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Si on regarde l’Europe d’aujourd’hui on dirait que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est à la mode. Mais il se
présente comme il l’a toujours été, avec sa tête de Janus à deux visages. D’une part, nous assistons, terrifiés, à
l’impuissance de l’Union Européenne pour faire face au grave problème humanitaire posé par les réfugiés de la guerre en
Syrie, mais aussi par la migration qui fuit la misère. Donald Tusk recommande aux immigrants économiques « qu’ils restent
chez eux » tout simplement en défendant les frontières de la Grèce et de l’Union. Alors qu’à l’intérieur même de l’Union, les
États membres ferment les frontières qu’on croyait avoir oubliées après Schengen, le Gouvernement Cameron invoque
l’article 50 du Traité de Lisbonne pour consulter les Britanniques sur l’adhésion du Royaume-Uni à l’UE et forcer Bruxelles à
négocier. Le projet européen ne connait pas ses meilleurs jours et l’autodétermination est invoquée pour sauvegarder les
intérêts étatiques.
D’autre part, à leur tour, plusieurs peuples minoritaires européens sans État se démènent pour exercer leur propre droit à
décider. « Il n’y a pas de peuple alsacien, il n’y a qu’un seul peuple français (…) La France est une et indivisible » affirmait le
premier Ministre français Manuel Valls, d’ailleurs né dans la capitale catalane, lors d’un débat parlementaire à propos d’une
question posé par le député Bas-rhinois Patrick Hetzel sur la réforme territoriale. « Personne ne brisera l’unité de
l’Espagne », avait déclaré en 2014 le premier ministre espagnol Mariano Rajoy la veille de la consultation symbolique
catalane sur l’indépendance.
En fait, les États membres de l’Union Européenne jouent souvent à ce qu’Uriel Abulof appelle la double hélice morale de
l’autodétermination. Pour les élites politiques c’est à la fois un principe à invoquer et à craindre : il est révolutionnaire, avec
ses échos de souveraineté populaire constituante, tout en étant puissant, surtout comme légitimation de l’ordre et les
frontières établies. L’autodétermination peut facilement passer de force émancipatrice à « état-détermination », toujours
selon les nécessités du pouvoir établi[1].
Le discours étatique et étatiste est dominant au sien de l’Union et des états membres. À la perte de souveraineté « par en
haut », due à la simple existence de l’Union, il faut ajouter la demande croissante de pouvoirs par des entités infra étatiques,
qui ont obtenu de plus en plus de pouvoirs exécutifs et législatifs malgré les tentatives de recentralisation[2]. La crainte de la
« pince régionale supra étatique » (aussi appelée « sandwich thesis »[3]) renforce le discours centraliste et les
nationalismes étatiques. De plus, le regard vers les minorités nationales demeure toujours lié à une conception tout à fait
jacobine qui voit l’État comme un agent modernisateur vis-à-vis les particularismes, comme s’en inspirait Stuart Mill:
« Personne ne peut soutenir qu’il n’est pas avantageux pour un Breton ou un Basque de la Navarre française d’entrer dans
le courant d’idées et dans les sentiments d’un peuple hautement cultivé et civilisé – d’être un membre de la nationalité
française »[4]. Les régionalismes ou sécessionnismes les plus puissants sont souvent démonisés, soit pour leur prétendu
caractère identitaire, ethnique et réactionnaire; soit par une accusation de manque de solidarité s’il s’agit de territoires
relativement riches[5]. La force motrice de ces mouvements, dans ce portrait caricaturé mais courant parmi les élites
européennes, serait un narcissisme des petites différences dans sa version politico-territoriale[6]; il va de soi que cette
politique territoriale représenterait l’antithèse du projet d’intégration européen.
L’Europe du Traité du Lisbonne, n’est ni une Europe des régions, ni une Europe des peuples. Dans un contexte de
globalisation, les demandes d’une meilleure distribution territoriale du pouvoir ainsi que de reconnaissance et d’hospitalité
des minorités sont plutôt une opportunité qui s’offre à l’Union Européenne pour retourner vers son esprit initial et dépasser
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les états membres sur le terrain de la légitimité. Bref, à risque de paraitre paradoxaux, les minorités nationales, peuples
sans État propre et régions européennes, demandent une Europe moins nationaliste et, plus spécifiquement, moins
étatiquement nationaliste: exactement l’origine des monstres que l’Union visait à détruire.
Marc Sanjaume-Calvet,
chercheur postdoctoral en science politique. Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie
(CRIDAQ), Université du Québec à Montréal (UQAM)
[1] Abulof, U.; Cordell, K. (ed.) 2016. Self-Determination in the early Twenty First Century: A Double Edged Concept.
Routledge.
[2] Hooghe, L. and Marks, G. Schakel, A. 2010, The Rise of Regional Authority. A Comparative Study of 42 Democracies,
Routledge.
[3] Sturm, R. 1997. “Regions in the New Germany” In: M. Keating and J. Loughlin (Hg.): The Political Economy of
Regionalism, London / Portland: Frank Cass, p. 275-291.
[4] Cité à Coakley, J. 2011. “National majorities in new states: managing the challenge of diversity” In: Gagnon, A; Lecours,
A; Nootens, G (eds). Contemporary majority nationalism. Montreal: McGill-Queens University Press, p. 101-124.
[5] Par exemple: Franck, T. M. 1997. “Tribe, Nation, World: Self-Identification in the Evolving International”, System. Ethics &
International Affairs, 11: 151–169.
[6] Ignatieff, M. 1993. Blood and belonging: journeys into the new nationalism. Toronto: Viking.
[7] La liste complète est: Frise-orientale, Schleswig, Lusace, Carinthie, Flandre, Aragon, Andalousie, Galice, Pays Basque,
Pays catalans, Åland, Alsace, Bretagne, Occitanie, Corse, Savoie, Macédoine-occidentale, Frioul, Sardaigne, Tyrol, Vallée
d’Aoste, Vénétie, Frise, Silésie, Moravie, Cornouailles, Écosse, Pays de Galles, et la minorité hongroise en Slovaquie.
[8] Une sorte de pragmatisme territoriel qui passe par la creation de nouveaux espaces territoriaux d’interaction economique
et culturelle: Keating, M. 2013. Rescaling the European State The Making of Territory and the Rise of the Meso. Oxford:
Oxford University Press.