– Tennessee Valley Authority (1933) : entreprise publique
d’aménagement du territoire et de construction d’infrastructures (25
barrages dans sept États) pour régulariser le Tennessee et ses affluents sur
environ 1 500 km, permettre la navigation et l’irrigation, éviter l’érosion,
exploiter les minerais, développer les loisirs, fournir de l’énergie et
irriguer les sols.
– Agricultural Adjustment Act (1933) : organisation des fermiers pour
réduire l’offre et ramener les prix aux niveaux de 1910. Des aides sont
versées aux fermiers qui acceptent de réduire leur superficie exploitée
(30 millions d’acres furent ainsi retirées) ou de diminuer leur production.
- National Industrial Recovery Act (1933) ou NIRA : la loi autorise les
firmes à passer des accords entre elles en échange de hausses des salaires
et de mesures sociales. Les lois antitrust sont suspendues et l’État
reconnaît les mérites de la concentration pour réduire les coûts, pour
éviter les baisses de prix et arrêter les faillites et l’extension du chômage.
Le travail des enfants est interdit, la semaine est limitée provisoirement à
35 heures, un salaire minimum est fixé et l’activité syndicale est
légalisée. Le système suscita des plaintes multiples, et en mai 1935 la
Cour suprême à l’unanimité le déclara inconstitutionnel, invoquant la
rupture avec la liberté d’entreprise. Le gouvernement fédéral admettra en
1938 les effets négatifs de la concentration favorisée par le NIRA et
remettra en vigueur les lois antitrust.
– Gold Reserve Act (1934) : abandon de l’étalon-or et dévaluation du
dollar au niveau de 35 pour une once d’or, cours historique qui sera
maintenu jusqu’à la fin du système de Bretton-Woods, en 1971.
– Social Security Act (1935) : loi instituant des assurances sociales
pour les seuls salariés, qui marque le début du Welfare State en
Amérique. L'État fédéral garantit le remboursement des frais médicaux
pour les catégories les plus faibles de la population et les dépenses de
sécurité sociale passent de 0,6 % du Revenu national en 1929 à 4,3 % en
1935.
– Wagner Act ou National Labor Relations Act (1935) : cette loi crée
un ministère du travail, le National Labor Relations Board, et renforce le
pouvoir ouvrier (autorisation des syndicats, des grèves, du boycott, des
conventions collectives, interdiction des syndicats maison, du recours
aux briseurs de grève, de la discrimination, des renvois abusifs, etc.). Elle
prend la place du NIRA aboli par la Cour suprême.
– Fair Labor Standard Act (1938) : établissement de salaires
minimums et de maximums pour la durée du travail; interdiction du
travail des enfants. ■

Les résultats du New Deal furent favorables au départ (hausse de la


production, de la consommation, baisse du chômage), mais un nouveau
recul survint en 1937-1938. Les dépenses d’investissement n’atteignaient
en 1938 que 60 % de leur niveau de 1929. La confiance des entreprises
était réduite, en partie à cause du changement total des politiques, mal
comprises et peu appréciées des industriels. L'emploi s’améliora assez
peu, on comptait encore 9,5 millions de chômeurs aux États-Unis en
1939, soit 17 % de la population active…
Ce semi-échec a été expliqué par l’absence de relance budgétaire
suffisante et d’une large redistribution des revenus qui auraient permis
une hausse massive de la consommation. Cependant l’importance du
New Deal est considérable car il s’agit d’un tournant. Avec lui se termine
l’ère du capitalisme sauvage et de l’individualisme forcené et commence
celle de l’État-providence, il permet « d’entrer dans le capitalisme du
XXe siècle » (Niveau).
Tableau 22
. Indicateurs économiques pendant la crise
Les causes de la crise de 1929

Les causes de la crise sont toujours débattues par les économistes et


elle constitue encore aujourd’hui une sorte d’énigme. On présentera ici
les principales interprétations.
Keynes et les keynésiens: l’insuffisance de la demande globale, la
thésaurisation et la sous-consommation due à la trop forte inégalité des
revenus. Pour un keynésien comme Alvin Hansen, la faiblesse de la
demande est liée au ralentissement de la croissance démographique (à la
suite de l’arrêt de l’immigration en 1920) et des progrès technologiques
qui provoquent le recul des occasions d’investissements. Il insiste
notamment sur la chute des investissements dans le bâtiment à la suite
d’une construction résidentielle excessive au début des années 1920.
Hansen développe aussi une théorie de stagnation séculaire du
capitalisme qui sera démentie, comme rarement une théorie l’a été, par la
forte et longue croissance de l’après-guerre. Il ajoute d’autres causes
comme la fin de l’expansion territoriale (la disparition de la « frontière »
aux États-Unis et de l’expansion coloniale dans le monde) et également
le fait que l’industrie automobile n’a pas des effets entraînants aussi
puissants que l’industrie ferroviaire au XIXe siècle.
Lionel Robbins représente l’analyse libérale de l’époque selon
laquelle la crise est due à la rigidité des salaires quand les entreprises
auraient besoin d’une baisse des coûts, et à la rigidité des prix du fait de
l’installation d’oligopoles et de monopoles. La montée de
l'interventionnisme à la suite de la guerre de 14-18, le rôle croissant des
syndicats, les désordres monétaires, expliquent la profondeur de la
dépression. Jacques Rueff reprend en France cette analyse sur le maintien
artificiel de salaires à des niveaux élevés qui empêchent les ajustements
nécessaires et expliquent le chômage. Deux facteurs viennent perturber le
mécanisme des prix: l’inflation et l’absence de concurrence. Il faut donc
une politique visant à empêcher la formation de monopoles parce qu’ils
contrôlent les prix, et visant à empêcher les autorités de se livrer à des
manipulations monétaires, source d'inflation : c’est l’étalon-or, qui
interdit à l’État toute forme de mesure arbitraire. Il attribue à l’abandon
de l’étalon-or depuis la guerre, et son remplacement par le Gold
Exchange Standard en 1922, une responsabilité dans l’excès de crédit et
de spéculation qui a caractérisé les années 1920 jusqu’à l’éclatement de
la crise en 1929.
Milton Friedman, libéral et monétariste, met l’accent sur les
restrictions monétaires. Les faillites bancaires causées par l’incapacité de
la Réserve fédérale à accroître ses prêts aux banques ont transformé une
crise cyclique en une profonde dépression. À l’origine de la dépression
est l’insuffisance de l’offre de monnaie qui s’explique par la panique, les
retraits massifs et la fermeture de milliers de banques. La masse
monétaire passe de 45 milliards en 1929 à 32 en 1933. Les autorités
monétaires n’ont pas su empêcher cet effondrement en accroissant
massivement leurs secours aux banques. La destruction du système
bancaire américain explique la gravité de la dépression. Une politique
monétaire expansionniste aurait pu éviter la prolongation de la crise.
Murray Rothbard, libertarien, partisan de l’école autrichienne et de
l’anarcho-capitalisme, considère que la crise est le fait de
l'interventionnisme étatique qui a lancé les grands travaux dès avant
même Roosevelt et ensuite voulu lutter contre la déflation, ce qui a
empêché l’arrivée à un nouvel équilibre, par la baisse des prix et des
salaires. Les erreurs de politique monétaire ont également contribué, en
particulier le laxisme de la Fed dans les années 1920.
Joseph Schumpeter : la psychologie de la panique, la conjonction
défavorable des différents cycles, le tarissement des innovations. La crise
s’explique par la coïncidence chronologique des trois cycles typiques du
capitalisme industriel (les cycles Kondratiev, Juglar et Kitchin). L'année
1929 correspond à la rencontre fortuite des points de retournement des
trois cycles (sommets puis crises), après les phases d’expansion à la fin
des années 1920. La gravité de la dépression s’expliquerait en quelque
sorte par les effets conjugués de cette synchronisation malencontreuse.
Alfred Sauvy : le malthusianisme démographique et le
protectionnisme économique qui caractérisent la France, les États-Unis,
et nombre d’autres pays, dans les années 1920. Ils ont délibérément brisé
l’expansion en fermant leurs frontières aux immigrants et aux produits
étrangers.
Charles Kindleberger : les déséquilibres monétaires internationaux.
Les excès et l’instabilité du crédit, l’absence d’un prêteur de dernier
ressort, les effets de propagation internationale par les prix des matières
premières et les crises de liquidité expliquent la dépression, et non
l’insuffisance de monnaie ou la faiblesse de la demande globale. La crise
devient mondiale car les États-Unis n’acceptent pas de jouer le rôle
central de stabilisation de l’économie internationale et remplacer la
Grande-Bretagne. Ils mènent une politique protectionniste qui empêche
le développement des exportations européennes et donc toute possibilité
de remboursement des créances. Le tarif Smoot-Hawley de 1930 est à
l’origine d’une vague de représailles, alors même que les États-Unis
auraient dû ouvrir leurs frontières. Cette incohérence est à l’origine du
déséquilibre des finances mondiales entre les deux guerres. On a avancé
l’idée que cette absence américaine était due à un manque de maturité
des dirigeants politiques, mais la raison principale semble ailleurs.
L'Angleterre était au centre du système d’échanges et de paiements
mondiaux, pays ouvert et libre-échangiste, elle dépendait de ses relations
économiques extérieures. Ce n’est pas le cas de l’Amérique qui était
largement autosuffisante et repliée sur son vaste marché interne: elle
avait moins d’intérêt à agir comme régulateur international. « En 1929,
l’Angleterre ne pouvait plus stabiliser l’économie mondiale et
l’Amérique ne le voulait pas; quand chaque pays se mit à protéger ses
intérêts nationaux propres, l’intérêt général fut évacué et avec lui les
intérêts privés de chacune des nations. » (Kindleberger).
John K. Galbraith : les excès de la spéculation, l’inégalité des
revenus et une consommation insuffisante financée à crédit, une
conjonction de causes multiples. En particulier, Galbraith attribue à la
politique britannique de retour à l’étalon-or et de surévaluation de la livre
en 1925 une responsabilité éminente dans la crise.
Irving Fisher : le surendettement, menant à une crise financière
cumulative. La baisse des taux d’intérêt pendant les années 1920
explique ce surendettement ainsi que la spéculation effrénée. Ensuite, la
crise déclenchée, les entreprises tentent de se désendetter pour éviter la
faillite, et accentuent ainsi la réduction de la masse monétaire. La
déflation qui s’ensuit entraîne une hausse des dettes et des taux d’intérêt
réels. La chute des prix atteint les firmes, les profits baissent, les faillites
se généralisent. Les particuliers thésaurisent davantage, un comportement
pessimiste se répand. La production s’effondre et le chômage massif
s’installe. Face à la crise, Fisher préconise une intervention des pouvoirs
publics pour opérer une relance, il sera l’un des artisans du New Deal.
Analyses marxistes : crise de surproduction capitaliste, crise du
capitalisme monopoliste. La sous-consommation est due à l’injustice du
système. La classe dominante ne réalise pas assez d’investissements
productifs, elle préfère spéculer car elle ne voit pas l’utilité d’accroître
les capacités de production, ses propres besoins étant amplement
satisfaits…
École de la régulation: une crise du système de régulation, le passage
de la régulation concurrentielle à une régulation monopoliste. La
productivité se serait élevée plus vite que les salaires et la part de ceux-ci
dans le revenu national aurait baissé au bénéfice de celle des profits.
Ainsi le régime d’accumulation intensive n’aurait pu continuer à
fonctionner, du fait de l’insuffisance de la demande globale, liée à celle
des salaires. La crise se caractérise par une transition vers la
généralisation du fordisme, qui n’est pas encore étendu à tous les
secteurs: les salaires sont insuffisants, la production de masse n’est pas
équilibrée par une consommation de masse. Le fordisme généralisé et
l’intervention accrue de l’État sont les deux éléments qui permettront la
sortie de crise puis la longue croissance d’après-guerre. Le premier est
défini comme la combinaison d’une production et d’une consommation
de masse. Le second se caractérise par l’État-régulateur et l’État-
providence. La crise classique opérait une reprise par la baisse des
salaires, ce qui rétablissait les taux de profit. Mais cela ne peut plus jouer
en 1929 car la montée du salariat fait que les salaires occupent
maintenant une part trop importante du Revenu national. La baisse des
salaires ne peut que déprimer la demande globale et aggraver la crise. La
crise de 1929 apparaîtrait ainsi comme « la crise de jeunesse d’une
société de consommation qui n’a pas encore trouvé ses règles. »
(Roncayolo).
Interprétations de la New Economic History : le rôle de l’instabilité
créée par le traité de Versailles (réparations, dettes de guerre) est essentiel
pour comprendre la crise. Les déséquilibres des finances internationales,
la situation impossible faite à l’Allemagne dans les années 1920, les
règles déflationnistes de l’étalon-or, expliquent l’ampleur mondiale de la
dépression, qui apparaît ainsi comme une conséquence de plus de la
Première Guerre mondiale. Les pays restés le plus longtemps dans le
système de l’étalon-or sont ceux où le sous-emploi a été le plus important
et le plus durable.
Robert Heilbroner : quatre causes dont les effets se renforcent
expliquent la crise, la spéculation, la vulnérabilité de l’agriculture, la
faiblesse industrielle et l’inégalité des revenus.
- Les sociétés d’investissement, spéculant sur les titres, montent
une structure de crédits instable qui sera balayée lors de la
dépression. Il se crée une société d’investissement par jour dans
les premiers mois de 1929 et on en compte 750 en 1929 contre
40 en 1921. De 1921 à 1929 les cours de la Bourse augmentent
de 300 %, alors que la production industrielle ne s’est élevée que
de 50 %. Le système des achats on margin auprès des brokers a
été décrit partout comme une des causes de la spéculation
effrénée. Il permettait aux spéculateurs d’acquérir des titres avec
10 % seulement de couverture en liquide. Le cours des titres
augmente aussi plus vite que les profits des entreprises, qui eux-
mêmes augmentent plus que la production, plus que la
productivité et enfin plus que les salaires, bons derniers dans
cette course. Le résultat sera en 1929 l’éclatement brutal de la
bulle, le cours des titres revenant à des niveaux plus en rapport
avec l’évolution des variables réelles de l’économie.
- Le fermier était dans les années 1920 l’homme malade de
l’économie américaine, son revenu par tête représentait moins de
la moitié de celui des travailleurs de l’industrie en 1910, moins
d’un tiers en 1930. Confrontée à une demande inélastique et à un
marché concurrentiel, la relative abondance de l’offre se
traduisait en baisse des prix et des revenus. La surproduction
s’explique en partie par l’arrivée massive des tracteurs qui
remplacent les animaux: en 1914, un quart des terres était
consacré à l’entretien des bêtes (plantes fourragères, pâture), en
1940, seulement 10 %. Les terres nouvelles disponibles pour la
culture vivrière entraînèrent une hausse massive de la
production. Après l’Europe, l’Union soviétique recouvre ses
capacités de production. Les frontières se ferment un peu partout
aux exportations américaines, ajoutant ainsi à la surproduction
sur le marché intérieur et mettant en difficultés les gros fermiers
dont les revenus reposent déjà en grande partie sur les ventes à
l’extérieur. La crise agricole se répercute sur l’économie entière
et freine les débouchés industriels.
- Dans les années 1920, malgré la croissance de la production
industrielle, l’emploi stagnait dans la plupart des secteurs. La
hausse générale de la productivité ne s’accompagnait pas d’une
hausse des salaires ou d’une baisse des prix suffisante. En fait les
profits furent les seuls à augmenter dans la période, ils étaient en
gros trois fois plus élevés en 1929 qu’en 1920. La prospérité de
quelques secteurs (automobiles, appareils ménagers) cache les
difficultés des autres (chemins de fer, bâtiment, textiles, mines),
incapables d’élargir leurs marchés.
- L'inégalité des revenus enfin augmentait avec l’explosion des
profits, et la consommation populaire avait tendance à stagner.
En 1919, les 5 % les plus riches percevaient un quart du Revenu
national, en 1929 ils en touchaient un tiers…Les perspectives de
profits futurs étant limitées par le manque de débouchés,
l’investissement s’effondra au début de la crise. Un effet
multiplicateur à la baisse amplifia la chute de la production au
cours des années 1930.
La transformation d’une crise cyclique en dépression majeure
s’explique finalement par l’insuffisance des politiques économiques.
Trois erreurs majeures ont été faites:
- La première fut d’avoir augmenté et maintenu à un niveau élevé
les taux d’intérêt et opéré des restrictions monétaires. La Réserve
fédérale augmente les taux en 1929 pour contrer la spéculation,
mais par la suite, une fois la crise déclenchée, elle maintient des
taux anormalement élevés. Au pire moment de la crise bancaire,
en 1930-1931, alors que les banques sont à cours de liquidité, la
Fed réduit l’émission monétaire. En 1931-1932, lorsque la livre
décroche de l’or, elle augmente encore ses taux pour empêcher
les sorties de capitaux, suivie en cela par les autres Banques
centrales.
- La seconde erreur réside dans la politique protectionniste. Le
Congrès et le président Hoover avalisent la loi Smoot-Hawley
sur les tarifs, ce qui entraîne des représailles en chaîne et un
effondrement des deux tiers du commerce mondial entre 1930 et
1933, au moment où les échanges internationaux pouvaient jouer
un rôle essentiel pour maintenir le niveau de production.
- Enfin, là où des dépenses publiques élevées ou des impôts réduits
auraient permis de maintenir la demande globale, la plupart des
gouvernements réduisent au contraire leurs dépenses,
augmentent les impôts, pour équilibrer le budget national. Le
secteur public représentait déjà 20 à 30 % du PIB en Europe,
selon les pays, mais seulement 8 % aux États-Unis.

La crise dans le monde

Tous les pays prennent pendant la crise de 1929 des mesures


protectionnistes pour mettre leur marché intérieur à l’abri et protéger leur
monnaie de la dépression et des chocs économiques externes. Même la
Grande-Bretagne renonce au libre-échange en 1931, après 85 ans de
pratique envers et contre tous, et abandonne l’étalon-or. C'est le début de
l’éclatement du système monétaire et commercial mondial en blocs plus
ou moins autonomes. Les grands espaces conservent quelques avantages,
les États-Unis, la Grande-Bretagne, son Commonwealth et les pays
associés, la France et son empire colonial, l'URSS aussi, mais les pays de
plus faible taille et isolés souffrent bien plus de ce repliement:
l’Allemagne, l’Italie, le Japon, les pays d’Europe centrale. Ils manquent
de matières premières, de produits énergétiques, de biens d’équipement
et réagissent à cet étouffement par une politique agressive et impérialiste
qui mène tout droit à une nouvelle guerre.

La propagation

Deux chocs déflationnistes viennent des États-Unis: l’arrêt des flux de


capitaux extérieurs dès 1928 avec la vague spéculative, et la chute des
importations américaines en 1930 après le krach et ses répercussions sur
l’économie du pays. Les taux de chômage pendant la crise atteignent des
sommets vers 1932-1933 : 22 à 23 % en Grande-Bretagne et en Belgique,
24 % en Suède, 29 % en Autriche, 31 % en Norvège, 32 % au Danemark
et 44 % en Allemagne.
Lorsque Wall Street s’effondre, les flux de capitaux américains vers
l’Europe se tarissent complètement, et l’Allemagne et l’Autriche, les
pays les plus endettés, sont les premiers concernés par la crise
américaine. Les banques sont à cours de liquidité. Une banque
autrichienne, la Creditanstalt fait faillite, malgré l’appel du
gouvernement autrichien à la Banque des Règlements internationaux. Sa
chute déclenche une panique bancaire qui s’étend à toute l’Europe
centrale. La ruée aux guichets provoque en Allemagne des faillites en
chaîne. Le gouvernement décide la fermeture de toutes les banques pour
trois jours afin d’éviter une panique. La crise économique suit, les
entreprises à court de crédit doivent liquider leur production à bas prix,
certaines disparaissent, le chômage atteindra six millions de personnes en
1932 et la production baisse de 25 % en un an.
L'Angleterre est ensuite l’objet d’une spéculation contre la livre, lors
de la grande crise financière de 1931. Les détenteurs étrangers de sterling
demandent massivement la conversion en or de leurs avoirs. Le
gouvernement décide de dévaluer la monnaie et de renoncer à l’étalon-or
le 21 septembre 1931. La lutte contre le chômage, et non plus le maintien
de la livre, devient prioritaire. Les demandes de conversion en or se
porteront ensuite vers les États-Unis qui suivront l’exemple anglais le 19
avril 1933. La Belgique, les Pays-Bas et finalement la France en 1936
dévalueront à leur tour. Les changes flottants s’établissent dans le monde,
instaurant des fluctuations erratiques des taux. Des accords bilatéraux
s’apparentant au troc remplacent les échanges multilatéraux réglés en
devises: « la généralisation du bilatéralisme détruisait peu à peu le
commerce international. » (Philip).
Les échanges s’effondrent en effet avec la chute de la production,
l’accroissement du risque de change et surtout la protection exacerbée
(cf. graphique). Le protectionnisme se répand, des guerres tarifaires
aboutissent à la mise en place de taux prohibitifs. Les contingentements
s’ajoutent aux tarifs, et des contrôles des changes sont mis en place un
peu partout. Un cercle vicieux s’installe alors, la crise renforce un
protectionnisme déjà élevé depuis la guerre, et celui-ci prolonge et
aggrave la crise. Les échanges mondiaux baissent d’un quart en termes
réels entre 1929 et 1934, mais comme les prix baissent d’environ 50 %,
on a un effondrement en valeur des deux tiers du commerce international.
Par la suite, il stagnera à ces niveaux très faibles jusqu’en 1945.
La spirale descendante des échanges internationaux
Source: Charles Kindleberger, The World in Depression,
1929-1939, UCP, 1973
La crise devient également mondiale par la chute des cours des
produits agricoles. Partout dans le monde, les producteurs sont étranglés,
devant vendre à des cours inférieurs à leurs prix de revient: les céréaliers
de tous les pays, les producteurs de café d’Amérique latine, les planteurs
de canne des Antilles, les betteraviers d’Europe, les récoltants africains
de cacao, les producteurs de minerais, etc. Le mécanisme de propagation
de la crise vers les pays du Sud passe par la réduction des achats des
États-Unis et de l’Europe en produits primaires. Ces pays voient donc
leurs recettes d’exportation en devises s’effondrer, à la fois par la baisse
de la demande en quantité et par la baisse des cours. Ils sont alors
plongés dans une crise des paiements extérieurs, ne peuvent plus faire
face aux échéances de leur dette externe, et les moratoires se multiplient.
Par ailleurs, la pénurie de devises implique une chute des importations de
produits manufacturés venus du Nord, qui aggrave la crise dans les pays
développés, mais qui provoque en Amérique latine le début du
mécanisme d'industrialisation par substitution d’importations.
En outre, un peu partout, les progrès techniques permettent une
explosion des rendements et de la productivité agricoles. Depuis la fin du
XIXe siècle, en une cinquantaine d’années, les engrais chimiques se sont
répandus, la sélection des espèces et la mécanisation se sont généralisées,
la valeur nutritive des fourrages a augmenté, la lutte contre les parasites a
fait des progrès énormes, la teneur en sucre des betteraves a doublé, le
rendement de la canne a décuplé, le poids des animaux, le rendement en
lait, la ponte des poules, tout cela a réalisé des progrès remarquables, tout
en requérant de moins en moins d’hommes. La réfrigération permet de
rendre l’offre disponible partout et toujours pour la viande, le beurre, le
poisson et nombre de produits périssables. Face à cette offre en pleine
expansion, la demande reste rigide, même avec la hausse des niveaux de
vie, d’autant que les travaux de force qui demandent une nourriture riche
reculent avec la mécanisation et la montée des activités de bureau.
La crise se caractérise ainsi par « des stocks énormes de denrées
invendues : stocks de blé et de maïs, balles de coton, sacs de café, masses
de bétail s’accumulant pour être livrés à la destruction. Absurde spectacle
de foules affamées devant des greniers trop plein. » (Baumont). On
voyait dans cette situation la preuve de l’inefficacité et de l’immoralité
du système capitaliste de marché, alors que l’avenir de l’humanité se
jouait pour beaucoup dans le socialisme naissant. Avec 80 ans de recul, il
apparaît clair cependant que l'URSS a combiné un système meurtrier et
une inefficacité économique latente, mais à l’époque c’est le capitalisme
qui semblait condamné, même pour les conservateurs comme
Schumpeter dans son fameux Capitalisme, socialisme et démocratie
(1942), et le socialisme la seule solution viable.

Les politiques économiques


Dans l’entre-deux-guerres, la plupart des pays passent, avec plus ou
moins d’avance, de politiques déflationnistes qui aggravent les
difficultés, à des politiques de relance de type keynésien. Le schéma ci-
après résume les dates et les hommes caractéristiques de cette évolution.

Une loi de 1928 avait stabilisé le franc avec une convertibilité en or,
c’est le franc Poincaré, qui sous-évalue la monnaie nationale et permet le
développement des exportations, alors même que la livre est surévaluée
par le rétablissement de la parité d’avant-guerre en 1925. En 1932, la
Banque de France détient plus du quart des réserves officielles d’or du
monde, suite à la réussite de la politique du franc fort. Formé en 1933
après l’échec de la conférence de Londres, le Bloc-or réunit les mêmes
pays que l’Union monétaire latine de la fin du XIXe siècle : France,
Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Italie et Suisse. Il s’agit de maintenir
les parités-or des monnaies concernées, ce qui implique des politiques de
déflation pour éviter que les pays comme la Grande-Bretagne qui ont
dévalué prennent les marchés. Laval mène une politique de déflation
pour maintenir la parité du franc et l’équilibre extérieur (les prix baissent
dans le monde, il faut baisser encore plus les prix et les salaires en France
pour que les exportations restent compétitives). La déflation Laval est
évidemment très impopulaire et facilite l’arrivée de la gauche au pouvoir
en 1936. La fin du Bloc-or sera entérinée par la dévaluation du franc en
septembre 1936. Le Front populaire, les 40 heures et les congés payés
représentent une grande avancée sociale, mais un échec économique et
politique.
La Grande-Bretagne connaît un marasme prolongé dans les années
1920, lié à la surévaluation de la livre, mais se tire mieux d’affaire
pendant les années de crise grâce à la dévaluation de 1931, alors qu’en
France la situation est inverse, croissance et crise plus tardive (1932)
suivie d’une stagnation durable jusqu’à la guerre, malgré la relance et la
dévaluation de 1936. La zone sterling s’étend à l’empire britannique, du
Canada à l’Australie, mais englobe également les pays scandinaves, ceux
du Moyen-Orient liés à la Grande-Bretagne comme l’Égypte, la Perse,
l’Irak, et des pays d’Amérique latine comme l’Argentine.
En Allemagne, Brüning met en place une politique sévère de déflation
pour tenter de retrouver un équilibre extérieur. Les importations sont
limitées par un système de licence et un contrôle des changes. Il s’ensuit
une chute de l’activité (le Revenu national baisse de 40 % entre 1928 et
1932) et une hausse du chômage qui passe de 355 000 personnes pendant
l’été 1928 à 2 millions en 1929, et finalement 6 millions au début de
1933 soit un tiers des salariés. Le succès des nazis aux élections de 1929
inquiète et accélère les sorties de capitaux, qui à leur tour accentuent la
dépression et le chômage dans un cercle vicieux qui renforce toujours
Hitler. Le souvenir de l’inflation de 1923 explique en partie la mise en
place de la politique d’austérité, malgré la crise et la baisse générale des
prix. Mais les autres pays européens, sauf la Grande-Bretagne,
s’engagent également dans des politiques déflationnistes. Ces politiques
répondent à une logique claire: il s’agit de favoriser les exportations et
freiner la consommation et les importations. Mais, pratiquée par tous,
elles ont des effets catastrophiques de contraction générale de l’activité
économique et des échanges.
La Suède met en place son modèle social-démocrate à cette époque.
En 1932, les socialistes alliés au puissant syndicat LO remportent les
élections dans un pays en crise. Le principe du respect total de
l’entreprise privée et de l’économie de marché est contrebalancé par une
politique de redistribution fiscale massive, de services sociaux, une
législation sociale avancée et enfin des procédures souples de
concertation patronat/syndicats. Le modèle suédois est né, basé sur
l’égalité sociale et des services publics gratuits, sur une politique
économique keynésienne de relance par la demande, le déficit budgétaire
et les dépenses publiques. Le capitalisme industriel suédois date de la fin
du siècle précédent, il se développe avec la deuxième révolution
industrielle et des firmes dynamiques comme Volvo, Ericsson, SKF,
Saab, etc. Depuis ses bases nationales, un marché intérieur limité mais
caractérisé par des niveaux de vie élevés, il se lance dans la conquête des
marchés mondiaux. Après la crise de 1930-1933, la croissance reprend
durant la fin des années 1930 et surtout pendant la guerre car le pays
profite de sa neutralité pour vendre des deux côtés, le chômage est
éliminé, les niveaux de vie deviennent les plus élevés du continent, les
poches de misère rurale, à l’origine de la grande émigration d’avant
1914, et l’arriération de campagnes reculées dans un pays vaste et peu
peuplé, tout cela disparaît sous l’effet de l’expansion générale.

Les conséquences de la crise

La crise a entraîné la mise en place de nouvelles politiques


économiques visant à transformer les mécanismes de la concurrence pour
donner des résultats socialement acceptables. L'idée que certains
marchés, laissés à eux-mêmes, fonctionnent mal, tend à remplacer aux
États-Unis celle du laissez-faire valable en toutes circonstances. Le
gouvernement doit intervenir pour fixer des règles assurant la sécurité et
la protection sociale. L'État apparaît ainsi, non plus comme le veilleur de
nuit des libéraux, mais comme « le moyen pour une société démocratique
de résoudre les tensions entre la sphère économique et les valeurs non
économiques. » (Heilbroner).
D’autre part, au niveau macroéconomique, l’État doit mener une
politique de régulation globale, une régulation appelée plus tard
keynésienne. Le capitalisme devient ainsi dirigé, les niveaux de la
production et de l’emploi étant contrôlés par le gouvernement et
soustraits aux aléas du marché. Les cycles sont ainsi atténués par des
politiques de relance en cas de récession et de freinage en cas
d’expansion inflationniste. En 1946 aux États-Unis, l’Employment Act
précise que « la responsabilité permanente de la politique économique de
l’État fédéral est de fournir une production, un pouvoir d’achat et un
emploi les plus élevés possibles ». La répartition des revenus, sous l’effet
des nouvelles politiques, s’améliora considérablement: les 5 % les plus
riches, qui touchaient 30 % du Revenu national en 1929, étaient
descendus à 24 % en 1941 et 21 % en 1946. Le mouvement se poursuivit
après-guerre jusqu’à la présidence Reagan. En même temps, les dépenses
publiques passaient de 8 % du PIB en 1929 à 14 % en 1939 et 20 % en
1959.
L'État-providence, le Welfare State, est lancé par le New Deal. À la fin
des années 1930, ce bouleversement peut être illustré par le fait que les
dépenses sociales représentent plus du quart des dépenses fédérales et 7
% du PNB. En même temps, l’ère rooseveltienne favorise la montée du
pouvoir syndical: le big labor, aidé par le big government, peut s’opposer
plus efficacement au big business. En 1940, la syndicalisation a progressé
partout: le pays compte environ 10 millions de syndiqués, contre moins
de 3 millions dix ans plus tôt et 4 millions en 1920. Le taux de
syndicalisation passe dans l’industrie de 8 % en 1929 à 24 % en 1933.
Finalement, le New Deal « a conduit une partie du patronat à accepter des
concessions qui allaient permettre l’intégration de la classe ouvrière dans
le système de la consommation » (Beaud).
La crise majeure de l’Europe dans les années 1914-1945 apparaît plus
comme une parenthèse, un recul momentané, dans un mouvement à long
terme de croissance et d’intégration. Elle est ainsi une indentation brutale
du trend sur le plan économique et politique. Dans le domaine
économique, la tendance à l’interdépendance croissante des nations est
brusquement arrêtée pendant ces décennies tragiques, le protectionnisme
exacerbé remplace la libéralisation des échanges, le commerce
international recule dans des proportions énormes, la mise en place d’un
système monétaire et de règles communes, grâce à l’étalon-or, disparaît
avec la constitution de blocs économiques plus ou moins autarciques. La
croissance lente du XIXe siècle enfin fait place à un effondrement de la
production lors de la crise de 1929. Au plan politique, l’évolution vers la
démocratisation des institutions et la garantie des droits de l’homme
s’interrompt brusquement entre 1918 et 1939 : on ne compte pas moins
de 18 pays soumis à des régimes totalitaires en Europe en 1938, la
plupart de type fasciste, du Portugal à la Bulgarie, de la Grèce à la
Lituanie, sans parler des poids lourds comme l’Allemagne, l’Espagne,
l’Italie et l'URSS.
Comment expliquer cette crise aux aspects multiples, crise du
capitalisme, crise de l’économie de marché, crise de l’Europe, crise de la
démocratie, et la répétition de deux guerres mondiales en moins d’un
quart de siècle ? Comment les progrès économiques, politiques et sociaux
du XIXe ont-ils pu déboucher sur une telle série de catastrophes ? Tout
bascule vers 1890 où le regain du protectionnisme et la rivalité
impérialiste exacerbée déclencheront la Première Guerre mondiale. À
partir de là, l’engrenage fatal est lancé qui aboutira à la révolution de
1917, au désastreux traité de Versailles et finalement au deuxième conflit
mondial.

La Deuxième Guerre mondiale

Autour de 40 millions de morts dus à la Deuxième Guerre mondiale,


contre 15 pour la première; 17 millions de soldats tués sur 92 millions
engagés dans le conflit, de l’Europe à l’Asie, de l’Afrique au Pacifique.
Comme en 1918, les pays vaincus ont moins de victimes que les alliés:
11 millions de militaires tués pour ceux-ci (dont 7 en URSS), contre 6
pour les pays de l’Axe (3,5 en Allemagne). La première guerre avait
compté 5 millions de morts chez les Occidentaux et les Russes, contre
2,5 dans les empires centraux. Les victimes civiles sont trois à quatre fois
plus nombreuses lors du second conflit (20-25 contre 6 à 7), à la fois à
cause des techniques de guerre moderne (bombardements de villes, de
Coventry à Dresde, d’Hiroshima et de Nagasaki) et de l’extermination
organisée dans les camps, contre les Juifs principalement (cinq à six
millions de morts, dont 600 000 enfants de moins de cinq ans…), les
tziganes (plusieurs centaines de milliers de victimes), mais aussi contre
les Slaves, considérés dans l’échelle insensée des nazis comme des
inférieurs intermédiaires dont l’élimination, bien que moins urgente, était
aussi programmée. Quatre pays européens seulement restent à l’écart du
conflit (la Suisse, la Suède, le Portugal et l’Espagne), tous les autres sont
engouffrés dans le maelström.
Contrairement à la croyance en l’efficacité germanique, l’économie de
guerre allemande se révéla finalement peu performante, pour les raisons
suivantes:
• l’encerclement géographique et donc la pénurie de matières
premières, minières, énergétiques et alimentaires;
• la pénurie de main-d’œuvre (le plein-emploi avait été réalisé dès
1936 et la guerre mobilisait les hommes) ;
• le système dictatorial qui empêchait les autorités de jauger et
d’utiliser à fond les réactions de la population;
• le fait que les responsables avaient « une culture générale et
économique franchement inadéquate » (Galbraith).
Le sort de la guerre a été décidé à la fin de 1941 lorsque l’Amérique
entre dans le conflit à la suite de Pearl Harbor, et son tournant peut être
situé en janvier 1943 quand la bataille de Stalingrad est perdue pour les
Allemands. Roosevelt a été élu en 1932, en 1936, en 1940 et en 1944, et
les États-Unis sont entrés en guerre en décembre 1941. Le président a
toujours agi en faveur de l’engagement américain aux côtés des alliés et
contre l’isolationnisme. En 1939 il fait amender les lois de neutralité,
imposées par le Congrès en 1935 et établissant un embargo sur les envois
d’armes, pour permettre la livraison de matériel de guerre à la France et à
l’Angleterre (clause Cash and Carry). En mars 1941, il fait voter au
Congrès la loi prêt-bail (Lend-Lease), contre les républicains, qui
permettait la fourniture massive à la Grande-Bretagne de munitions de
guerre et de matériel militaire de toute sorte, sans paiement immédiat.
À la fin de la guerre du Pacifique, avant même l’emploi de la bombe
atomique, les bombardements américains sur le Japon, de même que sur
Dresde et Hambourg, avaient causé des centaines de milliers de morts
dans une soixantaine de villes. Les bombes incendiaires, dans un
environnement de maisons en bois et de murs en papier, ont provoqué
des dégâts effroyables et un effondrement du moral de la population.
Cependant, sans les bombes atomiques, la guerre aurait dû passer par un
débarquement sur l’archipel, dont les pertes, uniquement du côté
américain, étaient estimées à 100 000 morts pour conquérir la seule île de
Kyushu (la plus petite au sud), 400 000 pour occuper Tokyo, plus un
nombre incalculable de victimes pour une pacification aléatoire de tout le
pays, qui aurait traîné et permis au Japon de négocier la paix à des
conditions plus favorables pour les nationalistes. Les bombes atomiques
ont imposé au gouvernement japonais d’accepter une paix immédiate aux
conditions américaines, leur dernière ligne de défense (la guérilla
terrestre) ayant disparu avec le fait que les Américains n’avaient plus
besoin de débarquer pour remporter la victoire.
Après la guerre, l’Europe, détruite et divisée, perd définitivement sa
suprématie dans le monde, les États-Unis, l'URSS et bientôt la Chine
apparaissent comme les nouvelles superpuissances économiques et
politiques. Le partage du continent entre deux systèmes économiques
concurrents, le socialisme planifié et le capitalisme de marché, durera
presque un demi-siècle.
1 Cette interdiction ne sera levée qu’en 1999, la loi étant devenue caduque avec le
développement des techniques électroniques et son abolition permet l’émergence de géants
financiers, des megabanks où tous les métiers de l’argent sont rassemblés (Citigroup, American
Express, Chase, BankAmerica, Wells Fargo, Goldman Sachs, Merril Lynch, etc.). Avec la crise de
2008, il est à nouveau question de séparer les activités des banques.
Chapitre 7

L'évolution des systèmes économiques depuis la


guerre

Systèmes économiques

Tradition, autorité, marché

Selon Robert Heilbroner les hommes ont trouvé au cours de leur


histoire trois grands moyens successifs pour s’assurer que leurs besoins
seraient en gros satisfaits et que l’espèce ne risquerait pas de disparaître :
la tradition, l’autorité et le marché.
Dans le système de la tradition, la société repose sur des coutumes
bien établies et interdit notamment à tout individu de faire autre chose
que le métier de ses parents. Adam Smith décrit ainsi l’Égypte ancienne
où on considérait comme un sacrilège épouvantable le fait de vouloir
changer d’activité par rapport à son milieu. Le système des castes en Inde
ou en Afrique relève de cette catégorie. La rationalité du système est
claire: la société s’assure ainsi, en perpétuant les traditions, que tous les
biens nécessaires seront délivrés chaque année, qu’il y aura toujours
assez de blé, de vêtements, de maisons, de biens ou services x ou y. On
limite les risques en empêchant les gens d’abandonner une activité qui est
nécessaire à la collectivité. Il n’y a pas de coût administratif élevé parce
que les traditions sont respectées par habitude : la religion appuie le
système, les gens ne peuvent même pas concevoir autre chose. Peu de
contrôles sont nécessaires. Mais si cette organisation assure la sécurité,
elle est peu favorable à l’innovation. Pour employer une image de Mokyr,
qui va songer à inventer la bicyclette, quand il est obligé de se lever toute
sa vie à 4h du matin pour faire du pain? La société est solide, elle dure,
mais elle est figée.
Dans le système de l’autorité, la société s’assure que tous les biens
nécessaires à la survie seront fournis en répartissant les activités de façon
autoritaire, centralisée, planifiée. Ces orientations strictes seront données
par l’empereur, le tyran ou le plan central, pour les travaux d’irrigation, la
construction des temples, de routes, les investissements, la production
des biens, les quantités à produire, etc. La grande muraille de Chine, les
terrasses cultivées des Incas, les bâtiments romains, les manufactures de
Colbert, les industries lourdes soviétiques, ont été construits sous le
système de l’autorité. Une telle organisation fonctionne : elle fixe les
productions dans le présent et l’avenir en fonction des besoins essentiels
de la population. Elle peut même être favorable à l’innovation puisque
l’État lance de grands programmes, comme par exemple la recherche
spatiale en URSS ou la construction de centrales nucléaires. Ce système
est en contrepartie peu favorable à l’initiative et aux libertés
individuelles, l’État est amené à s’occuper de tout, non seulement
d’économie, mais aussi de politique, de mœurs, de techniques, etc. Il y a
peu de chances de voir se développer les droits démocratiques ou les
innovations décentralisées: l’homme à la base, même s’il est un inventeur
de génie, aura peu de possibilités de se faire entendre. La société est en
outre de plus en plus difficile à gérer depuis le haut lorsqu’elle devient
plus complexe. Ainsi en URSS, dans une société devenue industrielle et
non plus rurale, le plan a été incapable de remplacer les millions de
décisions constantes d’un système décentralisé. Il faut insister ici sur le
fait que ce système est ancien, et donc que le socialisme soviétique,
contrairement à l’idée répandue qu’il s’agissait d’un système
révolutionnaire, était en fait une version moderne d’un mode
d’organisation millénaire, l’économie de commande.
Le dernier système est le marché. L'idée du marché généralisé comme
mode d’organisation de la société est apparue au XVIIIe siècle avec les
philosophes des Lumières, notamment les physiocrates. Ce siècle a
inventé les deux principaux concepts qui caractérisent nos sociétés
modernes: la démocratie et l’économie de marché. Les deux suscitaient
d’ailleurs à l’époque des oppositions farouches. Comment, disaient les
défenseurs de l’autorité, comment un tel système pourrait-il fonctionner
puisqu’il laisse les individus choisir eux-mêmes leurs activités? Qui nous
garantira que toutes les productions nécessaires seront réalisées ? Les
besoins ne seront plus satisfaits, car si personne ne veut faire telle ou telle
activité, les pénuries se développeront, en même temps que les excédents
là où tout le monde voudra aller. On risque de manquer de nourriture par
exemple s’il n’y a pas assez de paysans pour cultiver la terre, et toute
l’espèce sera en danger si on généralise un tel mode d’organisation. La
réponse des libéraux était que le marché allait réguler tout seul la
production en fonction des besoins: des mécanismes automatiques
établiraient les équilibres, il n’y aurait ni excédents ni pénuries. Tout cela
nous est évidemment familier maintenant, mais était à l’époque
incompréhensible pour la plupart des gens. L'introduction du marché
généralisé a été une véritable révolution dont on n’est même pas
conscient aujourd’hui. Ce qui explique évidemment son fonctionnement
est le mécanisme des prix libres qui assurent les équilibres (une pénurie
se traduit en hausse des prix, cette hausse attire les producteurs du fait de
profits à réaliser, l’offre augmente et la pénurie est résorbée, et
inversement en cas de surproduction). Les millions de choix décentralisés
permettent des ajustements permanents, de façon beaucoup plus efficace
que la tradition ou l’autorité, et à un coût administratif plus faible. En
plus, à la différence des deux autres, le système favorise l’innovation et
aussi la mise en place d’institutions politiques non contraignantes. La
différence entre le socialisme réel et le capitalisme de marché est que ce
dernier cherche toujours à « casser les pénuries qui entravent la course à
la croissance » (D. Cohen), alors que le premier s’en accommode, il ne
comporte aucun mécanisme intrinsèque qui permette de les éliminer.

Régulation, appropriation, accumulation

On peut retenir d’autres critères pour classer les sociétés et leur


organisation. Un premier classement retient le mode de régulation des
activités économiques (marché ou plan), le mode d’appropriation des
moyens de production (privée ou publique) et le régime politique en
vigueur (démocratie ou dictature). On obtient alors huit systèmes
politico-économiques possibles qui apparaissent dans le schéma ci-
dessous.
Divers systèmes politico-économiques

L'intersection plan et démocratie apparaît en grisé, l’intersection


appropriation collective et démocratie apparaît en italique. Ce sont des
ensembles vides, on ne trouve pas d’exemple de leur combinaison. La
raison en est simple: la direction planifiée s’accommode mal de la
démocratie, puisque l’État est amené à tout contrôler, et de même,
l’appropriation collective des biens de production laisse peu de
possibilité à un fonctionnement démocratique. Le régime plan +
collectivisation est donc le moins favorable à un régime démocratique.
Celui-ci exige un minimum de séparation des pouvoirs économiques et
politiques pour apparaître.
Un deuxième classement strictement économique remplace le régime
politique par le mode d’accumulation du capital (simple, sans
accumulation du capital comme dans les sociétés préindustrielles; élargi,
c’est-à-dire avec accumulation du capital comme dans les sociétés
industrielles). Il fait apparaître également huit systèmes possibles:
Systèmes économiques

Ce classement intègre l’histoire puisque la différence entre le mode


d’accumulation élargi ou simple correspond à la fracture de la révolution
industrielle. Si on élimine des deux schémas précédents la variable
politique (dans le premier) et les périodes non contemporaines (dans le
second) on trouve une base commune qui apparaît ci-dessous. Il donne
quatre systèmes qui peuvent être illustrés, dans l’ordre des aiguilles d’une
montre, par les exemples des pays occidentaux, de l’Allemagne nazie, de
la Chine après 1979, de l'URSS et des démocraties populaires avant
1989 :

Les économies capitalistes de marché


Les théories marxistes perdent définitivement la partie en Occident
lorsqu’en 1959 au Congrès du SPD allemand deux points essentiels de la
doctrine sont abandonnés: la lutte des classes et la collectivisation des
moyens de production. Bien que cette évolution réformiste ait commencé
avec Eduard Bernstein dès la fin du XIXe siècle, ce n’est qu’avec Willy
Brandt et Helmut Schmidt à cette époque que l’adoption d’un socialisme
libéral sera entérinée: « La propriété privée des moyens de production
mérite la protection et le soutien, dans la mesure où elle n’entrave pas
l’institution d’un ordre social juste. » (Congrès de Bad-Godesberg). À
l’autre bord, le parti conservateur au pouvoir, la CDU-CSU de Konrad
Adenauer, renoue avec la volonté sociale de Bismarck en lançant en 1951
la cogestion et en renforçant les systèmes de protection des travailleurs.
L'économie sociale de marché en Allemagne selon Karl Schiller : «
autant de concurrence que possible, autant de planification que nécessaire
». Mais si la plupart des pays en Europe se rattachent peu ou prou à cette
vision d’un capitalisme mâtiné d’État-providence, et aussi
d'interventionnisme keynésien, le capitalisme de marché se conjugue sur
des modes assez différents au Japon et en Amérique.

L'intégration économique européenne du plan Marshall à l’Euro

Au départ, le Benelux, union douanière puis économique et monétaire


entre la Belgique, la Hollande et le Luxembourg : elle est envisagée par
les gouvernements en exil à Londres en octobre 1943 et créée le premier
janvier 1948, ressuscitant, sur la base d’une coopération, le royaume
étendu de Hollande de 1815-1830. En décembre 1945, les États-Unis
accordent un prêt de cinq milliards de dollars à la Grande-Bretagne, puis
trois milliards d’aide sont fournis à l’Europe entre 1945 et 1947. Le plan
Marshall de 1947 ou European Recovery Program représente 13,2
milliards, dont 12 de dons, destinés aux ex-belligérants, y compris
l’Allemagne et l’Italie. Après le discours de juin 1947 qui exprime une
philosophie opposée à celle du traité de Versailles, le Congrès adopte le
plan à Washington avec le Foreign Assistance Act, en mars 1948.
L'OECE (Organisation Européenne de Coopération Économique) est
créée en 1948 pour coordonner l’aide américaine (elle est devenue
OCDE en 1961 – Organisation de Coopération et de Développement
Économique – avec son élargissement hors d’Europe). Les capitaux
doivent être utilisés en achats aux États-Unis, de toute façon le seul pays
en mesure de fournir les importations nécessaires à la reconstruction. Ils
s’élèvent à quatre milliards de dollars par an entre 1947 et 1950, soit 2 %
du PNB des États-Unis et 4 % de celui de l’Europe.
Les Américains ont une position politique dominante en 1945 et ils
peuvent imposer leurs vues, en l’occurrence ouvertes et généreuses. Ce
n’était pas le cas en 1918, la France apparaissait alors comme le grand
vainqueur de la guerre et les États-Unis une force d’appoint. Aussi peu
glorieux que ce soit pour l’orgueil national, la vision étriquée des
politiciens français d’alors, et en particulier de Clemenceau, s’oppose à
celle plus clairvoyante de Wilson en 1918, puis de Marshall et Truman en
1945. L'acharnement aveugle des Français à rechercher des réparations
illusoires de l’Allemagne, non seulement dénote un esprit étroitement
revanchard, mais aussi une absence de compréhension des mécanismes
économiques. Cette attitude est en grande partie responsable de la
Seconde Guerre mondiale et de ses atrocités. Celle-ci se traduit par
l’aplatissement de la France en 1940 qui perd ainsi définitivement son
image de grande puissance, la victoire de 1918 ayant temporairement
effacé la défaite de 1870.
Le plan Marshall peut être considéré comme un épisode dans le cadre
général du rapprochement des économies occidentales, en termes de
croissance des revenus et de la productivité. Il a été un catalyseur de cette
convergence des productions industrielles et des revenus par tête après
1945, en permettant aux Européens d’imiter les innovations
technologiques américaines et leurs méthodes de gestion des entreprises,
en adoptant les techniques de marketing et de consommation, en
modifiant la stratégie des syndicats vers des négociations collectives
semblables aux méthodes d’outre-Atlantique, en renforçant une société
méritocratique, et surtout en initiant le processus d’intégration
économique.
L'acte fondateur de l’Europe est en 1950 la création d’une autorité
commune supervisant les productions française et allemande de charbon
et d’acier, la CECA, ouverte aux autres pays. Elle est le fait de Robert
Schuman, ministre français des Affaires étrangères, et de Jean Monnet,
Commissaire au plan à la même époque. La gestion commune des
productions de charbon et d’acier des deux pays est confiée à une Haute
autorité (origine de la Commission européenne), à une Assemblée
parlementaire, à un Conseil (représentants des gouvernements) et à une
Cour de Justice. Ce sont les institutions qui constituent encore le cœur de
la communauté européenne. Il s’agit de lier de façon institutionnelle la
France et l’Allemagne pour éviter tout risque de guerre future, mais il y a
aussi une vision beaucoup plus ambitieuse puisque les pères fondateurs
souhaitent la supranationalité et parlent des États-Unis d’Europe. La
déclaration Schuman, au moment du lancement de la CECA est restée
célèbre: « L'Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction
d’ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une
solidarité de fait. (…) La mise en commun des productions assurera
immédiatement l’établissement de bases communes de développement
économique, première étape de la fédération européenne, et changera le
destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de
guerre dont elles ont été les plus constantes victimes. »
Après 1945, l’Allemagne était à la recherche d’une reconnaissance et
d’une légitimité, qui lui furent apportées par la France, à travers le
Marché commun. Celle-ci trouva dans l’opération l’occasion d’exercer
un leadership et une place qui lui étaient refusés par les pays anglo-
saxons. Les deux nations voyaient en outre dans la Communauté le
moyen d’éviter toute guerre dans l’avenir. L'Allemagne a été l’épicentre
des disputes internationales au XXe siècle, à l’origine de deux guerres
mondiales, et elle est restée l’enjeu principal de la guerre froide, même
divisée et diminuée. La chute du mur en 1989 met fin à ce long conflit
commencé en 1914, et dont la Deuxième Guerre mondiale est le sommet.
La guerre froide a failli devenir chaude en deux occasions: la fameuse
crise des missiles à Cuba en 1963, et surtout en 1948 lorsque les
Soviétiques fermèrent les routes et les voies ferrées entre Berlin et
l’Allemagne de l’Ouest. Un pont aérien permit d’éviter la guerre et
sauver la situation pour le bloc occidental. Un des grands succès de
l’après-guerre, outre l’Europe, est la transformation de l’Allemagne en un
État stable et démocratique, pacifique, et réunifié sans violence en 1990.
Les Anglais resteront vingt ans à l’extérieur du Marché commun.
Comme le disait un de leurs diplomates lors d’une conférence élaborant
la CEE, en 1955, « ce futur traité dont vous discutez n’a aucune chance
de faire l’objet d’un accord ; si c’était cependant le cas, il n’a aucune
chance d’être ratifié; et s’il était ratifié, il n’aurait aucune chance d’être
appliqué; enfin même s’il était appliqué, il serait inacceptable pour la
Grande-Bretagne ».
En 1957, au lieu d’avoir des échanges intenses avec leurs voisins
comme la logique, la géographie et l’économie pourraient le laisser
croire, la plupart des pays européens avaient un commerce plus
développé avec des contrées éloignées : ainsi, la France avait l’Algérie
comme troisième partenaire commercial, l’Allemagne avait les États-
Unis comme premier partenaire, etc. Deux guerres et un demi-siècle de
nationalisme économique avaient distordu les liens naturels de l’échange.
Le Marché commun constitue une tentative réussie pour les retrouver.
La construction européenne peut au début du XXIe siècle s’assimiler au
continent européen, puisque la plupart des pays qui n’en font pas encore
partie sont candidats à l’entrée. Au début, grâce à Jean Monnet, c’est une
création française, où la France est le leader naturel du Marché commun.
Depuis 1989 et la réunification de l’Allemagne, le poids de celle-ci
entraîne un basculement du leadership de l’Union européenne à son
profit. Les conséquences en sont importantes car l’Allemagne a une
tradition plus décentralisatrice que la France, elle est moins favorable au
protectionnisme, ayant construit sa richesse sur l’exportation, elle compte
la rigueur monétaire pour essentielle, et enfin elle est moins disposée à
étendre les politiques communes de dépenses car elle en est le principal
financier. Tous ces éléments expliquent l’évolution plus ouverte, plus
fédérale et moins interventionniste de l'UE que ses créateurs
envisageaient. Parmi les orientations récentes on peut retenir les
suivantes:
• Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985
à 1994 a lancé le marché unique en 1992 qui permet d’achever
les quatre libertés de circulation (produits, services, hommes,
capitaux); seule celle des produits avait été réalisée avec l’union
douanière (libre-échange + tarif extérieur commun) en 1968,
onze ans après la création de la CEE.
• L'introduction de l’euro à la place des monnaies nationales; l’euro
est entré dans les faits, les échanges financiers, la pratique des
entreprises depuis janvier 1999. Il est utilisé comme monnaie par
les particuliers à partir du premier janvier 2002. La longueur du
délai peut être attribuée à la surprise même des responsables du
projet devant sa réussite, leur incrédulité de voir qu’une telle
révolution allait avoir lieu. C'est après tout la première fois dans
l’histoire qu’un groupe de pays indépendants abandonne les
monnaies nationales pour une monnaie commune. Ses
promoteurs estimaient que l’adoption de l’euro favoriserait une
plus grande intégration politique, car la base de l’union politique
est l’intérêt national, et le partage d’une monnaie et d’un marché
uniques correspond à un intérêt économique collectif essentiel.
Cependant, l’élargissement empêche pour le moment toute
intégration accrue.
• La Politique agricole commune entraîne des dépenses annuelles
pour la communauté d’environ 40 milliards d’euros d’aide à
l’agriculture; elles sont financées par les consommateurs à
travers des prix élevés et par les contribuables contribuant au
budget européen. Dès qu’une réduction des subventions et une
baisse des prix sont suggérées, des groupes de paysans, devenus
dépendants des aides, contestent. En même temps, la défense
européenne est quasiment inexistante et en retard technique sur
les États-Unis. Une réforme envisagée serait de transférer partie
des 40 milliards pour mettre en place une véritable armée
commune et développer la recherche dans ce domaine. La
réforme de la PAC, par la réduction des prix contrôlés, a
cependant réussi à limiter les excédents par rapport aux fleuves
de lait ou de vin et aux montagnes de beurre ou de viande des
années 1970, « les stocks agricoles de l’Europe, si on les
accumulait dans le Colisée de Rome, formeraient un cylindre de
treize km de hauteur » (Fottorino).
• L'élargissement aux pays de l’Est caractérise aussi la période,
l’Union compte 27 membres en 2010. La première vague de
candidats a comporté la Hongrie, la Pologne, la République
tchèque, la Slovénie, l’Estonie et Chypre (les six de
Luxembourg). En décembre 1999, au sommet européen
d’Helsinki, six autres pays se sont ajoutés à cette liste, formant
une seconde vague : Slovaquie, Lettonie, Lituanie, Roumanie,
Bulgarie et Malte (les six d’Helsinki). La Turquie est toujours un
postulant, à côté de la Croatie, la Serbie, l’Albanie ou l’Islande.
Le sommet de Nice en 2000 a ouvert la porte à l’élargissement
en réformant les institutions (nombre de voix, nombre de députés
des nouveaux membres, etc.). Le traité de Lisbonne a finalement
été adopté en 2009 à la place de la Constitution européenne,
rejetée par des référendums en France et aux Pays-Bas (2005).
Les pays candidats devaient faire la preuve qu’ils pratiquent « la
liberté, la démocratie, le respect des droits de l’homme, les libertés
fondamentales, le respect du droit et le règne de la loi (the rule of law) ».
La Commission vérifie que les lois appliquées dans ces pays sont en
accord avec l’acquis communautaire, c’est-à-dire, les lois et les
règlements élaborés depuis 1957 ans par la Communauté. Les pays de
l’Est doivent donc s’efforcer d’adapter leur système juridique et leurs
propres lois, mais cette tâche s’apparente, selon certains critiques, à un
véritable travail de Sisyphe, car le droit communautaire s’accroît plus
vite que la capacité du droit de ces pays à s’adapter et à intégrer le
fameux acquis. D’autres répondent que cela n’est pas un problème: en
effet, beaucoup des pays de l’Est ont toutes leurs lois à refaire, ils
partaient de quasiment rien en matière de droits de l’homme, et donc ils
ont trouvé dans le droit européen une base toute faite pour élaborer leurs
lois, une base qui leur a servi de passeport pour l’Union.
L'Europe est bien sûr davantage qu’un simple projet économique, c’est
un espace communautaire qui vise à instaurer à l’intérieur la paix, la
garantie des droits de l’homme et la lutte contre les injustices sociales.
Plus encore, l’Europe tend à faire en sorte que ces trois objectifs
s’imposent également à l’extérieur. Mais au lieu d’un gouvernement
mondial, qui risquerait d’être despotique, elle s’oriente vers une
fédération ou une confédération de pays, liés entre eux par des traités, et
déléguant certains pouvoirs à un organe supranational. L'expérience de
l’Union européenne peut à cet égard servir de modèle pour établir une
politique intérieure de la planète, dans le respect des différences de tous.

L'essor du Japon

La réussite extraordinaire du Japon depuis la guerre ne tient pas tant à


l’économie, l’aspect le plus évident et le plus connu (malgré la stagnation
et les difficultés structurelles des années 1990), mais à l’incroyable
transformation d’un régime militariste, autoritaire et brutal, en une
démocratie bien établie et pacifiste. Comment l’une des machines de
guerre les plus violentes qui ait jamais écrasé l’Asie avec une cruauté et
une rapacité indescriptibles s’est transformée d’un seul coup en un des
plus solides bastions de la démocratie?
Dans un livre devenu classique (Empire and Aftermath), John Dower
explique comment l’ampleur de la défaite et sa soudaineté ont entraîné au
Japon en 1945 un véritable déferlement antimilitariste. Après des années
de propagande sur la guerre et jusqu’à la dernière minute, malgré les
mauvaises nouvelles qui filtraient inévitablement, les Japonais se
trouvent brutalement confrontés à une reddition sans condition et une
défaite totale. La frustration longtemps contenue se transforme en une
colère populaire, un mépris absolu à l’égard des militaires, qui éclatent
comme un barrage surchargé. L'occupation américaine dure sept ans, plus
que la guerre, et se traduit par l’adoption complète d’une nouvelle
idéologie, économique et politique: la démocratie et le matérialisme. La
réussite des occupants est telle que les cicatrices de la guerre et de la
défaite semblent à jamais effacées. Un indice étonnant en est par exemple
le fait que les Japonais font du base-ball leur sport national, alors qu’il
n’a jamais pu s’implanter en Europe occidentale, culturellement plus
proche des États-Unis. La démocratie apparaît comme le seul moyen
d’accéder à la richesse, car les Japonais sont avant tout frappés par les
moyens extraordinaires et l’opulence évidente du vainqueur. La liberté de
penser, de faire ce qu’on veut, liée à la démocratie, s’accompagne de la
liberté du choix, liée au progrès économique. Deux faits majeurs
expliquent selon Dower ce retournement à 180°, du nationalisme le plus
fanatique à la démocratie de marché: les bombes atomiques sur
Hiroshima et Nagasaki en 1945, symbolisant la défaite totale et
irrémédiable, et la décision du général McArthur de ne pas inculper
l’empereur Hirohito de crimes de guerres et de ne pas même permettre
son abdication, autorisant un oubli collectif immédiat du passé pour tous
les Japonais.
Le système économique japonais est une variété de capitalisme de
marché, puisque les entreprises sont privées et que les prix sont libres,
mais il diffère des types de capitalisme plus connus par l’organisation des
grandes entreprises, notamment en ce qui concerne l’emploi,
l’importance des liens entre firmes, et le rôle directeur de l’État. On a
parlé de Japan Incorporated pour désigner ce système protégé et fermé
aux capitaux étrangers, dans lequel l’État, les grands groupes industriels
et les maisons de commerce dominent un capitalisme organisé. Après la
guerre, l'industrialisation reprend en refusant la spécialisation
internationale, sur les directives du ministère de l’industrie et du
commerce extérieur : « Il fut décidé d’établir des industries qui requièrent
de façon intensive capital et technologie, des industries qui, en fonction
des avantages comparatifs, auraient dû être les moins adaptées au pays,
comme la sidérurgie, les raffineries, la pétrochimie, l’automobile, la
mécanique industrielle ainsi que l’électronique et l’informatique. D’un
point de vue statique, l’encouragement à de telles industries semble
entrer en conflit avec la rationalité économique. Mais à long terme, ce
sont justement les industries où l’élasticité-revenu est élevée, le progrès
technique rapide et où la productivité augmente vite. Il était évident que
sans elles, avec seulement des industries légères, il serait difficile
d’employer 100 millions de personnes et d’élever leur niveau de vie. À
tort ou à raison, le Japon devait avoir ces industries chimiques et ces
industries lourdes. » (MITI).
Après quatre décennies de forte croissance et de domination des
marchés mondiaux sur nombre de créneaux porteurs, le Japon entre en
crise à partir du début des années 1990. La surpopulation du pays dans un
archipel à la superficie limitée explique la mise en place après-guerre de
mesures antinatalistes qui provoquent peu à peu le vieillissement de la
nation. Ce faible dynamisme démographique entraîne à son tour une
stagnation de la demande, qui serait à l’origine de la crise structurelle à la
fin du siècle. Cependant la croissance reprend en 2005, même si la Chine
prend la place du Japon en 2010 comme deuxième économie mondiale,
place que le pays occupait depuis 1968.

La domination des États-Unis

Avec environ 5 % de la population de la planète, les Américains


dominent l’économie mondiale pendant tout le XXe siècle. Maddison
rappelle qu’en 1913, l’économie américaine était déjà plus importante
que celles du Royaume-Uni et de l’Allemagne conjuguées; en 1950, elle
surpassait l’économie de l’Europe occidentale dans son ensemble. En
1938, le PNB américain représentait 31 % de l’ensemble des pays
développés et 41 % en 1950. Leurs exportations passaient de 19 à 25 %
du total exporté par ces mêmes pays. Cette domination de l’immédiat
après-guerre a bien sûr reculé avec la croissance rapide en Europe et au
Japon, puis la montée des pays en développement, mais encore en 2008,
la production américaine représentait 23 % du total mondial, contre 30 %
pour l'UE, 8 % pour le Japon et 7 % pour la Chine (France, 5 %). Le
dollar représentait la même année 64 % des réserves de change des
Banques centrales, l’euro 26 %, la livre sterling 4 et le yen 3 %.
Le leadership technologique s’affirme aussi dès la fin du XIXe siècle :
Bell met au point le téléphone en 1876, Thomas Edison l’éclairage
électrique en 1879, Orville et Wilbur Wright prennent l’air en 1903,
Henry Ford lance son modèle T en 1908, et après la Deuxième Guerre
mondiale le premier ordinateur polyvalent est opérationnel en 1946, le
premier transistor en 1947 et Neil Armstrong marche sur la Lune en
1969. Internet enfin date de 1972, avec Vinton Cerf de l’université de
Stanford à San Francisco (cf. p. 275).
On peut parler, pour résumer cette domination, d’un siècle américain
au XXe, comme d’un siècle britannique au XIXe. Elle proviendrait «
d’une nouvelle manière d’associer les affaires, la politique et la science »
caractérisée par la mise en réseau – notamment dans les fondations
privées – de savoirs différents, de spécialistes et d’intellectuels divers, «
où le sociologue n’hésite pas à côtoyer l’homme d’affaires ou à se mettre
au service de l’homme politique » (Zunz). Il n’y a pas comme en Europe
de division du travail stricte entre savants, politiques, intellectuels,
hommes d’affaires, et les frontières sont poreuses entre les professions.
L'Amérique invente aussi la société de consommation dans les années
1920, société qui trébuche pendant la crise de 1929, du fait des salaires
insuffisants (cf. ch. 6), mais qui s’établit sur des bases plus stables après
1945. Dans cette société, « les marches de la consommation doivent être
assez hautes pour faire rêver et assez basses pour être franchissables »
(ibid.).
La croissance économique annuelle du PNB réel a été de 3,5 % entre
1947 et 1973, tombant ensuite à 1,6 % (1973-1982), au-dessous de la
performance européenne ou japonaise. Mais depuis, la croissance est
devenue supérieure aux États-Unis (2,8 % par an entre 1982 et 1990, 4 %
de 1990 à 2000, 3 % de 2000 à 2007). Le défi posé par l'URSS en termes
économiques a été relevé avec succès dans les années 1950 et 1960, celui
de la compétitivité mondiale face à l’Europe et le Japon l’a été depuis les
années 1970. Les États-Unis, malgré toutes les prédictions, conservent
dans la première décennie du XXIe siècle un niveau de vie plus élevé que
les autres grands pays développés, surtout du fait de la stagnation du
Japon dans les années 1990 et du ralentissement en Europe.
Sous la présidence d’Alan Greenspan à la Réserve fédérale américaine,
l’indice Dow Jones est passé de 3000 en 1987 à 11000 en l’an 2000, le
plein-emploi a été réalisé (20 millions d’emplois ont été créés entre 1995
et 2000) dans une forte croissance et sans hausse des prix. La fin des
années 2000 cependant a vu la plus grave crise depuis celle de 29 avec
les subprimes en 2007-2009, une crise financière transformée en crise
économique mondiale. À l’origine, il s’agit d’une action sociale de l’État
fédéral sous l’administration Clinton pour inciter les banques à prêter aux
familles défavorisées des minorités noires et hispaniques, afin qu’elles
puissent acquérir leur logement. Les créances douteuses (actifs toxiques)
se sont multipliées infectant peu à peu le système bancaire et financier et
provoquant des déséquilibres majeurs, forçant les États à intervenir (fin
de l’administration Bush, début de la présidence d’Obama) pour éviter un
effondrement du système bancaire. Seule la banque Lehman Brothers
fera faillite en 2008. La crise financière se propage dans le monde, et elle
se propage aussi au secteur réel: le chômage s’élève à 10 % et le PIB
recule aux États-Unis de 2 % en 2009. Mais les pays émergents semblent
peu affectés par la crise, avec une croissance à peine ralentie, comme
dans le cas de la Chine.
La conséquence de la suprématie économique américaine au XXe
siècle est une forme d’hégémonie politique, renforcée après la disparition
du communisme en 1989, qui peut être décrite ainsi, comme le faisait
Bismarck dans un autre contexte: « Une relation inégale établie entre une
grande puissance et une ou plusieurs puissances plus petites, basée
néanmoins sur l’égalité formelle et juridique de tous les États concernés;
ce n’est pas un empire, l’hégémonie ne repose pas sur un État
administrant et des États administrés, mais sur les idées de direction et
d’orientation d’un côté, et de pays suiveurs de l’autre. » Pour d’autres, les
notions d’hégémonie, de superpuissance ou d’hyperpuissance sont mal
adaptées au cas des États-Unis du fait de la division des pouvoirs
internes, du fait de la démocratie maintenue depuis plus de deux siècles,
en dépit de l’épisode du maccarthysme. Il s’agirait plutôt d’une «
constellation immatérielle où pèsent d’un poids équivalent les individus,
la société civile, les chefs d’entreprise, les médias, les sitcoms, les
Oscars, Microsoft et l’anglais… Une combinaison qui rend inadéquats
les critères habituels de domination » (J.-M. Gaillard).

Les économies socialistes planifiées

L'URSS de 1945 à 1990

L'URSS atteint son apogée au cours des années 1950 et 1960. Le pays
sort vainqueur de la guerre, étend son empire et devient une
superpuissance. Il contrôle l’Europe de l’Est grâce à son armée et à
travers le CAEM (Conseil d’Aide Économique Mutuelle) ou COMECON
créé en 1949. Martin Malia dans La Tragédie soviétique découpe
l’histoire soviétique en périodes de « communisme de guerre » et de «
NEP », qui alternent selon les besoins du moment: renflouer l’économie
ou consolider le pouvoir, d’où les enchaînements suivants :
1 Communisme de guerre (1918-1920)/NEP (1920-1924).
2 Stalinisme (1924-1941)/relâchement de la répression pendant la
guerre (1941-1945).
3 Retour au stalinisme dur (1945-1953)/krouchtchévisme et début
du brejnévisme (1953-1973).
4 Fin de l’ère Brejnev, nouveau durcissement (1973-1982)/période
finale de relâchement (d’Andropov à Gorbatchev, 1982 à 1990).
Le mouvement de balancier, au bout d’un moment, ne suffit plus, car
les nouvelles NEP finissent par ne rien renflouer du tout, tandis que les
nouveaux durcissements sont de plus en plus incapables de renforcer le
pouvoir. Le changement dans la propriété des entreprises ne rendit pas les
travailleurs plus productifs, au contraire ils perdirent leur motivation sur
le long terme. En outre, la planification centralisée montra un faible
dynamisme. Même le plus brillant des bureaucrates n’avait aucune idée
du nouveau produit à fabriquer, ni combien il fallait en produire, ni
comment on pouvait le faire de façon plus efficace. Le marché est le seul
système qu’on ait trouvé jusqu’à présent pour conduire des expériences
arrivant à ces résultats et pour s’adapter aux préférences changeantes du
public. L'économie de commande ne faisait aucune expérience de ce type
et ignorait les préférences de la population. Comme le notait Rueff en
1934 : « Aucun esprit humain ne peut prétendre résoudre le système
d’équations à inconnues innombrables qui traduit les conditions
d’équilibre d’un marché, même si ces conditions étaient connues, ce qui
n’est pas. Or, toute erreur dans l’élaboration du plan crée un déséquilibre,
donc une crise. »
De même, Isaiah Berlin, dans son essai de 1958, « Deux conceptions
de la liberté », distinguait la liberté négative basée sur les choix des
individus, propre aux régimes libéraux, de la liberté positive
caractéristique des régimes socialistes. Cette dernière repose sur l’idée
que les gens doivent être aidés ou forcés à faire ce qui semble bon pour
eux. Le problème est que ceux qui font les choix, même animés des
meilleures intentions, n’ont pas la connaissance nécessaire, et ne peuvent
pas l’avoir même s’ils prétendent la détenir. Le libéralisme au contraire
favorise la liberté individuelle. Il opte en faveur du marché et du
capitalisme, c’est-à-dire un mécanisme d’expérimentation permanente
qui implique les actions et les décisions exprimées par des millions de
gens. Le résultat a plus de chance d’être favorable que celui qui
impliquerait un comité d’économistes, de bureaucrates, de politiciens ou
d’hommes d’affaires mettant au point un grand schéma. Cette option
libérale est plus humble que l’option dirigiste parce qu’elle reconnaît
l’étendue de notre ignorance.
En outre, l'URSS s’est engagée dans la production de masse reposant
sur les industries lourdes, en s’inspirant du modèle fordiste des années
1920, mais un fordisme d’État: « le malheur de l’Union soviétique est
que Lénine et Staline avaient découvert le monde à l’époque de Ford, et
les chefs soviétiques devaient désormais associer la modernité
industrielle à la grande production en série. Leur conviction qu’il fallait
faire toujours plus gros finit par laisser l'URSS encombrée d’une
infrastructure industrielle affreusement concentrée et inefficace: un
fordisme sous stéroïdes, à une époque où le modèle fordiste avait cessé
d’être pertinent » (Fukuyama).
L'idéologie qui a conduit à l’édification de régimes socialistes est celle
de l’égalité. Mais il s’agit de l’égalité dans les résultats, c’est-à-dire
l’égalité des revenus, des richesses et des conditions de vie. Les pays
démocratiques à économie de marché ont plutôt mis en avant, et se sont
fixés comme objectifs, l’égalité devant la loi et l’égalité des chances. La
recherche du premier type d’égalité a des aspects utopiques, elle est
beaucoup plus difficile à atteindre que les deux autres, et surtout elle
implique des coûts considérables en matière économique, morale et
politique. Tout d’abord, elle se traduit en perte de motivation et de goût
pour l’innovation pour la société dans son ensemble, car le fait que
l’enrichissement matériel pour un individu soit limité entraîne une perte
de dynamisme économique. Ensuite, la recherche de l’égalité des revenus
et des fortunes implique un sacrifice en termes de justice, car celle-ci
devra être nécessairement biaisée à l’encontre de ceux qui s’élèvent
matériellement au-dessus du lot (comme l’exemple des koulaks l’a
montré en Russie). Enfin, ce type d’égalité exige un sacrifice important
de la liberté: les libertés individuelles, économiques bien sûr mais aussi
politiques, doivent être sévèrement réduites pour atteindre l’objectif
d’égalité (là aussi le cas soviétique l’illustre parfaitement). La recherche
au contraire de l’égalité des chances et l’égalité devant la justice est
beaucoup moins coûteuse pour la société. Même si elles sont loin d’être
atteintes dans les pays occidentaux – comme le montrent l’inégalité de la
condition féminine, l’inégalité de l’éducation selon l’origine sociale ou
bien l’inégalité devant les peines infligées, notamment la peine de mort
aux États-Unis –, elles ont cependant largement progressé dans ces pays.
Au contraire le rêve socialiste de l’égalité absolue des hommes s’est
éloigné de plus en plus dans les pays de l’Est avec la multiplication des
privilèges et des passe-droits.
L'expérience socialiste dans ces pays se solde par un échec général,
visible dès les années 1970 : la suppression de l’entreprise privée, le plan
centralisé sclérosant, la pauvreté, la grisaille, les pénuries, l’hostilité à la
religion, la tyrannie d’une idéologie, le contrôle totalitaire du parti
unique, les bureaucrates et dirigeants privilégiés, la terreur meurtrière de
la période stalinienne et du Goulag1, la répression tatillonne de la période
brejnévienne, l’étouffement de la liberté de pensée, tout cela déconsidère
définitivement le communisme réel et explique que, malgré toutes les
difficultés actuelles de la transition, l’énorme majorité de la population
des pays de l’Est, enfermée pendant des décennies dans leur prison des
travailleurs, ne souhaite pas revenir en arrière et continue à regarder à
l’ouest. Ce regard les a portés avant tout à demander leur adhésion à
l’Union européenne, et pour certains à entrer dans l'OTAN ce qui aurait
semblé une idée délirante il y a un quart de siècle.
Dans les dernières années du régime, en voulant stimuler une
économie léthargique, les dirigeants soviétiques ont porté atteinte à ses
piliers politiques et idéologiques, mettant finalement à bas tout l’édifice,
y compris l’économie. L'échec des réformes de Gorbatchev (1983-1990)
pour changer le mécanisme des prix, l’organisation de la production
agricole, le secteur militaire, plus les effets déstabilisants des réformes
elles-mêmes, amenèrent l’effondrement. Gorbatchev en outre n’avait pas
d’idée claire de ce qu’il voulait faire, il était impatient des résultats
positifs de ses réformes, et comme ceux-ci n’arrivaient pas, il changeait
de politique en cours de route, compromettant ainsi toute possibilité
d’amélioration. Les réformes accordèrent plus d’autonomie aux
entreprises et plus de pouvoirs politiques aux régions, mais cela aboutit à
des difficultés croissantes et insurmontables de coordination. Le rôle du
Parti notamment était de coordonner les décisions, d’agir constamment
ici et là pour éviter les incohérences, les doubles emplois, les décisions
contradictoires et imposer les décisions du centre. L'autonomie accrue
entraîna un recul de ce rôle, un retrait du PCUS de ses tâches
économiques, un vide institutionnel qui créa le chaos. Les incohérences
se multiplièrent, faute d’un marché global pour réaliser la régulation, et
les réformes se trouvèrent finalement bloquées. Le leader russe avait une
confiance excessive, comme d’ailleurs la plupart des observateurs, dans
la solidité du système soviétique et n’imaginait pas une seconde qu’il
puisse s’écrouler rapidement.

La difficile transition à l’Est après 1990

Le mur de Berlin tombe dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989 et


l'URSS disparaît deux ans après, le 8 décembre 1991 : cette période
d’accélération de l’histoire marque la fin de l’utopie communiste, la fin
de la guerre froide, et même pour certains la fin du XXe siècle, commencé
le 1er août 1914. Elle marque aussi la deuxième réunification de
l’Allemagne après celle de 1871. Les facteurs à l’origine de cette «
nouvelle ère de l’histoire » sont bien connus : le rôle des dissidents
comme Soljenitsyne, Sakharov ou Boukovski, l’influence du pape
polonais et anticommuniste Jean-Paul II, le rôle de Lech Walesa et de
Solidarnosc créé en 1980 en Pologne, l’arrivée au pouvoir en URSS d’un
réformateur, décidé selon les uns ou passif selon les autres, en la
personne de Mikhaïl Gorbatchev. Les événements clés se succèdent
ensuite: l’acceptation du multipartisme en Hongrie et l’ouverture des
frontières avec l’Autriche (mai 1989), les premières élections libres et
l’installation d’un gouvernement non communiste en Pologne (juin
1989), les manifestations en Allemagne de l’Est et la destitution d’Erich
Honecker, l’écroulement comme château de cartes des démocraties
populaires, comme en témoigne un slogan apparu à Prague : « Pologne,
10 ans ; Hongrie, 10 mois; Allemagne, 10 semaines; Tchécoslovaquie, 10
jours ».
Vingt-sept pays ont émergé de la révolution de 1989, issus des huit
pays qui formaient le bloc de l’Est, une révolution dans l’ensemble
remarquablement pacifique. Dans son ampleur et son impact sur l’Europe
et le monde, elle rappelle les événements de la révolution française, deux
siècles plus tôt. Mais la transition s’est faite sans violence, à l’exception
de la Yougoslavie et du Caucase, et les pratiques démocratiques ont
partout gagné avec des élections régulières, une presse libre, le droit de
circuler partout, et une alternance politique sans trop de heurts. La
démocratie s’est ancrée rapidement dans la plupart des ex-pays
communistes.
Ce succès est dû en partie à l’intelligence des opposants polonais qui
ont montré à tous les dirigeants communistes que l’affrontement pouvait
être évité. Lorsque Solidarnosc remporte les premières élections libres en
juin 1989, « au lieu de pousser leur avantage, ses chefs tendent une
perche au pouvoir, non pas pour l’empêcher de se noyer, mais pour le
dissuader de réagir brutalement : ils acceptèrent une modification des
règles du scrutin, pour permettre à la liste du Parti d’être élue malgré
tout…Le choix fait alors par les dirigeants de Solidarité, Walesa en tête,
fut déterminant pour l’avenir du pays, et peut-être pour le reste de
l’Europe de l’Est. Il devait montrer au monde, et aux responsables
communistes, qu’une transition digne était possible » (Krauze).
La transition a cependant été difficile dans la première décennie
postcommuniste. La production a baissé de moitié en Russie, les
nouveaux entrepreneurs ont formé une oligarchie parfois liée aux mafias,
l’agriculture a mis longtemps à surmonter le demi-siècle de
collectivisation. Le désordre a été en partie l’effet, comme dans certains
pays pétroliers, du syndrome hollandais : la possession d’une rente
minière qui entraîne facilité et négligence vis-à-vis des autres activités
productives. En outre, contrairement aux Chinois, les Russes ont tenté de
réaliser simultanément les deux réformes, politique et économique. La
tentative de démocratie a entraîné une impuissance de l’État et de
l’administration, une montée des désordres et des circuits illégaux, bref
l’absence d’institutions fortes permettant le bon fonctionnement du
marché. Comme le disait Ronald Coase dans son adresse au jury du
Nobel, en 1991 : « Les événements récents en Europe de l’Est montrent
bien l’intérêt de la prise en compte des facteurs institutionnels en
économie; on conseille aux ex-pays communistes d’évoluer vers le
marché, et leurs dirigeants le souhaitent, mais sans les institutions
appropriées, aucune économie de marché ne peut avoir un sens. » Le
retour à un État fort, avec Poutine en 2000, semble être une réponse à
cette erreur initiale, mais la Russie a bien du mal à suivre le modèle
chinois d'industrialisation réussie et de croissance à deux chiffres, et
l’État fort n’est guère un État éclairé, mais plutôt un État arbitraire avec
des côtés extrêmement sombres.
On a affaire en Russie à une sorte de capitalisme sauvage, une jungle
où règne le plus fort, c’est-à-dire les groupes de pression, les pouvoirs
locaux clientélistes et les mafias. La recherche de l’enrichissement
individuel à tout prix accompagne une extension générale de la
corruption. La masse de la population reste à l’écart de cette course, elle
souffre de salaires faibles payés par des entreprises d’État en
décomposition, ou sans salaire, alors que les avantages sociaux de
l’ancien système ont disparu…Comment vit-on sans salaire? La réponse
est simple, par un retour à la nature: « Il n’y a rien. Moi, je suis un
aventurier de la taïga. D’accord, on ne reçoit pas de salaire, mais on
reçoit la nature, les poissons, la chasse, les lacs, les forêts, les
troupeaux… Tout le monde vit là-dessus. » (Tolia, un ex-travailleur de
Sovkhose, en Sibérie du sud).
Dans certains pays, la situation est bien meilleure : La Pologne, la
Slovaquie, la République tchèque, la Hongrie et la Slovénie avaient en
l’an 2000 une production supérieure à celle de 1990. Les hésitations entre
une thérapie de choc ou une évolution graduelle ont caractérisé les
années 1990, mais l’expérience a permis de trancher entre les deux
solutions: les réformes rapides ont donné de bien meilleurs résultats. La
Pologne et l’Estonie – où des hommes décidés comme Leszek
Balcerowicz et Mart Laar ont privatisé les industries d’État, réduit les
subventions, libéré les prix, autorisé des milliers de faillites d’usines – en
constituent les deux meilleurs exemples.
La croissance est restée faible dans la plupart des autres pays après
1990 (parfois négative dans certains comme l’Ukraine ou la Roumanie),
alors que l’inflation et les déficits extérieurs ont été généraux. La
Roumanie et la Bulgarie sont plus proches du tiers-monde, la Hongrie,
l’Estonie, la Slovénie, la Pologne et la République tchèque plus proches
des pays les moins riches de l’Union européenne. Les ouvriers ont vu
leurs emplois menacés, dans les mines, la métallurgie ou les chantiers
navals, là justement où la contestation du communisme était la plus forte.
Les écarts se sont creusés entre les bénéficiaires du nouveau capitalisme
comme les apparatchiks reconvertis ou les patrons d’anciennes
entreprises d’État ayant profité des privatisations de façon occulte, et les
laissés pour compte de la transition, entre les grandes villes et les petites,
entre les villes et les campagnes, entre les générations. Plus on va vers
l’est, plus les choses vont mal : les niveaux de vie se sont souvent
effondrés, les indicateurs sociaux également dans certains pays (les
hommes par exemple ont une espérance de vie faible en Russie,
comparable à celle de l’Afrique).
Une classe moyenne est cependant en cours de formation avec des
niveaux de consommation en hausse et un accès rapide à la propriété
immobilière grâce à la multiplication des constructions. L'ouverture des
marchés et les investissements des grandes firmes occidentales ont eu des
effets stimulants. Mais les difficultés sociales se multiplient également
avec l’accroissement des inégalités, la hausse du chômage auparavant
déguisé : il dépasse 10 % dans des sociétés où tout le monde était
employé, même à ne rien faire. De même la réduction des protections
sociales, notamment pour les retraités et toutes les personnes âgées, a
accompagné le passage à l’économie de marché. L'économie souterraine
occupe une part importante de l’activité et enfin le crime organisé connaît
peu de freins. La corruption s’est développée dans un capitalisme non
encadré par des institutions assez solides. Tous ces pays partaient de très
bas sur le plan institutionnel: pas de gestion moderne dans les entreprises,
pas de marché des valeurs ni des changes, pas de système bancaire privé,
pas de marché des facteurs de production, pas de titres de propriété des
terres, pas de règles en matière de vente d’actifs, d’actions, d’obligations
ou de devises, pas de monnaie scripturale, pas de système d’hypothèque,
pas de crédit bancaire, pas de distribution par correspondance, pas de
grandes surfaces, même pas d’annuaire téléphonique ou de plans des
villes dans certains pays…Toutes les institutions du capitalisme étaient et
sont souvent toujours à construire, TOUT était à faire. Ce qui manque le
plus est le développement d’une morale publique nouvelle, d’un système
judiciaire efficace, d’une confiance et d’un respect de la loi, de policiers,
de douaniers, de fonctionnaires intègres et dévoués, d’associations de
quartiers, de parents, de paroisses, d’entraide, etc., pour tisser une
nouvelle fabrique sociale qui pourrait empêcher tous les aspects
caricaturaux d’un capitalisme sans règle. Toujours selon Coase, un peu
pessimiste sans doute, « On dit souvent qu’après 70 ans de communisme
les pays de l’ancienne Union Soviétique n’ont plus de culture civique ;
cela prend très longtemps – peut-être sept cents ans – pour en forger une.
»

Les pays du Sud

Aspects généraux

En janvier 1949, le discours inaugural du président Harry Truman


annonçait que les pays du nord, et en premier lieu les États-Unis, allaient
transférer du capital physique et du savoir-faire administratif et
technologique aux pays neufs afin qu’eux aussi deviennent des pays
modernes. C'est le début de la prise en compte des nations du sud dans
l’économie mondiale. Mais les vainqueurs de la Deuxième Guerre
mondiale, les pays et les hommes qui avaient combattu pour la liberté et
contre le fascisme, étaient eux-mêmes à la tête de vastes empires, dirigés
de façon tyrannique et où la supériorité raciale était un thème dominant.
Mahatma Gandhi, lorsqu’on lui demandait son opinion sur la démocratie
à l’occidentale, répondait au conditionnel qu’en effet, « ce serait une
bonne idée ».
En 1914, la France mobilise dans les colonies plus de six cent mille
hommes qui se battront dans les tranchées. Ce conflit et le suivant
hâteront la décolonisation: « Avant 1914, les Africains percevaient les
Blancs comme des surhommes, toujours victorieux, et les redoutaient.
Sur les champs de bataille, ils ont partagé leurs repas, ils les ont vus avoir
peur, pleurer et appeler leur mère avant de mourir. Ils ont pris conscience
qu’il s’agissait d’hommes comme les autres. Ils ont compris qu’ils étaient
les égaux des Blancs. Ceux qui sont revenus avaient changé de mentalité;
certains se sont lancés dans la lutte pour l’émancipation, contre la
colonisation. » (Cheikh Diop). La décolonisation commence avec l’Inde
en 1947, se poursuit en Afrique noire en 1960, en Algérie en 1962, et
s’achève avec la révolution des œillets au Portugal en 1974 et
l’indépendance des dernières colonies européennes en Afrique comme
l’Angola, la Guinée-Bissau et le Mozambique. En 1955, 29 pays non
alignés dans la guerre froide, mais en fait plus proches de l'URSS et
surtout de la Chine, s’étaient réunis à Bandung en Indonésie pour former
ce qu’à la suite d’Alfred Sauvy on appellera partout le tiers-monde.
Deux générations après les indépendances, le bilan du développement
est très contrasté. Rapide en Asie, il peine en Afrique. Le développement
économique est favorisé par des institutions adaptées qui permettent de
contenir la montée des coûts de transaction. Si des pays comme le
Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont des pays développés,
alors que les pays d’Afrique ou l’Inde ne le sont pas, c’est que dans le
premier cas on a affaire à d’anciennes colonies de peuplement qui ont
adopté les institutions britanniques, institutions incluant la culture, les
mentalités et les habitudes, alors que dans l’autre cas, en Afrique par
exemple, il s’agit de colonies d’exploitation, sans immigration
européenne importante puisque ces pays étaient déjà peuplés,
contrairement aux vastes espaces quasiment vides d’hommes de
l’Australie ou du Canada. Faute d’institutions adaptées apportées par des
immigrants, ils sont restés sous-développés. Le succès des pays
asiatiques est également lié à la mise en place d’institutions favorables :
comportement, éducation, rôle de l’État, paix civile, sécurité des
échanges, etc.
D’après la Banque mondiale, 15 % de la population de la planète vit
dans la pauvreté absolue en 2005. Près d’un milliard d’êtres humains
disposent de moins d’un dollar par jour, 1,4 milliard n’ont pas accès à
l’eau potable, il y a près de 900 millions d’adultes analphabètes. Le
nombre de pauvres a augmenté de la révolution industrielle à la fin du
XXe siècle, avec l’explosion démographique, mais il a diminué
considérablement en part de la population mondiale. De 800 millions en
1820, soit près de 80 % du total, à 1500 millions en 1981, soit 34 %.
Depuis trois décennies, on assiste également à une baisse absolue : 1190
millions en 1999 et 909 millions en 2005, accompagnant la baisse
relative (42 % de la population des pays du Sud en 1981, 24 % en 1999 et
17 % en 2005 (tableau 23).
En Amérique latine, selon la Banque mondiale, le nombre de pauvres
(moins de 1 $ par jour) est passé de 33 millions en 1981, soit 9 % de la
population, à 29 millions en 2005 (5 %), en Asie de l’Est il a diminué
fortement (de 935 millions, soit 68 % de la population, à 186 millions,
soit 10 %) sous l’effet de la croissance rapide; en Asie du Sud, il est
passé de 401 millions (43 %) à 370 (25 %), au Moyen-Orient et en
Afrique du Nord de 6 à 5 millions, 3,5 à 1,7 %. Cependant, en Afrique
subsaharienne il a augmenté en nombre absolu de 172 millions (43 %) à
308 millions (40 %) du fait de la faible croissance de la période. La
pauvreté n’est de toute façon pas seulement une question d’absence
d’argent, c’est un phénomène pluridimensionnel : la faim, les difficultés
de toute sorte (se soigner, se loger, élever ses enfants…), l’absence de
protection, l’aliénation, la dépendance.
Tableau 23
. La pauvreté absolue (moins de 1 $ par jour) dans les
pays du Sud, millions et % de la population
Si les famines meurtrières ont reculé, sous l’effet des progrès agricoles
comme la révolution verte des années 1960, la faim est toujours présente,
elle touche en 2009 environ un milliard de personnes et 36 millions
meurent chaque année d’insuffisance alimentaire. Là aussi, la proportion
des mal nourris a reculé, de 37 % dans l’ensemble des pays du Sud en
1970 à 17 % en 2007 (FAO) : « La tendance est bien établie : depuis
1970, la population mondiale a doublé, et la production agricole a plus
que doublé, tandis que les populations souffrant de la faim diminuaient »
(Fottorino). La communauté internationale a pu ainsi se fixer l’objectif de
réduire à 400 millions en 2030 le nombre de mal nourris dans le monde,
mais aux conditions suivantes: absence de guerre, croissance
économique, investissements agricoles, programmes d’aides ciblés sur
l’agriculture. Les famines ont donc reculé mais elles continuent à sévir
dans les régions politiquement troublées, comme en Éthiopie et au
Soudan. Elles ont des causes plus politiques qu’économiques: c’est la
situation de guerre qui est à l’origine des pénuries et non l’insuffisance
des récoltes due à des phénomènes naturels. Un paradoxe apparent des
pays les moins avancés est que la majorité de la population est rurale, et
pourtant elle n’arrive pas à se nourrir ni à nourrir les autres : la raison en
tient évidemment à la faible productivité qui exige qu’on se consacre
d’abord aux activités vitales, les activités agricoles, et qui explique aussi
l’insuffisance de la production.
Un habitant de la planète sur cinq n’a pas d’eau potable et un sur deux
n’est pas relié à un système d’évacuation pour les eaux usées. Le seuil
d'alerte pour la consommation d’eau retenu par l'ONU est de 1 700 m3 par
an et par personne, en 2025 on estime que 3 milliards d’habitants du
monde sur 8 en auront moins. Les pertes et les gaspillages d’eau,
notamment dans les grandes villes du tiers-monde (canalisations
défectueuses, fuites, etc.) représentent la moitié de l’eau distribuée, tandis
que la pollution touche la plupart des fleuves et lacs des pays
industrialisés et atteint de plus en plus les pays pauvres (les spécialistes
considèrent que seuls deux parmi les grands fleuves de la planète,
l’Amazone et le Congo, peuvent être qualifiés de sains). Les problèmes
écologiques ne sont pas vus de la même façon par les pays du Nord et
ceux du Sud. Le point de vue du Sud peut être illustré par la citation
suivante d’auteurs indiens : « Jusqu’à présent les ressources communes
ont été gratuites, ce qui a aidé à l'industrialisation des premiers arrivants.
L'évolution actuelle se traduit par des restrictions dans l’usage de ces
ressources, et donc des coûts plus élevés d'industrialisation pour les
nouveaux venus. » Il faut donc, ajoutent-ils, une charge plus lourde du
fardeau imposé par la préservation de l’environnement pour les pays
riches. Ceux-ci ont mis en place un système de marché des droits à
polluer. Ce mécanisme flexible permet aux États n’ayant pas atteint leurs
objectifs de racheter à ceux qui ont fait mieux leur « surplus ».
Au début du XXIe siècle, les écarts Nord/Sud tendent à se réduire sous
l’effet de la croissance beaucoup plus rapide des pays émergents, après
s’être accrus depuis la révolution industrielle. Selon la Banque mondiale,
en 1870, les deux pays les plus riches, la Grande-Bretagne et les États-
Unis avaient un revenu par tête neuf fois plus élevé que les pays les plus
pauvres, à la fin du XXe siècle, il est égal à 45 fois celui des pays les
moins avancés. En l’an 2000, un sixième de la population mondiale
produisait et recevait près de 80 % du revenu total de la planète (soit 25
550 $ par tête), tandis que la moitié se partageait 6 % de ce revenu (730
$).
Ces inégalités énormes sont le résultat de la révolution industrielle
depuis deux siècles dans une partie du monde. On a au départ un univers
plus uniformément pauvre, vers 1750, en Europe, en Asie et partout…
Puis, une partie du monde s’enrichit rapidement à la suite d’une
explosion productive telle que l’humanité n’en avait jamais connue. Le
résultat est un accroissement des écarts entre ceux qui passent par cette
modernisation et ceux où elle ne s’est pas encore diffusée. Il faut
distinguer entre l’écart absolu (différence des revenus par tête) entre les
riches et les pauvres, et l’écart relatif (rapport de ces revenus). Le
paradoxe du développement est qu’il peut y avoir en même temps
accroissement de l’écart absolu et réduction de l’écart relatif. Autrement
dit, un rattrapage des pays riches par les pays pauvres, si la croissance
économique est plus forte chez les seconds (ce qui est le cas pour l’Asie
depuis trois décennies, pour l’Amérique latine depuis les années 1990 et
actuellement pour l’Afrique) et en même temps un accroissement du
fossé entre les niveaux de vie deux groupes. Cependant, à long terme, si
le rattrapage se poursuit, l’écart absolu doit également décroître et le
fossé se réduire.

La diversité du Sud

L'Afrique

Les explications du retard africain sont nombreuses: on avance le


climat difficile, la géographie, notamment maritime, obstacle aux
échanges, l’effet paradoxal des richesses minières qui découragent
l'industrialisation, alimentent la corruption et favorisent les tensions
politiques et les conflits de toute sorte, le legs de l’histoire. La division en
50 États également, à la suite de la colonisation, avec des entités trop
réduites et trop faibles, incapables de fournir les services publics
adéquats, notamment en matière d’éducation et de santé, et des marchés
intérieurs limités, obstacles à une production élevée. L'Afrique est en
effet le continent le plus morcelé, émietté en multiples ethnies, religions,
langues, cultures, etc., un peu comme l’Europe médiévale où, durant
mille ans, les guerres étaient constantes. Même à l’intérieur d’un pays, en
Afrique, les divisions sont telles que les conflits sont permanents. Le
découpage politique arbitraire imposé par les puissances coloniales à la
fin du siècle dernier n’a rien arrangé. Mais de toute façon il ne peut y
avoir de partage idéal et les pays africains ont préféré conserver les
frontières issues de la colonisation pour éviter la multiplication des
conflits lors d’une redistribution impossible. La carte suivante montre la
balkanisation ethnique propre à l’Afrique et deux propositions de
regroupement, par les professeurs Makau Wa Mutua et D.-C. Lambert :
La balkanisation ethnique de l’Afrique et deux
propositions de regroupement
La vision des historiens africains tend souvent à reporter sur la
colonisation tout le poids de l’échec actuel du développement. Mais elle
est contestable dans la mesure où les luttes tribales étaient endémiques en
Afrique bien avant la colonisation, et aussi parce que la balkanisation de
l’Afrique ne date pas non plus de la période coloniale. Si les
colonisateurs ont découpé le continent de façon absurde et incohérente,
au gré de leurs conquêtes, et si ce découpage constitue effectivement un
legs désastreux, il n’en reste pas moins que le morcellement politique
était encore bien plus poussé avant l’arrivée des Européens: des milliers
de tribus autonomes constituaient la réalité du continent, même si
quelques grands empires s’étaient formés dans la zone sahélienne.
Face à cette situation de division extrême, il n’y a pas d’institutions
assez fortes, assez anciennes et respectées, pour faire passer l’intérêt
collectif avant les intérêts particuliers en lutte. Le problème de l’Afrique
est un problème avant tout institutionnel. Le continent n’a pas eu le
temps au cours de son histoire de forger des institutions solides qui
puissent assurer partout paix civile et développement économique.
L'Europe a mis des siècles à créer ces institutions dans une suite de
guerres ininterrompues, toutes plus sanglantes les unes que les autres.
L'urgence en Afrique est donc de renforcer les institutions: le droit, la
sécurité des personnes, la sécurité des échanges, une justice impartiale, le
respect de l’État, le fonctionnement intègre des administrations, les règles
démocratiques, le bon fonctionnement du marché, etc. Mais le
développement requiert aussi la mise en place d’un cadre global
favorable: stabilité macroéconomique, assainissement des firmes
publiques, fiscalité régulière, intégration régionale, consolidation des
secteurs financiers, transparence des marchés, lutte contre la corruption,
utilisation productive de l’épargne externe (dette, aide). Il nécessite enfin
la mise en place d’investissements dans le domaine social: formation,
éducation, santé, appui aux femmes, infrastructures rurales, etc., financés
en partie par une réduction des dépenses militaires.
Les guerres représentent un obstacle majeur au développement. À la
fin du xxe siècle, le continent était en proie à des guerres civiles
(Rwanda, Burundi, ex-Zaïre, Congo-Brazzaville, Sierra Leone, Liberia,
Angola, Éthiopie, Somalie), souvent des guerres d’un nouveau type qui
s’apparentent plus au banditisme à grande échelle sans autre but que de
piller : « le cirque monstrueux de tueurs de dix ans portant des masques
de Halloween2 ». Dans ce contexte, les tentatives de démocratisation sont
difficiles (Gabon, Togo, Cameroun, Guinée, Tchad, Centrafrique,
Burkina Faso) tandis que les coups d’État, militaires ou non, sont
toujours fréquents (Côte d’Ivoire, Nigeria, Guinée-Bissau, Madagascar,
Niger, Guinée). Les réussites démocratiques sont peu nombreuses:
Botswana, Afrique du Sud, Bénin, Mali, Sénégal, Maurice.

Rwanda

Le génocide de 1994 au Rwanda, dans ce qu’on appelait à l’époque


coloniale la « Suisse de l’Afrique », mais qui est devenu son Cambodge,
commis par les Hutus à l’encontre des Tutsis, a ravivé en Occident l’idée
d’une barbarie africaine telle qu’on l’imaginait à l’époque coloniale. Les
Tutsis, venus du nord de l’Afrique (Éthiopie), un peuple d’origine
sémitique, hamitique ou caucasoïde, composé de pasteurs, auraient
soumis les Hutus, agriculteurs bantous et sédentaires depuis le Xe siècle.
Les colonisateurs allemands, puis belges en 1918 s’appuieront sur les
premiers, minoritaires, pour exercer leur domination. Les Hutus
prendront leur revanche à l’indépendance en contrôlant le Rwanda et le
Burundi, grâce à leur nombre, mais les Tutsis restent puissants,
notamment dans les affaires et dans l’armée. Les tueries commencent
alors, pour culminer en avril 1994 (800 000 victimes tutsies), puis en
1996 où 200 000 Hutus sont tués par l’armée rwandaise, aidée par
l’Ouganda, dans les camps de réfugiés à l’est du Zaïre. Les causes du
massacre, tels que les spécialistes de la région les analysent, sont
évidemment en premier lieu l’hostilité ancestrale, on peut parler de
racisme exacerbé, la surpopulation des pays concernés, l’entretien des
différences par les colonisateurs pour mieux régner et leur mise en
images d’Épinal des caractères opposés des deux ethnies, ou encore, « le
mystère du mal », selon la formule de l’envoyé du Vatican, Mgr
Etchegaray (cf. J.-P. Chrétien, L'Afrique des grands lacs, Deux mille ans
d’histoire, Aubier, 2000). ■

La santé a progressé en Afrique de façon extraordinaire dans la période


de l’après-guerre, provoquant la chute de la mortalité et le boom
démographique: « Au cours des dernières décennies le changement a été
formidable. L'espérance de vie est passée de 48 à 58 ans. Et s’il est vrai
qu’un enfant sur quatre meurt avant l’âge de cinq ans, il faut se rappeler
qu’on en était, il y a vingt ans, à un enfant sur deux. » Dr Balique,
professeur à la faculté de médecine de Bamako. Cependant, à cause du
SIDA, la situation sanitaire a tendu à s’aggraver dans certains pays après
ces progrès continus. En Zambie, par exemple, 20 % des adultes sont
contaminés, on compte déjà le chiffre énorme de 700 000 victimes du
fléau, parmi les tranches d’âge intermédiaires, c’est-à-dire les forces
vives du pays; des villages entiers sont abandonnés, décimés par la
maladie. L'UNICEF estime qu’un million six cent mille enfants seraient
orphelins d’un parent victime du SIDA et 10 % auraient perdu les deux.
Près de cent mille vivent dans la rue, abandonnés et démunis, n’ayant que
la mendicité et la délinquance pour survivre.
Depuis 1995 cependant, l’économie africaine a été caractérisée par un
renouveau, avec un taux de croissance économique plus élevé, qui
s’établit en moyenne à 5 % par an dans la première décennie du XXIe
siècle.
L'Amérique latine

Depuis que Cortés, le jour de Pâques de 1519, débarqua sur les côtes
du Mexique avec 11 navires, 508 hommes et 16 chevaux, jour et année
qui correspondaient exactement au retour prévu du dieu Quetzacoatl par
les Aztèques, l'Amérique latine entre dans l’histoire. En partie grâce à
cette coïncidence, Cortés détruira l’empire de Moctezuma – le plus grand
empire indien d’Amérique du Nord dont la capitale, Mexico-
Tenochtitlán, est déjà la ville la plus peuplée du continent –, prendra une
princesse comme maîtresse, la Malinche, engendrera avec elle le premier
mestizo, enfant de sang indien et européen, symbole de cette nouvelle
Amérique. Carlos Fuentes note que l’apport espagnol charrie avec lui
dans cette fusion, non seulement l’Europe chrétienne mais tout le monde
méditerranéen, grec, romain, arabe et juif. Pour la population indigène,
un curieux retournement religieux se réalise, expliquant peut-être le
succès du christianisme: les anciens dieux exigeaient de lourds sacrifices
humains, le nouveau au contraire se sacrifie pour les hommes (« la figure
du Christ crucifié étonne et subjugue les Indiens: le nouveau Dieu ne
demande pas que nous nous sacrifiions pour lui, c’est lui qui se sacrifie
pour nous »).
Depuis les indépendances dans les années 1820, le sous-continent se
caractérise par l’instabilité politique et les régimes autoritaires. Il
n’évolue vers la démocratie qu’à la fin du XXe siècle, abandonnant ses
dictatures militaires et ses révolutions à répétition pour s’engager
lentement vers des systèmes pluralistes. Les grands pays montrent la
voie, suivie avec difficulté par les autres, aucun n’y échappe sauf Cuba.
Le Mexique est représentatif de cette évolution. Après la révolution de
1910 et les guerres civiles qui suivent (un million de morts dans la
décennie) un parti progressiste, le PRI, met en place le suffrage
populaire, des politiques de santé, d’éducation, une réforme agraire, un
développement national, pour retomber après la Deuxième Guerre
mondiale dans un conservatisme étroit. Les étudiants le secouent en 1968
en manifestant sur la place des Trois cultures à Tlatelolco pour obtenir
plus de démocratie. La répression est terrible, on compte cinq cents
morts, mais trente ans après la démocratie est là, le PRI a perdu son
monopole, les partis d’opposition détiennent la majorité de l’Assemblée
puis la présidence, tandis que les libertés sont respectées.
Pourquoi l’Amérique latine est-elle restée en arrière, notamment par
rapport à l’Amérique anglophone? Pour la plupart des auteurs latino-
américains les causes sont liées à la dépendance dont ils ont été victimes.
Eduardo Galeano dans un best-seller mondial, Les veines ouvertes de
l’Amérique latine, expose une version vulgarisée de cette thèse. Mais
pour les Anglo-Saxons les causes sont essentiellement institutionnelles,
héritées de la bureaucratie sclérosante des puissances ibériques (cf. North
ou Landes). Le simple fait que les explications ne soient pas inversées,
les Latino-Américains expliquant le retard par leurs faiblesses internes, et
les Nord-Américains expliquant leur avance par l’exploitation de
l’Amérique du Sud montre bien l’importance des facteurs subjectifs et
non scientifiques dans ces théories. Les uns tentent de se dédouaner en
accusant le puissant voisin, les autres en rendant la faiblesse
institutionnelle responsable.
Mais l’Amérique latine a énormément progressé au XXe siècle,
rattrapant une partie de son retard. La croissance a été élevée, des
capacités de production considérables ont été créées, des classes
moyennes importantes se sont formées, même si dans l’ensemble les
inégalités, la pauvreté, l’exclusion et la marginalisation restent fortes.
Contrairement à des pays asiatiques comme la Corée du Sud et Taiwan,
le sous-continent n’a pas réussi à conjuguer croissance et équité. L'État a
joué un rôle central dans l'industrialisation, à la manière des latecomers
de la fin du XIXe siècle, notamment à travers la stratégie de substitution
d’importations dans l’après-guerre. Celle-ci a créé des industries
puissantes, elle a apporté des changements institutionnels et sociaux
profonds, mais elle n’a pas réussi à réduire les inégalités, pas plus
d’ailleurs que les politiques économiques libérales qui l’ont suivie.
Au début du XXIe siècle, l’Amérique latine penche vers la gauche,
mais il s’agit d’une gauche divisée en deux courants difficiles à concilier,
une gauche social-démocrate et gestionnaire du capitalisme de marché,
illustrée par Lula au Brésil et Michelle Bachelet au Chili, une gauche
révolutionnaire et populiste, menée par le Vénézuélien Hugo Chávez, qui
fait des émules en Équateur et en Bolivie et veut créer un « Socialisme du
XXIe siècle ». L'alternance constatée au Chili en 2010, avec le retour
d’une droite modérée au pouvoir (Sebastián Piñera), est significative de
l’enracinement des processus démocratiques sur le continent.

L'Asie

Les communautés bouddhistes ont introduit une première forme de


capitalisme en Chine dès la dynastie Song (Xe-XIIIe siècles) avec le
respect de la propriété privée, l’accumulation du capital productif et la
richesse commerciale. Cette période est caractérisée par l’expansion
économique, les progrès agricoles, l’urbanisation, le développement du
commerce, la concurrence, etc. Le développement capitaliste n’est donc
pas une nouveauté en Asie, même si l’expérience de communisme
planifié en Chine pendant trente ans (1949-1979) marque une rupture à
cet égard.
La Chine avait déjà 380 millions d’habitants en 1820 (contre 170
millions dans toute l’Europe) et elle était encore à cette époque la
première puissance économique mondiale. Elle ne sera dépassée qu’à la
fin du siècle, par les États-Unis. Elle compte en 2009 1,35 milliard de
personnes. Les XIXe et XXe siècles sont des périodes de recul: il semble
que les autorités chinoises fassent tout pour bloquer le développement
économique: refus d’adopter les techniques étrangères, incapacité à
établir des institutions adaptées (droits de propriété, règne du droit),
ponctions massives sur la paysannerie, confiscations et réquisitions d’un
État prédateur, guerres et conflits permanents…Il faudra attendre les
deux dernières décennies pour que la Chine connaisse une croissance
rapide, à la suite des réformes libérales de 1979. Entre 1820 et 1952,
alors que la production mondiale était multipliée par huit, le produit par
tête en Chine s’est effondré. Il est passé du même niveau que la moyenne
mondiale à un quart de celle-ci (la moitié à la fin du XXe siècle) et la part
du pays tombe d’un tiers à un vingtième de la production mondiale. Avec
la croissance forte depuis les réformes, la Chine devient, en parité de
pouvoir d’achat, la deuxième puissance économique du monde dès 1999.
La période maoïste a été caractérisée par la collectivisation (y compris
des terres à travers les communes), la planification centralisée sur le
modèle soviétique (le premier plan est lancé en 1953) et la répression
politique. Selon l’écrivain Gao Xingjian exilé à Paris (prix Nobel en
2000), rescapé du Laogai, le système totalitaire chinois se caractérise par
« la violence et le cynisme, qui n’ont rien à envier au nazisme, au
stalinisme et au fascisme » (La montagne de l’âme) : rééducation
idéologique, endoctrinement par des commissaires politiques,
confessions forcées, règne de la terreur, interdiction de s’exprimer,
perquisitions, dénonciations, purges, saccages collectifs, massacres, y ont
été des pratiques courantes. Le Grand Bond en avant de 1958-1960 se
traduit par un échec terrible et une famine catastrophique, dont les
résultats sont estimés autour de 20 à 30 millions de morts par les experts
occidentaux. Les autorités chinoises et les historiens officiels du régime
ne parlent que des Trois années difficiles et contestent le terme même de
famine. Mao lui-même refusa toujours d’admettre l’échec du Grand
Bond, dans lequel il était directement impliqué.
Les autres régimes communistes en Asie, comme la Corée du Nord et
le Cambodge, sont tombés dans les mêmes pratiques. Au Cambodge, Pol
Pot et le comité central du parti communiste décident le 20 mai 1976 la
collectivisation totale qui est à l’origine des famines, puis du génocide
organisé par les Khmers rouges. Un quart de la population, soit 1,7
million de Cambodgiens, disparaîtra dans des souffrances indescriptibles.
Des tortures et des « expérimentations humaines » accompagnent les
tueries, la plupart par égorgement, y compris d’enfants. Un génocide qui
ne cessera qu’avec l’entrée de l’armée vietnamienne dans le pays, le 7
janvier 1979.
Les tentatives de socialisme dans le tiers-monde se sont soldées par
une longue suite d’échecs: échec économique et social, échec politique et
moral. La liste est longue depuis l’Asie (Cambodge, Birmanie, Corée du
Nord, Afghanistan), en passant par l’Afrique (Guinées, Ghana, Tanzanie,
Madagascar, Éthiopie), jusqu’à l’Amérique latine (Cuba), des pays ruinés
par ces expériences, des peuples acculés à la famine et à la fuite, tandis
que les dirigeants, apparatchiks ou militaires, jouissaient de privilèges
exorbitants, détournaient l’aide à leur profit, et organisaient une
répression plus ou moins féroce. Finalement, les seuls pays socialistes
qui ont réussi au plan économique sont justement ceux qui sont passés à
l’économie de marché, comme le Vietnam en 1986 avec le Doi Moi,
politique de libéralisation et de rénovation, et bien sûr la Chine en 1979.
Celle-ci passe alors à un socialisme de marché (cf. p. 237) avec
l’accession au pouvoir de Deng Xiaoping. Depuis, elle connaît une
croissance exceptionnelle de 8 à 10 % par an. La crise asiatique de 1997-
1998 n’a fait que freiner cette expansion, celle de 2008-2009 l’a à peine
ralentie. La moitié de la production industrielle émane du secteur privé,
où les entrepreneurs dynamiques abondent. L'État communiste a gardé
les rênes du pouvoir sans accepter aucune démocratisation et le contrôle
sur l’économie a été relâché progressivement. L'administration chinoise
fonctionne et répercute les décisions jusque dans les provinces éloignées,
elle est respectée par la population et joue donc son rôle qui est d’assurer
une paix civile relative, favorable aux échanges et aux entreprises. La
Chine n’a pas sacrifié non plus son agriculture par une collectivisation
sanglante comme celle menée par Staline, elle a préservé un secteur
agricole productif qui atteint l’autosuffisance. En outre, elle ne dispose
pas de richesses en matières premières considérables ce qui a incité à
développer les autres secteurs en évitant les gaspillages. Les avantages
sociaux étaient plus limités qu’en URSS à l’époque de Mao (faibles
retraites, écoles payantes, peu de protections sociales, etc.), aussi la
population n’a pas regretté ces aspects de l’ancien système, d’autant plus
qu’elle bénéficiait de la croissance après 1979. Une hausse généralisée
des niveaux de vie, des choix ouverts aux consommateurs, ont entraîné
une adhésion aux réformes et un effet de spirale vertueuse pour la
croissance. L'épargne est restée une tradition, pour faire face justement
aux lacunes du système social, et le résultat se traduit par un taux
d’investissement élevé. En termes de niveaux de vie, la Chine est dans un
processus de rattrapage, de réduction de l’écart que la révolution
industrielle avait creusé un temps au bénéfice de l’Europe (voir
graphique).
Niveaux de vie comparés, Chine et Europe occidentale,
PIB/hab., 400-2001, $ de 1990
(Angus Maddison)
Cependant les difficultés ne manquent pas dans un pays aussi vaste.
Une minorité croissante de la population demande une démocratisation
que les autorités refusent de mettre en place. Le système a plus de facilité
pour se réformer au plan économique que politique. Ensuite, il reste un
secteur industriel public important, beaucoup moins efficace que le privé,
qui pose au gouvernement un problème de choix entre privatisation ou
maintien coûteux dans le giron de l’État. Il y a aussi en Chine une
incertitude sur l’avenir, faute d’un modèle précis entre capitalisme et
socialisme. Le gouvernement gère au jour le jour sans qu’on voie
vraiment où l’on va et sans que la population ou le régime lui-même
sachent avec précision quel est le modèle politique ou économique. La
Chine entend malgré tout « poursuivre la construction du communisme »
d’après Jiang Zemin, qui précisait en 1999 que son régime se donnait un
siècle pour introduire une participation réelle de la population aux
décisions politiques. Pour ne pas retarder cette évolution et se fermer le
marché chinois, les démocraties occidentales se gardent d’intervenir dans
les affaires intérieures de l’immense pays, accueillent ses dirigeants et
considèrent que l’Occident doit respecter le droit des Chinois d’être
différents.
En 1950-1953 la guerre de Corée avait marqué l’affrontement de deux
systèmes de part et d’autre du 38e parallèle. En 1945, Américains au sud
et Russes au nord avaient procédé au désarmement des forces japonaises
qui occupaient le pays depuis 1910. En juin 1950, les forces du nord
envahissent le sud, après que le leader Kim Il-sung, mis en place par
Moscou, prenne exemple sur l’arrivée de Mao au pouvoir en Chine, pour
« libérer » toute la Corée. Au sud, des élections avaient porté au pouvoir
Syngman Ree qui transforme vite la République de Corée en dictature.
Les troupes du sud sont balayées par l’offensive communiste et les
Américains, à la tête d’une force internationale de l'ONU composée de
16 pays, interviennent dans la guerre. Les alliés renversent la situation et
pénètrent au nord du 38e parallèle. La Chine intervient alors (octobre
1950) et le front se stabilise sur la frontière jusqu’à l’armistice de juillet
1953. Aucun traité de paix ne sera jamais signé. La guerre aura duré trois
ans et fait deux millions et demi de morts, dont près d’un million de
Chinois.
Le succès économique des pays à économie capitaliste de marché de
l’Asie de l’Est et du Sud-Est (le Pacific Rim) doit beaucoup à la direction
du marché par l’État, aux réformes agraires initiales et aux stratégies
d’exportation de produits manufacturés. La croissance forte, de l’ordre de
8 à 10 % par an, s’accompagne d’une redistribution des revenus, évitant
ainsi les inégalités de l’Amérique latine, et d’une démocratisation
progressive au plan politique (à partir de 1986 à Taiwan et 1987 en Corée
du Sud). La croissance est interrompue brutalement par la crise de 1997-
1998, qui démarre en Thaïlande pour s’étendre à toute l’Asie, puis à la
Russie et au Brésil. C'est à la fois une crise de l’endettement, crise
financière et monétaire classique, et une crise institutionnelle liée à la
faillite du système (collusion entre l’État et le privé, confusion des
pouvoirs, corruption, fraude, népotisme). Grâce à des changements
institutionnels et une restructuration des dettes, la croissance reprend dès
1999 et se poursuit durant les années 2000.

Lors d’un colloque en 1976 consacré à l’Afrique et les années 1930


une spécialiste concluait à la responsabilité de la crise de 1929 dans le
sous-développement du continent: « Tout concourt à faire de la période la
phase clé de la genèse, au sein de l’impérialisme contemporain, d’un
phénomène spécifique, celui du sous-développement du tiers monde. »
(Coquery-Vidrovitch). La lecture de ces lignes, avec le recul actuel,
montre l’influence des idées du temps sur les historiens. Ceux-ci sont
pourtant bien placés pour savoir que la crise de 29 n’a pas provoqué le
sous-développement de l’Afrique, qui était pratiquement au même état de
développement, aussi pauvre et en retard, 300 ans avant la crise de 1929,
trois ans avant, pendant cette crise, et encore des décennies après…La
grande dépression du capitalisme n’a été pour les Africains qu’un
épiphénomène incapable d’affecter les conditions de vie dans la brousse.
Un travailleur américain peut perdre son emploi, sa maison, sa voiture et
tomber dans la misère, un paysan africain déjà à la limite du dénuement
et produisant lui-même pour sa propre consommation ne peut tomber
dans une misère où il est déjà depuis toujours. Dans les années 1960 et
1970, le complexe de culpabilité des Occidentaux après un siècle de
colonisation, d’une part, et l’apparente réussite de la planification
soviétique pour sortir la Russie du sous-développement, d’autre part, sont
les deux facteurs qui permettent de comprendre cette vision.
L'impérialisme et le colonialisme sont indéfendables, ils ont été certes
motivés par le nationalisme, le racisme et la recherche du profit, à côté
d’autres causes moins douteuses, mais ils n’en ont pas moins apporté la
modernisation ou la possibilité d’une modernisation à des économies
figées et peu aptes jusque-là au développement économique. Le sous-
développement n’a pas été créé par l’entrée en force du capitalisme dans
ces sociétés, comme le pensaient les tiers-mondistes ; au contraire – et
Marx l’avait bien vu qui ne souffrait d’aucun complexe de culpabilité
vis-à-vis de la colonisation (« la bourgeoisie entraîne toutes les nations
jusqu’aux plus barbares dans le courant de la civilisation », Manifeste,
1848) –, le capitalisme, introduit par l’impérialisme, a permis le
développement en brisant les structures féodales de sociétés archaïques et
en posant un défi que nombre de ces sociétés ont relevé avec succès.
Tous les peuples du monde étaient dans un état de sous-développement
avant le XVIIIe siècle, avec des techniques plus avancées en Europe et en
Asie, moins avancées en Afrique et en Amérique, et ce sous-
développement universel n’a donc pas été créé par l’expansion des
Européens dans le monde à la fin du XIXe. Les causes, de façon
habituelle, précèdent les effets, le sous-développement ne peut pas être
causé par l’impérialisme et le capitalisme puisqu’il les précède. C'est au
contraire le sous-développement du reste du monde qui a permis à
l’Europe, qui venait de s’en sortir, de le dominer. La révolution
industrielle a donné une avance technique, économique et militaire aux
Européens, qui se sont empressés de l’utiliser contre les autres peuples,
comme cela a toujours été le cas dans l’histoire. L'agression de l’Europe
sur les pays tiers n’a pas davantage été la cause de son enrichissement,
puisqu’elle s’est enrichie avant, grâce à la révolution industrielle
démarrée vers 1760 en Grande-Bretagne. C'est l’enrichissement qui a
permis la domination et non l’inverse. Les agressions d’un peuple sur un
autre, depuis les Romains sur les Gaulois, les Barbares sur les Romains,
les Huns sur l’Occident, les Arabes sur les chrétiens, les Mongols sur la
Chine et l’Islam, les Espagnols sur les Aztèques et les Incas, etc., sont
une constante de l’histoire. Elles n’ont pas entraîné l’enrichissement des
conquérants, encore moins leur développement économique ou leur
industrialisation. L'agression des Européens sur l’Afrique et l’Asie n’a
pas plus de raisons d’avoir été la cause de leur richesse.
Les obstacles au développement enfin ne viennent pas du capitalisme,
régime essentiellement dynamique, mais de facteurs institutionnels
défavorables. Par exemple en Afrique ou en Europe de l’Est, des
institutions inadaptées (mauvais fonctionnement du marché, corruption,
népotisme, conflits internes, insécurité, droits de propriété constamment
menacés, absence de démocratie, non respect du droit, mépris des lois,
privilèges, États faibles, etc.) bloquent le développement en augmentant
de façon considérable les coûts de transaction. Et des coûts de transaction
élevés empêchent la société de bénéficier de la baisse des coûts de
production provoqués par la spécialisation accrue, le progrès technique et
les économies d’échelle.
1 GOULAG : Glavnoïe Oupravlenie Laguereï (Direction générale des camps).
2 Jeffrey Gettleman, « Africa’s Forever Wars », Foreign Policy, mars-avril 2010.
Chapitre 8

La mondialisation
Depuis la révolution industrielle, le monde s’est considérablement
rétréci. Alors que les pères pèlerins, fondateurs des premières colonies
américaines avaient mis 66 jours pour traverser l’Atlantique en 1620,
cette traversée prenait un peu plus d’un mois vers 1830, quinze jours en
1838 lors de la mise en service du Great Western, puis cinq jours avec le
Normandie dans les années 1930 et environ 8 heures actuellement. Face à
cette évolution, la mondialisation apparaît comme un phénomène
inéluctable.

La population mondiale

Parmi tous les êtres humains qui ont jamais vécu, depuis l’origine de
l’homo sapiens, combien sont vivants aujourd'hui ? C'est une question
que les démographes aiment à se poser. La réponse est de l’ordre de 6 à 7
% : sur 80 à 100 milliards de personnes nées dans toute l’histoire de
l’humanité, on en compte actuellement 6 milliards. La proportion est plus
élevée encore si on considère les années vécues sur Terre, car la durée de
vie était évidemment bien plus faible auparavant (20 ans à la période
néolithique, 30 ans au XVIIIe siècle, 65 ans actuellement) : les vivants
d’aujourd’hui représentent un sixième du temps total que les humains ont
collectivement passé sur la Terre.
Tableau 24
. La population mondiale
Le seuil de remplacement des générations correspond à un taux de
fécondité de 2,1 enfants par femme. La moitié des pays du monde étaient
passés en dessous en l’an 2000 et le mouvement continue. L'ensemble
des pays en développement devrait avoir un taux de fécondité moyen
inférieur à ce seuil aux alentours de 2045. L'allongement de la durée de
vie et la baisse générale de la natalité entraîneront une progression
considérable de la part des personnes âgées dans la population mondiale:
les gens de plus de 60 ans passeraient ainsi de 10 % du total à la fin du
XIXe siècle, à environ un tiers à la fin du XXIe. L'Europe voit sa natalité
reculer plus vite: en 1975, la France comptait 1,7 million de jeunes (<
20 ans) de plus qu’en l’an 2000, et en 2025 l’Union européenne comptera
autant d’habitants qu’en 1999, soit 380 millions.
Ce basculement commencera à entraîner vers 2010-2020 deux types de
problèmes: l’augmentation des dépenses médicales et le financement des
retraites. Sur le premier, on peut penser que l’allongement de la durée de
la vie fait que la multiplication des problèmes de santé, propre à la
vieillesse, commence beaucoup plus tard (une personne de 80 ans en
2050 aurait la santé et l’apparence d’une personne de 60 ans
aujourd’hui). Sur le financement des pensions, lorsque la génération
d’après-guerre entrera dans la retraite (les baby-boomers, nés autour de
1950, auront alors entre soixante et soixante-dix ans, une modification du
système des versements deviendra indispensable. Là aussi, l’allongement
de la durée de vie, permettant d’étendre la période de vie active au-delà
de 60 ans, facilitera la résolution du problème.
Du fait du décalage de la transition démographique (voir schéma), la
croissance de la population sera encore beaucoup plus forte dans les pays
du Sud que dans les pays développés, alors qu’il y avait un meilleur
équilibre au XXe siècle. Les inégalités mondiales entre un monde riche de
plus en plus restreint relativement, et un monde pauvre dominant en
nombre, risquent d’apparaître encore plus fortement. Seul un
développement économique plus rapide dans les pays du Sud, comme on
peut d’ailleurs l’observer en Asie et en Amérique latine, peut empêcher
ces déséquilibres mondiaux de s’accentuer.
Représentation stylisée de la transition
démographique Elle commence par la baisse de la
mortalité (grâce à une meilleure alimentation surtout) en
Europe au XVIIIe siècle, mouvement I du graphique. Au
début, la mortalité reste élevée, du
fait de l’inertie des comportements (mouvement II) et donc l’écart entre
natalité et mortalité s’accroît, provoquant la hausse de la population (le
taux de croissance démographique est la différence entre le taux de
natalité et de mortalité). La transition démographique est donc à l’origine
de l’explosion démographique. Puis les comportements changent, les
gens ont moins d’enfants, du fait d’un mode de vie industriel et urbain
complètement différent, et le taux de natalité baisse à son tour
(mouvement III). On retrouve, une fois la transition terminée, un rythme
d’accroissement comparable à celui du départ, mais avec des taux de
natalité et mortalité bien inférieurs. L'Amérique latine, l’Asie et l’Afrique
suivent la même évolution au XXe siècle, avec comme différence que les
progrès alimentaires ne sont pas le facteur principal à l’origine de la
baisse de la mortalité, mais plutôt les progrès médicaux apportés de
l’extérieur. La transition démographique en Europe est endogène, en ce
sens où ce sont les progrès locaux de l’agriculture qui en sont l’origine,
elle est exogène au Sud, pour la raison indiquée.
L'évolution démographique a été essentiellement marquée, dans les
pays développés, après la guerre, par l’introduction et la légalisation de la
contraception scientifique, ainsi que de l’interruption volontaire de
grossesse. En France, celle-ci fait l’objet d’un vote à l’Assemblée
nationale (284 voix contre 189) le 26 novembre 1974, lorsque le ministre
de la Santé de Valéry Giscard d’Estaing, Simone Veil, fait passer le texte
qui changera les comportements et qui met fin à une loi de 1920
réprimant l’avortement. Il y en a environ 300 000 pour 900 000
naissances au début des années 1970.
Le XXe siècle est celui de la lutte des femmes pour l’égalité. Le droit
de vote a été obtenu aux États-Unis en 1919-1920 (Equal suffrage
amendment), en Angleterre en 19281, en France en 1944, au Québec en
1940, et en Suisse seulement en 1971. Le droit à l’éducation a été obtenu
dès les premières décennies du siècle. Le droit au travail a également été
progressivement acquis, même si l’égalité est loin d’être atteinte dans ce
domaine: 60 à 80 % des femmes ont des emplois dans les pays riches,
mais le taux de chômage reste plus faible pour les hommes et les salaires
plus élevés. Les deux guerres mondiales ont fait progresser tous ces
droits. Les innovations en matière de contrôle des naissances ont
également joué leur rôle. L'évolution des mentalités, à la fois
conséquence de ces changements et cause de leur accélération, a joué
aussi un rôle essentiel.
L'urbanisation massive caractérise le XXe siècle. La moitié de la
population mondiale, soit 3 milliards d’habitants, est urbanisée en l’an
2000, contre un tiers en 1960. On en prévoit 5 milliards (sur 8) en 2030.
Le mouvement continue avec 60 millions de nouveaux citadins chaque
année. Il correspond à la poursuite de l’exode rural commencé avec les
enclosures de la fin du Moyen Âge et surtout l'industrialisation du XVIIIe
siècle. Les pays du Sud participent à cette évolution avec une population
urbaine qui est passée de 20 à 40 % du total entre 1960 et 2000 (75 % en
Amérique latine, comme dans les pays développés, 38 % en Asie et en
Afrique). Vingt villes ont plus de dix millions d’habitants dans le monde
en 2003, dont quinze dans les pays en développement, contre seulement
deux en 1960 (New York et Tokyo). En 2015, on comptera 26 villes de
plus de dix millions d’habitants dans le monde, dont 22 dans les pays du
Sud.
Athènes au IVe siècle avant notre ère – à l’époque d’Aristote qui disait
déjà que l’homme était avant tout « un animal urbain » – devait compter
dans les 150 000 habitants avec son hinterland, aujourd’hui les plus
grandes métropoles sont cent fois plus peuplées.
Les épidémies tueuses ont changé de nature au XXe siècle. Les deux
principales sont la grippe espagnole en 1918-1919 qui a provoqué entre
25 et 40 millions de morts dans le monde (plus que la Première Guerre
mondiale) et le SIDA qui depuis 1980 a déjà tué 12 millions de
personnes. À titre de comparaison, la peste avait fait quelque 25 millions
de morts en Europe au XIVe siècle, dans une population beaucoup plus
faible d’environ 75 millions et la variole en Amérique au XVIe, apportée
par les Européens, avait causé peut-être 20 millions de morts parmi les
populations indigènes.

Inégalités

Les inégalités se sont creusées aux États-Unis depuis les années 1980 .
À partir de 1993, elles ont atteint des niveaux jamais vus en un siècle. Le
boom boursier a entraîné un enrichissement des classes moyennes, dont
les revenus ont augmenté en termes réels de 2 % par an dans les années
1990, mais les plus pauvres ont été laissés de côté dans cette évolution.
Un mécanisme de sablier se serait mis en place où la classe moyenne est
aspirée vers le bas, même si une partie d’entre elle réussit à se maintenir
en haut. Aux États-Unis, le revenu moyen d’un chef d’entreprise est
passé de 42 fois le salaire moyen de ses ouvriers en 1980, à 419 fois en
1998, soit un écart multiplié par dix.
La caractéristique de toute révolution industrielle ou technologique,
comme celle de la fin du XXe siècle, est dans un premier temps
d’accroître les inégalités, puisqu’au départ certains réalisent des fortunes
rapides dans les secteurs nouveaux, puis de les résorber massivement
grâce justement aux nouvelles technologies. L'extension de la classe
moyenne dans les pays occidentaux, une réduction des inégalités, est la
conséquence des deux premières révolutions industrielles. Les inégalités
extrêmes et permanentes sont au contraire le propre des pays féodaux et
préindustriels.
« Le monde serait entré, à la fin du XXe siècle, dans une nouvelle
révolution économique, de la même nature et de la même ampleur que
celles qu’il avait connues à la fin du XVIIIe siècle avec la machine à
vapeur et à la fin du XIXe, avec l’électricité. À chaque fois, une nouvelle
technologie à usage général, c’est-à-dire ayant des implications dans tous
les domaines de la vie économique, est venue tout bouleverser. Chacune
de ces révolutions a provoqué naturellement une augmentation brutale de
la production et de la productivité. Mais, dans le même temps, elle a, à
chaque fois, modifié l’ensemble des rapports sociaux. Elle a, en
particulier, d’abord contribué à accroître les inégalités. Dans une seconde
phase, on a toujours pu observer une inversion de ce mouvement, et le
début d’un mouvement de résorption des inégalités. Au début,
l’innovation est réservée à quelques-uns: ceux-ci améliorent leur
situation aux dépens de tous les autres. Les inégalités se creusent. Mais
progressivement, après un processus complexe de diffusion et
d’apprentissage, cette innovation se généralise, les inégalités qu’elle a
créées se réduisent. Simon Kuznets en a fait la démonstration en étudiant
les précédentes révolutions économiques. Aux États-Unis, par exemple,
la part de la richesse détenue par les 10 % les plus riches de la population
serait passée de 50 % en 1770 à 75 % en 1870, avant de retomber à 50 %
en 1970. L'actuel mouvement de fragmentation de la société mondiale ne
serait donc pas inéluctable : il serait la conséquence d’une révolution qui
n’en est qu’à sa première étape. Demain, dans une seconde phase,
lorsque, comme l’électricité, la puce se sera généralisée, les inégalités se
réduiront: les nouvelles technologies seront une opportunité formidable
pour des populations pour l’instant à l’écart du mouvement. » E.
Izraelewicz ■

Keynésianisme et libéralisme

On peut découper l’après-guerre selon les décennies successives,


même si une part d’arbitraire est forcément introduite dans ce
classement:
• Années 1950 : Reconstruction, progrès du libre-échange et débuts
de l’intégration européenne.
• Années 1960 : Croissance forte et contestation.
• Années 1970 : Chocs pétroliers, tentations protectionnistes et
récession.
• Années 1980 : Crise de la dette au Sud, décennie perdue du
développement.
• Années 1990 : Reprise forte des échanges internationaux,
libéralisation et mondialisation.
• Années 2000 : Mondialisation et crise.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, sous l’influence des
idées keynésiennes et devant la nécessité de reconstruire les économies,
l’État apparaît comme le grand ordonnateur du capitalisme qui devient
mixte. Autant la production des secteurs de base et la mise en place des
infrastructures que les mécanismes de la redistribution et de la protection
sociale apparaissent comme ses prérogatives incontestées. En outre,
l’orientation des investissements (la planification indicative en France ou
en Hollande), le contrôle des changes, l’organisation et le contrôle du
crédit (nationalisation des banques françaises en 1945-1946), les
négociations collectives, l’observation économique (INSEE,
Comptabilité nationale) sont également de son ressort.
La montée de l’État au XXe siècle peut être illustrée par les chiffres
suivants. En 1870 aux États-Unis, on compte 51 071 agents qui
travaillent pour le gouvernement fédéral (dont 36 696 dans la Poste !),
soit un fonctionnaire (en dehors des postiers) pour 2 858 personnes. En
1901, ce chiffre passe à un fonctionnaire pour 751, et un pour 91 en
1970 ; il est remonté à un pour 102 en 1980 et continue à le faire,
illustrant le recul de l’État à la suite des réactions néolibérales (cf.
encadré).
Un retournement a en effet eu lieu à la fin des années 1970 en
Angleterre et aux États-Unis, devant les échecs du contrôle étatique:
inflation à deux chiffres, faible croissance, déficits et endettement
publics, hausse des impôts, lourdeurs administratives, monopoles publics
mal gérés, etc. La thérapeutique keynésienne, appliquée après la guerre,
présentait un défaut que Keynes lui-même avait sous-estimé. Pour
réguler la croissance économique par le biais des dépenses et recettes
publiques, il faudrait avoir en permanence une connaissance précise de
l’état de l’économie, sinon on risque d’agir à contretemps. Or cette
connaissance est impossible à atteindre, déjà dépassée quand on l’obtient,
l’information économique est largement approximative. On ignore
combien de temps il faudra pour que les dépenses et les taxes agissent sur
l’économie globale. Il en va de même pour la politique monétaire. De
plus, pour des raisons électorales, les politiques expansionnistes ont été
plus fréquentes que les politiques restrictives, et au lieu d’avoir
l’alternance préconisée par Keynes entre déficits et excédents, on a
assisté à une accumulation de déficits publics conduisant à l’endettement
de l’État et à des pressions inflationnistes croissantes, alimentées ensuite
par les chocs pétroliers et la guerre de Corée, puis celle du Vietnam. Les
différences d’inflation entre les principaux pays, dans un système de
changes fixes, conduisirent à des crises monétaires (spéculation contre
les monnaies faibles) et finalement la chute du système de changes fixes
et d’étalon or-dollar de Bretton-Woods en 1971-1973.

Le néolibéralisme

Dans les années 1940, Friedrich Hayek, dans son ouvrage classique La
route de la servitude, avait prévenu les démocraties capitalistes qu’elles
faisaient fausse route en essayant de contrer le communisme par une plus
grande intervention publique, un État en expansion et une planification,
fut-elle indicative. Il préconisait une Europe fédérale pour remédier à la
bureaucratie étatique envahissante. Les pays anglo-saxons, notamment
les États-Unis, ont davantage évolué vers un welfare capitalism que vers
un wefare state, un capitalisme social plutôt qu’un régime mixte social-
démocrate caractérisé par l’État-providence. Ce welfare capitalism peut
être défini à travers l’élargissement de la relation d’emploi dans
l’entreprise, au-delà de l’échange de travail contre salaire, en incluant de
nombreux avantages au contrat de travail, avantages fournis par la firme:
programmes d’assurance-santé, de retraite, de formation, d’éducation, de
logement, de garde des enfants, de participation au capital et aux
bénéfices, etc. Ce type de capitalisme s’apparente à certaines formes de
paternalisme apparues dès le XIXe siècle en Europe, et il se répand aux
États-Unis à partir de 1900. Le New Deal marquera une évolution inverse
avec l’apparition de l’État-providence, mais le mouvement reprendra en
force dans les années 1950 et 1960 avec le recul des syndicats.
Les fonds de pension de sociétés ont été lancés en 1950 par Charles
Wilson, patron de la General Motors, avec un succès foudroyant: la
même année 8 000 plans de ce type étaient mis en place aux États-Unis.
D’autres pays suivront comme la Grande-Bretagne, la Hollande et le
Japon. Le principe consiste à financer les retraites des employés par des
investissements massifs et diversifiés dans des titres de toute sorte:
actions, bons, obligations, etc. Il s’agissait d’intéresser les travailleurs
aux bénéfices des firmes et à la croissance économique en général, tout
en assurant leur sécurité à long terme. La propriété des entreprises, aux
États-Unis et en Grande-Bretagne est ainsi de plus en plus détenue par les
employés eux-mêmes, à travers les fonds de pension et les compagnies
d’assurance qui les gèrent. Une propriété collective, une sorte de
capitalisme populaire, tendrait ainsi à se mettre en place.
Les conservateurs arrivent au pouvoir en 1979 en Angleterre avec
Margaret Thatcher dont le programme est de démanteler le Welfare State,
pour rendre son dynamisme à l’économie britannique, peu performante
depuis la guerre. La victoire dans la guerre des Malouines en 1982 lui
confère une popularité telle que le programme de libéralisation pourra
être appliqué. Le premier acte sera la restructuration du secteur minier
nationalisé en 1945 et fortement déficitaire. La fermeture de puits
provoque une grève des mineurs qui dure un an et se termine par la
défaite du syndicat. Un programme de privatisation est ensuite lancé
permettant de réduire les impôts et de relancer les activités boursières.
British Aerospace, Cable & Wireless, British Rail, British Telecom,
British Airways, le gaz, le pétrole, les logements publics et des industries
diverses allaient retourner au secteur privé. La période conservatrice
s’étendra jusqu’en 1997 et le retour des travaillistes au pouvoir. Ceux-ci
maintiennent cependant les orientations libérales du pays avec Tony Blair
et le New Labour, puis Gordon Brown en 2007. ■
Après 20 ans de libéralisation, depuis 1980, le crédit et les prix sont
devenus libres, les banques et le secteur productif public ont été
privatisés, les investissements internationaux, les marchés des capitaux et
des changes ne sont plus contrôlés. Les déficits publics ont reculé (avant
2008), même si la part de l’État dans le PIB continue à augmenter (cf.
tableau 25). En 1970, il était en moyenne de 32 % dans les 22 pays de l'
OCDE, alors qu’il a augmenté de 10 points pour ces mêmes pays, et pour
certains dépassé 50 %, à la fin des années 1990. Les dépenses de transfert
(prestations sociales, subventions, RMI, etc.) sont celles qui ont le plus
augmenté: de 10-15 % du PIB dans les pays développés en 1960, elles
s’élèvent à la fin des années 1990 à 25-35 %. L'État-providence a vu son
importance s’accroître dans la période de libéralisation où pourtant
beaucoup craignaient « le démantèlement de la protection sociale ».
Un nouveau retour du balancier en faveur de l’État caractérise les
années 2000 : les risques de la dérégulation financière (crise asiatique de
1997-1998, crise argentine de 2001), les périls de la mondialisation sont
dénoncés de façon croissante (notamment à la conférence de l'OMC à
Seattle en décembre 1999), tandis qu’on accuse la libéralisation d’être à
l’origine de multiples maux, allant des accidents ferroviaires en Grande-
Bretagne à la maladie du bœuf dans ce même pays (encéphalite
spongiforme bovine, ESB ou « vache folle »). Enfin la grande crise de
2007-2008 semble mettre le clou final dans le cercueil de la
libéralisation, avec le retour en force de l'interventionnisme étatique et la
quasi-nationalisation des banques en difficulté.

Tableau 25
. Dépenses publiques en % du PIB
La troisième révolution technologique

« L'augmentation inouïe de la productivité va augmenter le niveau de vie de


l’ensemble des habitants de la planète alors que la révolution industrielle n’avait
concerné que 20 % d’entre eux. La mise en réseau de toutes les informations
disponibles permettra d’élever le niveau d’éducation et de soins. Enfin, la libre
circulation de l’information favorisera et consolidera la démocratie. Aucun
gouvernement ne pourra désormais asseoir son pouvoir sur l’ignorance. Le siècle
Internet va tout changer. » John Chambers, Cisco Systems

Dans le domaine technique, deux révolutions sont en cours, celle des


communications conduite par les ordinateurs, et celle de la vie elle-même
conduite par les biotechnologies. Ces deux domaines forment ce qu’on
appelle la nouvelle économie, en expansion rapide même si l’ancienne
continue à dominer.

La nouvelle économie…

Il est difficile de bien délimiter les activités qui caractérisent les trois
révolutions industrielles et technologiques depuis deux siècles et demi,
des chevauchements sont inévitables. Par exemple le chemin de fer
(1830) et l’acier (1860) sont à cheval entre les deux premières
révolutions; lors de la deuxième révolution industrielle, autour de 1900,
l’électronique apparaît déjà avec Bell ou Marconi; l’après 1945 est
surtout marqué par l’essor des biens de consommation durable
(électroménager, télévision, automobile), mais bien sûr l’espace,
l’informatique et les biotechnologies apparaissent déjà.

Révolutions industrielles et phases intermédiaires, 1760 à 2010

– Première révolution technologique et industrielle : textiles, machine


à vapeur, sidérurgie du fer et de la fonte, 1760-1820
- Premier intermède: chemins de fer, 1820-1860 ; sidérurgie de l’acier,
1860-1880
– Deuxième révolution industrielle et technologique: électricité,
chimie, hydrocarbures, moteurs à explosion, 1880-1920
- Deuxième intermède: biens de consommation durables (radio,
automobile, aéronautique, électroménager, télévision), 1920-1980
– Troisième révolution industrielle et technologique: biotechnologies,
génétique, technologies de l’information, technologies de l’espace,
1980-... ■

Leur véritable décollage ne se réalise que depuis les deux dernières


décennies du XXe siècle. La troisième révolution technologique
commence dans cette période, elle est centrée sur les technologies de
l’information et la biochimie, davantage orientées vers les services du
traitement et de la circulation de l’information que vers l’industrie pure.
Une nouvelle économie, l’économie informationnelle, apparaîtrait,
annoncée par le sociologue américain Daniel Bell dès 1973, selon les
tendances suivantes:
• Le temps, et non les matières premières, devient la ressource rare.
• Les connaissances ont plus d’importance que les équipements ou
les dirigeants de la firme.
• La monnaie matérielle tend à disparaître, suivant une évolution
entamée depuis John Law.
• Les pouvoirs étatiques et la bureaucratie reculent, au bénéfice
d’un ensemble de communautés reliées, en constante interaction,
une sorte de démocratie directe établissant la transparence et
surveillant les libertés grâce au réseau.
• La polyvalence dans le travail prend la place de la spécialisation:
nombre de travaux auparavant spécialisés sont faits par la même
personne, ce qui permet de réduire les gaspillages, de mieux
utiliser le temps des individus (Cohen).
• La tendance historique à la progression du salariat s’inverse au
profit du développement du travail individuel, indépendant et
décentralisé (Castells).
• Les classes sociales changent avec l’apparition d’une hyperclasse
nomade (Attali) détentrice du savoir, composée des citoyens
connectés et de l’autre côté un grand nombre d’exclus, cette
dichotomie faisant éclater le milieu, la classe moyenne.
• Les technologies de l’information deviennent le secteur moteur :
on estime qu’elles ont contribué pour un tiers de la croissance
américaine des dernières décennies et pour plus de 80 % de
l’accroissement de l’investissement, même si elles représentent
encore moins de 10 % du PIB.
• L'essor de la nouvelle économie enfin est lié à la mondialisation
puisque les nouvelles technologies rendent plus difficile pour les
États de contrôler l’échange des capitaux ou des idées, devenu
plus libre sur toute la planète.
Le bouillonnement technologique actuel a été comparé à la période des
chemins de fer vers le milieu du XIXe siècle : « C'était la folie, et en
même temps quelque chose de réel se produisait; des financiers ont perdu
leur argent, cela a été une période tumultueuse, mais les chemins de fer
ont été construits » (Ferguson). De la même façon, malgré la
multiplication des bulles et des crises accompagnant l’ère Internet, la
technologie est là, elle reste et change les modes de vie. L'économie de
l’information ou nouvelle économie concerne tout ce qui peut être
numérisé (c’est-à-dire transcrit en suite de 0 et de 1), depuis les données
statistiques ou littéraires, jusqu’aux films, spectacles, musique, images,
etc. La production de ces biens se caractérise par la présence
d’économies d’échelle infinies : les coûts de production sont élevés mais
les coûts de reproduction et de diffusion sont quasiment nuls, d’où la
possibilité de répartir des coûts fixes sur des ventes extensibles sans
limite, ou plutôt celle de la population mondiale. Une autre
caractéristique est la présence d’économies de réseau ou externalités de
réseau, c’est-à-dire le fait que la compatibilité des machines et la
connexion des utilisateurs permettent une baisse des coûts, un
phénomène qui date des chemins de fer, mais qui s’étend ici à toute la
planète.
Le premier ordinateur a été mis au point en 1946. Le transistor,
premier semi-conducteur, a été inventé en 1948 aux laboratoires Bell. Le
premier circuit intégré date de 1959, l’ordinateur personnel apparaît en
1975 et les premières liaisons Internet entre 1969 et 1972 (cf. encadré).
L'existence d’un réseau mondial est en train de changer considérablement
les relations économiques. La mondialisation et l’explosion
technologique, l’une appuyant l’autre, sont les deux moteurs de cette
nouvelle économie, ou Network Economy : « Internet permet à toute
activité de devenir transnationale: peu importe où l’entreprise se trouve,
la distance n’est pas un coût pour l’envoi d’informations » (Drucker).
L'explosion du commerce électronique en est la première caractéristique,
avec des taux de croissance de 20 à 30 % par an, même s’il représente
encore un pourcentage assez faible : 0,7 % des ventes totales sur le
marché américain en 1999, 3 % en 2007. En Europe, il représentait 4,7 %
des ventes de détail en 2009.
Au plan macroéconomique, qui devient non plus seulement national
mais mondial, cette nouvelle économie se manifesterait par une inflation
faible, du fait de la concurrence généralisée, et donc de taux d’intérêt
faibles. Les firmes recherchent dans les gains de productivité la hausse
des profits puisque l’augmentation des prix est impossible. Pour les
optimistes, les règles de l’économie seraient en train de changer: une
productivité en hausse continue, une croissance à long terme plus
régulière, l’inflation zéro et le plein-emploi réalisés! Une vision
impliquant la disparition des cycles, idée cependant contestée par la
plupart des économistes et contredite par la grande crise de 2007-2010.
Une autre interprétation, presque aussi optimiste, consiste à penser que
l’économie mondiale serait dans les premiers temps d’un nouveau cycle
long, dans sa phase ascendante. Pendant longtemps, en fait pendant les
années de ralentissement (1973-1993) du cycle précédent (1940-1993), la
mise en place des nouveaux outils des technologies de l’information s’est
faite progressivement, trop lentement pour pouvoir affecter la
productivité ou la croissance, et puis, vers le milieu des années 1990, le
seuil d’équipement a été atteint à partir duquel les effets positifs
deviennent sensibles et le cycle s’inverse. Un peu comme les innovations
de la deuxième révolution industrielle, dans les années 1870-1880
(électricité, chimie, automobile), qui ne commencent à produire leurs
effets sur la croissance globale qu’après 1896. La crise de la fin de la
décennie ne serait ainsi qu’une fluctuation dans la phase A d’un nouveau
Kondratiev (cf. p. 164).

Internet

Alors que personne n’en rêvait, que le Minitel n’était même pas né, la
première transmission d’informations entre deux ordinateurs a lieu en
octobre 1969. C'est le début d’Arpanet, embryon de ce qui deviendrait un
réseau mondial en trois décennies. La liaison historique a lieu entre San
Francisco et Los Angeles, de l’université Stanford à l'UCLA à 600 km de
là. Santa Barbara puis l’Utah suivront à la fin 1969, formant un réseau à
quatre pôles et quelques dizaines d’intervenants. En 1972 a lieu la
première démonstration publique avec quarante ordinateurs raccordés à
travers les États-Unis. En 2008, on comptait 1,45 milliard d’internautes
sur la planète, la Chine vient en tête (180 millions), suivie par les États-
Unis (163), 35 millions en France en 2009.
Les noms des inventeurs, s’ils ne nous sont pas encore familiers,
resteront sans doute dans l’histoire, aux côtés des Ampère, Faraday,
Volta, Marconi, Edison, Hertz ou Bell. Il s’agit non pas d’un inventeur
mais d’équipes entières, et il faut citer les noms de Vinton Cerf, Steve
Crocker, Jon Postel, Doug Engelbart, Robert Kahn, Joseph Licklider,
Leonard Kleinrock, Ted Nelson et Tim Berners-Lee. Le financement du
Pentagone, qui voit dans le système un moyen de contrer l’avance russe
en matière spatiale, permettra le développement des recherches.
L'utilisation d’une infrastructure existante, le réseau téléphonique, ouvre
la voie à un développement rapide et peu coûteux. L'absence d’un centre
de décision, l’apparition spontanée et anarchique de nombreux serveurs
et internautes isolés, a contribué au succès phénoménal de ce nouveau
moyen de communication. Pour relier les réseaux informatiques locaux,
il faut créer un système entre les réseaux, ou internetting, origine du mot
internet. L'idée vient ensuite de relier toutes les informations entre elles
par un système d’hypertexte (documents dotés de liens), il permet de
créer un cyberespace ou toile d’araignée à l’échelle mondiale, le world
wide web. On assiste ainsi, enthousiastes pour la plupart, un peu inquiets
pour certains, à l’abolition des distances, c’est-à-dire à « l’implosion du
monde réel » (Alberganti). Au début des années 1980, IBM avait encore
des allures de firme dominante et lorsqu’un petit groupe d’ingénieurs la
quitta avec Bill Gates à leur tête pour fonder Microsoft, ceux-ci étaient
considérés comme des casseurs de monopole. Retournement total en 20
ans, ce sont eux qui sont accusés et font l’objet de procès dans le cadre de
la législation antitrust. Cependant l’immensité, la complexité, la liberté et
l’aspect décentralisé du réseau mondial garantissent qu’il ne pourra être
dominé par une firme. En outre Internet a encore des progrès à réaliser
avant de devenir aussi fiable que les autres moyens de communication de
masse comme le téléphone, la radio ou la télévision. Le web est encore
lié à l’usage de PC, donc aux logiciels Microsoft, et ces machines
peuvent tomber en panne à tout moment; ensuite, l’utilisation du réseau
est elle-même problématique et le temps gaspillé y est énorme; enfin, la
sécurité n’y est pas toujours garantie, notamment en matière de
paiements. Des changements techniques sont donc encore nécessaires
pour en faire un moyen de masse fiable, rapide et facile d’accès. De
nombreuses connexions autres que les PC se développent et se branchent
sur le réseau, comme les téléphones portables, les agendas électroniques,
les imprimantes, les ustensiles domestiques (télévision, réfrigérateur,
automobile), dont la plupart n’auront aucun lien avec la firme Microsoft,
qui perdra nécessairement ainsi une part importante de ce marché. ■

L'autre domaine de la nouvelle économie est celui des biotechnologies,


on y trouve des firmes comme Amgen, Monsanto ou Genentech, et les
grands groupes chimiques qui ont opéré une reconversion: américain
comme DuPont, suisse comme Novartis, allemand comme AgrEvo,
anglais comme AstraZeneca et français comme Sanofi-Aventis. Leur
activité dans le génie génétique aboutit à l’élaboration de plantes
transgéniques ou organismes génétiquement modifiés, un domaine encore
mal connu et très contesté. Il s’agit par exemple du coton, du colza, du
soja, rendus résistants aux insectes et herbicides, du maïs aussi riche en
protéine que le lait, du riz contentant du fer, de la modification du lait de
vache pour le rapprocher du lait pour nourrissons, de pommes de terre
pouvant fournir de l’amidon pour l’industrie du papier, etc. La culture
d'OGM a été autorisée en Europe en 2000 avec diverses précautions
(étiquetage, localisation, autorisations décennales renouvelables). Pour
leurs défenseurs, ils permettraient d’accroître la production tout en
diminuant l’usage des pesticides polluants, ils seraient favorables au
développement agricole dans le tiers-monde grâce à des plantes résistant
à la sécheresse, la salinité, et pouvant pousser dans des endroits jusque-là
inadaptés. Ils entraîneraient une amélioration du goût, de la qualité
nutritionnelle des aliments, la mise au point de nourriture capable de
prévenir des maladies comme l’ostéoporose. Pour leurs détracteurs, ils
dissémineraient des gènes dans l’environnement favorisant une réduction
de la biodiversité et ils feraient dépendre les agriculteurs des firmes
multinationales agro-industrielles. Ils diffuseraient une résistance aux
antibiotiques chez les bactéries.
Mais la génétique a bien d’autres aspects, elle est liée aux progrès
énormes de la médecine au XXe siècle. Les organes sont maintenant
couramment transplantés, les vaccins et les antibiotiques peuvent vaincre
la plupart des bactéries, certaines maladies ont été éliminées, l’examen
du corps va de plus en plus loin grâce aux ordinateurs. Enfin la génétique
s’ajoute aux médicaments et à la chirurgie pour soigner encore plus
efficacement. Le principe est celui d’une analyse de la programmation du
corps et de l’esprit de chaque individu et d’une reprogrammation ou une
réorientation du programme génétique pour éviter la maladie.

…et l’ancienne

Gestion et concentration

Le mode de gestion des firmes a changé depuis les années 1980, on est
passé du capitalisme managérial, décrit par Galbraith, dans lequel les
dirigeants, la fameuse technostructure, avaient le pouvoir, même sans
posséder l’entreprise, à un capitalisme patrimonial dans lequel les
actionnaires font la loi. Dans le premier, seule la taille, les économies
d’échelle, le chiffre d’affaires ont de l’importance, pour le second, c’est
la rentabilité, les dividendes, c’est donc le retour au profit. La montée des
gros investisseurs collectifs (fonds de pension, fonds communs de
placement) conforte cette évolution, car ils ont les moyens de surveiller
la gestion des firmes. Cette évolution a été accompagnée d’une vague de
concentrations à la fin du XXe siècle.
La première avait eu lieu à partir de 1885, essentiellement aux États-
Unis, elle se termine sur le regroupement qui donne naissance à la
General Motors, en 1914. Les firmes qui en sont issues dominent le
capitalisme mondial jusqu’aux années 1970. Mais la troisième révolution
technologique se caractérise par l’apparition d’une multitude de
nouvelles firmes qui figurent aujourd’hui parmi les premières mondiales
(Microsoft, Google, Cisco, Intel, etc.). La deuxième vague de
concentration commence en 1980, un siècle après la première.
Cependant, ces concentrations masquent le fait que peu d’industries sont
contrôlées par de véritables monopoles et que le contrôle du marché par
un petit nombre de firmes a dans l’ensemble reculé pendant cette phase
de concentration (tableau 26). L'explication de ce paradoxe est simple :
les firmes géantes voient leur taille augmenter, mais les économies
nationales croissent encore plus vite et de nouvelles firmes apparaissent.
En outre l’ouverture des frontières augmente la concurrence
internationale et réduit le contrôle des firmes sur leur marché national.
Contrairement à une idée répandue, il n’y a donc pas de processus
historique de concentration croissante des entreprises. Les fusions des
grandes firmes ne compensent pas l’apport constant des nouveaux
arrivants.
Tableau 26
. Part des marchés mondiaux des cinq plus grandes
firmes par secteur, années 1980-1990

1988 1998

Informatique (matériels) 77 % 59 %

Informatique (logiciels) 83 % 59 %

Aéronautique/espace/défense 55 % 58 %
Automobile 59 % 56 %

Téléphone 64 % 42 %

Pétrole 44 % 42 %

Compagnies aériennes 40 % 38 %

Spectacle 61 % 70 %

Le cas de l’automobile

L'explosion de la productivité dans l’industrie a entraîné une baisse


relative de la population ouvrière: elle représentait encore 26 % de la
main-d’œuvre aux États-Unis en 1970, elle n’en représentait plus que 15
% à la fin du XXe siècle. À cette allure, elle rejoindra la population
paysanne en 2035 avec 2,6 % de la population active. Un exemple
illustre bien cette évolution; en 1955, l’ouvrier sidérurgiste américain
produisait 100 tonnes de métal par an, en 1997 1000 tonnes.
Malgré l’explosion finale de la nouvelle économie, le XXe siècle peut
être qualifié de « siècle de l’automobile ». Il s’agit en effet de la grande
industrie qui naît dans les années 1890, devient ensuite dominante et
atteint son apogée vers le troisième quart du siècle. Le produit lui-même,
la voiture, est le plus populaire, celui qui connaît le plus grand succès et
exerce la plus grande fascination. Elle introduit une merveilleuse
souplesse dans les transports, alors que les trains entre les villes et les
tramways dans les villes demandaient des infrastructures lourdes et ne
pouvaient aller partout. La voiture a permis le développement de villes
nouvelles, l’extension des habitations, une densité plus faible, à la
différence des constructions traditionnelles, à l’européenne, où les
immeubles sont concentrés autour des rues. La différence majeure entre
l’habitat de l’Ancien et du Nouveau Monde tient d’une part à l’espace
dont le second bénéficie, mais aussi au fait que l’automobile permet la
distance entre les constructions et arrive juste à l’époque de
l’accroissement massif de la population américaine et de la création de
milliers de cités sur le territoire.
Les zones rurales en bénéficient également, les transports vers les
magasins, vers les écoles, l’acheminement du courrier, etc. Les pays
neufs s’organisent en fonction de l’automobile: en 1927, les États-Unis
détenaient 80 % des voitures roulant à travers le monde avec une
automobile pour 5 habitants (1 pour 2 dans les années 1970), contre 1
pour 44 en France ou en Angleterre, 1 pour 196 en Allemagne, et moins
encore dans le reste de l’Europe. L'Australie (1/16), le Canada (1/11), la
Nouvelle-Zélande (1/10) ou l’Argentine (1/43) étaient au contraire aux
premiers rangs.
Dans les pays du Sud aujourd’hui l’automobile reste aussi le bien le
plus convoité. Les firmes multinationales estiment que le seuil de 6 000 $
par tête, qui correspond aux pays émergents, représente le basculement
dans la civilisation automobile, le niveau à partir duquel les ventes
explosent. Au début du XXIe siècle, les perspectives sont encore très
favorables pour l’industrie automobile: si on atteint maintenant une
voiture pour 1,7 habitant en Amérique, 1 pour cinq en Europe, on n’en
compte encore qu’une pour 350 en Inde et tous les pays du tiers-monde
sont largement sous-équipés par rapport aux pays développés. Les
nouveaux constructeurs, en Chine et en Inde, vont rapidement modifier la
domination traditionnelle des anciens pays industriels.
Dès les années 1930, les problèmes posés par l’automobile, symbole
de liberté et de société de consommation, commencent à apparaître: la
pollution, les encombrements, les accidents de la route, et ceux-ci n’ont
fait que s’amplifier depuis lors. On a oublié cependant qu’au début du
XXe siècle, l’automobile apparaissait comme un moyen d’accroître la
propreté: les déjections, urines, carcasses que le transport à cheval laissait
derrière lui dans les villes étaient des nuisances considérables, coûteuses
à évacuer et facilitant aussi la propagation des maladies. En 1900 à New
York les chevaux laissaient dans les rues plus d’un million de tonnes de
crottin, plus de 250 000 litres d’urine par jour, et chaque année la ville
devait déblayer les cadavres de 15 000 chevaux !

Le pétrole
La théorie de la rente différentielle élaborée par Ricardo au XIXe siècle
à propos des terres s’adapte parfaitement au marché pétrolier, le marché
de matières premières le plus important au XXe siècle pour des raisons
économiques et stratégiques évidentes. Les coûts d’exploitation diffèrent
d’un champ pétrolier à l’autre: les gisements du Moyen-Orient ou du
Texas, plus faciles à exploiter, présentent des coûts plus faibles que ceux
de la mer du Nord ou de l’Alaska. Le prix du brut doit se fixer de façon à
permettre l’exploitation du gisement le plus coûteux. La demande
mondiale détermine quel est ce gisement, puisque tant qu’elle reste
faible, il suffira d’exploiter les champs pétrolifères les plus faciles
d’accès, mais si elle augmente il faudra mettre en œuvre des gisements
plus difficiles à exploiter. La rente différentielle est la différence, pour
chaque gisement, entre le prix du brut (fixé d’après le coût du gisement le
plus difficile) et son propre coût d’exploitation. Elle sera d’autant plus
élevée que ce dernier est faible. On voit sur le graphique que si le
gisement le plus difficile correspond à un coût de 100 (Alaska) et le
moins coûteux à 10 (Moyen-Orient), la rente sera de 90 dans ce dernier,
et par exemple 85 au Texas, 80 en Libye, etc., et qu’elle sera de 10 en
mer du Nord et nulle pour le gisement le plus coûteux à exploiter, celui
de l’Alaska dans cet exemple imaginaire.

Coûts d’exploitation des champs de pétrolifères et rente


différentielle (données imaginaires)
Après une courte période de concurrence parfaite, entre 1859 et 1880,
le marché américain est contrôlé par une firme, la Standard Oil (SO)
fondée par Rockefeller en 1870. La seule concurrence est en Europe, elle
vient de la firme issue de la fusion en 1907 entre la Royal Dutch, fondée
par les frères Nobel pour exploiter le pétrole de Sumatra, et celle des
Rothschild et de Marcus Samuel, pour le pétrole du Caucase, la Shell. Le
pétrole du Moyen-Orient commencera à être exploité en 1908. En
Amérique la SO est éclatée en 34 sociétés en 1911 en application des lois
antitrust (cf. encadré p. 281), des entreprises qui seront parmi les plus
grandes compagnies du secteur au XXe siècle.
L'histoire du pétrole au XXe siècle est l’histoire du conflit pour le
partage de la rente. Dans un premier temps, les grandes compagnies, les
Sept sœurs, en obtiennent l’essentiel. Les pays producteurs, sous la
domination coloniale ou impérialiste, ne sont pas en mesure d’en prélever
une part importante. L'accord secret d’Achnacarry fixe en 1928 le partage
des marchés et le niveau des prix au bénéfice des compagnies (les septs
majors et des sociétés moins importantes: Shell, Anglo Persian Oil ou BP,
Standard Oil of New Jersey ou Esso puis Exxon, Standard Oil of New
York ou Mobil, Standard Oil of California ou Chevron, Gulf Oil, Amoco,
Total, Elf, Fina, ENI. Après la Deuxième Guerre mondiale, les
indépendances et la formation de l'OPEP en 1960, les pays producteurs
obtiennent une part croissante de la rente, surtout à la suite des deux
chocs pétroliers (quadruplement du prix du brut en 1973, doublement en
1979). Après 1983 le prix baisse en termes réels, la rente, estimée à
environ 1500 milliards, est partagée entre les compagnies qui se
regroupent (fusion Chevron-Gulf, Exxon-Mobil, Total-Fina-Elf ), les
pays producteurs qui tentent de contrôler l’offre afin de maintenir les
prix, et les États des pays consommateurs qui en accaparent également
une partie importante à travers une taxation élevée. Comme le prix du
pétrole est resté en fait stable dans la deuxième moitié du XXe siècle, en
termes réels, malgré les hausses brutales des années 1970, le conflit pour
le partage de la rente reste la caractéristique essentielle du marché
pétrolier.
Pendant la Première Guerre mondiale, la France n’avait pas de
compagnie nationale et dépendait du pétrole américain. Les taxis de la
Marne notamment avaient été alimentés par des carburants venus des
États-Unis. Grâce à la victoire de 1918, la Compagnie française des
pétroles (CFP, future Total), créée en 1924, récupère les parts de la
Deutsche Bank dans la Turkish Petroleum Cy, et à travers elle le contrôle
de gisements au Moyen-Orient. Dans les années 1960, le général De
Gaulle favorise la création d’un concurrent, qui deviendra plus tard Elf
Erap, puis Elf Aquitaine, et qui exploite des gisements au Gabon, alors
colonie française, et les ressources du gaz de Lacq dans le Béarn. En
1956, les ressources de Hassi Messaoud en Algérie sont exploitées par
les deux groupes. Albert Frère, un industriel belge, devient président du
conseil d’administration de PetroFina en 1990, le premier groupe du
pays. L'État tient à le garder sous contrôle belge et une première tentative
de vente à Elf-Aquitaine échoue. C'est finalement la compagnie française
rivale d’Elf, Total, qui en prendra le contrôle en 1998, mettant fin à 79
années d’indépendance. Un an après, le groupe prendra le contrôle d’Elf-
Aquitaine, formant ainsi le cinquième ensemble pétrolier mondial, après
Shell, Exxon/Mobil, BP et Chevron/Texaco.

Les lois antitrust aux États-Unis

En 1914, une Commission fédérale pour le commerce (Federal Trade


Commission) est créée pour faire respecter la concurrence et définir les
pratiques loyales dans les affaires. Les États ont d’abord tenté de
contrôler les trusts, mais il est vite apparu que seules les autorités
fédérales avaient le poids nécessaire. Une loi est votée, le Sherman Act,
en 1890, qui permet de mettre en prison, d’infliger de lourdes amendes à
tout membre d’une entente en vue de restreindre le commerce. Le
Hepburn Act la renforce sous la présidence et l’impulsion de Th.
Roosevelt en 1906. En 1911, à la suite de poursuites lancées dès 1903 par
Roosevelt, la Standard Oil est dissoute et éclatée en 34 compagnies
indépendantes par la Cour suprême. Une autre loi est passée en 1914 sous
Woodrow Wilson, le Clayton Anti-Trust Act, pour freiner les fusions et
les ententes de prix. La taille des firmes continue cependant à s’élever, en
l’absence même de concentration, du fait d’une croissance propre, liée au
succès de leur gestion et au dynamisme de leur marché. Contre ce type de
domination, les lois antitrust ne pouvaient rien, elles n’étaient pas
dirigées contre la taille mais plutôt contre la position de monopole. Elles
n’ont guère empêché la concentration de l’industrie américaine : en 1985,
70 % des ventes étaient réalisées par des firmes représentant seulement
un millième de l'effectif total des entreprises industrielles. Mais elles ont
permis malgré tout de contrôler les collusions à l’avantage des
consommateurs et de défendre les entreprises indépendantes. Leur
imitation à l’étranger, notamment en Europe, montre que leur effet a été
globalement favorable. De toute façon, aucun groupe dominant n’a pu
conserver longtemps une situation de monopole aux États-Unis. Le
capitalisme américain a suscité des concurrents aux groupes les plus
concentrés : « SO, US Steel, American Can, International Harvester, qui
contrôlaient au moment de leur formation bien plus de la moitié de la
production de leur branche, ont vu leur part de marché diminuer
sensiblement les années suivantes » (Asselain). Plus proche de nous, le
cas d'IBM, dominant dans les années 1960, pourrait être ajouté à la liste.
Les ressorts spontanés de la concurrence et de l’innovation semblent
donc plus efficaces que les lois contre les monopoles.

Le système global

L'économie mondialisée

La mondialisation économique peut être illustrée par le fait que le


commerce international représente en 2008 un tiers de la production
mondiale, contre 24 % en 1998 et 9 % en 1980. Les firmes
multinationales sont au cœur de cette évolution que des organismes
internationaux comme le FMI et l'OMC tentent tant bien que mal de
réguler (cf. encadré). Elles sont les moteurs du système de production
mondial intégré. Les mille plus grandes firmes dans le monde
représentent les quatre-cinquièmes de la production industrielle
mondiale; dans certains pays, comme en Irlande, elles représentent
l’essentiel de l’activité (les 2/3 de la production et la moitié de l’emploi
dans ce cas). Sur les cent entités les plus importantes à l’échelle
mondiale, quarante-cinq sont des entreprises et non des pays, en
comparant les chiffres d’affaires et les PIB.
Mais les multinationales entretiennent encore l’essentiel de leur
activité dans le pays d’origine (les 2/3 de leur production et de leurs
effectifs). Ce pays d’origine est pour 85 % d’entre elles un pays
développé, les autres venant de pays émergents. Dans ces derniers,
comme dans les pays pauvres, les firmes multinationales payent des
salaires plus élevés en moyenne que les autres firmes et créent des
emplois plus rapidement. Elles représentent le principal vecteur du
transfert de technologie vers les pays du tiers-monde (70 % des royalties
payées dans le monde pour des brevets vient de filiales de
multinationales). Elles créent des richesses, du travail et diffusent des
technologies qui permettent d’augmenter les niveaux de vie. Leur
pouvoir enfin n’est pas aussi assuré qu’il ne semble : des 500 plus
grandes firmes de la revue Fortune en 1980, 40 % avaient disparu à la fin
du siècle, à la suite de fusions ou d’absorption.

Montée des échanges internationaux dans la


production (%) Sources : 1) The Economist, 11 sept. 1999
(d’après Maddison, Irwin) ; 2) M. Fouquin, C. Herzog,
CEPII, juin 2008

Les crises financières

Les crises financières se sont succédé depuis la crise de la dette en


Amérique latine démarrée au Mexique en 1982, la deuxième crise du
Mexique en 1994, la crise asiatique partie de Thaïlande en 1997 et
étendue ensuite en Russie et au Brésil en 1998, la crise argentine en 2001
et enfin la grande crise des subprimes en 2008. Ces crises ont un
caractère nouveau: elles sont plus contagieuses du fait de la
mondialisation et elles sont plus brutales, la crise asiatique a par exemple
entraîné des chutes de 20 % dans les PIB des pays concernés, la crise de
2008 une récession mondiale. À ce problème universel de la fragilité du
système financier international, il n’y a pas de réponse commune du fait
de l’insuffisance de la gouvernance mondiale. Face aux progrès de la
mondialisation économique, il n’y a pas eu de progrès équivalents de la
gestion du monde. Les crises sont mondiales, les pouvoirs sont
essentiellement limités aux États-Nations.
En cas de crise des paiements extérieurs, les gouvernements ont eu le
choix entre se couper durablement de la communauté internationale, ou
bien recevoir les fonds du FMI, ou de l’Europe dans le cas de la Grèce en
2010, mais à condition de se soumettre à ses plans d’ajustements visant à
rétablir leurs équilibres internes. C'est toujours la deuxième option qui est
choisie car la première présenterait un coût économique, social et
politique considérable. Pourtant, le recours à l’aide extérieure est difficile
et il s’accompagne de critiques très dures contre des institutions
transformées en boucs émissaires des problèmes intérieurs: « Incarnation
d’un pouvoir supranational, imposant sa loi économique et financière aux
gouvernements de la planète, le FMI est taillé pour le rôle » (B. Stern).
Ces critiques viennent de toute part, des pays concernés, des partis de
gauche et de l’opinion dans les pays riches, qui ont vu surtout dans le
FMI une émanation de l’impérialisme américain dont les potions ont
pour effet « d’achever les malades pluôt que les guérir » (ibid.). Par
exemple, le ministre japonais des Finances dénonce son « intégrisme de
marché », la « domination américaine » qu’il subirait et son penchant à «
l’application aveugle d’un modèle universel ». Les critiques viennent
d’ailleurs des États-Unis eux-mêmes: « Inefficace, dépassé, inutile »,
selon l’ex-secrétaire au Trésor George Schultz, qui ajoutait: « Le FMI ?
Un machin multilatéral qui gaspille l’argent du contribuable américain
sur l’ordre du socialiste français Camdessus, au mépris des intérêts des
États-Unis ». Le Congrès l’accuse de permettre le maintien de
gouvernements incompétents dans le tiers-monde, etc.
Le FMI défend ses positions en avançant par exemple qu’il a engagé
des programmes de réduction de la dette pour les 35 à 40 pays les plus
pauvres dans le monde, en échange de la mise en place d’un nouveau
modèle de développement basé sur l’ouverture extérieure, la réduction de
la pauvreté, les dépenses en investissements humains (santé, éducation,
développement rural), des actions pour l’environnement et le
renforcement des institutions (notamment la mise en place d’un pouvoir
judiciaire stable et équitable). La réduction de la dette est un moyen de
faciliter le développement économique, mais elle ne va pas sans
problème. Le développement est lié au crédit, et il est essentiel de ne pas
porter atteinte au crédit dont un pays pourra bénéficier dans l’avenir. Si le
secteur privé ne lui prête plus, parce qu’il est considéré comme mauvais
payeur, son développement sera condamné. Certains pays ne veulent
d’ailleurs pas bénéficier des allègements de dette, de peur de ne pouvoir
continuer à accéder aux flux des crédits bancaires. Les stratégies du
Fonds visent à combiner allègement et maintien des flux de prêts, en liant
la réduction de la dette à l’amélioration des politiques économiques, de
façon à établir une confiance favorable à la poursuite des prêts. ■

Le GATT et l'OMC

Personne ne pouvait s’attendre à la fin des années 1940, après le


protectionnisme envahissant de la première moitié du siècle, à
l’incroyable succès du GATT dans la formation d’un commerce libre, qui
irait jusqu'au XXIe siècle. Abandonnant leur isolationnisme séculaire,
responsable de l'approfondissement de la crise de 29, les États-Unis
optent pour le libre-échange, ils s’engagent dans des négociations sur le
commerce multilatéral et proposent d’entrée des réductions considérables
des droits et autres barrières aux échanges. La domination écrasante de
l’économie américaine au sortir de la guerre, face à l’Europe dévastée et
au Japon anéanti, expliquerait ce retournement dans les traditions
commerciales américaines, mais aussi la vision d’idéalistes du libre-
échange comme Cordell Hull, Secrétaire d’État (Aff. étrangères) de
Roosevelt de 1933 à 1944 (la plus longue durée dans l’histoire de son
pays) et prix Nobel de la paix en 1945.
En réalité, la mise en place d’un système multilatéral s’est faite
difficilement. Les négociations ont été dures : les Anglais n’entendaient
pas abandonner le système de protection et de préférence dans le
Commonwealth, les Américains étaient réticents à réduire tous leurs
droits de douane en raison des puissants lobbies protectionnistes à
Washington et de l'opposition du parti républicain, traditionnellement
protectionniste depuis le XIXe siècle. L'administration Truman, acquise
au libéralisme, devait se battre à la fois à l’intérieur contre les
républicains qui multipliaient les obstacles au Congrès, et à l’extérieur
contre les pays étrangers résistant à l’idée de réduire leur protection. Les
négociations ont failli être rompues quand les producteurs américains de
laine furent bien près d’obtenir une majorité au Congrès pour une
protection spéciale. Cela aurait entraîné des initiatives du même genre
des autres industries américaines et d’autre part un retrait des pays
intéressés comme l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Le début de la
guerre froide et la crainte du communisme ont fait basculer la balance en
faveur d’un accord, les républicains ralliant finalement la position de
l’administration parce que la reconstruction de l’Europe occidentale
devenait une nécessité absolue. Le projet de création d’une OIC
(Organisation internationale du Commerce, ITO en anglais) par la charte
de la Havane ne sera cependant pas réalisé à cause de l’opposition du
Congrès, et ce n’est qu’un simple accord – agreement – qui fut signé en
1947 avec 23 pays-membres, l’Accord général sur les tarifs et le
commerce, connu sous le sigle anglais de GATT (General agreement on
tariffs and trade).
L'Organisation mondiale du commerce (OMC) a remplacé le 1er
janvier 1995 le GATT, elle compte 153 membres en 2010 et siège à
Genève comme son prédécesseur. Sa création avait été obtenue lors de la
dernière rencontre du cycle de l’Uruguay, en avril 1994. Une trentaine de
pays restent à l’extérieur, certains sont candidats comme la Russie, l’Iran
ou l’Algérie. La Chine est devenue le 136e membre en 2001. Le GATT
était un accord au départ, puis une véritable organisation internationale
qui organisait les rencontres commerciales internationales : les NCM
(Négociations commerciales multilatérales) ou rounds, huit depuis
l’origine. À Genève (1947), Annecy (1949), Torquay (1950-1951), et à
nouveau Genève (1955-1956), on a élargi l’accord à de nouveaux pays et
entamé la réduction des droits de douane. Le Dillon round (1961-1962),
le Kennedy round (1964-1967) et le Tokyo round (1973-1979) ont permis
une évolution vers des échanges plus libres avec la réduction en moyenne
des tarifs de 40 à 5 % entre les pays développés. Au fur et à mesure que
la guerre s’éloignait et que le nombre de membres augmentait, les
négociations devenaient de plus en plus difficiles du fait de la résurgence
des manifestations protectionnistes. En témoigne l’allongement de la
durée des négociations : un à deux ans au départ, puis trois, cinq et huit
ans pour l’Uruguay round (1986-1994), ce qui laisse prévoir une
négociation permanente. Le cycle du millénaire, commencé en 1999,
s’est poursuivi en l’an 2000 à Seattle par un échec dû à l’opposition et
aux manifestations des groupes hostiles à la mondialisation, tant
américains qu’extérieurs. Les négociations ont été ensuite bloquées du
fait de l’incompatibilité des positions, en particulier à propos de
l’agriculture. Le groupe de Cairns (18 pays du tiers-monde et d’Océanie)
réclame la fin des subventions agricoles de l’Union européenne et la
levée des barrières à l’entrée pour leurs produits, l’Europe entend
conserver sa politique agricole. Le nouveau cycle (Doha) porte sur les
services, l’agriculture, les investissements, la concurrence, le commerce
électronique et les normes écologiques et sociales. L'OMC représente un
progrès car elle inclut un système de règlement des contentieux entre
États, l'ORD (Organe de règlement des différends) créé à la demande de
l’Union européenne et avalisé avec réticence par le Congrès américain,
traditionnellement influencé par les lobbies protectionnistes. C'est une
avancée vers plus de justice économique internationale, en lieu et place
de la loi de la jungle qui caractérisait la planète avant la Deuxième
Guerre mondiale. C'est aussi un moyen d’éviter la multiplication des
accords bilatéraux, au bénéfice d’un droit multilatéral. ■

L'environnement et les ressources naturelles

Les problèmes écologiques ne manquent pas, depuis les villes polluées


et encombrées, les changements climatiques globaux, la déforestation,
l’extension du béton sur les littoraux et les campagnes, les ports et les
rivières empoisonnés, l’extinction de certaines espèces, etc. Les grandes
catastrophes environnementales de l’après-guerre sont les suivantes:
Minamata (Japon, 1956), Torrey Canyon (Manche, 1967), Seveso (Italie,
1976), Love Canal (États-Unis, 1978), Three Mile Island (États-Unis,
1979), Bophal (Inde, 1984), Schweitserhalle (Suisse, 1986), Tchernobyl
(Ukraine, 1986), Exxon Valdez (Alaska, 1989), Erika (France, 2000),
AZF à Toulouse (2001), Prestige (Galice, 2002), Jilin (Chine, 2005),
golfe du Mexique (Louisiane, 2010)…
Minamata a été le point de départ d’une prise de conscience
écologique mondiale : la maladie de Minamata vient de la consommation
de poisson dans la baie du même nom, polluée par des rejets d’environ
30 tonnes de mercure entre 1932 et 1968 par la fabrique Chisso, une
entreprise chimique de fertilisants, de parfums et de plastique. Elle fait
3000 victimes qui n’ont été indemnisées que trente ans plus tard. La
firme avait procédé à des versements aux pêcheurs de la baie, dès avant-
guerre, pour compenser les effets destructeurs sur les bancs de poisson,
parce que cela coûtait moins cher que d’adopter un système de
traitement, et elle ne cessa de déverser les produits toxiques qu’en 1968
parce que la technique de production au mercure était devenue obsolète.
Mais des changements positifs en matière écologique ont également eu
lieu qui sont moins connus. En effet, si les hommes avaient conservé les
mêmes modes de vie, de production et de consommation qu’au début du
XXe siècle, du fait du triplement de la population mondiale et de la
hausse massive de la production industrielle et agricole, la planète serait
aujourd’hui invivable, un endroit toxique, malsain et dangereux. Une
adaptation favorable, progressive, a donc eu lieu. Des réglementations et
des taxes ont été mises en place, les prix relatifs ont changé entraînant
des investissements dans l’environnement, des innovations se sont
multipliées pour réduire les gaspillages et la consommation excessive de
matières premières, trouver des substituts, développer des procédés plus
propres, etc. Loin de s’épuiser, les produits primaires ont vu leurs prix
baisser à long terme, aussi bien dans le domaine agricole que minier ou
énergétique (cf. graphique).
Prix réels des produits primaires au xxe siècle Source:
The Economist
Les mécanismes du marché ont joué efficacement dans les domaines
où les droits de propriété sont bien établis, par contre dans nombre de cas
le marché a été défaillant. Ainsi les réserves de pêche ont baissé
dangereusement faute d’appropriation, la pollution de l’air, de la terre et
des eaux également n’est pas reflétée dans les prix et aucun mécanisme
n’a permis de la freiner. D’autres problèmes se sont greffés à cela comme
la difficulté scientifique d’évaluation. Les moyens de l’homme sont
encore imparfaits, la terre et la nature sont immenses et impossibles à
dominer, ni même à expertiser. Les spécialistes ne sont par exemple pas
d’accord sur les conséquences des changements climatiques (un accord
relatif sur un lent réchauffement semble cependant se dégager parmi les
scientifiques, mais non sur ses causes humaines, comme les débats autour
du GIEC l’ont montré), sur l’évolution de la couche d’ozone, sur les
conséquences de la déforestation, sur la disparition ou non de certaines
espèces. Les prévisions établies par les études sont rarement constatées
dans la réalité, quelques décennies plus tard.
L'exemple le plus frappant est le célèbre rapport Meadows du Club de
Rome en 1972 (The Limits to Growth) dont aucune des prévisions n’a été
réalisée. On pourrait multiplier les exemples: ainsi les pluies acides
étaient censées faire disparaître à terme la forêt européenne et notamment
en Allemagne. On s’aperçoit cependant que sa surface a progressé.
L'homme doit admettre qu’il est encore loin de maîtriser et même de
comprendre la nature. Un autre problème est l’éclatement des centres de
décision: malgré les conférences mondiales qui se succèdent – comme
celle de Copenhague en 2009 – aucun accord global, aucune stratégie
cohérente de l’humanité, contrôlée par une instance rationnelle
supranationale n’a pu se mettre en place. L'Amérique et l’Europe ont des
points de vue différents sur les priorités, le Nord et le Sud des stratégies
opposées. Les pays développés, les premiers touchés par la pollution
industrielle, les plus sensibilisés aux problèmes de l’environnement, ont
le plus progressé. Ainsi les nuisances urbaines y ont reculé partout grâce
au contrôle progressif des véhicules et des usines. Des usines de
traitement ont permis d’assainir rivières et océans depuis les années
1960. Les pays en développement et les pays de l’Est ont enregistré au
contraire une aggravation considérable de la pollution. Un autre clivage
est celui de la démocratie: les pays démocratiques ont mieux contrôlé les
nuisances que les dictatures, simplement parce que les victimes
pouvaient faire entendre leur voix. Ainsi la catastrophe de Minamata,
celles de Seveso et de Bhopal, Erika ou le Prestige en Europe, ont reçu
une plus grande attention des pouvoirs publics que la pollution de la mer
d’Aral et son recul massif ainsi que celle du nord de la Russie par le
stockage de matières radioactives pendant la période socialiste. De la
même façon, les effets de l'industrialisation accélérée en Chine sont
minimisés.

Les blocs régionaux

La mondialisation économique va de pair au XXe siècle avec un


émiettement de la planète qui compte 203 États en 2010 (dont 10
contestés2, même s’ils ont aussi tendance à se regrouper en unions
économiques. Pour les spécialistes, l’éparpillement est complémentaire
de ces regroupements, en favorisant la région face à la nation. En Europe
on avait cinq cents entités politiques au XVIe siècle, il n’en restait plus
que trente au XIXe, mais au XXe siècle c’est l’évolution inverse qu’on
constate avec la disparition des empires: austro-hongrois, allemand,
russe, ottoman, soviétique. Même phénomène à l’échelle mondiale avec
la fin des empires coloniaux: l’Afrique noire passe de sept entités
politiques à cinquante dans les années 1960, l’Asie connaît la même
évolution, l’Amérique latine, indépendante depuis 1822, est au contraire
stabilisée politiquement. Cette prolifération est considérée comme un
danger par les politologues car des petits États ont des institutions faibles
qui laissent apparaître des zones de non droit, des zones grises, en proie à
des guerres et des pouvoirs mafieux. La faiblesse de l’État empêche le
bon fonctionnement de l’économie de marché, les coûts de transaction
augmentent et le développement économique est bloqué. Le mouvement
continue et continuera au XXIe siècle, pour des raisons diverses: une
minorité opprimée aspire à l’indépendance (Kosovo, Timor) et l’obtient,
ou bien au contraire une partie plus riche veut se détacher du reste du
pays qu’elle considère comme un boulet (Singapour, pays Baltes,
Slovénie, Tchéquie). On pourrait aller ainsi vers des milliers de nations à
travers la planète et non plus des centaines, si on considère qu’il y
cohabite cinq mille ethnies différentes…
La mondialisation s’accompagne d’un resserrement des liens entre les
pays voisins dans chaque aire géographique et géopolitique. L'Union
européenne en représente le modèle le plus achevé, mais elle n’est pas la
seule: une centaine d’États, contre 25 en 1990, font partie d’une aire
régionale, comme l'ALENA en Amérique du Nord, le Mercosur au sud,
la CEDEAO en Afrique de l’Ouest ou l'ASEAN en Asie du Sud-Est. Le
risque est la constitution de forteresses protectionnistes qui freineraient le
commerce international et créeraient des effets de détournement des
échanges néfastes à une allocation efficace des ressources à l’échelle
mondiale, et donc à la croissance. Cependant, si le modèle est celui de
l’Union européenne, caractérisée par une protection extérieure faible et
en baisse constante depuis 1957, les effets favorables de création de
commerce peuvent l’emporter largement et favoriser la croissance
mondiale. L'analyse économique a montré dans la théorie des unions
douanières que l’intégration régionale ne représentait au mieux qu’un
optimum de second rang par rapport à une situation de libre-échange
généralisé. Mais la théorie présente l’inconvénient d’être statique, de ne
pas prendre en compte les effets dynamiques favorables de tels
regroupements (création d’industries, économies d’échelle) et de se
limiter aux effets économiques alors que des effets politiques sont aussi
recherchés par ces unions et en particulier la création de nouvelles
entités, comme par exemple une fédération européenne envisagée un
moment. En outre, si le libre-échange global est préférable aux blocs
régionaux, il reste un objectif utopique, alors que la réalisation de zones
régionales de libre-échange ou d’unions douanières est un fait. On peut
donc considérer que régionalisme et multilatéralisme ne s’opposent pas
nécessairement, à la condition de faire en sorte que les blocs régionaux
soient ouverts et non fermés comme c’était le cas dans les années 1930.
Pour les uns, la mondialisation est un phénomène positif puisqu’une
économie mondiale intégrée conduit à une meilleure division
internationale du travail et une hausse de la productivité et des niveaux
de vie dans le monde. Les pays à bas salaires se spécialisent dans les
activités de main-d’œuvre, ce qui permet aux pays riches d’utiliser la leur
de façon plus productive dans les secteurs à haute technologie. Les
firmes multinationales exploitent davantage les économies d’échelle
potentielles, elles facilitent les transferts de technologie et les effets
d’apprentissage pour les pays en développement, tandis qu’elles
apportent des produits à bon marché pour les consommateurs. La
concurrence est renforcée par le processus ce qui permet d’abaisser les
prix, d’accroître la qualité et stimuler l’innovation. Le capital va dans les
emplois les plus productifs au lieu de devoir rester dans des emplois
intérieurs à faible rentabilité. La libre circulation des capitaux permet
d’accélérer le développement des pays pauvres tout en assurant une
diversification des risques pour les investisseurs des pays riches.
Pour les autres, la mondialisation entraîne, dans les pays développés, à
cause de la concurrence des pays du tiers-monde, des destructions
d’emplois, la baisse des salaires des travailleurs peu qualifiés et
l’aggravation des inégalités sociales. Dans les pays pauvres, elle favorise
l’exploitation de la main-d’œuvre et le maintien de conditions sociales
désastreuses. Les firmes multinationales, non contrôlées de façon
démocratique, organisent les délocalisations vers les pays à bas salaire,
pillent les ressources naturelles du monde et interviennent dans la
politique locale pour maintenir des régimes réactionnaires et corrompus.
On assiste à une course vers le niveau le plus bas au fur et à mesure que
tous les pays réduisent leur protection sociale, les salaires, les normes de
santé et de sécurité, la protection de l’environnement, etc., pour rester
compétitifs. En plus, les gouvernements perdent le contrôle des politiques
économiques nationales et voient leur souveraineté reculer, tandis que
des marchés financiers non dirigés, irresponsables, provoquent des crises
financières chaotiques comme au Mexique en 1994, en Asie en 1997 et
dans le monde entier en 2008.
Le second point de vue est favorable à la nation, au maintien de sa
souveraineté et de son identité, de ses caractéristiques culturelles propres.
Il craint que l’extension du marché ne produise la fusion de l’humanité
dans un même moule et la disparition des cultures locales. Le point de
vue libéral au contraire est internationaliste, il est favorable à un recul
des États nationaux et à la généralisation des échanges. Il n’y a pas plus
de raison de vouloir conserver les barrières à la circulation des hommes,
des biens et des capitaux entre les pays, qu’il y en avait au XVIIIe siècle
de vouloir les garder entre les provinces d’une même nation. Ce qui est
bon à l’intérieur d’un pays entre ses régions, l’est aussi entre les
différents peuples à l’intérieur d’un continent et même pour la planète
dans son ensemble. Il voit l’humanité évoluer de façon positive vers un
futur gouvernement mondial, supranational, où les conflits seraient
résolus de façon pacifique et où les forces du marché permettraient la
hausse générale des niveaux de vie.
1 En 1918 pour les femmes de plus de 30 ans, en 1928 pour toutes.
2 Abkhazie, Kosovo, Nagorno-Karabakh, Chypre nord, Palestine, République sahraouie,
Somali-land, Ossétie du Sud, Taiwan, Transnitrie. Les 193 pays reconnus sont ceux de l'ONU
(192), plus la Cité du Vatican.
Conclusion

O wonder! How many goodly creatures are there here!


How beauteous mankind is! O brave new world,
That has such people in’t!
Miranda, La Tempête, Shakespeare

L'histoire économique à long terme de l’humanité peut être divisée en


trois époques: celle de l’économie préhistorique basée sur la chasse et la
cueillette, celle de l’économie agricole sédentaire basée sur l’élevage et
la culture, celle enfin de la croissance économique moderne née en
Europe au XVIIIe siècle et se diffusant progressivement au monde entier.
Cette dernière est basée sur les échanges, les découvertes techniques et
scientifiques, l’augmentation de la productivité et l’allongement de la
durée de vie. Ces trois époques se sont bien sûr succédé mais elles
peuvent encore se rencontrer dans le monde au début du XXIe siècle
depuis les peuples de chasseurs d’Amazonie ou de Nouvelle-Guinée, les
paysans africains, asiatiques ou andins, et les citadins un peu partout. Les
prochaines générations seront sans doute les dernières à les voir
coexister, du fait de la mondialisation. On peut essayer d’établir un bilan
de la période contemporaine, avant d’esquisser une prospective à travers
les idées actuelles. Les points suivants résument tout d’abord les
évolutions en cours:
- De même que le capitalisme financier du XVIIe siècle a suivi le
capitalisme commercial du XVIe, le capitalisme industriel des
XIXe et XXe siècles, serait suivi au XXIe d'un capitalisme
cognitif, c'est-à-dire basé sur la connaissance, une économie du
savoir.
- Le secteur agraire (agriculture, élevage, exploitation des forêts,
pêche) représentait 28 % de l’emploi en 1913 aux États-Unis, 41
% en France, 60 % au Japon et 12 % en Grande-Bretagne, il est
passé à moins de 5 % au début du XXIe siècle dans ces pays. Ce
secteur qui a concentré l’essentiel de l’effort humain depuis des
millénaires, un effort dur, long et quotidien, n’est actuellement
qu’une activité marginale. Dans le même temps, la productivité
et la production y ont augmenté de façon extraordinaire.
- Le secteur des services, qui occupait dans les mêmes pays 43 %
(US), 27 % (F), 22 % (Jap.) et 44 % GB) de la main d’œuvre,
essentiellement dans des travaux de domestiques, en emploie
maintenant de 60 % à 75 %, la plupart dans des activités plus
nobles, liées notamment à l’information. Les emplois
domestiques se sont réduits à une proportion infime grâce à la
mécanisation des tâches ménagères.
- L'industrie a vu sa part augmenter dans un premier temps,
l’emploi industriel est devenu massif, comme la production,
l’urbanisation, et parfois aussi le chômage. Les processus
automatiques, mécanisés, standardisés, ont remplacé le travail
qualifié plus proche de l’artisanat: l’exemple des milliers
d’ateliers de production d’automobiles, toutes différentes, vers
1900, qui se transforment en une poignée de firmes
multinationales géantes, illustre cette évolution. Puis, dans les
dernières décennies du XXe siècle, on a assisté au retour des
travailleurs qualifiés et professionnalisés dans les usines,
devenant des ouvriers en col blanc. Le savoir, la matière grise,
dominent l’énergie mécanique et la force matérielle.
- La consommation de masse s’est établie dans les années 1920 en
Amérique du Nord, puis a gagné après la guerre l’Europe
occidentale, le Japon et les pays émergents en Asie et en
Amérique latine. En même temps, les communications de masse,
la publicité de masse, le syndicalisme de masse, l’éducation de
masse, la santé publique accessible au plus grand nombre, se
sont développés menant à une uniformisation internationale des
modes de vie. Les inégalités sociales ont fortement diminué
grâce aux mécanismes sociaux de protection et de redistribution,
et grâce à la hausse générale de la consommation. Mais les
dernières décennies ont vu un accroissement des inégalités dans
la plupart des pays sous l’effet de la révolution technologique en
cours et de politiques plus libérales.
- La part de l’État et des dépenses publiques a augmenté partout: en
1913, ces dernières représentaient 8 % du PIB aux États-Unis,
mais 37 % en 2007 ; même évolution dans les autres pays: 9 % à
52 % en France, 13 % à 44 % en Grande-Bretagne, 14 % à 36 %
au Japon, 6 % à 53 % en Suède, etc. L'essentiel de cet
accroissement, financé par des impôts accrus, est allé dans les
prestations sociales. Le capitalisme, qui avait accru l’insécurité
au XIXe en faisant reculer les liens traditionnels à la terre, à la
famille, au village, à la foi, à la communauté, tout cela au profit
du rapport salarial éminemment fragile, a réintroduit au XXe
siècle un immense dispositif de filets de sécurité qui fait
apparaître la période du capitalisme sauvage entre 1780 et 1940
comme une sorte de longue parenthèse.
- La durée de travail moyenne a baissé d’environ 2 700 heures par
an au début du siècle dans les pays développés, à 1400-1800
aujourd’hui. La durée des congés a augmenté – 2 à 3 semaines
aux États-Unis et au Japon, 5 à 6 semaines en Europe – et leur
paiement au salaire habituel est devenu général. Les activités de
loisirs ont progressé en conséquence (de 2 à 3 % du PIB au début
du siècle à plus de 10 % maintenant).
- Le XXe siècle a vu les démocraties battre d’abord le fascisme dans
une guerre classique, puis le communisme dans une guerre
froide. La démocratie est l’idée que chaque individu doit avoir
son mot à dire dans l’établissement de la loi. À la fin du siècle,
les quatre libertés de Roosevelt ont dans l’ensemble gagné du
terrain dans le monde: liberté de croyance, liberté d’expression,
droit de ne pas avoir peur (Freedom from fear), droit de ne pas
être dans le besoin (Freedom from want). On comptait en 1900
43 nations indépendantes seulement, du fait de l’extension du
colonialisme, et seulement six d’entre elles étaient des
démocraties. En 1980, sur 121 pays, il y avait 37 démocraties
représentant un tiers de la population mondiale; enfin, en 2009,
on avait 193 pays dont 89 démocratiques comptant pour 46 % de
la population de la planète.
- Cinquante des États de la planète appartiennent au monde
développé. La liberté économique a également progressé puisque
l’économie de marché et le libre-échange ont gagné presque
partout. La nécessité du marché n’est plus guère contestée et
comme le remarque le prix Nobel de sciences économiques en
1998, Amartya Sen, récompensé pour ses travaux sur les aspects
sociaux du développement: « Le mécanisme du marché est un
arrangement de base à travers lequel les gens peuvent interagir
les uns avec les autres et entreprendre des activités mutuellement
avantageuses. Dans cette optique, il est très difficile de
comprendre qu’un critique raisonnable puisse s’opposer à ce
mécanisme en tant que tel. »
- La production mondiale tend à se rééquilibrer au bénéfice de la
région du monde la plus peuplée, l’Asie, comme cela était le cas
avant la révolution industrielle qui a favorisé l’Europe et les pays
de peuplement européen (voir graphique).
Origine de la production mondiale, de l’an 1 à 2001
Source : Angus Maddison, The World Economy, OCDE,
2003 (l’échelle des temps n’est pas proportionnelle)
Selon Fukuyama (The end of history?, 1989), « liberal democracy and
a market-oriented economic order are the only viable options for a
modern society ». Tous les pays tendant à adopter ce double système - en
dehors de quelques zones de chaos en Afrique et en Asie et les rares
tenants du socialisme réel comme la Corée du Nord ou Cuba -, les sujets
de conflit iraient en s’atténuant. Comme tout le monde fait la même
chose à peu près de la même façon, il y a moins de motif idéologique
pour entrer en guerre. Ensuite les démocraties tendent à mettre en place,
à l’échelle internationale, des institutions de surveillance, de concertation
comme la SDN, puis l'ONU, basées sur la loi majoritaire, pour éviter le
déclenchement des guerres. D’où l’affirmation que « les démocraties ne
se font pas la guerre ». Elle n’est pas à prendre comme une vérité
absolue, il peut y avoir des guerres entre démocraties (quoique les XIXe
et XXe siècles n’en donnent guère d’exemple), mais les chances de la
paix auront néanmoins progressé. Le syllogisme démocratique de
Fukuyama relie la démocratie et la mondialisation: 1) La prospérité
amène la démocratie; 2) La démocratie amène la paix; 3) Le commerce
international encourage la démocratie et la paix.
Un autre élément joue qui renforce ces chances: l’élévation du niveau
de vie. En effet les jeunes hommes qui sont partis à la guerre en 1914
venaient souvent de milieux pauvres, de familles nombreuses, à la ferme,
à l’usine ou à la mine. Ils avaient grandi à la dure et leur horizon était
plutôt bouché. Ainsi, non seulement ils étaient capables de supporter les
conditions épouvantables du front, mais aussi ils pouvaient y voir une
aventure qui les libérait d’une vie pauvre et morne. Aujourd’hui, il en va
tout différemment dans les pays développés. Les familles n’ont souvent
qu’un garçon et n’ont guère envie de le voir partir sur les champs de
bataille. Ces garçons eux-mêmes sont bien informés, par les films, la
télévision, les médias, des conditions de la guerre, ils ont grandi dans un
milieu confortable, étudient ou travaillent dans des locaux agréables, ont
des chances de réussite, et « ils ne sont pas très anxieux de découvrir à
quoi cela ressemblerait de trébucher à travers un champ, armé d’un fusil,
pendant que des gens vous tirent dessus…» (Beedham). Enfin la montée
des femmes dans la société et dans le domaine politique contribue encore
plus à faire reculer l’esprit guerrier. Des gouvernements et des parlements
où elles occupent la moitié des postes ont plus de chance de rechercher
des solutions pacifiques, d’éviter le recours à la force.
On aboutirait ainsi à l’État post-moderne, cet état démocratique au
capitalisme mixte caractérisant l’Europe jusqu’aux frontières orientales
de la Pologne et de la Roumanie, mais aussi tous les pays développés
hors d’Europe, et les pays émergents comme l’Argentine, le Chili, le
Brésil, la Corée du Sud, etc. La guerre entre eux est devenue
inconcevable, et dès lors une forme ou une autre d’unification politique
est envisageable et prévisible. En Europe, là même où le concept d’État-
nation a été inventé, est en train de se créer une nouvelle entité
multiétatique, multilingue, multiculturelle qui recouvre l’essentiel du
continent.
Une conception moins optimiste est celle de Samuel Huntington pour
qui l’appartenance culturelle est le principal facteur qui modèlera les
relations internationales et même provoquera les futurs conflits. Les
idéologies sont mortes, les nations dépérissent, les civilisations prennent
leur place et elles sont infiniment mieux ancrées que les idées: « Mon
hypothèse est que la source fondamentale des conflits dans le monde à
venir ne sera plus en premier lieu idéologique ou économique; les
grandes divisions de l’humanité et les sources essentielles de conflits
seront culturelles…Les peuples et les pays avec des cultures semblables
se rapprochent, les peuples et les pays à cultures différentes éclatent ».
Dans son célèbre article, le choc, le heurt (clash) des civilisations, il
distingue neuf grandes entités qui seront en rivalité au XXIe siècle :
l’Ouest, le monde arabe, l’Afrique noire, l’Amérique latine, la zone
confucéenne, le Japon, le monde slavo-orthodoxe, la zone bouddhiste
(Mongolie, Tibet, Thaïlande…) et le sous-continent hindouiste (cf. carte).
Les chevauchements de ces grandes cultures impliquent des conflits,
comme les plaques tectoniques qui se heurtent provoquent des
tremblements de terre. La mondialisation multiplie les contacts et donc
les risques d’opposition entre ces groupes, alors que les frottements
étaient infiniment moins nombreux auparavant quand chacun restait dans
son aire culturelle.

Le monde selon Huntington Source: The Economist, 9


novembre 1996
Ces civilisations sont définies largement comme « le niveau
d’identification le plus étendu dans lequel un individu se reconnaît
intensément ». Soumis à des critiques multiples (l’Occident est venu au
secours de musulmans contre des Slaves au Kosovo, les chrétiens et les
musulmans ont combattu côte à côte dans la première guerre du Golfe,
les pays arabes ne font pas mine de s’unir, ni les pays africains, l’Ouest
est lui-même divisé autour de l’Atlantique, certaines zones sont très
hétérogènes comme la zone bouddhiste dont les pays ne sont même pas
limitrophes, de nombreux conflits traversent les aires culturelles comme
ceux qui opposent les islamistes à leurs gouvernements, les deux Corées
ou Taiwan à la Chine, etc.), sa vision a évolué et Huntington parle plutôt
d’un monde multipolaire fait de régions vaguement soumises à des
influences culturelles.
Deux éléments sont nécessaires pour définir un sentiment
d’appartenance solide: une idéologie et un passé culturel communs. Par
exemple, l’Occident dispose des deux éléments: d’une part un fonds
culturel qui vient du monde gréco-romain, et d’autre part une idéologie
basée sur la responsabilité individuelle proclamée par la Réforme des
XVe-XVIe siècles et conduisant à la démocratie. La Chine et le monde
slave partagent également deux éléments, mais le monde islamique n’est
pas dans ce cas: il dispose d’une « idéologie » commune, en l’occurrence
la religion musulmane, mais il n’y a pas de patrimoine culturel commun,
on ne peut par exemple assimiler les traditions du Maroc avec celles de
l’Iran, sans parler du Pakistan ou de l’Indonésie. À l’inverse, le Japon
dispose d’une culture commune, et pour cause, il forme dans la typologie
de Huntington une zone culturelle à lui tout seul, mais il n’a pas
d’idéologie anciennement ancrée. Le tableau suivant résume ces
différences, le nombre de symboles indiquant la plus ou moins grande
homogénéité des deux éléments.

Mais quelle que soit l’évolution à venir, si on se retourne vers le passé,


le millénaire qui s’est achevé à la fin de l’an 2000 a été le millénaire de
l’Occident. Les nations occidentales ont en effet exercé une domination
qui est maintenant remise en cause. Mais les idées, les techniques, la
science, les religions, les systèmes politiques, les armes, les arts, les
modes de production, les firmes, les monnaies, tout cela a été exporté et
s’est implanté à travers la planète. Le monde que nous connaissons est
encore largement façonné par la culture occidentale. Nul doute qu’une
redistribution des cartes, avec la montée des pays émergents sur les cinq
continents, et surtout la puissance de la Chine, ne continue à caractériser
la suite du XXIe siècle.
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