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ADAM BARBE KBL (2012-2013)

UN OU DES TIERS MONDES DEPUIS LES ANNÉES 1950 ?


I – 1950 – 1961 : l’affirmation politique du tiers monde favorisée par des structures socio-économiques
similaires
A – Les traits communs
1. L’explosion démographique
2. L’accumulation des difficultés socioéconomiques
3. Les facteurs internes du sous-développement
B – Un tiers monde exploité par le commerce international ?
1. La théorie du pillage est-elle valide ?
2. La controverse sur les termes de l’échange
3. La contestation de cette situation comme revendication commune du tiers monde
C – La conférence de Bandung (18-24 avril 1955) : le concept de Sauvy devient réalité
1. La proclamation d’une unité…
2. …Non dénuée d’ambiguïtés
3. La fondation du Mouvement des Non-Alignés (MNA) à Belgrade (1961)

II – 1961 – 1973 : l’affaiblissement de la voix du tiers monde marquée par une divergence croissante des
voies empruntées
A – Les failles qui traversent la communauté imaginée du tiers monde
1. L’apparition de profonds désaccords : de Belgrade (1961) à La Havane (1966)
2. Le problème de la démobilisation du peuple : l’exemple algérien
3. Le recul du nationalisme œcuménique élaboré à Bandung : l’Indonésie et le Soudan
4. Les contradictions du non-alignement : le conflit sino-indien (1962)
B – La diversité des politiques de développement engagées
1. Les politiques agricoles
a. La révolution verte : l’Inde
b. La réforme agraire : l’Amérique Latine
2. Les modèles d’industrialisation
a. La substitution d’importations : le Brésil
b. Les industries industrialisantes : l’Algérie
c. L’industrialisation par les exportations : les NPI

III – 1973 – années 1990 : l’éclatement politique et économique du tiers monde : des tiers mondes ?
A – L’impact des chocs pétroliers et la crise de la dette
1. La genèse de l’endettement
2. Le cercle vicieux entrainé par les politiques d’ajustements structurels
3. Une partie du tiers monde échappe cependant à cette crise
B – Des contrastes régionaux croissants
1. Les NPI
2. La Chine et l’Inde
3. L’Amérique Latine
4. L’Afrique
C – La fin du tiers monde ?
1. Le VIIe sommet du MNA à New Delhi (1983) : le choix de la globalisation
2. Un nouveau facteur de consensus ?
3. Quelle nouvelle terminologie pour le tiers monde ?
« Le Tiers-Monde est aujourd’hui face à l’Europe comme une masse colossale dont le projet doit être d’essayer de résoudre les problèmes
auxquels cette Europe n’a pas su apporter de solutions. »

Frantz Fanon, Les damnés de la terre (1961)

Il peut paraître surprenant de vouloir unifier près des deux tiers de la population mondiale ainsi que des peuples issus
de trois continents autour d’un unique concept. C’est pourtant ce qu’a entrepris Alfred Sauvy dans son article « Trois
mondes, une planète » paru dans l’Observateur du 14 août 1952, en élaborant le concept de « tiers monde ». La force de
celui-ci consiste à exprimer simultanément l’hétérogénéité des situations des pays visés et la convergence de leurs intérêts
politiques, grâce à la référence explicite au Tiers état de la France de 1789 : « car enfin, ce tiers monde ignoré, exploité, méprisé
comme le tiers état, veut lui aussi, être quelque chose ». L’abbé Sieyès, en effet, dans son pamphlet de janvier 1789 « Qu’est-ce que
le Tiers-Etat ? », pose trois questions dont les réponses le définissent : « Qu'est-ce que le Tiers-État ? Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à
présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. ». Ainsi, à l’instar du Tiers état, le tiers monde est
pluriel mais se caractérise par une revendication commune.
Les pays concernés par cette expression ont, dans leur majorité, subi la domination coloniale européenne. Si les effets
de celle-ci peuvent être nuancés par la distinction entre colonies de peuplement et colonies d’exploitation, la colonisation a
imposé une convergence des territoires colonisés. D’après l’historien économiste Paul Bairoch, cette convergence s’est
réalisée essentiellement à travers quatre phénomènes : la désindustrialisation, la mise en place de cultures d'exportation, le
développement des exportations de minerais, et l'intrusion de techniques médicales déclenchant une inflation
démographique. Mais si l’histoire commune de la colonisation a incontestablement marqué les structures socio-
économiques des pays du tiers monde et a contribué à les homogénéiser, c’est sur le plan politique qu’elle fonde
véritablement le tiers monde : la lutte contre la colonisation et l’impérialisme en est un des thèmes fondateurs. De fait,
comme l’affirme l’historien Vijay Prashad « Le tiers monde n’est pas un lieu. C’était un projet ». Le tiers monde incarne un espoir,
un rêve d’un monde nouveau, porté par des populations et relayé alors par des grands leaders. Projetés entre le « premier
monde » et le « deuxième monde », les peuples du tiers monde combattent le colonialisme et réclament leur liberté ainsi
que l’égalité politique. De la même manière que le Tiers état, qui au cours de la Révolution, s’est constitué en Assemblée
nationale, le tiers monde porte ses idées et aspire à tenir un rôle dans les affaires internationales. « Les Lumières insufflent au
tiers monde une promesse d’avenir. »
C’est l’analyse des structures internes des sociétés du tiers monde qui permet de comprendre comment à partir de cette
unité, la diversité du tiers monde a amené à parler des tiers mondes. D’ailleurs, en 1974, Sauvy répudie et dénonce
l’archaïsme de sa propre expression dans son article « Feu Tiers-Monde ». De fait la diversité des rapports sociaux dans
chaque pays et la multitude des voies empruntées en vue du développement explique ce qui paraît être un éclatement du
tiers monde. L’évolution des rapports sociaux éclaire également la faillite du tiers monde en tant que projet : l’unité
politique contre les forces coloniales bénéficiant d’un soutien populaire se disloque une fois au pouvoir. Les classes
dominantes des pays du tiers monde ne se voient plus comme partie prenante du projet, mais plutôt comme des élites, s’en
désolidarisant ainsi. L’éclatement économique du tiers monde se traduit alors par l’abandon de ce projet politique. Dès
lors si l’unité du tiers monde recouvre une réalité au début des années 1950, sa pertinence semble décliner au fur et à
mesure que les pays développent leur propre voie et s’écartent des revendications initiales contenues dans le concept de
tiers monde. A la fin du XXe siècle, certains rejoignent le niveau des pays développés tandis que d’autres s’enfoncent dans
les difficultés. Plutôt qu’un front commun des pays sous-développés pour faire aboutir à des revendications communes,
l’impression est davantage celle d’une concurrence entre ces pays pour s’assurer une place dans l’économie mondialisée.
Pourtant, si le passage au pluriel permet de mettre en évidence la diversité croissante des pays du tiers monde, permet-il
pour autant d’éclairer le raisonnement ?
Par ailleurs, il est nécessaire de rappeler que la question de l’unité ou de la diversité du tiers monde n’est pas neutre :
depuis les années 1960, deux courants intellectuels se distinguent à propos des problèmes de développement. Le premier,
« tiers-mondiste », insiste sur le fonctionnement hiérarchisé de l’économie mondiale, qui se ferait au détriment du tiers-
monde exploité. Le second courant, « anti-tiers-mondiste », d’inspiration libérale, rejette cette vision au profit d’une vision
ricardienne du monde, régi alors par la théorie des avantages comparatifs : il n’y a pas de phénomène de domination car il
ne tient qu’au Sud de rattraper son retard ; et le tiers monde n’existe pas car la diversité des pays sous-développés
l’emporte sur leur unité. Dès lors, une série de clivages, ayant parfois une coloration idéologique, se tisse derrière la
question de l’unité du tiers monde.
Comment l’apparente convergence des pays issus de la décolonisation conduit-elle à l’émergence du tiers monde ?
Comment la diversité des rapports sociaux internes à chaque pays et leurs évolutions divergentes ont-elles provoqué
l’éclatement du projet de tiers-monde ?
I – 1950 – 1961, l’affirmation politique du tiers monde favorisée par des
structures socioéconomiques similaires
A – Les traits communs

1. L’explosion démographique

• Alors que les pays développés ont terminé la leur, les pays du tiers monde sont en pleine transition
démographique (Adolphe Landry, La Révolution démographique, 1934). Pendant longtemps les mauvaises conditions
médicale et économique ont maintenu la mortalité à un niveau élevé et l’adaptation à cet état de fait se faisait par le
comportement nataliste. C’est le contact avec les pays développés au XXème siècle qui a permis une révolution médicale
et la baisse brutale de la mortalité, tandis que la natalité restait très forte. Le maintien de ce comportement nataliste
s’explique à la fois par un phénomène d’inertie des mentalités, et par des données socioéconomiques : la naissance d’un
enfant garanti des retombées économiques à terme. Ainsi, l’accroissement démographique de la population de tiers
monde prend un caractère inflationniste : alors que la mortalité s’abaisse parfois jusqu’à moins de 10‰, les taux de
natalité atteignent 35-40‰ et l’accroissement naturel est de l’ordre de 3% par an. Ainsi, la population du tiers
monde a plus que doublé entre 1950 et 1980.
• Deux thèses s’opposent quant au lien entre croissance démographique et développement socioéconomique :
à La thèse néomalthusienne fait de la croissance démographique excessive un obstacle au développement. Or
celle-ci est contredite par les faits : d’une part la population évolue certes rapidement, mais de manière linéaire car son
taux de croissance tend à décroitre du fait de la transition démographique ; d’autre part le montant total de calories
disponibles croit de manière exponentielle.
à Ester Boserup (1970) défend une position inverse : une population croissante fait baisser le coût par tête
moyen des équipements d’infrastructures, notamment de transport. Cet optimisme est à nuancer du fait que l’emploi ne
croit pas à la même vitesse que la population dans le tiers monde.

2. L’accumulation des difficultés socioéconomiques

• La proportion élevée de la population active dans l’agriculture. A l’exception de certains pays d’Amérique
latine, tous les pays du tiers monde ont plus de 30% d’actifs agricoles. L’agriculture reste alors sous-productive et
insuffisante, d’autant plus qu’elle est destinée à l’exportation.
• Le sous-emploi d’une fraction massive de la population active. L’offre de main d’œuvre dépasse
structurellement la demande de l’économie officielle et se déverse alors dans le secteur informel. Les garanties sociales sont
faibles et les mouvements ouvriers sont sévèrement réprimés : le déséquilibre dans les rapports de force sociaux est tel
qu’il renforce l’étroitesse du marché intérieur et la faiblesse de l’incitation à l’innovation technologique et sociale
• L’ampleur des inégalités sociales. Les 10% les plus riches de la population s’accaparent 40% de la richesse
nationale au Mexique, plus de 50% dans le cas du Brésil. L’entassement de milliers de personnes dans les cimetières du
Caire ou sur les collines de Rio de Janeiro témoigne de l’ampleur de la misère
• La faible capacité d’innovation technologique. La quasi-totalité des pays du tiers monde sont dépendants des
multinationales qui n’y localisent jamais leur centre de recherche
• Le surdéveloppement de l’Etat dans la sphère économique (G. Mathias et P. Salama). Il provient d’une
faiblesse de l’initiative privée, elle-même découlant du caractère difforme du développement capitaliste. En Inde, 75% de
la main d’œuvre non-agricole est employée par l’Etat ! Par ailleurs, l’autorité de l’Etat à l’extérieur est inversement
proportionnelle à son autorité à l’intérieur : les pays sont exclus des lieux de décision du système monétaire et financier
international et leur monnaie nationale reste inconvertible de facto.

3. Les facteurs internes du sous-développement

La structure dualiste de l’économie est ce qui fonde et explique le plus manifestement le sous-développement des
pays du tiers monde. Toutes les économies ont du faire face à l’expansion de l’Occident qui a fait s’entrechoquer
deux logiques différentes : celle du marché et celle des sociétés traditionnelles. La destruction des logiques
antérieures du fait de la pénétration de l’économie de marché a provoqué la libération d’une main d’œuvre importante,
migrant vers les villes, sans que la demande d’emploi ne puisse absorber cette offre. Cette dynamique de paupérisation
accentue les inégalités et favorise la concentration des revenus dans les mains de 10 à 25% de la population.
Dès lors, cette élite disposant du pouvoir d’achat, peut orienter l’appareil productif selon ses besoins en entretient ainsi le
dualisme des structures : l’agriculture ne vise plus à nourrir la population, mais à fournir des devises, l’industrie n’est pas
destinée satisfaire les locaux mais à répondre à la demande des consommateurs aisés.
B – Un tiers monde exploité par le commerce international ?
La question du commerce international permet de cerner certains enjeux de l’unité du tiers monde. D’une part, elle
fonde la thèse d’un tiers monde subissant l’exploitation néocoloniale occidentale via un capitalisme mondialisé, ravivant
symboliquement l’image d’un Tiers état opprimé. D’autre part, la réaction à ce déséquilibre commercial permet au tiers
monde de se constituer dans la contestation de cet état de fait.

1. La théorie du pillage est-elle valide ?

• La théorie du pillage affirme qu’une partie du surplus dégagé par les pays du tiers monde est drainé vers le nord en
raison d’un échange inégal. Il y aurait une ponction sur les ressources potentielles des pays empêchant ainsi
l’accumulation du capital sur place.
• Si, historiquement, l’exploitation des matières premières du tiers monde a été effective, il ne faut pas s’en tenir à cette
vision réductrice. Paul Bairoch souligne que l’essentiel des matières premières consommées par les pays du Centre était
produit par ces pays (en appréhendant la situation au moyen des concepts géographiques de Centre et de Périphérie). Le
cas du pétrole, où il y a effectivement une dépendance du Centre, n’est pas représentatif. Si exploitation des matières
premières il y a, elle n’est qu’un facteur secondaire de la prospérité du Centre. En revanche, elles restent un enjeu capital
pour la Périphérie : l’économiste Philippe Chalmin relève ainsi que « le tiers monde n’est pas important pour les
matières premières, mais les matières premières sont importantes pour le tiers monde ».

2. La controverse sur les termes de l’échange

• « En 1954, on achetait une jeep avec 14 sacs de cafés, en 1962, il en fallait 39 » écrit le brésilien Josué de
Castro en 1967. De fait, dès le début des années 1950, l’économiste argentin Raúl Prebisch a décrit ce phénomène
dont la cause essentielle réside dans une croissance des débouchés pour les matières premières inférieure à celle de
l’industrie : des gains de productivité dans le secteur primaire se traduisent par une baisse des prix, alors que les industriels
peuvent maintenir des prix élevés du fait de la forte demande de leur produit sur le marché mondial. A cela s’ajoute une
autre menace qui pèse sur les exportateurs de matières premières : celle de la fluctuation imprévisible des cours.
C’est en effet à Londres et à Chicago que se fixent les prix et même la Banque mondiale doit concéder que la variabilité
des prix des matières premières s’accroit avec le temps.
• Cependant, là encore une ligne de clivage se dessine : l’historien Jacques Marseille montre que les théories de
l’échange inégal sont biaisées du fait du choix de la date de référence. Ainsi, il suffirait de prendre pour référence
l’année 1948 et le pouvoir d’achat du café par rapport à la jeep aurait augmenté : Josué de Castro constaterait alors avec
stupeur le « pillage des pays nantis » ! Plus fondamentalement la théorie de l’échange inégal présente des difficultés compte
tenu de ses hypothèses : elle ne porte que sur les pays confinés dans la division internationale du travail. De
plus, elle néglige le développement inégal des rapports capitalistes de production : la prospérité des pays du
Centre est fondée sur le mode de régulation fordiste reposant sur une évolution parallèle des salaires réels et des gains de
productivité. Celui-ci s’accompagne alors d’une inflation qui fait de la baisse des prix une exception : les gains de
productivité sont rarement répercutés dans une baisse des prix des produits.
• Toutefois, le rapport de la Banque mondiale de 1991 montre la tendance de long terme à la dégradation des
termes de l’échange, entendus comme le rapport entre le prix des matières premières (hors pétrole) et le prix des
importations industrielles : l’indice 145 en 1948 passe à 80 en 1989, soit une baisse de 45% sur le long terme. Mais en
réalité, l’opposition entre produits primaires/produits manufacturés n’est pas la plus pertinente : la dégradation des
termes de l’échange repose fondamentalement sur les différences dans les modes de régulation de
l’économie, « monopoliste » au Centre, « concurrentiel » à la Périphérie.

3. La contestation de cette situation comme revendication commune du tiers monde

• Du constat de ce déséquilibre naissent plusieurs tentatives pour remédier à ce problème : la conscience d’une forme
d’exploitation et de dépendance, la convergence des intérêts économiques, amènent le tiers monde à parler d’une seule
voix pour faire valoir ses revendications.
• Ainsi, la CNUCED voit le jour en 1964, suite à l’appel de 75 pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine l’année
précédente. Sous l’égide de son premier secrétaire général, Raúl Prebisch, sa mission consiste à déterminer les
conditions équitables de l’échange international. Dès 1968, la CNUCED fait adopter le principe d’un système
généralisé de préférence accordant aux pays du tiers monde certaines dérogations aux règles du commerce international :
les marchandises exportées par les pays les plus pauvres bénéficient d’un tarif douanier préférentiel. Elle lance également
un programme en 1976 visant à soutenir le cours de certains produits de bases (banane, bauxite, cacao, café, etc.).
• Ses mesures peuvent cependant se heurter au protectionnisme déguisé des pays les plus riches, réticents à ouvrir
leurs frontières (mesures de protectionnisme non-tarifaires : obstacles administratifs, normes arbitraires de sécurité).
C – La conférence de Bandung (avril 1955) : le concept de Sauvy devient réalité

1. La proclamation d’une unité…

• C’est à Bandung, du 18 au 24 avril 1955, que se réunissent les représentants de 29 pays africains et asiatiques.
Cette conférence ne crée certes pas le tiers monde de toute pièce, mais ce qui constitue son importance, c’est d’avoir
permis à ses leaders de se rencontrer, pour célébrer à la fin officielle du colonialisme et de s’engager à combattre ensemble
les forces de l’impérialisme. La force de Bandung est d’avoir généré la croyance que les deux tiers de la population
mondiale ont le droit de prendre en main leur destin. Le premier jour de la conférence, Sukarno exprime cette aspiration
au redressement : « Un ouragan d’éveil et de réveil national balaie la Terre, la secoue, la change, la change en mieux ».
• Mis à part leur passé commun de colonialisme et d’anticolonialisme, peu de choses unissaient le tiers monde. Bandung
est alors l’expression d’un même désir, né de la lutte et canalisé dans une plateforme commune, qui
triompherait des différences sociales : « Nous sommes unis par une haine commune du colonialisme sous toutes ses formes. Nous
sommes unis par une haine du racialisme. Et nous sommes unis dans une détermination commune à préserver et à stabiliser la paix dans le
monde » déclare Sukarno. L’unité du tiers monde tient ainsi à une opposition politique au colonialisme et à
l’impérialisme, non à une même essence culturelle ou raciale.
• Mais tout cela n’est-il pas condamné à rester de l’ordre du proclamatoire sans pouvoir économique ni force militaire
crédible ? Que reste-t-il à ces deux milliards d’individus ? « Nous pouvons être la voix de la raison sur l’échiquier
international. Nous pouvons mobiliser toute la force spirituelle, morale, politique d’Asie et d’Afrique en faveur de la paix » répond
Sukarno. L’autorité morale du projet que revendique le tiers-monde cherche à pallier sa faiblesse
politico-économique. De fait, Bandung reste aussi dans les mémoires comme un moment clé dans l’histoire du
mouvement de la paix : les Etats y prônent le nécessaire désarmement du monde. A l’ONU, le tiers monde
appelle à la création d’un dispositif de contrôle des armes : ainsi l’AIEA (1957) reprend dans sa charte le communiqué
final de Bandung.

2. …Non dénuée d’ambiguïtés

• 6 des 29 Etats présents ont conclu un accord militaro-économiques avec les Etats-Unis et la Grande-
Bretagne : en 1954, le Pakistan, les Philippines et la Thaïlande rejoignent l’OTASE, tandis que l’Iran, l’Irak, le Pakistan
à nouveau et la Turquie signent le pacte de Bagdad. Ces ententes sont censées assurer une protection contre les forces
communistes. Mais cette contradiction manifeste est susceptible de s’approfondir : entre 1946 et 1954, le régime
philippin de Manuel Roxas (1946-1948), d’Elpido Quirino (1948-1953) puis de Ramon Magsaysay (1953-1957) est
ébranlé par la rébellion Huk. Armés par Truman, les soldats de Magsaysay parviennent à neutraliser les rebelles. Mais le
soutien de Washington a un prix : la création de bases américaines et l’ouverture des marchés aux entreprises d’outre-
Atlantique. Ainsi la volonté d’indépendance est tronquée à la fois du fait de l’appel à une protection militaire et par
l’intégration économique engendrée par la pénétration des multinationales dans ces pays.
• Certaines régions d’Afrique et d’Asie n’ont pas été conviées à Bandung. L’apartheid disqualifie l’Afrique
du Sud. Israël et Formose sont accusés d’être trop proches des puissances coloniales alors que d’autres Etats proaméricains
comme le Vietnam du Sud ou le Japon participent à la conférence.
• Les Etats de Bandung continuent d’amasser des armes malgré leurs discours pacificateurs. L’Inde et
le Pakistan se livrent à une course aux armements depuis 1947. Mao, pour qui l’arme nucléaire était un « tigre de papier »
décide finalement d’en doter la Chine. Par ailleurs les conflits régionaux et les interventions impérialistes (Suez) obligent
les nations à rechercher des moyens de défenses militaires.

3. La fondation du Mouvement des Non-Alignés (MNA) à Belgrade (1961)

• La conférence de Belgrade réunit les représentants de 25 Etats d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et d’Europe du
1er au 6 septembre 1961 en vue de fonder le MNA. Cette initiative découle principalement de la volonté de Nasser,
Nehru et Tito qui s’étaient déjà rencontrés à Brioni (Yougoslavie) à la mi-juillet 1956 où ils élaborèrent le
programme de la conférence de Belgrade : convoquer toutes les nations qui, dans un même esprit, ne souhaitent
s’allier ni aux Soviets ni aux puissances atlantiques. Dès Brioni, ce positionnement géopolitique par soustraction
aux deux blocs tente d’être dépassé : il renferme un principe de relations entre Etats délaissant la force et la brutalité en
faveur d’un développement commun. Les non-alignés souhaitent fonder les relations internationales sur la
morale et non plus sur les jeux de pouvoirs ou des intérêts nationaux.
• Le non-alignement ne doit pas être confondu avec le neutralisme. Le discours d’ouverture de la conférence du MNA
prononcé encore une fois par Sukarno précise le sens du non-alignement : « Le non-alignement n’est pas la
neutralité. Ce n’est pas l’attitude moralisatrice de celui qui se tient à distance […] L’Etat non-aligné ne se fait pas tampon entre deux blocs
géants. Le non-alignement c’est se dévouer fait et cause à la noble indépendance, à la paix durable, à la
justice sociale et à la liberté d’être libre ».
II – 1961 – 1973, l’affaiblissement de la voix du tiers monde marquée par une
divergence croissante des voies empruntées
A – Les failles qui traversent la communauté imaginée du tiers monde

1. L’apparition de profonds désaccords : de Belgrade (1961) à La Havane (1966)

• Dès Belgrade les limites du MNA apparaissent, à travers notamment la diversité des régimes rassemblés : des
monarques arrivent en grande pompe (Hailé Sélassié, Norodom Sihanouk), des dirigeants de partis bourgeois, des
fomenteurs de putsch, des représentants de mouvements nationalistes de masse. Cet ensemble hétéroclite empêche
l’adoption d’une position idéologique unifiée. Par ailleurs, la lutte engagée pour le désarmement nucléaire n’est
que rhétorique et ne pèse pas sur les puissances nucléaires.
• Si la conférence Tricontinentale de La Havane (3-15 janvier 1966) s’inscrit dans la lignée de Bandung et de
Belgrade, de profonds désaccords émergent quant à la stratégie pour résoudre les problèmes auxquels le tiers monde est
confronté : certains souhaitent suivre la voie de la coexistence pacifique ne mettant en place les institutions
onusiennes, d’autre prônent le militantisme, appelant à défier l’impérialisme par les armes, par la révolution ou le
terrorisme.
• Le changement de contexte historique joue un rôle dans cet affaiblissement de la voix du tiers monde : Nehru
meurt en 1964, Sukarno est renversé en 1965, Nasser étouffe les ultimes espoirs de démocratie en Egypte.
• Finalement semble s’opérer une translation idéologique vers la gauche. Fidel Castro devient l’une des figures
les plus éminentes du MNA. La résistance vietnamienne face à la machine de guerre américaine engendre une fascination
pour la résistance communiste en même temps qu’elle avive l’animosité envers l’impérialisme atlantique. Guevara invite
d’ailleurs à La Havane les forces révolutionnaires des trois continents à créer un second, voire un troisième Vietnam
(penser à son action en Bolivie). Enfin, l’action révolutionnaire est la voie d’action privilégiée : le ghanéen Nkrumah, qui
publie Le néo-colonialisme : dernier stade de l’impérialisme (1965), affirme la nécessité de mener la guérilla. Cette idée devient une
réalité dans plusieurs régions d’Afrique, notamment en Afrique portugaise où le MPLA (Angola), le FRELIMO
(Mozambique) et le PAIGC (Guinée et Cap Vert) livrent une guerre totale contre l’occupant colonial.

2. Le problème de la démobilisation du peuple : l’exemple algérien

• Au chapitre « Mésaventures de la conscience nationale », Frantz Fanon dans Les damnés de la terre (1961) rappelle que
la discipline qui accompagne la lutte armée risque d’infiltrer l’Etat en construction et d’altérer la
dynamique égalitaire de la libération nationale, qui motive le projet du tiers monde : celui-ci tire sa force des
masses nombreuses et mobilisées. Pourtant, le projet de libération nationale se bâtit sur l’idée que l’Etat doit centraliser le
pouvoir politique et que le peuple, après avoir lutter pour la libération, doit être démobilisé.
• En Algérie, le problème se pose quelques mois après l’arrivée au pouvoir du FLN. Ben Bella, en devenant président
en septembre 1963, centralise le pouvoir et concentre l’énergie de la Révolution algérienne : la Constitution de la
même année fait du président le seul maître de la politique étatique en même temps qu’elle interdit tous les partis excepté
le FLN. Les masses ainsi délaissées « commencent à bouder, à se détourner, à se désintéresser de cette nation qui ne leur fait aucune place »
(Fanon). Dès le 31 mai 1964, le Front des forces socialistes d’Aït Ahmed tente d’assassiner Ben Bella. Le principal
syndicat, l’UGTA, organise une grève des travailleurs en juin 1964 pour protester contre leur participation limitée à la
construction du pays. Mais si Ben Bella cède peu à peu et que la démocratisation sociale semble en route, Houari
Boumediene le reverse avec l’appui de l’armée, qui devient le principal pilier du régime. L’Etat domine alors la
société et gouverne au nom du socialisme.
• Ainsi la démobilisation du peuple précède souvent l’avènement d’un pouvoir militaire : cela revient à abandonner
les promesses sociales dont le tiers monde se voulait le porteur.

3. Le recul du nationalisme œcuménique élaboré à Bandung: l’Indonésie et le Soudan

• En 1965, le PKI, troisième plus grand parti communiste au monde, est massacré par l’armée ainsi que des
activistes issus des partis politiques de droite. Les évènements aboutissent à l’éviction de Sukarno au profit du général
Suharto. De la même manière, les deux autres plus grands partis communistes d’Afrique et d’Asie du début des années
1960, le SCP du Soudan et le PCI d’Irak, sont anéantis en l’espace de 10 ans. Au Soudan par exemple, après un coup
d’Etat en mai 1969, le colonel Gaafar Muhammad Nimeiri devient Premier ministre et s’appuie sur le SCP,
seul parti bien organisé et d’envergure nationale. Mais après avoir lancé l’assaut contre le parti de droite réactionnaire
Oumma de Sadek el-Mahdi, il se retourne contre le SCP en exécutant la plupart de ses dirigeants (dont Joseph
Garang) et donne l’ordre à ses partisans d’exterminer quiconque se réclamant du communisme.
• Cet anéantissement de la gauche a un fort impact sur le tiers monde : les classes sociales les plus
conservatrices l’emportent sur la plateforme mise en place à Bandung. Les forces politiques qui émergent
alors, subordonnées à l’armée, rejettent le nationalisme œcuménique et anticolonial des sympathisants de
gauche au profit d’un nationalisme culturel valorisant le racialisme, la religion et la hiérarchie. Leur vision de la
tradition est entièrement fabriquée : mythe du paradis balinais, du puritanisme arabe, du hiérarchisme hindou ou du
tribalisme africain. Les anciennes classes sociales que combattait la gauche se vengent et se proclament comme uniques
représentants de leur civilisation.

4. Les contradictions du non-alignement : le conflit sino-indien (1962)

• Le 20 octobre 1962, l’Armée de Libération Populaire de Chine (ALP) déclenche une guerre contre l’Inde alors
même qu’à Bandung, Nehru et Zhou Enlai proclamaient l’avènement d’une nouvelle Asie. Zhou Enlai déclarait
même : « Nous sommes prêts à empêcher notre gouvernement et notre peuple de franchir ne serait-ce que d’un pas les frontières du pays. »
L’enjeu du conflit est un différend frontalier portant sur l’Aksai Chin, disputé par les deux pays, mais il est aussi celui de la
dignité : Nehru précise que même si le conflit porte sur 3 kilomètres, il tenait à défendre le prestige de la nation indienne.
• Cette question frontalière a trois conséquences principales :
à La guerre nourrit un chauvinisme jusqu’alors sous-jacent, et entre en contradiction avec l’anti-impérialisme
œcuménique des mouvements de libération nationale.
à La défense des frontières pose un problème budgétaire du fait de l’allocation des ressources à l’appareil
militaire et fait avorter le programme public de développement social. McNamara note en 1992 que les
dépenses militaires du tiers monde entre 1960 et 1988 augmentent deux fois plus vite que le revenu par habitant. De plus,
les principaux fabricants d’armes appartiennent soit au bloc soviétique soit au bloc atlantique, et les pays du tiers monde
cherchent alors à nouer des relations avec ces pays pour obtenir des transferts de technologies et l’appui de conseillers.
à Le conflit sino-indien perturbe la dynamique de non-alignement et la plateforme politique du tiers
monde du fait de la perte de crédibilité des deux pays. L’Inde, qui se voulait le leader du groupe au Nation Unies
en matière de paix et de désarmement, est discréditée par son accumulation d’armements.

B – La diversité des politiques de développement engagées

1. Les politiques agricoles

Le tiers monde doit faire face à la permanence du problème alimentaire, cette « tragédie banalisée » (Sylvie Brunel). C’est
par la volonté de dépassement de ces difficultés que les pays du tiers monde élaborent des solutions les amenant à tracer
chacun une voie qui leur est propre.

a. La révolution verte : l’Inde

• La révolution verte désigne une révolution dans la génétique végétale permettant de mettre au point des
variétés hybrides de céréales à haut rendement qui permettent de faire plusieurs récoltes par ans. Cette solution a
permis à l’Inde, dont la situation alimentaire aurait pu devenir catastrophique dans l’aide alimentaire venue des Etats-
Unis de devenir autosuffisante en céréales, voire même de dégager parfois des excédents exportables. Norman Borlaug
(agronome américain), qui a dirigé les recherches scientifiques menées dès 1943, a même reçu le Prix Nobel de la Paix en
1970.
• Cette révolution verte pose cependant un certain nombre de problèmes :
à L’intensification de l’agriculture implique des moyens techniques lourds : les agriculteurs doivent
acheter les semences auprès des stations agronomiques, il faut utiliser beaucoup d’engrais chimiques, mettre en place un
système d’irrigation, ainsi que mécaniser la production. Ce modèle est alors difficilement reproductible dans
d’autres pays aux moyens plus limités, alors même que ce sont eux qui souffrent le plus des problèmes alimentaires.
à De là découlent des coûts élevés ce qui rend cette opération inaccessible aux petits paysans et s’opère alors une
sélection sociale entre les agriculteurs et un accroissement des inégalités

b. La réforme agraire : l’Amérique Latine

• Une réforme agraire est une redistribution foncière des terres qui remet en cause la propriété du sol agricole.
Elles visèrent à créer des structures foncières favorables à l’accroissement de la production agricole. En
Amérique Latine, ces structures étaient caractérisées par le contraste entre les très grandes propriétés (latifondios) et les très
petites (minifondios), hérité de la période coloniale : les premières sont sous-utilisées, leurs propriétaires étant plus attentifs
au prestige social, tandis que les secondes subissent au contraire une exploitation intense du fait de leur exiguïté. La
réforme agraire permet dans ce cas un rééquilibrage bénéfique pour la production agricole.
• L’application de la réforme agraire prend ainsi en compte l’historicité des structures socioéconomiques
afin de développer la voie la plus adaptée possible. Mais si la réforme agraire a été menée de manière réformiste
en Amérique Latine, pour préserver l’ordre social, elle a pu être menée de façon révolutionnaire en Chine.

2. Les modèles d’industrialisation

Si l’industrialisation a été vue par les pays du tiers monde comme la condition nécessaire au développement, leurs choix
économiques varient selon leurs bases physiques, leurs ressources en capital, l’effectif et la qualification de leur main
d’œuvre. Les différentes trajectoires empruntées exacerbent alors les spécificités qui les distinguaient
de manière sous-jacente.

a. La substitution d’importations : le Brésil

• La substitution d’importations consiste à remplacer des importations industrielles par une production
nationale. Elle se fait en 2 étapes :
à La création d’une industrie légère productrice de biens de consommation non durables. La crise
caféière du Brésil dans les années 1930 a conduit certains planteurs à devenir industriels, et ils ont alors choisi les branches
qui sont à leur portée : la plus représentative a été celle du textile (au lieu d’exporter le coton, le Brésil fabrique alors ses
cotonnades).
à Ce processus, une fois enclenché, se poursuit par une remontée de filière, accompagnée par les capitaux publics.
L’industrialisation par substitution d’importations fait le chemin de l’aval de la filière vers l’amont : l’idée est de
produire de l’acier (bien intermédiaire) pour fabriquer les métiers textiles (biens d’équipement) pour produire des tissus
(biens de consommation). Ainsi, peu à peu vient le moment où peuvent être produits des biens de consommation
durables : la construction automobile a pris son essor au Brésil dans les années 1960-1970. Un tissu industriel se constitue
alors, permettant de mettre en cohérence les différentes branches.
• Cependant, cette politique s’est accompagnée au Brésil d’un accroissement des inégalités : le succès de
l’industrie automobile avantage une classe sociale privilégiée aux dépens de la majorité de la population. Cela avive la
frustration de cette majorité exclue de la consommation des biens symbolisant le progrès.

b. Les industries industrialisantes : l’Algérie

• A l’inverse de la stratégie de substitution aux importations, ce modèle commence par les industries d’amont
pour descendre à l’aval : on va des industrie lourdes aux industries légères. Les industries sont dites industrialisantes
car il est supposé qu’elles engendrent des effets d’entrainement plus efficaces que d’autres branches : ce sont les industries
lourdes, sidérurgie et chimie de base.
• En Algérie le choix s’est porté sur la sidérurgie, avec le complexe d’Annaba, et la pétroléochimie, à Arzew.
L’Etat intervient alors directement, les coûts fixes étant très coûteux et la rentabilité ne pouvant être attendue qu’à long
terme. A court et moyen terme, ce modèle crée un déséquilibre violent dans l’économie : le secteur primaire
s’étiole, le nombre d’emplois créés est réduit. Par ailleurs, le coût financier de cette politique fait qu’elle n’est applicable
qu’aux Etats disposants de rentrées de devises importantes (exportations d’hydrocarbures pour l’Algérie), mais surtout son
coût social implique un Etat autoritaire capable de gérer les tensions sociales provoquées (cf. II.A.2.)
• Ce modèle rappelle le style stalinien de la planification soviétique, avec les mêmes choix privilégiant
l’industrie lourde et le même volontarisme étatique, à lier avec l’influence de Moscou sur Alger (Ben Bella est fait Héros de
l’Union Soviétique en 1964, le plus haut titre honorifique de l’URSS, Boumediene se soigne à Moscou en 1978).

c. L’industrialisation par les exportations : les NPI

• Les quatre dragons (Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong et Singapour) sont les pays qui attirent le plus l’attention, du
fait de la vigueur de leur industrie. Ils suivent un autre modèle d’industrialisation : l’exportation des produits
manufacturés sur les marchés des pays développés.
• Au départ, ces Etats choisissent des branches qui ne requièrent ni une main d’œuvre qualifiée, ni une technologie
avancée, ni des capitaux abondants, comme par exemple les industries textiles. L’atout principal de ces pays est une
main d’œuvre bon marché capable d’attirer les investisseurs japonais, américains et européens. Ainsi les
politiques menées sont allées à la rencontre des stratégies des firmes transnationales désireuses de délocaliser afin de
réduire leurs coûts. S’opère alors une nouvelle division internationale du travail avec d’une part les pays
développés, dotés des industries les plus innovantes, fortement capitalistiques et technologiques, et d’autre part les « pays-
ateliers » spécialisés dans les industries à forte densité de main d’œuvre.
• A partir de cette industrie de base, une diversification est enclenchée, faisant apparaître les industries mécaniques,
la construction électrique et l’électronique de loisirs.
III – 1973 – années 1990, l’éclatement politique et économique du tiers
monde : des tiers mondes ?
A – L’impact des chocs pétroliers et la crise de la dette

1. La genèse de l’endettement

• Le choc pétrolier de 1973 a provoqué le transfert des devises des pays importateurs de pétrole vers les
pays exportateurs. Ces pays ont alors placé ces pétrodollars (dollars reçus par eux en paiement du pétrole) dans les
banques commerciales des pays développés. Les banquiers américains et européens, qui disposent alors de dépôts
considérables, ont cherché à les valoriser en proposant des crédits aux pays plus pauvres. Ce recyclage des
pétrodollars est amplifié par la convergence des intérêts des prêteurs et des emprunteurs : les banquiers se livrent une
concurrence pour être présents sur ce nouveau marché, tandis que les Etats veulent profiter des taux d’intérêt réels faibles
voire négatifs du fait de l’inflation.
• Cependant, à partir des années 1980, beaucoup de pays du tiers monde se trouvent dans l’incapacité de rembourser,
comme le révèle la crise mexicaine d’août 1982. Plusieurs facteurs explicatifs sont en cause :
à A la fin des années 1970, les taux d’intérêt réels se relèvent et se maintiennent à un haut niveau dans les
années 1980. Cette hausse provient de la politique de l’argent cher menée à Washington qui a alors besoin de capitaux et
pour cela fait monter les taux d’intérêt : de fait, les emprunts du tiers monde sont libellés en dollars et comportent un taux
d’intérêt variable indexé à celui pratiqué aux Etats-Unis.
à Le second choc pétrolier de 1979 réduit la demande mondiale et précipite le tiers monde dans la
récession.
à Le plus souvent, l’endettement n’a pas servi à effectuer des investissements productifs, au contraire :
l’argent emprunté a principalement servi à financer des dépenses courantes (la paie des fonctionnaires), mais a aussi été
utilisé à des fins moins louables (dépenses somptuaires, importation d’armements, corruption).
• La dette pèse alors lourdement sur la croissance (le PNB de l’Argentine chute de 1,6% entre 1980 et 1984) et
vampirise les recettes des exportations. Alors qu’elle était inférieure à 100 milliards de dollars en 1973, la dette du tiers
monde atteint 626 milliards en 1982. Son remboursement entraine alors les pays les plus endettés dans un cercle vicieux.

2. Le cercle vicieux entrainé par les politiques d’ajustements structurels

• Les politiques d’ajustements structurels désignent les conditions posées aux pays débiteurs par le FMI et les
pays créanciers afin de réaménager la dette et d’octroyer de nouveaux prêts.
à Réduire les dépenses publiques pour lutter contre le déficit et augmenter les recettes en devises. Cela passe par
une réduction drastique des dépenses sociales (santé, éducation, subventions aux produits de première nécessité).
à Promouvoir les branches d’activités travaillant pour l’exportation dans le but de dégager des excédents
commerciaux pour éponger la dette.
• Le problème évident posé par l’ajustement structurel est celui de son coût social provoquant un cercle vicieux
et enfonçant les pays dans la pauvreté : la consommation intérieure est sacrifiée sur l’autel des excédents
commerciaux. Si la croissance est retrouvée, elle n’est qu’extravertie et ses bénéfices ne servent pas la population.
L’évolution des salaires réels, le renchérissement des produits de première nécessité, les émeutes de la misère de la fin des
années 1980 dévoilent les difficultés auxquelles sont exposées les populations les plus fragiles.
• Mais le principe de l’allègement de la dette des pays les plus démunis est admis par le G7 : en 1999, les Etats et les
institutions financières internationales acceptent de prendre en charge la réduction de la dette des pays les plus pauvres et
les plus endettés, sous réserve qu’ils engagent des politiques de lutte contre la pauvreté. L’idée était de recréer une
dynamique de croissance en les sortant de la spirale de l’endettement tout en cherchant à en faire bénéficier les
populations les plus pauvres : 22 pays en 2001 ont vu leur dette réduite de près de 20% à plus de 80%.

3. Une partie du tiers monde échappe cependant à cette crise

Cette crise des années 1970 et 1980 est facteur d’éclatement économique du tiers monde : alors qu’elle enfonce certains
pays du tiers monde dans la récession et la pauvreté, d’autres au contraire y échappent voire en tirent profit.
à Les pays exportateurs de pétrole représentés par l’OPEP s’enrichissent du fait de la hausse des cours : les
réserves globales des pays de l’organisation s’élèvent à près de 400 milliards de dollars en 1981. Toutefois, il n’y a pas non
plus de liens mécaniques entre richesse et développement et les problèmes n’ont pas toujours été dépassés.
à Les NPI bénéficient du faible coût de leur main d’œuvre pour être encore plus attractifs vis-à-vis des grandes firmes
occidentales et gagner des parts de marché : les pays de l’OCDE ont acheté aux NPI 18% de leurs importations de biens
manufacturés. Ainsi, le taux de croissance annuel moyen de la Corée du Sud entre 1966 et 1979 est de 10,6%. Il est de
10,9% pour la période entre 1986 et 1989 (FMI).

B – Des contrastes régionaux croissants

1. Les NPI

• La stratégie d’industrialisation par les exportations (II.B.2.c.) a permis de financer la mise en place d’un processus
productif interne, ce qui fait que la croissance des NPI repose désormais sur des bases endogènes,
alimentant un véritable développement aussi bien national que régional. Ce processus passe par :
à Le passage d’une orientation exclusivement exportatrice au développement d’un marché interne, du fait de la
hausse du niveau de vie.
à Le passage de l’imitation à l’innovation, par la fabrication de produits à haute valeur ajoutée.
à Le passage de l’utilisation d’une main d’œuvre sur place bon marché à la délocalisation de la production au
fur et à mesure de la réévaluation des salaires.
• Pour la Banque mondiale, 5 données différencient les NPI des autres pays et expliquent le cercle
vertueux qu’ils ont connu : des taux d’investissements supérieurs à 20% du PNB ; la généralisation de l’alphabétisation et
la constitution d’un main d’œuvre qualifiée ; des efforts de productivité constants ; des réformes importantes dans
l’agriculture pour constituer une importante classe moyenne ; la mise en œuvre d’un environnement propice aux affaires
du fait de la stabilité institutionnelle et de l’efficacité des services publics. Ainsi, la Corée du Sud est passée en 30 ans du
statut de pays sous-développé à celui d’une économie développée au même titre que les pays de l’OCDE.

2. La Chine et l’Inde

• Officiellement, les deux pays-continents d’Asie sont des PMA en terme de revenu par habitants et en
considérant l’IDH. Pourtant, la Chine et l’Inde ont la structure économique des NPI couplée avec le
gigantisme de leur population : le PIB chinois croit de 9,5% par an en moyenne depuis 1980 avec un record de 13%
en 1993. Dès 1993, la Chine est la deuxième économie mondiale en termes de PIB PPA, quant à l’Inde elle est sixième.
• Cette forte croissance est passée par un abandon du dirigisme étatique pour la libéralisation et l’ouverture.
à En Inde, le Premier ministre Narasimha Rao et son ministre des Finances Manmohan Singh mènent
l’ajustement économique : démantèlement du système des autorisations administratives, ouverture du secteur privé, de 12
branches du service public, encouragement aux investissements étrangers, dévaluation de la roupie.
à En Chine, Deng Xiaoping libéralise l’économie à partir de 1978 en s’appuyant sur 4 réformes : la reconnaissance
de l’initiative privée, la libération des prix, la décentralisation et l’ouverture sur l’étranger.

3. L’Amérique Latine

• Trois évolutions positives permettent de redonner confiance à l’Amérique Latine suite à la crise de la dette :
à Le retour des régimes démocratiques pour 13 pays entre 1979 et 1990.
à Une intégration régionale accrue : le Mercosur né en 1991 adopte dès 1993 un tarif extérieur commun.
à L’assainissement des bases économiques : promotion des exportations, ouverture aux investissement étrangers, choix
de l’extraversion. Ainsi le Chili, l’Argentine, le Pérou et le Mexique ont vu croire leur PIB de 6% par an depuis 1992.
• Malgré cette double réussite politique et économique, trois faiblesses subsistent :
à La privatisation brade les patrimoines nationaux : par exemple, l’abandon de lignes ferroviaires non rentables en
Argentine renforce la centralisation et les déséquilibres territoriaux.
à Les problèmes sociaux sont aggravés par les politiques de libéralisation : d’après la Banque mondiale, près d’un tiers
des Latino-américains vivent en dessous du seuil de pauvreté.
à Les problèmes de la drogue et des détournements d’argent minent la croissance latino-américaine.

4. L’Afrique

• L’Afrique s’identifie dans les années 1990 au tiers monde tel qu’on le définissait dans les années
1960. De fait la majorité des PMA sont en Afrique. Ils doivent faire face à un double échec :
à Economique : en 1990, alors qu’elle regroupe 12% de la population mondiale, elle ne représente que 2% du PIB
et 1% de la valeur ajoutée industrielle du monde ; plus de 80% des exportations africaines sont toujours représentées par
des produits primaires. De plus l’Afrique est dépendante : l’aide publique fournit 10% du PIB africain.
à Humain : l’espérance de vie y est de 51 ans, l’analphabétisme touche la moitié des hommes et les deux tiers des
femmes, il n’y a qu’un médecin pour 24 000 habitants (5 fois moins que dans les autres pays du tiers monde).
• Mais l’Afrique est peut-être moins pauvre qu’elle ne le paraît du fait de l’importance d’un secteur informel non
enregistré : dans les grandes villes, 70 à 80% des actifs sont employés dans ce secteur. Celui-ci accomplit par ailleurs
l’intégration régionale qui reste introuvable sur le plan officiel. D’après un rapport de l’OCDE (2000), le secteur informel
représente même jusqu’à 77% du PIB dans un pays comme le Niger.

C – La fin du tiers monde ?

1. Le VIIe sommet du MNA à New Delhi (1983) : le choix de la globalisation

• « Avec New Delhi, nous rédigeons la notice nécrologique du tiers monde. » affirme l’historien Vijay Prashad. C’est en effet à New
Delhi que se manifeste la faillite du tiers monde, du fait de l’éclatement des consensus nationaux autour de l’idéal
qu’incarnait le projet du tiers monde.
• Ainsi, l’engagement des pays du tiers monde dans la voix de la globalisation et de libéralisation ne se
fait pas seulement du fait de pressions extérieures, mais aussi par la volonté de forces nationales qui désapprouvent
les stratégies de développement choisies par les partis politique de libération nationale. En réalité, les élites
émergentes se désolidarisent du projet initial. De fait, à New Delhi, les institutions de l’impérialisme qui
renforçaient les inégalités dans le tiers monde ne sont plus dénoncées, pas plus que le G7. On ne parle plus alors d’une
refonte complète de l’économie mondiale mais d’une globalisation à visage humain. Par ailleurs le tiers monde ne parle
plus d’une seule voix : les négociations avec le G7 dans les années 1970 prennent la forme d’échanges bilatéraux et
régionaux, mais ne se font jamais avec l’ensemble du tiers monde. En bref, « les porte-paroles des nations meurtries scellent
dorénavant des alliances de classe avec leurs pairs du premier monde, ils abandonnent le projet du tiers monde pour adhérer à la doctrine
suprématiste des Américains et à la globalisation menée par le FMI […] Ces classes dominantes aspiraient à rejoindre le paradis américain de la
consommation pour laisser derrière elles les paysages décidément désolés du tiers monde » (Vijay Prashad). C’est donc l’évolution des
rapports socioéconomiques propres à ces pays qui aboutit à une fracture du consensus ayant porté le
projet du tiers monde, qui s’effondre alors.

2. Un nouveau facteur de consensus ?

• En l’absence de lutte commune, une nouvelle solidarité est susceptible de recréer un consensus brisé : celui-ci prend
la forme d’un nationalisme culturel, qui remplace le nationalisme laïc de l’anticolonialisme.
• Le nationalisme anticolonial rejetait toute définition purement culturelle ou raciale de la nation. En opposition à
l’impérialisme, il avait donné naissance à un projet politique fédérant les peuples par sa défense de la souveraineté. Tous
s’entendaient sur la nécessité d’instaurer une république laïque et démocratique. Ce nationalisme a été remplacé par un
nationalisme culturel, véhiculant une solidarité sociale fondée sur la religion et le racialisme.
• Contrairement à son prédécesseur, ce nationalisme culturel engendre une fragmentation du tiers monde
du fait de son extrême hétérogénéité socioculturelle. Il avive un chauvinisme national et particulier à chaque
nation alors que le nationalisme anticolonial portait en lui l’unité et les revendications communes au tiers monde.

3. Quelle nouvelle terminologie pour le tiers monde ?

• Cet éclatement multiforme du tiers monde amène ainsi à parler des tiers mondes, afin de souligner l’extrême
diversité des situations des pays qui constituaient le tiers monde.
• Mais si en tant qu’entité géopolitique il a cessé d’exister, le tiers monde reste un concept pertinent en tant
que symbole des difficultés rencontrées par certains pays :
à Pauvreté de masse : d’après la Banque mondiale en 1994, plus d’un milliard de personnes sont sous le seuil de
pauvreté (1$ par jour).
à Exclusion de la vie politique et des circuits économiques modernes, exclusion des circuits économiques
internationaux, exclusion technique et scientifique.
à Insécurité alimentaire, sanitaire, politique, environnementale
• Le tiers monde recouvre ainsi une réalité sociale qui ne correspond plus à la réalité politique et géographique auquel
ce concept renvoyait dans les années 1950. Est-ce que le passage au pluriel permet de décrire plus fidèlement la réalité ?
Les NPI constitueraient alors « un » tiers monde, au même titre que la Chine, le Niger, ou le Brésil, tous restant ainsi
inclus sous le terme générique de tiers monde, qui se penserait comme plus hétérogène. Or à l’origine, ce concept tolérait
déjà une certaine hétérogénéité, mais désignait surtout une volonté commune d’émancipation. La faillite du projet
politique du tiers monde invite alors plutôt à penser d’autres terminologies qui rendraient compte des contrastes de
développement ainsi que de l’évolution politique.
• Ainsi pour opposer la situation des pays les plus développés à celle des pays en développement a été pensée la division
entre les Nords et les Suds (les NPI faisant partie des Nords). Mais celle-ci perd aussi de sa pertinence : l’Argentine et
la Libye ont un IDH plus élevé que celui de l’Albanie et le Russie. Face à la complexité de l’évolution des mécanismes de
développement, le modèle centre-périphérie peut aussi opposer spatialement les différents niveaux de
développement. Sa force est alors de décliner les inégalités de développement à tous les niveaux : il met en exergue les
phénomènes de concentration des richesses qui se produisent à l’échelle d’une région comme à celle de la planète. Mais
les hésitations de la terminologie demeurent malgré tout : elles témoignent d’une progression des connaissances ainsi que
d’une prise de conscience de la complexité de la réalité, qui ne peuvent aller sans l’apparition de questions.

La question de l’unité ou de la pluralité du tiers monde renvoie à la question de la dénomination d’un espace qui
devient extraordinairement complexe du fait de ses spectaculaires évolutions récentes. Cette difficulté tient au fait que,
justement, le tiers monde ne se résumait pas à un espace géographique mais constituait en lui-même une revendication,
un projet d’une autre organisation des relations internationales. Mais dès que celui-ci éclate, l’extrême diversité des
situations que recouvrait le tiers monde apparaît au grand jour sans qu’une nouvelle cause ne puisse unifier leurs
revendications : la différence des stades de développement atteints, l’éloignement du souvenir de la lutte contre le
colonialisme, font que les intérêts divergent. Comment alors dénommer cet espace immense qu’aucune revendication ne
permet d’unifier ? En plus de son immensité et de sa diversité, c’est son évolution constante qui pose encore plus de
problèmes, le rendant insaisissable. La Chine apparaît comme une superpuissance potentielle et détrônera
vraisemblablement les Etats-Unis de leur place de première puissance économique mondiale. Les BRICS, grandes
puissances émergentes dont la place dans l’économie mondiale ne cesse de croitre, aspirent de façon crédible à jouer un
rôle mondial de plus en plus important. Pourtant, ils restent tous marqués par de fortes inégalités sociales qui empêchent
de les considérer comme des pays pleinement développés et handicapent potentiellement leurs aspirations : elles les
rattachent de fait aux conditions du tiers monde dont ils proviennent. L’incertitude terminologique est alors le miroir des
bouleversements récents, présents et à venir, d’une économie mondiale en pleine mutation.

Bibliographie
PRASHAD (Vijay), Les nations obscures : Une histoire populaire du tiers monde (2010)
BAIROCH (Paul), Le Tiers-Monde dans l’impasse (2010)
COUTROT (Thomas) & HUSSON (Michel), Les destins du Tiers Monde (1993)
BRET (Bernard), Le Tiers Monde : Croissance, développement, inégalités (2006)
BRUNEL (Sylvie), Le Sud dans la nouvelle économie mondiale (1995)

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