Vous êtes sur la page 1sur 354

Table des Matières

Page de Titre

Table des Matières

Page de Copyright

Du même auteur

Un avant-propos général…
qui mène à un paradoxe

Première partie - La question post-coloniale en France


Chapitre premier - Les paradoxes français
de la question post-coloniale
Les « grands ensembles », points chauds de la question post-coloniale

La « diversité » croissante des personnes


« issues de l’immigration »

Les « grands ensembles » surtout en conflit avec la police

Les revendications des « jeunes des ghettos » selon ACLEFEU

Les « indigènes de la République »

2 - L’importance des représentations géopolitiques


chapitre
dans la question post-coloniale
La diffusion de représentations accusatrices du colonialisme

L’écho de problèmes géopolitiques extérieurs aux banlieues

Israël presenté comme la preuve que le colonialisme n’a pas disparu

Des jeunes qui se demandent pourquoi ils sont nés en France

Esquisse des singularités géopolitiques de la Kabylie

Que faire ?

Expliquer pourquoi et comment le colonialisme a pu être vaincu, et pourquoi et comment il avait pu autrefois s’établir

Qui parle ?

Deuxième partie - Les luttes pour l’indépendance


Chapitre 3 - Comment les empires coloniaux
ont-ils pris fin ?
Il y eut autrefois de grands mouvements d’indépendance sans indigènes

Des colonies de types très différents

La Seconde Guerre mondiale, principale cause de la disparition des empires coloniaux d’outre-mer

La Seconde Guerre mondiale et le mouvement national algérien

Pourquoi les Anglais ne se sont-ils pas cramponnés à l’Inde ?

Pourquoi le Vietnam a-t-il dû mener de si longues guerres pour son indépendance et sa réunification ?

chapitre 4 - Les luttes pour l’indépendance


en Afrique du Nord
Une décolonisation assez bien menée en Tunisie et au Maroc, tragique en Algérie

Les luttes pour l’indépendance de la Tunisie

Les luttes pour l’indépendance du Maroc

Les tragédies algériennes

Troisième partie - Les conquêtes coloniales


Chapitre 5 - Pourquoi et comment furent d’abord conquis
les deux plus grands empires
Retrouver les routes de l’or du Soudan et… découvrir sans le savoir l’Amérique

La conquête extrêmement facile du Mexique

Au Pérou, conquête moins facile

La pénétration très progressive de l’Inde

La conquête britannique du Bengale (1757-1784)

chapitre 6 - La très longue et très difficile


conquête de l’Algérie
La conquête de l’algérie s’est heurtée à une résistance opiniâtre

La situation géopolitique en Méditerranée vers 1830

Le débarquement sans projet stratégique

Une alliance dans l’Ouest avec Abd el-Kader ?

La guerre contre Abd el-Kader

Abd el-Kader en France, ses relations avec Napoléon III et l’évolution des idées

La conquête rapide et précise de la Grande Kabylie

La chute de Napoléon III et l’insurrection de 1871

Contradictions de la société coloniale sous la IIIe république

chapitre 7 - Les conquêtes en Afrique noire


à la fin du xixe siècle
L’impérialisme, nouvelle étape du développement du capitalisme

La question de l’esclavage

L’Angleterre interdit soudain la traite

Les conquêtes coloniales en Afrique noire

Madagascar, un cas géopolitique très particulier


Le Sénégal et la géopolitique de Faidherbe

La guerre contre Samory, grand héros de l’indépendance africaine

La colonne infernale Voulet-Chanoine et la percée jusqu’à Fachoda

L’affaire de Fachoda

chapitre 8 - Le Maroc,
la dernière des conquêtes coloniales
Le Maroc, un vieil empire selon le modèle khaldounien

L’instauration du protectorat et l’insurrection nationale de 1912

La guerre du Rif et les contradictions coloniales

Pour ne pas conclure

Bibliographie

Table des cartes


© Librairie Arthème Fayard, 2010
978-2-213-66047-9
Du même auteur
Les pays sous-développés, PUF, 1959.
Géographie du sous-développement, PUF, 1965.
Ibn Khaldoun, naissance de l’Histoire, passé du tiers monde, Maspero,
1966 ; La Découverte, 1985.
La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Maspero, 1976.
Unité et diversité du tiers monde : des représentations planétaires aux
stratégies sur le terrain, Maspero, 1980.
L’État du monde (collectif), Maspero, 1981.
Contre les anti-tiers-mondistes et contre certains tiers-mondistes, La
Découverte, 1985.
Géopolitiques des régions françaises (collectif), 3 vol., Fayard, 1986.
Questions de géopolitique, coll. « Biblio-essais », Le Livre de poche,
1983.
Paysages politiques, coll. « Biblio-essais », Le Livre de poche, 1990.
L’État du Maghreb, codirection avec Camille Lacoste d’un ouvrage
collectif, La Découverte, 1991.
Dictionnaire de géopolitique (collectif), Flammarion, 1993.
La Légende de la Terre, Flammarion, 1997.
Vive la Nation. Destin d’une idée géopolitique, Fayard, 1997.
L’eau des hommes, Le Cercle d’art, 2001.
De la géopolitique aux paysages. Dictionnaire de la géographie, Armand
Colin, 2003.
L’eau dans le monde. Les batailles pour la vie, Larousse, 2003.
Géopolitique, la longue histoire d’aujourd’hui, Larousse, 2006, 2e édition
2009.
Atlas géopolitique, Larousse, 2007.
Géopolitique de la Méditerranée, Armand Colin, 2006.
Un avant-propos général…
qui mène à un paradoxe
Voilà plus de soixante ans qu’au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale l’Inde est devenue indépendante avec le plein accord du
gouvernement britannique, tout comme le Pakistan, les deux nouveaux
États étant déjà plongés dans le drame de la partition. L’Indonésie, qui avait
été occupée par l’armée japonaise, se libéra peu après des Pays-Bas, mais
de façon plus difficile. Voilà plus de cinquante ans que s’est déroulée au
Vietnam, contre un corps expéditionnaire français, la grande bataille de
Diên Biên Phu. Ses échos furent forts dans tous les pays qui étaient encore
colonisés. Et voici quarante-huit ans qu’après sept années d’une guerre
cruelle contre presque toute l’armée française, l’Algérie est devenue
indépendante. Ce fut six ans après le Maroc et la Tunisie dont les
indépendances avaient été moins difficiles. Ce fut aussi le cas, à peu près à
la même époque, des colonies françaises et britanniques d’Afrique tropicale
et équatoriale, où l’octroi de l’indépendance fut un moyen de s’entendre à
l’amiable avec certains nationalistes avant que se développent des
mouvements plus radicaux. Au Congo, le colonialisme belge s’acheva dans
la confusion et la fin du colonialisme portugais en Afrique fut plus tardive
et plus difficile, car il attisa des luttes ethniques pour se maintenir. Mis à
part le cas très particulier de l’Afrique du Sud, théoriquement indépendante,
mais où le régime colonial d’apartheid ne prit fin qu’en 1991, ce fut donc, il
y a un demi-siècle, la fin des empires coloniaux, ceux d’au-delà des mers.
Il y a cinquante ans, le terme de géopolitique n’était pas utilisé, mais
chacune de ces indépendances, qu’elle ait été obtenue à l’amiable ou
arrachée par la guerre, était en vérité un grand changement géopolitique. Et
plus encore, les luttes pour l’indépendance de chacun de ces peuples, luttes
complexes en vérité et plus ou moins anciennes, furent éminemment
géopolitiques. En effet, la géopolitique – telle que je l’entends – analyse
toute rivalité de pouvoirs sur du territoire, que celui-ci soit de grandes ou de
très petites dimensions (notamment au sein des villes) et qu’il s’agisse de
conflits entre des États ou de luttes au sein d’un même pays, ces conflits
pouvant se répercuter à plus ou moins longue distance. Les différentes
conquêtes coloniales et la colonisation qui imposa son organisation des
territoires conquis furent fondamentalement des phénomènes géopolitiques.
Aussi ne peut-on comprendre ce que l’on appelle aujourd’hui la « question
post-coloniale » qu’en tenant compte des catégories de lieux où elle se pose
de la façon la plus grave, mais aussi des différences qu’elle présente selon
les pays, et en analysant rétrospectivement les rivalités géopolitiques qui
ont opposé différentes sortes de forces politiques : pas seulement le conflit
colonial classique Européens/Indigènes, mais aussi des conflits plus ou
moins anciens qui ont opposé des forces autochtones entre elles.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les empires coloniaux
d’outre-mer1, dont certains dataient de plusieurs siècles, ont disparu en
moins de vingt ans. On ne s’interrogea guère sur les causes de cette fin
relativement rapide et l’on pensa, de façon rhétorique, que s’était tournée
une grande page de l’histoire du monde. La colonisation – terme très
général pour désigner d’innombrables rapports de force géopolitiques qui
s’étaient déployés au total durant cinq siècles sur tant de pays – fut
unanimement envisagée de façon négative. Dès lors, on disserta de la
décolonisation. Mais, après la fin des empires coloniaux, l’on ne parlait pas
(encore) de « post-colonial », même pour évoquer ce grand changement par
rapport au passé. Dans chaque État libéré du colonialisme, on dit à juste
titre : depuis l’indépendance…
Nous allons surtout envisager la question post-coloniale en France. Dans
ce pays qui est le mien, elle se pose en effet de façon grave et
particulièrement compliquée. Il importe tout d’abord de rappeler (ou de
faire savoir) aux moins âgés que la très grande majorité de la nation a, en
1962, massivement approuvé, par référendum et avec soulagement,
l’indépendance de cette Algérie qui était encore proclamée française quatre
ans auparavant.
Durant plus de six ans, presque tous les jeunes gens qui devaient
effectuer leur service militaire avaient dû aller combattre de l’autre côté de
la Méditerranée contre des patriotes algériens qui, pour une bonne part,
parlaient le français outre l’arabe ou le berbère. Il n’y a guère de nostalgie
(sauf chez les « rapatriés » d’Algérie) et encore moins d’esprit de
reconquête (même à l’extrême droite) dans le flot des considérations
récentes plus ou moins critiques sur la colonisation, le colonialisme,
l’histoire coloniale et particulièrement sur l’Algérie. C’est l’un des aspects
majeurs du « post-colonial » depuis une dizaine d’années.
Après l’indépendance de la plupart des colonies, on ne parla en effet plus
guère de la colonisation, et l’on se soucia, tout particulièrement en France,
de « coopération » (notamment avec l’Algérie), d’aide aux « pays sous-
développés », bref de l’avenir du tiers-monde. On nommait ainsi (le mot
apparut à Paris en 1952) l’immense ensemble formé par tous les pays que
l’« impérialisme » avait, pensait-on, empêché de s’industrialiser, soit
environ les trois quarts de l’Humanité. On reconnaissait que leur faible
croissance économique avait des conséquences d’autant plus graves qu’ils
connaissaient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale une croissance
démographique extrêmement forte (leur population a triplé depuis les
indépendances).
La politique d’« aide aux pays sous-développés » n’était pas exempte de
préoccupations géopolitiques, puisqu’elle a été lancée en 1947 par les États-
Unis dès les débuts de la guerre froide, pour s’opposer à l’audience
qu’avaient alors les idées communistes. Mais, à partir des années 1980,
l’idée de tiers-monde ou la version d’un « Sud » (l’opposé d’un « Nord »)
commença de décliner, faute de pouvoir continuer à désigner globalement le
marasme de la plupart des États d’Afrique noire, mais aussi le
développement régulier de l’Inde malgré son morcellement linguistique et
surtout la formidable croissance économique de la Chine, résultat d’une
mondialisation financière débridée et d’un capitalisme géré par un parti
communiste.
C’est seulement depuis une quinzaine d’années, soit à peu près quarante
ans après la fin des empires coloniaux, que l’on parle de « post-colonial ».
Ce fut d’abord entre certains philosophes, puis dans quelques milieux
intellectuels en des termes nouveaux et des plus savants, postcolonial
servant à désigner une sorte de dénonciation postmoderne de tout ce qui
avait été appelé « colonialisme », y compris de la pensée européenne à
prétention universelle depuis la philosophie des Lumières. Postcolonial et
postmoderne (sans trait d’union, tel qu’on l’écrit sous influence américaine)
font partie d’une fournée de nouvelles postures théoriques : postnational,
postindustriel, poststructuraliste, postmarxiste… – nous y reviendrons. Ce
courant d’idées très sophistiquées a le mérite d’avoir incité des intellectuels
à envisager de façon nouvelle nombre d’appareils théoriques et notamment
à porter un regard philosophique nouveau sur le colonialisme, en récusant
tout à la fois sa « mission civilisatrice » telle qu’elle fut prônée et la réalité
d’un retour des peuples colonisés à l’indépendance culturelle.
Mais en France, c’est surtout depuis novembre 2005 et les grandes
émeutes nocturnes qui se produisirent durant plusieurs semaines dans les
banlieues de la plupart des villes françaises que l’on s’est mis brusquement
à se poser, en des termes géopolitiques très concrets, ce qui fut bientôt
appelé la « question post-coloniale ».
« Question », car on se demande quelles sont les causes profondes d’une
telle crise et « comment tout cela peut tourner ». On sent de plus en plus
qu’il s’agit d’un problème complexe et controversé2. « Post-colonial » ? À
gauche comme à droite (mais évidemment avec des argumentations
différentes), on s’accorde à voir dans ces spectaculaires manifestations de
colère localisées le rôle de très nombreux jeunes dont les grands-parents
sont venus il y a plusieurs décennies en France, depuis des pays qui avaient
été des colonies françaises, principalement du Maghreb et d’Afrique noire.

Des immigrations post-coloniales

On estime donc que, parmi les causes profondes de ces émeutes de 2005,
comme de celles qui se produisent de plus en plus fréquemment depuis
vingt ans dans les banlieues de la plupart des villes françaises, il y a un
phénomène démographique auquel on n’avait guère prêté attention quarante
ans plus tôt et dont on n’avait pas perçu la nouveauté : des immigrations
venues d’outre-mer au lendemain de l’indépendance des colonies.
Les conséquences politiques puis géopolitiques de cette immigration que
l’on peut précisément appeler « post-coloniale » n’ont commencé
d’apparaître que vingt ans plus tard et elles ont pris un tour dramatique ces
dernières années. Mais cette immigration n’est pas prope à la France, même
si c’est en France qu’elle a aujourd’hui les conséquences souvent les plus
tumultueuses.
Il y a plusieurs décennies, des Indiens et des Pakistanais, des
Maghrébins, des Africains, dont certains avaient lutté contre le colonialisme
et qui tous étaient fiers de leur récente indépendance, vinrent discrètement
vivre – pour des raisons qui ne sont toujours pas évidentes – dans leur ex-
métropole coloniale, celle dont ils connaissaient plus ou moins la langue. Il
en fut ainsi en Grande-Bretagne, en France, puis dans tous les pays
d’Europe occidentale qui avaient « eu des colonies » en Asie et en Afrique.
Pendant quelque vingt ans, avant le « premier choc pétrolier » (celui de
1975), ces immigrés trouvèrent assez facilement du travail, mais ils durent
se contenter de conditions de logement exécrables (taudis, bidonvilles) et
fort pénibles durant l’hiver pour des gens venus de pays chauds. Ils
envoyaient de l’argent chez eux, mais bientôt ils firent venir leurs femmes
ou leurs fiancées et leurs premiers enfants naquirent. Les effets
démographiques de l’immigration post-coloniale prirent une grande
ampleur. À la même époque, l’Allemagne, qui manquait grandement de
main-d’œuvre du fait de ses pertes durant la guerre, fit appel à un grand
nombre de travailleurs turcs, bien que ses anciennes relations d’alliance
avec la Turquie (avant 1914) n’aient évidemment pas été de type colonial.
Il est difficile de mesurer statistiquement les conséquences des
immigrations post-coloniales, car les enfants et petits-enfants de ces
immigrés ont aujourd’hui (sauf en Allemagne) la nationalité du pays
européen où ils sont nés. En se fondant sur les déclarations de différentes
organisations musulmanes (évaluations peut-être un peu gonflées pour des
raisons de prestige), on peut estimer à plus de 20 millions le nombre des
musulmans dans l’Union européenne. Ils seraient près de 6 millions en
France, la majorité d’entre eux étant d’abord venue des pays du Maghreb,
mais de nombreux immigrants d’Afrique noire, dont une forte proportion
est aussi musulmane, les ont rejoints.
Le sondage SOFRES que le Conseil représentatif des organisations
noires en France, le CRAN (qui s’est constitué en 2005), a commandé en
2007 estime qu’en France le nombre des Noirs (et des métis) serait à peu
près équivalent à celui des « Arabes » (sic). Parmi les Noirs tels qu’ils sont
évalués dans ce sondage, le CRAN prend en compte ceux des départements
français d’outre-mer (environ 2 millions de personnes), mais nombre de
Martiniquais, Guadeloupéens, Guyanais, Réunionnais estiment qu’ils sont
citoyens français depuis 1848 (ce qui n’était pas le cas dans les autres
colonies, y compris en Algérie) et ne veulent absolument pas être
considérés comme des immigrés, bien que nombre d’entre eux soient
arrivés en métropole depuis quarante ans, du fait de la forte croissance
démographique des départements d’outre-mer.
Les Antilles françaises, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
auraient pu devenir indépendantes, à l’imitation des Antilles anglaises qui
sont chacune devenues un petit État indépendant. Les conséquences de
l’esclavage (aboli dans la première moitié du xixe siècle) y étaient pourtant
encore aussi marquées qu’en Guadeloupe ou en Martinique. Or les békés, le
groupe dominant blanc, y étaient favorables à l’indépendance pour faciliter
leurs relations avec les États-Unis et pour ne pas avoir à appliquer les lois
sociales qu’avaient fait voter en France le général de Gaulle et le Conseil
national de la Résistance. Ce fut Aimé Césaire, député martiniquais
apparenté communiste, qui, en dénonçant le plan des békés, fit voter en
1946 la fin du régime colonial et le statut de département. L’importance de
plus en plus considérable des transferts de fonds de la métropole vers les
DOM fait qu’une grande partie de leur population ne veut plus suivre les
discours des leaders « indépendantistes », car elle redoute qu’une
indépendance ou même une autonomie poussée des DOM ne provoque une
très forte réduction de son niveau de vie qui les mettrait au niveau de la
pauvreté des Antilles indépendantes.
Cette émigration vers l’Europe occidentale depuis maintes colonies
devenues indépendantes est dans une grande mesure à l’origine de la
question post-coloniale et des problèmes politiques que cette expression
recouvre. En termes démographiques, l’arrivée d’adultes jeunes et
notamment de femmes qui acceptent encore de donner naissance à de
nombreux enfants est un atout de grande importance pour des sociétés
européennes où, depuis des années, le nombre annuel des naissances est
devenu inférieur à celui des décès.
Pour la quasi-totalité des États européens, à l’exception de la France,
cette immigration post-coloniale était un changement d’autant plus grand
qu’ils étaient tous (et parfois depuis plusieurs siècles) des pays d’émigration
surtout vers les « pays neufs », principalement vers l’Amérique du Nord. En
revanche, la France était l’unique pays européen d’immigration, car la
natalité y avait diminué à partir du xviiie siècle (ce fut le premier cas au
monde), alors que la mortalité restait assez forte. Ces immigrations étaient
anciennes et fortes depuis des pays voisins : de Belgique et de Suisse, puis
d’Italie, d’Espagne et aussi d’Europe centrale ; ce fut notamment le cas des
Polonais, qu’ils soient juifs ou catholiques. Ces immigrés, qui travaillaient
surtout dans les mines et l’industrie (les paysans français restaient à la
campagne), n’étaient en vérité pas bien traités en France. Subissant des
vexations proches du racisme et parfois de sanglantes émeutes, ils étaient
souvent victimes de violences de la part de patrons qui faisaient facilement
appel à l’armée. C’est l’origine d’une tradition de xénophobie qui
malheureusement perdure de nos jours tant dans la bourgeoisie que dans les
milieux populaires sous des formes aujourd’hui plus ou moins atténuées. Il
n’était alors pas question pour ces immigrés européens de protester, de
demander une amélioration de leur sort et surtout il leur était interdit de
former des associations selon leurs origines : tout cela ne faisait pas encore
partie du champ de la démocratie. S’ils n’étaient pas contents, ils n’avaient
qu’à s’en aller ! Pourtant, nombre de ces immigrés catholiques ont
finalement été intégrés, « assimilés » par leur mariage avec des Françaises
(par exemple pour remplacer les jeunes Français tués à la guerre) ou du fait
qu’avec une loi de 1889 les enfants d’étrangers nés en France devenaient
automatiquement français (pour que les garçons fassent aussi le service
militaire). Ce sont leurs patronymes qui évoquent aujourd’hui les anciennes
origines nationales des grands-parents des Français qui descendent de ces
immigrés.

Des « temps longs » à des « temps courts » où se noue le paradoxe

Cette immigration européenne en France durait depuis plus de deux


siècles (« temps long », aurait dit Braudel) mais déclina après la Seconde
Guerre mondiale : les Italiens qui avaient fui le fascisme n’avaient plus à
présent autant de raisons de venir en France, mais des Espagnols
cherchaient toujours à sortir d’Espagne pour rejoindre les autres
républicains qui avaient pu se réfugier en France à la fin de la guerre civile.
Les mineurs polonais étaient appelés pour la reconstruction de leur pays…
Vinrent encore des Portugais, dont le nombre s’accrut avec ceux qui ne
voulaient pas aller faire la guerre dans les colonies d’Afrique.
L’immigration européenne fut peu à peu remplacée par celle de
musulmans – d’« Arabes », disait-on – venus des trois départements
français d’Algérie.
Déjà durant l’entre-deux-guerres, un certain nombre d’entre eux – en
particulier des Kabyles (des Berbères et non des Arabes) – allaient pour un
temps travailler en France. En Algérie, les autorités administratives, qui
délivraient les papiers d’identité, ne tenaient pas à ce que s’accroisse cette
émigration, car, disait-on, « ils » (les « Arabes ») en reviennent avec des
idées « fâcheuses ». Ce fut spécialement le cas durant le Front populaire.
Si l’on ne raisonne qu’en termes démographiques, on peut dire, comme
on le fait souvent, que, compte tenu des gros besoins de main-d’œuvre de la
France pour la « reconstruction », la fin des immigrations d’origine
européenne a été palliée par l’immigration d’origine algérienne au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Mais on oublie souvent que, précisément à la fin de cette guerre, le 8 mai
1945, jour de réjouissances politiques et populaires, s’est produit en Algérie
(« temps court »…) le drame des « émeutes de Sétif » et de Guelma et, pis
encore, de leur écrasement (30 000 morts ?) étendu à tout l’Est algérien par
des colons organisés en milices et par des troupes qui, « par sécurité »,
n’étaient pas allées combattre en France. Depuis 1871 et l’insurrection de
Kabylie, il n’y avait pas eu en Algérie une telle répression militaire. On fit
ensuite la chasse à tous ceux qui auraient pu rappeler les promesses que le
général de Gaulle et le gouvernement de la France libre avaient faites en
1943 aux Algériens musulmans pour encourager leurs fils à aller combattre
pour libérer la France (bien qu’ils ne fussent pas encore citoyens français).
En mai 1945, la répression a été menée dans toute l’Algérie, et avant que
ne reviennent chez eux ces très nombreux jeunes Algériens partis pour
libérer la France ; ils ne devaient trouver aucune organisation revendicative
qui puisse organiser leur colère. De Gaulle, à Paris, resta très discret comme
ses ministres (y compris les communistes) à propos de ces émeutes et de
leur écrasement, dont il fut informé après coup. L’enquête qu’il fit faire
ensuite fut d’ailleurs paralysée par les autorités locales.
Après cette tragédie (et à cause d’elle), l’immigration d’Algériens en
France prit de l’importance. En effet, pour fuir la police et la répression de
grande envergure qui continuait en Algérie, des militants d’organisations
politiques ou syndicales, des soldats démobilisés allèrent ou retournèrent en
France et y restèrent un certain temps, car les conditions politiques, à la
différence de celles qui régnaient en Algérie, étaient somme toute
démocratiques. Ces militants algériens y furent suivis par bien d’autres
venus chercher du travail pour envoyer quelque argent à leur famille, car la
situation était catastrophique en Algérie. En 1944-1945, l’ensemble du
Maghreb subit une véritable famine (un million de morts ?) due à une
sécheresse persistante. On peut penser que cela incita nombre d’habitants à
partir pour la France. Pourtant, les plus démunis n’en avaient pas les
moyens financiers. Parmi les Algériens qui vinrent « en métropole » après
ces événements dramatiques, beaucoup avaient participé au drame de Sétif
ou partageaient l’idée de ceux qui dans les années 1920 avaient commencé
à réclamer l’indépendance.
Ainsi Kateb Yacine, aujourd’hui considéré comme le plus grand écrivain
et poète algérien, qui se trouvait en classe de troisième (il avait alors 16 ans)
au lycée de Sétif quand éclatèrent les manifestations du 8 mai 1945. Il y
participa, fut arrêté trois jours plus tard et détenu durant deux mois ; sa
mère en serait alors devenue folle. Exclu du lycée, il traversa une période de
grand abattement, se plongea dans Baudelaire et Lautréamont, puis son père
l’envoya au lycée de Bône (Annaba). Il y rencontra Nedjma (l’étoile),
« cousine déjà mariée », avec qui il vécut « peut-être huit mois », confiera-
t-il, et y publia en 1946 son premier recueil de poèmes. Déjà il se politisait
et commençait à faire des conférences sous l’égide du PPA, le Parti du
peuple algérien. En 1947, KatebYacine arriva à Paris – « dans la gueule du
loup », dira-t-il – et prononça à la salle des Sociétés savantes une
conférence sur l’émir Abd el-Kader. Il adhéra au Parti communiste algérien.
Au cours de son séjour, il publia en France « Nedjma ou le Poème ou le
Couteau » dans Le Mercure de France (1948). En 1954, Esprit publiait « Le
cadavre encerclé » ; son roman Nedjma sera publié au Seuil en 1956.
Khateb Yacine ne regagnera son pays qu’après 1962, mais il en partira
souvent.
En Algérie, le contre-coup du drame de Sétif (que la plupart des
« Français de France » avaient oublié ou ignoré) fut – aux yeux des
Algériens – la vague d’attentats du 1er novembre 1954. Ceux-ci
enclenchèrent la succession de ces « événements » que l’on appellera – plus
tard – la guerre d’Algérie. Malgré tout cela, l’immigration d’Algériens en
France s’accrut et se poursuivit durant les combats. Mais c’est après la
proclamation de l’indépendance en 1962 que l’émigration des Algériens prit
une nouvelle ampleur et qu’elle devint définitive pour beaucoup. Le grand
paradoxe (longtemps ignoré ou passé sous silence) fut que, pour des raisons
géopolitiques (que nous retrouverons plus loin, car la géopolitique n’est pas
simple), nombre de patriotes algériens qui venaient de combattre l’armée
française vinrent vivre en France, suivis par beaucoup d’autres.
L’évocation de ce massacre de Sétif figure comme symbole monstrueux
du colonialisme dans la péroraison de l’« Appel des indigènes de la
République pour un 8 mai 2005 » (cf. p. 56), dont les auteurs ne pouvaient
évidemment savoir qu’éclateraient six mois plus tard les émeutes de
banlieue dans la plupart des villes françaises.
1 À noter qu’il n’y a pas seulement des colonies d’outre-mer, c’est-à-dire séparées de leur
« métropole » par des étendues marines plus ou moins vastes. Il y a aussi des empires coloniaux en
continuité territoriale, notamment celui de la Russie, qui, au-delà du vaste territoire occupé par les
Russes, se prolongeait vers le sud et vers l’est sur toute une partie de l’Asie. Sur ces territoires
coloniaux, l’empire du tsar dominait des peuples qui, par leurs langues et leurs religions, étaient
très différents des Russes. La révolution bolchevique avait soi-disant accordé l’indépendance à ces
colonies, mais le parti communiste en ordonna la reconquête lorsqu’elles voulurent se doter de
régimes « bourgeois ». L’Empire soviétique, où les Russes avaient été d’ailleurs autant opprimés
que les autres peuples de l’Union, ne s’est disloqué qu’en 1991, lorsque les dirigeants, pour s’en
dégager, ont paradoxalement proclamé « l’indépendance de la Russie ». Quant à l’empire colonial
chinois qui dure encore, il s’étend depuis des siècles sur le Xinjiang, la Mongolie et plus
récemment sur le Tibet, c’est-à-dire sur les territoires de peuples très différents des Han qui
constituent près de 90 % de la population de la Chine. On reviendra sur les différences entre les
empires en continuité territoriale et les empires coloniaux d’outre-mer.
2 Mon propos, dans cet ouvrage, est d’esquisser des pistes d’analyse et de réflexion selon des
raisonnements géopolitiques qui sont assez peu connus lorsqu’il s’agit de problèmes compliqués
de politique intérieure.
Cette démarche combine des approches différentes. Celles-ci ont fait l’objet des travaux
approfondis de divers spécialistes, mais je plaide coupable à l’avance, car je ferai bien moins de
références statistiques ou bibliographiques qu’il est académiquement habituel. Celles-ci pourraient
et devraient être innombrables, mais elles alourdiraient la lecture que je souhaite le plus accessible
au plus grand nombre de mes concitoyens, notamment à ceux qui sont plus ou moins directement
confrontés aux effets de la question post-coloniale. En fin d’ouvrage se trouve une orientation
bibliographique qui regroupe les titres (livres et articles) qui me paraissent les plus intéressants, y
compris ceux qui sont cités précisément dans le cours de mon texte.
Première partie

La question post-coloniale en France


Chapitre premier

Les paradoxes français


de la question post-coloniale
En comparaison des traditionnelles immigrations européennes que les
Français avaient connues depuis des générations, la nouveauté de
l’immigration post-coloniale en France après l’indépendance des colonies et
surtout après la guerre d’Algérie fut qu’il s’est dès lors agi principalement de
musulmans et surtout qu’ils venaient de pays sur lesquels l’appareil d’État
français avait depuis des décennies beaucoup renforcé son oppression. Dans
les années qui suivirent la Première Guerre, il s’agissait pour les
fonctionnaires et les colons de mater l’apparition des premiers mouvements
d’indépendance.
Ce renforcement de l’oppression coloniale entre les deux guerres
mondiales avait aussi eu lieu dans les autres colonies européennes, mais,
après 1945, la plupart des stratégies colonialistes n’allèrent pas jusqu’à des
combats de grande envergure (sauf pour les Anglais au Kenya et en
Malaisie). Dans l’empire des Indes et ailleurs ensuite, les Britanniques – pour
des raisons qu’on analysera – ont évité de s’engager dans des guerres. La
plupart de ceux qui ont initié l’immigration post-coloniale en Grande-
Bretagne n’avaient sans doute pas de trop terribles souvenirs de l’époque
coloniale. Non seulement le gouvernement de Londres avait donné dès 1946
son complet accord à l’indépendance de l’Inde, mais encore les raisons pour
lesquelles des hindous et des musulmans du sous-continent indien vinrent
vivre en Angleterre peu après l’indépendance étaient assez claires : pour
beaucoup, les uns et les autres venaient d’être chassés par le grand drame
géopolitique de la partition. Un certain nombre de ces réfugiés – du moins les
moins pauvres –, faute de trouver à se réinsérer dans des conditions
acceptables les uns dans l’Union indienne, les autres au Pakistan, partirent
tenter leur chance en Grande-Bretagne. Ils s’y installèrent comme citoyens, le
British National Act ayant été voté en 1948. D’ailleurs, depuis des décennies,
nombre de jeunes Indiens, du moins ceux de « très bonne famille », allaient
faire leurs études en Angleterre.
Le paradoxe français de l’immigration post-coloniale est qu’elle fut
principalement algérienne, en dépit de la guerre qui venait de se dérouler en
Algérie. Mais restent encore assez obscures aujourd’hui les raisons pour
lesquelles, malgré cette guerre et ses atrocités, des Algériens patriotes vinrent
vivre en France peu après. Ce sont des questions que cinquante ans plus tard
l’on évite toujours de poser, y compris parmi les enfants et petits-enfants des
immigrés, et ce non-dit est, à mon avis, l’une des raisons profondes pour
lesquelles la question post-coloniale prend depuis peu la forme d’une crise
politique grave. C’est un problème compliqué qui ne peut être expliqué que
progressivement.

L’immigration en France de nombreux Algériens patriotes

On peut d’abord noter que de nombreux travailleurs algériens qui au


lendemain de la Seconde Guerre venaient travailler en France
saisonnièrement et qui avaient cependant soutenu la lutte pour la libération de
leur pays n’y sont pas retournés après son indépendance. Pour quelles
raisons ? De surcroît, une émigration algérienne vers la France a commencé à
prendre une grande ampleur peu après la fin des combats (il ne s’agit pas là
des quelque 50 000 réfugiés harkis, supplétifs de l’armée française, qui, après
s’être sauvés d’Algérie, furent mis dans des camps). On impute souvent cette
immigration au fait que le chômage sévissait davantage en Algérie, en raison
du départ massif d’un million d’Européens. Explication absurde, si l’on
considère qu’un grand nombre d’Algériens allaient remplacer les colons, les
fonctionnaires et les employés européens.
Paradoxe encore plus surprenant et encore moins mis en évidence : nombre
d’Algériens, notamment kabyles, qui venaient de combattre l’armée française
arrivèrent discrètement en France dès 1963 ; certains avaient encore des
« papiers français » et bénéficièrent eux aussi de la loi d’amnistie promulguée
en 1964 concernant les crimes et délits commis durant « les événements
d’Algérie » par les Européens comme par les musulmans. En effet, le général
de Gaulle tenait à ce que soit dépassée au plus vite la grave crise vécue par
les cadres de l’armée qui n’acceptaient pas « l’abandon de l’Algérie
française ». Certains d’entre eux avaient même été condamnés pour avoir
fomenté à Alger, avec des « pieds-noirs », un putsch militaire que la majorité
des jeunes soldats refusa de suivre.
C’est donc dans le contexte géopolitique de rivalités de pouvoirs
compliquées non seulement en France, mais plus encore en Algérie que des
Algériens pourtant patriotes quittèrent leur pays de façon – croyaient-ils –
provisoire. Vinrent ensuite leurs femmes ou des fiancées, puis de nombreux
enfants qui, étant nés en France, ont la nationalité française. Les pères
trouvaient alors du travail sans trop de difficulté, du moins jusqu’à ce que le
chômage commence à s’installer en 1975 et que la croissance économique
des Trente Glorieuses prenne fin.
Vingt ans après leur immigration en France, ces Algériens marièrent leurs
filles désormais de nationalité française avec d’autres musulmans d’origine
algérienne ou, à la rigueur, avec des Marocains ou des Tunisiens. Ils ont en
quelque sorte ouvert une voie nouvelle. Jusqu’alors, des musulmans ne
devaient pas aller vivre et moins encore amener leur femme dans des pays
non musulmans où la loi coranique ne peut complètement s’appliquer. Les
islamistes, qui aujourd’hui veulent pourtant imposer la charia, la loi
coranique, sont fort discrets à ce propos.

La question de « l’intégration » et le problème du logement

Contrairement à certains discours d’aujourd’hui selon lesquels


l’immigration maghrébine a toujours été tenue à l’écart, d’autres affirment
que l’on a voulu intégrer les immigrés maghrébins en les obligeant à
s’assimiler, à se « franciser ». Ce fut sans doute vrai naguère pour les
immigrés d’origine européenne dépourvus de droits sociaux et de
l’autorisation de constituer des associations. Celles que finance et contrôle
l’ambassade d’Algérie depuis 1965 veillent à freiner cette « francisation ».
Les immigrés algériens venus en France après la Seconde Guerre mondiale
et surtout après l’indépendance sont arrivés dans une République qui avait
beaucoup changé par rapport à l’avant-guerre. On avait tiré les leçons du
marasme causé par le déclin démographique de la nation, mais aussi par
l’énorme chômage causé par les contrecoups de la crise de 1929. Aussi la
politique d’allocations familiales décidée avant guerre fut-elle maintenue et
développée, bien qu’elle ait été idéologisée par le régime de Pétain. Aussi, et
selon la demande du Conseil national de la Résistance, fut-il décidé à la
Libération, à la demande expresse des syndicats, que tout travailleur, quelle
que soit sa nationalité, toucherait une indemnité de chômage s’il était en
situation régulière et s’il avait déjà travaillé un certain temps. Ces décisions
prises par le gouvernement du général de Gaulle seront des facteurs majeurs
d’intégration de l’immigration post-coloniale lorsqu’elle se développera vingt
ans plus tard.
Les familles immigrées, comme toutes les autres, perçoivent des
allocations familiales au prorata du nombre d’enfants (comme ce nombre est
souvent assez élevé, l’allocation est assez substantielle). Leurs enfants sont
allés à l’école, comme les autres petits Français (certains Français
anticolonialistes ont cependant voulu qu’on leur apprenne aussi l’arabe, leur
langue maternelle, même si dans nombre de familles kabyles on parlait le
berbère). Certes, les municipalités des communes où le nombre d’immigrés
avait beaucoup augmenté ne se soucièrent pas d’une mosquée, mais la France
n’était-elle pas un pays laïque ?
Durant plus de vingt ans, ces musulmans n’ont pas exprimé de
revendications religieuses. Ce n’est qu’en 1983, deux décennies après le
début de la grande immigration (et en contrecoup de la révolution islamiste
en Iran) que nombre d’écolières commencèrent à porter le hijab, ce qui
conduisit les députés à promulguer, non sans polémiques, une loi interdisant
le port du « voile » ou du « foulard » dans les établissements d’enseignement
publics (hormis ceux de l’enseignement supérieur).
Le seul domaine où les immigrés furent d’évidence défavorisés, pendant
près de vingt ans, fut celui du logement. Dans la période que l’on a baptisée
les Trente Glorieuses (1945-1975), moment de forte croissance économique
et de modernisation, la crise du logement était extrêmement aiguë pour la
plupart des Français. On n’avait guère construit entre les deux guerres et les
changements économiques faisaient affluer de nombreux jeunes ménages
vers les villes. Aussi les immigrés algériens et leurs familles durent-ils se
contenter de logements précaires, voire vivre dans des bidonville aux abords
des usines et des chantiers. Mais une grande partie des familles immigrées fut
à partir des années 1970, et au terme de délais plus ou moins longs, logée par
des organismes de logement social.
Ceux-ci – et c’est une particularité de la France de l’après-guerre – gèrent
de « grands ensembles » d’immeubles HLM (habitations à loyer modéré) qui
à partir des années 1950 ont été massivement construits à la périphérie des
grandes villes, puis de villes moyennes. Il s’agissait en effet d’atténuer au
plus vite la très grave crise du logement1 que subissaient alors les Français,
surtout les jeunes ménages. Mais dans les années 1970, le gouvernement
décida, pour des raisons fort estimables, que ces logements HLM devaient
être attribués en priorité aux familles nombreuses et que celles-ci recevraient
une aide substantielle (aide individuelle au logement au prorata du nombre
d’enfants) pour payer des loyers majorés pour l’ensemble des locataires. Cela
eut rapidement des effets imprévus sur le peuplement initial de ces « grands
ensembles » : nombre des premiers occupants, plutôt que de payer des loyers
majorés, trouvèrent plus avantageux de recourir aux nouvelles possibilités de
crédit immobilier, et d’accéder, comme d’autres Français des classes
moyennes, à la propriété de logements ou de maisons payables en vingt ans
sinon plus. La crise du logement s’atténuait par la construction en série de
nombreux lotissements pavillonnaires.
Un grand nombre de Français qui avaient été logés dans les « grands
ensembles » y furent donc progressivement remplacés par des familles
nombreuses, principalement des familles immigrées, pour la plupart
musulmanes. Ceux des occupants anciens qui ne voulaient pas s’en aller ne
s’adaptèrent pas aux nouveaux résidents et ne tardèrent pas à partir eux aussi.
Tout cela apparaît rétrospectivement comme un des facteurs majeurs de la
question post-coloniale en France.

Les « grands ensembles », points chauds de la question post-


coloniale

Ces considérations immobilières sont importantes, car une grande partie de


l’immigration post-coloniale – la première génération des jeunes nés en
France et qui sont devenus adultes – fut ainsi concentrée dans de « grands
ensembles » qui sont aujourd’hui une donnée majeure et tout à fait
géopolitique de ce que l’on appelle trop souvent la « crise des banlieues ». Il
faudrait d’ailleurs en finir avec cette appellation, car c’est dans les banlieues
que vivent 80 % des habitants de l’agglomération parisienne, et s’il y a
depuis longtemps des banlieues populaires, les banlieues des classes
moyennes sont bien plus vastes ; il en est même de fort aisées, comme
Neuilly-sur-Seine (cf. Béatrice Giblin et al., Dictionnaire des banlieues,
2009). Il est tout aussi inutile de parler de la crise des « quartiers », car ceux-
ci sont des sous-ensembles bien individualisés de vraies villes où il y a des
quartiers pauvres et des quartiers très riches. Marseille est une ville sans
banlieue, car son territoire est très vaste et les nombreuses personnes
d’origine immigrée vivent dans les « quartiers nord » où de grands ensembles
d’HLM ont été construits après l’indépendance de l’Algérie, d’abord pour
loger les pieds-noirs rapatriés.
Les « grands ensembles » d’HLM sont en effet des formes d’habitat urbain
très particulières, des groupes de grands immeubles formant des noyaux
relativement compacts qui se dressent au milieu d’étendues faiblement
peuplées et qui concentrent sur des surfaces restreintes une population assez
nombreuse, parfois plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Ces « grands
ensembles », dont les plus anciens ont une cinquantaine d’années, ne posaient
autrefois aucun problème de maintien de l’ordre. De nos jours, chacune des
émeutes qui sont la manifestation la plus évidente de la question post-
coloniale éclate dans l’un de ces « grands ensembles ». Les « jeunes » qui y
vivent ne cherchent guère à en sortir (du moins pour le moment) lorsqu’ils
manifestent leur fureur contre la police dont ils jugent les patrouilles
coupables de violences racistes et même responsables d’accidents mortels.
L’un des paradoxes de la question post-coloniale en France est que la
catégorie de la population – enfants et petits-enfants d’immigrés – dont on
pouvait penser qu’elle aurait tôt ou tard des difficultés d’intégration et qu’elle
manifesterait ses particularités culturelles se trouve non pas répartie dans
l’ensemble de la population, mais concentrée sur des espaces très restreints.
Mais les « grands ensembles » existaient et offraient la possibilité de les loger
convenablement.

La construction des « grands ensembles »

Démarche nécessaire dans le raisonnement géopolitique : il faut tenir


compte des caractéristiques très particulières du terrain où les émeutes
éclatent.
Chacun des grands ensembles construits entre les années 1950 et 1970
compte au moins un millier de logements et beaucoup en ont bien davantage
(certains près de 10 000), car leur construction en série justifiait la mise en
place de gros moyens de production et de levage pour pallier la pénurie de
main-d’œuvre qualifiée. Ce fut aussi le moyen pour les grandes entreprises et
les organismes d’État (dépendant de la Caisse des dépôts et consignations) de
réduire grandement le prix de construction tout en donnant aux logements
une surface et un niveau de confort supérieurs à la moyenne nationale. Pour
cela, il fallait aussi réduire le prix d’achat du terrain et on a construit de très
grands immeubles ou même des tours, pour superposer un grand nombre
d’appartements sur une superficie relativement restreinte.
Pour réaliser ces très gros chantiers avec seulement quelques grandes grues
se déplaçant sur des rails, il fallait trouver à proximité des grandes villes des
terrains non bâtis suffisamment vastes et relativement bon marché. Aussi ne
se trouvaient-ils pas près des voies de communication le long desquelles
s’étaient faites depuis longtemps les extensions urbaines. L’avantage de
construire pour chaque « grand ensemble » une grande quantité de logements
était aussi de pouvoir le doter d’un centre commercial assez diversifié et de
construire à proximité des équipements scolaires.
Cette construction s’est faite hors des secteurs aisés des agglomérations
urbaines, à cause du prix élevé des terrains et en raison de l’opposition de
municipalités qui ne souhaitaient pas voir s’implanter des HLM. En
revanche, les municipalités de gauche, alors élues dans des communes
d’habitat populaire (qui aujourd’hui votent souvent différemment), furent très
favorables à l’implantation des « grands ensembles ». Elles escomptaient en
effet que ces adultes jeunes (à 70 % des employés, ouvriers, cadres moyens)
renforceraient leur électorat. Ce qui fut souvent le cas, du moins pendant une
vingtaine d’années. Comme le montrent Raymond Guglielmo et Brigitte
Moulin (« Après les banlieues rouges », Hérodote, n° 43, 1986), sur les 151
« grands ensembles » construits dans l’agglomération parisienne, 88 furent
implantés dans des communes à majorité de gauche (74 d’entre elles avec
municipalité communiste). À partir des années 1980, le peuplement croissant
des « grands ensembles » par des familles d’origine maghrébine ou africaine
– pour beaucoup de nationalité française – fit que le nombre des inscrits sur
les listes électorales diminua fortement et qu’en outre l’abstention s’accrut
aux élections.
Dans les « grands ensembles », les appartements standards prévus pour des
familles françaises classiques de quatre personnes (parents + deux enfants)
devinrent beaucoup trop exigus pour des familles nombreuses auxquelles
s’ajoutaient les couples formés par les grands enfants et des parents arrivés
par la suite du Maghreb ou d’Afrique. Faute de place dans l’appartement
familial, les « jeunes2 », en l’occurrence les garçons, passent une grande
partie de leurs journées (et de leurs nuits) au pied des immeubles et dans les
escaliers, ce qui favorise l’absentéisme scolaire, les phénomènes de bande et
divers trafics. L’accroissement de ce surpeuplement des logements a entraîné
une dégradation relativement rapide des équipements domestiques. D’où
l’idée, fort répandue, que les familles immigrées ont été refoulées dans des
ghettos insalubres…

Les « grands ensembles » sont-ils des ghettos ?

Le terme de ghetto est affirmé d’entrée de jeu dans la plupart des écrits
relatifs aux « problèmes des banlieues » et à la question post-coloniale. Déjà,
banlieue avait une connotation assez négative et dédaigneuse. Ghetto est
encore plus négatif, mais il suscite aussi l’apitoiement. On ignore
généralement les sens de ce mot. À l’origine, c’est le nom d’une île de la
lagune de Venise où des Juifs chassés d’Espagne en 1492 étaient la nuit
assignés à résidence pour que leurs rabbins puissent mieux contrôler les
fidèles. Les rabbins ashkénazes procédèrent aussi de cette façon en Europe
centrale en parquant les Juifs dans les shtettels que l’on appela aussi ghettos
(comme celui de Varsovie) et dont on sait le destin tragique pendant la
Seconde Guerre mondiale.
Aux États-Unis, le phénomène des ghettos urbains a aussi concerné et
concentré un grand nombre de Juifs pauvres immigrés d’Europe et d’autres
immigrants, mais surtout les Noirs venus du Vieux Sud au début du xxe siècle
qui trouvèrent à se loger dans certains quartiers particulièrement dégradés.
À mesure que le temps passait, la valeur du foncier diminuait (sauf en
centre-ville), et lorsque la municipalité n’avait plus que quelques décennies
pour les récupérer, les propriétaires ne faisaient plus de travaux d’entretien
sur ces vieux immeubles. Ceux-ci étaient alors loués à bas prix aux gens les
plus pauvres, qui devaient partir à l’expiration du bail avec la municipalité,
laquelle revendait le terrain pour qu’on y construise des logements neufs. En
attendant cette échéance, les plus défavorisés se regroupèrent en
communautés les Noirs, les Juifs, les Latinos, les Chinois.
Très différents sont les « grands ensembles » français construits jusque
dans les années 1980 (en 1973, le gouvernement décida de ne plus financer
ce type de constructions, mais les projets en cours furent réalisés). Les grands
ensembles de logements HLM sont très différents des ghettos, puisqu’ils ont
été construits il y a peu de temps avec des normes de confort supérieures à la
moyenne des logements urbains (lesquels n’avaient pas de salle de bains ni
de toilettes privés pour la plupart). Les familles qui les habitèrent estimaient
avoir de la chance, qu’il s’agisse des premiers locataires ou des familles
nombreuses qui leur ont succédé. J’ai habité durant dix ans l’un des « grands
ensembles » de la région parisienne, et j’ai étudié en 1965 ce type d’habitat.
Ces concentrations de familles d’origine immigrée que sont depuis trente
ans les « grands ensembles » ne résultent donc pas d’un processus volontaire
de confinement ou de ségrégation ethnique, comme dans le cas des ghettos
classiques, puisque les jeunes ménages, et ensuite les familles nombreuses
ont été choisis en fonction de critères démographiques : jeunes ménages puis
familles nombreuses.

L’évolution des « grands ensembles »

Si, il y a trente ans, les pouvoirs publics avaient prévu l’évolution du


peuplement des « grands ensembles », sans doute auraient-ils décidé par
exemple une augmentation du montant des loyers alors que les appartements
étaient encore en bon état. Cela aurait entraîné un renouvellement du
peuplement des « grands ensembles », bien que les nouveaux habitants
eussent rencontré de gros problèmes d’intégration. Une augmentation notable
du prix des loyers devint d’autant moins envisageable que les appartements
s’étaient dégradés à cause du surpeuplement. Cette dégradation fait elle aussi
penser aux ghettos juifs, du moins tels qu’on se les représente couramment.
Mais il est prouvé qu’au contraire les logements dans les ghettos juifs
d’Europe centrale étaient particulièrement bien tenus, tout comme ceux de la
plupart des ghettos américains.
De surcroît, difficulté majeure, la population adulte des « grands
ensembles » est depuis trente ans particulièrement touchée par le chômage, et
les revenus réguliers dont elle dispose viennent principalement des
allocations familiales. En raison du grand nombre d’enfants, cette ressource
n’est pas négligeable et une part sert à payer le montant (assez modéré) du
loyer aux organismes HLM. Les « grands ensembles » ayant été dans un
second temps peuplés par des familles nombreuses, la proportion des
« jeunes » qui s’y trouve aujourd’hui est considérable : les moins de 25 ans
forment plus de 50 % de la population.
Évidemment, toutes les personnes issues de l’immigration post-coloniale
ne se trouvent pas dans les « grands ensembles ». Nombre de familles ont eu
l’occasion ou les moyens de se loger dans divers quartiers (elles ont d’ailleurs
évité de se regrouper en fonction de caractéristiques culturelles). De plus, des
familles immigrées installées dans un « grand ensemble » l’ont quitté après
avoir eu la chance ou les moyens de se loger ailleurs, notamment pour éviter
que leurs enfants fassent partie d’une bande de « jeunes » ou en subissent la
pression. La réussite scolaire est l’un des facteurs ou l’un des mobiles de ces
changements de domicile qui se multiplient depuis une dizaine d’années.
C’est si vrai que, dans de nombreux « grands ensembles », une partie des
appartements ne sont plus occupés et que leur mauvais état empêche les
organismes d’HLM de les relouer. Une stratégie d’urbanisme consiste à
concentrer progressivement les logements inoccupés dans un des bâtiments
pour le détruire. C’est en 1986 qu’on a procédé à la Courneuve, au nord de
Paris, au premier foudroyage en France d’une barre de 400 logements que
l’office HLM avait progressivement fermés soit après des expulsions pour
non paiement du loyer, soit à la suite de déménagements. De nombreuses
opérations du même genre sont menées régulièrement en raison de la sensible
diminution de la population dans ces groupes d’immeubles. C’est la
conséquence aussi bien de la dégradation des locaux que de l’aggravation des
conditions de vie dues à la pression qu’exercent des bandes de « jeunes » plus
ou moins liées au trafic de drogue.
Il n’en reste pas moins que le peuplement des « grands ensembles » par des
familles nombreuses regroupe surtout celles de la première et la deuxième
génération de l’immigration post-coloniale, c’est-à-dire des familles formées
par des hommes et des femmes nés en France et dont les parents ou les
grands-parents sont venus d’anciennes colonies françaises peu après la fin du
régime colonial.

La « diversité » croissante des personnes


« issues de l’immigration »

En France (comme dans l’ensemble de l’Europe occidentale),


l’immigration post-coloniale a continué et elle continue encore en provenance
d’anciennes colonies françaises. Elle se fait de façon plus ou moins illégale et
par le système du regroupement familial, du moins pour les familles qui
peuvent prouver des revenus jugés suffisants. Aux immigrations post-
coloniales vers l’ex-métropole (principalement parce qu’on en connaissait la
langue) s’en sont ajoutées d’autres en provenance d’ex-colonies britanniques,
mais aussi de pays jamais colonisés, comme la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan
ou la Chine.
À la différence des débuts de l’immigration post-coloniale où il n’était
guère question de visa, l’immigration a été en principe de plus en plus
contrôlée : les immigrés relativement récents n’ont pu venir qu’avec des visas
de courte durée ou de façon clandestine. Ils séjournent en France de façon
irrégulière. Nombre d’entre eux sont des hommes seuls. Ceux qui ont une
famille ici mais qui sont « sans papiers » ne peuvent ni demander
d’allocations familiales, ni accomplir les formalités pour que leurs enfants
aient la nationalité française à leur majorité. Ces immigrés récents se sont
dilués dans les quartiers pauvres de la masse urbaine et n’ont pu – sauf ceux
qui trouvent à s’y faire héberger plus ou moins provisoirement et moyennant
finance par des compatriotes anciennement installés en France – s’installer
dans les « grands ensembles ».

Une immigration différée, mais singulière : les Vietnamiens

Le cas des immigrés venus de l’ex-colonie française que fut le Vietnam est
très particulier et tout à fait différent de celui des Algériens qui sont arrivés
dès l’indépendance de leur pays. Au Vietnam comme en Algérie,
l’oppression coloniale s’était transformée en une guerre longue et meurtrière
qui a laissé les souvenirs d’un grand nombre d’horreurs. Après Diên Biên
Phu et le départ des Français en 1954, l’émigration vietnamienne vers la
France n’a pas été importante, en raison de la distance et surtout d’une
situation géopolitique nouvelle : la coupure du Vietnam en deux – le Sud,
avec le soutien des Américains, concentrant tous ceux, notamment les
catholiques, qui s’opposaient à la domination communiste du Nord. La guerre
qui débute en 1960 entre ces deux parties du Vietnam, l’une soutenue par
l’URSS, l’autre par les Américains, dura quinze ans. En 1975, après la faillite
retentissante de la politique américaine, l’émigration des Vietnamiens et des
Chinois du Vietnam vers la France et vers les États-Unis pour fuir le régime
communiste fut assez considérable. Ce furent les fameux boat people dont la
tragédie sur de frêles esquifs est à l’origine de l’organisation humanitaire
Médecins sans frontières.
En France, ces réfugiés reçurent le soutien du gouvernement, et comme des
immeubles tout à fait modernes venaient d’être achevés à Paris dans le
XIIIe arrondissement (près de la place d’Italie), ils y furent logés
provisoirement. Ils purent ensuite s’y maintenir en les louant puis en les
achetant, car ces Sino-Vietnamiens, les Hoa, n’étaient pas sans moyens
financiers. Au Vietnam et au Cambodge, des Chinois contrôlaient une grande
partie du commerce et étaient de puissants prêteurs sur gages. Par sécurité,
bien avant leur exode précipité (car en 1975 la victoire communiste à Saigon
fut très soudaine), ils avaient transféré une grande partie de leurs fortunes
dans des banques étrangères (et notamment françaises, d’anciennes banques).
Le principal quartier asiatique à Paris est devenu la première China Town
française (30 000 habitants ?), mais ce n’est pas du tout un « grand
ensemble ». D’autres quartiers chinois se développent encore à Paris, où des
Chinois achètent systématiquement, rue par rue, des magasins et des
appartements anciens. Ils semblent, du moins pour le moment, fort bien
s’intégrer et réussir dans la population, tout en conservant leur quant-à-soi et
le sentiment de leur supériorité culturelle. Leurs enfants, qui manient très
bien le français, continuent de parler et d’écrire le chinois à la maison. Dans
les classes, ils constituent des éléments moteurs fort appréciés des
enseignants. Il n’en est pas de même des « grands ensembles », dans des
écoles où les enfants dont les parents sont d’origine maghrébine ou africaine
sont très nombreux. Ces jeunes, tout en affectant de parler le français à leur
façon, ne pratiquent guère l’arabe chez eux, et les jeunes Africains n’ont pas
de langue maternelle commune, tant les langues africaines sont multiples.
Autre différence : alors que des Maghrébins ou des Africains,
particulièrement ceux dont l’encadrement familial est défaillant, sont très
souvent mêlés à des affaires de délinquance, les Chinois apparaissent
rarement dans la rubrique des faits divers. C’est moins en raison de leurs
vertus particulières que des appareils de pouvoir (familiaux et supra-
familiaux) auxquels ils sont soumis. On dit qu’avec certains Chinois la police
française est en fait confrontée à des phénomènes de grande délinquance
gérés par les fameuses « triades », sociétés secrètes traditionnelles désormais
d’envergure mondiale. Le contrôle que ces appareils de pouvoir exercent sur
la communauté chinoise en France explique sa cohésion et son efficacité.
Il n’en sera sans doute pas de même pour les milliers de Chinois et de
Chinoises introduits en France par des réseaux de trafiquants de main-
d’œuvre pour travailler dans des ateliers clandestins. Il ne s’agit pas d’une
immigration post-coloniale, car ils ne viennent pas d’une ancienne colonie
française, mais des provinces les plus pauvres de la Chine, et la plupart
d’entre eux, pour le moment, ne savent pas le français.

Dissémination discrète des multiples sortes d’immigrés et, au contraire,


émeutes post-coloniales spectaculaires dans les « grands ensembles »

Comme bien d’autres, ces Chinois clandestins participent du grand


phénomène migratoire de la fin du xxe siècle, qui s’amplifie dans l’actuelle
décennie, depuis ce que l’on appelait les pays du Sud vers ceux du Nord. Ces
flux font venir en Europe occidentale, comme c’était déjà le cas aux États-
Unis, des migrants pour beaucoup clandestins qui viennent de tous les pays
de ce qu’on appelait le tiers-monde. Si la diminution du coût des transports
aériens fait que nombre d’immigrants dotés de quelques moyens financiers
arrivent par avion, sous prétexte de tourisme, avec un visa de quelques
semaines, la plupart le font clandestinement par des filières de passeurs qui
exigent beaucoup d’argent. C’est aussi le cas des nouveaux boat people qui
tentent d’aborder sur les côtes de l’Union européenne et dont les images
pitoyables servent aux campagnes d’opinion qui réclament la libéralisation de
l’immigration.
Cette immigration hétérogène, que l’on pourrait aussi qualifier de
« cosmopolite » (= de tous les pays, mais le terme est connoté négativement),
s’est disséminée dans les quartiers populaires, et elle est fort différente de
l’immigration post-coloniale. Dans une certaine mesure, celle-ci continue
encore, de façon plus ou moins illégale, mais aussi par le système du
« regroupement familial » qui autorise des immigrés disposant de moyens
financiers réguliers à faire venir des membres de leur famille. L’immigration
hétérogène, qu’elle soit légale ou illégale, cherche à être la plus discrète
possible et à se diluer dans les quartiers pauvres. On ne peut évaluer que très
approximativement le nombre des immigrés clandestins qui cherchent à
échapper aux contrôles de police.
En revanche, pour ce qui est de l’immigration post-coloniale, les « jeunes »
de la deuxième, voire de la troisième génération, ceux des « grands
ensembles » commencent à beaucoup faire parler d’eux et cherchent à se
différencier de l’ensemble de la population. À partir des années 1980, ils
commencent, d’abord par plaisanterie, à se dénommer les « Beurs » (rebe :
arabe en verlan) et ce terme, apparu dans la région lyonnaise, fera florès. Les
Beurs, qui ne veulent pas ouvertement se dénommer « arabes », commencent
alors à s’estimer « discriminés » et de diverses façons obligés de vivre dans
les « grands ensembles » où ils sont nés et dont ils ne sortent guère. Des
intellectuels de gauche dénoncent ces « quartiers » (on ne parle guère de
« grands ensembles ») comme des « ghettos » qui seraient les révélateurs du
racisme de la société où nous vivons.
La première des grandes émeutes menées par les Beurs contre la police a
éclaté en juillet 1981, peu après l’élection de François Mitterrand (on craint
une provocation) dans le grand ensemble des Minguettes (à Vénissieux, près
de Lyon). Elle fut causée, au pied de quatre tours, par un grand rodéo de
voitures volées, spectacle qui a mal tourné quand la police a voulu y mettre
fin de façon musclée. Le « mouvement des Beurs », poussé par diverses
personnalités dont le père Delorme à Lyon, se manifesta d’abord sous la
forme de « marches » – la première fut celle de Marseille à Paris en 1983 –
avec le soutien d’organisations de gauche créées tout exprès par le Parti
socialiste, comme SOS Racisme. C’est alors que fut lancé le fameux slogan
« Touche pas à mon pote » pour proclamer une solida rité de tous les jeunes
en France, étudiants et lycéens arborant la main de fatma comme signe de
leurs bons sentiments. Mais ces initiatives ont suscité de moins en moins
d’intérêt, car elles ont été accusées par certaines organisations musulmanes
d’être manipulées par un Parti socialiste qui de surcroît avait déçu.
Depuis quelques années et de plus en plus souvent, c’est localement et à
l’occasion d’un « accident » que, dans le « grand ensemble » où leur famille
vit depuis longtemps, les « jeunes de l’immigration » manifestent leur colère
contre la police de manière spectaculaire, afin d’attirer l’attention des chaînes
de télévision. Il faut noter que les adultes et les filles ne participent guère à
ces émeutes. Dans leur « grand ensemble », qu’ils considèrent comme leur
territoire, les « jeunes » forment un groupe nombreux et relativement
homogène. Comme ils sont de nationalité française pour la plupart, et qu’ils
sont jeunes, c’est une sanction assez bénigne qu’inflige la Justice à ceux qui
sont arrêtés par les forces de l’ordre.

Dans les autres pays européens, l’immigration post-coloniale a des


conséquences assez différentes

Ces émeutes « de banlieue » à la française sont périodiquement évoquées


par les médias européens, notamment dans les pays où l’immigration post-
coloniale a aussi été importante. Elles sont toutefois très différentes de celles
qui, plus rarement, se sont produites en Grande-Bretagne. Le type d’habitat
qu’est le grand ensemble de logements n’y existe pas, car après guerre, la
crise du logement y fut beaucoup moins grave qu’en France et la construction
immobilière a étendu ses formes traditionnelles (immeubles urbains et
lotissements de cottages). Au Royaume-Uni et notamment à Londres, les
populations issues de l’immigration ont aussi été logées par des organismes
d’habitat social, mais dans d’anciens quartiers situés pour la plupart en
centre-ville, et non pas en périphérie comme dans le cas français. Ce sont
surtout les classes moyennes qui sont allées se loger loin des centres urbains
en habitat pavillonnaire.
En 1948, le gouvernement a fait voter par la Chambre des communes (à
majorité travailliste) le British National Act qui accorde la citoyenneté à
toutes les personnes nées dans les pays du Commonwealth (y compris les
colonies depuis peu indépendantes) en leur accordant le droit de s’installer,
de travailler et même de voter en Angleterre. Cependant, cette immigration
post-coloniale ne fut pas très importante, puisque, au début des années 1950,
elle ne comptait guère plus de 20 000 personnes, surtout venues des Indes et
des Antilles. Elle augmenta beaucoup par la suite.
En Grande-Bretagne, les recensements demandent depuis quelques années
aux personnes d’indiquer le groupe dont elles estiment relever : Anglais,
Écossais, Irlandais, Gallois, Indien, Pakistanais, Bangladeshi, Arabe, Afro-
Caribéen (Jamaïcain), etc. En France, le projet d’imiter cette pratique suscite
toujours des oppositions de la part de ceux qui y voient la reconnaissance
d’un « communautarisme » contraire aux principes de la République. Mais le
gouvernement cherche un moyen d’évaluer les formes de la « diversité » au
sein de la population française, pour essayer d’y réduire les discriminations
dont les personnes « d’origine immigrée » sont victimes.
À Londres et dans les autres villes anglaises, le multiculturalisme –
différenciation culturelle – est la règle. Certaines municipalités – à Bradford
notamment – sont désormais élues par des citoyens de parents immigrés,
d’origine pakistanaise principalement. Ont éclaté à Londres et à Bradford en
2001 et en 2005 des émeutes ouvertement interethniques, racistes ou
raciales : fréquemment des groupes de jeunes Blancs attaquent des quartiers
pakistanais qui sont aussi attaqués par des « Afro-Caribéens ». S’ajoutent les
grands attentats islamistes de Londres du 7 juillet 2005 qui ont été commis
par de jeunes citoyens britanniques, trois d’origine pakistanaise et un
d’origine jamaïcaine, habitant des villes du nord de l’Angleterre.

Les « grands ensembles » surtout en conflit avec la police

L’absence de conflit interethnique est (du moins pour le moment) l’une des
caractéristiques des « émeutes de banlieue à la française », pour reprendre le
cliché des médias européens. Dans les « grands ensembles », qui – je le
répète – sont une spécificité française tant par leurs bâtiments que par leur
peuplement, les émeutes éclatent essentiellement contre la police, en réaction
à des contrôles d’identité excessifs, à des perquisitions sur de présumés
réseaux de trafiquants, à des arrestations jugées abusives et surtout après des
accidents qui impliquent la police ou un de ses véhicules et qui sont
considérés comme des homicides. À telle enseigne que l’envoi d’une
patrouille est considéré par les « jeunes » comme une provocation et que le
commandement des forces de police préfère le plus souvent s’en abstenir. Il y
a donc rivalité de pouvoirs sur un territoire entre les représentants de
l’appareil d’État et les bandes de « jeunes » les plus déterminées. Le contrôle
d’un « grand ensemble » apparaît comme un véritable enjeu géopolitique.
Pour les policiers, ce contrôle n’est pas chose facile, à cause des choix
architecturaux faits à l’origine : les poursuites dans les escaliers relativement
étroits sont rendues difficiles par l’obstruction des familles ; du haut des
immeubles, de nombreux projectiles (qui vont des parpaings aux vieux
réfrigérateurs) sont fréquemment préparés par des bandes et celles-ci peuvent
passer d’un escalier à l’autre par les toits en terrasse, comme par les caves,
repaires commodes qui se prolongent sous toute la longueur des immeubles.
Les policiers et les CRS tirent des grenades lacrymogènes et les émeutiers
ripostent avec des boulons lancés avec des frondes, des fusées de feux
d’artifice et des cocktails Molotov. Il faut aussi de l’essence pour incendier
les voitures. Les armes à feu commencent à apparaître. Les policiers et même
les pompiers sont de plus en plus souvent attirés dans des guets-apens. Les
forces de police, notamment les CRS, qui (c’est la règle depuis les troubles
de Marseille en 1947) n’interviennent pas dans une ville proche de leur
caserne, ne connaissent pas les « grands ensembles » où ils vont intervenir, le
plus souvent de nuit.
On peut aussi évoquer le rôle des caïds des trafics de drogue. Depuis
quelques décennies, la diffusion de celle-ci a considérablement augmenté
dans toutes les couches de la société, les plus riches comme les plus pauvres,
y compris dans les « grands ensembles ». Ceux-ci sont considérés comme des
lieux de diffusion, d’abord du cannabis, dont le trafic depuis le Maroc via
l’Espagne est tenu par des Marocains. Ceux-ci se seraient assez récemment
associés, via l’Espagne, aux passeurs de cocaïne d’Amérique du Sud. Le
« grand ensemble » type est un territoire bien délimité contrôlé par une bande
hiérarchisée qui sait se faire « respecter ». Ses chefs utilisent même des
enfants comme guetteurs pour prévenir de la venue d’une patrouille de police
ou d’une personne non identifiée.
Le « grand ensemble » est considéré comme un lieu commode de stockage
de la drogue et un pôle de diffusion par des jeunes qui vont la porter plus ou
moins loin à différents dealers. Cela entraîne un développement des conflits
au sein du « grand ensemble », une succession de règlements de comptes,
mais ceux-ci ne doivent pas dégénérer pour que la police ne vienne pas
enquêter – l’émeute spectaculaire a l’inconvénient d’y faire venir
d’importantes forces. Aussi considère-t-on discrètement, dans la police, que
les caïds font plutôt régner l’ordre, le leur, dans les « quartiers » pour éviter
qu’on vienne y voir ce qui s’y passe. En revanche, les émeutes, dont parlent
les médias, et la succession des incidents quotidiens avec la police, dont on
ne parle pas, entretiennent à tort ou à raison l’image du « grand ensemble »
comme territoire de non-droit.

La grande vague des émeutes de novembre 2005

En novembre 2005 et durant plusieurs semaines, la question post-coloniale


s’est posée en France en termes beaucoup plus graves, car, pour la première
fois, les émeutes se sont propagées presque simultanément dans toute la
France et se sont répétées durant plusieurs nuits. Le point de départ fut un
groupe de logements (en copropriété privée, extrêmement dégradés par le
surpeuplement) situé à Clichy-sous-Bois dans la banlieue nord-est de Paris
(département de Seine-Saint-Denis). Une émeute y éclata le 27 octobre après
la mort de deux jeunes garçons de parents africains qui s’étaient introduits
dans un transformateur électrique à haute tension pour se cacher des policiers
qui les poursuivaient. Le fait nouveau est que d’autres émeutes éclatèrent
ensuite dans d’autres « grands ensembles » situés dans des communes plus ou
moins proches. Durant l’intervention des forces de police, une grenade
lacrymogène fut lancée dans une mosquée de Clichy-sous-Bois sans
provoquer trop de mal aux gens qui s’y étaient réfugiés, mais la rumeur se
répandit rapidement, par téléphone portable, qu’il s’agissait d’une grenade
lancée pour tuer. Du coup, les émeutes se propagèrent et se répétèrent
pendant plusieurs nuits, « les jeunes » comprenant sans doute, par le ton des
émissions de radio, qu’était en train de se produire quelque chose de très
important, comme un événement historique. Jérémy Robine (dans sa thèse
Banlieue et nation : enjeux géopolitiques, 2008) a fait une étude très fine des
cartes de ces émeutes, cartes différemment dressées selon les journaux.
Les médias, y compris à l’étranger, rendirent compte à longueur de pages
et d’antenne de la propagation dans les banlieues de la plupart des grandes
villes de ces émeutes qui en fin de compte ne tuèrent personne : quelque
10 000 voitures auraient
été brûlées, de nombreux magasins et écoles furent incendiés durant trois
semaines, depuis les « grands ensembles » de la région parisienne jusqu’à
ceux situés à la périphérie d’un grand nombre de villes. La police semblait
débordée et beaucoup de maires faisaient part de leur inquiétude. Le Premier
ministre Dominique de Villepin se décida à proclamer l’article 1 b de la
Constitution, ce qu’aucun gouvernement n’avait fait en métropole (même en
mai 1968) depuis la fin de la « guerre d’Algérie ». Nicolas Sarkozy, alors
ministre de l’Intérieur, n’était, dit-on, pas favorable à cette mesure
spectaculaire, et Jacques Chirac ne prit la parole que bien plus tard.
On peut se demander quelle est, dans ces manifestations, la part prise par
les « jeunes » issus de l’immigration post-coloniale et celle des autres jeunes
qui subissent eux aussi les effets du chômage. Les organisations d’extrême
gauche, prises de court, n’ont guère fait appel à la solidarité et du coup elles
ont joué un faible rôle. Le fait que les émeutes se soient déroulées surtout
dans les « grands ensembles » ou à leur proximité immédiate permet de
penser que l’attitude de leurs habitants ou du moins des « jeunes » y a été
prépondérante.
L’extrême droite, après avoir suspecté des « réseaux islamistes » – on n’en
a pas de preuve –, a imputé la responsabilité de ces émeutes aux jeunes
d’origine maghrébine ou africaine, parce qu’ils auraient « trop facilement
obtenu la nationalité française », et parce que leurs délits avec les récidives
relevaient surtout du tribunal des mineurs. En revanche, l’extrême gauche
voit dans ces émeutes, qui depuis vingt ans se succèdent dans les banlieues,
la preuve qu’en France perdure le colonialisme malgré l’indépendance des
colonies, puisque les jeunes « issus de l’immigration » sont victimes de
discriminations les privant d’emploi et des violences de la police.

Les revendications des « jeunes des ghettos » selon ACLEFEU

Il importe de comprendre quelles sont les revendications qui ont poussé


ces « jeunes » à manifester, dans toute la France, les uns après les autres,
comme s’ils formaient, en dépit de leur dispersion spatiale, un même
ensemble social. Les émeutes de novembre 2005 ont provoqué dans les jours
qui suivirent à Clichy-sous-Bois la création d’une association dont le sigle
ACLEFEU signifie « Association. Collectif. Liberté. Égalité. Fraternité.
Ensemble. Uni » pour évoquer phonétiquement un mot d’ordre : « Assez le
feu », assez les incendies de voitures. Sous-entendu : il faut faire autre chose.
Cette association, dont la plupart des animateurs sont des musulmans, des
« travailleurs sociaux de terrain », a lancé au printemps 2006 une « opération
pacifique, collective et citoyenne, un tour de France, pour visiter
126 communes où se trouvent des ghettos (sic) [et où] les citoyens furent
invités à remplir un questionnaire semi-ouvert [pour] rassembler
20 000 cahiers de doléances » (« à l’instar de ceux de 1789 »). Jérémy
Robine, qui les a pour une part inspirés et surtout dépouillés, en rend compte
de façon synthétique dans sa thèse.
Ce sont surtout des « jeunes » de 18 à 25 ans qui ont rempli au total
13 000 « questionnaires » pour faire connaître leurs revendications. La
première – et de loin – est celle d’un emploi, et les principales propositions
de ces jeunes sont une loi qui impose aux entreprises un quota minimum de
salariés de moins de 25 ans ; la hausse du SMIC et des salaires ; la
redistribution des bénéfices ; une allocation pour les jeunes en formation ; le
contrôle de l’égalité des salaires hommes/femmes ; la participation des
salariés à la gestion des entreprises ; la lutte contre les licenciements abusifs ;
la lutte contre les délocalisations ; le rétablissement des « contrats jeunes » ;
la rémunération des stages ; le paiement de la préparation au permis de
conduire… De telles revendications pourraient aussi bien être le fait de tous
les jeunes de famille modeste en France.
On pourrait penser que, pour les jeunes des « ghettos », les revendications
contre les « discriminations racistes » seraient beaucoup plus spécifiques et
précises. Cela n’apparaît guère dans les réponses au questionnaire. Fait
curieux au premier abord, elles ne prennent pas en compte la proposition que
les CV soient anonymes. Elles demandent seulement des mesures contre les
logeurs et les employeurs qui font de la discrimination ; la garantie d’un
accès égal aux loisirs, aux services publics et à des écoles de bon niveau ; la
reconnaissance des diplômes étrangers ; l’augmentation de l’aide aux
organisations antiracistes et pour une campagne dans les médias contre les
discriminations. Ces jeunes demandent l’abolition de la loi interdisant le port
du voile à l’école (les animateurs d’ACLEFEU sont musulmans, comme une
grande partie de la population desdits ghettos), « car l’islam doit être
davantage respecté en France ».
À propos du fonctionnement de la justice et des pratiques policières qui
sont à l’origine de nombreuses émeutes, les questionnaires d’ACLEFEU sont
beaucoup plus brefs et très « politiquement corrects », contrairement aux
appels à la suppression de la police ou à la lutte armée diffusés par certaines
organisations plus ou moins clandestines. Il y est demandé « la promotion de
la diversité des origines sociales, culturelles et ethniques dans le recrutement
des juges, l’accélération des affaires traitées par les tribunaux » ;
l’amélioration de la situation dans les prisons (rémunérer décemment le
travail des détenus et mettre fin à la ghettoïsation ethnique)…
Au sujet de la police, les propositions sont plutôt modérées. L’accusation
de racisme n’est même pas formulée. Il est demandé que ces violences
fassent l’objet d’enquêtes et qu’elles soient punies ; que les gardes à vue
soient intégralement filmées ; que la police de proximité soit rétablie, enfin
qu’il soit admis que « l’uniforme des jeunes de banlieue avec baskets,
casquette et survêtement ne désigne pas nécessairement des délinquants ».
Les propositions sur le thème « Citoyenneté et politique » sont : droit de
vote pour les immigrés ; politique de régularisation des sans-papiers ;
décompte des votes blancs et nuls aux élections ; développement de l’usage
du référendum ; création de comités de quartier ; programme de
sensibilisation à la laïcité ; renforcement de l’éducation civique à l’école et
mise en œuvre d’un programme d’éducation à la citoyenneté pour les 13-
25 ans (c’est moi qui souligne et j’y reviendrai).
Emploi, discrimination, justice-police, citoyenneté forment les quatre
grands groupes de réponses ; bien moins importants sont ceux consacrés à
l’éducation, aux « femmes », à l’insécurité, à la santé ; très peu importante, la
liste des réclamations relatives aux transports, alors que tous les banlieusards
s’en plaignent depuis longtemps, en particulier de la faiblesse de la desserte
des « grands ensembles » par les transports en commun. Cela avait été dès le
début des « grands ensembles » le grief principal formulé à leur encontre par
leurs premiers habitants, du fait de la rareté des transports, ce qui les obligeait
à prendre la voiture et à en acheter une seconde pour madame pour qu’elle
puisse aller travailler et chercher les enfants à l’école. Mais peut-être les
actuels habitants des « grands ensembles » en sortent-ils moins ? Depuis la
« crise des banlieues », la desserte des « grands ensembles », qui est pourtant
un service public d’importance capitale, a encore diminué, surtout le soir, en
raison de l’insécurité.
À lire l’ensemble des « doléances » réunies par ACLEFEU et des
propositions pour y répondre, on peut penser que, quelques mois après les
grandes émeutes de 2005, 13 000 « jeunes » des « grands ensembles » font
preuve d’une grande modération et qu’en vérité, pour le problème – à leurs
yeux essentiel – de l’emploi, ils ne sont guère différents des autres jeunes en
France, ceux-ci étant évidemment moins touchés par le chômage. L’objectif
des animateurs d’ACLEFEU n’était pourtant pas d’atténuer la gravité du
diagnostic. Cette modération, qui n’est sans doute pas le fait des émeutiers,
traduit peut-être celle des organisateurs de cette enquête et de ceux qui en ont
dépouillé les résultats, comme l’indique dans le préambule cette phrase
significative : « Il nous a semblé indispensable d’agir pour le cessez-le-feu,
attendu que les meilleures armes pour se faire entendre restent encore la
participation citoyenne à notre démocratie. »
La modération des critiques des « jeunes » à l’égard de la police ne permet
pas de comprendre l’hostilité et même la haine dont nombre d’entre eux ont
fait montre lors des émeutes à l’encontre de policiers qui le leur rendent bien.
Faute de très graves griefs que l’on peut objectivement formuler par écrit, il
faut sans doute tenir compte de facteurs plus ou moins subjectifs qu’il n’est
pas aisé de formuler dans un questionnaire.

Le chômage : deux fois plus important dans les zones urbaines sensibles

En 1996 a été dressée pour la France métropolitaine et les départements


d’outre-mer une liste de 751 zones urbaines sensibles (ZUS) selon des
critères d’emploi et la présence de « grands ensembles » (voir carte p. 46). La
population de ces ZUS est au total de 4,4 millions d’habitants. En 2008, alors
que le taux de chômage était établi à 7,5 % en France métropolitaine (7,7 %
avec les départements d’outre-mer où les ZUS sont particulièrement
nombreuses), il est de 16,9 % dans les ZUS. Ce taux de chômage y est
d’autant plus fort qu’il s’agit des « jeunes » de 15-24 ans de sexe masculin
(41,2 %), alors qu’il est de 29,6 % pour le sexe féminin. Pour les 25-49 ans, il
est en revanche de même niveau pour les hommes (14,6 %) et pour les
femmes (15,1 %) (Observatoire national des zones urbaines sensibles, Le
Monde, 23 octobre 2009).
Le fait que dans les ZUS près de la moitié des jeunes soit au chômage rend
encore plus étonnante la modération des revendications dans les résultats de
l’enquête de l’association ACLEFEU, modération qui peut pour une part
s’expliquer par le fait que les « jeunes » les plus exaspérés n’y ont pas
répondu.

Les « indigènes de la République »

En janvier 2005 a été diffusé sur le site oumma. com, véhicule habituel
d’idées favorables aux islamistes, la proclamation « Nous sommes les
indigènes de la République ». Celle-ci débute ainsi : « Discriminées à
l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux loisirs, les personnes
issues des colonies anciennes ou actuelles et de l’immigration post-coloniale
sont les premières victimes de l’exclusion sociale et de la précarisation.
Indépendamment de leurs origines effectives, les populations des “quartiers”
sont “indigénisées”, reléguées aux marges de la société… » Le texte, qui a eu
un effet de scandale dans les milieux politiques et intellectuels, est reproduit
ci-après in extenso :
Appel pour les assises de l’anticolonialisme post-colonial
Nous sommes les indigènes de la République
Discriminés à l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux
loisirs, les personnes issues des colonies anciennes ou actuelles et de
l’immigration post-coloniale sont les premières victimes de l’exclusion
sociale et de la précarisation. Indépendamment de leurs origines effectives,
les populations des « quartiers » sont « indigénisées », reléguées aux marges
de la société. Les « banlieues » sont dites « zones de non-droit » que la
République est appelée à « reconquérir ». Contrôles au faciès, provocations
diverses, persécutions de toutes sortes se multiplient, tandis que les
brutalités policières, parfois extrêmes, ne sont que rarement sanctionnées
par une justice qui fonctionne à deux vitesses. Pour exonérer la République,
on accuse nos parents de démission, alors que nous savons les sacrifices, les
efforts déployés, les souffrances endurées. Les mécanismes coloniaux de la
gestion de l’islam sont remis à l’ordre du jour avec la constitution d’un
Conseil français du culte musulman sous l’égide du ministère de l’Intérieur.
Discriminatoire, sexiste, raciste, la loi antifoulard est une loi d’exception
aux relents coloniaux. Tout aussi colonial le parcage des harkis et enfants de
harkis. Les populations issues de la colonisation et de l’immigration sont
aussi l’objet de discriminations politiques. Les rares élus sont généralement
cantonnés au rôle de « beur » ou de « black » de service. On refuse le droit
de vote à ceux qui ne sont pas « français », en même temps qu’on conteste
l’« enracinement » de ceux qui le sont. Le droit du sol est remis en cause.
Sans droit ni protection, menacés en permanence d’arrestation et
d’expulsion, des dizaines de milliers de personnes sont privées de papiers.
La liberté de circulation est déniée ; un nombre croissant de Maghrébins et
d’Africains sont contraints à franchir des frontières illégalement au risque
de leur vie.
La France a été un État colonial… Pendant plus de quatre siècles, elle a
participé massivement à la traite négrière et à la déportation des populations
de l’Afrique subsaharienne. Au prix de terribles massacres, les forces
coloniales ont imposé leur joug sur des dizaines de peuples dont elles ont
spolié les richesses, détruit les cultures, ruiné les traditions, nié l’histoire,
effacé la mémoire. Les tirailleurs d’Afrique, chair à canon pendant les deux
guerres mondiales, restent victimes d’une scandaleuse inégalité de
traitement.
La France reste un État colonial ! En Nouvelle-Calédonie, Guadeloupe,
Martinique, Guyane, Réunion, Polynésie, règnent répression et mépris du
suffrage universel. Les enfants de ces colonies sont, en France, relégués au
statut d’immigrés, de Français de seconde zone sans l’intégralité des droits.
Dans certaines de ses anciennes colonies, la France continue de mener
une politique de domination. Une part énorme des richesses locales est
aspirée par l’ancienne métropole et le capital international. Son armée se
conduit en Côte d’Ivoire comme en pays conquis.
[deuxième page du texte initial]
Le traitement des populations issues de la colonisation prolonge, sans
s’y réduire, la politique coloniale. Non seulement le principe d’égalité
devant la loi n’est pas respecté, mais la loi elle-même n’est toujours pas
égale (double peine, application du statut personnel aux femmes d’origine
maghrébine subsaharienne). La figure de « l’indigène » continue à hanter
l’action politique, administrative et judiciaire ; elle innerve et s’imbrique à
d’autres logiques d’oppression, de discrimination et d’exploitation sociales.
Ainsi aujourd’hui, dans le contexte du néolibéralisme, on tente de faire
jouer aux travailleurs immigrés le rôle de dérégulateurs du marché du
travail pour étendre à l’ensemble du salariat encore plus de précarité et de
flexibilité.
La gangrène coloniale s’empare des esprits. L’exacerbation des conflits
dans le monde, en particulier au Moyen-Orient, se réfracte immédiatement
au sein du débat français. Les intérêts de l’impérialisme américain, le
néoconservatisme de l’administration Bush rencontre l’héritage colonial
français. Une frange active du monde intellectuel, politique et médiatique
français, tournant le dos aux combats progressistes dont elle se prévaut,
se transforme en agents de la pensée bushienne. Investissant l’espace de la
communication, ces idéologues recyclent la thématique du « choc des
civilisations » dans le langage local du conflit entre « République » et
« communautarismes ». Comme aux heures glorieuses de la colonisation,
on tente d’opposer les Berbères aux Arabes, les Juifs aux Arabo-musulmans
et aux Noirs. Les jeunes « issus de l’immigration » sont ainsi accusés d’être
le vecteur d’un nouvel antisémitisme. Sous le vocable jamais défini
« d’intégrisme », les populations d’origine africaine, maghrébine et
musulmane sont désormais identifiées comme la cinquième colonne d’une
nouvelle barbarie qui menacerait l’Occident et ses « valeurs ».
Frauduleusement camouflée sous les drapeaux de la laïcité, de la
citoyenneté et du féminisme, cette offensive réactionnaire s’empare des
cerveaux et reconfigure la scène politique. Elle produit des ravages dans la
société française. Déjà, elle est parvenue à imposer sa rhétorique au sein
même des forces progressistes, comme une gangrène. Attribuer le monopole
de l’imaginaire colonial et raciste à la seule extrême droite est une
imposture politique et historique. L’idéologie coloniale perdure,
transversale aux grands courants d’idées qui composent le champ politique
français.
La décolonisation de la République reste à l’ordre du jour ! La
République de l’égalité est un mythe. L’État et la société doivent opérer un
retour critique radical sur leur passé-présent colonial. Il est temps que la
France interroge ses Lumières, que l’universalisme égalitaire, affirmé
pendant la Révolution française, refoule ce nationalisme arc-bouté au
« chauvinisme de l’universel » censé « civiliser » sauvages et sauvageons. Il
est dans l’accès au travail, au logement, à la culture et à la citoyenneté. Il
faut en finir avec les institutions qui ramènent les populations issues de
l’immigration à un statut de sous-humanité.
[troisième page du texte initial]
Nos parents, nos grands-parents ont été mis en esclavage, colonisés,
animalisés. Mais ils n’ont pas été broyés. Ils ont préservé leur dignité
d’humains à travers la résistance héroïque qu’ils ont menée pour s’arracher
au joug colonial. Nous sommes leurs héritiers, comme nous sommes les
héritiers de ces Français qui ont résisté à la barbarie nazie et de tous ceux
qui se sont engagés avec les opprimés, démontrant par leur engagement et
leurs sacrifices que la lutte anticoloniale est indissociable du combat pour
l’égalité sociale, la justice et la citoyenneté. Diên Biên Phu est leur victoire.
Diên Biên Phu n’est pas une défaite, mais une victoire de la liberté, de
l’égalité et de la fraternité !
Pour ces mêmes raisons, nous sommes aux côtés de tous les peuples (de
l’Afrique à la Palestine, de l’Irak à la Tchetchénie, des Caraïbes à
l’Amérique latine…) qui luttent pour leur émancipation, contre toutes les
formes de domination impérialiste, coloniale et néo-coloniale.
Nous, descendants d’esclaves et de déportés africains, filles et fils de
colonisés et d’immigrés, nous, Français et non-Français vivant en
France, militantes et militants engagé-e-s dans les luttes contre
l’oppression et les discriminations produites par la République post-
coloniale, nous lançons un appel à celles et ceux qui sont parties prenantes
de ces combats à se réunir en assises de l’anticolonialisme en vue de
contribuer à l’émergence d’une dynamique autonome qui interpelle le
système politique et ses acteurs et, au-delà, l’ensemble de la société
française dans la perspective d’un combat commun de tous les opprimés et
exploités pour une démocratie sociale véritablement égalitaire et
universelle.
Le 8 mai 1945, la République révèle ses paradoxes : le jour même où les
Français fêtent la capitulation nazie, une répression inouïe s’abat sur les
colonisés algériens du Nord-Constantinois : des milliers de morts !
Le 8 mai prochain, le 60e anniversaire de ce massacre, poursuivons ce
combat anticolonial par la première marche des indigènes de la
République !
On notera que la péroraison de cet appel fait grand cas des « massacres de
Sétif », mais en les évoquant de façon tout à fait abstraite, sans se soucier de
dénoncer ceux qui en ont donné l’ordre. À l’instar des philosophes qui
raisonnent par concepts et grandes entités, c’est « la République » qui est
mise en accusation. Mais, à lire les auteurs de ce manifeste, ce n’est pas un
crime qui est « révélé », mais seulement un de « ses paradoxes », c’est-à-dire
une constatation qui va à l’encontre d’une opinion généralement admise.

Une analyse du texte de cet appel

Le premier paragraphe, rédigé avec un certain panache (la suite du texte


sera de plus en plus dans le style des discours marxistes d’antan), énumère les
griefs que peuvent articuler les gens qui se sont institués les porte-parole de
tous ceux qu’ils désignent comme « les personnes issues des colonies
anciennes ou actuelles et de l’immigration post-coloniale ». C’est presque la
seule fois que l’adjectif post-colonial est utilisé. Il le sera de nouveau
seulement dans le paragraphe final.
Le titre (en italique gras) des trois paragraphes de la première page répète :
« La France a été un État colonial », « La France reste un État colonial »…
« Le traitement des populations issues de la colonisation prolonge sans s’y
réduire la politique coloniale. »
La deuxième page relève d’un autre registre, celui de la condamnation de
la « frange active du monde intellectuel, politique et médiatique français »
qui « tourne le dos aux combats progressistes dont elle se prévaut ». Il est fait
état d’« une offensive réactionnaire [qui] s’empare des cerveaux et
reconfigure la scène politique. […] Attribuer le monopole de l’imaginaire
colonial et raciste à la seule extrême droite est une imposture politique et
historique ». Ces passages paraissent être l’écho des diatribes que les
mouvements trotskistes lancent depuis des décennies et dans tous les registres
à l’encontre du parti communiste et contre les socialistes. « La “pensée”
bushienne » (qui n’a pourtant pas grand-chose à voir avec le système colonial
français) est invoquée pour mieux dénoncer la gauche française, qui n’a
pourtant pas ménagé ses critiques contre George W. Bush et sa guerre d’Irak.
Il est assez amusant de voir dénoncer en même temps « ceux qui tentent
d’opposer les Juifs aux Arabo-musulmans ».
La dernière page du texte en question est moins dans le genre trotskiste et
fait allusion aux souvenirs auxquels les communistes se réfèrent encore :
« Nous sommes les héritiers de ces Français qui ont résisté contre la barbarie
nazie. » Ensuite, par deux fois, Diên Biên Phu est invoqué. Curieusement, les
rédacteurs ont le besoin d’expliquer que « Diên Biên Phu n’est pas une
défaite » (de qui ?) sans doute par crainte que les « indigènes de la
République » ne comprennent pas tout à fait.

Une formule choc : les « indigènes de la République »

L’originalité majeure de cet appel est évidemment l’expression « indigènes


de la République » À noter qu’elle ne figure que dans le titre du texte en
question. Il n’est fait mention, en page 2, que de « la figure de “l’indigène”
[qui] continue à hanter l’action politique, administrative et judiciaire ».
Autant on peut aisément comprendre que cette « figure de l’indigène » relève
des souvenirs de ceux qui ont été « aux colonies », autant on peut se
demander de quelle façon « les populations des quartiers sont “indigénisées”,
reléguées aux marges de la société ». Indigéniser est une formule audacieuse.
Autant on peut comprendre que les immigrés venus en France qui faisaient
partie de la population indigène de leur pays, avant l’indépendance qui en a
fait des citoyens, évoquent encore leur ancien statut, autant on peut se
demander comment les « personnes issues de l’immigration post-coloniale »
et nées en France peuvent encore être des « indigènes » par l’effet de ce
processus d’« indigénisation ».
Il est vrai que, pour des personnes âgées d’origine algérienne, il y a le
souvenir du statut accordé à l’Algérie en 1947, qui donnait aux musulmans,
c’est-à-dire aux « indigènes », la citoyenneté française (ils étaient jusqu’alors
« sujets français », sans droit de vote), à ceci près qu’à l’Assemblée
algérienne (d’ailleurs sans grand pouvoir) le nombre des députés musulmans
du « second collège » était le même que celui du « premier collège », celui
des Européens, qui étaient pourtant dix fois moins nombreux que les
« indigènes ». C’est seulement en 1958 que ces deux collèges furent
supprimés et que l’égalité de principe fut proclamée, mais il était trop tard.
Toujours est-il que la formule « indigènes de la République » est une
invention commode puisqu’elle permet de désigner globalement des Arabes
et des Noirs, ces derniers entendant ne plus être passés sous silence dans
l’immigration post-coloniale (la fondation du CRAN date aussi de 2005,
quelques mois après le lancement des « indigènes de la République »).
Il est vrai que, dans les colonies, le terme d’indigène avait une forte
connotation péjorative puisqu’il était utilisé par les colons et les
fonctionnaires européens pour désigner l’énorme majorité de la population,
des hommes et des femmes sans droits politiques et en position d’infériorité
systématique par rapport aux Blancs. Mais, de nos jours, les prétendus
« indigènes de la République » en France ne forment qu’une minorité (10 %)
de la population et surtout, différence majeure avec la situation coloniale
française et britannique, ils ont en principe, pour la plupart d’entre eux, des
droits identiques à ceux de l’ensemble de la population : leurs familles
(même si elles ne sont pas de nationalité française) touchent des allocations
familiales et souvent le RMI, ce qui n’était certes pas le sort des indigènes
dans les colonies. Ces prétendus indigènes de la République, s’ils sont de
nationalité française, négligent souvent l’exercice de leurs droits politiques
qui sont les mêmes que ceux des autres autres citoyens français. Cependant, il
est tout à fait vrai que les descendants d’immigrés sont particulièrement
touchés par le chômage et que l’on peut parler de discrimination à leur
encontre, les émeutes des « grands ensembles » leur donnant une image
tumultueuse. Il n’en reste pas moins que ces « indigènes de la République »
sont une minorité : 10 % de la population française même s’ils sont très
majoritaires dans les « grands ensembles » où leurs parents ont été logés (et
non pas « relégués »).
À noter que le film de Rachid Bouchareb Indigènes, sorti en
septembre 2006, a connu un très grand succès populaire. Le prix de
l’interprétation masculine du festival de Cannes a été attribué aux quatre
principaux acteurs, tous des Maghrébins : Samy Naceri, Jamel Debbouze,
Rachdy Zem et Sami Bouajila, les deux premiers étant fort connus. Ce film,
considéré comme algérien mais financé à 70 % par le Maroc, rappelle le
courage des 130 000 soldats algériens et marocains qui, à partir de 1943, ont
joué un rôle très important dans la 1re armée française reconstituée après le
désastre de 1940 d’abord dans les très durs combats contre l’armée allemande
en Italie (Cassino) et dans ceux de Provence. Ce film fait une grande place in
fine à la terrible campagne d’Alsace de l’hiver 1944, en montrant la mort
héroïque de trois des quatre héros. Le mot « indigènes », devenu titre de
gloire, a d’ailleurs été utilisé pour dénoncer le scandale du montant dérisoire
des pensions pour les anciens combattants maghrébins et africains.
Le rôle des intellectuels de la troisième génération du post-colonial

Selon Jérémy Robine, qui les a rencontrés pour des entretiens, les premiers
instigateurs de « l’appel des indigènes de la République », organisateurs des
Assises de l’anticolonialisme post-colonial, sont Houria Bouteldja (une
trentaine d’années, née en France), professeur et militante féministe qui a
lancé l’expression, et Youssef Boussoumah (50 ans), professeur d’histoire-
géographie en collège , militant d’une organisation de soutien au peuple
palestinien. Il faut ajouter Saïd Bouamama, la cinquantaine, né en Algérie et
qui est sociologue à Lille où il fut l’un des organisateurs de la marche des
Beurs en 1983 avant de devenir l’un des adversaires de la loi interdisant le
port du voile islamique à l’école. Sans oublier Nicolas Qualander, 25 ans,
militant trotskiste (LCR) depuis l’âge de 15 ans, qui prépare une thèse de
sociologie sur la révolution iranienne. Enfin Karim Azouz, réfugié politique
tunisien, membre du Collectif des musulmans de France, et Pierre Travanian,
professeur de sociologie à Drancy (Jérémy Robine n’a pas pu rencontrer ces
deux derniers).
L’Appel des indigènes de la République a connu un grand
retentissement dans les milieux intellectuels et politiques qui ont été choqués.
À sa publication, en janvier 2005, il était signé par treize autres organisations
et une dizaine de personnes – professeurs, chercheurs, animateurs sociaux,
journalistes, médecins – « issues de l’immigration »…
Dix mois plus tard, l’Appel fut repris par trente-trois organisations et
2 500 personnes au profil semblable à celui des premiers signataires (Bac +
3 , Bac + 5 pour la plupart) et principalement d’origine algérienne. Mais le
Mouvement de l’immigration et des banlieues, qui, depuis des années, mène
ses actions essentiellement au niveau local, s’en est retiré, craignant d’être
manipulé au profit de la LCR par des discours généraux au niveau national,
comme ce fut le cas avec SOS Racisme. Cependant, le mouvement des
indigènes de la République, qui semble avoir été un peu pris de court par les
émeutes de novembre, est désormais implanté dans le paysage politique.
Houria Bouteldja, dans son entretien avec Jérémy Robine, élude un débat
théorique sur la fameuse phrase « Les populations des “quartiers” sont
indigénisées » et déclare simplement : « On nous traite comme autrefois on
traitait les indigènes. » Mais elle rejette, comme ses camarades, toute
politique d’intégration des personnes « issues des colonies anciennes ou
actuelles et de l’immigration post-coloniale ». Saïd Bouamama, à propos de
ces gens qui sont traités en France comme on traitait les indigènes aux
colonies, déclare : « Ce n’est pas le problème d’un passé qui ne passe pas,
c’est le problème d’un présent imprégné du passé. » Les animateurs des
indigènes de la République débattent du concept de « continuum colonial »
plus ou moins emprunté aux postcolonial studies américaines et qui
s’étendrait du passé au présent, depuis les colonies d’antan jusqu’à l’actuelle
République française.
Les animateurs des indigènes de la République se défendent de parler au
nom des « quartiers », bien qu’un certain nombre d’entre eux affirment y être
nés. Ils admettent qu’ils forment une « élite » en raison de leur réussite
scolaire et universitaire, une élite bloquée dans son mouvement d’ascension
sociale par les discriminations. Mais, comme le déclare Saïd Bouamama à
Jérémy Robine, « les mouvements indépendantistes ont été créés dans les
colonies par une petite bourgeoisie bloquée dans son ascension ». C’est
notamment le cas de jeunes chercheurs qui ont fait efforts et sacrifices
financiers durant plusieurs années pour mener à bien une thèse de doctorat,
qui l’ont soutenue devant un jury avec « mention très honorable », mais qui
n’ont toujours pas été nommés en université, faute de poste à pourvoir ou par
suite de l’élection d’un « candidat local ». Ils ne sont pas les seuls, mais eux
peuvent attribuer cette déception au fait qu’ils ne sont que des « indigènes ».
1 Cette crise, qui fut particulièrement grave en France, résulte du marasme des activités de
construction entre les deux guerres du fait de la crise démographique aggravée par les conséquences
de la guerre de 1914-1918, et aussi à cause de la politique de blocage du prix des loyers que
menèrent depuis 1914 tous les gouvernements (pour favoriser les emprunts d’État). En un temps de
forte montée des prix, cela eut pour effet d’arrêter la construction de logements locatifs et d’obliger
la main-d’œuvre du bâtiment à migrer vers d’autres secteurs d’activité. Celle-ci fera grandement
défaut aux lendemains de la guerre, malgré l’appel à des maçons italiens, portugais et à un degré
moindre algériens. La très grave crise du logement que connaît la France durant les Trente
Glorieuses s’explique par le fait qu’en 1945 plus de la moitié de la population vit encore à la
campagne et que les progrès économiques vont entraîner d’importantes migrations intérieures
concernant surtout les jeunes adultes : non seulement l’exode rural, mais aussi la migration des
habitants des petites villes et des villes moyennes vers les grandes villes où l’on n’avait guère bâti. À
partir de 1965, le nombre des jeunes ménages et leur demande de logement augmentent
brusquement : c’est la conséquence du baby-boom qui a commencé en 1943.
2 Dans le contexte des banlieues populaires de la plupart des villes françaises, telles qu’en parlent
les médias de façon plus ou moins péjorative, « les jeunes » (que je préfère mettre entre guillemets)
sont des groupes plus ou moins cohérents formés de garçons, âgés de 12 à… 25 ans (sinon plus, s’ils
sont encore célibataires) faiblement scolarisés ou sans emploi dont les ressources autres que
familiales ne sont pas claires et qui jouent un rôle important dans certains quartiers, notamment
jusqu’à une heure avancée de la nuit. Ils aiment parler avec un accent caractéristique.
chapitre 2

L’importance des représentations géopolitiques


dans la question post-coloniale
Il faut donc essayer de comprendre autrement que par l’énumération de
revendications somme toute modérées et raisonnables, ou bien par la
déception des jeunes chercheurs et de leurs familles, le pourquoi et le
comment de cette émeute de Clichy-sous-Bois. Comme bien d’autres
depuis vingt-cinq ans, elle a éclaté dans un « grand ensemble »
apparemment quelconque et a presque aussitôt été imitée dans les « grands
ensembles » voisins, puis dans presque tout l’archipel que forment en
France les « grands ensembles ». Avec leurs fortes particularités
architecturales et leurs caractéristiques démographiques et culturelles, leur
présence dans les espaces urbains est une donnée géographique qui a été
produite il y a quelques décennies. Elle est ensuite devenue une donnée
géopolitique majeure dans la question post-coloniale, dans la mesure où s’y
déroulent de plus en plus souvent des affrontements entre la police et des
groupes de « jeunes ». Ceux-ci ne sont pas « issus de l’immigration » en
général, mais sont ceux qui habitent dans la catégorie spéciale d’habitat
urbain que sont les « grands ensembles ». Chacun d’eux a sans doute ses
particularités, mais, par l’effet des médias et de nombreux articles à leur
sujet, les « jeunes » qui y vivent, outre leurs revendications communes, se
font de plus en plus à l’idée qu’ils ont un adversaire commun, la police avec
tout ce qu’elle représente.
Dans tout raisonnement géopolitique, il ne faut pas seulement tenir le
plus grand compte des caractéristiques objectives, matérielles, mesurables
des populations qui vivent sur le territoire où se livre une rivalité de
pouvoirs. Il faut aussi tenir compte des idées, des représentations que
chacun des groupes antagonistes (avec ses leaders) se fait, à tort ou à raison,
de la réalité : de ses droits sur ce territoire comme de ce qui lui paraît
important dans tout ce qui l’entoure, y compris au niveau mondial. Ces
représentations plus ou moins subjectives sont presque toujours
« produites » par ce que l’on peut appeler au sens le plus large des
intellectuels, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui réfléchissent, qui
discourent, bref qui produisent des idées nouvelles et en reproduisent
d’autres dont ils ne connaissent pas précisément l’histoire.
Les « jeunes » des « grands ensembles », qui sont pour la plupart de
nationalité française, puisque, tout comme leurs parents, ils sont nés en
France, s’étaient dénommés les Beurs pour noter – discrète provocation –
leur arabité. Mais cette appellation (que rejetaient d’ailleurs de plus en plus
ceux qui s’affirment culturellement berbères, kabyles) ne leur convient plus,
car « ça fait ringard », les médias l’ayant banalisée. Pour qu’un mouvement
de colère et même de rébellion se propage d’un « grand ensemble » à tout
l’archipel qu’ils forment en France, il faut une représentation géopolitique
globale – celle que formulent ou reproduisent ceux qui lisent et qui savent
parler –, une représentation qui puisse à leurs yeux expliquer et justifier la
rivalité de pouvoirs entre l’appareil de l’État français et ces « jeunes » issus
d’une immigration qui les a fait naître en France. Pour ceux-ci, la rivalité de
pouvoirs, même s’ils la formulent surtout par des injures contre les flics
(qu’ils appellent des « keufs »), se déroule sur un territoire précis, un
territoire qui est le leur et qu’ils veulent défendre, celui du « grand
ensemble » où ils sont nés et où ils vivent. Depuis quelque temps, une
représentation géopolitique beaucoup plus vaste que celui-là leur a été
transmise, celle que leur « grand ensemble » à eux, avec ses milliers de
logements, fait partie en vérité d’un ensemble bien plus vaste, celui que
forment tous les « grands ensembles » (plusieurs centaines) avec des
centaines de milliers, des millions de gens qui ont à peu près les mêmes
problèmes et dont les familles sont pour la plupart venues du Maghreb ou
d’Afrique.
Dans les familles qui ont un temps habité un « grand ensemble » et qui
l’ont quitté après être parvenues à se loger ailleurs, il y a de plus en plus
d’étudiants, d’enseignants, bref des personnes qui ont des préoccupations
intellectuelles, qui lisent beaucoup, qui discutent, qui écoutent la radio, qui
reproduisent des idées, qui en produisent de nouvelles et qui se soucient de
la place et de l’avenir des gens « issus de l’immigration » dans « le pays »
où ils se trouvent (pour ne pas dire au sein de la nation). Ces intellectuels,
en début de promotion familiale, qui sont conscients de leurs mérites,
constituent l’une des manifestations les plus positives de la question post-
coloniale. Mais ils expriment leurs insatisfactions et leurs inquiétudes par
une hostilité croissante à l’encontre du pays et de la société où
l’immigration de leurs grands-parents, il y a plusieurs décennies, les a fait
naître. La justification de cette hostilité se fonde sur des représentations
historiques qui, dans les milieux intellectuels, font de nos jours consensus
dans la mesure où celles-ci réprouvent la colonisation depuis que les
empires coloniaux ont disparu. Or, pour bien marquer leur différence, les
jeunes intellectuels « issus de l’immigration » proclament que le
colonialisme continue d’exister en France.

La diffusion de représentations accusatrices du colonialisme

Il est bien évident que l’Appel des indigènes de la République de


janvier 2005 n’est pas la cause première de la propagation des émeutes dix
mois plus tard. Ses promoteurs ne le prétendent aucunement. Mais cet appel
contribue indirectement, avec bien d’autres facteurs de changement, à
l’apparition de comportements et de discours nouveaux, cinquante ans après
les débuts de l’immigration post-coloniale, parmi les enseignants et
animateurs sociaux qui discutent avec les « jeunes » des « grands
ensembles » ou du moins avec un certain nombre d’entre eux.
Pour schématiser, on peut dire que, malgré les effets de l’« absentéisme
scolaire », un certain nombre de ces jeunes vont au collège et qu’ils
s’intéressent particulièrement, même de façon brouillonne et agressive, à ce
que disent les professeurs d’histoire-géographie sur la colonisation et la
traite des esclaves. En effet, depuis une dizaine d’années, les programmes
scolaires prescrivent qu’un certain nombre d’heures d’enseignement soient
consacrées à ces « problèmes » qui sont aussi de plus en plus présents dans
les manuels. Les enseignants en font d’autant plus état que cela les intéresse
personnellement et passionne les élèves. Il n’en reste pas moins que, dans
ces quartiers ou à proximité, la tâche des professeurs – qui sont désormais
de plus en plus des femmes – est encore plus difficile qu’ailleurs.
Un consensus de rejet de la colonisation depuis qu’elle a disparu

Tout cela est la conséquence du développement relativement récent du


vaste courant d’idées qui stigmatise la colonisation et entend faire le procès
du « colonialisme ». Les quelques tenta tives maladroites pour faire
admettre qu’il n’y eut pas que des atrocités dans les colonies et que tout n’y
fut pas constamment aussi épouvantable, suscitent de la part de certains
(nouveaux venus en la matière) un surcroît d’accusations indignées et de
publications vengeresses.
En France, depuis le xixe siècle, un nombre croissant d’intellectuels se
sont voués, non sans courage, à la défense du prolétariat, au point de s’en
faire de façon implicite les porte-parole. Ceux qui maîtrisaient le discours
marxiste affirmaient avoir la méthode scientifique qui faisait de leur parti
l’avant-garde de la classe ouvrière. Mais les déboires du communisme, la
réduction du nombre des ouvriers français, britanniques ou allemands et
leur remplacement par des travailleurs immigrés puis l’accroissement de
leurs familles et du nombre des personnes « issues de l’immigration » plus
ou moins sous-employées et vivant de diverses prestations sociales font
qu’un certain nombre d’intellectuels se sont voués – sans trop de risques – à
la défense de ce qu’ils considèrent comme le nouveau prolétariat venu des
pays du tiers-monde, des pays qui ont été exploités par le colonialisme, bref
le prolétariat de la mondialisation.
On sait que la circulation instantanée des capitaux et la mise en
concurrence systématique des travailleurs de tous les pays en voie
d’industrialisation font que cette mondialisation suscite, notamment chez
nous, une large inquiétude dans les milieux les plus divers. S’y ajoutent les
craintes que provoque la poussée des mouvements islamistes en réaction au
phénomène de modernisation mondialisée.
D’où le succès d’un grand nombre de livres qui font le procès de la
colonisation, tel le Livre noir du colonialisme xvie-xxie siècle : de
l’extermination à la repentance (2003), ouvrage collectif dirigé par Marc
Ferro et publié en livre de poche. Il est étonnant que, dans un ouvrage de
cette taille, à la suite d’articles fort documentés sur la conquête de l’Inde et
des Indes néerlandaises, le cas des colonies françaises soit si peu traité.
Rien sur l’Afrique noire, sinon un petit article de Marc Ferro sur des
« massacres » au Congo belge. Rien sur Samory. Rien sur la conquête du
Maroc et de la Tunisie. Quelques pages sur la conquête de l’Algérie. Rien
sur la conquête de l’Indochine mais un texte sur les pratiques coloniales en
Indochine. On énumère injustices, atrocités et massacres, mais, sous
prétexte sans doute que « c’est déjà connu », on néglige de faire savoir
pourquoi et comment se sont déroulées les conquêtes, surtout celles dont
l’histoire serait la plus utile aux Français, qu’ils soient « de souche » (sic)
ou « issus de l’immigration ».
Par ailleurs, une guerre des mémoires oppose à présent les intellectuels.
Les uns font de la Shoah un basculement radical dans l’histoire de
l’Humanité, les autres dénoncent un génocide encore plus grand, celui des
Noirs, du fait de la traite des esclaves. Cette polémique s’est envenimée
quand certains, à l’occasion du 500e anniversaire (en 1992) de la découverte
de l’Amérique par Christophe Colomb, se sont avisés que celui-ci était sans
doute juif et que nombre de trafiquants d’esclaves auraient été des Juifs qui
auraient joué ensuite un rôle majeur dans l’essor du capitalisme. En France,
aujourd’hui, de petits groupes de Noirs sont devenus presque ouvertement
et violemment antisémites.
Il est devenu très chic de citer l’audacieuse philosophe que fut Hannah
Arendt, à propos de son livre Les Origines du totalitarisme, en lui faisant
dire (comme le fait Marc Ferro dès la première page de son Livre noir du
colonialisme) que le communisme, le nazisme et le colonialisme sont la
même chose, ce qui est pour le moins expéditif et contraire au raisonnement
même d’Hannah Arendt. Celle-ci souligne en effet, dans le nazisme et le
communisme, l’importance capitale du parti unique réservé à des militants
triés sur le volet et dont l’appareil politique s’est progressivement doté de
pouvoirs considérables, et ce, dans tous les domaines : économique, social,
culturel… Dans les colonies, les Européens n’étaient pas encadrés par ce
genre de parti unique. Quant aux indigènes, ils n’étaient pas, quoi qu’on en
dise, soumis au totalitarisme tel que l’a défini Hannah Arendt, car ils
conservèrent leur religion, leur organisation tribale. Certes, au Mexique et
au Pérou, les Espagnols convertirent de force les Indiens au catholicisme,
du moins le petit nombre de ceux qui avaient survécu aux terribles
épidémies et qui furent ensuite surtout des métis d’Européens. Dans la
plupart des autres colonies, les indigènes, qui gardaient leur religion et leur
organisation « traditionnelle », étaient surveillés par la police et surtout par
leurs notables ralliés à la colonisation, mais il ne s’agissait absolument pas
de partis uniques. En revanche, ceux-ci se mirent en place dans certains
pays dès leur indépendance. Ce fut notamment le cas de l’Algérie où le
FLN fut le parti unique officiel de 1962 à 1988.
Peut-on penser que des idées du genre nazisme = communisme
= colonialisme ou colonialisme = génocide1 passent progressivement vers
une partie des « jeunes » des « grands ensembles » ? Oui, si l’on tient
compte du rôle des maisons des jeunes et de la culture où nombre
d’animateurs sociaux, pour une bonne part nés dans ces quartiers, ont en
charge, avec « Bac +3 », des associations et proposent diverses activités
culturelles. Il faut aussi tenir compte du rôle des enseignants « issus de
l’immigration ». Car nombre d’enfants et petits-enfants des immigrés
d’après la colonisation, garçons et filles, font de bonnes études et « s’en
sortent » malgré les difficultés ; grâce à leur réussite scolaire, ils deviennent
enseignants ou chercheurs. Tel est le cas notamment des instigateurs de
l’Appel des indigènes de la République, mouvement qu’ont rallié un grand
nombre d’enseignants. Par ailleurs, certains fils ou filles d’immigrés
maghrébins ou africains font même de belles carrières et se réunissent dans
un cercle dénommé Club du xxie siècle.

La « fracture coloniale »

Des historiens de gauche, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine


Lemaire, ont publié en 2005 La Fracture coloniale. La société française au
prisme de l’héritage colonial. Et ce livre a trouvé une large audience, et pas
seulement parmi les professeurs d’histoire-géographie particulièrement
intéressés par le courant d’idées qu’impulsent Blanchard et Bancel. Ceux-ci
affirment avec ardeur que les discriminations à l’encontre des personnes
« issues de l’immigration » sont dues au fait que la société française est
traversée par ce qu’ils appellent une « fracture coloniale » en dépit de
l’indépendance des colonies. Cette prétendue fracture coloniale résulterait
d’une profonde imprégnation colonialiste de la société française. Ce serait
le résultat de l’enseignement qui célébrait la possession d’un vaste empire
colonial, mais aussi des expositions coloniales qui, à Paris et dans les
grandes villes de province, eurent lieu en France de la fin du xix
e
siècle au
milieu du xxe.
Ces expositions attiraient un large public, et pour en montrer les fastes,
Bancel et Blanchard en ont publié les photographies officielles dans une
série d’albums abondamment illustrés. Mais on ne voit pas en quoi ces
fastes d’antan détermineraient la discrimination actuelle envers les enfants
d’immigrés lorsqu’ils cherchent du travail. Y contribuent bien davantage les
images des grandes émeutes de banlieue, telles qu’on peut en voir certains
aspects à la télévision.
« Fracture coloniale » a du succès, mais il s’agit en vérité d’une
métaphore illogique, car le terme même de fracture implique la cassure en
deux ou plusieurs morceaux d’un corps solide, compact, sous l’effet d’une
force extérieure. Or cette formule prétend s’appliquer à la société française,
pour dénoncer le fait que des personnes arrivées plus ou moins récemment
des colonies ne sont pas suffisamment intégrées : plutôt que de parler de
fracture, il vaudrait mieux dire que le « ciment » (républicain) n’a pas
encore pris. Mais Blanchard et Bancel sont fort discrets sur ce dans quoi
existe cette « fracture », c’est-à-dire sur la nation française. Je dirais que les
Français « issus de l’immigration » n’y sont pas encore bien intégrés.
Or certains théoriciens des problèmes d’immigration et des militants
d’extrême gauche ont dénoncé pendant toute une époque, et pour certains
encore aujourd’hui, les politiques d’assimilation ou seulement d’intégration
menées dans les pays d’accueil à l’intention des immigrés. Ceux-ci – était-il
proclamé – avaient « droit à la différence » et au respect de leur identité
culturelle. À l’époque, on n’osait pas dire que celle-ci aurait été totalement
respectée s’ils étaient restés dans leur pays. Mais à gauche on affirmait que
les pays capitalistes développés avaient de gros besoins de main-d’œuvre,
notamment dans des fonctions subalternes. Pour les remplir à bas coût, on
faisait donc venir des immigrés. Mais le chômage s’est installé et développé
dans de nombreux pays européens depuis 1975, et cela n’a guère freiné
l’immigration. Faute de pouvoir obtenir un visa, les hommes et les femmes
qui veulent à tout prix venir en Europe et notamment en Angleterre (parce
qu’ils savent un peu d’anglais) prennent de grands risques et paient très
cher des passeurs pour parvenir à leurs fins.
Dans les collèges et les lycées, nombre d’enseignants d’histoire-
géographie (et pas seulement des petits-enfants d’immigrés) reprennent
devant leurs élèves ce thème de la persistance du colonialisme en France et
de la « fracture colo niale », surtout si leurs classes comptent beaucoup de
jeunes « issus de l’immigration ».

L’écho de problèmes géopolitiques extérieurs aux banlieues

Pour comprendre les relations qui peuvent exister entre d’une part le
discours des « indigènes de la République » ou ce courant critique qui
dénonce la « fracture coloniale » et, d’autre part, les émeutes de « jeunes »
qui sont nées à la fin des années 1980, il faut aussi tenir compte de tout ce
que ceux-ci entendent à la radio et voient à la télévision : leurs parents ont
écouté avec attention les informations qui traitaient de la révolution
islamiste de Khomeyni (1979) puis de la guerre Irak-Iran, suivie par
l’invasion du Koweït (1990). Contrecoup lointain, la participation française
à la guerre du Golfe (1991) contre Saddam Hussein a provoqué dans les
grandes villes d’Algérie, de Tunisie et du Maroc d’énormes manifestations
contre les États-Unis et surtout contre la France, celle-ci étant plus
spécialement prise à partie. Depuis les indépendances, c’était au Maghreb
les premières manifestations antifrançaises, et celles-ci ont eu des
conséquences indirectes particulièrement graves en Algérie où une notable
partie de la population continue de parler le français (malgré l’arabisation
de l’enseignement trente ans auparavant). L’Algérie était alors en période de
changement démocratique, car le FLN avait dû abandonner en 1988 son
rôle de parti unique et accepter un processus électoral. Les manifestations
anti-impérialistes et antifrançaises ont fait le jeu des islamistes qui venaient
d’apparaître et elles ont torpillé la campagne de nouveaux partis,
démocratiques et francophiles, dont nombre des animateurs rentraient de
France où ils avaient vécu durant des années. Des volontaires algériens qui
étaient partis pour l’Afghanistan combattre l’invasion soviétique (1979-
1988) revenaient avec un grand prestige et ces « Afghans » islamistes
prétendaient prendre le commandement de l’armée algérienne pour en faire
une armée islamique.
La guerre civile en Algérie

En 1991, pour empêcher que les islamistes accèdent au pouvoir après


leurs succès électoraux, les généraux qui depuis des années exerçaient le
pouvoir sous couvert du FLN décrètent l’interruption sine die du processus
électoral (avec l’approbation des médias français et des démocrates
algériens vivant en France).
C’est le point de départ de la terrible guerre civile qui va, durant près de
huit ans (1992-2000), déchirer le pays : aux atrocités perpétrées par les
islamistes pour épouvanter la population, en particulier les intellectuels
francophones, répondent les atrocités des militaires, notamment des forces
spéciales, pour épouvanter la population arabophone afin de l’empêcher de
soutenir les maquis islamistes. De nombreux Algériens francophones
(souvent hostiles au gouvernement) tentent, pour échapper aux tueurs
islamistes (ou à des provocateurs payés par la Sécurité militaire), de venir
en France, mais Paris refuse un visa à beaucoup d’entre eux tout en
soutenant discrètement les généraux algériens. Dans les années 1990, les
islamistes répliquent par plusieurs attentats à Paris.
Tous ces événements géopolitiques remuent profondément les Algériens
qui vivent en France et qui sont pour la plupart tout à la fois des opposants
au gouvernement d’Alger et hostiles aux islamistes. De ces événements
compliqués, les « jeunes » d’aujourd’hui entendent parler et les interprètent
de façon plus ou moins simpliste. Leurs pères – surtout s’ils sont kabyles –
ne sont pas du tout favorables aux thèses islamistes, mais les fils partagent
le point de vue des islamistes, qui accusent les francophones d’être les
successeurs des Français et les militaires algériens de se comporter comme
l’armée française. Cette guerre civile s’est terminée dans l’ambiguïté, le
président Bouteflika ayant finalement accordé une amnistie aux
combattants islamistes.
Et puis il y a eu les attentats du 11 septembre 2001 contre les États-Unis
que « tout le monde déteste » (sic). Les « jeunes des quartiers » ont d’abord
été fiers que ce fait d’armes extraordinaire ait été accompli par des Arabes,
avant de reprendre la thèse antisémite répandue sous le manteau selon
laquelle ces attentats auraient été secrètement montés par les Juifs pour faire
accuser les Arabes et justifier l’attaque américaine sur l’Afghanistan et
l’Irak.

Les islamistes et le « choc des civilisations »

Il faut évidemment tenir compte de la diffusion de la formule « choc des


civilisations » d’après le titre du livre de Samuel Huntington (1996). Cette
idée a suscité de multiples critiques en Europe occidentale, en France, mais
aussi aux États-Unis. En effet, au lendemain de la première guerre du Golfe
(1991), alors qu’il fallait faire chasser l’armée de Saddam Hussein du
Koweït par une coalition qui comptait, outre les Américains, des Anglais,
des Français et de nombreux contingents arabes (Égypte, Syrie, Arabie,
pays du Golfe), il parut à la Maison-Blanche tout à fait inopportun
d’évoquer un choc irrémédiable entre le monde occidental et le monde
musulman. En revanche, les islamistes virent dans ce titre la confirmation
de leur thèse selon laquelle le monde judéo-chrétien était décidé à détruire
le monde musulman après avoir tenté de le subvertir en corrompant les
femmes musulmanes par son « libéralisme ».
Les mouvements d’extrême droite ont eu tôt fait d’imputer aux réseaux
islamistes les grandes émeutes de novembre 2005, mais la police n’a fourni
aucun indice de leur rôle dans cette affaire. Ils auraient même été surpris par
l’ampleur du phéno mène, mais il n’en sera peut-être pas de même dans
l’avenir. Dans les « grands ensembles », le nombre de musulmans est élevé
et, surtout, les « jeunes » y ont des aspirations révolutionnaires. Or les
militants islamistes s’affirment comme des révolutionnaires.
L’image que les médias occidentaux donnent de l’islamisme est celle
d’un grand mouvement réactionnaire qui rejette des pratiques occidentales
plus ou moins perverses auxquelles les musulmans se sont pourtant laissé
aller depuis des décennies, qu’il s’agisse de musique, de cinéma,
d’habillement, d’éducation… Les islamistes prennent – disent-ils – au pied
de la lettre, au sens premier et scientifique, le mot révolution qui plaît tant
aux Occidentaux, ce mot signifiant d’abord le retour périodique d’un astre
en un point de son orbitre ou d’un phénomène à son point de départ. C’est
en ce sens que les philosophes européens des Lumières l’ont compris pour
rejeter monarchie et aristocratie et en revenir aux vertus démocratiques de
la cité grecque ou de la République romaine. Il faut qu’il en soit ainsi pour
le monde musulman, disent les islamistes – surtout ceux qui se proclament
salafistes (de salaf, prédécesseur, ancêtre) et qui sont très influents. Il faut
que l’islam revienne au temps de sa première splendeur, lorsque l’Europe
était en plein déclin après la chute de l’Empire romain.
Certes, de tels discours retiennent l’attention des jeunes musulmans des
banlieues françaises qui, dans le marasme où ils se trouvent, se demandent
ce qu’ils sont vraiment. Mais il n’est pas évident – et c’est un euphémisme
– qu’ils veuillent se conformer aux règles islamiques. Ils ne boivent guère
d’alcool, mais du Coca, et la cantine scolaire s’abstient de leur servir du
jambon. Ils jeûnent au ramadan, d’autant que le soir les repas de fête
réunissent la famille. Mais leur costume (mis à part le capuchon sur la
casquette) et surtout leurs goûts musicaux et celui des films américains sont
réprouvés par les islamistes. Ceux-ci condamnent la drague et plus encore
les filles dont la tenue vestimentaire ne dissuade pas toute approche
masculine, et la cuisine autre que celle qu’ont préparée les familles. C’est
d’ailleurs à propos des jeunes filles que les « jeunes » sont en contradiction
avec les préceptes islamiques : s’ils cherchent à draguer des non-
musulmanes ou même des musulmanes qui ne sont pas de leur propre
famille, en revanche, à l’égard de leurs propres sœurs ils prétendent
appliquer avec rigueur les principes islamiques. Les polémiques quant à
l’interdiction du voile à l’école datent de 1990 et elles se sont bientôt
calmées, mais elles réapparaissent périodiquement, en diverses occasions,
notamment depuis peu avec l’apparition en France du voile intégral, burqua
et niqab.
Pour les grandes organisations islamistes qui sur le plan international se
soucient du devenir de l’umma, de la communauté islamique mondiale – un
milliard et demi de fidèles –, l’évolution des quelque 20 millions de
musulmans qui vivent désormais en Europe occidentale pose un problème
grave. Selon les principes coraniques, ils n’avaient pas le droit de s’installer
et de fonder une famille dans un pays non musulman. Mais ils y sont en
position minoritaire, et dans ces sociétés non musulmanes les femmes ne
peuvent être qu’incitées par le climat culturel général à s’écarter des
principes coraniques. Aussi l’évolution de ces minorités musulmanes doit-
elle être surveillée, en veillant à ce qu’elles restent groupées, pour que leurs
membres se surveillent mutuellement et pour réduire les contacts avec
l’ensemble des non-musulmans.
En fait, l’idée du « choc des civilisations », qui plaît aux islamistes, met
en porte-à-faux tous les musulmans qui vivent en France, car ils (et plus
encore les femmes) savent bien qu’ils ne retourneront pas vivre sous les lois
de l’islam dans un pays musulman. Et d’ici que la France devienne un pays
musulman… À moins – et c’est ce à quoi aspirent les islamistes – que
certains quartiers, certains « grands ensembles » deviennent des enclaves
musulmanes, comme on trouve certains cas en Angleterre, où s’applique
déjà la charia en fait sinon en droit (les autorités administratives fermant les
yeux).

Israël presenté comme la preuve que le colonialisme n’a pas


disparu

Le sentiment qu’il faut « soutenir le peuple palestinien contre les Juifs »


est de nos jours unanimement diffusé dans les banlieues. C’est pour
beaucoup de « jeunes » une façon d’affirmer leur arabité. On peut penser
que leur comportement dans les rapports conflictuels avec la police
française s’explique dans une grande mesure par une référence implicite au
problème palestinien, question éminemment géopolitique apparemment
simple, manichéenne et au retentissement mondial. L’image médiatique des
jeunes Palestiniens menant l’Intifada contre la police israélienne fut en effet
très forte. On peut dire sans exagération qu’en France, depuis le début des
années 1990, une notable partie des « jeunes » de banlieue se comporte
dans leurs émeutes face à la police française comme s’ils étaient de jeunes
Palestiniens menant la « guerre des pierres » qui a éclaté fin 1987. Que les
« jeunes » des banlieues françaises aient ce genre de représentation, même
s’ils ne se réfèrent pas tout le temps aux Palestiniens, peut sembler très
juvénile, mais cette attitude est de plus en plus en phase avec l’opinion
générale.
En effet, l’existence même de l’État d’Israël, avec les soutiens qu’il
reçoit des États-Unis et plus encore avec la multiplication depuis 1967 des
« colonies » en territoire palestinien, est de plus en plus considérée par un
grand nombre de gens et notamment par beaucoup de militants et
d’intellectuels d’extrême gauche comme la preuve du caractère fallacieux
de l’idée selon laquelle les empires coloniaux d’outre-mer auraient tous
disparu.
Israël, qui n’a qu’un très petit territoire – la Cisjordanie qu’il occupe est
encore plus petite –, ne peut pourtant pas être considéré comme un empire
colonial ! Cependant, on affirme fréquemment que le sionisme est le plus
solide fer de lance de l’impérialisme américain pour protéger ses intérêts
pétroliers au Moyen-Orient. Un antisémitisme d’extrême gauche est en train
de se développer, et pas seulement parmi les « jeunes » de banlieue, encore
que ceux-ci y contribuent pour une grande part. Une action massive et
particulièrement violente menée en Cisjordanie par l’armée israélienne
pourrait déclencher des événements dramatiques dans les banlieues
françaises. La question palestinienne intéresse maintenant la politique
intérieure française, en raison du nombre de musulmans et de Juifs qui
vivent dans notre pays. C’est pourquoi il me paraît nécessaire de consacrer
quelques pages dans ce livre à la question du sionisme et au développement
d’un colonialisme israélien.

Le sionisme, à ses débuts, ne fut pas une conquête coloniale

Le sionisme, dans la plupart des milieux, est systématiquement assimilé


au colonialisme, alors qu’à la différence de ceux qui menèrent les vraies
conquêtes coloniales, les militants sionistes, venus de divers pays
européens, n’avaient l’appui d’aucun appareil d’État et étaient en rupture
avec les rabbins.
On ignore (ou l’on néglige) le plus souvent dans les milieux intellectuels
le fait que l’implantation à la fin du xixe siècle des premières « colonies »
sionistes dans la très petite plaine côtière de Palestine avec l’accord de
l’Empire ottoman n’avait pas grand-chose à voir avec une conquête
coloniale. Le terme de colonie était alors employé dans son sens
étymologique tout à la fois agricole et démographique : colere, mettre en
culture, implanter une population. Les militants sionistes que ne soutenait
aucun appareil d’État achetèrent peu à peu des terres aux grandes familles
arabes qui disposaient des droits de propriété. Mais, hormis le littoral, cette
plaine plus ou moins marécageuse était alors quasiment vide, à cause du
paludisme. Les populations arabes étaient installées depuis des siècles au-
dessus de la plaine sur les plateaux voisins de Cisjordanie, comme l’ont
dénommée les Anglais vers 1920. Après la Première Guerre mondiale, la
rapide croissance démographique de la population palestinienne et
l’accroissement du nombre des « colonies » juives firent que la plaine
désormais assainie devint un enjeu géopolitique entre les populations. Les
autorités britanniques, qui s’étaient établies en Palestine par mandat de la
Société des Nations (SDN) après la disparition de l’Empire ottoman,
s’opposèrent par tous les moyens à la continuation de l’immigration juive,
pour éviter d’avoir davantage de problèmes avec les Arabes, et leurs
relations avec les groupes sionistes devinrent exécrables après la Seconde
Guerre mondiale.
En 1948, lors de la première guerre israélo-arabe, les Juifs, malgré leur
vaillance, auraient pu être balayés par l’offensive des armées arabes, mais
celles-ci, constituées depuis l’indépendance de la Syrie, du Liban, de la
Jordanie, de l’Égypte, de l’Irak, firent la preuve de l’inexpérience de leurs
officiers nouvellement promus. Aucune coordination n’avait été établie
entre leurs commandements. Il faut aussi tenir compte du fait que les
combattants juifs étaient résolus au sacrifice suprême et que certains d’entre
eux étaient des rescapés de la Shoah. Les soldats arabes n’avaient pas les
mêmes motivations pour une aussi grande détermination.
Tiré d’affaire de justesse, l’État d’Israël se constitua alors dans la plaine
côtière d’où la plupart des Palestiniens avaient été chassés durant les
combats, à l’exception des chrétiens de la région de Nazareth. Cette plaine
n’est certes pas la Terre que Dieu aurait « promise » aux Hébreux. Celle-ci
correspond historiquement aux plateaux où se trouve Jérusalem, mais des
Arabes y vivent depuis des siècles. À l’époque, cela n’importait pas
tellement aux sionistes, car ils étaient surtout des laïques (sinon des athées)
que réprouvaient les rabbins.

Le « miracle » de la guerre des Six-Jours et le réveil géopolitique des


rabbins

Il n’est pas inutile, pour en arriver à ce que sera quarante ans plus tard
l’Intifada et à ses échos dans les banlieues françaises, de se rappeler la suite
du conflit israélo-arabe. En 1967, Nasser et les autres chefs d’État arabes du
Proche-Orient décident de lancer, avec le matériel de guerre fourni par
l’URSS, une offensive concertée contre Israël. Mais ces préparatifs sont pris
de court en juin 1967 par Tsahal, l’armée israélienne. Celle-ci ouvre
brusquement les hostilités et attaque successivement l’Égypte puis la Syrie,
et remporte la fameuse victoire de la « guerre des Six-Jours » avec l’aide
des États-Unis (avec leur VIe flotte en Méditerranée). L’armée israélienne
prend Jérusalem et occupe les plateaux de Cisjordanie (à l’ouest de la vallée
du Jourdain) où se trouve la plus grande partie de la population
palestinienne. Le gouvernement israélien affirme qu’il n’est pas question
pour lui d’annexer ces « territoires occupés » et promet à l’ONU qu’il les
rendra aux États arabes en échange d’un traité de paix et de la
reconnaissance par ceux-ci de l’État d’Israël. Cela prendra du temps, et
seules accepteront cette clause l’Égypte – qui récupère la péninsule du Sinaï
qu’Israël occupait depuis 1956 –, puis la Jordanie – qui renonce à la
Cisjordanie au profit d’un futur État palestinien.
Mais les Juifs religieux, qui jusqu’alors ont boudé ou même condamné le
sionisme, voient dans la victoire de 1967 un signe divin. Pour hâter la venue
du Messie (c’est ce que croient aussi nombre de chrétiens évangéliques
américains), ils décident de réoccuper petit à petit la terre promise par Dieu
à Israël, c’est-à-dire les plateaux où vivent les Palestiniens. Malgré la répro
bation des Européens et des Américains, ils entreprennent d’en chasser
progressivement les Palestiniens. Le gouvernement israélien (qu’il soit de
gauche ou de droite) laisse faire ce grignotage, car il a besoin du vote des
petits partis religieux au Parlement.

L’Intifada puis les islamistes contre un colonialisme imposé par les rabbins

Les organisations palestiniennes, basées dans les pays voisins et


regroupées théoriquement dans l’Organisation de libération de la Palestine
(OLP), ne parvenant pas depuis l’extérieur à imposer un changement de
politique au gouvernement israélien, une nouvelle stratégie est lancée par le
Fatah (dirigé par Yasser Arafat), celle d’un soulèvement à l’intérieur des
« territoires occupés ». L’armée israélienne ayant largement les moyens de
l’écraser, ce fut une insurrection sans armes à feu, « la guerre des pierres »,
menée par des jeunes et même par des enfants. Cette « guerre des pierres »
fut lancée en 1987 pour harceler la police israélienne, qui répliqua à coups
de bâton, n’hésitant pas à briser des bras, des tibias ou même des crânes.
Les chaînes de télévision ne manquèrent pas de filmer les violentes
échauffourées qui se répétèrent durant des mois, ce qui provoqua un
embarras croissant dans l’opinion israélienne et la réprobation des opinions
européenne et américaine qui pourtant soutenaient Israël. Le gouvernement
israélien accepta, par l’entremise de la Norvège, des négociations secrètes
avec l’OLP et Yasser Arafat. Celles-ci aboutirent aux accords d’Oslo en
août 1993. La « guerre des pierres » menée pendant près de six ans par de
jeunes Palestiniens aboutissait à une première victoire : Israël reconnaissait
une autorité palestinienne sous la présidence de Yasser Arafat, qui se vit
attribuer une capitale (Ramallah) et l’administration d’une partie des
territoires occupés. Le prix Nobel de la paix lui fut attribué ainsi qu’au
Premier ministre israélien, Yitzhak Rabin, et au ministre des Affaires
étrangères, Shimon Peres.
Hélas ! Rabin fut assassiné en 1995 par un Juif religieux, la droite refusa
ces accords, et le Hamas, le parti islamiste palestinien, lança une campagne
d’attentats terroristes en Israël. En septembre 2000 éclata une seconde
Intifada où durant des semaines on fit de part et d’autre usage des armes.
Les négociations furent en fait bloquées, ce qui n’empêcha pas les Juifs
religieux (pour beaucoup venus de France ou des États-Unis) de continuer,
malgré la réprobation internationale, à implanter de nouvelles « colonies »
en territoire palestinien. Du 29 décembre 2008 au 18 janvier 2009, l’armée
israélienne a lancé une grande opération de guerre avec l’aviation et les
chars sur la bande de Gaza (évacuée en septembre 2005) où les Palestiniens
islamistes du Hamas avaient pris le pouvoir et d’où ils lançaient des fusées
de petite taille sur le territoire israélien. Cette guerre de Gaza a suscité une
grande émotion internationale et on a pu craindre qu’elle ne provoque de
graves tensions en France où vivent concentrés dans les villes un grand
nombre de musulmans.

Le danger d’un vaste mouvement antisémite en France


Israël, qui est un État-nation démocratique et dont l’origine, je le répète,
n’est guère coloniale, se comporte donc de façon de plus en plus
colonialiste à l’égard des Palestiniens. Certes, des nations démocratiques,
telles l’Angleterre et la France, laissèrent certains des leurs, avec l’appui
des appareils d’État, développer au-delà des mers des entreprises
colonialistes. Dans le cas de la France, la nation se laissa mobiliser pour les
maintenir par la force, sous prétexte, en Algérie, de défendre son territoire.
Mais c’était outre-mer et en d’autres temps. Les « colonialistes » israéliens,
qui sont aussi une minorité d’autant plus agissante qu’elle est portée par une
foi religieuse, opèrent en continuité territoriale et à une époque où toute
colonisation est stigmatisée.
Pour en revenir aux banlieues françaises, on peut se demander si le
spectacle très médiatisé de l’Intifada n’expliquerait pas dans une certaine
mesure le grand changement qu’a été la propagation, en novembre 2005,
des émeutes à la plupart des « grands ensembles » français. Depuis 2005,
d’autres émeutes, isolées, se sont produites, par exemple à Villiers-le-Bel en
2007, mais elles ont été nettement plus dures que les précédentes. On a pu
constater la mise en œuvre de véritables stratégies de « guérilla urbaine » ;
de plus en plus souvent, sans qu’une émeute ait éclaté, des policiers, des
CRS et même des pompiers sont attirés de nuit dans des guets-apens. Ces
hommes doivent prendre garde aux gros projectiles qu’on peut leur jeter du
haut des immeubles ; non seulement des boulons sont lancés avec des
frondes et le jet de cocktails Molotov est devenu classique, mais des armes
de guerre commencent à être utilisées.
On peut voir apparaître, sur Internet, une argumentation plus globale pour
justifier les attaques contre la police. Celle-ci est dénoncée non seulement
comme raciste, mais comme l’outil d’un État jugé toujours colonialiste qui
serait l’allié du « fascisme israélien ». Certes, les relations entre la France et
l’État d’Israël sont anciennes (la première a autrefois fourni à celui-ci les
premiers Mirage chasseurs-bombardiers, les fameuses vedettes lance-
missiles et les premiers équipements nucléaires). Six cent mille Juifs vivent
en France et ils forment la plus importante communauté juive en Europe
occidentale, alors que c’est en France que se trouve aussi la plus forte
communauté musulmane. Les Juifs tiennent, on le sait, un rôle actif dans les
milieux culturels et le monde des affaires. Les dirigeants politiques de
droite ou de gauche veulent que la France soit pardonnée par les Juifs des
très graves mesures antisémites que le gouvernement de Vichy a prises dès
1940. Jacques Chirac a reconnu la responsabilité de la France dans la
Shoah. Une loi a été votée pour réprimer le négationnisme. Ces propos et
ces mesures sont considérés de façon positive par la grande majorité des
Français, mais, pour nombre de pro-palestiniens radicaux, ils sont la preuve
de la collusion de la France avec les organisations juives extrémistes.
Pourtant, le gouvernement français condamne de plus en plus nettement la
« colonisation » des territoires palestiniens. Les « jeunes » de banlieue
croient, comme l’extrême droite, que la France est en fait dirigée par les
Juifs.
Rejouer l’Intifada dans des banlieues françaises n’est-il qu’une sorte de
mode, une façon de manifester en faveur des Palestiniens ? Ou cela ne peut-
il pas devenir un mouvement d’ensemble en vue d’imposer des
changements beaucoup plus vastes ? Certains l’espèrent, qu’ils soient
d’extrême gauche, d’extrême droite ou islamistes.

Des jeunes qui se demandent pourquoi ils sont nés en France

Il faut évidemment prendre en compte les différences géopolitiques


fondamentales entre les « jeunes » des banlieues françaises et les jeunes
Palestiniens. Ceux qu’encadre plus ou moins l’OLP forment la base de
toute une nation opprimée et consciente d’elle-même. Malgré l’absence
d’un appareil politique solide, ils opèrent en permanence sur l’ensemble
d’un territoire dont une des caractéristiques est d’être très exigu. En France,
la prétendue Intifada des « jeunes » de banlieue est menée épisodiquement
dans des quartiers relativement clos et disséminés en périphérie des villes
sur un vaste territoire, la France. Ce mouvement des banlieues populaires, si
tant est qu’il se constitue comme tel, est le fait de minorités assez diverses,
chacune d’elles étant de surcroît dispersée en de multiples lieux plus ou
moins éloignés les uns des autres.
Ceux qui sont nés en France ont certes une carte d’identité française
(privilège très envié par ceux qui ne l’ont pas), mais beaucoup ne se croient
guère français et se demandent quelle est leur vraie identité. La plupart ne
savent que quelques mots d’arabe et ne pratiquent guère les rites de l’islam,
mais, on l’a vu, ils font tous le ramadan, car, après le jeûne, c’est une fête
familiale. Ils sont rarement allés dans le pays de leurs grands-parents à
l’occasion de vacances, mais s’ils y vont ils s’y sentent « dépaysés » et
somme toute mal vus par ceux qui y sont restés. Avant la guerre civile, de
jeunes Algériens de France, qui, du fait d’accords entre les gouvernements
de Paris et d’Alger, avaient décidé d’aller faire leur service militaire en
Algérie (car ils ne voulaient pas servir dans l’armée française), en sont
revenus traumatisés.
Depuis quelques années se multiplient les propos publics qui non
seulement dénoncent la France pour son prétendu colonialisme persistant,
mais la traitent de façon parfois ordurière : il n’est que de prêter attention à
ce que débitent nombre de chanteurs de rap. Certes, il y a eu la
manifestation en 1998 d’une sorte d’unité nationale « black, blanc, beur »
après la victoire de l’équipe de France à la Coupe du Monde de football et
l’énorme popularité de Zidane, né à Marseille dans une famille algérienne.
Depuis, beaucoup de « jeunes des banlieues » semblent avoir pris l’habitude
de siffler La Marseillaise dans les stades : ce fut d’abord à l’occasion d’un
match amical France-Algérie, mais cette pratique, qui scandalise nombre de
Français, tend à se répéter même quand l’équipe d’Algérie n’est pas en jeu.
Tout cela n’existait pas avant que dans les « grands ensembles » se
succèdent les émeutes des « jeunes » de la troisième génération issue de
l’immigration. À la différence de leurs pères et plus encore de leurs grands-
pères, ils ont écouté les professeurs au collège et au lycée faire des cours
d’histoire sur le colonialisme et la traite des esclaves, la décolonisation et
même la guerre d’Algérie, ce qui provoque évidemment des polémiques et
des discussions après les cours. Arrivent aussi dans les centres culturels et
aussi sur Internet le discours des « indigènes de la République ». Puisqu’on
y affirme que la France est un État toujours colonialiste, ceux qui affrontent
aujourd’hui de temps à autre sa police pensent qu’ils font comme leurs
grands-parents qui ont lutté contre le colonialisme avant de venir en
France…

Pourquoi les grands-pères sont-ils venus vivre en France ?


C’est une question que l’on ne pose guère aux spécialistes de
l’immigration, et, de façon générale, les réponses seraient : le chômage, les
désillusions… Si l’on pose précisément la question à des « jeunes » de
banlieue à propos de leur propre grand-père, personne ne sait que dire, car
la plupart des grands-pères n’ont rien dit (ou ne peuvent plus rien dire) et le
fils n’en sait pas davantage. Ce que disent maintenant les « jeunes » pour
expliquer leur naissance en France, c’est que leurs grands-parents y ont été
amenés de force pour fournir une main-d’œuvre bon marché. Mais cette
explication ne s’accorde guère avec la persistance du chômage depuis plus
de trente ans, et ces gens soi-disant amenés de force auraient pu ensuite
repartir « au pays ».
Les « jeunes » d’origine africaine invoquent quant à eux la traite des
esclaves. Cet argument est repris par d’autres dont les familles viennent des
Antilles et qui répètent le discours de militants anticolonialistes pour qui les
Antillais qui se trouvent en France ont aussi été « déportés » en métropole ;
allusion au Bumidom (Bureau des migrations d’outre-mer) qui, dans les
années 1950, par suite de la très forte croissance démographique des DOM,
a organisé la venue en métropole de Martiniquais et de Guadeloupéens, puis
de Réunionnais. « Déportation » ? On leur réserva nombre d’emplois de
fonc tionnaires dans diverses administrations (hôpitaux, PTT, police) en
leur payant tous les deux ans ainsi qu’à leur famille le voyage en avion vers
leur île natale.
Le problème des causes de l’immigration post-coloniale se pose en de
tout autres termes quant à ses débuts pour les Algériens venus en France
peu après l’indépendance de l’Algérie, au lendemain d’une terrible guerre.
Pourquoi ce choix, alors que nombre d’entre eux venaient de combattre
courageusement l’armée française ? Nous sommes là au point de départ du
paradoxe de l’immigration post-coloniale en France, car ces Algériens ont
ensuite été suivis par beaucoup d’autres, puis par des Marocains et des
Tunisiens… Il ne suffit pas de savoir comment ces combattants algériens
ont pu rester en France en profitant des lois d’amnistie. Il faut surtout savoir
pourquoi ils ont quitté l’Algérie alors qu’ils venaient de jouer un grand rôle
dans sa libération.
Déni du passé colonial ou déni des causes de l’exode post-colonial ?

Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, quand ils affirment l’existence d’une


« fracture coloniale » entre les Français, expliquent celle-ci par le fait qu’en
France on pratique de multiples façons le « déni » du passé colonial : on
évite d’en parler. Pourtant, dans la masse des écrits qui stigmatisent la
colonisation, ces deux historiens ne sont pas les seuls. Il est vrai qu’ils
soulignent ses effets en France, et non pas surtout outre-mer.
Animé d’une préoccupation assez différente, l’un des animateurs de
l’appel des indigènes de la République, Nicolas Qualander, déclare à
Jérémy Robine : « Le but de l’Appel des indigènes se décline sur trois ou
quatre plans : le premier c’est la question de la mémoire, le problème du
passé qui ne passe pas. » Il ne croit pas si bien dire, car le « problème »
n’est pas seulement « la reconnaissance des crimes coloniaux vis-à-vis de
toutes les populations issues de l’immigration ». Cela est certes nécessaire
non pas globalement et de façon métaphysique, mais pour analyser de façon
précise l’histoire de chacun de ces crimes, et surtout en termes
géopolitiques, puisqu’il s’est agi de rivalités de pouvoirs.
D’un point de vue géopolitique, la « question de la mémoire », c’est
d’abord de comprendre pourquoi ces Algériens patriotes et courageux ont
quitté leur pays au lendemain de l’indépendance, pour venir dans celui de
leurs oppresseurs. Comment expliquer ce paradoxe géopolitique qui fait que
les enfants de combattants algériens ont ensuite eu la même nationalité que
les colonialistes les plus acharnés au maintien de l’Algérie française et
qu’ils parlent désormais la même langue ?
Tout à leur démonstration de la « fracture coloniale », Pascal Blanchard,
Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire estiment que le passé colonial fait
l’objet d’un véritable « déni ». Ils pensent que ce serait par honte que les
citoyens français évitent de parler du colonialisme et de ses horreurs. Le
Livre noir du colonialisme est pourtant un succès de librairie et les ouvrages
de gauche et d’extrême gauche qui stigmatisent la colonisation sont de plus
en plus nombreux. En fait, les Français ne s’étaient plus occupés de la
question coloniale dès qu’ils en avaient été débarrassés avec l’indépendance
de l’Algérie. Ils s’en soucient de nouveau, mais de façon interne, à cause
des émeutes de certaines banlieues.
Il en serait allé tout autrement si s’était développé en France un
mouvement (comme ce fut le cas en Italie de l’irrédentisme après la
Première Guerre mondiale) réclamant « l’Algérie française », malgré les
accords officiels, comme ce fut le cas pour l’Alsace-Lorraine durant
quarante ans après son annexion par l’Allemagne.
Blanchard et Bancel ont raison de dire qu’on a longtemps négligé en
France l’histoire coloniale lorsqu’elle ne pouvait plus être traitée en termes
de fierté patriotique. Mais, depuis quelques années, se multiplient les
ouvrages qui traitent de la colonisation le plus souvent sous forme
d’anthologies de récits d’abominations coloniales ou de dictionnaires pour
en rappeler les pratiques, les difficultés ou les grands noms. Il ne s’agit
guère d’analyses de l’évolution des rapports de force géopolitiques depuis
le déroulement des conquêtes jusqu’aux situations post-coloniales.
Aujourd’hui, le besoin d’expliquer les contradictions de la situation post-
coloniale oblige à se soucier de façon précise des guerres d’indépendance
et, bien plus en amont, du déroulement des conquêtes en tenant compte de
la complexité des rapports géopolitiques.

Pourquoi des patriotes algériens sont-ils venus vivre en France dès 1963 ?

Revenons-en à la venue paradoxale en France dès 1963 d’un certain


nombre de ceux qui avaient le plus combattu pour l’indépendance de leur
patrie. La plupart d’entre eux n’ont guère parlé ni surtout expliqué les
raisons de l’exil vers la puissance adverse. Leurs amis français – car ils en
avaient – n’ont alors pas trop cherché, semble-t-il, à faire connaître ce qui
se passait en Algérie, par crainte, dans une conjoncture encore incertaine,
d’affaiblir un mouvement national qu’ils s’étaient évertués à présenter
comme unanime. Par la suite, ils firent part de certains témoignages fort
désagréables pour le gouvernement algérien, mais le gouvernement
français, comme la gauche française, ne tenait pas à mettre en cause le
nouveau pouvoir algérien, pour éviter qu’il ne dénonce – comme il en
faisait périodiquement la menace – les innombrables crimes de guerre de
l’armée française.
C’était l’époque où Le Monde, journal qui le premier avait dénoncé en
1957 des tortures systématiques pratiquées par l’armée française en Algérie
(notamment pendant « la bataille d’Alger »), était amicalement nommé par
les Algérois le Mondjahid, pour laisser entendre que le journal parisien
avait pour les affaires d’Algérie le ton du Moudjahid, l’organe du parti
unique algérien.
La guerre d’Algérie fut en vérité une affaire compliquée des deux côtés,
et il est nécessaire d’en tenir compte pour mieux comprendre l’actuelle
question post-coloniale en France. Plutôt que de procéder dès maintenant à
une analyse géopolitique plus détaillée des causes de la guerre d’Algérie et
de son déroulement, il paraît utile de présenter brièvement les deux raisons
majeures pour lesquelles, d’une part, des Algériens patriotes qui étaient en
France durant cette guerre ne sont pas rentrés en Algérie après
l’indépendance et, d’autre part, pourquoi des Algériens qui venaient de
combattre les troupes françaises sont venus en France dès 1963.

La rivalité mortelle du FLN et du MNA

Avant le déclenchement de l’insurrection du 1er novembre 1954, le


mouvement nationaliste algérien s’est scindé en deux, moins pour des
raisons idéologiques que pour des rivalités personnelles entre les jeunes
chefs du Front de libération nationale (FLN) et le vieux leader Messali
Hadj. Celui-ci avait créé en 1928 en France (avec un journal, L’Étoile nord-
africaine) parmi les travailleurs émigrés, en majorité des Kabyles, un
mouvement, le Parti du peuple algérien (PPA), qui fut tardivement
dénommé Mouvement national algérien (MNA). Celui-ci fut victime tant en
France parmi les immigrés qu’en Algérie (et notamment en Kabylie) d’une
lutte acharnée menée par le FLN (voir le livre très remarquable et
extrêmement bien documenté de Gilbert Meynier L’Histoire intérieure du
FLN 1954-1962, 2002). Durant la Seconde Guerre mondiale, la Résistance
en France a connu les mêmes rivalités entre les Francs-tireurs et partisans
communistes et l’Armée secrète gaulliste, dirigée par des hommes de
droite, mais le conflit fut évité. Ce ne fut hélas pas le cas en Algérie, bien
que les divergences idéologiques y aient été bien moindres. En 1962, les
partisans du MNA qui étaient encore en France, c’est-à-dire ceux qui
avaient échappé aux tueurs du FLN, ne voulurent pas rentrer en Algérie où
ils seraient tombés sous la coupe du même FLN. Les partisans du MNA qui
se trouvaient encore en Algérie cherchèrent à partir pour la France et à fuir
le FLN triomphant.

Le conflit maquis de Kabylie / « armée de l’extérieur »

Le massif très peuplé de Grande Kabylie, relativement proche d’Alger,


fut l’un des grands foyers des maquis du FLN (ceux de la Willaya III). En
1962, durant les négociations de paix, ils descendirent de leurs montagnes
pour prendre le contrôle de la capitale, l’armée française restant alors dans
ses casernes. Aux environs d’Alger, ces maquis kabyles furent repoussés
vers leurs montagnes par une armée régulière algérienne fortement
encadrée, venue du Maroc et de Tunisie. Dans ces deux pays devenus
indépendants s’était en effet constituée, avec des Algériens venus de France
et un armement fourni par les États arabes, une Armée de libération
nationale (ALN) commandée par le colonel Boumediene. Cette armée
s’était dotée d’une puissante « sécurité militaire » pour déjouer les
agissements des services français, pourchasser le MNA et éliminer toute
tendance déviationniste du parti. Tout le temps de la guerre d’Algérie, cette
armée dite « des frontières » ou « de l’extérieur » ne combattit pratiquement
pas, car les Français avaient construit sur les frontières deux longs
« barrages » électrifiés qu’elle avait renoncé à franchir. Les autorités
françaises ayant levé ces deux barrages, l’ALN put marcher sur Alger et, à
la veille du jour de l’indépendance, vaincre les maquis, qui se réfugièrent en
Kabylie (voir Gilbert Meynier, op. cit.). Ils y fomentèrent un an plus tard
une révolte qui fut écrasée par l’ALN. La presse française s’abstint de
relater ces événements, dont elle ne mesurait guère la gravité.

Silence persistant sur les rivalités de pouvoir dans le mouvement national

À ce conflit qui sur le terrain inaugurait bien mal l’indépendance s’ajouta


la rivalité qui s’était développée à Tunis entre le Gouvernement provisoire
de la République algérienne (GPRA) et l’état-major de l’ALN. Celui-ci joua
fort habilement la carte des tout premiers leaders du FLN (et parmi eux Ben
Bella) qui étaient retenus prisonniers par les Français depuis 1957.
En 1965, trois ans après l’indépendance, le colonel Boumediene,
s’appuyant sur la puissante organisation de sa Sécurité militaire, renversa le
président Ben Bella par un coup d’État militaire et le mit en prison, comme
nombre de ses partisans. Ceux qui parvinrent à s’échapper se réfugièrent en
France. Il en fut ainsi à plusieurs reprises, à chaque crise interne du FLN
contrôlé par la Sécurité militaire devenue la police politique du régime.
Celui-ci se référait à un « socialisme algérien » sous la direction fictive du
FLN (parti unique jusqu’en 1988), mais sous le contrôle de facto de l’état-
major de l’armée, lequel se tenait à distance du « socialisme arabe » de
Nasser tout comme de son projet de République arabe unie.
On comprend que toutes ces affaires aient été passées sous silence par le
gouvernement français. Il en était informé par ses services, mais il voulait
tourner la page et avoir les meilleures relations avec le pouvoir algérien
quel qu’il soit. Discrétion comparable, à l’exception de Benjamin Stora,
parmi les intellectuels français qui avaient soutenu la lutte pour
l’indépendance du peuple algérien et la cause du FLN, souvent en ignorant
la gravité de son conflit avec le MNA.
La rivalité FLN/MNA et celle existant entre les chefs de l’armée et les
maquis de Kabylie peuvent être considérées grosso modo comme les causes
premières du paradoxe français concernant l’immigration post-coloniale,
puisque contre toute attente ces conflits eurent pour effet, au lendemain de
la guerre, de faire venir des Algériens qui n’auraient pas dû y venir (ou
revenir) avant longtemps. Il n’est pas inutile de souligner que la plupart de
ceux-ci étaient des Kabyles, population particulièrement touchée par les
conséquences de la rivalité FLN/MNA et par l’opposition armée/maquis de
la Willaya III. Or les Kabyles tiennent une place importante et singulière
dans la question post-coloniale en France.

Esquisse des singularités géopolitiques de la Kabylie

Cette région berbère, tout à la fois montagneuse et littorale, située à une


centaine de kilomètres à l’est d’Alger, a un certain nombre de particularités
géopolitiques. La caractéristique géographique majeure de cette région de
moyenne montagne est sa très forte densité de population (d’ailleurs
difficilement explicable en termes de géo-histoire) : environ 200 habitants
au km2, ce qui serait déjà beaucoup en plaine, mais est énorme sur un massif
d’environ 1 000 mètres d’altitude, disséqué par de profondes vallées et
surmonté par l’étroite sierra calcaire du Djurdjura (2 000 mètres). Seconde
caractéristique de la Grande Kabylie : le maintien de la langue berbère, ce
qui serait banal pour une région montagneuse (comme l’Aurès) située loin
d’une grande ville, mais ce qui est remarquable si l’on tient compte de la
proximité d’Alger et des rapports très étroits qui existent depuis longtemps
entre la capitale et les villages kabyles. Attachés à leur langue berbère, les
Kabyles sont aussi de bons musulmans, mais il est à noter que la plupart des
agglomérations n’étaient pas surmontées du minaret d’une mosquée : ces
gros villages compacts aux maisons de pierre et aux toits à double pente
couverts de grosses tuiles rondes (mais les toits en terrasse se répandent
depuis peu) ressemblent à ceux de Corse ou de Provence. Ils ont attiré
l’attention dès les premières reconnaissances des militaires aux premiers
temps de la conquête. Les Français firent dès le début la différence entre les
villageois kabyles arboriculteurs et les populations des plaines, les Arabes
nomades qui vivaient sous la tente entourés de leurs troupeaux et qui
pratiquaient de maigres cultures dans des fonds de vallée asséchés depuis la
fin du printemps.
En dépit de la proximité d’Alger, la Grande Kabylie fut la dernière région
d’Algérie (hormis le Sahara) à être conquise. En 1857, ce fut une des rares
opérations militaires de grande envergure longuement préparée et
rondement menée (rien à voir avec les épouvantables razzias menées par
Bugeaud contre les « Arabes nomades » des plaines). Les officiers français
savaient la valeur guerrière des Kabyles et ces derniers furent d’ailleurs
étonnés par l’ardeur et le courage des troupes françaises (il en sera
longuement question ci-dessous) et leur relative modération après leur
victoire.
Après l’insurrection de la Kabylie en 1871 et sa rapide répression dans le
contexte très particulier de la chute du Second Empire, les Kabyles furent
ensuite, parmi les volontaires algériens, les plus nombreux à s’engager
comme tirailleurs dans l’armée française. De même, au début du xxe siècle,
furent-ils les premiers Algériens à venir travailler en France où ils furent
longtemps les plus nombreux.
La Grande Kabylie fut la seule région d’Algérie où purent s’implanter
des écoles primaires (celles de Jules Ferry), où de nombreux élèves kabyles
de langue berbère purent apprendre à lire et à écrire en français. En effet,
par un paradoxe étonnant (très rarement évoqué), les colons s’opposèrent
par tous les moyens (et pour des raisons que nous verrons) à ce que les
« indigènes » apprennent à lire et à écrire en français. Comme il n’y avait
guère de colons dans les montagnes kabyles, l’administration et l’armée
purent y créer des écoles françaises. Parmi leurs élèves, un certain nombre
devinrent instituteurs (à la célèbre école normale de la Bouzaréa près
d’Alger).
Les Kabyles ont joué un rôle important dans le mouvement national

La plupart des élèves-instituteurs de l’école normale d’Alger sont


longtemps revenus enseigner en Kabylie ; d’autres, devenus médecins ou
écrivains, formèrent en France l’embryon d’une intelligentsia kabyle
francophone. Ce sont aussi des Kabyles qui formèrent vers 1920 la
première association en France pour réclamer l’indépendance de l’Afrique
du Nord, bien que le fondateur de ce groupe et de L’Étoile nord-africaine,
Messali Hadj, ne soit pas kabyle, mais arabe. Avant la Seconde Guerre
mondiale, les Kabyles, en France comme en Algérie, ont été les plus
nombreux dans le mouvement nationaliste. Après la Seconde Guerre
mondiale, à laquelle participèrent de nombreux Algériens – arabes comme
kabyles – pour libérer la France, le mouvement s’élargit à l’ensemble de
l’Algérie. La sanglante répression des émeutes de Sétif n’affecta
qu’indirectement la Kabylie où la police traqua cependant les nationalistes.
Un certain nombre d’intellectuels kabyles écrivant en français et adeptes
des principes de la laïcité à la Jules Ferry entrèrent alors en désaccord avec
la tendance arabo-musulmane du mouvement national. Messali Hadj les
accusait de déviation « berbériste » et certains se rapprochèrent du Parti
communiste algérien.
Parmi les combattants de la guerre d’indépendance, les Kabyles furent
nombreux et particulièrement combatifs, bien que beaucoup d’entre eux
aient parlé le français et aient vécu en France. Ils entrèrent en lutte d’abord
pour que soient enfin réellement appliquées en Algérie l’égalité et les
libertés dont jouit en principe tout citoyen français. Contre l’armée
française, leur rôle fut important en raison de la position stratégique des
montagnes à proximité d’Alger. Mais les Kabyles souffrirent
particulièrement de la lutte fratricide FLN/MNA. À la veille de
l’indépendance en 1962, leurs combattants furent, on l’a vu, directement
agressés aux abords d’Alger par l’armée du colonel Boumediene. Après
l’échec d’une tentative d’insurrection en 1963, la plupart des Algériens qui
arrivèrent en France étaient des Kabyles. Ils furent suivis par bien d’autres,
mais ils forment sans doute toujours le gros de l’immigration algérienne en
France ainsi que la partie la mieux intégrée de l’immigration post-coloniale.
Ce sont de bons musulmans, mais ils sont fort peu attirés par le discours des
islamistes, qui excluent tout ce qui n’est pas formulé en arabe. Les relations
des Kabyles avec le gouvernement d’Alger restent tendues. En 1980 survint
le « printemps berbère » après que le gouvernement eut interdit une
conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri sur d’anciens poètes kabyles.
De 2001 à 2004, la Grande Kabylie a vécu en quasi-insurrection, estimant
que la culture berbère était bafouée par le pouvoir.

La rôle des Kabyles en France

On ne peut saisir la complexité de la question post-coloniale en France


sans évoquer les Kabyles. Ils furent les premiers à venir y travailler, d’abord
pour exercer les « sales boulots », puis dans des métiers un peu plus
qualifiés. Nombre d’entre eux se sont installés comme cafetiers,
restaurateurs, hôteliers, épiciers (avec les classiques phénomènes de mafia),
et certains sont devenus médecins, avocats, écrivains. Mouloud Mammeri a
écrit son premier roman, La Colline oubliée (1952), en français. Il s’agit de
la chronique d’un village kabyle à la veille de la guerre – un cinéaste kabyle
en fera un film éponyme en berbère en 1997.
Les Kabyles constituent presque une aristocratie de l’immigration post-
coloniale. Leurs fils et filles savent qu’ils sont kabyles et ne se proclament
pas arabes, ils se méfient des islamistes, ils parlent et écrivent fort bien le
français. Nombre d’entre eux font des études et ne se sentent pas trop mal
intégrés. En effet, ils cherchent souvent à expliquer qu’ils sont des Kabyles,
ce qui suscite l’intérêt de leurs interlocuteurs, ne serait-ce qu’en apprenant
que ce n’est pas la même chose que d’être arabe tout en étant bon
musulman et fier de l’indépendance de l’Algérie. Montrer les photos d’un
village kabyle, c’est une façon d’intéresser les Français. Les couples franco-
algériens sont souvent formés par des garçons kabyles qui ont épousé des
Françaises ou qui vivent avec celles-ci ; il est encore rare que des filles
kabyles épousent des Français : ils vivent ensemble.
Ces jeunes Kabyles, garçons et filles, qui sont des Français d’origine
berbère, des Franco-Berbères en quelque sorte, servent d’exemples ou
plutôt d’entraîneurs à d’autres jeunes qui ne sont pas nécessairement « issus
de l’immigration ». Sans ces Kabyles, on serait tenté de dresser un bilan
particulièrement négatif de l’immigration post-coloniale si l’on ne prenait
en compte que les « jeunes » de diverses origines algériennes ou
marocaines qui, dans les « grands ensembles », se disent arabes sans pour
autant parler l’arabe et très mal le français. Ils s’en font même gloire et
affectent de parler une sorte de sabir franco-arabe, avec un vocabulaire
extrêmement restreint. Ce qui a pour effet de limiter fortement leurs
chances de trouver un emploi.
Les Kabyles de France sont en contact (via Internet aujourd’hui) avec
ceux qui sont restés en Kabylie et ceux qui habitent Alger où l’on parle
souvent le français, comme dans une notable partie de la société algérienne,
bien que l’école soit arabisée depuis trente ans. Dans nombre de familles
kabyles de France ou d’Algérie, on considère sa langue comme une sorte de
patrimoine dont la valeur politique est attestée a contrario par l’hostilité du
gouvernement algérien (presque entièrement arabe mais lui aussi
francophone, comme la plupart des cadres, des ingénieurs, des professeurs,
des journalistes de ce pays).
C’est en France que s’est développé depuis une trentaine d’années un
mouvement pour la défense de la culture berbère : en 1967 est créée à Paris
une Académie berbère ; en 1972, un Groupe d’études berbères voit le jour à
l’université Paris-VIII-Vincennes, mais aussi une Association de culture
berbère et une chaîne de télévision berbère, ainsi que divers groupes dans
bien des villes où les familles originaires de Kabylie sont assez
nombreuses : régions parisienne, lyonnaise, marseillaise et lilloise. Ces
associations publient des articles en français, mais aussi des textes kabyles
en caractères latins (fort curieusement, la langue berbère n’est pas une
langue écrite, et les empires almoravide, almohade et mérinide qui se sont
succédé au Moyen Âge avaient des scribes qui écrivaient en arabe). Aussi,
en Kabylie, les grandes œuvres de la littérature orale, qu’il s’agisse de
contes ou de poésie, ont été recueillies et transcrites en caractères latins par
des Français (notamment des Pères blancs) puis par des Kabyles
francophones. Ces œuvres littéraires ont ensuite été traduites, publiées et
étudiées en français, et de jeunes intellectuels kabyles jouent un rôle de plus
en plus important dans un courant qui se manifeste par le roman, le cinéma
et particulièrement par la musique avec Idir et divers groupes féminins de
chants et musique kabyles (cf. Camille Lacoste-Dujardin, Dictionnaire de
la culture berbère en Kabylie, 2005). Les réunions culturelles, les fêtes
organisées par les associations kabyles sont fréquentées par des Français de
diverses origines, et les Kabyles entretiennent des liens de plus en plus
intéressants avec les milieux intellectuels de nombreuses villes.
On assiste donc à un véritable développement en France de la culture
kabyle, et la diaspora, principalement en France mais aussi au Québec,
diffuse par Internet son dynamisme en Kabylie et dans l’ensemble de
l’Algérie. À telle enseigne que le gouvernement algérien a été amené à
reconnaître récemment le berbère comme l’une des langues nationales, la
principale restant évidemment l’arabe.

Que faire ?

C’est en réfléchissant en termes géopolitiques que l’on a pu enfin prêter


attention à la venue en France, dès la fin de la guerre, de patriotes algériens
en majorité kabyles. C’est un fait majeur pour la compréhension du
paradoxe qu’est la question post-coloniale en France. Il a été pris en compte
dès que l’on a pu envisager ce phénomène selon des raisonnements
géopolitiques – les rivalités FLN/MNA et ALN/Willaya III sont en fait
géopolitiques – et en fonction d’une approche particulière de la Grande
Kabylie, qui est en vérité un cas géopolitique à part.
Mais dans les États indépendants d’Afrique noire qui ont été colonisés
par la France ou par l’Angleterre existent aussi un grand nombre de peuples
différents par leurs caractéristiques culturelles et leur histoire particulière :
jusqu’à la fin du xixe siècle, beaucoup ont été victimes de la traite alors que
d’autres ont participé à la capture des esclaves pour le compte de trafiquants
européens puis africains. Mais les dirigeants actuels ne sont pas du tout
favorables à ce que cette question soit posée, par crainte de favoriser les
séparatismes. Elle ne s’en pose pas moins dans de nombreux pays, mais
sous la forme de rumeurs et de surenchères.

Aider au développement de mouvements culturels berbères et des divers


peuples africains
Pour le moment, on n’observe pas l’équivalent du mouvement culturel
kabyle pour ce qui est de l’Aurès, l’autre grande région berbère d’Algérie,
ni parmi les Marocains venus des grandes régions berbères de ce pays. Cela
tient pour une grande part au fait que les évolutions géopolitiques dans ces
régions ont été très différentes de celles qui se sont produites en Kabylie. En
outre, les phénomènes migratoires vers la France y ont débuté beaucoup
plus tardivement et dans des contextes différents. Encore faut-il en être
géopolitiquement conscient. Il est en effet possible que le mouvement
culturel kabyle qui se développe positivement en France et à partir de là en
Algérie puisse servir d’exemple à d’autres mouvements berbères et
africains, mais aussi à des courants intellectuels arabes du Maghreb. Ceux-
ci font également partie d’une diaspora, mais davantage influencée par les
centres culturels du Moyen-Orient. Néanmoins, certains intellectuels arabes
vivant en France commencent à prendre conscience de l’avantage de mener
des discussions philosophiques dans un pays démocratique à forte tradition
laïque, donc respectueuse des différences religieuses.
Il est bon que des hommes et des femmes, surtout s’ils vivent dans un
pays autre que celui de leurs ancêtres, soient fiers du patrimoine culturel
dont ils s’estiment porteurs, le défendent et le voient contribuer au monde
actuel. C’est pour eux un moyen de nouer des relations amicales dans les
milieux intellectuels et associatifs français. Ce développement culturel des
diasporas berbères ou de celles de nombreux peuples africains peut être
facilité si les animateurs de ces mouvements se rendent compte avec
précision des particularités géopolitiques de leur région, de son évolution
historique au sein de la nation lors des luttes pour l’indépendance et depuis.
Les spécialistes de géopolitique peuvent – tout comme les historiens – leur
être de bon conseil, d’autant plus que ces questions sont présentes dans les
programmes de l’enseignement secondaire.
Encore faut-il prendre garde à ne pas apporter du grain à moudre à des
mouvements séparatistes plus ou moins aventuristes. Leur développement
susciterait des conflits stériles. En effet, les Kabyles, dont certains
réclament l’indépendance, ne se trouvent pas seulement en Kabylie. Ils sont
très nombreux dans l’agglomération d’Alger et exercent des fonctions
techniques dans l’ensemble de l’Algérie. L’autonomie de la Kabylie serait
problématique.
Le Maroc, l’Algérie et la Tunisie sont de vrais États-nations, et leurs
frontières (hormis au Sahara) sont extrêmement anciennes (plus de deux
mille ans). L’unité nationale de chacun n’est pas un vain mot, ne serait-ce
qu’en raison des luttes d’indépendance. Les Kabyles, qui avaient depuis
longtemps de multiples liens avec la France, ont combattu pour
l’indépendance de l’Algérie, en dépit de la rivalité FLN/MNA. En
revanche, les frontières entre les États africains, relativement récentes, sont
le résultat des rivalités entre les impérialismes. Certains peuples (moins
nombreux qu’on le dit souvent) se trouvent partagés entre deux ou trois
États. Il arrive que des contacts culturels nouveaux se développent entre eux
par l’entremise de leurs diasporas vivant en France.

Se soucier des « grands ensembles » HLM et de leur avenir

Ces considérations sur les mouvements culturels des diasporas berbère ou


africaines peuvent apparaître bien éloignées de la question post-coloniale,
d’autant plus que depuis novembre 2005 on peut craindre que des émeutes
encore plus graves se produisent simultanément dans un certain nombre de
villes françaises. Aussi faut-il prêter attention à l’évolution des spécificités
culturelles de chacun des « grands ensembles », car ils ne sont pas
identiques selon que le groupe dominant, sinon le plus nombreux, y est
d’origine algérienne et notamment kabyle, marocaine (Chleuhs du Haut-
Atlas, Rifains), antillaise (différences entre les Martiniquais et les
Guadeloupéens), réunionnaise, comorienne, turque, etc. Il ne suffit pas de
constater des dominations, il faut aussi favoriser le développement
d’associations – en premier lieu à partir du groupe dominant qui exposera
aux autres ce qu’il estime digne d’intérêt dans la culture des parents ou
grands-parents. D’autres groupes pourraient ensuite faire de même, avec le
discret soutien de personnes extérieures. Encore faut-il que celles-ci ne
soient pas repoussées par des réactions de méfiance et d’hostilité
manifestes.
Il est utile de porter attention à l’évolution des « grands ensembles » où
des événements particulièrement graves se sont produits.
Libération a ainsi publié le 19 septembre 2009 un remarquable article sur
le cas de Vaulx-en-Velin (45 000 habitants). Dans le « grand ensemble » du
Mas-du-Taureau (10 000 logements) construit au début des années 1970,
qui a connu comme bien d’autres le remplacement de ses habitants
d’origine par une population « issue de l’immigration », on avait décidé en
1989, pour améliorer le climat social, de réaménager le centre commercial
et culturel et d’y construire une grande tour d’escalade pour les jeunes.
Quelques jours avant l’inauguration, en octobre 1990, une émeute a éclaté
après un accident entre une voiture de police et un jeune handicapé à moto.
Elle a duré cinq jours, les nouvelles constructions ont été incendiées, ainsi
que de nombreuses boutiques ; le supermarché a été pillé, notamment par
des adultes. Bref, non seulement échec total de la rénovation
(10 000 personnes s’en allèrent dans les mois suivants), mais aussi très
graves tensions avec la police, celles-ci étant relancées cinq ans plus tard
par l’affaire Kelkal qui fit grand bruit et qui est encore objet de polémiques.
Venu très jeune d’Algérie rejoindre son père, Khaled Kelkal avait
longtemps habité Vaulx-en-Velin. Après être allé au lycée, il fréquenta des
délinquants, fut arrêté et c’est durant son séjour en prison qu’il noua
d’étroites relations avec des prédicateurs islamistes. En 1995, il participa,
comme la police le montra par la suite, à la série d’attentats perpétrés dans
le métro à Paris (station du RER Port-Royal) et c’est après avoir posé, en
août 1995, une bombe qui n’explosa pas sur la voie TGV Paris-Lyon qu’il
fut repéré grâce aux empreintes digitales laissées sur les rubans adhésifs
fixant les diverses parties de l’engin. Pourchassé par la police, il fut abattu
près de Lyon, le 30 septembre 1995, par les gendarmes, sous prétexte qu’il
avait ouvert le feu contre eux… devant des caméras de télévision qui
suivaient la traque. Il avait 24 ans. On reparla encore de Vaulx-en-Velin
quand un gymnase ultra-moderne fut incendié au Mas-du-Taureau,
considéré comme le prototype du « grand ensemble maudit ».
L’intérêt de l’article de Libération est de montrer, notamment grâce au
témoignage de l’instituteur Gilbert Giraud (Vaulx-en-Velin fut son premier
et seul poste de 1973 à sa retraite), comment le maire, Maurice Charrier, et
les élus (communistes pour la plupart), un sous-préfet, une commissaire de
police, une magistrate et des responsables de l’office d’HLM, mais aussi
d’anciens émeutiers de 1990 sont peu à peu parvenus à changer les
conditions de vie et surtout l’image que les habitants avaient de leur
quartier. Lors des grandes émeutes de novembre 2005, Vaulx-en-Velin est
restée calme, et même, dit-on, « les classes moyennes y sont de retour ».
L’entente entre le conseil municipal, les préfet, sous-préfet, policiers,
magistrats, enseignants et les concours qu’ils ont reçus s’expliquent aussi en
partie par le fait que Vaulx-en-Velin est devenue pour les uns et les autres
un cas emblématique. C’est aussi un exemple de l’efficacité que peuvent
avoir des raisonnements somme toute géopolitiques pour l’analyse d’une
situation concrète, celle d’une ville avec un « grand ensemble », l’un et
l’autre isolés dans une grande agglomération. Aussi le maire s’est-il démené
pour obtenir, malgré les préventions, des liaisons rapides avec Lyon et les
villes voisines. Il serait utile, pour l’évolution des « grands ensembles »,
que, dans quelques-uns d’entre eux pour commencer, une association (issue
du groupe dominant) participe à la découverte des caractéristiques
géographiques et géopolitiques de chacun d’eux (particularités du
peuplement, sa position par rapport au centre et à l’ensemble de la
commune, par rapport aux communes voisines et aux axes de circulation les
plus commodes). C’est un moyen d’aider beaucoup de gens à sortir de
l’isolement dans lequel ils croient être, faute de savoir ce qu’il y a autour.
La géopolitique n’est pas seulement l’apanage des dirigeants ; si elle
dispose de médiateurs qui savent se montrer pédagogues, elle peut aussi
servir à l’ensemble des citoyens pour comprendre ce qui se passe sur le plan
local comme international. Ces médiateurs doivent tenir compte du fait que
dans chaque « grand ensemble » il n’y a pas des « gens » quelconques, mais
des groupes de différentes origines, un élément dominant et d’autres
dominés. Ils doivent savoir, durant un temps, s’appuyer sur le groupe
dominant en espérant que l’intérêt suscité par la réflexion géopolitique
permettra de regrouper progressivement les « dominés ».
On peut initier à la géopolitique locale par un jeu qui commence en
réalisant la maquette du lieu où l’on se trouve : au-dessus, on superpose des
plaques de plastique transparent sur lesquelles on peut dessiner des cartes à
différentes échelles ; on peut ainsi faire comprendre des raisonnements
géopolitiques à différents niveaux d’analyse spatiale, c’est-à-dire sur des
espaces d’ordres de grandeur différents, depuis le plan du grand immeuble
puis celui du groupe d’immeubles, des environs, de la région. Cette
méthode est très efficace, elle fonc tionne, j’en ai fait maintes fois
l’expérience, avec des paysans africains comme avec des banlieusards.
Il serait souhaitable qu’elle soit mise en œuvre par des animateurs (la
difficulté étant de les trouver et de les faire accepter) pour discuter avec les
habitants sur l’avenir du « grand ensemble », leur montrer qu’il est différent
des autres (chacun porte un nom qui est celui du lieu-dit où il a été
construit). Il faudrait surtout s’intéresser (mais ce n’est pas commode) à
ceux où l’émeute a été forte au mois de novembre 2005. Y détruire une tour
ou un très grand immeuble ne sert pas à grand-chose et se montre même
contre-productif si l’on ne s’est pas soucié des lieux où l’on va réinstaller
les habitants de ces constructions. Il ne s’agit pas seulement de les reloger,
de leur donner davantage de possibilités de transport, mais aussi de
disloquer le territoire des bandes qui y tiennent le haut du pavé.
Proposer des remèdes aux multiples problèmes qui sont les conséquences
de l’immigration post-coloniale est une entreprise démesurée pour un
spécialiste. Mais ce peut être un grand projet politique pour un groupe
rassemblant des hommes et des femmes de diverses compétences s’ils sont
soucieux des diverses sensibilités au sein de la nation et des membres des
divers groupes « issus de l’immigration ».

Expliquer pourquoi et comment le colonialisme a pu être vaincu,


et pourquoi et comment il avait pu autrefois s’établir

Il me paraît utile d’invoquer mon expérience de la géopolitique – celle-ci


étant à mon sens indissociable de l’histoire – afin d’aider toutes les
personnes de diverses origines qui se posent aujourd’hui le problème du
colonialisme à mieux saisir ce dont il est question. Un tel projet ne peut être
mis en œuvre que par l’entremise des journalistes et des enseignants,
notamment des professeurs d’histoire et de géographie, qui sont au contact
des jeunes et se trouvent confrontés à leurs représentations.
L’idée que l’on se fait de la colonisation et du colonialisme, inspirée par
maints discours accusateurs d’allure philosophique, est en quelque sorte
celle d’une immense entité supra-terrestre dotée de pouvoirs maléfiques et
qui depuis des siècles aurait poussé et aidé les Européens (pourquoi eux ?) à
conquérir l’ensemble de la Terre au fur et à mesure qu’ils la découvraient
pour en asservir les populations après avoir massacré ceux qui prétendaient
résister. Certains auteurs remontent non seulement aux croisades, mais
même à l’Empire romain, si ce n’est plus loin encore, et englobent tout
empire, ce qui fait du colonialisme une sorte de phénomène éternel. La
domination est sans doute un concept éternel, mais il peut être appliqué non
seulement aux relations entre des personnes (l’homme et sa femme), mais
aussi au sein d’un même groupe (grande famille, tribu) et entre des groupes
différents (notamment par leur langue) et d’inégale importance. Or les
formes de domination des hommes sur les femmes ou celle du mari sur son
épouse ne doivent pas être confondues – à moins de vouloir cultiver les
métaphores littéraires – avec les rapports de force géopolitiques entre des
États2.

Ne pas confondre colonialisme et toute forme de domination

La colonisation, qui résulte d’une conquête, fut un régime relativement


stable (des décennies, sinon des siècles) où une petite minorité étrangère
(venue d’ailleurs ou qui se réfère à un ailleurs) imposa ses règles, son
organisation spatiale, sa domination à une majorité indigène qui pour
l’essentiel conserva les siennes, sans que cette majorité soit constamment
soumise au déchaînement d’une force armée.
Confondre colonialisme et domination pour en faire des concepts
intemporels conduit à penser qu’il existe encore en dépit de l’indépendance
des colonies ou qu’il peut de nouveau s’abattre sur des peuples
indépendants. On confond aisément les différents systèmes coloniaux qui
ont organisé le contrôle des territoires de leurs colonies et l’administration
de leurs populations avec la domination, essentiellement socio-économique
et culturelle, que la superpuissance américaine exerce sur l’ensemble du
monde sans avoir à s’occuper, le plus souvent, du contrôle armé des
populations (sauf dans des cas très particuliers, comme l’Irak et
l’Afghanistan).
Ces auteurs qui traitent de la domination au sujet du féminisme ou du
colonialisme, et dont beaucoup se réclament maintenant des postcolonial
studies, estiment ou affirment que les indépendances sont factices, que le
colonialisme perdure, notamment en France avec les Antilles françaises et
la subordination de l’immigration post-coloniale. Pour la plupart de ceux
qui dissertent aujourd’hui sur colonial et postcolonial, le préfixe post ne
signifie donc pas après la colonisation, mais désigne seulement le regard à
porter sur cette histoire après-depuis des avancées philosophiques majeures
que seraient le postmodernisme, le poststructuralisme, le postmarxisme, le
postnational, etc., tels que les évoquent des philosophes « postmodernes »
devenus célèbres en premier lieu dans certaines universités américaines
prestigieuses.
Les milieux intellectuels français subissent depuis quelques années
l’influence des postcolonial studies. Elles récusent l’idée que les colonies
seraient devenues indépendantes et affirment que dans le monde, en matière
de domination et d’aliénation, tout reste semblable depuis des siècles, que
les indépendances seraient des leurres et que la domination culturelle de
l’Occident n’a pour but que de reproduire sa propre aliénation, notamment
celle des femmes comme celle des sociétés qu’elles aient été, officiellement
ou non, colonisées. Cette idée d’un colonialisme considéré comme éternel
est d’autant plus dangereuse qu’elle est répandue dans certains milieux
intellectuels. Ils ont toutefois le mérite d’avoir relancé la réflexion sur le
phénomène colonial.
Certes, pour chacun de ces peuples, l’indépendance reconquise – pour
beaucoup à grand-peine – n’a pas constitué le coup de baguette magique
que beaucoup espéraient. Les libertés individuelles, et notamment celles des
femmes, sont encore bien restreintes (et parfois davantage qu’à l’époque
coloniale) par des pouvoirs autoritaires, héritiers de certaines méthodes
coloniales. Les effets culturels de la longue domination de tel ou tel État
européen n’ont pas disparu, notamment sur le plan économique, sociétal et
langagier. Cependant, la fin de cette domination coloniale constitue pourtant
dans l’histoire de chacun des peuples colonisés un changement géopolitique
majeur, lequel procède d’un bouleversement géopolitique antérieur : la
domination étrangère, dont les populations ont pris plus ou moins
tardivement conscience du caractère scandaleux en regard de l’évolution
mondiale au xxe siècle.
Ne pas sous-estimer les indépendances post-coloniales qui pour la plupart
ne sont pas factices

Les conséquences des temps coloniaux ne disparaissent pas pour autant.


Certaines se poursuivent et s’enveniment, mais le départ des autorités
coloniales – c’est-à-dire de ceux qui étaient perçus comme des étrangers –
et leur remplacement par des représentants de la nation indépendante
apparaît avec le recul comme un changement crucial. Pour les peuples qui
ont été colonisés, l’idée d’indépendance a plus d’importance qu’elle n’en a
(ou n’en a eu) pour les nations dont l’indépendance est fort ancienne.
Cette idée métaphysique d’un colonialisme éternel telle que des
philosophes la proclament, alors que les empires coloniaux n’existent plus,
aggrave en France les tensions sociales. Elle dissuade de chercher à
comprendre comment on en est arrivé là et favorise les discours
idéologiques prônant la rébellion radicale contre toute forme de société,
puisque toutes seraient colonialistes. Cette représentation planétaire du
colonialisme constitue une difficulté supplémentaire à la solution des
problèmes qui résultent de l’immigration post-coloniale en France.
La nation, dans ses embarras actuels, ne se soucie guère d’assumer des
crimes perpétrés en son nom il y a plus ou moins longtemps, notamment
lorsque les peuples colonisés luttaient pour leur indépendance. En France
mais aussi en Afrique et dans d’autres pays où bien des gens cherchent à
venir, il y a la montée de dangers nouveaux, tel le mouvement islamiste qui
se présente comme révolutionnaire, mais est aussi fondamentalement
réactionnaire et cherche à s’imposer dans de nombreux pays en prétendant
continuer la lutte contre le colonialisme qui n’aurait pas disparu. Aussi faut-
il aider tous ceux qui vivent en France, quelles que soient leurs origines, à
mieux comprendre le fait colonial et l’importance des luttes pour
l’indépendance. Ainsi sentiront-ils qu’il est assez vain de lutter pour des
enjeux de mémoire alors que les enjeux actuels comme les risques sont
autrement plus importants.
Parmi les revendications des « jeunes » des « grands ensembles », telles
que les a rassemblées l’association ACLEFEU, figure à la rubrique
« Citoyenneté » (voir p. 50) la demande de « renforcer l’éducation civique à
l’école et mettre en œuvre un programme d’éducation à la citoyenneté pour
les 13-25 ans ». Certes, et les programmes d’éducation civique devraient
expliquer, et pas seulement aux « jeunes issus de l’immigration », les
pourquoi et les comment de la colonisation. Mieux comprendre les
pourquoi de ce que fut le colonialisme et comment les grands-pères ont
réagi contribue à faire évoluer les représentations géopolitiques.
Évidemment, il importe de porter surtout l’attention sur le passé des peuples
qui ont subi la domination française, mais il ne faut pas ignorer le cas des
tout premiers empires coloniaux : d’abord, l’empire espagnol d’Amérique
dont la conquête, et les richesses alors pillées, lança le colonialisme
européen sur le plan mondial, puis l’empire anglais des Indes, car il fut le
plus puissant de tous par l’effectif de ses populations. Il est intéressant aussi
de comprendre pourquoi les dirigeants britanniques ont dès le lendemain de
la Seconde Guerre mondiale exprimé leur accord pour l’indépendance de
l’Inde dans les plus brefs délais. Le contraste est total avec le comportement
des dirigeants français à propos de l’Algérie ; celle-ci n’avait pas
l’importance économique et démographique de l’Inde, mais elle était sinon
la principale des colonies françaises – l’Indochine était plus peuplée –, tout
au moins la plus proche, et les Français y étaient plus nombreux qu’ailleurs.

Montrer la complexité des luttes pour l’indépendance, avant d’expliquer les


conquêtes coloniales

Poser la question post-coloniale aujourd’hui, c’est aussi revenir de façon


nouvelle sur le passé pour mieux comprendre le présent, et s’interroger sur
les modalités de ce phénomène planétaire. Il ne s’agit pas tant de grandes
causes civilisationnelles (les prétendus atouts de l’Europe et handicaps de
l’islam). Je me suis surtout intéressé aux luttes armées entre forces
politiques adverses plutôt qu’aux formes particulières de chaque
colonisation.
Dans cet ouvrage, dans chacun des cas envisagés, je ne traiterai donc
guère de la colonisation une fois celle-ci installée par des conquérants
armés, de son évolution, des changements agraires et juridiques qu’elle a
imposés, de son organisation spatiale, des modèles urbains qu’elle a
implantés, de ses consé quences démographiques. Mon propos n’est pas de
faire un bilan de la colonisation, projet qu’il me paraît d’ailleurs impossible
de mener à bien tant les présupposés antagonistes sont nombreux et
puissants. Il faudrait pour cela distinguer différents bilans, les uns au niveau
familial (envisageable dans l’histoire de différents types de familles), les
autres d’une région ou de l’État, tant du point de vue écologique
(destruction des sols, mais systèmes hydrauliques), démographique
(régression puis forte croissance) et des différents types d’équipements. Il
est plus simple de faire des bilans géopolitiques, car si leurs causes en sont
complexes, la victoire des uns et la défaite des autres sont indiscutables tant
pour les adversaires du colonialisme que pour ceux qui veulent lui trouver
des raisons dans les derniers siècles de l’évolution du monde, les
développements du capitalisme et les progrès de la « modernité ».
Plutôt que de commencer par l’approche géopolitique des origines du
colonialisme ou plus précisément de celles des premières conquêtes
coloniales, il est préférable d’examiner comment et pourquoi les empires
coloniaux ont disparu, il y a cinquante ans. L’analyse géopolitique des luttes
victorieuses menées par des patriotes contre les appareils coloniaux est en
quelque sorte plus satisfaisante sentimentalement que celle des débuts
victorieux de la colonisation, surtout si l’on s’adresse à des jeunes dont les
grands-pères se sont battus ou ont souffert de la répression. Puisque, dans
l’histoire de cette époque, les colonisateurs européens finiront par être
vaincus ou devront se retirer, ils cessent d’apparaître comme les seuls à
avoir été efficaces ou comme des foudres de guerre. Dans le récit des luttes
pour l’indépendance, les « indigènes » font désormais montre d’habileté
politique et de bravoure. Les professeurs d’histoire-géographie – encore
faut-il qu’ils disposent de données géopolitiques – peuvent proposer à tel ou
tel groupe de leurs élèves un exposé sur la façon dont s’est déroulée la lutte
pour l’indépendance dans le pays de leurs grands-parents, ou même de
demander à leurs parents conseils et informations pour de tels exposés.
Il est particulièrement utile de comparer – car ils sont très différents – les
processus géopolitiques qui ont entraîné la fin de l’empire colonial
britannique et celle de l’empire colonial français. Les peuples que l’un et
l’autre ont dominés sont divers et ils sont devenus indépendants de façon
très différente, certains assez facilement, sans trop de drames, d’autres au
contraire au prix de guerres cruelles. Cela a eu de très importantes
conséquences dans la situation post-coloniale de ces pays et dans celle de
l’ex-puissance coloniale.
Il peut paraître paradoxal de parler de la fin des empires coloniaux avant
de raconter la façon dont ils se sont établis. Mais les historiens, quand ils
analysent une période, ne remontent pas au début de l’histoire du monde !
Pour chaque époque qu’ils prennent en compte, ils commencent par les
événements un peu plus anciens et descendent vers le présent. En
géopolitique on procède évidemment de la même façon, mais on privilégie
les rivalités de pouvoirs sur des territoires et on porte à ceux-ci une
attention particulière.

Qui parle ?

L’une des règles de l’analyse géopolitique est de porter attention aux


représentations. Non seulement à celles de chacun des leaders des groupes
qui s’affrontent pour la conquête ou la défense d’un territoire, mais il faut
aussi s’intéresser aux représentations des analystes de ces rivalités de
pouvoirs soit à titre de commentaires de l’actualité (et alors l’antagonisme
des représentations est évidente), soit bien plus tard, lorsque l’on sait qui a
été le vainqueur de tel conflit. Même lorsque récits et analyses se font à titre
rétrospectif avec un « grand recul de temps », il faut par principe essayer de
tenir compte des représentations (conscientes ou non) de celui qui fait le
récit ou l’analyse. L’exposé de faits anciens a, qu’on le veuille ou non, des
conséquences sur la façon dont l’auditeur ou le lecteur se représente
certains phénomènes contemporains.
Cette démarche est d’autant plus nécessaire que l’on traite du
colonialisme et de la colonisation, c’est-à-dire d’un ensemble de
phénomènes géopolitiques qui ont fait autrefois l’objet de discours
extrêmement valorisés dans les pays colonisateurs. Ces phénomènes sont
plus ou moins diabolisés dans les pays devenus indépendants où on en a des
représentations contradictoires, mais aussi dans les ex-puissances coloniales
où les mises en accusation plus ou moins virulentes et hypocrites relèvent
de motivations différentes selon qu’elles sont individuelles ou émanent de
groupes politiques rivaux. Ces motivations ne traduisent pas seulement des
intérêts conscients. Voici quelques pistes et informations permettant à des
lecteurs attentifs de décrypter quelles peuvent être mes propres
représentations. En faisant cela, je ne prétends pas être tout à fait impartial
dans le tableau comparatif que je dresse des luttes pour l’indépendance puis
des conquêtes coloniales.
J’ai en effet des rapports personnels complexes avec le phénomène
colonial, puisque j’ai passé toute mon enfance au Maroc, un pays qui a été
la dernière conquête coloniale française (1912-1934), la plus « moderne »
en quelque sorte, surtout si on la compare à celle de l’Algérie, où j’ai aussi
vécu au début de la guerre d’indépendance. Je suis donc né au Maroc au
lendemain de la guerre du Rif à l’hôpital militaire de Fès, car il n’y avait
pas encore de maternité. Mon père, qui était alors un jeune géologue,
« levait » la carte géologique des montagnes sud-rifaines où venaient de se
dérouler de très durs combats. Cette guerre du Rif avait déjà coûté son
« proconsulat » au Maroc au maréchal Lyautey, qui l’avait exercé durant
plus de dix ans. Mon père dirigea ensuite les recherches de pétrole au
Maroc (on en trouva, mais pas assez) et dut sans doute me montrer, me
raconter le Maroc pour que j’en garde un souvenir qui m’a servi de guide
dans l’affection admirative que j’ai toujours portée à ce pays. À la veille de
la Seconde Guerre mondiale, ma famille est revenue en France où mon père
est mort ; j’avais 11 ans. Ma jeunesse a ensuite été celle des jeunes Français
durant l’Occupation, trop jeunes pour partir au maquis, et je suis retourné
après la guerre au Maroc faire durant un an mes premières armes de
géographe sur le terrain.
Mais, et cela me surprend encore, le mouvement pour l’indépendance des
Marocains, comme celui, un peu plus tard, des Algériens, m’a toujours paru
absolument légitime, et je crois que cela ne résultait pas de mon
appartenance – un temps – au Parti communiste français. Je suis en quelque
sorte, depuis mon enfance (certes assez privilégiée), un « colonial », mais
assez curieusement un colonial anticolonialiste – c’est évidemment une
représentation. Dans ma réflexion sur ces questions, je ne me crois pas
obligé de vomir rétrospectivement l’impérialisme, du moins tel qu’il a agi
au Maroc à son apogée historique et quelques années avant que les empires
ne disparaissent. Aujourd’hui encore, il semble que nombre de Marocains
gardent de Lyautey l’image d’un colonial hors de pair, admirateur de
l’Empire chérifien et de son grand passé.
Autre représentation : je crois que de nos jours tout homme, dans de
graves circonstances, est fier de sa nation (à l’exception peut-être des
Allemands lorsqu’ils ont découvert les horreurs du génocide perpétré par
les hitlériens). Il se trouve que je suis français et je m’en félicite comme
d’une grande chance ; j’aime ma France, nonobstant le désastre de 1940 et
les guerres coloniales que j’ai dénoncées comme des opérations vouées à
des échecs déshonorants. Contrairement à ce que proclament ceux qui
prônent la « repentance » (jamais la leur, mais celles de leurs adversaires
politiques), j’estime que ce ne sont ni la France ni la nation qui ont mené les
entreprises coloniales et moins encore la traite des esclaves, mais de petits
groupes d’hommes résolus. Dans ces conquêtes coloniales, beaucoup ont
trouvé la mort (souvent à cause des maladies tropicales), alors que
quelques-uns en ont tiré de gros avantages, en particulier à partir du
moment où les leaders politiques envoyèrent outre-mer les soldats d’une
armée dont la raison d’être était la défense du territoire de la nation.
Je suis donc français, j’en suis très fier et, allez savoir pourquoi, cela me
paraît expliquer la sympathie admirative que je porte à tous ceux qui luttent
pour l’indépendance de leur pays, même lorsqu’ils combattaient le mien –
ou plutôt ceux qui menaient la politique de ses dirigeants (contrairement à
la formule usuelle, les pays ne se battent pas entre eux).
Au début des années 1950, faute de pouvoir retourner au Maroc en raison
des troubles qui précédèrent l’indépendance (1956), je me suis fait nommer,
après l’agrégation, comme professeur à Alger et là j’ai découvert une
société colonialiste raciste, vieillie, où une partie des Européens montrait
des signes de prolétarisation : c’était une société coloniale différente de
celle du Maroc. Ce séjour en Algérie – d’où j’ai été expulsé lorsque la
guerre a commencé à s’aggraver – m’a appris la complexité des sociétés
coloniales. Camille Lacoste-Dujardin avait commencé à nouer des liens
particuliers avec la société kabyle dont elle a ensuite progressivement
construit une connaissance ethnologique de plus en plus approfondie. Elle
m’a éclairé sur la Kabylie et ses originalités culturelles. Les Kabyles ont
une place singulière dans la question post-coloniale.
Après notre brusque retour en France, j’ai contribué à ma façon à la lutte
des Algériens pour l’indépendance, notamment en écrivant une petite
histoire de l’Afrique du Nord destinée à des instituteurs français. J’ai appris
plus tard que cette centaine de feuillets non brochés, imprimés en tout petits
caractères et que l’on pouvait glisser dans une poche, était devenue une
sorte de manuel pour les commissaires politiques du FLN.
C’est lors de contacts avec le Parti communiste algérien (PCA) que j’ai
eu la chance de découvrir Ibn Khaldoun, extraordinaire penseur maghrébin
du xive siècle. Les dirigeants du PCA, malgré leur déférence à l’égard du
marxisme, voulurent en effet manifester quelque intérêt pour la « culture
arabo-musulmane » par un petit article qu’il me demandèrent en 1953 à
l’occasion du 550e anniversaire de la mort d’Ibn Khaldoun. Ses
Prolégomènes (à l’histoire universelle) m’ont ouvert les pistes pour
analyser les sociétés non européennes et plus précisément maghrébines
avant leur colonisation. Leurs structures sociales profondes me sont
apparues comme ce qui les avait bloquées durant des siècles, et rendu la
colonisation possible. D’où l’idée (mais il n’est pas opportun de la
développer, afin d’éviter de stériles discussions) que la conquête coloniale
était peut-être inéluctable pour la plupart des sociétés, y compris les plus
avancées, dès qu’elles entrèrent en contact avec des Européens. L’exception
est évidemment celle de la Chine, mais celle-ci n’a échappé à la
colonisation véritable que grâce aux rivalités entre les impérialismes qui
voulaient se la partager. Le Japon, qui était doté – comme l’ont montré les
historiens – de structures assez comparables à celles de la féodalité
européenne, a repoussé le colonialisme, en mettant en œuvre une véritable
géopolitique interne puis externe. J’ai travaillé dix ans sur Ibn Khaldoun (au
lieu de faire une thèse de géomorphologie) pour écrire Ibn Khaldoun,
naissance de l’Histoire, passé du tiers-monde (1965).
Ce livre marque mon premier contact avec François Maspero qui l’a
édité. Il m’aidera dix ans plus tard à publier Hérodote (stratégies-
géographies-idéologies) qui est devenue un peu plus tard « revue de
géographie et de géopolitique » ; elle est toujours publiée par François Gèze
aux éditions La Découverte. Béatrice Giblin, qui a ouvert le champ de la
géopolitique interne et dont le rôle est important depuis le début de la revue,
en assure désormais la direction, à ma demande.
Un petit livre que j’avais écrit en 1959 (ce fut mon tout premier), Les
Pays sous-développés (dans la collection « Que sais-je ? »), inspiré par Ibn
Khaldoun et par mon intérêt critique pour les sociétés coloniales, eut un
succès étonnant, au point qu’il a compté une cinquantaine de « traductions-
pirates » émanant de groupes d’extrême gauche alors plus ou moins
clandestins dans de nombreux pays. Ensuite il y a eu Géographie du sous-
développement (1965). Depuis une vingtaine d’années, les vastes questions
économiques, sociales et politiques que traitaient de façon générale ces
deux ouvrages, dans une problématique assez marxiste, ne m’intéressent
plus guère. En effet, le monde a changé d’une façon déconcertante dans le
tiers-monde : ainsi, la Chine est devenue une super-puissance économique
par la combinaison d’un parti communiste et de l’hyper-capitalisme
mondialisé.
En revanche, les questions géopolitiques – rivalités de pouvoirs sur des
territoires – m’intéressent de plus en plus, car elles exigent de combiner à
différents niveaux d’analyse spatiale les données géographiques, les
héritages de l’histoire des temps plus ou moins longs, et l’évolution des
rapports de force dans les temps courts. Dans les progrès que je crois avoir
faits dans l’analyse géopolitique, je dois beaucoup à des amis qui
combattaient ou venaient de combattre pour l’indépendance de leur pays, à
mes amis du Vietnam, d’Algérie, du Maroc, de Cuba, du Burkina Faso. J’ai
obtenu des succès dont je suis fier (notamment dans mon enquête contre le
bombardement par l’US Air Force des digues du fleuve Rouge en 1972 et
celle contre l’onchocercose dans la vallée de la Volta blanche au Burkina)
en mettant en œuvre tout le raisonnement géographique tel que je l’entends.
J’ai acquis les preuves de son efficacité.
Mais quel rapport tout cela a-t-il aujourd’hui avec la question post-
coloniale ? Après avoir montré dans la deuxième partie de ce livre comment
les peuples colonisés et surtout leurs combattants ont mené sur leurs
territoires les luttes qui nous concernent encore le plus aujourd’hui, on
examinera dans une troisième partie comment et pourquoi ont été possibles
des conquêtes coloniales menées, sauf exception (l’Algérie), par d’aussi
petits groupes sur de vastes territoires qu’ils ne connaissaient pas encore.
Oserais-je avancer dès à présent l’idée qu’ils ont mené dès le début des
observations géographiques, au sens le plus fort de l’adjectif, et de ce fait
géopolitiques ? La géographie a de ce fait engrangé ses plus grands progrès
lors des conquêtes coloniales avec ce que l’on a appelé les « grandes
découvertes », car en vérité « la géographie, ça sert d’abord à faire la
guerre ».
Cette maxime, qui s’applique tout autant à Diên Biên Phu, déplaît, je le
sais bien, aux philosophes (qui n’en veulent pas parler) et surtout à ceux
dont les « productions discursives » sont dans la mouvance des postcolonial
studies américaines. Celles-ci prétendent en effet se fonder sur un concept
de déterritorialisation et sur le refus du raisonnement historien. Pour
éclaircir la question post-coloniale, ma démarche est d’évidence tout à fait
différente. Elle n’est certes pas postmoderne, mais elle se réfère à l’Histoire
et à un savoir scientifique bien plus ancien, la Géographie, le savoir-penser
l’espace dont l’efficacité se fonde sur les exigences du mouvement et de
l’action à la surface terrestre. Mais une telle différence avec la démarche
des philosophes n’exclut sans doute pas le dialogue (nous y reviendrons en
fin d’ouvrage).
Essayer d’expliquer au « jeunes » qui souffrent de la situation post-
coloniale et qui se demandent pourquoi ils sont nés en France les raisons
pour lesquelles leurs grands-pères ont dû venir dans ce pays, qu’ils avaient
courageusement combattu, conduit à analyser et à comparer les luttes pour
l’indépendance. Mieux comprendre la question post-coloniale m’a incité à
remonter loin dans le passé afin de mieux saisir les causes qui avaient rendu
possibles les conquêtes coloniales.
1 C’est cependant dans l’esprit du livre d’Olivier Lecour-Grandmaison Coloniser : Exterminer
(2005, traduit en arabe en 2007), qui se fonde principalement sur les méthodes de razzia
d’extermination ordonnées contre Abd el-Kader par Bugeaud dans l’Ouest de l’Algérie dans la
période 1840-1847.
2 Cette distinction, à mon avis fondamentale, doit d’autant plus être rappelée que les
postcolonial studies aux États-Unis ont été lancées en 1976 dans une démarche de littérature
comparée par une intellectuelle indienne féministe, Gayatri Chakravorty-Spivak, et que, à partir du
livre de Jacques Derrida De la grammatologie. L’écriture et la différence (1967), elle a développé
conjointement sa démarche d’analyse du post-colonial avec celle des feminist studies où son rôle
est grand. J’y reviendrai.
Deuxième partie

Les luttes pour l’indépendance


Chapitre 3

Comment les empires coloniaux


ont-ils pris fin ?
Les conditions dans lesquelles les différents peuples colonisés ont obtenu
ou arraché leur indépendance ne sont pas sans conséquences sur leur destin,
mais aussi sur celui des ex-métropoles, du fait de l’immigration qu’elles ont
connue depuis.
S’interroger sur les causes géopolitiques qui ont provoqué en quelques
décennies la fin de tous les empires coloniaux conduit à se poser la question
des raisons pour lesquelles tous ces pays sont passés à l’indépendance de
façon presque simultanée alors que ce phénomène durait depuis cinq
siècles : indépendance des colonies très anciennes mais aussi de celles dont
la conquête était relativement récente : Indes néerlandaises, dont la
conquête commence au xvie siècle, Maroc, dont la conquête sous couvert de
« protectorat » a eu lieu à la veille de la Première Guerre mondiale…
En vérité, les indépendances et la fin d’une domination impériale ne sont
pas des phénomènes géopolitiques spécifiques de la seconde moitié du
xxe siècle. Le grand empire espagnol d’Amérique a disparu dès le début du
xixe siècle. Les colons créoles, d’origine européenne, ont profité, pour se
révolter contre leurs métropoles, de l’occupation de l’Espagne par les
troupes de Napoléon Ier ; le Mexique, le Pérou, et bien d’autres territoires de
cet empire devinrent des républiques indépendantes. Ce fut pour une grande
part à l’exemple des colonies anglaises d’Amérique du Nord qui étaient
devenues une république, les États-Unis, après une longue et dure guerre
d’indépendance. Le Brésil, où la famille royale portugaise s’était réfugiée
pour échapper à Napoléon, devint peu à peu indépendant ; en 1823, il se
sépara du Portugal à l’amiable.
Il y eut autrefois de grands mouvements d’indépendance sans
indigènes

Les mouvements d’indépendance des colonies d’Amérique ont eu lieu


sans la participation des « indigènes ». Ce sont les colons européens qui se
révoltèrent contre les souverains européens, qui, depuis l’autre côté de
l’océan, prétendaient les régenter et conserver le monopole du commerce.
En ce qui concerne les « Indiens », 80 à 90 % avaient disparu dès le
xvie siècle, peu après l’arrivée des Européens, surtout du fait de terribles
épidémies. On sait de nos jours que celles-ci furent provoquées par l’arrivée
dans le Nouveau Monde des microbes et virus du Vieux Monde portés sans
le savoir par les conquistadores. Certains dénonciateurs du colonialisme
soutiennent aujourd’hui qu’il a été la cause de cette catastrophe. Mais virus
et bactéries du Vieux Monde auraient pu être apportés par des commerçants
venus sans projet de conquête d’Europe ou de Chine (au xve siècle, les
Chinois faillirent traverser le Pacifique, avant de renoncer à l’expansion
navale). Toujours est-il que l’effondrement rapide de la population dans ce
que l’on devait appeler l’Amérique en facilita grandement la conquête.
Dans l’Empire espagnol, ce qui restait d’Indiens devint – à de rares
exceptions – des métis christianisés qui restèrent sous la coupe de Blancs
plus ou moins majoritaires. Aux États-Unis, les Indiens ont été réduits à de
minuscules minorités, comme les Aborigènes en Australie.
À la différence de la révolte des insurgents américains, ces colons
britanniques qui durent combattre l’armée anglaise, l’indépendance des
colons d’origine andalouse ou castillane, Blancs créoles nés aux colonies,
se fit assez facilement. La couronne d’Espagne redevint indépendante en
1814, mais faute de navires elle n’avait guère les moyens de se lancer dans
la reconquête. De plus, l’Angleterre et sa flotte soutenaient le mouvement.
Les élites et les planteurs voulaient en effet commercer directement avec la
Grande-Bretagne sans avoir à passer de nouveau par le monopole des
navires espagnols.

Les guerres d’indépendance de Cuba


Les seules possessions coloniales que l’Espagne avait pu reconquérir
furent, aux Antilles, Cuba et Porto Rico. De surcroît, à Cuba, les planteurs
de cannes, propriétaires d’esclaves, avaient été très impressionnés par le
sort de leurs homologues français de Saint-Domingue qui avaient dû fuir la
révolution haïtienne. Aussi ne furent-ils pas mécontents du retour des
troupes espagnoles aptes à écraser une révolte d’esclaves.
En quelques décennies, les relations se dégradèrent entre les riches
planteurs créoles et les fonctionnaires venus d’Espagne qui avaient pour
fonction de tirer fiscalement le plus possible de Cuba. En lisant les discours
enflammés des libertadors, qu’ils soient mexicains ou sud-américains, les
fils de planteurs cubains se prirent à rêver d’indépendance. L’exaspération
de ces créoles était telle que l’un d’entre eux, Manuel de Cespedes,
affranchit ses esclaves, les arma et partit avec eux combattre les Espagnols
(ce qui contredit la vulgate marxiste sur les rapports de classe). Ce qui fut la
première guerre d’indépendance de Cuba (1868-1878) échoua, car nombre
de planteurs refusaient de libérer leurs esclaves et préféraient rester sous
domination espagnole. La seconde guerre d’indépendance, celle où José
Marti trouva la mort, éclata en 1895 et fut très dure. L’armée espagnole,
grossie par des contingents recrutés plus ou moins de force mais minée par
la fièvre jaune, enferma même dans des camps de concentration les femmes
et les enfants des révolutionnaires qu’elle ne parvenait pas à capturer.
Aux États-Unis, l’opinion, scandalisée par de tels procédés, prit fait et
cause pour les révolutionnaires cubains et approuva l’envoi de volontaires
et, à tout hasard, de navires de guerre à La Havane. Le jour où l’un de ces
bateaux explosa, les Espagnols en furent accusés. Une guerre entre les deux
pays en résulta. L’Espagne fut obligée de laisser au vainqueur Porto Rico,
mais aussi sa vieille colonie des Philippines (ce qui marque l’expansion
américaine de l’autre côté du Pacifique) et surtout de reconnaître
l’indépendance de Cuba, qui passa plus ou moins sous le contrôle de
Washington. L’armée américaine ne se retira de Cuba qu’en 1902, mais elle
y revint à plusieurs reprises « pour rétablir l’ordre ». Le développement de
la production sucrière, du fait de l’arrivée de planteurs yankees, fit que de
nombreux travailleurs furent recrutés en Espagne, la plupart des Noirs
libérés de l’esclavage ne voulant plus travailler dans les plantations.
Rivalités systématiques entre colons enracinés en Amérique et
fonctionnaires coloniaux venus d’Europe

L’indépendance des colonies d’Amérique et surtout celle de Cuba au tout


début du xxe siècle au prix de guerres cruelles est une illustration
spectaculaire du caractère contradictoire des rapports entre les colons
d’origine européenne et les fonctionnaires et militaires envoyés par la
« métropole ». Ces rapports peuvent devenir antagonistes, surtout si la
population « indigène » dans la colonie n’est pas assez nombreuse pour
profiter du conflit entre Blancs pour tenter de les chasser.
Cependant la présence d’esclaves noirs dans les colonies d’Amérique,
notamment dans celles qui formeront les États-Unis, n’a pas suffi à
dissuader les Blancs de se battre entre eux. En effet, les esclaves ne
formaient pas un groupe cohérent, surtout lorsqu’ils venaient d’être
déportés d’Afrique. La mortalité élevée obligeait à en « importer »
fréquemment (du moins avant l’interdiction de la traite par les Anglais en
1815 ; même si elle continua de façon illégale durant près de cinquante
ans) ; ces esclaves parlaient des langues africaines très diverses et leurs
maîtres les opposaient habilement les uns aux autres.

Le cas unique de la révolution haïtienne

Le cas de la révolution haïtienne n’en est que plus singulier ; il est en fait
unique. Le mouvement a été enclenché par les contrecoups de la révolution
qui faisait rage en France. Les mulâtres, qui avaient été affranchis par leurs
pères et qui étaient souvent instruits, voulurent mettre en œuvre la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en organisant l’abolition de
l’esclavage. Mais ils subirent les coups de la contre-offensive lancée par
Bonaparte pour rétablir l’esclavage et furent débordés par les Noirs, qui leur
reprochaient d’être surtout des Blancs. Par crainte que cette révolution noire
ne se propage dans les autres possessions d’Amérique, elle fut
soigneusement isolée tant par la France que par les États-Unis.

Des colonies de types très différents


Revenons-en aux colonies de l’Ancien Monde, où la population indigène
constitue l’essentiel. Il ne suffit pas de dire que dans certaines la domination
européenne est fort ancienne (Inde, Insulinde), et qu’elle a été bien plus
récente ailleurs. Classiquement, on distingue des « colonies
d’exploitation », où des Européens, très peu nombreux, avaient surtout des
fonctions d’encadrement et de domination des indigènes, et les « colonies
de peuplement », où le nombre des colons, notamment des agriculteurs,
était beaucoup plus élevé, (ce qui n’excluait pas l’exploitation des
indigènes).
On a longtemps placé les anciennes colonies du Nouveau Monde dans la
catégorie des colonies de peuplement, où les indigènes avaient quasiment
disparu et qui avaient rompu avec leur métropole depuis le xixe. Mais, au
xx siècle, on ne parle de colonie que pour des pays où la population
e

indigène s’est maintenue en dépit de la domination européenne.


Dans les colonies d’exploitation, le nombre des Européens était très
faible en regard de celui des indigènes. En Inde, les Anglais n’étaient que
quelques dizaines de milliers (mais ils avaient le concours de très nombreux
auxiliaires et soldats indigènes) pour contrôler et dominer des millions de
personnes exposées à des paniques causées par de terribles famines et
épidémies. Traditionnellement, les Britanniques (pour beaucoup des
fonctionnaires) ne restaient pas en Inde à leur retraite et envoyaient leurs
enfants faire leurs études en Grande-Bretagne. Il en était de même en
Afrique tropicale où les coloniaux étaient très peu nombreux, souvent
frappés par l’une de ces maladies mortelles que l’on ne savait pas soigner.
En vérité, hormis en Amérique du temps où elle était sous la coupe des
monarchies européennes, il y avait très peu de véritables colonies de
peuplement où le nombre des Européens fût nettement plus élevé qu’en
Inde : 10 % de la population totale en Algérie et 20 % en Afrique du Sud ;
en 1904, on dénombrait pourtant dans ce pays 1,1 million de Blancs et
seulement 3,5 millions de Noirs, car il y avait eu de terribles guerres entre
souverains africains (le plus terrible fut le fameux « Napoléon zoulou »,
Chaka) qui se disputaient des zones où ils pouvaient capturer des esclaves.
On pourrait ajouter le Maroc et la Tunisie avec une proportion moindre
d’Européens. Dans les colonies de peuplement, une notable proportion des
Européens se fixait, ils n’avaient pas de relation très étroites avec la
métropole, et nombre desdits colons, exerçant par eux-mêmes des activités
agricoles, pouvaient subir le contrecoup des variations du marché et même
connaître une véritable prolétarisation : ce fut le cas des « petits Blancs » en
Afrique du Sud et de nombreux petits colons en Algérie.
Il est à noter que les différentes colonies faisant partie d’un même empire
n’avaient guère de contacts entre elles, et les relations entre leurs cadres
européens étaient polarisées par Londres, Paris ou Amsterdam.

Au début du xxe siècle commencent d’importants changements dans les


sociétés indigènes

Au début du xxe siècle, les colonies vont toutes connaître un certain


nombre de changements. En dépit de famines périodiques, la population
indigène (qui a connu jusque-là des périodes de recul dues à des famines et
des épidémies) commence à remonter sensiblement en raison de la mise en
œuvre de méthodes simples contre les grandes maladies contagieuses. Cet
accroissement notable de la population rendit nécessaire le renforcement
des encadrements européens et le recrutement d’auxiliaires locaux –
soldats, employés d’administration, infirmiers – parlant la langue du
colonisateur. Certains, grâce aux missionnaires et aux instituteurs,
apprennent à écrire, lisant des livres et des journaux. C’est essentiellement
parmi ces auxiliaires du système colonial et les notables qui l’ont
jusqu’alors soutenu qu’apparaissent ce que l’on appellera les nationalistes
(qui font plus ou moins partie de ce que les marxistes dénomment la
« bourgeoisie nationale »), c’est-à-dire ceux qui veulent, à l’instar des
Européens, l’indépendance de ce qu’ils appellent leur nation. Toutefois,
aucune de celles-ci (pas plus d’ailleurs qu’en Europe) ne fait l’objet d’une
définition précise et correspondant peu ou prou aux populations indigènes
incluses dans les frontières résultant de rivalités entre les impérialismes ou
de limites plus anciennes reprises par le colonisateur.
La Première Guerre mondiale accélère sensiblement la diffusion des
idées nationalistes, car la France recrute des tirailleurs pour combattre en
Europe et l’Angleterre envoie des troupes de son armée des Indes combattre
au Moyen-Orient. Ces soldats, souvent décorés pour leur bravoure et qui
entendent force discours patriotiques, n’en restent pas moins des
« indigènes » relégués à un grade subalterne. De retour au pays, certains de
ces soldats, qui ont aussi entendu parler du communisme depuis la
révolution russe, sont approchés par des militants nationalistes. La police
coloniale fait montre d’une vigilance renforcée à leur encontre et de
brutalité dans ses interrogatoires.

La Seconde Guerre mondiale, principale cause de la disparition


des empires coloniaux d’outre-mer

La Seconde Guerre mondiale, qui a causé la mort en Europe et en Asie de


plus de 50 millions de personnes, est assurément la plus grande catastrophe
de ce genre dans l’histoire du monde. Elle a entraîné la disparition des
empires coloniaux. Pour commencer, celui du Japon : Formose, conquise en
1885, redeviendra chinoise avant de se séparer en 1949 de la Chine devenue
communiste et de devenir Taïwan. La Chine, que les Japonais ont envahie
en 1937, serait peut-être devenue sans la guerre un protectorat japonais,
régime qu’ils ont déjà institué en Mandchourie. La Corée, annexée par le
Japon, redevient indépendante en 1945, mais est divisée en deux zones
d’occupation, l’une soviétique, l’autre américaine, entre lesquelles va se
déclencher en 1950 un terrible conflit. Après le cessez-le-feu de 1953, les
deux Corées sont restées antagonistes, mais l’indépendance de chacune
s’est peu à peu affirmée, les Coréens du Sud acceptant encore la présence
de troupes américaines en raison de la menace de leur voisin du Nord. Il
aurait pu en être de même au Vietnam, occupé par les Japonais et devenu
indépendant après leur défaite, mais il fut réoccupé durant neuf ans par les
Français puis coupé en deux, comme la Corée, jusqu’en 1975.
Alors qu’entre les pays d’Europe et leurs colonies se sont établies des
relations plus ou moins contradictoires, il n’en a pas été de même en Asie
orientale, où elles n’existent quasiment pas entre le Japon et ses anciennes
colonies. Celui-ci, après son écrasement en 1945, n’a toujours pas vu se
développer sur son sol d’immigration post-coloniale.
Si la fin de l’empire colonial du Japon est d’évidence la conséquence de
sa défaite au terme de la Seconde Guerre mondiale, il n’en est, affirme-t-on,
pas de même pour les empires coloniaux européens. Habituellement, on
explique leur disparition par les guerres d’indépendance qu’auraient menées
les « indigènes ». Pourtant, en 1947, les Anglais ont accordé à l’Inde une
indépendance sans combat et il en a été ainsi quinze ans plus tard pour la
plupart des colonies françaises et britanniques d’Afrique tropicale. En fait,
on l’a dit, la disparition plus ou moins concomitante des empires coloniaux
européens résulte des contrecoups géopolitiques de la guerre.
Ses combats les plus terribles ont eu lieu hors du monde colonial bien
qu’elle ait touché l’Afrique du Nord (Libye, Tunisie) et ait approché
l’Égypte et le Proche-Orient, mais aussi les Philippines et la Birmanie. Les
contrecoups politiques du conflit se sont propagés dans la plupart des pays
coloniaux où ils ont suscité, du moins dans les villes, de grands débats. Les
colonisateurs dénoncèrent le nazisme (pour contrer Hitler qui prétendait
libérer les colonies) et exaltèrent la lutte pour la liberté et la démocratie afin
de recruter des soldats volontaires. Mais les Américains débarqués en
Afrique du Nord en 1942 y critiquèrent les méthodes françaises. Par
ailleurs, on célébra le courage et la puissance des Soviétiques dont
l’hostilité (de principe) au colonialisme était connue. Quant aux Japonais,
ils s’étaient déclarés les libérateurs de l’Asie méridionale. Ils mirent au
pouvoir à Djakarta des nationalistes indonésiens, et ceux-ci parvinrent à s’y
maintenir, malgré les tentatives de reprise en main par les Hollandais –
ceux-ci durent y renoncer sous la pression des Américains.
Bref, en 1945, les peuples colonisés, en particulier leurs intellectuels
nationalistes, aspiraient à l’indépendance dès que possible. En Inde, les
dirigeants britanniques eurent la sagesse de l’accorder dès 1946 (les
modalités de la partition devaient prendre un an), car de nombreux Indiens
qui, sous commandement britannique, avaient combattu les Japonais en
Asie du Sud-Est et les Allemands de l’Afrikakorps en Libye et en Égypte
étaient de retour en Inde. En revanche, les Français profitèrent du retrait de
de Gaulle (1946) pour tenter de reprendre par la force le contrôle de
l’Indochine que les Japonais avaient occupée et où un front national, le
Viêt-minh (communistes et « bourgeoisie nationale »), avait proclamé
l’indépendance. Sous prétexte de lutter contre le communisme, les Français
reçurent le soutien des États-Unis pour financer leur corps expéditionnaires.
D’où une guerre qui dura sept ans et ne se termina que sur la spectaculaire
défaite française de Diên Biên Phu (mai 1954). Nous allons y revenir.
Mais les empires coloniaux en continuité territoriale se sont alors
maintenus

J’ai mentionné dès la première page de ce livre la différence qu’il faut


faire entre les colonies séparées de la puissance coloniale par une étendue
marine plus ou moins vaste et celles qui sont dans un empire en continuité
territoriale. Il s’agit principalement des empires russe et chinois qui chacun
dominent des populations culturellement très différentes de la nation
dominante. La continuité territoriale fait que c’est la même administration
et la même armée qui exercent le pouvoir sur la nation dominante et les
populations colonisées, alors que dans les empires d’outre-mer agissaient
des administrateurs coloniaux.

L’Empire des tsars

L’Empire russe s’est étendu à partir du xvie siècle sur une immense
Sibérie presque vide en prenant le contrôle de multiples petits peuples
vivant de chasse et de pêche. Il a fait ensuite la conquête du Caucase et de
ses musulmans montagnards, ce qui n’a pas été facile. En suivant la Volga,
qui se jette dans la mer Caspienne et au-delà des steppes qui l’entourent, les
Russes du xixe siècle ont fait la conquête des oasis très peuplées qui se
trouvent au pied des grandes chaînes d’Asie centrale. Ces oasis peuplées de
musulmans de langue turque, ce que les Russes appellent leur Turkestan (à
distinguer du Turkestan chinois), sont devenues productrices de coton.
L’immense Empire russe s’est aussi étendu vers l’ouest au xviiie siècle
(l’Ukraine, les Pays baltes, la Pologne), mais ces pays européens dominés
n’étaient pas vraiment des colonies.
Après l’effondrement de l’Empire des tsars durant la Première Guerre
mondiale, Lénine proclama l’indépendance de toutes les colonies, mais
chacune des nouvelles républiques ayant choisi des gouvernements
« bourgeois », elles furent reconquises par les forces communistes (à
l’exception des Pays baltes et de la Pologne). Staline, avec son habile
politique des « nationalités », favorisa leur développement culturel, étant
bien entendu que chacune était dirigée par sa « classe ouvrière », en
l’occurrence son parti communiste, dans le cadre de l’Union des
républiques socialistes soviétiques (URSS). Les peuples de ces républiques,
malgré l’oppression communiste, laquelle s’exerçait tout autant sur les
Russes, participèrent à la lutte contre l’invasion hitlérienne. L’Union
soviétique – en fait l’Empire russe –, avec ses quinze républiques fédérées,
se maintint au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’en
1991, à Noël, que cet empire se disloqua brusquement du fait de la décision,
géopolitiquement ahurissante, des dirigeants communistes russes :
proclamer l’indépendance de la Russie et se séparer des autres républiques
soviétiques. Celles-ci (à l’exception de celles du Caucase, qui n’étaient
qu’« autonomes » au sein de la république de Russie) se sont donc
brusquement retrouvées indépendantes, sans qu’un mouvement national les
ait préparées (sauf dans les Pays baltes et l’Ukraine) à une telle éventualité.

L’empire des Han

L’Empire chinois, peuplé pour l’essentiel par les Han, grand peuple
culturellement très homogène et très singulier (avec son écriture non
alphabétique, à base de sinogrammes), s’est étendu durant trois millénaires
du nord vers le sud dans ses régions orientales, aux abords du Pacifique. Il
s’est ensuite étendu vers l’ouest, en particulier au xviiie siècle au-delà des
steppes, jusqu’aux oasis d’Asie centrale peuplées de turcophones, d’où le
nom de Turkestan chinois. L’immense Empire chinois avait aussi établi des
rapports de suzeraineté avec les chefs des grandes tribus mongoles (turco-
mongoles) et avec le royaume théocratique du Tibet. Durant la crise de la
dynastie impériale au xixe siècle, puis sous la République (proclamée en
1912) et pendant la guerre contre le Japon, les peuples non Han se sont
trouvés livrés à eux-mêmes, une grande partie des Mongols étant passée
sous contrôle russe. Après la Seconde Guerre mondiale, la victoire du Parti
communiste chinois en 1949 a provoqué une « reprise en main » de tous les
peuples de l’empire. Les tentatives de ceux qui n’étaient pas des Han, qu’ils
soient turcophones (notamment les Ouïgours) ou tibétains – au total
quelques dizaines de millions sur de vastes territoires presque vides –,
furent réprimées de façon classique mais surtout submergées par
l’immigration massive de Han venus des régions orientales de l’empire où
ils sont plus d’un milliard. L’immense Empire chinois, qui avait semblé
depuis plus d’un siècle et demi en cours de liquidation et menacé d’un
partage entre puissances colonialistes, ne semble donc pas aujourd’hui en
voie de dislocation. C’est désormais la deuxième puissance mondiale. Le
contraste est total avec tous les empires d’outre-mer qui se sont disloqués
presque simultanément dans les années qui suivirent la Seconde Guerre
mondiale.

La Seconde Guerre mondiale et le mouvement national algérien

En Algérie, les conséquences de la Seconde Guerre mondiale furent


extrêmement importantes. Elles sont d’abord à l’origine des massacres de
Sétif du 8 mai 1945, jour de la capitulation de l’Allemagne, et les souvenirs
de ces massacres pèsent lourd, neuf ans plus tard, dans le déclenchement de
la « révolution algérienne » contre la France. Cinquante ans après
l’indépendance de l’Algérie, la question post-coloniale, qui préoccupe de
plus en plus les Français, est pour une grande part un effet de l’évolution
très singulière du drame algérien. On peut dire que le prologue de la
tragédie a été constitué par ces massacres de Sétif que j’ai évoqués d’entrée
de jeu. Les Algériens en parlent encore beaucoup, mais sans en prendre en
compte toutes les causes.

Les désaccords dès 1943 entre de Gaulle et les Européens d’Algérie

On sait évidemment qu’après le désastre de 1940 et l’occupation de la


France par les nazis, le général de Gaulle continua la lutte. Après que les
Américains eurent débarqué en Afrique du Nord, il put installer à Alger le
gouvernement de la France libre. Mais la plupart des Français d’Algérie
avaient appliqué avec zèle la politique de Vichy à l’encontre des Juifs,
relativement nombreux à Alger et à Constantine, qui, à la différence des
musulmans, étaient citoyens français depuis 1871. De Gaulle voulut faire de
l’Algérie une base pour la libération de la France et y mobiliser tous les
hommes en âge de combattre. Or les musulmans, 90 % de la population,
n’étaient toujours pas citoyens français : privés du droit de vote, ils
n’étaient pas astreints au service militaire ; jusqu’alors, seuls des
volontaires étaient devenus soldats. Pour obtenir le ralliement de la
population musulmane (un mouvement d’indépendance existant depuis
plusieurs années), de Gaulle, au grand dam des colonialistes, décida des
réformes en faveur des musulmans et leur promit qu’ils recevraient enfin la
citoyenneté pleine et entière. Les Algériens (comme d’ailleurs les
Marocains recrutés dans leur pays) combattirent avec vaillance jusqu’à la
défaite de l’Allemagne. C’est alors que se produisirent ce que l’on appellera
les « massacres de Sétif » lors de défilés organisés par les nationalistes
algériens pour célébrer la fin de la guerre. Annie Rey-Goldzeiguer, dans
Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945 (2002), a fait une étude
précise du déroulement de ces émeutes et de la répression qui s’en est suivi,
elle mentionne clairement le contexte politique : la volonté des leaders
colonialistes de faire capoter les promesses plus ou moins faites aux
Algériens par de Gaulle en 1943.

Une répression massive pour briser les débuts d’un mouvement


d’indépendance

À Sétif, petite ville de l’Est algérien, ce défilé se transforma en


manifestation pour réclamer la libération du vieux leader nationaliste
Messali Hadj alors en résidence surveillée. Elle tourna à l’émeute lorsque
les gendarmes arrachèrent les pancartes « Libérez Messali ». La violence
survint sous l’effet de diverses provocations : une centaine d’Européens
furent massacrés, et une énorme répression menée par des groupes de
colons, les gendarmes et des troupes tenues en réserve s’abattit peu après
sur la ville, sur la région voisine de Guelma et une partie du Constantinois.
On a parlé de 50 000 morts. L’Algérie n’avait pas connu d’aussi terribles
opérations militaires depuis 1871 et l’insurrection de la Kabylie.
De Gaulle, installé à Paris depuis août 1944 avec son gouvernement, était
surtout préoccupé par l’unité du pays et l’unification des mouvements de
Résistance, les tensions risquant de s’aggraver entre divers groupes
gaullistes et communistes. Le Général ne se tenait pas assez au courant de
ce qui se passait en Algérie, car les autorités locales lui étaient hostiles. Le
8 mai 1945, le gouverneur général, un libéral, était absent d’Alger. Le chef
du gouvernement provisoire semble n’avoir été véritablement informé
qu’après le drame.
La sanglante répression des émeutes dans l’Est algérien et les
innombrables arrestations dans l’ensemble du pays furent pour les
colonialistes le moyen de démanteler le mouvement national et d’entraver
les réformes promises aux Algériens mobilisés pour libérer la France. Ceux-
ci n’allaient pas tarder à rentrer chez eux, et il fallait agir au plus vite pour
annihiler tout mouvement nationaliste qui pourrait les entraîner. Tout à
l’euphorie de la fin de la guerre, on ignora presque complètement en France
les émeutes de Sétif. De Gaulle n’y fit guère allusion, pas plus que les
communistes qui siégeaient au gouvernement. Une commission d’enquête
envoyée sur place ne déboucha sur rien, en raison des difficultés opposées
par les autorités locales. Certains militants nationalistes pourchassés se
réfugièrent dans les montagnes où ils se cachèrent durant des années.
D’autres allèrent se réfugier en France où ils avaient déjà travaillé.

Un statut « d’autonomie » accordé en 1947 à l’Algérie et le sabotage des


réformes

De Gaulle démissionna brusquement en 1946, car il refusait le


rétablissement du régime parlementaire qui avait paralysé la
IIIe République. La IVe République accorda la citoyenneté française aux
musulmans d’Algérie et une certaine autonomie aux départements algériens
avec la création d’une Assemblée algérienne dont les pouvoirs n’étaient pas
très étendus. Mais ces réformes, qui auraient pu être fondamentales pour
bâtir un avenir pacifique en Algérie, furent habilement sabotées par les
milieux coloniaux : après avoir obtenu que deux collèges soient constitués
pour les élections à l’Assemblée algérienne, ils obtinrent qu’il soit accordé
aux musulmans le même nombre de députés qu’aux Européens, ceux-ci
étant dix fois moins nombreux. Les musulmans n’eurent donc qu’une
nationalité française au rabais.
Cependant, l’égalité à l’Assemblée algérienne du nombre de députés de
chacun des collèges aurait permis aux musulmans d’obtenir de notables
changements, mais à chaque élection des fraudes furent organisées quasi
ouvertement pour que ne soient élus, dans le collège musulman, que les
candidats « béni-oui-oui ». Cela fut rendu possible – on ne le souligne pas
assez, généralement – par les conséquences du 8 mai 1945. La répression
massive des émeutes de Sétif, qui dura des mois dans toute l’Algérie,
empêcha le développement d’un mouvement démocratique qui se serait
opposé aux fraudes électorales que l’opinion française négligeait. Aussi
l’Assemblée algérienne, avec ses députés « béni-oui-oui », manifesta son
autonomie en s’opposant à l’application en Algérie des mesures sociales
dont les Français de la « métropole » profitaient depuis 1945. Un gros effort
de scolarisation des enfants musulmans fut néanmoins mené depuis Paris,
malgré la désapprobation persistante des colons. Ceux-ci, pour des raisons
que nous verrons, s’opposaient systématiquement (notamment depuis les
lois Jules Ferry de 1882) à ce que les enfants de musulmans apprennent à
lire et à écrire le français. Attitude à long terme absurde dans des
départements tenus pour français, mais logique à moyen terme, car la
connaissance du français donnait des prétentions à l’égalité et permettait
d’aller en France d’où on revenait avec des idées dangereuses. Mieux valait
que les jeunes continuent d’apprendre l’arabe à l’école coranique…
Le sabotage des réformes, qui indigna ceux qui y avaient cru, les fraudes,
mais aussi l’écho de Diên Biên Phu amenèrent nombre d’Algériens à
espérer que se produisent des changements plus radicaux. Tout cela poussa
les militants nationalistes ayant échappé aux rafles de la police à déclencher
la vague d’attentats du 1er novembre 1954. C’était le contrecoup de
l’écrasement des émeutes de Sétif et ce sera le prologue d’une guerre qui,
malgré des négociations secrètes, durera sept ans en raison des
contradictions de la vie politique française, mais aussi à cause de la
diffusion d’une représentation tout à la fois scolaire et géopolitique simple :
« L’Algérie, c’est la France. »
Le contraste a été total entre les négligences dont les dirigeants français,
empêtrés dans les rivalités de partis, ont fait preuve après 1945 dans la
gestion des affaires d’Algérie et la façon réaliste dont les dirigeants
britanniques – ou plus exactement ceux de l’un des deux grands partis – ont
tiré les leçons de la situation en Inde.

Pourquoi les Anglais ne se sont-ils pas cramponnés à l’Inde ?

Dès 1945, les dirigeants britanniques firent le point pour l’Empire des
conséquences de la guerre. Le chef du Parti conservateur, Winston
Churchill, malgré l’immense prestige acquis pour avoir en 1940 refusé les
avances de Hitler et continué le combat, perdit les premières élections de
l’après-guerre. Il dut laisser les dirigeants travaillistes, ceux de l’autre grand
parti, prendre, avec l’approbation de la population, la décision ô combien
difficile de laisser l’Inde devenir indépendante.
Pourquoi les Anglais se sont-ils résignés à l’indépendance de l’Inde ?
Celle-ci était pourtant la partie principale de l’Empire britannique depuis
plus de deux siècles, moins par sa superficie que par l’effectif de sa
population : 400 millions d’habitants. Churchill et ses partisans affirmaient
que si les Anglais en assuraient le contrôle depuis si longtemps, malgré la
montée des revendications nationalistes, ils pouvaient certainement encore
le faire durant un certain temps. Mais durant la guerre contre le Japon, des
personnalités politiques indiennes avaient continué de réclamer
l’indépendance et l’une d’entre elles avait même constitué hors des
frontières de l’Inde une (petite) armée de libération à laquelle les Japonais
en marche vers le golfe du Bengale avaient fait le meilleur accueil.
Devant la poussée de l’armée japonaise (prise de Singapour en 1942, puis
de la Birmanie) et pour éviter une insurrection en Inde où se produisirent de
grandes famines (elles firent 4 à 5 millions de morts, notamment à
Calcutta), le gouvernement de Londres dut promettre aux leaders
nationalistes que la domination britannique prendrait fin après le retour de
la paix. Des arguments de responsables britanniques en Inde – en particulier
le désaccord croissant entre les musulmans et les hindous – auraient sans
doute pu servir de prétexte pour remettre à plus tard la décision d’appliquer
cette promesse. Mais pour exiger un tel délai, il n’y avait sur place que très
peu de forces britanniques, la plupart étant sur d’autres théâtres
d’opérations (traditionnellement, il n’y avait d’ailleurs en Inde que fort peu
de militaires britanniques pour contrôler une énorme population). L’« armée
des Indes » était surtout constituée des fameux cipayes recrutés dans
certaines régions et assez bien payés, surtout des hindous (de moyenne
caste) mais aussi des musulmans. Mais ces soldats n’étaient pas dépourvus
d’idées politiques et l’on se souvenait de leur « grande mutinerie » de 1857-
1858.
Le risque pour les Anglais d’être pris dans le grand drame qu’allait être la
« partition » de l’Inde

Il n’y avait dans cet immense pays que très peu de citoyens britanniques
et ils n’y constituaient pas une minorité enracinée pouvant s’opposer de
diverses façons et par leurs représentants en Angleterre à l’abandon de la
plus ancienne et la plus grande des colonies britanniques.
Il y avait des raisons de craindre que les Britanniques, dispersés dans cet
immense pays, s’y trouvent pris dans les troubles graves entre hindous et
musulmans. En 1943, une terrible famine se produisit à Calcutta non pour
des raisons climatiques, mais à cause de la guerre : l’armée anglaise, pour
empêcher que les Japonais se servent des milliers de bateaux sur lesquels on
transportait par les bras du delta du Gange les cargaisons de riz produit au
Bengale, les avait mis hors d’état. Face à la famine qui en résulta les
autorités firent preuve d’incurie. La pénurie accentua le conflit entre
hindous et musulmans, bien que les uns et les autres parlent la même
langue, le bengali. Le Bengale (actuel Bangladesh) et la région de Calcutta
qui en faisait partie (c’est devenu l’État du Bengale occidental) étaient en
effet le lieu où se trouvait la plus grosse concentration de musulmans mais
il y avait aussi de nombreux hindouistes, eux aussi bengalis. Dès qu’il fut
question d’indépendance, de terribles luttes commencèrent entre eux dès la
fin de la guerre et elles s’amplifièrent en 1946 et en 1947. L’enjeu était
Calcutta : la grande ville du Bengale, l’ancienne capitale de l’Inde
britannique (les Anglais y étaient assez nombreux) serait-elle rattachée à
l’État musulman ou à l’Union indienne ?
En effet, à mesure que le mouvement national s’amplifiait en dépit de la
grande diversité linguistique et de la division en castes de la population
hindoue, s’était posée la question de l’avenir politique et géopolitique de la
forte minorité musulmane. Autrefois, ses chefs dans l’Empire moghol
dirigeaient des régions vastes ou très peuplées. Ils revendiquaient à présent
eux aussi l’indépendance mais avec un État musulman séparé de celui des
hindous. Certes, les dirigeants anglais n’incitèrent pas clairement les
notables et intellectuels musulmans à envisager ce grand projet
géopolitique, mais ils ne les en dissuadèrent pas non plus.
L’une des raisons de leur départ si rapide était donc la crainte des Anglais
de se trouver pris dans le conflit qui avait débuté dès 1946 entre hindous et
musulmans. À la demande des deux communautés, ce sont des Anglais
(plus précisément un avocat, Cyril Radcliff, tout juste arrivé en Inde) qui
dessinèrent, sur la carte et sur la foi de recensements, le tracé des frontières
des deux Pakistan (et donc du futur Bangladesh). Celles-ci, après un terrible
chassé-croisé, ne rassemblaient d’ailleurs que les deux tiers des musulmans,
nombre d’entre eux renonçant à l’exode et devant rester dans l’Union
indienne.
Ce sont donc des conditions géopolitiques très particulières qui
expliquent la facilité avec laquelle l’Inde et les Pakistan sont devenus
indépendants le 15 août 1947, en présence du vice-roi des Indes (Lord
Mountbatten restera encore un an, comme représentant de la Couronne
britannique, gouverneur général). Le lendemain éclataient à Calcutta de
terribles mas sacres, les Bengalis musulmans ayant décidé de chasser,
d’exterminer les Bengalis hindouistes qui ripostèrent. Ce fut le slaughter
day (« jour des abattoirs ») qui dura soixante-douze heures, et fit
4 000 morts au moins et 100 000 blessés.
Le drame de la partition allait ensuite prendre toute son ampleur. Il y eut
sans doute un million de morts lors de l’exode qui concerna 6 millions de
musulmans comme 9 millions d’hindous et de sikhs, et de la guerre que se
livrèrent les deux nouveaux États indépendants de 1947 à 1949. Les
Anglais se bornèrent à déplorer une tragédie dont ils avaient su se dégager à
temps. Ils nouèrent les meilleurs rapports avec les dirigeants des nouveaux
États rivaux.

Du Commonwealth « blanc » au Commonwealth « de couleur »

On l’a vu, il faut tenir compte du fait que les forces britanniques en Inde
étaient traditionnellement très peu nombreuses (la fameuse armée des Indes
comprenait surtout des forces locales) et qu’elles étaient alors pour une
grande part engagées sur d’autres théâtres d’opérations. Il faut aussi – peut-
être plus fondamentalement – se souvenir du système britannique de
colonisation indirecte. Depuis le xviiie siècle, les Anglais s’appuyaient sur
toute une classe de notables, les zamindars, qui avaient profité de leur
présence pour passer du rôle traditionnel de percepteurs d’impôts pour le
Grand Moghol à celui de propriétaires fonciers. Or dès la fin du xixe siècle,
ce sont ces notables qui, avec le Parti du Congrès, vont mener la
revendication d’indépendance. À partir de 1930, ce parti célèbre
régulièrement le « jour pour l’indépendance ». Dans les années qui suivent,
Gandhi mène de grandes campagnes de désobéissance civile qui lui valent
d’être mis en prison comme des milliers de ses partisans. Pendant la guerre,
les notables les plus liés aux Anglais se rallient à l’idée d’indépendance.
En 1946, les dirigeants travaillistes s’étant rapidement résolus à cette
issue, l’Union indienne et le Pakistan acceptent de faire partie du
Commonwealth. C’est un changement considérable pour cette organisation
tout à la fois britannique et internationale qui s’est progressivement
substituée à l’Empire britannique. Jusqu’en 1947, il rassemblait seulement
des colonies britanniques « blanches » : le Canada, l’Australie, la Nouvelle-
Zélande où les populations autochtones avaient presque disparu. Après être
devenus de plus en plus autonomes et en fait indépendants, ces pays, les
Dominions, firent partie du British Commonwealth of Nations dont la
création, lors de la conférence de Westminster, remontait à 1926.

Le cas de l’Afrique du Sud

Mais en 1921, l’Afrique du Sud, bien que la population y soit


majoritairement noire, fut admise dans le Commonwealth. De surcroît, ce
pays avait connu au xixe siècle un grave conflit entre Blancs. Ceux que l’on
appela les Boers (les paysans) – surtout d’origine hollandaise, mais aussi
des protestants français et des Allemands installés au xviie siècle au Cap –
affrontèrent les Anglais, qui, lors des guerres napoléoniennes, s’emparèrent
du Cap, position stratégique importante sur la route des Indes (le canal de
Suez n’existait pas). Les rapports entre Blancs empirèrent, car les Anglais
devenus anti-esclavagistes exigeaient que les Boers renoncent à leurs
esclaves. Les Boers préférèrent se replier dans l’intérieur, mais quand
d’importants gisements d’or et de diamant y furent découverts, les Anglais
voulurent en prendre le contrôle. Deux guerres se déroulèrent sous le regard
de peuples africains (eux-mêmes plus ou moins rivaux), celle de 1880-1881
et surtout la fameuse « guerre des Boers » (1899-1902), laquelle fut très
dure pour les Anglais, qui firent venir des troupes d’Inde. À la même
époque où, à Cuba, l’armée espagnole envoyait en camp de concentration
les femmes et les enfants des combattants, les troupes britanniques firent de
même en Afrique du Sud où le quart de la population boer aurait disparu.
Malgré le soutien logistique des Allemands depuis le Sud-Ouest africain
(l’actuelle Namibie) et celui des Français, les Boers eurent le dessous.
L’Afrique du Sud fut toutefois admise en 1921, au lendemain de la
Première Guerre mondiale, dans le Commonwealth, pour la récompenser
des combats qu’elle avait menés contre les troupes allemandes dans le
même Sud-Ouest africain ; ce territoire fut même placé ensuite par la SDN
sous mandat sud-africain.
La tension entre Anglais et Boers n’avait pas disparu pour autant et ce
sont ces derniers (60 % des Blancs) qui, après avoir gagné les élections,
imposèrent le système d’apartheid (1948). Mais cette officialisation du
racisme fit qu’en 1961 l’Afrique du Sud fut exclue du Commonwealth à la
demande de l’Inde. Depuis 1947, le Commonwealth avait changé puisque
l’Inde, le Pakistan (qui en serait bientôt exclu) et Ceylan (Sri Lanka) puis
les colonies britanniques d’Afrique en faisaient partie. Exclue du
Commonwealth, l’Afrique du Sud se proclama indépendante. Mais sous la
pression internationale et devant la menace d’une insurrection générale des
Noirs (près de 90 % de la population), Frederik De Klerk, leader du Parti
national (celui des Boers), décida de changer de cap, d’abolir l’apartheid et
de chercher une « solution ». Avec l’appui de Nelson Mandela, leader de
l’African National Congress (ANC), libéré de prison, De Klerk procéda aux
premières élections au suffrage universel. En 1994, Mandela fut élu
président d’une Afrique du Sud réintégrée dans le Commonwealth la même
année.

Le système colonial britannique évolutif et indirect est souvent célébré,


mais…

On oppose fréquemment le système de colonisation directe « à la


française », où les populations indigènes étaient gouver nées par des
militaires et des fonctionnaires français, au système colonial britannique qui
s’appuyait sur des notables indigènes, chacun étant chargé, moyennant
maints avantages, de « maintenir l’ordre » dans son propre peuple, de lui
faire payer l’impôt et de lui faire produire ce qui intéressait les
commerçants britanniques. Ceux-ci étaient d’ailleurs à l’origine des
conquêtes coloniales : telle ou telle compagnie de commerce obtenait de la
Couronne britannique une charte qui lui accordait le monopole de
l’exploitation de tel ou tel territoire. Ce furent des « compagnies à charte »
qui, avec leur propre petite armée, conquirent la plupart des colonies
britanniques (y compris aux xvii-xviiie siècles en Amérique du Nord). Ce
système avait été pratiqué par les Français sous l’Ancien Régime, mais
après la Révolution ce fut l’armée (en Afrique du Nord) ou la marine (en
Afrique noire, en Indochine) qui agirent. L’Inde fut conquise par la
puissante East India Company qui passa progressivement sous le contrôle
de la Chambre des communes puis du gouvernement de Londres.
Ce système de gouvernement indirect et les pouvoirs croissants accordés
aux populations locales (principalement aux Blancs) pour élire leurs
représentants est très souvent mis à l’actif de la colonisation britannique et
permet donc de critiquer le système d’administration directe pratiqué
presque jusqu’à la fin dans les colonies françaises. La création de l’Union
française en 1946 s’inspirait du modèle britannique et du Commonwealth,
mais elle se trouva quasiment supprimée lorsque de Gaulle décida en 1960
d’accorder l’indépendance aux pays d’Afrique noire.
Depuis le début du xixe siècle, le caractère évolutif du système colonial
britannique est en fait une conséquence après coup de la rigidité
britannique, celle-là même qui poussa à la révolte les colonies d’Amérique
du Nord, qui, après une longue guerre d’indépendance (1774-1783),
formèrent les États-Unis. Le Canada ne suivit pas cet exemple, sous la
pression des Canadiens français qui craignaient qu’en rompant avec
l’Angleterre ils perdent les garanties (en matière de langue et de religion)
que la Couronne britannique leur avait accordées en 1763 lors de l’abandon
du Canada par le roi de France. Après le grand échec qu’ils subirent vingt
ans plus tard devant les « Américains » citoyens des États-Unis, les
dirigeants anglais se promirent implicitement d’être à l’avenir plus prudents
et de laisser se modifier progressivement le statut de chacune de leurs
colonies, en tenant compte des aspirations locales, surtout celles des Blancs.
Cependant, les éloges prodigués au système britannique oublient
généralement de mentionner un cas absolument contraire, celui de l’Irlande,
qui fut durant plus de deux siècles soumise à une domination directe des
plus rigoureuses. L’Irlande fut au sens propre la toute première colonie de
l’Angleterre. Sa dépendance commença au Moyen Âge, mais c’est surtout
au xviie siècle, après plusieurs révoltes, que la conquête fut menée de façon
radicale : de vastes étendues de terre furent confisquées et distribuées sous
forme de grands domaines à des Anglais et des Écossais de religion
anglicane ou protestante. C’est à cette époque que, pour désigner ces
domaines, apparaît le terme de « plantation » qui sera ensuite utilisé surtout
dans le monde tropical. Les paysans, catholiques, furent obligés de
travailler pour les nouveaux maîtres. Il s’agit bel et bien d’une colonisation
directe renforcée par une persécution religieuse. Les Irlandais ne cessèrent
de s’opposer à cette domination directe. En 1846-1848, une terrible famine
(un million de morts ?), dont les colonisateurs sont en fait responsables,
frappa la population dont une grande partie émigra vers les États-Unis. En
1914, Londres accorda une certaine autonomie avec le Home Rule, mais, en
1916, des nationalistes, croyant pouvoir profiter du fait que l’armée
britannique combattait les Allemands sur le continent, déclenchèrent
l’insurrection de Dublin qui fut écrasée.
L’Irlande obtint l’indépendance en 1921, mais dans le cadre du
Commonwealth, ce qui limitait beaucoup ses libertés, compte tenu de la
proximité de l’Angleterre : une terrible guerre civile opposa entre eux les
Irlandais, ceux qui acceptaient ce premier traité et ceux qui refusaient de
laisser l’Ulster aux Anglais. L’indépendance de l’Irlande date de 1938.
Neutre pendant la Seconde Guerre mondiale, elle quitta le Commonwealth
en 1949 et dut renoncer à revendiquer l’Ulster. Mais, de 1960 à 1998, les
ultra-nationalistes de l’IRA (la clandestine Armée républicaine irlandaise)
ont entretenu en Ulster et notamment à Belfast ce qui fut appelé des
« troubles » sanglants entre protestants et catholiques.

Un très grand discours sur l’Inde que les Français devraient connaître et
méditer
Le cas de l’Irlande, soumise jusqu’au début du xxe siècle à une
domination rigoureuse et tatillonne, d’autant plus étonnante qu’elle
s’exerçait sur d’autres Européens, montre que la colonisation britannique
dont les Anglais sont fiers n’est pas globalement – pas plus que d’autres –
digne d’éloge. Il me paraît utile de reproduire ici un texte qui mériterait de
figurer dans une anthologie sur la question coloniale. C’est un discours
prononcé par le chef de l’un des deux grands partis britanniques. Il a eu des
effets décisifs non seulement pour l’Inde, mais pour la question post-
coloniale dans son ensemble.
Discours de Clement Attlee
devant la Chambre des communes (15 mars 1946)
Je voudrais remercier l’honorable député [de la circonscription] de
Saffron Walden [R. A. Butler] pour son discours très utile, sage et
constructif. Comme nous le savons tous, il a pendant de longues années
rendu de grands services dans les affaires indiennes et il est issu d’une
famille qui a fourni de nombreux fonctionnaires des plus distingués en
Inde. J’estime que le ton avec lequel il s’est adressé à la Chambre est
justement ce qu’il faut aujourd’hui, à ce moment critique dans les relations
entre ces deux pays, à un moment, comme on l’a dit, marqué par de très
grandes tensions. Auprès de ceux de mes amis dans cette assemblée qui
sont allés en Inde et qui en sont revenus, dans les lettres que des Indiens
m’ont envoyées et auprès des Anglais de toutes opinions qui sont en Inde,
je trouve la confirmation que l’Inde est aujourd’hui dans un état de grande
tension et que nous vivons effectivement un moment critique. Je suis tout
à fait certain que chacun, dans cette Chambre, se rend compte des
difficultés de la tâche entreprise par mes honorables amis, ensemble avec
le vice-roi, et que personne ne voudra rien dire qui puisse rendre leur tâche
plus difficile encore. L’honorable député a déclaré qu’il souhaitait que la
mission soit menée dans une bonne atmosphère. Je suis tout à fait
d’accord et c’est dans cet état d’esprit que mes honorables amis
entreprennent cette mission. Il est indubitablement temps de mener une
action claire et nette. […]
Je suis confronté d’assez près à ce problème depuis presque vingt ans
maintenant, et je dirais que des fautes ont été commises de part et d’autre,
mais aujourd’hui, nous devrions nous tourner vers l’avenir plutôt que de
revenir au passé. La seule chose que je voudrais dire aux honorables
membres [du Parlement], c’est qu’il n’est pas bon d’appliquer les
formules du passé à la situation présente. La température de 1946 n’est
pas celle de 1920, ni de 1930, ni même de 1942. Les slogans d’autrefois
ont été abandonnés. […] Rien n’accélère davantage les fluctuations de
l’opinion publique qu’une grande guerre. Tous ceux qui étaient concernés
par cette question au début de la période entre les deux guerres savent quel
a été l’effet de la guerre de 1914-1918 sur les aspirations et sur les idéaux
de l’Inde. Une vague qui court lentement en temps de paix est fortement
accélérée en temps de guerre, mais elle l’est surtout immédiatement après
la guerre, parce que, tout au long des hostilités, elle s’est trouvée en
quelque sorte endiguée.
Je suis absolument certain qu’en ce moment la vague du nationalisme
court très rapidement en Inde et, en fait, dans toute l’Asie. Il ne faut
jamais oublier que l’Inde est touchée, elle aussi, par ce qui se passe
ailleurs en Asie. Je me rappelle très bien, lorsque je faisais partie de la
commission Simon, comment nous nous sommes rendu compte de l’effet
que le défi lancé alors par le Japon avait eu sur les peuples de l’Asie. La
vague de nationalisme qui, à un moment donné, semblait canalisée pour
ne toucher qu’une proportion relativement faible de la population de
l’Inde – essentiellement quelques individus des classes éduquées – tendait
à s’étendre de plus en plus. Je me rappelle très bien, et je crois même que
nous l’avons dit dans le rapport de la commission Simon, que, bien qu’il y
eût de grandes différences dans l’expression du sentiment nationaliste
entre ceux qu’on appelle les extrémistes et les modérés, et bien que, dans
beaucoup de cas, l’accent ait été mis sur les revendications
communautaires au point de sembler presque exclure le concept de
nationalisme, nous avons constaté malgré tout que tous, hindous,
musulmans, sikhs, Mahrattes, politiciens ou fonctionnaires, ressentent de
plus en plus fortement ce concept de nationalisme. Aujourd’hui, je crois
que l’idée du nationalisme s’est répandue partout, entre autres aussi parmi
certains de ces soldats qui ont si admirablement combattu pendant la
guerre. C’est pourquoi je ne voudrais pas, aujourd’hui, souligner trop les
différences entre les Indiens. Nous devons tous admettre que, quelles que
soient les difficultés, quelles que puissent être les discordes, cette exigence
est sous-jacente auprès de tous les peuples de l’Inde. […]
Ensuite, l’honorable député a souligné le rôle important joué par l’Inde
au cours de la guerre. Il vaut la peine de rappeler que deux fois en l’espace
de vingt-cinq ans l’Inde a joué un rôle éminent dans la victoire sur la
tyrannie. Faut-il s’étonner qu’aujourd’hui elle exige – en tant que nation
de 400 millions d’habitants qui, par deux fois, a envoyé ses fils mourir
pour la liberté – d’être libre de décider elle-même de son propre destin ?
Mes collègues vont se rendre en Inde dans l’intention de faire tout leur
possible pour l’aider à atteindre cette liberté aussi rapidement et aussi
pleinement que possible. Il appartient à l’Inde de décider quelle forme de
gouvernement doit remplacer le régime actuel ; mais nous voulons l’aider
à mettre en place sans délai le mécanisme qui lui permettra de prendre
cette décision. Il arrive que nous nous heurtions dès le départ à des
difficultés dans la mise en place de ce mécanisme. Nous sommes décidés
à le mettre en place et nous recherchons la coopération la plus étroite avec
tous les dirigeants indiens pour y parvenir.
L’honorable député a mentionné la déclaration portant sur le futur de
l’Inde. L’Inde doit choisir elle-même quelles seront sa Constitution future
et sa place dans le monde. J’espère que le peuple indien décidera de rester
dans le Commonwealth britannique. Je suis certain que l’Inde en tirera de
grands avantages. Aujourd’hui, cette aspiration à être une nation fermée,
isolée, séparée du reste du monde, est absolument dépassée. L’unité peut
venir des Nations unies ou du Commonwealth, mais aucune grande nation
ne peut rester seule sans participer à ce qui se passe dans le monde. Si elle
se prononce en ce sens, elle doit cependant le faire librement, de sa propre
volonté. Le Commonwealth et l’Empire britannique ne sont pas liés par
des chaînes imposées de l’extérieur. C’est une association libre de peuples
libres. Si, toutefois, l’Inde vote pour l’indépendance, nous estimons
qu’elle a le droit de le faire. Il nous appartiendra de l’aider à rendre la
transition aussi calme et facile que possible.
Nous devons être conscients que les Britanniques ont accompli un
travail formidable en Inde. Nous avons unifié l’Inde et nous lui avons
donné ce sens de la nationalité qui lui avait fait largement défaut au cours
des siècles précédents. Elle a appris de nous les principes de la démocratie
et de la justice. Lorsque les Indiens s’attaquent à notre autorité, ils se
fondent non pas sur des principes indiens, mais sur des normes venant de
Grande-Bretagne. […]
J’ai parfaitement conscience, lorsque je parle de l’Inde, de parler d’un
pays comportant une multitude de races, de religions et de langues, et je
connais bien toutes les difficultés qui en découlent. Mais ces difficultés ne
peuvent être surmontées que par les Indiens. Nous sommes très attentifs
aux droits des minorités, et les minorités doivent pouvoir vivre sans peur.
D’un autre côté, nous ne pouvons pas permettre à une minorité d’opposer
son veto à la progression de la majorité.
Nous ne pouvons pas dicter la façon dont ces difficultés peuvent être
surmontées. Notre premier devoir consiste à mettre en place le mécanisme
de décision. C’est là le but primordial de mes honorables amis et du vice-
roi. Nous souhaitons également que soit installé un gouvernement
provisoire. Un des objectifs du projet de loi qui a été discuté aujourd’hui
consiste à donner au vice-roi une plus grande liberté afin que, durant la
période pendant laquelle cette Constitution sera élaborée, nous puissions
avoir un gouvernement bénéficiant du plus grand soutien possible en Inde.
[…]
Il y a un certain nombre de points […] que j’aimerais aborder ici. Il y a
d’abord le problème des États indiens. Bon nombre d’États indiens ont fait
de grands progrès dans les institutions démocratiques. […] Les
sentiments, dans l’Inde britannique, à l’égard du nationalisme et de l’unité
indiennes ne peuvent être restreints par les limites qui séparent ces États
des provinces. J’espère que les hommes d’État de l’Inde britannique et de
l’Inde princière seront en mesure de trouver une solution au problème qui
consiste à rassembler dans un seul et grand régime politique ces parties
complètement hétérogènes. D’un autre côté, il faut veiller à ce que les
États indiens trouvent leur place respective. […] Je ne crois pas un instant
que les princes d’Inde souhaiteraient s’opposer à l’avancement de l’Inde.
Mais, comme pour les autres problèmes, il s’agit d’une question que les
Indiens vont résoudre eux-mêmes.
Je suis tout à fait conscient, comme nous le sommes tous, du problème
des minorités en Inde, et je pense que les dirigeants indiens se rendent
compte, de plus en plus, de la nécessité de le résoudre pour permettre à
l’Inde un passage harmonieux dans les années à venir. Je suis sûr qu’il en
sera justement tenu compte dans la Constitution, et mes très honorables
amis ne négligeront certainement pas ce point dans leurs conversations.
Nous devons toutefois reconnaître que nous ne pouvons pas donner aux
Indiens la responsabilité de leur propre gouvernement et en même temps
garder pour nous, ici, la responsabilité du traitement des minorités et le
pouvoir d’intervenir en leur faveur. Nous sommes attentifs également, je
puis en assurer les honorables membres, à la situation de l’armée – de ces
hommes qui ont bien mérité de l’Inde – et à la situation de leurs familles.
Je pense que l’Inde doit avoir conscience de sa responsabilité vis-à-vis de
ceux qui l’ont servie, et j’estime qu’un gouvernement qui prend à son
compte, pour ainsi dire, l’actif de notre gouvernement devra également
prendre à son compte le passif. Là encore, il s’agit d’un point qu’il faudra
régler plus tard. Il ne concerne pas l’objectif immédiat qui consiste à
mettre en place ce que j’ai appelé l’instrument de décision. Je suis tout à
fait d’accord avec ce qu’ont dit les honorables membres à propos du traité.
Ce traité est d’abord destiné à l’Inde. Nous n’allons pas insister pour
obtenir quoi que ce soit en notre faveur qui serait un désavantage pour
l’Inde.
En conclusion, permettez-moi de souligner encore une fois la nature
cruciale de la tâche qui nous attend. Ce problème revêt une importance
vitale non seulement pour l’Inde et pour le Commonwealth britannique et
l’Empire, mais aussi pour le monde. Il y a là cette nation immense, située
au centre de l’Asie, d’une Asie qui a été ravagée par la guerre. Il y a là ce
grand pays unique qui cherche à appliquer les principes de la démocratie.
J’ai toujours espéré moi-même que, politiquement, l’Inde pourrait être le
phare de l’Asie. Il est extrêmement fâcheux que, précisément au moment
où nous devons faire face à ces grands problèmes politiques, il existe de
graves difficultés économiques et en particulier une très profonde anxiété
à propos de l’approvisionnement alimentaire de l’Inde. La Chambre sait
que le gouvernement de Sa Majesté est profondément préoccupé par ce
problème, et mon honorable ami, le ministre responsable du
ravitaillement, se trouve actuellement aux États-Unis avec une délégation
indienne. Nous ferons tout notre possible pour l’aider. À l’heure actuelle,
je ne pense pas devoir m’attarder sur les difficultés sociales et
économiques auxquelles les honorables membres ont fait allusion, sauf
pour dire que j’estime que ces difficultés économiques et sociales ne
peuvent être résolues que par les Indiens eux-mêmes, parce qu’elles sont
si intimement liées à la façon de vivre et aux perspectives de l’Inde. Tout
ce que nous pourrons faire pour aider les Indiens, nous le ferons. Mes
honorables amis vont se rendre en Inde avec la volonté de réussir, et
chacun, j’en suis sûr, les accompagnera de ce souhait : « Que Dieu vous
garde ! »

Pourquoi le Vietnam a-t-il dû mener de si longues guerres pour


son indépendance et sa réunification ?

Dans le cas de l’Indochine française, la lutte pour l’indépendance a été


mêlée, dans sa période décisive, à des rapports de force de bien plus grande
envergure, ceux de la géopolitique mondiale. En effet, dès l’automne 1940
(soit plus d’un an avant Pearl Harbour), l’armée japonaise, prenant prétexte
de l’alliance de son pays avec l’Allemagne et de la défaite française, occupe
les points stratégiques du pays avec l’accord du gouvernement de Vichy et
de son gouverneur à Hanoi. Cela n’évitera pas aux pétainistes d’être
capturés tout à coup par les Japonais en mars 1945. Les seuls à résister à la
domination de l’armée japonaise furent les membres du Viêt-minh (Ligue
pour l’indépendance du Vietnam fondée en 1941), principalement les
communistes.
Celui qui devint leur dirigeant, Hô Chi Minh, avait le désir de se rendre
en France – il était alors photographe et vendait ses travaux pour vivre – et
y résida de 1920 à 1923, ce qui lui permit de mieux parler le français, de
lire des livres et des journaux français, de comprendre la culture française,
et de rencontrer les communistes français : il participa au fameux congrès
de Tours de 1920, où il lança un appel aux assistants pour qu’ils luttent
davantage contre le colonialisme, notamment en Indochine. Ses liens avec
les Soviétiques s’établirent par l’intermédiaire des communistes français et
il resta en URSS plusieurs années. Les communistes vietnamiens lancèrent
une insurrection paysanne dès 1930 d’une façon sans doute un peu trop
impulsive (ou peut-être s’étaient-ils greffés sur un mouvement préexistant)
– « les soviets de Yen Baï » furent rapidement écrasés par l’armée française.
En fait, on peut dire que nombre de Vietnamiens et notamment les
communistes étaient conscients de la médiocrité des derniers empereurs
(habituelle évolution des dynasties asiatiques), notamment à cause de leur
consommation d’opium, et ils s’intéressaient beaucoup à ce que l’on disait
dans les écoles françaises de Cochinchine. Adultes, ils se souvinrent de ce
que les instituteurs de la IIIe République leur avaient dit de l’histoire de
France, du « roman national », comme on dit aujourd’hui. Un vieux
géographe vietnamien m’a raconté un jour : « À nous aussi, on nous a dit :
“Nos ancêtres les Gaulois”, mais nous n’avons pas rigolé, ni protesté, car
évidemment, on savait bien que nos ancêtres n’étaient pas des Gaulois.
Mais on s’est dit : qui sont vraiment nos ancêtres ? Ce ne sont pas les
Chinois. Et l’on s’est demandé : pourquoi les Français qui ont pu nous
dominer pour le moment parlent de leurs lointains ancêtres ? Ce fut utile
pour commencer à nous raconter l’histoire de notre nation. »
Quelques jeunes Vietnamiens allaient au lycée de Hanoi : l’un d’entre
eux écrivit un jour à son professeur d’histoire et de géographie : « Je
voudrais, monsieur le professeur, devenir comme vous professeur de
géographie, pour aider mon peuple. » Le professeur qui m’a raconté cela
s’appelait Pierre Gourou, un grand géographe, l’auteur d’un grand livre – sa
thèse – sur Les Paysans du Delta tonkinois publié en 1936, l’année du Front
populaire, ce qui a eu des échos dans les colonies. Quarante ans plus tard,
Pham Van Dông et d’autres dirigeants vietnamiens en citaient encore
certains passages, notamment « les beautés du delta ». Le jeune Vietnamien
qui écrivait à Pierre Gourou devint plus tard général, vainqueur de Diên
Biên Phu. Il s’appelait Vo Nguyên Giap…
Les communistes vietnamiens furent en fait séduits par l’expression
d’Union indochinoise, appellation officielle de l’Indochine française, car
celle-ci légitimait somme toute les aspirations géopolitiques du Vietnam en
y englobant le Cambodge et sa grande plaine fertile mais presque vide (en
comparaison de celles du Vietnam) et la vallée du Mékong en amont du
delta que les Français avaient inclus dans les frontières de l’Indochine
française. Les Vietnamiens constituèrent d’abord le Parti communiste
indochinois, avant qu’il devienne plus tard Parti communiste vietnamien.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, Hô Chi Minh et
son adjoint Pham Van Dông vinrent à Paris pour discuter de la place de
l’Union indochinoise et du Vietnam indépendants dans l’Union française
qui venait d’être constituée. Cette possibilité avorta pour une raison (ou un
prétexte) géopolitique : alors que le Cambodge, l’Annam et le Tonkin
étaient des protectorats, sur lequels la main de la France pouvait être levée,
la Cochinchine (avec Saigon) était une colonie que l’on ne pouvait pas
abandonner. Diverses provocations conduisirent à la guerre.

Regards sur la géopolitique de l’Indochine française

Cette Indochine française, il n’est pas inutile de le rappeler, rassemblait


cinq ensembles géopolitiques. Le Cambodge avait été un grand empire
médiéval (Angkor…), celui des Khmers, situé dans une assez grande plaine
sur le cours inférieur du Mékong. Ce très grand fleuve venu de Chine attira
au xixe siècle l’attention des Français, car ils pensèrent que c’était la voie
par laquelle ils pourraient pénétrer dans les arrières de l’Empire chinois
dont les côtes étaient passées sous le contrôle des Anglais (après les
fameuses « guerres de l’Opium »). Aussi les amiraux français établirent-ils
en 1863 le protectorat de la France sur le Cambodge, qui se trouvait menacé
par la poussée des Siamois (Thaï) et des Vietnamiens, les uns et les autres
voulant conquérir les plaines du Mékong. Celles-ci, dans le cours moyen du
fleuve et les montagnes qui les dominent à l’est, avaient été peuplées par
des peuples proches des Thaï. Le nom du principal d’entre eux, les Lao, fut
utilisé pour nommer en 1899 un protectorat français, le Laos, quand les
Siamois furent écartés.

La Cochinchine

Le Mékong se termine par un énorme delta couvert de jungles inondées


qui fut longtemps très peu peuplé, cas très exceptionnel en Asie. Au milieu
du xixe siècle, il commençait à être défriché non sans peine par des
Vietnamiens venus du nord. Une ville chinoise existait en bordure de ce
delta, Cholon (grand marché), qui avait été créée par des exilés chinois
fidèles à la dynastie Ming (que les Mandchous, la dynastie Qing, avaient
renversée au milieu du xviie siècle). À côté de celle-ci, les Français
développèrent la ville de Saigon après s’être fait céder tout le sud du delta
qui devint en 1862 une colonie française qu’ils dénommèrent Cochinchine.
C’est le Sud, le Nam Bo (frontière du sud) du Vietnam contemporain. De
grands travaux contre les inondations y furent réalisés par des entreprises de
dragage, ce qui permit la création avec des travailleurs « annamites » –
comme on disait alors – de grands domaines agricoles possédés par des
Chinois ou par des Français. Ceux-ci développèrent vers le nord, sur des
plateaux, de grandes plantations d’hévéas (Michelin).

Le Tonkin et l’Annam

Outre la colonie de Cochinchine, le Vietnam comprenait alors deux


autres protectorats : tout au nord, aux frontières de la Chine, ce que les
Français appelèrent le Tonkin, du nom – semble-t-il – de la prononciation
chinoise du mot Dong Jing désignant Hanoi, la capitale du Bac Bo, la
frontière du Nord. Ce Tonkin correspond pour l’essentiel au delta du fleuve
Rouge qui vient de Chine. C’est à cause de cela que les Français voulurent
s’y implanter pour remonter par sa vallée jusqu’en Chine, le cours supérieur
du Mékong s’étant révélé tout à fait impraticable.
À la différence de celui du Mékong qui était presque inhabité, le delta du
fleuve Rouge était surpeuplé. C’est probablement le berceau du peuple
vietnamien, du moins de sa grande majorité, ceux qu’on appelle les Kinh
pour les différencier des peuples « montagnards ». Il y a quelques siècles,
les Kinh sont descendus du nord vers le sud (plus de 1 000 kilomètres) en
conquérant toute une série de petits deltas eux aussi surpeuplés de nos jours
et situés au pied de plateaux couverts de savanes et de forêts. Cette descente
vers le sud est un phénomène géopolitique ancien qui a fait qu’après la
division du Vietnam en deux, c’est le royaume du Sud, l’Annam, c’est-à-
dire le « Sud pacifié », qui a fait leur réunification en 1802. Huê, sa
capitale, est alors devenue le centre de l’appareil « impérial » vietnamien.

Les rapports avec la Chine

L’empire d’Annam était pourtant vassal de l’empereur de Chine dont les


armées envahirent maintes fois le Vietnam (la dernière fois, en 1789, elle
dut repartir rapidement). Cette prépondérance du voisin du Nord explique à
la fois l’importance des apports chinois (le système des mandarins, les
lettrés fonctionnaires) dans l’État vietnamien, mais aussi la volonté de
celui-ci de se distinguer, notamment par la langue et l’écriture : c’est bien
avant la colonisation française que les milieux dirigeants vietnamiens ont
progressivement abandonné les idéogrammes chinois, à l’instigation de
missionnaires français, pour écrire en alphabet latin avec un système de
signes diacritiques pour indiquer les tons (le vietnamien est une langue à
tons).
Il fallut une guerre (1881-1883) entre la France et une Chine bien
affaiblie (le bombardement de ports chinois par la flotte française) pour que
le protectorat français sur le Tonkin soit reconnu. Les militaires français y
avaient déjà pris pied, mais ils eurent du fil à retordre avec les fameux
Pavillons noirs, des Chinois qui avaient participé à l’énorme révolte des
Taiping (1850-1860) en Chine du Sud et dont les survivants avaient été
envoyés au Tonkin pour y combattre les Français. Les forces françaises –
l’infanterie de marine – n’étaient pas très nombreuses, car les amiraux ne
voulaient pas faire appel à l’armée de terre pour ne pas perdre le
commandement des opérations. Elles l’emportèrent avec des armes plus
efficaces que celles des Vietnamiens, mais aussi en raison de leur
entraînement à exécuter des changements tactiques dans le feu des combats
selon les ordres donnés par sonneries de trompette ou coups de sifflet.
Le protectorat sur l’Annam fut établi en 1884. Bien que l’empereur
d’Annam résidât en principe à Huê, sa capitale, les Français firent de Hanoi
la capitale de l’Indochine française, l’Union indochinoise étant proclamée
en 1887, Saigon devenant de plus en plus la capitale de l’économie
coloniale. Longtemps on a parlé d’Indochine et d’Indochinois et pas encore
de Vietnam et de Vietnamiens. Viet Nam veut dire le « pays des Viet du
Sud », car ceux-ci pensent qu’ils sont venus autrefois du Sud de la Chine
actuelle, d’où ils ont été repoussés par la poussée des Han.

La guerre d’Indochine

En 1940, les Japonais avaient occupé sans difficulté les points


stratégiques de l’Indochine française et l’obligèrent à livrer de grosses
quantités de riz (ce qui provoqua une famine en 1945) avec la complicité
des autorités françaises dépendant du gouvernement de Vichy. Après la
reddition du Japon en août 1945, les Chinois de Tchang Kaï-chek (le
cinquième vainqueur de la Seconde Guerre mondiale) occupèrent le Nord
du Vietnam mais leurs exactions furent telles que Hô Chi Minh demanda le
retour provisoire des Français en Indochine. Il était même d’accord pour
que le Vietnam, une fois l’indépendance définitivement reconnue par la
France, fasse partie de cette Union française qui allait être constituée fin
1946. Le chef vietnamien, accompagné de Pham Van Dông, se rendit même
à Fontainebleau pour négocier durant l’été 1946, mais sans résultat
concluant.
Le général Leclerc, qui, en 1945, avait été envoyé par de Gaulle comme
haut-commissaire en Indochine, approuvait ce projet. Mais celui-ci fut
récusé par les colons français de Saigon qui arguaient que la Cochinchine
où se trouvaient leurs plantations était une colonie française qui ne pouvait
être abandonnée, alors que l’Annam et le Tonkin étaient des protectorats
dont le statut pouvait être modifié plus facilement. Le haut-commissaire
suivant, l’amiral Thierry d’Argenlieu, s’opposa lui aussi à tout accord avec
Hô Chi Minh, et prit prétexte de divers incidents fomentés par certains
groupes communistes pour déclencher la guerre avec le Viêt-minh en
novembre 1946 avec un terrible bombardement naval du port et de la ville
de Haiphong.
C’est le début de la guerre dite d’Indochine, car le nom Vietnam était
alors seulement utilisé par les nationalistes. On parlera de la guerre du
Vietnam vingt ans plus tard pour désigner l’intervention américaine dans ce
pays. Dans les premiers temps, le corps expéditionnaire français repousse
assez facilement le Viêt-minh hors des plaines où se trouve l’essentiel du
peuplement et l’oblige à se cacher dans les montagnes. Celles-ci sont
faiblement peuplées car y sévit un paludisme pernicieux. À cette donnée de
géographie médicale, les généraux français ont accordé une grande
importance, car dans ces montagnes les Kinh, les Vietnamiens des plaines
qu’ils combattent, tombent malades et certains en meurent même
rapidement.
Mais à la fin de 1949, la victoire totale des communistes en Chine et leur
arrivée sur la frontière nord du Vietnam changent le rapport de force. Par
les vallées qui traversent les montagnes frontalières, le Viêt-minh reçoit des
armes et passe à l’offensive. Certes, les États-Unis, dont la stratégie est de
contenir partout le communisme, augmentent leur aide financière au corps
expéditionnaire français. Les effectifs de celui-ci atteignent
235 000 hommes dont plus de la moitié sont des Maghrébins et des
Sénégalais, en principe volontaires.

La bataille de Diên Biên Phu

Le Viêt-minh organise ses maquis et les paysans qu’il mobilise en une


véritable armée avec l’aide chinoise. Au début des années 1950, il se
montre de plus en plus puissant. Bien que les Français aient construit une
ligne fortifiée autour de la plaine du Tonkin, il en occupe certaines parties
pour y mener de véritables batailles rangées. Mais c’est non loin de la
frontière laotienne que le Viêt-minh remporte, en mai 1954, la grande
bataille de Diên Biên Phu.
Cette défaite retentissante du corps expéditionnaire français résulte d’une
double erreur stratégique de ses chefs qui croyaient attirer l’armée viêt-
minh dans un piège : ils savaient qu’elle commençait à envoyer certaines de
ses unités du Tonkin vers la Cochinchine pour menacer Saigon, mais que
celles-ci passaient non par la route côtière mais par l’intérieur des terres. Le
plan des généraux français fut d’implanter, grâce à des liaisons aériennes,
une importante base française dans la cuvette de Diên Biên Phu, au milieu
des montagnes, et d’y attirer les forces du Viêt-minh, pour que dans les
combats celles-ci subissent les graves effets du paludisme.
Une fois la bataille de Diên Biên Phu engagée, il apparut que,
contrairement à ces prévisions, les troupes de choc vietnamiennes
résistaient fort bien au paludisme, car elles étaient équipées de quinine (sans
doute par l’intermédiaire de la Chine). Seconde erreur stratégique et bien
plus grave, les généraux français avaient estimé que, depuis les montagnes
autour de Diên Biên Phu, d’où les Vietnamiens allaient lancer leurs assauts
sur le camp retranché, ils n’auraient que des armes à courte portée et qu’ils
ne pourraient pas atteindre les fortifications françaises et l’aérodrome par
où devaient arriver munitions et renforts. Dès le début de la bataille, le Viêt-
minh ouvrit le feu depuis les montagnes avec des pièces d’artillerie dont la
portée était bien plus grande que ne le pensaient les Français (ces canons
avaient été secrètement acheminés depuis la Chine à dos d’hommes). La
piste d’aviation de Diên Biên Phu fut détruit tout de suite, puis les différents
réduits fortifiés qui l’entouraient. Malgré leur courage, les troupes
françaises durent subir cinquante-sept jours de siège et les survivants furent
faits prisonniers et emmenés en camp de concentration. Les États-Unis,
appelés à l’aide par le gouvernement français, refusèrent d’intervenir.
Cette défaite indiscutable du corps expéditionnaire français devait
connaître un grand écho dans le monde et dans les colonies françaises. Diên
Biên Phu est d’ailleurs restée la seule victoire de cette envergure remportée
par une armée formée de maquisards « indigènes » luttant pour
l’indépendance de leur patrie. Cela incita les nationalistes algériens du FLN
à lancer, quelques mois plus tard, les attentats du 1er novembre 1954 qui
marquent les débuts de ce que l’on appellera la guerre d’Algérie.

La coupure du Vietnam en deux, le Nord et le Sud

Après la défaite de Diên Biên Phu, en mai 1954, le gouvernement


français démissionne. En juin, Pierre Mendès France devient président du
Conseil. Hormis les communistes qui depuis des mois mènent campagne
contre la « sale guerre d’Indochine », Mendès France est l’un des rares
parlementaires à avoir, dès 1950, mis en garde contre les dangers d’une telle
guerre. Il se donne un mois pour aboutir à un règlement du conflit par une
conférence internationale avec les représentants des grandes puissances et
ceux des Vietnamiens : les dirigeants communistes de la République
démocratique du Vietnam, mais aussi les dirigeants anticommunistes d’une
République du Vietnam que les Français ont constituée à Saigon en 1950
pour avoir un interlocuteur vietnamien.
À la conférence de Genève où siègent en juillet 1954 représentants de la
France, des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’URSS, de la Chine, de
l’Inde, de la République démocratique du Vietnam (communiste) et de la
République du Vietnam (anticommuniste) pour mettre fin à la guerre, il fut
décidé, malgré l’opposition des États-Unis et du gouvernement de Saigon,
que le Vietnam serait coupé en deux « à titre provisoire » de part et d’autre
du 18e parallèle. En 1953, après trois ans de terribles combats, notamment
entre Chinois et Américains, c’était déjà selon un parallèle, le 38e, que la
Corée du Nord avait été séparée « à titre provisoire » de la Corée du Sud.
En effet, si les communistes sont maîtres du Nord-Vietnam, les
Vietnamiens anticommunistes, et notamment les catholiques convertis par
des missionnaires français, se replient au sud du 18e parallèle, partie du pays
bientôt sous la coupe des États-Unis. Conséquence pour une grande part des
agissements des Français puis des Américains, la division « provisoire » du
Vietnam durera vingt ans, puisque le gouvernement de Saigon refusera à
maintes reprises le référendum prévu pour la réunification. Celui-ci est
d’autant plus réclamé par le Nord-Vietnam, qu’au sud sont restés des
maquis communistes ayant combattu les Français. Entre ce Nord et ce Sud,
il n’y a pas fondamentalement de différence culturelle, car le delta du
Mékong a été progressivement défriché et peuplé par des Vietnamiens du
Nord venus du delta surpeuplé du fleuve Rouge.

La guerre du Vietnam

À la différence de la Corée coupée en deux en 1953 après une terrible


guerre, mais où les tensions persistantes entre le Nord et le Sud n’ont pas
débouché sur une nouvelle guerre, au Vietnam, en revanche, la coupure
entre le Nord et le Sud conduira à partir de 1963 à un grand conflit
international. C’est ce que l’on a appelé la guerre du Vietnam à partir du
moment où les États-Unis s’y sont massivement impliqués. Leurs intérêts
économiques dans la péninsule étaient pourtant pratiquement nuls et, on l’a
vu, ils n’avaient pas voulu soutenir la France contre les communistes
vietnamiens en 1954.

Le contrecoup de la crise des fusées de Cuba

Mais le Vietnam a subi les effets d’événements géopolitiques survenus à


près de 20 000 kilomètres de là (soit la moitié de la circonférence de la
Terre), aux abords des États-Unis – de la Floride plus précisément. À Cuba,
Fidel Castro, qui n’était pas encore communiste (les dirigeants américains
avaient discrètement soutenu son mouvement révolutionnaire contre le
dictateur Batista qui leur déplaisait), est non seulement passé brusquement
au communisme en 1960, mais il a fait alliance avec les Soviétiques. Ceux-
ci en ont immédiatement profité pour commencer à installer à Cuba des
fusées avec lesquelles ils pouvaient atteindre les États-Unis, sans que ces
engins puissent être repérés à temps par les radars américains de l’Arctique.
Il en résulta en octobre 1962 une très grave tension que l’on appela « la
crise des fusées » et qui faillit déclencher une guerre mondiale.
Le président Kennedy obtint le retrait de ces fusées soviétiques en
échange de son engagement à ne pas attaquer Cuba, les Cubains
s’engageant secrètement à ne pas soutenir en Amérique latine de
mouvements révolutionnaires contre les États-Unis. La victoire
relativement facile des communistes dans la grande île fut largement
commentée et l’idée que l’impérialisme américain n’était qu’un « tigre de
papier », selon le propos célèbre de Mao Zedong, fut reprise par bien
d’autres leaders révolutionnaires. Les dirigeants américains répliquèrent
que désormais ils contreraient toute nouvelle avancée communiste dans le
monde. Joignant l’action à la parole, ils envoyèrent des forces spéciales au
Sud-Vietnam où opéraient un mouvement communiste, le Viêt-cong,
soutenu par le Nord-Vietnam. Mais les « bérets verts » américains furent
contrés durement par le Viêt-cong et il fallut envoyer des renforts depuis les
États-Unis.

L’escalade

Les dirigeants américains faisant bombarder le Nord-Vietnam pour le


forcer à cesser son soutien au Viêt-cong, les dirigeants de Hanoi envoyèrent
davantage de combattants vers le Sud-Vietnam en les faisant discrètement
passer par ce qui fut appelé la « piste Hô Chi Minh » qui traversait les forêts
du Cambodge et les hauts plateaux du Vietnam. Aussi les Américains firent
bombarder, puis envahir le Cambodge par l’armée sud-vietnamienne, mais
celle-ci ne se montra guère efficace et ils durent implanter sur les hauts
plateaux des bases fortifiées pour barrer le passage aux régiments
communistes armés par l’URSS. Mais ces bases américaines eurent bientôt
à subir de très dures attaques nord-vietnamiennes. Il fallut envoyer au
Vietnam de plus en plus de troupes et pour cela mobiliser de plus en plus de
jeunes Américains. L’armée américaine au Vietnam compta jusqu’à
540 000 hommes.
En 1967, sous cette pression, les actions communistes s’étant
apparemment atténuées, les dirigeants américains crurent qu’ils étaient sur
le point de l’emporter finalement. Mais fin jan vier 1968, lors des fêtes du
Têt, le jour de l’An vietnamien, les communistes, qui s’étaient infiltrés dans
une centaine de villes du Sud-Vietnam, déclenchèrent de très violents
combats pour en prendre le contrôle. À Saigon, les commandos viêt-cong
envahirent de nombreux quartiers. Ils entrèrent même dans l’ambassade des
États-Unis qui était pourtant solidement fortifiée. Les combats acharnés
dans les villes durèrent près de trois semaines. Mais le Viêt-cong, en plus de
lourdes pertes, commit l’erreur politique d’exécuter des dizaines de milliers
de Vietnamiens proches des Américains, ce qui eut pour effet de retourner
une grande partie de la population vietnamienne jusqu’alors plus ou moins
favorable ou indifférente aux communistes. Ce revirement politique
favorisa le projet de « vietnamiser » la guerre, c’est-à-dire de former une
solide armée sud-vietnamienne, mais il fallait tenir encore quelque temps.
Ayant cessé leurs bombardements sur le Nord-Vietnam, les Américains
ouvrirent des négociations avec le Nord en acceptant qu’elles se tiennent
près de Paris. Pourquoi Paris ? Les Nord-Vietnamiens estimaient que cette
ville était un bon choix, parce qu’ils y avaient de vieux amis et parce qu’il y
avait de Gaulle.

Le discours de Phnom Penh

Deux ans auparavant, le 1er septembre 1966, le président de la République


française avait prononcé à Phnom Penh (à 200 kilomètres de Saïgon et du
quartier général américain) un discours dont le retentissement avait été
considérable. De Gaulle, devant 100 000 Cambodgiens, était revenu de
façon lucide sur les relations ayant existé à l’époque coloniale entre la
France et l’Indochine (en parlant du Cambodge, il parlait aussi du Vietnam),
mais surtout il se livra à une critique extrêmement virulente de la politique
américaine au Vietnam, affirmant qu’elle pouvait conduire à une
catastrophe. Dans ce discours, de Gaulle ne fit pas allusion au
communisme, qui selon les Américains était la cause du conflit, mais il
affirma qu’au Vietnam l’intervention américaine avait ranimé « une
résistance nationale » et qu’il fallait laisser les peuples « disposer de leur
propre destin ». Aussi le discours de Phnom Penh fut-il considéré dans
beaucoup de pays du tiers-monde comme une proclamation anticolonialiste.
Cette prise de position antiaméricaine eut d’autant plus de poids sur le plan
international que deux mois auparavant, en mars, le même de Gaulle avait
annoncé que la France se retirait de l’OTAN.

La fin spectaculaire de l’intervention américaine au Vietnam

Les négociations de Paris continuèrent inlassablement, tandis que les


combats se poursuivaient et qu’aux États-Unis les manifestations contre la
guerre prenaient de plus en plus d’ampleur. En 1968, elles eurent un effet
d’entraînement sur ce que l’on appela le « mouvement étudiant » dans de
nombreux pays d’Europe et d’Amérique. À Paris, en mai de cette année-là,
les manifestations débutèrent aux cris de « Paix au Vietnam ! » avant de
tourner à la dénonciation de la « bourgeoisie » et du régime.
Les Américains réduisirent progressivement leurs effectifs au Sud-
Vietnam alors que ceux de l’armée sud-vietnamienne s’accroissaient. Des
navires soviétiques venaient ostensiblement livrer aux Nord-Vietnamiens du
matériel de guerre à Haiphong, les avions américains se gardant d’intervenir
pour ne pas ouvrir une crise grave avec l’URSS.
En 1972, il n’y avait plus beaucoup de forces américaines au Sud-
Vietnam. Les Nord-Vietnamiens lancèrent une grande offensive sur les
fortifications édifiées sur le 18e parallèle, pour tester les capacités de
résistance des Sud-Vietnamiens. Ceux-ci résistèrent, mais difficilement.
L’aviation américaine, à partir des porte-avions et de ses bases des
Philippines, reprit ses bombardements sur le Nord-Vietnam et elle s’attaqua
notamment aux grandes digues dans le Tonkin. Comme le fleuve Rouge y
coule sur ses bourrelets alluviaux au-dessus de cette plaine surpeuplée, on
pouvait craindre qu’une énorme catastrophe ne se produise à l’arrivée des
grandes crues causées par les pluies de mousson. La protestation
internationale fit arrêter ces bombardements. On apprit alors avec
stupéfaction que Henry Kissinger, arrivé secrètement à Pékin, venait d’y
rencontrer les dirigeants chinois et que bientôt Nixon se rendrait en Chine.
Au début de 1973 furent signés à Paris les accords mettant fin à
l’intervention américaine au Vietnam.
Le gouvernement de Saigon affirmait que les Nord-Vietnamiens
attaqueraient de nouveau à la première occasion. Ceux-ci attendirent qu’aux
États-Unis la campagne d’opinion se développe contre Nixon à cause de
l’affaire du Watergate. À Saigon, le gouvernement ne cessait de dénoncer
des incursions nord-vietnamiennes qui restaient pourtant plutôt limitées.
Mais, en avril 1975, les troupes nord-vietnamiennes lancèrent sur les hauts
plateaux une offensive éclair qui les mena en quelques jours aux portes de
Saigon. Les Américains, appelés à l’aide, auraient pu opérer des
bombardements massifs, mais ils ne réagirent pas et en mai 1975 les troupes
nord-vietnamiennes prirent la capitale, presque sans combat. Le Vietnam se
trouva donc réunifié sous la direction du parti communiste. Les premières
mesures « anticapitalistes » provoquèrent l’exode de nombreux
Vietnamiens et Chinois du Vietnam.

Et encore de nouvelles guerres, paradoxalement entre États communistes

Cette victoire spectaculaire semblait devoir satisfaire le gouvernement de


Pékin qui pensait pouvoir rétablir la suzeraineté que la Chine, du temps de
sa splendeur, avait exercée durant des siècles sur le Vietnam. Mais les
Vietnamiens ne tenaient pas du tout à se retrouver dans la position de
vassaux des Chinois, comme avant la colonisation française qui les avait,
somme toute, dégagés de cette dépendance. L’entrevue cordiale que Mao
Zedong avait accordée au président des États-Unis en août 1972 alors que le
Nord-Vietnam subissait de nouveau de puissants bombardements avait
beaucoup mécontenté et inquiété les dirigeants de Hanoi. Ceux-ci se
tournèrent vers l’URSS qui venait de les aider. Cela mécontenta à son tour
Pékin qui soutint encore plus les « Khmers rouges » contre le Vietnam.
Arrivés au pouvoir à Phnom Penh en 1975 après le départ des Américains,
ceux-ci s’étaient lancés dans l’extirpation sanguinaire de tout ce qui leur
paraissait avoir quelque rapport avec le capitalisme et le colonialisme : la
monnaie, mais aussi la langue française, le travail individuel, le mariage,
etc. Les Khmers rouges reprirent un grand projet géopolitique, celui de
rétablir l’Empire khmer dans toute sa grandeur sur le Mékong. Or la
frontière entre le Cambodge et le Vietnam avait, du temps de l’Indochine,
été tracée par les Français en faveur des Vietnamiens, parce qu’ils y étaient
les plus nombreux. Les Khmers rouges, quoique bien moins puissants que
le Vietnam, lancèrent, soutenus par la Chine, toute une série d’attaques sur
la frontière vietnamienne, dans les environs de Saigon. Cela fit craindre aux
Vietnamiens que ces attaques soient coordonnées avec une insurrection de
la population saigonaise où les partisans de l’ancien régime étaient encore
nombreux. En décembre 1978, l’armée vietnamienne lança une grande
offensive contre les Khmers rouges, mit en lumière leurs atrocités et occupa
rapidement tout le Cambodge.
La guerre entre deux États communistes, le Vietnam et le Cambodge,
jusqu’alors alliés contre l’impérialisme américain, stupéfia l’opinion
internationale qui était persuadée de l’unité fondamentale du « bloc
communiste ». Ce bref conflit (janvier 1979) faillit conduire à une guerre
majeure lorsque, trois mois plus tard, la Chine communiste attaqua le
Vietnam « pour le punir » avec de gros moyens militaires. Or,
immédiatement, l’URSS manifesta son soutien à ce dernier et envoya
ostensiblement des sous-marins nucléaires en mer de Chine. Une rapide
victoire de l’armée vietnamienne, bien entraînée par sa guerre contre les
Américains et dotée du matériel de guerre qu’ils avaient laissé, amena les
Chinois à cesser leur offensive. Cela fit prendre conscience à leurs
dirigeants venus au pouvoir après la mort de Mao et l’élimination de ses
partisans – à Deng Xiaoping notamment – qu’il fallait, pour moderniser
l’armée, faire de profondes réformes économiques et abandonner les
réglementations socialistes. On peut dire que c’est la brève mais très
dangereuse guerre de la Chine contre le Vietnam qui a conduit aux débuts
de l’« économie de marché » à la chinoise, en fait la combinaison d’un
capitalisme sauvage avec la dictature des dirigeants communistes.
chapitre 4

Les luttes pour l’indépendance


en Afrique du Nord
Ce titre nécessite une remarque : pourquoi ne dit-il pas « au Maghreb » ?
Parce que, lors des événements dont il va être question, on ne parle pas
encore de Maghreb, mais d’Afrique du Nord. C’est depuis l’indépendance
de l’Algérie que l’on ne dit plus Afrique du Nord (française) mais Maghreb.
Le livre de Charles-André Julien, guère suspect de colonialisme pourtant
(1952), a pour titre L’Afrique du Nord en marche, de même qu’en 1931 il
avait publié une magistrale Histoire de l’Afrique du Nord.
Cette formule d’Afrique du Nord, on la trouve déjà – en même temps que
Berbérie – sous la plume du grand Élisée Reclus dans le tome XI de sa
Nouvelle Géographie universelle (près de 500 pages sur l’Algérie). Lors de
la parution de ce volume en 1886, la Tunisie venait tout juste d’être
conquise et le Maroc semblait encore loin des rivalités impérialistes.
Lorsque ces trois pays seront sous domination française, on parlera
d’Afrique du Nord française. L’expression avait l’avantage d’apparaître
comme le symétrique d’Afrique du Sud. Au xxe siècle l’une et l’autre
avaient la particularité dans le monde colonial d’avoir des peuplements
européens beaucoup plus importants que les autres colonies.

Des colonies où le nombre des Européens était relativement élevé

En Afrique du Nord, le nombre des Européens, qui se comptaient par


centaines de milliers (près d’un million en Algérie), s’explique par la
relative proximité de l’Europe et par des conditions climatiques et sanitaires
à peu près identiques à celles des pays européens – le monde tropical resta
longtemps très dangereux.
On retrouve d’ailleurs des conditions méditerranéennes tout au sud de
l’Afrique où, malgré l’éloignement de l’Europe, des Blancs, en l’occurrence
les Boers, étaient venus s’implanter dès le xviie siècle, profitant de ce que
les populations noires n’étaient pas très nombreuses dans ce bout du monde.
Cela permit aux Boers de s’éloigner progressivement du Cap, loin vers
l’intérieur, lorsque, au xixe siècle, des Britanniques vinrent s’adjoindre à
eux, prétendant leur interdire d’avoir des esclaves. Par la suite, l’extraction
et le traitement des minerais d’or et des diamants firent venir en Afrique du
Sud de nombreux Blancs d’Europe (les travaux dans les mines étaient
réservés à des Blancs bien payés, et ce fut le cas jusqu’au lendemain de la
Première Guerre mondiale). L’Afrique du Sud comptait avant la fin de
l’apartheid 5 millions de Blancs (un million sont partis depuis) alors que
l’Afrique du Nord avant les indépendances en avait moins de 2 millions : la
moitié en Algérie, 500 000 au Maroc (en incluant la zone espagnole),
250 000 en Tunisie (dont plus de la moitié d’Italiens).

Distinguer les luttes pour l’indépendance de celles qui autrefois avaient été
menées contre l’invasion

Deuxième remarque sur le titre de ce chapitre où il est surtout question


des luttes qui en Afrique du Nord vont être menées après la Seconde Guerre
mondiale. Des combats beaucoup plus longs et même exterminateurs
s’étaient déjà déroulés en Algérie durant la conquête, et d’autres moins
longs et moins sanglants lors de celle du Maroc au début du xxe siècle. On a
vu que j’ai fait le choix de traiter d’abord des luttes victorieuses pour
l’indépendance, ce qui permet d’éclairer les paradoxes du fait post-colonial.
Et seulement ensuite, dans la troisième partie de ce livre, d’examiner ce qui
a rendu possibles les conquêtes coloniales, et d’abord celles de l’Amérique,
la première de toutes, puis de l’Inde, car ce sont elles qui ont lancé le
phénomène au niveau planétaire.
Il sera utile d’analyser la conquête de l’Algérie et celle du Maroc en
termes géopolitiques pour comprendre plus précisément la question post-
coloniale en France. Or, lors de ces conquêtes, des luttes opiniâtres ont été
menées contre la poussée des troupes françaises. Ces luttes furent surtout le
fait de tribus qui étaient encore plus ou moins indépendantes les unes des
autres et fréquemment rivales. Elles se battaient le plus souvent pour leur
propre compte et récusaient l’appareil d’État dont elles dépendaient
théoriquement, notamment en refusant de lui payer l’impôt. Une fois
l’appareil d’État colonial mis en place, les « indigènes » commencèrent à
penser à une indépendance nationale et à vouloir lutter ensemble pour
devenir indépendants, c’est-à-dire être gouvernés non plus par des
Européens, mais par des musulmans parlant l’arabe et originaires du pays,
qu’il s’agisse de la Tunisie, du Maroc ou de l’Algérie.

Des frontières anciennes

En Afrique du Nord proprement dite, hormis le Sahara, les frontières


entre ces trois ensembles sont connues de longue date, elles sont
extrêmement anciennes et relativement précises. Dans les immensités
sahariennes, les frontières du sud sont plus récentes (fin xixe-début xxe) et
elles ont été tracées par les colonisateurs français non pour limiter
l’extension d’autres impérialismes, mais à cause de rivalités entre les
officiers français de l’armée de terre et ceux de la marine dont l’influence
s’étendait depuis l’Afrique noire.
Les frontières de la Tunisie, qui sont sans doute les plus anciennes du
monde – plus de deux mille ans –, correspondent aux limites de l’influence
terrestre de Carthage puis à celles de la province romaine d’Afrique. Elles
ont perduré et ont été reprises par les Ottomans pour limiter vers l’ouest le
beylik de Tunis. Celles du Maroc sont moins anciennes – mille ans – et
elles s’arrêtent vers l’est à la zone d’influence du royaume de Tlemcen qui
est celle où les Marocains ont arrêté les Turcs au xvie siècle.
L’ancienneté de ces frontières est d’autant plus remarquable qu’elles ne
correspondent ni à des accidents majeurs du relief (les grands axes ne sont
pas orientés nord-sud comme elles, mais ouest-est), ni à des différences
culturelles majeures. Les trois peuples du Maghreb sont des Berbères plus
ou moins arabisés selon les régions, et tous des musulmans sunnites (sauf
les mozabites) de rite malékite, et la circulation des idées et des notables a
été grande, depuis longtemps, entre ces trois peuples, et leurs colonisateurs
sont venus de la même nation.
Une décolonisation assez bien menée en Tunisie et au Maroc,
tragique en Algérie

Comment expliquer cette différence de destin de ces trois peuples voisins


et véritablement frères lors de leur lutte pour l’indépendance contre une
même puissance coloniale ? Certes, l’Algérie était une colonie et constituait
même « trois départements français », alors que la Tunisie et le Maroc
étaient seulement des protectorats. Dans chacun d’eux régnait encore en
principe un souverain indigène. Nous verrons que la conquête de chacun
des trois pays avait été menée, à soixante-dix ans d’écart, de façon tout à
fait différente. Mais cela ne déterminait pas complètement l’avenir, car ces
trois peuples étaient culturellement très proches et, au milieu du xxe siècle,
les colonisations auraient pu logiquement s’achever de façon comparable.
Or, à peu près dans les mêmes années, le contraste est considérable entre
une décolonisation assez bien menée dans le cas de la Tunisie et du Maroc,
mais, dans le cas de l’Algérie, l’absence de toute idée de décolonisation
avant que, de guerre lasse et devant des risques pires, un dirigeant français
parvienne enfin à l’imposer avec l’appui du peuple français.

Encore les conséquences de la Seconde Guerre mondiale

Pour mieux comprendre, il faut là encore tenir compte de la Seconde


Guerre mondiale et ne pas se limiter aux rapports des agents de la puissance
coloniale avec les « indigènes ». Après la brusque défaite de la France en
1940, les trois pays d’Afrique du Nord ont relevé du régime de Vichy et
nombre de « colons », sans doute pour masquer l’humiliation de ce
désastre, ne se sont montrés que plus racistes à l’égard de l’« indigène ». De
longue date antisémites pour certains, surtout en Algérie, ils se sont
empressés de mettre en œuvre les lois du maréchal Pétain à l’encontre des
Juifs. Le sultan Mohamed ben Youssef (le futur Mohamed V) s’opposa à ce
qu’elles soient appliquées au Maroc. Le gouvernement français livra à
Mussolini, qui le réclamait, le leader nationaliste tunisien Habib Bourguiba
alors emprisonné par les Français, mais ce dernier refusa de se rallier à
l’Italie alliée de l’Allemagne. Un puissant corps expéditionnaire allemand,
l’Afrikakorps, avait d’ailleurs, en février 1941, débarqué en Libye puis en
Tunisie même pour prêter main-forte aux Italiens, afin de marcher vers
l’Égypte et le canal de Suez que tenaient les Anglais.
Le débarquement des troupes américaines au Maroc et en Algérie en
novembre 1942, malgré la résistance opposée par les forces fidèles à Vichy,
ouvrit des perspectives nouvelles aux nationalistes des trois pays. Ils furent
bientôt en contact avec les consuls américains et avec leurs agents de
renseignements qui s’étonnaient des réalités du régime colonial. À la
conférence d’Anfa (janvier 1943), qui réunit Churchill et Roosevelt, ce
dernier reçut à dîner (à la grande colère des Français) le sultan du Maroc et
l’assura du soutien des États-Unis pour obtenir l’abandon du protectorat. Le
sultan accepta néanmoins la demande du général de Gaulle de pouvoir faire
appel à des volontaires marocains pour aller se battre en Europe. Durant la
difficile campagne d’Italie puis dans celle de la libération de la France,
jusqu’en Alsace et en Allemagne, les tabors marocains et les tirailleurs
algériens et tunisiens mobilisés par le Gouvernement provisoire de la
République française (gouvernement d’Alger) combattront avec courage et
souvent avec héroïsme.
Leur vaillance a été spectaculairement rappelée aux Français par le très
grand succès du film Indigènes. Mais dans ce film le destin des quatre héros
« indigènes » s’arrête juste avant la fin de la guerre, c’est-à-dire qu’il n’y
est pas fait mention des « émeutes de Sétif », le 8 mai 1945. La répression
sanglante et démesurée que menèrent les colonialistes a eu entre autres pour
but de dissuader les soldats algériens démobilisés de poser la question de
l’indépendance.
Dans les années qui suivent la guerre, c’est d’abord de Tunisie et du
Maroc que montent ouvertement les revendications d’indépendance.

Les luttes pour l’indépendance de la Tunisie

Nous verrons qu’à la fin du xixe siècle, en 1881 exactement, la conquête


de la Tunisie par les troupes françaises fut beaucoup plus rapide et plus
facile que celle de l’Algérie. Cette conquête avait été préparée par de
nombreuses relations avec le gouvernement tunisien, lequel avait emprunté,
pour moderniser le pays, des sommes considérables à des banques
françaises. Il n’y eut donc guère de résistance sauf dans le Sud, et les grands
notables, notamment pour des raisons financières, furent plutôt d’accord
avec l’établissement du protectorat. Nombre d’entre eux, « protégés de
l’ambassade de France », avaient même « préparé le terrain » pour l’arrivée
de la cavalerie française. Le souverain, portant le titre turc de bey, fut
maintenu avec seulement des pouvoirs honorifiques.
Les premières critiques à l’encontre de la politique du résident général
qui incarnait le protectorat commencèrent à apparaître en 1907 avec le
mouvement des Jeunes Tunisiens, peut-être en écho au mouvement Jeune
Turc qui se développait alors en Turquie. Mais le mouvement national
progressa davantage après la Première Guerre mondiale, et de nombreux
intellectuels furent impressionnés par l’importance des grandes réformes
que menait Mustafa Kemal en Turquie. La Tunisie est le seul pays où la
présence turque du xvie au xviiie siècle a laissé un bon souvenir, car lorsque
le gouverneur ottoman et ses janissaires décidèrent de rester en Tunisie et
de refuser d’être affectés dans une autre « régence » de l’Empire ottoman,
ils le firent en multipliant les déclarations de fidélité à l’égard de la Sublime
Porte. La dynastie husseinite qui régnait à Tunis était en quelque sorte
arabo-ottomane.

Habib Bourguiba et le parti Néo-Destour

En 1920, des notables tunisiens créent un journal qui demande des


réformes et la liberté de la presse ainsi qu’un parti, le Destour (Constitution
en arabe) ou Parti libéral constitutionnel qui réclame une Constitution et la
fin du protectorat. En 1934, une scission se produit au sein du Destour, et
une tendance plus résolue et plus laïque fonde le Néo-Destour. Son leader
est un avocat, Habib Bourguiba. Le Front populaire en France fait naître de
grands espoirs dans les colonies et notamment en Tunisie où des
négociations sont ouvertes avec le Destour et le Néo-Destour. Après la fin
du Front populaire, le résident général (qui sera ministre du gouvernement
de Vichy) pratique une politique de répression. Les journaux politiques sont
saisis, des manifestations sont réprimées, des troubles graves éclatent,
faisant de nombreux morts, et de nombreux militants qui réclamaient
l’indépendance sont arrêtés. C’est le cas de Bourguiba, qui est transféré
dans plusieurs prisons en France, à Lyon notamment. En 1942, les autorités
allemandes, qui comme les Italiens se tiennent très au courant des
mouvements nationalistes en Afrique du Nord, font libérer Bourguiba et le
mettent en contact avec Mussolini. Celui-ci a repris et développé les
revendications que l’Italie formule depuis la fin du xixe siècle sur la Tunisie
(c’est la raison de la rupture de l’alliance de l’Italie avec la France qui a
pourtant aidé l’unité italienne sous Napoléon III). Mussolini offre à
Bourguiba de jouer un rôle majeur dans une Tunisie pro-italienne où des
troupes allemandes viennent de débarquer pour prêter main-forte en Libye à
l’Afrikakorps.
Bourguiba fait au micro d’une radio du Sud de l’Italie un discours
ambigu (d’autres membres du Néo-Destour seront moins prudents), ce qui
lui vaut, une fois arrivé en Tunisie, d’être arrêté par les autorités. À la fin de
1942, les forces américaines finissent par refouler les troupes de l’Axe
avant de préparer le débarquement en Sicile. Bourguiba, libéré par les
gaullistes, reste soumis à une sévère surveillance. En 1945, le prétexte
d’aller à La Mecque ayant été rejeté, il passe clandestinement par une Libye
ravagée par la guerre pour parvenir en Égypte où il prend contact avec la
Ligue arabe. Il se rend ensuite en Syrie et au Liban désormais indépendants
puis à New York pour nouer des contacts auprès des Nations unies. Revenu
en Tunisie en 1949, il se rend en France pour approcher les partis de gauche
afin de les convaincre du droit à l’indépendance des Tunisiens.

La répression colonialiste et les premiers fellagha

Ces contacts ne font guère avancer les choses en Tunisie où les autorités
du protectorat prennent des mesures contre les militants nationalistes. Le
Néo-Destour tient dans la clandestinité un congrès extraordinaire qui décide
d’engager la lutte contre le colonialisme. Quant aux colons, un certain
nombre d’entre eux créent une organisation secrète, la Main rouge, qui
assassine en 1952 le leader syndicaliste Ferhat Hached. D’autres troubles se
produisent dans les villes et les campagnes. C’est en Tunisie qu’apparaît le
mot fellagha, « coupeurs de route », qui signifie désormais maquisards. Des
opérations militaires sont montées contre eux. Bourguiba est de nouveau
arrêté et transféré en métropole. Mais, pour que les Français tiennent la
Tunisie et aussi le Maroc, il leur faudrait davantage de soldats de métier, qui
se trouvent alors en Indochine où la situation s’aggrave. Sous le choc de
Diên Biên Phu, Mendès France devient président du Conseil. Tout en
menant les difficiles négociations de la conférence de Genève, il fait un
voyage éclair à Tunis et promet l’autonomie interne et des négociations.
Bourguiba, toujours en prison, accepte immédiatement. En Algérie, les
attentats commencent en novembre 1954.

L’autonomie interne, l’indépendance et les contrecoups de la guerre


d’Algérie

Mendès France est renversé l’année suivante, et son successeur propose


aux Tunisiens une « autonomie interne ». Bourguiba acquiesce de sa prison,
ce que refuse son rival au sein du Néo-Destour, Salah Ben Youssef, de
retour du Caire. Le chef du parti peut alors regagner Tunis où il est accueilli
triomphale ment. Il parvient à faire prévaloir l’idée qu’il faut maintenir de
bonnes relations avec la France. Le mouvement national est divisé ; contre
les nationalistes « purs et durs », Bourguiba prône une indépendance
obtenue pacifiquement « avec l’aide de la France et sous son égide ». La
gauche française, ayant remporté les élections de 1956 sur le thème « Paix
en Algérie », la Tunisie devient indépendante sous la direction de
Bourguiba.
Une fois président de la République tunisienne, il aura à gérer, tout le
temps de la guerre d’Algérie, les difficiles problèmes dus à la présence sur
le territoire tunisien non seulement du Gouvernement provisoire de la
République algérienne (GPRA), mais aussi d’une partie des forces de
l’Armée de libération nationale (ALN), celles-ci tentant à plusieurs reprises
de prendre le pouvoir à Tunis. En février 1958, un raid meurtrier de
l’aviation française sur la petite localité tunisienne de Sakiet Sidi Youssef
(riposte à un raid du FLN en Algérie) place Bourguiba dans une situation
très difficile. Il fait bloquer la base de Bizerte que l’armée française a
conservée en Tunisie et porte plainte contre la France devant le Conseil de
sécurité des Nations unies. Ces événements, qui placent Paris dans une
situation inextricable, provoquent par contrecoup à Alger le putsch
colonialiste du 13 mai 1958 et… l’appel à de Gaulle.
Les luttes pour l’indépendance du Maroc

On verra dans le dernier chapitre de ce livre que si la conquête du Maroc


au début du xxe siècle a été beaucoup plus rapide et bien moins sanguinaire
que celle de l’Algérie, elle ne fut pas pour autant pacifique. Les Français y
firent preuve dans certaines circonstances difficiles d’une très grande
violence tactique, mais de façon limitée dans l’espace et dans le temps ; à
l’exception, très tardive (1921-1926), de la guerre du Rif, qui fut une vraie
guerre menée d’abord très maladroitement par l’armée espagnole, puis par
l’armée française contre une insurrection montagnarde plus ou moins
séparatiste ; ce qui explique qu’elle n’ait pas eu beaucoup d’écho auprès de
l’ensemble du peuple marocain.
Entre la conquête de l’Algérie et celle du Maroc, il y a de grandes
différences : la première avait été le fait de plusieurs généraux successifs,
exerçant leur commandement durant peu de temps, pour la plupart assez
médiocres, sans projet stratégique et méprisant les « Arabes » dont ils
voulaient détruire les structures politiques. La conquête du Maroc, au
contraire, fut menée pour l’essentiel par un seul homme, Hubert Lyautey,
que le gouvernement – fait exceptionnel – laissa faire au Maroc pendant
près de dix ans : celui-ci arriva à Fès (où se trouvait le sultan) en 1912
comme « résident général » lors de la proclamation du protectorat que les
diplomates et les financiers préparaient depuis quelques années avec
certains hauts dignitaires marocains. À l’annonce officielle du protectorat se
déclencha une insurrection nationale non seulement à Fès et dans les
régions voisines, mais aussi dans le Sud où une armée de nomades issus du
Sahara occidental vinrent (en principe) défendre le pays. Lyautey se rendit
compte de la gravité de la situation et fit preuve à la fois d’efficacité et
d’habileté. Il réussit en rétablissant le prestige du sultan jusqu’alors
discrédité. Ce militaire singulier, intellectuel et royaliste (ce n’était pas du
tout exceptionnel à cette époque), a conçu une stratégie d’ensemble fondée
sur le souci de conserver, en les modernisant, les structures politiques
traditionnelles. Il manifesta son admiration pour ce vieil empire et redressa
ostensiblement le prestige du sultan dont le pouvoir s’appuyait
traditionnellement sur les chefs de quelques grandes tribus.
Les conséquences de la guerre du Rif

Lyautey dut quitter le Maroc en 1925 car les difficultés de la guerre du


Rif (cf. p. 393) lui furent imputées. Ses différents suc cesseurs eurent beau
se référer à lui, ils n’avaient ni son prestige ni son habileté et n’arrivèrent
pas à dissimuler au souverain marocain que c’étaient eux qui gouvernaient.
Parvenaient aussi au Maroc « français » des échos de ce qui se passait en
Espagne où la guerre du Rif eut de grandes conséquences.
Le général Francisco Franco, qui s’était illustré dans le Rif par son
courage et sa redoutable efficacité, était de plus en plus souvent sollicité par
les ministres de la République espagnole (notamment en 1934 pour écraser
l’insurrection anarchiste des Asturies). En 1936, il fut pourtant l’un des
généraux nationalistes qui s’insurgèrent contre celle-ci. Dès le début de la
guerre civile, il s’empara de l’Andalousie, pourtant très à gauche, en y
projetant d’abord par avion puis par bateau des troupes de volontaires
marocains, les moros, recrutés dans ce Maroc espagnol où il avait entretenu
ses réseaux. Ce féroce fait d’armes donna à Franco le commandement de
tout le camp nationaliste. Le plus étonnant est que, parmi ces 80 000
« Maures » ou ceux qui étaient officiellement dénommés regulares, les plus
fidèles à Franco furent les guerriers de la tribu d’Abd el-Krim qui avait
conduit la guerre du Rif, les Aït Ouriaghel. Ils formèrent la garde
personnelle du Caudillo jusqu’à sa mort en 1975.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il y eut en France tout un
mouvement pour réclamer une intervention en Espagne afin de renverser le
régime franquiste accusé – non sans raison – de complicité avec le nazisme.
Les milieux de gauche étaient favorables à ce projet en raison du rôle que
les républicains espagnols réfugiés en France en 1939 avaient joué ensuite
dans la Résistance. Il y eut durant plusieurs années de fort mauvais rapports
entre la France et l’Espagne. Cela servit les nationalistes marocains que la
police française recherchait. En effet, ils étaient accueillis au Maroc
espagnol par les autorités du protectorat.

Le dahir berbère et le parti de l’Istiqlal


Dans les années 1930, plusieurs résidents successifs avaient demandé au
sultan de signer ce que l’on appela le dahir (décret) berbère selon lequel les
tribus berbères, principalement celles des régions montagneuses du Maroc
(le Rif, le Moyen Atlas, le Haut Atlas et l’Anti-Atlas au sud), passeraient
sous l’autorité d’une administration différente de celle qui gérerait
désormais les populations arabophones, en particulier celles des villes.
C’était évidemment un moyen de tenir les populations du bled à l’écart des
idées nouvelles qui commençaient à se développer dans les agglomérations
et cela aurait abouti à une scission au sein du royaume et de la nation. Aussi
le sultan refusa-t-il de signer ce dahir, arguant de différents prétextes, et les
jeunes nationalistes, pour la plupart fils de bonne famille, le soutinrent dans
cette résistance.
L’un d’eux fut Allal el-Fassi, fils d’un des principaux notables religieux
(ouléma) de Fès, qui, après avoir fait des études à la célèbre université de
cette ville, la Qaraouïne, y devint quelque temps professeur. Non seulement
il manifesta contre le dahir berbère, mais il fit campagne pour
l’indépendance, l’Istiqlal, et l’arabisation du Maroc. Les autorités françaises
l’envoyèrent en résidence surveillée au Gabon où il resta sept ans. À son
retour après la guerre, il fonda le parti de l’Istiqlal qui joua un rôle
prépondérant dans le mouvement national marocain. Prônant déjà un retour
à l’islam et l’arabisation des Berbères, Allal el-Fassi lança sa revendication
d’un Grand Maroc sur le Sahara espagnol, une autre partie de ce désert
relevant de l’Algérie et de la Mauritanie.
Le sultan, à qui Roosevelt avait promis son aide auprès du gouvernement
de Paris pour faire renoncer la France au protectorat, et qui avait aidé la
France à se libérer (de Gaulle le fit compagnon de la Libération en 1945),
trouvait le temps long. Les nationalistes plus encore : la police française
avait arrêté plusieurs leaders, et, en janvier-février 1946, des émeutes
avaient éclaté à Rabat et à Salé. Elles furent écrasées dans le sang. En 1947,
le sultan fit un voyage à Tanger dont le statut international lui permettait de
ne pas être sous le contrôle direct des autorités françaises. Il avait soumis le
texte du discours qu’il devait prononcer au résident général, en « oubliant »
de lui montrer les passages où il réclamait en fait l’indépendance d’un
Maroc arabe et fort du soutien de la Ligue arabe. Le scandale fut grand et le
résident général, libéral, fut remplacé par le général Juin qui avait
commandé les tabors marocains lors de la campagne d’Italie.
Juin renouvela la pression sur le sultan à propos du dahir berbère et le
souverain fit en 1951 un voyage à Paris pour dénoncer la pression exercée
sur lui, mais en vain. À son retour, il décida de faire la « grève du sceau »,
refusant de l’apposer sur tout texte officiel que l’on voulait lui faire
approuver.

Le coup de force de 1953 contre le sultan – 1955, le retour triomphal de


Mohamed V

Le général Guillaume, qui avait commandé les goumiers marocains en


Italie pendant la guerre et qui avait remplacé Juin en 1951, décida en 1953
de déposer le sultan, prétendument à la demande des caïds et avec l’accord
du gouvernement français. Exilé d’abord en Corse puis à Madagascar,
celui-ci refusa d’abdiquer, mais les Français le remplacèrent par l’un de ses
cousins, Mohamed Ben Arafa, sous contrôle du fameux Glaoui, grand caïd
et pacha de Marrakech. Les nationalistes furent pour la plupart arrêtés. Cinq
jours après la déposition du sultan, de violentes manifestations éclataient
dans la plupart des grandes villes. Des attentats ne tardèrent pas à se
produire, des troubles mobilisèrent des foules dans les villes, puis de plus
en plus dans le bled. L’événement inquiéta et mécontenta une partie du
patronat français au Maroc, qui connaissait assez bien le souverain (celui-ci
possédait une partie du capital de l’Omnium nord-africain, groupe financier
qui finançait le secteur économique moderne au Maroc). Guillaume fut
remplacé au poste de résident par un civil en 1954. Le 15 juin 1955,
Lemaigre-Dubreuil, homme de droite bien connu au Maroc, patron d’un
journal et des huileries Lesieur, ami du sultan, était assassiné par un groupe
terroriste européen. Le 14 juillet, une série d’attentats ensanglanta un
quartier chic de Casablanca et une foule d’Européens – des « petits Blancs »
– criant vengeance massacra des Marocains. Mais, pour « tenir le pays », il
aurait fallu beaucoup plus de soldats de métier. Or ceux-ci étaient encore
pour la plupart en Indochine où ils venaient de subir la terrible défaite de
Diên Biên Phu.
Après les premiers attentats en Algérie, le gouvernement se rendit bientôt
compte qu’il s’agissait d’un vaste mouvement. Les vieux connaisseurs du
Maroc firent savoir discrètement qu’ils craignaient une révolte comme celle
qui s’était déclenchée en 1912 à l’annonce du protectorat. Il fallut donc au
plus vite trouver une solution et faire revenir le sultan exilé.
Le 16 novembre 1955, le retour de celui qui était désormais Mohamed V
fut triomphal. Après négociations avec les gouvernements français et
espagnol, l’indépendance du Maroc fut proclamée le 20 mars 1956. Ce
triomphe de la monarchie et la prépondérance de l’Istiqlal, le fait aussi que
l’émigration vers l’Europe n’ait pas vraiment commencé expliquent la
tonalité plutôt à droite du mouvement national marocain, surtout si on le
compare au mouvement national algérien où le rôle des ouvriers émigrés en
France a été considérable dès le début. Au Maroc, l’Union socialiste des
forces populaires (USFP) sera constituée quinze ans plus tard.

La révolte du Rif (1958-1959)

De nouveaux problèmes géopolitiques ne tardèrent pas à apparaître,


surtout dans la zone nord, l’ex-Maroc espagnol. En effet, le départ des
autorités et de l’armée espagnoles fit craindre aux fonctionnaires et
supplétifs marocains la perte de leur emploi. Ces Berbères parlaient
l’espagnol tandis que dans le Maroc réunifié les cadres parlaient l’arabe et
le français. L’Istiqlal était le parti dominant et sa politique d’arabisation
était très mal acceptée par les défenseurs du berbère. Une partie de la
population du Maroc espagnol allait travailler dans les exploitations
agricoles de l’Ouest algérien, mais ils perdirent ce gagne-pain car la
frontière avec l’Algérie fut fermée par l’armée française en 1955. Par
ailleurs – héritage des lendemains de la guerre et du temps où les autorités
espagnoles accueillaient les nationalistes marocains poursuivis par la police
française –, un certain nombre de ces derniers – pour la plupart d’extrême
gauche – avaient constitué une petite Armée de libération du Nord du
Maroc en recrutant dans les tribus berbères. On évoquait le rôle historique
du grand révolutionnaire Abd el-Krim (Al-Khattabi) qui depuis 1947 vivait
au Caire. Après le retour de Mohamed V, cette armée de libération lança
une série d’attaques contre les Français et noua des relations étroites avec
les révolutionnaires algériens. Elle aida les réseaux du FLN à acheminer des
armes débarquées clandestinement sur la côte du Maroc espagnol et elle en
conserva une partie. Ses chefs exigeaient des places dans le nouvel appareil
d’État dominé par l’Istiqlal.
Tout cela aboutit au déclenchement, en 1958, d’une grave insurrection
dans le Rif. Cette révolte fut écrasée (8 000 morts ?) sous le
commandement du prince héritier, le futur Hassan II, et du général
Améziane, un Rifain qui avait participé aux côtés de Franco à la guerre
contre Abd el-Krim puis à la guerre civile espagnole à la tête des troupes
« maures ». Après avoir écrasé la révolte du Rif, Améziane devint maréchal
et ambassadeur du Maroc en Espagne.
Après la mort brutale de Mohamed V en 1961, Hassan II arrive au
pouvoir. Il est à la tête des forces armées royales constituées depuis peu :
nombre de ses officiers ont servi dans l’armée française et certains soldats
viennent, comme à l’époque de Lyautey, des tribus berbères du Moyen
Atlas. Mais Hassan II échappe de justesse à une succession de complots
spectaculaires, dans sa propre armée ou dans sa propre police. Cela donnera
encore plus d’importance aux polices spéciales.
C’est sans doute pour faire oublier la violence avec laquelle a été
réprimée cette révolte du Rif deux ans après l’indépendance que l’État
marocain a laissé se développer dans le Rif central la production massive du
cannabis, transformant la traditionnelle culture du kif en spécialité
internationale : 140 000 hectares, 3 000 tonnes de résine par an, 30 % de la
production mondiale, 80 % de la consommation européenne, 12 milliards
d’euros essentiellement entre les mains des trafiquants marocains et
espagnols (et de leurs protecteurs également marocains et espagnols)
puisqu’une grande partie des exportations passent par vedettes rapides,
petits avions et hélicoptères sur la côte méditerranéenne de l’Espagne avant
de continuer vers la France.

Tensions croissantes avec les Algériens – La « Marche verte »

Autre problème géopolitique, l’installation au Maroc oriental, à Oujda,


d’une grande partie de l’Armée de libération nationale algérienne, de son
état-major et des chefs de sa « sécurité militaire » (sous couvert du
ministère de l’Armement et des liaisons générales, ce qui indique bien
l’importance du trafic d’armes). Les services secrets français sont au
courant et le gouvernement de Paris ne tient pas rigueur au souverain
marocain de l’installation sur son territoire de militaires algériens. Ceux-ci
se comportent souvent comme en pays conquis jusqu’à juillet 1962, époque
à laquelle ils commencent à faire mouvement vers Alger où le groupe dit
d’Oujda (avec Boumediene, qui démet Ben Bella) prendra le pouvoir par la
force.
En octobre 1963, l’armée marocaine entreprend de reconquérir vers l’est
des territoires que les dirigeants marocains estiment faire partie du pays et
qui ont été annexés par la France : la région de Colomb-Béchar, de Figuig
et, au Sahara, celle de Tindouf où se trouve un très gros gisement de
minerai de fer. C’est ce qu’on appellera la « guerre des sables » entre le
Maroc et l’Algérie. Elle s’arrêtera rapidement devant les objurgations
internationales et notamment celles de la France, qui déplore ce conflit
fratricide. Du côté du nouveau gouvernement algérien, il aura pour
avantage de disqualifier aux yeux de la population le soulèvement que
viennent de déclencher en Kabylie les Kabyles de la Willaya III chassés
d’Alger par l’armée de Boumediene en juillet 1962, à la veille de
l’indépendance.
La question de Tindouf reste entière entre le Maroc et l’Algérie, et elle a
pris encore plus d’importance depuis qu’en 1976 l’armée marocaine a
occupé (ou a conquis) le Sahara espagnol (dénommé historiquement
Séguiet el-Hamra et Rio de Oro). En novembre 1975, Hassan II avait lancé,
avec l’aide des confréries maraboutiques, la « Marche verte » :
350 000 Marocains venus de chacune des villes et de chacune des tribus du
pays, brandissant un Coran pour revendiquer ce territoire qui selon eux (et
selon Allal el-Fassi) faisait fondamentalement partie du Maroc. La plupart
des Marocains en font le couronnement de leur lutte pour l’indépendance et
du rétablissement du pays dans sa grandeur historique : c’est en effet par ce
Sahara occidental qu’au xie siècle sont arrivés depuis le sud du Sahara les
Almoravides, les organisateurs des « routes de l’or » du Soudan et les
fondateurs en 1067 de Marrakech, dont le nom a donné Maroc.
Cette « Marche verte », qui a grandement contribué à rehausser le
prestige d’Hassan II secoué par divers complots, dut patienter quelques
jours devant le barrage établi par l’armée espagnole qui attendait la mort de
Franco (novembre 1975). En effet, celui-ci s’opposait à l’abandon du
Sahara espagnol où avaient été découverts de très importants gisements de
phosphate. Pour faciliter le financement de l’exploitation, les milieux
dirigeants espagnols avaient discrètement préparé l’indépendance du
territoire au profit du Front Polisario (Frente popular de liberación de la
Saguiet el Hamra y Rio de Oro). Une fois Franco décédé, l’armée espagnole
se retira et l’armée marocaine put occuper le Sahara occidental, les
combattants du Polisario se réfugiant à Tindouf sous la protection de
l’armée algérienne.

Les tragédies algériennes

Alors qu’au xixe siècle la conquête de l’Algérie par une grande partie de
l’armée française a été une véritable tragédie, tant elle a été longue et
meurtrière (de toutes les conquêtes coloniales, elle a été la plus difficile), la
lutte des Algériens pour leur indépendance, encore une fois contre la plus
grande partie de l’armée française, fut, avec celle des Vietnamiens, celle qui
dura le plus longtemps et fut la plus dure.

Pourquoi les Français, après le 1er novembre 1954, semblent s’être


cramponnés à l’Algérie

C’est l’image que la France a donnée sur le plan international. En fait, les
« Français de France » ne savaient pas ce qui s’y passait habituellement : la
morgue des grands colons, les fraudes électorales, la misère, la répression
massive des émeutes de Sétif. Ils croyaient que l’Algérie, c’était trois
départements français comme les autres, à ceci près qu’il y avait des
Arabes. En 1956, le gouvernement investi par des députés qui venaient
d’être élus sur le mot d’ordre « Paix en Algérie » a bientôt déclaré aux
Français qu’il fallait envoyer des soldats, tous les soldats en Algérie, pour y
« rétablir l’ordre » et pour garder le pétrole tout juste découvert au Sahara.
Les Français se sont-ils cramponnés à l’Algérie ? Ils ont surtout laissé
faire nombre de partis politiques plus ou moins rivaux dont les chefs n’ont
pas eu le courage ni surtout la possibilité de prendre des décisions
fondamentales et de les appliquer. En mai 1958, devant le risque
d’extension jusqu’à Paris du putsch des militaires qui avaient pris le
pouvoir à Alger, quelques patriotes allèrent chercher de Gaulle, isolé depuis
des années dans sa retraite. C’est encore un contrecoup de la Seconde
Guerre mondiale. Fort de son seul prestige, celui d’avoir refusé le désastre
de 1940 et d’avoir évité à la France d’être officiellement dans le camp de
l’Allemagne, le Général put exiger les pleins pouvoirs. Après avoir pris
conscience des dangers de cette guerre d’Algérie pour la France, il parvint
avec l’accord de la grande majorité des Français consultés par référendum à
mettre fin aux combats et à faire enfin admettre l’indépendance de
l’Algérie. Cette période est capitale pour la compréhension de la question
post-coloniale en France et aussi en Algérie.
Après la vague d’attentats du FLN le 1er novembre 1954, tous les hommes
politiques avaient proclamé : « L’Algérie, c’est la France, trois
départements français », et c’est ce que tous les Français avaient appris à
l’école. En 1956, la Tunisie et le Maroc étaient sur le point de recouvrer
leur indépendance, mais on disait qu’en Algérie les problèmes étaient tout à
fait différents, car il ne s’agissait pas de Tunisiens ou de Marocains, mais de
citoyens français, et en grande majorité, officiellement, des Français
musulmans.
Dans ce « pays de laïcité » qu’est la France, il aurait dû sembler bizarre
de désigner des Français par une religion (d’autant qu’il n’y avait qu’une
seule mosquée en France), mais c’est surtout en Algérie qu’ils se trouvaient
et ce pays n’était pas vraiment la France. Pour la plupart des Français, ces
musulmans en France, c’étaient ceux qu’on appelait familièrement des
« bicots ». En fait, on ne les voyait guère, sauf sur quelques chantiers ou
quand ils allaient travailler tôt le matin chez Renault. On ne les voyait guère
quand, la journée terminée, ils discutaient ensemble longtemps dans leurs
cafés. Ils parlaient entre eux du village, de l’Algérie, mais aussi de la
République française, de la liberté et du colonialisme. Ce sont ces hommes
venus pour un temps d’Algérie qui ont constitué en France les assises du
mouvement national algérien. Ce ne fut pas le cas pour le mouvement
national de Tunisie et du Maroc.

Le mouvement national algérien, ses débuts en France et sa cassure en


1954

Pour comprendre les origines de la longue lutte des Algériens, il faut


rappeler le rôle des travailleurs émigrés, et pour comprendre les différents
aspects de la tragédie algérienne, il est nécessaire d’examiner comment a
évolué l’émigration algérienne en France.
Celle-ci a commencé avec quelques milliers de personnes, surtout des
Kabyles, au début du xxe siècle et elle a augmenté durant la Première
Guerre mondiale, car on avait besoin de main-d’œuvre, et d’Alger à
Marseille il n’y a qu’une journée de bateau. On avait aussi eu besoin des
tirailleurs algériens d’ailleurs aussi volontaires (surtout kabyles) puisque les
musulmans algériens étaient des « sujets français » et donc non astreints au
service militaire.
Cette immigration continua d’augmenter : 120 000 personnes en 1937,
mais il ne s’agit encore que de séjours de quelques mois, les frères ou les
cousins se remplaçant les uns les autres pour envoyer ou rapporter de
l’argent au village. Or l’idée d’une possible indépendance commence à se
développer dès 1924 parmi les émigrés algériens, notamment en raison de
la grande campagne de propagande que le Parti communiste français mène
contre la guerre du Rif. En 1926, Messali Hadj lance, avec l’appui des
communistes, une organisation, l’Étoile nord-africaine, qui réclame
l’indépendance des trois pays d’Afrique du Nord. Bien que Messali ne soit
pas kabyle, mais arabe et originaire de Tlemcen, son organisation comptera
bientôt 4 000 adhérents, la plupart originaires de Grande Kabylie. Une
grande partie d’entre eux parlent plus ou moins bien le français, car c’est
dans les montagnes surpeuplées de Kabylie que l’enseignement en français
à l’école « pour les indigènes » a davantage pu se développer que dans les
autres régions d’Algérie.
Après la fin des espoirs suscités par le Front populaire (le projet
relativement démocratique Blum-Viollette pour l’Algérie) et après
l’interdiction de l’Étoile nord-africaine, Messali fonde en 1937 le PPA
(Parti du peuple algérien) dont l’essentiel des adhérents se trouve en France,
tout en faisant la navette avec l’Algérie. Après la défaite de 1940, la moitié
des travailleurs algériens en France regagne l’Algérie, du moins ceux qui
n’ont pas été fait prisonniers. À partir de la formation à Alger du
Gouvernement provisoire de la République française (1943), c’est dans les
départements algériens qu’est levée une bonne partie de la 1re armée
française. Après avoir durement combattu en Italie, elle débarque en
Provence le 15 août 1944 avec le renfort d’un grand nombre de volontaires
marocains et tunisiens.

La répression des émeutes de Sétif

J’ai déjà souligné que les « émeutes de Sétif » ne sont pas, comme on se
borne à le dire parfois, la preuve de l’absurdité ou de l’hypocrisie du
système colonial, mais plutôt le résultat d’un plan préparé à l’avance par les
colonialistes algérois. Ceux-ci étaient mécontents des réformes promises
aux musulmans par de Gaulle alors qu’il était à Alger. Il importait pour eux
qu’à leur retour les soldats algériens partis pour libérer la France ne
puissent pas trouver d’organisation politique pour réclamer l’application de
ces promesses. Des régiments avaient été tenus en réserve et des milices de
colons organisées pour sauter sur le moindre incident, plus ou moins
provoqué, et déclencher une grande répression localement et dans toute
l’Algérie. Ce qui fut fait de façon magistrale. L’opposition en Algérie fut
étouffée pour près de dix ans : des fraudes électorales permirent de faire
jouer à l’Assemblée algérienne créée par le nouveau statut non seulement
un rôle de chambre d’enregistrement des lois votées à Paris, mais en fait
d’exercer une véritable fonction de blocage et d’empêcher les nouvelles lois
sociales françaises d’être appliquées en Algérie.
Après la guerre, le nombre des Algériens – encore en majorité kabyles –
venus travailler temporairement en France continue d’augmenter ; il
dépasse les 200 000 en 1953, et Messali, qui est allé en pèlerinage à
La Mecque (d’où son titre de hadj), continue d’organiser, principalement en
France, les militants du MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés
démocratiques) qui a pris la suite du PPA interdit après les émeutes de Sétif.
À l’issue de leur séjour de plusieurs mois en France, ces travailleurs
algériens de retour en Algérie participent clandestinement au
développement de sections du PPA-MTLD, tout en se tenant au courant de
ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée.
L’émigration marocaine et tunisienne ne se développera que bien plus
tard (les Marocains en France ne sont encore que 29 000 en 1960) et – à la
différence de l’émigration algérienne – ce n’est pas en France, mais
principalement dans leur pays que se développeront les mouvements
d’indépendance.

Malgré tout, des progrès de l’Algérie après le statut de 1947

On a souvent tendance à considérer aujourd’hui que ce statut n’a servi à


rien parce qu’il divisait la population en deux collèges et parce que les
musulmans avaient à l’Assemblée le même nombre de députés que les
Européens pourtant dix fois moins nombreux. Les musulmans auraient été
encore plus humiliés par cette nationalité au rabais qui leur avait été
accordée.
Pourtant, la mise en œuvre du nouveau statut a entraîné de la part de la
métropole un effort sur l’enseignement en français pour les musulmans.
Devant la montée des idées nationalistes arabes, les colons ne s’y
opposaient plus autant qu’autrefois. De leur côté, les progrès sanitaires,
même s’ils profitaient surtout aux Européens, entraînèrent une nette
croissance démographique. Certes, la plupart des enfants n’étaient toujours
pas scolarisés, mais nombre d’écoles furent créées et les instituteurs venus
de France, d’autres étant des Français musulmans, furent de plus en plus
nombreux. Dans les manuels du primaire, on ne lisait plus « Nos ancêtres,
les Gaulois », mais « Nos ancêtres, les Berbères ». Tout cela n’empêcha pas
que se répande l’idée que la réforme du statut de l’Algérie ne mènerait à
rien et que la liberté ne viendrait que de la lutte armée, à l’instar de celle
que menaient les Vietnamiens.
Il faut noter cependant qu’il existait, très lié au Parti communiste
français, un Parti communiste algérien (PCA) qui rassemblait relativement
peu de musulmans, mais des Juifs d’Algérie, des Européens et d’autres
recrues récemment venues de France (en particulier des instituteurs et des
professeurs). Pour ce parti, l’avenir était que la France devienne d’abord un
« pays socialiste », ce qui permettrait à une Algérie autonome de connaître
les avantages de l’Ouzbékistan au sein de l’Union soviétique. De nombreux
musulmans furent exclus du Parti communiste algérien au début des
années 1950 pour « déviation nationaliste petite-bourgeoise ». Les rapports
des militants du PCA et ceux du MTLD (ex-PPA) de Messali Hadj n’étaient
pas mauvais.

Rupture au sein du mouvement national algérien

Un petit nombre de membres du PPA passés en 1945 dans la clandestinité


constituèrent en 1947 dans plusieurs villes et régions d’Algérie
l’Organisation secrète, l’OS, une organisation paramilitaire qui préparait
une insurrection. Messali, qui avait été placé en résidence surveillée en
France (à Niort), estimait qu’il fallait attendre de voir quels allaient être les
effets du « statut ». De surcroît, la situation internationale ne lui paraissait
pas favorable : peut-être raisonnait-il en fonction de la surprenante défaite
des armées arabes devant le tout petit Israël ? La fédération de France du
MTLD se rangea à son avis. L’écart s’accentuait entre ses militants, qui
privilégiaient les manifestations politiques en France, et les clandestins, qui
en Algérie transformèrent l’Organisation secrète en un Comité
révolutionnaire pour l’unité et l’action, le CRUA (1953).
Un congrès en Belgique réunit des délégués des diverses tendances et ne
parvint pas à refaire l’unité du mouvement national. La défaite de Diên
Biên Phu (mai 1954) incita les membres du CRUA à déclencher
l’insurrection du 1er novembre 1954, qui ne fut d’abord qu’une série
d’attentats. Ils annonçaient la fondation d’un nouveau parti, le FLN (Front
de libération nationale) ; Messali n’en avait pas été informé.
Immédiatement après les attentats du 1er novembre, les autorités
dissolvent le MTLD que Messali, toujours en résidence surveillée,
transforme en Mouvement national algérien (MNA) qui prône l’action
politique et met en garde contre le danger des opérations militaires. Ses
militants se trouvent pour une part en France mais aussi à Alger et en
Kabylie. Le FLN attire principa lement les plus jeunes et se livre à des
assassinats sur les membres du MNA, sans que des divergences
idéologiques évidentes apparaissent entre les deux mouvements. L’un et
l’autre imputent les assassinats à la police française, qui, à l’inverse, en fait
largement état pour souligner la division du mouvement national algérien.
Le FLN crée ses premiers maquis qui opèrent bientôt dans presque toutes
les régions, sauf en Oranie où il y a surtout des Européens. En effet, les
campagnes de Bugeaud contre Abd el-Kader au milieu du xixe siècle avaient
détruit une grande partie du peuplement rural autochtone, sauf dans la
région de Tlemcen.

Après le début de l’insurrection, la majorité des Français veut « la Paix en


Algérie », mais…

En métropole, les causes profondes des « événements d’Algérie »


(comme on dira longtemps) inquiètent les hommes politiques plus tôt qu’on
ne le dit. Dix jours après les attentats du 1er novembre, Pierre Mendès
France, président du Conseil, qui a le mérite d’avoir mis fin à la guerre
d’Indochine et qui est en négociations pour sortir des crises tunisienne et
marocaine, déclare à l’Assemblée nationale : « Il n’y aura pas de la part du
gouvernement ni hésitation, ni atermoiements, ni demi-mesures dans les
dispositions qu’il prendra pour assurer la sécurité et le respect de la loi. Il
n’y aura aucun ménagement contre la sédition, aucun compromis avec elle,
chacun ici et là-bas doit le savoir. À la volonté criminelle de quelques
hommes doit répondre une répression sans faiblesse car elle est sans
injustice. On ne transige pas lorsqu’il s’agit de défendre la paix intérieure
de la nation, l’unité, l’intégrité de la République.
« Les départements d’Algérie constituent une partie de la République
française. Ils sont français depuis longtemps et d’une manière irrévocable.
Leurs populations, qui jouissent de la citoyenneté française et sont
représentées au Parlement, ont d’ailleurs donné dans la paix comme
autrefois dans la guerre assez de preuves de leur attachement à la France
pour que la France à son tour ne laisse pas mettre en cause cette unité. Entre
elles et la métropole, il n’y a pas de sécession concevable. Jamais la France,
aucun gouvernement, aucun Parlement français, quelles qu’en soient
d’ailleurs les tendances particulières, ne cédera sur ce principe fondamental.
[…] J’affirme qu’aucune comparaison avec la Tunisie ou le Maroc n’est
plus fausse, plus dangereuse. Ici c’est la France. »
En janvier 1955, Mendès France nomme gouverneur général de l’Algérie
Jacques Soustelle, le grand ethnologue (spécialiste du Mexique
précolombien), l’un des leaders du Comité des intellectuels antifascistes
avant guerre, rallié dès juin 1940 à de Gaulle dont il a dirigé les services
secrets. À Alger, Soustelle est très mal accueilli par la plupart des
Européens, parce qu’il a une réputation d’homme de gauche et qu’il est
nommé par Mendès France. Il est soupçonné (non sans raison) par les
colonialistes de vouloir mener, en allant sur le terrain, des négociations avec
les rebelles algériens. Il est probable que les dirigeants du FLN le croient
aussi. Certains d’entre eux ont-ils voulu, à ce stade de leur lutte, empêcher
que s’amorce une négociation qui risquait de démobiliser leurs
combattants ? Ne fallait-il pas rompre tous les ponts avec les Français en
perpétrant une opération de violence spectaculaire ; il y avait de toute façon
des atrocités à venger…

Les massacres du FLN dans le Constantinois, août 1955

Toujours est-il – on le sait aujourd’hui – que le chef des maquis de la


région de Philippeville et de la Willaya II du FLN, Zighout Youssef,
déclencha une insurrection dans le Constantinois au cri de « Djihad !
Djihad ! ». Des milliers de paysans, avec des armes blanches, se lancèrent à
l’assaut des petites villes européennes, particulièrement dans les régions où
la répression des émeutes de Sétif et de Guelma avait été la plus dure. Dans
la petite cité minière d’El-Alia un massacre spectaculaire de civils
européens (hommes, femmes et enfants) fut opéré par les cadres du FLN
sous prétexte de marquer le deuxième anniversaire de la déposition du
sultan du Maroc. Youssef aurait aussi laissé croire à ses hommes que des
troupes égyptiennes allaient débarquer près du port de Philippeville.
Horrifié, Soustelle, qui était accouru sur les lieux, rejeta l’idée de
négociation et autorisa dans la région une répression massive qui fit
beaucoup plus de morts que le massacre des Européens d’El-Alia. Il ne fut
pas le seul parmi les Français progressistes qui venaient d’être envoyés en
Algérie (notamment des officiers restés dans l’armée après 1945 et qui
avaient été des héros de la Résistance) à penser qu’il fallait remettre à plus
tard la négociation avec le FLN et d’abord rétablir l’ordre.

Les socialistes français s’engagent dans la guerre

En France, cependant, l’idée qu’il fallait négocier progresse et les partis


de gauche remportent les élections législatives sur le slogan « La paix en
Algérie ». Guy Mollet, secrétaire général de la SFIO, président du Conseil,
fait immédiatement voter, en mars 1956, par une Chambre des députés
quasi unanime (y compris les communistes), des pouvoirs spéciaux
« d’abord pour rétablir l’ordre en Algérie » ; pouvoirs spéciaux qui
s’écartent de la légalité républicaine, surtout en matière de justice, de police
et de maintien de l’ordre. Cela ne lui évitera pas lors de sa venue à Alger
d’être malmené par les Européens. Ces derniers refusent en effet un chef de
gouvernement désireux d’ouvrir des négociations à propos de l’Algérie.
Celui-ci a aussi décidé d’envoyer presque tout le contingent en Algérie,
c’est-à-dire les jeunes gens qui font leur service militaire, de porter le temps
obligatoire de dix-huit à vingt-huit mois et de rappeler ceux qui viennent de
le terminer. Des manifestations sont organisées pour s’opposer à ce départ
des jeunes, mais elles cessent lorsque l’on apprend que les députés
communistes ont eux aussi voté les « pouvoirs spéciaux » (preuve que ce
qui passe en Algérie ne serait pas une guerre coloniale, comme ce fut le cas
au Vietnam, mais une guerre pour défendre les intérêts de la France).
Soulignons que cette même année ont lieu de grandes découvertes
pétrolières au Sahara.
1956 est une année cruciale : des négociations auraient peut-être pu
aboutir – Guy Mollet les poursuivait –, mais les opérations sur place prirent
une grande ampleur : la France déploya 400 000 hommes. Le 18 mai,
17 jeunes soldats qui venaient d’arriver en Algérie tombèrent dans une
embuscade en Kabylie, à Palestro, et on les retrouva égorgés, ce qui
provoqua beaucoup d’émoi en France. En août-septembre 1956, le FLN tint
secrètement un congrès à la Soummam (grande vallée au sud de la Kabylie)
qui réunit les chefs des différentes willayas. On y proclama en particulier
« la primauté du politique sur le militaire », c’est-à-dire l’autorité des civils
du FLN sur les chefs de maquis et sur ceux de l’état-major de l’Armée de
libération nationale qui se constituait en Tunisie et au Maroc. Il fut aussi
décidé de préparer une campagne d’attentats terroristes dans les quartiers
européens d’Alger.

L’expédition de Suez, novembre 1956

Le 22 octobre 1956, les cinq principaux dirigeants du FLN, qui menaient


l’action depuis l’étranger, furent capturés après le détournement de leur vol
Tunis-Rabat au-dessus de l’Algérie. Parmi eux se trouvait Ben Bella, ex-
sous-officier de l’armée française décoré en Italie, qui venait d’obtenir au
Caire un soutien en armes. Le 26 juillet 1956, Nasser avait proclamé la
nationalisation du canal de Suez à la grande fureur des Anglais. Les
Français se joignirent à eux, car ils estimaient que le raïs allait fournir
clandestinement de grandes quantités d’armes au FLN.
Avec le Premier ministre britannique, Anthony Eden (un proche de
Winston Churchill), Guy Mollet se passionne dans le plus grand secret pour
le plan d’une opération militaire franco-anglaise sur le canal de Suez, sous
prétexte d’y assurer la liberté de navigation. Mais les deux chefs de
gouvernement savent que les Américains, et notamment le président
Eisenhower, sont tout à fait opposés à ce genre d’opération dont les
Soviétiques tireraient partie pour renforcer leurs relations avec le monde
arabe.
Guy Mollet, pour trouver une raison supplémentaire à l’expédition (car le
Premier ministre britannique est moins enthousiaste depuis les mises en
garde d’Eisenhower), s’entend avec le gouvernement israélien, avec lequel
les rapports sont très étroits, pour que Tsahal lance d’abord un raid sur le
canal de Suez à travers la presqu’île du Sinaï. Les forces franco-
britanniques auraient une raison encore meilleure d’intervenir pour séparer
les Égyptiens des Israéliens. Ce qui est fait. Les troupes israéliennes
débutent le 29 octobre leur offensive vers le canal qu’elles atteignent le
2 novembre. Les gouvernements français et britannique lancent un
ultimatum aux belligérants pour qu’ils arrêtent les combats. Nasser refuse.
Le 5 novembre, les paras anglais et français sautent sur Port-Saïd dont ils
prennent le contrôle. Ils sont suivis par des forces amenées par bateau.
Mais les Soviétiques menacent, et surtout le président Eisenhower,
furieux, donne l’ordre aux navires de la VIe flotte, qui croisent en
permanence en Méditerranée, de se mettre en travers des convois franco-
britanniques. De surcroît, les États arabes décident l’embargo des
exportations de pétrole vers la France et l’Angleterre, les États-Unis ne
faisant rien pour arranger les choses. L’expédition de Suez, annoncée en
grande pompe par Guy Mollet comme une victoire contre la rébellion en
Algérie, est un fiasco retentissant. Le Parlement français lui renouvelle
pourtant sa confiance, sans doute parce qu’il n’y a guère de candidats pour
prendre la tête du gouvernement dans de telles circonstances.

Le FLN perd la « bataille d’Alger » et subit de gros revers

Le fiasco de l’expédition de Suez eut en Algérie des conséquences


d’autant plus graves qu’il fallut ramener piteusement à Alger les
parachutistes qui avaient pourtant pris Port-Saïd ; une partie de leurs
officiers revenaient d’Indochine, et ils accusaient le gouvernement de ne
pas avoir fait grand-chose pour venir en aide aux combattants pris au piège
à Diên Biên Phu.
En janvier 1957, après avoir éliminé, à Alger comme en Kabylie, les
militants du MNA, le FLN lança l’ordre de grève générale dans toutes les
villes à l’occasion d’un débat aux Nations unies sur la « question
algérienne » (le représentant de la France soutenait que c’était une
« question intérieure française » sur laquelle l’ONU n’avait pas de
compétences). Cette grève devait coïncider à Alger avec la campagne
d’attentats terroristes décidée par le FLN l’année précédente au « congrès
de la Soummam ». En prévision de cette épreuve de force annoncée par la
propagande du FLN, Robert Lacoste, un socialiste nommé par Guy Mollet
« ministre résident » en Algérie, donna les pleins pouvoirs au général
Massu, à la tête de la 10e division parachutiste, soit environ 8 000 hommes
qui pour une part avaient participé à la prise de Port-Saïd.
Ces parachutistes, surtout formés aux opérations aéroportées, firent
preuve à Alger d’une efficacité redoutable dans de minutieuses opérations
de police contre-terroriste et dans « la recherche du renseignement ». En
opérant des rafles d’Algériens et en les soumettant systématiquement à la
torture pour obtenir la moindre information, les paras purent démanteler les
réseaux du FLN et mettre fin en quelques mois à leurs attentats. Mais en
France, cet usage systématique de la torture suscita un malaise croissant
dans les milieux intellectuels, d’autant plus que ce gouvernement – qui
démentait tout en laissant faire – était un gouvernement de gauche.

Les camps de regroupement et les deux grands barrages aux frontières

Après avoir gagné la « bataille d’Alger », l’armée française, avec des


effectifs importants et surtout de plus en plus entraînés à ce type de guerre,
reprit l’avantage dans l’ensemble de l’Algérie. C’est aussi après 1957 que
se manifestèrent au sein du FLN un certain nombre de divergences entre
Arabes et Kabyles, entre tribus de l’Aurès et gens du Nord de l’Algérie :
rivalités de pouvoirs entre commandants de maquis, scissions que les
services secrets français ne se firent pas faute de susciter, parfois fort
habilement. Tout cela se solda par un grand nombre d’assassinats.
Pour éviter que le FLN mobilise de gré ou de force la population rurale,
celle-ci fut concentrée dans des « camps de regroupement » sous contrôle
de l’armée, qui fit même évacuer des régions entières, ainsi une partie de la
Kabylie déclarée « zone interdite » de façon à pouvoir faire attaquer par
l’aviation toute présence humaine, considérée a priori comme appartenant à
un maquis FLN.
Fin 1957-début 1958, les Français édifièrent sur la frontière tunisienne
puis sur la frontière marocaine de très longs « barrages » de fils de fer
électrifiés et pourvus de mines. Le FLN avait constitué en Tunisie et au
Maroc, avec des Algériens qui avaient fui leur pays ou venus de France, les
débuts d’une véritable armée régulière financée par les États arabes,
l’Armée de libération nationale (ALN), avec ses cadres, son état-major, sa
« sécurité militaire » dont le rôle occulte, dès cette époque, fut considérable.
Cette ALN tenta de briser les barrages de l’armée française, mais en vain,
car ses pertes étaient trop lourdes.

L’affaire de Sakiet Sidi Youssef en Tunisie – crise internationale


Des commandos de l’ALN de Tunisie réussirent cependant un raid, en
passant par la mer et en attaquant un poste français derrière le barrage.
L’état-major d’Alger (sans prévenir au préalable le ministre résident, qui
n’en référa pas à Guy Mollet) lança le 8 février un raid aérien de
représailles sur une localité tunisienne située de l’autre côté de la frontière,
Sakiet Sidi Youssef : 70 morts, surtout des femmes et des enfants.
Bourguiba réagit très fermement : il fit bloquer la garnison française qui
depuis l’indépendance était restée à Bizerte, et il porta plainte auprès du
Conseil de sécurité de l’ONU en demandant que le problème algérien soit
posé d’un point de vue international. Le sous-secrétaire d’État américain
arriva pour une « mission de bons offices ».
On pouvait craindre qu’un nouveau Sakiet Sidi Youssef se produise sur la
frontière marocaine, ce qui aurait des conséquences encore plus graves pour
les nombreux Français qui s’y trouvaient encore. Mais l’état-major d’Alger
refusa de prendre l’engagement d’en référer au président du Conseil avant
toute opération hors des frontières de l’Algérie. Les généraux d’Alger
furent par ailleurs informés par des « fuites » que des négociations étaient
en bonne voie entre des émissaires français et des émissaires du FLN. On
cria à la trahison et les militaires proclamèrent qu’ils ne laisseraient pas
faire. Les Européens les plus attachés à l’« Algérie française » constituèrent
des « comités de vigilance ». En avril, le gouvernement Guy Mollet
démissionna, les socialistes étant trop heureux de se débarrasser du
problème algérien. Mais aucun groupe parlementaire ne se montra pressé de
prendre le relais. Après de multiples tentatives, on trouva un centriste,
Pierre Pflimlin, qui accepta de former un gouvernement. Mais les militaires
savaient qu’il n’était pas opposé aux négociations avec le FLN.

De Gaulle et l’Algérie

Le 13 mai 1958, le jour où Pflimlin se présente à l’investiture des


députés, à Alger, la foule des Européens menée par les « comités de
vigilance » prend d’assaut le grand immeuble du « gouvernement général »
sans que les parachutistes chargés de protéger ce centre du pouvoir civil en
Algérie s’y opposent. Le slogan est qu’il faut sauver l’« Algérie française ».
Il est bientôt question que les parachutistes d’Algérie interviennent en
France pour chasser les politiciens félons. Des unités parachutistes prennent
effectivement le contrôle de la Corse et nouent des contacts avec d’autres
régiments de paras dans le Sud-Ouest.
Des commentateurs avisés rappellent dans les journaux parisiens qu’en
1936 le général Franco, depuis le Maroc espagnol, avant de faire débarquer
ses troupes en Andalousie, se proclama en insurrection contre le
gouvernement de la République pour empêcher celui-ci d’accorder
l’autonomie ou l’indépendance à la Catalogne et au Pays basque. Ce fut le
début de la guerre civile espagnole.
Le 15 mai, depuis le balcon du gouvernement général, le général Salan,
le patron de l’état-major, fait un grand discours à la foule (il faut sauver la
République, il faut sauver la France) et termine sa harangue enflammée par
un « Vive de Gaulle ! ». Cela lui aurait été soufflé par un des rares fidèles
du Général, alors retiré de la vie publique depuis des années. Quelques
heures plus tard, à Paris, est diffusée une déclaration selon laquelle de
Gaulle « se tient prêt à assumer les pouvoirs de la République ». La plupart
des parlementaires se disent scandalisés par ce procédé qui évoque l’acte
d’un factieux.

Le retour au pouvoir du général de Gaulle

De Gaulle annonce le 28 mai qu’il « a entamé le processus régulier


nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain » et enjoint aux
généraux d’Alger de suspendre toute action « qui mettrait en cause l’ordre
public ». Le lendemain, à Paris, 200 000 personnes, à l’appel des partis de
gauche, défilent « pour barrer la route au fascisme ». Pour une partie de
l’opinion, de Gaulle apparaît comme un général factieux, un homme de
droite qui, après son refus en 1946 du régime des partis, a tenté de lancer un
mouvement politique, le RPF (Rassemblement du peuple français), qui soit
au-dessus des partis. Mais pour beaucoup, de Gaulle est tout de même
« l’homme du 18 Juin », celui qui a rétabli l’unité de la France à la
Libération. Quelques-uns, les plus soucieux d’histoire, rappellent qu’en
refusant la défaite lors du désastre de 1940, il a évité à la France de se
trouver en 1945 dans le camp de l’Allemagne.
Au printemps 1958, c’est de l’Algérie dont il est question. Dans aucun
autre pays d’Europe occidentale la question coloniale n’a pris une telle
importance, au point de bloquer le fonctionnement du régime de la
métropole et de menacer les bases mêmes de sa démocratie. Pour s’en
rendre compte, il faut rappeler avec précision une succession d’événements
qui se déroulent surtout à Paris.
Le gouvernement Pflimlin ayant démissionné fin mai faute de trouver
une entente avec les généraux d’Alger, le président de la République René
Coty annonce qu’il fait appel « au plus illustre des Français » et qu’il
démissionnera si celui-ci est récusé. Le soir même, de Gaulle accepte d’être
désigné comme président du Conseil, à la condition d’avoir les pleins
pouvoirs pendant six mois et d’établir le projet d’une nouvelle Constitution.
Le lendemain, il est investi par l’Assemblée avec 60 % des voix, car les
députés ne voient pas comment sortir du guêpier algérien et craignent de le
voir s’étendre à la France.

« Je vous ai compris »

Le 4 juin, de Gaulle est à Alger. L’accueil de la foule est triomphal et il


prononce le fameux « Je vous ai compris ». Mais il ne dit pas ce que lui a
compris (en 1943-1944, ses rapports avec les Européens d’Algérie ont été
tendus), et, fait significatif, il refuse de recevoir les membres du « comité de
salut public », des civils ultra-colonialistes qui ont constitué des « comités
de vigilance » avec des militaires. Il ne fera qu’une seule fois mention de
« l’Algérie française », en péroraison d’un discours quelques jours plus tard
dans une petite ville de l’Ouest algérien, Mostaganem.
Que veut faire de Gaulle en Algérie ? Il décide d’abord que les deux
collèges de l’Assemblée algérienne sont supprimés et que dorénavant il n’y
a que des citoyens français à part entière. Cela est accueilli avec
enthousiasme par de nombreux musulmans, ce qui inquiète le FLN. De
Gaulle estime que le fond du problème algérien est le chômage et il lance
en octobre 1958 le « plan de Constantine » pour l’industrialisation (avec
notamment la création d’un centre sidérurgique à Bône et d’une grande
usine Renault à Alger pour produire d’énormes camions destinés aux
chantiers pétroliers au Sahara). Mais la guerre continue avec de grands
moyens. De Gaulle décide avec ses généraux de lancer une série
d’importantes opérations aéroportées contre les bastions montagneux des
maquis du FLN, notamment en Kabylie.
En France, une nouvelle Constitution, élaborée tambour battant par les
juristes, est soumise non pas aux députés, mais par référendum à l’ensemble
des Français. Événement inattendu pour les partis de gauche qui ont mené
une grande campagne d’opposition : le 28 septembre, cette Constitution est
approuvée par les Français à 80 % des votants avec un taux de participation
de 85 %. Ce vote massif pour une loi fondamentale qui accroît
considérablement les pouvoirs du président de la République traduit surtout
l’espoir que de Gaulle réglera le problème algérien d’une façon ou d’une
autre.
Les effets du plan de Constantine ne pouvaient apparaître qu’à long
terme, mais ceux des grandes offensives aéroportées se montrent assez vite
insuffisants pour éliminer définitivement les maquis du FLN, qui continuent
de recruter dans les campagnes. De Gaulle mesure à quel point l’image de
la France est devenue mauvaise sur le plan international : l’essentiel de
l’armée française est dans les djebels à pourchasser les fellaghas, et de ce
fait celle-ci n’a plus au sein de l’OTAN le rôle qui devrait être le sien.
Eisenhower fait savoir que les États-Unis voteront contre la France à la
prochaine session de l’ONU et la CIA entretient des relations discrètes avec
certains révolutionnaires algériens.

L’idée d’autodétermination de l’Algérie

Le 16 septembre 1959, de Gaulle annonce à la télévision aux Français de


France et d’Algérie le principe du recours à l’« autodétermination » des
Algériens par référendum. Se sentant trahis, les Français d’Algérie dressent
des barricades au centre d’Alger sous l’œil bienveillant des parachutistes.
Ceux qui s’agitent le plus viennent du célèbre quartier populaire de Bab el-
Oued qui votait pourtant traditionnellement pour le Parti communiste
algérien avant « les événements » (comme ceux de Sidi Bel Abbes, la ville-
garnison de la Légion étrangère). Beaucoup de ces Français d’Algérie, qui
s’appellent eux mêmes désormais les « pieds-noirs » (mot d’origine assez
obscure), sont des gens très modestes et même pour beaucoup assez
pauvres, car l’évolution économique de la colonisation leur a été
défavorable (notamment la grave crise de surproduction viticole au début
du xxe siècle, qui a ruiné la plupart des petits colons). Ils sont cependant tout
à fait colonialistes et racistes non seulement à l’égard des Arabes, mais
aussi des Juifs. C’est pour se sentir supérieurs à ceux-ci que beaucoup de
ces pieds-noirs, qui pour certains sont venus très pauvres d’Italie ou
d’Andalousie, se proclament « Algérie française ».
Malgré les manifestations d’Alger, de Gaulle fait mener officiellement
des négociations avec les représentants du Gouvernement provisoire de la
République algérienne (GPRA), mais elles échouent sur la question du
Sahara que les Français ne veulent pas abandonner à cause du pétrole.
En 1961 est organisé le référendum sur l’autodétermination de l’Algérie,
les Français de France devant aussi donner leur avis : le principe
d’autodétermination est approuvé à 75 %, mais seulement à 70 % en
Algérie, à cause de l’opposition des Européens.

L’OAS ultra-colonialiste et le putsch des généraux

En Algérie, les ultra-colonialistes constituent alors une Organisation


armée secrète (OAS) qui commence une série d’attentats contre des
Algériens, mais aussi contre des « Français d’Algérie » « libéraux » et
contre des « Français de France » envoyés en Algérie. Le 23 avril 1961,
quatre généraux, dont Salan, prennent le pouvoir à Alger, avec l’appui
d’unités de parachutistes et de la Légion étrangère. C’est « le putsch des
généraux » (Massu n’y participe pas) qui ne dure que trois jours, car les
soldats du contingent ne suivent pas. Ils ont entendu sur leurs transistors les
ordres du général de Gaulle, apparu en uniforme de campagne à la
télévision, et son appel : « Français, aidez-moi ! »
En Algérie, les opérations sont progressivement réduites, mais les
attentats et les assassinats de l’OAS se multiplient, même à l’encontre de
soldats français. Le 26 mars 1962, à Alger, lors d’une manifestation
d’Européens dans la grande rue d’Isly, des coups de feu sont tirés sur les
soldats qui tiennent un barrage devant la grande poste. Ils répliquent dans
l’affolement, et plusieurs dizaines d’Européens sont tués.
À Paris, pour accélérer les négociations en cours et montrer sa force, le
FLN mobilise les émigrés algériens pour une manifestation le 17 octobre
1961, mais celle-ci est l’objet d’une « ratonnade » sanglante sous les
matraques de policiers que laisse agir le préfet de police Papon. Cette même
police, infiltrée par l’OAS, se livre à de sanglantes violences à la station de
métro Charonne le 8 février 1962 contre des Parisiens qui manifestent pour
s’opposer à la multiplication des attentats de l’OAS en France.

L’exode massif des pieds-noirs

Le 19 mars 1962 sont signés à Évian les accords de cessez-le-feu et ceux


qui garantissent aux compagnies françaises une partie du pétrole saharien,
la présence des citoyens français en Algérie et la venue d’Algériens en
France. Mais les pieds-noirs ne tarderont pas à fuir dans la panique que
provoquent les exactions de prétendus membres du FLN et les opérations
« terre brûlée » de l’OAS. Plus d’un million d’Européens et de Juifs
d’Algérie quittent le pays en catastrophe, ce que de Gaulle n’avait semble-t-
il pas prévu. Il a en revanche donné l’ordre de laisser en Algérie à la
vengeance du FLN les harkis (auxiliaires de l’armée française), car on
pouvait craindre que ceux-ci, une fois en France, deviennent une milice aux
ordres de l’OAS. Une petite partie d’entre eux parviendra à fuir et ils seront
des années durant parqués discrètement dans des camps.
La date officielle de l’indépendance de l’Algérie est le 1er juillet 1962,
mais depuis le cessez-le-feu du mois de mars de terribles événements se
déroulent dans Alger du fait des commandos de l’OAS. En assassinant le
plus grand nombre possible de musulmans mais aussi de Français, l’OAS
voulait, en créant le chaos, obliger le gouvernement français à donner
l’ordre à l’armée de reprendre la guerre. Cela entraîna par contrecoup des
massacres d’Européens par des musulmans.
L’armée française restant désormais dans ses casernes, un certain nombre
de contacts directs furent noués entre des chefs du FLN et des policiers
républicains envoyés secrètement (on les appela des « barbouzes ») pour
tenter de venir à bout de l’OAS – cela devait favoriser à l’avenir les
rapports entre le gouvernement français et le gouvernement algérien. Celui-
ci donna secrètement son accord pour laisser les Français procéder au
Sahara à de nouvelles explosions nucléaires (la première date de 1960).
La guerre d’Algérie était terminée. Son bilan fut dans un premier temps
évalué par les dirigeants algériens à un million de morts. Selon les
historiens, il serait plus raisonnable de dire la moitié.

La guerre aurait pu continuer plusieurs années encore

Si dans le rappel de la lutte des Algériens pour leur indépendance il faut


parler autant des événements politiques survenus en France, c’est qu’à la
différence de l’Indochine, il n’y a pas eu en Algérie de Diên Biên Phu,
c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu de victoire nette et indiscutable des maquis du
FLN et de l’ALN. L’armée française, à partir de 1957, a contrôlé de façon
assez efficace la plus grande partie du pays, jusqu’au statu quo durant les
dernières négociations.
En définitive, la victoire du FLN résulte dans une grande mesure de la
prise de conscience par de Gaulle et la grande majorité des Français des
risques d’une prise du pouvoir par des militaires en France. Ceux-ci
auraient pu s’appuyer en métropole sur un parti ultra-nationaliste
réunissant, comme dans tout mouvement fasciste, des gens de gauche déçus
par les socialistes et d’autres venus de l’extrême droite (y compris d’anciens
partisans de Vichy) qui auraient pu dénoncer dans les médias la trahison de
De Gaulle. Celui-ci pouvait être assassiné ; il échappa notamment à
l’embuscade du Petit-Clamart le 22 août 1962.
En fait, la guerre en Algérie aurait pu continuer durant plusieurs années si
de Gaulle s’était conformé aux souhaits de ceux qui avaient fait appel à lui.
Il aurait pu vouloir que son prestige permette de mobiliser davantage la
nation contre le « terrorisme arabe ». Il n’en a pas été ainsi. Le Général,
avec les pouvoirs qui lui ont été accordés d’abord pour six mois par les
députés, a été soutenu dans son grand virage géopolitique par la très grande
majorité des Français qui ont été consultés par une série de référendums. Ils
se sont – somme toute assez égoïstement – rendu compte qu’il était de leur
intérêt de se débarrasser de la guerre d’Algérie. Quelques-uns ont pensé
qu’il y allait aussi de l’honneur de la France.
L’Algérie indépendante et ses luttes politiques internes

Dans les mois qui suivirent le cessez-le-feu (mars 1962), des rivalités,
souvent sanglantes, opposèrent ceux qui venaient de lutter durant des
années pour l’indépendance de leur patrie. En effet, à Tunis et au Maroc, au
sein des instances en exil du FLN, la rivalité s’aggrava entre les civils du
GPRA, signataires des accords d’Évian, et les militaires de l’état-major de
l’ALN qui n’étaient pas encore en Algérie. Ces derniers ne contestaient pas
les accords avec la France, mais ils voulaient avoir davantage d’influence
sur le futur gouvernement algérien. Aussi, pour récuser le GPRA, les chefs
de l’ALN s’entendirent-ils avec Ben Bella, qui faisait partie des neuf
« chefs historiques » du 1er novembre 1954. Ils avaient été emprisonnés
depuis octobre 1956, leur avion ayant été intercepté, mais ils venaient d’être
libérés par les Français. Ben Bella, fort bon orateur et soutenu par l’état-
major, contesta les pouvoirs du GPRA. Il prit contact en Algérie avec un
certain nombre de chefs de willaya, chacune d’elles regroupant plusieurs
maquis, mais ceux de la Willaya III (Kabylie), la plus proche d’Alger,
refusèrent de se rallier à lui.
Quand, en août 1962, l’armée française ouvrit les deux barrages
électrifiés aux frontières, les troupes de l’ALN venues du Maroc et de
Tunisie prirent progressivement le contrôle des différentes willayas et
marchèrent sur Alger. Début septembre, de violents combats se déroulèrent
entre les troupes de l’ALN et les maquisards kabyles de la Willaya III.
Vaincus, ces derniers se réfugièrent dans les montagnes de Kabylie.
Boumediene, le chef de l’état-major, entra dans Alger le 4 septembre, peu
avant Ben Bella qui devint président de la République. Si les Algérois et
parmi eux de nombreux Kabyles furent au courant de ces combats
fratricides, le nouveau gouvernement algérien comme la presse française les
passèrent sous silence, et ils furent ignorés dans la plus grande partie de
l’Algérie. C’est dans ce contexte que se déroulèrent le 20 septembre les
élections à l’Assemblée constituante, sur des listes uniques où ne figuraient
que des partisans de l’ALN.

La révolte kabyle de 1963


En septembre 1963, depuis la Kabylie, Hocine Aït Ahmed (l’un des chefs
historiques du FLN) appela, avec des chefs de la Willaya III, à la lutte
contre la dictature, au nom du Front des forces socialistes (FFS) qu’il venait
de créer. La masse des Algériens le suivit d’autant moins qu’au même
moment l’armée marocaine franchissait la frontière algérienne pour
s’emparer de territoires que les Marocains considéraient comme faisant
historiquement partie du Maroc. Nombre d’Algériens coururent à la
frontière pour défendre leur pays. C’est dans ce contexte que l’insurrection
kabyle fut brisée par l’armée algérienne et que nombre de combattants
kabyles parvinrent à fuir vers une France que beaucoup connaissaient déjà.
Aït Ahmed, capturé, fut condamné à mort, mais sa notoriété lui permit de
ne connaître que la détention. Il s’évada en 1964 vers la Suisse puis vers la
France. Boudiaf (autre « chef historique »), qui avait créé en 1963 le Parti
de la révolution socialiste, fut enlevé par un commando et détenu sans
jugement jusqu’au jour où il put partir pour le Maroc (il n’en revint qu’en
1992 pour servir de caution, comme président de la République, aux
généraux qui venaient de suspendre les élections pour empêcher une
victoire des islamistes ; il fut assassiné le 29 juin 1992 par l’un de ses
gardes du corps). Le parti communiste fut interdit en novembre 1962. Le
FLN était le parti unique, et il apparut nettement contrôlé par les militaires
lorsque, en juin 1965, un coup d’État militaire permit au colonel
Boumediene de renverser Ben Bella qui fut emprisonné ainsi qu’un certain
nombre de ses partisans, les autres parvenant à fuir vers la France.
Pour les dirigeants algériens, l’exode de leurs opposants vers la France
était somme toute une solution commode. Déjà, durant la guerre de
libération, la lutte acharnée menée par le FLN des deux côtés de la
Méditerranée contre les militants du MNA contraignit ceux qui avaient
survécu à rester en France s’ils s’y trouvaient encore ou bien à quitter
l’Algérie pour la France. L’écrasement de la révolte de Kabylie en 1963 et
le coup d’État de 1965 incitèrent nombre de patriotes algériens à faire de
même.

La paradoxale émigration vers la France


La masse des Algériens patriotes comprenait différents groupes
politiques, différence somme toute géopolitique, entre lesquels, nonobstant
leur opposition à la colonisation, les rapports n’étaient pas démocratiques.
Les Algériens qui se sont manifestés dans les mouvements les moins
puissants n’ont eu d’autre solution, pour sauver leur vie ou échapper à la
prison, que de fuir vers la France. Ces hommes qui ont initié contraints et
forcés cette paradoxale émigration post-coloniale ont ensuite été suivis par
beaucoup d’autres pour des raisons familiales, afin de trouver du travail ou
une société plus libérale.
Alors que l’on pouvait penser qu’après sept années d’une guerre si
cruelle les Algériens, qui tous sont fiers de leur indépendance, ne
voudraient plus jamais entendre parler de la France, ni y revenir, ni même
parler sa langue, beaucoup sont venus y vivre, et leurs enfants sont devenus
français. C’est entre ces très nombreux Algériens et la France que se sont
nouées de nouvelles relations complexes, beaucoup plus qu’avec toute autre
ancienne colonie. Des Marocains et des Tunisiens sont venus par la suite,
suivant le précédent des Algériens, mais le plus souvent pour d’autres
raisons et notamment à cause de l’autoritarisme des pouvoirs héritiers de la
colonisation qui obligea nombre d’intellectuels à s’exiler. Sur les quelque 6
millions de musulmans qui vivent en France et sont pour la plupart de
nationalité française, car ils sont nés ici, 45 % environ sont d’origine
algérienne, 35 % d’origine marocaine, 20 % d’origine tunisienne, turque et
de divers pays musulmans d’Afrique noire.
De par l’installation définitive de leur famille en France, les Algériens
ont en fait contourné la prescription coranique selon laquelle un musulman
ne doit pas aller vivre – et moins encore avec sa femme – dans un pays non
musulman où les règles de l’islam n’ont pas force de loi. Cependant, la
plupart des Maghrébins qui ont vécu en Europe se font encore enterrer dans
leur pays d’origine, en terre d’islam.
Puisse le récit – que j’ai fait à ma façon – de ces luttes pour
l’indépendance faire mieux comprendre aux fils et filles de Maghrébins nés
en France pourquoi leur grand-père ou leur père y sont venus ! Ces jeunes
ont en vérité des raisons d’être fiers du courage de leurs parents, qui ont non
seulement mené la lutte, mais ont aussi pris la décision difficile de venir
chez nous et de s’y installer. Ces jeunes sont les héritiers d’une histoire
géopolitique compliquée. Celle-ci débute il y a longtemps avec les
conquêtes coloniales, qui forment un phénomène géopolitique planétaire.
Pourquoi et comment s’est-il produit ? C’est ce qu’il importe maintenant de
comprendre.
Troisième partie

Les conquêtes coloniales


Chapitre 5

Pourquoi et comment furent d’abord conquis


les deux plus grands empires
Afin de mieux comprendre la question post-coloniale, il est utile de
rappeler pourquoi et comment furent conquis les deux plus grands empires
coloniaux, l’empire espagnol d’Amérique et l’empire anglais des Indes. Ce
furent en effet les deux premiers empires d’outre-mer. Tout d’abord celui
d’Amérique, dont la conquête, du fait de l’or qu’on en a immédiatement
tiré, a eu valeur d’exemple pour toute une série d’entreprises navales à
partir de l’Europe occidentale. Celle-ci sortait à peine du système féodal et
l’Italie était déjà dans ce que l’on devait appeler la « Renaissance ». On
peut dire que c’est au xvie siècle que commence l’ère planétaire du
colonialisme.
Certes, il y avait eu, près de quinze siècles auparavant, l’Empire romain
qui fut un vrai empire colonial, avec ses villes construites sur le même plan,
reliées les unes aux autres par les fameuses voies romaines, avec ses
provinces (pro vincere, « pour le contrôle des peuples vaincus »), ses
domaines cultivés par des esclaves, ses deux limes fortifiés, celui du nord
face à la Germanie et celui au sud du Mare nostrum (ce que l’on appelle la
Méditerranée). C’est d’ailleurs du latin que viennent les mots empire et
colonie.
Mais cet empire, après s’être divisé entre ses deux capitales, Rome et
Byzance, a disparu il y a longtemps, du moins celui d’Occident, du fait de
son affaiblissement intérieur et de l’invasion des peuples barbares, alors que
celui d’Orient s’est maintenu pendant encore huit siècles. Dans les
polémiques sur le colonialisme, l’Empire romain n’est guère mentionné et
ne suscite guère de débats. Les peuples qu’il a dominés, notamment ceux
dont les langues actuelles sont issues du latin, ne lui font pas de procès et se
réclameraient plutôt de lui.
En revanche, le procès contre l’Empire espagnol des xvie-xviiie siècles,
bien qu’il ait disparu il y a deux cents ans, n’a pas cessé, comme on l’a
constaté en 1992 lors des cérémonies du 500e anniversaire de la
« découverte » de l’Amérique. Cet empire a été accusé par les représentants
des peuples autochtones d’Amérique – du moins ceux qui ont survécu et
surtout ceux qui résultent du métissage imposé par les conquérants –
d’avoir perpétré un gigantesque génocide.
Certes, il y eut d’autres empires avant la conquête de l’Amérique :
l’Empire arabe par exemple, qui s’étendit depuis le Maroc et l’Espagne
jusqu’à la Perse. Mais sa cohésion politique a été brève et il s’est disloqué :
le califat de Cordoue s’en est séparé un siècle après la fondation de l’empire
des Omeyyades (Damas) et le Maghreb a fait sécession avec la révolte
kharedjite des Berbères, un siècle après l’islamisation. La Perse, qui était la
partie essentielle de cet empire du point de vue culturel, lui a été enlevée
par les invasions mongoles.
Parmi les autres empires, on peut mentionner l’Empire ottoman, mais,
comme l’Empire arabe, il a rassemblé principalement des territoires
connexes aux ressources agricoles presque identiques. C’étaient des
empires en continuité territoriale conquis par des cavaliers et non des
empires d’outre-mer. L’Empire romain fut pour une grande part en
continuité territoriale par la progression de ses légions en Europe et en Asie
Mineure ; au sud de la Méditerranée, l’Africa proconsularis (la Tunisie
actuelle et la côte de la Libye) était bien proche de la Sicile et l’Égypte
pouvait être atteinte par des navires qui ne s’éloignaient pas des côtes.

La conquête de l’Amérique ouvre l’ère planétaire du colonialisme

À la différence des empires en continuité territoriale, les empires d’outre-


mer sont plus récents et ont été essentiellement le fait d’Européens, puisque
l’Empire chinois a renoncé à son expansion navale et que l’impérialisme
japonais est extrêmement tardif. Les empires d’outre-mer résultent de la
projection, au-delà de très vastes océans, de forces qui ne pouvaient être
très nombreuses à embarquer sur des navires à voiles. Ces forces – quelques
centaines d’hommes au total – découvrent et prennent le contrôle de
populations qui, culturellement, sont tout à fait différentes de celles
d’Europe. Mais surtout la conquête de ces empires d’outre-mer qui
s’étendent dans la zone tropicale permet d’obtenir des produits agricoles
absolument inconnus en Europe où, sous un volume restreint, ils acquièrent
une grande valeur : le sucre, le café, le chocolat, le tabac, le coton, etc.
Autre richesse que l’on a pu prendre outre-mer : l’or, que les Européens ne
connaissent que trop bien, mais dont ils ont épuisé les principaux gisements
après des millénaires d’exploitation.
Il se trouve que les deux premiers empires coloniaux d’outremer, celui
que l’on appela les Indes occidentales (l’Amérique) et celui des Indes
orientales, furent assurément les deux plus grands de tous. Fait étonnant,
leur découverte par des Européens fut presque simultanée, résultat d’un
même grand projet maritime.
Le premier à être conquis, l’empire espagnol d’Amérique, fut assurément
le plus vaste, puisque, du xvie au xviiie siècle, il s’étendit, outre l’archipel
des Antilles, d’un seul tenant sur 12 000 kilomètres du nord au sud, depuis
le Nord du Mexique jusqu’au Sud du Chili. La facilité avec laquelle de
petits groupes d’Espagnols en avaient fait la conquête et surtout les
fabuleuses richesses qu’on en retira firent que d’autres États d’Europe
occidentale lancèrent des expéditions outre-mer pour faire des conquêtes du
même genre. Des Français et des Anglais prirent pied sur les côtes
d’Amérique du Nord, mais sans y trouver de l’or ou des marchandises
tropicales.
Les Portugais, qui sont à l’origine des grandes découvertes, prirent pied
sur la côte de ce qu’ils appelèrent le Brésil, puis sur celle des Indes
orientales et d’îles riches en « épices » situées plus à l’est encore. Ils y
furent supplantés au xviie siècle par les Hollandais, qui, à partir de l’île de
Java, conquirent progressivement l’immense archipel qu’ils nommèrent
Indes néerlandaises. L’Australie, dont on ignorait alors les dimensions
continentales, commença à être occupée en 1788 sur la côte est, face au
Pacifique, par une colonie pénitentiaire britannique. Celle-ci fut suivie en
cinquante ans de plusieurs autres, tandis que les indigènes (Aborigènes)
disparaissaient presque complètement, victimes des maladies européennes
et des chasses à l’homme.

L’empire anglais des Indes est moins ancien, mais il était déjà extrêmement
peuplé et techniquement avancé

L’empire du Grand Moghol, dont les côtes avaient vu arriver des


compagnies de commerce, celles des Portugais, des Hollandais, des
Français et des Anglais, ne fut effectivement conquis qu’au xviiie siècle par
la Compagnie britannique des Indes orientales (East India Company) qui
parvint à éliminer ses rivales pour devenir l’empire (anglais) des Indes.
Moins vaste que son prédécesseur espagnol d’Amérique, il s’étendait sur un
sous-continent, un triangle à peu près isocèle de 3 000 kilomètres de côté,
mais il était l’empire colonial le plus fortement peuplé. Il comptait sans
doute, au xviiie siècle, près de 300 millions d’habitants, soit trois fois
l’Europe et sans doute quatre fois plus que jadis l’Empire romain. La Chine
fut aussi un empire extrêmement peuplé, mais lors de son déclin, il ne fut
pas colonisé en raison des rivalités entre Européens. Ses ports ayant été tout
à la fois « ouverts » de force par les Anglais et fermement contrôlés par
eux, les Français tentèrent, au xixe siècle, de s’ouvrir un couloir vers
l’intérieur de la Chine et conquirent l’Indochine alors que les Russes
mettaient la main sur la Mandchourie.
L’empire que les Cosaques conquirent en Sibérie jusqu’au détroit de
Behring et au-delà était immense, mais il était presque désert et ne
fournissait que des fourrures (marchandise appréciée cependant dans les
pays aux hivers froids où on ne peut guère se chauffer). Au xixe siècle, les
Russes conquirent de vastes espaces arides en Asie centrale et, pour avancer
vers l’océan Indien, ils tentèrent de contrôler l’Afghanistan, sorte de
belvédère montagneux sur le nord-ouest de l’empire des Indes. Anglais et
Russes, plutôt que de se faire localement la guerre, ce dont l’Allemagne
aurait tiré profit, tombèrent d’accord pour isoler l’Afghanistan, qui eut ainsi
le « privilège » d’être le seul État hors d’Europe à ne pas avoir connu une
quelconque domination coloniale. Il n’est pas sûr que pour l’avenir cela lui
ait été un avantage.
Pas de très grand empire colonial en Afrique tropicale et conquête très
tardive des pays arabes

Les côtes d’Afrique tropicale ne virent durant trois siècles s’implanter


que des comptoirs de négriers qui achetaient des esclaves destinés aux
plantations d’Amérique. Mais, après qu’en 1815 les Anglais eurent fait
interdire la traite, aucun grand empire ne se constitua en Afrique noire à
partir de ces comptoirs : d’abord en raison des rivalités entre les puissances
européennes, mais aussi parce que dans l’intérieur du continent de vastes
régions étaient presque complètement dépeuplées par les razzias d’esclaves
et les guerres que se livraient les royaumes négriers.
Il est à noter que les pays arabes, pourtant beaucoup plus proches de
l’Europe que l’Inde ou l’Amérique, ne passèrent qu’assez tardivement sous
domination coloniale européenne, car ils dépendaient peu ou prou de
l’Empire ottoman : ce fut d’abord le cas de l’Algérie, qui fut l’objet durant
une grande partie du xixe siècle d’une des plus longues guerres de conquête
coloniale, et de l’Égypte, qui était pourtant alors en pleine modernisation
endogène et dont la conquête fut beaucoup plus facile aux approches du
xx siècle. La conquête du Maroc et celle de la Libye ne commencèrent qu’à
e

la veille du premier conflit mondial. Au lendemain de celui-ci, le Proche-


Orient arabe, jusqu’alors sous domination ottomane, passa, après la
dislocation de l’empire, sous le régime des mandats français et britannique.
La dernière conquête coloniale classique fut, en 1936, celle de l’Éthiopie, le
dernier État indépendant d’Afrique, par les Italiens, ce qui leur valut la
condamnation de la Société des Nations. Ils en furent chassés par les
Anglais en 1941. Ceux-ci ne voulaient évidemment pas que Mussolini, allié
de Hitler, contrôle l’Éthiopie située sur la mer Rouge et face à Aden.

Comportement intrinsèque de l’Occident ou la suite des croisades ?

Le discours philosophique post-colonial, notamment celui des


postcolonial studies, prend argument de ces cinq siècles de conquêtes –
auxquels on ajoute pour faire bonne mesure les croisades, l’Empire romain
et celui d’Alexandre le Grand (ce qui implique les Grecs) – pour affirmer
que le colonialisme est intrinsèque à un Occident fondamentalement
impérialiste, avant même que son hégémonie s’étende sur l’ensemble d’un
monde plus vaste qu’il ne l’imagina longtemps.
Mais les croisades (xie-xiiie siècles), dont les musulmans continuent de
tirer argument contre l’Occident, ne sont-elles pas une réplique chrétienne –
assortie d’intérêts commerciaux, il est vrai – à l’invasion de l’Espagne au
viiie siècle par les « Arabes ». À ceci près que l’étroite zone côtière soumise
par les croisés au Proche-Orient est bien exiguë en regard de la péninsule
Ibérique conquise par les musulmans. D’autres musulmans – en
l’occurrence les Turcs ottomans – s’empareront plus tard aux dépens des
orthodoxes de tout le Sud-Est de l’Europe et de Constantinople en 1453,
quelque quarante ans avant que les chevaliers catholiques ne reprennent la
totalité de l’Andalousie, car la Reconquista fut aussi et officiellement pour
l’Église de Rome une croisade qui dura cinq siècles.
La découverte et la conquête de l’Amérique sont-elles le prolongement et
l’extension démesurée des croisades contre tout ce qui n’était pas chrétien ?
Il a été évidemment souligné que l’année 1492, celle où les Rois
Catholiques, « avec l’aide de Dieu », ont pris Grenade et chassé les Juifs,
fut aussi l’année où Christophe Colomb, lorsqu’il débarqua aux Antilles,
crut avoir touché des îles très proches de cette Inde qu’il comptait atteindre
sans avoir à contourner l’Afrique. On saura un peu plus tard, grâce à
Amerigo Vespucci, qu’il s’agissait d’un nouveau continent que l’on
appellera l’Amérique. Exploiter cette coïncidence chronologique dispense
de chercher des causes géopolitiques plus complexes et plus profondes pour
expliquer ce qui deviendra un changement majeur dans l’histoire du monde.

Retrouver les routes de l’or du Soudan et… découvrir sans le


savoir l’Amérique

Aux origines de l’audacieuse expédition navale qui aboutit indirectement


à la découverte du Nouveau Monde, il n’y a pas eu de projets de conquête
de terres lointaines, mais l’idée conçue par des géographes portugais de
rétablir la célèbre route de « l’or du Soudan » (il ne s’agit pas seulement du
pays qui porte ce nom aujourd’hui). Durant des siècles, ses caravanes
avaient traversé l’ouest du Sahara. Une fois parvenu aux ports du Maghreb,
notamment à Ceuta, l’or échangé contre de précieuses marchandises
continuait vers l’Europe via l’Espagne et le Portugal, mais surtout vers les
grandes villes arabes du Moyen-Orient. Or, vers la fin du xive siècle, l’or du
Soudan cessa d’arriver sur les côtes de Méditerranée occidentale. Les
gisements au sud du Sahara étaient-ils épuisés ? Non, car le précieux métal
continuait d’arriver en grande quantité en Égypte par la vallée du Nil. C’est
ce que savaient les marchands vénitiens qui faisaient de ce fait un
commerce plus important encore avec le Proche-Orient. Mais c’était au
détriment des marchands du Sud de l’Espagne et du Portugal. On crut un
moment que les Arabes ne voulaient plus commercer avec des chrétiens et
que l’or arrivé sur les côtes de la Méditerranée occidentale continuait en
totalité vers Le Caire et l’Orient. Les Portugais firent un raid sur Ceuta pour
s’emparer du stock qu’ils croyaient y trouver, mais ils constatèrent qu’il n’y
avait pas d’or et surent que le précieux métal n’arrivait plus depuis
longtemps.

Les géographes, Henri le Navigateur et la vuelta dans l’Atlantique

C’est alors que des géographes juifs installés aux Baléares eurent l’idée
géographique et géopolitique extraordinaire que les routes de l’or qui
allaient de l’actuel Sénégal au Maroc avaient sans doute été détournées vers
l’est dans le Sahara méridional, afin d’emprunter la vallée du Nil pour
franchir le grand désert (on saura bien plus tard que cet itinéraire,
longtemps interdit par les combats entre musulmans et royaumes chrétiens
de Nubie, avait été rouvert après la défaite de ces derniers). Aussi, au
Portugal, le prince Henri, que l’on appellera plus tard le Navigateur (1394-
1460), décida de lancer une série d’expéditions navales le long des côtes
occidentales de l’Afrique mystérieuse pour essayer d’obtenir des
informations qui permettraient de savoir par où passaient désormais les
caravanes de l’or du Soudan et pour tenter de les ramener vers le détroit de
Gibraltar.
Ces expéditions navales portugaises furent menées petit à petit pendant
tout le xve siècle, poussées vers le sud-ouest par les vents alizés que l’on
sent l’été au large du Portugal. Mais les navires, pourtant bien poussés vent
arrière, ne s’avançaient que lentement vers le sud, car leurs équipages
craignaient à juste titre de ne plus jamais pouvoir revenir chez eux. En effet,
les navires à voiles de l’époque ne pouvaient remonter contre les grands
vents alizés qui dans cette partie du monde soufflent nord-est-sud-ouest
(alizés, ventos lissios, en portugais, les vents lisses, réguliers). Grâce à des
témoignages secrets de marins qui avaient été pris dans de terribles
tempêtes au large des côtes d’Afrique et qui « par miracle » s’étaient
retrouvés plus au nord poussés vers l’Europe par les vents d’ouest, les
géographes et les navigateurs comprirent le phénomène de la vuelta, la
boucle, c’est-à-dire que, pour revenir depuis le tropique vers l’Europe, il ne
fallait pas chercher à « remonter » vers le nord, contre les vents alizés, mais
pousser vers l’ouest à travers l’Atlantique (en fait jusqu’aux abords de ce
que l’on appellera plus tard le Brésil) afin de trouver plus au nord les grands
vents d’ouest qui soufflent vers l’Europe et se laisser pousser vers celle-ci :
il fallait donc faire une grande boucle sur l’océan, la vuelta, qui fut
longtemps tenue secrète.
Les navigateurs portugais avancèrent désormais avec moins d’angoisses
vers le sud, le long des côtes occidentales de l’Afrique, au large desquelles
ils s’emparèrent des îles Canaries. Pratique alors courante en Méditerranée,
ils y réduisirent en esclavage la population, d’autant qu’il s’agissait de gens
tout nus.

Arrivés dans le golfe de Guinée, les Portugais continuent vers l’Inde pour
« doubler » le monopole des Vénitiens

Dans le golfe de Guinée, les Portugais renouèrent avec le trafic de l’or


(sur ce que l’on appellera la Côte-de-l’Or). Mais, en longeant cette longue
côte orientée ouest-est, ils se rendirent compte (sans pouvoir calculer la
longitude) qu’ils s’étaient bien avancés vers l’est et donc vers les Indes. Ils
décidèrent de les atteindre en contournant l’Afrique. Cette grande
manœuvre géopolitique permettrait, pensaient-ils, de se passer des
Vénitiens. Ceux-ci, par l’intermédiaire des Arabes, faisaient venir d’Inde de
précieuses marchandises qui, après avoir été transportées par les
navigateurs arabes puis les caravaniers en Arabie, arrivaient enfin en
Égypte ou dans les ports du Levant.
Les Portugais voulaient donc doubler Venise en établissant une route
maritime directe avec l’Inde, mais ils ne savaient pas que cette route allait
être très longue, car ils ne se doutaient pas que le continent africain se
prolongeait si loin vers le sud. Ils doublèrent enfin le cap de Bonne-
Espérance, traversèrent l’océan Indien et parvinrent en Inde, à Calicut, en
1498. Pour les Portugais, il s’agissait essentiellement d’y acheter, par
l’intermédiaire de rajahs, des marchandises précieuses et notamment des
épices pour les revendre au prix fort en Europe. Mais il allait falloir lutter
par les armes contre les puissantes compagnies des marchands d’Arabie qui
monopolisaient ce si fructueux commerce avec l’Europe. Les Portugais se
heurtèrent ainsi, comme durant leur rapide Reconquista, à des musulmans, à
des « Moros ».

L’idée extraordinaire d’atteindre les Indes par l’Atlantique

Un peu auparavant, un certain Christophe Colomb parvint à convaincre la


reine de Castille de la possibilité d’atteindre directement les Indes sans
contourner l’Afrique, mais en traversant l’océan Atlantique. Une telle idée
était à l’époque véritablement extraordinaire, sinon sacrilège. En effet, dans
le monde chrétien comme d’ailleurs dans le monde musulman, on tenait
pour assuré que la Terre était plate. L’idée de sa rotondité, telle que
l’avaient avancée et démontrée les astronomes-géographes grecs, était
perdue depuis des siècles. Sur la carte du monde qui est encore la plus
célèbre au xve siècle, celle de Claude Ptolémée (100-170), qui synthétise les
découvertes faites au cours des conquêtes d’Alexandre et les récits des
voyageurs, la péninsule Ibérique est représentée tout à fait à l’opposé des
Indes. L’idée que l’on pourrait relier l’Espagne à celles-ci en traversant
l’Atlantique impliquait la rotondité de la Terre, mais ce ne fut pas dit
ouvertement par crainte de susciter les foudres ecclésiastiques.
Colomb entretenait de fort bons rapports avec les moines du monastère
de Palos de la Frontera, sur l’Atlantique. Ce sont eux qui lui conseillèrent
d’aller présenter son plan à Isabelle de Castille qui se trouvait à Cordoue
lors du siège de Grenade (la ville fut finalement prise en janvier 1492
« avec l’aide de Dieu ») et devant ce signe divin la reine Isabelle donna son
accord à l’extraordinaire et pour le moins hétérodoxe projet de Colomb. En
août 1492, celui-ci partit de Palos de la Frontera avec trois caravelles, deux
d’entre elles étant menées par des navigateurs originaires de ce port.
Poussées vers le sud-ouest par les alizés, les caravelles atteignirent des
îles, les Bahamas, le 12 octobre 1492 (cette date deviendra celle de la
célébration de l’hispanité), puis un archipel.
Si l’on fait abstraction (ce qu’on a le plus souvent tendance à faire) de
tout le travail géographique effectué pendant près d’un siècle par les
Portugais depuis Henri le Navigateur, on peut voir dans la coïncidence entre
la date de la découverte de l’Amérique et celle de la prise de Grenade (avec
massacres des musulmans et expulsion des Juifs) la démonstration du carac
tère maléfique, sinon même déjà génocidaire de l’expansion de l’Occident.
C’est le discours post-colonial que d’aucuns tiennent de nos jours.

Le tremplin des Antilles

Colomb, qui croyait être arrivé sinon aux Indes, du moins à leurs abords,
dénommera plus tard Antilles – ante illas – les îles qui sont en avant de
l’Asie, l’archipel qu’il explora dans ses voyages ultérieurs, faute de pouvoir
atteindre le continent. L’allure « sauvage » et l’absence de vêtements des
indigènes, les Caraïbes, lui indiquèrent que l’on n’était pas encore arrivé
aux Indes, pays qu’il savait être de haute civilisation.
Sur ces îles qui viennent d’être découvertes, si les indigènes vivent nus,
ils ont aussi quelques objets en or qu’ils échangent volontiers contre de la
pacotille européenne. Aussi nombre de navires traversent-ils désormais
l’Atlantique et, poussés par les alizés, arrivent aux Antilles. Les Espagnols
veulent en avoir davantage, mais, pour creuser la terre, il faut avoir de la
main-d’œuvre, des esclaves qui sont assez facilement capturés, terrifiés
qu’ils sont par les atrocités que commencent à perpétrer ces mystérieux
conquérants. Mais les populations, peu nombreuses au demeurant, vont
rapidement disparaître en quasi-totalité du fait des maladies qu’ont amenées
sans le savoir les Européens.
Aussi faut-il trouver de la main-d’œuvre et des terres nouvelles à
exploiter. En 1511, la grande île de Cuba est conquise facilement, mais il
n’y a guère d’or et la population y est anéantie encore plus rapidement.
Toujours à la recherche des Indes qu’ils croient proches, les gouverneurs
lancent une série de reconnaissances vers l’ouest, mais nombre de navires
se perdent dans des tempêtes.

La conquête extrêmement facile du Mexique

En 1519, l’année où Charles Quint, roi d’Espagne, devient empereur,


Hernán Cortés, qui a fait des études avant de choisir la carrière des armes et
qui se trouve à Cuba depuis plusieurs années, parvient non sans peine à
prendre la tête d’une nouvelle expédition forte de 11 navires portant
500 hommes d’armes et 300 marins. Ils parviennent aux abords du Yucatan,
à la petite île de Cozumel où ils ont la surprise de trouver un curé espagnol
qui huit ans auparavant a survécu à un naufrage et a appris la langue des
indigènes, une langue maya.

Les informations géopolitiques capitales données par la Malintzin

C’est par le truchement de ce prêtre que Cortés a la chance extraordinaire


– comme le souligne le grand historien Pierre Chaunu – de pouvoir
converser avec une personne tout à fait exceptionnelle, la Malintzin, une
princesse nuha qu’un gouverneur aztèque retenait en otage. Elle parle le
maya et le nahualt, la langue des Aztèques ; une fois baptisée et parlant
l’espagnol, elle deviendra doña Marina, celle que les Indiens appelleront la
Malinche. C’est elle qui commença à expliquer à Cortés la complexité
géopolitique de l’Empire aztèque.
Il s’agissait d’un empire de formation relativement récente. Petit peuple
venu du nord et longtemps subordonné (entre autres aux Toltèques), les
Aztèques ou Mexica fondèrent une ville, Tenochtitlán, qui deviendra leur
capitale, sur une île dans des marais situés dans la dépression où se trouve
aujourd’hui Mexico. Ils devinrent puissants en se louant comme
mercenaires puis en exploitant les rivalités internes de leurs adversaires. Les
différents clans aztèques passèrent sous l’autorité d’un monarque
s’appuyant sur une puissante armée et un grand appareil bureaucratique. À
la fin du xve siècle, cet empire établit son hégémonie sur de nombreux
peuples situés de plus en plus au sud, jusqu’au Guatemala et aux rives du
Pacifique.
Ces conquêtes avaient notamment pour but de se procurer des esclaves,
mais également des victimes pour les innombrables sacrifices humains
destinés à satisfaire les dieux. C’étaient évidemment les peuples dominés
qui devaient fournir ces contingents de victimes. Le dieu Soleil en avait
absolument besoin pour ressortir du monstre de la Nuit qui l’avait avalé.
Cortés, par l’entremise de la Malintzin, proclama haut et fort que ces
sacrifices humains étaient épouvantables et que la religion nouvelle qu’il
apportait les interdisait absolument. Ce ne fut évidemment pas sans susciter
de grands échos parmi les peuples asservis.

Cortés mène contre les Aztèques une coalition de peuples asservis

Poussé depuis Cuba par les alizés vers le sud du golfe du Mexique,
Cortés avait débarqué parmi des peuples qui venaient d’être conquis par les
Aztèques, et les informations de la Malintzin, qui appartenait à l’un d’eux,
lui permirent de s’adresser à eux et surtout à leurs caciques pour s’en faire
des alliés. Il remporta des victoires grâce à ceux-ci, mais aussi grâce à ses
quelques chevaux, et parce que, face aux Espagnols et à leurs sabres d’acier,
les Aztèques, qui ignoraient le fer, ne pouvaient opposer que des armes de
pierre.
Cortés parvint même à étendre ses alliances à de grandes cités aztèques
voisines plus ou moins rivales de Mexico. Avec ses nouveaux associés,
Cortés fit son entrée dans cette capitale dont les dimensions et la beauté le
stupéfièrent, et il fut accueilli courtoisement par l’empereur Moctezuma qui
croyait pouvoir se concilier ce « visiteur » : peut-être s’en irait-il avec des
cadeaux ? Il lui offrit même l’une de ses filles. Cortés, par le truchement de
la Malintzin, se renseigna méthodiquement auprès de son hôte sur l’appareil
d’État aztèque.
Mais le conquérant dut aller faire face sur la côte à une expédition lancée
contre lui depuis Cuba par le gouverneur espagnol jaloux des succès de
celui qui n’était officiellement que son subordonné. La petite troupe que
Cortés avait laissée à Mexico massacra par surprise une partie de la
noblesse aztèque rassemblée pour une fête religieuse, ce qui provoqua une
révolte générale de la ville. Les Espagnols, réfugiés dans un palais, furent
assiégés. Revenu en hâte, Cortés essaya de calmer les esprits, tout comme
l’empereur, qui fut tué dans la confusion générale. Dans la nuit, les
Espagnols durent quitter la ville avec des pertes considérables et en
abandonnant l’essentiel des trésors qu’ils s’étaient fait remettre : c’est la
noche triste (30 juin 1520).

Après ce désastre, les alliés de Cortés lui sauvent la mise

L’aventure aurait pu s’arrêter là, mais les nombreux alliés indiens du


conquérant, notamment ceux de Tlaxcala, la cité voisine, poursuivirent le
combat contre l’armée aztèque et assiégèrent la capitale protégée par les
eaux qui l’entouraient. Elle tomba au bout de deux mois de combats
acharnés et à cause de la variole qui s’y était propagée. Informé de cette
victoire, l’empereur Charles Quint nomma Cortés gouverneur de ce que
l’on nomma désormais la « Nouvelle-Espagne ».
Dans les palais et les temples qu’ils avaient pillés à Mexico, en
soumettant les gens aux pires tortures pour leur faire avouer l’emplacement
de trésors, les Espagnols avaient trouvé bien moins d’or qu’ils ne
l’espéraient. Mais il fallait d’abord prendre le contrôle réel de l’empire et
établir l’autorité espagnole sur les nombreux peuples non encore ralliés.
Cortés y parvint assez facilement avec l’aide de ses alliés.
Le conquérant espagnol avait obtenu de Moctezuma puis de son
successeur théorique que les Indiens versent tribut au roi d’Espagne, mais
ce dernier était bien loin et c’est Cortés qui partagea lui-même les territoires
conquis entre ses compagnons d’armes comme avaient été partagées selon
les usages féodaux les terres reprises aux musulmans dans le Sud de
l’Espagne.

Le déclenchement des épidémies et leurs conséquences

Mais la logique de ce système se trouva compromise par la catastrophe


démographique qui s’étendit sur l’ensemble de l’Amérique. Plusieurs
épidémies avaient été apportées involontairement en Amérique par les
Européens. Elles affectaient l’Europe, l’Afrique et l’Asie depuis des siècles,
mais les populations du Vieux Monde avaient acquis une relative résistance.
Ce n’est que cinq siècles plus tard que l’on a mieux compris les raisons
écologiques et biologiques de ce choc viral et bactérien et qu’on en a
mesuré de façon méthodique les effets. Selon les historiens (notamment
Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, 1991-
1993), la population du Mexique, évaluée à 20-25 millions en 1520, a subi
une diminution de 90 % en une dizaine d’années. Du fait de la disparition
d’une grande partie de la population indienne, les survivants devinrent un
bien relativement rare ; pour les vainqueurs, il était inutile de s’approprier
des terres plus ou moins désertes. Ce sont donc des effectifs humains et non
plus des terres qu’il fallait se répartir pour cultiver la terre ou travailler dans
les mines. D’où le système de l’encomienda, c’est-à-dire l’attribution (à
titre non héréditaire) par les représentants du pouvoir espagnol de
contingents plus ou moins élevés d’Indiens à des encomienderos : ceux-ci
devaient s’entendre avec le cacique local pour qu’il fournisse la main-
d’œuvre. Certains de ces chefs, particulièrement influents, reçurent des
encomiendas.
Instruit par la rapidité avec laquelle la population des Antilles avait
disparu du fait de maladies mais aussi des déportations esclavagistes, Cortés
s’efforça de les limiter, avec le soutien des premiers missionnaires –
franciscains et dominicains. Ces missionnaires jouèrent évidemment un rôle
fondamental dans l’évangélisation des Indiens, leur rappelant les sacrifices
humains auxquels les soumettait la religion aztèque. Les moines
organisèrent des baptêmes collectifs et enseignèrent la lecture et l’écriture
en castillan aux enfants de caciques (les Aztèques n’avaient pas de véritable
écriture). S’opposant aux tendances esclavagistes des encomienderos, les
missionnaires furent souvent accusés de fomenter des révoltes d’Indiens.

L’importance des métissages et des alliances matrimoniales

La grande originalité de ce que l’on peut appeler la colonisation


espagnole au Mexique est l’importance et la précocité du métissage qui
résultait de l’alliance contractée entre Cortés et les caciques des peuples
opprimés par les Aztèques. S’y ajoutèrent des caciques de cités aztèques
rivales de Tenochtitlán. Après la victoire des Espagnols, ces alliances
auraient pu être oubliées. Il apparut bientôt que les métis résistaient mieux
aux épidémies. Cortés redoutait une révolte générale des Indiens, mais les
caciques préféraient dépendre d’un nouvel État central qui maintiendrait
leurs pouvoirs. Les mariages entre filles de notables et conquérants
européens auraient pu continuer, mais sans relations matrimoniales
officielles, comme ce serait le cas dans les colonies anglaises et françaises.
Mais, pour reprendre Serge Gruzinski et Carmen Bernand, « les
conquistadores entretiennent depuis les débuts de la conquête des rapports
avec les nobles qui ont choisi la voie de la collaboration. L’efficacité et la
bravoure des étrangers dont on espère se concilier l’énergie divine, la
volonté d’abattre à tout prix l’odieuse domination de Mexico, la pression
des circonstances ont suscité des alliances sans lesquelles les envahisseurs
auraient difficilement pu venir à bout des Mexica. À leur tour, le
compagnonnage des armes mais aussi les mariages ont tissé des liens
personnels entre les nobles et les Européens. Les filleuls reçoivent le nom
de leur parrain espagnol et l’onomastique de la noblesse indigène finit par
reproduire celle des conquistadores et des représentants de la Couronne : les
Cortés, les Alvarado se multiplient, un fils de Moctezuma – le souverain
défunt – est baptisé en 1525 sous le nom de Rodrigo de Paz, un proche de
Cortés. À partir de 1526, les noces indigènes célébrées chrétiennement
fournissent une nouvelle occasion de mêler les usages des uns et des
autres… La pratique des mariages mixtes n’est pas une innovation […],
mais elle acquiert ici une autre coloration : des princesses indiennes font
figure de riches héritières qui convolent avec les envahisseurs quand elles
ne suscitent pas de rivalités entre Européens ».

La Nouvelle-Espagne après le départ de Cortés

Tout cela persista après qu’en 1535 Charles Quint eut rappelé Cortés en
Espagne, pour briser son ascension. Un vice-roi devait représenter
l’empereur en Nouvelle-Espagne. « Pour organiser une société qui en était
encore aux balbutiements, le vice-roi appuya la création d’institutions
éducatives destinées aux Indiens, aux Espagnols et aux métis. […] Il
conseilla même le mariage entre les Indiennes de la noblesse et les
représentants de la Couronne pour précipiter la fusion de l’ancienne classe
dirigeante et de la nouvelle. En marge de ce métissage dirigé, apparurent
des phénomènes de tout autre ampleur […], la multiplication des métis »
(C. Bernand et S. Gruzinski, op. cit.). Cette société métisse prit son essor, et
l’humanisme et plus tard l’art baroque se développèrent au Mexique comme
en Europe.

Au Pérou, conquête moins facile

La façon dont les Espagnols s’y prirent pour faire la conquête de ce qu’ils
appelèrent le Pérou s’inspirait des méthodes de Cortés au Mexique.
Cependant, ils n’eurent pas la chance d’y trouver un personnage aussi
exceptionnel que la Malintzin, mais surtout ils allaient découvrir
progressivement un empire beaucoup plus vaste – 4 000 kilomètres du nord
au sud – avec des montagnes et des hauts plateaux et aussi un empire
beaucoup plus homogène que celui des Aztèques.

L’avancée des Espagnols, des échanges et des épidémies vers le sud

Les Espagnols, à partir des Antilles et du Sud du Mexique, ont d’abord


pris pied dans l’isthme de Panama. Au-delà, Balboa a découvert en 1513 ce
qu’il appela la « mer du Sud » (ce qu’après Magellan – 1520 – on appela
l’océan Pacifique), et c’est en suivant la côte vers le sud qu’une petite
troupe de 135 hommes dirigée par Francisco Pizarro arriva en 1532 au
contact de l’empire de l’Inca. Ils savaient désormais comment commercer et
discuter par des intermédiaires avec les caciques : ceux-ci proposèrent de
l’or en échange d’objets en fer et surtout de sabres et de couteaux, mais
avec le développement de ces échanges les épidémies se propagèrent tout
aussi vite. Lorsque les Espagnols arrivèrent sur les côtes de cet empire (dont
le nom signifie en quechua les « Quatre directions »), ils apprirent peu à peu
que l’essentiel de la population et la capitale Cuzco se trouvaient à
l’intérieur des terres, au milieu de très hautes montagnes.
Pizarro arrive au milieu d’une crise de succession impériale

Pizarro apprit avec intérêt que l’empereur tout-puissant, l’Inca Hayana


Capac – 11e du nom – était mort quelque temps auparavant et que deux de
ses fils – des demi-frères – se disputaient le pouvoir : Huascar, fils de la
princesse sœur de l’Inca décédé (chaque Inca, par souci de pureté du sang,
devait épouser l’une de ses sœurs), avait déjà été reconnu par les grands
caciques de la capitale. L’autre prétendant, Atahualpa, dont la mère était
une princesse du nord de la région de Quito, s’appuyait sur les caciques qui
venaient de faire la conquête de ces provinces.
La guerre que se livraient les deux frères favorisa les entreprises de
Pizarro et celui-ci, progressivement, par des cadeaux appréciés (notamment
des sabres en fer), eut l’habileté de trouver des appuis dans l’un et l’autre
camp. Obligés à la fin de faire face à la grande armée d’Atahualpa –
plusieurs dizaines de milliers de guerriers rangés en ordre de bataille –, les
Espagnols tentèrent un extraordinaire coup d’audace : ils foncèrent à cheval
sur le trône d’Atahualpa qui présidait aux cérémonies rituelles avant les
combats. Pizarro lui-même s’empara de la personne de l’Inca, personne
tellement sacrée que ses proches n’osaient même pas le regarder.
Ce fut la fameuse bataille de Cajamarca, en novembre 1532. Alors que
son armée s’enfuyait vers le nord, Atahualpa se trouvait prisonnier de
Pizarro, qui exigea une énorme rançon en objets d’or. Les Espagnols
envoyèrent une reconnaissance vers Cuzco d’où ils revinrent fascinés par
les richesses qu’ils avaient pu voir et ils rapportèrent la nouvelle que l’autre
prétendant, Huascar, venait d’être assassiné (peut-être par des partisans
d’Atahualpa). Celui-ci fut alors accusé de fratricide et mis à mort par les
Espagnols qui craignaient l’arrivée d’une autre armée indienne.

Pizarro fait alliance avec les grands caciques

Comprenant que la société dont il prenait le contrôle était hyper-


organisée et extrêmement hiérarchisée sous la férule de l’Inca, Pizarro, avec
l’accord de grands caciques qui conservèrent tous leurs privilèges, choisit
comme nouvel Inca un fantoche, frère de Huascar. Tout cela s’accompagna
de luttes et de vengeances entre Indiens, mais ceux-ci commençaient aussi à
se révolter contre les Espagnols. Subitement apparut un nouvel Inca, un
autre frère de Huascar, se présentant comme l’héritier légitime de l’empire.
Il disait se nommer Manco Inca, Manco étant le nom du premier des Incas,
le fondateur de Cuzco. Les Espagnols l’acceptèrent, car ils avaient compris
qu’ils avaient besoin d’un « seigneur naturel » pour contrôler cet immense
pays. Pizarro le premier, ils nouèrent aussi des alliances matrimoniales avec
de grands caciques dont ils épousèrent les filles : leurs enfants, baptisés,
devaient porter des noms espagnols et indiens.

Les vautours venus d’Espagne, les révoltes et le rôle des caciques

L’arrivée en Espagne des trésors extorqués à l’Inca ou saisis à Cuzco fit


affluer nombre de nouveaux venus, bien pires que les premiers et qui
s’attaquèrent à de riches familles indiennes. Manco Inca mit alors fin à la
collaboration et prit la tête d’une grande révolte. Les Espagnols furent
assiégés dans Cuzco et ils ne devaient être dégagés que par l’arrivée de
renforts tout à la fois indiens et espagnols : une petite troupe dirigée par
Almagro, l’un des compagnons de Pizarro parti avec des caciques vers le
sud à la conquête de ce que l’on appellera le Chili. Mais Pizarro et
Almagro, en rivalité de pouvoir, en arrivèrent bientôt à se détester. Le
premier fit tuer le second (1538), qui fut bientôt vengé par ses partisans
(1541), et les Espagnols restèrent longtemps divisés par des luttes acharnées
et des vendettas entre pizarristes et almagristes.
Tout cela aurait dû provoquer la fin de la domination espagnole, d’autant
plus que les révoltes indiennes continuaient. En fait, ce furent les caciques
en voie d’hispanisation rapide qui assurèrent le maintien du nouveau
régime. Contrairement à ce que l’on croit le plus souvent, le métissage en
Amérique espagnole ne s’est pas seulement produit entre soldats espagnols
et Indiennes des milieux populaires. Au Pérou – comme au Mexique –, il a
commencé très tôt entre chefs conquérants et filles de grandes familles
autochtones, et leurs enfants métis ont été intégrés dans la nouvelle classe
dirigeante.
Pour pallier la réduction de la population, le système de l’encomienda fut
appliqué au Pérou où certains caciques en furent eux aussi bénéficiaires. Du
fait des épidémies, la population du Pérou était tombée de 9 millions
d’habitants en 1532 à 1,3 million en 1570.

Métissages y compris aux plus hauts niveaux de la société coloniale

Carmen Bernand et Serge Gruzinski ont intitulé Métissages le second


volume de leur Histoire du Nouveau Monde. Après la mort de Pizarro et des
premiers conquistadores, le système administratif espagnol – avec un vice-
roi – fut progressivement imposé au Pérou. « Les caciques en quête d’une
nouvelle légitimité […]. Les chefs des ethnies avant l’arrivée des Espagnols
se présentent comme des seigneurs naturels qui avaient été dépossédés par
les Incas. D’autres princes indigènes tentaient de s’adapter à la législation
espagnole. […] Dans bien des cas, leur autorité “naturelle” se renforçait de
la légitimité que leur reconnaissait la Couronne en leur accordant des
charges d’alcade et de régidores dans les conseils municipaux calqués sur
les institutions ibériques. […] S’inspirant des coutumes incas, juristes et
administrateurs espagnols voulaient coiffer les seigneurs locaux d’une
autorité centrale. […] Le vice-roi Canete choisit quelques gouverneurs
indigènes parmi les descendants christianisés et hispanisés des lignages les
plus illustres et leur donna des responsabilités administratives. Ces princes,
dotés de pouvoirs plus étendus, s’habillaient comme des Espagnols,
parlaient le castillan et connaissaient le latin. Don Mateo Yupanqui, un
cousin d’Atahualpa, fut nommé en mai 1560 alguacil major de los
naturales. Pour exercer sa fonction, il recut une rente annuelle de cent pesos
d’or. À la tête d’un escadron d’Indiens Canari, il prit part à l’expédition […]
du gouverneur de Quito contre les Indiens Quijos de la forêt amazonienne.
[…] Dépouillés de leur empire, les Incas ne quittèrent pas la scène politique
pour autant. L’héritage des clivages antérieurs à la conquête continua de
peser lourdement. Deux frères, l’Inca de Quito et celui de Cuzco, avaient
revendiqué le pouvoir suprême. Leurs descendants se transmirent les haines
qui les opposaient et les lestèrent des frustrations nées de l’invasion
étrangère. »
Il y avait une véritable imbrication des intérêts incas, métis et européens.
En 1534, Manco Inca fut proclamé souverain légitime par les Espagnols,
qui évidemment exerçaient la réalité du pouvoir.
Le cas du Pérou illustre un des grands atouts du colonialisme au niveau
mondial : l’utilisation des chefs indigènes par les conquérants européens, le
maintien et même le renforcement des pouvoirs traditionnels au profit de la
colonisation.

L’importance croissante des corvées, la mita et la découverte du Potosí

Traditionnellement, l’Empire inca reposait fondamentalement sur l’impôt


en nature versé par les paysans, mais aussi sur la mita, un système de
corvées pour le transport, la construction et l’entretien des routes et des
forteresses. Ces corvées mobilisaient un cinquième de la population, mais la
réduction des effectifs sous l’effet des épidémies fit qu’il fallut bientôt, pour
conserver le même nombre de mitayos, augmenter le nombre des différentes
catégories de corvées.
L’activité économique du Pérou fut brusquement transformée par la
découverte de la mine d’argent du Potosí (1545). C’étaient jusqu’alors les
objets d’or accumulés par les dignitaires incas qui avaient suscité les
passions des conquérants, mais, une fois ces trésors fondus et transportés en
Espagne, il n’y eut pas de grandes découvertes et ce furent les gisements
d’argent que l’on se mit à prospecter. Ce métal était en effet de plus en plus
demandé pour payer les épices et les marchandises précieuses que les
commerçants européens allaient chercher en Inde où les monnaies
reposaient davantage sur l’argent que sur l’or. Dès le milieu du xvie siècle,
des petits groupes d’Européens établirent des relations financières entre
l’Amérique et l’Asie. De nombreuses mines d’argent avaient été mises en
exploitation au Mexique, mais elles furent supplantées par celles que l’on
découvrit au Pérou. Sur un haut plateau de l’actuelle Bolivie, à
4 800 mètres, un Indien découvrit un très riche filon et l’exploita d’abord
pour lui-même, avant de tomber sous la coupe d’un Espagnol. On ne tarda
pas à découvrir d’autres gisements argentifères sur la même montagne, le
Potosí.
Pour exploiter en haute altitude les galeries profondément creusées dans
la montagne, il fallut trouver de la main-d’œuvre, et celle-ci, forcée et
vouée à la mort, fut fournie grâce à la collaboration des notables indigènes.
Ceux-ci invoquèrent le système de la mita, qui n’avait pourtant jamais
fonctionné pour l’exploitation minière intensive.

L’enfer de Potosí

Relisons Pierre Chaunu : « Quiconque a suivi, à travers les textes et en


pensée, le long des routes des Andes, sur mille et deux mille kilomètres
parfois, l’interminable théorie des mitayos – hommes, femmes et enfants –
sur qui on a récité au départ l’office des morts, quiconque a suivi à travers
les textes et en pensée le travail du mineur dans la mine d’altitude. […]
Mine subaride, mine d’altitude, palliatif contre l’ennoyage, en niveau
technique inférieur, en attendant les pompes à feu. On sait au prix de quelles
souffrances ! Le manque d’oxygène est d’autant plus pernicieux que l’effort
exigé est plus considérable. Certains puits débouchaient à près de cinq mille
mètres d’altitude. Même les Indiens des plateaux sont contraints, sur le
cerro de Potosí, de vivre au-dessus de l’optimum d’altitude auquel leur
organisme s’est adapté. Le froid, le manque de nourriture, les contrastes de
température. Au sommet de longs escaliers aux marches usées, au sol
glissant que gravissent, courbés ou accroupis, hommes et femmes
lourdement chargés de minerai, dans un air rare en oxygène, riche en gaz
carbonique, chaud et humide, les corps ruisselants de sueur se trouvent
brusquement en contact avec des températures souvent inférieures à zéro…
Des millions d’hommes vraisemblablement en sont morts » (Pierre Chaunu,
L’Expansion européenne, 1969).
Carmen Bernand et Serge Gruzinski complètent ce tableau dantesque :
« Plusieurs catégories de travailleurs s’affairaient dans les mines. Et
d’abord ceux qui accomplissaient la mita sous l’œil vigilant des caciques.
[…] S’y ajoutait une foule d’ayacona (venus des villes, serviteurs de gens
riches) qui travaillaient dans les mines à leur compte ou pour leur maître
sans payer de tribut. […] Exemptés de la mita, ils n’étaient pas obligés
d’exécuter les travaux les plus durs. […] Vers 1650, ces travailleurs libres
représentaient un peu plus de la moitié de la main-d’œuvre des mines et la
plupart des résidents permanents de Potosí. Ce centre minier était devenu
“la ville riche”, un centre commercial de première importance avec ses
magasins […] pour la plupart tenus par de petits revendeurs métis qui
proposaient du vin et des tissus d’importation. […] Tout se payait en métal,
en petits morceaux d’argent, aussi bien la nourriture des travailleurs indiens
que le luxe des gens riches. Celui-ci faisait dire : “Qui n’a pas vu Potosí n’a
rien vu.” Mais Potosí, c’était aussi “la bouche de l’enfer” » (C. Bernand et
S. Gruzinski, op. cit.).
De sensibles différences existaient déjà entre le Pérou et le Mexique, la
Nouvelle-Espagne. Certes, l’effondrement démographique y avait été aussi
important (90 % de la population), mais au Pérou – en dépit du nombre des
métis –, les Indiens des Andes « se [jugeaient] irrémédiablement différents
de leurs envahisseurs ». Ils continuèrent à parler leurs propres langues et,
malgré l’évangélisation, à célébrer leurs divinités traditionnelles.
C’est dans ces sociétés, dont les élites étaient très métissées, qu’au milieu
du xviiie siècle les relations se tendirent avec les fonctionnaires et les
officiers envoyés par la Couronne espagnole. Celle-ci, pour en tirer plus de
taxes, entendait contrôler davantage les activités d’importation et
d’exportation des colonies d’Amérique. Ces tensions devaient se
transformer en une révolution et la proclamation de l’indépendance quand
l’Espagne fut occupée par les troupes de Napoléon et le roi placé en
résidence surveillée. Ce furent, comme je l’ai dit, des « indépendances sans
indigènes » puisque ceux-ci – très peu nombreux en regard des métis – n’y
participèrent guère, sauf au Mexique. Dans ce pays comme à Cuba,
beaucoup moins éloignés de l’Espagne que le Pérou, des troupes espagnoles
purent être envoyées. Elles eurent le soutien du haut clergé, hostile aux
proclamations de la bourgeoisie qui, par l’intermédiaire du bas clergé, fit
appel aux paysans avant de repousser les Espagnols. Ces conflits laissèrent
des souvenirs qui furent rappelés dans les mouvements révolutionnaires
mexicains du milieu du xixe siècle.

La pénétration très progressive de l’Inde

Alors que les Espagnols, dès leurs premiers contacts avec l’Amérique,
avaient assez vite pu se rendre compte qu’il était possible, malgré leur très
faible nombre, d’entreprendre la conquête de l’Empire aztèque puis de
l’empire des Incas, ce qu’ils purent effectivement mener à bien en quelques
mois, au contraire en Inde, qui ne connut pas le choc de nouvelles épi
démies, les Portugais entrèrent en contact avec un empire qui disposait
d’armes comparables à celles des Européens. L’Inde, techniquement, n’était
pas en retard par rapport à eux et elle produisait des marchandises de valeur
destinées à l’exportation vers l’Empire ottoman et l’Europe par
l’intermédiaire de compagnies de commerce arabes.

Les heurts avec les compagnies de commerce arabes

Lorsque, en 1498, après un très long périple, des Portugais conduits par
Vasco de Gama atteignent la côte occidentale de l’Inde près de Calicut, leur
but n’est plus de retrouver les « routes de l’or du Soudan » que leurs
prédécesseurs ont si longtemps cherchées, mais de se procurer des épices
pour les revendre au prix fort en Europe et aussi d’entrer en contact avec
des populations chrétiennes qui se trouveraient en Orient. S’ils doivent
rapidement renoncer à cette illusion religieuse, ils trouvent sans difficulté
des épices auprès de négociants indiens qui les font venir de Malacca. Mais
ils se heurtent bientôt à de puissants concurrents : non pas des hindous, car
des raisons religieuses les dissuadent depuis des siècles d’aller en mer, mais
des commerçants arabes. Leurs flottes, poussées par la mousson depuis
l’Arabie du Sud, assurent les relations commerciales entre l’Arabie du Sud,
l’océan Indien et la mer de Chine. Certains de ces Arabes connaissent
même l’espagnol et savent que les Castillans viennent de repousser l’islam
au-delà du détroit de Gibraltar.

La guerre avec les Arabes et le soutien indirect des Moghols

Malgré l’artillerie de leurs navires, les Portugais sont en difficulté devant


les Arabes jusqu’à ce qu’arrive en 1509 Albuquerque avec une flotte
puissante et la prise (en sept ans) aux musulmans de trois points clés de
l’océan Indien : à l’ouest, Ormuz, au sortir du golfe Persique ; à l’est,
Malacca, sur le détroit menant aux mers de Chine ; au centre, Goa, au
milieu de la côte occidentale de l’Inde. Cette dernière prise se fit avec l’aide
de princes hindous, ce qui marqua l’entrée des Portugais dans les affaires
politiques de l’Inde occidentale. Très peu nombreux, ils purent cependant
recruter, par l’intermédiaire de rajahs alliés, de nombreux soldats d’origine
hindoue qui souvent se firent baptiser. Les Portugais prirent le contrôle du
commerce des chevaux de guerre venus par bateau de Perse et d’Arabie
dont le souverain du Dekkan avait grand besoin. À Goa se créa pour quatre
siècles la première société coloniale européenne, les Portugais épousant des
Indiennes baptisées et dotées, les hindous conservant leurs terres et leur
liberté religieuse.
Cependant, les musulmans, particulièrement puissants au Gujerat (sur les
côtes nord-ouest), rassemblèrent pour refouler les Portugais une vaste
coalition incluant l’Empire ottoman, qui avait pris pied sur les rives de la
mer Rouge et du golfe Persique. Alors qu’ils étaient en fort mauvaise
posture, les Portugais furent sauvés par l’attaque que l’Empire moghol
lança contre le sultan du Gujerat. « La quasi-concomitance des Portugais et
des Moghols est un hasard de l’histoire », observe Claude Markovits
(Histoire de l’Inde moderne, 1994). Les uns arrivèrent par la mer et les
autres d’Asie centrale par la fameuse passe de Khyber au tout début du
xvi siècle, il n’y eut d’ailleurs guère de contacts entre eux mais ce « hasard
e

de l’histoire » fut une grande chance pour les Portugais. La puissante flotte
que le sultan du Gujerat avait préparée contre eux fut détruite par l’armée
moghole en 1534, bien qu’elle soit également musulmane. De surcroît,
contre les Moghols, les Arabes du Gujerat demandèrent l’appui des
Portugais qui en échange obtinrent et conservèrent la place forte de Diu.
Quand les empereurs moghols entreprirent depuis le nord la conquête du
Dekkan – donc par voie terrestre –, ils ne cherchèrent pas à réduire les
activités navales et commerçantes des Portugais. Ceux-ci assu raient même
la sécurité des pèlerins de l’Empire moghol vers La Mecque.

Contrecoups géopolitiques sur les Portugais et arrivée des Anglais

Quelques décennies plus tard, la situation du Portugal allait se détériorer.


Cela commença loin de l’Inde. Après la défaite que ses troupes avaient
subie en 1578 au Maroc (le roi y trouva la mort), le Portugal fut annexé
deux ans plus tard par l’Espagne contre laquelle les Hollandais protestants
allaient se révolter (1579). Dans l’océan Indien, la très puissante flotte
hollandaise commença à attaquer les navires et les comptoirs portugais des
Indes néerlandaises.
En Inde même, les Portugais eurent d’autres déboires, car l’empereur
accorda des concessions à des Anglais, ce qui portait atteinte au monopole
commercial que détenait jusqu’alors Lisbonne. Pour répliquer, les Portugais
attaquèrent les navires de musulmans indiens qui se rendaient à La Mecque
et ce furent bientôt des navires anglais qui, moyennant finance et avantages
divers, se chargèrent de la protection des pèlerins. Les rivalités
géopolitiques en Europe et les guerres de Religion, la guerre de Trente Ans
qui s’y développa entre catholiques et protestants se répercutaient dans
l’océan Indien…
En 1600, un groupe de marchands londoniens obtiennent de la reine
Élisabeth Ire l’autorisation de créer une compagnie de commerce, l’East
India Company. En 1602, avec des capitaux beaucoup plus importants, les
dirigeants des Provinces-Unies regroupent plusieurs compagnies pour
fonder la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, la VOC (Vereinigte
Ooste Indische Compagnie), qui développe en Insulinde ses achats d’épices
pour les revendre en Europe. Mais ces épices, qu’elles soient achetées par
des Portugais ou des Hollandais, il faut les payer aux négociants
autochtones ou chinois, et pour cela il faut moins de l’or que de l’argent, car
c’est ce métal qui domine sur les marchés asiatiques. Or le précieux métal,
qui arrive du Pérou via Séville par les galions espagnols, aurait dû être plus
facilement accessible à Lisbonne après l’annexion du Portugal par
l’Espagne. Mais la guerre que celle-ci mène contre les Hollandais fait que
dans l’océan Indien l’argent est encore moins abondant et que les
cargaisons d’épices renchérissent, au grand dam des négociants. La
compagnie hollandaise va mettre au point un procédé qui s’apparente au
troc et dont les conséquences économiques vont être considérables. Après
s’être rendu compte qu’en Insulinde, on est demandeur d’étoffes, elle va en
faire fabriquer à proximité de ses comptoirs indiens pour les revendre afin
d’acheter des épices qui seront vendues en Inde et surtout en Europe.

Le développement des activités manufacturières du textile en Inde

Le développement de cette production à destination des marchés


asiatiques à la demande de commerçants hollandais de la VOC – qui
s’adressent à des négociants qui font travailler de très nombreuses petites
entreprises indiennes – va avoir de considérables conséquences
économiques et plus tard politiques.
En effet, les Anglais de l’East India Company, après avoir imité les
Hollandais, ont l’idée d’essayer de vendre en Europe ces étoffes très
appréciées en Asie et également d’autres genres d’étoffes. C’est un succès
immédiat : en 1614, l’East India achemine vers l’Europe 12 000 pièces de
calicot (étymologie : Calicut) ; en 1625, 220 000 pièces et 750 000 en 1664.
Les « indiennes » suscitent l’engouement, et différentes sortes de
cotonnades sont aussi vendues au Proche-Orient, en Amérique, en Afrique.
Cette activité textile liée à l’exportation se développe au Gujerat, au
Bengale et dans toutes les régions côtières de l’Inde (Geneviève Bouchon,
in Claude Markovits, op. cit.).
Cela développe des relations entre commerçants européens et indiens, les
premiers passant commande et versant des avances, les seconds passant des
contrats avec des courtiers indiens des sous-traitants qui font travailler des
tisserands. Certains négociants indiens deviennent de grands banquiers
prêtant à intérêt aux Européens qui attendent des fonds après la vente des
tissus sur les marchés européens. De récentes études, notamment celles
menées par des historiens indiens, montrent que cette relation plus que
séculaire entre commerçants européens et indiens a entraîné dans de
nombreuses régions indiennes une forte croissance économique.
Contrairement aux représentations traditionnelles et à la vulgate marxiste,
différents indices montrent que la balance commerciale indienne était à
cette époque-là très bénéficiaire, comme le prouvent le volume de pièces
d’argent et d’objets précieux apportés par les commerçants européens, sans
compter les sommes qu’ils retirent de la vente des « indiennes » chez eux et
qu’ils versent à titre d’avance pour de nouveaux contrats avec les Indiens.
En fait, ceux-ci se sentent supérieurs à des Européens qui se livrent entre
eux à une compétition, chacun cherchant à offrir à l’interlocuteur indien des
contrats plus avantageux. Il en sera tout autrement au xixe siècle.
Aux xviie et xviiie siècles, les relations commerciales avec l’Europe
rapportent aux Indiens de tels profits que les fonctionnaires impériaux et les
nobles moghols s’associent aux grands négociants pour faire des affaires, au
point qu’ils laissent de côté les différences de caste. Les activités textiles ne
se limitent pas aux villes, elles se développent considérablement dans les
villages situés dans l’arrière-pays des comptoirs côtiers.

Rivalités entre Européens et affaiblissement de l’Empire moghol

Les compagnies de commerce anglaises et hollandaises, entreprises


privées capables d’inventer rapidement de nouvelles façons de faire du
commerce, l’ont emporté sur la compagnie portugaise qui devait en référer
aux fonctionnaires royaux, de surcroît espagnols désormais. À partir du
xviii siècle, il y eut une compagnie française dont les débuts furent un
e

fiasco en dépit du soutien royal, mais elle obtint très tôt d’un petit souverain
local l’autorisation de s’implanter dans un village côtier du Coromandel
(sud du golfe du Bengale), Pondichéry. Le directeur d’un des bureaux de la
compagnie, François Martin, entreprit de grandes fortifications, sachant très
bien qu’il aurait bientôt à faire face aux attaques des Anglais et des
Hollandais. Au Bengale, en amont de Calcutta, son gendre fonda le
comptoir de Chandernagor qui devait devenir très actif. Les guerres que se
livraient en Europe Anglais, Français et Hollandais s’ajoutèrent aux
rivalités commerciales qui bénéficiaient de l’appui d’escadres militaires
envoyées dans l’océan Indien.
Ces rivalités plus ou moins guerrières allaient avoir des conséquences
tout à fait nouvelles à mesure que commençait à éclater l’Empire moghol. À
la différence d’Akbar, le grand fondateur de la dynastie (1556-1605) qui
avait voulu associer hindous et musulmans, son arrière-petit-fils Aurangzeb
renforça les prérogatives de l’islam, interdit la construction de nouveaux
temples et mena diverses campagnes contre les notables hindous au
Dekkan. Sa mort (1707) ouvrit une longue crise de succession. En 1739, les
redoutables guerriers du roi d’Afghanistan Nadir Chah s’emparèrent de
Delhi qui fut mise au pillage. L’Empire moghol perdit pour longtemps le
contrôle du Punjab puisque onze invasions afghanes eurent lieu de 1739 à
1769.
Pour expliquer ce déclin moghol (in C. Markovits, op. cit.), Marc
Gaboriau écarte l’hypothèse d’une exploitation renforcée des paysans par la
noblesse, celle-ci tirant plus de profit du commerce. Il exclut aussi celle
d’un conflit général entre hindous et musulmans. Mais des ethnies non
musulmanes des régions occidentales, telles que les Sikhs, les Jat, les
Rajput et les Marathes, montaient alors en puissance. Ces derniers – en fait
une confédération hindoue de groupes armés – auraient peut-être pu établir
leur hégémonie sur une partie de l’Inde, mais la défaite que leur infligèrent
les Afghans à Panipat en 1761 brisa net leur élan.

Les banquiers hindous soutiennent non plus l’empereur, mais les nawab, les
gouverneurs

Marc Gaboriau émet l’hypothèse majeure que le déclin de l’Empire


moghol, surtout dans les provinces orientales, est dû en partie au fait que les
grands banquiers hindous associés des compagnies européennes ont retiré
leur soutien à l’empereur pour soutenir l’essor de potentats régionaux qui
fondèrent des dynasties locales. Ceux-ci étaient les nawab, des
gouverneurs. Mais alors que l’empereur les nommait successivement dans
différentes provinces, un certain nombre parvinrent à rester dans une même
province, à concentrer différents pouvoirs civils et militaires et à
s’approprier une notable partie des revenus fiscaux. Les impôts étaient levés
sur la paysannerie par les zamindars, qui, avec la complicité des nawab,
parvinrent aussi à en conserver une partie, les uns et les autres œuvrant pour
transférer le moins possible de fonds à Delhi dans les caisses de l’empereur.
Cette tendance à la privatisation des fonctions fiscales avait aussi le soutien
des commerçants, en particulier dans les provinces où le commerce avec les
compagnies européennes était important.
Ce fut le cas au Bengale, province particulièrement prospère à cause du
commerce d’exportation. Le nawab du Bengale se fit aussi nommer dans
deux autres provinces voisines et s’associa aux négociants (hindous pour la
plupart) et aux grands zamindars, hindous ou musulmans, qui avaient
privatisé leurs fonctions fiscales ; à la mort de ce grand nawab, son gendre
lui succéda, qui cessa de transférer des revenus à la capitale de l’empire.
Cependant, l’institution impériale perdurait, car les nawab, dans leurs
rivalités, se déclaraient intronisés par l’empereur.
Marc Gaboriau s’interroge : « Décadence ou nouvel ordre politique ? » :
« Les insurrections paysannes [du xviiie siècle] ne sont pas des révoltes de
gueux traqués par la misère. […] Elles sont plutôt le fait de zamindars qui
ont été enrichis par plus d’un siècle de paix moghole et qui ont les moyens
de s’armer. […] Ils veulent bien sûr profiter des faiblesses de l’empire pour
se soustraire à l’impôt, mais ils luttent aussi entre eux pour consolider leurs
acquisitions territoriales. En fait, les désordres politiques ne signifiaient
nullement une décadence économique. […] La croissance de la production
agricole fut continue jusque dans la première moitié du xviiie siècle. […] Il
en est de même de la production artisanale. Comme tout au long du xviie,
des villes-marchés continuèrent d’être fondées et à se développer, attestant
l’accroissement des échanges. […] On pouvait faire des transferts financiers
du Bengale à Delhi ; les lettres de change continuèrent à être honorées dans
tout le sous-continent. […] Les soulèvements […] furent plus ceux de la
prospérité que de la misère. » Les compagnies européennes qui exportaient
vers l’Europe les textiles fournis par les marchands et les banquiers indiens
contribuaient alors au développement de l’Inde.

La guerre entre les compagnies européennes et le soutien des nawab

Mais ces compagnies de commerce, surtout l’anglaise et la française,


sont rivales et chacune va chercher à étendre l’aire où elle se procure des
textiles avec l’appui de certains nawab et en soutenant chacun d’eux contre
ses rivaux. La compagnie française a des directeurs successifs efficaces qui
ont chacun une grande expérience de l’Inde : Lenoir, Dumas et Dupleix, qui
est le plus célèbre. Tous trois s’efforcent de renforcer leurs capacités
militaires en dépit des ordres de la compagnie qui – comme son homologue
anglaise – entend que les dépenses soient commercialement rentables.
Dumas et Dupleix obtiennent du nawab dont dépend Pondichéry le droit de
frapper monnaie. Attaqué par les Marathes, un autre nawab se réfugie
auprès de Dumas, qui refuse de le livrer, confiant dans les fortifications de
Pondichéry. En 1742, l’empereur accorde à Dumas le titre de « nawab à
perpétuité » : la compagnie française devient officiellement une puissance
politique vassale de l’Empire moghol. Ces succès inquiètent l’East India
Company, qui profite de la guerre de Succession d’Autriche pour obtenir
l’envoi d’une escadre dans le golfe du Bengale (1744). Les Anglais
assiègent en vain Pondichéry, ce qui rehausse encore le prestige de
Dupleix : il est un nawab dont d’autres nawab recherchent l’alliance. Il va
mener la lutte contre la compagnie anglaise par princes indiens interposés,
ce qui devient de plus en plus compliqué en raison de leurs rivalités
mutuelles ; il cherche à éviter d’avoir à combattre certains nawab, ce qu’il
est pourtant obligé de faire pour ne pas rompre ses alliances avec d’autres.
Depuis Pondichéry, son influence s’étend surtout en Inde du Sud, sur la
côte orientale et même sur une partie du Dekkan que veulent conquérir les
Marathes. Dupleix cherche à s’entendre avec eux, mais c’est un échec. Tout
cela entraîne trop de dépenses improductives et Dupleix est rappelé en
1753. Deux ans plus tard, la Compagnie des Indes orientales et l’East India
Company signent un accord par lequel elles s’engagent à ne plus s’ingérer
dans les rivalités entre potentats indiens. La guerre de Sept Ans (1756-
1763) (dont l’enjeu est aussi le Canada) se traduira en Inde par
l’effondrement des positions françaises : Pondichéry est pris par les Anglais
en 1761. Le traité de Paris (1763) restituera ses cinq comptoirs à la France,
mais celle-ci n’aura plus guère de politique indienne. Cependant, des
Français continueront d’opérer contre les Anglais en Inde du Sud,
notamment en soutenant le souverain de Mysore Tippoo Sahib.

La conquête britannique du Bengale (1757-1784)

Reste donc l’East India Company. Il s’agit aussi d’une entreprise privée,
mais ses directeurs à Londres siègent au Parlement et ont le soutien de la
Royal Navy. On l’a vu, ils entendent aussi limiter les dépenses non
commerciales. Mais les guerres contre les Français ont amené l’East India à
se doter d’une véritable armée essentiellement constituée de cipayes,
soldats hindous ou musulmans qui touchent d’assez bons salaires. Ils sont
surtout recrutés dans les castes guerrières de certaines provinces,
notamment dans l’Oudh à l’ouest du Bengale.
La compagnie britannique dispose de trois « présidences », celle de
Calcutta (Fort William) au Bengale, celle de Bombay et celle de Madras
(Fort Saint-George). Devenus de véritables nawab, leurs gouverneurs
monnaient leur soutien dans les rivalités qui opposent d’autres nawab. Elle
entretient les meilleures relations avec les commerçants et les banquiers,
elle manifeste son respect des lettrés comme des us et coutumes des
hindous et des musulmans. Elle affiche à l’égard de l’empereur la plus
grande déférence, afin d’en retirer une indispensable légitimité. Depuis
Londres, les directeurs de la compagnie renouvellent régulièrement
l’obligation de réduire les dépenses non commerciales et d’éviter de
s’impliquer dans les rivalités politiques. Aujourd’hui, on peut se demander
si cette situation, profitable à la compagnie comme aux grands marchands
hindous, n’aurait pas pu durer encore longtemps, sans qu’il soit question de
conquête coloniale.

Des conflits dans la famille du nawab ont de graves conséquences


géopolitiques

Au Bengale, des conflits de succession au sein de la famille du nawab


vont enclencher une série de révolutions de palais qui auront de tragiques
effets pour les Anglais de Calcutta, ce qui entraînera une série de
contrecoups aux effets considérables. Pour mieux comprendre, il n’est pas
inutile de nommer certains protagonistes princiers. À la mort du nawab lui
succède son petit-fils Siradj Daulah. Mais celui-ci, fort jaloux de son
autorité, entre en conflit avec son cousin et écarte les hommes de confiance
de son grand-père, notamment un autre cousin, Mir Jafar, le chef de
l’armée. Il se brouille aussi avec le chef de l’administration, avec les grands
zamindars, avec les banquiers qu’il soumet à des pressions financières et
aussi avec les représentants des compagnies européennes.
Le 20 juin 1756, Siradj Daulah, le nouveau nawab, s’empare même par
surprise de Fort William, principale base de l’East India. Il en détruit les
fortifications, pille Calcutta et laisse mourir entassés dans le « trou noir » de
sinistre mémoire plusieurs dizaines de prisonniers britanniques.
Appelé en renfort, Robert Clive, qui cinq ans plus tôt avait efficacement
combattu les Français dans la région de Pondichéry, arrive de Madras avec
le renfort de 900 soldats européens et 1 500 cipayes. Il se joint au complot
monté contre le nawab par les banquiers, qui s’engagent à verser de larges
récompenses aux cipayes.

La bataille historique de Plassey et celle de Buxar


Le 23 juin 1757, à Plassey près de Calcutta, Clive remporte la victoire sur
les maigres troupes de Sirajd Daulah qui est tué. Son cousin Mir Jafar prend
le pouvoir. À l’époque, personne ne s’aperçoit que cette bataille de Plassey,
plus tard considérée comme une date historique dans la conquête de l’Inde,
constitue un événement d’importance. Clive est d’ailleurs rappelé en
Angleterre par la compagnie, qui refuse d’autres dépenses militaires. Mais
les Anglais sont déjà entraînés dans les affaires intérieures du Bengale qui
s’enveniment. Ils repoussent une attaque des Marathes et une autre des
troupes envoyées par l’empereur. Mir Jafar, qui refuse à la compagnie de
nouvelles concessions financières, doit céder la place, en 1760, à un
nouveau nawab, Mir Kassim. Mais celui-ci se révèle opposé aux exigences
croissantes des Britanniques et décide même de les combattre. La guerre
éclate en 1763 et des négociants anglais sont massacrés. D’abord vaincu,
Mir Kassim se réfugie auprès du nawab de l’Oudh, la province voisine, puis
à la cour de l’empereur ; il cherche à monter une grande coalition contre les
Britanniques. Mais celle-ci est sapée par de nombreux intérêts – notamment
ceux des milieux d’affaires hindous, qui ne veulent pas rompre avec la
compagnie.
Le 23 octobre 1764 à Buxar (entre Bénarès et Patna), les troupes de
l’East India Company l’emportent, mais avec difficulté. Pourtant, cette
victoire est plus décisive que celle de Plassey, car elle a été remportée
notamment contre des forces envoyées par le Grand Moghol, lesquelles ont
fait pour une part défection. Mir Jafar redevient nawab.
Selon Jacques Weber (in C. Markovits, op. cit.), il ne semble pas qu’ait
alors existé un plan de conquête de l’ensemble du Bengale et moins encore
de la totalité de l’Inde. Lorsque, en 1765, Clive revient à Calcutta, il se
prononce contre de nouvelles opérations militaires et pour une politique de
protectorat semblable à celle que les Français ont menée au Dekkan. Le
nawab du Bengale, s’il conserve des fonctions honorifiques, devient une
marionnette entre les mains des Anglais, car ceux-ci obtiennent de
l’empereur, par le traité d’Allahabad, la charge de percevoir les impôts non
seulement au Bengale, mais aussi au Bihar et en Orissa. La compagnie, dont
l’effectif des cipayes a doublé de 1768 à 1784, maintient la fiction de sa
subordination à l’égard du Grand Moghol, pour ne pas inquiéter les princes,
les milieux d’affaires et les intellectuels. L’East India tient à apparaître
comme un pouvoir parmi d’autres. La révolte du rajah de Bénarès, qui
entraîne avec lui des zamindars, est une protestation contre les méthodes
fiscales beaucoup plus rigoureuses de la compagnie, qui entend exercer un
monopole du commerce d’exportation…

L’East India renforce son armée et mène une série de guerres

Une fois sa domination établie sur le Bengale, l’East India ne se lance


pas tout de suite dans d’autres conquêtes et préfère nouer des alliances avec
des États indiens. À la fin du xviiie siècle, elle ne compte que 600 employés
britanniques (soit moitié moins que les civils européens au Bengale) et
3 000 soldats européens. Les troupes qu’ils dirigent sont essentiellement
indigènes (115 000 au début du xixe siècle) et celles-ci sont surtout recrutées
grâce à de bonnes soldes parmi les castes supérieures (et même les
brahmanes) de l’État du Oudh qui fournissait traditionnellement des soldats
à tous les princes du Nord de l’Inde. C’est d’ailleurs par le Oudh que se
poursuit l’expansion politique et militaire de la compagnie, car le nawab,
qui veut constituer une armée moderne avec des instructeurs français, s’en
prend à la personne du gouverneur. Lorsque son armée s’empare de Delhi
en 1803, la compagnie se garde bien d’abolir l’Empire moghol et, pour
partager sa légitimité, se proclame protectrice de l’empereur.
La conquête des autres parties de l’Inde à partir du Bengale ou bien de
Bombay ou de Madras se fera par une succession de guerres distinctes :
trois « guerres marathes » de 1779 à 1808 se déroulèrent dans le Nord-
Ouest (autour de l’actuel État du Maharashtra, Bombay) entre les armées de
la compagnie et la grande confédération marathe. Celle-ci pouvait
rassembler des milliers de groupes guerriers hindous : d’abord contre les
Moghols, ses conquêtes s’étendirent sur une grande partie de l’Inde, mais,
avant d’affronter les Anglais, une grande partie de la puissance des
Marathes avait été brisée en 1761 par une nouvelle invasion des Afghans à
Panipat près de Delhi.
En Inde du Sud, l’East India eut nombre de difficultés, notamment du fait
des menées des Français qui soutinrent contre les Anglais l’État du Mysore.
Parvenu à sa tête, un musulman rigoureux, Tippoo Sahib, entreprit de le
doter, avec l’aide des Français, d’une armée moderne. Il mena quatre
guerres contre l’East India qui prétendait venir au secours d’autres États
qu’il avait attaqués, et ce d’autant plus que l’Angleterre était en guerre
contre la France révolutionnaire. Tippoo Sahib combattit efficacement et
préféra la mort à la reddition quand sa citadelle tomba. En 1799, la
domination de la compagnie sur l’Inde du Sud était complète.
Dans le Nord-Ouest, au début du xixe siècle, la progression britannique
vers le Penjab s’opère en établissant des protectorats sur nombre d’États
plus ou moins opposés les uns aux autres. Mais les Sikhs montent en
puissance avec la fondation par Ranjit Singh du royaume sikh et d’une
armée de type européen. En 1845, celle-ci se comporta très efficacement
lors d’une première « guerre sikh » puis d’une seconde en 1848, infligeant
aux Anglais des pertes considérables. Ces guerres furent les plus dures
qu’ils eurent à mener en Inde. Peu après la conquête, les Anglais décidèrent
un très vaste programme d’irrigation au Penjab à partir des eaux de l’Indus
et de ses affluents.
En 1813, l’East India perdit son monopole commercial et se trouva
réduite à un rôle politico-administratif pour le compte du gouvernement
britannique et sous le contrôle du Parlement de Westminster. Elle devint
surtout une machine fiscale chargée de prélever l’impôt foncier, mais elle
veilla à la façon dont étaient gérés les États princiers sur lesquels s’exerçait
son protectorat. Elle laissa aux élites locales, aux zamindars, le soin de
maintenir l’ordre quotidien, les notables indiens étant les grands profiteurs
de l’ordre colonial, puisqu’ils avaient pu transformer grâce à lui leurs
fonctions fiscales sur la paysannerie en droits de propriété foncière.

La grande rébellion de 1857 : la « révolte des cipayes »

Il s’agit de la révolte de l’armée coloniale du Bengale, l’une des trois


armées de l’East India (les deux autres étant basées à Madras et à Bombay).
Après sa désastreuse expédition en Afghanistan (1841), de nombreux
cipayes réclamèrent des compensations car ils acceptaient mal le
recrutement de soldats dans d’autres régions que l’Oudh. De surcroît, les
cipayes hindous refusaient de prendre le bateau (à cause d’un refus
religieux de la mer) pour aller combattre en Birmanie. Le fait de disposer de
nouveaux fusils dont il fallait déchirer les cartouches avec les dents fit
craindre aux soldats qu’elles aient été enduites de graisse animale (vache ou
porc).
Une première révolte éclata en mars 1857 dans des casernes près de
Calcutta, mais elle fut arrêtée. Le mouvement principal se produisit le
10 mai 1857 à Meerut, près de Delhi : 85 cipayes ayant été mis aux fers
pour avoir refusé d’utiliser les nouvelles cartouches, leurs camarades les
libérèrent, massacrèrent les officiers, marchèrent sur Delhi dont ils
s’emparèrent facilement et mirent à leur tête le vieil empereur moghol. La
révolte se propagea immédiatement, et les insurgés, voulant sans doute
symboliquement commettre l’irréparable, massacrèrent les officiers anglais
avec leurs familles.
Pour s’opposer aux unités mutinées, le commandement anglais ne
pouvait compter que sur les régiments formés d’Européens. Or ceux-ci
n’étaient que 23 000 dans l’armée du Bengale, alors que les cipayes étaient
128 000, et les uns comme les autres étaient principalement concentrés près
de Delhi, au Penjab, qui venait d’être récemment annexé après la guerre
contre les Sikhs.
Les révoltes de cipayes se produisirent surtout en Inde du Nord, dans les
villes des plaines de l’Indus et du Gange, mais elles ne rencontrèrent
semble-t-il pas beaucoup d’écho parmi les populations rurales où du coup
l’autorité britannique avait pratiquement disparu. En revanche, dans l’Oudh
(Lucknow), dont de nombreux cipayes étaient originaires, la population
presque tout entière (hindous et musulmans) participa à la révolte, y
compris les princes et les propriétaires fonciers. Nombre de ces derniers –
anciens collecteurs d’impôts – venaient de voir leurs droits de propriété
contestés par des agents de la compagnie qui voulait s’approprier la rente
foncière pour faire face à de nouvelles dépenses militaires (cf. Jacques
Weber in C. Markovits).
Ailleurs en Inde, les grands notables, les commerçants importants ne
bougèrent pas et protégèrent les Anglais. Les Sikhs, dont on pouvait
craindre qu’ils reprennent la guerre ou qu’ils se joignent aux insurgés, ne
bougèrent pas (car ils avaient encore combattu les cipayes dix ans
auparavant), et même ils se battirent au côté des Anglais. En revanche, les
cipayes, qui avaient appris à combattre, firent la guerre avec beaucoup
d’habileté et de courage, mais sans plan d’ensemble, faute de
commandement unifié.
Pour les troupes britanniques qui avaient déjà combattu au Penjab contre
les Sikhs et les Afghans, la priorité absolue était la reconquête de Delhi.
Elles y parvinrent, non sans peine, quatre mois plus tard : la ville fut prise
après six jours de terribles combats de rue et une partie de la population fut
massacrée. Des renforts furent acheminés depuis Bombay et depuis Madras
(par mer, via Calcutta) et même depuis l’Europe. De durs combats se
déroulèrent autour de Lucknow, qui ne fut reprise qu’en mars 1858, après
trois mois. Les troupes anglaises se battirent avec une grande violence ; des
villes et des villages furent systématiquement brûlés après le massacre de la
population. Des milliers de prisonniers furent exécutés. Des biens furent
confisqués et donnés à des Indiens restés « loyaux ». La paix fut
officiellement rétablie en juillet 1858, mais des opérations continuèrent,
notamment en Inde centrale, pendant plus d’une année (cf. Jacques Weber).

La disparition de l’East India et la nomination d’un vice-roi

L’East India Company disparut en 1858 et l’Inde passa sous l’autorité


directe de la Couronne britannique, celle-ci étant représentée par un vice-
roi. Le dernier empereur moghol fut jugé pour trahison et déporté en
Birmanie. Parmi les leçons que les Anglais tirèrent de la Grande Mutinerie,
la première fut qu’il fallait davantage de troupes européennes, la seconde
qu’on devait construire au plus vite des voies ferrées pour transporter
rapidement celles-ci d’une région à l’autre.
Juste un siècle après la bataille de Plassey, on considère souvent que les
instigateurs de la Grande Mutinerie voulaient marquer une revanche
historique. On peut aussi penser qu’ils s’étaient rendu compte que les
Anglais, considérés essentiellement comme des commerçants, étaient
devenus les maîtres de l’Inde dont ils avaient pris progressivement le
contrôle militaire. Ce fut sans doute vrai dans quelques cas, notamment
dans l’Oudh, mais pas dans l’ensemble de l’Inde. Il n’y eut pas d’autre
grande révolte après 1857.
En fait, les commerçants associés de la compagnie et les zamindars
percepteurs d’impôts qu’elle avait reconnus comme propriétaires fonciers
savaient à quel point ils avaient profité de la domination britannique. Ils
redoutaient que la mise en accusation de celle-ci soit une dénonciation des
changements agraires qu’elle avait permis et dont ils avaient largement
profité.
Au début du xixe siècle, le déclin de la mode des indiennes et l’essor de
l’industrie textile anglaise firent que le commerce de l’Inde devint
importateur de cotonnades britanniques. Les fileuses et tisserands indiens
furent frappés de taxes pour les obliger à cesser leur activité et à détruire
leur matériel, afin de laisser le champ libre aux productions industrielles
anglaises désormais massivement importées en Inde.
Marx a décrit ce modèle de commerce colonial (qui fonctionnait en sens
inverse du précédent) et à propos de ce qu’il appela le « mode de
production asiatique », il montra avec justesse la transformation des
zamindars percepteurs d’impôts en propriétaires fonciers à l’instigation des
colonisateurs. Mais il ignora à quel point l’Inde et surtout ses commerçants
avaient bénéficié, durant près de deux siècles, des exportations d’étoffes par
l’entremise des agents de l’East India Company.
Sans cette longue phase – pour laquelle on ne peut guère parler de
relation coloniale, ni de domination européenne –, la mainmise coloniale
aurait-elle pu s’établir peu à peu ? Cette dernière, malgré la maigreur de ses
effectifs, a progressivement profité de l’affaiblissement de l’Empire moghol
du fait de l’enrichissement des négociants et des notables dû à leur
association avec les agents du commerce européen. Mais c’est aussi parmi
les notables anglicisés qu’à la fin du xixe siècle commenceront à se
développer les idées d’autonomie puis d’indépendance.
On peut considérer que cette expérience de l’établissement progressif de
la domination britannique en Inde, avec le concours intéressé de la classe
dirigeante autochtone, est à l’origine des méthodes dites de colonisation
indirecte que les Britanniques – en l’occurrence les employés de
compagnies de commerce comme l’East India Company – mettront en
œuvre dans les pays africains dont ils feront la conquête au xixe siècle. Les
pouvoirs traditionnels des chefs locaux furent maintenus, sinon renforcés.
Les missionnaires protestants traduisirent la Bible en d’innombrables
langues africaines et cela servit à l’alphabétisation d’une partie des
autochtones, la langue anglaise étant réservée à une minorité.
Au contraire, dans la plupart des pays africains soumis par l’armée
française au xixe siècle (avec le soutien des missionnaires catholiques qui
enseignaient en français), ce sont les méthodes de la colonisation directe qui
furent la plupart du temps mises en œuvre, comme après la conquête de
l’Algérie. Cependant, au début du xxe siècle, des méthodes plus ou moins
proches de celles de la colonisation indirecte furent mises en œuvre par les
autorités françaises dans les pays sous protectorat (Tunisie, Maroc). Leur
conquête fut beaucoup plus rapide et moins difficile que celle de l’Algérie.
chapitre 6

La très longue et très difficile


conquête de l’Algérie
Alors que les conquêtes de grands empires, comme celui des Aztèques
puis celui des Incas ou celui du Grand Moghol ont été le fait de groupes très
peu nombreux d’Européens, qui ont bénéficié de l’appui de nombreuses
forces autochtones, la conquête de l’Algérie a été le fait des contingents
importants d’une armée régulière qui ont dû se battre des décennies durant
pour venir à bout de la résistance de populations aux effectifs pourtant peu
élevés. La régence d’Alger comptait sans doute 3 millions d’habitants alors
que l’Inde du xviiie siècle en comptait cent fois plus.
Alors que jusqu’au milieu du xixe siècle il fallait plusieurs semaines de
navigation pour atteindre l’Amérique et plus encore l’Inde via le cap de
Bonne-Espérance, deux ou trois jours suffisaient pour aller de Marseille aux
côtes algériennes ; l’armée française était donc presque à pied d’œuvre. De
toutes les conquêtes coloniales, celle de l’Algérie fut cependant
probablement la plus difficile et la plus longue. Elle est présentée
aujourd’hui comme le prototype de l’entreprise colonialiste, alors qu’en fait
elle est plutôt un cas assez exceptionnel. Il importe de comprendre
pourquoi. Pour cela, il faut envisager le cas de l’Algérie sur le temps long et
de façon plus précise pour le temps court, en le comparant avec les très
grandes conquêtes coloniales et en tenant compte de ce qui se passait alors
en Méditerranée, notamment orientale. Telle est la méthode d’analyse
géopolitique.
La conquête de l’Algérie fut une tragédie et il serait indécent de
commencer, comme on le fait le plus souvent, par le fameux « coup
d’éventail » donné par le dey d’Alger au consul de France.
Commencer par voir les choses de plus loin

Comparé à l’éloignement des anciennes colonies comme le Québec ou


Saint-Domingue, qui furent conquises au-delà de l’Atlantique, la relative
proximité des côtes d’Afrique du Nord donne aujourd’hui à penser à
nombre de Français que, logiquement, l’Algérie était pour la France un
enjeu plus accessible et somme toute plus important. Au début du
xvie siècle, les Espagnols, avec Charles Quint en personne, s’y étaient cassé
les dents.
Mais l’intérêt des conquêtes coloniales ne tenait pas tant au moindre
éloignement qu’aux ressources que l’on pouvait espérer de tel ou tel pays,
fût-il très lointain. À Saint-Domingue comme à la Martinique ou à la
Guadeloupe, on pouvait produire avec des esclaves du sucre ou du café,
produits de grande valeur. Quant au Québec et encore plus à la Louisiane,
leur conquête donnait l’accès aux immensités de l’Amérique du Nord où
l’on croyait en la présence d’or et d’argent comme au Mexique et au Pérou.
En revanche, l’Afrique du Nord – pour ce que l’on en savait depuis des
siècles – n’offrait pas de denrées précieuses, mais essentiellement des
pâturages à moutons et de maigres champs de céréales. Ce n’était pas très
intéressant, à moins de vouloir en chasser l’islam pour y rétablir le
christianisme, ce que les Espagnols ou les Portugais, après la Reconquista,
avaient un temps voulu faire au xvie siècle, avant de se heurter à forte partie
et de se tourner vers le Mexique, le Pérou ou le Brésil avec leurs richesses.
Pour les Portugais et ensuite pour les Anglais, les Hollandais et les
Français, l’Inde offrait des épices et des étoffes, mais ce puissant empire
n’était pas à conquérir et il ne le fut qu’au bout de deux siècles de
collaboration de ses notables avec les marchands européens.
Ces observations montrent que pendant longtemps, la conquête d’une
partie de l’Afrique du Nord n’a pas été pour les dirigeants français un enjeu
prioritaire, contrairement à ce que l’on croit aujourd’hui encore. Et la
preuve en fut fournie par le fait qu’en 1830 le gouvernement français ne se
décida à l’expédition d’Alger qu’après trois ans d’atermoiements et qu’une
dizaine d’années plus tard il ne s’agissait encore officiellement que d’une
occupation restreinte et temporaire.
La conquête de l’algérie s’est heurtée à une résistance opiniâtre

Par rapport aux conquêtes des deux Amériques ou de l’Inde qui ont été
relativement faciles et où de petits groupes d’Européens sont venus à bout
de grandes armées indigènes, la guerre de conquête de l’Algérie, beaucoup
plus tardive, fut aussi beaucoup plus difficile. Après les guerres
napoléoniennes, les Français disposaient pourtant d’armes plus efficaces
que leurs adversaires. Cette conquête a nécessité de très importants moyens
militaires et les pertes humaines, principalement dues aux maladies, ont été
considérables. Les soldats récalcitrants étaient envoyés dans les bataillons
disciplinaires, les « Bat’daf » (bataillon d’infanterie légère d’Afrique) ou
dans de véritables bagnes dénommés biribi où l’armée puisait des
« volontaires » pour des opérations très risquées.
Bugeaud, au plus fort de la guerre contre Abd el-Kader, disposa de plus
de 100 000 soldats, soit le tiers de l’armée fran çaise, ce qui posa à l’état-
major des problèmes délicats lors de périodes de tension en Europe
occidentale. Il fallut trente ans pour que l’armée française parvienne non
sans peine à prendre le contrôle du Nord de l’Algérie, le tell, c’est-à-dire la
zone cultivable plus ou moins arrosée et relativement peuplée.

L’armée française en Algérie s’est heurtée à des tribus qui savaient se


battre

Pour expliquer la lenteur et les difficultés, il faut tenir le plus grand


compte du fait que la conquête s’est heurtée à une population dont les
capacités guerrières étaient grandes. Les militaires et les hommes politiques
ne se doutaient guère qu’en Algérie quasiment tous les hommes étaient
armés et qu’ils savaient fort bien se servir de leur fusil (datant du
xviiie siècle et importés de Turquie ou d’autres pays méditerranéens). Les
officiers qui, sous le commandement de Bonaparte, avaient fait partie de
l’expédition d’Égypte (1798) avaient bien combattu des musulmans, mais
les paysans de la vallée du Nil n’avaient jamais été armés ni organisés en
tribus ; à la fin du xviiie siècle, ils étaient encore sous l’emprise d’une
hiérarchie de mamelouks, bons guerriers en dépit de leur statut
d’« esclaves » importés du Caucase.
En revanche, le peuplement de l’Algérie, comme du reste celui du
Maghreb, était, sauf dans les grandes villes, organisé essentiellement en
tribus, forme d’organisation politique et guerrière en principe égalitaire
fondée sur des rapports de parenté plus ou moins réels. Chaque tribu avait
son territoire avec ses terres collectives, ce qui n’excluait pas que certains
champs, certaines plantations et certains jardins soient la propriété d’une
personne ou d’une famille. À la différence des paysans européens à qui la
possession d’armes était interdite (avec les chevaux, elles étaient réservées
aux professionnels de la violence qui formaient une caste, la noblesse)
depuis la mise en place du système féodal, la plupart des paysans-pasteurs
du Maghreb aux xviiie et xixe siècles avaient leur fusil ou leur sabre et
chacun son cheval chez les pasteurs. Leurs tribus savaient se battre.
Ces tribus étaient des sortes de machines de guerre, car elles avaient
coutume de se combattre (sans s’exterminer) pour divers prétextes. Ce
n’était pas un esprit d’anarchie, mais le moyen de développer chez les
jeunes la valeur guerrière concernant les rivalités de territoire. Chaque tribu
devait essayer de défendre ses récoltes et ses troupeaux contre les
prélèvements « fiscaux » qu’opéraient sur les récoltes d’autres tribus pour
leur propre compte et pour celui de l’État. Celui-ci portait le nom de
maghzen (ce qui a donné en français magasin parce qu’il stockait les grains
dans des sortes de greniers souterrains). Les tribus les plus puissantes
étaient souvent les tribus maghzen opprimant des tribus moins fortes qui
subissaient sans se trouver pour autant désarmées ou cherchaient refuge
dans la montagne.
Si l’appareil d’État, au début du xixe siècle, est relativement faible dans la
régence d’Alger, les hommes des tribus – ou du moins leurs notables – sont
conscients d’une relative unité du Maghreb, car ils le sillonnent pour aller à
La Mecque en pèlerinage. Ils sont aussi conscients de l’existence de
frontières plus ou moins floues, mais très anciennes entre les tribus
d’obédience marocaine, celles du Maghreb central et celles de Tunisie.
Dans quelques massifs montagneux, la Grande Kabylie notamment, où
les tribus sont hors d’atteinte des contingents du maghzen, celles-ci ne se
privent pas de se mesurer les unes aux autres, ce qui les rend redoutables
pour un adversaire venu de l’extérieur et contre lequel elles font bloc.
La guerre d’Algérie du xixe siècle fait penser à l’Afghanistan où à la même
époque les Anglais se sont cassé les dents

Les Anglais ont gardé le souvenir du grand désastre qu’a subi le


2 novembre 1841 l’armée des Indes. Seize mille hommes avaient été
envoyés à Kaboul afin de faire pression sur le « roi d’Afghanistan » (c’était
le chef d’une confédération de tribus), Dost Mohamed, qui était en contact
avec des envoyés du tsar. La garnison anglaise de Kaboul, assaillie par les
tribus afghanes, décida de se replier vers l’Inde, mais absolument tous les
militaires – pour une part des cipayes – furent peu à peu massacrés en
chemin, sauf un médecin qui put raconter ce qui s’était passé. Un nouveau
désastre, Gandamak, se produisit en janvier 1842 lors d’une expédition de
représailles. Par la suite, d’autres tentatives anglaises eurent un sort
comparable : dans la fameuse passe de Khyber, sous une paroi rocheuse
longue de plusieurs kilomètres, sont scellées des plaques portant le nom des
régiments britanniques qui subirent de lourdes pertes contre les Afghans. En
1880, l’armée des Indes subit encore une grave défaite à Maiwand, près de
Kandahar. Tout cela explique que les Anglais aient finalement renoncé à
prendre le contrôle de l’Afghanistan, d’autant que les montagnes qui
s’étendent sur une partie du pays favorisaient les guerriers afghans. On sait
évidemment à quel point les Russes de 1980 à 1988 puis les Américains
depuis 2001 ont éprouvé de difficultés face aux Afghans, qui sont restés
pour l’essentiel organisés en tribus aux rapports pourtant plus ou moins
conflictuels.
Les caractéristiques politiques de l’Algérie de 1830 sont comparables à
celles de l’Afghanistan d’alors. Le pouvoir des Turcs ne s’exerce
directement que sur les environs d’Alger, de Tlemcen, de Constantine et de
quelques autres villes. Ailleurs, ce sont les tribus maghzen qui lèvent
l’impôt au nom du dey d’Alger. En Afghanistan, le roi, qui n’est que le chef
d’une tribu plus puissante que les autres, ne parvient pas à faire lever
quelque impôt ; dans les accords que les Anglais passent avec lui, ce sont
eux qui lui versent un tribut annuel pour l’aider à empêcher les tribus de
pactiser avec les Russes !
La faiblesse territoriale de l’appareil d’État turc explique la valeur
guerrière des tribus, car celles-ci sont obligées d’avoir des armes. Les tribus
raïa, qui n’ont pas assez les moyens de se défendre pour éviter de payer
l’impôt, sont sous la coupe des autres. L’organisation tribale ne signifie pas
arriération sociale.
La tribu est une organisation égalitaire, surtout en Grande Kabylie : tous
les hommes participent aux discussions de la djemaa, l’assemblée
villageoise ou tribale, mais dans certaines tribus, les tribus maghzen
notamment, quelques familles ont traditionnellement plus d’influence : elles
ont davantage de fils et donc davantage de fusils et de ce fait plus
d’expérience dans l’art de la guerre.
Ces rapports de force traditionnels entre tribus expliquent que les troupes
françaises aient trouvé devant elles fort peu de soldats de métier, un petit
contingent de janissaires turcs, mais surtout – ce que les généraux n’avaient
pas prévu – un grand nombre de paysans et de pasteurs qui avaient des
armes et savaient s’en servir ensemble pour organiser des opérations ou
défendre les villages, d’autant que les imams ou cheikhs, guides de la
prière, les appelaient à lutter au nom de l’islam contre des envahisseurs
étrangers. De grandes confréries religieuses entretenaient en Algérie des
rapports plus ou moins distants avec le pouvoir ottoman.
À la différence de l’Afghanistan où les tribus ont reçu dans les guerres
récentes des armes modernes qui leur ont permis de combattre un adversaire
étranger, les tribus algériennes, une fois soumises, ont été systématiquement
disloquées, désarmées par les Français et elles n’ont pas joué de rôle majeur
dans la guerre d’indépendance. C’est un appareil d’État clandestin mais
déjà totalitaire, celui du FLN, qui a dirigé la lutte des Algériens et a veillé à
ce que les tribus ne puissent y jouer un rôle.

La situation géopolitique en Méditerranée vers 1830

Ce rôle des tribus, que j’estime fondamental dans les difficultés qu’ont
rencontrées les Français lors de la conquête de l’Algérie, demeure ignoré
dans quasiment tous les textes traitant de la conquête de l’Algérie. Mais ces
difficultés doivent être envisagées dans un autre contexte. Car, comme nous
le verrons, la conquête de la Tunisie (1881) puis celle de la plus grande
partie du Maroc au début du xxe siècle furent bien moins difficiles et
beaucoup plus rapides. Et pourtant, les populations rurales – celles du bled
– étaient pourvues des mêmes structures sociopolitiques qu’en Algérie :
même organisation en tribus à forte capacité guerrière, même rôle des
confréries musulmanes. Instructive est la comparaison de ces trois
conquêtes coloniales au Maghreb. Il faut aussi les envisager en fonction
d’un champ d’analyse géopolitique beaucoup plus vaste et prendre
également en compte les rivalités de pouvoirs entre puissances
européennes.

Le « temps long » : des croisades à la bataille de Lépante (1571)

On pourrait dire que la difficile soumission de l’Algérie ouvre la série des


conquêtes coloniales en Méditerranée. Il paraît d’ailleurs assez paradoxal
que les différents impérialismes européens se soient attaqués à la
Méditerranée si tardivement, à cette partie du monde qui leur était pourtant
plus proche que l’Amérique ou l’Asie. Mais une grande partie des côtes du
Nord de l’Afrique, le Proche-Orient mais aussi les Balkans étaient depuis
quatre siècles sous le joug d’une très grande puissance, l’Empire ottoman,
qui a pu se maintenir jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale.
En fait, pour ce qui est de l’ensemble de la Méditerranée et pour
envisager des temps très longs, ce n’est évidemment pas par l’Algérie que
l’expansion ouest-européenne a commencé, mais par le Proche-Orient avec
les croisades. Encore aujourd’hui, les islamistes leur accordent une
importance majeure, puisqu’ils y voient la preuve que « l’Occident » a une
volonté primordiale d’agresser l’islam. Ils passent sous silence le fait que
les conquérants musulmans avaient conquis aux viie-viiie siècles une partie
des terres chrétiennes et la péninsule Ibérique. Du fait de leurs rivalités
tribales, ils en furent presque complètement repoussés après leur défaite de
Las Navas de Tolosa en 1212 (épisode plus important que la prise de
Grenade en 1492) par une série de guerres qui pour les chrétiens avaient
aussi statut de croisade.
Nombre de Juifs et de musulmans de cette Andalousie se réfugièrent dans
les régions côtières du Maghreb, l’Occident du monde arabe où l’on n’a pas
perdu le souvenir d’Al Andalus. Les croisades les plus fameuses – il y en
eut six –, celles que les islamistes ne cessent aujourd’hui d’évoquer, furent
menées du xie au xive siècle vers le Proche-Orient autant pour « libérer le
tombeau du Christ » que pour prendre le contrôle des ports où arrivaient les
caravanes chargées de produits précieux en provenance de l’océan Indien.
Ces croisades se soldèrent finalement par l’expansion de l’empire des
Ottomans sur tout le Sud-Est de l’Europe (prise de Constantinople en 1453)
et sur la plus grande partie du Moyen-Orient. La conquête de l’Amérique,
d’où afflua l’or du Pérou, et l’ouverture de la route des Indes orientales
firent que les Européens de l’Ouest se désintéressèrent de la Méditerranée
quand la flotte ottomane fut détruite à la bataille de Lépante (1571), aux
abords de la Grèce, par les flottes coalisées de l’Espagne, de Gênes, de
Venise et du pape.

L’expédition d’Égypte ouvre une nouvelle phase de conflits en


Méditerranée orientale

Un calme relatif s’établit pendant deux siècles en Méditerranée, durant


lesquels Venise perdit ses possessions en Grèce. Il ne fut rompu que par
l’expédition de Bonaparte en Égypte (1798). Celui-ci fit une grande
proclamation annonçant qu’il respectait l’islam et qu’il venait libérer les
Arabes de la domination des Turcs et de leurs auxiliaires mamelouks. Mais
il avait sans doute pour but (voir Henry Laurens, L’Expédition d’Égypte,
1989) d’établir une route vers l’Inde où des officiers français continuaient
de lutter contre les Anglais en soutenant Tippoo Sahib, souverain du
Mysore, lequel se donnera la mort en 1799. Toujours est-il que cette
expédition française dans cette partie de l’Empire ottoman qu’était l’Égypte
entraîna l’intervention des Anglais, qui détruisirent la flotte française à
Aboukir, près d’Alexandrie. Non seulement ceux-ci entendaient préserver la
« route des Indes » qu’ils avaient établie, avec l’accord d’Istanbul, entre
Haïfa en Palestine et Koweït sur le golfe Persique, mais ils voulaient aussi
soutenir l’Empire ottoman contre la pression des Russes qui rêvaient
d’atteindre la Méditerranée et de « libérer » Constantinople. En 1774, une
première guerre russo-turque s’était soldée par un traité qui permit aux
navires russes de franchir les Détroits et qui plaça sous protection du tsar les
chrétiens orthodoxes de l’Empire ottoman, c’est-à-dire les Bulgares, les
Serbes et les Grecs. Les uns et les autres – ou du moins leurs intellectuels –,
après le retentissement de l’expédition d’Égypte, commencèrent à évoquer
les idées de la Révolution française pour revendiquer leur indépendance.
L’influence française se maintient en Égypte, malgré la capitulation en
1801 des troupes abandonnées par Bonaparte en 1799. Méhémet-Ali, le
chef d’un détachement albanais de l’armée ottomane, impressionné par les
capacités des Français, décide de s’en inspirer pour édifier l’appareil d’État
moderne dont il jette les bases après avoir éliminé le pouvoir mamelouk. Ce
sont des ingénieurs français qui l’aident à construire le premier barrage sur
le Nil (à la tête du delta) et à jeter les bases d’une nouvelle armée. Les
Anglais voient évidemment cette influence française d’un assez mauvais
œil.
En 1821, les Grecs se révoltent contre l’Empire ottoman et proclament
leur indépendance (en fait seulement sur le Péloponnèse). Mais l’armée
turque opère une contre-offensive marquée notamment par les célèbres
massacres de Chio qui scandalisent l’opinion européenne. La Russie,
l’Angleterre et la France exigent alors du sultan le respect de
l’indépendance des Grecs et envoient des navires de guerre qui bloquent
dans la rade de Navarin la flotte turque renforcée par celle que Méhémet-
Ali, l’homme fort d’Égypte, a envoyée en renfort pour se faire reconnaître
de nouveaux avantages par la Sublime Porte dont il dépend encore en
principe. À Navarin sombre malencontreusement toute la flotte turco-
albanaise, à la fureur des dirigeants anglais (le 20 octobre 1827). Ils y
voient en effet une chance inespérée pour les Russes, qui s’empressent de
déclarer la guerre à la Turquie en 1828, alors qu’un corps expéditionnaire
français de 14 000 hommes dirigé par le général Maison chasse les Turcs de
Morée. Finalement, en 1830, l’Empire ottoman doit reconnaître
l’indépendance de la Grèce, du moins dans sa partie sud.

En Méditerranée occidentale, un accident diplomatique auquel on cherche


une solution amiable

Telle est la situation géopolitique à l’est au moment où, en Méditerranée


occidentale, une tension diplomatique oppose le gouvernement français à la
régence d’Alger : en 1827, le dey a frappé d’un coup d’éventail le consul de
France. Ce geste a un grand retentissement en Méditerranée. En effet, dans
les diverses parties de l’Empire ottoman, les consuls de France viennent
traditionnellement en tête des autres diplomates et depuis les capitulations
signées entre François Ier et Soliman le Magnifique en 1536, ils sont
notamment chargés de la protection des populations chrétiennes.
Ce coup d’éventail est une offense d’une gravité exceptionnelle que les
dirigeants français peuvent d’autant moins laisser passer que depuis 1815 et
la chute de l’Empire napoléonien, la France est une très grande puissance
déchue placée sous la surveillance de ses vainqueurs réunis dans la Sainte-
Alliance et que l’Angleterre, en Méditerranée notamment, tient à marquer
sa prépondérance. Plutôt que d’envoyer des navires canonner la ville
d’Alger, comme l’avaient fait les Anglais en 1816, ce qui n’avait guère eu
d’effet, le gouvernement français, dans l’attente d’un acte diplomatique
majeur, envoie une escadre devant le port d’Alger pour mettre en place un
blocus qui durera trois ans.
De nos jours, on a souvent tendance à penser que la France – ou du
moins son gouvernement – a pris prétexte de cet incident pour se lancer à la
conquête de l’Algérie, d’autant plus – pourrait-on ajouter – que la flotte
turque qui aurait pu venir au secours du dey d’Alger venait d’être détruite à
Navarin (octobre 1827). Le fameux coup d’éventail dont il faut venger
l’offense remonte au 29 avril 1827, mais le débarquement du corps
expéditionnaire français près d’Alger n’a lieu que trois ans plus tard, le
14 juin 1830. Trois ans durant lesquels, remarque Charles-André Julien
dans son Histoire de l’Algérie contemporaine (1964), des ministres du roi
Charles X se sont efforcés de trouver diverses solutions à l’amiable, le dey
d’Alger et le gouvernement du sultan de Constantinople faisant de même
sans y parvenir. Pour comprendre ce blocage, il faut replacer l’Algérie et
cette affaire du coup d’éventail donné par le dey exaspéré par la persistance
d’une escroquerie financière vieille de plus de trente ans dans le contexte
géopolitique de la Méditerranée occidentale.

La régence d’Alger au début du xixe siècle et le rôle des « Juifs francs »

Alger, au début du xixe siècle, n’avait plus l’importance qu’elle avait eu


aux siècles précédents, lorsque l’or et l’argent d’Amérique arrivés à Séville,
après avoir traversé l’Atlantique, passaient pour une part en Méditerranée
pour répondre aux besoins monétaires des possessions italiennes de la
couronne d’Espagne. Dès le début du xvie siècle, des pirates se postèrent à
l’est du détroit de Gibraltar, non pas sur la rive sud de l’étroite mer
d’Alboran (que Braudel nommait Manche méditerranéenne) où les
Espagnols avaient des places fortes, ni à son débouché oriental (car Oran fut
longtemps une base espagnole), mais plus à l’est encore, à Alger, qui
n’existait guère jusque-là, et à Tunis. Les Espagnols – et Charles Quint en
personne (1510) – lancèrent plusieurs attaques sur Alger et Tunis, ce qui
amena des pirates plus avisés que d’autres (Aroudj et Khayr al-Din, qui
étaient en fait des Albanais) à solliciter la suzeraineté de l’Empire ottoman
et à obtenir son soutien militaire.
Dès lors, les pirates (dont une partie étaient des chrétiens renégats)
devinrent des corsaires puisqu’ils partageaient leurs prises avec l’État dont
ils arboraient le pavillon. En 1518, le Maghreb central devint officiellement
la régence d’Alger et le pouvoir ottoman y fut incarné par un dey et par un
contingent de janissaires (ceux-ci acceptant plus ou moins celui-là) qui
prélevaient sur les prises des corsaires de quoi s’enrichir et verser chaque
année un tribut à la Sublime Porte.
La guerre de course, pratiquée sur presque toutes les mers et tout autant
par les États chrétiens entre eux que par les Barbaresques, rapportait non
seulement des monnaies et des métaux précieux, mais aussi toutes sortes de
marchandises et même des captifs. Si l’or et l’argent étaient versés par les
corsaires principalement aux représentants des États, l’écoulement des
cargai sons les plus diverses était d’autant moins facile que le marché local
était relativement restreint Alger – ne dépassait pas les 100 000 habitants,
pour la plupart au niveau de vie modeste. Il fallait donc écouler les prises
des corsaires dans les villes de tout le bassin méditerranéen et négocier les
rançons des chrétiens captifs.
Ce fut l’affaire des « Juifs francs », c’est-à-dire des Juifs qui étaient
officiellement placés, comme d’autres non-musulmans, sous protection des
consuls de France depuis les capitulations signées entre Soliman et
François Ier. On sait que celui-ci, dans la logique de sa lutte contre l’empire
des Habsbourg qui encerclait la France, loua à la flotte turque la rade de
Toulon. Pour une grande part, ces « Juifs francs » descendaient de Séfarades
chassés d’Espagne après 1492 et qui s’étaient installés sur les côtes d’Italie
(Venise, Livourne…), de l’Empire ottoman et du Maghreb. Dans la régence
d’Alger, ils ne se confondaient pas avec les Juifs de l’intérieur, parlant
l’arabe ou le berbère et que l’on peut qualifier d’autochtones (Berbères
anciennement convertis ou descendants d’une très ancienne diaspora).
Les « Juifs francs », qui entre eux parlent la lingua franca (mélange de
français et de bien d’autres langues), le ladino (vieil espagnol), le catalan,
mais qui emploient aussi le turc, le français, l’italien, etc., jouent un rôle
considérable dans le commerce méditerranéen et sont dans une certaine
mesure à l’origine de la conquête de l’Algérie. Non seulement ils écoulent
dans les pays chrétiens les prises des corsaires « turcs », mais ils deviennent
les intermédiaires pour les exportations agricoles de la régence d’Alger vers
les pays européens. Ce sont principalement des céréales, qui proviennent
des prélèvements fiscaux en nature que les tribus à la solde du dey d’Alger
opèrent sur celles qui ne sont pas assez fortes pour y échapper.
L’accroissement de ces prélèvements depuis la fin du xviiie siècle provoque
le mécontentement des tribus, qui, avec le soutien de certaines confréries,
commencent à se soulever contre les Turcs et leurs tribus maghzen. Les
revenus tirés de ces exportations agricoles tiennent une place d’autant plus
grande dans le budget du dey d’Alger que les profits de la course sont en
grand déclin depuis que les frégates anglaises opèrent en Méditerranée à
partir de Gibraltar (britannique depuis 1713), surtout durant la Révolution
française et l’expédition de Bonaparte en Égypte (1798).
Comme l’écrit à plusieurs reprises Charles-André Julien à propos de
l’Algérie avant 1830, « les Juifs francs avaient accaparé le commerce
extérieur. La maison Bacri-Busnach en détenait à elle seule les deux tiers,
dont elle fixait arbitrairement les cours. À Marseille, toute une colonie juive
s’était installée durant la Révolution pour trafiquer avec Alger, en liaison
avec Livourne ». Les Bacri et les Busnach, comme bien d’autres, étaient en
effet nombreux dans ce port italien.
L’affaire du « coup d’éventail » a pour origine d’importantes livraisons
de blé fournies par le dey de 1793 à 1798 au gouvernement français, par
l’entremise des Bacri et des Busnach. Ceux-ci se chargèrent – non sans
profit ni intermédiaires influents – du futur règlement de ces factures, en
versant au dey des avances, déduction faite de taux d’intérêt prohibitifs.
Mais trente ans plus tard, le dey n’avait toujours pas perçu l’ensemble du
montant de ce que lui devait le gouvernement français, les Bacri et Busnach
arguant que la France n’avait toujours pas payé, ce qu’assurait Deval, le
consul de France, qui était devenu leur complice. Parlant le turc et l’arabe,
ce personnage d’origine levantine était connu dans les milieux d’affaires
pour sa douteuse moralité. « Une louche affaire menée par les tout-puissants
négociants juifs d’Alger avec la complicité de politiciens tarés de Paris ; un
incident provoqué par un diplomate suspect » (Charles-André Julien).
S’étant empressé de proclamer que l’honneur de la France était en jeu, le
consul gagna un navire français arrivé dans le port d’Alger et exigea du dey
des excuses spectaculaires. Celui-ci refusa (avec l’appui zélé du consul
d’Angleterre). Pour ne pas perdre la face sur le plan international,
notamment en Méditerranée, le gouvernement français, dans l’attente d’une
solution, décida en juin 1827 l’envoi d’une escadre pour faire le blocus du
port d’Alger.

Les atermoiements du gouvernement français, causes externes et internes

Pour expliquer les atermoiements de la politique française, on insiste


habituellement sur les difficultés des ministres de Charles X face à une
opposition devenue puissante aux élections de 1827 et qui ne se souciait
guère (sauf à Marseille) de la question d’Alger ou en tirait argument contre
Charles X. Celui-ci incarnait l’esprit de revanche des « ultras », ces
aristocrates à qui le prudent Louis XVIII avait refusé en 1815 l’abolition de
tout ce que la Révolution avait apporté : la suppression des départements et
le rétablissement des provinces et surtout les domaines que la bourgeoisie
avait achetés comme biens nationaux. La morgue de Charles X et les
prétentions des « ultras » suscitaient l’opposition de l’opinion à tout ce que
le gouvernement voulait entreprendre, entre autres à la riposte à opposer au
dey d’Alger et à son coup d’éventail.
Il faut aussi tenir compte des événements fort importants survenus au
même moment en Méditerranée orientale. La victoire de Navarin fut une
affaire autrement spectaculaire que l’affaire d’Alger, mais cette défaite
turque ne poussa pas le gouvernement français à mener au plus vite une
intervention sur Alger en profitant de la faiblesse de la Sublime Porte, qui
n’était plus en mesure de s’y opposer. Mais le nouveau gouvernement de
Charles X était conscient qu’une opération sur Alger provoquerait l’hostilité
de l’Angleterre et il préféra renouer des relations avec le sultan pour mieux
jouer de la rivalité entre les Russes et les Anglais. À Paris, l’opposition se
servait de l’affaire d’Alger comme d’un argument parmi d’autres pour
dénigrer le gouvernement. Le prince de Polignac, nouveau chef du
gouvernement (aussi impopulaire que le précédent), eut l’idée d’une
stratégie étonnante que rapporte Charles-André Julien : pousser Méhémet-
Ali à mener une opération contre la régence d’Alger.
Le nouveau pacha d’Égypte entretenait de fort bonnes relations avec
nombre de Français qui le conseillaient pour l’édification d’une armée
moderne. En revanche, il n’était pas en bons termes avec les Anglais qui
s’opposaient à sa volonté de supplanter l’Empire ottoman en Syrie.
Polignac et Charles X eurent l’idée d’inciter et même d’aider Méhémet-Ali
à prendre le contrôle de la régence d’Alger et, pourquoi pas, de celles de
Tunis et de Tripoli. Cela ferait un ensemble continu avec l’Égypte, et les
relations de celle-ci avec la France s’en trouveraient renforcées. Le
problème était que, depuis Navarin, Méhémet-Ali n’avait plus de flotte.
Certes, il n’en voulait pas aux Français et ceux-ci proposèrent même de lui
prêter ou de lui louer des navires de guerre. Mais en France les amiraux s’y
opposèrent et leurs protestations parvinrent aux oreilles des Anglais qui
informèrent la Porte, laquelle proposa d’intervenir auprès du dey d’Alger.
Tout cela poussa certains leaders de l’opposition à déclarer qu’en fait
Polignac avait peur de mener une opération contre Alger et surtout craignait
la réaction des Anglais. Bourmont, ministre de la Guerre, proclama qu’il se
faisait fort d’aller mettre au pas les « pirates barbaresques » et que le
mécontentement des Anglais ne lui faisait pas peur. Il proclama qu’il fallait
mener l’armée du roi Charles X dans une grande aventure dont elle
reviendrait couverte de gloire et pleine d’ardeur. Du coup, nombre de
Parisiens hostiles au roi et à ses ministres commencèrent à penser et à dire
que ce corps expéditionnaire dont Bourmont (le « traître de Waterloo »)
voulait prendre la tête pourrait sans doute, à son retour d’Alger, reprendre
en main Paris et de façon sanglante. L’opinion française, dans sa grande
majorité (à l’exception de Marseille, sous l’influence des négociants), était
en fait hostile à cette expédition de l’autre côté de la Méditerranée.
En mars 1830, Charles X annonça dans un délai désormais proche
l’expédition d’Alger à la séance d’ouverture des deux assemblées, mais
Chateaubriand, membre de la Chambre des pairs, laissa entendre que le
ministère aurait dû demander l’accord de l’Angleterre. Celle-ci fit part de
son désaccord et manifesta son opposition à tout ce qui pourrait
compromettre l’intégrité de l’Empire ottoman. Polignac assura qu’il
s’agissait d’une opération contre des corsaires pour la libération d’esclaves
européens, qu’il ne s’agissait pas d’occuper Alger durablement et que le
gouvernement français consulterait les puissances pour discuter du futur
statut de la Régence. L’Angleterre fit savoir qu’elle se portait garante de
l’intégrité de l’Empire ottoman en Afrique et qu’au besoin la Royal Navy
pourrait y concourir. Le roi d’Espagne, l’ultra-réactionnaire Charles VII,
manifesta aussi son désaccord, bien qu’en 1823 une armée française, avec
Bourmont et au nom de la Sainte-Alliance, soit allée jusqu’à Cadix écraser
une révolte libérale qui s’était dressée contre lui avant de se retrancher dans
le fort du Trocadéro. En revanche, la Russie, pour embarrasser les Anglais
et affaiblir l’Empire ottoman, se déclara favorable à une occupation
permanente par la France des côtes de la régence d’Alger.

Le débarquement sans projet stratégique

Les trois années durant lesquelles le gouvernement de la France chercha,


après l’offense du coup d’éventail, à rétablir son prestige diplomatique tout
en évitant une opération militaire eurent des conséquences. Alors que, dans
un texte traduit en arabe et diffusé secrètement à quelques notables depuis
la Tunisie, Paris faisait savoir son respect de l’islam et son intention de ne
combattre que le dey, celui-ci fit envoyer aux tribus arabes et kabyles et aux
marabouts des confréries des lettres-circulaires dans lesquelles il affirmait
que c’était un devoir de religion de repousser l’invasion prochaine des
infidèles : « Sachez que les Français ont formé le dessein de débarquer et de
s’emparer d’Alger. […] Le gouvernement turc vous appelle à la guerre
sainte pour que vous en retiriez les avantages qui y sont attachés dans ce
monde et dans l’autre, à l’instar de vos ancêtres qui ont combattu dans la
première guerre sainte [celle qui repoussa Charles Quint en 1510]. La
guerre sainte est un devoir que nous impose la religion lorsque l’infidèle est
sur notre territoire. »

L’appel au djihad et à la mobilisation des tribus

La plupart des historiens qui étudient la conquête de l’Algérie


(notamment Charles-André Julien) ne mentionnent pas cette proclamation
de la guerre sainte. Les effets de celle-ci sont brièvement évoqués, avec le
texte de cet appel du dey, au début d’un petit ouvrage, Notes historiques sur
la Grande Kabylie de 1830 à 1838, publié à fin du xixe siècle par l’officier
Joseph-Nil Robin qui fut affecté à partir de 1875 en Algérie dans le Service
des affaires indigènes, notamment pour écrire l’histoire des conflits entre
tribus kabyles. Robin s’est notamment intéressé aux effets de cet appel dans
les multiples tribus de Grande Kabylie qui se sont mobilisées. Leurs
rapports avec le dey étaient pourtant traditionnellement fort mauvais,
puisque, perchées sur leurs montagnes, la plupart d’entre elles refusaient de
lui payer l’impôt. Cette proclamation de la guerre sainte a évidemment été
entendue dans les tribus arabes qui elles aussi se sont mobilisées. Toujours
est-il qu’en avril-mai 1830 (lorsque est finalement connu le départ de
l’expédition) ont convergé vers Alger dans un grand enthousiasme tout à la
fois guerrier et religieux quelque 35 000 combattants, en majorité kabyles
semble-t-il, à qui le dey a fait promettre des armes, des munitions, des
récompenses, et un important butin… Le bey de Constantine envoya
d’importants contingents.
La mobilisation au nom de la guerre sainte pour un conflit depuis
longtemps annoncé explique a contrario pour une part l’importance du
corps expéditionnaire français : 37 000 hommes (autant que pour
l’expédition d’Égypte, qui, elle, profita de l’effet de surprise). Mais l’état-
major, à qui on rapportait depuis des mois le fiasco fameux de Charles
Quint (qui perdit plus de la moitié de ses troupes), tint compte aussi de la
présence autour d’Alger de solides fortifications, de quelque
7 000 janissaires, renforcés par des milliers d’« Arabes » guerriers (à Paris,
on ne connaît pas alors l’importance, ni même l’existence des Kabyles qui
ne sont connus en France que de quelques « orientalistes » érudits). Mais il
est possible que l’état-major ait aussi tenu compte du risque d’une possible
intervention navale britannique – transport de troupes turques –, comme
ç’avait été le cas contre Bonaparte en Égypte.

Le choix de la baie de Sidi-Ferruch

Le débarquement du corps expéditionnaire commença le 14 juin 1830 à


27 kilomètres à l’ouest d’Alger sur les plages de Sidi-Ferruch, alors que le
dey s’attendait sinon à une attaque lancée comme bien d’autres directement
sur le port et la ville, du moins à un débarquement dans la baie située à l’est
d’Alger. Il n’est pas inutile d’évoquer le site qui a été l’objet d’une célèbre
observation géographique et stratégique. Il se trouve au pied d’une hauteur
d’où l’on voit loin en mer et que, de la mer, on voit de loin. En 1808, un
colonel du génie, Boutin, parvint discrètement à dresser la carte des
environs d’Alger, sous prétexte d’y peindre des aquarelles, et c’est lui qui
eut l’idée de débarquer à Sidi-Ferruch pour mener une action sur Alger, afin
de prendre à revers les fortifications de la ville. Après le débar quement à
Sidi-Ferruch, quinze jours de combats opposèrent les troupes françaises aux
janissaires et aux combattants volontaires. Mais ces derniers, furieux au
bout de quelques jours de n’être ni ravitaillés ni pourvus en munitions
malgré les promesses du dey, repartirent vers la Kabylie. Le 5 juillet, après
la capitulation du dey soutenu par la présence du consul d’Angleterre, les
troupes françaises, au milieu d’un grand désordre, entrèrent dans Alger où
elles se livrèrent au pillage, particulièrement celui des palais des dignitaires
turcs : le trésor du dey disparut entre les mains de nombreux généraux, ce
qui entraînera par la suite une commission d’enquête. Comme l’écrit
Charles-André Julien, les Juifs rachetèrent à bon compte les objets de
valeur et une grande partie des notables arabes quittèrent la ville. Les Turcs,
de gré ou de force, furent embarqués vers la Turquie dès le mois d’août et le
dey obtint de pouvoir partir pour l’Italie, à Livourne, pour éviter d’être
exécuté à Istanbul.

La carence du pouvoir à Alger et la pression croissante des tribus

Après la prise d’Alger, Bourmont ne sait que faire, car il ne reçoit aucune
instruction de Paris. La situation dans la capitale est de plus en plus
explosive, car le roi a dissous la Chambre en avril et les élections ont été
très favorables à l’opposition. D’autre part, l’annonce de la prise d’Alger
suscite la colère en Angleterre et les journaux parlent d’une possible guerre
si le corps expéditionnaire français ne quitte pas Alger, comme Polignac s’y
est engagé. Bourmont cherche néanmoins à montrer sa force dans la plaine
voisine de la Mitidja.
Peu après la prise de la ville, El Hadj Mohamed ben Zamoun, notable
d’une puissante tribu de Kabylie occidentale, les Flisset Mellil, dont le
territoire jouxte la Mitidja et qui a tout d’abord combattu les Français aux
abords de Sidi-Ferruch, prend contact avec Bourmont pour lui proposer,
« avec des hommes influents de la province d’Alger, un traité librement
débattu. Bourmont ne crut pas devoir tenir compte de ces ouvertures
pacifiques » (J.-N. Robin). Ben Zamoun organisa le 23 juillet une réunion
avec les représentants de nombreuses tribus arabes et kabyles mais
Bourmont ne vint pas. Pour marquer son dédain, il décida d’aller le jour
même en reconnaissance avec une colonne jusqu’à Blida (à 50 kilomètres
au sud d’Alger), et au retour – ce repli fut considéré comme une défaite –,
la colonne française fut attaquée par des combattants de tribus kabyles et
arabes et subit de lourdes pertes. « Par la suite aucune tentative de
négociations ne fut plus renouvelée », écrit Joseph-Nil Robin, qui se
demande si Ben Zamoun, en dépit de sa notoriété, aurait pu aboutir à un
accord. Cependant, dans ces premiers temps de l’occupation, le
commandement français – une fois le dey chassé – n’avait aucune mission
précise à remplir.
Le 27 juillet 1830 éclate à Paris la révolution que l’on appellera « de
Juillet ». Elle cause la chute de Charles X et son remplacement par Louis-
Philippe, roi des Français. À Alger, on apprit la nouvelle début août, et
Bourmont déclara à son état-major qu’il fallait rembarquer le corps
expéditionnaire, aller à Toulon et, de là, écraser la révolution parisienne.
Mais de nombreux officiers décidèrent de rejeter le drapeau blanc de la
Restauration pour arborer le drapeau tricolore. Bourmont prit la fuite en
Espagne et il fut remplacé par le général Clauzel, qui débarqua à Alger au
début de septembre.
Clauzel fut l’un des rares à prôner de son propre chef une colonisation. Il
avait vécu cinq ans aux États-Unis après 1815, notamment en Alabama où il
avait apprécié les progrès de la mise en valeur coloniale du pays après le
refoulement des tribus indiennes. À ses yeux, les tribus arabes n’étaient
sans doute pas très différentes. Sans plus attendre, il fit construire une
« ferme modèle » dans les environs d’Alger et considéra qu’on pouvait
recréer en Algérie les plantations qu’on avait perdues à Saint-Domingue.
Mais il fallait d’abord assurer le retour d’une grande partie des
37 000 hommes qui avaient débarqué, ce qui fut fait puisque Louis-Philippe
en avait donné l’assurance au gouvernement britannique. En effet, la
monarchie de Juillet, issue d’un mouvement révolutionnaire semblable à
ceux qui éclataient alors dans toute l’Europe, était regardée avec méfiance
par les puissances de la Sainte-Alliance, et le nouveau gouvernement
français avait grand besoin de se concilier au moins l’Angleterre.
Autour d’Alger et aux confins de la Kabylie occidentale, de nombreuses
tribus informées du rembarquement des troupes dans le port d’Alger
lancèrent contre elles de nombreuses attaques. À une vingtaine de
kilomètres à l’est, sur la côte, à Tementfous (cap Matifou), une assemblée
de représentants de tribus kabyles, arabes et de marabouts se réunit le
26 juillet 1831 et décida la lutte contre les envahisseurs. Clauzel, pour
montrer sa force, entreprit de lancer des opérations sur Médéa au-delà des
gorges de la Chiffa et sur Blida qu’il dut bientôt faire évacuer. Une colonne
de canonniers envoyée sans protection chercher des munitions à Alger fut
attaquée près de Boufarik dans la plaine de la Mitidja et les corps de
50 soldats furent retrouvés égorgés et coupés en morceaux. Pis, une
cantinière qui les accompagnait fut martyrisée de multiples façons et son
corps spectaculairement pendu à un palmier. Toute l’armée en entendit
parler et voulut les venger. Comme l’écrit Charles-André Julien, « la guerre
prit un caractère inexpiable ». Elle ne durait pourtant que depuis un an à
peine et seulement aux environs d’Alger, mais en matière d’atrocités elle
prit de part et d’autre des formes qui devaient ensuite être reproduites
durant des décennies. Cela suggéra que « les Arabes étaient les plus cruels,
les plus rusés et les plus fourbes des hommes » comme devait le dire Voirol,
général pourtant modéré, bientôt gouverneur.
La pression des tribus s’accentuant, Alger était directement menacée. Il
fallut détruire tout le quartier en contrebas de la Kasba pour mettre l’armée
à l’abri des fortifications turques. Clauzel fut rappelé en France et remplacé
par l’honnête Berthezène, qui ne disposait plus que de 16 000 hommes.
Celui-ci a été largement dénigré par ses successeurs pour sa modération,
son refus d’accaparer les biens des Algériens, sa volonté de s’appuyer pour
la gestion d’Alger sur des personnalités algériennes, pour ses doutes quant à
l’intérêt de coloniser l’Algérie et sa volonté de ne pas transgresser la
consigne de se limiter au littoral. Selon Charles-Robert Ageron, qui lui a
consacré sa seconde thèse (Gouvernement du général Berthezène à Alger,
1968), Berthezène fut presque un « gouverneur indigénophile ».
Malheureusement, dans le même temps, à Oran, qui ne pouvait être joint
que par la mer, le général Boyer, en principe sous les ordres de Berthezène,
agissait tout autrement et se rendait célèbre par les atrocités qu’il ordonnait.

Une alliance dans l’Ouest avec Abd el-Kader ?

Alors qu’en Algérie orientale, le puissant bey de Constantine, Ahmed


Bey, malgré la chute du dey d’Alger, continuait de maintenir solidement
l’appareil de pouvoir turc avec l’appui des grands notables arabes, en
Algérie occidentale les pouvoirs du bey d’Oran étaient moins étendus et
l’effondrement du pouvoir ottoman avait entraîné une aggravation des luttes
entre tribus. Bien avant 1830, face à l’augmentation des impôts exigés par
le dey d’Alger pour compenser la baisse des profits fournis par les
corsaires, nombre de tribus s’opposaient déjà aux tribus maghzen chargées
par l’État des expéditions fiscales. La nouvelle de la chute du dey d’Alger
accrut ce mouvement de révolte des tribus qui ne voulaient plus livrer une
partie de leurs récoltes. Aussi les notables de Tlemcen firent-ils appel au
sultan du Maroc, qui fit occuper une grande partie de l’Ouest de l’Algérie, à
l’exception d’Oran. Berthezène, à Paris, dans un discours aux députés, prit
position contre l’idée d’une colonisation de l’Algérie, en montrant que les
perspectives économiques étaient très réduites et que si la Mitidja était fort
peu peuplée, elle n’était pas pour autant propice à l’immigration, car le
paludisme y sévissait.
Bethezène fut remplacé en décembre 1831 par Savary, duc de Rovigo
(ancien ministre de la Police de Napoléon), qui avait de gros besoins
d’argent et comptait sur les avantages de sa charge pour les satisfaire. Il fit
construire une ligne de blockhaus autour d’Alger pour protéger la ville et
prit la plus belle mosquée pour en faire une église. Rovigo fut le premier
gouverneur à se faire personnellement connaître par des actes de cruauté
spectaculaires que réprouvèrent nombre de ses adjoints. Ainsi, près d’Alger,
en avril 1832, une petite tribu, les Oufia, qui était accusée (à tort) de vol, fut
exterminée sur ordre du duc de Rovigo, hommes, femmes et enfants,
malgré les efforts de l’intendant des armées Pichon pour les sauver.

L’apparition d’Abd el-Kader

Ce massacre eut de graves conséquences. À plusieurs centaines de


kilomètres de là, en octobre 1832, trois tribus de la région de Mascara
proclamèrent en effet la guerre sainte et choisirent pour la mener le jeune
Abd el-Kader. Il avait alors 24 ans. Ce n’était pas un djouad, un notable fier
de ses prouesses guerrières, mais un pieux et jeune marabout qui se disait
descendant du Prophète et était l’un des fils du chef de la Qadiriya, l’une
des plus puissantes confréries soufies (mystiques et ascétiques) du monde
arabe, plutôt aristocratique et assez mal vue du dey d’Alger en raison du
rôle qu’elle avait joué (comme d’autres confréries) contre le pouvoir
ottoman.
Celui que les Français appelleront Abd el-Kader revenait avec son père
d’un long pèlerinage à La Mecque, après deux ans d’un voyage qui les avait
menés à Bagdad où se trouvait le tombeau du fondateur de leur confrérie et
au Caire où le jeune homme s’était intéressé à l’organisation de l’appareil
d’État que venait de fonder Méhémet-Ali. Abd el-Kader, brillant cavalier,
homme d’action, combattait déjà près d’Oran des tribus autrefois alliées des
Turcs et qui avaient établi des relations avec les Français. Les tribus qui le
suivaient dans la guerre sainte lui donnaient déjà le titre d’émir et même
celui de commandeur des croyants.

Le gouvernement de Louis-Philippe hésite

Le premier débat parlementaire sur l’Algérie eut lieu en mars 1832.


Certains, dont Clauzel, réclamaient la colonisation. Mais le gouvernement
déclara que c’était l’affaire de particuliers, tout en ne précisant pas ses
projets. Les généraux refusaient le déshonneur que serait une évacuation
d’Alger, ce que réclamaient toujours les Anglais. Les parlementaires ne se
souciaient guère du problème. L’épidémie de choléra qui sévissait alors à
Paris leur paraissait autrement plus grave. La mort du chef du
gouvernement, Casimir Perier, cette année-là, du choléra permit en fait aux
militaires de se maintenir en Algérie.
Une commission d’enquête parlementaire se rendit sur place de
septembre à novembre 1833 pour enquêter sur « l’état actuel des choses et
préparer la solution aux différentes questions qui se rattachent à
l’occupation d’Alger ». Elle ne visita qu’Alger et ses environs, la Mitidja
jusqu’à Blida (où elle fut attaquée), les ports d’Oran et de Bône. À son
retour, elle ne dissimula pas les exactions de l’armée, les abus et les
prévarications de certains chefs, les incohérences des rapports avec les
indigènes. « Nous avons débordé en barbarie les barbares que nous venions
civiliser. » La commission, qui était présidée par un général et qui comptait
plusieurs militaires, dressa un constat de faillite des trois premières années
d’occupation. Elle conclut pourtant sans enthousiasme que, « par les divers
motifs d’utilité, de convenance, de nécessité qui se sont exprimés, la
régence d’Alger doit être définitivement occupée par la France ». Une
nouvelle commission dite « commission supérieure », présidée par le duc
Decazes et comprenant des militaires, mais aussi des civils intéressés à la
colonisation et quelques notables « maures d’Alger », jugea que « l’honneur
et l’intérêt de la France [lui commandaient] de conserver ses possessions
sur la côte septentrionale d’Afrique » « sous l’autorité d’un gouverneur
général ». Mais la commission n’admit pas l’occupation de l’intérieur du
pays (elle s’opposait même à la conquête de Blida). En matière de
colonisation, elle se prononça pour une politique prudente. Une série
d’ordonnances définit les pouvoirs du gouverneur et des différentes
instances administratives. Pour les villes côtières – Alger, Oran, Bône –,
elle décida un début d’organisation municipale, les maires français et leurs
adjoints français, israélites et musulmans étant choisis par les autorités
françaises. Des Européens s’arrogeaient la propriété de nombreux domaines
aux environs immédiats d’Alger, mais la plaine de la Mitidja était encore
soumise aux raids de quelques centaines de cavaliers hadjoutes dont les
Français ne pouvaient venir à bout.
Dans l’Ouest algérien, le général Desmichels mène des opérations, mais
il se rend bientôt compte qu’Abd el-Kader, avec le soutien des Marocains et
grâce à ses qualités personnelles et à son titre d’émir, impose son autorité à
un nombre croissant de tribus. Desmichels, sans avoir d’instructions
d’Alger qu’on ne peut joindre que par la mer, ni même de Paris, engage des
négociations avec Abd el-Kader par l’intermédiaire d’un négociant juif
d’Alger, Ben Durand, qui s’est souvent rendu en France. Celles-ci
aboutissent à la signature du « traité Desmichels » (février 1834) qui
reconnaît le pouvoir du commandeur des croyants sur tout l’Ouest algérien
(à l’exception des ports d’Oran et de Mostaganem) et notamment sur le port
d’Arzew par lequel pourra se faire le commerce d’exportation (blé et cuirs)
dont Abd el-Kader a pris le monopole comme celui des importations, y
compris de « tout ce qui concerne la guerre » [sic]. En attendant,
3 000 fusils et de la poudre sont, sur ordre de Desmichels, livrés à Abd el-
Kader afin qu’il combatte les tribus et les confréries qui refusent son
autorité. Desmichels fait même intervenir des troupes dans l’arrière-pays
d’Oran pour soutenir Abd el-Kader contre des rivaux qui ont dressé des
tribus contre lui.
La plupart des historiens d’aujourd’hui réduisent la portée de ce traité et
y voient une décision irréfléchie de Desmichels qui n’aurait pas consulté
auparavant le commandement en chef de l’armée d’Afrique. Mais le
successeur du duc de Rovigo n’est pas encore arrivé à Alger et ce « traité »
sera par la suite approuvé par le gouvernement. On peut se demander si ce
« traité Desmichels » n’était pas l’amorce d’une stratégie française de
domination indirecte semblable à celle qui avait été mise en œuvre en Inde
par Dupleix et ses successeurs, qui soutenaient de grands nawab contre
ceux que les Anglais appuyaient. Ce rappel n’est pas sans fondement :
lorsque Bonaparte lança l’expédition d’Égypte, les milieux dirigeants
français pensaient encore à l’Inde et l’on savait bien à Paris que des
Français soutenaient encore le souverain de Mysore, Tippoo Sahib, contre
les troupes de l’East India Company. En Algérie, une fois les côtes tenues,
il s’agissait de favoriser la mise en place dans l’intérieur d’un pouvoir
suffisamment fort pour contrôler les tribus. On verra que les clauses du
« traité Desmichels » dénoncées par les partisans d’une extension de la
conquête furent reprises en 1837 par Bugeaud dans les accords dits de la
Tafna avec Abd el-Kader.

Une kyrielle de gouverneurs et de généraux

Trézel, le successeur de Desmichels à Oran, ayant pris le contre-pied


d’une telle politique, Abd el-Kader lance un ulti matum puis inflige à une
colonne française lancée contre lui la lourde défaite de la Macta (juin 1835).
Pour surmonter cet échec, Thiers, ministre de l’Intérieur, impose le retour
de Clauzel qui a été en 1831 l’un des tout premiers partisans de la
colonisation. Alors que le gouvernement ne veut pas aller au-delà d’une
occupation des côtes, Clauzel ne cache pas qu’il veut celle de toute
l’Algérie. Il lance une série d’opérations contre Abd el-Kader, qui évite
l’affrontement direct et laisse les Français s’emparer de sa capitale,
Mascara. Clauzel se proclame victorieux et rentre à Alger sans se soucier
d’assurer le contrôle des tribus et des villes contraintes de se rallier aux
Français. Abd el-Kader reconquiert le terrain perdu et inflige aux troupes
françaises la lourde défaite de la Tafna (avril 1836). Clauzel étant allé à
Paris défendre sa politique devant le Parlement, le gouvernement envoie en
Algérie des troupes et un nouveau venu, Bugeaud, qui repousse les forces
de l’émir et regagne la France.
De retour à Alger, Clauzel décide de mener la conquête de l’Est du pays,
car il croit, selon l’avis de divers intermédiaires, pouvoir faire alliance avec
de grandes familles contre les Turcs toujours au pouvoir à Constantine,
moyennant pour celles-ci divers avantages. Considérant qu’Ahmed Bey
était désormais isolé, Clauzel décida de mener lui-même l’expédition, en
invitant des personnalités parisiennes, pour entrer en vainqueur à
Constantine. Mais la ville, protégée par les gorges du Rummel, était bien
défendue et l’affaire tourna au désastre pour les Français qui durent se
replier vers la côte, harcelés tout au long par les guerriers issus de
nombreuses tribus (novembre 1836). Clauzel voulut lancer une autre
offensive sur Constantine, mais à Paris le gouvernement nomma un autre
gouverneur général, Damrémont, en lui rappelant que l’occupation militaire
devait être limitée au littoral et en lui demandant de reprendre les
négociations avec Abd el-Kader.
Nouvel accord avec Abd el-Kader et prise difficile de Constantine

Bugeaud, nommé pour cela à Oran, mena les négociations par


l’entremise de Ben Durand. Elles aboutirent aux accords dits de la Tafna
(mai 1837) qui reprenaient les clauses du « traité Desmichels » en les
élargissant du point de vue territorial. Desmichels signa même avec
Bugeaud l’accord qui reconnaissait au nom du roi Louis-Philippe l’autorité
d’Abd el-Kader non seulement sur tout l’Ouest de l’Algérie (sauf les ports
d’Oran et de Mostaganem), mais aussi – fait nouveau – sur la plus grande
partie de la région d’Alger (l’ancien beylik d’Alger), à l’exception des
environs de la ville. Malgré le désaccord de Damrémont qui ne voulait pas
qu’on abandonne à la vengeance de l’émir des tribus ralliées aux Français –
notamment des tribus maghzen –, le gouvernement approuva Bugeaud.
Celui-ci assurait en effet que les avantages qu’il avait concédés à Abd el-
Kader garantissaient la paix dans la plus grande partie de l’Algérie. On
saura bien plus tard que Bugeaud, par l’entremise de Ben Durand, reçut à
titre personnel, de façon occulte, une très forte somme d’Abd el-Kader.
Mais la livraison à celui-ci de 3 000 fusils et de canons ne fut pas secrète,
puisqu’il fallait renforcer les forces de l’émir devenu l’allié des Français
contre ses différents rivaux. Bugeaud, qui ne s’intéressait alors guère à
l’Algérie, regagna la France où il pensait recueillir lauriers et avantages en
écrasant à Paris de nouvelles émeutes urbaines puisqu’il était reconnu
comme le spécialiste de la contre-insurrection.
Une grande partie de l’Algérie paraissant « pacifiée » sous l’autorité de
l’émir, le commandement français, après avoir cherché à opposer Abd el-
Kader au bey de Constantine, décida de mener contre la grande ville de
l’Est algérien une nouvelle expédition beaucoup plus puissante que la
précédente. Bugeaud, revenu à Paris, déclara devant la Chambre qu’il fallait
45 000 hommes en Algérie si l’on se décidait à en faire la conquête. Un
corps expéditionnaire de 16 000 hommes doté d’une importante artillerie et
commandé par Damrémont secondé par le duc de Nemours et le duc
d’Orléans, fils de Louis-Philippe, fut lancé en 1837 depuis la côte contre
Constantine (Bugeaud s’était récusé).
Non seulement la ville était fortifiée et entourée presque complètement
par le méandre des profondes gorges du Rummel, mais ses défenseurs
opposèrent une résistance acharnée, au point que les troupes françaises
furent sur le point de manquer de munitions. Elles subirent de lourdes
pertes ; Damrémont et certains membres de son état-major furent tués bien
avant l’assaut final (octobre 1837). Le général Valée, qui sous Napoléon
avait beaucoup combattu en Espagne, prit le commandement sur le terrain
alors que la conquête de la ville obligeait à de très durs combats de rue.
Ahmed Bey put se replier avec nombre de ses partisans vers le sud, et
refusa de rejoindre Abd el-Kader et rejeta les offres de ralliement du
nouveau gouverneur, le général Valée. Ce dernier s’intéressait aux formes
d’organisation politique traditionnelles en Algérie, abstraction faite de la
domination turque, et en cela il suivait l’exemple notamment de
Lamoricière qui dès 1831 s’était mis à l’étude de la langue arabe et des
diverses formes de propriété traditionnelle, qu’elles soient collectives-
tribales (arch) ou privées-familiales (melk).

L’alliance avec les notables du Constantinois

Dans les années 1838-1839, Valée noua des contacts avec des djouads
qui avaient été impressionnés par le rôle de l’artillerie dans la prise de
Constantine, et il passa discrètement des accords avec eux, moyennant de
substantiels avantages au détriment de leurs propres tribus. Il faut dire
qu’en Algérie orientale l’influence des confréries était moins importante
qu’à l’ouest où la Qadiriya et trois autres confréries plus ou moins sous
influence marocaine prônaient la guerre sainte contre les Français.
Valée partagea donc le territoire du beylik de l’Est en plusieurs entités
dont le commandement fut confié à des notables qui reçurent les titres de
khalifa (c’est-à-dire lieutenant-représentant) ou de caïd. Non seulement ils
furent chargés de lever l’impôt dont ils purent conserver une bonne partie,
mais ils reçurent des officiers français des titres de propriété personnels sur
les meilleures terres collectives de leurs tribus. Certaines de celles-ci se
révoltèrent et ce furent des troupes françaises qui furent chargées de rétablir
l’ordre au profit de ces khalifas. Certains de ces notables, craignant d’être
assassinés par des gens de leur tribu, décidèrent de quitter le pays et
vendirent discrètement leurs titres de propriété à des banques, qui les
achetèrent à relativement bas prix compte tenu de leur origine discutable,
avant de les revendre par la suite à des sociétés anonymes telle la
Compagnie genevoise qui fit travailler les paysans algériens sur ses vastes
domaines.
Hormis la prise de Constantine qui avait été l’objet de violents combats,
la prise de contrôle de l’Est algérien se fit donc relativement facilement du
fait de la collaboration d’un grand nombre de notables qui fournirent même
aux Français des cavaliers pour se battre contre Abd el-Kader. Lorsqu’il
s’agit de l’Algérie, cette forme de conquête avec collaboration des notables
est relativement peu évoquée, bien qu’elle ait concerné des populations
beaucoup plus nombreuses que celles contrôlées par Abd el-Kader.
À l’ouest, l’émir, qui était d’abord chef de la confrérie des Qadiriya,
entreprit de soumettre d’autres confréries. Après le traité de la Tafna, c’est
avec des fusils fournis par Bugeaud (et par les Anglais), mais aussi avec des
canons offerts par les Français sur ordre du gouverneur qu’il mena pendant
six mois le
siège d’Aïn Mahdi, au Sahara, centre de la grande confrérie Tidjaniya de
tradition plutôt démocratique (à la différence de la Qadiriya). La ville fut
entièrement détruite. Abd el-Kader soumit à son autorité la plupart des
tribus de l’Algérie centrale, sauf celles de Kabylie, et chassa vers la Tunisie
Ahmed Bey qui s’était réfugié à Biskra.

La guerre contre Abd el-Kader

La prise de Constantine amena les Français et notamment le duc


d’Orléans, fils du roi Louis-Philippe, à ouvrir une route directe depuis Alger
par les fameuses « portes de Fer » (gorges du sud de la Kabylie à travers la
chaîne des Bibans) qui mènent de la vallée de la Soummam aux plaines du
Constantinois. Jusqu’alors on ne pouvait depuis Alger atteindre
Constantine, qui n’était accessible qu’à partir de la mer et du petit port de
Skikda, rebaptisé Philippeville en l’honneur du roi. Dans cette opération, les
Français eurent l’appui d’une puissante famille de la région, les Mokrani
(ces djouads resteront alliés jusqu’en 1871), mais ils s’emparèrent d’une
région que le traité de la Tafna n’avait pas, faute de carte, explicitement
exclue de l’autorité d’Abd el-Kader. Celui-ci estima pourtant que les
accords avaient été violés. Après avoir prévenu le gouverneur général, il
lança en novembre 1839 une grande offensive sur la Mitidja qu’il avait
explicitement reconnue aux Français. De nombreux colons qui avaient
refusé de se réfugier dans Alger furent massacrés. Les cavaliers d’Abd el-
Kader opéraient aux environs immédiats de la ville, sans que la garnison
décimée par les maladies puisse alors les refouler. Valée demanda et obtint
des renforts : les effectifs passèrent de 40 000 à 59 000 soldats, mais
nombre d’entre eux tombèrent bientôt gravement malades. Des offensives
furent menées, mais les villes conquises durent être abandonnées, faute
d’effectifs valides.

Bugeaud se lance dans une grande guerre avec de gros moyens

À Paris, l’opposition dénonce la politique incohérente du gouvernement.


À la Chambre, Bugeaud, vivement soutenu par Thiers, se prononce pour
une conquête totale et une colonisation militaire. Le gouvernement,
craignant d’avoir à faire face de nouveau à une grave tension avec
l’Angleterre à cause du soutien qu’il apporte en Orient à Méhémet-Ali,
hésite à envoyer des troupes supplémentaires en Algérie, ce que réclame
Thiers. Bugeaud est nommé gouverneur général en décembre 1840.
Fils d’un petit paysan limousin, engagé en 1804, il a fait la guerre
d’Espagne comme sous-lieutenant et il a affronté des guérilleros aussi
féroces que leurs adversaires, dans un milieu naturel peu différent de celui
de l’Algérie. Il s’illustre ensuite aux sièges de Saragosse et de Pampelune.
Mis en demi-solde après la chute de Napoléon et devenu propriétaire
foncier, il est mis à la retraite en 1828. La révolution de 1830 constitue pour
lui une date décisive, car il est bientôt nommé général et élu député de la
Dordogne. Il dirige la répression des insurrections parisiennes en 1834 et
commence d’acquérir alors une réputation de fusilleur ultra-réactionnaire.
En Algérie, son premier souci est de mieux nourrir ses hommes et de les
décharger des très lourds sacs qu’ils avaient à porter, ce qui explique la
popularité du « père Bugeaud » parmi ses soldats.
Bugeaud voulait venger l’échec qu’il avait connu avec Abd el-Kader en
1837, en lui reconnaissant par les accords de la Tafna des territoires
considérables. Abd el-Kader, qui combattait les Français depuis huit ans,
savait que son armée – formée principalement de cavaliers – n’était pas
faite pour des batailles rangées, mais pour une guerre d’embuscades.
Charles-André Julien rapporte ce passage d’une lettre d’Abd el-Kader à
Bugeaud : « Quand ton armée marchera en avant, nous nous retirerons,
mais elle sera forcée de se retirer et nous reviendrons. Nous nous battrons,
quand nous le jugerons convenable. Nous opposer aux forces que tu traînes
derrière toi serait folie. Mais nous les fatiguerons, nous les détruirons en
détail. »

Abd el-Kader veut étendre son État

Cependant, Abd el-Kader ne se voit pas en chef de partisans, comme on


dirait de nos jours, mais en fondateur d’État. Il y impose son autorité par
l’intermédiaire de lieutenants, ses khalifas souvent recrutés parmi les
dignitaires religieux qui veulent se faire obéir des tribus. Il n’obtient
pourtant pas le soutien des habitants de la grande ville de Tlemcen. Chef de
la confrérie des Qadiriya, il mène le djihad contre les chrétiens, mais il fait
aussi la guerre à l’une de ses rivales, la puissante confrérie de la Tidjaniya.
Il veut aussi imposer le paiement des impôts à toutes les tribus, même à
celles qui n’en versaient pas auparavant et les faisaient payer aux autres.
Abd el-Kader fit frapper sa monnaie, amorça une industrie avec de petits
hauts fourneaux et fit construire une capitale, Tagdemt. Il disposait d’une
armée régulière d’environ 10 000 hommes, en majorité des fantassins, qui
touchaient une solde et qui allaient soutenir les opérations de razzia menées
par les khalifas. Son autoritarisme et sa volonté de faire payer l’impôt à
toutes les tribus expliquent qu’il ait échoué dans ses tentatives d’entraîner
les tribus de Grande Kabylie dans sa guerre contre les Français. D’autant
plus que l’influence de la confrérie de la Rahmaniya, démocratique et rivale
de la Qadiriya, prédominait dans cette région (voir carte de la Kabylie,
p. 94).
Peu après leur débarquement, les Français s’étaient trouvés confrontés à
des Kabyles, les Flisset Mellil, mais il s’agissait de tribus proches de la
Mitidja et qui opéraient souvent dans la plaine. Après avoir débarqué à
Bougie, ils avaient eu aussi maille à partir avec des tribus de l’Est, de la
Petite Kabylie, mais ils s’étaient abstenus d’entrer en conflit avec les
grandes tribus du massif de Grande Kabylie, ou Kabylie du Djurdjura. La
réputation guerrière de celles-ci était grande. Informé de leur refus de
passer sous le contrôle d’Abd el-Kader, Bugeaud avait donné pour consigne
de ne pas les provoquer, sauf si elles menaient des actions contre les ports
de la côte kabyle, Dellys et Azeffoun. Le contrôle de ces points était en
effet nécessaire comme escale aux Français, qui, des décennies durant, ne
purent communiquer que par mer entre Alger et l’Est ou l’Ouest de
l’Algérie. C’est ainsi qu’en 1844 Bugeaud opéra en Kabylie maritime
contre les Flisset Lebahr pour dégager le port de Dellys. Il aurait semble-t-il
envisagé la stratégie de s’appuyer sur des villageois berbères arboriculteurs
contre les nomades arabes.

La stratégie de Bugeaud : mener systématiquement contre les tribus des


razzias de grande envergure
L’offensive d’Abd el-Kader lancée sur la Mitidja et les environs d’Alger
où de nombreux colons furent massacrés rendit la guerre massive et
radicale. Après avoir plusieurs fois tenté de se le concilier, en lui
fournissant plus ou moins officiellement des fusils et en lui reconnaissant
une autorité sur de vastes territoires intérieurs de l’Ouest et sur les tribus qui
y vivaient, les Français décidèrent en 1840 de mettre en œuvre une stratégie
radicale : détruire totalement les ressources des populations semi-nomades
(pasteurs-cultivateurs) qui participaient à la stratégie de raids et de guérilla
qu’Abd el-Kader menait depuis des années.
Bugeaud reprochait à ses prédécesseurs d’avoir dispersé les troupes en un
très grand nombre de camps. Il fallait, disait-il, établir dans l’intérieur du
pays quelques grandes bases d’où devaient partir de fortes colonnes de
fantassins – 7 000 à 8 000 hommes – beaucoup plus mobiles grâce à
l’abandon des lourds paquetages. Elles devaient multiplier les sorties et les
opérations à marche forcée, afin de ne laisser aucun répit aux tribus dont la
combativité était soutenue par les appels à la guerre sainte lancés par les
membres de la Qadiriya. « Six colonnes “agissantes” devaient, selon
Bugeaud, empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer sans notre
permission. » En fait, cette stratégie n’avait pas seulement pour but la
destruction des ressources, mais aussi la liquidation directe de toute
population dont on pouvait craindre de nouvelles attaques. Si cette volonté
d’extermination ne s’est pas traduite par un ordre du jour explicite, elle se
manifesta après les combats par toutes sortes d’atrocités perpétrées par la
troupe et par ses officiers sans qu’ils soient jamais rappelés à l’ordre et à
« leurs devoirs de chrétiens » – les prêtres sont alors tout à fait silencieux et
la plus belle mosquée d’Alger est devenue une cathédrale.

Des méthodes d’extermination comme en France durant la guerre de


Vendée

Les méthodes de guerre totale mises en œuvre de 1840 à 1846 par


Bugeaud en Algérie sont souvent considérées aujourd’hui comme
l’archétype d’une violence raciste génocidaire perpétrée par des Européens
à l’encontre d’un peuple non européen, de surcroît musulman. Il faut
rappeler que ces méthodes de guerre totale ressemblent beaucoup à celles
qui furent employées pour écraser l’insurrection des paysans vendéens de
1793 à 1795 contre la Révolution. La Vendée et la région de Nantes furent
systématiquement ravagées par les fameuses « colonnes infernales » et des
milliers de prisonniers furent noyés dans la Loire, par un système de navires
à fond escamotable. Certains historiens y ont récemment vu un véri table
« génocide » et l’évaluation du nombre des victimes a fait l’objet de
controverses. L’acharnement des paysans vendéens tient au fait que, s’ils
s’étaient d’abord dressés contre la mobilisation décidée à Paris par le
gouvernement révolutionnaire, la cause principale de l’insurrection était les
mesures que celui-ci avait prises contre les membres du clergé qui étaient
restés fidèles au roi. L’enjeu de cette guerre de Vendée est finalement
devenu pour une grande part religieux, une lutte au nom du Christ entre
catholiques et antireligieux, ce qui explique l’acharnement des uns et des
autres. Cela fait penser à cette guerre totale menée par les troupes françaises
sous les ordres de Bugeaud en Algérie contre les moudjahidin, les
combattants du djihad, de la guerre sainte menée par Abd el-Kader. Un
certain nombre des généraux et vieux officiers de Bugeaud avaient peut-être
participé comme jeunes soldats à cette guerre de Vendée ou du moins ils en
avaient entendu parler ; plus nombreux encore étaient ceux qui avaient fait
la très dure guerre d’Espagne (1808-1814).
En 1793, alors que la France était envahie par des armées étrangères, des
troupes de la Révolution combattaient en Vendée des « traîtres à la nation »,
alors qu’en Algérie des Français exterminaient des gens qui ne voulaient
pas d’une domination étrangère (ce que fit plusieurs fois la population
française), la référence à l’islam étant pour eux une source de courage.
Bugeaud considérait que la razzia, le pillage et la destruction des
maisons, des tentes, des récoltes et des oliviers était une forme d’action
politique et guerrière traditionnelle utilisée depuis des siècles en Algérie :
en menaçant d’opérer une razzia, les tribus dominantes obligeaient les
tribus dominées à livrer une grande partie de leurs récoltes et de leurs
troupeaux. Mais le but de ces razzias – celles du temps de la domination
turque et de leurs tribus maghzen – n’était pas de détruire telle ou telle tribu,
mais de l’obliger à se défaire de sa récolte, à titre d’impôt, celui-ci n’étant
pas toujours payé chaque année.
Pour les 100 000 hommes de Bugeaud, il s’est véritablement agi – des
centaines de témoignages d’officiers le prouvent – d’une guerre
d’extermination contre des populations jugées barbares. Le fait qu’elles
soient plus ou moins nomades, se déplaçant avec leurs troupeaux, qu’elles
vivent sous la tente (du moins les familles les plus riches, les plus pauvres
vivant dans des gourbis creusés à la hâte dans le sol et couverts de terre et
de branchages) a largement contribué à cette façon alors classique de
stigmatiser la « race arabe ». Cette représentation, que colportent alors les
intellectuels européens, passe évidemment sous silence les villes que cette
« race » a construites : Tlemcen, Constantine, Alger. Et en Europe, depuis
l’expédition d’Égypte, les savants connaissent l’existence d’une très grande
ville arabe, Le Caire.

Abd el-Kader est obligé de se replier au Maroc où il prêche le djihad

De 1841 à 1843, Bugeaud met donc en œuvre sa stratégie


d’extermination contre l’émir, qui mène une guerre de mouvement et de
guérilla avec le soutien des Anglais de Gibraltar qui l’approvisionnent en
armes par le Maroc. Sa capitale, Tagdemt, ayant été détruite, il se déplace
avec des milliers de personnes – sa smala, sorte de capitale nomade. Après
la prise de celle-ci en 1843 par un raid audacieux du duc d’Aumale, Abd el-
Kader est obligé de se réfugier au Maroc d’où il poursuit son combat avec
l’appui de tribus marocaines. Il prêche de nouveau la guerre sainte et
cherche à entraîner le sultan dans sa lutte. Une escadre française est
envoyée au large de Tanger et de Gibraltar, sous le commandement du duc
de Joinville, autre fils de Louis-Philippe, ce qui mécontente la diplomatie
britannique. Les conseillers du sultan, sous la pression des discours de
djihad, veulent jouer la crise avec la France, persuadés que l’Angleterre
soutiendra le Maroc et plus encore Abd el-Kader. Tanger et Mogador sont
bombardées par les navires français et, malgré l’ordre de temporiser émis
par Paris, Bugeaud franchit la frontière. Sur l’oued Isly, il livre en 1844 une
bataille victorieuse à une forte armée marocaine commandée par le fils du
sultan. L’opinion britannique se déchaîne contre la France et la guerre
menace. Paris doit s’engager à respecter la frontière avec le Maroc. En
1845, un accord est conclu avec le sultan, qui redoute l’extension dans son
pays de la guerre sainte prônée par Abd el-Kader. Celui-ci doit quitter le
Maroc.

Guerre acharnée contre la révolte mahdiste de Bou Maza et contre Abd el-
Kader de retour en Algérie

Cependant, toujours dans l’Ouest algérien, un marabout, Bou Maza,


lance parmi les tribus montagnardes de l’Ouarsenis et du Dahra une grande
insurrection mahdiste (les mahdis sont attendus dans le monde musulman
comme des prophètes vengeurs envoyés par Dieu). Pour tenter d’en venir à
bout, Bugeaud et ses officiers emploient les pires moyens. C’est le moment
où Abd el-Kader réapparaît en Algérie occidentale et où ses partisans
anéantissent à Sidi-Brahim un petit contingent parti en razzia
(septembre 1845). Peu après et dans le même secteur, un détachement se
rend sans combat aux cavaliers d’Abd el-Kader et les prisonniers sont
exhibés sur le parcours de l’émir. Malgré les ordres de celui-ci, ils seront
finalement exécutés. Du coup, l’insurrection des tribus reprend dans
nombre de régions qui paraissaient « pacifiées ».
De retour de France où il est allé se reposer, Bugeaud divise les
106 000 hommes dont il dispose en 8 colonnes chargées de pourchasser
l’émir. Celles-ci mènent une série de chassés-croisés alors que 6 autres
colonnes écrasent les insurrections locales. Abd el-Kader doit se réfugier de
nouveau au Maroc, mais Bugeaud se voit interdire par Paris de l’y
poursuivre, pour respecter les accords avec les Anglais. Le gouvernement
s’oppose aussi à la conquête de la Grande Kabylie. Le général est d’autant
plus mécontent que les députés refusent de voter les crédits pour ses projets
de colonisation militaire ense et aratro (« par l’épée et la charrue »), même
si l’implantation de colons dans la Mitidja se solde par une catastrophe à
cause du paludisme. Il quitte Alger pour la France en juin 1847 et est
remplacé comme gouverneur par le duc d’Aumale qui a déjà participé à de
nombreuses opérations militaires dont la prise fameuse de la smala d’Abd
el-Kader. Ce dernier se réfugie dans le Rif marocain où il prêche de
nouveau la guerre sainte aux tribus. Mais, de crainte qu’elles ne se révoltent
contre le sultan, les troupes marocaines le pourchassent. Fin 1847, il décide
de mettre fin à son combat.
Abd el-Kader en France, ses relations avec Napoléon III et
l’évolution des idées

L’émir vient se rendre en décembre 1847 au général de Lamoricière qui


lui accorde l’amân traditionnel – protection et assurance du pardon – avec
la promesse de pouvoir aller vivre dans un pays musulman (mais ailleurs
qu’au Maghreb). Reçu fort courtoisement par le duc d’Aumale devenu
gouverneur, il s’embarque pour la France avec sa famille et sa suite. Malgré
les promesses et sous l’effet d’une campagne de presse hostile, il est
enfermé comme prisonnier à Toulon, puis mis en résidence surveillée à Pau,
et enfin au château d’Amboise où il reçoit la visite de diverses
personnalités. Les idées relatives à l’Algérie commencent à changer, surtout
depuis que la guerre semble terminée.
Rentré en France, Bugeaud ne fait pas mystère de ses idées ultra-
réactionnaires. Il se dit fier d’avoir maté les émeutiers de la rue Transnonain
en 1834. Ces propos choquent d’autant plus que les idées de gauche se
développent. On est au début de ce qui va être la révolution de 1848.
Bugeaud, qui se prépare à écraser « comme des Bédouins la canaille
rebelle » de Paris, est nommé par Louis-Philippe commandant en chef de
l’armée. Mais la garde nationale se rebelle à cette nouvelle, et Bugeaud doit
démissionner. On sait que la IIe République proclamée peu après et qu’en
juin 1848 Cavaignac et d’autres généraux venus d’Algérie ont organisé
l’écrasement de la révolte des ouvriers parisiens. Nombre de ceux-ci seront
d’ailleurs déportés en Algérie. En décembre 1848, Louis-Napoléon
Bonaparte est élu président de la République. Pour tenter de résoudre « la
question sociale », il est bientôt décidé, à l’initiative de Lamoricière, de
créer des « colonies agricoles » autour d’Oran et d’Alger et d’organiser le
transfert de plusieurs dizaines de milliers d’autres « volontaires ». Le coup
d’État du 2 décembre 1851, auquel plusieurs généraux de l’armée d’Afrique
prêtent la main, n’eut alors guère d’effet en Algérie, tout comme le
plébiscite qui fondera le Second Empire.

Des événements réactionnaires dans un mouvement d’idées progressistes


En France, ces événements furent, bien sûr, considérés par beaucoup de
républicains comme des agissements tout à fait scandaleux, et aujourd’hui
encore on pense qu’il s’agissait d’une évolution tout à fait réactionnaire par
rapport au courant d’idées qui avait conduit à la proclamation de la
IIe République. Mais ces idées conduisent dans les milieux intellectuels à
une évolution des points de vue en ce qui concerne l’Algérie et la
civilisation arabe. Influent dans le monde des affaires, le mouvement des
saint-simoniens, qui a dénoncé les méthodes sanguinaires de Bugeaud,
prône une « colonisation pacifique » en Algérie et une « rencontre de
l’Orient et de l’Occident ». (Les saint-simoniens sont à l’origine du projet
de canal de Suez.) Des artistes comme Delacroix, Fromentin, Chassériau
vont en Algérie et en reviennent avec des tableaux appréciés. La publication
de L’Exploration scientifique de l’Algérie débute en 1840 et comptera
37 volumes en 1860.
Ce courant d’idées n’est pas interrompu, mais plutôt accentué par le coup
d’État du 2 décembre. Abd el-Kader est libéré et Napoléon III vient en
personne le chercher en grande pompe à Amboise. L’empereur lui accorde
une importante rente annuelle pour lui permettre de s’installer au Proche-
Orient, d’abord à Brousse (Bursa, à proximité d’Istanbul) puis à Damas. Il
se consacre là-bas à l’étude des mystiques musulmans avec des disciples,
soufis eux aussi, et qui deviendront des personnalités influentes. On sait
qu’en 1860 Abd el-Kader prend sous sa protection dans sa vaste demeure
des chrétiens maronites pourchassés par des musulmans druzes.
Napoléon III le remercie solennellement en le faisant décorer du grand
cordon de la Légion d’honneur.
On sait moins qu’auparavant les relations d’Abd el-Kader avec la haute
société parisienne se sont multipliées. Il est invité à l’Opéra, à une réception
au palais impérial, à l’Exposition universelle en 1855. À cheval au côté de
Napoléon III, il passe en revue les troupes. Il fréquente Ferdinand de
Lesseps, participe au grand projet de ce dernier. Aux côtés de l’impératrice
Eugénie, il sera présent en 1869 aux festivités d’inauguration du canal de
Suez. Il a même été question que le gouvernement égyptien lui accorde des
terres sur les rives du canal en remerciement de sa négociation.
Les relations d’Abd el-Kader avec la société européenne ne sont pas
seulement mondaines, et il réfléchit à ce qui pourrait être un trait d’union
entre le monde chrétien et le monde musulman. Ses préoccupations
mystiques l’incitent à prêter attention à la franc-maçonnerie. Dans deux
ouvrages (1994 et 2003), Bruno Étienne, spécialiste du monde musulman et
franc-maçon lui-même, assure, en s’appuyant sur divers documents, qu’Abd
el-Kader a fait partie de la franc-maçonnerie ou du moins qu’il en a été très
proche, ce que contestent nombre d’auteurs musulmans.

Quelles ont pu être les réflexions d’Abd el-Kader après son séjour en
France ?

On ne sait quelles ont pu être les réactions d’Abd el-Kader aux nouvelles
faisant état de la conquête de la Kabylie en 1857 (mais les Kabyles ne
l’avaient pas soutenu), puis de la chute de Napoléon III et de l’insurrection
de Mokrani et des Kabyles en 1871 (il semble l’avoir désaprouvée). On sait
qu’après avoir mené le djihad contre les envahisseurs de son pays, l’émir
s’est surtout soucié de son djihad intime, philosophique, ce que l’islam
appelle le « djihad majeur » c’est-à-dire l’effort que devrait faire tout
musulman pour lutter contre lui-même, contre les penchants de son âme,
contre son égoïsme et ses instincts ; la lutte contre les infidèles n’étant pour
les oulémas, les docteurs de la Loi, que le « djihad mineur ». Ses Écrits
spirituels ont été traduits et publiés en 1982 par Michel Chodkiewicz.
Abd el-Kader ne s’est-il pas demandé si sa décision de lancer une grande
offensive contre les Français, malgré le soutien militaire qu’il en avait reçu
à la suite du « traité Desmichels » et de ceux de la Tafna, n’avait pas été sa
grande erreur stratégique ? Certes, l’occupation des portes de Fer pouvait
être considérée comme une violation de ces accords, encore qu’ils fussent
très imprécis quant aux limites orientales des pouvoirs de l’émir. Certes, les
troupes françaises étaient fort mal en point en 1839 et elles avaient bien du
mal à défendre Alger. Mais Abd el-Kader n’avait pas prévu qu’elles
pouvaient recevoir des renforts importants et que le gouvernement français,
après deux tentatives, renoncerait à tout accord de protectorat avec l’amorce
d’un État algérien. Sans l’offensive brutale sur la Mitidja, celui-ci aurait
peut-être pu se consolider progressivement, être admis comme un véritable
État (avec le soutien des Anglais), d’autant que les Français avaient reconnu
dès 1834 le pouvoir de l’émir. Ainsi se serait mis en place un État algérien
sous protectorat français, comparable à ce que seraient, plusieurs décennies
plus tard, les protectorats sur la Tunisie et le Maroc, ce qui faciliterait leur
décolonisation. En 1839, Abd el-Kader ne pouvait prévoir l’évolution des
idées à l’égard du monde arabe, évolution dont il serait directement témoin
en France par ses relations avec Napoléon III.

Napoléon III fait traduire et publier la grande œuvre d’Ibn Khaldoun

Dans les milieux intellectuels français, au milieu du xixe siècle, le


changement d’attitude à l’égard des Arabes ne se limite pas à l’intérêt qu’ils
portent à la personnalité exceptionnelle d’Abd el-Kader. En 1852 et 1856
paraissent à l’Imprimerie impériale la traduction de l’Histoire des Berbères
et des dynasties musulmanes d’Afrique septentrionale d’Ibn Khaldoun ; De
Slane en a commencé la traduction dès 1848, sans doute à la demande de
Louis Napoléon. En 1863, 1865 et 1868 paraissent successivement à
l’Imprimerie impériale les trois volumes (1 500 pages au total), traduits
encore par De Slane, et, à la demande de l’empereur, les Prolégomènes à
l’histoire universelle (Muqqadimat) du même Ibn Khaldoun. Ces
traductions font découvrir en Europe l’œuvre étonnante de ce très grand
penseur maghrébin, tout à la fois historien et homme d’action du xve siècle.
Elle était alors presque totalement ignorée au Maghreb et dans l’ensemble
du monde arabe et ne fut découverte que grâce à la minutie des inventaires
systématiques que les orientalistes français menèrent pendant des décennies
dans les bibliothèques de Tunis, du Caire ou d’Istanbul.
Il est de bon ton aujourd’hui, dans le courant des postcolonial studies,
d’accuser les orientalistes d’avoir délibérément propagé une vision
fallacieuse et mystificatrice de l’Orient. C’est la thèse que développe
Edward Saïd dans son livre L’Orientalisme (1978). Les orientalistes du
début du xixe siècle qui ont découvert l’œuvre d’Ibn Khaldoun en ont plus
ou moins perçu l’intérêt « géopolitique », car il s’est beaucoup demandé
pourquoi les grands empires maghrébins, notamment celui des Almoravides
(xie siècle) et celui des Almohades (xiie siècle), s’étaient disloqués d’eux-
mêmes, sans attaque extérieure (à la différence des empires du Moyen-
Orient frappés par les invasions turco-mongoles). Ibn Khaldoun montre par
de nombreux exemples que les royaumes maghrébins se sont disloqués pour
des raisons internes, par la perte de cohésion de la tribu fondatrice, le déclin
de son « esprit de corps » – nous y reviendrons à propos du Maroc.

L’idée de transformer l’Algérie en un « royaume arabe » associé à la


France

Napoléon III a-t-il lu Ibn Khaldoun ? Lui en a-t-on fait un compte


rendu ? Toujours est-il qu’il porte intérêt aux structures politiques et à
l’évolution historique des sociétés de l’Afrique septentrionale. Quelques
militaires, officiers des « bureaux arabes », bons connaisseurs de l’Algérie
et influencés par les idées des saint-simoniens, lui conseilleront de renoncer
au système de gouvernement direct des indigènes pour faire de l’Algérie un
« royaume arabe » dont l’empereur des Français serait le souverain en
s’appuyant sur une hiérarchie de notables musulmans. Dix ans plus tard,
dans la même lignée, la reine Victoria sera proclamée impératrice des Indes
avec le soutien empressé d’un grand nombre de princes indiens. Mais cela
impliquait que les droits fonciers des indigènes soient reconnus et que l’on
rende aux tribus les territoires qui leur avaient été confisqués sous divers
prétextes pour être donnés aux colons. Alors que les militaires avaient
cherché à détruire par tous les moyens l’organisation tribale, le sénatus-
consulte de 1863, pré paré de longue date, déclarera au contraire (article
1er) : « Les tribus d’Algérie sont déclarées propriétaires des territoires dont
elles ont la jouissance permanente et traditionnelle à quelque titre que ce
soit. »
Napoléon III, qui cherche à freiner l’expansion des colons, porte un
intérêt croissant aux Arabes et aux Kabyles. Pour s’informer par lui-même,
il fera même en 1865 un voyage de cinq semaines en Algérie.

La conquête rapide et précise de la Grande Kabylie

Si au début du Second Empire l’Algérie orientale est « pacifiée » par le


ralliement des grands notables et si, à l’exception de Tlemcen, l’Algérie
occidentale est exsangue après les ravages des colonnes de Bugeaud, en
revanche, les tribus kabyles des montagnes de Grande Kabylie, pourtant
relativement proches d’Alger, sont encore indépendantes. Elles ont de
nombreux contacts avec les plaines et notamment avec Alger, car des
groupes de colporteurs partent vendre les productions manufacturières des
villages (armes, bijoux, outils, textiles), afin d’acheter des grains pour
compenser l’insuffisance des récoltes villageoises. Aussi ces colporteurs
kabyles ne peuvent-ils pas avoir de trop mauvais rapports avec les autorités
françaises qui contrôlent les plaines.

Les Kabyles sont fiers d’affirmer leur indépendance, de montrer leurs


armes et les fortes positions de leurs villages

De ce fait, des officiers français (Carette, Lapêne…) étaient allés en


reconnaissance dans le massif kabyle dont ils avaient dressé une carte
sommaire. Ils avaient même été fort bien accueillis par diverses tribus,
fières de montrer leur puissance, d’indiquer le nombre de leurs fusils, et ils
en étaient revenus frappés par le nombre de très gros villages qu’ils avaient
vus en haut des versants et surtout par l’allure des maisons en pierre : avec
leurs toits de tuiles à double pente, comme ceux de Corse ou de Provence,
ce type d’habitat était complètement différent de celui des plaines où
prédominaient les grandes tentes et les gourbis. Bugeaud, informé de la
différence de langue entre Arabes et Kabyles berbérophones (un
dictionnaire de kabyle avait déjà été établi avant 1830 par des orientalistes)
avait envisagé une stratégie géopolitique s’appuyant sur des paysans
arboriculteurs berbères contre les pasteurs arabes.
En 1851 apparut en Petite Kabylie (à l’est de la Grande) « l’homme à la
mule », Bou Baghla, qui se prétendait chérif et qui appela les tribus à la
révolte contre les Français. Des généraux, pour gagner du prestige,
s’empressèrent d’aller commettre des ravages dans les tribus qui l’avaient
accueilli et il passa en Grande Kabylie où il reçut le soutien d’une
devineresse, Lalla Fatma N’soumer. Celle-ci appela aussi à combattre les
Français, mais Bou Baghla fut tué, ce qui calma l’insurrection. Des
généraux voulurent alors entreprendre la conquête de la Grande Kabylie,
mais ils reçurent de Paris l’ordre de ne rien en faire avant de disposer des
moyens suffisants. Napoléon III préférait conserver des troupes pour ce qui
devait être la guerre de Crimée (1854-1856).
En 1852, le général Randon fut nommé gouverneur d’Algérie, bien qu’il
n’eût pas participé à la préparation du coup d’État. C’était un protestant du
Languedoc d’une grande probité (ce qui en Algérie était rare parmi les
généraux). Tout d’abord, il fit entreprendre la conquête des oasis du Mzab
et du Sud algérien où, revenu du Moyen-Orient et de La Mecque, un chérif
(théorique descendant du prophète), ancien khalifa d’Abd el-Kader, mais
entré en conflit avec ce dernier, voulait reprendre la lutte contre les
Français. Ceux-ci usèrent des mêmes méthodes de guerre qu’au temps de
Bugeaud : massacres, destruction des puits et des arbres fruitiers.

Une opération soigneusement menée contre un adversaire de grande valeur


guerrière

En revanche, en 1857, la conquête de la Grande Kabylie se fit d’une autre


façon et Randon, qui avait reçu des renforts depuis la fin de la guerre de
Crimée, y participa personnellement. L’affaire était en effet d’importance,
car grande était la réputation guerrière des tribus zouaoua (cf. les zouaves),
celles du massif montagneux le plus fortement peuplé. Déjà les tribus des
montagnes côtières avaient été obligées de se soumettre et de se rallier aux
Français. Il restait à vaincre les plus fameuses, perchées sur leur massif,
sûres de cette position stratégique et de leurs forces. Randon concentra
35 000 hommes autour de ce massif et il décida de mener cette grande
opération presque comme s’il s’agissait de combattre des troupes
européennes bien que les Kabyles n’aient pas d’artillerie.
On possède une relation détaillée de ces opérations militaires et
politiques dans un petit ouvrage fort intéressant publié dès 1858 par Émile
Carrey, un journaliste indépendant, Récits de Kabylie. Campagne de 1857.
L’assaut fut lancé en mai 1857 et se concentra sur l’escalade des hauteurs
escarpées tenues par l’une des plus fameuses tribus kabyles, celle des Aït
Iraten. Ceux-ci combattirent avec panache, mais, surpris par l’audace de
cette attaque et bien qu’ils tinssent encore des positions où ils s’étaient
retranchés, ils demandèrent une trêve pour discuter entre eux de ce qu’ils
devaient faire. La trêve leur fut accordée par Randon, qui interdit toute
exaction. Le lendemain, la tribu des Aït Iraten, après en avoir délibéré,
accepta de donner des otages, de verser une contribution de guerre et
surtout de laisser les Français construire depuis la plaine une route sur les
crêtes et un camp fortifié sur les hauteurs. Celui-ci devint bien tôt une
forteresse, Fort Napoléon (dénommé après 1870 Fort national). Les canons
qui y furent montés pouvaient atteindre nombre de villages sur les hauteurs
du massif kabyle.
La conquête de la Grande Kabylie n’était pas pour autant terminée. Au-
dessus du territoire des Aït Iraten, la tribu des Aït Menguellet avait massé
ses combattants et de nombreux volontaires venus de tribus alliées sur la
crête d’Icheriden qu’elle avait fortifiée. En juin 1857, les troupes françaises
soutenues par de l’artillerie donnèrent l’assaut. Pour celles-ci, Icheriden fut
la bataille la plus dure de la campagne de Kabylie. Ensuite, les autres tribus
kabyles, les unes après les autres, allaient combattre en quelque sorte « pour
l’honneur », ce qui ne les empêcha pas de se rallier séparément au
vainqueur, d’autant que traditionnellement elles étaient plus ou moins
rivales. C’est ainsi que des Aït Iraten, peu après leur accord avec les
Français, participèrent aux combats contre les Aït Menguellet. Les uns et
les autres suivirent les Français quand ceux-ci partirent à l’attaque de la
tribu voisine : celle des Aït Yenni (plus connue sous le nom de Beni Yenni).
C’étaient de célèbres producteurs d’armes et de poudre et surtout de bijoux.
Leurs trois villages principaux étaient de petites villes (ce que signale
Carrey) qui, à l’arrivée des Français, furent pillées par les tribus voisines
qui se rallièrent aux vainqueurs, mais les principales familles des Aït Yenni
eurent le temps de mettre leur argent en lieu sûr, avant de se rallier aux
Français. La conquête se poursuivit de tribu en tribu, lesquelles se
défendirent vaillamment, mais sans combat majeur, ni destruction très
grave : les arbres fruitiers ne furent pas coupés et si des villages furent
incendiés, ce fut – tradition kabyle – pour que la fumée montre dans la
montagne qu’ils venaient d’être pris (mais ces maisons de pierre n’étaient
pas trop difficiles à réparer). Carrey note avec précision le renfort auprès
des Français d’un nombre croissant de combattants kabyles fournis par les
tribus récemment ralliées. Cette forme de conquête anticipe sur celle que
Lyautey, au début du xxe siècle, devait mettre en œuvre avec les tribus
marocaines.

Précieuse prise de guerre : la grande prophétesse kabyle


En juillet 1857, un détachement français venu du sud et parvenu sur le
flanc nord du Djurdjura arriva au village où se trouvait la célèbre Lalla
Fatma N’soumer, la « prophétesse kabyle », dotée, dit-on, de pouvoirs
magiques, d’autant qu’elle avait refusé le mariage. Membre d’une grande
famille maraboutique, elle était considérée comme « l’âme de la
résistance kabyle », car elle avait maintes fois appelé les tribus kabyles à la
guerre. S’étant assurés de sa personne et des femmes qui l’entouraient, les
Français la conduisirent avec respect à Randon, qui la traita avec courtoisie.
Dans son livre, Carrey fait longuement état de cet épisode qu’il juge
significatif de la façon dont les Kabyles étaient perçus par les officiers de
l’état-major de Randon.
Autant les Arabes (les « Bédouins ») étaient vus depuis les débuts de la
conquête comme des nomades insaisissables et fourbes, autant les militaires
français en étaient venu vingt ans plus tard à considérer les Kabyles comme
des guerriers paysans défendant leur territoire et leur village avec courage et
qui s’en tenaient loyalement aux engagements pris par chaque djemaa
(assemblée de la tribu) avec le vainqueur, au point même de se rallier
bientôt à lui pour combattre à ses côtés des tribus voisines plus ou moins
rivales qui ensuite feraient de même.

La chute de Napoléon III et l’insurrection de 1871

Le projet de « royaume arabe » avait suscité la mauvaise humeur de la


plupart des militaires et la fureur des colons, car il impliquait que les droits
fonciers des indigènes soient reconnus et que l’on rende aux tribus les
territoires qui leur avaient été confisqués sous divers prétextes. Durant le
voyage de cinq semaines que Napoléon III fit en Algérie, Mac-Mahon,
gouverneur de l’Algérie, veilla à réduire les contacts de l’empereur avec les
indigènes qui voulaient le rencontrer, sous prétexte qu’il y avait encore des
insurrections. À son retour, l’empereur écrivit à Mac-Mahon : « Ce pays est
à la fois un royaume arabe, une colonie européenne et un camp français. »
Mais il entendait freiner l’extension des Européens, pour préserver les
droits des Arabes.
Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait croire et à ce que l’on
prétend parfois aujourd’hui, les rapports entre les colons et les militaires
étaient extrêmement mauvais. Sans ces derniers, les Arabes n’auraient
pourtant pas été vaincus et la colonisation n’aurait pu s’établir. Les officiers
des « bureaux arabes » cherchaient à limiter l’extension des terres de
colonisation pour garder leur contrôle sur les tribus sous leur surveillance.
Les colons, dans leurs journaux, dénonçaient constamment ce qu’ils
appelaient le « régime du sabre ».

La révolte des colons à la chute de l’Empire

La nouvelle de l’effondrement du Second Empire en 1870 fut accueillie


avec enthousiasme à Alger et fournit aux colons l’occasion de se
débarrasser du pouvoir des militaires et surtout de celui des officiers des
« bureaux arabes ». Ceux-ci furent pourchassés par les colons non
seulement à Alger, mais dans diverses villes. Parmi eux, les déportés de
l’été 1848 jouèrent un rôle important, célébrant la chute de l’Empire et la
proclamation de la république. Ils exigaient que l’Algérie cesse d’être
administrée comme une colonie. Ils entendaient surtout acquérir les terres
des tribus que Napoléon III avait placées sous sa protection.
Se disant républicains et de gauche, mais surtout racistes et antisémites,
ils furent mécontents du fameux « décret Crémieux » (24 octobre 1870) pris
par la IIIe République qui décida que les Juifs d’Algérie étaient
collectivement naturalisés français. L’agitation des Européens déboucha au
printemps 1871 sur la proclamation d’une « Commune d’Alger » qui, à la
différence de celle de Paris, ne dura guère à la nouvelle des troubles qui
éclataient dans diverses régions du pays.

La révolte de Mokrani et celle de Kabylie

L’Algérie venait de subir plusieurs années de sécheresse et la famine


sévissait dans plusieurs régions. La diffusion des nouvelles faisant état de la
défaite de l’armée et de la chute de l’empereur incita nombre de notables
ralliés à manifester leur indépendance. Ce fut particulièrement le cas du
bachaga Mokrani qui contrôlait les plaines situées à l’est de la Kabylie et
les fameux défilés des portes de Fer. Il avait pourtant été comblé d’honneurs
et d’avantages, ayant même été reçu aux fêtes du château de Compiègne par
Napoléon III. En 1869, il avait été sollicité par Mac-Mahon pour donner sa
caution à un emprunt destiné à venir en aide aux populations du
Constantinois frappées par la famine. Le départ de Mac-Mahon, puis ses
défaites en 1870 devant les Prussiens, firent craindre à Mokrani de ne plus
pouvoir récupérer ses fonds, et s’il fit prendre les armes à ses gens, ce fut
dans un premier temps, semble-t-il, pour marquer sa mauvaise humeur.
Ensuite un concours de nouvelles et de circonstances provoqua
l’accélération des événements et l’insurrection prit une grande ampleur dans
les plaines du Constantinois.
Celle-ci fut davantage préparée en Grande Kabylie. Un vieux marabout,
El-Haddad, fit savoir aux membres de sa confrérie – la Rahmaniya – que le
temps était venu de se révolter, notamment contre les notables que les
Français avaient imposés. Ce cheikh Haddad était en effet informé qu’à
Alger ces derniers se battaient entre eux et que les officiers y étaient
pourchassés par des civils. Par ailleurs, une grande partie des troupes avait
été envoyée en France combattre les Prussiens. Le 8 avril 1871, le cheikh
lança l’ordre d’insurrection et celle-ci s’étendit à toute la Kabylie. Dans les
plaines voisines, les villages de colonisation furent submergés et des colons
massacrés ; les petites villes purent résister. La citadelle de Fort Napoléon
devenue Fort national fut assiégée pendant deux mois.

La répression de l’insurrection

Libérées par la fin des combats contre les Allemands, les troupes
françaises dirigées par un amiral (les colons ne voulaient plus d’un général)
débarquèrent sur la côte kabyle, et plusieurs colonnes, comme en 1857,
entreprirent la reconquête de la Grande Kabylie. Le combat décisif eut lieu,
comme en 1857, à Icheriden, le 24 juin, jour anniversaire de la bataille
historique. Comme quatorze ans plus tôt, les officiers français rendirent
hommage à la vaillance des combattants kabyles.
Après cette défaite, le cheikh Haddad fit sa reddition avec ceux de sa
confrérie. La plupart des tribus kabyles cessèrent le combat, certaines se
rallièrent même aux Français. Plus à l’est, la révolte lancée par Mokrani
(qui fut tué au combat) dura encore quelques mois, sans entraîner de
mouvement dans d’autres régions. Selon Charles-André Julien, cette révolte
de 1871 avait mobilisé quelque 200 000 combattants algériens et il avait
fallu engager quelque 82 000 soldats français, auxquels s’ajoutèrent de
nombreux contingents fournis par les notables arabes qui n’avaient pas
voulu changer de camp ou qui en avait changé à temps.
Les Européens, qu’ils soient venus de France, d’Espagne ou d’Italie,
étaient déchaînés et accusaient les officiers des « bureaux arabes » d’avoir
fomenté cette révolte ou tout au moins de n’avoir rien fait pour la prévenir.
Par la voix de leurs députés à Paris, les colons exigeaient « la déportation au
désert » de toutes les tribus rebelles, en particulier des Kabyles, sans doute
parce que des généraux tenaient ceux-ci en estime. Une énorme
contribution de guerre (vingt fois l’impôt annuel) fut levée et les terres des
rebelles furent mises sous séquestre, notamment celles que les Kabyles
cultivaient au pied de leurs montagnes. Il fut d’abord décidé d’y installer
des Français chassés d’Alsace-Lorraine. En fait, les colons ne s’y
implantèrent pas par crainte d’une nouvelle descente des montagnards.
Aussi les villages kabyles purent-ils discrètement récupérer leurs terres de
plaine, les militaires fermant les yeux.
En revanche, dans les autres régions cultivables, les colons purent à
nouveau spolier largement les tribus de leurs terres (en prétendant qu’elles
en avaient trop), les mesures de sauvegarde qu’avait imposées Napoléon III
ayant été abolies. Les Européens d’Algérie exigèrent et obtinrent que les
trois départements qui dépendaient désormais du ministère de l’Intérieur
soient administrés comme tout autre département français, à ceci près que
les musulmans qui formaient encore l’essentiel de la population n’y étaient
pas citoyens français, mais des « sujets français » privés du droit de vote –
et il en fut ainsi jusqu’en 1946.

Contradictions de la société coloniale sous la IIIe république

La répression de l’insurrection de Kabylie en 1871 marque la fin de la


phase de conquête de l’Algérie par l’armée française. Ensuite et jusqu’aux
« événements » de Sétif de mai 1945, le maintien de l’ordre, qui est en fait
l’ordre colonial, relève dans les villes de la police et à la campagne des
opérations de gendarmerie et de la surveillance des caïds nommés par les
autorités.

Le bilan de la conquête militaire

Dans les livres d’histoire, qu’il s’agisse de ceux de la fin du xixe ou du


xx siècle, comme dans les propos des anti- colonialistes, la conquête de
e

l’Algérie se réduit à la guerre contre Abd el-Kader. C’est surtout sur les
atrocités durant les sept années (1840-1847) de la guerre acharnée menée
par Bugeaud qu’Olivier Lecour-Grandmaison fonde sa thèse du
« génocide » colonial dans son livre Coloniser : Exterminer. Mais ces
opérations n’ont pas été menées dans toute l’Algérie, seulement dans la
partie occidentale, et d’ailleurs ni à Tlemcen ni dans sa région.
Qu’il y ait eu de la part de Bugeaud la volonté d’en finir une fois pour
toutes et par tous les moyens avec les tribus grâce auxquelles Abd el-Kader
faisait la guerre depuis des années contre les Français, c’est évident.
Nombre d’officiers s’en sont fait gloire et ils ont fourni beaucoup de
témoignages. Il s’agit bien de campagnes d’extermination, puisque la
destruction systématique des récoltes et des troupeaux pour priver les tribus
de tout moyen d’existence s’est accompagnée de massacres, y compris de
femmes et d’enfants. Dans nombre de régions d’Algérie occidentale à
l’exception des environs de Tlemcen, la population arabe a presque disparu
et certaines plaines littorales ont vu se multiplier les villages de
colonisation.
Dans d’autres régions d’Algérie, celles de la moitié orientale qui s’étaient
beaucoup plus peuplées en raison d’une moindre sécheresse, les formes de
la guerre de conquête ont été différentes. Certes, il y a eu de violents
combats, comme pour Constantine, mais peu après de nombreux « chefs de
tribu » ou plus exactement des notables, des familles influentes au sein des
tribus, ont passé des accords avec l’armée française qui les nommait aghas
ou caïds – chefs de leur tribu – et leur reconnaissait la possession à titre
privé d’une partie (la meilleure) des terres en principe collectives de leur
tribu. Les rivalités traditionnelles ont facilité ce type d’accord entre
militaires français et notables qui fournirent des cavaliers.
La conquête vue par Élisée Reclus

L’extension de la domination coloniale par le moyen d’accords avec des


notables des tribus est beaucoup moins évoquée par les historiens et les
contempteurs radicaux du colonialisme que l’acharnement des combats
contre Abd el-Kader. Cependant, Élisée Reclus, le grand géographe
libertaire, accorde une importance majeure à ce genre d’accord. Il en fait
grand cas dans la partie (500 pages) qu’il consacre à l’Algérie dans le
tome XI – Afrique septentrionale – de sa Géographie universelle (1886). À
propos de ces notables (les djouads), Reclus écrit : « La tribu arabe a
presque toujours une forme aristocratique. Réunion de familles qui se
croient issues d’une souche commune, elle reconnaît un chef à la fois
militaire et religieux. […] En pays arabe, les questions de généalogie ont
une importance capitale. Aussi les “fils des grandes tentes” jouissent-ils du
respect de tous. […] Tout d’abord les gouverneurs crurent qu’il était de
bonne politique de s’appuyer sur les chefs des tribus guerrières pour arriver
à la domination du pays et ils ne négligèrent aucun moyen de les attirer par
des titres et des honneurs, la concession de fiefs et de domaines. Mais les
goûts et les traditions aristocratiques du peuple arabe ont pour conséquence
fatale d’âpres rivalités dans la recherche du pouvoir. […] C’est en vain
qu’en s’assurant l’amitié de tel ou tel personnage le gouvernement français
croyait pouvoir compter sur la fidélité des tribus : un prétendant remplaçait
son protégé dans la faveur du peuple. Il est arrivé aussi que la politique de
la France eut pour résultat de se créer des rivaux en fondant de véritables
monarchies arabes : il semblait que l’œuvre de pacification serait simplifiée
lorsque l’on n’aurait à s’adresser qu’à un seul chef et non pas à la foule des
tribus aux mille têtes. C’est ainsi qu’Abd el-Kader devint sultan par la grâce
de la France. […] Ce régime des grands fiefs arabes tire à sa fin. Les chefs
indépendants de fait sont remplacés peu à peu par des administrateurs
français. […] Cheikh, kaïd, agha et bachagha reçoivent l’investiture de
l’autorité française et obéissent directement à ses ordres […], mais on ne
leur a pas encore enlevé la prérogative traditionnelle – source des plus
criantes injustices – de se payer leur propre traitement sur le produit des
impôts et des amendes. »
Il importe de noter que, dans ses écrits sur l’Algérie, pays qu’il connaît
relativement bien et où il a voyagé, Élisée Reclus partage tout à fait
l’hostilité des colons à l’encontre des militaires, que cet anarchiste, ancien
communard, exècre encore plus. À ses yeux, les colons qui cultivent la terre
ont un rôle positif, et parmi eux il voit surtout des déportés de 1848 et une
partie de ceux de la Commune de 1871. Pour Reclus, par un sophisme
évident, la conquête n’est pas la colonisation et à ses yeux ce sont les
militaires qui empêchent la « vraie colonisation ». En 1886, il reproche
encore à l’armée d’avoir obligé (en 1839) les colons à quitter les terres
qu’ils avaient défrichées dans les environs d’Alger, sous prétexte d’une
nouvelle menace des forces d’Abd el-Kader (menace qui était bien réelle).
Reclus ne rend que plus facilement les militaires responsables des formes
les plus brutales qu’a prises la conquête, et il se félicite que les populations
indigènes ne semblent plus en voie de disparition, comme certains l’ont
annoncé : « On eût pu croire que l’extermination de la race serait inévitable
dans les premières décades de l’occupation, alors que les “razzias”
dévastaient la contrée, que les Arabes pourchassés n’avaient plus ni blé ni
troupeaux, que les femmes, gardées en otage, étaient échangées contre des
chevaux ou vendues à l’enchère comme des bêtes de somme, que les têtes
étaient mises à prix et qu’on payait deux douros la paire d’oreilles
d’hommes. […] D’ailleurs, des philosophes justifiaient tous les actes
d’injustice et de férocité contre l’indigène, sous prétexte qu’il s’agissait
d’une race en voie de disparition. »

La thèse que les indigènes en Algérie seraient en voie de disparition

À l’appui de cette thèse, Reclus cite un célèbre médecin algérois,


Bodichon, qui se piquait de philosophie et s’inspirait sans doute des
théories du darwinisme social à la mode dans certains milieux. « Sans violer
les lois de la morale, disait M. Bodichon, nous pouvons combattre nos
ennemis africains par la poudre et le fer, joints à la famine, aux divisions
intestines, à la guerre, à l’eau-de-vie, à la corruption et à la
désorganisation. » Dans cette phrase, l’allusion à l’alcool – saugrenue dans
un pays musulman – montre qu’en Algérie Bodichon (et bien d’autres) se
réfère aussi aux méthodes employées aux États-Unis pour provoquer la
disparition des Indiens.
La perspective d’une disparition des Arabes montre à quel point les
dirigeants français en Algérie étaient conscients de l’importance des pertes
déjà causées par les opérations militaires, et en 1841, date de l’article de
Bodichon, on n’en était qu’au début de la guerre acharnée menée contre
Abd el-Kader, car elle ne prit fin qu’en 1847.
Récusant la thèse de Bodichon, Reclus poursuit en 1886 : « Maintenant,
personne ne répéterait plus ces paroles de haine, quoique de nombeuses
injustices se commettent encore. […] Si le refoulement des indigènes
continue en maints endroits, la population mahométane s’accroît. » Certains
pensent que le tiers du peuplement de l’Algérie a disparu et bien plus en
Algérie occidentale où le peuplement arabe disparut dans les plaines
cultivables, celles où put se développer la colonisation de peuplement.

La conquête économique : l’essor de la viticulture, premier succès


économique en Algérie

Le paradoxe de la colonisation en Algérie est qu’elle resta longtemps


dépourvue d’intérêt économique : pas question d’y faire quelque culture
tropicale, pas de grands gisements miniers. Le « pacte colonial » s’y
appliquait encore : tout ce qui pouvait être produit en France ne devait pas
être produit en Algérie (y compris le vin) pour en laisser le monopole à la
métropole. Le seul avantage fut, un temps, qu’on pouvait penser expédier
de France en Algérie, outre des « agitateurs politiques » et des Alsaciens-
Lorrains (du moins ceux qui ne préférèrent pas rester à Paris), des paysans
sans terre en leur donnant à défricher des étendues prises aux tribus arabes.
La ruine du vignoble français sous l’effet du phylloxéra conféra enfin à
l’Algérie un intérêt économique.
En 1886, Reclus note le développement considérable de la viticulture en
Algérie à partir des années 1880, sans faire le lien avec le fait que la
production du vignoble français s’est effondrée du fait des ravages causés
par le phylloxéra, cet insecte étant massivement apparu en 1880. La
création d’un vignoble en Algérie par de petits vignerons venus de France,
d’Espagne ou d’Italie allait remplacer le vignoble français que l’on estimait
détruit à jamais. Pour les financiers français, une fois dissipées les
premières illusions, l’Algérie prenait enfin un intérêt économique, car les
productions céréalières y couvraient à peine les besoins locaux, et les
industriels français du textile n’avaient que mépris pour la laine grossière
des moutons algériens et préféraient celles d’Australie ou d’Argentine.
Planter de la vigne en Algérie (sur des terres prises aux Arabes) apparut
comme une porte de salut pour beaucoup de vignerons français ruinés par le
phylloxéra, notamment en Provence et en Languedoc. Le port d’Alger et
celui d’Oran furent agrandis (par des ouvriers kabyles) pour l’exportation
des vins vers la France et l’importation des marchandises destinées aux
quartiers européens des villes et aux villages de colonisation.

La « reconstitution » du vignoble en France fut une catastrophe pour les


petits colons d’Algérie

Au tout début du xxe siècle, le vignoble français, que l’on avait pu croire
disparu pour toujours, fut reconstitué grâce au greffage des ceps français sur
des plans américains résistant au phylloxéra. Il en résulta en France comme
en Algérie une énorme crise de surproduction. Les cours du vin, qui avaient
été très hauts lors de la pénurie, s’effondrèrent, et les gouvernements
successifs de la IIIe république, confrontés à de véritables insurrections de
viticulteurs en Languedoc comme en Champagne, durent instituer l’achat
gouvernemental à un prix négocié des quantités de vin qui n’avaient pu être
écoulées par les viticulteurs.
Ces mesures d’aide à la viticulture ne furent pas instaurées en Algérie,
pourtant constituée de trois départements français. Bien plus, l’importation
des vins d’Algérie fut limitée et réglementée. Cela provoqua une terrible
crise pour les viticulteurs français en Algérie. La plupart étaient de petits
agriculteurs qui s’étaient lourdement endettés pour attendre l’entrée en
production de leurs vignes et en escomptant que le cours du vin resterait
élevé. L’effondrement des prix provoqua la ruine de la plupart de ces petits
colons et leurs exploitations furent rachetées à vil prix par de gros
négociants. Ceux-ci continuèrent d’exporter vers la France du vin à très bas
prix, mais à forte teneur en alcool, utilisé pour le coupage avec des vins
français bon marché, car les négociants achetaient ceux à basse teneur en
alcool. Les villages de colonisation furent désertés par les familles
européennes et repeuplés par les ouvriers agricoles arabes surtout kabyles
employés par les négociants.

La prolétarisation des petits colons

Les petits colons obligés de partir en ville, en particulier vers Alger ou


Oran, subirent un véritable effet de prolétarisation et même de sous-
prolétarisation (car il n’y avait pas d’industrie pour les employer), et les
conséquences politiques devaient être pour longtemps considérables. Très
conscients que leur faillite avait fait l’affaire des banquiers et des
commerçants, nombre de ces Européens ruinés vivant de petits emplois
formèrent la clientèle électorale des notables ou des adeptes d’un populisme
antisémite. Les Européens d’Algérie (assez souvent d’origine espagnole ou
italienne) avaient très mal accepté que la nationalité française fût
collectivement attribuée aux Juifs, qui pour beaucoup parlaient l’arabe. Le
fait que des banquiers et des négociants soient juifs ou réputés tels
renforçait leur antisémitisme. Drumont, l’auteur de La France juive, avait
été triomphalement élu député à Alger en 1886, avant que de véritables
pogroms s’en prennent aux Juifs et aux Arabes. En 1940, la plupart des
Français d’Algérie appliquèrent avec zèle le statut des Juifs et virent d’un
fort mauvais œil son abolition en 1943 par le gouvernement du général de
Gaulle. Après la guerre, une partie des Européens aux revenus très
modestes votaient à gauche ou à l’extrême gauche, ce qui ne les empêchait
pas d’avoir des idées tout à fait racistes. Tout cela devait rendre très difficile
la décolonisation de l’Algérie (une partie de ces électeurs de gauche
rejoignirent l’OAS en 1961).

L’opposition à ce que les indigènes apprennent à lire et à écrire en français

L’une des conséquences les plus importantes de la prolétarisation des


petits colons fut qu’ils s’efforcèrent par tous les moyens d’empêcher la
scolarisation des indigènes en français. Le fait que ceux-ci puissent lire et
écrire dans cette langue risquait d’en faire des concurrents dans toute une
série de petits emplois du commerce et de l’administration. Aussi les lois
qui instituaient l’école primaire gratuite, laïque et obligatoire (1882-1886),
ne purent pas être appliquées en Algérie, en dépit des efforts du ministère
de l’Instruction publique, à cause de l’hostilité des élus, de la mauvaise
volonté d’une grande partie de l’administration et surtout des colons, qui
n’hésitèrent pas à incendier les quelques écoles pour indigènes.
La seule exception fut la Grande Kabylie où il n’y avait guère de colons.
Dès 1883, quelques écoles dites « ministérielles » directement créées par le
ministère de l’Instruction publique apparurent dans des villages kabyles.
Certains des élèves devinrent instituteurs (à la fameuse école normale de la
Bouzaréa près d’Alger) et allèrent enseigner dans d’autres villages.
Cependant, à partir de 1954, les Kabyles ne devaient pas moins participer à
la lutte pour l’indépendance que les autres Algériens. Ces écoles sont à
l’origine d’une véritable intelligentsia kabyle qui défend aujourd’hui la
culture berbère en France comme en Algérie, et qui est aussi de langue
française. C’est l’un des phénomènes post-coloniaux les plus positifs.
Hormis le cas de la Grande Kabylie où il n’y avait guère de colons, la
société coloniale en Algérie sous la IIIe République s’est efforcée
d’empêcher les « indigènes » d’apprendre le français. C’était en fait un
moyen de les maintenir dans leur statut de « sujets français » et de les
empêcher d’imaginer qu’ils pourraient devenir des citoyens français. Tout
cela était en contradiction complète avec l’intérêt que les Français d’Algérie
pouvaient avoir à long terme à « franciser » la population musulmane, mais
ils n’imaginaient pas alors que celle-ci puisse un jour demander
l’indépendance. Aujourd’hui, nombre de théoriciens du postcolonial qui
dénoncent les méfaits culturels du colonialisme affirment que celui-ci s’est
efforcé d’imposer aux indigènes la langue des colonisateurs.
Paradoxalement, ceux-ci s’efforcèrent de faire tout le contraire.

Quelle évolution démographique prévoyait-on pour la population


indigène ?

Bien qu’Élisée Reclus se soit élevé contre la thèse selon laquelle, dans la
plupart des colonies, nombre de peuples indigènes étaient en voie
d’extinction (elle ne s’appliquait évidemment pas à l’Inde), le tableau qu’il
fait en 1886 de l’évolution du peuplement arabe de l’Algérie n’est pas
optimiste.
« L’Arabe des tribus s’accommode avec peine au milieu que forment
autour de lui l’appropriation et la culture du sol, la fondation des villes et
des villages, la construction des routes, […] il devient progressivement un
étranger dans le pays conquis par ses ancêtres, et dans maints districts il
dépérit, il meurt, faisant place nette pour les hommes d’une autre race. Un
des problèmes les plus délicats de la démographie est de reconnaître dans
quelles conditions de milieu géographique et social les Arabes résistent
victorieusement aux influences contraires. […] Ils prospèrent sur les hauts
plateaux suffisamment arrosés […] tandis qu’aux abords des villes […] ils
sont graduellement éliminés : là, ils ne sont plus qu’une race en décadence
[…], peut-être à cause de l’instabilité d’une race trop mélée où la guerre,
l’esclavage, la polygamie, les prises des corsaires ont introduit pêle-mêle
trop d’éléments différents : Berbères, Syriens, Circassiens, Albanais,
Espagnols, Italiens, Haoussas, Peuls, Mandingues. » Pour Reclus, qui
oublie son anticolonialisme dans le cas de l’Algérie, « les Français
recommencent l’œuvre des Romains ».
Alors que les évaluations de la population algérienne était de 3 millions
d’habitants au milieu du xixe siècle, c’est-à-dire après les guerres menées
notamment par Bugeaud, qui avaient déjà provoqué une baisse importante
des effectifs, surtout dans l’Ouest, un recensement approximatif effectué en
1872, après une nouvelle famine, montra qu’il n’y avait plus que
2,4 millions d’habitants. Pour Reclus, les perspectives n’étaient pas
brillantes pour la population indigène, alors qu’il prédisait un grand essor
du nombre des Européens.
En fait, la lutte contre les grandes épidémies, d’abord pour protéger la
population européenne, a eu pour effet de réduire les hécatombes qui
frappaient périodiquement la population indigène. Celle-ci s’est peu à peu
redressée avant de connaître au lendemain de la Seconde Guerre mondiale
l’explosion qui se produisait aussi dans la plupart des « pays sous-
développés ». Cela explique dans une large mesure l’évolution politique de
l’Algérie.
chapitre 7

Les conquêtes en Afrique noire


à la fin du xix siècle e

Le contact des populations côtières d’Afrique noire avec les trafiquants


européens remontent au xvie siècle dans le cadre de la traite des esclaves.
Les puissances européennes ne se sont pas lancées dans la conquête de
territoires africains avant le milieu du xixe siècle, à l’exception des Anglais
dans la région proche du cap de Bonne-Espérance pour contrôler une escale
de grande importance sur la route des Indes. Nous verrons qu’il est sans
fondement de confondre, comme le font certains, colonialisme et traite des
esclaves, d’une part parce que la colonisation implique un contrôle
territorial, d’autre part parce que l’Angleterre, la puissance impérialiste la
plus importante, a décidé au tout début du xixe siècle (pour diverses raison
que nous verrons) d’interdire la traite à l’échelle mondiale et d’imposer
cette décision aux autres États.
La conquête de l’Afrique tropicale au xixe siècle se situe dans la période
que certains historiens de l’économie et des théoriciens plus ou moins
marxistes appellent l’impérialisme, à partir de laquelle les pays où s’était
produite la « révolution industrielle » ont commencé à placer des capitaux
dans d’autres pays, pour y trouver de nouvelles occasions de profit.

L’impérialisme, nouvelle étape du développement du capitalisme

Certes, des empires existent depuis des millénaires et des empires


coloniaux depuis des siècles, mais le terme d’impérialisme n’est apparu
qu’au tout début du xxe siècle d’abord avec le livre de Hobson (1902), puis
ceux de Hilferding, de Rosa Luxemburg et surtout de Lénine,
L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916). Pour ces auteurs, les
développements du capitalisme à la fin du xixe siècle font que
l’accumulation des capitaux dans certains pays est trop élevée et que le taux
de profit des investissements tend à diminuer. Aussi les banques cherchent-
elles à investir les excédents dans des pays où il n’y a pas encore eu
beaucoup d’investissements, où les capitaux sont rares et où les taux de
profit restent élevés. Les banques se disputent donc les pays où investir, et
comme elles sont soutenues par les classes dirigeantes, il en résulte, disent
ces théoriciens, des conflits entre États pour prendre le contrôle des pays
non encore industrialisés, de pays qu’il est intéressant, financièrement, de
coloniser. Telle est la vulgate marxiste, pour laquelle le développement du
capitalisme est la cause fondamentale de l’expansion coloniale et des
rivalités guerrières entre les États.
On peut cependant noter que l’expansion coloniale espagnole, œuvre de
petits groupes issus d’une société féodale, est de plusieurs siècles antérieure
à la révolution industrielle anglaise. C’est en 1765 seulement que James
Watt a l’idée du perfectionnement décisif de sa machine à vapeur, alors que
l’East India Company, avec la bataille de Plassey (1757), franchit une étape
décisive dans sa prise de contrôle de l’Inde. On doit aussi noter que
l’exportation des capitaux vers des pays où on en manque ne s’est pas
seulement produite dans des rapports de domination impérialiste. Ainsi les
banques anglaises à la fin du xixe siècle et au début du xxe, outre leurs
investissements dans des colonies britanniques, ont massivement investi
aux États-Unis, et les banques françaises dans l’Empire russe.
Il n’en reste pas moins que, dans la seconde moitié du xixe siècle, alors
que les banques augmentaient les exportations de capitaux, les rivalités
géopolitiques s’aggravèrent en Europe (ceci n’expliquant pas cela) et les
conquêtes coloniales se multiplièrent, principalement en Afrique. La
conquête de l’Algérie, que l’on fait commencer en 1830 (en fait, elle date
de 1840), n’est pas due à la volonté des banques françaises d’investir des
capitaux et elles ont même longtemps rechigné. Cela a en revanche été le
cas en Égypte où l’argent français afflua à partir de 1850 en relation avec la
construction du canal de Suez. Mais la rivalité franco-britannique sur
l’Égypte et la vallée du Nil ont davantage de raisons géopolitiques que
financières. La crise de Fachoda en 1898, provoquée par l’arrivée sur le
haut Nil d’une colonne française venue du Congo, fait naître une grande
tension entre deux États, poussés l’un et l’autre par des mouvements
d’opinion très nationalistes.

Des impérialismes européens assez différents

L’impérialisme britannique, qui est à l’époque le plus puissant, s’appuie


sur de grandes banques qui ont chacune un service d’informations
économiques et géopolitiques (relié à des « banques d’acceptation » qui ont
un réseau mondial d’information pour fixer le niveau des taux des
investissements qu’elles assurent en fonction des risques géopolitiques).
L’impérialisme britannique, assuré de pouvoir s’appuyer, au niveau
mondial, sur la Royal Navy, opère par l’entremise de sociétés privées dites
« compagnies à charte » disposant de leur propre petite armée. Par exemple,
dans ce qui deviendra le Nigeria, la Niger Royal Company, créée en 1886,
établit son protectorat sur différents royaumes africains, selon la méthode
du gouvernement indirect. Même chose en Gold Coast (aujourd’hui le
Ghana) où les Portugais avaient été supplantés par les Néerlandais, lesquels
cédèrent en 1870 leurs droits à une compagnie anglaise.
Les impérialismes français et allemand interviennent par des
détachements spécialisés de leurs armées. Leur puissance financière est
moindre que celle des Anglais, car ils sont davantage liés à leurs
gouvernements qui les incitent surtout à investir en Europe et prêtent des
sommes considérables à des gouvernements européens pour obtenir leur
alliance.
L’impérialisme colonial allemand débute tardivement non seulement
parce que l’unité allemande a été tardive (1871), mais aussi parce que
Bismarck, qui l’a réalisée sous l’égide de la Prusse, a préféré une expansion
en Europe plutôt qu’en Afrique. L’Allemagne développe cependant un
empire colonial africain à partir de 1884 (Cameroun, Togo, Sud-Ouest
africain et Tanganyika, Rwanda et Burundi), mais elle le perdra en 1918.

Le contraste géopolitique entre les colonies au nord et au sud du Sahara


Comme l’a écrit Lénine, l’impérialisme, c’est « la fin du partage du
monde ». Mais comme l’Amérique est déjà partagée entre des États
devenus indépendants et que les pays d’Asie (hormis la Chine) sont déjà
colonisés, il ne reste plus que l’Afrique à se partager. Aussi les différentes
puissances européennes vont-elles sur ce continent plus que sur les autres
autrefois entrer en rivalité géopolitique. Sur le golfe de Guinée, en
l’élargissant de Dakar à l’embouchure du Congo (plus de 4 000 kilomètres,
il est vrai), se juxtaposent aujourd’hui 15 États, d’anciennes colonies, dont
les territoires s’allongent perpendiculairement de la côte vers l’intérieur.
Leurs frontières ne sont pas précoloniales et résultent principalement des
rivalités territoriales à la fin du xixe siècle entre Anglais, Français,
Allemands, Espagnols, Portugais, Hollandais et même États-uniens au
xix siècle pour le Liberia. Bon nombre des capitales (ou ex-capitales, mais
e

elles restent capitales économiques) sont situées sur la côte et sont de très
anciens comptoirs de traite.
Dans la partie septentrionale de l’Afrique, les rivalités géopolitiques
entre puissances européennes n’ont pas été moins grandes, mais elles ont
laissé moins de traces visibles. En effet, les États actuels – 5 seulement sur
4 000 kilomètres –, qui tous furent colonisés, étaient auparavant – depuis
des siècles et même des millénaires (l’Égypte…) – de véritables États (sauf
peut-être la Libye), et leurs frontières étaient fort anciennes. Mais à la fin du
xixe ou au début du xxe siècle, les rivalités européennes ont été fortes pour la
Tunisie, l’Égypte, la Libye et le Maroc.
Voilà pourquoi sont envisagées dans ce chapitre les conquêtes par
l’armée française d’un certain nombre de pays d’Afrique noire à la fin du
xix siècle puis l’établissement armé de protectorats sur la Tunisie et le
e

Maroc, selon des modalités tout à fait différentes de celles ayant présidé à la
conquête de l’Algérie. Pour celle-ci, les rivalités entre impérialismes ne se
manifestèrent guère, hormis dans les premiers temps. Et il ne s’agissait pas
encore pour la France d’un impérialisme avec des enjeux financiers. Les
rivalités d’impérialismes jouèrent un rôle important dans le cas de l’Égypte
(où les intérêts français furent très impliqués, avec le canal de Suez) puis au
Maroc où s’affrontèrent les manœuvres anglaises, françaises, espagnoles,
allemandes : la guerre faillit éclater en 1911 entre l’Allemagne et la France
pour le Maroc.
Cependant, entre les conquêtes coloniales du Nord de l’Afrique et celles
de l’Afrique tropicale, le contraste est grand, même quand il s’agit de
l’impérialisme français au nord et au sud du Sahara. Ce contraste est surtout
la conséquence des considérables différences entre les sociétés indigènes et
surtout entre leurs formes d’organisation politique et géopolitique. Au nord,
il s’agit, dans le cadre de frontières anciennes, de sociétés tribales (sauf en
Égypte) comme celles qui ont été décrites plus haut pour l’Algérie. Mais les
formes de conquête de la Tunisie et du Maroc ont été différentes de celles
qui ont été mises en œuvre en Algérie, et ce à cause de l’influence nouvelle
de l’impérialisme financier, lequel n’existait pas lors de la prise d’Alger. En
Afrique tropicale, il y avait aussi des tribus, mais leur comportement
géopolitique fut différent de celles du Nord, car elles se subdivisaient en de
très nombreux peuples de langues très différentes et entre lesquels les
contentieux géopolitiques étaient importants. De ce fait, les conquêtes
coloniales en Afrique noire ont été menées par les Européens et notamment
les Français de façon très différente. Aussi est-il nécessaire de s’en
expliquer, pour éclairer les préoccupations post-coloniales de nombreux
jeunes Noirs dont les parents ou grands-parents sont venus vivre en France.
En effet, pour les uns et les autres, le gros problème est celui de la traite
des esclaves et c’est l’un des aspects les plus controversés de la question
post-coloniale.

La question de l’esclavage

Prétendre aborder cette question en la plaçant dans la seconde moitié du


xixe siècle lors de la conquête, c’est immédiatement provoquer l’objection
que la traite des esclaves – phénomène capital pour l’Afrique – a commencé
trois siècles plus tôt. C’est tout à fait exact. Mais si la capture des esclaves
et leur exportation vers les colonies d’Amérique et leurs plantations
esclavagistes, pratique épouvantable qui a duré plus de trois siècles, sont
confondues – comme c’est souvent le cas – avec l’instauration du
colonialisme en Afrique, on s’empêche sans le vouloir de poser clairement
des problèmes qui sont encore très graves pour le présent des Africains.
La traite transatlantique, l’exportation des esclaves vers l’Amérique n’est
pas seulement le contrecoup de l’effondre ment démographique des
populations amérindiennes au xvie siècle, mais c’est surtout la conséquence
du développement, au xviiie siècle, des exportations de sucre, de coton, de
tabac et de café des plantations américaines vers l’Europe.
La pratique guerrière et commerciale qui consiste, dans des guerres ou
des opérations de violence collective, à capturer des hommes, des femmes
et des enfants pour les vendre a été le fait durant des millénaires de la quasi-
totalité des sociétés, quel que soit leur niveau de développement
philosophique. Les cités grecques de l’Antiquité, même celles qui furent le
berceau de la démocratie, furent des sociétés guerrières et esclavagistes : la
population d’Athènes était composée pour plus des trois quarts d’esclaves
et ceux-ci, pour un grand nombre, ne venaient pas seulement de contrées
lointaines, mais aussi d’autres cités grecques vaincues par les Athéniens ou
que ceux-ci avaient acheté à d’autres cités victorieuses. Les philosophes
grecs ne s’émeuvent pas de ce système qu’ils ne considèrent pas comme
barbare (cela est passé sous silence par les philosophes d’aujourd’hui qui
dénoncent primordialement l’esclavage, mais qui par ailleurs se réfèrent
fondamentalement aux Grecs). L’Empire romain donne encore plus
d’envergure à ce système de production qualifié par Marx d’esclavagiste où
les esclaves fournissent la plus grande partie de la main-d’œuvre. À Rome,
l’affranchi reste un client de son patron avec lequel il entretient souvent des
relations affectueuses, mais les enfants d’affranchis sont citoyens à part
entière. La diffusion du christianisme ne fera que très progressivement
disparaître l’esclavage, qui perdura, selon certains, jusqu’à la fin de Moyen
Âge
Mais des ordres religieux catholiques et guerriers sous l’égide de la
Vierge ont durant des siècles capturé des hommes, des femmes et des
enfants qui étaient des « païens » ou des Slavoni (d’où le mot esclave, qui
vient de slavus) – chrétiens orientaux – pour les vendre aux Ottomans. Pour
ceux-ci, le terme d’esclave désigne des eunuques, des concubines, mais
aussi des guerriers que le système empêche théoriquement de prendre le
pouvoir. Ainsi, dans l’Empire ottoman, les fameux janissaires (« la nouvelle
armée ou milice ») formés d’hommes devenus musulmans et capturés à
l’âge de 7 ans chez les peuples chrétiens dominés (grecs et autres) à raison
d’un garçon sur cinq, selon le règlement dénommé devchirmé (« cueillette »
en turc). Il arrivait fréquemment que des janissaires montés en grade et
devenus pachas fassent profiter de leur fortune leur famille restée
chrétienne.
Toujours dans l’Empire ottoman, les mamelouks (ce qui veut dire « celui
qui est possédé par l’islam », mais aussi « celui qui a été acheté comme
esclave ») viennent des tribus du Caucase qui les ont vendus avec leur
accord aux représentants du sultan. Excellents cavaliers, ils ont constitué
durant des siècles un redoutable corps de bataille, mais aussi une hiérarchie
de fonctionnaires qui ont exercé le pouvoir non sans avantages pour eux-
mêmes. C’est ainsi que les mamelouks ont gouverné l’Égypte du xiiie siècle
à 1805, date à laquelle ils ont été renversés par Méhémet-Ali.

Les temps très longs de l’esclavage en Afrique

Le terme et la notion d’esclave ont eu durant des siècles et dans le monde


entier deux significations complexes et très contrastées : les esclaves-
marchandises, producteurs ou domestiques (dont l’achat coûte relativement
cher dans bien des cas) et les esclaves-guerriers appartenant à un appareil
d’État ou à un chef de guerre et en principe exclus de l’exercice symbolique
du pouvoir. Selon Claude Meillassoux (Anthropologie de l’esclavage,
1986), ces deux aspects de l’esclavage ont existé durant des siècles en
Afrique comme ailleurs, et ils fonctionnaient l’un par rapport à l’autre, car
dans bien des cas c’étaient des esclaves-guerriers qui capturaient les
esclaves-marchandises.
L’Histoire générale de l’Afrique publiée par l’Unesco en huit volumes
(1974-1987) accorde une grande attention au phénomène de l’esclavage en
Afrique. Dans le tome III (du viie au xie siècle), le chapitre consacré à la
« zone guinéenne », qui sera largement concernée par la traite
transatlantique à partir du xviie siècle, est particulièrement important
concernant l’esclavage à une époque où il n’était pratiqué que dans un cadre
régional ou dans les rapports avec le Nord de l’Afrique. Le puissant
royaume yoruba d’Ife (aujourd’hui au Nigeria), célèbre par ses étonnantes
statues de bronze et de terre cuite, est étudié. Situé au contact des savanes
du Nord et des forêts côtières, il a développé ses activités esclavagistes à la
demande de « clients » du Nord qui ne voulaient pas aller en forêt avec
leurs chevaux capturer des esclaves. Thurstan Shaw, auteur de ce chapitre,
ajoute : « L’esclavage commercial s’ajouta à la servitude domestique et le
commerce multiplia la richesse et la puissance de l’oni (roi dignitaire
religieux) et de son entourage. […] Pour les sociétés africaines n’ayant pas
de produit naturel attrayant comme l’or à exporter, mais où un processus de
centralisation politique était en cours, les esclaves constituaient le meilleur
article d’exportation. […] Si l’esclavage faisait partie intégrante du système
social et commercial, il servait peut-être à fournir non seulement la main-
d’œuvre destinée au service de la cour et des marchands et fonctionnaires
aisés, mais aussi à alimenter les sacrifices rituels nécessaires à la
sauvegarde de la santé et de la prospérité du roi et de ses sujets nés libres.
Les esclaves vendus aux marchands du Nord étaient probablement échangés
contre du sel, mais, à mesure que les relations commerciales s’affermirent,
[…] des marchandises de luxe s’ajoutèrent. […] Ce n’est pas parce qu’on
voit dans l’esclavage la base essentielle du système économique et social
d’Ife qu’il faut décrier celui-ci. L’institution de l’esclavage fournissait
l’assise de productions artistiques de la Grèce classique et nous ne les
admirons pas moins. »

Le développement des économies de plantation en Amérique tropicale


entraîne un énorme accroissement du commerce esclavagiste en Afrique

La traite des esclaves a existé depuis les viie-viiie siècles vers les pays du
Maghreb à travers le Sahara (avec relais dans les oasis), vers l’Égypte par la
vallée du Nil et vers l’Arabie et le golfe Persique depuis les côtes de
l’Afrique orientale, à travers l’océan Indien. Des millions d’esclaves
africains furent amenés pour assécher les marais et développer l’irrigation
en Basse-Mésopotamie. Bien qu’ils aient été convertis à l’islam, ils
restaient esclaves. Aussi, à la fin du ixe siècle, déclenchèrent-ils une terrible
révolte, celle des Zendj, qui est restée célèbre.
À cette traite que les historiens appellent orientale s’ajoute à partir du xvie
la traite occidentale par l’océan Atlantique pour les besoins en main-
d’œuvre des Européens en Amérique où la population indigène a disparu
sous l’effet des épidémies. Elle commence en 1519, dès la conquête du
Mexique, et prend de plus en plus d’importance aux xviie et xviiie siècles. Le
maximum est atteint entre 1775 et 1800 avec près de 2 millions d’esclaves
transportés en Amérique (principalement au Brésil) sur un total de
11 millions de 1619 à 1860, selon les chiffres récemment calculés d’après
les archives par des chercheurs anglo-saxons (voir Olivier Pétré-
Grenouilleau Les Traites négrières, 2004). Ce dernier historien montre que
la traite ne résulte pas tant des entreprises privées de négriers européens que
des puissantes compagnies « à charte » qui ont obtenu un privilège auprès
de l’État dont chacune dépend. Ce fut d’abord le Portugal, l’Angleterre, la
France, enfin les Pays-Bas qui supplantèrent les Portugais. Fait curieux, le
rôle des Espagnols dans la traite ne fut pas très important, bien qu’ils
eussent de nombreuses plantations aux Antilles et notamment à Cuba. La
fourniture de marchandises et d’esclaves aux colonies espagnoles faisait
l’objet d’un accord (asiento) avec un autre État européen ; ce fut le Portugal
puis l’Angleterre.
Du côté africain, le commerce des esclaves était aussi l’affaire des
souverains, qui fixaient le prix des captifs et le volume de marchandises
obtenues en échange : la règle était qu’un esclave était troqué contre ce que
les Portugais (les premiers dans ce trafic) appelaient un paquet de
marchandises, pacotilla, terme que l’on a pris comme signifiant des objets
sans véritable valeur ; il s’agissait surtout d’objets en fer – haches, sabres –,
bientôt fusils et poudre, pour armer les esclaves-guerriers du souverain, ce
qui leur permettait de prendre davantage de captifs face à des peuples ne
disposant que d’arcs et de flèches. L’emploi du mot pacotille, qui est passé
dans l’histoire, a dénigré aux yeux des Européens la valeur de l’esclave et a
favorisé le racisme, alors que du point de vue commercial elle était grande.
Des historiens marxistes cubains ont calculé qu’au début du xixe siècle, à
Cuba, un esclave valait le prix d’un petit camion de nos jours. Ce qui
explique que, dès la commercialisation de la machine à vapeur par James
Watt, de gros planteurs cubains en aient acheté, car cela revenait moins cher
à utiliser que le nombre d’esclaves nécessaires pour broyer la canne à sucre
dans les moulins.

L’organisation par les souverains africains des chasses aux esclaves

L’analyse des livres de comptes des compagnies montrerait que très peu
d’esclaves (selon O. Pétré-Grenouilleau) auraient été directement capturés
par des négriers européens. En effet, les souverains africains s’opposaient à
cette concurrence déloyale qui les privait de leurs bénéfices. Ils faisaient
pratiquer la chasse aux esclaves, ce que d’aucuns appellent de nos jours la
« production de la marchandise destinée à l’exportation », par des esclaves-
soldats ou par des « seigneurs de la guerre » qui organisaient des
campagnes pour fournir des esclaves au souverain avec lequel ils avaient
passé accord. Il y eut même de grands marchands africains qui servaient de
courtiers aux Européens, mais qui organisaient des campagnes de capture
pour leur propre compte. Ce rôle des souverains est important, car il
s’agissait souvent d’acheminer sur de grandes distances les esclaves vers le
port d’où ils seraient exportés (par l’intermédiaire de spécialistes piroguiers
qui transportaient les esclaves vers les navires européens ancrés au-delà de
la « barre »).
Un autre système consistait à obliger un peuple jusqu’alors soumis aux
captures périodiques à aller capturer des esclaves chez un peuple voisin
pour les remettre à des intermédiaires du souverain – une sorte de division
géopolitique du travail esclavagiste.
Le développement des « exportations » vers l’Amérique (la traite
orientale continuait, mais son débit faiblissait) entraîna une extension des
territoires soumis au système. De plus en plus de peuples furent impliqués,
soit en position de chasseur, soit dans celle de gibier. Or l’Afrique tropicale
se caractérisait – c’est toujours vrai – par l’existence d’un très grand
nombre de peuples, la plupart de faible importance numérique et parlant des
langues très variées.
Le système « chasseur/gibier » a eu pour effet de maintenir dans la quasi-
totalité des régions les distinctions entre les peuples chasseurs, ceux des
souverains esclavagistes, et les peuples razziés. Ont été maintenues les
différences visibles (langues, scarifications distinctives) entre des peuples
soumis aux prélèvements sur leurs forces vives avant de devenir chasseurs
pour le compte d’autres, plus puissants. Cela aura de grandes conséquences
géopolitiques qui durent encore de nos jours. Les Mossi (au Burkina) sont,
semble-t-il, le seul grand peuple qui n’ait guère exercé de prélèvement
esclavagiste sur ses voisins et qui les ait même défendus contre les raids
esclavagistes venus de la vallée du Niger (par exemple ceux de Rabah,
marchand-seigneur de la guerre) tout à la fin du xixe siècle.
L’Angleterre interdit soudain la traite

En 1807, en pleine guerres napoléoniennes (l’empereur des Français


vient d’écraser la Prusse, et de décréter contre l’Angleterre le Blocus
continental), le Premier ministre William Pitt promulgue un décret qui
interdit à tout sujet britannique d’acheter ou de vendre des esclaves. Cette
décision paraît aujourd’hui d’autant plus étonnante que les Britanniques
avaient eu une position dominante dans la fourniture d’esclaves aux
colonies espagnoles. Mais en 1807, l’Espagne avait perdu, comme la
France, toute sa flotte à la bataille de Trafalgar (1805) et n’avait plus aucun
contact avec ses colonies, qui n’allaient pas tarder à se révolter. L’Espagne
fut envahie par la France et Napoléon fit mettre en résidence surveillée le
roi d’Espagne avec sa famille (1808). Ces événements ont certes de
l’importance pour expliquer l’interdiction de la traite par l’Angleterre, mais
il faut tenir compte de tout un courant d’idées qui prenait conscience que
l’« esclavage des Noirs » ne se justifiait ni sur le plan religieux ni du point
de vue philosophique. En Angleterre s’était créée une Société pour
l’abolition de la traite et en France une Société des amis des Noirs en 1788.
William Wilberforce, ami de William Pitt, fut chargé par celui-ci de mener
un mouvement pour l’abolition de l’esclavage. En 1792, à Londres,
400 000 personnes signèrent une pétition dans ce sens. Pour abolir
réellement l’esclavage, il aurait fallu réunir des sommes considérables pour
indemniser les propriétaires des Antilles qui avaient payé leurs esclaves.
C’est seulement l’interdiction de la traite qui fut décidée en 1807.
Aux États-Unis, où il y avait de très nombreux esclaves dans les États du
Sud, les quakers menaient une campagne pour faire interdire la traite.
Jefferson, principal rédacteur de la Déclaration d’indépendance, fils d’un
planteur de Virginie et lui-même propriétaire d’esclaves qu’il affranchit
pour une grande part, fit voter en 1808 l’abolition du commerce des
esclaves. Mais ceux-ci ne virent pas changer leur état de servitude et les
planteurs des États du Sud ne furent contraints à renoncer à leurs esclaves
que près de soixante ans plus tard (après la guerre de Sécession, 1861-
1865).
Le courant abolitionniste était important dans les milieux intellectuels,
mais il y avait aussi les stratégies des États. Les dirigeants anglais, ulcérés
par leur défaite devant les insurgents américains, n’étaient sans doute pas
mécontents d’imposer l’interdiction de la traite sur le plan mondial, car
leurs frégates avaient désormais l’ordre d’intercepter les navires négriers.
Cela allait poser des problèmes aux planteurs des États-Unis qui ne
pourraient plus renouveler leur stock d’esclaves, mais aussi aux dirigeants
du nouvel État. George Washington n’était-il pas propriétaire d’esclaves ?
Une nouvelle guerre éclata en 1812-1815 entre les États-Unis et
l’Angleterre. Il s’avéra ensuite que les planteurs américains réagirent à
l’interdiction de la traite non seulement par la contrebande, mais aussi en se
lançant dans une sorte d’« élevage » d’esclaves en formant parmi eux des
couples et en favorisant la naissance d’enfants noirs qui deviendraient
esclaves eux-mêmes.
Après la défaite de Napoléon, les dirigeants britanniques imposèrent au
congrès de Vienne l’interdiction de la traite. La Russie, l’Autriche et la
Prusse ne s’y opposèrent pas, car elles n’avaient pas d’intérêt en la matière.
La France venait d’être vaincue et ne pouvait pas l’empêcher et l’Espagne
obtint un délai de quelques années pour se conformer à la nouvelle
réglementation. Celle-ci, se combinant avec la montée en puissance du
courant abolitionniste, fut appliquée avec rigueur par la marine britannique
chargée d’intercepter les navires négriers à partir du golfe de Guinée.
Bientôt la traite fut dénoncée comme de la piraterie ; les officiers et les
équipages des navires transportant des esclaves pouvaient être pendus sur-
le-champ.

L’interdiction d’exporter des esclaves a eu d’importantes conséquences


géopolitiques

La plupart des discours et des livres anticolonialistes passent sous silence


l’interdiction faite par les Anglais de la traite ou la considèrent comme un
simulacre sans grande conséquence, une simple hypocrisie. On soutient
souvent que le travail forcé dans les colonies européennes d’Afrique sera
l’équivalent de l’esclavage. Sur le plan humanitaire, la différence ne fut pas
très grande, mais elle fut considérable du point de vue géopolitique : alors
que durant trois siècles le système de « production » des esclaves (leur
capture et leur exportation) avait fonctionné sous la direction de souverains
africains en relation d’affaires avec les négriers européens, l’interdiction de
la traite à partir du xixe siècle entraînera plus ou moins rapidement la
conquête coloniale, le partage de l’Afrique entre puissances européennes et
l’établissement par la force de l’autorité des Blancs sur les Noirs.
L’interdiction de la traite par les autorités britanniques provoqua d’abord
de fortes tensions avec des souverains africains qui voulaient continuer la
traite, mais des Anglais antiesclavagistes prétendaient les en empêcher.
Ainsi en Gold Coast (actuel Ghana) où les chefs des Achanti avaient édifié
un royaume puissant au xviie siècle en vendant sur la côte aux compagnies
anglaises et hollandaises les esclaves qu’ils allaient capturer dans l’intérieur
des terres. L’interdiction d’exporter des esclaves provoqua de véritables
guerres – en 1806-1811, 1822-1831, 1873-1874 – entre les Britanniques et
les Achanti armés pour une part de fusils (fusils de traite, comme on disait
alors, souvent récupérés par les trafiquants sur les champs de bataille des
guerres napoléoniennes). Ces « guerres achanti » se soldèrent par la
conquête coloniale du pays.
L’interdiction d’exporter des esclaves eut pour autre effet d’entraîner la
propagation de ce que l’on a appelé la « traite intérieure », car les chefs de
guerre continuèrent leurs chasses aux esclaves, mais pour les vendre à des
acheteurs africains qui les revendaient sur un marché local. Comme ceux-ci
payaient moins que les Européens, on augmenta le nombre des captures
pour compenser le manque à gagner.
Pour l’exportation vers l’Amérique, c’était essentiellement des hommes
que l’on capturait ; pour les marchés africains, on capturait certes des
hommes, mais surtout des femmes pour exécuter des travaux divers.
Comme elles valaient bien moins cher, il fallait en vendre davantage. On en
arriva à des prix dérisoires : une bête de somme, un âne par exemple, valait
le prix de trois ou quatre femmes. Alors que dans les plantations
d’Amérique chaque esclave avait coûté relativement cher et semblait donc
remplir une fonction économique mesurable, en Afrique, au contraire, la
dilution du marché, la prolifération des entreprises esclavagistes, ce
gaspillage des vies humaines tombées à des valeurs infimes, tout cela
conduisit des observateurs européens, bienveillants pour la plupart – des
missionnaires, des médecins –, à considérer qu’il fallait par tous les moyens
mettre un terme aux trafics qu’ils avaient pu, non sans risque, observer.
Tout cela contribua à ce que les milieux intellectuels et politiques
européens parlent de plus en plus de la « mission civilisatrice » de l’Europe,
de la France ou du « fardeau de l’homme blanc », titre d’un célèbre poème
de Rudyard Kipling (1899). On peut dénoncer ce mélange de bons
sentiments et de géopolitique, mais il se trouvait déjà dans les discours des
« abolitionnistes » qui avaient lutté pour la fin de l’esclavage et qui
servaient aussi à une sorte de règlement de compte entre le gouvernement
britannique et les États-Unis.
L’instauration du travail forcé par les administrations coloniales dans la
plupart des pays d’Afrique noire, bien qu’elle ait entraîné de nombreux
abus et de graves conséquences sanitaires, n’eut absolument pas les
conséquences géopolitiques qu’avait eues la chasse aux esclaves.

Les conquêtes coloniales en Afrique noire

En 1885 se tint la conférence de Berlin qui rassembla à propos de


l’Afrique les représentants des États européens, et notamment du Portugal
(depuis l’Angola, les expéditions d’esclaves continuaient), mais aussi des
États-Unis (à cause du Liberia qui était leur création). Le souci majeur de
cette conférence tel qu’on l’annonça fut la lutte contre les trafiquants
esclavagistes en Afrique (qui se trouvaient maintenant être pour beaucoup
des musulmans) et l’interdiction de la vente des armes à feu à des Africains.
Mais, signe que l’on en était arrivé au « stade de l’impérialisme » et de
l’exportation des capitaux (en 1867 avaient été découverts les grands
gisements de diamants de l’Afrique méridionale), on discuta surtout de la
création, avec le soutien de grandes compagnies financières, d’un État
« privé », « indépendant » du Congo, propriété personnelle du roi des
Belges Léopold II. Bismarck voulait faire de l’Afrique une zone de libre-
échange civilisatrice et soutenait la création de cet État, alors que la France
considérait que chaque puissance devait avoir des droits sur les territoires
qu’elle se donnait la peine de coloniser.
Le traité issu de la conférence annonça que toute puissance européenne
installée sur la côte pouvait étendre sa domination vers l’intérieur jusqu’à
rencontrer une « sphère d’influence » voisine. On réaffirma que la
colonisation d’un territoire africain par un État européen imposait à ce
dernier de lutter contre le trafic d’esclaves et il fut signifié au Portugal de
mettre fin au trafic d’esclaves en Angola et au Mozambique.

Les conséquences géopolitiques de la multiplication des chasses aux


esclaves

Le fait que la chasse aux esclaves se soit en quelque sorte démultipliée au


xix siècle après la fin progressive des « exportations humaines » vers
e

l’Amérique a rendu conscients la quasi-totalité des peuples d’Afrique noire


des dangers de la traite non pas comme une menace lointaine et abstraite,
mais comme le risque d’être attaqués par des guerriers envoyés sur ordre
des chefs d’un peuple voisin. La multiplication des captures d’esclaves par
de multiples roitelets chez des peuples voisins banalisait les captifs ou les
captives que l’on n’exportait plus au loin (sauf vers l’Égypte et l’Arabie).
Leur valeur marchande était de plus en plus dévaluée comme moyen de
paiement ou de gratification.
Les peuples razzieurs savaient qu’ils risquaient désormais d’être attaqués
par une expédition d’Européens venus d’ailleurs ayant su rassembler des
peuples jusqu’alors dominés.
On dénonce de nos jours les effets du tribalisme en Afrique noire, comme
s’il s’agissait de superstitions anciennes et sans fondement. D’abord il ne
s’agit pas tant de tribus, mais de peuples différents qui sont subdivisés en
tribus. À la différence des tribus nord-africaines qui, au sein d’un vaste
ensemble géopolitique dont elles sont conscientes, parlent une même langue
et ont la même religion, le phénomène tribal en Afrique noire subdivise des
peuples très différents, la plupart peu nombreux, chacun ayant sa langue et
ses croyances religieuses.
Les chasses aux esclaves ont fait que la mosaïque ethnique en Afrique
noire était constituée, au milieu du xixe siècle, de peuples se redoutant les
uns les autres. Une conception couramment répandue dans les écrits et les
propos qui de nos jours dénoncent le colonialisme – qu’il s’agisse
d’Amérique précolombienne ou d’Afrique noire – est somme toute qu’avant
l’arrivée des Européens ces peuples n’avaient guère de problèmes de
voisinage et qu’ils n’étaient guère opprimés par quelque empire ou potentat.
En fait, ces peuples voisins avaient entre eux de terribles problèmes dont
leurs notables étaient très conscients.

Les conquérants européens apprennent à analyser la géopolitique de


l’esclavage

En Afrique noire, ce que l’on pourrait appeler la géopolitique des chasses


aux esclaves, la conscience angoissée des rapports de force entre tel peuple
dominant et tels peuples dominés étaient à l’esprit de beaucoup, alors que
dans la première moitié du xixe siècle arrivaient déjà sur les côtes les
nouveaux conquérants européens. Ceux-ci n’avaient ni le désir ni le droit de
faire fortune, comme cela se faisait au temps du commerce négrier qui se
menait sur la côte. Ces nouveaux venus – des militaires, des officiers de
marine – voulaient étendre leur pouvoir sur des territoires qu’ils savaient
tout autant convoités par d’autres conquérants européens. Chacun de ces
petits groupes conquérants, qu’ils appartinssent à une armée nationale ou
privée (en fait belge ou britannique), entendait étendre le plus possible son
autorité sur un territoire dont on ne disait pas les ressources, afin que le
concurrent les ignore.
Dans cette course impérialiste, ces hommes d’action vont comprendre
assez vite que tous ces Noirs, au premier abord assez semblables, forment
non seulement des peuples différents les uns des autres, mais aussi des
peuples rivaux qui ont peur les uns des autres. Les conquêtes coloniales en
Afrique noire se feront en jouant assez habilement de ces rivalités
géopolitiques.
Pour cela, les militaires qui établissaient les cartes des territoires où ils
avançaient allaient se faire très empiriquement ethnographes et historiens en
faisant parler les « vieux » pour repérer quels étaient les protagonistes des
conflits qui se déroulaient sous leurs yeux ou dans lesquels ils étaient
souvent impliqués. En effet, à l’arrivée des militaires européens, les
captures d’esclaves n’avaient pas cessé. Aujourd’hui, les ethnologues
africanistes reprochent aux administrateurs coloniaux, qui étaient souvent
encore des militaires, d’avoir inventé des ethnies ou de les avoir
considérées comme très anciennes alors qu’elles étaient relativement
récentes et qu’elles résultaient de regroupements simplificatoires décidés
pour des raisons stratégiques ou de commodité administrative dans des
populations déracinées par les raids esclavagistes. Mais les ethnologues
actuels, anticolonialistes, ne parlent guère du rôle des souverains africains
dans la traite des esclaves.

Le rôle des soldats de métier indigènes et des porteurs

Les conquêtes en Afrique noire ont été menées en lançant des colonnes
depuis les côtes vers l’intérieur. Le terme classique de colonne, dans le
domaine militaire, désignait en Afrique de très longues files de soldats
indigènes encadrés par un très petit nombre d’officiers blancs (ne serait-ce
que par leur vêtement) suivis par des files bien plus longues encore de
porteurs, car à l’époque il n’y avait guère de routes, mais des pistes et des
sentiers, et parce qu’il n’y avait pas de chariots, car en Afrique on ignorait
la roue et les animaux de bât étaient plus rares et coûteux à acheter que les
hommes à peine sortis de l’esclavage.
Ces porteurs, parfois payés, étaient envoyés par leurs chefs de tribu. Ils
seront ensuite souvent réquisitionnés au titre du « travail forcé », méthode
utilisée jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, car les territoires
colonisés par les Français étaient dans l’ensemble très faiblement peuplés
du fait des ravages causés par la traite (à l’exception de l’« empire » des
Mossi). Les déplacements au titre du travail forcé hors de leur milieu
familier, notamment pour l’ouverture de pistes, seront accusés d’avoir
provoqué une grave extension de la maladie du sommeil. Le déplacement
des convois d’esclaves sur de grandes distances aurait certes pu tout aussi
bien provoquer l’essor de la « trypano », mais c’était en des siècles où l’on
n’y prêtait pas attention, puisque les Européens ne s’aventuraient pas dans
l’intérieur du pays. Les maladies, notamment la terrible fièvre jaune, ont
infecté les colonnes de soldats indigènes presque autant que leurs officiers
(bien qu’ils dorment sur les fameux lits Picot à l’abri de leurs
moustiquaires). Les médecins militaires coloniaux feront faire de très
grands progrès à la médecine.
Les soldats indigènes – dans le cas français les fameux « tirailleurs
sénégalais » (qui seront en fait bientôt des Mossi) – ont formé l’essentiel
des forces qui, sous des commandements européens différents, ont mené la
conquête des pays d’Afrique noire. Contrairement à ce qui a pu être dit, ce
n’étaient pas des esclaves-soldats. C’étaient des soldats de métier engagés
pour quelques années ; ils étaient soignés par le médecin et régulièrement
payés (comme les cipayes en Inde), ce qui faisait que leur statut social était
apprécié. Ils furent recrutés (avec l’accord de leurs notables) dans un ou
deux des peuples du pays en voie de conquête et nombre d’entre eux
restèrent ensuite dans l’armée coloniale. Ils firent d’autres campagnes dans
des pays voisins. S’ajoutaient à ces soldats indigènes des auxiliaires et tous
les porteurs, réquisitionnés mais avec l’accord des notables. Les Français,
les Anglais, les Allemands, les Portugais et les Belges agirent plus ou moins
de même.

Madagascar, un cas géopolitique très particulier

Dans les publications internationales et leurs tableaux statistiques, on


classe fréquemment Madagascar dans la catégorie des pays d’Afrique noire.
Il faut pourtant souligner les grandes différences de cette île avec
l’ensemble de ceux-ci. Tout d’abord, Madagascar est une île, la « Grande
Île » (1 600 kilomètres du nord au sud) située à quelque 500 kilomètres des
côtes d’Afrique. Et cette constatation banale prend du sens dans la mesure
où l’on souligne que les limites de cet État sont de ce fait évidentes et
indiscutables et qu’elles ne doivent rien aux rivalités impérialistes qui ont
tracé, à la fin du xixe siècle, les frontières de la totalité des pays d’Afrique
noire. Mais surtout, Madagascar présente une originalité géopolitique
majeure : lorsque la « Grande Île » commence à subir au xixe siècle la
pression du colonialisme, il existe déjà un État aux allures de monarchie
occidentale ; une large partie de sa population est christianisée et une langue
autochtone commune à large diffusion, le malgache, presque une langue
nationale, existe. Tout cela est d’autant plus étonnant que là vivent, comme
en Afrique, des peuples différents.

Un peuplement qui n’est pas africain

Par rapport aux États africains, l’intérêt pour la configuration insulaire du


phénomène malgache serait assez limité si Madagascar était peuplée des
mêmes types de population que les pays d’Afrique noire et si, en termes de
géohistoire, elle avait connu sur les temps très longs la même évolution
culturelle que ceux-ci. Certes, il y eut très anciennement des populations
noires dans la Grande Île, mais d’autres peuples, de culture asiatique,
malaise, y sont arrivés, à travers l’océan Indien, à partir du xiiie siècle,
depuis l’archipel qui constitue de nos jours l’Indonésie. Les hommes et les
femmes venus lors de ces migrations maritimes ont apporté dans l’île une
riziculture inondée intensive d’allure très asiatique, à ceci près qu’elle se
combine avec un élevage bovin de « type sentimental » qui évoque celui de
vastes contrées d’Afrique occidentale et orientale. Cet élevage est surtout le
fait des populations malgaches où les influences africaines apparaissent les
plus fortes, celles que l’on appelle les Betsiléos dans le sud de l’île et les
Sakalaves dans les régions côtières occidentales. Les hautes terres, où s’est
développée la riziculture (très différente de celle que l’on trouve dans
quelques régions d’Afrique), sont devenues le domaine des populations de
langue malaise (malayo-polynésienne), les Merina (prononcer mern), qui,
bien qu’ils ne forment qu’un quart de la population malgache, ont à partir
du xviiie siècle dominé progressivement la Grande Île. Les hautes terres
(surtout de hauts plateaux volcaniques) dominent par un grand escarpement
une étroite plaine orientale où se trouvent de très nombreux peuples que
l’on appelle, faute de mieux, les « côtiers ».
Madagascar, dont le nom apparaît dans le livre de Marco Polo (fin
xiiie siècle – sans doute a-t-il été informé par des navigateurs arabes), fut
découverte par les Portugais en 1500 et ses côtes furent ensuite visitées par
les navigateurs européens qui traversaient de plus en plus nombreux l’océan
Indien pour aller commercer aux Indes orientales. Au xviie siècle, des
Français créèrent quelques comptoirs pour y acheter des esclaves destinés
aux plantations des îles que l’on appelle depuis le xixe Maurice et la
Réunion – jadis île de France et île Bourbon – et qui furent longtemps
désertes. Mais les Anglais étaient aussi déjà là, ainsi que leurs missionnaires
anglicans.

Les Anglais, pour lutter contre la traite, ont favorisé le renforcement et la


modernisation de l’État malgache
À la fin du xviiie siècle, les Merina et surtout leurs clans nobles, les Hova
(prononcer : houve), sont parvenus à se rendre maître de l’essentiel de l’île
sous la direction du grand roi Andrianampoinimerina (1797-1810). Celui-ci
établit sa capitale à Antananarivo (Tananarive). Son fils Radama (1810-
1828) poursuit son œuvre avec l’aide des Anglais de l’île Maurice devenue
britannique. Ceux-ci, tout à leur lutte mondiale contre l’esclavage, ont
convaincu le roi d’interdire la traite (que des trafiquants français
cherchaient à continuer) et lui apportèrent une aide financière et technique.
Les missionnaires protestants (qui, à la différence des catholiques,
traduisirent la Bible dans les langues locales) ont largement contribué à la
diffusion d’une langue commune, le malgache, en développant
l’évangélisation. Madagascar semblait alors en passe de devenir un
protectorat britannique.
Mais une réaction se produisit et la reine Ranavalona Ire, qui prit le
pouvoir à la mort de son mari Radama, chassa les missionnaires et déclara
le christianisme illégal (1835). Son gouvernement tyrannique provoqua des
rébellions qui furent réprimées. Le roi Radama II voulut renouer avec les
Anglais, mais il se heurta, avant d’être assassiné, à la noblesse hova et
notamment au Premier ministre qui se maria aux deux reines successives.
Finalement, l’influence anglaise l’emporta et le christianisme presbytérien
fut déclaré religion d’État (1869). Pendant ce temps, les Français avaient
repris pied dans l’île et nouèrent des contacts avec les chefs sakalaves
opposés au pouvoir des Merina. Les officiers de la marine française, faute
d’obtenir du gouvernement malgache la reconnaissance du protectorat de la
France sur la côte sakalave, firent bombarder et occuper Tamatave en 1883.
En 1885, les Français annexèrent la rade de Diégo Suares à la pointe nord
de l’ïle et imposèrent en 1885 un traité de protectorat. Il est assez
surprenant que les Anglais aient laissé faire, mais ils étaient fort
embarrassés par le problème de Zanzibar.

Les Anglais laissent Madagascar aux Français

En effet, cette petite île à faible distance de la côte africaine et située à un


millier de kilomètres au nord-ouest de Madagascar, port traditionnel
d’exportation d’esclaves vers le Moyen-Orient, était devenue au milieu du
xix
e
siècle la tête d’un véritable empire négrier africain lorsque le sultan
d’Oman vint y installer sa capitale. Les Anglais, tout à leur lutte contre la
traite des esclaves, parvinrent non sans peine à lui faire réduire ses
exportations d’esclaves. Mais il profita de l’extension de la colonisation
allemande sur le Tanganyika (actuelle Tanzanie) pour faire alliance avec
Berlin et reprendre son trafic. L’Angleterre dut laisser aux Allemands sa
possession d’Heligoland (au large de leurs côtes et de celles du Danemark)
pour leur faire lâcher Zanzibar et y arrêter le trafic des esclaves. Dans cette
affaire compliquée, les Anglais eurent besoin du soutien diplomatique de la
France lors de la conférence de Berlin en 1885 et lui laissèrent les mains
libres à Madagascar.
Les troupes françaises s’installèrent donc à Tananarive en 1895, mais la
reine Ranavalona III, à qui furent notifiées des clauses encore plus dures du
protectorat, fit déclencher une insurrection par ses proches. Le général
Gallieni, qui venait à peine de rentrer d’Indochine où il était venu à bout des
Pavillons noirs, reprit violemment le contrôle de la situation à Tananarive
en 1896. Il fit juger et fusiller l’oncle de la reine et son ministre de
l’Intérieur. La reine fut exilée et Madagascar fut annexée. Mais
l’insurrection se propagea dans l’ensemble du pays et devint une véritable
guerre de résistance nationale.

Madagascar encore très différente de l’Afrique noire

À Madagascar, la « pacification » devint pour les Français une opération


longue et difficile (à cause aussi des maladies) et elle n’eut rien à voir avec
les formes de la conquête en Afrique. À Madagascar, où la traite avait cessé
depuis le début du xixe siècle, il n’était pas possible de s’appuyer sur des
peuples en les libérant des marchands d’esclaves. Gallieni, qui avait opéré
en Afrique contre Samory, put se rendre compte des différences durant la
longue période (1896-1905) où il fut gouverneur général de Madagascar.
Les Français tentèrent de jouer les Sakalaves contre les Merina, mais le
sentiment national était entretenu par une puissante société secrète.
Dernière différence avec les colonies françaises d’Afrique noire qui
restèrent relativement calmes après la Seconde Guerre mondiale jusqu’à
l’indépendance qui leur fut accordée en 1960, Madagascar connut en 1947
une grande insurrection. Le Mouvement démocratique de la rénovation
malgache demandait démocratiquement l’indépendance au sein de l’Union
française. Mais deux sociétés secrètes avaient décidé de chasser au plus vite
les Français par la violence et elles déclenchèrent une sanglante insurrection
à la fin de mars 1947 dans la région côtière orientale de l’île, là où les
plantations coloniales étaient nombreuses et où les colons utilisaient la
main-d’œuvre fournie, comme en Afrique, par le système du travail forcé.
La répression sanglante durera des mois. Cela fait penser à ce qui se passait
alors en Indochine, mais les causes des deux conflits sont assez différentes.
Madagascar fut occupée non par les Japonais, mais par les Anglais qui
chassèrent les représentants du gouvernement de Vichy. À Madagascar, à
cause du christianisme, les communistes étaient beaucoup moins nombreux
qu’au Vietnam et le soulèvement malgache fut étouffé. La Grande Île ne
devint indépendante qu’en 1960, comme les autres colonies françaises
d’Afrique noire, par décision du général de Gaulle. Mais, fait assez difficile
à expliquer, l’émigration post-coloniale des Malgaches en France a été
relativement faible. Est-ce seulement l’effet de la distance ?

Le Sénégal et la géopolitique de Faidherbe

Le Sénégal fut l’un des quelques pays d’Afrique noire qui ont connu un
grand djihad, celui d’El-Hadj Omar, contre les animistes et les « faux
musulmans », et cela vingt ans avant que ne commence la pénétration
militaire coloniale qui dans ce pays fut une des plus précoces. Déjà au tout
début du xixe siècle, en 1804, dans le nord de l’actuel Nigeria, un grand
djihad avait été lancé par un prédicateur guerrier, Ousmane Dan Fodio,
contre d’autres musulmans qui eux-mêmes menaient un djihad contre des
animistes. Ce fut un djihad contre un autre djihad. Cela aboutit à la
conquête d’un empire de Sokoto sur lequel les Anglais établirent leur
protectorat un siècle plus tard en 1903.
Au Sénégal, le djihad ne prit pas une ampleur comparable et ne créa pas
d’État durable, car il fut contré par une stratégie colonialiste d’utilisation
des rivalités géopolitiques indigènes. Celle-ci fut mise en œuvre au Sénégal
dès le milieu du xixe siècle, bien avant qu’elle le soit dans la plupart des
pays africains. Elle fut en quelque sorte inventée et appliquée de façon
décisive par Louis Faidherbe

Faidherbe à Saint-Louis du Sénégal

Faidherbe mena son action de 1852 à 1865 (il fut absent une année pour
cause de maladie), séjour aux colonies particulièrement long à l’époque.
Polytechnicien, mais de milieu modeste et mal vu parce qu’il avait
manifesté de la compréhension à l’égard d’émeutiers en Guadeloupe en
1848, il arriva en 1852 à Saint-Louis du Sénégal à l’estuaire du grand
fleuve. Officier du génie, il était alors capitaine et étudia d’abord l’arrière-
pays avec les informations qu’on lui donna.
Saint-Louis était l’un des plus anciens comptoirs français (1659) ; avec
l’île de Gorée (prise aux Hollandais en 1677), ce fut le principal port
d’exportation d’esclaves vers l’Amérique. Ceux-ci étaient capturés par des
groupes guerriers de plus en plus loin dans l’arrière-pays, à mesure que
diminuait l’effectif des populations razziées. L’interdiction de la traite
plongea ces comptoirs dans la somnolence, d’autant plus que les Anglais
pouvaient facilement surveiller une éventuelle persistance du trafic. Faute
d’esclaves à exporter, le commerce portait désormais sur la gomme
(arabique) fournie par la sève de certains arbres (acacia) des savanes. Les
notables de Saint-Louis étaient quelques représentants européens des
grandes compagnies de commerce français et surtout des mulâtres dont
certains riches et influents. Ce sont eux qui demandèrent que Faidherbe soit
nommé gouverneur, en dépit de son grade modeste (il fut alors promu
colonel) et qu’il reste plus longtemps que ses prédécesseurs. Il les avait sans
doute impressionnés par ses préoccupations ethnographiques quant aux
populations de l’arrière-pays.

La découverte de la situation géopolitique

Faidherbe, dès son arrivée à Saint-Louis, fonda deux publications


périodiques, l’Annuaire du Sénégal et le Moniteur du Sénégal, qui ouvrirent
leurs colonnes à des monographies d’histoire rédigées par Faidherbe lui-
même et ses collaborateurs. Il collaborait régulièrement à diverses revues
françaises de géographie dont celle de la Société de géographie de Paris
(fondée en 1821, la première au monde) dont il deviendrait d’ailleurs le
président à son retour en France après avoir été nommé chef de l’armée du
Nord en 1870 (il remportera contre les Prussiens l’une des rares victoires de
ce triste conflit). Dès 1856, il publia dans le bulletin de la Société de
géographie Populations noires des bassins du Sénégal et du haut Niger, en
1859 une Notice sur les Ouolofs et en 1864 Vocabulaire d’environ 1 500
mots français et leurs correspondants en ouolofs, en soninké et en poular
(peul) du Fouta (Djalon).
Ces publications et celles de ses adjoints traduisent les préoccupations
géopolitiques de Faidherbe : quels sont les rapports entre les différents
peuples du vaste arrière-pays et quels sont les mouvements politiques qui
s’y développent, notamment contre l’influence française ? Il crée en 1856
l’École des fils de chefs pour qu’ils acquièrent une formation moderne ;
certains la terminent en France. Pour disposer de forces adaptées au pays et
plus nombreuses que celles qu’on lui envoie, Faidherbe crée en 1857 le
corps des tirailleurs sénégalais à partir d’esclaves rachetés puis volontaires ;
certains deviendront sous-officiers.

El-Hadj Omar Tall et les Peuls Toucouleur

On l’a vu, dans le grand arrière-pays de Saint-Louis, El-Hadj Omar Tall,


un chef de guerre qui est aussi prédicateur musulman, a lancé le djihad
contre les tribus païennes, ceux qu’il tient pour de faux musulmans et
accessoirement contre les Français. C’est en 1841 qu’il lance ce djihad
depuis sa capitale fortifiée à trois enceintes, Dinguiraye, qui se trouve dans
l’actuelle Guinée, un peu à l’est des hauts plateaux du Fouta Djalon. Il
s’agit de la partie la plus occidentale du vaste ensemble conquis depuis
l’actuel Soudan, dans toute la zone des savanes, par ce peuple singulier que
sont les Peuls. Un de leurs groupes, installé au sud de la vallée du Sénégal,
a été appelé Toucouleur. Les Peuls, dont l’origine serait la vallée du Nil,
sont des pasteurs de bovins, souvent de fort bons cavaliers et c’est surtout
grâce à leurs conquêtes que, à partir des xiiie-xive siècles, l’islam s’est étendu
au sud du Sahara par l’extension progressive de
royaumes guerriers. Celui du Fouta Djalon, formé au xviiie siècle par
Karamoka Alfa Dialo, s’est étendu sur toute la vallée du Niger, jusqu’à son
delta. Ces Peuls dénommés eux aussi Toucouleur sont ceux avec lesquels le
célèbre Ousmane Dan Fodio a entrepris son djihad contre le grand peuple
Haoussa (1804).

El-Hadj Omar Tall et la confrérie Tidjaniya

Tel est le contexte historique et géopolitique dans lequel a grandi Omar


Tall. Né en 1797, il est le quatrième fils d’un marabout toucouleur du Fouta
Toro, sur la rive gauche du Sénégal. À 23 ans, après avoir appris l’arabe
auprès de membres de la confrérie Qadriya, il part faire le pèlerinage à
La Mecque en passant par les savanes et en franchissant le territoire des
autres tribus peuls. Il en revient hadj treize ans plus tard. À Médine, il a été
initié dans la confrérie Tidjaniya (rivale de la Qadriya) et a reçu le titre de
khalife pour tous les peuples noirs. À son retour, son prestige fait qu’il n’est
pas très bien accueilli par certains chefs peuls et surtout par ceux de la
Qadriya inquiets des discours antiaristocratiques de Hadj Omar Tall. Il est
contraint par l’almamany (commandeur des croyants) de quitter le Fouta
Djalon et de fonder sa capitale, Dinguiraye, plus à l’est.
C’est de là qu’il lance en 1841 le djihad avec ses fidèles de diverses
origines contre des royaumes qui ne sont pas musulmans, qu’ils soient
malinké ou bambara. Il s’empare du royaume du Bambouk et de ses
gisements aurifères. Cela lui permet – outre la vente de très nombreux
esclaves – d’acheter des fusils aux trafiquants anglais de Sierra Leone. Les
Français refusent de lui en vendre, car ils savent leur influence directement
menacée. En effet, Hadj Omar lance une offensive vers le haut Sénégal dont
la source se trouve près de celle du Niger. Les Français, pour contrôler ce
passage stratégique vers l’est, y ont établi deux points fortifiés avec
quelques canons, Bakel et Médine (près de Kaye). El-Hadj Omar tente de
s’en emparer, n’y parvient pas malgré les assauts fanatiques de ses talibés
qui subissent de lourdes pertes, puis essaie d’affamer les petites garnisons
que Faidherbe vient dégager en juillet 1857 par un raid audacieux. Les
Français lancent des colonnes vers le sud pour intercepter les armes venant
de Sierra Leone et au nord poussent les chefs peuls de la confrérie Qadriya
contre El-Hadj Omar. Celui-ci développe alors de plus en plus ses
offensives vers l’est, la vallée du Niger, non seulement contre des royaumes
animistes, mais aussi contre des principautés peuls, tout cela lui fournissant
nombre d’esclaves pour payer ses achats d’armes. El-Hadj Omar Tall
disparaît en 1864 au cours de l’explosion d’une réserve de poudre dans les
grottes de Bandiagara où il avait établi son quartier général. Ses fils se
partagent le pouvoir. En 1865, Faidherbe quitte définitivement le Sénégal
où la domination française est dès lors établie pour longtemps.

La guerre contre Samory, grand héros de l’indépendance africaine

El-Hadj Omar Tall, qui s’est appuyé pour former son empire sur la
puissance révolutionnaire d’une grande confrérie religieuse, est de nos jours
beaucoup moins connu et célébré que Samory Touré alors que celui-ci,
d’origine non musulmane, n’eut pas l’appui d’une confrérie religieuse mais
celle de réseaux esclavagistes. Son empire disparut de son vivant dans une
sanglante catastrophe. Les Français rencontrèrent beaucoup plus de
difficultés avec Samory qu’avec tout autre souverain africain.

Samory devient un guerrier réputé et se prétend chef musulman

Samory, dont on connaît mieux le prénom que le nom bien que celui-ci,
Touré, suscite de grands échos dans la zone des savanes, est né en 1830
dans le sud forestier de l’actuelle Guinée. C’est un Malinké du Sud dont les
ancêtres venus du Nord se sont mêlés à des populations villageoises qui
n’étaient pas musulmanes. Sa mère, issue d’un petit peuple nommé Camara,
est animiste, et son père, qui est colporteur, fait partie du grand groupe des
Dioula dont la langue et les activités marchandes s’étendent aujourd’hui au
Mali, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, en Guinée et au Ghana. Samory, à
l’âge de 18 ans, devient lui-même marchand. Au cours d’une guerre, sa
mère est capturée par un chef de clan, celui des Cissé. Pour la libérer,
Samory s’engage dans leur armée et y devient un guerrier réputé qui
rapporte beaucoup de butin et d’esclaves. Au bout de sept ans, il s’enfuit
avec sa mère et passe dans l’armée d’un autre clan, ennemi des Cissé. Deux
ans plus tard, il rejoint le peuple de sa mère, les Camara, qui le nomment en
1861 chef de guerre (keletigi) pour qu’il les défende contre les groupes
voisins. Il s’affirme alors comme chef musulman ; à partir de 1868, il
voudra même être appelé almamy, commandeur des croyants.

La création d’une armée de métier et de soldats-esclaves, base d’un État


militaire et marchand

Samory crée une armée de métier avec des guerriers de diverses origines
au statut plus ou moins servile et tous attirés par la perspective du butin. Les
chefs des différents détachements sont des frères ou des amis de Samory qui
les a nommés et qui les contrôle étroitement. Cette structure restera à peu
près la même jusqu’à la fin et elle s’imposera aux peuples sur lesquels
Samory impose sa domination tout en laissant à chacun son organisation
politique particulière, encore qu’il cherche à leur imposer l’islam. Selon
Elikia M’Bokolo, qui reprend le grand livre d’Yves Person, « l’empire de
Samory peut être défini comme un État guerrier et marchand » : une
commerçante devait pouvoir y circuler librement avec ses marchandises.
Celles-ci étaient le plus souvent des esclaves, et ce n’étaient donc pas des
femmes qui les menaient. Au sein du Wasoulou, l’empire de Samory, le
commerce, comme dans bien d’autres royaumes africains, portait
principalement sur les esclaves, les chevaux, les fusils et la poudre.
Vers 1878, Samory a conquis toute la région du haut Niger, avec le Bouré
riche en or, et il établit des contacts vers le nord-est avec les fils d’El-Hadj
Omar. Mais à l’ouest, vers le Sénégal, Samory prétend prendre des esclaves
sur des peuples qui, depuis Faidherbe, se sont mis sous la protection des
Français. Avec ceux-ci, l’armée de Samory se heurte à forte partie,
notamment aux tirailleurs dont les charges baïonnettes au fusil sèment la
panique. Après une telle défaite, Samory prend contact avec les Français –
ceux du Sénégal –, s’affirme leur ami et signe un traité par lequel il
s’engage à ne pas attaquer des peuples sous leur protection.

Barré vers le Sénégal, Samory pousse son armée vers l’est


Se tournant donc de nouveau vers l’est, Samory veut conquérir la ville de
Sikasso (tout au sud de l’actuel Mali). Elle a pris une grande importance
avec un nouveau chef qui a également fondé un royaume guerrier et
marchand (reposant lui aussi sur le trafic d’esclaves). Mais ses guerriers
animistes sont de très bons archers et leurs flèches empoisonnées causent de
lourdes pertes parmi les sofas guerriers de Samory qui font dix-huit mois
durant le siège de la ville. Mais les Français, basés en Côte d’Ivoire, ne
voulant pas que Samory prenne la ville, viennent s’en emparer. Samory
croit pouvoir leur faire la guerre, mais leurs colonnes, venant du sud,
avancent vers le nord et s’emparent du sud de l’actuelle Guinée – où se
trouve le village natal de Samory – et des sources du Niger, malgré une
résistance acharnée.
Samory se voit obligé de pousser son armée vers l’est et elle se trouve
face au royaume de Kong (nord de la Côte d’Ivoire). Les relations sont
d’abord commerciales, c’est-à-dire qu’on vend des esclaves, Le colonel
Marchand (celui qui s’illustrera à Fachoda et que les Africains appellent
Kpakibo) vient assurer les maîtres de Kong du soutien des Français. Mais
Marchand n’a qu’une colonne légère et ne peut se maintenir si loin dans le
Nord ; il doit redescendre, accompagné de beaucoup de gens qui, n’étant
pas musulmans, craignent les massacres et les razzias d’esclaves de Samory.
Celui-ci veut attaquer au sud le puissant royaume baoulé, célèbre pour son
or et non musulman, réputé pour ses guerriers. Samory, dont les forgerons
fabriquent des fusils, mais qui n’arrive pas à se fournir en bonne poudre,
reprend langue en 1886 avec des officiers français venus de Grand Bassam.
Il leur confie l’un de ses fils pour qu’il aille en France. Il veut aussi que ses
interlocuteurs lui donnent des fusils, de la poudre et des canons. Ils refusent
évidemment, de même qu’ils ne veulent pas contraindre les populations qui
ont fui Samory à retourner dans les territoires qu’il contrôle.

La « guerre du refus » contre Samory

Commence contre Samory en 1889 et au sein même de son empire ce qui


pour beaucoup d’Africains a été la « guerre du refus », car les animistes et
nombre de musulmans ne supportaient plus les livraisons d’esclaves qu’il
leur imposait.
Il a donc besoin de s’emparer de nouveaux territoires à exploiter et où
prendre des esclaves, mais les Français lui barrent les routes de l’ouest et du
sud, et au nord il y a l’Empire mossi qui n’est pas musulman et dont les
forces sont grandes. Il lui reste la route de l’est, mais les colonnes françaises
y mènent la politique de la « terre brûlée », détruisant villages et greniers,
afin que l’armée de Samory ne puisse pas se ravitailler, ce qui oblige les
populations à fuir. Ses proches l’adjurent de négocier de nouveau. Samory
s’y refuse et fait même tuer son fils rentré de France. Une petite colonne
française est massacrée avec l’officier qui la commandait. Trois colonnes
sont alors lancées à la poursuite de Samory dont l’armée qui marche vers
l’est parvient en 1898 à s’emparer de Kong et à la détruire pour que les
Français n’en fassent pas une de leurs bases. Quelques mois plus tard, le
29 septembre 1898, Samory est enfin fait prisonnier à l’est de Kong par une
colonne de reconnaissance. Déporté au Gabon, il mourra en 1900 après
avoir tenté de se suicider.
Malgré les razzias et les massacres qu’il a fait subir à des peuples dont il
a vendu une partie comme esclaves, Samory a aujourd’hui l’image d’un
grand « homme d’État et résistant anticolonialiste » (Elikia M’Bokolo).
Dans l’énorme ouvrage qu’Yves Person lui a consacré, Samori, une
révolution dioula (1968), il n’est guère porté attention aux grandes
entreprises esclavagistes que Samory a menées sur les territoires dont il
faisait la conquête. Certes, la pratique de l’esclavage y était devenue banale,
mais ce n’était pas le cas de cette « guerre du refus » qu’ont finalement
menée contre Samory les populations qu’il réduisait en esclavage et qu’il
déportait. Cette « guerre du refus » a largement contribué à sa chute. Yves
Person parle de Samory comme d’une « révolution dioula », mais on ne voit
pas en quoi cette entreprise a été « révolutionnaire ». Elle a créé une fois
encore en Afrique noire un « État militaire et marchand » (marchand
esclavagiste), comme il y en a eu bien d’autres depuis des siècles (et au xixe,
en Afrique du Sud, l’État esclavagiste de Chaka, le « Napoléon zoulou »).
Ne serait-ce pas cette « guerre du refus » contre Samory qui était
« révolutionnaire » ? Elle a en effet été menée contre ses entreprises
esclavagistes et elle fut une des actions anti-esclavagistes les plus notables
qui aient été menées en Afrique par des Africains. Sans doute fut-elle
soutenue par les Français, mais Samory menait dejà de grandes razzias
esclavagistes bien avant de se heurter à eux. Sans doute, et
géopolitiquement parlant tant sur le plan mondial que régional, la chute de
Samory était-elle inévitable. Mais les Français surent tirer un avantage
géopolitique en ne pratiquant pas l’esclavage (et pas encore le « travail
forcé ») et en prenant sous leur protection intéressée des peuples tentant de
fuir les razzias esclavagistes de Samory.

Le non-dit sur la géopolitique interne de l’esclavage

Il est pour le moins fâcheux que soit présentée comme exemplaire la


tentative impériale que Samory mena contre l’impérialisme ; c’était d’abord
pour avoir beaucoup d’esclaves à vendre, et cela quasiment au xxe siècle ! Il
est regrettable que la question de l’esclavage en Afrique soit toujours
escamotée tant par les dirigeants africains que par la plupart des africanistes
français. Les hommes politiques africains et les historiens qui dénoncent le
« colonialisme esclavagiste » ne veulent pas se demander qui capturait les
esclaves. Ni se poser la question de la « traite intérieure » menée au
xixe siècle après que la traite atlantique eut été interdite aux Européens.

Ces non-dits, ces questions le plus souvent interdites sont le fait de


responsables politiques dont la « tribu » a jadis participé à la capture des
esclaves et qui demeure l’une des ethnies dominantes. C’est aussi pour ne
pas aller à l’encontre du « sentiment d’unité nationale » qu’est entretenu ou
imposé le non-dit, notamment sur la « traite intérieure » qui est celle dont
on devrait se souvenir le mieux, car elle est plus récente. Mais c’est la plus
compliquée du fait de la démultiplication des entreprises esclavagistes après
l’interdiction de l’exportation outre-Atlantique.
Il ne s’agit pas d’encourager les mouvements séparatistes qui se sont
développés dans de nombreux pays plusieurs décennies après
l’indépendance, les espoirs qu’elle avait suscités ayant été souvent déçus.
Certains de ces mouvements sont-ils géopolitiquement raisonnables (encore
que…) dans de très, trop vastes États pour que le contrôle et la desserte des
régions les plus lointaines soient possibles vu les moyens restreints dont ils
disposent ?
Ouvrir une réflexion sur la géopolitique intérieure de la traite dans tel ou
tel pays n’est sans doute pas sans risque, mais ce sont de toute façon des
questions dont on discute sous le manteau ; elles sont souvent amplifiées et
déformées par des rumeurs et des représentations géopolitiques erronées.
L’objectif serait que dans tel ou tel pays l’étude post-coloniale de la
géopolitique interne de la traite débouche sur la rencontre des représentants
des différents peuples (dans certains États, plusieurs dizaines) qui se
trouvent dans le cadre des frontières issues des partages impérialistes. Le
souhait serait que de telles rencontres – une fois expliquée et éclaircie la
géopolitique interne de la traite – débouchent sur de mutuels échanges.
Certes, dans ces rencontres, on pourrait – on devrait – mettre fortement
en accusation l’impérialisme, mais aussi constater que certains peuples ont
été beaucoup plus pénalisés que d’autres, qui ont tiré quelques avantages de
la traite de par leur position géographique par exemple. Dans ces rencontres
pour l’unité nationale, on pourrait – on devrait – proclamer l’abolition des
privilèges géopolitiques hérités de l’époque coloniale. Ce seraient autant de
nuits du 4 Août.

La colonne infernale Voulet-Chanoine et la percée jusqu’à


Fachoda

Alors que les polémiques post-coloniales battent leur plein, il faut


évoquer dans une analyse géopolitique ce monstrueux scandale et cet échec
spectaculaire, le premier occupant depuis quelques décennies une place de
choix dans la dénonciation du colonialisme. L’un et l’autre sont
contemporains. C’est en 1898 que se produisent la crise de Fachoda et
l’affaire Voulet-Chanoine. L’une et l’autre sont indissociables de la poussée
coloniale française vers l’est, vers le lac Tchad et la vallée du Nil, alors que
la poussée britannique se faisait du sud vers le nord, depuis le golfe de
Guinée et sur le Nil du nord vers le sud. De surcroît, depuis 1885, les
Allemands s’avancent vers le nord à partir du Togo (ex-royaume négrier) et
surtout vers le Tchad à partir de la côte du Cameroun. On est dans
l’entrecroisement des rivalités impérialistes.
L’affaire Voulet-Chanoine

Ce sont les noms de deux officiers, le capitaine Voulet et le lieutenant


Chanoine, qui, à la tête d’une colonne, sont chargés avec quelques autres
officiers, depuis la vallée du Niger, d’atteindre au plus vite le lac Tchad.
Cette colonne n’aurait pas fait particulièrement parler d’elle et ne serait pas
entrée dans l’histoire coloniale si ses chefs, outre les habituelles attaques de
villages traversés pour y prendre du ravitaillement, ne s’étaient pas conduits
de façon si monstrueuse. Par exemple, ils organisent, autour de la table
pliante où ils prennent leur repas du soir, une mise en scène macabre de
têtes coupées, celles de Noirs évidemment. Horrifié, un autre officier, le
lieutenant Peteau, est chassé dès les premières étapes par le capitaine
Voulet, et c’est par une lettre de Peteau (à sa fiancée), qui parvient jusqu’à
la présidence du Conseil que le scandale éclate. Il est décidé d’arrêter non
pas la colonne dans sa marche vers l’est, mais Voulet et Chanoine, les
auteurs des atrocités. Klobb, un colonel qui commande à Tombouctou, est
chargé de les rejoindre pour les mettre aux arrêts. Mais il faut du temps
pour les trouver et les atrocités de Voulet et de Chanoine atteignent leur
paroxysme avec le massacre de toute la population de Birni Nkoni (au nord-
ouest de l’actuelle frontière du Nigeria).
Le colonel Klobb, après avoir descendu en bateau une partie du Niger,
rejoint le 14 juillet 1899 la colonne près de Zinder, après une poursuite de
2 000 kilomètres : Voulet fait ouvrir le feu, Klobb est tué et son adjoint
Meynier blessé. Voulet proclame qu’il n’est plus français et qu’il va fonder
un empire vers l’Est. Devant des événements aussi extraordinaires, les
tirailleurs s’inquiètent : ce sont eux qui auraient tué Voulet et Chanoine
quelques jours plus tard. La colonne continue vers l’est sous le
commandement de Meynier et parvient au Tchad où arrivent aussi depuis
l’Algérie, à travers le Sahara, la colonne Foureau-Lamy et la colonne Gentil
venue non sans difficulté du Congo. Toutes trois parviendront à détruire la
puissance de Rabah, grand chef de guerre et grand marchand d’esclaves
(1900). Il dirigeait un vaste empire esclavagiste s’étendant depuis trente ans
sur une partie des actuels États du Tchad, du Soudan et de la République
centrafricaine.
Expliquer les atrocités de Voulet et de Chanoine ?

Il est évidemment commode de faire de celles-ci le prototype de la


violence coloniale, et nombre de commentateurs ne s’en privent pas. Mais il
s’agit d’atrocités exceptionnelles puisqu’elles sont allées jusqu’à
l’assassinat par deux officiers d’un colonel de leur propre armée. Il faut
signaler que Voulet et Chanoine ont participé cinq ans plus tôt à la stratégie
de la terre brûlée menée pour priver Samory de toute ressource dans le
mouvement de son armée vers l’est. Stratégie de la « terre brûlée », cela
veut dire arrachage des récoltes, empoisonnement des puits, incendie des
villages et des greniers et surtout massacres de populations pour effrayer les
autres et les faire fuir. Ces pratiques, qui ne sont pas le fait de la seule
armée coloniale française (il y en eut de semblables durant les guerres de
Religion, au Palatinat sous Louis XIV, en Vendée, en Espagne, en
Algérie…), ont sur ceux qui les mettent en œuvre sur le terrain des effets
psychologiques graves dont l’accumulation entraîne des actes de plus en
plus sadiques. Ce fut le cas de Voulet et de Chanoine.
Après avoir mené campagne contre Samory et avant sa capture près de
Kong, ils reçoivent l’ordre (apporté, comme tous les autres, par des
coureurs, car il n’y a pas encore le télégraphe) de se porter vers le nord, vers
Ouagadougou, capitale de l’Empire mossi. On a appris à appris au QG de
Grand Bassam qu’une colonne anglaise est arrivée à Ouaga et qu’elle a fait
signer un traité de protectorat au Moro-Naba, l’empereur des Mossi. Il
importe d’envoyer au plus vite une colonne française pour essayer de
« rattraper le coup ». Arrivés à Ouagadougou en 1896, Voulet et Chanoine
font incendier la ville (ce n’est pas très difficile avec les toits de chaume
coniques qui couvrent les cases). L’empereur s’enfuit vers le sud, sa
déchéance est proclamée, un successeur lui est trouvé et Voulet lui fait
signer un nouveau traité de protectorat avec la France cette fois ! Les deux
officiers sont quelque temps plus tard envoyés vers le Tchad avec leur
colonne. Cela n’a probablement pas compensé les traumatismes
psychologiques accumulés lors des campagnes de terre brûlée et les
massacres décidés pour bloquer enfin Samory.

L’affaire de Fachoda
Il est intéressant d’évoquer ce que dans les milieux diplomatiques on
appellera, après coup, l’affaire de Fachoda, car elle a failli entraîner un
conflit entre l’Angleterre et la France. C’est aussi une façon d’établir un
lien entre les rivalités géopolitiques en Afrique noire et celles qui se sont
développées à la même époque dans le Nord de l’Afrique entre puissances
impérialistes.

Changements géopolitiques dans la vallée du Nil

Il faut en effet replacer dans un contexte géopolitique élargi l’expédition


conduite par le lieutenant-colonel Marchand (qui venait de jouer un grand
rôle contre Samory) depuis l’embouchure du Congo jusqu’à Fachoda, située
sur le Nil, au Soudan, à 650 kilomètres au sud de Khartoum. C’est la ville
qu’a fondée en 1823 le fils de Méhémet-Ali, pacha d’Égypte, après que les
troupes égyptiennes eurent fait la conquête du Soudan pour s’y procurer des
esclaves. Méhémet-Ali en avait besoin pour réaliser les travaux
hydrauliques qu’il avait entrepris (notamment le premier barrage sur le Nil).
L’Égypte, en pleine modernisation, participa ensuite au creusement du canal
de Suez que les Anglais dénoncèrent comme une entreprise esclavagiste
jusqu’à ce que Lesseps mette en œuvre de grands excavatrices actionnées
par des machines à vapeur. Les capitaux de la Compagnie du canal de Suez
étaient français et égyptiens, mais ensuite le gouvernement du Caire, celui
du khédive Ismaïl, qui avait fait de gros emprunts, fut obligé de vendre ses
actions lorsque les cours du coton s’effondrèrent. En 1875, le gouvernement
britannique, sautant sur l’occasion, racheta donc la moitié des titres, à la
grande fureur des Français dont le gouvernement avait été moins rapide. La
perte de contrôle du canal par le gouvernement égyptien suscita un fort
mécontentement en Egypte et en 1879 un militaire nationaliste, Arabi
Pacha, déclencha une révolte contre le khédive qui dut céder la place à son
fils. Les mesures prises par les partisans d’Arabi Pacha pour réduire
l’influence européenne servirent de prétexte aux Britanniques en 1882 pour
une opération militaire qui leur donna les mains libres en Égypte sans que le
khédive perde l’apparence du pouvoir. Lord Cromer, investi du simple titre
de « consul général en Égypte » (1883-1907), gouverna en réalité le pays
ainsi que le Soudan que Mehémet-Ali avait annexé.
Selon l’habitude prise depuis le début du xixe siècle, les Britanniques
imposèrent l’interdiction de la traite des esclaves. Au Soudan, cela entraîna
– ou favorisa – l’insurrection de tribus arabes semi-nomades, dont l’activité
était la capture d’esclaves dans les régions du Sud pour les revendre au
Nord à des intermédiaires égyptiens. Les fonctionnaires de ce pays (dont les
directeurs étaient des Européens aux pseudonymes arabes)`tentèrent de
faire appliquer cette interdiction de l’esclavage, ce qui provoqua dès 1883
une énorme révolte.
Les tribus du Soudan se rangèrent sous la bannière religieuse et guerrière
du Mahdi (« celui qui est guidé par Dieu » ou « l’imam caché ») Mohamed
Ahmed, chef de la confrérie des Derviches (illuminés soufis). Après qu’il
eut lancé le djihad contre les Européens et les Égyptiens dénoncés comme
de faux musulmans, les mahdistes, après des victoires sur les troupes
égyptiennes, firent le siège de Khartoum où résidait le gouverneur
britannique Charles Gordon, dit Gordon Pacha. Entré auparavant au service
de la Chine, il avait dirigé l’écrasement de la révolte des Taïping puis était
allé au Nigeria et enfin en Égypte. Il quitta Khartoum encerclée en bateau et
alla à Londres demander des renforts qui lui furent refusés. Aussi revint-il à
Khartoum où il trouva la mort en 1885, ce qui provoqua une énorme
émotion patriotique en Angleterre. Pour venger Gordon et laver l’affront, le
gouvernement envoya successivement depuis Le Caire des troupes qui
subirent de si graves défaites que l’on pensa que les Anglais allaient devoir
renoncer pour un temps à leur contrôle sur le Soudan. Il leur fallait
rassembler des forces.

La colonne Marchand à Fachoda et la crise franco-britannique

Dans ce contexte, on réfléchissait secrètement à Paris à une expédition


depuis le Tchad vers le haut Nil. Le gouvernement britannique, informé,
avait signifié qu’il considérerait cela comme un « acte tout à fait inamical
qui serait considéré comme tel ». Le ministre français des Affaires
étrangères avait démenti, tout en recevant le capitaine Marchand soutenu
par le lobby colonial (Comité de l’Afrique française) qui faisait construire
un port à Djibouti et avait obtenu de l’empereur d’Éthiopie la concession du
chemin de fer Addis-Abeba-Djibouti. L’expédition sur Fachoda était donc
la première partie d’un plan beaucoup plus vaste.
Marchand part non pas du Tchad, mais de Loango au Congo en
juillet 1896 avec 12 officiers et sous-offciers européens, 250 tirailleurs
sénégalais et des milliers de porteurs. Il va mettre deux ans à remonter le
fleuve Congo puis son affluent l’Oubangui, à traverser les grands marais du
Bahr el-Ghazal sur les rives du Nil blanc, à recruter des milliers de porteurs
qu’il faut nourrir. Après avoir parcouru 5 500 kilomètres, il atteint le
10 juillet 1898 le Nil à Fachoda, au-dessus duquel il fait édifier un réduit
fortifié. Le 25 août, il est attaqué par plusieurs milliers de mahdistes qui ont
appris sa présence et qui sont venus de Khartoum sur des bateaux à vapeur
pris aux Anglais. La bataille tourne immédiatement à l’avantage des
Français et les mahdistes se replient après avoir perdu beaucoup d’hommes.
Mais, surprise !, quelques jours plus tard apparaissent les avant-gardes d’un
important corps expéditionnaire britannique (plus de 20 000 hommes au
total dont beaucoup venus d’Inde) que les Anglais ont pris le temps de
constituer sous le commandement de celui qui deviendra Lord Kitchener.
Celui-ci a jusqu’alors fait du renseignement et de la cartographie dans
l’Empire ottoman et notamment en Palestine.
Le 18 septembre 1898, Kitchener se trouve devant Fachoda. Il fait
demander à Marchand s’il est bien là sur ordre du gouvernement français.
Ayant reçu une réponse affirmative, il proteste au nom de la Sublime Porte
et du khédive, et conclut : « Je suppose que votre intention est de maintenir
l’occupation de Fachoda. – Oui, mon général, et j’ajoute qu’au besoin nous
nous ferons tous tuer avant… – Il n’est pas question de pousser les choses
aussi loin. Votre devoir est de rester à Fachoda. Nous laisserons les choses
en l’état jusqu’à la décision de nos deux gouvernements. » La courtoisie de
Kitchener, qui a évité que la crise ne prenne sur le terrain une tournure
dramatique, s’explique par le fait qu’en 1870 il s’était engagé dans l’armée
française pour combattre les Prussiens.
Mais l’opinion anglaise est déchaînée et des navires de la Royal Navy
font des « démonstrations » devant Brest et Bizerte. Le gouvernement
français soutient que le Royaume-Uni n’a pas de droits reconnus sur le
Soudan, mais il se méfie de la position de l’Allemagne où Guillaume II
aurait déclaré : « La situation va devenir intéressante. » Le 11 décembre
1898, Marchand quitte Fachoda pour Djibouti qu’il atteindra six mois plus
tard. Le 21 mars suivant, une convention franco-britannique est signée pour
délimiter les zones d’influence respectives selon la ligne de partage des
eaux entre les bassins du lac Tchad et du Nil.
Les Britanniques vont avoir beaucoup plus de fil à retordre en Afrique du
Sud dans la guerre des Boers. Le 8 avril 1904 est signée à Londres une
convention selon laquelle la France « s’engage à ne plus faire obstruction à
l’action du Royaume-Uni en Égypte », et l’Angleterre déclare à demi-mot
qu’elle soutiendra l’action de la France au Maroc. C’est l’« Entente
cordiale ». Le 31 mars 1905, Guillaume II débarque en grande pompe à
Tanger où il rencontre le sultan du Maroc.
chapitre 8

Le Maroc,
la dernière des conquêtes coloniales
Alors que la conquête de l’Algérie a été menée par des militaires qui ne
connaissaient rien des populations de cette partie du monde musulman et qui
furent des années durant laissés sans objectif précis par des gouvernements
hésitants, la conquête de la Tunisie et plus encore celle du Maroc furent le
fait aussi bien d’hommes d’affaires qui « préparaient le terrain » et de
militaires qui s’intéressaient désormais à l’histoire de ces pays, à leurs
organisations tribales et aux dispositifs de pouvoirs entre celles-ci et le
souverain, qu’il s’agisse du bey de Tunis ou du sultan marocain. La conquête
de la Tunisie et surtout celle du Maroc furent soutenues indirectement par de
grands groupes financiers et elles s’inscrivaient dans des rivalités
impérialistes évidentes. On est bien au « stade de l’impérialisme » et la
guerre mondiale menace. Celle-ci n’éclatera pas tant à cause de problèmes
coloniaux qu’en raison de rapports de force et surtout de prestige entre les
États européens regroupés en deux grandes alliances antagoniques.
Le Maroc fut la dernière des conquêtes coloniales. En effet, celle de
l’Éthiopie par les Italiens de Mussolini, entreprise difficile commencée en
1935 (à partir de l’Érythrée qu’ils avaient annexée à la fin du xixe siècle), ne
dura guère puisqu’ils en furent chassés par les Britanniques en 1941.
La conquête du Maroc apparaît encore aujourd’hui comme relativement
facile, surtout comparée à celle de l’Algérie. Celle de la Tunisie, qui avait été
facile, fit croire aux dirigeants français qu’il en serait de même au Maroc, car
l’Empire chérifien était lourdement endetté à l’égard des banques françaises
et nombre de grands notables, comme l’avaient fait les Tunisiens, avaient
demandé la protection des ambassades européennes. Ces dernières étant
tombées d’accord pour les laisser agir au Maroc, les Français pourraient sans
doute avoir le soutien discret d’un grand nombre de notables locaux.
Un galop d’essai, la conquête de la Tunisie

En Tunisie, on peut dire que les efforts de modernisation entrepris dans la


seconde partie du xixe siècle ont favorisé la colonisation. La conquête de
l’Algérie ne manqua en effet pas d’inquiéter les dirigeants tunisiens (héritiers
pour une part des Ottomans) qui comprirent qu’il fallait moderniser leur pays,
et pas seulement avec quelques arsenaux. Cela conduisit le gouvernement de
Tunis à tenter de prélever davantage d’impôts sur les tribus. Celles-ci,
notamment dans les périodes de sécheresse, se révoltèrent à plusieurs
reprises. Malgré cela, le grand ministre d’origine ottomane Kheireddine lança
un programme de modernisation économique et militaire (il créa le premier
établissement d’enseignement moderne sur un modèle européen, le collège
Sadiki). Mais il fallut financer ces progrès par des emprunts auprès de
banques françaises, anglaises et italiennes. Comme il était difficile de
rembourser et qu’il fallait faire de nouveaux emprunts pour payer les intérêts
des premiers, les pays européens disposaient d’un moyen de pression sur le
gouvernement tunisien.
Par ailleurs, la modernisation permit à de nombreux hauts fonctionnaires
de transformer en propriétés privées les domaines et biens de fonction dont
ils avaient la jouissance passagère. Pour ne pas avoir à les restituer à un
successeur, ces notables se placèrent sous la « protection » du représentant
d’une puissance étrangère, et celui-ci obtint l’accord du bey en leur faveur, en
échange de nouveaux prêts ou de délais de remboursement d’emprunts
précédents. Ainsi le système du protectorat commença-t-il discrètement à
titre individuel pour la plupart des notables, bien avant d’être instauré
officiellement sur l’État tunisien.
Devant l’intérêt de l’Italie pour la Tunisie où avaient émigré de nombreux
Italiens et devant les manœuvres du consul d’Italie (appuyé par le consul
anglais), le gouvernement de Jules Ferry prit prétexte d’une révolte de tribus
aux frontières de l’Algérie pour envahir la Tunisie en 1881, malgré les
protestations des partis de droite qui annonçaient une guerre aussi longue
qu’en Algérie. Des républicains comme Clemenceau accusèrent Ferry de
détourner l’opinion de la question de l’Alsace-Lorraine annexée dix ans plus
tôt par l’Allemagne.
En fait, la conquête de la Tunisie, un pays assez peu étendu dépourvu de
hautes montagnes et avec une population concentrée dans des plaines
relativement urbanisées (comme le Sahel tunisien) ne prendra que quelques
jours. L’Italie, qui devait tant aux troupes de Napoléon III qui l’avaient aidée
à arracher son indépendance à l’Autriche, considéra que les Français lui
avaient volé la Tunisie.

Le Maroc, un vieil empire selon le modèle khaldounien

Entre la conquête de l’Algérie et celle du Maroc, beaucoup plus rapide, il y


a des différences considérables. Ce sont pourtant deux pays musulmans de
rite malékite, avec dans les deux cas de puissantes confréries, un peuplement
berbère relativement arabisé (surtout dans les villes) et une population
organisée en tribus plus ou moins rivales. En Algérie gouvernaient depuis le
xvie siècle une succession de deys gouverneurs de l’Empire ottoman et le
souvenir du royaume de Tlemcen (xiii-xvie) y avait presque disparu. Au
Maroc, au contraire, le souvenir des grandes dynasties était resté très vif :
celle des Almoravides sahariens qui ont ouvert, au xie siècle, les routes de
l’or ; celle des Almohades qui, au xiie – le siècle d’or –, ont fait l’unité du
Maghreb et de l’Andalousie, enfin celle des Mérinides (xiiie-xve) qui ont
maintenu le Maroc en dépit du déclin du commerce avec le Soudan. Après
une suite de désordres et de victoires s’était mise en place, au xviie siècle,
avec des tribus arabes venues d’Orient, la dynastie alaouite encore en place
au début du xxe siècle malgré le soulèvement de diverses tribus. Les
Alaouites ont en fait été renforcés par les méthodes coloniales du général
Lyautey et c’est cette dynastie qui est encore au pouvoir aujourd’hui.
En me référant au grand historien et sociologue maghrébin Ibn Khaldoun
(Tunis, 1332-Le Caire, 1406), contemporain des Mérinides et dont l’œuvre a
été traduite sur ordre de Napoléon III, je crois utile d’expliquer comment se
formait et se disloquait un royaume marocain et plus largement un royaume
maghrébin. Cela permet de mieux comprendre comment s’est déroulée la
conquête coloniale, en particulier dans le cas du Maroc, dénommé l’empire
chérifien.
Comme dans l’ensemble du Maghreb et du Machrek (sauf en Égypte), il
s’agissait d’États fondés sur des sociétés tribales où chaque homme était
armé, savait se battre et appartenait à un groupe formé par les rapports de
parenté, la tribu (ou la fraction de tribu). Celle-ci était un ensemble politique
– en principe égalitaire – qui avait son territoire, le défendait et l’exploitait de
façon plus ou moins collective par l’élevage et l’agriculture. Elle entretenait
avec les tribus voisines des rela tions parfois conflictuelles, en fait
géopolitiques. Celles-ci étaient un effet de la concurrence territoriale, mais
aussi de la volonté d’entretenir les relations politiques et la valeur guerrière
de ses membres. La tribu, groupe à large base familiale, était en quelque sorte
une machine politique et une machine de guerre (sans volonté d’exterminer
les adversaires ni de capturer des esclaves).
Au sein de chaque tribu ou de la plupart d’entre elles, il y avait, comme
l’évoque Ibn Khaldoun, quelques jeunes gens de familles plus ou moins
prestigieuses qui aspiraient à faire montre de leur valeur guerrière, car c’était
une façon de briller auprès des anciens et de se faire entendre au sein de la
djemaa. Ces jeunes ambitieux tiraient prétexte d’un incident avec des
membres d’un groupe voisin pour faire appel à la solidarité combattante de
leur tribu, à son asabiya (mot que De Slane a traduit par « esprit de corps »)
pour une confrontation que ces jeunes guerriers présumaient victorieuse. Si
tel était le cas, ils prônaient une réconciliation en faisant miroiter l’intérêt
qu’il y aurait à s’en prendre à une autre tribu, surtout si elle était plus
puissante et si elle était chargée de lever l’impôt (en nature) pour le compte
du maghzen (ce mot, répétons-le, désignait au Maghreb à la fois le pouvoir
royal et la tribu du souverain, mais aussi les tribus sur lesquelles il s’appuyait
et les entrepôts où étaient stockées les céréales livrées par les tribus trop
faibles pour se soustraire à l’impôt).
Tout pouvoir royal, au Maghreb et au Moyen-Orient (à l’exception, il faut
y insister, de l’Égypte), avait donc une base tribale, et celle-ci était le fait
d’une tribu qui en avait entraîné d’autres à se rebeller contre un pouvoir
royal. Ce dernier était lui-même d’abord celui d’une tribu qui s’était soulevée
et avait été victorieuse grâce à l’alliance d’autres tribus. Le ralliement d’un
certain nombre de celles-ci était plus facile quand la tribu qui menait le
mouvement pouvait se réclamer d’un innovateur religieux fondateur d’une
confrérie hostile à celle dont se réclamait le pouvoir en place.

Bled Maghzen, bled Siba et crises périodiques


Du point de vue géopolitique, l’espace sur lequel s’exerce l’autorité d’une
tribu devenue royale offre, tout particulièrement au Maroc, le contraste entre
le bled (pays) maghzen et le bled siba : le bled maghzen est la partie du pays
contrôlée par le maghzen, la tribu royale et les tribus alliées, celles de son
maghzen, qui ne paient pas l’impôt mais qui obligent un plus ou moins grand
nombre de tribus soumises à le payer. Le bled siba est l’espace où se trouvent
les tribus assez fortes pour ne pas payer l’impôt ; elles sont le plus souvent
montagnardes et tirent profit du relief pour défendre leur indépendance. Au
Maroc se trouvent en effet d’importants massifs montagneux (Rif, Moyen
Atlas, Grand Atlas, Anti-Atlas, disent les géographes) et ceux-ci sont fort
peuplés.
Au cœur du bled maghzen se trouve la ville qui est devenue la capitale de
la tribu royale et qui dans la plupart des cas a été la capitale du royaume
précédent. Elle est un lieu d’échanges caravaniers (jadis alimentés par les
« routes de l’or » venues du Soudan). C’est le contrôle de cette ville et des
richesses qui y transitent qui justifie les luttes pour la maîtrise du pouvoir
royal. Celui-ci, même s’il a pour origine une tribu montagnarde, va, une fois
la victoire acquise, se centrer sur la capitale. Mais ses habitants, comme le dit
Ibn Khaldoun, n’ayant plus guère l’expérience des guerres tribales, la capitale
ne constitue pas une force politique s’imposant aux tribus.
Pour consolider son maghzen avec plusieurs tribus alliées, le souverain
prend femme dans chacune d’elles (selon l’islam, il a droit à quatre épouses).
Cette polygamie royale est certes un moyen d’étendre les alliances. Mais à la
mort du roi ce sont les docteurs de la loi qui choisissent en principe son
successeur et une crise de succession s’ouvre presque à chaque fois. Les fils
du défunt, surtout ceux qui sont de mères différentes, se disputent le pouvoir.
Chacun d’eux va chercher l’appui guerrier de sa tribu maternelle en lui
promettant toute sorte d’avantages et de présents s’il parvient à l’emporter sur
ses demi-frères. Cela affaiblit la dynastie et renforce le pouvoir des tribus. Le
déclin relativement rapide des dynasties tribales (en trois générations, dit Ibn
Khaldoun), chacune fondée par une tribu devenue royale appuyée par des
alliées qui se révolteront ensuite contre elle, constitue ce que l’on peut
appeler le modèle d’État « khaldounien ».

Au Maroc, souvenir des grandes dynasties et rôle des confréries


Ce système, qui rend compte du mode de formation et de déclin rapide de
royaumes à base tribale, a fonctionné sur l’ensemble du Maghreb plus ou
moins longtemps selon les régions. À partir du xvie siècle, l’afflux d’or
d’Amérique en Espagne, l’essor de la piraterie en Méditerranée et la riposte
espagnole conduisent les corsaires d’Alger et de Tunis à faire appel à
l’Empire ottoman. Ce grand État, qui n’est plus à base tribale mais qui repose
sur une administration d’origine byzantine, établit pour plusieurs siècles son
pouvoir sur les tribus des régences d’Alger et de Tunis. Le système
« khaldounien » cesse de fonctionner dans une grande partie du Maghreb, du
moins en ce qui concerne les affaires importantes. Il n’y a pas de nouvelle
dynastie en Algérie depuis le xvie siècle, mais une dynastie turque se crée en
Tunisie au xviiie siècle.
En revanche, le système décrit par Ibn Khaldoun continue de fonctionner
au Maroc où des dynasties tribales se sont succédé jusqu’au xxe siècle. Après
celle des Mérinides qui développa surtout la ville de Fès et domina le pays de
1269 au milieu du xve siècle, le modèle khaldounien connaît une défaillance,
car la tribu rifaine qui leur succède, celle des Beni Ouatta, n’a pas la capacité
de s’opposer à l’offensive des Portugais et des Castillans sur les côtes
marocaines où ils établissent une série de places fortes et suscitent l’anarchie
en nouant des alliances avec des tribus voisines. Cette poussée des chrétiens
au Maroc et la chute de Grenade (1492) provoquent un sursaut religieux, et
de multiples confréries se développent alors pour prôner le djihad et interdire
aux tribus toute alliance avec des infidèles.
Contre les chrétiens, ces confréries ont établi des liens entre des tribus
adverses et ont souvent duré plus longtemps que les dynasties. Les membres
de ces confréries plus ou moins rivales et hiérarchisées, désignés par les
Européens sous le terme de marabouts (d’al morabitoun ceux du ribat, le
couvent fortifié des Almoravides), développeront avec l’islam le culte de
saints locaux et constitueront une forme d’organisation politique assez
spécifique du Maroc. De nos jours, leur rôle est encore très grand.
Au milieu du xvie siècle s’installe ce qui va être la grande dynastie des
Saadiens. Ces souverains sont non plus des Berbères, mais des Arabes
s’affirmant chorfas (chérifs), descendants du Prophète. Arrivés avec des
tribus arabes par le Nord du Sahara, ils s’étaient fixés dans le Sud marocain
où ils avaient rassemblé un certain nombre de tribus berbères pour mener la
guerre sainte contre les Portugais établis à Agadir. Ce sont eux qui ont
repoussé les Turcs installés en Algérie. En 1578, les Saadiens remportent la
bataille où périt le roi du Portugal (ce qui entraînera l’annexion de son
royaume par l’Espagne). Le vainqueur, proclamé sultan sur le champ de
bataille, deviendra Ahmed al-Mansour, le Victorieux. Mais ses fils, l’un à
Marrakech, l’autre à Fès, se firent la guerre, ce qui renforça l’influence des
marabouts dans la lutte contre les chrétiens.
La dernière dynastie qui s’établit au Maroc et qui est toujours au pouvoir
est celle des Alaouites (sans être chiites, ces chérifs se réclament d’Ali, le
gendre du Prophète). Ils sont eux aussi des Arabes arrivés au xvie siècle dans
le Sud marocain qui se sont établis dans la grande oasis du Tafilalet. Ils ont
progressivement conquis le Maroc au xviie siècle et établi leur capitale à
Meknès. Ils ont mené la lutte contre les chrétiens, mais aussi contre les Turcs.
Leur grand souverain fut Moulay Ismail qui se fit obéir par l’ensemble des
tribus. Ses successeurs furent de moins en moins puissants. Le bled maghzen
réduisit son emprise, mais Portugais et Espagnols relâchèrent leur pression,
davantage intéressés par leurs colonies d’Amérique.
On pourrait dire que le système khaldounien s’est peu à peu assoupi,
puisque du xviie au début du xxe siècle aucune tribu n’a été assez forte pour
renverser la dynastie. Peut-être parce que celle-ci avait su nouer
suffisamment de liens avec les chefs des confréries pour qu’ils n’apportent
pas leur caution dans le bled siba à telle ou telle révolte. Le sentiment
d’asabiya ne disparut pourtant pas dans les tribus, car celles-ci continuèrent
de rivaliser les unes avec les autres.

Les contrecoups de la conquête de l’Algérie

Parce que l’armée française était en train de s’emparer de l’Algérie, le


sultan Moulay Abderrahman et les marabouts voulurent porter secours à Abd
el-Kader, mais la lourde défaite qu’ils subirent sur l’Isly (1844) leur fit
comprendre que le djihad n’était pas suffisant contre une armée européenne.
Inquiète de l’implantation de la France au Maghreb, l’Espagne se manifesta
en prenant Tétouan à partir de ses vieilles citadelles de Ceuta et Melilla. Le
sultan du Maroc voulut alors se doter d’armements comparables à ceux des
Français, créer un arsenal à Fès et surtout acheter des armes. Pour les payer, il
fallait vendre des marchandises aux Européens.
Le commerce avec les étrangers fut encouragé en 1864 et les banques
anglaises prêtèrent des sommes importantes en les gageant sur le progrès des
revenus des douanes. Les Français et les Espagnols mais aussi les Anglais et
les Allemands s’intéres saient beaucoup au Maroc. Malgré la prudence du
sultan Hassan Ier, des emprunts de plus en plus importants furent contractés et
il fallut augmenter les impôts pour tenter de les rembourser. Ce fut le prétexte
d’intrigues de palais pour pousser un certain nombre de tribus à se soulever,
surtout celles, particulièrement guerrières, du Moyen Atlas aux abord de Fès
redevenue capitale.
Dans le même temps, le développement des contacts financiers avec des
Européens incita nombre de notables marocains investis, à titre plus ou moins
temporaire, de hautes fonctions (caïds, gouverneurs de province), à chercher
à conserver leurs biens de fonction (iqta) au lieu de les transmettre à leur
successeur. La plupart de ces notables demandèrent pour cela la protection
d’un consul européen, qui obtenait d’autant plus aisément l’accord du
souverain que celui-ci sollicitait de nouvelles facilités bancaires. Comme en
Tunisie, le système du protectorat commença à s’établir sur le Maroc auprès
des notables, bien avant qu’il ne soit établi de façon officielle par une
puissance européenne sur l’ensemble de l’Empire chérifien. Restait à savoir
quel pays européen imposerait son protectorat. La situation intérieure était
mauvaise, car les sultans devaient affronter toute une série de révoltes
fomentées par des prétendants rivaux ou des marabouts. Les uns et les autres
dénonçaient le rôle croissant des chrétiens.

Le principe de la « porte ouverte »

L’Angleterre jouissait alors au Maroc d’avantages commerciaux et


financiers. Mais comme elle avait en 1875 mis la main, au nez et à la barbe
du gouvernement français, sur la majorité des actions de la Compagnie
universelle du canal de Suez (celles du khédive) et comme elle occupait
militairement l’Égypte depuis 1882, elle ne s’opposait pas à un protectorat de
Paris sur le Maroc. Elle voulait éviter que les Français mettent de l’huile sur
le feu en Égypte. En revanche, l’Allemagne, en plein essor industriel et
militaire, entendait rattraper son retard colonial et s’intéressait beaucoup au
Maroc. En 1905, Guillaume II se rendit même à Tanger pour manifester son
soutien à l’Empire chérifien. Il y rencontra le sultan. Quant à l’Espagne, on
l’a vu, elle était partie prenante dans le pays par ses très anciens présides de
Ceuta et Melilla.
En 1906 se réunissent à Algésiras (en vue du fameux rocher de Gibraltar)
les représentants de la plupart des États européens – et aussi des États-Unis.
On y décide, malgré l’Allemagne, le principe de la « porte ouverte » : bien
que la France et l’Espagne se proposent d’aider le sultan à rétablir l’ordre en
son royaume, elles ne pourront se prévaloir d’aucun avantage économique,
dans l’octroi de concessions minières notamment. C’est une période de
« pénétration pacifique » qui s’ouvre où les groupes financiers européens
poussent le sultan Moulay Abd el-Aziz à toutes sortes de dépenses et
d’emprunts, procèdent à de vastes acquisitions foncières, multiplient les
prospections minières et s’allient avec tel ou tel vizir. Des travaux sont
entrepris pour aménager un port à Casablanca, mais en 1907 les ouvriers de
ce chantier sont attaqués par des tueurs venus de tribus voisines. La ville
arabe, envahie par des pillards, est bombardée par des navires de guerre
français et de durs combats se déroulent avec des troupes françaises envoyées
en renfort. En 1908, au Maroc oriental, à la suite de l’assassinat d’un médecin
français à Oujda, le général Lyautey occupe la ville à partir de l’Algérie.
Dans l’intérieur, au milieu des tribus révoltées, la guerre éclate une fois
encore entre Fès et Marrakech, entre le sultan et son frère Moulay Hafid que
les « puissances » choisissent finalement de soutenir. Le nouveau sultan est
bientôt assiégé dans Fès et une colonne française y est envoyée en 1911,
théoriquement pour le protéger et prendre position dans la capitale.
L’Allemagne proteste contre cette occupation et riposte en envoyant un
navire de guerre devant le port d’Agadir. À un moment, on craint que la
guerre n’éclate entre la France et l’Allemagne. La première donne à la
seconde accès au lac Tchad, à partir de sa colonie du Cameroun, en échange
de son désistement sur le Maroc et de son acceptation du protectorat français
sur ce pays. On considère habituellement aujourd’hui qu’après cet accord,
l’instauration du protectorat français au Maroc se serait produite sans poser
de grosses difficultés, protectorat qu’ensuite Lyautey, par son habileté
personnelle, aurait su mettre en œuvre de façon efficace. La réalité fut fort
différente.

L’instauration du protectorat et l’insurrection nationale de 1912


À Fès assiégée par les tribus, le sultan fut traité comme quantité
négligeable par les Français ; il apprit indirectement l’accord franco-allemand
et par conséquent l’instauration imminente du protectorat français. Le traité
doit être signé par lui, mais il n’est pas d’accord sur la division du pays en
deux parties, l’une sous protectorat français, l’autre, plus petite, sous
protectorat espagnol. Au début de 1912 arrive à Fès le résident général à
Tunis, Regnault, un diplomate qui doit changer de poste pour le Maroc. Mais
Moulay Hafid menace d’abdiquer, ce qui bloquerait la signature du traité. Il
réclame plus d’avantages financiers et désire quitter Fès pour Rabat où il
serait moins soumis à la pression des redoutables tribus du Moyen Atlas. Tout
cela lui ayant été accordé, il accepte de signer ; son départ, presque
clandestin, pour Rabat a été décidé pour le 18 avril. Alors que, le soir du 16,
Regnault fait tirer un feu d’artifice depuis la terrasse de l’ambassade de
France, le 17, les askar, les soldats de la garde du sultan, massacrent leurs
instructeurs français. L’ensemble de la ville s’insurge, entraînant le
soulèvement d’un grand nombre de tribus du Nord.
Ces événements, que l’on a longtemps passé sous silence, sont au contraire
considérés aujourd’hui par l’historien Daniel Rivet comme une véritable
« insurrection nationale ». Il ne s’agit pas, selon lui, de la classique agitation
de tribus lors des crises dynastiques, mais d’un soulèvement national contre
le passage sous l’autorité d’un État étranger et chrétien. À plusieurs reprises
depuis le xve siècle, le Maroc s’était trouvé menacé par les manœuvres
portugaises ou espagnoles et ce sont les confréries maraboutiques qui avaient
rallié les tribus contre les agents chrétiens. Daniel Rivet ne parle sans doute
pas assez des confréries, mais il montre bien les enjeux nationaux du
soulèvement des tribus, notamment leur opposition au départ du sultan pour
Rabat. Cette ville n’était plus une capitale depuis longtemps, à la différence
de Fès, de Meknès ou de Marrakech, mais c’était une implantation sur la côte
atlantique qui permettait aux Français d’assurer la protection du sultan.
Ce soulèvement général des tribus était une donnée stratégique tout à fait
nouvelle qui rendait inopportune la désignation d’un diplomate comme
résident général. Daniel Rivet montre que c’est ce qui a décidé Paris à
nommer Lyautey. Certes, celui-ci s’intéressait au Maroc, mais il ne
commandait plus en Oranie. Il avait été nommé en Bretagne en 1911 à la tête
de la région militaire et d’aucuns le voyaient bientôt prendre le
commandement de l’armée française. C’est le soulèvement général au Maroc
qui incita le gouvernement à y nommer Lyautey comme résident général. À la
mi-mai 1912, soit un mois après le début du soulèvement, il débarquait à
Casablanca et mesurait bientôt la gravité de la situation. Daniel Rivet montre
que Lyautey, comme en témoigne sa correspondance, pense alors que le
soulèvement du 17 avril ressemble à l’insurrection de Madrid le 2 mai 1808 –
la répression du lendemain a enclenché la terrible guerre d’Espagne contre les
troupes de Napoléon.
Lyautey va donc faire preuve d’une grande prudence, d’autant plus que les
combattants des tribus qui assiègent les Français dans Fès, au nom du djihad,
font preuve d’organisation. Ils ont un chef, El-Hadjami, qui fait figure d’un
mahdi. Son mouvement est cependant arrêté brutalement par un raid
audacieux des troupes du colonel Gouraud, ce que les grandes familles de Fès
apprennent avec soulagement, car les citadins ont toujours redouté les tribus
voisines.
Par ailleurs, dans le Sud marocain, monte du Sahara occidental un danger
plus grand encore pour les Français : il résulte du mouvement de résistance
mené à la fin du siècle précédent au Sahara occidental contre les Espagnols
qui tiennent quelques postes sur la côte. Ce mouvement, formé
principalement de tribus arabes nomades, est dirigé par Ma el-Aïnîn, un
marabout et chef régional de la grande confrérie Qadriya (comme l’était Abd
el-Kader). Celui-ci fonde une ville capitale, Smara, et combat ensuite les
Français venus à la rescousse des Espagnols. Après sa mort en 1910, son fils
Ahmed el-Hiba reprend le djihad pour libérer le Maroc des Français. Il
rassemble une grande armée saharaouie, franchit les cols du Haut Atlas, et
s’empare en août 1912 de Marrakech que lui livre son pacha, El-Glaoui. El-
Hiba se proclame sultan et décide de partir à la conquête du Nord.
Début septembre, Lyautey envoie à sa rencontre le colonel Mangin avec
4 000 hommes. Leurs mitrailleuses feront un massacre dans la charge
fougueuse de l’armée d’El-Hiba, qui se replie vers le sud. Mangin passe
aussitôt un accord de ralliement avec le caïd de Marrakech, El-Glaoui, qui est
le chef d’une des plus puissantes tribus berbères du Haut Atlas.

Les méthodes de Lyautey


Bien qu’il ait reçu d’importants renforts, notamment d’Algérie (en
particulier des régiments de tirailleurs algériens, surtout des Kabyles),
Lyautey mesure l’ampleur du mouvement national qui vient de soulever le
Maroc. Aussi décide-t-il de temporiser et de

manifester son respect à l’égard du maghzen, l’appareil d’État, même si celui-


ci est en grande faiblesse. Cette attitude n’est pas due seulement à la situation
délicate dans laquelle se trouvent brusquement les Français au Maroc.
Lyautey, qui a déjà derrière lui une longue carrière d’officier colonial (Tonkin
1894, Madagascar 1897-1902), estime qu’il faut tenir le plus grand compte
des formes d’organisation politique traditionnelles des pays que les
Européens entendent coloniser. Ces idées ont déterminé les formes
particulières de la conquête et de la colonisation du Maroc, et les effets en
sont aujourd’hui encore importants. (Il faut noter que Lyautey a été l’un des
rares officiers supérieurs à ne pas accuser Dreyfus.) Après avoir publié en
1891 Du rôle social de l’officier dans le service militaire universel (ce qui lui
vaut des inimitiés chez les militaires attachés au système de la conscription et
au service militaire de sept ans), ce soldat intellectuel entretient sur diverses
questions une correspondance avec des intellectuels et des personnalités de
droite comme de gauche.
Il est royaliste comme de nombreux officiers de son temps et il tient à ce
titre aux traditions politiques, mais surtout il a été profondément marqué par
son séjour en Indochine où, jeune officier, il a fait partie de l’entourage du
gouverneur Jean-Louis de Lanessan (le premier civil après une longue suite
d’amiraux). Ce médecin, ami de Gambetta durant la guerre de 1870, était allé
étudier, à ses frais, la façon dont les Anglais avaient conduit leur conquête de
l’Inde et exercé leur domination, avec des forces restreintes, en s’appuyant
sur les classes dirigeantes indigènes. Lyautey avait mesuré au Tonkin
l’importance des mandarins, même quand l’empereur était un incapable. À la
différence de bien d’autres généraux (en particulier de ceux qui avaient fait la
conquête de l’Algérie), il est partisan du respect des traditions marocaines et
surtout du prestige du maghzen.
Comme le dit fort bien Daniel Rivet, Lyautey « comprend que, pour
désarmer ce mouvement national d’essence “réactionnaire”, il lui faut
ressaisir l’opinion par un discours non pas “civilisateur” mais traditionaliste.
Il réalise dès lors qu’au lieu de prétendre réformer l’État et bouleverser la
société par des innovations destructrices, il convient mieux de conserver et si
besoin de restaurer l’équilibre politique et social préexistant à l’invasion
française. En un mot, au mouvement de réaction contre l’étranger, il riposte
par un mouvement de restauration ».
Fait étonnant, pendant plus de dix ans, les gouvernement qui se succèdent
à Paris laisseront faire Lyautey, qui est pourtant critiqué par les gros colons
d’Algérie. Ceux-ci lui reprochent ses méthodes, notamment lorsqu’il veut
limiter l’extension des terres coloniales pour conserver aux tribus leur
territoire. Or ces grands propriétaires d’Oranie veulent des terres au Maroc et
Lyautey est dénoncé comme un « proconsul » par la gauche et les milieux
influents en Algérie. Il a en revanche le soutien à Paris de puissants groupes
financiers qui approuvent sa stratégie.
L’extension très progressive du bled maghzen

Lyautey, qui sait s’entourer de géographes, d’historiens et d’ethnologues, a


compris les formes d’organisation politique de la société marocaine. Par ces
intellectuels, il connaît l’œuvre d’Ibn Khaldoun, et on peut dire qu’il va
appliquer habilement le modèle khaldounien dans les rapports géopolitiques
entre le bled maghzen et le bled siba. L’un et l’autre sont constitués de tribus
dont les relations d’alliance ou de rébellion avec le sultan changent au gré des
circonstances. Le maghzen, centré sur les grandes villes, est formé d’une
alliance de tribus qui en dominent d’autres et se rebellent lorsque la tribu
royale s’affaiblit.
Grâce à ses officiers de renseignements (« officiers d’affaires indigènes »),
Lyautey saura faire manipuler les asabiya (esprit de corps) de nombre de
tribus du bled siba pour les ramener au maghzen une fois que celui-ci, par
l’entremise des Français, aura démontré le rétablissement de son pouvoir.
La « pacification » du Maroc, menée au nom du sultan, a consisté à réduire
le bled siba par la reprise de l’extension du bled maghzen. Mais cela s’est
déroulé très progressivement, ne serait-ce qu’en raison du départ d’une
grande partie des troupes françaises dès le début de la Première Guerre
mondiale. Parmi les tribus du Moyen Atlas, qui traditionnellement exerçaient
leur pression sur les sultans à Fès, certaines continuaient de manifester leur
« dissidence » dix ans après le début du protectorat, notamment celles qui
formaient la « poche de Taza » pour bloquer le passage entre l’Ouest et l’Est
du pays. Elles livrèrent de très dures batailles avant qu’une fois ralliées,
nombre de leurs guerriers combattent avec ardeur sous les ordres d’officiers
français.
Ces ralliements ont eu lieu grâce au respect des lois de la guerre et à la
manifestation de sentiments d’estime pour l’adversaire (c’est l’inverse des
méthodes de Bugeaud), mais aussi à cause des rivalités entre tribus voisines,
en flattant l’asabiya et l’amour-propre des unes et des autres et en intégrant
les volontaires dans l’appareil militaire français du maghzen, ce qui leur
conféra le prestige d’avoir des armes européennes. Chaque tribu ralliée au
maghzen est dotée d’un caïd choisi dans ses rangs et d’un officier français
spécialiste d’affaires indigènes, parlant l’arabe et surtout le berbère, qui
restait des années dans la même tribu en ayant le souci de ses intérêts.
Nombre d’officiers d’affaires indigènes parlaient de « sa » tribu et c’est avec
les guerriers de celle-ci qu’ils partaient combattre d’autres tribus. À la
différence de l’Algérie où les occupants ont systématiquement cherché à
disloquer les structures tribales en réduisant leurs territoires, Lyautey a
cherché au Maroc à maintenir les tribus qui pour beaucoup avaient conservé
leurs terres, sauf celles qui étaient particulièrement intéressantes pour la
colonisation, par exemple autour des villes.
Dès le début du protectorat, des régiments de tirailleurs marocains ont été
constitués dans l’armée française avec des volontaires qui partirent en France
dès septembre 1914. Ces tribus du Moyen Atlas ont fourni une grande partie
de l’armée coloniale puis de l’armée royale après 1956. Encore aujourd’hui,
les cadres de l’armée marocaine viennent pour une bonne part de ces tribus.

La formation ou le renforcement d’un féodalisme marocain

Pour ce qui est du Sud du Maroc et particulièrement des tribus berbères du


Haut Atlas, l’extension du maghzen ne fut longtemps que théorique. En 1912,
après avoir repoussé l’offensive d’El-Hiba, Mangin rétablit le Glaoui dans ses
fonctions de pacha de Marrakech en lui accordant non seulement de
substantiels privilèges, mais aussi l’assurance que son pouvoir ne serait ni
trop limité ni trop surveillé. Il en fut ainsi jusque dans les années 1950. La
puissance féodale du Glaoui tenait au fait que sa famille était parvenue à
prendre par la force le contrôle de la puissante tribu berbère des Glaoua qui
tenait le col du Tizi n’Test dans le Haut Atlas, sur la route allant de
Marrakech au Sud du Maroc. Il en serait un peu de même entre les autorités
du protectorat et les familles du Mtougi et du Goundafi qui tenaient les cols
du Tizin’Tichka et du Tizin’Machou. Mais c’est assurément le Glaoui, pacha
de Marakech, qui tira le maximum de la bienveillance des autorités
coloniales, au point d’être quasiment autonome à l’égard du maghzen. Au
pied du Haut Atlas, dans la plaine du Haouz, il obtint au détriment des tribus
de vastes étendues de terre et il put détourner à son profit les systèmes
hydrauliques traditionnels acheminant les eaux de la montagne.
L’un des points forts de la politique de Lyautey est qu’au début du
xxe siècle les milieux coloniaux s’intéressaient bien davantage aux ressources
minières qu’aux terres agricoles. Aussi – à la différence de l’Algérie – la
colonisation ne chercha- t-elle pas à s’emparer des terres des tribus et
favorisa-t-elle les accaparements fonciers des notables.
Le principe de « la porte ouverte » établi à Algésiras était une sérieuse
difficulté pour les intérêts français dans le domaine des mines. L’idée de
Lyautey fut alors de nationaliser les ressources minières au profit du
maghzen. Sur les conseils d’un Bureau de recherches et de participations
minières constitué de géologues français, il attribua des concessions à des
compagnies françaises ou étrangères. L’exploitation des phosphates, la
principale ressource minière marocaine, est encore le fait d’une régie de
l’État marocain. Le pays fut doté d’une banque d’État dont le principal
actionnaire était français, la Banque de Paris et des Pays-Bas. Le sultan et de
grands notables marocains devinrent aussi actionnaires des consortiums
financiers finançant les grands travaux.
L’idée de Lyautey était, tout en modernisant le « Maroc utile », de
bouleverser le moins possible la société et de préserver le territoire des tribus,
d’honorer les marabouts, de protéger l’architecture traditionnelle et de
séparer systématiquement la ville arabe de la « ville européenne ». Lui qui
était en fait un homme du xxe siècle était conscient que, du fait de la
colonisation, la société marocaine évoluait de façon dialectique et que le
protectorat ne serait évidemment pas éternel.

La guerre du Rif et les contradictions coloniales

Cette stratégie fut mise en échec bien plus tôt que Lyautey ne l’avait sans
doute prévu. Il avait passé des accords dans le nord de la zone de protectorat
français avec les tribus montagnardes qui durant l’hiver descendaient dans la
plaine pour y mener leurs troupeaux et faire des labours. Il leur avait garanti
qu’elles garderaient l’usage de ces terres de plaine. Or des colons venus
d’Algérie jetèrent leur dévolu sur des terres situées au pied du Rif, dans la
vallée de l’Ouergha, affluent du fleuve Sebou. Lyautey s’opposant à ce qu’ils
se les fassent adjuger, ils agirent par l’intermédiaire des députés représentant
les départements algériens et ceux-ci menèrent campagne contre le
« proconsul royaliste » qui dirigeait le Maroc. Celui-ci fut obligé de
s’incliner, mais les tribus lésées se rebellèrent, criant à la violation des
accords.
Cela tombait d’autant plus mal que, dans le Nord du Maroc où l’Espagne
exerçait depuis 1912 son protectorat, une grave révolte avait éclaté dans le
Rif oriental. Elle était dirigée par Abd el-Krim de la tribu des Aït Ouriaghel.
Après des études à Grenade, il était devenu cadi (juge) dans le préside de
Melilla et entretenait, comme son père avant lui, les meilleures relations avec
les autorités espagnoles. Avant la Première Guerre mondiale, il aurait été en
contact avec des agents allemands et turcs particulièrement actifs à Tanger.
S’étant brouillé avec les Espagnols, il s’était replié dans sa tribu et l’aurait
poussée à la révolte ainsi que les tribus voisines.
Ayant sous-estimé le danger, les militaires espagnols subirent une terrible
défaite à Anoual en 1921, ce qui mit le feu à tout le Rif et obligea l’armée
espagnole à un repli quasi total bien qu’elle ait engagé des moyens et mené
de durs combats. Francisco Franco s’y illustra à la tête de la Légion étrangère
espagnole et fut promu général à 33 ans. Abd el-Krim recut divers soutiens
extérieurs et notamment britanniques (les militaires français et anglais étaient
devenus rivaux au Proche-Orient). Des armes lui sont fournies par des
comités de soutien basés à Gibraltar. Ayant proclamé la « République
confédérée des tribus du Rif », il lance au printemps 1925 ses troupes vers le
sud, à l’assaut des postes français et, profitant de la révolte des tribus de
l’Ouergha, menace même les environs de Fès. L’état-major doit faire venir
d’importants renforts de France. Cela provoque une bruyante campagne du
tout récent parti communiste contre la guerre du Rif.
Lyautey fut rappelé en France et remplacé par le maréchal Pétain qui fit
utiliser des chars, l’aviation et, dit-on, les gaz contre les hommes d’Abd el-
Krim. Du côté français se trouvaient aussi des volontaires marocains du Haut
Atlas avec les officiers d’affaires indigènes en charge de leur tribu. Du côté
espagnol, il y avait un grand nombre de supplétifs rifains. Ces combats entre
Marocains pouvaient être considérés dans la logique des luttes traditionnelles
entre tribus, et la guerre du Rif ne s’étendit pas. Fait étonnant, il ne semble
pas qu’elle ait alors suscité dans l’opinion marocaine une grande émotion. Le
conflit se termina en 1926 par la reddition d’Abd el-Krim aux troupes
françaises. Fait lui aussi étonnant, à partir de 1936, Franco put recruter
d’importants effectifs au Maroc espagnol pour mener la guerre civile en
Espagne. C’est la tribu d’Abd el-Krim, celle des Aït Ouriaghel, qui eut
désormais le privilège de fournir les membres de la garde personnelle de
Franco, jusqu’à la mort de celui-ci.
La relative brièveté du mouvement national et royal marocain

La politique de Lyautey continua dans l’ensemble d’être mise en œuvre


après son départ. Mais la pénétration des idées nationalistes parmi les
intellectuels marocains se faisait sentir dans les villes. Aussi, au sein des
sphères coloniales, apparut l’idée de soustraire les Berbères des régions
montagnardes à l’influence des milieux arabisés. En 1930, le résident général
mit au point le texte du dahir (décret) berbère qui instituait une justice fondée
non plus sur le droit coranique mais sur un droit coutumier berbère, ce qui
aurait eu d’importantes conséquences administratives, si le sultan n’avait pas
refusé de le signer.
La volonté d’indépendance s’accentua avec la défaite de la France en 1940
puis avec le débarquement des troupes américaines en 1942. À la conférence
d’Anfa (près de Casablanca) en janvier 1943 entre Roosevelt et Churchill, le
sultan demanda leur soutien et la fin du protectorat français. Il lui fut répondu
qu’il lui fallait attendre l’achèvement de la guerre, ce qu’il fit, sans pourtant
dissuader des volontaires marocains de s’engager aux côtés des Français. Les
Marocains de l’armée française jouèrent un rôle important dans les
campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne. Au lendemain de la guerre,
poussé par le développement des partis nationalistes, le sultan revendiqua de
plus en plus ouvertement la fin du protectorat et de graves émeutes éclatèrent
à Casablanca en 1952.
Malgré les mises en garde d’hommes d’affaires français installés depuis
longtemps au Maroc (l’un des plus notables sera même assassiné pour cela)
et qui appréciaient le sultan, le résident général, Guillaume, ancien officier
d’affaires indigènes, crut habile, en s’appuyant sur le pacha de Marrakech, le
Glaoui, de déposer le sultan, de l’exiler en Corse puis à Madagascar et de
nommer à sa place un de ses vagues cousins, un vieillard d’allure cacochyme
(1953). Devant le développement de la résistance des Marocains et craignant
une insurrection semblable à celle de 1912, le gouvernement français accepta
en 1955 le retour triomphal de celui qui devint le roi Mohamed V.
L’indépendance fut proclamée en 1956, après une visite à Paris du
souverain. Les rapports avec la France redevinrent très bons, ne serait-ce
qu’en raison du fait que le souverain et sa famille participaient depuis
longtemps au capital des grands groupes financiers implantés au Maroc. Le
nombre des Français dans le pays eut même tendance à s’accroître. En
revanche, certains nationalistes dénonçaient les changements agraires
qu’avait introduits la colonisation, notamment en faveur des chefs de tribu et
des notables. En 1958 éclata la grave insurrection du Rif, les tribus réclamant
les terres confisquées par les autorités coloniales et qui étaient devenues
propriété de notables marocains. Il faut aussi évoquer sur cette question le
rôle de nombreux nationalistes révolutionnaires recherchés par la police
française qui s’étaient réfugiés en zone espagnole. Certains d’entre eux furent
en contact avec les Algériens du FLN. Le fait qu’ait stationné au Maroc
oriental de 1956 à 1962 une partie de l’Armée de libération nationale
algérienne et son chef le colonel Boumediene n’a pas empêché la crise des
relations algéro-marocaines dès l’indépendance de l’Algérie. En 1975 éclate
entre les deux pays le conflit du Sahara occidental. Il existe toujours et a
grandement contribué au renforcement du nationalisme marocain.
Le Maroc offre l’exemple d’une nation fière de son passé. Son appareil
d’État, tout en conservant son allure traditionnelle, a été beaucoup modernisé
et renforcé par les colonisateurs français, selon les conceptions de Lyautey.
Les structures tribales ont été conservées, surtout dans le bled, mais elles sont
de plus en plus encadrées par l’administration et un solide appareil policier.
La population, en particulier celle du bled, reste profondément attachée aux
confréries maraboutiques, comme on l’a vu en 1975 lors de la « Marche
verte » pour l’annexion du Sahara occidental. Les Marocains, qui sont dix
fois plus nombreux que dans les premières années du protectorat et trois fois
plus nombreux qu’au moment de l’indépendance, ont tendance à émigrer de
plus en plus vers la France bien sûr, mais aussi vers la Belgique, les Pays-Bas
et surtout vers l’Espagne depuis une dizaine d’années (notamment à cause du
trafic de cannabis). Cette émigration des berbères du Rif et du Haut Atlas n’a
pas joué un grand rôle dans l’histoire du mouvement national marocain. Elle
a été nettement plus tardive que celle des Kabyles, qui, depuis la France, ont
été les fondateurs du mouvement national algérien.
Je crois que les Marocains ne gardent pas de l’époque coloniale un trop
mauvais souvenir. Celle-ci a été relativement courte et la lutte pour
l’indépendance a été brève. En revanche, pour les Algériens, c’est une longue
et vieille histoire et leurs souvenirs de la guerre d’indépendance sont
tragiques. Mais c’est avec la France que les relations de l’Algérie sont les
plus étroites et les plus nombreuses. La question post-coloniale en France,
notamment dans les « grands ensembles », est indissociable de tous ces
« jeunes » français dont les grands-pères sont venus, il y a bientôt cinquante
ans, après avoir combattu l’armée française.
Pour ne pas conclure
L’histoire géopolitique telle que je l’entends permet de mieux
comprendre pourquoi les conquêtes coloniales ont été relativement faciles,
à l’exception de celle de l’Algérie, exception majeure dans le cas français.
Ces conquêtes, du xvie au début du xxe siècle, ont été des entreprises
beaucoup plus complexes que ne le donne à penser l’image dualiste et
manichéenne qu’on en a souvent : celle où chaque peuple, qu’il soit
d’Amérique, d’Asie ou d’Afrique, lutte contre des envahisseurs étrangers
qui ne doivent leur victoire (temporaire, même lorsque l’on compte en
siècles) qu’à la puissance de leurs armes.
Comment des Européens, qui ne furent tout d’abord que de très petits
groupes médiocrement armés et de surcroît rivaux (les troupes régulières
sont venues plus tard), comment ces Européens sont-ils parvenus à imposer
l’autorité durable d’un lointain État sur de très vastes territoires dont au
début ils n’avaient pas les cartes et sur des populations qu’ils ne
connaissaient pas ? Nous avons vu que ces petits groupes conquérants ont
assez vite su comment s’associer à des pouvoirs autochtones subalternes
pour se substituer au pouvoir traditionnel du souverain en place. Il faut tenir
compte dans chaque cas de la géopolitique précoloniale : non seulement il y
avait, là comme partout ailleurs, des guerres contre les États voisins, mais
aussi, au sein de chacun d’entre eux, des luttes contre un souverain
tyrannique ou des rivalités entre prétendants à sa succession. À chacune de
ces forces rivales, l’alliance qu’elle croyait passagère avec quelques
étranges étrangers venus d’ailleurs apparut comme une occasion de prendre
le pouvoir. Elles durent bientôt le partager, puis se soumettre non sans
conserver quelques avantages.
Il faut tenir compte que les populations du Nouveau Monde ont été
presque anéanties par le choc viral et microbien venu de l’Ancien Monde et
que se sont par la suite substituées à elles des populations issues du
métissage génétique et culturel avec les Européens. La quasi-disparition des
indigènes fait que les indépendances des colonies d’Amérique à la fin du
e
xviii et au début du xixe siècle résultent de rivalités de pouvoirs entre colons
et agents de leurs lointaines monarchies.
Dans chacun des peuples colonisés de l’Ancien Monde, la prise de
conscience de sa solidarité culturelle malgré les divisions en tribus ou en
castes a été progressive, malgré leurs notables qui avaient profité de la
colonisation. La Seconde Guerre mondiale, qui se déroula principalement
entre États européens, fut un épouvantable conflit auquel ont indirectement
participé les populations colonisées. Il a été pour celles-ci le signe qu’elles
devaient aussi lutter pour leur indépendance nationale contre le pouvoir
étranger qui les dominait. La nation est une idée tout à fait géopolitique qui
apparaît et se développe lorsque, dans un peuple dominé par des gens qui ne
parlent pas sa langue, se pose de plus en plus la question du pouvoir et du
territoire : il n’y a pas de nation sans l’idée de son territoire et sans l’idée
d’indépendance, le refus d’être dirigé par des étrangers, c’est-à-dire ceux
dont le souverain ou la nation se trouvent dans d’autres pays. Toute nation
entend d’abord être dirigée par les siens.
L’accession à l’indépendance des nations encore colonisées a été pour
chacune d’elles une crise interne complexe dont l’évolution, pour être
compréhensible, doit être envisagée en termes géopolitiques : après que les
« colons » furent partis de gré ou de force, des divergences, des rivalités
sont apparues, de plus en plus graves, entre groupes de militants
nationalistes : rivalités résultant soit de différences religieuses (musulmans-
hindouistes en Inde), soit d’idéologies politiques (communistes contre
« bourgeois » au Vietnam), soit encore de différences géographiques et
géopolitiques (Kabylie), soit encore des conséquences géopolitiques de la
chasse aux esclaves (ce fut notamment le cas au Congo belge dès
l’indépendance en 1960).
Ces rivalités ont contraint une partie des patriotes – et parfois des héros
de la lutte pour l’indépendance – à émigrer vers l’ex-métropole coloniale
qu’ils venaient de combattre. Mais ils en connaissaient plus ou moins la
langue et ils y avaient des amis. Cinquante ans plus tard, cette émigration
post-coloniale, qui n’aurait dû être que temporaire, apparaît comme
définitive : nombre d’enfants sont nés qui parlent désormais la langue des
anciens colonisateurs et qui en ont obtenu la nationalité. Mais, pour diverses
raisons, ces jeunes dont les grands-parents étaient originaires des anciennes
colonies ne se sont pas (encore ?) bien intégrés à l’ensemble de la
population du pays où ils sont nés et où ils s’estiment discriminés.
Par question post-coloniale en Europe occidentale, il faut donc entendre
un ensemble de problèmes relationnels relevant du social, du culturel et du
politique, qui, depuis une trentaine d’années (on en est à la troisième
génération issue de l’immigration), concernent quelque 20 millions de
personnes formant diverses minorités au sein des populations européennes.
En France, la question post-coloniale se pose géopolitiquement d’une
façon plus grave et plus précise qu’ailleurs en raison du fait qu’une notable
partie des personnes « issues de l’immigration » se trouve concentrée en
une série de lieux précis à la périphérie des grandes villes. Ces « grands
ensembles » sont l’héritage urbanistique et architectural de la grande
politique de construction lancée au début des Trente Glorieuses pour
atténuer une grave crise du logement. Dix à vingt ans plus tard, les premiers
occupants sont allés se loger en habitat pavillonnaire et ont été remplacés,
selon des principes de justice sociale, par des familles nombreuses issues de
l’immigration post-coloniale. C’est ainsi qu’elles se trouvent spatialement
concentrées et qu’elles posent aujourd’hui des problèmes géopolitiques très
particuliers.
Ce n’est pas seulement à cause de cette concentration spatiale d’une
partie des immigrés dont les familles sont venues des ex-colonies françaises
que la question post-coloniale se pose ici plus gravement que dans d’autres
pays européens. C’est aussi en raison de la très large diffusion en France de
représentations qui depuis quelques années stigmatisent rétrospectivement
la colonisation. Pour la plupart des Français, celle-ci est indissociable de la
guerre d’Algérie que beaucoup d’entre eux ont dû aller faire avant que sa
fin marque celle du « temps des colonies ». Beaucoup de Français qui, à 20
ans, ont été obligés de partir « défendre la France » outre-Méditerranée
gardent le souvenir d’un grand malaise politique, sinon moral. Et ceux qui
n’avaient pas encore 20 ans craignaient dès leur adolescence de devoir aussi
« y aller ».
Les « événements de 1968 » sont dans une grande mesure le contrecoup
de la guerre d’Algérie, même si l’on stigmatisa alors surtout la guerre du
Vietnam. Les « soixante-huitards » sont devenus nombreux dans les métiers
intellectuels, qu’ils soient professeurs d’histoire-géographie, chercheurs en
sciences sociales, journalistes, cinéastes, universitaires notamment en
histoire et en sociologie. Les uns et les autres ont exprimé dans leurs écrits
le malaise et les scrupules qu’ils ont ressentis durant la guerre d’Algérie.
Ainsi a commencé dans l’opinion française le procès de la dernière des
grandes guerres coloniales, notamment celui des tortures qui y avaient été
pratiquées. Ces critiques radicales de la politique française en Algérie se
sont largement propagées dans les milieux intellectuels, notamment ceux
qui étaient en contact avec les familles immigrées d’origine maghrébine.

Les postcolonial studies

C’est seulement depuis une douzaine d’années qu’est apparu dans les
milieux intellectuels français l’adjectif post-colonial. D’abord employé
pour désigner tous les changements qui s’étaient opérés sur le plan mondial
depuis la fin des empires coloniaux trente ans auparavant, surtout dans les
pays qui venaient d’acquérir leur indépendance. Dans chacun de ces pays,
l’expression « depuis l’indépendance », qui est beaucoup plus précise, s’est
imposée. L’adjectif post-colonial s’est surtout répandu dans les milieux
intellectuels américains et européens, et notamment parmi des chercheurs
originaires des ex-colonies, notamment d’Inde, qui avaient obtenu des
bourses pour des universités américaines et qui sont ensuite restés aux
États-Unis.
Certaines sont devenues le berceau des postcolonial studies, avec
notamment les écrits de Gayatri Chakravorty née en 1942 à Calcutta et
venue aux États-Unis afin d’effectuer une thèse de littérature comparée sur
Yeats, le grand penseur du nationalisme irlandais et prix Nobel de
littérature. Elle traduit la Grammatologie de Derrida et lui donne une
préface qui a eu un très grand succès dans les milieux universitaires
(80 000 exemplaires vendus ?). Or cette jeune femme (devenue Gayatri
Spivak, du nom d’un mari américain dont elle divorça) est aujourd’hui la
théoricienne la plus citée dans le monde en matière de postcolonial studies,
mais aussi de postcolonial feminist studies et de subaltern studies
(consacrées aux opprimés de toute sorte). Elle est suivie par d’autres
intellectuelles indiennes, puis par des Arabes et par des Africains immigrés
aux États-Unis et qui s’affirment « intellectuels diasporiques ».
Ces auteurs estiment ou affirment que les indépendances sont factices,
que le colonialisme perdure, notamment en France à cause des Antilles
françaises et de l’importance de l’immigration post-coloniale. Pour la
plupart de ceux qui dissertent aujourd’hui sur colonial et post-colonial, le
préfixe post- ne signifie donc pas après la colonisation, mais seulement le
regard qu’il faut porter sur elle, après, depuis, les avancées philosophiques
majeures que seraient le post-moderne, le post-structuralisme, le post-
marxisme, le post-national, etc., tels que l’affirment dans leurs écrits les
philosophes français « post-modernes » qui sont devenus célèbres (et tout
d’abord aux États-Unis où ils apportèrent la French Theory) : Jacques
Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard,
champions de la « déconstruction » des concepts.
Les milieux intellectuels français subissent depuis quelques années
l’influence des postcolonial studies. Celles-ci récusent l’idée que les
colonies seraient devenues indépendantes et elles affirment que dans le
monde, en matière de domination et d’aliénation, tout reste comme depuis
des siècles, que les indépendance sont des leurres et que la domination
culturelle de l’Occident n’a pour but que de reproduire sa propre aliénation
notamment celle des femmes, comme celle des sociétés dépendantes,
qu’elles aient été ou non officiellement colonisées.
La vision des postcolonial studies, vision poussée à un haut degré
d’abstraction, est globalement planétaire et elle récuse toute référence
historique précise (cela étant dénoncé comme un « empirisme historien »
qui serait désormais inacceptable). L’aliénation qu’elles diagnostiquent
aurait pour conséquences, entre mille autres en de multiples pays, la
« fracture coloniale » de la société française que dénoncent maintenant en
France de « nouveaux anticolonialistes ». Ceux-ci ont tendance à
uniformiser les situations coloniales d’où sont venues les pères et les
grands-pères de ceux qui se plaignent de discrimination.
Pour établir des relations avec les postcolonial studies des universités
américaines (notamment avec leurs départements de littérature comparée),
des colloques entre politologues et philosophes français ont récemment été
organisés à Paris sur la « question postcoloniale » (sans tiret). Mais la
colonisation y fait surtout l’objet de considérations philosophiques en
général à un niveau poussé d’abstraction. En revanche, telle que je
l’entends, la question post-coloniale (avec trait d’union pour marquer le
changement majeur apporté par les indépendances) ne se réduit pas à
l’idéologique – encore qu’il ait une grande importance – et elle implique
des données démographiques, économiques, culturelles, historiques,
géopolitiques.

Les indépendances ne sont pourtant pas factices

Certes, dans la plupart des pays qui sont devenus indépendants au milieu
du xxe siècle, la colonisation est toujours plus ou moins dénoncée,
notamment à l’occasion des fêtes nationales, par des gouvernements
héritiers des mouvements qui ont mené la lutte pour l’indépendance. Les
partis d’opposition sont souvent accusés par les représentants de l’État de
collusion avec l’ancienne puissance coloniale, mais dans la quasi-totalité
des cas celle-ci a évité d’avoir quelque contentieux qui puisse rappeler son
ancienne domination. Certes, pour chacun de ces peuples, l’indépendance
reconquise, et pour la plupart à grand-peine, n’a pas été le coup de baguette
magique que beaucoup espéraient. Les libertés individuelles sont encore
bien restreintes (et parfois plus restreintes qu’à l’époque coloniale) par des
pouvoirs autoritaires. Les effets culturels de la longue domination de tel ou
tel État européen n’ont pas disparu, notamment sur le plan sociétal et
langagier. Cependant, la fin de cette domination est pourtant, dans l’histoire
des peuples colonisés, un changement géopolitique majeur et celui-ci
procède d’un bouleversement géopolitique antérieur : la conquête coloniale
dont les populations ont pris plus ou moins tardivement conscience de la
gravité.
Les diverses conséquences des temps coloniaux ne s’estompent pas pour
autant. Certaines se poursuivent et s’enveniment, mais le départ des
autorités coloniales et leur remplacement par des représentants de la
nouvelle nation indépendante apparaît avec le recul du temps comme un
changement crucial pour l’avenir. Pour chaque peuple qui a été colonisé,
l’idée d’indépendance a une importance sans doute plus grande qu’elle n’en
a (ou qu’elle n’en a eu) pour les nations dont l’indépendance est ancienne.
La décolonisation plus ou moins à l’amiable de la plupart des pays
d’Afrique noire, décolonisation menée par les gouvernements européens
pour passer au néocolonialisme et aux combines de la Françafrique, est le
grand argument de tout un courant d’idées postcolonial. Celui-ci proclame
que le colonialisme continue et que les indépendances accordées par les
États européens sont absolument factices. Ce genre de discours, qui se pare
souvent de grands sentiments et de références aux droits de l’homme, se
combine souvent avec un certain mépris à l’égard des mouvements africains
« qui n’ont pas voulu faire la guerre comme l’ont faite les Vietnamiens et
les Algériens ».
Le souci des postcolonial studies est de dénoncer de façon fort
sophistiquée la façon dont les diverses cultures de l’ensemble du monde ont
été et sont encore influencées, déformées par les idées européennes et
notamment par leurs postulats philosophiques. Bref, il s’agit de démontrer
l’influence perturbatrice de la « domination européenne » sur toutes les
autres cultures, et ce avant même, pour certaines, que leurs peuples aient été
effectivement colonisés et encore aujourd’hui.
Ces postcolonial studies, qui se fondent sur des catégories
philosophiques et qui privilégient en fait les analyses de littérature
comparée et même de psychanalyse, refusent d’accorder quelque
importance à l’histoire, et surtout pas à l’histoire particulière de chacun des
peuples colonisés. Elles ne se soucient pas d’expliquer précisément quand
et comment ils ont été conquis, ni de quelle façon et par la lutte de quelles
forces politique ils sont redevenus indépendants.
Les discours qui se réfèrent plus ou moins implicitement aux
postcolonial studies n’envisagent somme toute que des peuples qui seraient
toujours dominés et ne seraient indépendants qu’en théorie puisque le
colonialisme existerait toujours sous une forme non plus politique (celle-ci
étant jugée négligeable), mais surtout économique, culturelle et médiatique.
Pour ce courant d’idées, le colonialisme ne serait-il pas, comme toute
domination, une entité intemporelle ? Comme tout ce qui précède, il s’agit
de représentations, de certaines façons de raconter l’histoire, tout en la niant
pour y choisir aisément les arguments philosophiques jugés convenables
dans une prétendue post-modernité.
En France depuis quelques années, on disserte de plus en plus dans les
milieux intellectuels sur le postcolonial. À l’imitation des universités
américaines, on débat de la « déconstruction » des sciences sociales, de
l’histoire et des sciences humaines pour fonder, prétend-on, de nouvelles
façons de voir les choses et définir de nouveaux paradigmes.
Marie-Claude Smouts, qui est politologue, a publié en 2006 La Situation
postcoloniale, ouvrage collectif dont le sous-titre est « Les postcolonial
studies dans le débat français ». Ce sont les actes d’un colloque qui s’est
tenu en mai 2006 au Centre d’études et de recherches internationales
(CERI) et qui a rassemblé vingt-quatre participants pour la plupart
anthropologues, politistes, philosophes, mais aussi spécialistes de littérature
comparée et deux ou trois historiens.
Le « post » du mot postcolonial, écrit significativement pour conclure
Marie-Claude Smouts, « exprime également un “au-delà” qui est à la fois
une résistance, une visée et une espérance : résistance aux représentations
de l’Autre comme semblable mais inférieur ; visée de repenser les
expériences historiques fondées sur la domination pour les reformuler en
histoire partagée ; espérance d’une reconnaissance réciproque redonnant à
chacun son histoire, sa culture et sa dignité ». « Le postcolonial est une
approche, une manière de poser les problèmes, une démarche critique qui
s’intéresse aux conditions de la production culturelle des savoirs sur Soi et
sur l’Autre à la capacité d’initiative et d’action des opprimés (agency) dans
un contexte de domination hégémonique. À partir de cette base commune,
les études postcoloniales se sont développées dans d’innombrables
directions pour s’appliquer aujourd’hui à toutes les formes de domination
(sur les femmes, les homosexuels, les minorités ethniques, etc.), si bien que
l’on ne saurait trouver une “théorie postcoloniale” ni même une définition
stricte du mot “postcolonial” » (p. 33).
C’est, poursuit Marie-Claude Smouts, une « démarche critique qui
s’intéresse aux conditions de la production culturelle des savoirs sur Soi et
sur l’Autre ». Personnellement, cela me fait penser à une démarche
psychanalytique. Mais autant celle-ci est certainement utile pour éclairer les
problèmes intimes de l’individu, autant elle risque d’être utilisée comme
métaphore illusoire lorsqu’il s’agit des problèmes d’une nation.
En revanche, Penser le postcolonial. Une introduction critique, publié à
la fin de 2006 par Neil Lazarus, montre que les recherches sur le
postcolonial (avec ou sans trait d’union) peuvent avoir une orientation très
différente. Lazarus, professeur à l’université de Warwick, a publié et
codirigé en 2001 Marxism, Modernity and Postcolonial Studies. Il joue un
rôle important dans Penser le postcolonial. Avec ce livre qui est
particulièrement intéressant, il rassemble les contributions remarquablement
traduites de douze universitaires anglophones (britanniques et américains)
pour la plupart spécialistes de littérature comparée ou de littérature anglaise
et qui ont déjà beaucoup publié sur les questions postcoloniales et surtout
sur tel ou tel pays du « monde postcolonial » ou de « ce que l’on pourrait
encore appeler le tiers-monde ». Si maints auteurs de postcolonial studies
passent les données de l’histoire sous silence, ce n’est certes pas le cas de
Neil Lazarus. Son livre s’ouvre sur quarante-cinq pages passionnantes,
intitulées « Chronologie indicative » et qui énumèrent, année après année,
depuis 1898 (l’indépendance de Cuba), des événements géopolitiques
significatifs (guerres, révoltes, etc., en Afrique, Asie et Amérique latine
sans oublier l’Europe : Irlande 1916 et révolution de 1917), en les
juxtaposant, sur la même page, en colonne de droite, avec des écrits, des
discours, des poèmes, des livres significatifs, y compris des œuvres de
fiction – les premiers de cette liste sont Au cœur des ténèbres de Conrad
(1899) et, la même année, Le Fardeau de l’homme blanc de Kipling. Cette
liste s’arrête à 2003 avec la guerre d’Irak.
Le premier chapitre, « Introduire les études postcoloniales », souligne
qu’au début des années 1970, lorsque apparaît le mot postcolonial, il a « un
sens historique et politique strictement limité ». Pour « faire comprendre
combien les choses ont changé », Lazarus fait alors une longue citation de
Homi K. Bhabba, d’origine indienne et professeur à Harvard, auteur de Les
Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, fréquemment cité dans les
postcolonial studies. L’auteur en conclut que, dans la pensée de Bhabba,
« postcolonial a cessé d’être une catégorie historique ». Pour celui-ci, « post
vise les discours idéologiques de la modernité ». Lazarus dénonce le fait
que, pour Bhabba, « la critique postcoloniale est de façon constitutive
antimarxiste […] et manifeste un désaveu indifférencié pour toutes les
formes de nationalisme et une exaltation correspondante de la migrance, de
la liminalité, de l’hybridité et de la multi-culturalité ». Il faut bien
comprendre, continue-t-il, « l’origine des dispositions fortement
antinationalistes et antimarxistes de la plupart des chercheurs travaillant
dans le domaine des études postcoloniales » au sein des universités
américaines et britanniques. « La post-colonialité est la condition de ce que
nous pouvons appeler généreusement une intelligentsia d’acheteurs
(comprador) : il s’agit d’un groupe relativement modeste d’intellectuels et
d’écrivains, formés à l’occidentale et au style occidental, qui négocient à la
périphérie le commerce des biens culturels du monde capitaliste. » Ce sont
ce que Mme Spyvak appelle sans hypocrisie « les intellectuels
diasporiques ». « La postcolonialité, poursuit Lazarus, est la condition de
l’intelligentsia du capitalisme global. »

Des dialogues sur la question de la nation ?

Le souci des questions géopolitiques dont fait montre Lazarus est au fond
du même type que ma démarche d’histoire géopolitique, et cela permet
peut-être d’espérer que des dialogues sont possibles avec ceux qui se
réfèrent aux postcolonial studies, avec les théoriciens de la « fracture
coloniale » et les inspirateurs de l’Appel des indigènes de la République. De
tels dialogues sont nécessaires car il faut se demander comment peut
évoluer la question post-coloniale en France. De quelle façon peuvent
évoluer les idées dans les « grands ensembles » ? Les réseaux islamistes ne
se sont pas manifestés lors des grandes émeutes de novembre 2005, mais il
est probable qu’ils joueront un rôle à la prochaine occasion (intérieure ou
internationale) ou sous l’effet de provocations, lorsque se déclenchera la
prochaine grande crise. Celle-ci aura peut-être des conséquences
importantes dans les « grands ensembles », et surtout pour les « jeunes » qui
y vivent, mais elle risque d’avoir des effets très forts pour tous les gens qui
vivent en France.
Après avoir constaté l’inefficacité des politiques de fermeté menée par
une droite classique que critique aisément la gauche quand elle n’est pas au
pouvoir, l’opinion, lassée des conflits avec la police dans les banlieues et
craignant le pire, risque de croire à l’efficacité de solutions draconiennes
que prônent des groupes d’extrême droite contre l’ensemble des immigrés
et même contre leurs enfants de nationalité française.
C’est l’un des risques – sans doute le plus grave pour le moment – qui
pose la question de la nation. J’aurais pu l’évoquer dans la première partie
de ce livre, mais j’estime que la nation désigne l’ensemble des citoyens et
que ceux dont les familles sont venues des ex-colonies n’y forment qu’une
petite minorité – 10 % environ – ou même une série de minorités. Certes, la
concentration spatiale de certaines dans les « grands ensembles » à la
périphérie des grandes villes et la révolte périodique des « jeunes » qui s’y
trouvent accroissent leur notoriété médiatique. Mais ce sont des minorités,
et dans le fonctionnement des véritables régimes démocratiques, ce ne sont
pas les minorités qui décident des grands choix de la nation (sauf dans des
conjonctures révolutionnaires qui sont en fait des coups de force). Encore
faut-il que tous ceux qui forment ce que l’on appelle la nation aient l’idée
de ce qu’il convient de faire et que les différentes tendances politiques
soient d’accord pour l’accepter.
Je ne partage pas le point de vue de ceux qui traitent de ce qu’ils
appellent la « fracture coloniale » pour en accuser l’ensemble des citoyens.
Certes, ce que certains historiens appellent ainsi est la conséquence de la
colonisation et des guerres coloniales qui ont été menées autrefois au nom
de la nation, et ces historiens l’en rendent responsable. Mais l’immigration
post-coloniale est aussi la conséquence des conflits au sein de divers
mouvements nationaux, et le malaise actuel dans les banlieues résulte aussi
du silence qu’ont entretenu des décennies durant les patriotes exilés sur les
raisons qui leur ont fait quitter leur pays une fois son indépendance acquise.
Je récuse le slogan de certains qui proclament, par un effet de langage,
que « la nation est fondamentalement colonialiste et esclavagiste » et qui lui
imputent, à ses paysans et à ses ouvriers, les entreprises menées outre-mer
au profit de quelques-uns. Je ne partage pas non plus l’idée de certains que
la France est à présent une « nation métisse ». En quoi les règles de la
démocratie devraient-elle être modifiées au profit de minorités, dont les
garçons et les filles se marient encore surtout au sein de chacune d’elles ?
Les émeutes de banlieue ont certes des effets pervers sur l’opinion, mais
l’attitude des « jeunes » qui sifflent La Marseillaise au début des matches
de football ne contribue pas à convaincre les Français que les immigrés font
effectivement partie de la nation.
La question post-coloniale est un problème grave qui se pose à
l’ensemble de la nation. Je n’ai pas de remède à proposer, de solutions à
préconiser, et je pense qu’il faut en discuter avec les représentants de la
nation et ceux des diverses minorités. L’idée de la nation n’est pas facile à
définir. C’est une représentation collective chargée de valeurs politiques et
culturelles. Or celles-ci sont différentes selon les tendances politiques :
chacune se réclame de la nation et lutte pour défendre son indépendance,
mais chacune dénigre le point de vue de la tendance rivale. La nation est
une représentation géopolitique, c’est-à-dire qu’elle implique des rivalités
de pouvoirs sur du territoire, car il n’y a pas de nation sans volonté
d’indépendance contre de possibles adversaires et parce qu’il n’y a pas de
nation sans territoire et sans limites territoriales qui ont été plus ou moins
contestées par des nations rivales.
Selon les époques et les situations géopolitiques, l’importance de tout
cela est plus ou moins fortement ressentie par l’ensemble des citoyens,
nonobstant la rivalité des partis et de leurs représentations. À l’époque où la
nation était menacée par l’ennemi – et elle le fut souvent –, le problème de
l’immigration ne se posait guère, car les immigrés ne pouvaient pas
exprimer leur réserve à l’encontre du sentiment national. Depuis quelques
décennies, notamment en raison du développement de l’Union européenne
qui exclut en principe les menaces extérieures proches, l’idée de la nation
s’est affaiblie, et c’est ce qui explique peut-être l’importance prise par la
question post-coloniale.
En 1997, alors qu’un parti nationaliste d’extrême droite, le Front
national, menait vigoureusement campagne contre les immigrés accusés de
voler le travail de Français réduits au chômage et d’entretenir l’insécurité,
je me suis décidé à écrire un livre sur la nation. Le titre que je lui ai choisi,
Vive la nation !, a été perçu par beaucoup comme une proclamation
nationaliste (il s’agissait de la « clameur de Valmy » dans la situation très
critique du 20 septembre 1792) alors que mon souci était justement de
récuser la campagne de Jean-Marie Le Pen. Le sous-titre du livre, Destin
d’une idée géopolitique (j’aurais dû en faire le titre), évoquait l’évolution de
celle-ci et d’abord son apparition lors de la crise financière du pouvoir royal
à la fin du xviiie siècle, parmi des intellectuels qui se nommaient
« patriotes ». Ils ont eu une première idée de cette représentation
géopolitique qu’est la nation, ensemble de citoyens, avant même qu’elle
entre en guerre avec « les rois et les princes ». Ensuite j’ai évoqué
l’évolution des composantes de cette représentation aux xixe et xxe siècles,
sous l’effet de changements eux aussi géopolitiques. J’ai passé en revue les
différentes définitions de la nation : bien sûr celle de Staline qui est presque
classique (il escamote habilement la question : qui dirige la nation ?) et
celle, moins connue, de Karl Renner (1870-1950), qui fut chancelier fédéral
d’Autriche en 1918-1920. Dans le contexte multinational qui était celui de
l’Empire austro-hongrois, il estimait – à juste titre – que l’on ne pouvait
définir une nation sans évoquer ses rapports avec celles qui l’entourent.
Après la Seconde Guerre mondiale, le développement de ce qui deviendra
l’Union européenne n’a pas fait disparaître les nations et celles-ci se
maintiennent d’autant plus que l’union, de plus en plus élargie, tend à n’être
qu’une zone économique de libre-échange.
Je me permets de reprendre ici la définition du fait national, ou plutôt la
description générale que j’ai faite en 1997 des représentations de la nation.
Celle-ci s’applique particulièrement à la nation France, mais aussi à la
plupart des nations, celles qui se fondent chacune sur une langue
particulière qui est devenue leur langue nationale, ce qui n’est pas le cas
dans le monde arabe et en Amérique hispanique : « La nation est une
représentation géopolitique qui désigne plus ou moins clairement, selon les
niveaux culturels, un ensemble de plusieurs millions d’hommes et de
femmes qui, sur un territoire précisément délimité, parlent une même
langue, acceptent les mêmes lois et relèvent d’un même État ; leurs activités
relèvent d’une division du travail très poussée, leurs idées religieuses sont
diverses, tout comme les origines ethniques de leurs familles, leurs niveaux
sociaux sont très inégaux et leurs opinions politiques contradictoires ;
néanmoins, dans leur très grande majorité, ces hommes et ces femmes sont
profondément attachés au principe d’indépendance fondamental de leur
nation. »
J’ajouterai que le sentiment national qui semble assoupi et qui est même
souvent l’objet d’une certaine condescendance de la part des intellectuels
(les milieux populaires y restent très attachés) peut reprendre toute son
importance et avoir une grande violence en cas de péril géopolitique
extérieur ou interne. Puisse-t-il laisser de côté la question post-coloniale !
Mais le risque géopolitique du mouvement révolutionnaire-réactionnaire
islamiste existe autant à l’extérieur sur le plan mondial qu’en France même,
du fait de la question post-coloniale, puisque celle-ci se pose en termes de
plus en plus graves à la périphérie de la plupart des grandes villes. Aussi
faut-il observer son évolution et discuter des solutions possibles aux
problèmes qu’elle pose à la nation. C’est pourquoi il importe de ne pas
conclure et de développer le dialogue entre tous ceux qui se soucient de ces
questions.
Bibliographie
Ageron, Charles-Robert, Les Algériens musulmans et la France (1971-
1919), Paris, PUF, 1968, 2 vol.
Ageron, Charles-Robert et alii, La Guerre d’Algérie au miroir des
décolonisations françaises, Colloque en l’honneur de Charles-Robert
Ageron, Société française d’histoire d’outre-mer, 2000.
Aggoun Lounis, et Rivoire Jean-Baptiste, Françalgérie. Crimes et
mensonges d’État, La Découverte, 2005.
Amselle, Jean-Loup, L’Occident décroché, enquête sur le post-
colonialisme, Paris, Stock, 2008.
Arendt, Hannah, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002.
Bailoni, Mark et Papin, Delphine, Atlas géopolitique du Royaume-Uni,
Autrement, 2009.
Bayard, Jean-François, Le Gouvernement du monde, critique politique de
la globalisation, Fayard, 2004.
Benot, Yves, Massacres coloniaux 1944-1950 : la IVe république et la
mise au pas des colonies françaises, préface de Francois Maspero, La
Découverte, 1994.
Bernand, Carmen, et Gruzinski, Serge, Histoire du Nouveau Monde,
1991 et 1993, Tome I, De la découverte à la conquête, Tome II, Les
métissages.
Berque, Jacques, Le Maghreb entre deux guerres, Paris, Le Seuil, 1962.
Blanchard, Pascal, Bancel Nicolas, Lemaire, Sandrine, La Fracture
coloniale, la société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La
Découverte, 2005.
Blanchard, Pascal et Veyrat-Masson, Isabelle Les Guerres de mémoire,
La France face à son histoire, Paris, La Découverte, 2008.
Branche, Raphaëlle et alii, La Guerre d’indépendance des Algériens,
1954-1962, Paris, Perrin, 2009.
Cahiers Jussieu n° 2, Ethnologie et orientalisme, 1018-1976, (Abdoulaye
Bathily, aux origines de l’africanisme, Faidherbe).
Carrey, Émile, Récits de Kabylie, Campagne de 1857, Paris, Michel
Lévy, 1858.
Césaire, Aimé, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955.
Césaire, Aimé, Nègre je suis, nègre je resterai, entretien avec F. Verges,
Paris, Albin Michel, 2005.
Chaunu, Pierre, Conquête et exploitation des nouveaux mondes, Paris,
PUF, 1969.
Courcelle-labrousse, Vincent et Marmié, Nicolas, La Guerre du Rif.
Maroc 1921-1926, Paris, Tallandier, 2008.
Cusset, François, French Theory, Paris, La Découverte, 2003.
Derrida, Jacques, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
Duverger, Christian, Cortés, Paris, Fayard, 2001.
Elsenhans, Hartmut, La Guerre d’Algérie, la transition d’une France à
une autre, le passage de la IVe à la Ve République, Publisud, 1999.
Esprit (revue), décembre 2006, « Pour comprendre la pensée post-
coloniale ».
Fanon, Frantz, Les Damnés de la terre, préface de Jean-Paul Sartre, Paris,
Maspero, 1961.
Ferro, Marc, Histoire de la colonisation. Des conquêtes aux
indépendances, Paris, Le Seuil, 1994.
Ferro, Marc et alii, Le Livre noir du colonialisme, xvie-xxie siècle, de
l’extermination à la repentance, Paris, Pluriel, 2003.
Filiu, Jean-Pierre, Les Frontières du jihad, Paris, Fayard, 2006.
Gallissot, René, La République française et les indigènes, Algérie
colonisée, 1870-1962, Edtions de l’Atelier, 2006.
Giblin, Béatrice et alii, Dictionnaire des banlieues, Paris, Larousse,
2009.
Hall, Stuart, Identités et cultures (Quand commence le postcolonial ?),
Éditions Amsterdam, 2007.
Harbi, Mohamed, Une vie debout, mémoires politiques, 1945-1962,
Paris, La Découverte, 2001.
Harbi Mohamed, Stora, Benjamin et alii, La Guerre d’Algérie, 1954-
2004, la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004.
Hérodote (revue) n° 120 janvier 2006, « La question post-coloniale ».
Hérodote (revue) n° 128, janvier 2008, Dossier postcolonial (Yves
Lacoste, « Le postcolonial et ses acceptions contradictoires dans trois
récents recueils d’articles », p. 143-156) et critiques p. 157-168 du
dictionnaire de Jean-Pierre Rioux et de celui de Claude Liauzu.
Ibn Khaldoûn, Al Muqaddima, Discours sur l’Histoire universelle,
traduction Vincent Monteil, Sindbad, 1967.
Ibn Khaldoûn, Autobiographie, Muqaddima, traduction Abdesselam
Cheddadi, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2002.
Jelen, Christian, La France éclatée, Paris, NIL, 1996.
Julien, Charles-André, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, PUF,
1964.
Kokoreff, Michel, Sociologie des émeutes, Paris, Payot, 2008.
Konare, Adame Ba et alii, Précis de remise à niveau sur l’histoire
africaine, Paris, La Découverte, 2008.
Labyrinthe (revue) n° 24, 2006, « Faut-il être post-colonial ? ».
Lacoste, Yves, Ibn Khaldoun, naissance de l’Histoire, passé du Tiers-
Monde, Paris, Maspero, 1965, 2005.
Lacoste, Yves, Vive la Nation, Destin d’une idée géopolitique, Paris,
Fayard, 1997.
Lacoste, Camille, « Sabres kabyles », Journal de la Société des
Africanistes, tome 28, 1958, p. 11-191.
Lacoste, Camille, Bibliographie ethnologique de la Grande-Kabylie,
Mouton, 1962.
Lacoste-Dujardin, Camille, Dictionnaire de la culture berbère en
Kabylie, Paris, La Découverte, 2005.
Lacoste-Dujardin, Camille, Opération Oiseau bleu, des Kabyles, des
ethnologues et la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1997.
Laurens, Henry et alii, L’Expédition d’Égypte, 1798-1801, Paris,
Armand Colin, 1989.
Lazarus, Neil et alii, Penser le postcolonial, une introduction critique,
Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
Lecour-Grandmaison, Olivier, Coloniser. Exterminer, Sur la guerre et
l’État colonial, Paris, Fayard, 2005.
Lefeuvre, Daniel, Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris,
Flammarion, 2006.
Lefeuvre, Daniel, Faut-il avoir honte de l’identité nationale ?, Paris,
Larousse, 2008 (en collaboration avec Michel Renard).
Liauzu, Claude et alii, Dictionnaire de la colonisation française,
Larousse, 2007 ; compte rendu critique par Yves Lacoste, Hérodote n° 128,
p. 163-167.
Liauzu, Claude, Histoire de l’anticolonialisme en France du xvi
e
siècle à
nos jours, Paris, Armand Colin, 2007.
Manceron, Gilles, Marianne et les colonies, Paris, La Découverte, 2003.
Markovits, Claude (sous la direction de), Histoire de l’Inde moderne,
1480-1950, Paris, Fayard, 1994.
Meillassoux, Claude, Anthropologie de l’esclavage, le ventre de fer et
d’argent, Paris, PUF, 1986.
Memmi, Albert, Portrait du décolonisé, Paris, Gallimard, 2004.
Meynier, Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard,
2002.
Mouvements (revue) « Qui a peur du post-colonial ? », 2007.
Multitudes (revue) n° 26, « Postcolonial et politique de l’Histoire »,
2006.
Ndiaye, Pap, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris,
Calmann-Lévy, 2008.
Pétré-Grenouilleau, Olivier, Les Traites négrières. Essai d’histoire
globale, Paris, Gallimard, 2004.
Reclus, Élisée, Géographie universelle, tome XI, Afrique septentrionale,
1886, Paris, Hachette.
Rey-Goldzeiguer, Annie, Aux Origines de la guerre d’Algérie, Paris, La
Découverte, 2002.
Rioux, Jean-Pierre et alii, Dictionnaire de la France coloniale, Paris,
Flammarion, 2007 ; compte rendu critique par Yves Lacoste dans Hérodote
n° 128, p. 157-163.
Rivet, Daniel, Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc,
1912-1925, Paris, L’Harmattan 1988, 3 vol.
Robin, Joseph-Nil, Notes historiques sur la Grande-Kabylie, 1830-1838,
(1874), présentation d’Alain Mahé, Saint-Denis, Bouchène, 1999.
Robine, Jérémy, Banlieue et nation : enjeux géopolitiques, thèse de
l’Institut français de géopolitique, université Paris-VIII, 2008.
Rue Descartes (revue) n° 58, Collège international de philosophie,
« Réflexions sur le post-colonial », 2007.
Schnapper, Dominique, La France de l’intégration, Sociologie de la
Nation en 1990, Paris, Gallimard, 1991.
Saïd, Edward, W., L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris,
Le Seuil, 1997.
Saïd, Edward W., Culture et Impérialisme, Paris, Fayard, 2000.
Smouts, Marie-Claude et alii, La Situation postcoloniale, les postcolonial
studies dans le débat français, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007.
Spivak, Gayatri Chakravorty, En d’autres mondes en d’autres mots. Essai
de politique culturelle, Paris, Payot, 2009.
Spivak, Gayatri Chakravorty, Les subalternes peuvent-elles parler ?,
Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
Stora, Benjamin, Ils venaient d’Algérie, Paris, Fayard, 1992.
Stora, Benjamin, Les Immigrés algériens en France, une histoire
politique, Paris, Pluriel, 2009.
Stora, Benjamin, Le Mystère de Gaulle. Son choix pour l’Algérie, Paris,
Robert Laffont, 2009.
Teyssier Arnaud, Lyautey, Paris, Perrin, 2004.
Tidian Diaki, La Traite des Noirs et ses acteurs africains, Berg, 2008.
Tribalat Michèle, Faire France, Paris, La Découverte, 1995.
Unesco, Histoire générale de l’Afrique, tome III, 1990.
Table des cartes
Immigrations post-coloniales 15
Émeutes raciales 46
Kabylie 94
Algérie du Nord 294
Afrique de l’Ouest 357
Maroc 387

Vous aimerez peut-être aussi