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18/02/2024, 17:42 Chapitre 7. Les systèmes internationaux au xxe siècle | Cairn.

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Chapitre 7. Les systèmes internationaux au xxe siècle


Robert Frank
Dans Pour l’histoire des relations internationales (2012),
pages 187 à 215

Chapitre

D ans le chapitre 25, Georges-Henri Soutou traite de la question de « l’ordre


européen », du système européen, ou plutôt des systèmes européens successifs. Il
souligne à juste titre l’importance du « concert européen » dont la naissance et
1

l’apogée se situent dans la première moitié du XIXe siècle, mais qui perdure plus ou
moins ensuite, quasiment jusqu’à nos jours, au point d’être à certains moments au cœur
du système des relations internationales. C’est l’évolution de ce dernier au XXe siècle et
au début du XXIe, au niveau mondial, et pas seulement européen, qui est l’objet de la
présente ré lexion. Tous les facteurs seront pris en compte, politiques bien évidemment,
mais économiques et culturels également. Tous les acteurs aussi, tant les puissances que
les acteurs non étatiques. Pour Gordon Craig et Alexander George, un système
international est viable lorsque trois conditions sont réunies : un accord entre les
principaux États sur les objectifs, re létant des valeurs partagées ; une structure du
système adaptée à la puissance et à la position des États participants ; un accord sur les
procédures – normes, règles, pratiques, institutions – pour atteindre les objectifs visés [1].
Ajoutons que le partage des valeurs et le consensus sur les normes et les règles doivent
aussi émaner – et de plus en plus depuis trois ou quatre décennies – des sociétés elles-
mêmes, en dehors de la sphère étatique. Seront prises en compte également les trois
mondialisations [2] que les historiens distinguent : la première, des années 1880 à 1914, la
deuxième pendant les années vingt et la troisième des années soixante-dix à nos jours.
Elles sont intégrées dans une chronologie qui se déroule en sept phases, elles-mêmes
inscrites dans trois grandes périodes.
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Au temps des grandes puissances classiques (1880-1941)

Jusqu’au tournant de 1941, le système international repose sur les grandes puissances au 2
sens classique du terme et, malgré l’ascension des États-Unis, il est encore dominé par
les Européens qui donnent leur marque à la première mondialisation.

La Belle Époque : première mondialisation, impérialismes et


bipolarisation du monde (1890-1914)
Pour beaucoup d’historiens, cette première mondialisation se situe à la fin du XIXe et au 3
[3]
début du XXe siècle . Cette époque est en e fet caractérisée par une intensification du
commerce international et de la circulation des capitaux à l’échelle mondiale, à un
niveau tel qu’après l’interruption de cette dynamique par la guerre de 1914-1918, il sera
retrouvé dans les années quatre-vingt seulement. Cette internationalisation
économique est favorisée par la stabilité monétaire, fondée sur le système des parités
fixes autour de l’étalon or – les grandes monnaies sont convertibles en ce métal précieux
–, et par la prédominance de la livre sterling. Celle-ci est devenue un triple instrument :
de mesure des principaux cours mondiaux, de paiement pour la plupart des
transactions internationales et de crédit pour le financement du négoce planétaire. La
révolution des transports et des communications atteint ses e fets en commençant
d’une façon spectaculaire une contraction de l’espace et du temps [4]. Cette
mondialisation a fecte aussi des domaines autres que le domaine technico-
économique : elle se manifeste par des transferts culturels, des phénomènes
d’acculturation, des circulations d’idéologies qui touchent tous les continents d’une
façon accélérée. Elle touche le champ politique dans la mesure où les grandes puissances
qui n’ont pas encore une vision mondiale de leurs a faires sont incitées à en avoir une.
Ainsi, à partir de 1890, Guillaume II opte pour une Weltpolitik qui remplace la diplomatie
eurocentrée de Bismarck. Mais, cette première mondialisation ne change pas en
profondeur les structures politiques du monde. Il peut y avoir des idées « mondialistes »,
des revendications de « gouvernement du monde », – le livre Pour la Société des nations de
Léon Bourgeois date de 1910 –, mais sans début de réalisation. Significatifs sont
cependant les résultats des deux conférences de La Haye de 1899 et de 1907 : les États ont
espéré trouver des solutions e ficaces pour réglementer le recours à la guerre (jus ad
bellum) en créant la Cour permanente d’arbitrage ; d’autre part, ils ont fait faire un bond
en avant au droit international humanitaire, en établissant des règles fondatrices –
traitement des prisonniers, des blessés, des populations dans les territoires occupés – à
respecter pendant la guerre (jus in bello).

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La Belle Époque est aussi celle des beaux jours de l’impérialisme colonial ou non 4
colonial, qui est à la fois un signe et un facteur de la première mondialisation,
essentiellement une européanisation économique et culturelle du monde. Elle suit et
prolonge une période d’expansion des États européens en Afrique et en Asie. C’est
également le temps de la mise en place de « zones d’in luence économique » en Chine,
dans l’Empire ottoman, sans recours à la tutelle politique ou militaire directe. La période
est surtout caractérisée par la rivalité extrême de ces impérialismes qui trouve son
apogée dans les deux crises marocaines qui opposent la France et l’Allemagne en 1905 et
en 1911.

La gestion politique de ces tensions et relations internationales est contrôlée par les 5
grandes puissances européennes, encore centrales dans le système mondial. Certes, les
États-Unis sont depuis les années 1890 la première puissance industrielle du monde. Ils
dépassent désormais le Royaume-Uni et la France, relégués respectivement à la
troisième et à la quatrième place, l’Allemagne s’installant au deuxième rang. Mais les
Américains laissent encore la suprématie commerciale, financière et monétaire aux
Britanniques. Surtout, leur poids politique n’est pas primordial dans les relations
internationales, bien qu’il ait grandi depuis leur victoire militaire sur l’Espagne de 1898
et que le président Theodore Roosevelt ait joué un grand rôle à la conférence d’Algésiras
de 1906 pour arbitrer le di férend franco-allemand à la sortie de la première crise
marocaine. D’une façon continue, ce sont plutôt les grands États d’Europe qui règlent la
vie internationale. Mais, le « concert européen » né en 1815 a du mal à fonctionner en ce
temps de rivalités impériales et d’essor des nationalismes [5]. Ceux-ci ont deux formes
désormais, bien distinguées par René Girault. Il y a d’abord le « nationalisme
d’existence » qui a traversé tout le XIXe siècle et coïncide avec le « mouvement des
nationalités » : les « patriotes » se battent pour que leur nation obtienne un État qui
n’existe pas ou qui n’existe plus, ou pour qu’elle accède au moins à une certaine
autonomie politique dans l’empire multinational où elle est située ; c’est encore le cas au
début du XXe siècle de nombreuses populations au sein des Empires austro-hongrois,
russe et allemand, ainsi que des Polonais, partagés entre ces trois empires. Il s’y ajoute,
et c’est nouveau, un « nationalisme de puissance », celui des nationalistes qui, dans un
État-nation constitué, exacerbent le sentiment national pour revendiquer en politique
intérieure un exécutif plus fort, voire autoritaire contre tous les « diviseurs » de la
nation, et proclament la supériorité de celle-ci pour revendiquer plus d’in luence, voire
plus de territoires à l’extérieur des frontières. Toutes ces tensions impérialistes et ces
émotions nationalistes ne sont pas à elles seules à l’origine de la guerre de 1914. Les
premières sont tempérées, surtout après 1911-1912 nous l’avons vu [6], par les besoins de
coopération économique internationale au sein de nombreux milieux d’a faires des
di férents pays ; les secondes sont contrebalancées par la montée parallèle des
pacifismes. En revanche, elles ont favorisé la création de deux blocs d’alliances
antagonistes, la Triple Alliance et la Triple Entente. C’est cette bipolarisation du système
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européen et donc mondial – du fait de la place de l’Europe dans le monde – qui, après les
guerres balkaniques de 1912-1913 et pendant la crise de juillet 1914, a facilité l’engrenage
fatal des entrées en guerre.

Les années vingt : deuxième mondialisation et chevauchement de


plusieurs systèmes internationaux
La Grande Guerre interrompt la dynamique de la mondialisation économique. Le grand 6
commerce se cloisonne à l’intérieur des camps belligérants, avec des di ficultés pour les
neutres d’assurer leur liberté de transaction. Le fonctionnement du système de l’étalon
or est interrompu, car les grandes monnaies, y compris la livre-sterling – mais non le
dollar –, suspendent leur convertibilité en métal précieux et deviennent lottantes : leur
cours est fixé par le rapport entre l’o fre et la demande, et leur lottement n’est limité
que si les banques centrales les soutiennent sur le marché ou si un accord est passé entre
instituts monétaires alliés. La guerre met les États-Unis sur le devant de la scène à partir
de 1917, son intervention dans le con lit ayant été décisive. Le con lit change
radicalement le rapport des forces. Grâce à lui, l’Amérique, déjà première puissance
industrielle, accède aussi au premier rang commercial et financier. En inventant dans
les années vingt la première société de consommation, elle lance un modèle,
l’américanisation, qui fait que cette deuxième mondialisation n’est plus seulement
l’européanisation du monde. Le dollar est en passe de supplanter le sterling sur la scène
mondiale. Les Américains acceptent même, pour un temps, de jouer le principal rôle
politique dans les a faires internationales. Il n’est pas douteux en e fet que la présence
de Wilson à la Conférence de la paix en 1919 ait changé la donne. Les Quatorze points du
président américain, annoncés dès janvier 1918, sa volonté de mettre fin à la diplomatie
secrète et traditionnelle, son ambition de créer une organisation universelle de paix
paraissent ouvrir une ère nouvelle dans les relations entre les États et les peuples.
D’emblée, pourtant, il est lagrant que de nombreux éléments hérités du XIXe siècle
allaient survivre et que le monde connaîtrait un chevauchement de plusieurs systèmes
internationaux.

L’ordre colonial subsiste et atteint même son apogée. La France et le Royaume-Uni se 7


partagent la plus grande partie des possessions de l’Allemagne vaincue. Ces deux États
voient leur domaine de contrôle impérial parvenir à son extension maximale grâce
également aux « mandats de la SDN » que le traité de Sèvres leur donne sur les territoires
arabes de l’Empire ottoman vaincu. Les « colonies » – au sens large du terme, peu
importe si leur statut précis est celui de colonie, de protectorat, de « mandats », etc. –
prennent de plus en plus d’importance dans l’économie, l’imaginaire, la vie sociale et la
culture des métropoles, au point que l’on peut parler de « sociétés impériales » à leur
endroit, pour reprendre l’expression de Christophe Charle [7]. Ces sociétés peuvent
connaître une situation de « crise », mais à cause de dynamiques sociales internes, bien
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plus que pour des raisons coloniales. Dans l’autre sens, l’européanisation des peuples
colonisés change fondamentalement leurs sociétés et de nouvelles élites naissent sur la
base d’un syncrétisme entre tradition et modernité à l’occidentale. Au nom de celle-ci et
de l’apprentissage des idées de liberté, certaines d’entre elles commencent à contester
l’ordre colonial. Les premières révoltes éclatent dans les empires, sans mettre cependant
encore en cause le système impérial. Celui-ci est essentiel pour colonisateurs et
colonisés, mais il ne joue pas un rôle central dans le système international, comme au
temps des crises franco-allemandes à propos du Maroc en 1905 et 1911. Si, pendant les
années vingt, les rivalités franco-britanniques au Moyen-Orient altèrent, voire
empoisonnent les relations entre Paris et Londres, elles ne touchent pas les
fondamentaux de la solidarité entre les deux pays. Les empires coloniaux ne sont donc
plus au cœur des rapports entre grandes puissances, mais ils continuent de contribuer
grandement à lancer la « deuxième mondialisation », tant au niveau du grand
commerce, des circuits financiers que des déplacements de population et des transferts
culturels.

Entre les grandes puissances, dans l’immédiat, le système central est le système versaillais 8
issu des traités de paix signés dans plusieurs villes de la banlieue parisienne. Le plus
important est signé à Versailles par les alliés et associés avec l’ennemi principal,
l’Allemagne. La France entend faire respecter à tout prix ce traité. Les Français ont
surtout pour objectif, au début des années vingt, de maintenir l’Allemagne dans un état
de faiblesse tel qu’elle ne pourra entreprendre une guerre de revanche ni changer l’ordre
européen et mondial. Pourtant vainqueurs, ils sont conscients de la faiblesse structurelle
de leur pays face au « potentiel » – industriel en particulier – de l’Allemagne vaincue.
Dans un premier temps, ils fondent leur sécurité sur les clauses du traité de Versailles
qui a faiblissent leur ancienne ennemie et ils comptent sur un prolongement durable de
cet a faiblissement. D’où leur fermeté quant au paiement des réparations allemandes à
un niveau exorbitant. Cette intransigeance s’exprime par l’occupation de la Ruhr en
1923. Pour conforter ce rapport de forces, la France entend aussi créer un système
d’alliances autour d’elle réunissant les pays bénéficiaires des traités de paix : avec la
Belgique – qui abandonne sa politique originelle de neutralité –, la Pologne et les trois
pays de la Petite Entente, la Tchécoslovaquie, la Roumanie et le Royaume des Serbes,
Croates et Slovènes qui se transforme en Royaume de Yougoslavie en 1929. Ce système
des vainqueurs, fondé sur le respect strict des traités de paix, celui de Versailles en
particulier, ce système que l’on peut donc qualifier de « versaillais », subsiste même
lorsque d’autres viennent coexister avec lui.

Après l’occupation de la Ruhr et la fin de l’in lation galopante en Allemagne, les États- 9


Unis interviennent d’une façon indirecte et décisive dans le système international, grâce
à la mise en place d’un véritable système financier de la paix. L’administration républicaine
entend abandonner l’interventionnisme de type wilsonien. Mais, loin d’être

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« isolationniste », elle ne se prive pas de pratiquer la diplomatie du dollar en Europe


pour y atténuer les tensions. Le plan Dawes dont elle a l’initiative en 1924, puis le plan
Young cinq ans plus tard, donnent une solution à la di ficile question des réparations
allemandes. Avec le succès des emprunts de l’Allemagne sur le marché américain, c’est
tout un « lux circulaire de papier », selon le mot de Keynes, qui est ainsi créé par les
États-Unis, un véritable circuit financier de la paix : grâce aux dollars des prêts
américains, l’Allemagne est capable de payer les réparations aux pays vainqueurs à qui
elle en doit, la France en tête, qui remboursent leurs dettes de guerre à l’Amérique. À
toutes les étapes du circuit, les bénéficiaires sont gagnants, car ils reçoivent plus de
dollars qu’ils n’en doivent lâcher. Même les États-Unis en bout de course profitent d’un
a lux d’importations européennes grâce à la prospérité revenue et donc d’un bon retour
sur investissement. Ce circuit est en interaction avec le phénomène de la mondialisation
revenue : facilité par celle-ci, il lui donne en retour une dimension politique sur le plan
des relations internationales que n’avait pas la première mondialisation avant 1914.

Ce « système financier de paix » favorise, voire permet le rapprochement franco- 10


allemand. Avec les accords de Locarno de 1925 entre la France, l’Allemagne, le Royaume-
Uni, l’Italie et la Belgique, un certain « concert européen » est reconstitué [8], au sein
duquel le couple Briand-Stresemann joue un rôle essentiel. Ce système locarnien ne se
substitue pas au « système versaillais » qui est maintenu : à Locarno, en e fet,
l’Allemagne n’a reconnu « librement » que ses frontières occidentales, et rien n’a été dit
de ses frontières orientales ; la France doit donc rassurer ses alliés de l’Est et réassurer
les garanties qu’elle leur a déjà fournies dans le cadre de son système d’alliances.

Quant au système de Genève, celui qui est créé par la Société des nations, il connaît son 11
âge d’or dans les années vingt, et il fait de la deuxième mondialisation une
mondialisation authentiquement politique. Pourtant, les États-Unis, première
puissance du monde et promoteurs de cette organisation grâce aux e forts de Wilson,
ont finalement refusé d’y siéger après le désaveu du Président par le Sénat en 1920.
Mais, les travaux de Ludovic Tournès montrent que les fondations philanthropiques
américaines (Rockefeller et Carnegie) ont beaucoup coopéré avec les di férents comités
d’experts de la SDN, faisant presque de l’Amérique un membre non o ficiel ou souterrain
[9]
de cette organisation mondiale . La SDN joue un rôle dans la reconstruction financière
et monétaire de l’Autriche et de la Hongrie ; elle réussit à régler la question des îles
Åland entre Suède et Finlande, ainsi que le problème de frontières entre l’Albanie et la
Yougoslavie en 1921, à faire accepter le partage de la Haute Silésie entre l’Allemagne et la
Pologne en 1922, à éviter la guerre entre la Bulgarie et la Grèce en 1925 ; l’entrée de
l’Allemagne, parrainée par la France en 1926, lui donne une autorité supplémentaire ; en
1927, elle organise une Conférence économique internationale qui lance des idées fort
innovantes en matière de commerce et de désarmement douanier mondial. Le 5
septembre 1929, Briand appelle de ses vœux la création d’une organisation régionale

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européenne au sein de la SDN – « une sorte de lien fédéral » entre pays européens – et la
France livre en mai 1930 un projet d’Union fédérale européenne. Beaucoup de milieux
intellectuels, politiques, patronaux, voient d’un bon œil l’organisation du monde en
grands ensembles régionaux – l’Europe serait pionnière et monterait l’exemple – sous
l’égide de l’institution de Genève [10]. Enfin, une conférence sur le désarmement
proprement dit est annoncée et elle commence ses travaux en 1932. Malgré tout, les
faiblesses de l’organisation sont évidentes dès les années vingt : en particulier, la
« sécurité collective » paraît mal assurée dans la mesure où l’article 16 du Pacte de la SDN
ne prévoit pas de sanctions obligatoires et automatiques contre un État agresseur [11].
Voilà pourquoi un pays comme la France n’investit pas tous ces espoirs dans le système
de Genève et compte aussi sur les autres systèmes : ses ressources impériales, ses
alliances de revers, le concert européen et les dollars américains. Ce chevauchement de
systèmes diplomatiques et de précautions rassure les Français, de même que leur
système militaire purement défensif derrière la ligne Maginot. Ils ne veulent pas voir
que celui-ci est en contradiction avec leur système d’alliances – leur armée n’est pas
organisée pour venir au secours de leurs alliés – sans doute parce qu’ils espèrent que
tout cet ensemble de systèmes accumulés enlèvera à l’Allemagne la volonté et la capacité
de nuire.

Ces cinq systèmes internationaux qui croisent leurs e fets pendant les années vingt ont 12
de quoi inspirer les interprétations théoriques dans le domaine des relations
internationales, dont il a été question au chapitre 2 du présent ouvrage. Le système
colonial et le « système versaillais » montrent les vertus du réalisme pur et dur, fondé sur
la loi du plus fort, la loi des vainqueurs et les rapports de forces mécaniques. Le
« système locarnien » de concert européen paraît reposer sur un réalisme plus subtil,
plus doux, sur un équilibre plus organique que mécanique, intégrant les notions de
valeurs partagées qui nourrissent la concertation entre les puissances. Le système
financier de paix annonce les théories et les pratiques fonctionnalistes. Le système de
Genève renvoie à l’idéalisme. Il convient d’ajouter que les fondations philanthropiques
américaines dont il vient d’être question ont créé à l’échelle du monde, grâce à leurs
réseaux non gouvernementaux, une circulation transnationale d’idées, de pratiques et
d’expertises [12] : l’importance de ces lux qui dépassent le cadre des puissances et des
États-nations est su fisante pour donner des arguments aussi aux tenants de
« l’approche transnationale ».

Assurément, les années vingt constituent un laboratoire passionnant en matière de 13


relations internationales. Mais, précisément, cette superposition de systèmes
hétéroclites explique aussi la faiblesse de l’ensemble.

Le désordre mondial des années trente (1932-1941)

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Le krach de Wall Street en octobre 1929 et la crise économique des années trente font 14
tomber tous ces systèmes comme des châteaux de cartes.

C’est d’abord la fin de la deuxième mondialisation [13]. Ses circuits sont interrompus et 15


l’économie mondiale se cloisonne d’une façon spectaculaire : les barrières douanières se
renforcent partout, le commerce extérieur s’e fondre, la circulation des capitaux s’étiole
– sauf celle, erratique, des capitaux lottants –, le système monétaire international
autour de l’étalon change-or se désagrège dès que le sterling devient lottant en 1931,
déchaînant ainsi une escalade de dévaluations concurrentielles ; le contrôle des changes
est établi dans certains pays dès le temps de paix (en 1931 en Allemagne) et se propage
dans les autres jusqu’au début du con lit de 1939. Les idées « régionales » paraissent
renforcées, y compris un « régionalisme » plus structuré que celui des années vingt et
visant à organiser plusieurs régions économiques en Europe. Mais tous ces projets
échouent. Le contexte de crise favorise des attitudes de repli nationaliste, plutôt qu’un
esprit international, tant chez les décideurs que dans les opinions publiques,
traumatisées par le chômage massif et sensibles au besoin de protectionnisme dans tous
les domaines.

La crise boursière et bancaire aux États-Unis pousse au rapatriement des dollars, ce qui 16
marque la fin du système financier de paix. Le moratoire Hoover de 1931 suspend pour
un an le paiement de toutes les dettes intergouvernementales, dont les réparations, qui
sont finalement supprimées à la conférence de Lausanne de 1932. Dès lors, la France,
suivie des autres États débiteurs, sauf la « brave petite Finlande », met fin au
remboursement de ses dettes de guerre à l’Amérique. La conséquence en est le
renforcement spectaculaire de l’isolationnisme de l’opinion publique américaine que les
démocrates revenus au pouvoir avec la victoire de Franklin Roosevelt ne peuvent
enrayer. D’ailleurs, le nouveau Président entend donner lors de son premier mandat
(mars 1933-janvier 1937) la priorité au New Deal. Il pense que c’est la solution de la crise
économique américaine qui conduira à celle de la crise mondiale, et non l’inverse. La
conférence de Londres de juin 1933, qui avait pour but de trouver des solutions
internationales à la guerre douanière et à la guerre des dévaluations inaugurée par la
dépréciation sauvage de la livre sterling depuis 1931, échoue du fait de l’attitude
américaine. Les États-Unis refusent en e fet d’adhérer à un plan de stabilisation des
monnaies alors que le dollar, lottant depuis mars 1933, n’avait pas encore atteint, face à
la livre, un équilibre compétitif sur les marchés [14]. Cette attitude ne fait qu’accélérer la
décomposition du système monétaire international et le cloisonnement économique du
monde. Ainsi, l’Amérique, première puissance mondiale, ne tient pas son rôle sur le
devant de la scène internationale, moins que dans les années vingt, malgré la présence
d’un « wilsonien » à la Maison Blanche, du fait du poids de l’opinion et des priorités de la
politique économique nationale. Là est la faiblesse essentielle du système mondial des
années trente. Hitler, arrivé au pouvoir en Allemagne en janvier 1933, à la faveur de cette

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même crise économique, de cette crise morale et politique engendrée par le chômage
massif, a su se faufiler dans cette brèche, a su profiter de ce déficit d’action du géant
américain pour faire passer ses premiers coups de force, diplomatiques et militaires.

Le système de Genève se dégrade aussi très rapidement. L’accueil fait par les 17
gouvernements au plan d’union fédérale européenne proposé par Briand en 1930 est
finalement réservé, ce qui lui vaut d’être enterré. Plus grave est l’impuissance de la SDN
face aux agressions militaires : celle du Japon en Mandchourie aux dépens de la Chine
en 1931, celle de l’Italie en Éthiopie en 1935 et celle encore du Japon sur l’ensemble de la
Chine en 1937. La conférence du désarmement commence à Genève en 1932 et échoue en
1933, ainsi que la conférence de Londres, nous venons de le voir, qui était supposée
prolonger la Conférence économique internationale de 1927. Le Japon et l’Allemagne
nazie quittent la SDN en 1933, suivis par l’Italie en 1936. Ce n’est pas l’entrée de l’URSS en
1934 qui donne à l’organisation une autorité ou une e ficacité supplémentaires.

Quant au système locarnien, il est a faibli par la mort de Stresemann en 1929, puis celle 18
de Briand en 1932. Le Pacte à Quatre de 1933 (Allemagne, France, Royaume-Uni et Italie)
dont l’initiative revient à Mussolini reste lettre morte. À l’heure des coups de force, il n’y
a plus de place pour la concertation. Les garanties de Locarno s’avèrent non
opérationnelles au moment de la militarisation de la rive gauche du Rhin par Hitler, le 7
mars 1936. En 1938, Neville Chamberlain, partisan d’une politique d’apaisement et de
concessions au moment où l’Allemagne revendique le pays des Sudètes, croit que la
conférence de Munich du 30 septembre est un retour au concert européen. Grâce à ce
dernier est obtenu à ses yeux un meilleur équilibre européen, fondé sur le principe des
nationalités, sur les droits du peuple allemand à réunir certaines populations
germaniques dans le même État et sur une Allemagne enfin souveraine et ainsi apaisée.
Cet équilibre munichois est, pour le centre de l’Europe, le complément de l’équilibre
locarnien à l’Ouest. Chamberlain perd ses illusions sur le concert européen et sur le pari
de sa politique d’apaisement quand Hitler jette le masque en envahissant une terre non
allemande, la Bohême, le 15 mars 1939.

Le système versaillais se fissure dès mars 1935 lors de la première violation du traité par 19
Hitler qui institue le service militaire obligatoire, faisant ainsi fi de la limitation à 100
000 hommes imposée à l’armée allemande. Il se délabre complètement avec le coup du 7
mars 1936. La militarisation de la Rhénanie est une violation à la fois de Locarno et de
Versailles. L’absence de riposte des Français a des conséquences d’une étendue
considérable, déjà notées au chapitre précédent, sur la crédibilité du système d’alliances
qu’ils ont constitué autour d’eux. La Belgique revient à sa neutralité traditionnelle et les
alliés d’Europe centrale et orientale entament ou confirment une politique de
rapprochement avec l’Allemagne, espérant ainsi détourner d’eux sa volonté d’expansion.
L’URSS aussi recourt alors au système traditionnel d’alliances. Dans un premier temps,

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elle se rapproche des démocraties face au danger hitlérien, puis s’en détourne à son tour
quand Staline constate leur inaction dans la défense de la République espagnole contre
Franco, puis la faiblesse, voire les arrière-pensées de la politique d’apaisement à l’égard
de Hitler. En signant avec l’Allemagne, en août 1939, le pacte de non-agression et de
partage de la Pologne, les Soviétiques donnent la possibilité au Führer de ne pas avoir à
faire la guerre sur deux fronts, de battre la France en juin 1940, de se retourner contre
eux en juin 1941 et de construire une « Europe nouvelle », judenrein, fondée sur
l’extermination des Juifs et la domination de la « race des seigneurs ». L’entrée en guerre
de l’URSS, puis des États-Unis, change radicalement le système international, nous
l’avons vu : il n’est plus fondé sur les grandes puissances, mais sur les deux
superpuissances ainsi propulsées sur le devant de la scène.

Au temps de la loi des géants (1941-1973)

Dans la deuxième grande période du XXe siècle, les États-Unis et l’URSS forgent un 20
nouveau système international, dans le cadre de leur « grande alliance » d’abord, dans
celui de la première guerre froide et de la détente ensuite, un système qu’ils contrôlent
parfaitement, du moins jusqu’en 1973-1974.

L’émergence des superpuissances et du monde bipolaire, 1941-1955 :


de la grande alliance à la première guerre froide
Dans le cadre des « Nations unies », une large coalition de guerre formée le 1er janvier 21
1942, les deux super-Grands, avec la collaboration du Royaume-Uni, gèrent ensemble le
con lit et élaborent des plans pour le temps qui suivra la victoire commune. Franklin
Roosevelt souhaite que le nouvel ordre mondial repose sur le maintien de la grande
alliance et que les « Nations unies » dans la guerre se transforment en « Organisation »
mondiale de maintien de la paix. À la conférence de Yalta en février 1945, il obtient de
Staline et de Churchill leur aval sur les grands principes de l’architecture de cette
« ONU ». Il attend beaucoup, grâce à cette institution, d’un véritable partage, non point du
monde, mais du gouvernement du monde par les cinq membres permanents du Conseil de
sécurité, avec une prééminence, celle des deux géants érigés désormais en
superpuissances. La création e fective de l’ONU est décidée à la conférence de San
Francisco dans les semaines qui suivent la mort de Franklin Roosevelt (avril-juin 1945).
Celui-ci a conçu un projet mondial tant politique qu’économique. L’ONU et ses
organisations a filiées doivent assurer à la fois la paix et la prospérité du monde, ces
deux objectifs devant se renforcer l’un l’autre. Le monde nouveau est envisagé comme le
plus luide possible dans la circulation des biens et des capitaux, donc un monde sans
préférence impériale. Le président des États-Unis entend bien tirer parti de la

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décomposition du système colonial que la guerre accélère en décuplant la force des


nationalismes d’existence en Asie et en Afrique du Nord. Sur ce point, il pense avoir
l’accord de Staline, à défaut de celui de Churchill. Cette luidité doit être trouvée
également sur le plan des monnaies. La conférence de Bretton Woods de juillet 1944 a
pour objectif de sortir de l’anarchie des années trente, de construire un système
monétaire international stable, bâti autour du régime de l’étalon de change or, de la
suprématie du dollar, seule monnaie de réserve. La solidarité internationale renforcerait
le système grâce à la création du Fonds monétaire international, le FMI, et du retour le
plus rapide possible – les Américains insistent sur ce point – à la liberté des changes –
libre convertibilité en dollars – et des échanges. Après la mort de Roosevelt, Harry
Truman et son équipe font tout pour que ces derniers objectifs, gages à leurs yeux d’une
internationalisation bénéfique de l’économie au niveau mondial, soient atteints. En
octobre 1947, ils obtiennent la signature du GATT – General Agreement Tari fs and Trade –,
un accord multilatéral entre 23 États s’engageant à terme à supprimer les entraves au
commerce international et à diminuer progressivement les barrières douanières. Mais
l’URSS et les pays de l’Est européen ne participent pas à ce processus de libéralisation
économique.

La grande alliance, en e fet, ne dure pas. Très vite s’installent une méfiance et une 22
rivalité américano-soviétiques qui tournent à la guerre froide à partir de 1947. L’ONU
s’avère incapable d’être au centre du système international et les projets américains de
libéralisation de l’économie mondiale se limitent à l’Occident, imparfaitement d’ailleurs,
car les États-Unis doivent modérer leurs ambitions dans ce domaine face à leurs alliés
réticents, qu’ils doivent ménager pour s’assurer leur solidarité dans la confrontation
avec l’Est. Leur grand dessein de mondialisation doit s’e facer devant les nouvelles
réalités et conséquences de la bipolarisation du monde.

Nous ne reviendrons pas sur les origines de la guerre froide et les responsabilités des 23
uns et des autres dans cette confrontation [15]. Nous nous interrogerons plutôt sur les
di férents systèmes internationaux créés par la guerre froide ou pendant la guerre
froide. La période de la confrontation Est-Ouest a été longue (1947-1991) et elle n’a pas
engendré un système de guerre froide, mais plusieurs systèmes internationaux qui ne
doivent d’ailleurs pas tout à la guerre froide. Lorsque l’on analyse celle-ci, il convient de
ne pas commettre deux erreurs. En premier lieu, seul un esprit euro-américano-
centriste peut croire que les relations internationales de la période de guerre froide
s’expliquent entièrement par la guerre froide : si l’a frontement Est-Ouest domine les
relations internationales, celles-ci ne se réduisent pas à lui. La décolonisation,
l’émergence du tiers-monde, les rapports Nord-Sud, les con lits israélo-arabes et même
la construction européenne sont certes in luencés par la guerre froide, ont des enjeux
qui croisent les enjeux de la relation américano-soviétique ; mais ce sont aussi des
phénomènes qui ont leur autonomie propre. En second lieu, il ne faut pas croire que les
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contemporains de la guerre froide ont vécu celle-ci comme une période ininterrompue
de guerre froide. Ils ont même cru à sa fin au milieu des années cinquante, puis pendant
les années soixante et le début des années soixante-dix.

En fait, pendant un temps limité, il existe un système quasi « pur » de guerre froide : à 24
l’époque, ainsi appelée par les historiens, de la « première guerre froide », c’est-à-dire
pendant les années des premières tensions, les plus fortes, entre l’Est et l’Ouest, à la fin
des années quarante et au début des années cinquante. On s’aperçoit alors que ce sont
les relations entre les deux superpuissances, et non point l’ONU, qui régulent les
relations internationales. La gestion s’e fectue par des crises violentes, des parties de
bras de fer su fisamment maîtrisées pour qu’elles ne se transforment pas en con lit
armé direct. La crise de Berlin de 1948-1949, celle qui aboutit à la création de deux États
allemands – la RFA et la RDA – en est une bonne illustration. Au blocus de Staline sur
Berlin-Ouest, les Américains opposent un pont aérien entre leurs zones d’occupation à
l’Ouest et les secteurs occidentaux de la ville, situés en plein cœur de la zone soviétique.
Chaque camp a été aussi loin que possible « au bord du gou fre » et Staline a dû céder :
Berlin-Ouest reste un îlot occidental au centre de la nouvelle RDA. La guerre chaude n’est
en e fet à l’ordre du jour pour aucune des superpuissances. Celles-ci gèrent et contrôlent
totalement leurs camps respectifs, qu’elles transforment en blocs homogènes, avec des
méthodes très di férentes : d’un côté, l’aide économique dans le cadre du plan Marshall à
partir de 1947-1948, l’alliance atlantique de 1949, la mise en place de l’OTAN en 1950 sous
leadership de l’Amérique et une forte in luence de l’American way of life ; de l’autre, une
forte présence militaire, un contrôle total des partis communistes au pouvoir par l’URSS
grâce en particulier au Kominform créé en septembre 1947, une pression idéologique
d’autant plus forte qu’il n’existe pas beaucoup de moyens pour l’aide économique, des
alliances bilatérales qui se multilatéralisent dans le cadre du pacte de Varsovie en 1955.
Chacun des géants obtient l’alignement complet de ses alliés, sauf la Yougoslavie
socialiste de Tito qui rompt avec l’URSS en 1948. Malgré cette exception, la bipolarisation
du monde paraît absolue et étendue, surtout à partir de la mondialisation de la guerre
froide en 1949-1950, produite par la révolution chinoise et la guerre de Corée : l’Europe
n’est plus le seul enjeu ni le seul théâtre de la confrontation.

Certains phénomènes internationaux sont hors du champ de la guerre froide, même en 25


cette époque de bipolarisation absolue. Mais ils finissent par s’intégrer à la logique de la
confrontation Est-Ouest. L’ONU, c’est une de ses réussites éphémères, décide en
novembre 1947 le partage de la Palestine entre un État juif et un État arabe. L’État
d’Israël, créé le 14 mai 1948, est rejeté par l’ensemble des États arabes voisins qui
l’attaquent dès le lendemain, mais soutenu par les deux superpuissances pour une fois
d’accord entre elles. De ce premier con lit israélo-arabe qui échappe donc aux lois de la
guerre froide, Israël sort vainqueur en janvier 1949 avec un territoire plus grand que
celui qui lui avait été alloué par l’ONU : finalement, il n’y a pas d’État arabe palestinien et
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Israël inclut toute l’ancienne Palestine, sauf la Cisjordanie attribuée à la Transjordanie,


dès lors changée en Jordanie, et la bande de Gaza dont l’administration est confiée à
l’Égypte. Il faut attendre 1955 pour que les tensions du Moyen-Orient s’intègrent à celles
de la confrontation américano-soviétique. À partir de cette date, l’URSS prend
ouvertement parti désormais pour les pays arabes. La décolonisation aussi,
concomitante de la première guerre froide, est d’abord indépendante d’elle. Elle fait
irruption sur la scène pendant que le con lit Est-Ouest se met en place et commence en
Asie méridionale et orientale. Les deux super-Grands, pour des raisons di férentes, sont
favorables à l’émancipation des colonies. Les États-Unis in léchissent ensuite leur
position, non pas au début de la première guerre froide, mais lorsque celle-ci se
mondialise. Ils continuent d’encourager la décolonisation, sauf lorsque les acteurs en
sont communistes : ils appuyaient Hô Chi Minh au début de la guerre d’Indochine, puis,
au contraire, ils contribuent massivement au financement de la guerre française contre
lui à partir de 1950, intégrant ainsi ce con lit colonial dans la guerre froide [16]. Dans ce
système de superpuissances, la bipolarisation du monde est à son apogée au moment de
la mort de Staline en 1953, ou plutôt vers 1955, au moment de la signature du Pacte de
Varsovie et l’introduction de la guerre froide dans le con lit israélo-arabe. À partir de
cette date cependant, le système international change en profondeur.

Un monde bi-multipolaire géré par le condominium américano-


soviétique, 1955-1975 : la détente
On a parlé de « première détente » à partir du milieu des années cinquante. Un certain 26
« dégel » a lieu en URSS depuis la mort de Staline en 1953. La nouvelle équipe au pouvoir
se réconcilie avec Tito en 1955 ; la même année, elle persuade les Occidentaux d’accepter
la neutralisation de l’Autriche et le retrait des troupes (ce qu’ils refusent pour
l’Allemagne) ; la même année encore, à Genève, a lieu la conférence des Quatre, ce qui ne
s’était pas produit depuis 1947. À l’occasion de cette conférence, l’Agence France-Presse
envoie la dépêche suivante : « La guerre froide a pris fin aujourd’hui 23 juillet 1955 à 17
heures ! » [17]

Désormais, les contemporains parlent de « coexistence pacifique » – expression que 27


Khrouchtchev a empruntée à Lénine dans une intentionnalité précise : ils considèrent le
temps de la guerre froide comme un temps révolu. Cette coexistence pacifique est
concomitante de la naissance politique du tiers-monde, bien symbolisée par la
conférence afro-asiatique de Bandoung du mois d’avril de la même année. Le tiers-
monde s’érige en « troisième monde », sinon entre l’Est et l’Ouest – la majorité des
participants à cette conférence sont alliés d’une des deux superpuissances –, du moins
en addition aux deux camps. Si la formulation anglaise – Third World – se limite à cette
acception, l’expression française inventée par Alfred Sauvy en 1952 est plus riche et plus
significative. Elle est forgée sur une référence de l’histoire de France, le tiers état qui, en
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1789, face aux ordres privilégiés, le clergé et noblesse, a selon le mot de Sieyès,
conscience d’être « tout » dans la société, de n’être « jusqu’à présent dans l’ordre
politique : rien » et de vouloir « y devenir quelque chose ». Dès lors, entre pays
industrialisés et pays non développés se nouent des rapports faits de tensions et de
coopération. Ces relations Nord-Sud se superposent aux relations Est-Ouest et les deux
géants voient quel parti ils peuvent en tirer. Au XXe Congrès du parti soviétique, en
février 1956, Khrouchtchev, dans son rapport o ficiel – paradoxalement moins connu que
son rapport secret sur la déstalinisation – relativise la bipolarisation : il proclame d’une
part qu’il existe plusieurs voies menant au socialisme (Yougoslavie, Chine), et salue
d’autre part l’émergence du tiers-monde (des « zones de paix »). La même année, Nasser
nationalise le canal de Suez et sort politiquement vainqueur de la crise qui s’ensuit face
à la coalition franco-anglo-israélienne. Un an après la naissance politique du tiers-
monde à Bandoung survient sa première victoire à Suez. L’attitude américano-
soviétique hostile à l’action militaire de la France et du Royaume-Uni pendant cette crise
révèle les nouvelles logiques internationales : le tiers-monde est désormais un enjeu
essentiel ; du point de vue de Moscou et de Washington, il faut le séduire et non le
forcer, faire assaut de sa volonté de paix ; d’où le changement de style dans la
confrontation Est-Ouest, d’où le passage de l’a frontement à la compétition. Même
après Suez, la France de la fin de la IVe République ne comprend pas immédiatement ce
nouveau jeu international : en s’obstinant à vouloir garder une Algérie française et en
s’enlisant dans un con lit vu par le monde entier comme colonial, elle irrite
profondément l’allié américain qui craint que l’URSS n’en profite pour étendre son
in luence et son autorité morale sur le monde arabe, sur le tiers-monde. Le FLN bénéficie
de l’isolement français et de la détérioration de l’image de la France et gagne
diplomatiquement cette guerre, ce qui conduit progressivement de Gaulle, revenu au
pouvoir, à accepter l’indépendance [18].

À l’Est, la répression de l’insurrection hongroise, concomitante de la crise de Suez en 28


1956, montre tragiquement les limites du dégel, de la déstalinisation et de la coexistence
pacifique. D’ailleurs, pendant quelques années, des moments de très forte tension
alternent avec des phases de détente : la seconde crise de Berlin qui, commencée en
1958, se termine par la construction du « mur » par les Soviétiques en août 1961, et la
crise de Cuba en 1962. Après cette date, la détente est pleine et continue : d’une part, elle
s’accompagne d’une véritable coopération entre l’Est et l’Ouest ; d’autre part, il n’y a
plus, jusqu’au milieu des années soixante-dix, de crises avec tensions frontales, mais des
con lits locaux où les deux superpuissances interviennent directement ou
indirectement sans risque d’a frontement direct : la guerre du Viêt-nam, la troisième et
la quatrième guerre israélo-arabe de 1967 et de 1973. La persistance des crises entre 1956
et 1962, puis ces con lits où les géants se défient par belligérants interposés prouvent
que la détente n’est pas la fin de la confrontation, mais qu’elle est la continuation de la
guerre froide par d’autres moyens, et dans un système di férent.
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La bipolarisation en e fet n’est plus absolue et le monde est même en passe de devenir 29
multipolaire ou « bi-multipolaire ». Il reste en e fet deux pôles nettement dominants –
Washington et Moscou –, mais d’autres pôles se sont constitués et leur marge de
manœuvre est de plus en plus grande. Le tiers-monde se structure davantage. À la
conférence de Belgrade en 1961, la participation est plus large qu’à la conférence afro-
asiatique de Bandoung et prend une dimension planétaire : les pays africains, du fait de
la chaîne des indépendances sur ce continent entre 1957 et 1960, sont plus nombreux,
l’Amérique latine est bien représentée et l’organisation de cette conférence par un pays
européen, la Yougoslavie de Tito, donne une valeur symbolique au mouvement qu’elle
crée, le mouvement du non-alignement. Maîtres de leurs tarifs douaniers, les pays
nouvellement indépendants pratiquent un protectionnisme contre la concurrence
étrangère, dont ils espèrent tirer le meilleur parti pour leur développement. De surcroît,
beaucoup de ces États, comme l’Inde, optent pour la planification et une stratégie de
substitution aux importations pour créer une industrie nationale à tout prix, même si
elle doit produire à des coûts élevés. On est loin des projets de libéralisation économique
voulus par les États-Unis qui, dans leur course avec les Soviétiques à la séduction du
tiers-monde, doivent prendre en compte les revendications des pays en voie de
développement. En Extrême-Orient, le Japon apparaît comme un géant économique,
certes un fidèle allié de l’Ouest, mais un concurrent commercial et industriel redoutable
des États-Unis et de l’Europe occidentale. Quant à la Chine, elle prend ses distances avec
l’URSS, puis rompt avec elle ; c’est l’époque où elle s’a firme vraiment comme grande
puissance au sens traditionnel du terme et les deux super-Grands doivent désormais en
tenir compte. Les démocraties populaires restent fidèles à l’URSS, mais elles gagnent en
autonomie, avec les réformes internes de Gomulka en Pologne, de Kadar en Hongrie, et
avec la diplomatie indépendante de la Roumanie de Ceauşescu. À l’Ouest, l’Europe des
Six, née en 1950-1951 avec la création de la CECA, réussit à mettre en place un marché
commun, la Communauté économique européenne, dont la réussite en fait un pôle qui
compte économiquement, sinon politiquement. Dans les négociations du GATT – le
Dillon Round de 1960-1962 et le Kennedy Round de 1964-1967 –, elle montre sa
personnalité et son unité face aux exigences libérales des Américains qui entendent
[19]
accroître leurs exportations en Europe occidentale . Au sein de la CEE, la France du
général de Gaulle développe une politique « du rang » et une politique d’indépendance
par rapport à l’allié américain : elle sort du commandement intégré de l’OTAN en 1966.
Critiquant les Américains enlisés dans leur guerre du Viêt-nam – petite revanche sur les
critiques adressées par les États-Unis à la France lors de la guerre d’Algérie –, de Gaulle
les avertit que les communistes vont à coup sûr vaincre, non parce qu’ils sont
communistes, mais parce qu’ils contribuent le plus à la construction de l’identité
nationale vietnamienne. En remettant ainsi les « nations », y compris les nations
nouvellement indépendantes, au cœur des processus mondiaux de décision, en jouant
de ce fait la carte du tiers-monde, il entend casser la logique bipolaire de guerre froide et
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promouvoir la détente dans le cadre d’un monde multipolaire où la France trouverait


[20]
plus facilement sa place . En RFA, sans demander l’avis de Washington, le
gouvernement de Willy Brandt prend l’initiative, entre 1969 et 1972, de l’Ostpolitik qui
aboutit à stabiliser ses frontières, y compris la ligne Oder-Neisse, à normaliser ses
rapports avec l’Est, y compris la RDA, et à faire entrer les deux Allemagne à l’ONU. Cette
dynamique de la détente s’élargit à toute l’Europe avec le processus d’Helsinki entre 1972
et 1975, qui implique tous les pays du continent – URSS comprise –, ainsi que les États-
Unis et le Canada. Un véritable « ordre paneuropéen » est ainsi mis en place, fondé sur
« les trois corbeilles » : la sécurité devant essentiellement reposer sur la reconnaissance
des frontières issues de la Seconde Guerre mondiale comme « inviolables », la
coopération économique et la libre circulation des personnes, des informations et des
œuvres culturelles.

À la di férence de la période de la première guerre froide, les deux superpuissances ne 30


peuvent donc plus être seules à décider de tout et doivent tenir compte des nouveaux
pôles : la Chine, le Japon, le tiers-monde, les démocraties populaires un peu plus
autonomes, la CEE. Les deux Grands acceptent ce monde « bi-multipolaire » et s’y
impliquent au point de le gérer dans le cadre d’un véritable condominium. Ils jouent en
e fet de ces nouveaux équilibres, comme le montre leur engagement dans l’organisation
d’un ordre paneuropéen. Ils gardent le privilège d’organiser et de structurer eux-mêmes
l’équilibre de la terreur, depuis le traité d’interdiction des essais atomiques aériens en
1963, suivi en 1968 par le traité de non-prolifération nucléaire, jusqu’aux accords de
Moscou de 1972 limitant les armements stratégiques o fensifs et les sites de missiles
antibalistiques. Leur pleine maîtrise du monde multipolaire se révèle dans leur gestion
de la guerre du Kippour en 1973 lorsqu’ils réussissent à conduire les acteurs au cessez-le-
feu. Rien d’étonnant si cette époque de grand jeu diplomatique est celle où leurit en
Amérique la conception de la Realpolitik illustrée par Kissinger. Il a joué de la rivalité
sino-soviétique pour négocier la paix au Viêt-nam et transformer la défaite américaine,
la seule de son histoire, en sortie honorable de guerre. D’une façon générale, l’idéologie
compte moins à ses yeux dans les relations entre les États que le double équilibre des
forces de la détente : le premier entre les multiples pôles qu’il entend utiliser comme des
leviers et le second entre deux systèmes concurrents, appelés à durer et à coexister.

Les deux tournants à l’origine du système actuel : 1973 et


1989-1991

Avec le premier tournant de 1973, insu fisamment souligné, le monde entre dans un 31
désordre international de type nouveau qui fait perdre aux deux géants la complète
maîtrise des relations internationales. Le second tournant, plus connu, marqué par la

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chute de l’URSS, ne met pas fin à ces troubles que le nouveau système, dominé désormais
par la seule hyperpuissance a toujours du mal à gérer.

Les deux superpuissances face au « nouveau désordre mondial »


et aux débuts de la troisième mondialisation, 1973-1989
À partir de 1973-1974, le contexte change de fond en comble. Le choc pétrolier, la crise 32
économique durable mettent fin à une longue ère d’optimisme. Il serait absurde de
verser dans le déterminisme économique et de prétendre que la fin des Trente
Glorieuses est la cause de la fin de la détente et d’un certain ordre mondial. Il ne faut
cependant pas sous-estimer le rôle des luctuations de la conjoncture économique dans
les changements d’« ambiance » politique. Il n’est pas douteux que la crise économique a
intensifié les phénomènes de concurrence entre pays de l’Ouest, aggravé les di ficultés –
préexistantes – des pays de l’Est et les tensions entre eux, provoqué l’éclatement du
tiers-monde en y brisant toutes les solidarités et en favorisant dans ces pays du Sud la
transformation des nationalismes d’existence en nationalismes de puissance, en
nationalismes agressifs à l’extérieur des frontières : il en est résulté de nouvelles guerres
échappant aux règles de la confrontation Est-Ouest. Le grand changement est là, et
Pierre Milza l’avait remarquablement bien noté dans un livre pionnier daté de 1983 [21]. À
partir du milieu des années soixante-dix s’installe un « nouveau désordre mondial » avec
des con lits que les deux Grands ne peuvent plus pleinement maîtriser, qu’ils ont même
du mal à comprendre. Un phénomène nouveau, l’intrusion du religieux dans les
relations internationales, perturbe complètement leurs repères et leur culture de guerre
froide : crise et guerre du Liban à partir de 1975, avènement de Khomeiny au pouvoir en
1979, irruption de l’islamisme sur la scène mondiale, essor du terrorisme international.
Le désordre s’aggrave lorsque surviennent une guerre entre États communistes, le
Cambodge et le Viêt-nam en 1978, et une guerre entre pays du tiers-monde, entre l’Iran
et l’Irak entre 1980 et 1988. Le monde multipolaire est devenu un monde éclaté, avec les
concurrences Ouest-Ouest, les con lits militaires Est-Est et Sud-Sud, un monde où les
deux pôles principaux ne réussissent plus à établir ou à rétablir l’ordre.

Les changements de rapports de force économiques sont également importants. La crise 33


a fecte moins les États-Unis que les autres pays occidentaux. L’Amérique réussit même
sa mutation, grâce à la troisième révolution technologique fondée sur l’informatique, et
elle tire le meilleur parti des premiers phénomènes de « délocalisation ». La troisième
« mondialisation » qui, malgré la libération progressive des échanges dans le cadre des
négociations multilatérales du GATT, était hypothéquée par la guerre froide, par les
résistances du tiers-monde et de la CEE, décolle véritablement à la fin des années
soixante-dix et les années quatre-vingt. Depuis 1945, la mondialisation était seulement
une « politique », celle des États-Unis, elle devient désormais une « réalité ». À l’Ouest,
les recettes keynésiennes qui avaient contribué à la croissance des Trente Glorieuses ne
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s’avèrent plus comme des solutions e ficaces pour assurer la croissance. Le


néolibéralisme, à travers les expériences de Margaret Thatcher au Royaume-Uni entre
1979 et 1990 et de Ronald Reagan aux États-Unis entre 1981 et 1989, emporte des succès
certains. La dérégulation est bien la grande caractéristique de la troisième
mondialisation, par rapport aux deux précédentes. Cette relance libérale des années
quatre-vingt est favorisée aussi par le Tokyo Round (1973-1979) et les débuts de l’Uruguay
Round à partir de 1986 : celui-ci étend les négociations du GATT à l’agriculture (ce qui
risque de remettre en question la PAC de la CEE) et au commerce des services. Les pays de
l’Asie orientale connaissent alors un décollage spectaculaire, se détachant dès lors de la
masse des pays en voie de développement. Il est en e fet un paradoxe intéressant : les
Américains ont perdu politiquement la guerre du Viêt-nam, mais leurs alliés asiatiques
l’ont gagnée économiquement. En e fet, de même que le « boom coréen » au début des
années cinquante a été pour beaucoup dans la croissance japonaise, de même on
pourrait parler d’un « boom vietnamien » qui a hautement contribué au décollage des
quatre dragons déjà cités : Corée du Sud, Hong Kong, Taiwan et Singapour [22]. Autre
grand paradoxe historique : la crise des années soixante-dix et quatre-vingt, une crise
éminemment « capitaliste », a renforcé le « capitalisme » en le contraignant à se
transformer, et a laminé les régimes communistes qui n’ont pas eu la nécessaire
capacité d’adaptation. Tel a été pour les démocraties populaires le coût de la détente et
de l’ouverture au monde : leurs économies ont mal résisté aux grands vents planétaires,
à la chute des exportations et à l’endettement qui s’ensuivit, et les nécessaires mesures
d’austérité ont aggravé le grand écart entre l’État-Parti et la société civile à la fin des
années soixante-dix et pendant les années quatre-vingt.

Il est aussi un tournant idéologique et intellectuel à prendre en considération : la crise 34


profonde du marxisme pendant les années soixante-dix, ainsi que la crise des idéologies
en général. Il ne faut pas sous-estimer les e fets indirects et à long terme de
l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague en 1968. Pour nombre d’intellectuels, en
particulier à l’Est, cette troisième intervention des chars soviétiques, après Berlin-Est en
1953 et Budapest en 1956, est l’intervention de trop. L’e fet cumulatif est négatif. L’espoir
de le réformer de l’intérieur s’est évanoui et, désormais, le temps joue contre le
communisme. D’où les nouvelles formes de l’opposition intérieure et de la
« dissidence », favorisée à partir de 1975 par la référence à la troisième corbeille de l’Acte
d’Helsinki. Le tournant est à l’Ouest aussi, avec « l’e fet Soljenitsyne » à partir de 1974 et
le succès des interventions de cet écrivain dissident soviétique dans les émissions
télévisées occidentales. La ré lexion sur le totalitarisme soviétique n’est pas neuve, mais
elle trouve alors une assise intellectuelle, médiatique et sociale plus large. Il en résulte
une révolution intellectuelle étalée sur plusieurs années : les idéologies promettant un
avenir radieux, le marxisme, le tiers-mondisme sont en crise profonde, au profit
d’autres causes : les combats pour l’environnement, pour les droits humanitaires ou
pour les droits de l’homme. La crise des idéologies atteint aussi en profondeur le monde
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islamique. Se sentant humilié depuis des siècles par l’Occident, il espérait dans les
années cinquante et soixante se redresser face à lui, en lui empruntant les recettes de la
modernité et des grandes idéologies politiques, que ce soit le libéralisme, le socialisme
ou le communisme. Pour un certain nombre de musulmans, la modernité a échoué et
n’a pas pu apporter prospérité et justice sociale. On assiste dès lors au retour de la
religion et de la tradition, « comme fondement de la légitimité sociale et politique » [23].
L’idéologie recule devant la religion, et la contestation politique de l’Occident se
transforme en pur rejet culturel de celui-ci, fondé sur un intégrisme religieux qui, pour
être minoritaire, n’en est pas moins puissant.

Dans ce contexte de crise et de désordre mondial, la détente prend fin. Les nouvelles 35
tensions entre l’Est et l’Ouest sont vécues par les contemporains comme un retour à la
guerre froide. Les historiens parlent de « seconde guerre froide » qui dure entre 1975
environ et 1985. L’URSS croit alors pouvoir profiter de l’a faiblissement des États-Unis
après leur retrait du Viêt-nam en 1973, après la victoire des Khmers rouges au Cambodge
et l’unification vietnamienne sous la tutelle communiste en avril 1975 : elle fait
progresser son in luence en Afrique, à la faveur de l’indépendance tardive des colonies
portugaises en 1974 et installe en Europe de nouveaux missiles performants à moyenne
portée, les SS 20 à partir de 1977. Il est possible que toute cette expansion soviétique ait
été une fuite en avant pour obtenir à l’extérieur des succès capables de dissimuler les
échecs intérieurs du système communiste. En réalité, on peut constater a posteriori que
la détente a beaucoup fait pour miner de l’intérieur les régimes de l’Est. Mais, plus
visibles à l’époque, plus inquiétants sont les bénéfices extérieurs que l’URSS tire de cette
détente. Beaucoup de voix s’élèvent en Occident pour renouer avec une stratégie de
[24]
tension et de fermeté . En 1979, les États-Unis et l’OTAN décident le déploiement des
Pershing et des missiles de croisière face aux SS 20. À la fin de la même année, le choc
créé par l’invasion soviétique de l’Afghanistan marque le véritable début de la seconde
guerre froide. L’idéologie revient au centre des relations Est-Ouest, et la révolution
intellectuelle, perceptible quelques années plus tôt, atteint la scène internationale :
Jimmy Carter, rompant avec la Realpolitik antérieure, met la défense des droits de
l’homme au centre de la politique extérieure américaine. Cette moralisation des
relations internationales est un changement important qui met l’URSS en porte-à-faux,
puisqu’au moment où l’image des États-Unis, sortis du Viêt-nam, s’améliore, la sienne
se détériore avec l’occupation militaire de l’Afghanistan : elle n’a désormais plus une
capacité de légitimation idéologique de ses actions. Ronald Reagan, de 1981 à 1985, se
sent tout à fait à l’aise pour incarner la nouvelle culture de guerre froide, diaboliser
« l’Empire du Mal » et adopter une stratégie de course à la modernisation technologique
des armements en 1983, avec l’Initiative de défense stratégique (IDS). Ce projet spatial de

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bouclier anti-missiles constitue une rupture avec l’esprit des accords ABM de 1972. Le but
n’est pas seulement de « contenir » l’URSS, mais de l’épuiser dans l’escalade des dépenses
militaires aux dépens des dépenses civiles pour le bien-être des populations.

Entre 1975 et 1985, le système international est passé d’un monde bimultipolaire géré par 36
le condominium américano-soviétique dans un climat de détente à un monde éclaté où
les deux superpuissances ont du mal à gérer les con lits locaux – la guerre Iran-Irak fait
rage –, à contrer l’essor de l’islamisme et du terrorisme international, et le tout, dans un
climat de nouvelle guerre froide.

Après 1989-1991 : l’hyperpuissance américaine peine à gérer le


désordre mondial maintenu
La fin de la seconde guerre froide a lieu avant la fin du con lit Est-Ouest. En e fet, 37
conscient des risques que la surextension de l’expansion soviétique fait courir à la
puissance de l’URSS, le nouveau maître du Kremlin, Gorbatchev, accepte dès 1985-1986
une politique de désarmement et met fin à la guerre d’Afghanistan (1988). Il s’ensuit une
« seconde détente » dans les relations internationales. Conscient également des risques
que le divorce entre la société et l’État fait courir au communisme et aux régimes qui se
réclament de lui, il se lance dans la perestroïka et la glasnost dans son pays et encourage
les pays satellites à se réformer en profondeur. Croyant sauver le système, il libère en
fait une série de forces qui le dépassent et aboutissent à la fin des démocraties
populaires et à la chute du mur de Berlin en 1989, ainsi qu’à l’implosion de l’URSS en 1991.

Les incidences internationales de ces immenses bouleversements façonnent 38


grandement notre monde d’aujourd’hui, mais des illusions sont nées, sans doute parce
que l’on a oublié que celui-ci est également dépendant de facteurs qui précèdent 1989.

En premier lieu, la vague de troisième mondialisation économique peut désormais 39


s’étendre à l’Europe de l’Est, à la Russie, à l’Inde qui bascule en 1991 vers une politique
d’ouverture commerciale, ainsi qu’à la Chine dont le régime politique reste communiste.
Elle s’accélère même, car c’est aussi l’époque de la révolution technologique du World
Wide Web des années quatre-vingt-dix. L’accès du grand public à cette grande toile
d’araignée mondiale sur Internet permet l’information et la communication instantanées
sur toute la planète, contractant ainsi à l’extrême l’espace et le temps du monde. La
libéralisation progresse pour toutes les transactions économiques dans le cadre des
négociations du GATT : celui-ci, à l’issue de l’Urugay Round en 1994, est transformé en
organisation permanente, l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC, à laquelle la
Chine adhère en 2001. En second lieu, la chute des dictatures communistes en 1989, qui
suit celle des dictatures de droite en Europe du sud dans les années soixante-dix, puis
celle des dictatures militaires en Amérique latine pendant les années quatre-vingt, laisse

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espérer que la mondialisation politique et démocratique suivra la mondialisation


économique et libérale et que l’on s’approchera ainsi de « la fin de l’histoire ». Ces deux
types de mondialisation convergeraient pour ouvrir la voie à la pax democratica.
Concrètement, dès 1990, la fin du veto soviétique au Conseil de sécurité – l’URSS est alors
moribonde, mais pas encore morte – paraît ouvrir la voie à de nouvelles règles, fondées
sur le droit et la justice. L’Amérique, consacrée « hyperpuissance » et unique gendarme
du monde, cherche à remodeler dans ce sens le système international, en assumant
d’abord cette responsabilité sur le mode d’un multilatéralisme, en donnant un rôle à
l’ONU et en tenant compte du consensus de ses alliés.

Dans un premier temps, l’annexion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein le 2 août 40
1990 et la guerre du Golfe qui s’ensuit au début 1991 semble leur donner l’occasion
d’établir ce « nouvel ordre international ». La communauté mondiale, sous le signe de
l’ONU et la conduite des États-Unis, réussit à qualifier l’agression, à organiser une
coalition dans laquelle figurent à la fois Israël – sans son armée – et certains États
arabes, et à livrer une guerre victorieuse contre l’agresseur, dans le cadre d’un mandat
international limité et respecté par le président George Bush : la seule libération du
Koweït. L’avantage de cette limitation qui exclut l’invasion de l’Irak est de maintenir le
rôle de l’ONU, de préserver la cohésion de la coalition, d’éviter de faire de Saddam
Hussein un martyr auprès des opinions arabes furieuses contre leurs États engagés
dans le con lit, de limiter les débordements populaires – au Caire par exemple – qui
mettent en danger les régimes œuvrant pour ce nouvel ordre international. Dans un
deuxième temps, cependant, les échecs des États-Unis et de l’ONU en Somalie en 1992, de
l’UE et de l’ONU en Bosnie en 1992-1994, montrent les di ficultés de la mise en place d’un
tel nouveau système. La Russie postsoviétique n’est pas une superpuissance, mais
entend jouer au moins un rôle de grande puissance : elle renoue avec la pratique du veto
à l’ONU, ce que la Chine fait également. Dans un troisième temps, les États-Unis
renouent avec les succès. À partir de 1993, ils accompagnent le début de processus de
paix entre Israéliens et Palestiniens inauguré à Oslo. En Bosnie, ne pouvant plus agir
dans le cadre de l’ONU bloquée à nouveau, ils utilisent l’OTAN pour prendre le relais de
l’organisation mondiale et de l’UE, elle aussi ine ficace. Grâce à leurs interventions
militaires et diplomatiques, ils réussissent à y imposer la paix en 1994-1995, et une action
du même type est renouvelée au Kosovo en 1999. À défaut du consensus mondial obtenu
par l’ONU, l’Amérique se contente de celui des démocraties occidentales par le biais de
l’OTAN. Il est un paradoxe : cette organisation de guerre froide, qui n’a jamais eu
l’occasion de faire la guerre pendant la confrontation Est-Ouest, lui survit en trouvant
un nouveau rôle : celui de bras armé qui intervient militairement au service d’un ordre
mondial démocratique.

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La suite des événements montre que la mise en place de ce dernier est d’une complexité 41
bien plus grande que prévue. Deux erreurs sont commises dans l’analyse du système
international qui se met en place depuis 1991. La première est de croire que la chute de
l’URSS a tout résolu et de ne pas voir que le « désordre mondial », né dans les années
soixante-dix, continue de s’aggraver, malgré les succès au Koweit, en Bosnie et en
Kosovo. Là sans doute réside l’apport de l’historien : sa ré lexion sur les chronologies.
Parce que sa mission consiste à ré léchir sur l’articulation bien classique entre
« continuité » et « ruptures », il lutte contre les visions trop linéaires de l’histoire, une
vision uniquement diachronique qui nie les synchronies. Le tournant de 1989-1991
n’e face pas celui de 1973-1975. Le monde d’aujourd’hui est fait de deux chronologies qui
se chevauchent dont la deuxième n’a pas annulé la première. Les laissés-pour-compte de
la troisième mondialisation, le rejet de l’Occident, la montée des nationalismes et des
intégrismes, les replis identitaires et ethnicistes dans le monde non développé, la
progression de l’islamisme et du terrorisme international, sont encore bien présents sur
la scène internationale. La multiplication des con lits locaux, si di ficiles à maîtriser à
deux, sont au moins aussi di ficiles à gérer par l’unique superpuissance. La tragédie du
11 septembre 2001 illustre bien ce face-à-face mortel entre les États-Unis et le chaos,
entre les vainqueurs de la guerre froide en 1989 et Al-Qaida, symbole extrême des
désordres de l’univers dont les prémices datent de 1973. Bref, elle met bien en scène le
duel entre « l’hyperpuissance » et « l’hyperterrorisme » [25]. La riposte des États-Unis a
réussi, avec l’appui des Européens et de l’OTAN, à faire tomber le régime des talibans en
Afghanistan, territoire sur lequel Al-Qaida a e fectivement pris appui. La guerre lancée
contre l’Irak en 2003 a abouti à la chute du régime sanguinaire de Saddam Hussein, ce
qui n’est pas une conséquence négligeable. Mais elle a considérablement déstabilisé le
système que les Américains eux-mêmes avaient tenté de mettre en place : elle s’est
déroulée sans la légitimation donnée par l’ONU, à la di férence de la guerre du Golfe de
1991, ni même celle de l’OTAN – ce que les interventions en Bosnie, au Kosovo et en
Afghanistan avaient au moins gagné : elle n’a donc pas obtenu le consensus des
démocraties. D’autre part, deux arguments essentiels en faveur de l’intervention
militaire – la détention par Saddam Hussein d’armes de destruction massive, le lien
entre lui et Al-Qaida – se sont révélés faux. Un troisième argument – la chute de la
tyrannie en Irak devrait permettre la construction d’un Grand Moyen-Orient
démocratique – s’est avéré erroné.

En un mot, le désordre mondial, les réactions identitaires et les replis identitaristes 42


n’ont pas été su fisamment analysés en profondeur par l’administration américaine, du
moins pendant les deux mandats de George W. Bush (2003-2009), au point qu’elle a cru
que la démocratie pourrait s’imposer par la guerre, que des élections libres à elles seules
feraient la démocratie en Irak et que celle-ci serait contagieuse pour toute la région.
Assurément, ce drame du 11 Septembre a moins changé le monde – déjà en pleines
mutations depuis la crise de 1973 – que l’Amérique. Traumatisée en e fet comme elle ne
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l’a jamais été dans son histoire, celle-ci pense qu’il est urgent de démocratiser l’univers
et que cette généreuse ambition devrait être d’autant plus facile à réaliser que le camp
communiste n’existe plus depuis 1989-1991, et que Milošević et Saddam Hussein sont
maintenant neutralisés. C’est sous-estimer les di ficultés du processus de
démocratisation dans un monde déstabilisé, tel qu’il l’est depuis 1973. Chercher à
profiter des succès de « 1989 » sans trouver au préalable des solutions à « 1973 », négliger
l’histoire du double tournant de la fin de XXe siècle, c’est s’exposer à de futurs échecs, à
de nouvelles tragédies historiques. Mondialiser la démocratie sans démocratiser la
mondialisation afin de trouver de meilleurs équilibres humains et sociaux, c’est prendre
une voie bien périlleuse. Là est sans doute une des clés de « l’impuissance de la
puissance » dont parle Bertrand Badie [26].

La seconde erreur dérive de la première et réside dans « l’illusion unipolaire », une autre 43
formule que l’on peut emprunter à Bertrand Badie. Avant les décisions de 2003, grande
est la tentation de croire que les États-Unis sont les seuls à pouvoir et donc peuvent tout
faire tout seuls. Les néoconservateurs en Amérique voient alors dans cette
« unipolarité » une source de légitimation pour un « unilatéralisme » – même s’ils ne
confondent pas les deux notions – de la politique extérieure de leur pays : pourquoi
s’embarrasser d’une politique multilatérale, d’une concertation si lourde avec les
organisations internationales (guerre du Golfe de 1991) ou avec les alliés (guerre du
Kosovo, 1999), quand les Américains assument seuls le fardeau des responsabilités
mondiales ? Là sans doute réside l’erreur fondamentale. D’autres pôles existent, d’autres
instances ont leur légitimité. Pratiquer l’unilatéralisme dans un monde que l’on croit
unipolaire, alors qu’il ne l’est pas totalement, c’est s’exposer à de nombreuses
déconvenues. Convient-il dès lors de préférer la formule de « système uni-multipolaire »
employée par Samuel Huntington en 1999 [27] ? C’est cette expression que nous avons
paraphrasée pour souligner une autre illusion qui avait cours à l’époque de la détente,
« l’illusion bipolaire ». La bipolarité absolue, nous l’avons dit, n’a pas duré tout le temps
de la guerre froide, mais une dizaine d’années seulement. D’autres pôles in luents
avaient émergé. En 1956, Français et Britanniques, pour avoir partagé cette « illusion »,
pour n’avoir pas compris que le tiers-monde naissant constituait un enjeu essentiel et
avait assez d’in luence pour que l’Amérique lâchât ses alliés de guerre froide, avaient
aussi commis une erreur avec l’aventure militaire de Suez.

À bien des égards, l’élection de Barack Obama en 2008 et le « printemps arabe » de 2011 44
paraissent changer la donne. Le nouveau président des États-Unis prend en compte les
échecs passés et se montre bien plus prudent en matière d’expansion internationale de
la démocratie. Ce sont les mouvements populaires qui font tomber les dictatures de Ben
Ali et de Moubarak en Tunisie et en Égypte. L’Occident qui soutenait ces régimes prend
finalement fait et cause pour les insurgés, et l’OTAN intervient militairement en Libye
pour protéger et aider la population et la résistance armée à renverser Kadhafi. Mais

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tout est fait pour obtenir la légitimation de cette action par l’ONU et pour que
l’hyperpuissance paraisse en retrait dans ces opérations par rapport à l’action
européenne, française et britannique.

Malgré ce retrait relatif des États-Unis dans le con lit libyen ou à cause de lui 45
précisément, la formule de système international « uni-multipolaire » désigne assez
bien le monde d’aujourd’hui. L’historien est seulement tenté d’ajouter quelques
précisions.

D’abord, « l’éclatement du monde » survenu dans les années soixante-dix laisse encore 46
des séquelles, ainsi que les crises idéologiques et morales de cette époque. Le système
uni-multipolaire de la fin XXe et début XXIe siècle est moins structuré que le système bi-
multipolaire des années soixante. En second lieu, les « autres » pôles ne sont pas les
mêmes dans les deux périodes. Le tiers-monde n’en est plus un, car il a implosé. Au
Japon et à la Chine s’ajoutent l’Inde, le Brésil, ces nouvelles grandes puissances, sans
oublier la Russie qui est passée du rang de superpuissance à celui de grande puissance :
les quatre derniers pays cités forment le « BRIC » qui, nous l’avons dit au chapitre
précédent, recherche une reconnaissance internationale. De plus, la régionalisation du
monde progresse. La CEE ou l’UE, l’ASEAN, le MERCOSUR, l’ALENA deviennent à leur tour
des pôles. Ceux-ci ne se limitent donc plus à des États-puissances. C’est sans doute
autour de ces organisations régionales, autour des moyennes puissances qui les
structurent, que peut se construire l’équilibre de ce nouveau monde multipolaire qui
dérange d’ailleurs les États-Unis : il existe une tradition voire une illusion américaine
consistant à croire qu’un univers luide, sans pôles, est plus facile à réguler et à gérer. De
plus, le besoin d’ONU et d’organisations internationales est plus fort que jamais, même si
leur e ficacité n’est pas à la mesure de leur force symbolique de légitimation. Surtout,
une opinion internationale s’est constituée, ainsi qu’un véritable espace public mondial,
et la société civile tient un rôle accru dans la vie internationale. De véritables « émotions
mondiales » – cette notion vaut la peine d’être davantage étudiée par les historiens – ont
été provoquées par les massacres et les génocides de l’époque. La pression de l’opinion
aboutit à l’acceptation du droit d’ingérence pour des raisons humanitaires et à la
création de tribunaux pénaux internationaux pour juger les crimes de guerre et les
crimes contre l’humanité : en ex-Yougoslavie en 1993, au Rwanda en 1994. Puis, en 1998,
malgré les oppositions américaines, une juridiction permanente est instituée, la Cour
permanente internationale, dont la primauté s’impose aux juridictions nationales dans
le cas où les États manqueraient de volonté pour mener à bien les enquêtes et les
poursuites contre les auteurs de tels crimes. Les souverainetés ne sont plus absolues.
Mais, de ce point de vue, le système reste hybride, structuré à la fois par les États-
puissances, des souverainetés et d’autres forces. Ce monde au milieu du gué est bien
incertain. Bertrand Badie a raison d’écrire :

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Loin de conduire à la formation d’une « société civile mondiale », tous ces 47


changements n’aboutissent qu’à un conglomérat de relations sociales transnationales,
assez fortes pour bousculer la puissance, mais trop faibles pour lui opposer un
nouveau partenaire. Ce point intermédiaire est probablement la clé des principales
incertitudes planétaires…

Au temps des équilibres du monde bi-multipolaire, on comprend que les approches 48


réalistes de Kissinger aient été prégnantes ; de même, il est naturel que l’époque des
déboires de l’hyperpuissance favorise aujourd’hui la critique de la notion même de
puissance et de système des puissances. Mais, au-delà des modes et des conjonctures,
l’historien doit mesurer dans le temps le poids de toutes les forces. Les puissances et les
États ont grandement structuré les systèmes internationaux avant les années soixante-
dix, mais le rôle des acteurs non étatiques était déjà important. Depuis ce tournant, ces
derniers pèsent bien davantage, mais les États ne sont pas morts pour autant [28]. Toutes
ces forces mêlées aboutissent à un système où elles peuvent tantôt se révéler
impuissantes ensemble, tantôt développer une gouvernance mondiale plus ou moins
e ficiente. De fait, tout « système international », même structuré et e ficient, ne réussit
pas à contenir toutes les relations internationales, tant celles-ci sont travaillées par une
multitude de dynamiques « hors système », qui peuvent se situer hors des États, mais
aussi en leur sein.

Pour y voir plus clair dans cette articulation complexe entre les systèmes, les acteurs et 49
ces dynamiques, il convient d’abord d’analyser l’articulation entre la scène intérieure des
États et la scène internationale, c’est-à-dire entre facteurs politiques internes et facteurs
politiques externes (chapitre 8), puis d’analyser les « systèmes internationaux » sous
d’autres angles : celui du « système-monde » modelé par la colonisation et la
décolonisation (chapitre 9), celui des organisations internationales (chapitre 10), celui
enfin des forces et interactions transnationales (chapitre 11).

Notes

[1] Gordon A. Craig, Alexander George, Force and Statecra t. Diplomatic Problems of Our Time,
New York, Oxford University Press, 3e éd., 1995.

[2] Georges-Henri Soutou, « Introduction à la problématique des mondialisations »,


Relations internationales, no 123, 2005/3.

[3] Régis Bénichi, Histoire de la mondialisation, Paris, Vuibert, 2008 [1re éd. : 2003] ; Suzanne
Berger, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, Paris, Seuil, 2003 ; Kevin H.
O’Rourke, Je frey G. Williamson, Globalization and History. The Evolution of a Nineteenth
Century Atlantic Economy, Cambridge MIT Press, 2001 [1re éd. : 1999].

[4] Pascal Griset, Les révolutions de la communication (XIXe-XXe siècles), Paris, Hachette, coll.
« Carré Histoire », 1991.
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[5] Pour plus de précisions, voir dans le présent ouvrage le chapitre 25.

[6] Voir le chapitre 1, p. 18.

[7] Christophe Charle, La crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Angleterre (1900-1940).
Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, 2001.

[8] Voir chapitre 25.

[9] Ludovic Tournès, La philanthropie américaine et l’Europe : contribution à une histoire


transnationale de l’américanisation, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, sous
la direction de Robert Frank, Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 2008 ;
mémoire en partie publié sous le titre : Sciences de l’homme et politique : les fondations
philanthropiques en France au XXe siècle, Paris, Éditions des classiques Garnier, 2011.

[10] Jean-Michel Guieu, Le rameau et le glaive. Les militants français pour la Société des nations,
Paris, Presses de Sciences-Po, 2008 ; Éric Bussière, La France, la Belgique et l’organisation
économique de l’Europe, 1918-1935, Paris, Comité pour l’histoire économique de la France,
1992.

[11] Voir chapitre 10.

[12] Ludovic Tournès, La philanthropie américaine et l’Europe…, op. cit., 2008.

[13] Robert Boyce, The Great Interwar Crisis and the Collapse of Globalization, Londres,
Palgrave Macmillan, 2009.

[14] Le taux de dépréciation de la livre est environ de 40 %. Le dollar, déclaré lottant en


mars 1933, n’est stabilisé que lorsqu’il se déprécie dans les mêmes proportions, c’est-à-
dire en janvier 1934 : son taux de dévaluation est alors de 41 %.

[15] Voir le chapitre 1 du présent ouvrage, ainsi que : Georges-Henri Soutou, La guerre de
Cinquante Ans. Le con lit Est-Ouest, 1943-1990, Paris, Fayard, 2001 ; Pierre Grosser, Les
temps de la guerre froide. Ré lexions sur l’histoire de la guerre froide et sur les causes de sa fin,
Bruxelles, Complexe, 1995. Voir aussi : Justine Faure, « De la grande alliance à
l’a frontement armé Est-Ouest (1944-1950) : origines de la Guerre froide et débats
historiographiques », Histoire@Politique. Politique, culture, société, no 3, novembre-
décembre 2007.

[16] Voir la thèse d’Hugues Tertrais, « Le coût de la guerre d’Indochine », sous la direction
de René Girault, Université de Paris I, 1998, publiée sous le titre : La piastre et le fusil. Le
coût de la guerre d’Indochine, 1945-1954, Paris, Comité pour l’histoire économique et
financière de la France, 2002.

[17] Dépêche citée par René Girault, « Introduction » au numéro 71 (automne 1992) de la
revue Relations internationales, numéro intitulé « Est-Ouest 1955-1958 : la première
détente ? ».

[18] Matthew Connelly, L’arme secrète du FLN. Comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie,
Paris, Payot, 2011 (orig. : A Diplomatic Revolution. Algeria’s Fight for Independance and the
Origins of the Post-Cold War Era, New York, Oxford University Press, 2002).

[19] Ange Simplice Boukinda, L’Europe, la France et l’accord général sur les tarifs douaniers et le
commerce de 1960 à 1967, 2 vol., thèse sous la direction de Robert Frank, Université Paris

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1-Panthéon-Sorbonne, 2005.

[20] Pierre Journoud, De Gaulle et le Viêt-nam, 1945-1969, Paris, Tallandier, 2011.

[21] Pierre Milza, Le nouveau désordre mondial, Paris, Flammarion, 1983.

[22] Hugues Tertrais, « Guerres et croissance économique en Asie-Pacifique », Matériaux


pour l’histoire de notre temps, no 65, 2002.

[23] Jonathan Fox, « Religion et relations internationales : perceptions et réalités », Politique


étrangère, 4, 2006, p. 1064.

[24] Voir Georges-Henri Soutou, La guerre de Cinquante Ans. Les relations Est-Ouest, 1943-1990,
Paris, Fayard, 2001, chapitres XVI, XVII et XVII.

[25] François Heisbourg, Hyperterrorisme : la nouvelle guerre, Paris, Odile Jacob, 2001.

[26] Bertrand Badie, L’impuissance de la puissance. Essai sur les nouvelles relations
internationales, Paris, Fayard, 2004.

[27] Samuel Huntington, « La superpuissance solitaire », Revue internationale et stratégique,


no 34, été 1999.

[28] Voir l’article éclairant de Samy Cohen, « Les États face aux nouveaux acteurs »,
Politique internationale, no 107, printemps 2005.

Plan
Au temps des grandes puissances classiques (1880-1941)
La Belle Époque : première mondialisation, impérialismes et bipolarisation du monde (1890-
1914)
Les années vingt : deuxième mondialisation et chevauchement de plusieurs systèmes
internationaux
Le désordre mondial des années trente (1932-1941)

Au temps de la loi des géants (1941-1973)


L’émergence des superpuissances et du monde bipolaire, 1941-1955 : de la grande alliance à la
première guerre froide
Un monde bi-multipolaire géré par le condominium américano-soviétique, 1955-1975 : la
détente

Les deux tournants à l’origine du système actuel : 1973 et 1989-1991


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Les deux superpuissances face au « nouveau désordre mondial » et aux débuts de la troisième
mondialisation, 1973-1989
Après 1989-1991 : l’hyperpuissance américaine peine à gérer le désordre mondial maintenu

Auteur
Robert Frank

Mis en ligne sur Cairn.info le 17/09/2015


https://doi-org.ezproxy.universite-paris-saclay.fr/10.3917/puf.frank.2012.01.0187

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