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L’émergence de l’Europe des peuples, un espoir démocratique


04 avril 2016, 12:19 — par ADMIN

Si on regarde l’Europe d’aujourd’hui on dirait que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est à la mode. Mais il se
présente comme il l’a toujours été, avec sa tête de Janus à deux visages. D’une part, nous assistons, terrifiés, à
l’impuissance de l’Union Européenne pour faire face au grave problème humanitaire posé par les réfugiés de la guerre en
Syrie, mais aussi par la migration qui fuit la misère. Donald Tusk recommande aux immigrants économiques « qu’ils restent
chez eux » tout simplement en défendant les frontières de la Grèce et de l’Union. Alors qu’à l’intérieur même de l’Union, les
États membres ferment les frontières qu’on croyait avoir oubliées après Schengen, le Gouvernement Cameron invoque
l’article 50 du Traité de Lisbonne pour consulter les Britanniques sur l’adhésion du Royaume-Uni à l’UE et forcer Bruxelles à
négocier. Le projet européen ne connait pas ses meilleurs jours et l’autodétermination est invoquée pour sauvegarder les
intérêts étatiques.

D’autre part, à leur tour, plusieurs peuples minoritaires européens sans État se démènent pour exercer leur propre droit à
décider. « Il n’y a pas de peuple alsacien, il n’y a qu’un seul peuple français (…) La France est une et indivisible » affirmait le
premier Ministre français Manuel Valls, d’ailleurs né dans la capitale catalane, lors d’un débat parlementaire à propos d’une
question posé par le député Bas-rhinois Patrick Hetzel sur la réforme territoriale. « Personne ne brisera l’unité de
l’Espagne », avait déclaré en 2014 le premier ministre espagnol Mariano Rajoy la veille de la consultation symbolique
catalane sur l’indépendance.
En fait, les États membres de l’Union Européenne jouent souvent à ce qu’Uriel Abulof appelle la double hélice morale de
l’autodétermination. Pour les élites politiques c’est à la fois un principe à invoquer et à craindre : il est révolutionnaire, avec
ses échos de souveraineté populaire constituante, tout en étant puissant, surtout comme légitimation de l’ordre et les
frontières établies. L’autodétermination peut facilement passer de force émancipatrice à « état-détermination », toujours
selon les nécessités du pouvoir établi[1].
Le discours étatique et étatiste est dominant au sien de l’Union et des états membres. À la perte de souveraineté « par en
haut », due à la simple existence de l’Union, il faut ajouter la demande croissante de pouvoirs par des entités infra étatiques,
qui ont obtenu de plus en plus de pouvoirs exécutifs et législatifs malgré les tentatives de recentralisation[2]. La crainte de la
« pince régionale supra étatique » (aussi appelée « sandwich thesis »[3]) renforce le discours centraliste et les
nationalismes étatiques. De plus, le regard vers les minorités nationales demeure toujours lié à une conception tout à fait
jacobine qui voit l’État comme un agent modernisateur vis-à-vis les particularismes, comme s’en inspirait Stuart Mill:
« Personne ne peut soutenir qu’il n’est pas avantageux pour un Breton ou un Basque de la Navarre française d’entrer dans
le courant d’idées et dans les sentiments d’un peuple hautement cultivé et civilisé – d’être un membre de la nationalité
française »[4]. Les régionalismes ou sécessionnismes les plus puissants sont souvent démonisés, soit pour leur prétendu
caractère identitaire, ethnique et réactionnaire; soit par une accusation de manque de solidarité s’il s’agit de territoires
relativement riches[5]. La force motrice de ces mouvements, dans ce portrait caricaturé mais courant parmi les élites
européennes, serait un narcissisme des petites différences dans sa version politico-territoriale[6]; il va de soi que cette
politique territoriale représenterait l’antithèse du projet d’intégration européen.

L’Europe des peuples, versus l’Europe des États


Heureusement, un regard plus attentif démontre l’évidence que les revendications des minorités européennes ont l’espoir
partagé d’une Europe moins étatique et plus proche des intérêts de ses peuples avec toute sa complexité. Bien sûr que
la Liga Véneta de Luca Zaia, n’est pas le Scottish National Party de Nicola Sturgeon; mais le Fidesz – Magyar Polgári
Szövetség de Viktor Orban n’est non plus la Syriza d’Alexis Tsipras. Alors, quelle place occupent les revendications des
peuples sans État propre dans l’Europe d’aujourd’hui?
Nous pouvons identifier au moins trois espoirs européistes, qu’on trouve par exemple chez le groupe parlementaire
européen Alliance libre européenne (ALE), qui compte 12 eurodéputés et des partis affiliés dans 16 états membres[7]. ALE
revendique d’abord la diversité culturelle et linguistique, au-delà des nationalismes majoritaires étatiques, comme un
enrichissement du patrimoine humain du continent et de son pluralisme identitaire; elle propose de surcroit une défense du
gouvernement, du principe de subsidiarité, et de l’importance de décentraliser le modèle unipolaire de développement
économique de l’État (la France à ce propos n’est d’ailleurs pas un bon exemple). C’est ce que le professeur Michael
Keating appelle le rescaling[8]. Finalement, la défense du droit à décider des peuples, avancé dans une plus grande mesure
par des populations plus souverainistes telles que l’Écosse et la Catalogne, est aussi une demande du principe
démocratique. Un principe qu’a bien compris David Cameron en accordant la tenue d’un référendum lorsque le Parlement
écossais avait demandé de voter sur la sécession.

Une demande pas exclusive des régionalismes


Ce type de demandes, respect de la diversité, capacité de décision économique et démocratisation à divers niveaux, ne
sont pas l’apanage des minorités territoriales. Il y a de nombreux autres intéressés, comme par exemple les minorités
issues de l’immigration et les citoyens européens qui ont vécu une période de forte austérité (surtout au sud de l’Europe les
dernières années) qui demandent de rendre plus démocratiques et moins interétatiques les institutions communautaires. Le
régionalisme et le sécessionnisme s’expliquent par plusieurs facteurs. Le retour des identités sous-étatiques dans les
métropoles européennes, à la suite de la décolonisation, avait joué un rôle très important dans les années 1970 du point de
vue identitaire. C’est dans les années 1990 que germe l’idée d’une Europe des régions, comme une manière de construire
une Europe plus diverse du point de vue de la représentation culturelle et territoriale. Néanmoins, les réformes
institutionnelles ont de plus en plus privilégié les accords étatiques au sein du Conseil des Ministres et le Comité des
régions, qui devait représenter cette Europe des régions, est devenu une institution de consultations sans pouvoir effectif.
Dans ce contexte, certaines régions et nations ont continué à revendiquer leur pouvoir comprenant qu’il n’était alors pas
possible faire partie de la famille européenne en qualité de simples régions ou provinces périphériques dans leurs États
respectifs. Il faut donc comprendre les 45% d’appui à l’indépendance lors du référendum en Écosse, ou les 47,8% de votes
souverainistes lors des élections catalanes le 27 septembre 2015, comme une demande de démocratisation plutôt que
comme un repli identitaire régionaliste.

L’Europe du Traité du Lisbonne, n’est ni une Europe des régions, ni une Europe des peuples. Dans un contexte de
globalisation, les demandes d’une meilleure distribution territoriale du pouvoir ainsi que de reconnaissance et d’hospitalité
des minorités sont plutôt une opportunité qui s’offre à l’Union Européenne pour retourner vers son esprit initial et dépasser
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les états membres sur le terrain de la légitimité. Bref, à risque de paraitre paradoxaux, les minorités nationales, peuples
sans État propre et régions européennes, demandent une Europe moins nationaliste et, plus spécifiquement, moins
étatiquement nationaliste: exactement l’origine des monstres que l’Union visait à détruire.

Marc Sanjaume-Calvet,
chercheur postdoctoral en science politique. Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie
(CRIDAQ), Université du Québec à Montréal (UQAM)

[1] Abulof, U.; Cordell, K. (ed.) 2016. Self-Determination in the early Twenty First Century: A Double Edged Concept.
Routledge.
[2] Hooghe, L. and Marks, G. Schakel, A. 2010, The Rise of Regional Authority. A Comparative Study of 42 Democracies,
Routledge.
[3] Sturm, R. 1997. “Regions in the New Germany” In: M. Keating and J. Loughlin (Hg.): The Political Economy of
Regionalism, London / Portland: Frank Cass, p. 275-291.
[4] Cité à Coakley, J. 2011. “National majorities in new states: managing the challenge of diversity” In: Gagnon, A; Lecours,
A; Nootens, G (eds). Contemporary majority nationalism. Montreal: McGill-Queens University Press, p. 101-124.
[5] Par exemple: Franck, T. M. 1997. “Tribe, Nation, World: Self-Identification in the Evolving International”, System. Ethics &
International Affairs, 11: 151–169.
[6] Ignatieff, M. 1993. Blood and belonging: journeys into the new nationalism. Toronto: Viking.
[7] La liste complète est: Frise-orientale, Schleswig, Lusace, Carinthie, Flandre, Aragon, Andalousie, Galice, Pays Basque,
Pays catalans, Åland, Alsace, Bretagne, Occitanie, Corse, Savoie, Macédoine-occidentale, Frioul, Sardaigne, Tyrol, Vallée
d’Aoste, Vénétie, Frise, Silésie, Moravie, Cornouailles, Écosse, Pays de Galles, et la minorité hongroise en Slovaquie.
[8] Une sorte de pragmatisme territoriel qui passe par la creation de nouveaux espaces territoriaux d’interaction economique
et culturelle: Keating, M. 2013. Rescaling the European State The Making of Territory and the Rise of the Meso. Oxford:
Oxford University Press.

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