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Au-delà de l'etat-nation : Quelle démocratie pour l'Europe ?


12/03/2001

Depuis environ deux siècles, c'est dans le cadre de l'Etat-nation que les démocraties européennes ont pu se développer en
adoptant et concrétisant les valeurs du libéralisme politique : respect de l'autonomie individuelle, de la réflexion et du choix
personnels, traitement égalitaire des citoyens de la part d'un Etat neutre et impartial, protection des droits et libertés
individuels, élections libres dans un climat de pluralisme et de tolérance. Aujourd'hui, ces valeurs humanistes sont
largement acceptées, et la démocratie de caractère libéral - tout comme l'Etat-nation - est devenue un modèle tant envié
que copié en dehors du monde occidental [1]. Pourtant, avec l'érosion de l'Etat-nation - son incapacité croissante à remplir
les tâches qui lui furent jadis assignées - il est légitime de se demander si celui-ci peut encore être considéré aujourd'hui
comme soutien et garant de la démocratie ? Et plus encore, comment préserver la démocratie sur le territoire européen, où
l'intégration accentue le phénomène de dénationalisation, tout en traçant les contours encore incertains d'une citoyenneté
européenne d'un type nouveau.
Au cœur de ces interrogations se trouve la notion de peuple, inséparable du concept d'Etat-nation.

L'Etat-nation peut se targuer d'un beau succès en matière d'institution et de pérennisation de la démocratie, avant tout parce
qu'il a su accomplir l'universalité de la "communauté des citoyens", pour reprendre une expression chère à la sociologue
Dominique Schnapper. Autrement dit, parce qu'il a réussi à doter des mêmes droits l'ensemble des individus vivant sur son
territoire, dès lors qu'ils appartiennent au groupe national, à établir une correspondance sans faille entre un peuple
homogène et les compétences étatiques, en premier lieu une loi unique. A l'heure européenne, étendre un tel modèle au
niveau de l'Union est peu crédible. Alors que le processus d'unification politique continue à avancer, il paraît difficile de
parler de peuple européen. En témoignent le caractère artificiel des ouvrages consacrés à l'identité européenne et l'accueil
majoritairement indifférent du public à leur encontre. Le modèle de correspondance de l'Etat-nation ne peut être repris pour
les projets d'Union. Le défi est donc aujourd'hui de penser la démocratie à l'échelle européenne, sans prendre pour modèle
l'Etat-nation et sa signification du peuple.
1. La souveraineté du peuple : une préoccupation révélatrice

Avec le déclin de la forme de l'Etat-nation émergent de nombreuses préoccupations concernant la démocratie et son avenir
dans l'Union, qui renvoient à des défis plus ou moins réels. L'un d'eux est lié au concept de souveraineté nationale.
1.1 Le mythe de la souveraineté populaire

La souveraineté du peuple, comme entité collective pouvant choisir ses orientations et les appliquer librement, sans
connaître d'entraves à sa volonté, fait partie des mythes fondateurs de la théorie démocratique. A l'origine, c'est-à-dire dès
le XVI° siècle, la souveraineté renvoie à la toute puissance du monarque, au pouvoir de droit divin infaillible, ne pouvant, ni
ne devant, être mis en question. Loin de faire disparaître l'idée de souveraineté, l'avènement et la consolidation de l'Etat-
nation en ont au contraire fait une notion clef des nouveaux régimes démocratiques républicains : contrôlant la violence
légitime sur un territoire déterminé, l'Etat devint entièrement libre d'y régner comme son gouvernement l'entendait, et à
travers lui sa population. La Révolution française confirme cette nouvelle orientation : c'est désormais le peuple national
détenteur de droits de citoyenneté qui légitime à la fois le pouvoir de l'Etat et ses choix politiques. Le mythe de la
souveraineté populaire renvoie à un peuple uni prenant des décisions collectives essentiellement au moyen du vote
démocratique, à une communauté de destin capable de mener à bien son propre avenir de façon autonome.

D'après cette conception, les transferts de souveraineté, auxquels a de plus en plus souvent recours l'Etat-nation
contemporain, notamment dans le cadre de l'Union européenne, retirent aux citoyens des démocraties libérales d'Europe un
droit fondamental, celui de choisir librement et en toute indépendance les orientations de leur communauté politique. La
dénationalisation des décisions politiques, dès lors que celles-ci sont le fruit d'institutions supranationales, confisqueraient
ainsi au peuple son droit à l'autodétermination. En outre, et appliquée au contexte de la citoyenneté européenne, cette idée
de la souveraineté en appelle à l'existence d'un peuple européen, soudé par une identité et une volonté communes. Un tel
peuple est aujourd'hui inexistant en tant que tel, et il est aisé d'imaginer les difficultés tant morales que pratiques, qui
accompagneraient sa création quasiment ex nihilo.

Dans la mesure où elle repose sur un mythe erroné, et ne correspond pas à la réalité du pouvoir démocratique moderne,
une telle crainte n'est pas fondée. Qu'il s'agisse de la souveraineté de l'Etat monarchique, de l'Etat-nation ou simplement du
peuple, la souveraineté absolue n'a jamais existé. Non seulement il y a toujours eu des interactions, échanges et influences
entre pays, entre populations ; mais pour prendre des décisions politiques valables à l'intérieur de ses propres frontières,
l'Etat a également toujours dû tenir compte de facteurs extérieurs - attentes d'autres dirigeants ou situation du marché
économique régional, si ce n'est international. La souveraineté populaire apparaît ici comme un droit illusoire, que l'on ne
peut retenir comme critère de définition du système démocratique. Si l'affaiblissement de l'Etat-nation représente un danger
pour la démocratie, c'est ailleurs que dans les transferts de souveraineté qu'il faut le chercher.
1.2. Erosion de la souveraineté et crispations identitaires

Malgré les malentendus qu'il dissimule, le mythe de la souveraineté est intéressant à analyser pour traiter de la démocratie
européenne. En effet, le débat qui s'est greffé sur la question de la souveraineté est révélateur du "malaise de l'identité
nationale", trop fréquent dans les sociétés européennes pour être ignoré. Face à l'érosion de la souveraineté étatique et à
son transfert à des institutions supranationales, du moins à la perception qu'ils peuvent avoir du phénomène, nombreux sont
les citoyens à se réfugier dans des réactions - généralement nationalistes - exacerbées. Ces réactions à leur tour, en tant
qu'elles s'accompagnent d'un rejet des règles du jeu démocratique, représentent en soi une véritable menace pour la
démocratie et ses valeurs.

Bercés du mythe de la souveraineté nationale, certains citoyens croient à tort leur nation privée de son pouvoir légitime, et
s'imaginent spoliés d'un de leurs droits fondamentaux, qui plus est de leur unique droit collectif. D'où des réactions de
"frustration nationale", s'exprimant à la fois par des attitudes nationalistes parfois problématiques, un détachement, voire
une critique violente des institutions démocratiques, ainsi qu'une indifférence croissante vis-à-vis de la vie politique
nationale, et plus encore européenne. Un tel malaise peut aller jusqu'à la haine de l'Autre, du non national, jusqu'à une
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rébellion contre l'Etat. Il est probable qu'il participe à l'anomie politique des Européens en général, ainsi d'ailleurs qu'à
certains bons scores des partis d'extrême-droite en Europe.

Il est en effet déjà advenu, particulièrement en période de crise économique, que les représentants des courants
nationalistes exigent une plus grande fermeture de la nation sur elle-même, de façon à accorder aux individus des droits et
libertés [2] en fonction de la nationalité ; autrement dit, ils nient l'universalité des droits fondamentaux, en se prononçant
pour un système de privilèges réunissant les membres de la nation ou de discriminations excluant les non-membres. Si de
telles réactions de repli résultent en grande partie d'une erreur de compréhension du système démocratique, notamment du
concept de souveraineté, elles n'en représentent pas moins un grave danger pour la cohésion des sociétés démocratiques,
ainsi que pour le maintien de leurs valeurs humanistes. Ceci est encore plus flagrant dans une Europe qui, dans l'esprit du
Traité de Maastricht, accorde des droits de citoyenneté à tous les ressortissants des pays de l'Union. D'où la nécessité de
démystifier l'idée de souveraineté populaire et les revendications qu'elle suscite, aussi absurdes que dangereuses pour les
valeurs humanistes d'inspiration libérale et la construction européenne.
2. La procédure de sanction des dirigeants

La seconde préoccupation que suscite le déclin de l'Etat-nation dans une perspective démocratique porte sur les
procédures de sanction caractérisant l'élection, ou plutôt l'éviction, des dirigeants dans les sociétés démocratiques. Une telle
procédure, qui est la clef de voûte de la légitimité démocratique, peut véritablement en définir le système, contrairement au
pouvoir ou à la souveraineté du peuple.

2.1. Le contre-pouvoir démocratique de la sanction

Comme l'a démontré le philosophe Karl Popper, le vote permet aux électeurs de juger leurs dirigeants, et de retirer les
commandes politiques à ceux qui n'en sont pas dignes, c'est-à-dire à ceux dont ils ne sont pas satisfaits. En effet, l'élection
ne vise pas à choisir les futurs gouvernants, mais simplement à destituer les mauvais. Cette procédure d'élimination, qui
renvoie à une définition toute négative de la démocratie, permet aux citoyens de contrôler a posteriori la politique des
gouvernants, et d'éviter ainsi - jamais complètement, il est vrai - qu'ils ne commettent des abus de pouvoir. Les élections
représentent une garantie de contre-pouvoir fort, sans lequel la démocratie perdrait un grand nombre de ses attraits, voire
sa raison d'être même. Elles font des citoyens, non les détenteurs d'une souveraineté absolue, mais les censeurs d'une
politique qu'ils ne peuvent que juger après-coup.

Le problème que pose ici la dénationalisation du politique réside dans son incapacité à assurer l'existence et le
fonctionnement d'un tel contre-pouvoir démocratique efficace. En déléguant de plus en plus de compétences aux institutions
bruxelloises, l'Etat-nation européen désolidarise les trois instances qu'il tenait jusqu'à peu soudées l'une à l'autre : territoire,
compétences et identité deviennent toujours plus indépendants l'un de l'autre. Cette dissociation progressive des attributions
de l'étatisme traditionnel met à mal la procédure de contrôle démocratique : les électeurs n'ont que la possibilité de juger
leurs dirigeants nationaux alors que leur rôle de législateurs tend à se vider de sa substance pour laisser place à un simple
rôle d'exécutants, se contentant d'appliquer des décisions prises par d'autres au niveau supranational. Dans le même
temps, les véritables dirigeants, dont les décisions se répercutent toujours plus sur le quotidien des citoyens, échappent en
grande partie au jugement de ces derniers.

L'insuffisance d'un tel contrôle démocratique est flagrante dans l'Union européenne, où se met en place un pouvoir politique
relativement autonome, n'ayant qu'à peu rendre compte de ses réflexions, décisions et actions devant les citoyens. Cette
relative indépendance du politique par rapport au contrôle démocratique est accentuée au niveau européen par la primauté
bureaucratique, qui tend à restreindre la séparation du législatif et de l'exécutif et à jeter un voile d'anonymat sur les
mesures et décisions politiques prises par des hommes sans nom ni visage. Dans un nombre de cas important, les
questions politiques européennes sont traitées par des experts de la Commission européenne, par ailleurs très souvent
fonctionnaires. Cette "quatrième branche du pouvoir" a la particularité, propre à l'ère de la dénationalisation, d'exercer une
grande influence sur les gouvernements nationaux et les politiques étatiques, sans pour autant devoir faire preuve d'une
quelconque responsabilité vis-à-vis des citoyens concernés. Autrement dit, ne pouvant être jugée par les citoyens, elle
représente une instance démocratique au rôle et à l'influence de plus en plus importants.
2.2 Supranationalisme et légitimité démocratique

Pour répondre à cette préoccupation, il serait tentant de faire remonter la légitimité des structures supranationales à celle
des gouvernements nationaux auxquels les citoyens se réfèrent. Cela est possible, dans la mesure où les organismes
supranationaux [3] sont constitués de représentants des Etats-nations, nommés par les gouvernements ou, plus rarement,
démocratiquement élus. Ainsi, un renforcement du Conseil des ministres, organe décisionnel déterminant de l'Union,
exclusivement composé de membres des gouvernements nationaux des Etats européens permettrait que la souveraineté
nationale reste aux mains des représentants nationaux. Il n'y a pas alors d'érosion de la souveraineté nationale, tout au plus
une nouvelle organisation de cette dernière, au reste tout aussi légitime. Dans ce cas, on pourrait dire que la politique
européenne applique la souveraineté nationale des pays membres de l'Union, et par conséquent représente
démocratiquement leurs populations. S'il est vrai que la participation de ministres nationaux à l'exécutif européen, outre la
cessation volontaire de souveraineté aux institutions supranationales, est aujourd'hui la seule légitimation possible de ces
institutions celle-ci est hautement insuffisante ; et ce pour deux raisons principales.

D'abord parce qu'elle ne remplit pas la condition démocratique de correspondance. Pour qu'il y ait démocratie, le territoire
sur lesquelles les mesures politiques sont appliquées doit coïncider avec le territoire sur lequel elles prennent effet. A titre
d'exemple, on pourrait difficilement tenir pour démocratique la décision du gouvernement britannique de revenir à une loi
écologique particulièrement laxiste, si celle-ci avait pour conséquence directe de polluer les mers scandinaves et de priver
de travail les pêcheurs norvégiens. Dans un tel cas, les citoyens norvégiens concernés par la mesure britannique en
question ne pourraient nullement sanctionner les décideurs britanniques, et guère plus exercer sur eux de pression efficace.
Bien qu'ils aient été représentés par des délégués de leur gouvernement national lors de la délibération, les citoyens de cet
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Etat n'ont alors guère de recours. Les problèmes de correspondance sont relativement fréquents dans le monde
contemporain, où il n'est pas rare que la politique d'un Etat ait des répercussions au-delà de ses frontières. Mais ils gagnent
en intensité lorsque les décisions sont prises au-delà même de l'Etat-nation, dans une sphère transnationale.

Si l'argument de la représentation démocratique des citoyens au niveau supranational est insuffisant, c'est aussi parce
qu'elle néglige la condition démocratique de contrôle. Premièrement parce que les méandres nébuleux de la politique
supranationale encouragent les dirigeants ayant participé à une décision impopulaire à échapper à leur responsabilité face à
l'opinion publique nationale, en la renvoyant à leurs homologues européens. Dans un tel cas, le citoyen ne sait qui juger, et
encore moins qui sanctionner. Deuxièmement parce que les citoyens n'ont pratiquement accès qu'à des sphères publiques
nationales ; quelle que soit la nature de l'élection, et cela vaut également pour les élections européennes, les campagnes
électorales sont orientées vers des problèmes nationaux, des responsabilités nationales. Le citoyen ne sait alors quoi
sanctionner.

Dans la quasi-incapacité, d'établir les responsabilités, et de juger des questions supranationales et de leurs enjeux, le
citoyen ne peut effectuer aucun contrôle sur une telle politique [4].
3. Démocratie et citoyenneté européenne

Si elle est certes porteuse d'une signification déterminante, on ne peut réduire la question du contrôle démocratique à celle
du vote-sanction. Il faut également prendre en compte le processus, en amont, qui seul rend possible un jugement lucide, et
par conséquent un vote de contrôle juste et efficace.

3.1 Pour une opinion publique dénationalisée

L'enjeu consiste essentiellement en l'émergence et le développement d'une opinion publique dépassant le cadre national,
sensibilisée aux grandes questions internationales, en premier lieu européennes, et capable de saisir à la fois les
problématiques et la signification des discussions à leur propos. Si elle existait, une telle opinion publique dénationalisée et
éclairée serait sans doute la clef du contrôle démocratique, dès lors qu'il s'applique à une politique supranationale, voire
nationale. En effet, cette opinion publique contribuerait non seulement à démocratiser la politique européenne en facilitant
l'exercice du contrôle démocratique des dirigeants, mais permettrait également de légitimer le système démocratique, une
Constitution européenne et la Charte des droits fondamentaux.

L'institution d'un cercle de discussion élargi, engageant l'ensemble des citoyens européens, n'est pas sans rappeler
l'"éthique du discours" du philosophe contemporain Jürgen Habermas. Il ne s'agit pas ici d'une discussion virtuelle entre
êtres abstraits, purement raisonnables, visant à justifier les principes d'un contrat de société, mais d'une discussion
nécessairement réelle, entre l'ensemble des citoyens d'Europe [5]. Se rencontrant au-delà des frontières nationales et
linguistiques, les citoyens d'Europe pourraient ainsi débattre de projets communs de société, régler ensemble des questions
de gouvernance et déterminer avec pragmatisme les droits et libertés qu'ils souhaitent voir respecter dans l'Union. Dans une
société - même partiellement - dénationalisée, où les droits tendent à s'universaliser, où de plus en plus de décisions
politiques, mais aussi économiques, sont prises au niveau européen, où le principe d'ingérence a cessé de constituer une
exception, il est en effet indispensable d'élargir le cercle de discussion de l'opinion publique, et de l'étendre aujourd'hui à
l'espace de l'Europe.

L'émergence d'un tel cercle de discussion d'ordre transnational requiert l'ouverture sur l'Europe d'institutions aujourd'hui
repliées sur le cadre national, notamment des systèmes médiatique et scolaire [6]. D'une part, les médias auraient à relayer,
non seulement les enjeux des problèmes européens, voire planétaires, mais également les prises de positions et les débats
des gouvernants sur ces questions [7]. Faire connaître les dirigeants des autres pays, ainsi que leurs opinions et
engagements politiques, présenterait le double avantage d'éclairer plus encore les enjeux du débat, et surtout d'éviter aux
dirigeants d'échapper à leur responsabilité. De l'autre, l'école aurait à charge d'éduquer à la citoyenneté, non plus seulement
nationale, mais également européenne, en remplaçant les mythes sur lesquels repose notamment l'enseignement de
l'histoire nationale par un éveil au respect de l'Autre et à la tolérance. Fondée sur un échange entre les groupes, et par là
entre les traditions d'Europe, une telle éducation serait à même de poser les premières pierres d'une culture politique
commune, d'un consensus sur des valeurs éthico-politiques, au-delà des différences nationales. C'est la raison pour laquelle
une telle opinion publique n'a ni pour condition de possibilité, ni même pour but, l'existence d'un peuple culturellement
homogène.

3.2 Vers un nouveau paradigme du pouvoir

Pour doter la citoyenneté européenne d'un caractère démocratique, il faut aussi se pencher sur la question paradigmatique
du pouvoir et inventer un équilibre d'un autre type, qui ne renvoie plus à la structure centralisée et simplificatrice de l'Etat-
nation (un peuple = un Etat = une politique), mais soit adapté à la réalité européenne. Autrement dit fonde une organisation
politique dans laquelle un centre décisionnel unique puisse correspondre à différents peuples, à des traditions multiples.
Pour cela, l'Europe politique doit cesser de croire en l'indissociable lien unissant compétences, territoire et identité [8], sous
peine de contradictions et dysfonctionnements démocratiques croissants, et distinguer les unes des autres les différentes
compétences de l'Etat-nation classique, qui tendent de plus en plus à être réparties entre plusieurs instances. La clef du
pouvoir n'est plus aujourd'hui l'agrégation de toutes les attributions étatiques, idéalement incarnée par l'Etat-nation - français
- de la fin du XIX° siècle, mais la répartition des fonctions gouvernementales à différents niveaux de pouvoir. Autant dire que
l'idée d'Etat-nation européen serait ici particulièrement malvenue.

Ainsi l'Etat national, bien qu'il ait cédé de larges parts de souveraineté aux institutions européennes et ne soit plus guère en
mesure de garantir seul à ses habitants sécurité extérieure et intérieure ou bien-être social, conserve-t-il une fonction
fondamentale, à savoir la fonction identitaire.

De leur côté, incapables de susciter à ce jour une véritable identification affective, les institutions européennes n'en
détiennent pas moins un important pouvoir dans les domaines sécuritaire et socio-économique.
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Gardons-nous cependant de schématiser la situation : l'Etat-nation n'est pas complètement dépourvu de ses attributs
traditionnels - il conserve par exemple, même s'il est limité, un certain pouvoir de régulation économique -, de même que
régions et Union européenne peuvent, elles aussi, endosser un certain rôle identitaire. En un mot, la caractéristique de ce
paradigme est d'être complexe, et d'autoriser interactions de pouvoir et croisements d'autorité. Dès lors que l'Etat reconnaît
partager son autorité avec d'autres institutions, et en assume les conséquences en matière d'éducation citoyenne, il permet
d'atténuer bien des difficultés liées à l'émergence d'une opinion publique dénationalisée en Europe.

Concrètement, un système électoral qui tiendrait compte de cette complexité arriverait sans doute à réduire les problèmes
de démocratie liés à la politique européenne en prenant en compte équitablement les intérêts de tous les individus
d'Europe, quelles que soient leurs communautés d'appartenance, quelles que soient les frontières culturelles, religieuses,
linguistiques ou étatiques qui tendent toujours à les séparer. Il s'agit de leur donner un droit de regard efficace sur les
politiques menées en leur nom, en évitant une (di)vision communautariste de la société et de la vie politique. Plutôt que
d'organiser la représentation des habitants d'Europe - lors des élections du Parlement européen -, d'après leur
appartenance à un Etat-nation particulier, et ainsi d'encourager la perpétuation du modèle national, il serait intéressant de le
faire sur un mode universaliste, sans tenir compte des différences et séparations nationales. Ainsi, les députés européens
ne seraient-ils plus des délégués de leur Etat-nation respectif, mais des représentants de l'ensemble des citoyens d'Europe.

Au regard de ce modèle, il n'est nullement indispensable de recourir à l'idée improbable de nation européenne pour légitimer
démocratiquement la politique des institutions européennes. Il suffit que les individus vivant à l'intérieur de l'Union
européenne aient conscience de l'utilité de la collaboration supranationale et développent l'envie et le besoin de résoudre
ensemble des problèmes communs. Une telle association d'individus aux identités divergentes, rassemblés par un
consensus sur des valeurs non culturelles, n'est pas caractérisée par la solidarité "ethnique" propre à l'Etat-nation, fondée
sur de mêmes expériences historiques et culturelles, mais par la solidarité spécifique à toute communauté soudée par des
défis civilisationnels communs. Dans le cadre d'une démocratie européenne ouverte, ce modèle est à même de soutenir
l'émergence d'un sentiment d'appartenance européen et d'un lien communautaire fort entre les citoyens d'Europe, ainsi que
de garantir les valeurs humanistes en leur offrant une nouvelle structure sûre, au-delà de l'Etat-nation.
[1] Les débats portant sur le libéralisme contiennent des critiques, non pas sur les valeurs fondamentales du libéralisme
(dignité humaine, traitement égalitaire), mais sur leur application politique.

[2] Il ne s'agit généralement pas de droits civiques, mais bien souvent de droits sociaux.

[3] Il ne s'agit bien sûr pas ici des organisations non gouvernementales.

[4] Cela est vrai pour l'Union européenne, et plus encore pour les autres organisations internationales, qui n'offrent même
pas l'opportunité d'élire un parlement, fut-il réduit à un rôle d'ombre institutionnelle.

[5] On peut dire que les citoyens représentent un "deuxième cercle de discussion", à côté du "premier cercle" réunissant les
dirigeants lors de toute collaboration internationale.

[6] Ironie de l'histoire, il s'agit précisément des institutions qui ont participé tout au long du XIX° siècle à forger l'opinion
publique nationale, ainsi d'ailleurs que la conscience nationaliste.

[7] Faire connaître les dirigeants des autres pays, ainsi que leurs opinions et engagements politiques, présente le double
avantage d'éclairer plus encore les enjeux du débat, et surtout d'éviter aux dirigeants d'échapper à leur responsabilité.

[8] Aujourd'hui, l'Europe politique se calque sur le modèle de l'Etat national (ce que reflète assez fidèlement la répartition du
pouvoir entre les organes européens : Commission européenne, Conseil des ministres et parlement). Il est révélateur que le
Traité de Maastricht accorde la citoyenneté européenne à tous les ressortissants des pays membres, cherchant par là à les
englober artificiellement dans un peuple européen inexistant.

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