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Du même auteur
Un avant-propos général…
qui mène à un paradoxe
Que faire ?
Expliquer pourquoi et comment le colonialisme a pu être vaincu, et pourquoi et comment il avait pu autrefois s’établir
Qui parle ?
La Seconde Guerre mondiale, principale cause de la disparition des empires coloniaux d’outre-mer
Pourquoi le Vietnam a-t-il dû mener de si longues guerres pour son indépendance et sa réunification ?
Abd el-Kader en France, ses relations avec Napoléon III et l’évolution des idées
La question de l’esclavage
L’affaire de Fachoda
chapitre 8 - Le Maroc,
la dernière des conquêtes coloniales
Le Maroc, un vieil empire selon le modèle khaldounien
Bibliographie
On estime donc que, parmi les causes profondes de ces émeutes de 2005,
comme de celles qui se produisent de plus en plus fréquemment depuis
vingt ans dans les banlieues de la plupart des villes françaises, il y a un
phénomène démographique auquel on n’avait guère prêté attention quarante
ans plus tôt et dont on n’avait pas perçu la nouveauté : des immigrations
venues d’outre-mer au lendemain de l’indépendance des colonies.
Les conséquences politiques puis géopolitiques de cette immigration que
l’on peut précisément appeler « post-coloniale » n’ont commencé
d’apparaître que vingt ans plus tard et elles ont pris un tour dramatique ces
dernières années. Mais cette immigration n’est pas prope à la France, même
si c’est en France qu’elle a aujourd’hui les conséquences souvent les plus
tumultueuses.
Il y a plusieurs décennies, des Indiens et des Pakistanais, des
Maghrébins, des Africains, dont certains avaient lutté contre le colonialisme
et qui tous étaient fiers de leur récente indépendance, vinrent discrètement
vivre – pour des raisons qui ne sont toujours pas évidentes – dans leur ex-
métropole coloniale, celle dont ils connaissaient plus ou moins la langue. Il
en fut ainsi en Grande-Bretagne, en France, puis dans tous les pays
d’Europe occidentale qui avaient « eu des colonies » en Asie et en Afrique.
Pendant quelque vingt ans, avant le « premier choc pétrolier » (celui de
1975), ces immigrés trouvèrent assez facilement du travail, mais ils durent
se contenter de conditions de logement exécrables (taudis, bidonvilles) et
fort pénibles durant l’hiver pour des gens venus de pays chauds. Ils
envoyaient de l’argent chez eux, mais bientôt ils firent venir leurs femmes
ou leurs fiancées et leurs premiers enfants naquirent. Les effets
démographiques de l’immigration post-coloniale prirent une grande
ampleur. À la même époque, l’Allemagne, qui manquait grandement de
main-d’œuvre du fait de ses pertes durant la guerre, fit appel à un grand
nombre de travailleurs turcs, bien que ses anciennes relations d’alliance
avec la Turquie (avant 1914) n’aient évidemment pas été de type colonial.
Il est difficile de mesurer statistiquement les conséquences des
immigrations post-coloniales, car les enfants et petits-enfants de ces
immigrés ont aujourd’hui (sauf en Allemagne) la nationalité du pays
européen où ils sont nés. En se fondant sur les déclarations de différentes
organisations musulmanes (évaluations peut-être un peu gonflées pour des
raisons de prestige), on peut estimer à plus de 20 millions le nombre des
musulmans dans l’Union européenne. Ils seraient près de 6 millions en
France, la majorité d’entre eux étant d’abord venue des pays du Maghreb,
mais de nombreux immigrants d’Afrique noire, dont une forte proportion
est aussi musulmane, les ont rejoints.
Le sondage SOFRES que le Conseil représentatif des organisations
noires en France, le CRAN (qui s’est constitué en 2005), a commandé en
2007 estime qu’en France le nombre des Noirs (et des métis) serait à peu
près équivalent à celui des « Arabes » (sic). Parmi les Noirs tels qu’ils sont
évalués dans ce sondage, le CRAN prend en compte ceux des départements
français d’outre-mer (environ 2 millions de personnes), mais nombre de
Martiniquais, Guadeloupéens, Guyanais, Réunionnais estiment qu’ils sont
citoyens français depuis 1848 (ce qui n’était pas le cas dans les autres
colonies, y compris en Algérie) et ne veulent absolument pas être
considérés comme des immigrés, bien que nombre d’entre eux soient
arrivés en métropole depuis quarante ans, du fait de la forte croissance
démographique des départements d’outre-mer.
Les Antilles françaises, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
auraient pu devenir indépendantes, à l’imitation des Antilles anglaises qui
sont chacune devenues un petit État indépendant. Les conséquences de
l’esclavage (aboli dans la première moitié du xixe siècle) y étaient pourtant
encore aussi marquées qu’en Guadeloupe ou en Martinique. Or les békés, le
groupe dominant blanc, y étaient favorables à l’indépendance pour faciliter
leurs relations avec les États-Unis et pour ne pas avoir à appliquer les lois
sociales qu’avaient fait voter en France le général de Gaulle et le Conseil
national de la Résistance. Ce fut Aimé Césaire, député martiniquais
apparenté communiste, qui, en dénonçant le plan des békés, fit voter en
1946 la fin du régime colonial et le statut de département. L’importance de
plus en plus considérable des transferts de fonds de la métropole vers les
DOM fait qu’une grande partie de leur population ne veut plus suivre les
discours des leaders « indépendantistes », car elle redoute qu’une
indépendance ou même une autonomie poussée des DOM ne provoque une
très forte réduction de son niveau de vie qui les mettrait au niveau de la
pauvreté des Antilles indépendantes.
Cette émigration vers l’Europe occidentale depuis maintes colonies
devenues indépendantes est dans une grande mesure à l’origine de la
question post-coloniale et des problèmes politiques que cette expression
recouvre. En termes démographiques, l’arrivée d’adultes jeunes et
notamment de femmes qui acceptent encore de donner naissance à de
nombreux enfants est un atout de grande importance pour des sociétés
européennes où, depuis des années, le nombre annuel des naissances est
devenu inférieur à celui des décès.
Pour la quasi-totalité des États européens, à l’exception de la France,
cette immigration post-coloniale était un changement d’autant plus grand
qu’ils étaient tous (et parfois depuis plusieurs siècles) des pays d’émigration
surtout vers les « pays neufs », principalement vers l’Amérique du Nord. En
revanche, la France était l’unique pays européen d’immigration, car la
natalité y avait diminué à partir du xviiie siècle (ce fut le premier cas au
monde), alors que la mortalité restait assez forte. Ces immigrations étaient
anciennes et fortes depuis des pays voisins : de Belgique et de Suisse, puis
d’Italie, d’Espagne et aussi d’Europe centrale ; ce fut notamment le cas des
Polonais, qu’ils soient juifs ou catholiques. Ces immigrés, qui travaillaient
surtout dans les mines et l’industrie (les paysans français restaient à la
campagne), n’étaient en vérité pas bien traités en France. Subissant des
vexations proches du racisme et parfois de sanglantes émeutes, ils étaient
souvent victimes de violences de la part de patrons qui faisaient facilement
appel à l’armée. C’est l’origine d’une tradition de xénophobie qui
malheureusement perdure de nos jours tant dans la bourgeoisie que dans les
milieux populaires sous des formes aujourd’hui plus ou moins atténuées. Il
n’était alors pas question pour ces immigrés européens de protester, de
demander une amélioration de leur sort et surtout il leur était interdit de
former des associations selon leurs origines : tout cela ne faisait pas encore
partie du champ de la démocratie. S’ils n’étaient pas contents, ils n’avaient
qu’à s’en aller ! Pourtant, nombre de ces immigrés catholiques ont
finalement été intégrés, « assimilés » par leur mariage avec des Françaises
(par exemple pour remplacer les jeunes Français tués à la guerre) ou du fait
qu’avec une loi de 1889 les enfants d’étrangers nés en France devenaient
automatiquement français (pour que les garçons fassent aussi le service
militaire). Ce sont leurs patronymes qui évoquent aujourd’hui les anciennes
origines nationales des grands-parents des Français qui descendent de ces
immigrés.
Le terme de ghetto est affirmé d’entrée de jeu dans la plupart des écrits
relatifs aux « problèmes des banlieues » et à la question post-coloniale. Déjà,
banlieue avait une connotation assez négative et dédaigneuse. Ghetto est
encore plus négatif, mais il suscite aussi l’apitoiement. On ignore
généralement les sens de ce mot. À l’origine, c’est le nom d’une île de la
lagune de Venise où des Juifs chassés d’Espagne en 1492 étaient la nuit
assignés à résidence pour que leurs rabbins puissent mieux contrôler les
fidèles. Les rabbins ashkénazes procédèrent aussi de cette façon en Europe
centrale en parquant les Juifs dans les shtettels que l’on appela aussi ghettos
(comme celui de Varsovie) et dont on sait le destin tragique pendant la
Seconde Guerre mondiale.
Aux États-Unis, le phénomène des ghettos urbains a aussi concerné et
concentré un grand nombre de Juifs pauvres immigrés d’Europe et d’autres
immigrants, mais surtout les Noirs venus du Vieux Sud au début du xxe siècle
qui trouvèrent à se loger dans certains quartiers particulièrement dégradés.
À mesure que le temps passait, la valeur du foncier diminuait (sauf en
centre-ville), et lorsque la municipalité n’avait plus que quelques décennies
pour les récupérer, les propriétaires ne faisaient plus de travaux d’entretien
sur ces vieux immeubles. Ceux-ci étaient alors loués à bas prix aux gens les
plus pauvres, qui devaient partir à l’expiration du bail avec la municipalité,
laquelle revendait le terrain pour qu’on y construise des logements neufs. En
attendant cette échéance, les plus défavorisés se regroupèrent en
communautés les Noirs, les Juifs, les Latinos, les Chinois.
Très différents sont les « grands ensembles » français construits jusque
dans les années 1980 (en 1973, le gouvernement décida de ne plus financer
ce type de constructions, mais les projets en cours furent réalisés). Les grands
ensembles de logements HLM sont très différents des ghettos, puisqu’ils ont
été construits il y a peu de temps avec des normes de confort supérieures à la
moyenne des logements urbains (lesquels n’avaient pas de salle de bains ni
de toilettes privés pour la plupart). Les familles qui les habitèrent estimaient
avoir de la chance, qu’il s’agisse des premiers locataires ou des familles
nombreuses qui leur ont succédé. J’ai habité durant dix ans l’un des « grands
ensembles » de la région parisienne, et j’ai étudié en 1965 ce type d’habitat.
Ces concentrations de familles d’origine immigrée que sont depuis trente
ans les « grands ensembles » ne résultent donc pas d’un processus volontaire
de confinement ou de ségrégation ethnique, comme dans le cas des ghettos
classiques, puisque les jeunes ménages, et ensuite les familles nombreuses
ont été choisis en fonction de critères démographiques : jeunes ménages puis
familles nombreuses.
Le cas des immigrés venus de l’ex-colonie française que fut le Vietnam est
très particulier et tout à fait différent de celui des Algériens qui sont arrivés
dès l’indépendance de leur pays. Au Vietnam comme en Algérie,
l’oppression coloniale s’était transformée en une guerre longue et meurtrière
qui a laissé les souvenirs d’un grand nombre d’horreurs. Après Diên Biên
Phu et le départ des Français en 1954, l’émigration vietnamienne vers la
France n’a pas été importante, en raison de la distance et surtout d’une
situation géopolitique nouvelle : la coupure du Vietnam en deux – le Sud,
avec le soutien des Américains, concentrant tous ceux, notamment les
catholiques, qui s’opposaient à la domination communiste du Nord. La guerre
qui débute en 1960 entre ces deux parties du Vietnam, l’une soutenue par
l’URSS, l’autre par les Américains, dura quinze ans. En 1975, après la faillite
retentissante de la politique américaine, l’émigration des Vietnamiens et des
Chinois du Vietnam vers la France et vers les États-Unis pour fuir le régime
communiste fut assez considérable. Ce furent les fameux boat people dont la
tragédie sur de frêles esquifs est à l’origine de l’organisation humanitaire
Médecins sans frontières.
En France, ces réfugiés reçurent le soutien du gouvernement, et comme des
immeubles tout à fait modernes venaient d’être achevés à Paris dans le
XIIIe arrondissement (près de la place d’Italie), ils y furent logés
provisoirement. Ils purent ensuite s’y maintenir en les louant puis en les
achetant, car ces Sino-Vietnamiens, les Hoa, n’étaient pas sans moyens
financiers. Au Vietnam et au Cambodge, des Chinois contrôlaient une grande
partie du commerce et étaient de puissants prêteurs sur gages. Par sécurité,
bien avant leur exode précipité (car en 1975 la victoire communiste à Saigon
fut très soudaine), ils avaient transféré une grande partie de leurs fortunes
dans des banques étrangères (et notamment françaises, d’anciennes banques).
Le principal quartier asiatique à Paris est devenu la première China Town
française (30 000 habitants ?), mais ce n’est pas du tout un « grand
ensemble ». D’autres quartiers chinois se développent encore à Paris, où des
Chinois achètent systématiquement, rue par rue, des magasins et des
appartements anciens. Ils semblent, du moins pour le moment, fort bien
s’intégrer et réussir dans la population, tout en conservant leur quant-à-soi et
le sentiment de leur supériorité culturelle. Leurs enfants, qui manient très
bien le français, continuent de parler et d’écrire le chinois à la maison. Dans
les classes, ils constituent des éléments moteurs fort appréciés des
enseignants. Il n’en est pas de même des « grands ensembles », dans des
écoles où les enfants dont les parents sont d’origine maghrébine ou africaine
sont très nombreux. Ces jeunes, tout en affectant de parler le français à leur
façon, ne pratiquent guère l’arabe chez eux, et les jeunes Africains n’ont pas
de langue maternelle commune, tant les langues africaines sont multiples.
Autre différence : alors que des Maghrébins ou des Africains,
particulièrement ceux dont l’encadrement familial est défaillant, sont très
souvent mêlés à des affaires de délinquance, les Chinois apparaissent
rarement dans la rubrique des faits divers. C’est moins en raison de leurs
vertus particulières que des appareils de pouvoir (familiaux et supra-
familiaux) auxquels ils sont soumis. On dit qu’avec certains Chinois la police
française est en fait confrontée à des phénomènes de grande délinquance
gérés par les fameuses « triades », sociétés secrètes traditionnelles désormais
d’envergure mondiale. Le contrôle que ces appareils de pouvoir exercent sur
la communauté chinoise en France explique sa cohésion et son efficacité.
Il n’en sera sans doute pas de même pour les milliers de Chinois et de
Chinoises introduits en France par des réseaux de trafiquants de main-
d’œuvre pour travailler dans des ateliers clandestins. Il ne s’agit pas d’une
immigration post-coloniale, car ils ne viennent pas d’une ancienne colonie
française, mais des provinces les plus pauvres de la Chine, et la plupart
d’entre eux, pour le moment, ne savent pas le français.
L’absence de conflit interethnique est (du moins pour le moment) l’une des
caractéristiques des « émeutes de banlieue à la française », pour reprendre le
cliché des médias européens. Dans les « grands ensembles », qui – je le
répète – sont une spécificité française tant par leurs bâtiments que par leur
peuplement, les émeutes éclatent essentiellement contre la police, en réaction
à des contrôles d’identité excessifs, à des perquisitions sur de présumés
réseaux de trafiquants, à des arrestations jugées abusives et surtout après des
accidents qui impliquent la police ou un de ses véhicules et qui sont
considérés comme des homicides. À telle enseigne que l’envoi d’une
patrouille est considéré par les « jeunes » comme une provocation et que le
commandement des forces de police préfère le plus souvent s’en abstenir. Il y
a donc rivalité de pouvoirs sur un territoire entre les représentants de
l’appareil d’État et les bandes de « jeunes » les plus déterminées. Le contrôle
d’un « grand ensemble » apparaît comme un véritable enjeu géopolitique.
Pour les policiers, ce contrôle n’est pas chose facile, à cause des choix
architecturaux faits à l’origine : les poursuites dans les escaliers relativement
étroits sont rendues difficiles par l’obstruction des familles ; du haut des
immeubles, de nombreux projectiles (qui vont des parpaings aux vieux
réfrigérateurs) sont fréquemment préparés par des bandes et celles-ci peuvent
passer d’un escalier à l’autre par les toits en terrasse, comme par les caves,
repaires commodes qui se prolongent sous toute la longueur des immeubles.
Les policiers et les CRS tirent des grenades lacrymogènes et les émeutiers
ripostent avec des boulons lancés avec des frondes, des fusées de feux
d’artifice et des cocktails Molotov. Il faut aussi de l’essence pour incendier
les voitures. Les armes à feu commencent à apparaître. Les policiers et même
les pompiers sont de plus en plus souvent attirés dans des guets-apens. Les
forces de police, notamment les CRS, qui (c’est la règle depuis les troubles
de Marseille en 1947) n’interviennent pas dans une ville proche de leur
caserne, ne connaissent pas les « grands ensembles » où ils vont intervenir, le
plus souvent de nuit.
On peut aussi évoquer le rôle des caïds des trafics de drogue. Depuis
quelques décennies, la diffusion de celle-ci a considérablement augmenté
dans toutes les couches de la société, les plus riches comme les plus pauvres,
y compris dans les « grands ensembles ». Ceux-ci sont considérés comme des
lieux de diffusion, d’abord du cannabis, dont le trafic depuis le Maroc via
l’Espagne est tenu par des Marocains. Ceux-ci se seraient assez récemment
associés, via l’Espagne, aux passeurs de cocaïne d’Amérique du Sud. Le
« grand ensemble » type est un territoire bien délimité contrôlé par une bande
hiérarchisée qui sait se faire « respecter ». Ses chefs utilisent même des
enfants comme guetteurs pour prévenir de la venue d’une patrouille de police
ou d’une personne non identifiée.
Le « grand ensemble » est considéré comme un lieu commode de stockage
de la drogue et un pôle de diffusion par des jeunes qui vont la porter plus ou
moins loin à différents dealers. Cela entraîne un développement des conflits
au sein du « grand ensemble », une succession de règlements de comptes,
mais ceux-ci ne doivent pas dégénérer pour que la police ne vienne pas
enquêter – l’émeute spectaculaire a l’inconvénient d’y faire venir
d’importantes forces. Aussi considère-t-on discrètement, dans la police, que
les caïds font plutôt régner l’ordre, le leur, dans les « quartiers » pour éviter
qu’on vienne y voir ce qui s’y passe. En revanche, les émeutes, dont parlent
les médias, et la succession des incidents quotidiens avec la police, dont on
ne parle pas, entretiennent à tort ou à raison l’image du « grand ensemble »
comme territoire de non-droit.
Le chômage : deux fois plus important dans les zones urbaines sensibles
En janvier 2005 a été diffusé sur le site oumma. com, véhicule habituel
d’idées favorables aux islamistes, la proclamation « Nous sommes les
indigènes de la République ». Celle-ci débute ainsi : « Discriminées à
l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux loisirs, les personnes
issues des colonies anciennes ou actuelles et de l’immigration post-coloniale
sont les premières victimes de l’exclusion sociale et de la précarisation.
Indépendamment de leurs origines effectives, les populations des “quartiers”
sont “indigénisées”, reléguées aux marges de la société… » Le texte, qui a eu
un effet de scandale dans les milieux politiques et intellectuels, est reproduit
ci-après in extenso :
Appel pour les assises de l’anticolonialisme post-colonial
Nous sommes les indigènes de la République
Discriminés à l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux
loisirs, les personnes issues des colonies anciennes ou actuelles et de
l’immigration post-coloniale sont les premières victimes de l’exclusion
sociale et de la précarisation. Indépendamment de leurs origines effectives,
les populations des « quartiers » sont « indigénisées », reléguées aux marges
de la société. Les « banlieues » sont dites « zones de non-droit » que la
République est appelée à « reconquérir ». Contrôles au faciès, provocations
diverses, persécutions de toutes sortes se multiplient, tandis que les
brutalités policières, parfois extrêmes, ne sont que rarement sanctionnées
par une justice qui fonctionne à deux vitesses. Pour exonérer la République,
on accuse nos parents de démission, alors que nous savons les sacrifices, les
efforts déployés, les souffrances endurées. Les mécanismes coloniaux de la
gestion de l’islam sont remis à l’ordre du jour avec la constitution d’un
Conseil français du culte musulman sous l’égide du ministère de l’Intérieur.
Discriminatoire, sexiste, raciste, la loi antifoulard est une loi d’exception
aux relents coloniaux. Tout aussi colonial le parcage des harkis et enfants de
harkis. Les populations issues de la colonisation et de l’immigration sont
aussi l’objet de discriminations politiques. Les rares élus sont généralement
cantonnés au rôle de « beur » ou de « black » de service. On refuse le droit
de vote à ceux qui ne sont pas « français », en même temps qu’on conteste
l’« enracinement » de ceux qui le sont. Le droit du sol est remis en cause.
Sans droit ni protection, menacés en permanence d’arrestation et
d’expulsion, des dizaines de milliers de personnes sont privées de papiers.
La liberté de circulation est déniée ; un nombre croissant de Maghrébins et
d’Africains sont contraints à franchir des frontières illégalement au risque
de leur vie.
La France a été un État colonial… Pendant plus de quatre siècles, elle a
participé massivement à la traite négrière et à la déportation des populations
de l’Afrique subsaharienne. Au prix de terribles massacres, les forces
coloniales ont imposé leur joug sur des dizaines de peuples dont elles ont
spolié les richesses, détruit les cultures, ruiné les traditions, nié l’histoire,
effacé la mémoire. Les tirailleurs d’Afrique, chair à canon pendant les deux
guerres mondiales, restent victimes d’une scandaleuse inégalité de
traitement.
La France reste un État colonial ! En Nouvelle-Calédonie, Guadeloupe,
Martinique, Guyane, Réunion, Polynésie, règnent répression et mépris du
suffrage universel. Les enfants de ces colonies sont, en France, relégués au
statut d’immigrés, de Français de seconde zone sans l’intégralité des droits.
Dans certaines de ses anciennes colonies, la France continue de mener
une politique de domination. Une part énorme des richesses locales est
aspirée par l’ancienne métropole et le capital international. Son armée se
conduit en Côte d’Ivoire comme en pays conquis.
[deuxième page du texte initial]
Le traitement des populations issues de la colonisation prolonge, sans
s’y réduire, la politique coloniale. Non seulement le principe d’égalité
devant la loi n’est pas respecté, mais la loi elle-même n’est toujours pas
égale (double peine, application du statut personnel aux femmes d’origine
maghrébine subsaharienne). La figure de « l’indigène » continue à hanter
l’action politique, administrative et judiciaire ; elle innerve et s’imbrique à
d’autres logiques d’oppression, de discrimination et d’exploitation sociales.
Ainsi aujourd’hui, dans le contexte du néolibéralisme, on tente de faire
jouer aux travailleurs immigrés le rôle de dérégulateurs du marché du
travail pour étendre à l’ensemble du salariat encore plus de précarité et de
flexibilité.
La gangrène coloniale s’empare des esprits. L’exacerbation des conflits
dans le monde, en particulier au Moyen-Orient, se réfracte immédiatement
au sein du débat français. Les intérêts de l’impérialisme américain, le
néoconservatisme de l’administration Bush rencontre l’héritage colonial
français. Une frange active du monde intellectuel, politique et médiatique
français, tournant le dos aux combats progressistes dont elle se prévaut,
se transforme en agents de la pensée bushienne. Investissant l’espace de la
communication, ces idéologues recyclent la thématique du « choc des
civilisations » dans le langage local du conflit entre « République » et
« communautarismes ». Comme aux heures glorieuses de la colonisation,
on tente d’opposer les Berbères aux Arabes, les Juifs aux Arabo-musulmans
et aux Noirs. Les jeunes « issus de l’immigration » sont ainsi accusés d’être
le vecteur d’un nouvel antisémitisme. Sous le vocable jamais défini
« d’intégrisme », les populations d’origine africaine, maghrébine et
musulmane sont désormais identifiées comme la cinquième colonne d’une
nouvelle barbarie qui menacerait l’Occident et ses « valeurs ».
Frauduleusement camouflée sous les drapeaux de la laïcité, de la
citoyenneté et du féminisme, cette offensive réactionnaire s’empare des
cerveaux et reconfigure la scène politique. Elle produit des ravages dans la
société française. Déjà, elle est parvenue à imposer sa rhétorique au sein
même des forces progressistes, comme une gangrène. Attribuer le monopole
de l’imaginaire colonial et raciste à la seule extrême droite est une
imposture politique et historique. L’idéologie coloniale perdure,
transversale aux grands courants d’idées qui composent le champ politique
français.
La décolonisation de la République reste à l’ordre du jour ! La
République de l’égalité est un mythe. L’État et la société doivent opérer un
retour critique radical sur leur passé-présent colonial. Il est temps que la
France interroge ses Lumières, que l’universalisme égalitaire, affirmé
pendant la Révolution française, refoule ce nationalisme arc-bouté au
« chauvinisme de l’universel » censé « civiliser » sauvages et sauvageons. Il
est dans l’accès au travail, au logement, à la culture et à la citoyenneté. Il
faut en finir avec les institutions qui ramènent les populations issues de
l’immigration à un statut de sous-humanité.
[troisième page du texte initial]
Nos parents, nos grands-parents ont été mis en esclavage, colonisés,
animalisés. Mais ils n’ont pas été broyés. Ils ont préservé leur dignité
d’humains à travers la résistance héroïque qu’ils ont menée pour s’arracher
au joug colonial. Nous sommes leurs héritiers, comme nous sommes les
héritiers de ces Français qui ont résisté à la barbarie nazie et de tous ceux
qui se sont engagés avec les opprimés, démontrant par leur engagement et
leurs sacrifices que la lutte anticoloniale est indissociable du combat pour
l’égalité sociale, la justice et la citoyenneté. Diên Biên Phu est leur victoire.
Diên Biên Phu n’est pas une défaite, mais une victoire de la liberté, de
l’égalité et de la fraternité !
Pour ces mêmes raisons, nous sommes aux côtés de tous les peuples (de
l’Afrique à la Palestine, de l’Irak à la Tchetchénie, des Caraïbes à
l’Amérique latine…) qui luttent pour leur émancipation, contre toutes les
formes de domination impérialiste, coloniale et néo-coloniale.
Nous, descendants d’esclaves et de déportés africains, filles et fils de
colonisés et d’immigrés, nous, Français et non-Français vivant en
France, militantes et militants engagé-e-s dans les luttes contre
l’oppression et les discriminations produites par la République post-
coloniale, nous lançons un appel à celles et ceux qui sont parties prenantes
de ces combats à se réunir en assises de l’anticolonialisme en vue de
contribuer à l’émergence d’une dynamique autonome qui interpelle le
système politique et ses acteurs et, au-delà, l’ensemble de la société
française dans la perspective d’un combat commun de tous les opprimés et
exploités pour une démocratie sociale véritablement égalitaire et
universelle.
Le 8 mai 1945, la République révèle ses paradoxes : le jour même où les
Français fêtent la capitulation nazie, une répression inouïe s’abat sur les
colonisés algériens du Nord-Constantinois : des milliers de morts !
Le 8 mai prochain, le 60e anniversaire de ce massacre, poursuivons ce
combat anticolonial par la première marche des indigènes de la
République !
On notera que la péroraison de cet appel fait grand cas des « massacres de
Sétif », mais en les évoquant de façon tout à fait abstraite, sans se soucier de
dénoncer ceux qui en ont donné l’ordre. À l’instar des philosophes qui
raisonnent par concepts et grandes entités, c’est « la République » qui est
mise en accusation. Mais, à lire les auteurs de ce manifeste, ce n’est pas un
crime qui est « révélé », mais seulement un de « ses paradoxes », c’est-à-dire
une constatation qui va à l’encontre d’une opinion généralement admise.
Selon Jérémy Robine, qui les a rencontrés pour des entretiens, les premiers
instigateurs de « l’appel des indigènes de la République », organisateurs des
Assises de l’anticolonialisme post-colonial, sont Houria Bouteldja (une
trentaine d’années, née en France), professeur et militante féministe qui a
lancé l’expression, et Youssef Boussoumah (50 ans), professeur d’histoire-
géographie en collège , militant d’une organisation de soutien au peuple
palestinien. Il faut ajouter Saïd Bouamama, la cinquantaine, né en Algérie et
qui est sociologue à Lille où il fut l’un des organisateurs de la marche des
Beurs en 1983 avant de devenir l’un des adversaires de la loi interdisant le
port du voile islamique à l’école. Sans oublier Nicolas Qualander, 25 ans,
militant trotskiste (LCR) depuis l’âge de 15 ans, qui prépare une thèse de
sociologie sur la révolution iranienne. Enfin Karim Azouz, réfugié politique
tunisien, membre du Collectif des musulmans de France, et Pierre Travanian,
professeur de sociologie à Drancy (Jérémy Robine n’a pas pu rencontrer ces
deux derniers).
L’Appel des indigènes de la République a connu un grand
retentissement dans les milieux intellectuels et politiques qui ont été choqués.
À sa publication, en janvier 2005, il était signé par treize autres organisations
et une dizaine de personnes – professeurs, chercheurs, animateurs sociaux,
journalistes, médecins – « issues de l’immigration »…
Dix mois plus tard, l’Appel fut repris par trente-trois organisations et
2 500 personnes au profil semblable à celui des premiers signataires (Bac +
3 , Bac + 5 pour la plupart) et principalement d’origine algérienne. Mais le
Mouvement de l’immigration et des banlieues, qui, depuis des années, mène
ses actions essentiellement au niveau local, s’en est retiré, craignant d’être
manipulé au profit de la LCR par des discours généraux au niveau national,
comme ce fut le cas avec SOS Racisme. Cependant, le mouvement des
indigènes de la République, qui semble avoir été un peu pris de court par les
émeutes de novembre, est désormais implanté dans le paysage politique.
Houria Bouteldja, dans son entretien avec Jérémy Robine, élude un débat
théorique sur la fameuse phrase « Les populations des “quartiers” sont
indigénisées » et déclare simplement : « On nous traite comme autrefois on
traitait les indigènes. » Mais elle rejette, comme ses camarades, toute
politique d’intégration des personnes « issues des colonies anciennes ou
actuelles et de l’immigration post-coloniale ». Saïd Bouamama, à propos de
ces gens qui sont traités en France comme on traitait les indigènes aux
colonies, déclare : « Ce n’est pas le problème d’un passé qui ne passe pas,
c’est le problème d’un présent imprégné du passé. » Les animateurs des
indigènes de la République débattent du concept de « continuum colonial »
plus ou moins emprunté aux postcolonial studies américaines et qui
s’étendrait du passé au présent, depuis les colonies d’antan jusqu’à l’actuelle
République française.
Les animateurs des indigènes de la République se défendent de parler au
nom des « quartiers », bien qu’un certain nombre d’entre eux affirment y être
nés. Ils admettent qu’ils forment une « élite » en raison de leur réussite
scolaire et universitaire, une élite bloquée dans son mouvement d’ascension
sociale par les discriminations. Mais, comme le déclare Saïd Bouamama à
Jérémy Robine, « les mouvements indépendantistes ont été créés dans les
colonies par une petite bourgeoisie bloquée dans son ascension ». C’est
notamment le cas de jeunes chercheurs qui ont fait efforts et sacrifices
financiers durant plusieurs années pour mener à bien une thèse de doctorat,
qui l’ont soutenue devant un jury avec « mention très honorable », mais qui
n’ont toujours pas été nommés en université, faute de poste à pourvoir ou par
suite de l’élection d’un « candidat local ». Ils ne sont pas les seuls, mais eux
peuvent attribuer cette déception au fait qu’ils ne sont que des « indigènes ».
1 Cette crise, qui fut particulièrement grave en France, résulte du marasme des activités de
construction entre les deux guerres du fait de la crise démographique aggravée par les conséquences
de la guerre de 1914-1918, et aussi à cause de la politique de blocage du prix des loyers que
menèrent depuis 1914 tous les gouvernements (pour favoriser les emprunts d’État). En un temps de
forte montée des prix, cela eut pour effet d’arrêter la construction de logements locatifs et d’obliger
la main-d’œuvre du bâtiment à migrer vers d’autres secteurs d’activité. Celle-ci fera grandement
défaut aux lendemains de la guerre, malgré l’appel à des maçons italiens, portugais et à un degré
moindre algériens. La très grave crise du logement que connaît la France durant les Trente
Glorieuses s’explique par le fait qu’en 1945 plus de la moitié de la population vit encore à la
campagne et que les progrès économiques vont entraîner d’importantes migrations intérieures
concernant surtout les jeunes adultes : non seulement l’exode rural, mais aussi la migration des
habitants des petites villes et des villes moyennes vers les grandes villes où l’on n’avait guère bâti. À
partir de 1965, le nombre des jeunes ménages et leur demande de logement augmentent
brusquement : c’est la conséquence du baby-boom qui a commencé en 1943.
2 Dans le contexte des banlieues populaires de la plupart des villes françaises, telles qu’en parlent
les médias de façon plus ou moins péjorative, « les jeunes » (que je préfère mettre entre guillemets)
sont des groupes plus ou moins cohérents formés de garçons, âgés de 12 à… 25 ans (sinon plus, s’ils
sont encore célibataires) faiblement scolarisés ou sans emploi dont les ressources autres que
familiales ne sont pas claires et qui jouent un rôle important dans certains quartiers, notamment
jusqu’à une heure avancée de la nuit. Ils aiment parler avec un accent caractéristique.
chapitre 2
La « fracture coloniale »
Pour comprendre les relations qui peuvent exister entre d’une part le
discours des « indigènes de la République » ou ce courant critique qui
dénonce la « fracture coloniale » et, d’autre part, les émeutes de « jeunes »
qui sont nées à la fin des années 1980, il faut aussi tenir compte de tout ce
que ceux-ci entendent à la radio et voient à la télévision : leurs parents ont
écouté avec attention les informations qui traitaient de la révolution
islamiste de Khomeyni (1979) puis de la guerre Irak-Iran, suivie par
l’invasion du Koweït (1990). Contrecoup lointain, la participation française
à la guerre du Golfe (1991) contre Saddam Hussein a provoqué dans les
grandes villes d’Algérie, de Tunisie et du Maroc d’énormes manifestations
contre les États-Unis et surtout contre la France, celle-ci étant plus
spécialement prise à partie. Depuis les indépendances, c’était au Maghreb
les premières manifestations antifrançaises, et celles-ci ont eu des
conséquences indirectes particulièrement graves en Algérie où une notable
partie de la population continue de parler le français (malgré l’arabisation
de l’enseignement trente ans auparavant). L’Algérie était alors en période de
changement démocratique, car le FLN avait dû abandonner en 1988 son
rôle de parti unique et accepter un processus électoral. Les manifestations
anti-impérialistes et antifrançaises ont fait le jeu des islamistes qui venaient
d’apparaître et elles ont torpillé la campagne de nouveaux partis,
démocratiques et francophiles, dont nombre des animateurs rentraient de
France où ils avaient vécu durant des années. Des volontaires algériens qui
étaient partis pour l’Afghanistan combattre l’invasion soviétique (1979-
1988) revenaient avec un grand prestige et ces « Afghans » islamistes
prétendaient prendre le commandement de l’armée algérienne pour en faire
une armée islamique.
La guerre civile en Algérie
Il n’est pas inutile, pour en arriver à ce que sera quarante ans plus tard
l’Intifada et à ses échos dans les banlieues françaises, de se rappeler la suite
du conflit israélo-arabe. En 1967, Nasser et les autres chefs d’État arabes du
Proche-Orient décident de lancer, avec le matériel de guerre fourni par
l’URSS, une offensive concertée contre Israël. Mais ces préparatifs sont pris
de court en juin 1967 par Tsahal, l’armée israélienne. Celle-ci ouvre
brusquement les hostilités et attaque successivement l’Égypte puis la Syrie,
et remporte la fameuse victoire de la « guerre des Six-Jours » avec l’aide
des États-Unis (avec leur VIe flotte en Méditerranée). L’armée israélienne
prend Jérusalem et occupe les plateaux de Cisjordanie (à l’ouest de la vallée
du Jourdain) où se trouve la plus grande partie de la population
palestinienne. Le gouvernement israélien affirme qu’il n’est pas question
pour lui d’annexer ces « territoires occupés » et promet à l’ONU qu’il les
rendra aux États arabes en échange d’un traité de paix et de la
reconnaissance par ceux-ci de l’État d’Israël. Cela prendra du temps, et
seules accepteront cette clause l’Égypte – qui récupère la péninsule du Sinaï
qu’Israël occupait depuis 1956 –, puis la Jordanie – qui renonce à la
Cisjordanie au profit d’un futur État palestinien.
Mais les Juifs religieux, qui jusqu’alors ont boudé ou même condamné le
sionisme, voient dans la victoire de 1967 un signe divin. Pour hâter la venue
du Messie (c’est ce que croient aussi nombre de chrétiens évangéliques
américains), ils décident de réoccuper petit à petit la terre promise par Dieu
à Israël, c’est-à-dire les plateaux où vivent les Palestiniens. Malgré la répro
bation des Européens et des Américains, ils entreprennent d’en chasser
progressivement les Palestiniens. Le gouvernement israélien (qu’il soit de
gauche ou de droite) laisse faire ce grignotage, car il a besoin du vote des
petits partis religieux au Parlement.
L’Intifada puis les islamistes contre un colonialisme imposé par les rabbins
Pourquoi des patriotes algériens sont-ils venus vivre en France dès 1963 ?
Que faire ?
Qui parle ?
Le cas de la révolution haïtienne n’en est que plus singulier ; il est en fait
unique. Le mouvement a été enclenché par les contrecoups de la révolution
qui faisait rage en France. Les mulâtres, qui avaient été affranchis par leurs
pères et qui étaient souvent instruits, voulurent mettre en œuvre la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en organisant l’abolition de
l’esclavage. Mais ils subirent les coups de la contre-offensive lancée par
Bonaparte pour rétablir l’esclavage et furent débordés par les Noirs, qui leur
reprochaient d’être surtout des Blancs. Par crainte que cette révolution noire
ne se propage dans les autres possessions d’Amérique, elle fut
soigneusement isolée tant par la France que par les États-Unis.
L’Empire russe s’est étendu à partir du xvie siècle sur une immense
Sibérie presque vide en prenant le contrôle de multiples petits peuples
vivant de chasse et de pêche. Il a fait ensuite la conquête du Caucase et de
ses musulmans montagnards, ce qui n’a pas été facile. En suivant la Volga,
qui se jette dans la mer Caspienne et au-delà des steppes qui l’entourent, les
Russes du xixe siècle ont fait la conquête des oasis très peuplées qui se
trouvent au pied des grandes chaînes d’Asie centrale. Ces oasis peuplées de
musulmans de langue turque, ce que les Russes appellent leur Turkestan (à
distinguer du Turkestan chinois), sont devenues productrices de coton.
L’immense Empire russe s’est aussi étendu vers l’ouest au xviiie siècle
(l’Ukraine, les Pays baltes, la Pologne), mais ces pays européens dominés
n’étaient pas vraiment des colonies.
Après l’effondrement de l’Empire des tsars durant la Première Guerre
mondiale, Lénine proclama l’indépendance de toutes les colonies, mais
chacune des nouvelles républiques ayant choisi des gouvernements
« bourgeois », elles furent reconquises par les forces communistes (à
l’exception des Pays baltes et de la Pologne). Staline, avec son habile
politique des « nationalités », favorisa leur développement culturel, étant
bien entendu que chacune était dirigée par sa « classe ouvrière », en
l’occurrence son parti communiste, dans le cadre de l’Union des
républiques socialistes soviétiques (URSS). Les peuples de ces républiques,
malgré l’oppression communiste, laquelle s’exerçait tout autant sur les
Russes, participèrent à la lutte contre l’invasion hitlérienne. L’Union
soviétique – en fait l’Empire russe –, avec ses quinze républiques fédérées,
se maintint au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’en
1991, à Noël, que cet empire se disloqua brusquement du fait de la décision,
géopolitiquement ahurissante, des dirigeants communistes russes :
proclamer l’indépendance de la Russie et se séparer des autres républiques
soviétiques. Celles-ci (à l’exception de celles du Caucase, qui n’étaient
qu’« autonomes » au sein de la république de Russie) se sont donc
brusquement retrouvées indépendantes, sans qu’un mouvement national les
ait préparées (sauf dans les Pays baltes et l’Ukraine) à une telle éventualité.
L’Empire chinois, peuplé pour l’essentiel par les Han, grand peuple
culturellement très homogène et très singulier (avec son écriture non
alphabétique, à base de sinogrammes), s’est étendu durant trois millénaires
du nord vers le sud dans ses régions orientales, aux abords du Pacifique. Il
s’est ensuite étendu vers l’ouest, en particulier au xviiie siècle au-delà des
steppes, jusqu’aux oasis d’Asie centrale peuplées de turcophones, d’où le
nom de Turkestan chinois. L’immense Empire chinois avait aussi établi des
rapports de suzeraineté avec les chefs des grandes tribus mongoles (turco-
mongoles) et avec le royaume théocratique du Tibet. Durant la crise de la
dynastie impériale au xixe siècle, puis sous la République (proclamée en
1912) et pendant la guerre contre le Japon, les peuples non Han se sont
trouvés livrés à eux-mêmes, une grande partie des Mongols étant passée
sous contrôle russe. Après la Seconde Guerre mondiale, la victoire du Parti
communiste chinois en 1949 a provoqué une « reprise en main » de tous les
peuples de l’empire. Les tentatives de ceux qui n’étaient pas des Han, qu’ils
soient turcophones (notamment les Ouïgours) ou tibétains – au total
quelques dizaines de millions sur de vastes territoires presque vides –,
furent réprimées de façon classique mais surtout submergées par
l’immigration massive de Han venus des régions orientales de l’empire où
ils sont plus d’un milliard. L’immense Empire chinois, qui avait semblé
depuis plus d’un siècle et demi en cours de liquidation et menacé d’un
partage entre puissances colonialistes, ne semble donc pas aujourd’hui en
voie de dislocation. C’est désormais la deuxième puissance mondiale. Le
contraste est total avec tous les empires d’outre-mer qui se sont disloqués
presque simultanément dans les années qui suivirent la Seconde Guerre
mondiale.
Dès 1945, les dirigeants britanniques firent le point pour l’Empire des
conséquences de la guerre. Le chef du Parti conservateur, Winston
Churchill, malgré l’immense prestige acquis pour avoir en 1940 refusé les
avances de Hitler et continué le combat, perdit les premières élections de
l’après-guerre. Il dut laisser les dirigeants travaillistes, ceux de l’autre grand
parti, prendre, avec l’approbation de la population, la décision ô combien
difficile de laisser l’Inde devenir indépendante.
Pourquoi les Anglais se sont-ils résignés à l’indépendance de l’Inde ?
Celle-ci était pourtant la partie principale de l’Empire britannique depuis
plus de deux siècles, moins par sa superficie que par l’effectif de sa
population : 400 millions d’habitants. Churchill et ses partisans affirmaient
que si les Anglais en assuraient le contrôle depuis si longtemps, malgré la
montée des revendications nationalistes, ils pouvaient certainement encore
le faire durant un certain temps. Mais durant la guerre contre le Japon, des
personnalités politiques indiennes avaient continué de réclamer
l’indépendance et l’une d’entre elles avait même constitué hors des
frontières de l’Inde une (petite) armée de libération à laquelle les Japonais
en marche vers le golfe du Bengale avaient fait le meilleur accueil.
Devant la poussée de l’armée japonaise (prise de Singapour en 1942, puis
de la Birmanie) et pour éviter une insurrection en Inde où se produisirent de
grandes famines (elles firent 4 à 5 millions de morts, notamment à
Calcutta), le gouvernement de Londres dut promettre aux leaders
nationalistes que la domination britannique prendrait fin après le retour de
la paix. Des arguments de responsables britanniques en Inde – en particulier
le désaccord croissant entre les musulmans et les hindous – auraient sans
doute pu servir de prétexte pour remettre à plus tard la décision d’appliquer
cette promesse. Mais pour exiger un tel délai, il n’y avait sur place que très
peu de forces britanniques, la plupart étant sur d’autres théâtres
d’opérations (traditionnellement, il n’y avait d’ailleurs en Inde que fort peu
de militaires britanniques pour contrôler une énorme population). L’« armée
des Indes » était surtout constituée des fameux cipayes recrutés dans
certaines régions et assez bien payés, surtout des hindous (de moyenne
caste) mais aussi des musulmans. Mais ces soldats n’étaient pas dépourvus
d’idées politiques et l’on se souvenait de leur « grande mutinerie » de 1857-
1858.
Le risque pour les Anglais d’être pris dans le grand drame qu’allait être la
« partition » de l’Inde
Il n’y avait dans cet immense pays que très peu de citoyens britanniques
et ils n’y constituaient pas une minorité enracinée pouvant s’opposer de
diverses façons et par leurs représentants en Angleterre à l’abandon de la
plus ancienne et la plus grande des colonies britanniques.
Il y avait des raisons de craindre que les Britanniques, dispersés dans cet
immense pays, s’y trouvent pris dans les troubles graves entre hindous et
musulmans. En 1943, une terrible famine se produisit à Calcutta non pour
des raisons climatiques, mais à cause de la guerre : l’armée anglaise, pour
empêcher que les Japonais se servent des milliers de bateaux sur lesquels on
transportait par les bras du delta du Gange les cargaisons de riz produit au
Bengale, les avait mis hors d’état. Face à la famine qui en résulta les
autorités firent preuve d’incurie. La pénurie accentua le conflit entre
hindous et musulmans, bien que les uns et les autres parlent la même
langue, le bengali. Le Bengale (actuel Bangladesh) et la région de Calcutta
qui en faisait partie (c’est devenu l’État du Bengale occidental) étaient en
effet le lieu où se trouvait la plus grosse concentration de musulmans mais
il y avait aussi de nombreux hindouistes, eux aussi bengalis. Dès qu’il fut
question d’indépendance, de terribles luttes commencèrent entre eux dès la
fin de la guerre et elles s’amplifièrent en 1946 et en 1947. L’enjeu était
Calcutta : la grande ville du Bengale, l’ancienne capitale de l’Inde
britannique (les Anglais y étaient assez nombreux) serait-elle rattachée à
l’État musulman ou à l’Union indienne ?
En effet, à mesure que le mouvement national s’amplifiait en dépit de la
grande diversité linguistique et de la division en castes de la population
hindoue, s’était posée la question de l’avenir politique et géopolitique de la
forte minorité musulmane. Autrefois, ses chefs dans l’Empire moghol
dirigeaient des régions vastes ou très peuplées. Ils revendiquaient à présent
eux aussi l’indépendance mais avec un État musulman séparé de celui des
hindous. Certes, les dirigeants anglais n’incitèrent pas clairement les
notables et intellectuels musulmans à envisager ce grand projet
géopolitique, mais ils ne les en dissuadèrent pas non plus.
L’une des raisons de leur départ si rapide était donc la crainte des Anglais
de se trouver pris dans le conflit qui avait débuté dès 1946 entre hindous et
musulmans. À la demande des deux communautés, ce sont des Anglais
(plus précisément un avocat, Cyril Radcliff, tout juste arrivé en Inde) qui
dessinèrent, sur la carte et sur la foi de recensements, le tracé des frontières
des deux Pakistan (et donc du futur Bangladesh). Celles-ci, après un terrible
chassé-croisé, ne rassemblaient d’ailleurs que les deux tiers des musulmans,
nombre d’entre eux renonçant à l’exode et devant rester dans l’Union
indienne.
Ce sont donc des conditions géopolitiques très particulières qui
expliquent la facilité avec laquelle l’Inde et les Pakistan sont devenus
indépendants le 15 août 1947, en présence du vice-roi des Indes (Lord
Mountbatten restera encore un an, comme représentant de la Couronne
britannique, gouverneur général). Le lendemain éclataient à Calcutta de
terribles mas sacres, les Bengalis musulmans ayant décidé de chasser,
d’exterminer les Bengalis hindouistes qui ripostèrent. Ce fut le slaughter
day (« jour des abattoirs ») qui dura soixante-douze heures, et fit
4 000 morts au moins et 100 000 blessés.
Le drame de la partition allait ensuite prendre toute son ampleur. Il y eut
sans doute un million de morts lors de l’exode qui concerna 6 millions de
musulmans comme 9 millions d’hindous et de sikhs, et de la guerre que se
livrèrent les deux nouveaux États indépendants de 1947 à 1949. Les
Anglais se bornèrent à déplorer une tragédie dont ils avaient su se dégager à
temps. Ils nouèrent les meilleurs rapports avec les dirigeants des nouveaux
États rivaux.
On l’a vu, il faut tenir compte du fait que les forces britanniques en Inde
étaient traditionnellement très peu nombreuses (la fameuse armée des Indes
comprenait surtout des forces locales) et qu’elles étaient alors pour une
grande part engagées sur d’autres théâtres d’opérations. Il faut aussi – peut-
être plus fondamentalement – se souvenir du système britannique de
colonisation indirecte. Depuis le xviiie siècle, les Anglais s’appuyaient sur
toute une classe de notables, les zamindars, qui avaient profité de leur
présence pour passer du rôle traditionnel de percepteurs d’impôts pour le
Grand Moghol à celui de propriétaires fonciers. Or dès la fin du xixe siècle,
ce sont ces notables qui, avec le Parti du Congrès, vont mener la
revendication d’indépendance. À partir de 1930, ce parti célèbre
régulièrement le « jour pour l’indépendance ». Dans les années qui suivent,
Gandhi mène de grandes campagnes de désobéissance civile qui lui valent
d’être mis en prison comme des milliers de ses partisans. Pendant la guerre,
les notables les plus liés aux Anglais se rallient à l’idée d’indépendance.
En 1946, les dirigeants travaillistes s’étant rapidement résolus à cette
issue, l’Union indienne et le Pakistan acceptent de faire partie du
Commonwealth. C’est un changement considérable pour cette organisation
tout à la fois britannique et internationale qui s’est progressivement
substituée à l’Empire britannique. Jusqu’en 1947, il rassemblait seulement
des colonies britanniques « blanches » : le Canada, l’Australie, la Nouvelle-
Zélande où les populations autochtones avaient presque disparu. Après être
devenus de plus en plus autonomes et en fait indépendants, ces pays, les
Dominions, firent partie du British Commonwealth of Nations dont la
création, lors de la conférence de Westminster, remontait à 1926.
Un très grand discours sur l’Inde que les Français devraient connaître et
méditer
Le cas de l’Irlande, soumise jusqu’au début du xxe siècle à une
domination rigoureuse et tatillonne, d’autant plus étonnante qu’elle
s’exerçait sur d’autres Européens, montre que la colonisation britannique
dont les Anglais sont fiers n’est pas globalement – pas plus que d’autres –
digne d’éloge. Il me paraît utile de reproduire ici un texte qui mériterait de
figurer dans une anthologie sur la question coloniale. C’est un discours
prononcé par le chef de l’un des deux grands partis britanniques. Il a eu des
effets décisifs non seulement pour l’Inde, mais pour la question post-
coloniale dans son ensemble.
Discours de Clement Attlee
devant la Chambre des communes (15 mars 1946)
Je voudrais remercier l’honorable député [de la circonscription] de
Saffron Walden [R. A. Butler] pour son discours très utile, sage et
constructif. Comme nous le savons tous, il a pendant de longues années
rendu de grands services dans les affaires indiennes et il est issu d’une
famille qui a fourni de nombreux fonctionnaires des plus distingués en
Inde. J’estime que le ton avec lequel il s’est adressé à la Chambre est
justement ce qu’il faut aujourd’hui, à ce moment critique dans les relations
entre ces deux pays, à un moment, comme on l’a dit, marqué par de très
grandes tensions. Auprès de ceux de mes amis dans cette assemblée qui
sont allés en Inde et qui en sont revenus, dans les lettres que des Indiens
m’ont envoyées et auprès des Anglais de toutes opinions qui sont en Inde,
je trouve la confirmation que l’Inde est aujourd’hui dans un état de grande
tension et que nous vivons effectivement un moment critique. Je suis tout
à fait certain que chacun, dans cette Chambre, se rend compte des
difficultés de la tâche entreprise par mes honorables amis, ensemble avec
le vice-roi, et que personne ne voudra rien dire qui puisse rendre leur tâche
plus difficile encore. L’honorable député a déclaré qu’il souhaitait que la
mission soit menée dans une bonne atmosphère. Je suis tout à fait
d’accord et c’est dans cet état d’esprit que mes honorables amis
entreprennent cette mission. Il est indubitablement temps de mener une
action claire et nette. […]
Je suis confronté d’assez près à ce problème depuis presque vingt ans
maintenant, et je dirais que des fautes ont été commises de part et d’autre,
mais aujourd’hui, nous devrions nous tourner vers l’avenir plutôt que de
revenir au passé. La seule chose que je voudrais dire aux honorables
membres [du Parlement], c’est qu’il n’est pas bon d’appliquer les
formules du passé à la situation présente. La température de 1946 n’est
pas celle de 1920, ni de 1930, ni même de 1942. Les slogans d’autrefois
ont été abandonnés. […] Rien n’accélère davantage les fluctuations de
l’opinion publique qu’une grande guerre. Tous ceux qui étaient concernés
par cette question au début de la période entre les deux guerres savent quel
a été l’effet de la guerre de 1914-1918 sur les aspirations et sur les idéaux
de l’Inde. Une vague qui court lentement en temps de paix est fortement
accélérée en temps de guerre, mais elle l’est surtout immédiatement après
la guerre, parce que, tout au long des hostilités, elle s’est trouvée en
quelque sorte endiguée.
Je suis absolument certain qu’en ce moment la vague du nationalisme
court très rapidement en Inde et, en fait, dans toute l’Asie. Il ne faut
jamais oublier que l’Inde est touchée, elle aussi, par ce qui se passe
ailleurs en Asie. Je me rappelle très bien, lorsque je faisais partie de la
commission Simon, comment nous nous sommes rendu compte de l’effet
que le défi lancé alors par le Japon avait eu sur les peuples de l’Asie. La
vague de nationalisme qui, à un moment donné, semblait canalisée pour
ne toucher qu’une proportion relativement faible de la population de
l’Inde – essentiellement quelques individus des classes éduquées – tendait
à s’étendre de plus en plus. Je me rappelle très bien, et je crois même que
nous l’avons dit dans le rapport de la commission Simon, que, bien qu’il y
eût de grandes différences dans l’expression du sentiment nationaliste
entre ceux qu’on appelle les extrémistes et les modérés, et bien que, dans
beaucoup de cas, l’accent ait été mis sur les revendications
communautaires au point de sembler presque exclure le concept de
nationalisme, nous avons constaté malgré tout que tous, hindous,
musulmans, sikhs, Mahrattes, politiciens ou fonctionnaires, ressentent de
plus en plus fortement ce concept de nationalisme. Aujourd’hui, je crois
que l’idée du nationalisme s’est répandue partout, entre autres aussi parmi
certains de ces soldats qui ont si admirablement combattu pendant la
guerre. C’est pourquoi je ne voudrais pas, aujourd’hui, souligner trop les
différences entre les Indiens. Nous devons tous admettre que, quelles que
soient les difficultés, quelles que puissent être les discordes, cette exigence
est sous-jacente auprès de tous les peuples de l’Inde. […]
Ensuite, l’honorable député a souligné le rôle important joué par l’Inde
au cours de la guerre. Il vaut la peine de rappeler que deux fois en l’espace
de vingt-cinq ans l’Inde a joué un rôle éminent dans la victoire sur la
tyrannie. Faut-il s’étonner qu’aujourd’hui elle exige – en tant que nation
de 400 millions d’habitants qui, par deux fois, a envoyé ses fils mourir
pour la liberté – d’être libre de décider elle-même de son propre destin ?
Mes collègues vont se rendre en Inde dans l’intention de faire tout leur
possible pour l’aider à atteindre cette liberté aussi rapidement et aussi
pleinement que possible. Il appartient à l’Inde de décider quelle forme de
gouvernement doit remplacer le régime actuel ; mais nous voulons l’aider
à mettre en place sans délai le mécanisme qui lui permettra de prendre
cette décision. Il arrive que nous nous heurtions dès le départ à des
difficultés dans la mise en place de ce mécanisme. Nous sommes décidés
à le mettre en place et nous recherchons la coopération la plus étroite avec
tous les dirigeants indiens pour y parvenir.
L’honorable député a mentionné la déclaration portant sur le futur de
l’Inde. L’Inde doit choisir elle-même quelles seront sa Constitution future
et sa place dans le monde. J’espère que le peuple indien décidera de rester
dans le Commonwealth britannique. Je suis certain que l’Inde en tirera de
grands avantages. Aujourd’hui, cette aspiration à être une nation fermée,
isolée, séparée du reste du monde, est absolument dépassée. L’unité peut
venir des Nations unies ou du Commonwealth, mais aucune grande nation
ne peut rester seule sans participer à ce qui se passe dans le monde. Si elle
se prononce en ce sens, elle doit cependant le faire librement, de sa propre
volonté. Le Commonwealth et l’Empire britannique ne sont pas liés par
des chaînes imposées de l’extérieur. C’est une association libre de peuples
libres. Si, toutefois, l’Inde vote pour l’indépendance, nous estimons
qu’elle a le droit de le faire. Il nous appartiendra de l’aider à rendre la
transition aussi calme et facile que possible.
Nous devons être conscients que les Britanniques ont accompli un
travail formidable en Inde. Nous avons unifié l’Inde et nous lui avons
donné ce sens de la nationalité qui lui avait fait largement défaut au cours
des siècles précédents. Elle a appris de nous les principes de la démocratie
et de la justice. Lorsque les Indiens s’attaquent à notre autorité, ils se
fondent non pas sur des principes indiens, mais sur des normes venant de
Grande-Bretagne. […]
J’ai parfaitement conscience, lorsque je parle de l’Inde, de parler d’un
pays comportant une multitude de races, de religions et de langues, et je
connais bien toutes les difficultés qui en découlent. Mais ces difficultés ne
peuvent être surmontées que par les Indiens. Nous sommes très attentifs
aux droits des minorités, et les minorités doivent pouvoir vivre sans peur.
D’un autre côté, nous ne pouvons pas permettre à une minorité d’opposer
son veto à la progression de la majorité.
Nous ne pouvons pas dicter la façon dont ces difficultés peuvent être
surmontées. Notre premier devoir consiste à mettre en place le mécanisme
de décision. C’est là le but primordial de mes honorables amis et du vice-
roi. Nous souhaitons également que soit installé un gouvernement
provisoire. Un des objectifs du projet de loi qui a été discuté aujourd’hui
consiste à donner au vice-roi une plus grande liberté afin que, durant la
période pendant laquelle cette Constitution sera élaborée, nous puissions
avoir un gouvernement bénéficiant du plus grand soutien possible en Inde.
[…]
Il y a un certain nombre de points […] que j’aimerais aborder ici. Il y a
d’abord le problème des États indiens. Bon nombre d’États indiens ont fait
de grands progrès dans les institutions démocratiques. […] Les
sentiments, dans l’Inde britannique, à l’égard du nationalisme et de l’unité
indiennes ne peuvent être restreints par les limites qui séparent ces États
des provinces. J’espère que les hommes d’État de l’Inde britannique et de
l’Inde princière seront en mesure de trouver une solution au problème qui
consiste à rassembler dans un seul et grand régime politique ces parties
complètement hétérogènes. D’un autre côté, il faut veiller à ce que les
États indiens trouvent leur place respective. […] Je ne crois pas un instant
que les princes d’Inde souhaiteraient s’opposer à l’avancement de l’Inde.
Mais, comme pour les autres problèmes, il s’agit d’une question que les
Indiens vont résoudre eux-mêmes.
Je suis tout à fait conscient, comme nous le sommes tous, du problème
des minorités en Inde, et je pense que les dirigeants indiens se rendent
compte, de plus en plus, de la nécessité de le résoudre pour permettre à
l’Inde un passage harmonieux dans les années à venir. Je suis sûr qu’il en
sera justement tenu compte dans la Constitution, et mes très honorables
amis ne négligeront certainement pas ce point dans leurs conversations.
Nous devons toutefois reconnaître que nous ne pouvons pas donner aux
Indiens la responsabilité de leur propre gouvernement et en même temps
garder pour nous, ici, la responsabilité du traitement des minorités et le
pouvoir d’intervenir en leur faveur. Nous sommes attentifs également, je
puis en assurer les honorables membres, à la situation de l’armée – de ces
hommes qui ont bien mérité de l’Inde – et à la situation de leurs familles.
Je pense que l’Inde doit avoir conscience de sa responsabilité vis-à-vis de
ceux qui l’ont servie, et j’estime qu’un gouvernement qui prend à son
compte, pour ainsi dire, l’actif de notre gouvernement devra également
prendre à son compte le passif. Là encore, il s’agit d’un point qu’il faudra
régler plus tard. Il ne concerne pas l’objectif immédiat qui consiste à
mettre en place ce que j’ai appelé l’instrument de décision. Je suis tout à
fait d’accord avec ce qu’ont dit les honorables membres à propos du traité.
Ce traité est d’abord destiné à l’Inde. Nous n’allons pas insister pour
obtenir quoi que ce soit en notre faveur qui serait un désavantage pour
l’Inde.
En conclusion, permettez-moi de souligner encore une fois la nature
cruciale de la tâche qui nous attend. Ce problème revêt une importance
vitale non seulement pour l’Inde et pour le Commonwealth britannique et
l’Empire, mais aussi pour le monde. Il y a là cette nation immense, située
au centre de l’Asie, d’une Asie qui a été ravagée par la guerre. Il y a là ce
grand pays unique qui cherche à appliquer les principes de la démocratie.
J’ai toujours espéré moi-même que, politiquement, l’Inde pourrait être le
phare de l’Asie. Il est extrêmement fâcheux que, précisément au moment
où nous devons faire face à ces grands problèmes politiques, il existe de
graves difficultés économiques et en particulier une très profonde anxiété
à propos de l’approvisionnement alimentaire de l’Inde. La Chambre sait
que le gouvernement de Sa Majesté est profondément préoccupé par ce
problème, et mon honorable ami, le ministre responsable du
ravitaillement, se trouve actuellement aux États-Unis avec une délégation
indienne. Nous ferons tout notre possible pour l’aider. À l’heure actuelle,
je ne pense pas devoir m’attarder sur les difficultés sociales et
économiques auxquelles les honorables membres ont fait allusion, sauf
pour dire que j’estime que ces difficultés économiques et sociales ne
peuvent être résolues que par les Indiens eux-mêmes, parce qu’elles sont
si intimement liées à la façon de vivre et aux perspectives de l’Inde. Tout
ce que nous pourrons faire pour aider les Indiens, nous le ferons. Mes
honorables amis vont se rendre en Inde avec la volonté de réussir, et
chacun, j’en suis sûr, les accompagnera de ce souhait : « Que Dieu vous
garde ! »
La Cochinchine
Le Tonkin et l’Annam
La guerre d’Indochine
La guerre du Vietnam
L’escalade
Distinguer les luttes pour l’indépendance de celles qui autrefois avaient été
menées contre l’invasion
Ces contacts ne font guère avancer les choses en Tunisie où les autorités
du protectorat prennent des mesures contre les militants nationalistes. Le
Néo-Destour tient dans la clandestinité un congrès extraordinaire qui décide
d’engager la lutte contre le colonialisme. Quant aux colons, un certain
nombre d’entre eux créent une organisation secrète, la Main rouge, qui
assassine en 1952 le leader syndicaliste Ferhat Hached. D’autres troubles se
produisent dans les villes et les campagnes. C’est en Tunisie qu’apparaît le
mot fellagha, « coupeurs de route », qui signifie désormais maquisards. Des
opérations militaires sont montées contre eux. Bourguiba est de nouveau
arrêté et transféré en métropole. Mais, pour que les Français tiennent la
Tunisie et aussi le Maroc, il leur faudrait davantage de soldats de métier, qui
se trouvent alors en Indochine où la situation s’aggrave. Sous le choc de
Diên Biên Phu, Mendès France devient président du Conseil. Tout en
menant les difficiles négociations de la conférence de Genève, il fait un
voyage éclair à Tunis et promet l’autonomie interne et des négociations.
Bourguiba, toujours en prison, accepte immédiatement. En Algérie, les
attentats commencent en novembre 1954.
Alors qu’au xixe siècle la conquête de l’Algérie par une grande partie de
l’armée française a été une véritable tragédie, tant elle a été longue et
meurtrière (de toutes les conquêtes coloniales, elle a été la plus difficile), la
lutte des Algériens pour leur indépendance, encore une fois contre la plus
grande partie de l’armée française, fut, avec celle des Vietnamiens, celle qui
dura le plus longtemps et fut la plus dure.
C’est l’image que la France a donnée sur le plan international. En fait, les
« Français de France » ne savaient pas ce qui s’y passait habituellement : la
morgue des grands colons, les fraudes électorales, la misère, la répression
massive des émeutes de Sétif. Ils croyaient que l’Algérie, c’était trois
départements français comme les autres, à ceci près qu’il y avait des
Arabes. En 1956, le gouvernement investi par des députés qui venaient
d’être élus sur le mot d’ordre « Paix en Algérie » a bientôt déclaré aux
Français qu’il fallait envoyer des soldats, tous les soldats en Algérie, pour y
« rétablir l’ordre » et pour garder le pétrole tout juste découvert au Sahara.
Les Français se sont-ils cramponnés à l’Algérie ? Ils ont surtout laissé
faire nombre de partis politiques plus ou moins rivaux dont les chefs n’ont
pas eu le courage ni surtout la possibilité de prendre des décisions
fondamentales et de les appliquer. En mai 1958, devant le risque
d’extension jusqu’à Paris du putsch des militaires qui avaient pris le
pouvoir à Alger, quelques patriotes allèrent chercher de Gaulle, isolé depuis
des années dans sa retraite. C’est encore un contrecoup de la Seconde
Guerre mondiale. Fort de son seul prestige, celui d’avoir refusé le désastre
de 1940 et d’avoir évité à la France d’être officiellement dans le camp de
l’Allemagne, le Général put exiger les pleins pouvoirs. Après avoir pris
conscience des dangers de cette guerre d’Algérie pour la France, il parvint
avec l’accord de la grande majorité des Français consultés par référendum à
mettre fin aux combats et à faire enfin admettre l’indépendance de
l’Algérie. Cette période est capitale pour la compréhension de la question
post-coloniale en France et aussi en Algérie.
Après la vague d’attentats du FLN le 1er novembre 1954, tous les hommes
politiques avaient proclamé : « L’Algérie, c’est la France, trois
départements français », et c’est ce que tous les Français avaient appris à
l’école. En 1956, la Tunisie et le Maroc étaient sur le point de recouvrer
leur indépendance, mais on disait qu’en Algérie les problèmes étaient tout à
fait différents, car il ne s’agissait pas de Tunisiens ou de Marocains, mais de
citoyens français, et en grande majorité, officiellement, des Français
musulmans.
Dans ce « pays de laïcité » qu’est la France, il aurait dû sembler bizarre
de désigner des Français par une religion (d’autant qu’il n’y avait qu’une
seule mosquée en France), mais c’est surtout en Algérie qu’ils se trouvaient
et ce pays n’était pas vraiment la France. Pour la plupart des Français, ces
musulmans en France, c’étaient ceux qu’on appelait familièrement des
« bicots ». En fait, on ne les voyait guère, sauf sur quelques chantiers ou
quand ils allaient travailler tôt le matin chez Renault. On ne les voyait guère
quand, la journée terminée, ils discutaient ensemble longtemps dans leurs
cafés. Ils parlaient entre eux du village, de l’Algérie, mais aussi de la
République française, de la liberté et du colonialisme. Ce sont ces hommes
venus pour un temps d’Algérie qui ont constitué en France les assises du
mouvement national algérien. Ce ne fut pas le cas pour le mouvement
national de Tunisie et du Maroc.
J’ai déjà souligné que les « émeutes de Sétif » ne sont pas, comme on se
borne à le dire parfois, la preuve de l’absurdité ou de l’hypocrisie du
système colonial, mais plutôt le résultat d’un plan préparé à l’avance par les
colonialistes algérois. Ceux-ci étaient mécontents des réformes promises
aux musulmans par de Gaulle alors qu’il était à Alger. Il importait pour eux
qu’à leur retour les soldats algériens partis pour libérer la France ne
puissent pas trouver d’organisation politique pour réclamer l’application de
ces promesses. Des régiments avaient été tenus en réserve et des milices de
colons organisées pour sauter sur le moindre incident, plus ou moins
provoqué, et déclencher une grande répression localement et dans toute
l’Algérie. Ce qui fut fait de façon magistrale. L’opposition en Algérie fut
étouffée pour près de dix ans : des fraudes électorales permirent de faire
jouer à l’Assemblée algérienne créée par le nouveau statut non seulement
un rôle de chambre d’enregistrement des lois votées à Paris, mais en fait
d’exercer une véritable fonction de blocage et d’empêcher les nouvelles lois
sociales françaises d’être appliquées en Algérie.
Après la guerre, le nombre des Algériens – encore en majorité kabyles –
venus travailler temporairement en France continue d’augmenter ; il
dépasse les 200 000 en 1953, et Messali, qui est allé en pèlerinage à
La Mecque (d’où son titre de hadj), continue d’organiser, principalement en
France, les militants du MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés
démocratiques) qui a pris la suite du PPA interdit après les émeutes de Sétif.
À l’issue de leur séjour de plusieurs mois en France, ces travailleurs
algériens de retour en Algérie participent clandestinement au
développement de sections du PPA-MTLD, tout en se tenant au courant de
ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée.
L’émigration marocaine et tunisienne ne se développera que bien plus
tard (les Marocains en France ne sont encore que 29 000 en 1960) et – à la
différence de l’émigration algérienne – ce n’est pas en France, mais
principalement dans leur pays que se développeront les mouvements
d’indépendance.
De Gaulle et l’Algérie
« Je vous ai compris »
Dans les mois qui suivirent le cessez-le-feu (mars 1962), des rivalités,
souvent sanglantes, opposèrent ceux qui venaient de lutter durant des
années pour l’indépendance de leur patrie. En effet, à Tunis et au Maroc, au
sein des instances en exil du FLN, la rivalité s’aggrava entre les civils du
GPRA, signataires des accords d’Évian, et les militaires de l’état-major de
l’ALN qui n’étaient pas encore en Algérie. Ces derniers ne contestaient pas
les accords avec la France, mais ils voulaient avoir davantage d’influence
sur le futur gouvernement algérien. Aussi, pour récuser le GPRA, les chefs
de l’ALN s’entendirent-ils avec Ben Bella, qui faisait partie des neuf
« chefs historiques » du 1er novembre 1954. Ils avaient été emprisonnés
depuis octobre 1956, leur avion ayant été intercepté, mais ils venaient d’être
libérés par les Français. Ben Bella, fort bon orateur et soutenu par l’état-
major, contesta les pouvoirs du GPRA. Il prit contact en Algérie avec un
certain nombre de chefs de willaya, chacune d’elles regroupant plusieurs
maquis, mais ceux de la Willaya III (Kabylie), la plus proche d’Alger,
refusèrent de se rallier à lui.
Quand, en août 1962, l’armée française ouvrit les deux barrages
électrifiés aux frontières, les troupes de l’ALN venues du Maroc et de
Tunisie prirent progressivement le contrôle des différentes willayas et
marchèrent sur Alger. Début septembre, de violents combats se déroulèrent
entre les troupes de l’ALN et les maquisards kabyles de la Willaya III.
Vaincus, ces derniers se réfugièrent dans les montagnes de Kabylie.
Boumediene, le chef de l’état-major, entra dans Alger le 4 septembre, peu
avant Ben Bella qui devint président de la République. Si les Algérois et
parmi eux de nombreux Kabyles furent au courant de ces combats
fratricides, le nouveau gouvernement algérien comme la presse française les
passèrent sous silence, et ils furent ignorés dans la plus grande partie de
l’Algérie. C’est dans ce contexte que se déroulèrent le 20 septembre les
élections à l’Assemblée constituante, sur des listes uniques où ne figuraient
que des partisans de l’ALN.
L’empire anglais des Indes est moins ancien, mais il était déjà extrêmement
peuplé et techniquement avancé
C’est alors que des géographes juifs installés aux Baléares eurent l’idée
géographique et géopolitique extraordinaire que les routes de l’or qui
allaient de l’actuel Sénégal au Maroc avaient sans doute été détournées vers
l’est dans le Sahara méridional, afin d’emprunter la vallée du Nil pour
franchir le grand désert (on saura bien plus tard que cet itinéraire,
longtemps interdit par les combats entre musulmans et royaumes chrétiens
de Nubie, avait été rouvert après la défaite de ces derniers). Aussi, au
Portugal, le prince Henri, que l’on appellera plus tard le Navigateur (1394-
1460), décida de lancer une série d’expéditions navales le long des côtes
occidentales de l’Afrique mystérieuse pour essayer d’obtenir des
informations qui permettraient de savoir par où passaient désormais les
caravanes de l’or du Soudan et pour tenter de les ramener vers le détroit de
Gibraltar.
Ces expéditions navales portugaises furent menées petit à petit pendant
tout le xve siècle, poussées vers le sud-ouest par les vents alizés que l’on
sent l’été au large du Portugal. Mais les navires, pourtant bien poussés vent
arrière, ne s’avançaient que lentement vers le sud, car leurs équipages
craignaient à juste titre de ne plus jamais pouvoir revenir chez eux. En effet,
les navires à voiles de l’époque ne pouvaient remonter contre les grands
vents alizés qui dans cette partie du monde soufflent nord-est-sud-ouest
(alizés, ventos lissios, en portugais, les vents lisses, réguliers). Grâce à des
témoignages secrets de marins qui avaient été pris dans de terribles
tempêtes au large des côtes d’Afrique et qui « par miracle » s’étaient
retrouvés plus au nord poussés vers l’Europe par les vents d’ouest, les
géographes et les navigateurs comprirent le phénomène de la vuelta, la
boucle, c’est-à-dire que, pour revenir depuis le tropique vers l’Europe, il ne
fallait pas chercher à « remonter » vers le nord, contre les vents alizés, mais
pousser vers l’ouest à travers l’Atlantique (en fait jusqu’aux abords de ce
que l’on appellera plus tard le Brésil) afin de trouver plus au nord les grands
vents d’ouest qui soufflent vers l’Europe et se laisser pousser vers celle-ci :
il fallait donc faire une grande boucle sur l’océan, la vuelta, qui fut
longtemps tenue secrète.
Les navigateurs portugais avancèrent désormais avec moins d’angoisses
vers le sud, le long des côtes occidentales de l’Afrique, au large desquelles
ils s’emparèrent des îles Canaries. Pratique alors courante en Méditerranée,
ils y réduisirent en esclavage la population, d’autant qu’il s’agissait de gens
tout nus.
Arrivés dans le golfe de Guinée, les Portugais continuent vers l’Inde pour
« doubler » le monopole des Vénitiens
Colomb, qui croyait être arrivé sinon aux Indes, du moins à leurs abords,
dénommera plus tard Antilles – ante illas – les îles qui sont en avant de
l’Asie, l’archipel qu’il explora dans ses voyages ultérieurs, faute de pouvoir
atteindre le continent. L’allure « sauvage » et l’absence de vêtements des
indigènes, les Caraïbes, lui indiquèrent que l’on n’était pas encore arrivé
aux Indes, pays qu’il savait être de haute civilisation.
Sur ces îles qui viennent d’être découvertes, si les indigènes vivent nus,
ils ont aussi quelques objets en or qu’ils échangent volontiers contre de la
pacotille européenne. Aussi nombre de navires traversent-ils désormais
l’Atlantique et, poussés par les alizés, arrivent aux Antilles. Les Espagnols
veulent en avoir davantage, mais, pour creuser la terre, il faut avoir de la
main-d’œuvre, des esclaves qui sont assez facilement capturés, terrifiés
qu’ils sont par les atrocités que commencent à perpétrer ces mystérieux
conquérants. Mais les populations, peu nombreuses au demeurant, vont
rapidement disparaître en quasi-totalité du fait des maladies qu’ont amenées
sans le savoir les Européens.
Aussi faut-il trouver de la main-d’œuvre et des terres nouvelles à
exploiter. En 1511, la grande île de Cuba est conquise facilement, mais il
n’y a guère d’or et la population y est anéantie encore plus rapidement.
Toujours à la recherche des Indes qu’ils croient proches, les gouverneurs
lancent une série de reconnaissances vers l’ouest, mais nombre de navires
se perdent dans des tempêtes.
Poussé depuis Cuba par les alizés vers le sud du golfe du Mexique,
Cortés avait débarqué parmi des peuples qui venaient d’être conquis par les
Aztèques, et les informations de la Malintzin, qui appartenait à l’un d’eux,
lui permirent de s’adresser à eux et surtout à leurs caciques pour s’en faire
des alliés. Il remporta des victoires grâce à ceux-ci, mais aussi grâce à ses
quelques chevaux, et parce que, face aux Espagnols et à leurs sabres d’acier,
les Aztèques, qui ignoraient le fer, ne pouvaient opposer que des armes de
pierre.
Cortés parvint même à étendre ses alliances à de grandes cités aztèques
voisines plus ou moins rivales de Mexico. Avec ses nouveaux associés,
Cortés fit son entrée dans cette capitale dont les dimensions et la beauté le
stupéfièrent, et il fut accueilli courtoisement par l’empereur Moctezuma qui
croyait pouvoir se concilier ce « visiteur » : peut-être s’en irait-il avec des
cadeaux ? Il lui offrit même l’une de ses filles. Cortés, par le truchement de
la Malintzin, se renseigna méthodiquement auprès de son hôte sur l’appareil
d’État aztèque.
Mais le conquérant dut aller faire face sur la côte à une expédition lancée
contre lui depuis Cuba par le gouverneur espagnol jaloux des succès de
celui qui n’était officiellement que son subordonné. La petite troupe que
Cortés avait laissée à Mexico massacra par surprise une partie de la
noblesse aztèque rassemblée pour une fête religieuse, ce qui provoqua une
révolte générale de la ville. Les Espagnols, réfugiés dans un palais, furent
assiégés. Revenu en hâte, Cortés essaya de calmer les esprits, tout comme
l’empereur, qui fut tué dans la confusion générale. Dans la nuit, les
Espagnols durent quitter la ville avec des pertes considérables et en
abandonnant l’essentiel des trésors qu’ils s’étaient fait remettre : c’est la
noche triste (30 juin 1520).
Tout cela persista après qu’en 1535 Charles Quint eut rappelé Cortés en
Espagne, pour briser son ascension. Un vice-roi devait représenter
l’empereur en Nouvelle-Espagne. « Pour organiser une société qui en était
encore aux balbutiements, le vice-roi appuya la création d’institutions
éducatives destinées aux Indiens, aux Espagnols et aux métis. […] Il
conseilla même le mariage entre les Indiennes de la noblesse et les
représentants de la Couronne pour précipiter la fusion de l’ancienne classe
dirigeante et de la nouvelle. En marge de ce métissage dirigé, apparurent
des phénomènes de tout autre ampleur […], la multiplication des métis »
(C. Bernand et S. Gruzinski, op. cit.). Cette société métisse prit son essor, et
l’humanisme et plus tard l’art baroque se développèrent au Mexique comme
en Europe.
La façon dont les Espagnols s’y prirent pour faire la conquête de ce qu’ils
appelèrent le Pérou s’inspirait des méthodes de Cortés au Mexique.
Cependant, ils n’eurent pas la chance d’y trouver un personnage aussi
exceptionnel que la Malintzin, mais surtout ils allaient découvrir
progressivement un empire beaucoup plus vaste – 4 000 kilomètres du nord
au sud – avec des montagnes et des hauts plateaux et aussi un empire
beaucoup plus homogène que celui des Aztèques.
L’enfer de Potosí
Alors que les Espagnols, dès leurs premiers contacts avec l’Amérique,
avaient assez vite pu se rendre compte qu’il était possible, malgré leur très
faible nombre, d’entreprendre la conquête de l’Empire aztèque puis de
l’empire des Incas, ce qu’ils purent effectivement mener à bien en quelques
mois, au contraire en Inde, qui ne connut pas le choc de nouvelles épi
démies, les Portugais entrèrent en contact avec un empire qui disposait
d’armes comparables à celles des Européens. L’Inde, techniquement, n’était
pas en retard par rapport à eux et elle produisait des marchandises de valeur
destinées à l’exportation vers l’Empire ottoman et l’Europe par
l’intermédiaire de compagnies de commerce arabes.
Lorsque, en 1498, après un très long périple, des Portugais conduits par
Vasco de Gama atteignent la côte occidentale de l’Inde près de Calicut, leur
but n’est plus de retrouver les « routes de l’or du Soudan » que leurs
prédécesseurs ont si longtemps cherchées, mais de se procurer des épices
pour les revendre au prix fort en Europe et aussi d’entrer en contact avec
des populations chrétiennes qui se trouveraient en Orient. S’ils doivent
rapidement renoncer à cette illusion religieuse, ils trouvent sans difficulté
des épices auprès de négociants indiens qui les font venir de Malacca. Mais
ils se heurtent bientôt à de puissants concurrents : non pas des hindous, car
des raisons religieuses les dissuadent depuis des siècles d’aller en mer, mais
des commerçants arabes. Leurs flottes, poussées par la mousson depuis
l’Arabie du Sud, assurent les relations commerciales entre l’Arabie du Sud,
l’océan Indien et la mer de Chine. Certains de ces Arabes connaissent
même l’espagnol et savent que les Castillans viennent de repousser l’islam
au-delà du détroit de Gibraltar.
de l’histoire » fut une grande chance pour les Portugais. La puissante flotte
que le sultan du Gujerat avait préparée contre eux fut détruite par l’armée
moghole en 1534, bien qu’elle soit également musulmane. De surcroît,
contre les Moghols, les Arabes du Gujerat demandèrent l’appui des
Portugais qui en échange obtinrent et conservèrent la place forte de Diu.
Quand les empereurs moghols entreprirent depuis le nord la conquête du
Dekkan – donc par voie terrestre –, ils ne cherchèrent pas à réduire les
activités navales et commerçantes des Portugais. Ceux-ci assu raient même
la sécurité des pèlerins de l’Empire moghol vers La Mecque.
fiasco en dépit du soutien royal, mais elle obtint très tôt d’un petit souverain
local l’autorisation de s’implanter dans un village côtier du Coromandel
(sud du golfe du Bengale), Pondichéry. Le directeur d’un des bureaux de la
compagnie, François Martin, entreprit de grandes fortifications, sachant très
bien qu’il aurait bientôt à faire face aux attaques des Anglais et des
Hollandais. Au Bengale, en amont de Calcutta, son gendre fonda le
comptoir de Chandernagor qui devait devenir très actif. Les guerres que se
livraient en Europe Anglais, Français et Hollandais s’ajoutèrent aux
rivalités commerciales qui bénéficiaient de l’appui d’escadres militaires
envoyées dans l’océan Indien.
Ces rivalités plus ou moins guerrières allaient avoir des conséquences
tout à fait nouvelles à mesure que commençait à éclater l’Empire moghol. À
la différence d’Akbar, le grand fondateur de la dynastie (1556-1605) qui
avait voulu associer hindous et musulmans, son arrière-petit-fils Aurangzeb
renforça les prérogatives de l’islam, interdit la construction de nouveaux
temples et mena diverses campagnes contre les notables hindous au
Dekkan. Sa mort (1707) ouvrit une longue crise de succession. En 1739, les
redoutables guerriers du roi d’Afghanistan Nadir Chah s’emparèrent de
Delhi qui fut mise au pillage. L’Empire moghol perdit pour longtemps le
contrôle du Punjab puisque onze invasions afghanes eurent lieu de 1739 à
1769.
Pour expliquer ce déclin moghol (in C. Markovits, op. cit.), Marc
Gaboriau écarte l’hypothèse d’une exploitation renforcée des paysans par la
noblesse, celle-ci tirant plus de profit du commerce. Il exclut aussi celle
d’un conflit général entre hindous et musulmans. Mais des ethnies non
musulmanes des régions occidentales, telles que les Sikhs, les Jat, les
Rajput et les Marathes, montaient alors en puissance. Ces derniers – en fait
une confédération hindoue de groupes armés – auraient peut-être pu établir
leur hégémonie sur une partie de l’Inde, mais la défaite que leur infligèrent
les Afghans à Panipat en 1761 brisa net leur élan.
Les banquiers hindous soutiennent non plus l’empereur, mais les nawab, les
gouverneurs
Reste donc l’East India Company. Il s’agit aussi d’une entreprise privée,
mais ses directeurs à Londres siègent au Parlement et ont le soutien de la
Royal Navy. On l’a vu, ils entendent aussi limiter les dépenses non
commerciales. Mais les guerres contre les Français ont amené l’East India à
se doter d’une véritable armée essentiellement constituée de cipayes,
soldats hindous ou musulmans qui touchent d’assez bons salaires. Ils sont
surtout recrutés dans les castes guerrières de certaines provinces,
notamment dans l’Oudh à l’ouest du Bengale.
La compagnie britannique dispose de trois « présidences », celle de
Calcutta (Fort William) au Bengale, celle de Bombay et celle de Madras
(Fort Saint-George). Devenus de véritables nawab, leurs gouverneurs
monnaient leur soutien dans les rivalités qui opposent d’autres nawab. Elle
entretient les meilleures relations avec les commerçants et les banquiers,
elle manifeste son respect des lettrés comme des us et coutumes des
hindous et des musulmans. Elle affiche à l’égard de l’empereur la plus
grande déférence, afin d’en retirer une indispensable légitimité. Depuis
Londres, les directeurs de la compagnie renouvellent régulièrement
l’obligation de réduire les dépenses non commerciales et d’éviter de
s’impliquer dans les rivalités politiques. Aujourd’hui, on peut se demander
si cette situation, profitable à la compagnie comme aux grands marchands
hindous, n’aurait pas pu durer encore longtemps, sans qu’il soit question de
conquête coloniale.
Par rapport aux conquêtes des deux Amériques ou de l’Inde qui ont été
relativement faciles et où de petits groupes d’Européens sont venus à bout
de grandes armées indigènes, la guerre de conquête de l’Algérie, beaucoup
plus tardive, fut aussi beaucoup plus difficile. Après les guerres
napoléoniennes, les Français disposaient pourtant d’armes plus efficaces
que leurs adversaires. Cette conquête a nécessité de très importants moyens
militaires et les pertes humaines, principalement dues aux maladies, ont été
considérables. Les soldats récalcitrants étaient envoyés dans les bataillons
disciplinaires, les « Bat’daf » (bataillon d’infanterie légère d’Afrique) ou
dans de véritables bagnes dénommés biribi où l’armée puisait des
« volontaires » pour des opérations très risquées.
Bugeaud, au plus fort de la guerre contre Abd el-Kader, disposa de plus
de 100 000 soldats, soit le tiers de l’armée fran çaise, ce qui posa à l’état-
major des problèmes délicats lors de périodes de tension en Europe
occidentale. Il fallut trente ans pour que l’armée française parvienne non
sans peine à prendre le contrôle du Nord de l’Algérie, le tell, c’est-à-dire la
zone cultivable plus ou moins arrosée et relativement peuplée.
Ce rôle des tribus, que j’estime fondamental dans les difficultés qu’ont
rencontrées les Français lors de la conquête de l’Algérie, demeure ignoré
dans quasiment tous les textes traitant de la conquête de l’Algérie. Mais ces
difficultés doivent être envisagées dans un autre contexte. Car, comme nous
le verrons, la conquête de la Tunisie (1881) puis celle de la plus grande
partie du Maroc au début du xxe siècle furent bien moins difficiles et
beaucoup plus rapides. Et pourtant, les populations rurales – celles du bled
– étaient pourvues des mêmes structures sociopolitiques qu’en Algérie :
même organisation en tribus à forte capacité guerrière, même rôle des
confréries musulmanes. Instructive est la comparaison de ces trois
conquêtes coloniales au Maghreb. Il faut aussi les envisager en fonction
d’un champ d’analyse géopolitique beaucoup plus vaste et prendre
également en compte les rivalités de pouvoirs entre puissances
européennes.
Après la prise d’Alger, Bourmont ne sait que faire, car il ne reçoit aucune
instruction de Paris. La situation dans la capitale est de plus en plus
explosive, car le roi a dissous la Chambre en avril et les élections ont été
très favorables à l’opposition. D’autre part, l’annonce de la prise d’Alger
suscite la colère en Angleterre et les journaux parlent d’une possible guerre
si le corps expéditionnaire français ne quitte pas Alger, comme Polignac s’y
est engagé. Bourmont cherche néanmoins à montrer sa force dans la plaine
voisine de la Mitidja.
Peu après la prise de la ville, El Hadj Mohamed ben Zamoun, notable
d’une puissante tribu de Kabylie occidentale, les Flisset Mellil, dont le
territoire jouxte la Mitidja et qui a tout d’abord combattu les Français aux
abords de Sidi-Ferruch, prend contact avec Bourmont pour lui proposer,
« avec des hommes influents de la province d’Alger, un traité librement
débattu. Bourmont ne crut pas devoir tenir compte de ces ouvertures
pacifiques » (J.-N. Robin). Ben Zamoun organisa le 23 juillet une réunion
avec les représentants de nombreuses tribus arabes et kabyles mais
Bourmont ne vint pas. Pour marquer son dédain, il décida d’aller le jour
même en reconnaissance avec une colonne jusqu’à Blida (à 50 kilomètres
au sud d’Alger), et au retour – ce repli fut considéré comme une défaite –,
la colonne française fut attaquée par des combattants de tribus kabyles et
arabes et subit de lourdes pertes. « Par la suite aucune tentative de
négociations ne fut plus renouvelée », écrit Joseph-Nil Robin, qui se
demande si Ben Zamoun, en dépit de sa notoriété, aurait pu aboutir à un
accord. Cependant, dans ces premiers temps de l’occupation, le
commandement français – une fois le dey chassé – n’avait aucune mission
précise à remplir.
Le 27 juillet 1830 éclate à Paris la révolution que l’on appellera « de
Juillet ». Elle cause la chute de Charles X et son remplacement par Louis-
Philippe, roi des Français. À Alger, on apprit la nouvelle début août, et
Bourmont déclara à son état-major qu’il fallait rembarquer le corps
expéditionnaire, aller à Toulon et, de là, écraser la révolution parisienne.
Mais de nombreux officiers décidèrent de rejeter le drapeau blanc de la
Restauration pour arborer le drapeau tricolore. Bourmont prit la fuite en
Espagne et il fut remplacé par le général Clauzel, qui débarqua à Alger au
début de septembre.
Clauzel fut l’un des rares à prôner de son propre chef une colonisation. Il
avait vécu cinq ans aux États-Unis après 1815, notamment en Alabama où il
avait apprécié les progrès de la mise en valeur coloniale du pays après le
refoulement des tribus indiennes. À ses yeux, les tribus arabes n’étaient
sans doute pas très différentes. Sans plus attendre, il fit construire une
« ferme modèle » dans les environs d’Alger et considéra qu’on pouvait
recréer en Algérie les plantations qu’on avait perdues à Saint-Domingue.
Mais il fallait d’abord assurer le retour d’une grande partie des
37 000 hommes qui avaient débarqué, ce qui fut fait puisque Louis-Philippe
en avait donné l’assurance au gouvernement britannique. En effet, la
monarchie de Juillet, issue d’un mouvement révolutionnaire semblable à
ceux qui éclataient alors dans toute l’Europe, était regardée avec méfiance
par les puissances de la Sainte-Alliance, et le nouveau gouvernement
français avait grand besoin de se concilier au moins l’Angleterre.
Autour d’Alger et aux confins de la Kabylie occidentale, de nombreuses
tribus informées du rembarquement des troupes dans le port d’Alger
lancèrent contre elles de nombreuses attaques. À une vingtaine de
kilomètres à l’est, sur la côte, à Tementfous (cap Matifou), une assemblée
de représentants de tribus kabyles, arabes et de marabouts se réunit le
26 juillet 1831 et décida la lutte contre les envahisseurs. Clauzel, pour
montrer sa force, entreprit de lancer des opérations sur Médéa au-delà des
gorges de la Chiffa et sur Blida qu’il dut bientôt faire évacuer. Une colonne
de canonniers envoyée sans protection chercher des munitions à Alger fut
attaquée près de Boufarik dans la plaine de la Mitidja et les corps de
50 soldats furent retrouvés égorgés et coupés en morceaux. Pis, une
cantinière qui les accompagnait fut martyrisée de multiples façons et son
corps spectaculairement pendu à un palmier. Toute l’armée en entendit
parler et voulut les venger. Comme l’écrit Charles-André Julien, « la guerre
prit un caractère inexpiable ». Elle ne durait pourtant que depuis un an à
peine et seulement aux environs d’Alger, mais en matière d’atrocités elle
prit de part et d’autre des formes qui devaient ensuite être reproduites
durant des décennies. Cela suggéra que « les Arabes étaient les plus cruels,
les plus rusés et les plus fourbes des hommes » comme devait le dire Voirol,
général pourtant modéré, bientôt gouverneur.
La pression des tribus s’accentuant, Alger était directement menacée. Il
fallut détruire tout le quartier en contrebas de la Kasba pour mettre l’armée
à l’abri des fortifications turques. Clauzel fut rappelé en France et remplacé
par l’honnête Berthezène, qui ne disposait plus que de 16 000 hommes.
Celui-ci a été largement dénigré par ses successeurs pour sa modération,
son refus d’accaparer les biens des Algériens, sa volonté de s’appuyer pour
la gestion d’Alger sur des personnalités algériennes, pour ses doutes quant à
l’intérêt de coloniser l’Algérie et sa volonté de ne pas transgresser la
consigne de se limiter au littoral. Selon Charles-Robert Ageron, qui lui a
consacré sa seconde thèse (Gouvernement du général Berthezène à Alger,
1968), Berthezène fut presque un « gouverneur indigénophile ».
Malheureusement, dans le même temps, à Oran, qui ne pouvait être joint
que par la mer, le général Boyer, en principe sous les ordres de Berthezène,
agissait tout autrement et se rendait célèbre par les atrocités qu’il ordonnait.
Dans les années 1838-1839, Valée noua des contacts avec des djouads
qui avaient été impressionnés par le rôle de l’artillerie dans la prise de
Constantine, et il passa discrètement des accords avec eux, moyennant de
substantiels avantages au détriment de leurs propres tribus. Il faut dire
qu’en Algérie orientale l’influence des confréries était moins importante
qu’à l’ouest où la Qadiriya et trois autres confréries plus ou moins sous
influence marocaine prônaient la guerre sainte contre les Français.
Valée partagea donc le territoire du beylik de l’Est en plusieurs entités
dont le commandement fut confié à des notables qui reçurent les titres de
khalifa (c’est-à-dire lieutenant-représentant) ou de caïd. Non seulement ils
furent chargés de lever l’impôt dont ils purent conserver une bonne partie,
mais ils reçurent des officiers français des titres de propriété personnels sur
les meilleures terres collectives de leurs tribus. Certaines de celles-ci se
révoltèrent et ce furent des troupes françaises qui furent chargées de rétablir
l’ordre au profit de ces khalifas. Certains de ces notables, craignant d’être
assassinés par des gens de leur tribu, décidèrent de quitter le pays et
vendirent discrètement leurs titres de propriété à des banques, qui les
achetèrent à relativement bas prix compte tenu de leur origine discutable,
avant de les revendre par la suite à des sociétés anonymes telle la
Compagnie genevoise qui fit travailler les paysans algériens sur ses vastes
domaines.
Hormis la prise de Constantine qui avait été l’objet de violents combats,
la prise de contrôle de l’Est algérien se fit donc relativement facilement du
fait de la collaboration d’un grand nombre de notables qui fournirent même
aux Français des cavaliers pour se battre contre Abd el-Kader. Lorsqu’il
s’agit de l’Algérie, cette forme de conquête avec collaboration des notables
est relativement peu évoquée, bien qu’elle ait concerné des populations
beaucoup plus nombreuses que celles contrôlées par Abd el-Kader.
À l’ouest, l’émir, qui était d’abord chef de la confrérie des Qadiriya,
entreprit de soumettre d’autres confréries. Après le traité de la Tafna, c’est
avec des fusils fournis par Bugeaud (et par les Anglais), mais aussi avec des
canons offerts par les Français sur ordre du gouverneur qu’il mena pendant
six mois le
siège d’Aïn Mahdi, au Sahara, centre de la grande confrérie Tidjaniya de
tradition plutôt démocratique (à la différence de la Qadiriya). La ville fut
entièrement détruite. Abd el-Kader soumit à son autorité la plupart des
tribus de l’Algérie centrale, sauf celles de Kabylie, et chassa vers la Tunisie
Ahmed Bey qui s’était réfugié à Biskra.
Guerre acharnée contre la révolte mahdiste de Bou Maza et contre Abd el-
Kader de retour en Algérie
Quelles ont pu être les réflexions d’Abd el-Kader après son séjour en
France ?
On ne sait quelles ont pu être les réactions d’Abd el-Kader aux nouvelles
faisant état de la conquête de la Kabylie en 1857 (mais les Kabyles ne
l’avaient pas soutenu), puis de la chute de Napoléon III et de l’insurrection
de Mokrani et des Kabyles en 1871 (il semble l’avoir désaprouvée). On sait
qu’après avoir mené le djihad contre les envahisseurs de son pays, l’émir
s’est surtout soucié de son djihad intime, philosophique, ce que l’islam
appelle le « djihad majeur » c’est-à-dire l’effort que devrait faire tout
musulman pour lutter contre lui-même, contre les penchants de son âme,
contre son égoïsme et ses instincts ; la lutte contre les infidèles n’étant pour
les oulémas, les docteurs de la Loi, que le « djihad mineur ». Ses Écrits
spirituels ont été traduits et publiés en 1982 par Michel Chodkiewicz.
Abd el-Kader ne s’est-il pas demandé si sa décision de lancer une grande
offensive contre les Français, malgré le soutien militaire qu’il en avait reçu
à la suite du « traité Desmichels » et de ceux de la Tafna, n’avait pas été sa
grande erreur stratégique ? Certes, l’occupation des portes de Fer pouvait
être considérée comme une violation de ces accords, encore qu’ils fussent
très imprécis quant aux limites orientales des pouvoirs de l’émir. Certes, les
troupes françaises étaient fort mal en point en 1839 et elles avaient bien du
mal à défendre Alger. Mais Abd el-Kader n’avait pas prévu qu’elles
pouvaient recevoir des renforts importants et que le gouvernement français,
après deux tentatives, renoncerait à tout accord de protectorat avec l’amorce
d’un État algérien. Sans l’offensive brutale sur la Mitidja, celui-ci aurait
peut-être pu se consolider progressivement, être admis comme un véritable
État (avec le soutien des Anglais), d’autant que les Français avaient reconnu
dès 1834 le pouvoir de l’émir. Ainsi se serait mis en place un État algérien
sous protectorat français, comparable à ce que seraient, plusieurs décennies
plus tard, les protectorats sur la Tunisie et le Maroc, ce qui faciliterait leur
décolonisation. En 1839, Abd el-Kader ne pouvait prévoir l’évolution des
idées à l’égard du monde arabe, évolution dont il serait directement témoin
en France par ses relations avec Napoléon III.
La répression de l’insurrection
Libérées par la fin des combats contre les Allemands, les troupes
françaises dirigées par un amiral (les colons ne voulaient plus d’un général)
débarquèrent sur la côte kabyle, et plusieurs colonnes, comme en 1857,
entreprirent la reconquête de la Grande Kabylie. Le combat décisif eut lieu,
comme en 1857, à Icheriden, le 24 juin, jour anniversaire de la bataille
historique. Comme quatorze ans plus tôt, les officiers français rendirent
hommage à la vaillance des combattants kabyles.
Après cette défaite, le cheikh Haddad fit sa reddition avec ceux de sa
confrérie. La plupart des tribus kabyles cessèrent le combat, certaines se
rallièrent même aux Français. Plus à l’est, la révolte lancée par Mokrani
(qui fut tué au combat) dura encore quelques mois, sans entraîner de
mouvement dans d’autres régions. Selon Charles-André Julien, cette révolte
de 1871 avait mobilisé quelque 200 000 combattants algériens et il avait
fallu engager quelque 82 000 soldats français, auxquels s’ajoutèrent de
nombreux contingents fournis par les notables arabes qui n’avaient pas
voulu changer de camp ou qui en avait changé à temps.
Les Européens, qu’ils soient venus de France, d’Espagne ou d’Italie,
étaient déchaînés et accusaient les officiers des « bureaux arabes » d’avoir
fomenté cette révolte ou tout au moins de n’avoir rien fait pour la prévenir.
Par la voix de leurs députés à Paris, les colons exigeaient « la déportation au
désert » de toutes les tribus rebelles, en particulier des Kabyles, sans doute
parce que des généraux tenaient ceux-ci en estime. Une énorme
contribution de guerre (vingt fois l’impôt annuel) fut levée et les terres des
rebelles furent mises sous séquestre, notamment celles que les Kabyles
cultivaient au pied de leurs montagnes. Il fut d’abord décidé d’y installer
des Français chassés d’Alsace-Lorraine. En fait, les colons ne s’y
implantèrent pas par crainte d’une nouvelle descente des montagnards.
Aussi les villages kabyles purent-ils discrètement récupérer leurs terres de
plaine, les militaires fermant les yeux.
En revanche, dans les autres régions cultivables, les colons purent à
nouveau spolier largement les tribus de leurs terres (en prétendant qu’elles
en avaient trop), les mesures de sauvegarde qu’avait imposées Napoléon III
ayant été abolies. Les Européens d’Algérie exigèrent et obtinrent que les
trois départements qui dépendaient désormais du ministère de l’Intérieur
soient administrés comme tout autre département français, à ceci près que
les musulmans qui formaient encore l’essentiel de la population n’y étaient
pas citoyens français, mais des « sujets français » privés du droit de vote –
et il en fut ainsi jusqu’en 1946.
l’Algérie se réduit à la guerre contre Abd el-Kader. C’est surtout sur les
atrocités durant les sept années (1840-1847) de la guerre acharnée menée
par Bugeaud qu’Olivier Lecour-Grandmaison fonde sa thèse du
« génocide » colonial dans son livre Coloniser : Exterminer. Mais ces
opérations n’ont pas été menées dans toute l’Algérie, seulement dans la
partie occidentale, et d’ailleurs ni à Tlemcen ni dans sa région.
Qu’il y ait eu de la part de Bugeaud la volonté d’en finir une fois pour
toutes et par tous les moyens avec les tribus grâce auxquelles Abd el-Kader
faisait la guerre depuis des années contre les Français, c’est évident.
Nombre d’officiers s’en sont fait gloire et ils ont fourni beaucoup de
témoignages. Il s’agit bien de campagnes d’extermination, puisque la
destruction systématique des récoltes et des troupeaux pour priver les tribus
de tout moyen d’existence s’est accompagnée de massacres, y compris de
femmes et d’enfants. Dans nombre de régions d’Algérie occidentale à
l’exception des environs de Tlemcen, la population arabe a presque disparu
et certaines plaines littorales ont vu se multiplier les villages de
colonisation.
Dans d’autres régions d’Algérie, celles de la moitié orientale qui s’étaient
beaucoup plus peuplées en raison d’une moindre sécheresse, les formes de
la guerre de conquête ont été différentes. Certes, il y a eu de violents
combats, comme pour Constantine, mais peu après de nombreux « chefs de
tribu » ou plus exactement des notables, des familles influentes au sein des
tribus, ont passé des accords avec l’armée française qui les nommait aghas
ou caïds – chefs de leur tribu – et leur reconnaissait la possession à titre
privé d’une partie (la meilleure) des terres en principe collectives de leur
tribu. Les rivalités traditionnelles ont facilité ce type d’accord entre
militaires français et notables qui fournirent des cavaliers.
La conquête vue par Élisée Reclus
Au tout début du xxe siècle, le vignoble français, que l’on avait pu croire
disparu pour toujours, fut reconstitué grâce au greffage des ceps français sur
des plans américains résistant au phylloxéra. Il en résulta en France comme
en Algérie une énorme crise de surproduction. Les cours du vin, qui avaient
été très hauts lors de la pénurie, s’effondrèrent, et les gouvernements
successifs de la IIIe république, confrontés à de véritables insurrections de
viticulteurs en Languedoc comme en Champagne, durent instituer l’achat
gouvernemental à un prix négocié des quantités de vin qui n’avaient pu être
écoulées par les viticulteurs.
Ces mesures d’aide à la viticulture ne furent pas instaurées en Algérie,
pourtant constituée de trois départements français. Bien plus, l’importation
des vins d’Algérie fut limitée et réglementée. Cela provoqua une terrible
crise pour les viticulteurs français en Algérie. La plupart étaient de petits
agriculteurs qui s’étaient lourdement endettés pour attendre l’entrée en
production de leurs vignes et en escomptant que le cours du vin resterait
élevé. L’effondrement des prix provoqua la ruine de la plupart de ces petits
colons et leurs exploitations furent rachetées à vil prix par de gros
négociants. Ceux-ci continuèrent d’exporter vers la France du vin à très bas
prix, mais à forte teneur en alcool, utilisé pour le coupage avec des vins
français bon marché, car les négociants achetaient ceux à basse teneur en
alcool. Les villages de colonisation furent désertés par les familles
européennes et repeuplés par les ouvriers agricoles arabes surtout kabyles
employés par les négociants.
Bien qu’Élisée Reclus se soit élevé contre la thèse selon laquelle, dans la
plupart des colonies, nombre de peuples indigènes étaient en voie
d’extinction (elle ne s’appliquait évidemment pas à l’Inde), le tableau qu’il
fait en 1886 de l’évolution du peuplement arabe de l’Algérie n’est pas
optimiste.
« L’Arabe des tribus s’accommode avec peine au milieu que forment
autour de lui l’appropriation et la culture du sol, la fondation des villes et
des villages, la construction des routes, […] il devient progressivement un
étranger dans le pays conquis par ses ancêtres, et dans maints districts il
dépérit, il meurt, faisant place nette pour les hommes d’une autre race. Un
des problèmes les plus délicats de la démographie est de reconnaître dans
quelles conditions de milieu géographique et social les Arabes résistent
victorieusement aux influences contraires. […] Ils prospèrent sur les hauts
plateaux suffisamment arrosés […] tandis qu’aux abords des villes […] ils
sont graduellement éliminés : là, ils ne sont plus qu’une race en décadence
[…], peut-être à cause de l’instabilité d’une race trop mélée où la guerre,
l’esclavage, la polygamie, les prises des corsaires ont introduit pêle-mêle
trop d’éléments différents : Berbères, Syriens, Circassiens, Albanais,
Espagnols, Italiens, Haoussas, Peuls, Mandingues. » Pour Reclus, qui
oublie son anticolonialisme dans le cas de l’Algérie, « les Français
recommencent l’œuvre des Romains ».
Alors que les évaluations de la population algérienne était de 3 millions
d’habitants au milieu du xixe siècle, c’est-à-dire après les guerres menées
notamment par Bugeaud, qui avaient déjà provoqué une baisse importante
des effectifs, surtout dans l’Ouest, un recensement approximatif effectué en
1872, après une nouvelle famine, montra qu’il n’y avait plus que
2,4 millions d’habitants. Pour Reclus, les perspectives n’étaient pas
brillantes pour la population indigène, alors qu’il prédisait un grand essor
du nombre des Européens.
En fait, la lutte contre les grandes épidémies, d’abord pour protéger la
population européenne, a eu pour effet de réduire les hécatombes qui
frappaient périodiquement la population indigène. Celle-ci s’est peu à peu
redressée avant de connaître au lendemain de la Seconde Guerre mondiale
l’explosion qui se produisait aussi dans la plupart des « pays sous-
développés ». Cela explique dans une large mesure l’évolution politique de
l’Algérie.
chapitre 7
elles restent capitales économiques) sont situées sur la côte et sont de très
anciens comptoirs de traite.
Dans la partie septentrionale de l’Afrique, les rivalités géopolitiques
entre puissances européennes n’ont pas été moins grandes, mais elles ont
laissé moins de traces visibles. En effet, les États actuels – 5 seulement sur
4 000 kilomètres –, qui tous furent colonisés, étaient auparavant – depuis
des siècles et même des millénaires (l’Égypte…) – de véritables États (sauf
peut-être la Libye), et leurs frontières étaient fort anciennes. Mais à la fin du
xixe ou au début du xxe siècle, les rivalités européennes ont été fortes pour la
Tunisie, l’Égypte, la Libye et le Maroc.
Voilà pourquoi sont envisagées dans ce chapitre les conquêtes par
l’armée française d’un certain nombre de pays d’Afrique noire à la fin du
xix siècle puis l’établissement armé de protectorats sur la Tunisie et le
e
Maroc, selon des modalités tout à fait différentes de celles ayant présidé à la
conquête de l’Algérie. Pour celle-ci, les rivalités entre impérialismes ne se
manifestèrent guère, hormis dans les premiers temps. Et il ne s’agissait pas
encore pour la France d’un impérialisme avec des enjeux financiers. Les
rivalités d’impérialismes jouèrent un rôle important dans le cas de l’Égypte
(où les intérêts français furent très impliqués, avec le canal de Suez) puis au
Maroc où s’affrontèrent les manœuvres anglaises, françaises, espagnoles,
allemandes : la guerre faillit éclater en 1911 entre l’Allemagne et la France
pour le Maroc.
Cependant, entre les conquêtes coloniales du Nord de l’Afrique et celles
de l’Afrique tropicale, le contraste est grand, même quand il s’agit de
l’impérialisme français au nord et au sud du Sahara. Ce contraste est surtout
la conséquence des considérables différences entre les sociétés indigènes et
surtout entre leurs formes d’organisation politique et géopolitique. Au nord,
il s’agit, dans le cadre de frontières anciennes, de sociétés tribales (sauf en
Égypte) comme celles qui ont été décrites plus haut pour l’Algérie. Mais les
formes de conquête de la Tunisie et du Maroc ont été différentes de celles
qui ont été mises en œuvre en Algérie, et ce à cause de l’influence nouvelle
de l’impérialisme financier, lequel n’existait pas lors de la prise d’Alger. En
Afrique tropicale, il y avait aussi des tribus, mais leur comportement
géopolitique fut différent de celles du Nord, car elles se subdivisaient en de
très nombreux peuples de langues très différentes et entre lesquels les
contentieux géopolitiques étaient importants. De ce fait, les conquêtes
coloniales en Afrique noire ont été menées par les Européens et notamment
les Français de façon très différente. Aussi est-il nécessaire de s’en
expliquer, pour éclairer les préoccupations post-coloniales de nombreux
jeunes Noirs dont les parents ou grands-parents sont venus vivre en France.
En effet, pour les uns et les autres, le gros problème est celui de la traite
des esclaves et c’est l’un des aspects les plus controversés de la question
post-coloniale.
La question de l’esclavage
La traite des esclaves a existé depuis les viie-viiie siècles vers les pays du
Maghreb à travers le Sahara (avec relais dans les oasis), vers l’Égypte par la
vallée du Nil et vers l’Arabie et le golfe Persique depuis les côtes de
l’Afrique orientale, à travers l’océan Indien. Des millions d’esclaves
africains furent amenés pour assécher les marais et développer l’irrigation
en Basse-Mésopotamie. Bien qu’ils aient été convertis à l’islam, ils
restaient esclaves. Aussi, à la fin du ixe siècle, déclenchèrent-ils une terrible
révolte, celle des Zendj, qui est restée célèbre.
À cette traite que les historiens appellent orientale s’ajoute à partir du xvie
la traite occidentale par l’océan Atlantique pour les besoins en main-
d’œuvre des Européens en Amérique où la population indigène a disparu
sous l’effet des épidémies. Elle commence en 1519, dès la conquête du
Mexique, et prend de plus en plus d’importance aux xviie et xviiie siècles. Le
maximum est atteint entre 1775 et 1800 avec près de 2 millions d’esclaves
transportés en Amérique (principalement au Brésil) sur un total de
11 millions de 1619 à 1860, selon les chiffres récemment calculés d’après
les archives par des chercheurs anglo-saxons (voir Olivier Pétré-
Grenouilleau Les Traites négrières, 2004). Ce dernier historien montre que
la traite ne résulte pas tant des entreprises privées de négriers européens que
des puissantes compagnies « à charte » qui ont obtenu un privilège auprès
de l’État dont chacune dépend. Ce fut d’abord le Portugal, l’Angleterre, la
France, enfin les Pays-Bas qui supplantèrent les Portugais. Fait curieux, le
rôle des Espagnols dans la traite ne fut pas très important, bien qu’ils
eussent de nombreuses plantations aux Antilles et notamment à Cuba. La
fourniture de marchandises et d’esclaves aux colonies espagnoles faisait
l’objet d’un accord (asiento) avec un autre État européen ; ce fut le Portugal
puis l’Angleterre.
Du côté africain, le commerce des esclaves était aussi l’affaire des
souverains, qui fixaient le prix des captifs et le volume de marchandises
obtenues en échange : la règle était qu’un esclave était troqué contre ce que
les Portugais (les premiers dans ce trafic) appelaient un paquet de
marchandises, pacotilla, terme que l’on a pris comme signifiant des objets
sans véritable valeur ; il s’agissait surtout d’objets en fer – haches, sabres –,
bientôt fusils et poudre, pour armer les esclaves-guerriers du souverain, ce
qui leur permettait de prendre davantage de captifs face à des peuples ne
disposant que d’arcs et de flèches. L’emploi du mot pacotille, qui est passé
dans l’histoire, a dénigré aux yeux des Européens la valeur de l’esclave et a
favorisé le racisme, alors que du point de vue commercial elle était grande.
Des historiens marxistes cubains ont calculé qu’au début du xixe siècle, à
Cuba, un esclave valait le prix d’un petit camion de nos jours. Ce qui
explique que, dès la commercialisation de la machine à vapeur par James
Watt, de gros planteurs cubains en aient acheté, car cela revenait moins cher
à utiliser que le nombre d’esclaves nécessaires pour broyer la canne à sucre
dans les moulins.
L’analyse des livres de comptes des compagnies montrerait que très peu
d’esclaves (selon O. Pétré-Grenouilleau) auraient été directement capturés
par des négriers européens. En effet, les souverains africains s’opposaient à
cette concurrence déloyale qui les privait de leurs bénéfices. Ils faisaient
pratiquer la chasse aux esclaves, ce que d’aucuns appellent de nos jours la
« production de la marchandise destinée à l’exportation », par des esclaves-
soldats ou par des « seigneurs de la guerre » qui organisaient des
campagnes pour fournir des esclaves au souverain avec lequel ils avaient
passé accord. Il y eut même de grands marchands africains qui servaient de
courtiers aux Européens, mais qui organisaient des campagnes de capture
pour leur propre compte. Ce rôle des souverains est important, car il
s’agissait souvent d’acheminer sur de grandes distances les esclaves vers le
port d’où ils seraient exportés (par l’intermédiaire de spécialistes piroguiers
qui transportaient les esclaves vers les navires européens ancrés au-delà de
la « barre »).
Un autre système consistait à obliger un peuple jusqu’alors soumis aux
captures périodiques à aller capturer des esclaves chez un peuple voisin
pour les remettre à des intermédiaires du souverain – une sorte de division
géopolitique du travail esclavagiste.
Le développement des « exportations » vers l’Amérique (la traite
orientale continuait, mais son débit faiblissait) entraîna une extension des
territoires soumis au système. De plus en plus de peuples furent impliqués,
soit en position de chasseur, soit dans celle de gibier. Or l’Afrique tropicale
se caractérisait – c’est toujours vrai – par l’existence d’un très grand
nombre de peuples, la plupart de faible importance numérique et parlant des
langues très variées.
Le système « chasseur/gibier » a eu pour effet de maintenir dans la quasi-
totalité des régions les distinctions entre les peuples chasseurs, ceux des
souverains esclavagistes, et les peuples razziés. Ont été maintenues les
différences visibles (langues, scarifications distinctives) entre des peuples
soumis aux prélèvements sur leurs forces vives avant de devenir chasseurs
pour le compte d’autres, plus puissants. Cela aura de grandes conséquences
géopolitiques qui durent encore de nos jours. Les Mossi (au Burkina) sont,
semble-t-il, le seul grand peuple qui n’ait guère exercé de prélèvement
esclavagiste sur ses voisins et qui les ait même défendus contre les raids
esclavagistes venus de la vallée du Niger (par exemple ceux de Rabah,
marchand-seigneur de la guerre) tout à la fin du xixe siècle.
L’Angleterre interdit soudain la traite
Les conquêtes en Afrique noire ont été menées en lançant des colonnes
depuis les côtes vers l’intérieur. Le terme classique de colonne, dans le
domaine militaire, désignait en Afrique de très longues files de soldats
indigènes encadrés par un très petit nombre d’officiers blancs (ne serait-ce
que par leur vêtement) suivis par des files bien plus longues encore de
porteurs, car à l’époque il n’y avait guère de routes, mais des pistes et des
sentiers, et parce qu’il n’y avait pas de chariots, car en Afrique on ignorait
la roue et les animaux de bât étaient plus rares et coûteux à acheter que les
hommes à peine sortis de l’esclavage.
Ces porteurs, parfois payés, étaient envoyés par leurs chefs de tribu. Ils
seront ensuite souvent réquisitionnés au titre du « travail forcé », méthode
utilisée jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, car les territoires
colonisés par les Français étaient dans l’ensemble très faiblement peuplés
du fait des ravages causés par la traite (à l’exception de l’« empire » des
Mossi). Les déplacements au titre du travail forcé hors de leur milieu
familier, notamment pour l’ouverture de pistes, seront accusés d’avoir
provoqué une grave extension de la maladie du sommeil. Le déplacement
des convois d’esclaves sur de grandes distances aurait certes pu tout aussi
bien provoquer l’essor de la « trypano », mais c’était en des siècles où l’on
n’y prêtait pas attention, puisque les Européens ne s’aventuraient pas dans
l’intérieur du pays. Les maladies, notamment la terrible fièvre jaune, ont
infecté les colonnes de soldats indigènes presque autant que leurs officiers
(bien qu’ils dorment sur les fameux lits Picot à l’abri de leurs
moustiquaires). Les médecins militaires coloniaux feront faire de très
grands progrès à la médecine.
Les soldats indigènes – dans le cas français les fameux « tirailleurs
sénégalais » (qui seront en fait bientôt des Mossi) – ont formé l’essentiel
des forces qui, sous des commandements européens différents, ont mené la
conquête des pays d’Afrique noire. Contrairement à ce qui a pu être dit, ce
n’étaient pas des esclaves-soldats. C’étaient des soldats de métier engagés
pour quelques années ; ils étaient soignés par le médecin et régulièrement
payés (comme les cipayes en Inde), ce qui faisait que leur statut social était
apprécié. Ils furent recrutés (avec l’accord de leurs notables) dans un ou
deux des peuples du pays en voie de conquête et nombre d’entre eux
restèrent ensuite dans l’armée coloniale. Ils firent d’autres campagnes dans
des pays voisins. S’ajoutaient à ces soldats indigènes des auxiliaires et tous
les porteurs, réquisitionnés mais avec l’accord des notables. Les Français,
les Anglais, les Allemands, les Portugais et les Belges agirent plus ou moins
de même.
Le Sénégal fut l’un des quelques pays d’Afrique noire qui ont connu un
grand djihad, celui d’El-Hadj Omar, contre les animistes et les « faux
musulmans », et cela vingt ans avant que ne commence la pénétration
militaire coloniale qui dans ce pays fut une des plus précoces. Déjà au tout
début du xixe siècle, en 1804, dans le nord de l’actuel Nigeria, un grand
djihad avait été lancé par un prédicateur guerrier, Ousmane Dan Fodio,
contre d’autres musulmans qui eux-mêmes menaient un djihad contre des
animistes. Ce fut un djihad contre un autre djihad. Cela aboutit à la
conquête d’un empire de Sokoto sur lequel les Anglais établirent leur
protectorat un siècle plus tard en 1903.
Au Sénégal, le djihad ne prit pas une ampleur comparable et ne créa pas
d’État durable, car il fut contré par une stratégie colonialiste d’utilisation
des rivalités géopolitiques indigènes. Celle-ci fut mise en œuvre au Sénégal
dès le milieu du xixe siècle, bien avant qu’elle le soit dans la plupart des
pays africains. Elle fut en quelque sorte inventée et appliquée de façon
décisive par Louis Faidherbe
Faidherbe mena son action de 1852 à 1865 (il fut absent une année pour
cause de maladie), séjour aux colonies particulièrement long à l’époque.
Polytechnicien, mais de milieu modeste et mal vu parce qu’il avait
manifesté de la compréhension à l’égard d’émeutiers en Guadeloupe en
1848, il arriva en 1852 à Saint-Louis du Sénégal à l’estuaire du grand
fleuve. Officier du génie, il était alors capitaine et étudia d’abord l’arrière-
pays avec les informations qu’on lui donna.
Saint-Louis était l’un des plus anciens comptoirs français (1659) ; avec
l’île de Gorée (prise aux Hollandais en 1677), ce fut le principal port
d’exportation d’esclaves vers l’Amérique. Ceux-ci étaient capturés par des
groupes guerriers de plus en plus loin dans l’arrière-pays, à mesure que
diminuait l’effectif des populations razziées. L’interdiction de la traite
plongea ces comptoirs dans la somnolence, d’autant plus que les Anglais
pouvaient facilement surveiller une éventuelle persistance du trafic. Faute
d’esclaves à exporter, le commerce portait désormais sur la gomme
(arabique) fournie par la sève de certains arbres (acacia) des savanes. Les
notables de Saint-Louis étaient quelques représentants européens des
grandes compagnies de commerce français et surtout des mulâtres dont
certains riches et influents. Ce sont eux qui demandèrent que Faidherbe soit
nommé gouverneur, en dépit de son grade modeste (il fut alors promu
colonel) et qu’il reste plus longtemps que ses prédécesseurs. Il les avait sans
doute impressionnés par ses préoccupations ethnographiques quant aux
populations de l’arrière-pays.
El-Hadj Omar Tall, qui s’est appuyé pour former son empire sur la
puissance révolutionnaire d’une grande confrérie religieuse, est de nos jours
beaucoup moins connu et célébré que Samory Touré alors que celui-ci,
d’origine non musulmane, n’eut pas l’appui d’une confrérie religieuse mais
celle de réseaux esclavagistes. Son empire disparut de son vivant dans une
sanglante catastrophe. Les Français rencontrèrent beaucoup plus de
difficultés avec Samory qu’avec tout autre souverain africain.
Samory, dont on connaît mieux le prénom que le nom bien que celui-ci,
Touré, suscite de grands échos dans la zone des savanes, est né en 1830
dans le sud forestier de l’actuelle Guinée. C’est un Malinké du Sud dont les
ancêtres venus du Nord se sont mêlés à des populations villageoises qui
n’étaient pas musulmanes. Sa mère, issue d’un petit peuple nommé Camara,
est animiste, et son père, qui est colporteur, fait partie du grand groupe des
Dioula dont la langue et les activités marchandes s’étendent aujourd’hui au
Mali, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, en Guinée et au Ghana. Samory, à
l’âge de 18 ans, devient lui-même marchand. Au cours d’une guerre, sa
mère est capturée par un chef de clan, celui des Cissé. Pour la libérer,
Samory s’engage dans leur armée et y devient un guerrier réputé qui
rapporte beaucoup de butin et d’esclaves. Au bout de sept ans, il s’enfuit
avec sa mère et passe dans l’armée d’un autre clan, ennemi des Cissé. Deux
ans plus tard, il rejoint le peuple de sa mère, les Camara, qui le nomment en
1861 chef de guerre (keletigi) pour qu’il les défende contre les groupes
voisins. Il s’affirme alors comme chef musulman ; à partir de 1868, il
voudra même être appelé almamy, commandeur des croyants.
Samory crée une armée de métier avec des guerriers de diverses origines
au statut plus ou moins servile et tous attirés par la perspective du butin. Les
chefs des différents détachements sont des frères ou des amis de Samory qui
les a nommés et qui les contrôle étroitement. Cette structure restera à peu
près la même jusqu’à la fin et elle s’imposera aux peuples sur lesquels
Samory impose sa domination tout en laissant à chacun son organisation
politique particulière, encore qu’il cherche à leur imposer l’islam. Selon
Elikia M’Bokolo, qui reprend le grand livre d’Yves Person, « l’empire de
Samory peut être défini comme un État guerrier et marchand » : une
commerçante devait pouvoir y circuler librement avec ses marchandises.
Celles-ci étaient le plus souvent des esclaves, et ce n’étaient donc pas des
femmes qui les menaient. Au sein du Wasoulou, l’empire de Samory, le
commerce, comme dans bien d’autres royaumes africains, portait
principalement sur les esclaves, les chevaux, les fusils et la poudre.
Vers 1878, Samory a conquis toute la région du haut Niger, avec le Bouré
riche en or, et il établit des contacts vers le nord-est avec les fils d’El-Hadj
Omar. Mais à l’ouest, vers le Sénégal, Samory prétend prendre des esclaves
sur des peuples qui, depuis Faidherbe, se sont mis sous la protection des
Français. Avec ceux-ci, l’armée de Samory se heurte à forte partie,
notamment aux tirailleurs dont les charges baïonnettes au fusil sèment la
panique. Après une telle défaite, Samory prend contact avec les Français –
ceux du Sénégal –, s’affirme leur ami et signe un traité par lequel il
s’engage à ne pas attaquer des peuples sous leur protection.
L’affaire de Fachoda
Il est intéressant d’évoquer ce que dans les milieux diplomatiques on
appellera, après coup, l’affaire de Fachoda, car elle a failli entraîner un
conflit entre l’Angleterre et la France. C’est aussi une façon d’établir un
lien entre les rivalités géopolitiques en Afrique noire et celles qui se sont
développées à la même époque dans le Nord de l’Afrique entre puissances
impérialistes.
Le Maroc,
la dernière des conquêtes coloniales
Alors que la conquête de l’Algérie a été menée par des militaires qui ne
connaissaient rien des populations de cette partie du monde musulman et qui
furent des années durant laissés sans objectif précis par des gouvernements
hésitants, la conquête de la Tunisie et plus encore celle du Maroc furent le
fait aussi bien d’hommes d’affaires qui « préparaient le terrain » et de
militaires qui s’intéressaient désormais à l’histoire de ces pays, à leurs
organisations tribales et aux dispositifs de pouvoirs entre celles-ci et le
souverain, qu’il s’agisse du bey de Tunis ou du sultan marocain. La conquête
de la Tunisie et surtout celle du Maroc furent soutenues indirectement par de
grands groupes financiers et elles s’inscrivaient dans des rivalités
impérialistes évidentes. On est bien au « stade de l’impérialisme » et la
guerre mondiale menace. Celle-ci n’éclatera pas tant à cause de problèmes
coloniaux qu’en raison de rapports de force et surtout de prestige entre les
États européens regroupés en deux grandes alliances antagoniques.
Le Maroc fut la dernière des conquêtes coloniales. En effet, celle de
l’Éthiopie par les Italiens de Mussolini, entreprise difficile commencée en
1935 (à partir de l’Érythrée qu’ils avaient annexée à la fin du xixe siècle), ne
dura guère puisqu’ils en furent chassés par les Britanniques en 1941.
La conquête du Maroc apparaît encore aujourd’hui comme relativement
facile, surtout comparée à celle de l’Algérie. Celle de la Tunisie, qui avait été
facile, fit croire aux dirigeants français qu’il en serait de même au Maroc, car
l’Empire chérifien était lourdement endetté à l’égard des banques françaises
et nombre de grands notables, comme l’avaient fait les Tunisiens, avaient
demandé la protection des ambassades européennes. Ces dernières étant
tombées d’accord pour les laisser agir au Maroc, les Français pourraient sans
doute avoir le soutien discret d’un grand nombre de notables locaux.
Un galop d’essai, la conquête de la Tunisie
Cette stratégie fut mise en échec bien plus tôt que Lyautey ne l’avait sans
doute prévu. Il avait passé des accords dans le nord de la zone de protectorat
français avec les tribus montagnardes qui durant l’hiver descendaient dans la
plaine pour y mener leurs troupeaux et faire des labours. Il leur avait garanti
qu’elles garderaient l’usage de ces terres de plaine. Or des colons venus
d’Algérie jetèrent leur dévolu sur des terres situées au pied du Rif, dans la
vallée de l’Ouergha, affluent du fleuve Sebou. Lyautey s’opposant à ce qu’ils
se les fassent adjuger, ils agirent par l’intermédiaire des députés représentant
les départements algériens et ceux-ci menèrent campagne contre le
« proconsul royaliste » qui dirigeait le Maroc. Celui-ci fut obligé de
s’incliner, mais les tribus lésées se rebellèrent, criant à la violation des
accords.
Cela tombait d’autant plus mal que, dans le Nord du Maroc où l’Espagne
exerçait depuis 1912 son protectorat, une grave révolte avait éclaté dans le
Rif oriental. Elle était dirigée par Abd el-Krim de la tribu des Aït Ouriaghel.
Après des études à Grenade, il était devenu cadi (juge) dans le préside de
Melilla et entretenait, comme son père avant lui, les meilleures relations avec
les autorités espagnoles. Avant la Première Guerre mondiale, il aurait été en
contact avec des agents allemands et turcs particulièrement actifs à Tanger.
S’étant brouillé avec les Espagnols, il s’était replié dans sa tribu et l’aurait
poussée à la révolte ainsi que les tribus voisines.
Ayant sous-estimé le danger, les militaires espagnols subirent une terrible
défaite à Anoual en 1921, ce qui mit le feu à tout le Rif et obligea l’armée
espagnole à un repli quasi total bien qu’elle ait engagé des moyens et mené
de durs combats. Francisco Franco s’y illustra à la tête de la Légion étrangère
espagnole et fut promu général à 33 ans. Abd el-Krim recut divers soutiens
extérieurs et notamment britanniques (les militaires français et anglais étaient
devenus rivaux au Proche-Orient). Des armes lui sont fournies par des
comités de soutien basés à Gibraltar. Ayant proclamé la « République
confédérée des tribus du Rif », il lance au printemps 1925 ses troupes vers le
sud, à l’assaut des postes français et, profitant de la révolte des tribus de
l’Ouergha, menace même les environs de Fès. L’état-major doit faire venir
d’importants renforts de France. Cela provoque une bruyante campagne du
tout récent parti communiste contre la guerre du Rif.
Lyautey fut rappelé en France et remplacé par le maréchal Pétain qui fit
utiliser des chars, l’aviation et, dit-on, les gaz contre les hommes d’Abd el-
Krim. Du côté français se trouvaient aussi des volontaires marocains du Haut
Atlas avec les officiers d’affaires indigènes en charge de leur tribu. Du côté
espagnol, il y avait un grand nombre de supplétifs rifains. Ces combats entre
Marocains pouvaient être considérés dans la logique des luttes traditionnelles
entre tribus, et la guerre du Rif ne s’étendit pas. Fait étonnant, il ne semble
pas qu’elle ait alors suscité dans l’opinion marocaine une grande émotion. Le
conflit se termina en 1926 par la reddition d’Abd el-Krim aux troupes
françaises. Fait lui aussi étonnant, à partir de 1936, Franco put recruter
d’importants effectifs au Maroc espagnol pour mener la guerre civile en
Espagne. C’est la tribu d’Abd el-Krim, celle des Aït Ouriaghel, qui eut
désormais le privilège de fournir les membres de la garde personnelle de
Franco, jusqu’à la mort de celui-ci.
La relative brièveté du mouvement national et royal marocain
C’est seulement depuis une douzaine d’années qu’est apparu dans les
milieux intellectuels français l’adjectif post-colonial. D’abord employé
pour désigner tous les changements qui s’étaient opérés sur le plan mondial
depuis la fin des empires coloniaux trente ans auparavant, surtout dans les
pays qui venaient d’acquérir leur indépendance. Dans chacun de ces pays,
l’expression « depuis l’indépendance », qui est beaucoup plus précise, s’est
imposée. L’adjectif post-colonial s’est surtout répandu dans les milieux
intellectuels américains et européens, et notamment parmi des chercheurs
originaires des ex-colonies, notamment d’Inde, qui avaient obtenu des
bourses pour des universités américaines et qui sont ensuite restés aux
États-Unis.
Certaines sont devenues le berceau des postcolonial studies, avec
notamment les écrits de Gayatri Chakravorty née en 1942 à Calcutta et
venue aux États-Unis afin d’effectuer une thèse de littérature comparée sur
Yeats, le grand penseur du nationalisme irlandais et prix Nobel de
littérature. Elle traduit la Grammatologie de Derrida et lui donne une
préface qui a eu un très grand succès dans les milieux universitaires
(80 000 exemplaires vendus ?). Or cette jeune femme (devenue Gayatri
Spivak, du nom d’un mari américain dont elle divorça) est aujourd’hui la
théoricienne la plus citée dans le monde en matière de postcolonial studies,
mais aussi de postcolonial feminist studies et de subaltern studies
(consacrées aux opprimés de toute sorte). Elle est suivie par d’autres
intellectuelles indiennes, puis par des Arabes et par des Africains immigrés
aux États-Unis et qui s’affirment « intellectuels diasporiques ».
Ces auteurs estiment ou affirment que les indépendances sont factices,
que le colonialisme perdure, notamment en France à cause des Antilles
françaises et de l’importance de l’immigration post-coloniale. Pour la
plupart de ceux qui dissertent aujourd’hui sur colonial et post-colonial, le
préfixe post- ne signifie donc pas après la colonisation, mais seulement le
regard qu’il faut porter sur elle, après, depuis, les avancées philosophiques
majeures que seraient le post-moderne, le post-structuralisme, le post-
marxisme, le post-national, etc., tels que l’affirment dans leurs écrits les
philosophes français « post-modernes » qui sont devenus célèbres (et tout
d’abord aux États-Unis où ils apportèrent la French Theory) : Jacques
Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard,
champions de la « déconstruction » des concepts.
Les milieux intellectuels français subissent depuis quelques années
l’influence des postcolonial studies. Celles-ci récusent l’idée que les
colonies seraient devenues indépendantes et elles affirment que dans le
monde, en matière de domination et d’aliénation, tout reste comme depuis
des siècles, que les indépendance sont des leurres et que la domination
culturelle de l’Occident n’a pour but que de reproduire sa propre aliénation
notamment celle des femmes, comme celle des sociétés dépendantes,
qu’elles aient été ou non officiellement colonisées.
La vision des postcolonial studies, vision poussée à un haut degré
d’abstraction, est globalement planétaire et elle récuse toute référence
historique précise (cela étant dénoncé comme un « empirisme historien »
qui serait désormais inacceptable). L’aliénation qu’elles diagnostiquent
aurait pour conséquences, entre mille autres en de multiples pays, la
« fracture coloniale » de la société française que dénoncent maintenant en
France de « nouveaux anticolonialistes ». Ceux-ci ont tendance à
uniformiser les situations coloniales d’où sont venues les pères et les
grands-pères de ceux qui se plaignent de discrimination.
Pour établir des relations avec les postcolonial studies des universités
américaines (notamment avec leurs départements de littérature comparée),
des colloques entre politologues et philosophes français ont récemment été
organisés à Paris sur la « question postcoloniale » (sans tiret). Mais la
colonisation y fait surtout l’objet de considérations philosophiques en
général à un niveau poussé d’abstraction. En revanche, telle que je
l’entends, la question post-coloniale (avec trait d’union pour marquer le
changement majeur apporté par les indépendances) ne se réduit pas à
l’idéologique – encore qu’il ait une grande importance – et elle implique
des données démographiques, économiques, culturelles, historiques,
géopolitiques.
Certes, dans la plupart des pays qui sont devenus indépendants au milieu
du xxe siècle, la colonisation est toujours plus ou moins dénoncée,
notamment à l’occasion des fêtes nationales, par des gouvernements
héritiers des mouvements qui ont mené la lutte pour l’indépendance. Les
partis d’opposition sont souvent accusés par les représentants de l’État de
collusion avec l’ancienne puissance coloniale, mais dans la quasi-totalité
des cas celle-ci a évité d’avoir quelque contentieux qui puisse rappeler son
ancienne domination. Certes, pour chacun de ces peuples, l’indépendance
reconquise, et pour la plupart à grand-peine, n’a pas été le coup de baguette
magique que beaucoup espéraient. Les libertés individuelles sont encore
bien restreintes (et parfois plus restreintes qu’à l’époque coloniale) par des
pouvoirs autoritaires. Les effets culturels de la longue domination de tel ou
tel État européen n’ont pas disparu, notamment sur le plan sociétal et
langagier. Cependant, la fin de cette domination est pourtant, dans l’histoire
des peuples colonisés, un changement géopolitique majeur et celui-ci
procède d’un bouleversement géopolitique antérieur : la conquête coloniale
dont les populations ont pris plus ou moins tardivement conscience de la
gravité.
Les diverses conséquences des temps coloniaux ne s’estompent pas pour
autant. Certaines se poursuivent et s’enveniment, mais le départ des
autorités coloniales et leur remplacement par des représentants de la
nouvelle nation indépendante apparaît avec le recul du temps comme un
changement crucial pour l’avenir. Pour chaque peuple qui a été colonisé,
l’idée d’indépendance a une importance sans doute plus grande qu’elle n’en
a (ou qu’elle n’en a eu) pour les nations dont l’indépendance est ancienne.
La décolonisation plus ou moins à l’amiable de la plupart des pays
d’Afrique noire, décolonisation menée par les gouvernements européens
pour passer au néocolonialisme et aux combines de la Françafrique, est le
grand argument de tout un courant d’idées postcolonial. Celui-ci proclame
que le colonialisme continue et que les indépendances accordées par les
États européens sont absolument factices. Ce genre de discours, qui se pare
souvent de grands sentiments et de références aux droits de l’homme, se
combine souvent avec un certain mépris à l’égard des mouvements africains
« qui n’ont pas voulu faire la guerre comme l’ont faite les Vietnamiens et
les Algériens ».
Le souci des postcolonial studies est de dénoncer de façon fort
sophistiquée la façon dont les diverses cultures de l’ensemble du monde ont
été et sont encore influencées, déformées par les idées européennes et
notamment par leurs postulats philosophiques. Bref, il s’agit de démontrer
l’influence perturbatrice de la « domination européenne » sur toutes les
autres cultures, et ce avant même, pour certaines, que leurs peuples aient été
effectivement colonisés et encore aujourd’hui.
Ces postcolonial studies, qui se fondent sur des catégories
philosophiques et qui privilégient en fait les analyses de littérature
comparée et même de psychanalyse, refusent d’accorder quelque
importance à l’histoire, et surtout pas à l’histoire particulière de chacun des
peuples colonisés. Elles ne se soucient pas d’expliquer précisément quand
et comment ils ont été conquis, ni de quelle façon et par la lutte de quelles
forces politique ils sont redevenus indépendants.
Les discours qui se réfèrent plus ou moins implicitement aux
postcolonial studies n’envisagent somme toute que des peuples qui seraient
toujours dominés et ne seraient indépendants qu’en théorie puisque le
colonialisme existerait toujours sous une forme non plus politique (celle-ci
étant jugée négligeable), mais surtout économique, culturelle et médiatique.
Pour ce courant d’idées, le colonialisme ne serait-il pas, comme toute
domination, une entité intemporelle ? Comme tout ce qui précède, il s’agit
de représentations, de certaines façons de raconter l’histoire, tout en la niant
pour y choisir aisément les arguments philosophiques jugés convenables
dans une prétendue post-modernité.
En France depuis quelques années, on disserte de plus en plus dans les
milieux intellectuels sur le postcolonial. À l’imitation des universités
américaines, on débat de la « déconstruction » des sciences sociales, de
l’histoire et des sciences humaines pour fonder, prétend-on, de nouvelles
façons de voir les choses et définir de nouveaux paradigmes.
Marie-Claude Smouts, qui est politologue, a publié en 2006 La Situation
postcoloniale, ouvrage collectif dont le sous-titre est « Les postcolonial
studies dans le débat français ». Ce sont les actes d’un colloque qui s’est
tenu en mai 2006 au Centre d’études et de recherches internationales
(CERI) et qui a rassemblé vingt-quatre participants pour la plupart
anthropologues, politistes, philosophes, mais aussi spécialistes de littérature
comparée et deux ou trois historiens.
Le « post » du mot postcolonial, écrit significativement pour conclure
Marie-Claude Smouts, « exprime également un “au-delà” qui est à la fois
une résistance, une visée et une espérance : résistance aux représentations
de l’Autre comme semblable mais inférieur ; visée de repenser les
expériences historiques fondées sur la domination pour les reformuler en
histoire partagée ; espérance d’une reconnaissance réciproque redonnant à
chacun son histoire, sa culture et sa dignité ». « Le postcolonial est une
approche, une manière de poser les problèmes, une démarche critique qui
s’intéresse aux conditions de la production culturelle des savoirs sur Soi et
sur l’Autre à la capacité d’initiative et d’action des opprimés (agency) dans
un contexte de domination hégémonique. À partir de cette base commune,
les études postcoloniales se sont développées dans d’innombrables
directions pour s’appliquer aujourd’hui à toutes les formes de domination
(sur les femmes, les homosexuels, les minorités ethniques, etc.), si bien que
l’on ne saurait trouver une “théorie postcoloniale” ni même une définition
stricte du mot “postcolonial” » (p. 33).
C’est, poursuit Marie-Claude Smouts, une « démarche critique qui
s’intéresse aux conditions de la production culturelle des savoirs sur Soi et
sur l’Autre ». Personnellement, cela me fait penser à une démarche
psychanalytique. Mais autant celle-ci est certainement utile pour éclairer les
problèmes intimes de l’individu, autant elle risque d’être utilisée comme
métaphore illusoire lorsqu’il s’agit des problèmes d’une nation.
En revanche, Penser le postcolonial. Une introduction critique, publié à
la fin de 2006 par Neil Lazarus, montre que les recherches sur le
postcolonial (avec ou sans trait d’union) peuvent avoir une orientation très
différente. Lazarus, professeur à l’université de Warwick, a publié et
codirigé en 2001 Marxism, Modernity and Postcolonial Studies. Il joue un
rôle important dans Penser le postcolonial. Avec ce livre qui est
particulièrement intéressant, il rassemble les contributions remarquablement
traduites de douze universitaires anglophones (britanniques et américains)
pour la plupart spécialistes de littérature comparée ou de littérature anglaise
et qui ont déjà beaucoup publié sur les questions postcoloniales et surtout
sur tel ou tel pays du « monde postcolonial » ou de « ce que l’on pourrait
encore appeler le tiers-monde ». Si maints auteurs de postcolonial studies
passent les données de l’histoire sous silence, ce n’est certes pas le cas de
Neil Lazarus. Son livre s’ouvre sur quarante-cinq pages passionnantes,
intitulées « Chronologie indicative » et qui énumèrent, année après année,
depuis 1898 (l’indépendance de Cuba), des événements géopolitiques
significatifs (guerres, révoltes, etc., en Afrique, Asie et Amérique latine
sans oublier l’Europe : Irlande 1916 et révolution de 1917), en les
juxtaposant, sur la même page, en colonne de droite, avec des écrits, des
discours, des poèmes, des livres significatifs, y compris des œuvres de
fiction – les premiers de cette liste sont Au cœur des ténèbres de Conrad
(1899) et, la même année, Le Fardeau de l’homme blanc de Kipling. Cette
liste s’arrête à 2003 avec la guerre d’Irak.
Le premier chapitre, « Introduire les études postcoloniales », souligne
qu’au début des années 1970, lorsque apparaît le mot postcolonial, il a « un
sens historique et politique strictement limité ». Pour « faire comprendre
combien les choses ont changé », Lazarus fait alors une longue citation de
Homi K. Bhabba, d’origine indienne et professeur à Harvard, auteur de Les
Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, fréquemment cité dans les
postcolonial studies. L’auteur en conclut que, dans la pensée de Bhabba,
« postcolonial a cessé d’être une catégorie historique ». Pour celui-ci, « post
vise les discours idéologiques de la modernité ». Lazarus dénonce le fait
que, pour Bhabba, « la critique postcoloniale est de façon constitutive
antimarxiste […] et manifeste un désaveu indifférencié pour toutes les
formes de nationalisme et une exaltation correspondante de la migrance, de
la liminalité, de l’hybridité et de la multi-culturalité ». Il faut bien
comprendre, continue-t-il, « l’origine des dispositions fortement
antinationalistes et antimarxistes de la plupart des chercheurs travaillant
dans le domaine des études postcoloniales » au sein des universités
américaines et britanniques. « La post-colonialité est la condition de ce que
nous pouvons appeler généreusement une intelligentsia d’acheteurs
(comprador) : il s’agit d’un groupe relativement modeste d’intellectuels et
d’écrivains, formés à l’occidentale et au style occidental, qui négocient à la
périphérie le commerce des biens culturels du monde capitaliste. » Ce sont
ce que Mme Spyvak appelle sans hypocrisie « les intellectuels
diasporiques ». « La postcolonialité, poursuit Lazarus, est la condition de
l’intelligentsia du capitalisme global. »
Le souci des questions géopolitiques dont fait montre Lazarus est au fond
du même type que ma démarche d’histoire géopolitique, et cela permet
peut-être d’espérer que des dialogues sont possibles avec ceux qui se
réfèrent aux postcolonial studies, avec les théoriciens de la « fracture
coloniale » et les inspirateurs de l’Appel des indigènes de la République. De
tels dialogues sont nécessaires car il faut se demander comment peut
évoluer la question post-coloniale en France. De quelle façon peuvent
évoluer les idées dans les « grands ensembles » ? Les réseaux islamistes ne
se sont pas manifestés lors des grandes émeutes de novembre 2005, mais il
est probable qu’ils joueront un rôle à la prochaine occasion (intérieure ou
internationale) ou sous l’effet de provocations, lorsque se déclenchera la
prochaine grande crise. Celle-ci aura peut-être des conséquences
importantes dans les « grands ensembles », et surtout pour les « jeunes » qui
y vivent, mais elle risque d’avoir des effets très forts pour tous les gens qui
vivent en France.
Après avoir constaté l’inefficacité des politiques de fermeté menée par
une droite classique que critique aisément la gauche quand elle n’est pas au
pouvoir, l’opinion, lassée des conflits avec la police dans les banlieues et
craignant le pire, risque de croire à l’efficacité de solutions draconiennes
que prônent des groupes d’extrême droite contre l’ensemble des immigrés
et même contre leurs enfants de nationalité française.
C’est l’un des risques – sans doute le plus grave pour le moment – qui
pose la question de la nation. J’aurais pu l’évoquer dans la première partie
de ce livre, mais j’estime que la nation désigne l’ensemble des citoyens et
que ceux dont les familles sont venues des ex-colonies n’y forment qu’une
petite minorité – 10 % environ – ou même une série de minorités. Certes, la
concentration spatiale de certaines dans les « grands ensembles » à la
périphérie des grandes villes et la révolte périodique des « jeunes » qui s’y
trouvent accroissent leur notoriété médiatique. Mais ce sont des minorités,
et dans le fonctionnement des véritables régimes démocratiques, ce ne sont
pas les minorités qui décident des grands choix de la nation (sauf dans des
conjonctures révolutionnaires qui sont en fait des coups de force). Encore
faut-il que tous ceux qui forment ce que l’on appelle la nation aient l’idée
de ce qu’il convient de faire et que les différentes tendances politiques
soient d’accord pour l’accepter.
Je ne partage pas le point de vue de ceux qui traitent de ce qu’ils
appellent la « fracture coloniale » pour en accuser l’ensemble des citoyens.
Certes, ce que certains historiens appellent ainsi est la conséquence de la
colonisation et des guerres coloniales qui ont été menées autrefois au nom
de la nation, et ces historiens l’en rendent responsable. Mais l’immigration
post-coloniale est aussi la conséquence des conflits au sein de divers
mouvements nationaux, et le malaise actuel dans les banlieues résulte aussi
du silence qu’ont entretenu des décennies durant les patriotes exilés sur les
raisons qui leur ont fait quitter leur pays une fois son indépendance acquise.
Je récuse le slogan de certains qui proclament, par un effet de langage,
que « la nation est fondamentalement colonialiste et esclavagiste » et qui lui
imputent, à ses paysans et à ses ouvriers, les entreprises menées outre-mer
au profit de quelques-uns. Je ne partage pas non plus l’idée de certains que
la France est à présent une « nation métisse ». En quoi les règles de la
démocratie devraient-elle être modifiées au profit de minorités, dont les
garçons et les filles se marient encore surtout au sein de chacune d’elles ?
Les émeutes de banlieue ont certes des effets pervers sur l’opinion, mais
l’attitude des « jeunes » qui sifflent La Marseillaise au début des matches
de football ne contribue pas à convaincre les Français que les immigrés font
effectivement partie de la nation.
La question post-coloniale est un problème grave qui se pose à
l’ensemble de la nation. Je n’ai pas de remède à proposer, de solutions à
préconiser, et je pense qu’il faut en discuter avec les représentants de la
nation et ceux des diverses minorités. L’idée de la nation n’est pas facile à
définir. C’est une représentation collective chargée de valeurs politiques et
culturelles. Or celles-ci sont différentes selon les tendances politiques :
chacune se réclame de la nation et lutte pour défendre son indépendance,
mais chacune dénigre le point de vue de la tendance rivale. La nation est
une représentation géopolitique, c’est-à-dire qu’elle implique des rivalités
de pouvoirs sur du territoire, car il n’y a pas de nation sans volonté
d’indépendance contre de possibles adversaires et parce qu’il n’y a pas de
nation sans territoire et sans limites territoriales qui ont été plus ou moins
contestées par des nations rivales.
Selon les époques et les situations géopolitiques, l’importance de tout
cela est plus ou moins fortement ressentie par l’ensemble des citoyens,
nonobstant la rivalité des partis et de leurs représentations. À l’époque où la
nation était menacée par l’ennemi – et elle le fut souvent –, le problème de
l’immigration ne se posait guère, car les immigrés ne pouvaient pas
exprimer leur réserve à l’encontre du sentiment national. Depuis quelques
décennies, notamment en raison du développement de l’Union européenne
qui exclut en principe les menaces extérieures proches, l’idée de la nation
s’est affaiblie, et c’est ce qui explique peut-être l’importance prise par la
question post-coloniale.
En 1997, alors qu’un parti nationaliste d’extrême droite, le Front
national, menait vigoureusement campagne contre les immigrés accusés de
voler le travail de Français réduits au chômage et d’entretenir l’insécurité,
je me suis décidé à écrire un livre sur la nation. Le titre que je lui ai choisi,
Vive la nation !, a été perçu par beaucoup comme une proclamation
nationaliste (il s’agissait de la « clameur de Valmy » dans la situation très
critique du 20 septembre 1792) alors que mon souci était justement de
récuser la campagne de Jean-Marie Le Pen. Le sous-titre du livre, Destin
d’une idée géopolitique (j’aurais dû en faire le titre), évoquait l’évolution de
celle-ci et d’abord son apparition lors de la crise financière du pouvoir royal
à la fin du xviiie siècle, parmi des intellectuels qui se nommaient
« patriotes ». Ils ont eu une première idée de cette représentation
géopolitique qu’est la nation, ensemble de citoyens, avant même qu’elle
entre en guerre avec « les rois et les princes ». Ensuite j’ai évoqué
l’évolution des composantes de cette représentation aux xixe et xxe siècles,
sous l’effet de changements eux aussi géopolitiques. J’ai passé en revue les
différentes définitions de la nation : bien sûr celle de Staline qui est presque
classique (il escamote habilement la question : qui dirige la nation ?) et
celle, moins connue, de Karl Renner (1870-1950), qui fut chancelier fédéral
d’Autriche en 1918-1920. Dans le contexte multinational qui était celui de
l’Empire austro-hongrois, il estimait – à juste titre – que l’on ne pouvait
définir une nation sans évoquer ses rapports avec celles qui l’entourent.
Après la Seconde Guerre mondiale, le développement de ce qui deviendra
l’Union européenne n’a pas fait disparaître les nations et celles-ci se
maintiennent d’autant plus que l’union, de plus en plus élargie, tend à n’être
qu’une zone économique de libre-échange.
Je me permets de reprendre ici la définition du fait national, ou plutôt la
description générale que j’ai faite en 1997 des représentations de la nation.
Celle-ci s’applique particulièrement à la nation France, mais aussi à la
plupart des nations, celles qui se fondent chacune sur une langue
particulière qui est devenue leur langue nationale, ce qui n’est pas le cas
dans le monde arabe et en Amérique hispanique : « La nation est une
représentation géopolitique qui désigne plus ou moins clairement, selon les
niveaux culturels, un ensemble de plusieurs millions d’hommes et de
femmes qui, sur un territoire précisément délimité, parlent une même
langue, acceptent les mêmes lois et relèvent d’un même État ; leurs activités
relèvent d’une division du travail très poussée, leurs idées religieuses sont
diverses, tout comme les origines ethniques de leurs familles, leurs niveaux
sociaux sont très inégaux et leurs opinions politiques contradictoires ;
néanmoins, dans leur très grande majorité, ces hommes et ces femmes sont
profondément attachés au principe d’indépendance fondamental de leur
nation. »
J’ajouterai que le sentiment national qui semble assoupi et qui est même
souvent l’objet d’une certaine condescendance de la part des intellectuels
(les milieux populaires y restent très attachés) peut reprendre toute son
importance et avoir une grande violence en cas de péril géopolitique
extérieur ou interne. Puisse-t-il laisser de côté la question post-coloniale !
Mais le risque géopolitique du mouvement révolutionnaire-réactionnaire
islamiste existe autant à l’extérieur sur le plan mondial qu’en France même,
du fait de la question post-coloniale, puisque celle-ci se pose en termes de
plus en plus graves à la périphérie de la plupart des grandes villes. Aussi
faut-il observer son évolution et discuter des solutions possibles aux
problèmes qu’elle pose à la nation. C’est pourquoi il importe de ne pas
conclure et de développer le dialogue entre tous ceux qui se soucient de ces
questions.
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Table des cartes
Immigrations post-coloniales 15
Émeutes raciales 46
Kabylie 94
Algérie du Nord 294
Afrique de l’Ouest 357
Maroc 387